Cahiers de recherches médiévales et humanistes Journal of medieval and humanistic studies

20 | 2010 Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Âge

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/crm/12197 DOI : 10.4000/crm.12197 ISSN : 2273-0893

Éditeur Classiques Garnier

Édition imprimée Date de publication : 30 décembre 2010 ISSN : 2115-6360

Référence électronique Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010, « Idylle et récits idylliques à la fn du Moyen Âge » [En ligne], mis en ligne le 30 décembre 2013, consulté le 13 octobre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/crm/12197 ; DOI : https://doi.org/10.4000/crm.12197

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© Cahiers de recherches médiévales et humanistes 1

SOMMAIRE

Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Âge

Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Âge Michelle Szkilnik

Le roman idyllique à la fin du Moyen Âge : un paradis pervers ? Douglas Kelly

Féerie et idylles : des amours contrariées Christine Ferlampin-Acher

Du rêve idyllique au leurre courtois Mirages littéraires dans Le Dit de la Pastoure de Christine de Pizan Jean-Claude Mühlethaler

Adolescence, anxiety and amusement in versions of Paris et Vienne Rosalind Brown-Grant

Thisbé travestie : Floridan et Elvide ou l’idylle trafiquée Yasmina Foehr-Janssens

Le Même et l’Autre, entre amour et croisade L’héritage du roman idyllique dans le Roman de Florimont, fils du duc Jean d’Orléans et d’Hélène fille du duc de Bretagne Catherine Gaullier-Bougassas

Le « roman familial » du Florimont en prose (ms. BnF, fr. 1488) Miroir aux alouettes ou miroir de l’idylle ? Marion Vuagnoux-Uhlig

Élections et pouvoirs politiques II

Pour une histoire des élections médiévales et modernes Corinne Péneau

À l’ombre de Pharamond : la royauté élective Jelle Koopmans

Schisme impérial, schisme pontifical Le regard des sources françaises sur les élections doubles dans la première moitié du XIVe siècle Gilles Lecuppre

Élection et collégialité La pratique élective au sein du chapitre de Saint-Germain l’Auxerrois de Paris au XVe siècle Anne Massoni

Comment choisir ceux qui sont idoines ? Rituels électoraux et vote auriculaire dans le Conseil général de la République de Genève (fin du XVIIe siècle) Raphaël Barat

Les élections dans l’ordre de la noblesse à la jurade de Bordeaux (de 1550 à 1789) Laurent Coste

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1793 : Envoyés des cantons et vœux des citoyens dans le premier référendum Serge Aberdam

Aspetti dell’oralità nella letteratura italiana medievale

Introduction Andrea Fassó

Les « Cantari » et la tradition écrite du conte populaire Carlo Donà

Chanteurs et vagabonds Production et diffusion de la littérature populaire Glauco Sanga

La parole des prédicateurs Indices d’oralité dans les reportationes dominicaines (XIVe-XVe siècle) Silvia Serventi

Études christiniennes

Thisbé dans la Cité des Dames Christopher Lucken

Varia

Le motif de la coutume dans la lyrique des trouvères Marie-Geneviève Grossel

Un inédit de la Bibliothèque municipale de Versailles, le manuscrit M 139, livre d’heures à l’usage de Rouen Valérie Ruf-Fraissinet

Outils informatiques pour l’édition et le traitement des textes, des images, du langage Mattia Cavagna

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Michelle Szkilnik (dir.) Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Âge

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Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Âge

Michelle Szkilnik

1 Grand siècle de l’histoire, le XVe siècle ne semble pas être, en France, celui du roman. La fiction arthurienne, bien que toujours goûtée et recopiée, s’essouffle et ne produit plus d’œuvres originales, si on excepte Le Conte du Papegau1. Les mises en prose de romans ou de chansons de geste abondent en revanche, signe peut-être de l’épuisement de genres qui ne survivent que dans des adaptations. Certes on trouve bon nombre de récits d’aventures, comme Gillion de Trazegnies ou Gilles de Chin. Biographies chevaleresques dissimulant les scénarios romanesques sous les informations historiques, ils témoignent de cette obsession de raconter une vérité de type historique, comme si la fiction était honteuse et devait se parer des voiles de l’histoire. Les quelques études portant sur les lectures des hommes de la fin du Moyen Âge, comme la Petite anthologie commentée de succès littéraires compilée par Frédéric Duval, montrent en effet que les textes de fiction ne représentent qu’une très faible proportion des lectures2. Parmi ceux qui ont connu la faveur du public figurent peu d’œuvres originales. F. Duval retient, à côté de deux épopées, Renaut de Montauban et Fierabras, deux romans arthuriens du XIIIe siècle, le Lancelot en prose et le Tristan en prose, et un seul texte romanesque composé à la fin du XIVe siècle, Ponthus et Sidoine. Ainsi donc non seulement la production serait- elle maigre et de qualité médiocre, mais en plus (et assez logiquement), ces textes seraient-ils peu lus. Il faut toutefois nuancer cette image pessimiste. Bien que le XVe siècle ait produit beaucoup moins de textes de fiction que le XIIIe siècle, bien qu’en volume, les textes historiques et didactiques l’emportent largement, la littérature de fiction n’en demeure pas moins substantielle et elle a trouvé un lectorat3. Le préjugé tenace qui tend à ignorer ou à rejeter dans la sous-littérature les récits de fiction du XVe siècle est fort heureusement en train de se dissiper, grâce à des travaux critiques récents qui soulignent la complexité et la richesse de récits peut-être éloignés de notre sensibilité mais appréciés aux XVe et XVIe siècles4.

2 Si Arthur n’inspire plus guère les écrivains du XVe siècle, en revanche, ils exploitent une veine ancienne qui s’avère particulièrement fertile et vient renouveler la littérature de fiction : celle du récit idyllique. C’est Myrrha Lot-Borodine qui, en 1913,

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s’est la première penchée sur quelques récits du XIIe siècles, Floire et Blancheflor, Aucassin et Nicolette, L’Escoufle, Galeran de Bretagne et Guillaume de Palerne, pour les définir comme idylliques5. Le récit idyllique « est la peinture d’un amour ingénu qui naît et se développe dans deux jeunes cœurs, l’histoire des fiançailles d’enfants qui se sourient et se tendent les mains dès l’âge le plus tendre »6, amour malheureusement contrarié par les exigences de la société incarnée par les parents. Ce genre, dont le prototype antique serait Daphnis et Chloé7, n’aurait connu que deux « pures » réalisations médiévales, Floire et Blancheflor et Aucassin et Nicolette, avant de sombrer dans un rapide déclin. Un livre récent de Marion Vuagnoux-Uhlig8 ainsi qu’un recueil d’articles publiés par Jean- Jacques Vincensini et Claudio Galderisi9 ont profondément modifié la définition de M. Lot-Borodine et étendu le corpus de la « mouvance idyllique »10. Plusieurs textes de la fin du XIVe et du XVe siècles y sont entrés : Ponthus et Sidoine, Eledus et Serene11, Paris et Vienne, Pierre et Maguelonne, Floridan et Elvide, Florimont, Cleriadus et Meliadice ; tandis que d’autres que leur orientation générale exclut a priori présentent cependant des scénarios idylliques, comme par exemple le Roman de messire Charles de Hongrie, le Roman de Troyle, voire Artus de Bretagne. C’est à eux que s’intéresse cette collection d’articles.

3 Le récit idyllique connaît donc à la fin du Moyen Âge un regain d’intérêt dont témoigne la production de textes originaux et le succès remarquable dont ils ont joui à leur époque et bien au-delà. Les différentes versions dans lesquelles certains nous sont parvenus, les nombreux manuscrits qui en subsistent, les multiples éditions imprimées et leur éventuelle inclusion dans la fameuse Bibliothèque Bleue en sont une preuve éloquente12. L’attrait qu’exercent ces œuvres à une époque où le modèle courtois est remis en cause, où dans le couple « armes et amours », les armes ont l’air de prendre la première place, où la vocation guerrière tend à réduire l’amour à un passe-temps galant13, est étonnant. Pourquoi ces histoires intéressent-elles tant le public du XVe siècle? Pourquoi le XVe siècle, en quête d’un héritage littéraire qu’il pourrait aisément se réapproprier, a-t-il tapé la veine idyllique plutôt que la veine arthurienne, alors même que dans la réalité historique les jeux chevaleresques parfois inspirés de scénarios arthuriens font fureur ? C’est peut-être précisément parce que le monde merveilleux d’Arthur est devenu un sujet de jeu et de plaisanterie. Le XVe siècle croit sans doute aux sorcières, mais plus aux fées ; ainsi le duc de Bourgogne, à qui le héraut Lembourg vient porter la lettre publiant le pas d’armes du Perron fée organisé par Philippe de Lalaing, peut se permettre une pointe d’humour en entendant la description du scénario fantastique imaginé par le chevalier : Et puis demanda le duc a Lembourcg ou estoit ce Perron Faé et en quel pays, et qu’il ne ouy jamais parler que en son tamps les dames faees eussent puissance de regner de seignouries en ses pays, et qu’il pensoit que l’ancien temps du roy Artus revenoit.14

4 Les récits idylliques en revanche, dès le XIIIe siècle, s’étaient mâtinés de réalisme. Ils avaient accueilli le monde de la ville. Plus important encore, ils plaçaient au centre de leur préoccupation la question de la famille et du lignage, des stratégies matrimoniales et du danger de la mésalliance, questions qui demeurent marginales dans le roman arthurien. En revanche elles sont d’une actualité particulièrement forte à la fin du Moyen Âge. Il n’est sans doute pas accidentel que des deux romans de Chrétien mis en prose au XVe siècle, l’un soit Cligès, qui ébauche bel et bien un scénario idyllique dans la seconde partie et qui, comme L’Escoufle, raconte le roman des parents avant de passer à celui des enfants15. En d’autres termes, si le XVe siècle par delà deux siècles de

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littérature a renoué avec le récit idyllique, c’est sans doute parce que le climat idéologique y était favorable.

5 On objectera que l’idylle, à l’origine au moins, se déroule dans un cadre qui, s’il n’est pas merveilleux16, est toutefois empreint de fantaisie. La dimension bucolique, présente dans Daphnis et Chloé, se maintient dans les premiers récits idylliques médiévaux : qu’on songe par exemple à l’épisode des bergers dans Aucassin et Nicolette. Quant aux autres œuvres, elles ne mettent pas en scène des bergers, mais elles campent souvent un cadre champêtre où s’épanouit d’abord le sentiment amoureux. Or la fin du XIVe siècle et le début du XVe connaissent justement un retour du modèle pastoral, « idéal d’évasion qui contraste activement avec les conditions négatives de l’existence de la vie de cour », mais aussi occasion d’une réflexion sur les rapports entre Nature et Société, « valeurs urbaines et pastorales »17. Le modèle pastoral, que l’on ne peut certes confondre avec l’idylle, même s’il partage avec elle le cadre champêtre, se réalise particulièrement dans deux domaines, la lyrique et le théâtre. Ce double contexte idéologique (intérêt pour la réalité sociale, en particulier urbaine, attrait pour un idéal bucolique compensant une réalité difficile) semble avoir entraîné une scission de l’héritage idyllique transmis par les premiers récits : la fantaisie pastorale qui constituait l’un de ses pôles a rejoint un autre courant proche et pourtant différent, celui de la pastourelle et de la bergerie, tandis que la littérature narrative, débarrassée du cadre pastoral, récupérait essentiellement le noyau dur que constitue l’histoire des amours enfantines contrariées – le Dit de la Pastoure de Christine de Pizan, entre récit et œuvre lyrique, constituant une sorte de pont qui relie ces deux massifs18.

6 Cet héritage était donc quelque peu délicat à utiliser, non seulement du fait de son caractère hybride, mais encore à cause de son potentiel subversif. Les écrivains de la fin du Moyen Âge en ont eu pleinement conscience, qui ont parfois exploité, plus souvent cherché à réduire le scandale latent du scénario idyllique. On ne met pas impunément en scène la révolte d’adolescents amoureux contre leurs parents et contre la norme sociale que ces derniers incarnent. Si souvent le récit parvient à réconcilier les exigences de la société et le désir des jeunes gens, ce n’est pas sans des contorsions19, des ruses narratives qui redoublent les habiles manœuvres des protagonistes. Ce n’est pas non plus sans des remords, des retours en arrière et des rectifications : l’histoire des remaniements subis par Paris et Vienne est de ce point de vue fort instructive20.

7 Les récits idylliques de la fin du Moyen Âge entretiennent un lien étroit et conscient avec ceux des XIIe et XIIIe siècle. Non seulement ils en reprennent la structure générale, mettant en scène le heurt entre les jeunes gens et leurs parents, la séparation qui en résulte et le difficile cheminement vers la réunion finale (qui du reste ne se produit pas toujours), mais encore ils leur empruntent souvent des motifs précis : celui de l’oiseau voleur par exemple, illustré dans L’Escoufle de Jean Renart, se retrouve dans Pierre et Maguelonne, dans Eledus et Serene et dans Florimont. Ce dernier récit, qui n’a de commun avec le roman d’Aimon de Varennes que le titre, est au demeurant un véritable florilège de motifs rencontrés dans Floire et Blancheflor, L’Escoufle et Galeran de Bretagne21. Le suicide d’Elvide à la fin du tragique récit de Floridan et Elvide rappelle pour sa part celui de Thisbé. Ce jeu intertextuel, parfois appuyé, relève parfaitement de l’esthétique du XVe siècle : la pratique de la compilation, celle de la mise en prose, voire du dérimage, témoignent d’une relecture précise et critique des œuvres antérieures22. Cette relecture s’accompagne d’une volonté d’appropriation, qui suppose un rajeunissement et une

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réorientation idéologique. C’est bien ces opérations que les premiers récits idylliques vont subir.

8 Dans les récits des XIIe et XIIIe siècles, les jeunes héros vivent d’abord dans un paradis profane où ils peuvent s’aimer en toute liberté et en toute innocence, et dont ils sont injustement chassés. Il leur faudra restaurer cet état de grâce et effacer le souvenir des épreuves subies23. Ces récits sont donc hantés, à des degrés divers, par la nostalgie d’un paradis perdu. Les idylles heureuses, comme Floire et Blancheflor et Aucassin et Nicolette, parviennent à le rétablir. À l’inverse, Pyrame et Thisbé échoue, mais au moins les amants réalisent-ils dans la mort l’union qui leur était refusée dans la vie. Cet âge d’or initial n’existe pas dans les récits tardifs où bien souvent, les jeunes gens se rencontrent alors qu’ils sont déjà adolescents, voire jeunes adultes. Point d’enfance commune, un amour qui naît non à l’ombre des arbres d’un verger mais sous les feux de la cour, un désir immédiatement bridé par des contraintes sociales qui le frappent du sceau de l’interdit et du péché. Pierre et Maguelonne s’embrassent dans une garde-robe, sous la surveillance d’une suivante : piètre paradis ! Si le motif de la gémellité, qui renvoie à un état primordial de fusion heureuse et d’amour parfait, peut encore transparaître en filigrane, il a perdu toute fonctionnalité24. Il n’est pas anodin que l’auteur de Florimont ait déplacé le scénario de l’amoureux introduit secrètement auprès de son amie, qu’il a emprunté à Floire et Blancheflor. Alors que Floire pénètre dans la tour de l’émir de Babylone caché dans une corbeille de fleurs pour retrouver celle qu’il aime et dont il a été longtemps séparé, Florimont est introduit dans la chambre de Filo caché dans une pièce d’orfèvrerie alors que les deux jeunes gens ne se connaissent pas encore véritablement : ils se sont rencontrés dans l’atelier où travaille Florimont et le simple récit des tribulations que le jeune homme s’est infligées pour découvrir Filo et accomplir la promesse de ses parents a suffi à gagner le cœur de la jeune fille. Florimont représente sans doute un cas extrême en imaginant deux séries d’épreuves, l’une qui précède la rencontre amoureuse, l’autre qui la suit. La plupart des autres récits, suivant le modèle de Floire et Blancheflor, n’en imposent qu’une, consécutive à la séparation des amoureux. Il n’empêche, Florimont fait apparaître clairement ce que les autres récits esquissent discrètement : il n’y a pas d’avant, il n’y a pas d’innocence idyllique originelle dans un paradis amoureux, et si les protagonistes veulent parfois y croire ou y faire croire, ils sont bien vite ramenés à la réalité.

9 Ce qui hanterait plutôt les héros des récits tardifs, c’est la conscience du péché, le sentiment aigu et douloureux qu’ils sont eux-mêmes la cause de tous leurs malheurs. Non seulement ils n’ont connu qu’un bonheur furtif, mais ils vont devoir payer cher ces quelques bribes volées en cachette. Car aucun doute, les souffrances réservées aux amoureux sont la juste rétribution d’une faute : la convoitise de Florimont et de Filo, la lubricité de Pierre, la désobéissance de Paris et Vienne et de Floridan et Elvide. Aussi l’épreuve de la séparation et les tribulations variées des amoureux prennent-elles un tout autre sens : elles deviennent un itinéraire pénitentiel, au terme duquel, rachetés et pardonnés, les amoureux pourront atteindre un bonheur purifié, socialement acceptable. On en vient à se demander si le paradis que les récits tardifs envisagent pour leurs jeunes amoureux n’est pas redevenu le paradis chrétien gagné au terme des épreuves imposées par Dieu : « ne se doit nully esmerveiller se ont a des peines en ce monde par avant que on aye joye. Et par telles façons et en grant peines et tristesses pourroit ung chascun chrestien acquerir le royaume de paradis », déclare le narrateur de Florimont25. La sainte vie que mènent Filo et Maguelonne et qu’elles auraient pu

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mener jusqu’à leur mort si le hasard (ou la Providence ?) n’avait permis la réunion des amoureux est comme le prélude au bonheur éternel réservé aux bons chrétiens.

10 Ce tour de vis moral26 que subit l’idylle a pour corollaire une transformation radicale du rôle de la femme. M. Uhlig a bien montré comment, dans les récits des XIIe et XIIIe siècles, la femme gagne une indépendance remarquable, grâce par exemple à ses talents de brodeuse qu’elle monnaye aisément. Fresne et Aelis sont des héroïnes hardies et déterminées, dont le destin offre « une solution harmonieuse qui conjugue l’activité féminine aux attentes généalogique et sentimentale du scénario idyllique »27. Cette liberté est foncièrement remise en cause dans les textes tardifs. Les femmes qui la revendiquent encore, comme Criseida ou la dame des Belles Cousines, sont considérées comme dépravées, abandonnées à des amours deshonnestes28. Si Maguelonne conserve sa liberté d’action, c’est parce qu’elle la met au service d’œuvres charitables. Filo, toute pieuse et chaste qu’elle soit, est confinée pour sa part dans un couvent. Rien ne met plus en évidence la fin du rêve d’égalité entre l’homme et la femme que le sort de Vienne et de Paris après l’échec de leur tentative de fuite : la jeune fille est enfermée par son père dans une prison obscure alors que Paris se réfugie outremer où il vivra toutes sortes d’aventures rocambolesques. Même le cas d’Elvide, qui choisit de se suicider pour échapper à ses ravisseurs alors que Floridan vient d’être tué sous ses yeux, témoigne de la restriction de mouvement qui frappe l’héroïne des récits idylliques tardifs. La seule échappatoire qui lui est accordée est une mort certes tragique mais aussi honorable que celle de Lucrèce. Ribaude ou vierge chaste, tel est le choix que lui offrent Nicolas de Clamanges et Rasse de Brunhamel29.

11 La transformation imposée aux récits idylliques illustre bien le mode d’appropriation du XVe siècle. Contrairement à ce qu’on a souvent répété, ce n’est pas une époque qui s’abandonne à la nostalgie. Se parer de l’identité d’un chevalier arthurien à l’occasion d’un pas d’armes, ce n’est pas faire revivre le passé, mais jouer avec des clichés, non sans distance humoristique, comme en témoigne la réaction du duc de Bourgogne. Si le XVe siècle récupère les scénarios idylliques des XII e et XIIIe siècles, ce n’est pas pour déplorer la perte d’un paradis amoureux qui n’a jamais existé, mais au contraire pour signifier d’emblée que le paradis est devant et non derrière, qu’il faut le mériter par un comportement exemplaire. Ce paradis n’est pas le lieu où pourrait s’épanouir un désir innocent, car il n’y a pas de désir innocent. Il y a un désir maîtrisé, orienté par les exigences sociales. Mais ces contraintes, et c’est là que les récits tardifs délivrent un message finalement optimiste, ouvrent sur un véritable état d’harmonie. L’amour est réconcilié avec les droits du lignage et de la famille ; béni par Dieu, il est fécond. Tout danger de mésalliance est écarté, parce qu’au bout du compte, il s’avère que les deux amoureux sont d’égal statut, le haut degré de valeur personnelle compensant une légère différence de noblesse. Loin d’invalider cette leçon, le Dit de la pastoure la corrobore a contrario. Entre la bergère Marote et le seigneur qu’elle aime, nul amour durable n’est possible, car ils appartiennent à des cercles qui ne sauraient intersecter, sinon par accident. Comme le remarque J.-Cl. Mühlethaler, l’option bucolique ne débouche sur rien et ne peut que prêter à sourire. Marote est certes en proie à la nostalgie, toutefois ce n’est pas ses premières amours qu’elle regrette, mais le temps où, simple bergère, elle ne connaissait pas l’amour et son cortège de souffrances. Comme les jeunes héros des récits idylliques, Marote n’a jamais connu le paradis amoureux.

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12 Ce point de rencontre des deux héritages que le récit idyllique des XIIe et XIIIe siècles lègue au XVe siècle, met pourtant en lumière une différence essentielle entre les deux courants : alors que l’idylle bucolique « reste en fin de compte stérile, lettre morte »30, le récit idyllique tardif, qui ne s’encombre plus d’oripeaux champêtres mais s’installe résolument à la cour et dans les villes, offre une option viable, un modèle social sans doute conservateur, mais qui promet l’harmonie. Il est vrai que c’est au prix d’un sévère recadrage idéologique qui « travestit »31 profondément la fable idyllique.

NOTES

1. Ysaïe le Triste et Artus de Bretagne datent du XIVe siècle, bien que le premier ait sans doute été écrit à l’extrême fin du XIVe. Le Roman de Perceforest a vraisemblablement fait l’objet d’un profond remaniement au milieu du XVe siècle, mais il a été composé dans la première moitié du XIV e siècle. 2. Lectures françaises de la fin du Moyen Âge. Petite anthologie commentée de succès littéraires, Genève, Droz, 2007. Alors que F. Duval n’a retenu que six textes de fiction, il en retient sept pour les lectures historiques, neuf pour les lectures scientifiques, cinq pour les lectures morales, le gros contingent étant fourni par les lectures religieuses (dix textes). Voir aussi C. Bozzolo et E. Ornato, « Les lectures des Français aux XIVe-XVe siècles. Une approche quantitative », Ensi firent li ancessor. Mélanges de philologie médiévale offerts à Marc-René Jung, publiés par L. Rossi avec la collaboration de Chr. Jabob-Hugon et U. Bähler, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1996, t. 2, p. 713-762. 3. Voir F. Bouchet, Le discours sur la lecture en France aux XIVe et XVe siècles : pratiques, poétique, imaginaire, Paris, Champion, 2008, en particulier p. 313-314. 4. On citera par exemple R. Brown-Grant, French Romance of the Later Middle Ages : Gender, Morality, and Desire, Oxford, Oxford University Press, 2008 ; Du Roman courtois au roman baroque, éd. E. Bury et F. Mora, Paris, Les Belles Lettres, 2004 ; Le Romanesque aux XIVe et XVe siècles, textes réunis par D. Bohler, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2009. Je me permets de renvoyer aussi à mon Jean de Saintré, une carrière chevaleresque au XVe siècle, Genève, Droz, 2003. 5. M. Lot-Borodine, Le Roman idyllique au Moyen Âge, Paris, Picard 1913 (réimpression Genève, Slatkine, 1972). 6. Ibid., p. 3. 7. Cette œuvre de Longus est encore appelée les Pastorales. Voir l’article de R. Brethes, « Comment lire les Pastorales de Longus ? Le cas d’un roman idyllique sophistiqué », Le Récit idyllique, Aux sources du roman moderne, sous la direction de J.-J. Vincensini et Cl. Galderisi, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 103-125. 8. Le Couple en herbe, Galeran de Bretagne et L’Escoufle à la lumière du roman idyllique médiéval, Genève, Droz, 2009. 9. Le Récit idyllique. Aux sources du roman moderne, op. cit. 10. Selon l’expression de M. Uhlig, Le Couple en herbe, op. cit.,p. 29 et passim. 11. Sur ce récit de la fin du XIVe siècle dont il a sans doute existé des versions plus anciennes, voir J.-J. Vincensini, « De l’alliance à l’hostilité : dons, contraintes et troubles de l’idylle dans le roman d’Eledus et Serena », ‘Plaist vos oïr bone chanson vaillant ?’ Mélanges offerts à François Suard, éd.

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D. Boutet et M.-M. Castellani, Villeneuve d’Ascq, Université Charles de Gaulle-Lille 3, 1999, t. 2, p. 975-992. 12. Voir par exemple l’article récent d’A. M. Babbi, « Destin d’amants : la réception de Paris et Vienne et Pierre de Provence et la Belle Maguelonne dans la littérature européenne », Le Récit idyllique. Aux sources du roman moderne, op. cit., p. 153-163. 13. Voir l’article de J.-Cl. Mühlethaler dans ce recueil. On évoquera aussi le cas de Jacques de Lalaing, chevalier à la carrière exemplaire qui ne se prête pourtant que distraitement aux manœuvres amoureuses des deux grandes dames qui se le disputent. Sur ce point, voir mon Jean de Saintré, op. cit., p. 55-59. 14. Pas du Perron fée, relation du manuscrit d’Arras BM 915, fol. 35ro. 15. Sur cette ébauche d’idylle, voir l’article de D. Kelly dans ce recueil. Quant à l’autre roman mis en prose, Erec et Enide, on peut se demander s’il n’esquisse pas lui aussi le thème de la mésalliance : en épousant la fille d’un humble vavasseur, sans doute avec la bénédiction de tous les parents et de la cour arthurienne, Erec ne s’est-il pas toutefois exposé au danger de la recréantise ? Cette recréantise que tout le monde déplore est comparée à un retour en enfance dans la mise en prose : « de ceste vraie amour murmurerent disans qu’il estoit trop feru en enfance » (p. 171). Comme Floire, Erec vit auprès de sa femme dans un paradis qui le détourne de ses devoirs, d’où les récriminations de ses sujets qui vont mettre un terme à cet état de grâce. Certes, les amants ne vont pas être séparés. Mais leur douloureuse pérégrination commune qui leur fait perdre leur statut (« Ce seroit grant abus a ung filz de roial estre d’aler tout seul quant il le puelt faire autrement », p. 173) n’est pas sans évoquer la série d’épreuves qui attend les jeunes amoureux avant leur réintégration dans la société. 16. Voir dans ce volume l’article de Chr. Ferlampin-Acher, qui montre que féerie et récit idyllique n’ont jamais fait bon ménage. 17. Voir sur ce point J. Blanchard, La Pastorale en France aux XIVe et XVe siècles. Recherches sur les structures de l’imaginaire médiéval, Paris, Champion, 1983 ; les citations sont aux p. 49 et 50. 18. Sur le Dit de la pastoure, voir J. Blanchard, La Pastorale en France, op. cit., p. 93-118. Regnault et Jehanneton, texte auquel J. Blanchard consacre également un long développement (p. 118-141), évoque bien une relation idyllique contrariée mais par des querelles d’amoureux, comme si les obstacles extérieurs, suscités par la société dans les récits idylliques, étaient intériorisés et menaçaient d’autant plus dangereusement l’idéal d’harmonie et de fusion amoureuse. 19. On se reportera particulièrement à l’article de Y. Foehr-Janssens dans ce volume. 20. Voir l’article de R. Brown-Grant dans ce volume. 21. Voir dans ce volume les deux articles consacrés à ce roman très mal connu, celui de M. Uhlig- Vuagnoux et celui de C. Gaullier-Bougassas. 22. Rien là de bien nouveau : le XIIIe siècle pratiquait aussi la réécriture. Le XVe siècle la pratique à une autre échelle et avec d’autres procédés. 23. Voir Fr. Wolfzettel, « Le paradis retrouvé : pour une typologie du roman idyllique », dans Le Récit idyllique, op. cit., p. 59-77. 24. Voir l’article de Y. Foer-Janssens dans ce volume. 25. Cité dans l’article de M. Uhlig. 26. Sur cet aspect, voir l’article de R. Brown-Grant. 27. Le couple en herbe, op. cit., p. 426. 28. Voir l’article de D. Kelly. 29. Voir l’article de Y. Foehr-Janssens. 30. Voir l’article de J.-Cl. Mühlethaler dans ce volume. 31. J’emprunte le mot à l’article de Y. Foehr-Janssens.

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AUTEUR

MICHELLE SZKILNIK Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

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Le roman idyllique à la fin du Moyen Âge : un paradis pervers ?

Douglas Kelly

1 Dans la seule monographie consacrée au roman idyllique, Myrrha Lot-Borodine étudie les enfances sentimentales dont « un thème idyllique [...] évoque en nous le rêve de l’âge d’or, la nostalgie du paradis perdu, où règne l’innocence que le désir lui-même ne flétrit pas »1. Cependant, dans les romans des XIIe-XIIIe siècles qu’elle analyse, Mme Lot- Borodine ne retrouve pas cette « légère odeur de perversité »2 qui émanerait d’idylles pastorales ou bucoliques de l’Antiquité comme Daphnis et Chloé. Or les mœurs perverses d’une époque ne le sont pas à d’autres époques. La mésalliance et les liaisons libres sont des perversités dans les romans idylliques jusqu’à la fin du Moyen Âge. Les impératifs religieux, chevaleresques et sociaux marquent et contrôlent les joies érotiques de l’idylle, surtout aux moments où les amoureux se rencontrent et expriment leurs désirs et leurs projets3.

2 En fait, dans quelques romans de la fin du Moyen Âge, l’union de l’innocence et de la perversité pose problème. Ou bien l’innocence triomphe quand les joies idylliques des amours vertueuses ne se réalisent pleinement qu’à partir de la nuit de noces4, ou bien la perversité s’impose et le paradis est finalement perdu. L’idylle est bénie ou maudite.

3 « Idylle » n’étant pas un mot courant dans le français du Moyen Âge, un synonyme pourrait être « paradis » dans le sens du Roman de la rose : « il n’est nus graindres paradis / d’avoir amie a son devis »5. Cette exclusion du paradis céleste pervertit le sens religieux du terme et risque même de s’opposer aux normes sociales et morales de l’époque.

4 Entre les extrêmes de la perversité et de la moralité, l’idylle devient donc ambiguë. Par exemple, peut-on nommer idylle les amours du jeune Saintré et de la Dame des Belles Cousines dans le préau de la belle veuve, et désigner du même terme la « druerie » de celle-ci et de l’abbé ? Non, semble-t-il, si « aux afféteries de la fine amor, si souvent vécue dans le préau par Belle Cousine et Jehan comme une sorte de jeu, il [l’abbé] oppose les charmes concrets de sa druerie qui va, en fin de compte, permettre à la dame de se révéler à elle-même dans toute la complexité de son affectivité »6.

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5 Il y a donc différentes espèces d’idylles, avec des variantes narratives, variantes qui reflètent les divers enseignements sur l’amour promulgués dans les traités de chevalerie écrits aux XIVe et XV e siècles et donc contemporains des romans 7. Cette diversité est implicite quand Belle Cousine évoque d’anciennes amours romanesques : celles de Tristan et Lancelot, de Guiron et Gauvain et Ponthus8. Ces illustres amants n’ont pas aimé tous de la même manière. Il y a loin entre les multiples amours de Gauvain, la longue fidélité adultère de Lancelot et la « passion chaste » de Ponthus9.

6 Dans ce qui suit, je propose une première distinction entre les idylles selon la moralité des amours que nos romans décrivent, surtout en ce qui concerne l’expression de la passion érotique et l’évaluation morale des enfances sentimentales avant le mariage. La diversité provient surtout, comme on verra, du caractère des moments passionnés où les amants connaissent la joie.

Idylle perverse

7 Le problème de l’idylle amoureuse se manifeste peut-être avec le plus grand éclat dans la forêt de Morois où Tristan et Iseut vivent une vie idyllique, mais aussi, selon Emmanuèle Baumgartner, « un peu trop idyllique et un peu trop figée »10. Leur joie idyllique mais figée se renouvelle dans d’autres endroits moins bucoliques du Tristan en prose11. La vie dans la forêt n’est donc qu’un moment dans « la riote qui jamés ne faudra tant com il aient l’ame el cors »12, « vilenie » que les amants auraient sans doute rejetée avec dédain avant d’avoir bu le philtre (§ 446) pourtant aussi essentiel à leur idylle que fatal.

8 Le Cligés bourguignon du XVe siècle garde de sa source le refus par Fénice des amours tristaniennes. Dans son mariage, elle réussit à préserver sa virginité « en esperant de mieux avoir » avec Cligés à l’avenir13. En même temps, elle rejette tout aussi catégoriquement Hélène de Troie comme modèle en cherchant à garder secrète sa liaison dans le « vergier de plaisance » (p. 159) que lui procure Cligés. Pendant ce bref séjour idyllique, Fénice manque céder à la tentation de l’interdit quand « a pou n’eust pas voulu estre en paradis, a cause du grant bien ou elle avoit par longue espace de tampz pretendu, qui lors lui estoit donné et ottroyé » (p. 158). Elle vit donc dans un jardin de Déduit où, comme dans le roman de Guillaume de Lorris, les habitants s’amusent, puis se retirent dans l’ombre afin de « donoier » (v. 1292). Comme eux, Fénice et Cligés « se coucent acolans et baisans l’un l’aultre, acomplissans chascun la voulenté de sa partie » (p. 159).

9 Leur paradis idyllique ne dure guère. Le jour même où ils entrent pour la première fois dans ce verger, ils sont découverts. Lorsqu’ils sont obligés de s’enfuir vers la cour du roi Arthur, le modèle d’Hélène de Troie risque de s’imposer. Mais, grâce à la mort de l’époux de Fénice, l’ordre revient et les deux amants peuvent se marier et se faire couronner à Constantinople. L’adultère idyllique mais précaire devient le solide bonheur conjugal.

10 À la même époque Jean d’Avennes choisit une idylle de basse-cour, ce qu’il appelle « la droicte galle » d’une vie parmi des paysannes qui « chantent et rient, puis parlent de leurs amourz avoecq bouviers, porquiers, vacquiers et avoec moy, quy suy le mieulx amé des aultres »14. Comme une sorte de Franc Gontier vulgaire, Jean pervertit sa nature noble. Il défend cette inconduite scandaleuse devant la comtesse d’Artois,

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épouse du suzerain de son père : « je vous ose bien dire que se vous aviés esté ung seul jour aux danses, saieries ou esbatemens quy se font par nuit a nostre ville, vous n’en vouldriés jamais partir, ains ameriés mieulx a renoncier a terres, seignouries, richesses et a tout vostre plenier gouvernement » (p. 18-19). Cette folie choque profondément la comtesse : « vous abaissiés grandement gentillesse » (p. 18), s’écrie-t-elle. Elle se charge donc de remettre le jeune égaré dans la bonne voie. Elle le fait en se proposant comme sa dame à qui il obéira en attendant la suprême récompense de l’amour. Enfin décrotté, Jean se révélera être un chevalier sans égal grâce à l’amour que lui inspire la comtesse. L’idylle tant désirée se trouvera, croit-il, dans ses bras.

11 Le Roman de Troyle que Louis de Beauvau adapta du Filostrate de Boccace comprend des éléments peut-être plus pervers pour son époque. Dans ce roman du XVe siècle, Criséida a deux amants successifs, Troyle d’abord, puis le Grec Diomède. Troyle et Criséida connaissent un amour à la fois passionné et déshonorant. Ils le savent, le regrettent, mais s’abandonnent à leur idylle furtive afin d’échapper à l’enfer des désirs inassouvis : « Et pour le temps a venir ordonnerent que sans aultre moyen ilz puissent retourner ensemble a leurs desirs, afin que leurs presences puissent estaindre leurs martires plains d’amours, et souvent enbesoigner leur joyeuse jennesse, plaisante tant comment elle dure, en doulx et gracieux excercite »15. Cette vie ne dure pas longtemps. Quand les amants apprennent que Criséida sera échangée contre Anténor, prisonnier des Grecs, ils pensent à s’enfuir, mais renoncent à ce projet, craignant la perte de l’honneur quand leur liaison sera connue16. Criséida promet de trouver moyen de revenir à Troie dans les dix jours. Elle ne revient pas17, ayant rapidement substitué Diomède à Troyle. Idyllique pendant un temps, le premier amour de Criséida devient funeste après son départ.

12 Au début, Criséida dit vouloir une liaison honnête, car « on ne doit pas se deshonnester pour lever la peine a autry » (p. 579)18. Mais elle n’est pas une belle dame sans mercy. Elle finit par glisser dans l’impudique parce que la jeunesse demande des plaisirs. D’ailleurs le « fait » (p. 584) sera caché, préservant ainsi l’honneur. Étant veuve, ne peut-elle pas exiger le mariage afin de garder son honneur en public et en privé ? Criséida refuse cette solution impossible pour Tristan et Iseut. Si on ne se marie pas, l’amour ne mourra pas (p. 575)19. Il meurt tout de même après la séparation.

13 Criséida sait qu’elle a tort d’aimer Troyle (p. 583). Son cousin Pandaro sait qu’il fait mal (p. 569, 572-73, 584-85) en plaidant auprès de sa cousine en faveur de Troyle. Lui qui doit être gardien de sa parente devient entremetteur dans une situation déshonnête. Troyle, pour sa part, offre comme récompense de livrer à Pandaro sa sœur Pollicène et même Hélène, « fame de mon frere » (p. 586)20. Cette perversité se justifie pourtant, selon Troyle, car jadis d’autres « ont amé les seurs, et les seurs les freres, les filles aucunesfoiz le pere, et les marrastres les fillastres » (p. 568)21. Bien sûr, Troyle ne commet pas de telles débauches en aimant une jeune veuve. Mais n’aligne-t-il pas ces modèles sur son « appetit Cupido » (p. 577) ou « voluntaire » (p. 646) ? Faire l’amour avec Criséida, c’est le paradis de l’appétit sexuel. Troyle se dit prêt à des pactes diaboliques afin de satisfaire son désir dans les bras de la belle veuve. « Or, » s’écrie-t-il, « fusse ge avecquez vous une nuyt d’iver, et puis en fusse cent cinquante en enfer » (p. 577), ce qu’il désire selon Pandaro « plus que d’aller en Paradis » (p. 583). Aucassin a sûrement fait école. Troyle parvient à ce paradis pervers tant désiré pendant quelques mois, puis le perd pour toujours. Plus tard, quand Troyle apprend l’infidélité de Criséida, l’appétit de Cupidon devient désormais « bestialité », c’est-à-dire perversité22.

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14 Le Roman de Troyle évoque une idylle où de jeunes amours passionnées finissent mal parce qu’elles sont « deshonnestes ». Selon l’épilogue adressé aux femmes, la « femme parfaicte a ferme desir » ; elle « scet prendre plaisir a amer et estre amee, et regarde et voit ce qui est a faire, et fuit ce que est a laisser, et eslit saigement quant elle vieult eslire, et aussi tient entierement promesse » (p. 646). Criséida n’est pas une femme parfaite.

Idylle morale

15 Comment les amants parfaits doivent-ils régler la passion avant le mariage ? Une réponse à cette question se trouve dans quelques romans, écrits dans les deux derniers siècles du Moyen Âge, qui transforment le roman idyllique des amours passionnées en roman moral. Passionnément amoureux, les amants y gardent pourtant l’honneur ainsi que la chasteté23.

16 Bien sûr, on trouve des amours honorables parce que Fortune empêche de succomber à l’appétit sexuel comme dans le cas de Troyle et Criséida. C’est ce qui a lieu dans Paris et Vienne et Floridan et Elvide24. Mais à quel prix ! Ces rébellions contre l’ordre moral échouent tout en montrant les risques que de tels amants encourent. D’autres se marient sans obstacle. Mais le mariage tourne mal et une longue séparation éloigne les époux jusqu’à ce qu’on trouve une solution qui rétablit le mariage et l’amour. C’est le cas dans l’Histoire des seigneurs de Gavre pour les parents de Louis de Gavre, le fils qui réunit ses parents. Dans le Roman du comte d’Artois, le comte abandonne son épouse quand celle-ci se révèle provisoirement stérile. Il y a bien sûr une idylle quand la comtesse déguisée retrouve la fécondité et rétablit son mariage25. Semblablement, un autre époux qui quitte son épouse, Gillion de Trazegnies, n’est plus très jeune quand il commence à aimer Gracienne en Égypte. Tiraillé d’abord entre son attirance pour la belle Sarrasine et la fidélité à son épouse Marie (p. 44/66)26, Gillion se croit libre d’aimer quand il apprend la fausse nouvelle de la mort de celle-ci. Avant le mariage et la conversion de Gracienne, la passion reste chaste. On s’embrasse (p. 42/64, 50/76, 105/154) mais sans le « seurplus » (p. 170)27. Si idylle il y a, c’est une idylle morale qui fait contraste avec celle de son fils Girart (voir n. 17).

17 Une liaison comme celle de Troyle et Criséida est formellement écartée dans Ponthus et Sidoine. Sidoine ne sera pas « sote »28. L’abstinence est de rigueur afin de préserver l’honneur. Garder l’honneur n’empêche pourtant pas d’aimer. Sidoine, en aimant, « n’y pense fors que bien et honneur » (p. 22)29. « Je vous aymeray, » dit-elle à Ponthus, « en telle maniere que, se je me apercevoye ce que vous y pensisiés nulle villennie, jamés je ne vous aymeroye » (p. 22). Bien sûr, Ponthus, chez qui l’« appetit Cupido » manque autant que chez Sidoine, ne pense jamais à nulle vilenie (p. 43-44, 83, 134-135). Il hésite même à donner un baiser à son amie. Lors d’une séparation, il « l’acolle » mais « encore ne l’oza baiser ne lui requerre » (p. 123). Sidoine demeure, pendant longtemps et à travers maintes souffrances, « bonne et necte fame et renommee » (p. 44). Il ne semble pas y avoir la moindre tentation de passer au « fait » qui unit Troyle et Criséida. Pas d’infidélités non plus, ce qui d’ailleurs est conforme à la leçon que Ponthus donne à son cousin Pollidés quand il se marie : « que vous ne habitez à nulle que à elle par folle plaisance quant au fait » (p. 181).

18 Quand la médisance prétend que Ponthus a séduit Sidoine, il s’éloigne du royaume pendant sept ans afin de la desblamer. Même quand le mariage a lieu, Ponthus refuse de

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le consommer avant d’avoir repris ses terres que les Sarrasins avaient conquises. Il ne veut pas déshonorer son épouse de naissance royale en la mettant au lit avec un homme sans terres, même si cet homme est fils de roi (p. 133). Ainsi Ponthus écarte-t-il scrupuleusement tout soupçon de mésalliance.On voit que l’idylle telle que celle de Troyle ou de Fénice est interdite dans le nouveau roman moral. Si idylle il y a, n’est-ce pas celle de l’exaltation dans la chasteté, « the kind of ecstatic love » discernable dans l’amitié chevaleresque30 ?

19 Amours sans villenie avant le mariage, ces extases chastes font la mode. Elles se réalisent à nouveau dans Cleriadus et Meliadice31 lorsque « les deux amans se jouoient et esbatoient ensemble par la plus grant leesse que on savroit dire ne deviser »32, mais sans « villenie ». Si les baisers d’amour ne sont pas défendus, Clériadus pousse pourtant la fidélité avant le mariage jusqu’à s’abstenir des embrassades de convenance avec toute dame et demoiselle autre que la bien-aimée (p. 79, 205). Clériadus est aussi parfait comme amant que comme chevalier33. Seuls Dieu et la Vierge Marie sont aimés plus que Méliadice (p. 246). Toujours vainqueur dans les combats et les tournois, les joutes et les expéditions contre les Sarrasins, Clériadus est un modèle sans défauts. Vit-il une idylle ? Son roman dépeint plutôt une utopie nobiliaire dans laquelle la vie suit un rituel de cour selon lequel noblesse oblige jusque dans la réglementation de la vie intime. Ni Sidoine ni Méliadice ne laissent sentir cette « odeur de perversité » qui émane de romans idylliques comme le Roman de Troyle ou le Cligés bourguignon.

20 Les amants acceptent la même morale de l’abstention dans Charles de Hongrie, roman écrit une cinquantaine d’années après Cleriadus et Meliadice. Charles y brille par la même excellence stéréotypée qui distingue Ponthus et Clériadus. Et comme eux, il triomphe de tout adversaire, il excelle dans toutes ses entreprises, il parvient enfin à regagner ses terres et à se faire couronner roi. Sa perfection morale est du même acabit. Charles s’éprend de Satine, la jeune épouse du très vieux roi de Duglouse. L’amour est partagé, mais reste chaste jusqu’après la mort du vieux roi. Le mariage ne tarde pas à la suivre. La chasteté préconjugale est la norme chez les amis et compagnons de Charles qui d’ailleurs tombent amoureux presqu’à l’envi de dames épouses de vieux seigneurs. L’attente patiente de la mort d’un vieil époux est de rigueur. Si exceptionnellement on tombe amoureux d’une demoiselle libre, celle-ci est rapidement « employée ». Le mariage est contracté et célébré. Le rituel reste la norme34. On vit toujours dans une utopie nobiliaire et morale, non dans le jardin de Déduit des amours illicites.

21 La tentation n’existe-t-elle pas ? Si, parfois. L’Histoire des seigneurs de Gavre l’évoque, sans pourtant sombrer dans l’amour libre de Troyle et Criséida. Louis de Gavre et Ydorie, fille du duc d’Athènes, se permettent des baisers passionnés dans la garde-robe de celle-ci. Mais les gardiens bienveillants sont vigilants. « Au fort », estime Edea, confidente et gardienne d’Ydorie, « de baisier et acoler est pou de chose, car autant en emporte le vent »35. Mais l’auteur anonyme de ce roman n’oublie pas la puissance de « l’appetit Cupido ». Laisser suivre ce « hault et gracieux appetit » (p. 123) aux jeunes amants peut mener au « fait » déshonorant. Les gardiens ont donc « tousjours l’oel en aguet que aultre chose n’y euist faitte » (p. 132), ce qui les distingue nettement de l’entremetteur Pandaro tout en rendant possible l’expression de l’amour. Heureusement pour l’honneur, le pire n’arrive pas. « Dangier », personnifié ici par les gardiens, « les en garda » (p. 133). Peut-être plus réalistes quant aux tentations, les amants y résistent aussi. Leur parasexualité36 est licite et sans vilenie.

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22 L’Histoire de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne reste tout juste dans les limites de l’idylle morale, grâce sans doute à Dieu37. La virginité, sinon la chasteté, y est gardée avant le mariage comme dans les autres romans moraux. Sont pourtant permis les baisers et les embrassades38 ainsi que les rencontres dans la chambre de Maguelonne en présence d’une gardienne sans que les deux amoureux dépassent les bornes de l’honnête. La tentation, prévue dans l’Histoire des seigneurs de Gavre, menace pourtant au fond de la forêt dans laquelle les amoureux se cachent après s’être enfuis des parents de la jeune demoiselle. Dans un épisode analogue à celui qu’on trouve dans L’Escoufle, Maguelonne s’endort la tête posée sur le giron de Pierre. Celui-ci, en contemplant l’extraordinaire beauté de la belle endormie, se permet même « de despoitriner sa gente poitrine [...] pour voir et taster ses plaisans mamelles. Et en faisant cela estoit si ravi en amours qu’il luy sembloit qu’il fust en paradis » (p. 53/31). On le dirait bien près du « donoier » des personnifications dans le jardin de Déduit du Roman de la rose. Est-ce le diable qui inspire les caresses (p. 63/37) ? Qu’est-ce qui se serait produit si un oiseau n’avait pas enlevé les joyaux de Maguelonne ? Quoi qu’il en soit, l’incertitude laisse apparaître la tentation du deshonneste. Cette ambiguïté est manifeste dans les amours et les sentiments non seulement de païens comme Troyle et Criséida mais aussi de chrétiens come Cligés et Fénice. Maguelonne semble y penser quand elle se croit abandonnée de Pierre après s’être enfuie avec lui : « Certes », s’écrie-t-elle, « vous estes le second Jason et je suis la seconde Medée » (p. 62/36).

Idylle ambiguë

23 Quelques romans forment comme un pont entre l’idylle perverse du Roman de Troyle et l’idylle morale de Cleriadus. Ils ne vont pas jusqu’aux « bestialités » du Roman de Troyle, même si on en perçoit des relents. L’ambiguïté morale provient chaque fois du comportement de la dame aimée39 quand elle n’accorde pas la récompense due à la passion chaste et dont l’amant se rend digne. Comme dans Jehan d’Avennes, chaque dame « clearly believes she has acted honourably towards » son amoureux40. Mais chacune se trompe, d’où l’ambiguïté morale de l’idylle.

24 Dans deux romans, en esquivant la parasexualité, les dames ont tort. Le Roman de Cardenois relate un amour de loin par ouï-dire41 : « J’aime je ne say qui »42. Il faut donc que Cardenois cherche et gagne honorablement l’amour de l’inconnue. Ce roman évite l’extase chaste de l’idylle morale parce que la dame aimée croit devoir paraître « sans mercy » (p. 109). Nommée Passebeauté, celle-ci est si « dangereuse » que la possibilité du « fait » déshonorant n’est jamais possible43.

25 Mais une légère odeur de perversité n’est pas tout à fait absente. On entend l’écho, très atténué bien sûr, de Troyle quand Cardenois prétend que l’amour de Passebeauté le rendrait « plus riches » que s’il était « coronéz en paradis » (p. 191)44. Quant à Passebeauté elle-même, la demoiselle confesse avoir commis une grave erreur en dédaignant ostensiblement Cardenois. C’est, admet-elle, un « mesfait » de sa part (p. 171) et une « felonnie » (p. 172). L’idylle morale se manifeste pourtant quand Cardenois, gravement voire mortellement blessé en défendant le royaume du père de Passebeauté, est miraculeusement ressuscité lorsque Passebeauté lui confesse son amour (p. 183).

26 Comme on l’a vu, la comtesse d’Artois corrige la dégradation de la noblesse chez Jean d’Avennes grâce à l’amour qu’elle inspire au jeune homme égaré dans les amusements

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et les plaisirs ignobles. Elle encourage les exploits nombreux qui l’élèvent aux hauteurs de la chevalerie. Or, la comtesse n’est pas veuve. Comme Satine dans Charles de Hongrie, elle est mariée. Son époux vit encore, mais il est toujours absent. Paradoxalement, Jean n’entend jamais parler de cet époux. La comtesse essaie de le détourner vers d’autres amours avec les demoiselles disponibles (p. 151). Mais Jean aime sincèrement. La comtesse doit donc confesser sa déception45. Désolé, Jean fuit dans la forêt où il vit caché dans un vieil arbre pendant sept ans. Quand enfin le vieil époux de la comtesse meurt, celle-ci retrouve son ancien amoureux, le ramène à la cour et l’épouse.

27 On ne saurait parler d’idylle dans Cardenois et Jehan d’Avennes, pas même de l’idylle morale de romans comme Ponthus et Sidoine et l’Histoire des seigneurs de Gavre. Passebeauté est trop « dangereuse ». Jean d’Avennes n’a pas la patience de Charles de Hongrie quand la comtesse lui révèle l’existence de son époux. Mais les dénouements sont bien plus heureux que celui du Saintré d’Antoine de La Sale.

28 Jehan de Saintré offre des ressemblances assez frappantes avec le Roman de Troyle. Comme Criséida, la Dame des Belles Cousines a deux amours successives. La première partie de Saintré raconte un amour courtois où la Dame, jeune veuve comme Criséida, guide son protégé vers la gloire chevaleresque comme le fait pour Jean d’Avennes la comtesse d’Artois. Elle reste, jusqu’à leur brouille, le mentor de l’éminent chevalier qu’elle forme46. Mais si Belle Cousine n’est plus mariée47, elle ne parle jamais de mariage avant de rejeter par dépit son jeune amoureux. C’est en effet l’indépendance, voire l’insubordination de Saintré qui projette une emprise d’armes sans demander la permission du roi et de sa dame48, qui provoque le départ de celle-ci dans ses terres, suivi de « sa malle joie » (p. 522) avec l’abbé. Belle Cousine glisse sur une pente semblable à celle de Criséida49.

29 Le narrateur condamne les « amours tresfaulces, malvaises et traistresses » (p. 516) de Belle Cousine et de l’abbé. Puis il fait relater par Saintré l’infidélité de son ancienne dame comme une nouvelle qui fait rire (p. 520)50 jusqu’à ce qu’on comprenne que cette farce (p. 522) n’est pas une fiction mais une moralité51 : « que toutes prendent exemple a ceste sy tresnoble dame oyseuse, qui par druerie se perdit » (p. 528). Beauvau enseigne la même leçon dans l’épilogue du Roman de Troyle.

30 Si donc la « druerie » de Belle Cousine et l’abbé est une idylle perverse, doit-on appeler idylle morale la liaison de Saintré et Belle Cousine avant l’infidélité de celle-ci ? Plus précisément, y a-t-il « druerie » et, si oui, de quelle espèce ? L’abbé fait savoir sa propre conception des amours chevaleresques, selon laquelle l’amour s’abaisse au même genre de farce que celle qu’il vit avec Belle Cousine dans le confessionnal, sorte de garde-robe sans gardiens ou autres témoins. Les chevaliers multiplient, selon l’abbé, les amours en trompant leurs amies (p. 478). En hiver ils « se rigollent avec ces fillettes » en Allemagne, puis en été passent les nuits à « repaistre leurs yeulz de ces tresbelles dames » en Sicile (p. 480). Oyseus eux aussi, ils se vantent de prouesses qu’ils n’ont jamais accomplies52.

31 Or l’abbé ne décrit pas la vie chevaleresque et amoureuse de Saintré. Une fois la liaison établie, Belle Cousine et son jeune écuyer se rencontrent dans la galerie du palais et dans ses chambres en présence de témoins. Mais la prudence s’impose plus tard. On ne se retrouve plus dans les chambres de Madame même devant d’autres, comme le font Ydorie et Louis de Gavre, ni dans la garde-robe, comme Troyle et Criséida. Désormais, quand Belle Cousine veut un rendez-vous clandestin, ce sera de nuit à la belle étoile

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dans le préau contigu à sa chambre. Comme celle-ci l’explique, « la enssemble parlerons et deviserons a noz plaisirs » (p. 138).

32 De quels plaisirs parle-t-elle ? De ceux de Troyle et Criséida ou bien de ceux de Clériadus et Méliadice ?

33 D’abord, sans doute, de ceux qui viennent des entretiens intimes sur les projets de Madame pour faire parvenir le jeune homme « a la tresexellente vertu de proesce » (p. 42). Belle Cousine n’est ni « dangereuse » comme Passebeauté, ni rigoureuse comme la comtesse d’Artois. Les embrassades ne manquent pas53. Les entretiens commencent et finissent par des baisers « par vrayes amours » (p. 144). Plus tard les gestes amoureux se multiplient et s’intensifient. Quand Saintré atteint l’âge de 20 à 21 ans et Belle Cousine lui propose sa première emprise d’armes, Saintré prend congé d’elle « par un tresamoureux baisier, .x., .xv. et .xx. rendus » (p. 166). À son départ vers Barcelone « furent donnez baisiers et baisiers renduz sans compte et sans mesure » (p. 190). Lors de leur première rencontre après son retour, toujours dans le préau la nuit, les baisers échangés sont encore plus passionnés et nombreux. Quand ils se retrouvent une autre fois, Lors commencerent l’un l’autre a festoier, ou furent maintz baisiers donnez et maintz baisiers rendus. La furent leurs joyes, la furent leurs desirs, et la furent leurs coeurs de tous leurs maulx garis, ausquelx delis ilz furent, depuis les .xj. heures jusques a deux heures apprés myenuit, que force leur fut l’un de l’autre deppartir. (p. 258)

34 S’agit-il là d’une « confession » analogue à celle donnée par l’abbé et qui dura deux heures (p. 442) ? S’agit-il donc d’une idylle amoureuse où un jeune homme découvre les délices de l’amour dans un préau de Déduit ? Si le préau n’offre même pas les commodités de la garde-robe de Criséida ou le confessionnal de l’abbé, doit-on conclure que Saintré et Madame n’y ont plus rien à désirer ? Ou bien ne s’agit-il enfin que de baisers, peu de chose, selon la gardienne d’Ydorie, « car autant en emporte le vent » ? Si l’idylle de Belle Cousine avec l’abbé est décrite comme perverse, celle avec Saintré est certainement ambiguë en ce qui concerne le « fait » et les gestes. Les raisons du désamour de Belle Cousine le sont tout autant. Est-il causé par la roue de Fortune (p. 136, 520, 522)54 ? Par un défaut de caractère55 ? Ou bien par une maladie que l’indépendance de Saintré suscite bien malgré lui chez sa dame (p. 416, 418)56 ? Est-ce un péché comme celui qu’elle commet avec l’abbé (p. 528) ? Évidemment ces causes éventuelles peuvent se confondre. On constate chez Belle Cousine comme chez Criséida une métamorphose abrupte, radicale et profonde que, contrairement à Saintré, elle ne sait corriger ni se faire pardonner. Si Saintré poursuit sa carrière chevaleresque après la rupture, Belle Cousine et l’abbé semblent persévérer dans la « riote » perverse et impudique dont parle le Tristan en prose. Mais il n’y a pas de philtre. L’amour a l’odeur d’un péché diabolique qui rappelle celui de Pierre de Provence.

35 On s’approche donc d’un nouveau paradis,celui de la reine Sibylle57. Ce paradis est en fait le paradis de l’Ennemi58. Les belles mélusines s’y métamorphosent en fin de semaine en couleuvres. Le chevalier allemand qui y descend trouve des plaisirs sans nombre jusqu’à la fin du monde. Comme Galaad dans la Quête du saint Graal, on y jouit de « deliz mondains [...] tielz que cuer pourroit penser ne langue dire, qui ne sont deveés a nulle personne de leans » (p. 97). Mais, au contraire de Galaad, ceux qui se trouvent dans ce paradis vivent dans le péché, au milieu de perversités et de « delis mondains ». L’idylle rappelle donc celle de Belle Cousine et son abbé.

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36 Une évolution s’accomplit dans les romans idylliques après les XIIe et XIIIe siècles. À l’innocence juvénile et à la nostalgie du paradis amoureux sans odeur de perversité s’imposent de nouvelles contraintes. D’une part, on se défend du péché et d’autres dangers qui menacent l’honneur en maîtrisant les passions chastes : « le mal diabolique a disparu »59. D’autre part, l’idylle pécheresse glisse vers le paradis de la reine Sibylle. L’idylle, même provisoire ou temporaire, est un paradis pervers parce que corrompu par le péché. Le paradis du locus amoenus du Roman de la rose est devenu le locus horribilis de la reine Sibylle60.

NOTES

1. M. Lot-Borodine, Le roman idyllique au Moyen Âge, Paris, Picard, 1913, p. 2-3 ; voir aussi M. Zink, « Le roman », La littérature française aux XIVe et XV e siècles, éd. D. Poirion, t. I du Grundriß der romanischen Literaturen des Mittelalters, Heidelberg, Winter, 1988, p. 214-216 ; R. Brown-Grant, French Romance of the Later Middle Ages : Gender, Morality, and Desire, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 32-33, 79-81 ; F. Wolfzettel, « Das gefährdete Paradies : zum idyllischen Roman im französischen Mittelalter », Romanische Forschungen, 121, 2009, p. 20-21. 2. M. Lot-Borodine, op. cit., p. 5. 3. Cf. U. Ernst, « Virtuelle Gärten in der mittelalterlichen Literatur : Anschauungsmodelle und symbolische Projektionen », Imaginäre Räume, Vienne, OAW, 2007, p. 178-181. 4. M. Lot-Borodine, op. cit., p. 6 : « dénouement invariablement heureux, qui est le mariage ». Sur l’amour conjugal, voir É. Gaucher, La biographie chevaleresque : typologie d’un genre (XIIIe-XVe siècle), Paris, Champion, 1994, p. 351-373 ; R. Brown-Grant, op. cit., ch. 3 et 4. 5. Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le roman de la rose, éd. F. Lecoy, Paris, Champion, 1965-1970, v. 1297-1298. 6. R. Dubuis, « Introduction : pour une lecture ‘moderne’ de Saintré », Revue des langues romanes, 105.2, 2001, p. 16 [désormais RLR]. 7. R. Brown-Grant, op. cit. 8. Antoine de La Sale, Jehan de Saintré, éd. J. Blanchard, trad. M. Quereuil, Paris, Livre de Poche, 1995, p. 48. Voir à ce propos S. L. Hahn, Patterned Diversity : Hierarchy and Love in the Prose Lancelot, thèse, University of Wisconsin, 1988. 9. M. Szkilnik, Jean de Saintré : une carrière chevaleresque au XVe siècle, Genève, Droz, 2003, p. 61-62. 10. E. Baumgartner, Le « Tristan en prose » : essai d’interprétation d’un roman médiéval, Genève, Droz, 1975, p. 151. Sur le caractère « figé » des romans tardifs, voir M. Colombo Timelli, « ‘Banquets, disners, soupers’ dans le cycle Jehan d’Avennes : suspension ou progrès de la narration ? », Fifteenth-Century Studies, 19, 1992, p. 279-280. 11. E. Baumgartner, op. cit., p. 149, n. 2. 12. Le roman de Tristan en prose, t. 2, éd. R. L. Curtis, Leyde, Brill, 1976, § 445; voir E. Baumgartner, op. cit., p. 105. 13. Le livre de Alixandre empereur de Constentinoble et de Cligés son filz, éd. M. Colombo Timelli, Genève, Droz, 2004, p. 140 ; cf. F. Wolfzettel, op. cit., p. 27. 14. Jehan d’Avennes, éd. A. M. Finoli, Milan, Cisalpino-Goliardica, 1979, p. 17. Sur de telles anomalies, voir M. Colombo Timellli, op. cit., p. 280-282, et mon article « La norme et l’anomalie

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dans le roman au milieu du XVe siècle », Du roman courtois au roman baroque, éd. E. Bury et F. Mora, Paris, Belles Lettres, 2004, p. 353-366. 15. Le roman de Troyle, éd. G. Bianciotto, Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 1994, p. 593. 16. Le motif de la fuite se trouve non seulement dans le Cligés bourguignon mais aussi dans Paris et Vienne, Floridan et Elvide et Pierre de Provence et la belle Maguelonne. 17. Semblablement, Girart de Trasegnies promet de revenir à la belle Sarrasine Natalie. Mais « elle avoit beau plourer car oncques depuis ne le vey » (Histoire de Gilion de Trasignyes et de dame Marie, sa femme, éd. O. L. B. Wolff, Paris et Leipzig, 1839, p. 179). À la longue, l’épisode idyllique ennuie Girart. Natalie n’a pas voulu devenir chrétienne (p. 146). Girart estime que, comme toute femme, Natalie est changeante (p. 159). 18. Voir son débat intérieur (p. 575-576). 19. Criséida croit que le mariage guérit de la passion amoureuse ; cf. à ce propos C. Galderisi, « Du langage érotique au langage amoureux : représentations du créaturel dans le Petit Jehan de Saintré et dans la nouvelle XCIX des Cent nouvelles nouvelles », Moyen français, 50, 2002, p. 18 ; R. Brown-Grant, op. cit., p. 85-86. 20. Cf. Troyle, éd. cit., p. 599, 617. 21. Cf. M. Zink, op. cit.,p. 216. 22. Troyle, éd. cit., p. 640, 641, 646. 23. M. Szkilnik, op. cit., p. 50-53. 24. Dans la version longue de Paris et Vienne, les rencontres dans la chambrette secrète de Vienne sont brèves ; seulement en se quittant ils « s’entrebayserent moult doulcement » (Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. R. Kaltenbacher, Romanische Forschungen, 15, 1904, p. 475 ; voir aussi p. 481, 518). La version courte ne parle pas de baisers (Paris et Vienne, éd. A. M. Babbi, Milan, FrancoAngeli, 1992). Dans les deux versions de Floridan et Elvide, les amants n’ont pas d’autre moyen de communiquer que lors de furtives conversations (éd. H. P. Clive, Oxford, Blackwell, 1959, p. 4 et 5). 25. Voir D. Bohler, « Péninsule ibérique et îles de Bretagne : la géopolitique de l’imaginaire romanesque au XVe siècle », Du roman courtois au roman baroque, op. cit., p. 286-87. La comtesse dans le Roman du comte d’Artois est bien plus entreprenante que les autres épouses dont les maris s’absentent pendant des années, comme cela arrive dans Jehan d’Avennes et Gillion de Trazegnies. 26. Le second chiffre renvoie à A Critical Edition of The Romance of Gillion de Trazegnies from Brussels Bibliothèque Royale ms. 9629, éd. F. M. Horgan, thèse, University of Cambridge, 1985. Le ms. de Bruxelles ne contient pas les passages dans la note 17 ci-dessus. 27. « Leurs amours furent justes et loyales sans y proceder en nulle vilaine pensee. Car jamais Gilion ne se fust consenti pour ce que encoires elle n'avoit receu le baptesme » (p. 56-57/85). 28. Le Roman de Ponthus et Sidoine, éd. M.-C. de Crécy, Genève, Droz, 1997, p. 19. 29. A. Guillaume, « La représentation du ‘pouvoir’ dans Ponthus et la belle Sidoyne », Moyen français, 54, 2004, p. 72. 30. R. Brown-Grant, op. cit., p. 57, 73-74. 31. Sur les rapports entre ces deux romans, voir maintenant L. Amor, « Diálogos textuales : una comparación entre Cleriadus et Meliadice y Ponthus et Sidoine », Fifteenth-Century Studies, 33, 2008, p. 55-73. 32. Cleriadus et Meliadice, éd. G. Zink, Paris et Genève, Droz, 1984, p. 207 ; voir aussi p. 33, 44, 52, 183-184, 198-200, 204-206, 268, 375, 469, ainsi que L. Amor, op. cit., p. 60-62. 33. M. Szkilnik, op. cit., p. 44-46. 34. Le roman de messire Charles de Hongrie, éd. M.-L. Chênerie, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1992, p. xvi, xviii. 35. Histoire des seigneurs de Gavre, éd. R. Stuip, Paris, Champion, 1993, p. 126. 36. R. Brown-Grant, op. cit., p. 105.

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37. R. Brown-Grant, op. cit., p. 96, 108-109. Ce signe « de la sacralisation de l’amour courtois » n’est pas sans rapport avec le motif de la croisade dans la représentation du chevalier dont la conduite est sans tache (C. Gaullier-Bougassas, « La croisade dans le roman chevaleresque du XVe siècle », Du roman courtois au roman baroque, op. cit., p. 298). Le phénomène est pareil à la sacralisation des ordres de chevalerie : voir M. Stanesco, Jeux d’errance du chevalier médiéval : aspects ludiques de la fonction guerrière dans la littérature du Moyen Âge flamboyant, Leyde, Brill, 1988, p. 143-147. 38. La Belle Maguelonne, éd. A. Biedermann, Paris et Halle, 1913, p. 33-34, 36, 37, 47, 57, 97 ; L’Ystoire du vaillant chevalier Pierre filz du conte de Provence et de la belle Maguelonne, éd. R. Colliot, Aix-en-Provence, Senefiance, 4, 1977, p. 19-20, 21, 27-28, 33, 56. 39. D. Quéruel, « Veuvage, amour et liberté : la Dame des Belles Cousines dans le roman de Jehan de Saintré », RLR, p. 129-142 ; cf. R. Brown-Grant, op. cit., p. 24, 48-49. 40. R. Dixon, « ‘Homs sui je, dame, vraiement’ : sex, chivalry and identity in Jehan d’Avennes », French Studies, 61, 2007, p. 149. 41. L’amour de Pierre pour Maguelonne débute de la même manière (p. 3-4/2, 31-32/18-19). Sur cet amour de loin, cf. É. Gaucher, op. cit., p. 366. 42. Roman de Cardenois, éd. M. Cocco, Bologne, Pàtron, 1975, p. 51. Cf. Paris et Vienne, éd. cit., p. 402 : « Maintenant est amoreuse Vienne, tant que plus n’en peut, et ne scet de qui », et éd. A. M. Babbi, p. 62. 43. L’auteur insiste sur ce phénomène (p. 80, 108, 111, 117, 156, 167, 168, 206). Dans l’Histoire d’Olivier de Castille et Artus d’Algarbe, Elaine se comporte de la même manière envers Olivier, avec des effets semblables sur le chevalier amoureux (R. Brown-Grant, op. cit., p. 69-70). Sur le motif de l’amoureux éconduit, voir R. E. V. Stuip, « Wat doet de afgewezen minnaar in de Histoire des Seigneurs de Gavre ? », Tussentijds : Bundel studies aangeboden aan W. P. Gerritsen, Utrecht, H&S, 1985, p. 252-262. 44. Dans l’église lors de son adoubement « ouy Cardenois la messe en grant devotion, mais je croy qu’il contemploit plus a sa dame que en l’office divinal » car Passebeauté est son dieu (p. 87-88). 45. R. Dixon, op. cit., p. 141-154. 46. M. Szkilnik, op. cit., p. 69. 47. Mais elle « épouse » l’abbé après avoir été « confessée » par lui (p. 442 ; cf. p. 450). 48. Comme dans Ponthus et Sidoine, « il n’est point d’action réussie sans acceptation de l’autorité » (A. Guillaume, op. cit., p. 70). 49. Cf. C. Gaullier-Bougassas, op. cit., p. 301-303. 50. Dans Cleriadus, une histoire d’infidélité conjugale fait rire Clériadus qui réconcilie pourtant les époux (p. 185-189). 51. D. Poirion, « Écriture et ré-écriture au Moyen Âge », Littérature, 41, 1981, p. 111. 52. Cf. G. Angeli, « La transformation narrative du débat : les Quinze joyes de mariage et Jehan de Saintré », Rhétorique et mise en prose au XVe siècle, éd. S. Cigada et A. Slerca, Milan, Vita e Pensiero, 1991, p. 51-55. 53. Sur ce qui suit et la portée de ces intimités ambiguës, voir R. Dubuis, RLR, p. 21-22 ; M. Santucci, « Les gestes dans Jean de Saintré », RLR, p. 108-112. 54. L. Pierdominici, « ‘Chose vraye faict a doubter’ : Saintré, ou l’invitation au mensonge », RLR, p. 156-158. 55. J. H. M. Taylor, « The pattern of perfection : Jehan de Saintré and the chivalric ideal », Medium Ævum, 53, 1984, p. 258-262. 56. C. Galderisi, op. cit., p. 13-29. 57. Voir K. Casebier, « History and fiction ? The role of doubt in Antoine de La Sale’s Le Paradis de la royne Sibille », Fifteenth-Century Studies, 28, 2003, p. 37-50.

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58. Le Paradis de la royne Sibille, dans Antoine de La Sale, La Salade, éd. F. Desonay, Liège et Paris, 1935, p. 96, 104, 106, 129-130 ; cf. p. 70. 59. C. Rollier-Paulian, « L’errance du couple noble : évolution d’un outil didactique dans le roman du XIVe au XVe siècle (l’exemple de Cleriadus et Meliadice) », Du roman courtois au roman baroque, op. cit., p. 276. 60. U. Ernst, op. cit., p. 162-163.

RÉSUMÉS

L’idylle dans les romans des XIVe-XVe siècles est marquée et distinguée selon le « paradis » qu’elle offre aux jeunes amoureux. Trois espèces en sont évidentes : l’idylle perverse, l’idylle morale et l’idylle ambiguë. En examinant ces trois espèces d’idylle, l’article notera surtout ce qui distingue les uns des autres les romans qui tombent sous chaque rubrique, selon la valorisation ou la condamnation de l’idylle et le paradis qu’elle décrit.

The idyll in 14th-15th century romances is characterized and distinguished by the « paradise » it offers young lovers. Three groups are obvious : the perverse idyll, the moral idyll, and the ambiguous idyll. Examining these three kinds of idyll the article focuses above all on what distinguishes the romances that fall under each heading according to the valorization or condemnation of the idyll and the paradise it proposes.

AUTEUR

DOUGLAS KELLY University of Wisconsin-Madison

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Féerie et idylles : des amours contrariées

Christine Ferlampin-Acher

1 Si la classification de Jean Bodel suggère une différence entre les romans d’Antiquité et les romans bretons, la valeur heuristique de la citation des Saisnes ne doit pas être surestimée. Certains romans n’entrent pas dans la classification du poète et stimulent la critique, qui les qualifie d’idylliques, réalistes, byzantins, voire gothiques. Ce sont des textes qui auraient pu semble-t-il trouver grâce aux yeux du poète, car on croit y reconnaître un reflet du réel, et qui n’ont peut-être d’autre unité que de n’être ni antiques ni bretons et que j’appellerai pour cette raison « romans du troisième type »1. Si la thématique des amours contrariées leur est commune, celle-ci ne constitue pas une caractéristique suffisante, ne serait-ce que parce qu’on la retrouve dans l’histoire d’Yvain et Laudine. Une autre caractéristique nécessaire et non suffisante2 serait l’absence de féerie, corrélée au refus du merveilleux, souligné par de nombreux critiques3.

2 La féerie est liée à la mise en scène de la fiction4, au problème de sa véracité problématique et à celui du réalisme. Autant de notions complexes qui dépassent le cadre d’un article. La féerie, toutefois, est plus circonscrite, plus facilement identifiable et plus immédiatement opératoire car elle correspond à une catégorie médiévale : on définira comme féerique tout indice textuel présentant un terme de la famille de faé et/ ou s’appuyant, partiellement ou non, sur les schémas narratifs et les personnages mis en évidence par Laurence Harf-Lancner5.

3 Si l’absence de féerie est communément admise pour les romans de troisième type des XIIe et XIIIe siècles, le problème se pose différemment pour les textes qui semblent prendre leur relais à la fin du Moyen Âge. Toujours étrangers aux matières bretonne et antique et mettant en œuvre des amours contrariées, ils semblent moins réticents face à la féerie, comme en témoigne Cleriadus et Meliadice6qui utilise le motif du don des fées et n’hésite pas à baptiser un personnage Porrus le Fayé : cette évolution pourrait s’expliquer par l’« interférence des matières » dans les textes tardifs, mise en évidence par R. Trachsler7.

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4 Après avoir discuté la mise à l’écart de la féerie dans les romans de troisième type, du XIIe au début du XIVe siècle, l’étude des manifestations du féerique dans le corpus tardif permettra de voir d’une part s’il existe vraiment une cohérence et une continuité génériques entre ces deux groupes de textes, et d’autre part dans quelle mesure l’absence de féerique peut être considérée comme une caractéristique nécessaire de cette mouvance littéraire8. L’hypothèse d’une incompatibilité entre « idylle » et « féerie » sera alors examinée de façon complémentaire à partir d’un roman tardif marqué par la féerie, Artus de Bretagne, où les amorces idylliques sont systématiquement déconstruites.

La mise à l’écart de la féerie dans le roman de troisième type (du XIIe au début du XIVe siècle)

5 Les romans de troisième type ne constituent pas un ensemble dont la cohérence tient à un texte fondateur, comme le Brut de Wace pour la matière arthurienne ou les sources latines pour la matière antique. Ils ne trouvent pas leur caution dans une auctoritas écrite : le réel semble avoir pris la place du livre source. Cependant le roman médiéval est toujours, plus ou moins, récriture, et les critiques, de M. Lot-Borodine à M. Vuagnoux-Uhlig9, sont unanimes pour reconnaître le rôle fondateur de Floire et Blancheflor. Les fées sont absentes de ce récit, que l’on considère le Conte de Floire et Blancheflor des années 1150 ou la version de la fin du XIIe siècle, peut-être simplement parce que la tradition féerique n’est pas encore installée à l’époque où le Conte est élaboré. L’absence des fées dans la tradition ultérieure peut s’expliquer par leur inexistence dans le texte fondateur : la constitution, postérieure, de cette mouvance, hors (ou contre ?) la matière arthurienne, aurait renforcé la pertinence de ce trait.

6 Pour M. Lot-Borodine, Aucassin et Nicolette est l’autre texte fondateur de la veine idyllique (ce qui élargit le champ hors du romanesque). Aucassin et Nicolette présente les références à la féerie que nous avons cherchées en vain dans Floire et Blancheflor10. Dans les deux occurrences relevées (la bête que Nicolette invente, chapitre XII ; le berger qui a pris Nicolette pour une fée, chapitre XVIII), la féerie est un mensonge ou une illusion, un fantosmes.Elle est de l’ordre du travestissement de la parole, qu’il s’agisse de l’invention de Nicolette ou du récit fabuleux du jeune garçon, avec un effet « boule de neige » qui illustre assez bien l’attitude des poètes par rapport à la féerie : le garçon dénonce le mensonge féerique, mais ne peut résister à en inventer un autre, à son tour. Cette double posture (fascination/rejet) est celle qui préside à la parodie : nombreuses sont les études qui ont mis en évidence dans Aucassin et Nicolette une parodie du merveilleux romanesque11 et de l’idylle12 (si ce texte est fondateur d’une mouvance, il se pourrait donc aussi qu’il en déconstruise les codes).

7 Dans les deux textes considérés comme premiers par M. Lot-Borodine, la féerie est donc soit absente, soit parodiée, alternative qui se confirme si l’on prend en compte un corpus élargi13. M. Vuagnoux-Uhlig, à partir des relations de genres, reconnaît le rôle fondateur de Floire et Blancheflor et intègre au corpus Piramus, Narcisse, Tristan, Floris et Liriopé, Aucassin et Nicolette et Guillaume de Palerne,avant de montrer que Galeran de Bretagne et L’Escoufle peuvent se lire sous l’angle idyllique. L. Louison, s’intéressant au roman réaliste comme réaction à l’idéalisme courtois, prend en considération le Roman

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de la Violette, Joufroi de Poitiers, La Manekine, Jehan et Blonde, Le Châtelain de Couci, le Roman du Comte d’Anjou14. Tous ces récits nous racontent des amours contrariées.

8 Dans ce corpus, on constate l’absence de personnages féeriques et de l’onomastique féerique traditionnelle (point de Morgue, point de Ninième). Cet effacement de la féerie est à rapprocher de l’érosion du merveilleux, ce qui explique que la coloration réaliste ait retenu les critiques. Le destin des héros n’est pas mis en coupe réglée par des devins, des enchanteurs ou des fées, mais placé sous la responsabilité plus abstraite de la Fortune ou de la Providence. Par ailleurs le couple parental, comme l’a montré M. Vuagnoux-Uhlig, joue un rôle moteur dans les récits idylliques, ce qui ne saurait être le cas lorsque des fées ou Merlin se substituent à des géniteurs problématiques ou absents. Enfin ce corpus a été caractérisé par la critique par le « déclin des valeurs guerrières » au profit de la beauté et de l’engin. La trame amoureuse prend le dessus, tandis que les personnages féminins acquièrent une épaisseur et une autonomie remarquables15. La fée ne saurait trouver une véritable place : elle entrerait en concurrence avec ces héroïnes, qui parlent, agissent, aiment, et… brodent ou tissent comme elles16.

9 Cette mise à l’écart de la féerie s’accompagne souvent d’une dimension parodique, comme l’a montré I. Arseneau17. Le Roman du Comte d’Anjou de Jehan Maillart (terminé en 1316)18 se présente comme une histoire veritable (v. 38),qui n’a rien à voir avec les fables de Gauvain, Tristan, Olivier, Rolant, Perceval, Lancelot, Robichon, Amelot (v. 1-10)19. Ces trufles (v. 19) mises à l’écart, est promise une aventure veritable / molt estrange et molt merveilleuse (v. 38-39). La merveille n’est pas exclue : elle est autre. L’héroïne, qui ressemble à une fée (v. 2442), dont l’identité reste mystérieuse, est accusée d’avoir mis au monde un monstre (v. 3406 sq.), préfigurant en cela Mélusine. La féerie n’est que de l’ordre du discours, de la parodie au sens étymologique du terme20 : elle renvoie à l’erreur de jugement d’un homme épris ou au mensonge d’une femme jalouse. Rapprochée du dénigrement des trufles et des fables, cette présence de la féerie renvoie aussi à la parodie au sens moderne du terme, qui implique une dévalorisation du modèle littéraire détourné.

10 Sans qu’il soit possible d’être exhaustif, on peut émettre l’hypothèse qu’il existe un roman en vers qui s’écrit contre le roman arthurien et contre le roman antique, qui, dans sa diversité, recoupe ce que la critique appelle roman gothique, réaliste, idyllique, byzantin, et qui soit élude la féerie, soit met celle-ci à l’écart sur le mode parodique. Le corpus pourrait être élargi à d’autres romans, comme Guillaume d’Angleterre.Dans ce texte, le rapport à l’Angleterre ne doit pas tromper : ce récit retors, qui raconte les pérégrinations et les tribulations d’un couple royal, n’est pas arthurien. Le roi devient marchand et ses enfants sont élevés par des bourgeois. L’amour reconquis et la parenté avec L’Escoufle (motif de l’oiseau ravisseur) incitent à voir dans ce texte sans référence antique ou arthurienne un récit du troisième type : la féerie y est totalement absente21.

Le roman tardif : fée et idylle

11 Si le roman idyllique jusqu’au début du XIVe siècle, en vers, est incompatible avec une féerie actualisée, un changement semble intervenir par la suite : les amours contrariées de l’idylle et la féerie coexistent dans certains textes. Cette évolution pourrait s’expliquer par l’interférence des matières narratives qui caractérise, comme l’a montré R. Trachsler, la fin du Moyen Âge (même si son étude envisage les matières par

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rapport à la répartition bodelienne et ne prend pas en considération notre corpus). Cependant, à partir de cinq cas, nous verrons que les romans idylliques tardifs ne sont pas plus compatibles avec la féerie que les romans de troisième type.

L’absence

12 Les amours contrariées de Pierre de Provence et la belle Maguelonne22 au XV e siècle ne donnent lieu à aucune mention féerique. Lorsque le héros contemple la blanche beauté de sa dame, cette merveille, sa poitrine plus blanche que cristal a veoyr (p. 31), aucune image féerique ne suit. La dimension chrétienne du texte bloque l’intrusion de la féerie. Si la fusion entre la Vierge et la fée est attestée ailleurs, ici, les tribulations humaines du chrétien excluent du champ l’intervention d’une créature surnaturelle23.

Les mentions féeriques

13 Dans le Roman de messire Charles de Hongrie24, la démythification de la féerie est nette lorsque l’auteur récrit le début du Lancelot en prose en racontant comment une bonne femme secourt la reine et son fils la nuit après que le roi a été exécuté pour avoir refusé d’abjurer, et comment le fou Taupin enlève l’enfant, Charles de Hongrie, pour le conduire à la dame de Goderes qui l’élève comme son fils, avec ses deux neveux : plus de Dame du Lac, remplacée par un fou et une femme de haute vertu, excellente chrétienne (fol. 1-6v).

14 Plus loin la carole enchantée (fol. 33 sq.), qui reprend elle aussi le Lancelot en prose en combinant la carole du clerc Guinenaus et la Douloureuse Garde, présente des mentions féeriques explicites : le héros met fin aux enchantements dans la chambre ou la farye estoit (fol. 35) ; ce n’estoit que toute fairie et enchantements (fol. 35v) ; Charles délivre les gens qui estoient touz fayés (fol. 35v). Mais d’une part on ne retrouve pas l’onomastique féerique ou arthurienne qui souvent (comme l’a montré R. Trachsler) signale les interférences entre les matières, et d’autre part autant le Lancelot du XIIIe siècle donnait de l’épaisseur à la féerie, dont il faisait une merveille polysémique et polyphonique en variant les points de vue et en approfondissant le champ par l’invention d’un passé, autant Charles de Hongrie neretient que l’épreuve comme confirmation de la supériorité du héros : il ne déplace à aucun moment le focus du héros vers la merveille (celle-ci par exemple n’étant pas l’objet d’un récit rétrospectif) et surtout il se garde bien de faire rencontrer à Charles une fée, qui risquerait de le séduire. La féerie ne vaut que comme aventure confirmant le héros et elle n’est là que pour être résumée au roi (fol. 38-38v). Elle ne se met pas en travers des amours du héros : il n’y a pas de concurrence ou de collaboration entre la fée et la princesse ; l’issue heureuse ne devra rien à la féerie. Celle-ci ne pourrait que bloquer le récit : les victimes de la carole magique racontent comment ils sont restés hors du monde, dans un cerne (fol. 38) qu’ils ne pouvaient franchir. La féerie est un lieu clos, destinée à la disparition : point de porosité, de compatibilité, entre les mondes. Quand une chasse au cerf prometteuse conduit le héros à un monstre qui enlève la reine, le plus grant et le plus merveilleux que oncques on eust veu (fol. 43) ou qu’il soit question de quatre hommes sauvages (fol. 61v) ou d’un chevalier ailé (fol. 62), il en va de même. Les manifestations féeriques sont isolées les unes des autres, point de volonté ordonnatrice supérieure comme dans Perceforest où l’enchanteur Darnant, la Reine Fée et le luiton Zéphir contribuent à l’organisation de

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merveilles en réseaux. La féerie se réduit à de simples mentions, au moment où elle est détruite. À Ninième on préfère la béguine. La Pucelle Blanche n’a rien d’une fée. Le cerf blanc dont il faut se mettre en quête (fol. 107v) n’est qu’un animal apprivoisé (fol. 131) qui vient quand on l’appelle et met, comme un chien, ses pattes sur les épaules de son maître. Saupoudrée dans le texte, la féerie perd son sens.

Amorces féeriques dans Eledus et Serene

15 Comme le suggère M. Vuagnoux-Uhlig25, Eledus et Serene, qui reprend l’épisode du milan de L’Escoufle et raconte l’enfance des deux enfans et leurs amours contrariées, est un roman idyllique inachevé en vers de la fin du XIVe siècle. Dans un premier temps, l’onomastique laisse planer un soupçon féerique, finalement déçu : Serene (au nom de Sirène qui en cette fin de Moyen Âge peut convoquer l’imaginaire mélusinien) et sa demoiselle Sibille sont de simples mortelles, même si la première offre à son ami un anneau d’invincibilité qui aurait pu se révéler féerique, mais qui finalement est peu actif dans la partie du roman conservé (v. 2851 sq.)26. Quant au nom d’Eledus, s’il éveille chez le lecteur le souvenir du d’Eliduc de Marie de France, il ne draine aucun développement féerique.

16 Deux scènes sont cependant explicitement féeriques. Deux interventions féeriques au moment de la naissance des héros scandent la succession des générations, qui, comme souvent dans le roman idyllique, sont l’objet des attentions du narrateur. La grossesse de la mère d’Eledus est marquée par un rêve prémonitoire à symbolique animale (v. 141 sq.) et les fées dessinent l’avenir du nouveau-né (v. 625-633). Si leurs paroles sont rapportées directement (v. 627 sq.), les dames ne sont pas décrites, et les conditions de leur apparition sont passées sous silence : les fées n’ont qu’un rôle programmatique. En ce qui concerne la deuxième génération, à la naissance, la fille de Serene porte un signe sur le corps en forme de bran qui lui donne son nom, Brande (v. 6202 sq.), et elle est enlevée par deux fées qui l’emmènent en Bretagne (v. 6234 sq.) : ce rapt n’est pas décrit directement et ne fait l’objet que d’un rapport tardif (Mes bien fu puis sceü v. 6236). Aussitôt cette fille évacuée en Bretagne, naît un fils, nommé Artus (v. 6240). Ces deux naissances constituent un intermède au milieu des affaires guerrières et viriles (v. 6193-6243), clairement marqué par la voix conteuse : Ore vous lais cecy ester, / En ma raison veuilh restorner (v. 6342-6344)27. Rien, dans ce qui nous est donné à lire, ne prendra le relais. La féerie sert à exclure des personnages qui risqueraient de détourner l’attention du couple idyllique et qui donc n’ont pas leur place dans le récit : elle n’est pas intégratrice.

17 Par ailleurs deux chasses, potentiellement féeriques, se révèlent déceptives : Eledus suit un cerf, passe un gué, rencontre un cerf couronné dont il coupe la tête, et découvre un château, qui n’a finalement rien de féerique. De même une chasse au sanglier (v. 4461 sq.) conduit le héros à une dame très belle, vêtue d’escarlate,dans un pré : il la vexe, elle lui propose un pacte. Si le lecteur ne peut manquer de penser à une fée, l’écuyer émet l’hypothèse qu’elle est une dragonesse (v. 4506), c’est-à-dire vraisemblablement une Mélusine. Le héros cependant quitte le château sans encombres et ce n’est que plus tard à Bougie que la dame du pré entre dans la chambre de Maugrier, sans que l’on sache comment : le chevalier s’étonne (quelle chose es ? v. 4527), elle précise qu’elle est un ange de Dieu (v. 4929) et lui ordonne d’aller délivrer Serene.

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18 L’auteur retient le don des fées à la naissance, les chasses potentiellement féeriques et les apparitions féeriques qui relancent l’aventure : il privilégie les motifs féeriques d’ouverture, ce qui lui permet à la fois de céder à l’engouement pour les fées de la fin du Moyen Âge et de maintenir celles-ci à distance. L’image d’une féminité forte, autonome, habile, qui, fondamentale dans l’idylle des XII-XIIIe siècles, aurait pu se déporter vers les fées, s’est en fait déplacée de l’héroïne vers les Amazones, longuement décrites (v. 6546 sq.) : leur blancheur (en relation avec le toponyme Albespine ou avec l’éclat de leur teint ou de leurs armes v. 6594, v. 6733) est potentiellement féerique, mais rien ne vient corroborer cet indice. Elles permettent surtout d’intégrer le modèle féminin actif et promoteur cher à l’idylle au cadre guerrier qui prédomine dans le récit, tout en maintenant à distance le modèle féerique.

19 Même si l’inachèvement du roman invite à être prudent, Eledus et Serene ne présente que des amorces déceptives, qui confortent l’hypothèse d’une incompatibilité entre féerie et idylle28.

La scène féerique de Ponthus et Sidoine

20 Dans Ponthus et Sidoine29, Brecelien (p. 51) où le héros établit une emprise d’arme est un toponyme qui à la fois crée un effet de réel, en contexte avec Rennes, et suscite une ouverture sur la matière arthurienne et la féerie. Le début de l’épisode (c’est le soir, le chevalier s’isole, il est pensif et merencolieux, p. 52) reprend une topique merveilleuse bien éprouvée30. Cependant, alors que dans Perceforest les manifestations curiales sont métamorphosées en jeu merveilleux et féerique31, ici à l’inverse la merveille de l’emprise est réduite à un spectacle de cour. Nain, cor dont il faut sonner, ermite, des éléments merveilleux sont là, mais vidés de tout surnaturel, déguisés en faulx visages (p. 54 et p. 59). La seule merveille est finalement l’anonymat dans laquelle se maintient le héros pendant l’emprise (p. 56). Une fois celle-ci achevée, à la Pentecôte, Ponthus organise dans la forêt de Berenton, jouxte la fontaine des Merveilles, que l’en dit de Belleton (p. 72), une fête : le prix de l’emprise est donné, et la fête donne lieu à un fort bel entremets (p. 75), suivi de joutes qui sont le clou de la manifestation. La merveille est parfaitement civilisée et les craintes de Sidoine qui a cru que Ponthus était devenu un homme sauvage sont bien vaines (p. 74). La mise à l’écart de la féerie est radicale : point de fée, une mise en scène tout au plus : en revanche l’aventure en Brocéliande constitue une étape importance dans l’histoire d’amour des deux héros.

La démythification d’un scénario féerique dans Cleriadus et Meliadice

21 Cleriadus et Meliadice emprunte, vers 1435-1445, des éléments à Ponthus pour raconter l’histoire amoureuse et mouvementée de ses deux héros32. Si, comme dans Ponthus la merveille est cantonnée dans un épisode (chap. XI-XII-XIII), l’auteur pratique des prolongements, qui évitent l’épuisement immédiat de la merveille et témoignent de la fascination durable et de la productivité romanesque de la féerie. Cleriadus rencontre un écuyer dans une forêt, qui lui parle d’une merveilleuse adventure et de la plus merveilleuse beste et cruelle que oncques homme vit (p. 118) : l’aventure merveilleuse commence souvent par un récit qui appâte le héros et crée une tension narrative. Cleriadus tue la bête, qui s’enfuit dans les bois, puis voit venir un beau chevalier, qui le remercie et lui explique qu’il avait été métamorphosé en lion par une fée :

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Si est vray que, quant ma damme ma mere fut grosse de moy, en ce temps la, couroit et encores fait, en aucunes contrees, manieres de fees qui oroient ou bien ou mal aux enffans. Et ma damme ma mere les fist guecter une foys pour veoir que c’estoit et ilz s’en courroucerent fort et determinerent a ma naissance que, se je estoie ung filz, aussitost que je avroye l’aaige de sept ans, que je seroye mis en guise de lion tresmauvais et horrible jusques a tant que le meilleur chevalier du monde avroit tiré sang de dessus moy par bataille. (p. 128-129)

22 Désormais il s’appellera Porras (Porrus) le Fayé (p. 129). Il explique qu’il aurait volontiers accompagné le héros, mais qu’il a autre chose à faire (on ne saura pas quoi p. 129) : il s’en alla en son païs pour faire et adcomplir ce qu’il doit faire. C’est sur cette pirouette qu’il disparaît du récit, non sans donner à Cleriadus un anneau, qui n’est pas décrit, mais qui, il le lui annonce, lui sera utile. Le texte entretient le mystère pour le lecteur tout en attirant son attention sur de possibles développements à venir : Et lors lui dit la vertus de l’anel comme vous orrez cy aprés (p. 129). Un récit qui prépare le héros, une forêt, un lion, un anneau : on pourrait se croire dans le Chevalier au Lion, dont l’épisode de la fontaine a eu une postérité remarquable à la fin du Moyen Âge. Il n’en est rien : la victoire du héros est un miracle résultant d’une prière (c’est sur elle que s’ouvre le récit) ; le chevalier Fayés prend son nom au moment même où il est libéré du sort et une périphrase précautionneuse est nécessaire pour présenter les fées. Le don des fées à la naissance est à nouveau une promesse féerique qui engage peu.

23 Cependant l’anneau, lourdement placé en attente, sera repris deux fois. Cleriadus, déguisé en mendiant, arrive à une fontaine, où il reconnaît son aimée, devenue servante, qui se met à saigner du nez : la vertu de l’anneau (étancher le sang) est révélée au lecteur quand Cleriadus s’en sert pour guérir la demoiselle (p. 376). La fontaine, l’utilisation de l’anneau (il faut mettre la pierre à l’intérieur de la main) peuvent à nouveau rappeler Le Chevalier au Lion et le saignement de nez de la demoiselle, peut-être à valeur sexuelle, est aussi une reprise déplacée de la cruentation qui dénonce le héros dans le roman de Chrétien. Cleriadus et Meliadice est en général avare de détails inutiles : s’il prend le temps de mentionner le mode d’emploi de l’anneau, c’est que cet indice signale la parodie. Plus loin, un chevalier blessé d’une flèche que seul le meilleur chevalier du monde pourra ôter est sauvé par Cleriadus, grâce à Dieu (p. 509). L’anneau merveilleux sert encore une fois à étancher le sang du blessé (p. 514). Il est désormais déconnecté de toute dimension merveilleuse : il renvoie à la fois à un savoir naturel, admis, et au miraculeux.

24 À la fin du roman (entre le double couronnement et le mariage), l’auteur règle définitivement son compte à la féerie. Le chevalier faé, « de qui autreffoys avez ouy cy devant parler, que Cleriadus osta, par sa grande vaillance, de la peine ou il estoit et de la faierie »(p. 601) vient offrir en remerciement à Cleriadus qui l’a délivré un très beau berceau (p. 603) : c’est certes une fort belle pièce, mais avec ce chevalier, on est passé du don des fées à la naissance à un simple berceau. Aussitôt après Porrus se fond dans la foule des invités (p. 604). Arrive alors le chevalier à qui Cleriadus a ôté la flèche (p. 604) : il apporte des dons, et l’on ne s’attarde guère sur lui. L’essentiel est de montrer son intégration au monde de la cour, dont la richesse est exaltée dans la description d’un superbe entremets (p. 605) : avec ces enfants montés sur des lions, sur des licornes, c’est la fin de la féerie, devenue, comme dans Ponthus,spectacle de cour. La merveille est d’autant plus marginalisée que le récit se poursuit : l’intégration de la merveille ne saurait être qu’anecdotique, elle n’est en aucun cas la fin ultime d’un roman

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qui se termine en stabilisant des trônes, en concluant des mariages et en mentionnant les enfants des deux héros, qui n’ont pas besoin de fées à la naissance (p. 712).

25 Les romans idylliques, quand ils n’excluent pas la féerie, s’attachent à la déconstruire : il semble y avoir incompatibilité entre idylle et féerie. Si les chansons de geste et leurs avatars tardifs évoquent des excursions en terre de féerie et s’appuient souvent sur une onomastique arthurienne pour s’approprier et renouveler la féerie romanesque33, les romans idylliques semblent au contraire, quand la féerie n’est pas absente, s’acharner à la réduire sur le plan narratif à des amorces déceptives, à des mentions sans postérité, à des enclaves narratives qui tiennent un peu de la réserve d’Indiens, et à la démythifier sur le plan sémantique pour l’assimiler au naturel ou au miraculeux. Si la pratique de l’interférence suppose une évaluation positive de l’emprunt, ici, la féerie, quand elle est présente, est traitée avec une défiance qui rejoint ce qui a été constaté pour les romans de troisième type. L’idylle n’est donc pas accueillante à la féerie et l’étude des amorces idylliques dans le roman féerique du XIVe siècle Artus de Bretagne confirmera l’incompatibilité de ces deux voix romanesques34.

Féerie et idylle dans Artus de Bretagne

26 Dans Artus de Bretagne35, deux ouvertures idylliques, parallèles, sont successivement désamorcées36 lorsque sont racontées les amours de jeunesse d’Artus et Jehanette et celles de Florence et Estienne.

27 Avant de rencontrer Florence qu’il épousera (et vers laquelle le conduira la fée Proserpine), Artus rencontre dans les bois Jehanette, dont il tombe amoureux (fol. 1-10). Une relation se noue, qui a de nombreux points communs avec le roman idyllique de première génération. Comme pour les héros de récits idylliques, le couple parental est très présent au début de l’histoire, et en particulier la mère, qui, possessive, est réticente à ce que son fils Artus la quitte pour aller chasser. Le texte insiste sur l’éducation donnée au jeune homme par son maître, Gouvernau, dont le nom renvoie à la sphère tristanienne, dont M. Vuagnoux a montré le potentiel idyllique37. Si Arthur est fils de roi, Jehanette est une jeune fille pauvre, qui s’est réfugiée avec sa mère dans la forêt dans une logete, après que le père, excellent chevalier, a dépensé toute leur fortune38. Jehanette serait un double féminin de Perceval, si ce n’est qu’en ce XIVe siècle, la dimension économique prime sur l’héroïsme. Le destin des deux dames a été celui des pérégrines du roman idyllique, devenues pauvres : la mère préfère être mendiante loin de chez elle à rester sur les lieux de sa déchéance. Les deux jeunes gens se rencontrent et se plaisent : leur amour est caché, comme les jeunes amours idylliques, contrées par les parents qui craignent, comme ce serait le cas ici, une mésalliance. Dans la forêt, c’est une idylle dans tous les sens du terme qui se noue, un amour de deux enfans (fol. 1v, le terme est récurrent pour évoquer les héros des récits idylliques), qui se joue dans une nature accueillante, dans un cadre qui tient autant du locus amoenus traditionnel que de la forêt du Morois, au bord d’un étang donné par Artus. Le souci économique, le pragmatisme du héros, vont dans le sens du roman idyllique, tout comme la pureté des deux enfans qui jouent dans la rosée au milieu des chants d’oiseaux (fol. 3). Vient le temps de la différenciation sexuelle : Artus demande à la demoiselle si elle a un ami, ses parents songent à le marier avec Peronne d’Autriche, une dévergondée. La mère de celle-ci obtient que la pure Jehanette remplace la demoiselle pour la nuit de noces. La gémellité, qui caractérise souvent les jeunes

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amants idylliques, se retrouve peut-être, déplacée, dans cet échange, d’autant que Jehanette invente à Artus un double qui lui ressemble exactement et qu’elle est supposée épouser. L’auteur aurait introduit le thème du double pour entretenir le potentiel idyllique, mais l’a déplacé, en dotant chaque amant d’un jumeau, au lieu que chacun d’eux soit le double de l’autre. Un autre double est d’ailleurs proposé à Artus, son cousin Hector, né la même année, son compagnon inséparable (fol. 4v), qui est fait chevalier en même temps que lui et contre le gré du père d’Artus qui rappelle la pauvreté du garçon. Le compagnonnage entre les deux adolescents a des traits idylliques (comme d’une certaine façon celui d’Ami et d’Amile).

28 Finalement la faute de Peronne est révélée, la demoiselle est chassée et meurt : Artus part en aventure et Jehanette est mise de côté par le récit qui lui donnera pour époux Gouvernau, en même temps qu’Artus épousera celle qui lui est destinée par les fées, Florence. La vie aventureuse de Jehanette pourrait être celle d’une héroïne idyllique : à ceci près qu’elle ne se marie pas avec son jeune amant et que celui-ci ne fait rien pour l’épouser. Certes Jehanette et sa mère vivront désormais à la cour des parents d’Artus, la demoiselle gardera le douaire que, selon la coutume, Artus lui a donné lors de la nuit de noces, mais de mariage avec Artus, point. Le texte n’en émet même pas l’hypothèse et signale d’emblée qu’elle deviendra reine et épousera Gouvernau (fol. 10). Point de sentiments donc, mais l’évidence que la fille doit être heureuse, désormais riche et promise à la royauté. Alors même qu’après la fuite de Peronne rien ne semblait l’empêcher de se marier avec Jehanette, Artus ne semble plus y penser : pendant quatre ans, la vie de cour se poursuit. Ces quatre ans, qui auraient pu correspondre à la maturation nécessaire à un amour idyllique, pendant lesquels Artus et Jehanette continuent à jouer ensemble, ne comptent guère : Artus part après un rêve qui lui annonce son mariage avec Florence (fol. 10). La première amorce idyllique est déjouée. Le songe et la fée Proserpine, qui organisent le destin des héros, ont la main. Certes le compagnonnage entre Hector et Artus se conclura comme il se doit : tous deux seront faits chevaliers et resteront compagnons ; cette histoire annexe, à coloration idyllique (malgré la transposition des situations) marque la réticence de l’auteur à renoncer complètement au scénario idyllique.

29 Après les enfances d’Artus viennent celles de Florence (fol. 12v sq.). À nouveau le récit commence par s’intéresser aux parents, à la naissance de l’enfant, qui est portée au Mont Périlleux où les fées annoncent son destin (fol. 12v), à sa jeunesse et à son éducation. Un nouveau scénario idyllique se noue autour de Florence, dont le nom est de la même famille que ceux de Floire et Blancheflor, Floris et Liriopé39. Elle est élevée avec Estienne, le fils du roi de Valfondée, jusqu’au jour où il part aux escoles à Athènes d’où il revient clers de astronomie et del art de nigremance (fol. 13). À son retour il devient le conseiller de Florence. La mère de celle-ci meurt. Lors de son enterrement l’empereur d’Inde tombe amoureux de Florence et la demande en mariage. Ce serait lui l’opposant, semble-t-il, que suppose le déroulement du scénario idyllique qui s’est amorcé entre Florence et Estienne. Or la fée Proserpine, dans une apparition nocturne qui est parallèle au songe d’Artus, annonce à Florence la venue d’Artus. Dès lors l’action se déplace au Château de la Porte Noire, demeure de la fée, où, Artus accomplit des exploits, et Estienne n’est plus qu’un auxiliaire zélé des amours des deux héros. Le scénario idyllique a échoué. Et lorsque beaucoup plus loin Estienne séduit Marguerite par son discours savant, le scénario n’a rien d’idyllique. Signe que l’auteur est conscient de la mise à l’écart du scénario idyllique : avant que l’automate ne désigne Artus comme l’époux promis par les fées, Estienne demande à Florence ce qui se passerait s’il

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était lui-même élu et réactive, un instant, le potentiel idyllique (fol. 100). Tout comme Artus a renoncé facilement à Jehanette, Estienne, qui d’ailleurs a déjà courtisé Marguerite, passe à autre chose. La féerie met donc au pas l’idylle dans Artus de Bretagne : l’épisode de Jehanette, en tête du roman, n’est pas un hors-d’œuvre maladroit.

30 Féerie et idylle sont donc incompatibles, mais la pulsion syncrétique qui anime le roman n’a cessé de susciter des tentatives d’hybridation. La mise à l’écart de la féerie serait un trait définitoire nécessaire, mais non suffisant, pour le corpus idyllique, qui du XIIe au XVe siècle, semble hétérogène mais qui constitue cependant, plutôt qu’un genre, une mouvance. Les textes idylliques, au XIIe et au XIIIe siècle, à l’époque même où la littérature est récriture, ont l’originalité, même s’ils reposent sur des reprises, de ne pas appartenir à une matière qui en borne d’emblée l’horizon. À la fin de Moyen Âge, alors que se pratiquent intensément les interférences génériques, la mouvance idyllique reste caractérisée par son opposition aux matières arthurienne et antique. La rareté des toponymes arthuriens (si ce n’est Brecelien, qui dans Ponthus est chargé d’un puissant effet de réel), la prédominance du motif du don des fées à la naissance (qui n’est pas arthurien et qui est plébiscité par les textes qui veulent du féerique sans pour autant succomber à la tentation bretonne)40, sont les signes à la fois de cette réticence de l’idylle à accueillir le monde arthurien et de la difficulté à inventer une féerie qui ne soit pas arthurienne, malgré le succès, tard venu, de Mélusine41.

NOTES

1. J’ai cherché une appellation pour ces textes. « Roman de troisième type » ou « roman de tiers état » m’ont retenue car elles pointent le fait que ce corpus, peut-être artificiellement réuni, se définit d’abord par le fait qu’il n’est ni antique ni breton. « Roman de tiers état », malgré son inélégance, permet de signaler que ces récits ne sont pas premiers dans l’histoire et la hiérarchie des genres (ce point demanderait à être approfondi : Floire et Blancheflor dans sa version ancienne est précoce), et surtout qu’ils sont souvent marqués par l’apparition des laboratores dans l’intrigue (« idyllique » évoque de même le monde des bergers). Cette appellation ne saurait établir une trifonctionnalité romanesque, improbable, mais rappelle la fascination médiévale pour le ternaire, à laquelle n’échappe pas Jean Bodel. Lorsque ce travail a été rédigé, l’article de F. Wolfzettel, « Le paradis retrouvé : pour une typologie du roman idyllique » (dans Le récit idyllique : aux sources du roman moderne,dir. J.-J. Vincensini et C. Galderisi, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 59-77) n’était pas paru : confrontant le récit idyllique et le roman arthurien (dans une perspective qui donc déborde mon approche de la féerie), l’auteur met en évidence l’itinéraire héroïque comme restauration d’un paradis perdu, profane et séculier, dans une perspective qui rencontre la mise à l’écart de la surnature féerique à laquelle je m’intéresse. 2. Les « romans de troisième type » la partagent avec les romans d’Antiquité. 3. Voir R. Lejeune, « Jean Renart et le roman réaliste », Grundriß der romanischen Literaturen des Mittelalters. Le roman jusqu’à la fin du XIIIe siècle,Heidelberg, Winter, 1978, t. 4, 1, p. 400-446 ; le volume La fiction réaliste au XIIIe siècle, Revue des langues romanes, 104, 2000 ; et les synthèses récentes de C. Rollier-Paulian, L’esthétique de Jean Maillart. De la courtoisie au souci de l’humaine

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condition dans Le Roman du Comte d’Anjou, Orléans, Paradigme, 2007 et L. Louison, De Jean Renart à Jean Maillart. Les romans de style gothique, Paris, Champion, 2004. On constatera le chemin critique parcouru d’A. Fourrier (Le courant réaliste dans le roman courtois en France au Moyen Âge, t. I, Paris, Nizet, 1960) à M. Zink (Roman rose et rose rouge : le Roman de la rose ou Guillaume de Dole, Paris, Nizet, 1979) et R. Dragonetti (Le mirage des sources. L’art du faux dans le roman médiéval, Paris, Seuil, 1987). 4. Les fées sont d’ailleurs souvent, comme le devin Merlin, lui aussi maître de la parole, des avatars du poète. 5. Les fées au Moyen Âge, Morgane et Mélusine,Paris, Champion, 1984 ; Le monde des fées dans l’Occident médiéval, Paris, Hachette, 2003. 6. Éd. G. Zink, Paris et Genève, Droz, 1984. 7. Disjointures-conjointures. Étude sur l’interférence des matières narratives dans la littérature française du Moyen Âge, Tübingen et Basel, Francke, 2000. 8. M. Vuagnoux-Uhlig, Le couple en herbe. Galeran de Bretagne et L’Escoufle à la lumière du roman idyllique médiéval, Genève, Droz, 2009, p. 25, note 43, préfère éviter le terme « genre » et parler de « mouvance idyllique ». 9. M. Vuagnoux, op. cit.,note 9, et M. Lot-Borodine, Le roman idyllique au Moyen Âge, Paris, Picard, 1913. Voir aussi Le récit idyllique : aux sources du roman moderne, op. cit. 10. Éd. M. Roques, Paris, Champion, 1936, XII et XVIII. 11. Sur les problèmes posés par cette notion, voir La tentation du parodique dans la littérature médiévale, éd. É. Gaucher, Cahiers de recherches médiévales, 15, 2008 ; A. E. Cobby, Ambivalent Conventions : Formula and Parody in Old French, Amsterdam et Atlanta, Rodopi, 1995. En ce qui concerne Aucassin et Nicolette,la critique est fort riche. Voir la synthèse et les réticences de T. Hunt, « La parodie médiévale : le cas d’Aucassin et Nicolette », Romania, 100, 1979, p. 341-381. 12. Voir R. Harden, « Aucassin et Nicolette as parody », Studies in Philology, 63, 1966, p. 3 ou G. E. Sansone, Idillio e ironia in Aucassin e Nicolette, Bari, Adriatica, 1950. 13. Un autre texte me semble devoir être proposé comme fondateur, en particulier du fait du traitement de l’errance qu’il propose : Apollonius de Tyr. Même si l’ancienne version en vers est nettement moins attestée que la version en prose, le texte latin a été largement diffusé. 14. La présence dans ce corpus de Tristan, Narcisse ou Piramus pose un problème par rapport à notre appellation de « roman de troisième type », car ces textes sont bretons ou antiques. 15. Voir par exemple M. Vuagnoux, op. cit., et C. Rollier-Paulian, op. cit., notes 9 et 4. 16. Sur les brodeuses, voir E. Baumgartner, « Les brodeuses et la ville », Un’idea di città = L’imaginaire de la ville médiévale,éd. R. Brusegan, Paris / Milan, Istituto italiano di cultura / Mondadori, 1992, p. 89-95 ; M. Gally, « Ouvrages de dames. L’invention poétique au XIIIe siècle », Revue des langues romanes, 104, 2000, p. 91-110. 17. « D’une merveille l’autre. Écrire en roman après Chrétien de Troyes », thèse de doctorat soutenue en 2006 à l’Université de Montréal, sous la direction de Francis Gingras. 18. Éd. M. Roques, Paris, Champion, 1931. 19. Les matières de France et de Bretagne sont explicitement mises à l’écart. On notera qu’il en va de même pour la pastourelle (Amelot, Robichon), ce qui rend le terme « idyllique » peu satisfaisant. 20. Elle n’est pas donnée objectivement, mais passe par des récits, des assertions, prononcés par les personnages, ou par des interventions ouvertes de la voix conteuse. 21. Éd. C. Ferlampin-Acher, Paris, Champion, 2007. Sur une lecture parodique, la démythification des rares indices féeriques et l’hypothèse d’un roman « gothique » selon la définition de L. Louison, voir l’introduction, en particulier p. 35-37. 22. L’ystoire du vaillant chevalier Pierre filz du conte de Provence et de la belle Maguelonne, éd. R. Colliot, Senefiance, 4, 1977. 23. Il en va de même dans les versions en prose d’Apollonius de Tyr.

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24. Éd. M.-L. Chênerie, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1992 (daté par son éditrice des années 1495-1498). 25. Op. cit., p. 430 sq. Voir J.-J. Vincensini, « De l’alliance à l’hostilité : dons, contraintes et troubles de l’idylle dans le roman d’Eledus et Serena », ‘Plaist vos oïr bone cançon vallant ?’ Mélanges offerts à François Suard,éd. D. Boutet et M.-M. Castellani, Villeneuve d’Ascq, Université Charles de Gaulle-Lille 3, 1999, t. 2, p. 975-991. 26. Éd. J. R. Reinhard, Austin, 1923. 27. Le sort de la fille et le nom du fils, arthuriens, soulignent, étant donné la désinvolture avec laquelle l’auteur se débarrasse de ces deux enfants, l’exclusion de la matière arthurienne. 28. Eledus et Serene reprenant certainement une source occitane, l’absence de féerie peut aussi être rapprochée de la problématique acclimatation dans le sud des récits arthuriens (spécialistes des fées même si a priori ils n’en ont pas l’exclusive). 29. Éd. M.-Cl de Crécy, Genève, Droz, 1997. 30. Voir C. Ferlampin-Acher, Merveilles et topique merveilleuse dans les romans médiévaux, Paris, Champion, 2003. 31. Voir C. Ferlampin-Acher, Perceforest et Zéphir : propositions autour d’un récit arthurien bourguignon,à paraître chez Droz, 2010, chap. 3 « Représentations festives et manifestations publiques ». 32. Éd. G. Zink, Genève, Droz, 1984. Ce roman est parfois classé parmi les romans arthuriens, ce que G. Zink réfute à juste titre (« Cleriadus et Meliadice, histoire d’une élévation sociale », Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Alice Planche,Paris, Belles Lettres, 1984, p. 496-504). C. Rollier-Paulian confirme ce point de vue en analysant les rapports de ce texte avec le Roman du Comte d’Anjou : « L’errance du couple noble : évolution d’un outil didactique dans le roman du XIVe au XVe siècle (l’exemple de Cleriadus et Meliadice) », Du roman courtois au roman baroque, éd. E. Bury et F. Mora, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 267-277. 33. Voir D. Boutet, « Au-delà et autre monde : interférences culturelles et modèles de l’imaginaire dans la littérature épique (XIIIe-XVe siècles) », Le monde et l’autre monde, éd. C. Ferlampin-Acher et D. Hüe, Orléans, Paradigme, 2002, p. 65-78. 34. Sur les fées dans ce roman, voir mon livre Fées, bestes et luitons, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2002, p. 122-135. 35. Les citations sont données à partir du manuscrit BnF, fr. 761. On peut se référer à Artus de Bretagne. Fac-similé de l’édition de 1584, en collaboration avec N. Cazauran, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1996. 36. Cette succession, qui fait que les deux héros, Artus et Florence, sont à la suite les héros de deux scénarios idylliques, crée entre eux un effet de parallélisme, qui suggère une sorte de gémellité, confortant le potentiel idyllique des deux personnages. 37. Op. cit., p. 125 sq. 38. Ce nom de Jehanette, rare dans la tradition romanesque, a une coloration idyllique, comme celui de Nicolette. 39. La place du végétal dans le récit conforte le potentiel idyllique. 40. Voir mon article « La présence des chansons de geste dans Artus de Bretagne,entre réminiscence et récriture », à paraître dans Le souffle épique. Mélanges Bernard Guidot, sous la dir. de M. Ott, Éditions Universitaires de Dijon. 41. Partonopeu de Blois ou Le Bel Inconnu n’échappent pas à l’horizon arthurien.

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RÉSUMÉS

Récit idyllique et féerie semblent incompatibles dans le corpus idyllique ancien (XIIe-début du XIVe siècle). Cette incompatibilité se retrouve quand on examine le traitement de la féerie dans les récits tardifs (en particulier Charles de Hongrie, Eledus et Serene, Ponthus et Sidoine, Cleriadus et Meliadice) et elle est confirmée par le caractère déceptif des amorces idylliques dans le roman féerique Artus de Bretagne.

Early idyllic romances (12th to early 14th centuries) do not usually invoke the world of fairies. This incompatibility is seen in later idyllic narratives (for instance Charles de Hongrie, Eledus et Serene, Ponthus et Sidoine, Cleriadus et Meliadice), and is especially exemplified in Artus de Bretagne, a fairy- tale romance, which initiates idyllic scenarios only to undercut them immediately.

AUTEUR

CHRISTINE FERLAMPIN-ACHER Université de Rennes 2 CELAM-CETM

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Du rêve idyllique au leurre courtois Mirages littéraires dans Le Dit de la Pastoure de Christine de Pizan

Jean-Claude Mühlethaler

Non, monseigneur, C’est trop d’honneur, Lisette est sa…age, Reste au villa…age…1

1 Quand Christine de Pizan écrit Le Dit de la Pastoure en 1403, elle vient de terminer Le Livre du chemin de longue estude et son monumental Livre de la mutacion de Fortune est en voie d’achèvement. Face à ces récits qui, thématisant la métamorphose de la poétesse en homme ou en nouvelle Sibylle, retracent son itinéraire vers une écriture morale et « engagée »2, le Dit apparaît comme un retour à la veine courtoise des premières œuvres. Une bergère y raconte son aventure aux « vrais amans »3, puis leur demande en clôture de prier pour celui qu’elle aime. Mais l’histoire de ses amours a beau constituer le fil conducteur du récit, la « sentence notable » (v. 32) que cache la « parabole » (v. 29) ne se limite pas à exprimer une vérité d’ordre courtois, même si la courtoisie est au cœur des débats à la cour autour de 14004. D’autres pistes s’offrent au lecteur qui sait aller au-delà de l’écorce de la « fable » (v. 31).

2 Il est tentant, sinon de lire Le Dit de la Pastoure en clé biographique5, du moins d’y voir la manifestation d’une « écriture personnelle »6 dans la mesure où, sous le voile de la fiction pastorale, Christine passe la parole à son double, la bergère Marote qui, comme elle, pleure sa solitude amoureuse. Dans le prologue, la poétesse évoque la tristesse dans laquelle l’a plongée la mort de son époux. Si elle écrit, répondant à la requête d’une personne de renom, elle le fait aussi pour trouver dans le travail créateur une consolatio à ses propres peines. « Seulete » (v. 459), Marote est saisie dans une posture que Christine adopte volontiers dans ses poèmes7. Mais le chant de la bergère à la fontaine éveille l’attention d’un grand seigneur qui, passant par là comme le chevalier dans les pastourelles du XIIIe siècle, est attiré par la charge érotique qu’il perçoit dans la mélodie. À sa demande, Marote chantera une bergerette8, entrouvrant la porte à l’échange amoureux : Lors a chanter commençay La chançon que je pensay

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Qui la plus nouvelle estoit Et qui le mieulx me goustoit.9

3 La recherche d’une nouveauté, susceptible de surprendre et de séduire un auditeur habitué aux divertissements de la cour10, témoigne d’une conscience esthétique étonnante de la part d’une bergère qui, de ce point de vue, rappelle de loin Aélis dans L’Escoufle de Jean Renart. À Montpellier où elle doit subvenir à ses propres besoins, la fille de l’empereur de Rome ne récite-t-elle pas « romans et contes »11, charmant ses nobles clients dans une ambiance chargée d’érotisme ?… Comme pour Aélis et Guillaume encore, l’acmé amoureuse entre Marote et le seigneur se réalise dans un « Éden sensuel »12, réservé au seul couple ; ils connaissent un bonheur sans mélange près de la fontaine, bercés par une nature verdoyante qui met les sens en émoi. Dans les deux récits, l’extase amoureuse peut rappeler au lecteur le souvenir de la rencontre d’un mortel avec la fée, conférant à la scène les couleurs de la fiction ou du rêve. Éphémère, le moment de bonheur précède le temps des épreuves qu’annoncent des failles cachées au cœur même de l’idylle.

4 En choisissant une pièce qui lui « goustoit » (à elle-même), Marote introduit dans la bergerette ce « sentement » 13 qui fonde la subjectivité propre au discours lyrique du Moyen Âge finissant. Le passage de la bergerette, qui célèbre le bonheur champêtre, aux ballades, que la bergère amoureuse chantera seule, pour elle-même, correspond à un changement de registre : au chant euphorique lié à la première rencontre se substitue la « complainte » (v. 1552) d’inspiration courtoise14. À l’instar de Christine, Marote connaît les affres de la séparation et finit par plonger, après un trop bref moment de bonheur, dans une profonde mélancolie causée par les absences répétées, toujours plus longues, de son amant.

5 L’effet de miroir n’est pourtant que partiel. Malgré la dysphorie partagée et une activité créatrice qui rapproche les deux figures féminines, la fiction résiste à la transposition pure et simple de l’expérience vécue dans le monde pastoral. Le système de relation entre les acteurs, tel qu’il est mis en place dans le récit, ne correspond pas en tout au système de relations qu’esquisse le prologue. La différence sociale, qui sépare la bergère de son amant, s’applique au commanditaire, mais pas à l’époux de Christine. Jamais la veuve ne s’expose au reproche d’être une « orgueilleusete d’amours » (v. 438), alors que Marote l’est aux yeux de ses soupirants éconduits. Comme dans certains romans idylliques (Floire et Blancheflor, L’Escoufle), la question de la mésalliance projette une ombre inquiétante sur les amours de la bergère et du seigneur, laissant entrevoir les épreuves à venir ; mais, au contraire des récits des XIIe et XIII e siècles, où les tensions se résolvent avec le mariage final, le dit se clôt sur une impasse, confinant la bergère dans une douloureuse solitude.

6 Or, dès le début, Marote vit à part dans la société pastorale qui l’a pourtant vu naître et grandir. Elle s’occupe seule de ses brebis et ne participe pas aux rondes et chants des bergers. Il convient donc d’interroger les failles qui traversent le texte pour mesurer les enjeux d’un décor en trompe-l’œil que l’idéalisation du passé dans le souvenir de la bergère ne camoufle qu’imparfaitement. Le Dit de la Pastoure ne s’en tient pas à une fiction personnelle ; il éclaire la question de l’amour en l’envisageant exclusivement d’un point de vue féminin15 et propose une réflexion à caractère métapoétique sur l’utilisation des registres pastoral et courtois, à laquelle s’ajoute, nous le verrons, une pensée aux implications plus sociales, voire politiques.

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7 Que les miniatures des manuscrits de la British Library ou de la Bibliothèque Nationale de France16 ne nous induisent pas en erreur ! Il ne s’agit pas, pour Christine, de présenter « de façon naïve et gracieuse le travail à la campagne »17 ou de pratiquer la poésie pastorale à la manière des Bucoliques de Virgile. Bien plus que le souvenir de la première églogue, c’est celui des Géorgiques qui s’impose, quand on lit la description du « mestier de la bergerie » (v. 79). Le poète latin prescrivait comment il faut s’occuper de la nourriture et du bien-être des animaux18 ; la bergère de Christine de Pizan énumère les soins qu’elle prodigue aux moutons, brebis et agneaux. Comme Virgile19, elle évoque la « rongne »20, à laquelle Jean de Brie consacre de son côté un bref chapitre dans Le Bon Berger, traité rédigé en 1379 et dont un exemplaire se trouvait dans la bibliothèque de Charles V.

8 Christine de Pizan pourrait avoir été plus directement influencée par Jean de Brie21. Le Bon Berger donne ses titres de noblesse à un état qui remonte à Abel en rappelant à ses lecteurs que plusieurs rois de l’Ancien Testament ont commencé par garder les moutons22. Le berger est sous sa plume une image du bon prince ; l’harmonie qui règne dans le monde pastoral est celle qu’on souhaite pour le royaume de France23. Tel n’est pas, nous le verrons, le discours de Christine de Pizan, chez qui la bergerie s’identifie, dans le souvenir de Marote, aux années heureuses où, s’occupant de ses moutons, elle vivait en accord avec la nature et ignorait les affres de l’amour. Bien que le récit suggère, par l’emploi de l’imparfait, un temps cyclique24, l’énumération des travaux de la bergère (v. 78-126) ne s’inspire pas du traité de Jean de Brie. Dans le sillage de Virgile, qui oppose les travaux d’été aux travaux d’hiver, celui-ci décrit les tâches du berger en suivant l’ordre des mois, créant un effet d’objectivité liée à l’expérience que renforce le recours à la prose. Le passage correspondant du Dit est au contraire marqué par la subjectivité d’un énoncé mémoriel où la seule indication temporelle – le mois de « may » (v. 96) – renvoie à un printemps à la fois éternel25 et irrémédiablement perdu. Les vers consacrés aux habits font éclater au grand jour les différences d’éclairage dans les deux textes, l’un évoquant la dure vie quotidienne du berger, l’autre qui en fait ressortir le seul côté festif :

Jean de Brie, Christine de Pizan, Le Bon Berger Le Dit de la Pastoure

Bergers : Bergers : chausse de blanchet gros, ou de camelin ; gans blans (v. 175) ; soulliers taconnez de fort cuyr ; aumosnieres (v. 175). buhos (gaines) d’ung vieulx houseaulx ; Bergère : tacons et semeles de fort cuyr ; Surcot vert, cote jolie (v. 347) ; ses bobelins26 ; Graille ceinture (v. 349) ; brayes de grosse toille et forte ; Bourse, espinglier (v. 350) ; brayette de fil tissu de deux dois de large Cotelet faitis (v. 351) ; (p. 69-71). Pelice legiere (v. 354) ; Chainse crespé et delié (v. 355).

9 Alors que Christine de Pizan saisit les bergers au moment de la danse (v. 160-175) et que tout, dans les habits de la bergère (v. 347 sq.), dit l’élégance et la séduction de cette jeune personne, Jean de Brie conseille des vêtements grossiers, adaptés à des hommes que leur métier expose fréquemment aux intempéries. C’est seulement dans le domaine des « outilz » (v. 177) indispensables au berger que les indications des deux auteurs convergent. Relevons en passant, chez Jean de Brie aussi bien que chez Christine de

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Pizan ou Jean Froissart27, la place accordée aux instruments de musique ! Associant le berger à la joie du chant, ils font de lui – comme déjà Virgile28 – une figure au moins virtuelle du poète :

Jean de Brie, Christine de Pizan, Le Bon Berger29 Le Dit de la Pastoure

la boiste a l’ongement en ung estuy de trenche pain, cysiaulx, forsetes cuyr ; (v. 179) ; ung canivet pour oster la rongne ; boiste a ointure, esguilletes (v. 180) ; ung cyseaux pour coupet la laine ; aloine, cernoir, cordele (v. 181) ; alesne à coudre soulliers ; une grande tace belle (v. 182) ; un aguillier à mettre ses aguilles ; fil, aiguille et deel (v. 183) ; coutel à forte alemele à trencher son lanieres pendans (v. 186) ; pain ; la grant clef (v. 187) ; la gaine du coutel d’une vieille savate ; le mastin on tient (v. 192) ; cordelle de gros fil de chanvre ; la houlete bien taillée (v. 195) ; ung fourreau de vieulx cuyr pour la panetiere a pain (v. 198). mettre les flaiaux ; Instruments : flajol, tabour, musete ou porter et ceindre sa panetière ; chevriete (v. 145-147). la laisse du chien ; noblement paré de sa houlette ; baston et corgées de trois lanyères de cuyr ; grant chappeau de feutre rond ; Instruments : flaiaux, fretel, estyve, douçaine, musette, chevriete.

10 Même dans ce passage, Christine de Pizan se démarque de Jean de Brie. Les « gans blans » et les « aumosnieres » (v. 175) que portent les bergers, évoqués juste avant la liste des outils, sont des attributs traditionnels d’amoureux30 plutôt que de paysans. Leur présence, impensable dans Le Bon Berger, met la liste qui suit en perspective : loin de se limiter à leur fonction utilitaire, les outils deviennent, sous la plume de Christine, les éléments d’un tableau représentant des « bergiers qui gays se tiennent » (v.178). Tandis que Jean de Brie, par le recours répété à l’adjectif vieux – « vieille savate », « vieulx cuyr » (p. 73) –, suggère la simplicité, voire la pauvreté des bergers, Christine de Pizan n’évoque à aucun moment leur vie rude. L’absence, dans sa liste, du couteau pour « oster la rongne » (p. 72) ou du « grant chappeau de feutre rond et bien large » (p. 78), qui protège le berger de la pluie et du vent, participe des « effets de déréalisation » relevés par Joël Blanchard31. Mais ceux-ci n’aboutissent pas vraiment à une prise en charge par les « figures pastorales des valeurs courtoises », car de subtiles failles dans l’harmonie bucolique font ressortir le caractère à nos yeux parodique de la scène.

11 La liste des outils du berger place Le Dit de la Pastoure non seulement dans le sillage du Bon Berger, mais l’apparente aux pièces relatives à L’Oustillement au vilain, dans lesquelles le jongleur dresse l’inventaire des biens domestiques32. Une telle liste a pour effet, du moins pour un public averti, de situer le texte dans le registre bas, celui du stilus humilis emblématiquement fixé dans la roue de Virgile. Du XIIIe au XVe siècle, de Mathieu de Vendôme33 à L’Infortuné, que nous citons ici, les auteurs des arts poétiques rappellent qu’il faut adapter les propos aux personnages : Pour personnages de labours Ou aussi de gens de mestiers, Soit de villes ou de faulx bourgs,

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Soient maçons ou charpentiers, Ou forgerons, ou argentiers, Parlent de louër leurs outilz En leur mestiers en tous quartiers.34

12 Au choix d’un personnage correspond un choix stylistique qui conditionne le lexique utilisé. Christine de Pizan a beau qualifier les « pastoureaulx » de « gentilz » (v. 229), ils n’en mangent pas moins du « pain faitis »35 accompagné de fromage ; ils offrent à leurs amies noix, noisettes, châtaignes et raisin. Comme les outils, la nourriture contribue à créer une atmosphère champêtre36 et relève d’un style rustique propre à susciter, par certains détails, le sourire d’un public de cour. Les bergers, menant « feste a desmesure » (v. 211), offrent une image dégradée du ballet aristocratique37. Leurs distractions, loin de se limiter au « jeu de merelles et du baston », comme le veut Jean de Brie38, semblent fort variés (v. 317), même si le texte ne mentionne explicitement que la « pelote » (v. 170), les quilles et les billes. Surtout, les bergers pratiquent « l’escremie » (v. 297) sous les yeux de leurs amies, avec des épées de bois et des boucliers fabriqués à l’aide d’écorces. « La veissiez vous de beaulx coups » (v. 301), s’exclame Marote, utilisant une formule qui, héritée de la tradition épique et romanesque, trahit l’ironie du propos. Par leur imitation maladroite des passe-temps aristocratiques, les bergers prêtent à (sou)rire, qu’ils jouent au tournoi ou qu’ils chantent une chanson aux relents populaires : Larigot va larigot, Mari, tu ne m’aimes mie, Pour ce a Robin suis amie.39

13 Non seulement « larigot » désigne une flûte rustique, mais le substantif, isolé dans un récit où domine le vocabulaire courtois, sert à caractériser l’argot des bergers40. En plus, le chant plaide joyeusement pour le droit à tromper son mari plus qu’il ne célèbre l’amour d’une bergère pour un berger. Ce triangle érotique ne transpose pas le triangle courtois, avec sa loi du secret, dans le monde pastoral. Les bergers chantent l’érotisme et non un amour sublimé, de sorte que l’idylle bucolique, liée aux sens en émoi, s’apparente plutôt au monde des fabliaux ou de la nouvelle, voire aux amours enfantines des romans idylliques. Mesurée à la courtoisie (apparente) qui la marque de son sceau, la pastorale de Christine de Pizan tient de la parodie.

14 La position en retrait de Marote, qui ne participe pas aux jeux des armes et de l’amour, confirme le point de vue, distant et amusé, que la narratrice porte sur les bergers, les percevant à travers des lunettes teintées de courtoisie. Son attitude révèle le malaise de la bergère qui, dès le départ, rêve d’un monde plus parfait, au diapason de ses aspirations personnelles. Christine met ainsi en évidence la littérarité41 de la bergerie et rien ne traduit mieux la distance esthétique de Marote que les deux bergerettes qu’elle chante à la requête du seigneur. Elle y recourt à un vocabulaire courtois pour célébrer le « joli mestier » (v. 626) des bergers et des bergères qui tressent le muguet en « chappellet de flours » (v. 670). Le je de la chanteuse ne s’y inscrit que de manière fugitive, au début de la première bergerette : Il n’est si jolis mestier Com de mener en pasture Ces aigneaulx sus la verdure, Jamais faire aultre ne quier.42

15 Contrairement au chant de la bergère dans les pastourelles43 du XIIIe siècle, où s’exhale le désir44, la bergerette clame ici le refus d’aimer. C’est bien là une chanson « nouvelle »,

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inattendue. Dès qu’il est question d’amour, le je s’efface, comme si la chanteuse ne se sentait pas concernée : à travers la pièce lyrique, Marote résume la situation qui est la sienne au moment où le noble seigneur l’aborde. Le regard distant qu’elle porte sur les « amouretes » (v. 633) des bergers reste implicite dans la seconde bergerette, laquelle offre le tableau idéalisé de la vie pastorale, tel qu’un noble l’attend d’une poésie destinée à la cour. Marote sacrifie au goût de son auditeur en célébrant les « fines amours » (v.672) des bergers qui échangent fleurs et chants dans un bosquet idyllique.

16 Mais si bergers et bergères sont qualifiés de gentilz45 et ne pratiquent jamais la « rethorique rurale46 » condamnée par les arts poétiques, seule la compagnie du noble est présentée comme courtoise (v. 551). Seul le seigneur, capable de parler avec « grant courtoisie » (v. 611), trouve le chemin du cœur de Marote. Le choix des termes introduit une nuance, une gradation dans la perfection47 : la véritable courtoisie reste réservée à une élite, les bergers ne peuvent qu’imiter les nobles avec plus ou moins de bonheur. Robin a beau être assis sur un manteau bleu, couleur de la loyauté en amour48, son « large coutel » (v. 256) détonne dans le cadre courtois qu’il tâche de créer pour Marion : Atout un large coutel, Assis sus son bleu mantel, Si fent la couldre par mi Et dit que, par Saint Remi ! Esclisse fera de couldre, Ensemble veult les bous couldre, Si ara de flours chapiau Moult bien suroré d’orpeau Que s’amie a en sa bourse.49

17 En répétant les gestes des fins amants, Robin s’en tient aux signes extérieurs. C’est là une attitude qui, à en croire les Cent ballades d’amant et de dame de Christine de Pizan, ne saurait être considérée comme une preuve d’amour aussi longtemps que l’amant ne confirme pas le symbolisme conventionnel par ses actes, servant la dame « de loyal cuer parfait »50. Bien que Robin invoque saint Rémi (qui a oint Clovis), suggérant une association possible avec le bleu des armoiries de France, il n’en est pas anobli pour autant. Le bleu ne s’allie ici pas vraiment à l’or, car le chapeau de fleurs n’est pas encore réalisé ; de surcroît, l’orpeau n’a de l’or que l’apparence, étant fait de fils de cuivre ou de laiton. Tout cela tient du déguisement et du jeu ; traversée de dissonances registrales, la scène laisse entendre ce « chant à côté » qu’est, selon son étymologie, la parodie. Il faut attendre l’arrivée de la noble compagnie pour que l’éclat de l’or pur resplendisse dans le monde pastoral, pour que le paraître corresponde enfin à l’être, autrement dit au statut social et à la dignité morale des personnages : Frains dorez, selles couvertes Avoyent blanches et vertes Et de diverses couleurs Faittes aux devises leurs.51

18 Si Marote porte – comme déjà les bergers et les bergères de Froissart52 – un « chainse (…) blanc », elle possède aussi un « surcot vert »53. Or ce sont, avant même qu’elle l’ait rencontré, les couleurs du noble seigneur et de sa suite, arrivant sur des chevaux aux freins dorés et aux selles « couvertes blanches et vertes ». Pour la seconde rencontre, Marote choisira sa plus belle robe et revêtira consciemment la devise (v. 512) du prince. Le vert de sa « cotte » et le blanc de son « chainse », mis en évidence à la rime, se répondent cette fois à seulement deux vers de distance :

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Mais ainçois bien m’atornay D’estroitte cotte de vert ; Mon peliçon fu couvert D’un beau ridé chainse blanc.54

19 Le vert et le blanc font partie des quatre couleurs personnelles du roi de France, mais ce sont plus précisément les couleurs que le maréchal Boucicaut avait faites siennes, quand il avait institué l’Ordre de l’Escu vert à la dame blanche le 11 avril 140055. Christine les associe à Charles d’Albret dans la louange qu’elle adresse à ce membre illustre de l’ordre dans une ballade : Bon chevalier, ou tous biens sont compris, Noble, vaillant et de royal lignage, Qui par valeur avez armes empris, Dont vous portez la dame en verde targe.56

20 Les habits de fête choisis par Marote se prêtent ainsi à une lecture plurielle. Couleurs de la pureté et de l’amour naissant, le blanc et le vert se lisent d’abord comme une déclaration de la bergère au seigneur. C’est ce que comprennent les bergers, étonnés par la recherche vestimentaire de Marote : T’a ton pere fiancée, Ou se tu as nouvelle pensée ?57

21 Mais en portant la devise du seigneur, Marote fait aussi acte d’allégeance, affichant son appartenance à sa mesnie. En filigrane s’inscrit dans le texte la louange d’un prince de lignage royal – Charles d’Albret est fils de Marguerite de Bourbon – qui pourrait être le mécène de la poétesse. Serait-ce lui le destinataire du Dit de la Pastoure comme il l’est du Debat des deux amans58 ?

22 Charles Ier d’Albret fut nommé connétable de France en 1402. Sur cet arrière-fond, les amours de la bergère et du seigneur, de l’idylle aux absences prolongées de l’amant, pourraient avoir des implications plus concrètes, liées au contexte politique. L’insertion, dans le Dit, de l’histoire de Pâris et de « Senonné »59 (v. 1378), puis des amours d’Hercule et d’Omphale, semble le confirmer. Les deux récits mythologiques ne confèrent pas seulement au texte de Christine la valeur exemplaire des fables héritées de l’Antiquité ; ils thématisent la relation problématique entre arma et amor, entre vie publique et vie affective. En rappelant à son amie le sort de Senonné pour la mettre en garde contre un amour trop haut placé, choisit un exemple tiré de la matière troyenne, ce qui est loin d’être innocent : la noblesse française ne descend-elle pas en droite ligne des princes de Troie60 et le récit ovidien n’est-il pas connu, à la fin du Moyen Âge, grâce aux épîtres insérées dans la mise en prose du roman de Benoît de Sainte Maure61 ?… Quelle que soit la version, l’idylle entre Pâris et Senonné (Œnone) prend fin, quand le berger royal découvre qu’il est le fils de Priam. Comme le seigneur, à qui Marote a donné son cœur, il part à l’aventure… et tombe amoureux de la « roÿne Heleyne » (v. 1420), une dame de son rang, causant ainsi – ce que Lorete tait, mais que le public ne saurait ignorer – la ruine de Troie. Le récit mythologique se présente comme une variante pessimiste du roman idyllique, dans laquelle le couple, séparé pendant le long temps des épreuves, ne finit pas par se retrouver pour renouer avec le bonheur perdu.

23 Roman idyllique avorté, le récit mythologique invite à relire le Dit sous cet éclairage : ne préfigure-t-il pas, selon Lorete, le malheur inéluctable qui guette Marote ? Lorete ne fait pas de Pâris un amant volage, homme et donc infidèle, tel que le dénonce la Vieille désabusée du Roman de la Rose 62. Elle met en garde son amie contre un rêve des plus

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fragiles qui ne peut s’inscrire dans la durée : l’amour des débuts n’est qu’un leurre, l’idylle une illusion ! Pâris, en suivant sa vocation guerrière, a oublié son amie, ce qui aux yeux de la bergère prouve à quel point le monde bucolique et l’univers du chevalier sont incompatibles. Quand le prince déclare à Marote que lui et ses compagnons sont aussi des « pastouriaux » (v. 1102), cela est vrai tout au plus métaphoriquement : il est le (bon) berger de ses sujets63, mais il ne saurait pour autant partager la simple vie du peuple. Sa fonction sociale, son rang et son honneur l’appellent ailleurs, il se doit de s’exposer au hasard des combats et des tournois. N’a-t-il d’ailleurs pas, selon l’aveu même de Marote, le renom d’être un « vaillant » (v. 2273) parmi les preux ?

24 En passant sous silence les conséquences fatales des exploits de Pâris, Lorete construit son message de manière comparable à celui que les sculptures de La Fontaine amoureuse de Guillaume de Machaut transmettent au spectateur. Sur le marbre de la fontaine, à l’extérieur, est représenté le rapt d’Hélène, tandis qu’à l’intérieur, invisible à celui qui ne se penche pas sur le bassin, « estoit la bataille »64 d’Hector et d’Achille. Endroit de la médaille, la passion amoureuse attisée par Vénus occulte la guerre qui en est l’envers. Pâris65 – dont la rencontre avec les trois déesses est longuement développée – est le contre-modèle dont le prince de La Fontaine amoureuse doit éviter le côté sombre ; le poète, qu’il rencontre juste avant son départ en exil, au moment crucial où se joue le conflit entre l’amour et le devoir66, va lui servir de guide dans cette entreprise. Leur songe commun révèle au prince comment transformer sa situation en un idéal courtois vécu et assumé. Par la sublimation, le seigneur arrive à maîtriser la tristesse de la séparation et, grâce au songe (autrement dit à la poésie), il retrouve la joie et la force d’agir en homme d’état responsable.

25 Si la force persuasive du rêve, de la fiction littéraire, permet chez Guillaume de Machaut de trouver une issue à une situation de crise, tel n’est pas le cas de Christine de Pizan. À la courbe euphorique que dessine La Fontaine amoureuse, Le Dit de la Pastoure répond par une courbe dysphorique qui conduit à la solitude mélancolique de Marote. Alors que dans l’œuvre du maître champenois la complainte du prince sert de point de départ au récit, la complainte de la bergère délaissée est l’aboutissement de son parcours amoureux. Que Christine réponde à Machaut nous semble confirmé par un détail à première vue infime, mais qui en dit long sur le statut des deux textes. Après que Marote a confié ses rêves d’amour à Lorete, son amie s’exclame : « Hé Dieux ! que c’est bien songé ! » (Pastoure, v. 883). Le vers fait écho au vers sur lequel se clôt La Fontaine amoureuse, comme y fait écho la posture du seigneur qui, allongé sur l’herbe, pose sa tête dans le « giron »67 de Marote dans un moment de détente et de bonheur : « Dites moy, fu ce bien songié ? » (v. 2848).

26 Au contraire de Machaut, chez qui le songe représente une force régénératrice, Lorete dénonce, en parlant de « songe », l’illusion d’un bonheur impossible. Marote souscrit sans le vouloir à ce jugement, alors même qu’elle oppose au mythe de Pâris et Senonné une lecture ad usum proprium du mythe d’Hercule et d’Omphale afin de prouver que la toute-puissance d’Amour brise jusqu’aux barrières sociales les plus fortes : Mais Amours si le lia Et si fort humelia Qu’il ne lui desplaisoit mie Charpir laine avec s’amie.68

27 Hercule se transforme certes en berger amoureux, mais c’est au prix d’une perte d’identité qui obéit au mécanisme du renversement parodique : sa métamorphose conduit à une féminisation et un abaissement qui, impliquant l’oubli de l’aventure, le

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rendent fatalement ridicule aux yeux d’un public aristocratique69. Le parcours héroïque qu’on attend du chevalier est décidément incompatible avec l’idylle à deux dans un cadre pastoral ! L’« amour bone et seüre »70, telle qu’Œnone, horrifiée par les ravages de la guerre, l’offre à Pâris dans la version en prose du Roman de Troie, n’est pas un idéal propre à séduire le chevalier. Le jeune prince ne prête pas plus l’oreille aux sombres prophéties de sa sœur Cassandre71 qu’au rêve de bonheur, auquel l’invite la nymphe délaissée !

28 Dans Le Dit de la Pastoure, l’occultation des horreurs de la guerre ne fait que donner plus de poids à la conclusion que chacun doit rester à sa place, comme le pense Lorete, double raisonnable de Marote. Cette vision d’une société statique et hiérarchique domine, on le sait, tout au long du Moyen Âge qui y voit un garant d’ordre et de stabilité. Christine de Pizan la fait sienne dans Le Livre du corps de policie dont la première partie s’adresse aux princes, la seconde aux chevaliers, la troisième enfin « a l’université de tout le peuple »72. Tous les états, enseigne la poétesse, ont « leurs devoirs en leurs offices »73 et ne sauraient s’y soustraire sans mettre en péril le bien commun.

29 La bergère ne peut donc s’éloigner du monde pastoral sans se retrouver dans un entre- deux sans répondant dans la réalité. Confrontée aux absences répétées du seigneur, que justifie son statut social, Marote adopte la posture caractéristique de l’amant courtois : le repli sur soi et la plongée dans des souvenirs teintés de regrets. Au temps circulaire du monde pastoral, sur lequel s’ouvre le récit, fait pendant, à la fin du parcours, une nouvelle forme d’immobilisme, liée au ressassement mélancolique. Aussi statiques l’une que l’autre, ni l’option bucolique, ni l’option courtoise n’ouvrent la voie à un amour qui puisse s’inscrire dans la durée et dans la réalité. En se rencontrant toujours en marge du monde pastoral, la bergère et le seigneur marquent leur refus d’une bucolique qui prête à sourire. Ces brefs moments d’entente font miroiter le rêve, illusoire et éphémère, d’une transgression possible des normes sociales, mais le choix courtois rétablit la distance en réinscrivant la bergère dans sa solitude : il lui impose de célébrer dans la douleur l’altérité de l’être aimé et absent.

30 Alors que chez Guillaume de Machaut, la fin’amor aboutit à un dépassement de soi et à une maîtrise de la réalité à travers la fiction et la sublimation, l’idéal représente une impasse chez Christine de Pizan. L’imaginaire bucolique et l’imaginaire courtois, figés par la tradition, ne parviennent pas à une fusion qui permettrait de les régénérer. À la confiance du clerc dans le pouvoir de la littérature répond le « désenchantement74 » du Dit de la Pastoure : le récit exprime une méfiance face à la rhétorique amoureuse75, il met en évidence l’inadéquation au monde d’un héritage littéraire qui n’offre pas de solution aux aspirations de Christine, car la bergère – même « encourtoisée » – ne réussit pas à s’intégrer à la société aristocratique.

31 Si l’on admet que Charles d’Albret est le commanditaire de l’œuvre, le Dit thématise, en filigrane, la difficile relation entre la poétesse et le mécène. Malgré la fascination pour un héritage culturel commun, partagé à de rares moments privilégiés, la distance entre l’écrivaine et le prince ne s’abolit pas pour donner lieu à une connivence telle que la décrit Guillaume de Machaut dans La Fontaine amoureuse. Le sentement de l’une et la vocation guerrière de l’autre ne trouvent pas de terrain d’entente stable ; la posture courtoise de Marote signe la fin de son rêve égalitaire et marque la distance, codifiée, qui règle les rapports entre la poétesse et le prince. Elle ne peut lui dire son amour (son attachement) que de loin, s’unissant aux autres dans une prière à sa gloire. Comme la bergère, l’écrivaine doit rester à sa place, au service d’un seigneur digne d’admiration,

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qu’elle célèbre… et divertit, quand ses activités lui en laissent le temps. Alors que, pour Christine, la littérature sert ou devrait servir à véhiculer des enjeux existentiels et personnels, elle relève du loisir pour la noblesse. Tel est l’antagonisme, fondamental, que le Dit ne parvient pas à résoudre, de sorte que l’idylle sous ses différentes formes – bucolique, amoureuse, sociale – reste en fin de compte stérile, lettre morte.

32 Il faudra attendre la fin de la vie de Christine de Pizan et l’apparition de Jeanne d’Arc sur les champs de bataille pour qu’une simple bergère puisse s’élever et trouver sa place parmi les chevaliers et, par ricochet, dans l’histoire. La Pucelle incarne un nouvel idéal, digne d’être chanté, où s’allient exceptionnellement les qualités de la pastoure et celles du guerrier : Une fillete de .XVI. ans (N’est-ce pas chose fors nature ?), A qui armes ne sont pesans, Ains semble que sa norriture Y soit, tant y est fort et dure !76

33 La bergère en armes est une manifestation « fors nature ». Mais cette fois, loin de se trouver en inadéquation avec le monde, elle se transforme en instrument de Dieu dans l’histoire des hommes. Son intervention providentielle relève du miracle et, emblématiquement, le chant à la louange de Jeanne d’Arc égrène ses strophes comme autant de versets bibliques77. Au contraire du Dit de la Pastoure, qui signale les limites d’une écriture bucolique ou courtoise tout au plus capable d’offrir une consolation éphémère, Le Ditié de Jehanne d’Arc illustre l’utilité d’un discours né sous le poids des événements. Le miracle s’oppose à la fiction, la littérature « engagée »78 au rêve illusoire de bonheur, tel que le propose la tradition courtoise ou idyllique. En fin de compte, Le Dit de la Pastoure propose une réflexion sur la difficulté, voire l’impossibilité d’actualiser des modèles d’écriture dépassés, réduits à la fonction de passe-temps. Christine de Pizan dénonce un désir mimétique79 stérile : quand le seigneur joue au pastoureau et que Marote adopte la posture de la dame courtoise, ils tentent et échouent à façonner la réalité selon leurs souvenirs littéraires. Parlera-t-on, du moins pour la bergère, d’un bovarysme avant l’heure ?

NOTES

1. Alphonse Daudet, « Les Douaniers », Lettres de mon moulin, Lausanne, La Guilde du Livre, s. d., p. 96. 2. Cf. S. Kay, The Place of Thought. The Complexity of One in Late Medieval French Didactic Poetry, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2007, chap. 6 ; J.-C. Mühlethaler, « Une génération d’écrivains ‘embarqués’ : le règne de Charles VI ou la naissance de l’engagement littéraire en France », Formes de l’engagement littéraire (XVe–XXIe siècles), éd. J. Kaempfer, S. Florey et J. Meizoz, Lausanne, Antipodes, 2006, p. 15-32. 3. « Le Dit de la Pastoure », v. 36, Œuvres poétique de Christine de Pisan, éd. M. Roy, New York, Johnson Reprint, 1965 (= Paris, 1891), vol. II, p. 224. Toutes les citations sont tirées de cette édition.

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4. J. Blanchard, La pastorale en France aux XIVe et XV e siècles. Recherches sur les structures de l’imaginaire médiéval, Paris, Champion, 1983, p. 116-117. 5. G. L. Smith, « De Marotele au Lai mortel : la subversion discursive du code courtois dans deux ouvrages de Christine de Pizan », Au champ des escriptures. IIIe Colloque international sur Christine de Pizan, éd. E. Hicks, D. Gonzalez et P. Simon, Paris, Champion, 2000, parle encore de « fable autobiographique » (p. 654). 6. C’est le point de vue défendu par D. Lechat, « Dire par fiction ». Métamorphoses du je chez Guillaume de Machaut, Jean Froissart et Christine de Pizan, Paris, Champion, 2005, p. 386-392. 7. Cf. L. J. Walters, « The figure of the seulette in the works of Christine de Pizan and Jean Gerson », Desireuse de plus avant enquerre… Actes du VIe Colloque international sur Christine de Pizan, éd. L. Dulac, A. Paupert, C. Reno et B. Ribémont, Paris, Champion, 2008, p. 119-139. L’adjectif revient au v. 2057 du Dit de la Pastoure. 8. Le Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 627-648. Elle en chante encore une seconde (v. 667-677) : nous y reviendrons. 9. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 621-624. 10. Sur la notion de nouveauté, cf. N. Labère, Défricher le jeune plant. Étude du genre de la nouvelle au Moyen Âge, Paris, Champion, 2006, p. 59-67. 11. Jean Renart, L’Escoufle, éd. F. Sweetser, Genève, Droz, 1974, v. 5525. 12. L’expression est de Marion Vuagnoux-Uhlig, Le Couple en herbe. ‘Galeran de Bretagne’ et ‘L’Escoufle’ à la lumière du roman idyllique médiéval, Genève, Droz, 2009, p. 360, dont on relira avec profit les pages consacrées à la scène de L’Escoufle (p. 351-364). 13. Sur cet aspect-clé du lyrisme, cf. D. Lechat, « La place du sentement dans l’expérience lyrique aux XIVe et XVe siècles », Perspectives médiévales, supplément au n° 28, 2002 (L’expérience lyrique au Moyen Âge), p. 193-207. Mais, comme le relève P. Jeserich, Musica naturalis. Tradition und Kontinuität spekulativ-metaphysischer Musiktheorie in der Poetik des französischen Spätmittelalters, Stuttgart, Steiner, 2008, p. 366-371, il faut rattacher le « sentement » à l’instinctus naturalis qui, dans la conception boécienne de la musique, est à la base de l’acte créateur : le terme cache des enjeux philosophico-poétiques. 14. Sur les insertions lyriques et leur dimension narrative, cf. S. Lefèvre, « Le poète ou la pastoure », Revue des langues romanes, 92, 1988, p. 346-352. 15. Comme le note G. L. Smith, The Medieval French Pastourelle Tradition, Poetic Motivations and Generic Transformations, Gainesville, University Press of Florida, 2009, p. 189, le Dit est « a feminine rewriting of the pastourelle and a feminized, pastoral rewriting of the more contemporary dit amoureux ». 16. Londres, British Library, Harley 4431, fol. 223 ; Paris, BnF, fr. 836, fol. 48. 17. N. Kobayashi, « La dernière étape de l’enluminure des Œuvres de Christine de Pizan », Art de l’enluminure 18, 2006, p. 63 (commentaire aux miniatures des manuscrits cités à la note 13). 18. Virgile, Georgiche, éd. et trad. G. Biagio Conte, Milan, Mondadori, 1980, livre III, v. 295 : Incipiens (…) edico (…). 19. Georgiche, éd. cit., livre III, v. 299 (scabiem, podagras). 20. Le Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 109 : il s’agit de la gale. 21. W. D. Paden, « Christine de Pizan as a reader of the medieval pastourelle », Conjunctures. Medieval Studies in Honor of Douglas Kelly, éd. K. Busby et N. J. Lacy, Amsterdam, Rodopi, 1994, p. 395-400, est à notre connaissance le seul à esquisser la comparaison, dégageant, au-delà des effets de réel chez Christine, sa « more playful » (p. 400) vision de la bergerie. 22. Le Bon Berger ou Le vray regime et gouvernement des bergers et bergères composé par le rustique Jehan de Brie, réimprimé sur l’édition de Paris (1541), éd. P. Lacroix, Paris, Liseux, 1879, chap. III : « De l’honneur et estat du bergier ». Cf. G. Holmér, « Jean de Brie et son traité de l’art de la bergerie », Studia neophilologica, 39, 1967, p. 128-149.

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23. Cf. L. Staley, Languages of Power in the Age of Richard II, Philadelphia, Pennsylvania State University Press, 2006, p. 291-293. 24. Cf. J. Blanchard, « La pastorale et le ressourcement des valeurs courtoises au XV e siècle », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 39, 1987, p. 9-10. 25. On ne tond pas les brebis en mai (et ce n’est d’ailleurs pas le travail du berger) : les différents travaux de la bergère se répartissent sur toute l’année, comme le décrit Jean de Brie. 26. Les bobelins sont des chaussures à l’usage du peuple, proches du brodequin. 27. Dans la Pastourelle VII, Froissart offre une liste (v. 33-59) dont certains éléments se recoupent avec ceux énumérés par Christine (The Lyric Poems of Jean Froissart, éd. R. R. McGregor, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1975, p. 163-164). 28. Voir l’ouverture de la première églogue où Tityre, la flûte à la main, taquine la silvestrem musam (v. 2). 29. Le Bon Berger, éd. cit., p. 71-81. 30. Ainsi, pour nous en tenir à un texte déjà cité, Aélis fait une ceinture et une « aumosniere d’orfroi » à l’intention de la dame de Montpellier (L’Escoufle, éd. cit., v. 5560-5563). 31. J. Blanchard, La pastorale en France, op. cit., p. 99 et 103. 32. Voir à ce sujet M Jeay, Le commerce des mots. L’usage des listes dans la littérature médiévale (XIIe– XVe siècles), Genève, Droz, p. 232-243, mais qui n’évoque pas Le Dit de la Pastoure. 33. « Ars versificatoria » I, 75, Les arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle. Recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Âge, éd. E. Faral, Paris, Champion, 1982, p. 135-136. 34. « L’Instructif de la seconde rhétorique », Le jardin de plaisance et fleur de rhétorique. Reproduction en fac-similé de l’édition publiée par Antoine Vérard vers 1501, Paris, Didot, 1910, fol. 14v (nous soulignons). 35. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 230 : il s’agit d’un pain de qualité inférieure. La rime gentilz / faitis fait emblématiquement ressortir les interférences registrales du passage. 36. Relevons qu’il n’est jamais question de nourriture en lien avec la noble compagnie ou les amours de Marote et du seigneur. 37. J. Blanchard, La pastorale en France, op. cit., p. 100. 38. Le Bon Berger, éd. cit., p. 69. 39. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 244-246. 40. Cf. S. Lefèvre, « Le poète ou la pastoure », art. cit., p. 347. Le terme fonctionne comme « chanter le dalalo » (v. 150) qui, dans Regnault et Jehanneton (éd. M. Du Bos, Paris, Boccard, 1923), caractérise la rusticité des bergers. 41. Au sens où la définit Y. Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, p. 59-63. 42. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 627-630. 43. Sur le détournement de la pastourelle dans Le Dit de la Pastoure, cf. J. Blanchard, La Pastorale en France, op. cit., p. 101-102 ; W. D. Paden, « Christine de Pizan as a reader of the medieval pastourelle », art. cit., p. 387-390, qui souligne l’importance de Froissart et notamment de la pastourelle VIII. 44. Cf. M. Zink, La pastourelle. Poésie et folklore au Moyen Âge, Paris, Bordas, 1972, p. 91-96. 45. Dit de la Pastoure, op. cit., v. 352, 359, 394, 445. 46. Jean Molinet, « L’Art de rhétorique », Recueil d’arts de seconde rhétorique, éd. E. Langlois, Genève, Slatkine Reprints, 1974, p. 249. Christine de Pizan déclare dès le prologue qu’elle recherchera les rimes « leonimes » (v. 16) et même le chant des bergers (v. 244-246) ne recourt pas à la rime imparfaite. L’élaboration formelle en dit long sur l’esthétisation et la littérarité du monde pastoral. 47. La différence entre gentil et courtois est clairement énoncée dans Le Debat de deux amans ( Œuvres poétiques, éd. cit., vol. II, p. 58), v. 309-310 : « Sot il assez que gentillece monte / Courtoisie (…) ». La noblesse de comportement (gentillesse) est soumise à la courtoisie dont elle rehausse l’éclat.

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48. Comme le rappelle l’Amant dans les Cent ballades d’amant et de dame, éd. J. Cerquiglini, Paris, UGE (10/18), 1982, ballade XCI, v. 2-5. 49. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 258-265 (nous soulignons). 50. Les cent ballades d’amant et de dame, éd. cit., ballade XCII, v. 3. 51. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 509-512 : cf. v. 517-521, où l’or et l’argent contribuent à l’éclat des vêtements. 52. Pastourelle VII, v. 51-56 (The Lyric Poems of Jehan Froissart, éd. cit., p. 163-164). 53. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 355-356 et 348. 54. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 749-752. 55. Cf. D. Lalande, Jean II le Meingre, dit Boucicaut (1366-1421). Étude d’une biographie héroïque, Genève, Droz, 1988, p. 93-94. 56. « Autres Ballades » III, v. 1-4, Œuvres poétiques de Christine de Pisan, éd. M. Roy, Paris, Didot, 1886, vol. I, p. 210. La ballade II est aussi à la louange de Charles d’Albret. 57. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 770-771. 58. Selon la ballade XXI des Autres ballades, éd. cit., p. 231-232. 59. C’est-à-dire Œnone selon la cinquième épître des Héroïdes d’Ovide (« Œnone Paridi »). 60. Cf. C. Beaune, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard (Folio), 1985, chap. I. 61. Christine de Pizan s’inspire probablement de la version dite Prose 5 du Roman de Troie, comme en témoigne le nom de Senonné : voir Les Epistres des dames de Grece, éd. L. Barbieri, Paris, Champion, 2007, p. 93-98 (« Cenona a Paris »). 62. Le Roman de la Rose, éd. et trad. A. Strubel, Paris, Le Livre de Poche (Lettres gothiques), 1992, v. 13219-13232. La rime « Senoné » / « doné » et le vers 1379 (« Si lui a son cuer donné ») du Dit de la Pastoure font écho aux v. 13219-13220 du Roman de la Rose : « Que fist Paris de Enoné / Ki cuer et cors li ot doné ? ». 63. Comme il l’est dans Le Livre du corps de policie, éd. A. J. Kennedy, Paris, Champion, 1998, livre I, chap 9. 64. Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, v. 1330, éd. et trad. J. Cerquiglini-Toulet, Paris, Stock (Moyen Âge), 1993, p. 116. 65. Cf. M. J. Ehrhart, « Guillaume de Machaut’s Dit de la fonteinne amoureuse, the choice of Paris, and the duties of rulers », Philological Quarterly, 59, 1980, p. 119-139. 66. Voir La Fontaine amoureuse, éd. cit., v. 1181-1198, qui énumèrent les devoirs du prince. 67. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 1609. Dans la Fontaine amoureuse, le seigneur s’endort dans le « giron » (v. 1545) du poète, posture qui est à l’origine du songe partagé par les deux hommes. 68. Dit de la Pastoure, éd. cit., v. 1466-1469. 69. René d’Anjou se moque d’Hercule réduit à l’état de « fol » par Omphale dans Le Livre du Cœur d’amour épris, éd. et trad. F. Bouchet, Paris, Livre de Poche (Lettres gothiques), 2003, p. 414-418 (v. 1970-2008). 70. Les Epistres des dames de Grece, éd. cit., p. 96. 71. Œnone s’y réfère explicitement dans l’épître (Les Epistres, éd. cit., p. 96-97). 72. Le Livre du corps de policie, éd. cit., p. 1. Sur la description du « peuple » (où ne figurent pas les bergers) et ses implications politiques, cf. S. Dudash, « Christine de Pizan and the ‘menu peuple’ », Speculum, 78, 2003, p. 796-802 ; T. Adams, « The political significance of Christine de Pizan’s Third Estate in the Livre du corps de policie », Journal of Medieval History, 35.4, 2009, p. 385-398. 73. Ibid., p. 92 : « office » désigne la fonction dans la société. 74. Le terme est de S. Lefèvre, « Le poète ou la pastoure », art. cit., p. 354. 75. Cf. G. L. Smith, The Medieval French Pastourelle Tradition, op. cit., p. 236-237. 76. Christine de Pizan, Le Ditié de Jehanne d’Arc, v. 273-277, éd. A. J. Kennedy et K. Varty, Oxford, Blackwell, 1977, p. 34.

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77. Sur la présence de la Bible dans le Ditié, cf. J.-F. Kosta-Théfaine, La poétesse et la guerrière. Lecture du « Ditié de Jehanne d’Arc » de Christine de Pizan, Lille, BookEdition, 2008, p. 11-30. 78. Sur cette notion, voir notre article cité à la note 2. 79. Le terme est emprunté à René Girard, Les origines de la culture, Paris, Hachette (Littératures), 2006, p. 61-68.

RÉSUMÉS

Récit des amours entre une bergère et un puissant seigneur, Le Dit de la Pastoure (1403), écrit probablement pour Charles Ier d’Albret, est marqué du sceau de la désillusion. Bien plus qu’une transposition dans le monde pastoral de son expérience de veuve, Christine de Pizan y propose une réflexion sur la fonction de la littérature et le statut de l’écrivain à la cour, prenant à contre- pied la vision qu’en avait Guillaume de Machaut. Elle dénonce l’inadéquation d’un rêve mariant bucolique et courtoisie aussi bien avec la réalité sociale de son époque qu’avec ses aspirations personnelles. Au fil des chants de la bergère, Le Dit de la Pastoure interroge la tradition lyrique. Il soumet également la tradition narrative à un regard critique : par sa courbe dysphorique, le récit refuse de faire sien le caractère ludique de la pastourelle, qu’il semble suivre au début. Il parodie aussi l’idéal bucolique et se démarque du roman idyllique dont les amours de Pâris et Sénonné offrent une variante pessimiste qui oriente la lecture du récit tout entier. Dans le meilleur des cas, la fiction (pastorale, mythologique, amoureuse) offre un éphémère moment d’évasion, dans le pire elle est un leurre dangereux. Le Dit de la Pastoure débouche sur un constat d’échec : il s’avère impossible d’actualiser des modèles d’écriture dépassés, d’ancrer l’idylle dans le vécu.

The Dit de la Pastoure (1403), a narrative that was probably written for Charles I d’Albret, relates the love story of a shepherdess and a mighty lord in a disenchanted manner. In this text, Christine de Pizan does not merely transfer her experience as a widow into the pastoral world but offers a reflection on the function of literature and the status of the writer at court : her vision is the opposite of that of Guillaume de Machaut. Indeed, she denounces the discrepancy between an ideal made of pastoral and courtesy and the social reality of her time, as well as her personal desires. As the songs of the shepherdess unwind, the Dit sheds critical light on lyrical tradition. It also questions narrative traditions : through its progressive dysphoria, the text rejects the playful tone of the pastourelle that it seems to adopt at first. The text also parodies the pastoral ideal and leaves behind the roman idyllique, as in the love story of Pâris and Sénonné that presents a pessimistic variant and serves as a guide for reading the whole narrative. At best, the (pastoral, mythological or love) fiction offers a short moment of escape ; in the worst case it is a dangerous lure. In the end, the Dit de la Pastoure leads to an acknowledgement of failure : it turns out to be impossible to overcome obsolete models of writing and to link idyll to real life.

AUTEUR

JEAN-CLAUDE MÜHLETHALER Université de Lausanne

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Adolescence, anxiety and amusement in versions of Paris et Vienne

Rosalind Brown-Grant

1 Idyllic romances, tales which feature the struggle of a pair of young lovers to overcome parental opposition to their relationship1, were highly popular with medieval audiences from the twelfth to the fifteenth centuries, two of the most famous early examples being Floire et Blancheflor and Aucassin et Nicolette. One late medieval idyllic romance which was widely disseminated in Europe through its various printed editions and translations is Paris et Vienne. In this tale, Paris, the eponymous hero, who is of lesser birth than Vienne, the heroine, being the son of her father’s vassal, earns the affection of his beloved first by serenading her and then by fighting incognito in a series of tournaments in her honour. However, due to the refusal of Vienne’s father, the dauphin, to allow the couple to marry, they each have to resort to an elaborate ruse in order, finally, to obtain his consent. Thus, Paris, who has been exiled from court, uses his disguise as a Saracen to help free the dauphin from imprisonment in the Holy Land and obtains the promise of Vienne’s hand as a reward. Vienne, for her part, makes herself physically repellent to her father’s preferred suitor, the son of the duke of Burgundy, by placing rotten chicken meat under her armpits, thereby maintaining her fidelity to Paris until he returns home to marry her2.

2 This romance first appeared in French in the first half of the fifteenth century in a version which is preserved in a group of six manuscripts. Authorial credit for this work is claimed in a prologue by one Pierre de la Cépède, of Marseille, who states that he was responsible for translating the text into French in 1432 from a Provençal version, which he asserts was itself a translation from the Catalan. Traces of the tale’s putative Provençal (though not Catalan) origin can certainly be seen in the spelling used in some of the earliest manuscripts (such as Paris, BnF fr. 1480), but this spelling was altered in later copyings in favour of more northern French forms3.

3 The manuscripts of this group are all very similar in content, except for one written at the Burgundian court in the mid-fifteenth century which emanated from the Lille

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workshop of the illuminator known as the Maître de Wavrin4. This Burgundian redaction (Brussels, KBR 9632/3), differs from all the others in this group in being sub- divided into chapters which are systematically introduced by a large red capital letter for the first word of each chapter and which are frequently accompanied by a rubric summarising the episode’s contents, as in all the romances that were produced at the Wavrin workshop at this time5. It also contains two interpolated episodes which are not found in the other manuscripts of the tale that belong to this group. The first of these offers a brief account of the sights seen by Paris on his way from Genoa to the Holy Land, whilst the second provides a lengthy description of the jousts and festivities organised to celebrate the couple’s wedding when they are finally given permission to marry6.

4 Apart from the six manuscripts in this group, the tale of Paris and Vienne also exists in a second, shorter French version which survives in a single manuscript (Paris, BnF fr. 20044)7 and the printed editions of the tale in French which date from 1487 onwards. This shorter version, which is half the length of the longer, would seem to have been the basis of all the subsequent translations of the story, such as that of William Caxton into English (1485)8. It omits the authorial prologue, lacks the prophetic dreams that the young lovers have at key moments in the narrative and contains far fewer dialogues and descriptions of tournaments. Like the Burgundian version, it is systematically divided into chapters, each with its own succinct heading, but it also differs from all the manuscripts of the longer version in dating the events it recounts to 1271, a claim which is completely without historical foundation. Although scholars are divided as to which of the two French renderings of the story is the original – for some, the shorter, « primitive » version came first9, whereas for others, the shorter redaction is a simplified version of the earlier, longer one10 –, the codicological tradition itself supports the second of these views since the manuscripts of the longer version are all older than that of the shorter.

5 One reason why this slimmed-down version of Paris et Vienne was adopted in all the French printed editions of the tale and was used as the basis for the printed translations may be the general tendency of such editions of romances to abbreviate their manuscript sources11. However, there may also be another reason for this proliferation of versions and for the preference given to the shorter redaction in the print and translation traditions, one which I want to explore here. As Leah Otis-Cour has recently argued12, idyllic tales such as Paris et Vienne can be seen as « canoniquement correct[s] » in putting the Church’s championing of individual consent above that of the aristocratic practice of parents choosing marriage partners for their offspring for the purposes of maintaining dynastic status, irrespective of their child’s wishes. However, given that the robust defence of the notion of consent in these works would have been problematic for an aristocratic audience, they often employ elaborate narrative strategies – such as the belated revelation that a seemingly less noble partner is in fact of suitably high birth – in order to reconcile the child’s desire for marital autonomy with their need to be accepted back into society. As Douglas Kelly has observed, such strategies in romances like Paris et Vienne and in the nouvelles of the fifteenth century – which can also include having a higher authority, such as a king or a high-ranking male relative, bring an end to the conflict between parent and child – are necessary in these texts because the actions of the young lovers constitute a marked deviation from the social norm, one which would have provoked both amusement and anxiety in the medieval audience13. For Kelly, comic genres such as the nouvelle were

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intended by and large to produce the former response, thus defusing the threat posed by such youthful autonomy through farce. Conversely, although more serious genres such as romance may make some use of humour, as is the case in Paris et Vienne, they are nonetheless more likely to have painted an unsettling picture of the consequences of departing from these accepted social norms. Ultimately, however, even in these romances it is not always easy to discern which of these two possible responses is meant to be evoked in the audience. As Kelly himself observes : « dans ces romans, l’anomalie peut susciter soit le rire soit l’inquiétude, ou bien on peut hésiter entre les deux »14.

6 In an earlier study of this tension between amusement and anxiety in the treatment of adolescence in the longer version of Paris et Vienne, I argued that this work uses humour as the chief means by which to convey a moral message about the problems created when a young couple’s desire for marital self-determination comes in conflict with parental authority15. This critical attitude towards adolescence in Paris et Vienne would seem to be informed by late medieval discourses on the troubling nature of youth as a period in the human life-cycle which is characterised by disobedience, deceitfulness, argumentativeness and immoderate sexual passion16. From its playful prologue, with its reference to supposed multiple sources, to its highly improbable ending, where the heroes die at an extraordinarily advanced age, the romance gives an amusing account of the young couple’s defiance of their parents, their use of trickery to achieve their goals, their violent verbal outbursts, and their excessive love that borders at times on idolatry. Furthermore, this longer version of the tale makes extensive use of both parody and irony : whilst Vienne’s conflict with her father over her wish to withhold her consent to an unwanted marriage is presented as a parodic account of a virgin- martyr’s defiance of a tyrannical parent, Paris’s Saracen disguise is shown, ironically, to work far better as a way of winning Vienne’s hand than his earlier use of chivalric incognito since it allows him to trick her father into giving his consent to their marriage. If Paris and Vienne are depicted in light-hearted, anti-heroic guise17, despite their story ultimately arriving at a happy ending, it is their respective confidants, the long-suffering Odoardo and Ysabeau, who act as the voices of reason in the narrative in their attempts to persuade the young couple to moderate their feelings for each other and to end their dispute with Vienne’s father. According to this interpretation of the longer version of Paris et Vienne, the threat posed by the rebellious couple to the authority of the father is thus undermined through the use of humour which serves to problematise their status as exemplary figures and even to subvert idyllic romance as a defence of adolescent autonomy.

7 However, if the tale can be read in this way, Michelle Szkilnik has recently argued that it is also open to another interpretation, one in which parental authority itself is subverted, given that the couple’s chief antagonist, Vienne’s father, is hardly shown in a very positive light18. Such a reading of the longer version is certainly in line with Kelly’s argument about the difficulty of deciding whether such tales are meant to be taken simply as a pleasurable form of amusement or as a more serious interrogation of social norms. Yet, the fact that the story of Paris and Vienne does not exist in a single version but in several suggests that the text’s potential subversiveness to which Szkilnik draws our attention, may have been the source of considerable anxiety to its late medieval audience and so required revision if it was to be made less ambiguous in its moral import. Thus, whilst both the Burgundian and the shorter renderings of the tale follow the same basic narrative as that of the longer version, they nonetheless

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adopt a variety of different strategies for reducing the troubling potential of this text to be read as an apology for adolescent dissent. As we shall see, the Burgundian redaction does this by attenuating the longer version’s emphasis on the lovers’ use of trickery to obtain their goal by adding a long, interpolated description of the wedding jousts that significantly alters the ending of the narrative and the lesson to be taken from it. Similarly, the shorter version of Paris et Vienne turns this tale into a much more serious analysis of inter-generational conflict than that found in the longer version. This it achieves by depicting the couple as courtly lovers rather than as adolescents, by foregrounding the problem of their social inequality and the effects of their transgression on their own sense of well-being, and by showing the lovers’ less duplicitous attitude towards the dauphin himself.

8 Apart from the Burgundian redaction, the majority of manuscripts of the longer version of Paris et Vienne end with a very rapid dénouement. Once the two families have been reconciled with their respective children and the couple’s marriage has been agreed upon, the tale briefly recounts that the kings of France and England, plus various dukes and barons, attend the wedding ceremony, and describes the three days of jousting that take place to celebrate it. Whilst Paris and Odoardo’s feats at these jousts are mentioned in passing, there is no special emphasis placed on their being judged the victors. The tale finishes with a very quick summary of the rest of the couple’s lives, noting the numerous children that they had, the titles that their sons inherited, the marriages made by their daughters, and the pious deeds of almsgiving that Paris and Vienne performed before their deaths.

9 In the Burgundian manuscript, by contrast, the chivalric and courtly ceremonies that accompany the wedding are retold in much greater detail, to the extent of adding almost 10% to the length of the total narrative. Antoinette Naber has claimed that the pages of this long, interpolated episode « n’ajoutent en fait rien de nouveau au récit »19. Yet, in fact, this enhancement of the narrative radically changes the final impression of the text that the audience takes away from it since, although the Burgundian version follows the original in recounting the fortuitous piece of trickery that brings about the happy ending for the lovers, it is not this that now lingers here in the reader’s mind. Instead, rather than bringing the narrative to a close on the somewhat ambivalent note that the dilemma of how to reconcile adolescent rebellion with parental authority has been dealt with thanks to the lovers’ duping of the dauphin, this version pays far greater attention to retrospectively validating Paris’s worthiness as a marriage partner for Vienne. Indeed, given that the question of what was thought to constitute « vraie noblesse », namely birth or worth, was being actively discussed in various literary and moral works produced at the Burgundian court in this period20, the ending of this version of Paris et Vienne makes its own important contribution to this debate whilst at the same time assuaging any lingering anxieties in the reader’s mind about how the conflict between the generations has been resolved.

10 Practically every detail in this interpolated episode serves to reaffirm the social hierarchy and to reintegrate Paris within it by means of an elaborate display of family and class solidarity21, particularly between Vienne’s father and his new son-in-law. Thus, the dauphin publicly explains to the king and all the other nobles why he has come to accept Paris as Vienne’s suitor, declaring that the hero was not only his liberator from the hands of his Saracen captors, but that he was also the knight who distinguished himself in his incognito of plain white arms at the two great

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tournaments : « Sire, vecy le chevalier par qui je suis sauvé et mis hors des mains des ennemis de la foy. C’est cellui qui vainqui le tournoy a Vienne et gaigna l’escu de cristal, c’est cellui qui vainqui le tournoy a Paris et gaigna les trois bannieres et c’est cellui a qui j’ay donné ma fille » (K, p. 634).

11 As if to reinforce a point that Vienne herself had originally made about Paris’s having proved himself as being as worthy of marrying her as the son of the king of France, since his prowess compensated for his lesser birth, this interpolated episode consistently positions Paris in close proximity to the king and others of the same rank. Thus, in the king’s entrée into the town prior to the wedding, it is noted that « Apres a l’autre costé dextre du roy chevauchoit le roy d’Angleterre et le roy de Sezille. Et en la moyenne d’eulx deux chevauchoit Paris » (K, p. 635). Similarly, at the feast after the wedding jousts Paris is shown being seated between two kings : « Le roy fist cest honneur a Paris que a ce soupper il le fist seoir entre lui et le roy d’Angleterre » (K, p. 645).

12 Furthermore, it is not just Paris whose merit is retrospectively validated but also that of his father who had been so viciously rebuffed by his lord, the dauphin, when he tried to request Vienne’s hand in marriage for his son. Messire Jacques is now treated as being as meritorious as his son and is described in similar terms to those used for Paris himself, being « de hault affaire, […] hault homme et de belle estature de son aage et de moult beau contenement » (K, p. 635). Once again, it is the king himself who puts the seal of approval on both the worthiness of Paris’s biological family and the rightfulness of his being accepted into his adopted family through marriage when he reveals that Paris is the winner of the two wedding jousts and announces : « Fleur de chevalerie, bien est tenu a Dieu le pere et la mere qui vous engendra, car a vaillance n’avez pas failly. Et bien est heureux nostre beau cousin le daulphin d’avoir ung tel beau filz preux et hardy » (K, p. 645). Effectively acting, in Kelly’s words, as the « instance supérieure » who brings about the resolution to inter-generational conflict22, the king is thus depicted in the narrative as the irrefutable guarantor of Paris’s worth.

13 By ending with this lengthy description of the wedding jousts, the Burgundian manuscript thereby shifts the reader’s attention away from the rather unchivalric trickery that had brought Paris’s quest to a satisfactory conclusion in favour of reminding the reader of the deeds of prowess that caused Vienne to fall in love with him in the first place. The way in which the theme of chivalric incognito is recast here underlines this point as it shows that, no matter how well the hero might seek to hide his identity, his reputation now speaks for itself since his valorous feats cannot be mistaken for those of any other knight. Thus, despite his and Odoardo’s best efforts on the first day of the wedding tournament to disguise themselves in green armour, Paris’s brilliance on the field of battle soon arouses the suspicions of both the king and the dauphin that it is indeed he who has won the day. For this reason, at the end of an equally distinguished second day of combat on the hero’s part, a rather comical « ambush » of the two knights is arranged by the king and the dauphin at which Paris and Odoardo are unmasked and their deeds openly acknowledged and praised.

14 Yet this emphasis on the public nature of the display of Paris’s prowess also introduces a new element into the narrative : the need for him no longer to fight solely in order to prove himself in Vienne’s eyes but to do so as part of his taking on a more socially useful role, one involving something more than simply his own personal satisfaction. This theme of serving the « chose publique » was a staple of late medieval political

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thought and, as I have argued elsewhere23, was a key influence on other pre-marital romances of the period such as Ponthus et Sidoine and Cleriadus et Meliadice, which were very popular at the Burgundian court. Unlike the other manuscripts of the longer version of Paris et Vienne which never broaden out their exclusive focus on the young lovers’ private pursuit of love, the Burgundian redaction stresses how Paris is rewarded for his prowess with the very highest of military offices, that of constable of France. As a mark of the extraordinary honour that this represents, Paris receives this office from the king at the behest of the previous incumbent of the post, whom he had beaten in the joust the day before and who exclaims that « je ne say au jour duy homme ou monde a qui se elle estoit a moy a donner que je la baillasse devant que je en eusse fait le present au bon chevalier Paris » (K, p. 646). The hero’s exemplary conduct in this public role is underscored by the fact that he holds this office for fifty years and proves himself to be the most distinguished constable of France up to the time of the famous Bertrand du Guesclin (ibid.), all such references to his military apotheosis being exclusive to this particular version of the text.

15 If the extended dénouement of the Burgundian redaction of Paris et Vienne encourages the reader to draw from this romance a moral lesson about true nobility proving itself through chivalric prowess, rather than finishing on the less edifying notion of trickery being its own reward, the shorter version goes even further in presenting this tale as a moral exemplum on the perils of adolescent deviation from the social norm. Omitting the original’s playful and ambiguous authorial prologue in favour of proceeding directly to present the tale as if it had a factual, historical origin, the shorter redaction creates a very different relationship for itself with the reader, thus stressing the far greater seriousness of its account of a young couple’s thwarted desires.

16 Significantly, the hero and heroine in the shorter version are not portrayed as being quite so young as they are in the longer redaction where Vienne is said to be only eleven years old and Paris sixteen. Here she is described as being aged only twelve and Paris fifteen when they first meet and, when the possibility of her being married to another suitor is first mooted, she is fifteen years old and he eighteen. This shift of emphasis away from the couple’s extreme youth is important as it is matched by a difference of tone in their own attitude towards love. Unlike the longer version which presents their youthful passion as an immoderate burning desire, their love for each other is portrayed here in less excessive terms as being more like that of classic courtly lovers who are separated by circumstance, such as those in the works of a Chrétien de Troyes. The amorous vocabulary employed in the shorter version thus tells of their being constrained to love as, for example, when Paris is described as finding his undeclared passion deepen with every passing day : « mais tant plus aloit et plus luy croissoit l’amour en son cuer » (B, p. 59). In similarly courtly style, much is made of their suffering in parallel, unbeknownst to each other, until they can eventually reveal their mutual feelings : whilst Paris is said to be « moult desireulx de veoir Vienne, car moult amours le destraignent » (B, p. 82), Vienne is portrayed as languishing « comme celle que amours destraingnent » (B, p. 84).

17 Compared to the longer version, in which the heroine is largely presented as a tempestuous child, Vienne is here shown to be far more of a resolute domna figure exerting her will over her loving servant Paris, as can be seen in the rubric of chapter XVI which baldly states « Coment Vienne disoit a Paris qu’il seroit son mari » (B, p. 88). Likewise, there is far less prevarication on her part when she insists that the hero

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should arrange for his father to ask the dauphin for her hand : « Je vueil que incontinent vous deissiez a vostre pere qu’il parle a mon pere et luy diré qu’il me donne a vous pour fame » (B, p. 89). Once their separation has been enforced, the representation of their love for each other takes on a more Tristanian colouring : avoiding the parodic excesses of Paris’s prostration found in the longer version, the lovers here are simply shown to be evenly matched in the miserable existence that each is forced to lead when deprived of the other’s company : for Paris, life is « triste et douloureuse » (B, p. 98) whilst Vienne « passoit son temps a grant douleur » (B, p. 102). By focussing primarily on the couple’s constancy in love instead of their youthful, idolatrous fervour for each other, the shorter version thus unequivocally presents Paris and Vienne as the heroes of the tale, ones who are fully deserving of the reader’s sympathy.

18 An additional consequence of presenting the couple’s love in this more sober, unhappy fashion, rather than in terms of adolescent excess, is that it accentuates the seriousness of the lovers’ having come into conflict with parental authority. Indeed, the shorter version is altogether much more explicit than the longer about the problematic nature of this dispute and it is much more conscious of the transgression posed by the unequal status of the two prospective marriage partners. Paris in particular is shown to be highly aware of his presumptuousness in loving the heroine as he openly expresses his regret that « il n’estoit pas de si grant lignee comme Vienne » (B, p. 59). Moreover, the fact of his social inferiority is developed in this version into far more of a pragmatic justification of the hero’s use of incognito which, in the longer redaction, appears at times to be gratuitous. Thus, here it is his confidant Odoardo who persuades Paris to disguise himself at the two tournaments where he fights in honour of Vienne on the grounds that his use of incognito will actually redound more greatly to his lady’s glory than if he were to present himself openly as her champion, since he is of distinctly lesser birth than her : « Et, se vous y allez et feussés congneu, le Daulphin ne les aultres ne vous priseroyent pas tant pour ce que vous n’estes pas de si grant lignee comme les aultres. Aussi, se vous y allez descouvert, et Vienne a l’onneur, pour vous peu luy sera prisé, et, se elle a l’onneur par ung chevalier qui ne soit congneu, tant plus luy croistra l’amour en son courage devers luy, qui tant d’onneur luy avra fait » (B, p. 70). Vienne’s own confidant, Ysabeau, similarly reiterates the problem of Paris’s lower social standing when, on discovering that he was the victor in the two tournaments, she reminds Vienne that « nonobstant que Paris ait tant de bien, toutesfoys devez considerer qu’il n’est pas egal en vous en lignaige ne en estat […] et auxi car il est vostre vaissal et subgiet et ne fait mestier a vous » (B, p. 81). Even the smitten heroine herself is forced to acknowledge this inequality when she tries to put a positive gloss on Paris’s inferior status by stressing how his valorous actions on the field of combat bring much honour to his lord, the dauphin : « est grant honneur a mon pere qu’il ayt pour vaissal le milleur chevalier du monde » (B, p. 82).

19 The reduced place given to dialogues and descriptions of tournaments in this shorter version also means that the key issues raised by the narrative are consistently foregrounded to the extent that the lovers’ anxieties about the potential scandal which their actions will provoke are ever-present. Thus, whilst Vienne is adamant about refusing to give her consent to a marriage with her father’s choice of suitor, the son of the duke of Burgundy, when she exclaims to Paris that « vous scavez bien que mariage n’est nul sans consentement de deulx parties », she also expresses her horror at the idea of a union between them that is not properly sanctioned by matrimony : « vueil

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qu’il se acomplisse par enurs et vollenté de Dieu honnestement et non en pechié ne en deshonneur de moy » (B, p. 88). Accordingly, at every stage of their attempt to be together, the lovers are shown to be thoroughly conscious of what is at stake in terms of the distress and dishonour that they are likely to cause their families. On asking his father to intercede on his behalf with the dauphin, Paris is only too aware that what he is requesting is « doubteuse » (B, p. 89), a view with which Messire Jacques readily concurs, stating that his request is indeed a « folie » (ibid.). Likewise, on finding that his elopement with Vienne has been thwarted by an impassible river, Paris not only sincerely avows his fault but also bitterly regrets not having sought his confidant’s advice before embarking on such a dishonourable venture, an emphasis which is notably lacking in the original : « Hee mon pere ! Hee ma mere ! comment sera de vous quant le Dauphin scaira que je luy ayré robé sa fille chere ? O mon doulz conpaignon Odouart, et pourquoy ne me conseillé ge a vous avant que je feisse ceste follie ? » (B, p. 96). The hero’s keen awareness of the transgressive nature of his behaviour, which he expresses in a letter to Odoardo sent from his exile in Genoa, even leads him to see his lack of success in his amorous endeavours as a sign that he and Vienne are being punished by God for their actions, « puisque a nostre Seigneur n’a pleu que ayons acompli nostre vollenté, porter le nous convient en pascience » (B, p. 105). Moreover, his separation from his beloved takes on a distinctly penitential tone, one that is much more developed in this version of the tale than in the longer version, as when he learns that Vienne has been imprisoned by her father for refusing to marry his choice of suitor and declares : « Ne fust pas mieulx raison et justice que je que ay fait le mal portasse la penitance ? » (B, p. 117).

20 The young couple’s chief antagonist, Vienne’s father, is depicted in just as negative a light in the shorter version as in the longer in terms of his brutal dismissal of messire Jacques, since the tale recounts how « meu de grant felonnie, ne luy laissa achever ses parolles, mais le print fort aprement » (B, p. 90). However, there is also greater acknowledgement here of the seriousness of this inter-generational conflict : not only is the dauphin presented in less exaggeratedly tyrannical fashion than in the original but far greater attention is paid to his suffering as an anguished parent. Sympathy is thus expressed on more than one occasion for the dauphin’s distress on discovering that his daughter has attempted to elope, « il cuyda yssir hors du sens et toute sa court fust troublee et n’estoit pas sans cause » (B, p. 95, my emphasis), and for his continuing unhappiness at being unable to change Vienne’s mind no matter how severely he punishes her : « tant plus faisoit de mal a Vienne et tant plus luy endurcissoit le cuer, de quoy le Dauphin avoit moult desplaisir, et non pas sans cause » (B, p. 111, my emphasis).

21 This more sympathetic treatment of the dauphin in the shorter version of Paris et Vienne is also matched by a difference between the two renderings of the tale in their representation of his unfortunate imprisonment. In the longer redaction, it is the dauphin himself who offers to act as a spy when the king of France and the pope first moot the idea of launching a crusade, the effect of this being, as Michelle Szkilnik suggests24, that he comes across as a kind of « arroseur arrosé » whose duplicitous mission ends in ignominy when he is outsmarted by the suspicious Sultan (K, p. 568). In the shorter version, by contrast, it is the king and pope themselves who entrust this difficult mission to the dauphin whose plight also garners far more sympathy from the reader since his failure is attributed to his having been betrayed by fellow Christians rather than to his having come up against a cleverer opponent than himself : « a la fin,

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luy vausist petit son travail, car aucuns mauvaiz crestiens, pour argent qu’il prisrent, le dirent au soudain de Babiloyne » (B, p. 121).

22 However, perhaps the greatest difference between the two versions of the romance is the way in which Vienne’s defiance of her father is treated. Far from adopting the original’s parodic portrayal of the heroine as a trickster who denies to the dauphin’s face that she had tried to elope with Paris and who attempts to present herself as a kind of virgin-martyr whose only reason for not wanting to get married is her wish to devote herself to God, the shorter version omits much of Vienne’s duplicitousness in her dealings with her irate parent. Instead, she not only stresses her desire for reconciliation with him by begging for his forgiveness on the grounds that her love for Paris is too strong to resist, « amours folles m’esforcent de aymer celluy » (B, p. 99), but she openly defends her refusal to marry given that her one and only love is Paris himself : « au monde n’a personne que j’ayme tant comme celuy que vous menassés tant » (B, p. 100). Although Vienne does here resort to the same stratagem as in the longer version of using the rotten chicken meat to repel her would-be suitor, she nonetheless reiterates her fidelity to Paris rather than passing herself off as an aspirant bride of Christ and thoroughly duping her suitor into thinking her some kind of saint, as she does in the original : « je suis mariee, mais vous n’estes pas celuy a qui mon cuer est octroyé […] et vous dy que vrayement, pour celluy que je desire, je seuffreray plus grans painez que ne sont cestes » (B, p. 115).

23 Even Paris’s attitude towards Vienne’s father is handled slightly differently in the two versions as there is far less evidence in the shorter redaction of the multiple ironies involved in the disguised hero’s rescue of the dauphin, his mortal enemy. Only once does the text refer here to the hero’s intention to make personal capital out of the dauphin’s unfortunate situation when he learns what has happened to him : « quant Paris eust ouy cecy, fust moult esbahy et n’en fist nul semblant, mais dist en son couraige que son adventure pourroit encore venir a perfection » (B, p. 122). The important final reconciliation scene is also different in the two versions in that both hero and heroine in the shorter redaction beg immediately for the dauphin’s forgiveness, with Paris abandoning his Saracen disguise at the earliest possible opportunity : « veez cy Paris vostre indigne vaisal et subgetz, filz a missere Jacques et, puis qu’il a pleu a monseigneur que je soye venu en ceste adventure, je demande vostre misericorde » (B, p. 137). The completeness with which paternal authority is restored at the end of this version is made clear in the fact that, following the briefly recounted marriage ceremony, Paris does not replace the dauphin as ruler with anything like the same rapidity as he does in the longer version : « Et vesquirent ung grant temps en grant amour et aprés le Dauphin mourust et resta Paris Dauphin » (B, p. 139). Indeed, it is a sign of the power that Vienne’s father continues to wield long after the couple’s wedding that it is he who decides to whom their daughter should be married, thus providing a somewhat ironic but salient reminder of the fact that he could not do this with his own daughter : « Et Paris eust de Vienne troys enffans, c’est assavoir deulx filz et une fille, laquelle fille le Dauphin colloca moult noblement a mariage » (ibid.).

24 The important part played by late medieval idyllic romances such as Paris et Vienne in exploring the tensions created by depicting young lovers in conflict with their parents on the issue of their free choice of marriage partner cannot be overstated. Even within the single example of this work, the three different redactions that exist of Paris et Vienne demonstrate the variety of approaches that the writers of such romances could

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take when dealing with such anxiety-inducing matters. Whilst the longer version of this tale exploits many of the resources of comedy in order to present the hero and heroine as tricksters whose flouting of parental authority may or may not evoke the reader’s sympathy, the Burgundian version attempts to reduce this emphasis on the couple’s duplicitousness by introducing a lengthy and retrospective validation of Paris as chivalric hero and true aristocrat. This type of validation celebrating both the worth of an individual and the restoration of social harmony at court, which is also present in other contemporary romances dealing with pre-marital love between couples of unequal birth, such as Cleriadus et Meliadice, may add little to the development of the narrative but it performs a vital ideological role within the text25. The shorter version of Paris et Vienne differentiates itself even more markedly from the potentially subversive message of the original, which may also be the reason why, in addition to its relative brevity, it was preferred by the translators and printers who ensured its popularity among its late medieval and early modern audience. Largely stripping the narrative of its capacity to amuse, this version turns the tale of Paris and Vienne into a means of conveying an uncompromisingly serious message about the moral dilemmas and emotional anguish undergone by young lovers intent on pursuing their personal desires. Whilst the longer version is perhaps the one that affords the modern reader the most enjoyable retelling of the story, the fact that it underwent two considerable revisions shortly after it first appeared suggests that this amusement was not felt by its late medieval readers to come without a troubling price.

NOTES

1. M. Lot-Borodine, Le Roman idyllique au Moyen Âge, Paris, Picard, 1913 ; M. Vuagnoux-Uhlig, Le Couple en herbe. Galeran de Bretagne et L’Escoufle à la lumière du roman idyllique médiéval, Geneva, Droz, 2009 ; Le Récit idyllique, aux sources du roman moderne, ed. J.-J. Vincensini and C. Galderisi, Paris, Classiques Garnier, 2009. 2. J.-J. Vincensini, « Désordre de l’abjection et ordre de la courtoisie : le corps abject dans Paris et Vienne de Pierre de la Cépède », Medium Ævum, 68/2, 1999, p. 292-304. 3. See R. Kaltenbacher, « Der altfranzösische Roman Paris et Vienne », Romanische Forschungen, 15/2, 1904, p. 321-688. All references to this edition, hereafter referred to as K, will be made in the body of the text and quotations will amend punctuation and spelling as necessary. 4. A. Naber, « B. R. 9632/3 – Une version bourguignonne du roman de Paris et Vienne », Rencontres médiévales en Bourgogne (XIVe-XVe siècles), 1, 1991, p. 19-27. 5. A. Naber, « Les manuscrits d’un bibliophile bourguignon du XVe siècle, Jean de Wavrin », Revue du Nord, 72, 1990, p. 23-48 ; and id., « La culture livresque dans quelques romans de chevalerie bourguignons », Eulalie, 1, 1998, p. 39-44. 6. See K, p. 632-633 for the first of these interpolations, and p. 633-646 for the second. 7. See Paris et Vienne, romanzo cavalleresco del XV secolo, Parigi, Bibliothèque Nationale, ms. fr. 20044, ed. A. M. Babbi, Milan, FrancoAngeli, 1992. All references to this edition, hereafter referred to as B, will be made in the body of the text. 8. Paris and Vienne. Translated from the French and Printed by William Caxton, ed. M. Leach, Early English Text Society, Oxford, Oxford University Press, 1957. For studies of this translation, see W.

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T. Cotton, « Fidelity, suffering and humor in Paris and Vienne », Chivalric Literature : Essays on Relations between Literature and Life in the Later Middle Ages, ed. L. D. Benson and J. Leyerle, Toronto, University of Toronto Press, 1980, p. 91-100 ; and H. E. Hudson, « Constructions of class, family, and gender in some Middle English popular romances », Class and Gender in Early English Literature : Intersections, ed. B. J. Harwood and G. R. Overing, Bloomington, Indiana University Press, 1994, p. 76-94. 9. B, p. 16-17. 10. Leach, ed. cit., p. xvi. 11. Ph. Ménard, « La réception des romans de chevalerie à la fin du Moyen Âge et au XVI e siècle », Bulletin bibliographique de la Société internationale arthurienne, 49, 1997, p. 234-273. 12. L. Otis-Cour, « Mariage d’amour, charité et société dans les ‘romans de couple’ médiévaux », Le Moyen Âge, 111/2, 2005, p. 275-292. 13. D. Kelly, « La norme et l’anomalie dans le roman au milieu du XVe siècle », Du roman courtois au roman baroque, ed. Emmanuel Bury and Francine Mora, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 353-366. 14. Ibid., p. 357. 15. R. Brown-Grant, French Romance of the Later Middle Ages : Gender, Morality, and Desire, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 79-128. 16. A. Sobczyk, L’Érotisme des adolescents dans la littérature française du Moyen Âge, Louvain, Peeters, 2008. 17. J. J. St Clair, Paris et Vienne : lexical choice, narrative technique, and meaning in a roman d’aventure of the fifteenth century, Ph.D. dissertation, Ohio State University, 1976. 18. M. Szkilnik, review of Brown-Grant, op. cit., in Cahiers de recherches médiévales et humanistes, accessible at http ://crm.revues.org/index11464.html, p. 2. 19. Naber, « B. R. 9632/3 – Une version bourguignonne du roman de Paris et Vienne », art. cit., p. 22 (see note 4). 20. A. J. Vanderjagt, Qui sa vertu anoblist : The Concepts of noblesse and chose publicque in Burgundian Political Thought (Including Fifteenth Century French Translations of Giovanni Aurispa, Buonaccorso da Montemagno, and Diego de Valera), Groningen, Jean Miélot & Co., 1981. 21. For a similar view of aristocratic literature as a utopian imagining of upper-class solidarity, see S. H. Rigby, Wisdom and Chivalry : Chaucer’s Knight’s Tale and Medieval Political Theory, Leiden and Boston, Brill, 2009, p. 288. 22. Kelly, art. cit., p. 361. 23. Brown-Grant, op. cit., p. 15-78. 24. Szkilnik, art. cit., p. 2. 25. I am indebted to Michelle Szkilnik for pointing out this important parallel between these romances and I would also like to thank S. H. Rigby for his comments on successive drafts of this article.

ABSTRACTS

Idyllic romances such as Paris et Vienne, which exists in three different versions, explore the tensions created by depicting young lovers in conflict with their parents on the issue of whom they want to marry. Whilst the original version, as preserved in Paris, BnF fr. 1480, uses comedy

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in order to present the hero and heroine as tricksters whose flouting of parental authority evokes ambivalence in the reader, the Burgundian redaction (Brussels, KBR 9632/3) reduces this emphasis on the couple’s duplicitousness by ending the tale with a lengthy retrospective validation of Paris as chivalric hero and true aristocrat. By contrast, the shorter version of Paris et Vienne, which is extant in Paris, BnF fr. 20044, largely strips the narrative of its capacity to amuse and extracts from the tale an uncompromisingly serious message about the moral dilemmas and emotional anguish undergone by young lovers intent on pursuing their personal desires.

Les romans idylliques, tels que celui de Paris et Vienne, qui existe en trois rédactions différentes, explorent les tensions créées lorsque deux jeunes amants s’opposent à la volonté de leurs familles en matière de mariage. Alors que la version originale (e.g. Paris, BnF fr. 1480) utilise l’humour afin de peindre les amants sous les traits de trompeurs, effet qui n’aurait pas manqué de susciter une certaine ambivalence chez le lecteur médiéval, la rédaction bourguignonne (Bruxelles, KBR 9632/3) essaie de modifier cette impression du couple en ajoutant à la fin du récit une longue justification rétrospective de la prouesse et de la noblesse du héros. En revanche, la version plus courte de l’histoire (Paris, BnF fr. 20044) élimine la plus grande partie de l’humour du texte original afin d’en tirer une leçon morale de portée plus sérieuse sur les angoisses subies par les amants en quête de leur propre destin affectif.

AUTHOR

ROSALIND BROWN-GRANT University of Leeds

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Thisbé travestie : Floridan et Elvide ou l’idylle trafiquée

Yasmina Foehr-Janssens

1 L’intrigue du récit rapporté par l’humaniste Nicolas de Clamanges1 à propos de deux jeunes amants, Floridan et Elvide, appartient sans conteste à la veine idyllique à laquelle s’intéresse le présent volume. On sait que cette nouvelle latine, composée avant 1437 ou même avant 14242, a été traduite par Rasse de Brunhamel et que cette version française figure à la suite de Jean de Saintré dans quatre des principaux manuscrits de l’œuvre d’Antoine de la Sale3. L’antépénultième nouvelle des Cent nouvelles Nouvelles4 présente une autre version, légèrement différente, de cette histoire qui connut par ailleurs une assez grande faveur, puisqu’on trouve sa trace dans le Novellino de Massucio et qu’au XVIe siècle elle figure dans les Comptes du monde aventureux et dans les Nouvelles Histoires tragiques de Bénigne Poissenot5.

2 En narrant la fugue adolescente des deux jeunes héros, parés chacun de toutes les vertus propres à leur sexe, Floridan et Elvide exploite le principal ressort de l’idylle. Les émois d’un couple juvénile bravant les interdits parentaux forment en effet la trame principale des récits centrés sur un amour d’enfance sincère et fougueux dont Pyrame et Thisbé et Floire et Blanchefleur offrent le prototype.

3 Contre le gré de ses parents qui la réservaient «a ung seigneur leur voisin, qui estoit assez ancien, riche, puissant et yssu de bien noble lieu»6, Elvide, fille d’un «riche et puissant chevalier», «tres belle pucelle, aagee environ de xvi a xvii ans»7 s’éprend du jeune Floridan, «lequel estoit assez noble de sang, ja soit ce que non pas tant que l’autre seigneur ancien»8. Le jeune homme est «beau de figure, preux, hardy et vaillant.»9. Devant l’opposition du père de la jeune fille, les jeunes amants cherchent à accomplir «leur souverain desir, c’est assavoir comment ilz porroient estre joinctz et unis par bon et leal mariage»10. Leur décision est prise: Elvide s’enfuira du domicile paternel et Floridan «l’enmenrroit de l’ostel de son pere le plus secretement que faire se porroit en son chastel»11.

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L’idylle à l’épreuve de l’enseignement des dames

4 Nicolas de Clamanges et son traducteur ne font cependant pas explicitement référence au cadre littéraire de l’idylle lorsqu’ils établissent la portée intellectuelle et spirituelle de leur récit. Bien au contraire, c’est une héroïne de l’histoire romaine, une femme mariée de surcroît, qu’ils invoquent pour servir de modèle idéologique à leur récit. Le suicide héroïque d’Elvide, menacée de viol par quatre rustres pris de boisson, doit se mesurer aux exploits de la vertueuse Lucrèce, narrés par Tite-Live. La comparaison tourne d’ailleurs clairement à l’avantage des hauts faits récents de la demoiselle issue «es fins de France»12. «L’ardant desir de [l]a pureté»13 de Lucrèce, qui doit faire excuser l’attentat contre sa vie, n’a pu éviter à la noble Romaine la souillure du viol, alors que la pucelle Elvide «tres estrange de toute suspecçon de non licite consentement, voult par anticipacion pourveoir qu’elle ne fust soillie par vil et deshonneste actouchement et ama mieulz la mort que d’encheoir en ce pechié »14.

5 Un tel commentaire en dit long sur l’état d’esprit des graves universitaires que sont l’auteur de la nouvelle latine et son traducteur. L’issue tragique d’une fuite amoureuse n’a d’autre intérêt que de proposer un exemple de chasteté admirable. Elvide, surpassant la chaste Lucrèce, se hausse au niveau de Griseldis, dont l’admirable obéissance louée par Pétrarque fait les délices des moralistes français attentifs à fournir aux femmes des modèles d’une vertu irréprochable. L’auteur du Mesnagier de Paris ne manque pas de s’appuyer sur le double témoignage de Griseldis et de Lucrèce pour mettre en forme une doctrine qu’il partage avec nombre de ses contemporains et dont la pierre de touche est l’héroïsation de la passivité féminine15. L’exaltation à outrance de la chasteté, la sanctification de l’obéissance et la louange de l’humilité permettent de tracer, sous couvert d’un enseignement inspiré de l’évangile, un programme d’éducation féminine entièrement régi par des devoirs d’oubli ou de négation de soi16. Le traitement que reçoit le suicide d’Elvide témoigne lui aussi de cette stratégie et motive la comparaison, déjà fréquemment esquissée entre Griseldis et Floridan et Elvide17.

6 On le sait, la halte des jeunes fugueurs dans une auberge se solde par une rencontre terrifiante. Le récit de ce qui n’est somme toute qu’un fait divers sanglant insiste sur l’indignité des agresseurs avinés(ferocissimi quatuor agrestes juvenes, vino etiam tum atque libidine insitam animis furiam magis efferantibus18 ; «quatre grans loudiers chartons de josne aaige»19) et sur leur ardeur indécente(truces furentium animos, vesana temeritate20; «furieux desir, crueuse voullenté»21). De même, dans la 98e nouvelle des Cent nouvelles Nouvelles, qui ne s’engage pourtant pas dans la voie de la moralisation du récit, la violence des assauts subis par les jeunes gens laisse cependant une impression glaçante. La folie sanguinaire des jeunes bourreaux rend ceux-ci insensibles à toutes les «douces paroles» que leur adressent l’aubergiste, puis Floridan et enfin Elvide. Ils menacent de prendre en public leur plaisir avec la jeune femme. Après avoir tué le jeune homme, ils contraignent l’aubergiste à enfouir le corps dans son jardin. Leur obstination s’exprime de la manière la plus brutale à l’égard d’Elvide: Et, a ces motz, l’un d’eulx s’avance, qui la prent le plus rudement du monde, disant qu’il aura sa compaignie avant qu’elle luy eschappe, veille ne daigne. (Les Cent nouvelles Nouvelles, éd. cit., p. 552, l. 209-212) Il n’en faut pas plus pour causer le désespoir de la jeune femme qui finit par se trancher la gorge pour leur échapper.

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7 Ce déchaînement de pulsions agressives scelle donc le sort des jeunes enfants. Le récit leur réserve pourtant à chacun une forme de martyre bien spécifique qui épouse les normes sociales attachées à leur sexe. Notons, après d’autres commentateurs22 que, à l’inverse de ce que prévoit généralement la règle générique de l’idylle en matière de dénouement tragique, les amants sont séparés dans la mort, comme pour mieux détacher les uns des autres les faits et gestes du jeune homme et de la jeune femme. Le commentaire du récit par Rasse indique clairement cette tendance. Désireux de souligner l’intérêt de son histoire, le traducteur invoque la mémoire de Boccace en arguant que ce dernier, s’il avait eu connaissance des faits, les aurait certainement consignés dans son œuvre. Or, plutôt que d’invoquer le Décaméron et notamment la quatrième journée, consacrée aux histoires d’amours tragiques, qui offrirait un espace narratif parfaitement adéquat aux malheurs de Floridan et Elvide23, Rasse disjoint la mémoire des amants pour imaginer que les exploits de Floridan auraient pu trouver place dans le De casibus virorum illustrium et ceux d’Elvide dans le De mulieribus claris: Dictes moy, Anthoine, se ceste piteuse infortune eust esté advenue ou temps de Bocasse, poette flourentin, le eust il teu et passé soubz sillence sans en faire quelque mencion en ses livres? Certes ce est bon a croire que nennil, mais eust bien et notablement recité le fait de messire Floridam en son livre qui se appelle Des adventures des hommes nobles, en latin De casibus virorum illustrium. Eust aussi pareillement recité le fait de la pucelle Ellvide en son livre qui se appelle Des femmes cleres, en lattin De mulieribus claris. (Rasse, op. cit., p. 24, l. 465-473)24

8 Floridan, parangon de bravoure, meurt les armes à la main après avoir glorieusement mis en fuite ses adversaires. Un dard traîtreusement lancé par un agresseur en débandade aura raison de sa vigueur: Que diroye je plus? Lui tout seul perseverant en son coragieux propos les avoit tous navrez et convertis en fuite, et n’y avoit plus nulz de eulz qui le osast assaillir, quant l’un d’eulz, estans assez loingz, jetta ung dart ayant la pointe bien acheree, duquel messire Floridan […] fut assené au cœur et perchiet tout oultre, duquel cop il cheit a terre privé et destabli de toutes ses forces et de toutes ses vertus; et la morust en la place. (Rasse, op. cit., p. 16, l. 304-312)

9 Le récit produit en abondance des références aux armes, bâtons, poignards, épées dont sont bardés tous les acteurs masculins, à l’image des agresseurs «raemplis de vins et de viandes, qui tres bien embattonnez vindrent en la dicte hostellerie»25, «eulx tres bien furniz d’espees, de dars et aultres bastons».26 De sorte que lorsqu’Elvide, acculée par l’obstination de son impitoyable bourreau, se saisit du couteau à trancher la viande qu’elle porte sous sa robe, on pourrait croire que l’amante prend son ami pour modèle et qu’elle se dispose à vendre chèrement sa vie. Mais il n’en est rien: si l’instrument est le même, quoique de taille plus modeste et d’usage domestique, la manière d’en user est tout autre. Elvide, selon les codes de l’agir féminin, ne tentera aucun geste offensif, sinon contre elle-même: Or escouttez maintenant chose digne de vive memoire. Tandiz que icellui entendoit a clorre et fermer les dictes fenestres, la pucelle, desirant avoir victoire et triumphe de ses ennemis [et estre preservee de la perdicion de son pucellaige]27, tira son petit cousteau dont elle trenchoit sa viande, lequel elle portoit dessoubz sa robe. Et affin qu’elle ne souffreist des diz quatre quelque fait luxurieux, en faisant ung cry tres haultain, se en ouvry la gorge et cheust toute ensenglantee et demie morte a terre. (Rasse, op. cit., p. 24, l. 448-457)

10 L’effet de surprise est créé par un curieux usage du vocabulaire guerrier qui applique à une immolation les sèmes du triomphe et de la victoire. L’héroïsme féminin de la

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passivité, modelé par la rhétorique du martyre, reçoit ici une illustration grandiose dont le commentaire final déploie tous les effets: si Lucrèce a été vaincue par la luxure de Sextus, fils de Tarquin, il n’en va pas de même d’Elvide qui est, du coup, considérée non pas comme une victime, mais comme une héroïne invaincue. Son suicide prend les couleurs de la bravoure militaire. Pour un peu, on croirait assister au combat d’une amazone: Ne par manasses ne par espoentemens quelxconques ne poeut oncques estre surmontee. […] Ellvide bateilla tres fermement a l’encontre de quatre grans et inhumains chartons lesquelx victorieusement elle surmonta. […] Ellvide en son blanc pucellaige voult corageusement morir pour garder de rompture son noble et precieux seau virginel. (Rasse, op. cit., p. 26, l. 508-518)28

11 Cette survalorisation de la virginité, que la jeune fille doit préférer à la vie même, est la clé d’un apparent abandon de la tradition idyllique au profit de la louange d’une «claire et noble femme»29. Le suicide, acte lamentable et répréhensible devient le couronnement glorieux d’un itinéraire de chasteté, nonobstant l’interdit qui pèse sur lui («il est deffendu par loys divines et civilles, soubz griefves et horribles painnes, que nulz ne nulles se mecte a mort de soy meismes par quelque cause que ce soit»)30. La distorsion du propos idyllique porte sur la disjonction des circonstances et des lieux de la mort des amants. Loin de conduire, comme dans Pyrame et Thisbé, à une ultime union des jeunes gens, le scénario macabre de Floridan et Elvide abandonne chacun des membres du couple juvénile à une mort solitaire. L’amour est déchu de tous ses privilèges. Il a perdu sa force opératoire, puisque même le suicide de l’amante n’appartient plus à ses moyens d’expression. Il n’est plus le fait d’une amoureuse désespérée par la perte de l’objet de ses désirs31, mais celui d’une vierge qui ne conçoit pas de survivre à sa propre défloration.

Floridan et Elvide à l’ombre de Pyrame et Thisbé

12 La mort d’Elvide réduit la tradition idyllique à l’état d’une ombre. Les amours juvéniles ne sont qu’un prétexte à forger une sorte d’hagiographie profane de la virginité. Débarrassé de sa référence spirituelle, comme le montre la manière somme toute assez désinvolte dont est traité le grave problème de l’interdiction chrétienne du suicide32, le martyre de la vierge apparaît dans toute la crudité de sa valeur sociale, comme instrument d’une sacralisation patriarcale du pucelage des jeune filles nubiles.

13 Pourtant, malgré cette évidente mise sous tutelle du propos idyllique, l’ensemble de l’intrigue demeure si nettement imprégné par les formes du récit d’amour juvénile, qu’il n’est pas inutile de tenter une lecture qui rende compte des antécédents littéraires susceptibles d’informer cette histoire33. On verra que les linéaments du genre, qui semblent n’être convoqués que pour être aussitôt oubliés ou reniés, ne manquent pas, malgré tout, d’exercer une influence déterminante sur la construction d’un imaginaire de l’amour juvénile, de la rébellion adolescente et de leurs conséquences funestes.

14 Les circonstances initiales du récit reprennent fidèlement la situation de base de l’idylle. La jeunesse des amants, leur commune ferveur amoureuse, leur entente parfaite conduisant au désir d’évasion de la pucelle, tout cela consonne avec la loi du genre. Comme Pyrame et Thisbé, comme Floire et Blanchefleur, comme Aucassin et Nicolette, Floridan et Elvide représentent la perfection unificatrice, voire fusionnelle, de l’amour hétérosexuel:

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Par quoy le dit messire Floridan et la pucelle ne estoient que ung cœur, une amour et une voullenté. (Rasse, op. cit., p. 4, l. 57-58; p. 5, l. 56-57)34

15 La qualité intrinsèque de ce lien indéfectible est garantie par la grande jeunesse des protagonistes. Les amours idylliques racontent la force de l’attirance naturelle d’un sexe vers l’autre. C’est là toute l’ambiguïté du récit idyllique tel qu’il s’impose dès le XIIe siècle comme un modèle alternatif à la passion adultère de l’amour courtois. En affirmant la précellence de leurs désirs amoureux, Pyrame et Thisbé ainsi que Floire et Blanchefleur affichent leur révolte contre la tutelle parentale. L’idylle constitue une grave menace à l’égard de l’ordre social. La fin tragique du récit issu du quatrième livre des Métamorphoses d’Ovide l’indique clairement. Fuir l’espace policé de la cité pour tenter de connaître le bonheur, c’est s’exposer à affronter, dans le maquis des pulsions indomptées, les puissances sauvages d’Éros et de Thanatos, figurées dans les récits latins et français respectivement par une lionne ou un lion féroces35.

16 Mais, par ailleurs, le motif des amours juvéniles offre également un puissant moteur romanesque à la célébration imaginaire des perfections du mariage d’amour. Le Conte de Floire et Blanchefleur ouvre en ce point une voie qui sera explorée par bien d’autres romans. D’Érec et Énide ou Cligès à L’Escoufle et Galeran de Bretagne36, l’option idyllique devient le principal agent de la mise en place du mythe littéraire de la nuptialité heureuse. Cette double valence hante, à notre sens, le récit de Nicolas de Clamanges et de son premier traducteur.

17 L’anecdote tragique qui conduit à la mort des jeunes amants n’est pas dépourvue de ressemblances avec la fable de Pyrame et Thisbé. La contrainte imposée aux vœux des jeunes gens produit une pratique secrète du colloque amoureux qui rappelle les entretiens furtifs à travers la brèche du mur séparant les jeunes amants de Babylone: Le dit josne chevallier frequentoit et visitoit sa belle et doulce amie, la dicte pucelle, non point tant de foiz que plaisir fust a l’un et a l’autre, car les voyes et les entrees n’estoient point frances au dit messire Floridan, pour ce que le pere de la pucelle, qui aucunement se doubtoit de la dicte mutuelle amour, leur coppoit et ostoit a son povoir le lieu et espace convenable aux amoureux, adfin qu’ilz ne parlassent ou devisassent aucunement enssemble. Neantmoins les diz amoureux ne estoient point pour ce sy fort privez ne fourcloz du doulx et agreable regard ne des gracieuses devises de l’un a l’autre qu’ilz ne parlassent et devisassent enssemble, quant ilz povoient avoir lieu, heure et espace, tant en l’abscence du pere comme aultrement. (Rasse, p. 4, l. 58-71)37

18 Le projet d’évasion, le rendez-vous secret, mais surtout le basculement de l’escapade dans l’horreur répondent au même schéma que celui qui régit le premier récit des filles de Minyas. La leçon à tirer de cette expérience tragique est claire: elle porte sur les périls de la sexualité adolescente dont les débordements doivent être prévenus par une stricte surveillance.

19 Lire Floridan et Elvide comme un avatar controuvé de Pyrame et Thisbé nous amène à concentrer notre attention sur les agresseurs des jeunes amants, qui nous apparaissent soudain comme des figures comparables à celle du lion dans la version française médiévale du conte ovidien. Comme le démontre Christopher Lucken38, l’irruption de l’animal féroce impose soudain aux jeunes amants en rupture de ban une image terrifiante de leur propre énergie pulsionnelle. À être analysés à la lumière de cette analogie, les figures des «quatre loudiers chartons» qui s’en prennent aux amoureux se révèlent jouer un rôle tout à fait stratégique dans la nouvelle.

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20 Commençons par retenir qu’au regard de la tradition littéraire antérieure, le statut social de ces violeurs en puissance est relativement singulier. Dans la mythologie moderne de l’agression sexuelle, il n’y a rien d’incongru à attribuer à l’auteur d’un crime sexuel le profil d’une brute avinée, d’un individu violent et mal dégrossi. Mais la tradition littéraire médiévale, quant à elle, fait la plupart du temps du viol une expression figurée de l’ensemble des abus de pouvoir de la classe dominante. Sans parler de tous les cas où la scène de viol confine complaisamment avec une tentative de séduction amoureuse39, le violeur est en général un chevalier félon, imbu de sa force et de son pouvoir. Le roman arthurien regorge d’épisodes qui décrivent le sauvetage d’une pucelle aux jupes retroussées, tirée des griffes d’un de ces agresseurs plein de morgue aristocratique. L’idée d’un attentat à la pudeur d’une jeune fille noble perpétré par un membre d’une classe inférieure semble proprement insoutenable dans la logique nobiliaire. La figure du géant violeur, que l’on rencontre par exemple dans le Roman de Brut de Wace, et dont la brutalité pourrait être comparée à celle des mauvais garçons de notre récit,semble faire exception. Mais, si elle incarne une forme de violence sauvage, s’exerçant sans frein, elle propose aussi au hérosun adversaire de choix. Par sa victoire contre le géant, le héros confirme ses qualités chevaleresqueset fait œuvre civilisatrice40. Rien de tel, par contre, dans la confrontation entre Floridan et les jeunes paysans. Dans le Roman du Conte d’Anjou qui, au début du XIVe siècle, laisse pourtant une certaine place à la représentation des conditions de vie d’une classe urbaine défavorisée, le récit du harcèlement sexuel de l’héroïne par une bande de compagnons de plaisir adopte encore le rapport de force traditionnel entre le séducteur et sa victime: la jeune héroïne noble se présente comme une humble ouvrière aux yeux de «trois ou quatre fils de bourgeois» oisifs41.

21 Ainsi Floridan et Elvide témoigne d’un changement de paradigme dans la représentation des motivations du viol et dans la caractérisation du violeur. Cette inflexion n’est sans doute pas étrangère à la personnalité de l’héroïne du récit. Le «combat» d’Elvide apparaît d’autant plus vertueux que l’horreur du danger auquel elle est confrontée est grande42. Et tant pis si la victoire de Floridan contre de si piètres adversaires n’a que peu de prix pour un jeune homme qui «des le commencement de la fleur de sa jonesse [...] avoit exercé et frequenté le mestier des armes et qu[i] nagaires de temps, lui estant en une tres fiere battaille, […] receut avecques pluiseurs nobles le honnorable ordre de chevalrie»43. En regard de l’admirable courage autodestructeur de son amie, la bravoure de Floridan se trouve réduite à la fonction de faire-valoir.

22 Les deux jeunes gens sont victimes de l’expression d’une sexualité de bas étage, confinant à une bestialité dont le lion de Pyrame et Thisbé était déjà le symbole. «Fourcenerie»44, «raige desmesuree»45 sont les termes qui servent à décrire les assauts des jeunes villageois.

Cousine, sœur ou épouse? Fable gémellaire et fiction idyllique

23 Mais l’un des effets les plus étonnants de cette configuration originale est aussi de voir ces rustres aux désirs effrénés tenir le discours de l’ordre patriarcal offensé! En effet pour justifier leurs exigences révoltantes à l’égard d’Elvide, les agresseurs n’ont pas de cesse qu’ils n’aient fait le portrait des amants en jouisseurs dévergondés. Selon eux, la jeune fille n’est jamais qu’une «ribauldelle que je ne sçay quel compaignon y avoit

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admenee derriere lui sur le dos de son cheval»46. Faisant un habile usage, finement analysé par Zehnder47, des discours direct et indirect, nos auteurs nous livrent le point de vue des paysans sur l’identité des deux fugitifs. Or celui-ci n’est, somme toute, pas très différent du jugement que prononceraient les parents d’Elvide s’ils avaient vent de l’aventure dans laquelle la jeune fille s’est engagée. Il faut être bien ribaude pour quitter ainsi le domicile parental, sauter en croupe du cheval de son amant et se rendre, seule avec lui, dans une auberge de village, à l’écart des grandes routes. Aux yeux des fêtards rustiques, la noblesse dont se réclament Floridan et Elvide est ravalée au rang de fiction. On ne peut qu’être frappée par l’insistance avec laquelle Rasse place dans la bouche des vilains des accusations qui relèvent de la dénonciation des pouvoirs trompeurs de la fable. À les entendre, Floridan n’est qu’un vulgaire fabulateur, un mythomane expert en «paroles fausses et frivoles», usant d’un «langage feint», de «bourdes» et de «mensonges»: Lesquelx quatre loudiers respondirent que maintes foiz ilz ont oy parler du dit messire Flouridan et de sa noblesse, mais ilz dirent que lui meisme n’est pas cellui duquel il fait mencion, et que en riens ne le croyent, car messire Floridan dont il parle ne va jamais tout seul par les chemins, soit en esbat ou aultre part, mais tousjours est bien et notablement acompaigniez de pluiseurs compaignons bien montez et bien habilliez. Et pour tant se il fait que saige, il ne leur dira plus nulles telles frivolles ne nulles faulces parolles. Et qu’il ne ait point esperance de les decepvoir par son faint langaige, et que en vain il passe le temps en assemblant tant de bourdes et tant de menssonges, et que plus n’en souffreront ne ses diz plus n’escouteront48. (Rasse, op. cit., p. 14, l. 252-263)49

24 Les protestations d’Elvide sont accueillies avec la même incrédulité. Le soupçon de dévergondage ne rend que plus vraisemblable l’usage de la feinte. Elvide est accusée de vouloir faire assaut de séduction au moyen de «fictions mensongères»: Le malvais garnement lui entrerompyt sa parolle, et lui dist que pour neant et en vain elle parloit et sermonnoit sy longuement; et que son engin et son souef langaige monstroient clerement que c’estoit une garche et une ribaulde toute faicte et toute frottee. Et qu’il n’estoit pas sy enffant que de soy laissier ainssy gaber et endormir par telles fictions menssongeuses. (Rasse, op. cit., p. 22, l. 430-435)50

25 Errant seuls et sans escorte, Floridan et Elvide renoncent aux signes de leur puissance et s’excluent, par défaut de vraisemblance, des privilèges de leur caste. On notera de ce point de vue, l’insistance, à propos des préparatifs et de l’exécution de l’enlèvement d’Elvide, sur l’isolement forcé des amants fugueurs: [L]e dit messire Floridan s’en venrroit tout seul a certaine heure determinee le plus obscultement qu’il porroit ou dit hostel. […] Et quant l’eure fu venue, vint le dit messire Floridan tout seul a l’ostel du pere au lieu que le pucelle lui avoit dit et monstré, auquel lieu il la trouva toute seulle. (Rasse, op. cit., p. 6, l. 102-104et115-118)

26 Les arguments des «josnes varlez des villaiges»51 renvoient aux jeunes gens une image déformée de leur entreprise, repoussant la fugue adolescente dans le domaine du pire dévergondage. Ils scellent la déchéance des héros à leurs propres yeux comme le ferait une condamnation parentale. Ainsi le déni de noblesse que les paysans opposent à leurs malheureuses victimes sonne comme la sentence rigoureuse d’une sorte de surmoi décalé. La confrontation avec la brutalité de ces «gens mal atrempez et de mauvaises condicions remplis»52 produit un surcroît d’épouvante. Sous l’effet d’une image de cauchemar, les amants sont renvoyés à leur propre impudicité fantasmée. Une telle abomination ne peut que les anéantir. En renonçant à motiver le geste désespéré de la jeune fille, la 98e nouvelle des Cent nouvelles Nouvelles semble confirmer cette hypothèse.

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L’économie de moyens et la sécheresse de style avec laquelle l’action de la pucelle est décrite accroissent l’effet de surprise. Elles confèrent à la résolution de mourir l’aspect d’une décision aussi inattendue que subite:

27 Accusés de tricherie, les amants succombent au saccage impitoyable de leur rêve de pureté et de noblesse. Par-delà la violence physique, c’est la fiction de l’innocence idyllique qui est mise en pièce par les railleries et l’incrédulité des paysans.

28 Mais le pire est que ces accusations de tromperie ne sont pas totalement dénuées de fondement. En effet, pour restaurer la dignité des voyageurs solitaires, l’aubergiste suppose une proche parenté entre les adolescents: BnF, n. a. fr. 10057: «Cest homme cy est ung josne homme, chevalier tres renommé, noble de sang et de faiz enssemble [… L]a femme qui est en sa compaignie n’est point une folle femme comme vous dictes, mais est une noble fille qui est de son linaige ou de son affinitté».53 Vat. Reg. Lat. 896: «Comment, dist l’oste, je croy veritablement que vous estes mal informez de ce que vous dictes et estes folz et mal advisiez. Je cognoy bien cellui qui l’a admenee, c’on appelle messire Floridam, et est chevalier qui ne daigneroit mener femmes diffamees aval pays. Et je cuide qu’elle soit sa parente, car elle a les manieres et contenences d’estre femme ou fille de bon lieu, de bien et d’onneur, sans nulle villonnie ou reprouche».54 Or Floridan reprend cette fable à son compte: BnF, n. a. fr. 10057: «Et que certainement la josvencelle qu’il maynne avec lui est sa prochaine cousine, nee de noble maison, laquelle est une josne pucelle qui oncques ne souffrit attouchement de homme ne quelque viollacion».55 Dans la version du ms. du Vatican, Floridan redouble cette affirmation: Vat. Reg. Lat. 896: «Et que veritablement la damoiselle qu’il avoit admenee estoit sa prochaine parente et vraye pucelle a marier laquelle il menoit festoier en sa maison, comme tenus y estoit. […]Et fussent tous seurs qu’il ne pourroit veoir ne souffrir faire aucun desplaisir a sa cousine et parente prouchaine, encores mains que a lui mesmes».56

29 On peut s’interroger sur la raison qui pousse Floridan à ne pas revendiquer pour son amie le statut d’épouse qu’il s’apprête à lui conférer57. Pourquoi inventer une parenté fictive et avérer ainsi le statut de faussaires que les villageois reprochent aux amants?

30 Ce mensonge inutile nous paraît symptomatique de la présence forte, dans notre récit, d’un imaginaire idyllique qui ne se circonscrit pas à l’influence du conte ovidien de Pyrame et Thisbé. Floridan et Elvide ne s’inspire pas seulement du scénario tragique de la mort malencontreuse des jeunes amants de Babylone. En témoigne le nom même du protagoniste masculin qui fait revivre l’imaginaire floral typique des fictions idylliques à caractère nuptial. La nouvelle de Nicolas de Clamanges porte en elle le souvenir de Floire et Blanchefleur et de tous les romans qui, dans la suite du Conte du XII e siècle, célèbrent les noces fraternelles de jeunes amants désunis par l’hostilité de leur lignage.

31 La fable de la parenté unissant Floridan et Elvide fournit une trace tangible de la valeur opératoire du scénario idyllique dans la nouvelle. Elle impose au lecteur le souvenir d’un mensonge comparable proféré par Floire. Lancé à la poursuite de son amie disparue, Floire progresse dans sa quête au gré des révélations que lui livrent ses hôtes successifs. Étonnés de la similitude des traits du jeune homme avec ceux de la belle captive qu’ils ont aperçue peu de temps auparavant, ceux-ci supposent que les héros sont frères et sœurs. Aux questions qu’on lui adresse à ce propos, Floire répond, après une hésitation, qu’il est bien le frère de sa bien-aimée:

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Quant Flores l’ot, si s’esbahi, isnelement li respondi et dist: «Non frere, mais ami!» De çou k’ot dit se repenti: «Mais freres, dame, jou mesdi! Dame, merci, oublïés iere; ele est ma suer et jou ses frere».58

32 Cette équivalence symbolique entre la sœur et la bien-aimée a de quoi surprendre. On a pu concevoir le soupçon qu’une tentation incestueuse hanterait le propos de l’idylle et lui conférerait ses tonalités parfois inquiétantes59. Notons cependant que, dans Floire et Blanchefleur, la tentation gémellaire se construit en maintenant consciemment à distance le péril de l’inceste. Alors qu’ils sont nés le même jour, à Pâques fleurie, et que leur nom témoigne d’une même référence à cette fête chrétienne, Floire et Blanchefleur sont allaités par des nourrices distinctes et ce rapport à la nourriture maintient entre les enfants une barrière de nature religieuse: Livré l’[= Floire] ont a la damoisele, por çou qu’ele estoit sage et bele, a norrir et a maistroier, fors seulement de l’alaitier. Une paiienne l’alaitoit, car lor lois l’autre refusoit. (v. 179-184)

33 On pourrait donc penser que le secret de l’idylle ne réside pas tant dans la résurgence cryptée d’une faute incestueuse originelle que dans une manière de flirter avec la métaphore de l’amour fraternel, malgré la prégnance de l’interdit portant sur l’inceste. La fable des amants jumeaux dépeint les perfections de l’amour sous les traits d’une parenté symbolique. L’étonnante ressemblance des couples gémellaires formés par Pyrame et Thisbé et surtout Floire et Blanchefleur se passe de commentaire à ce sujet. La fiction idyllique légitime le désir hétérosexuel en lui conférant la capacité de nouer des liens de parenté nouveaux, dotés de la même force et de la même solidité que les liens du sang. C’est ce que proclame la projection du thème de la gémellité sur le canevas d’une fiction de mésalliance. Le gain qu’il y a à accomplir cette greffe du familier sur l’inconnu se ferait donc en dépit même du trouble que peut causer le spectre d’une union entre le frère et la sœur.

34 De sorte que, si un facteur anxiogène se présente dans la fable idyllique, nous faisons l’hypothèse que celui-ci serait plutôt l’expression d’une inquiétude suscitée par les exigences du mariage, et plus particulièrement du mariage exogame. Épouser un ou une inconnue sera bien moins inquiétant s’il s’avère que le ou la fiancé(e) lointain(e) s’allie en réalité à nous en vertu d’une fraternité cachée. Le thème de la mésalliance qui structure l’idylle postule une union impossible que contredit la réalité d’un attachement indéfectible. L’idylle nous apparaît donc comme un genre en tension entre deux affirmations fortement contradictoires portant sur la nature de l’union de l’homme et de la femme. L’une, viscéralement attachée à une représentation inégalitaire des rapports de sexe est l’apanage des figures parentales. Les pères et mères des héros idylliques refusent avec obstination de reconnaître au désir amoureux une fonction sociale structurante. Les parents d’Elvide illustrent parfaitement ce type, eux qui prétendent faire épouser à leur fille un seigneur dont l’âge n’a aucun rapport avec celui de la fiancée qu’ils lui destinent: Advint que le dit chevalier et sa dicte femme eurent, comme ont communement pere et meres, grant voullenté et grant desir de allier et marier leur fille a ung

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seigneur leur voisin, qui estoit assez ancien, riche, puissant et yssu de bien noble lieu. Et de fait furent les alliances faictes et promises sans le sceu de la fille, par parolles tant seullement entre les diz pere et mere et le dit seigneur. (Rasse, op. cit., p. 4, l. 40-46)

35 Marieurs inattentifs à toute question de réciprocité ou d’équité dans les relations de couples, les parents abusifs sont la cible privilégiée de l’idylle «heureuse»60, alors que leurs craintes trouvent une confirmation macabre dans les dénouements tragiques de Pyrame et Thisbé ou Floridan et Elvide. À l’opposé, la ferveur des jeunes amants et leur confiance indéfectible dans le choix de leur cœur fait retentir en plein âge féodal une revendication de parité dans la représentation de la sexualité humaine. En ce sens, l’utopie idyllique61 travaille indubitablement à ce que d’aucun appelle «l’invention de la culture hétérosexuelle»62. Fiction d’adolescents, l’idylle use de la métaphore fraternelle comme d’un dispositif imaginaire63. Elle contribue efficacement à la fabrication du dogme culturel du mariage d’amour. La fable idyllique se comprend alors comme une machine à inscrire l’endogamie dans l’exogamie64 et la fraternité dans la différence des sexes. Il n’est donc peut-être pas tout à fait incongru de postuler que l’idylle s’élabore, pour un public féminin, comme réponse à l’effroi suscité par la violence des mariages forcés ou que, dans une version masculine de sa réception, elle cherche à apaiser l’angoisse ou le sentiment de rivalité causés par l’accueil d’une fiancée étrangère au sein d’un lignage consanguin fier de son homogénéité. Rendre l’étranger familier, telle serait donc la vocation dernière de l’idylle, au prix de laquelle nos récits se risquent à figurer les épousailles comme une alliance entre frère et sœur.

36 En faisant d’Elvide sa cousine, Floridan répondrait donc aux exigences génériques de l’idylle et paradoxalement son mensonge, loin de le rendre coupable de dissimulation, avérerait la fable du projet nuptial qui caractérise le genre dans son versant euphorique. En présentant la jeune fille qu’il enlève comme sa parente, le jeune homme affirme publiquement, au nom d’une norme qui puise son autorité dans la fiction, l’efficience de l’alliance symbolique conclue en secret avec sa fiancée.

37 Le narrateur des Cent Nouvelles nouvelles a bien raison de souligner, avec son habituel désintérêt pour toute lecture bien pensante, que les amants devraient avoir eu droit au bonheur: Ainsi finirent leurs jours les deux loyaux amoureux tantost l’un après l’autre sans percevoir rien du joieux plaisir ou ilz cuidoient ensemble vivre et durer tout leur temps. (Les Cent nouvelles Nouvelles, éd. cit., p. 553, l. 240-243)

38 Il réduit de ce fait la portée du récit. La 98e nouvelle ne sera jamais que le compte rendu navrant d’une action criminelle, brutale et absurde. Mais cette absence de moralisation fait aussi apparaître, par contraste, le caractère controuvé de sa source. Hanté par le modèle de Pyrame et Thisbé, le récit ne peut pas ne pas jeter sur la tentative de fugue adolescente un éclairage inquiétant. Cependant, les nécessités d’une prédication laïque en faveur des devoirs féminins exigent que le statut héroïque des personnages principaux soit préservé. Il en résulte donc une curieuse contorsion imaginaire qui fait resurgir le discours de la condamnation parentale dans la bouche des personnages les moins aptes à le soutenir. Par une sorte d’effet de dérision spontanée, la loi patriarcale fait retour dans le lieu même où le règne d’une brutalité sans frein aurait dû entraîner sa négation radicale.

39 Arrivée au terme de notre parcours, nous voici amenée à souligner, comme nous l’avons fait à propos du récit de Griseldis65, combien le montage idéologique de la nouvelle exemplaire latine et de ses traductions françaises moralisantes génère une

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sorte de contrefaçon littéraire qui défie les lois du récit. Sous l’effet d’une fascination pour les vertus de la virginité, Nicolas de Clamanges et Rasse de Brunhamel en viennent à travestir doublement la fable idyllique. D’une part, ils pervertissent la tradition ovidienne du suicide amoureux illustrée par le récit du livre IV des Métamorphoses ainsi que par les Héroïdes. Par sa mort exemplaire, Elvide en vient à trahir sa vocation d’amante au profit d’un sacrifice prophylactique qui confère plus de prix à la chasteté qu’à la force du désir. D’autre part, même s’il se nourrit de la tradition nuptiale de Floire et Blanchefleur, le récit échoue à maintenir l’utopie d’une fraternité matrimoniale. Réduite à l’état de mensonge pitoyable et désespéré, la fiction d’une parenté tissée par l’amour en dépit des différences de condition, de sexe et de croyance ne peut que se survivre à elle-même sous les traits dérisoires d’une simple arrière-pensée.

NOTES

1. Le texte figure parmi les lettres de Nicolas de Clamanges et est conservé par trois manuscrits (voir M. Zink, « Nicolas de Clamanges conteur », Ensi firent li ancessor. Mélanges de philologie romane offerts à Marc-René Jung, Alessandria, Edizione dell’Orso, 1996, t. 2, p. 587). Il a été donné par J. Hommey, Supplementum Patrum, Paris, 1684, p. 508-518. Deux reproductions modernes sont à notre disposition : voir H. P. Clive Floridan et Elvide, a critical edition of the 15th century text with an introduction, Oxford, Blackwell, 1959, p. 2-28 (texte latin en bas de page) et R. Zehnder, Les Modèles latins des Cent Nouvelles nouvelles, Bern [et al.], P. Lang, 2004, p. 405-409. Ce dernier ouvrage reproduit le texte donné par J. Hommey dans son Supplementum Patrum de 1684, tout en numérotant les phrases. Nos références à cette édition incluent cette numérotation en la signalant entre parenthèses avant la mention de la page. 2. La première date est celle de la mort de l’auteur, la seconde est avancée par A. Coville, « Sur un conte de Nicolas de Clamanges », Recherches sur quelques écrivains du XIVe et du XVe siècle, Paris, Droz, 1935, p. 213. Voir aussi F. Suard, « Floridan et Elvide aux XV e et XVIe siècles », La Nouvelle, définitions, transformations, textes recueillis par B. Alluin et F. Suard, Lille, Presses universitaires de Lille, 1990, p. 163-179, voir p. 163, 164 et n. 6. 3. H. P. Clive, op. cit., p. XIII. 4. Édition utilisée : Les Cent nouvelles Nouvelles, éd. F. P. Sweetser, Genève, Droz, 1966. 5. Cf. F. Suard, art. cit. ; il s’agit de la 47e nouvelle des Comptes du monde aventureux, texte original avec notice, notes et index par F. Frank, Paris, Lemerre, 1868 [réimpr. Genève, Slatkine, 1969]. Les « Chastes amours de Floridanus et Elvide » ouvrent le recueil de Bénigne Poissenot, Nouvelles Histoires tragiques [1586], éd. établie et annotée par J.-C. Arnould et R. A. Carr, Genève, Droz, 1996. 6. Les citations du texte français de la nouvelle, qui servira de base à notre analyse, sont tirées de l’édition de H. P. Clive, Floridan et Elvide, op. cit., ici p. 4, l. 43-44. L’éditeur fournit le texte de Rasse de Brunhamel, selon la leçon de deux manuscrits. Il distingue en effet la rédaction que l’on peut lire dans le ms. Paris, BnF, n. a. fr. 10057 de celle du ms. du Vatican, Reg. Lat. 896. La seconde, qui figure aussi dans les deux autres manuscrits (Londres, British Museum, Cotton Nero D ix et Paris, BnF, fr. 1503) procède d’une révision que Clive attribue à Antoine de La Sale (op. cit., p. xv). L’éditeur donne les deux textes en regard l’un de l’autre. Sans indication particulière, nous citons le texte de la première rédaction, imprimé sur les pages paires de l’édition. Pour une analyse et une comparaison détaillée du texte latin, des deux rédactions françaises et de la 98e nouvelles des

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Cent nouvelles Nouvelles, voir R. Zehnder, Les Modèles latins, op. cit., p. 161-289. Pour une discussion de l’importance du genre de la nouvelle et de la question du recueil dans Jean de Saintré, voir S. Lefèvre, Antoine de La Sale. La Fabrique de l’œuvre et de l’écrivain, Genève, Droz, 2006 (sur Floridan et Elvide, p. 161-167). 7. Rasse, op. cit., p. 2, l. 33-34 et p. 4, l. 38-39. 8. Ibid., l. 52-53. 9. Ibid., l. 53-54. 10. Ibid., l. 75-76. 11. Rasse, op. cit., p. 6, l. 105-107. 12. Rasse, op. cit., p. 2, l. 33. 13. Rasse, op. cit., p. 26, l. 491. 14. Rasse, ms. Vat. Reg. Lat. 896, op. cit., p. 27, l. 390-394. La révision se montre ici légèrement plus prolixe que la première version. Elle souligne, dans le dernier membre de la phrase, le choix délibéré de la jeune fille pour la mort, par crainte du péché. 15. Le Mesnagier de Paris, texte édité par G. E. Brereton et J. M. Ferrier, trad. et notes par K. Ueltschi, Paris, Librairie générale française, 1994, I, iv, p. 142-150 (Lucrèce) et 192-230 (Griseldis). 16. Y. Foehr-Janssens, La Veuve en majesté : deuil et savoir dans la littérature médiévale, Genève, Droz, 2000. 17. Voir la notice consacrée à Nicolas de Clamanges par S. Lefèvre dans le Dictionnaire des Lettres françaises (Le Moyen Âge), Paris, Fayard, 1994, p. 1064b et la présentation du texte de Nicolas de Clamanges dans le Patrimoine littéraire européen 6. Prémices de l’humanisme, anthologie en langue française sous la dir. de J.-C. Polet, Bruxelles, De Boeck, 1995, p. 161-163. 18. Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 8-9 ; Zehnder, op. cit., (21), p. 406. 19. Rasse, op. cit., p. 8, l. 151-152. 20. Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 10 ; Zehnder, op. cit., (24), p. 406. 21. Rasse, op. cit., p. 10, l. 168-169. On ne peut que renvoyer ici aux belles formules qu’emploie Michel Zink pour décrire le climat d’épouvante conféré à la nouvelle par l’impitoyable cruauté de ces assaillants rustiques : « Les trois farauds de village ne sont que les instruments du destin. Mais c’est à eux que l’histoire doit ce qui la rend saisissante : cette répulsion à côté de laquelle la mort n’est rien, cette atmosphère extraordinairement oppressante, ce huis-clos de l’humiliation et du viol » (art. cit., p. 595). 22. Zehnder, Les Modèles latins, op. cit. 23. Les quatrième et cinquième journées du Décaméron se répondent, puisqu’il y est question, respectivement, des amoureux qui voient leur passion aboutir à une tragique aventure et des événements heureux qui terminent une série d’aventures malheureuses survenues à des amoureux. Le thème de l’amour contrarié y domine. Zehnder signale les analogies que l’on peut percevoir entre Floridan et Elvide et la troisième nouvelle de la cinquième journée (op. cit., p. 161, note 3). 24. On a pu voir dans cette préférence donnée aux œuvres savantes et latines de Boccace, une volonté de Rasse de solliciter une référence prestigieuse pour le récit qu’il traduit. La question du genre littéraire mérite malgré tout attention également. Évoquer le recueil de nouvelles reviendrait à orienter la lecture dans une direction que le commentaire dénie clairement au récit. Pourtant ce dernier répond en tout point à la définition de la nouvelle tragique telle qu’elle est énoncée dans le sommaire de la quatrième journée du Décaméron. 25. Rasse, op. cit., p. 8, l. 153-154. En latin : Ferro accincti adveniunt (Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 9 ; Zehnder, op. cit., (21), p. 406). 26. Rasse, op. cit., p. 16, l. 283-284. 27. Ajout du ms. du Vatican Reg. Lat. 896, op. cit., p. 25, l. 344. 28. Ici encore le ms. du Vatican insiste sur la vertu de chasteté : « Ellvide ne par menasses ne par espoentemens quelzconques ne peust onques estre surmontee ne menee a ce qu’elle se vouslsit

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consentir a pechier […]. Ellvide batailla contre quatre grans loudiers et inhumains murtriers, lesquelz n’eurent point la force de la deshonorer. » (Rasse, op. cit., p. 27, l. 401-408, nous soulignons). Le texte latin présente lui aussi un vocabulaire guerrier assez prononcé : Haec cum quatuor immanissimis agrestibus constantissime depugnavit (Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 26 ; Zehnder, op. cit., (107), p. 409). 29. Dans l’introduction de sa nouvelle, Rasse stipule déjà que « c’est l’istoire de une noble josne damoiselle nommee Ellvide, digne de venir avec les femmes tres cleres en congnoissance [publicque] » (op. cit., p. 2, l. 21-23, p. 3, l. 20-22). 30. Rasse, op. cit., p. 24-26, l. 483-486. 31. Nicolas de Clamanges fait une rapide allusion à la tradition littéraire du suicide, lorsqu’il mentionne « le poète » (s’agit-il de Virgile, ou peut-être de Dante ?) « qui a enfermé sans injure aux enfers les innocents qui se sont tués de leur propre main » (poetamque non injuria illos infernis tenebris inserentem audiam, qui sibi lethum insontes peperere manu) ; cf. Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 26 ; Zehnder, op. cit., (100), p. 409). 32. Comme cela a été souvent relevé, Nicolas de Clamanges règle le problème en supposant qu’Elvide a pu faire pénitence durant ses tout derniers instants (éd. Clive, op. cit., p. 28 ; Zehnder, (110), p. 409). Cet exemple illustre à merveille la valeur exorbitante attribuée à la virginité dans le fantasme de pureté qui s’élabore à l’égard des jeunes filles. Tout se passe comme si leur identité, voire leur être, se résumait à leur pucelage, puisqu’il vaut mieux risquer leur damnation éternelle plutôt que de consentir à la perte de ce dernier. Pour rester dans la tradition de l’idylle, on retrouvera la même désespérante absurdité dans le sublime outré qui préside à la mort de Virginie dans Paul et Virginie. 33. Michel Zink évoque quant à lui la parenté de la version française de la nouvelle avec le court récit du Vair palefroi : « Sous [l]a plume [de Rasse], plus que sous celle de Nicolas de Clamanges, la nouvelle prend naturellement sa place dans la suite des récits avec lesquels elle présente des similitudes d’intrigue ou de situation, mais avec un pessimisme accru. Elle devient un Vair palefroi qui tourne mal à partir d’un début identique » (art. cit., p. 597). Rappelons que cette œuvre brève se construit elle aussi à partir des données de base de l’idylle. Sur ce texte, nous nous permettons de renvoyer à Y. Foehr-Janssens, « La chevauchée merveilleuse : Le Vair palefroi ou la naissance d’une fée », Reinardus, 13, 2000, p. 79-95. 34. Voir notre ouvrage La Jeune Fille et l’amour : pour une poétique courtoise de l’évasion, Genève, Droz, 2010. Cette valorisation de l’entente amoureuse des très jeunes amants se traduit souvent par le motif de la gémellité. C’est ainsi que Floire et Blanchefleur, nés tous deux à Pâques fleurie, sont unis par une étonnante ressemblance. De même, les versions médiévales de Pyrame et Thisbé, tant latines que française, insistent sur la quasi-gémellité des amants « d’une biauté et d’un samblans ». Cette élaboration médiévale de la ressemblance gémellaire des amants dans l’idylle a été signalée par Ch. Méla, Blanchefleur et le saint homme ou la semblance des reliques, Paris, Seuil, 1979, p. 47-48. 35. La Jeune Fille et l’amour, op. cit., chapitre 1, « Thisbé ou la poétique de l’évasion ». Rosalind Brown-Grant commente l’influence qu’exerce la représentation de la jeunesse et de ses excès sur le texte idyllique dans French Romance of the Later Middle Ages : Gender, Morality and Desire, Oxford, Oxford university press, 2008, p. 79-128. 36. Sur la filiation idyllique de ces romans, voir M. Vuagnoux-Uhlig, Le Couple en herbe, Genève, Droz, 2009. 37. Variante de Vat. Reg. Lat. 896 : « au veu et sceu d’un chascun, fors que du pere de la pucelle seullement » (p. 5, l. 68-69). 38. C. Lucken, « Le suicide des amants et l’ensaignement des lettres. Piramus et Tisbé ou les métamorphoses de l’amour », Romania, 117, 1999, p. 386 : « Ce lion – plutôt qu’une lionne comme chez Ovide – arrive, au lieu de Pyrame, dans l’intervalle ouvert par [l]a demorance [du jeune homme]. Il en est en quelque sorte le double. Mais c’est un double qui, sous l’aspect d’un animal

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chasseur et meurtrier, recouvert de sang, se montre particulièrement inquiétant […] le lion incarne l’autre versant de l’amour : soit cette « mortel ardor » qui avait enflammé les enfants ». 39. On pense ici au genre de la pastourelle ou à certaines scènes comme celle de la rencontre de Graelent avec la fée amante. Sur la question du viol, voir K. Gravdal, Ravishing Maidens : Writing Rape in Medieval French Literature and Law, Philadelphia, Univ. of Pennsylvania Press, 1991. 40. Dans le même ordre d’idées, la chanson de geste fait de la tentative de viol une des formes d’expression de l’agressivité sauvage qui caractérise traditionnellement les adversaires, traîtres ou païens, du héros épique : cf. B. Ribémont, Sexe et amour au Moyen Âge, Paris, Klincksieck, 2007, p. 178-180. 41. Voir Jehan Maillart, Le Roman du Comte d’Anjou, éd. M. Roques, Paris, Champion, 1931, v. 1708-1832. Michel Zink rappelle avec raison l’antécédent de La Fille du Comte de Ponthieu (art. cit., p. 597). La figure du brigand violeur constitue en effet un modèle pour le portrait des paysans implacables brossé par Nicolas de Clamanges. 42. On peut aussi, bien entendu, mettre cette émergence d’un nouveau type de violence sur le compte de l’anxiété des classes dirigeantes à l’égard des débordements populaires. Voir à ce propos la brève notice de J. V. Fleming, « The rustic fête in Floridan et Elvide », Romance Notes, 6, 1964, p. 68-70. 43. Rasse, op. cit., p. 12, l. 224-228. 44. Rasse, op. cit., p. 10, l. 170. 45. Ibid., l. 193. 46. Rasse, op. cit., p. 8, l. 158-160 ; Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 9-10, Zehnder, op. cit., (22), p. 406 : Iube, inquiunt extemplo dedi scortum quod modo nescio quis gannio intergrediens huc intulit. 47. Op. cit. 48. Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 14, Zehnder, op. cit., (49-51), p. 407 : Barbari et genus saepius et nomen fatentur, sed eum esse quem se dictitet, id omnino pernegant ; cujus rei pro argumento solitudinem maxime objectant, nunquam illum absque comitatu equorumque frequentia, cujus falsum nomen usurpet, incedere solitum monent. Itaque uta figmentis dolisque desistat, et talibus eos commentis fallere posse spem deponat, frustra eum in ejusmodi coacervatis mendaciis tempus detinere, non se ultra illis aures praebituros, sed facto, nisi obsequatur, non verbis acturos. 49. Le traducteur amplifie ici un effet rhétorique mis en place par Nicolas de Clamanges pour qui les dénégations de Floridan retentissent comme des inventions et des ruses aux oreilles des vilains : figmentis dolisque (Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 14, Zehnder, op. cit., (51), p. 407). 50. Ms. Vat. Reg. Lat. 896 : « […] qu’elle estoit une garce et une ribaude rusee. Et qu’il n’estoit pas si josne qu’il la creust ne qu’elle l’endormist par telles bourdes et mensonges » (op. cit., p. 23, l. 328-330). 51. Rasse, op. cit., ms. Vat. Reg. Lat. 896, p. 9, l. 127. 52. Ibid., l. 130-131. 53. Rasse, op. cit., p. 10, l. 172-174 et 180-183. Nicolas de Clamanges : Denique ne erretis, et falsa opinione ludamini, non meretrix ea est quam ducit, sed sui generis, aut affinitatis illustris adolescentula. 54. Rasse, op. cit., p. 11, l. 145- 151. 55. Rasse, op. cit., p. 12, l. 233-236. Nicolas de Clamanges : Quam secum ducat adolescentulam consanguineam sibi esse nobilissimo loco ortam, intactam, inviolatamque virginem. 56. Rasse, op. cit., p. 13, l. 194-196 et 199-201. 57. Le but avoué de l’enlèvement d’Elvide est un mariage : « [E]lle ne convoictoist ne desiroit sy non estre femme et espeuse du dit messire Floridan, eulx deux enssemble esmeux d’une meisme amour firent telle alliance que le dit messire Floridam ne aroit aultre femme que la dicte Ellvide, et que pareillement la dicte Ellvide ne avroit aultre mary que le dit messire Floridan. Et de fait promirent foy et loyaulté l’un a l’autre. Et pour mieulx parvenir a leur intencion prindrent telle conclusion que […] on feroit la sollempnité de leurs nopces comme il appartenoit ; et que par

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celle façon et non par aultre le desir de l’un et de l’autre seroit mené a fin convenable » (Rasse, op. cit., p. 6, l. 91-98 et 107-109). Dans la première des Nouvelles histoires tragiques de Bénigne Poissenot, l’aubergiste puis Floridan lui-même présentent Elvide comme l’épouse de Floridan (op. cit., p. 114). 58. Le Conte de Floire et Blanchefleur, éd. J.-L. Leclanche, Paris, Champion, 2003, v. 1748-1754. 59. Ainsi en va-t-il du récent article de Giovanna Angeli, « Enfants, frères, amants : les ambiguïtés de l’idylle de Pyrame et Thisbé à Aucassin et Nicolette », Le Récit idyllique : aux sources du roman moderne, sous la direction de J.-J. Vincensini et Cl. Galderisi, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 45-58. Pour Charles Méla, l’ambivalence de l’indifférenciation sexuelle « nimbe de mort » le récit : « l’amour se découvre hanté par des ombres étrangement inquiétantes ; […] ce qui fut rejeté n’en fait pas moins retour, démesuré, au titre, s’il en est un, de ce que la représentation ne saurait d’aucune façon contenir » (op. cit., p. 51). 60. J.-J. Vincensini, « Introduction », Le Récit idyllique : aux sources du roman moderne, op. cit., p. 17. 61. Sur le roman idyllique comme entreprise de « restauration de l’état primitif » et « d’annulation de la chute », voir l’article de F. Wolfzettel, « Le Paradis retrouvé : pour une typologie du roman idyllique », Le Récit idyllique, op. cit., p. 59-77. Nous souscrivons pleinement à l’analyse présentée dans cette étude qui, à partir d’une lecture de Floire et Blanchefleur, propose de comprendre « le triomphe des amours enfantines » comme le « résultat d’un processus de sécularisation : le paradis retrouvé n’est plus dans l’au-delà, mais dans ce monde-ci. […] Le rêve paradisiaque du roman idyllique transforme l’habitus religieux en un mythe séculaire qui sert de principe de correction à la réalité défectueuse et qui trahit sa signification religieuse au profit d’un rêve hétérodoxe d’harmonie séculaire » (op. cit., p. 67). On pourra se reporter aussi à notre étude de Floire et Blanchefleur dans La Jeune Fille et l’amour, op. cit. 62. L.-G. Tin, L’Invention de la culture hétérosexuelle, Paris, Autrement, 2008. La thèse défendue dans ce livre, qui attribue au XIIe siècle un rôle crucial dans la transition entre une culture homosociale et une culture hétérosexuelle, fournit un cadre de réflexion très stimulant. Elle mériterait d’être documentée avec plus de précision que ne le fait un ouvrage qui s’inscrit dans une collection à vocation vulgarisatrice. 63. Sur le rôle de l’amitié, conçue comme une fraternité symbolique, dans l’élaboration de cette représentation de la réciprocité en amour, voir La Jeune Fille et l’amour, op. cit. 64. Est-il nécessaire de rappeler que, dans le Conte de Floire et Blanchefleur, comme dans la chantefable d’Aucassin et Nicolette, la fable gémellaire se double d’une disparité religieuse entre les amants ? 65. La Veuve en majesté, op. cit., p. 97-120.

RÉSUMÉS

Floridan et Elvide, récit d’allure idyllique forgé par Nicolas de Clamanges et traduit du latin en français par Rasse de Brunhamel, se présente comme une réécriture tardive de Pyrame et Thisbé. Pourtant le propos exemplaire qui gouverne le projet narratif de la nouvelle distord passablement la loi du genre en assujettissant le dénouement tragique de l’intrigue à la promotion de la jeune Elvide en figure de martyre de la chasteté. Cependant, malgré cette défiguration de la tradition, la présente lecture cherche à mettre en évidence la manière dont l’imaginaire idyllique continue à agir, comme une ombre portée, sur les données du récit.

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Floridan and Elvide, the idyllique story written by Nicolas de Clamanges and translated from Latin into French by Rasse de Brunhamel, presents itself as a late rewriting of Pyramus and Thisbe. However the exemplary intent of the short story substantially distorts the rules of the genre by linking the plot’s tragic denouement to the elevation of the young Elvide as a figure of martyr for chastity. Despite this disfiguration of tradition, our reading intends to show how the idyllic imaginaire accounts for many elements of the tale.

AUTEUR

YASMINA FOEHR-JANSSENS Université de Genève

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Le Même et l’Autre, entre amour et croisade L’héritage du roman idyllique dans le Roman de Florimont, fils du duc Jean d’Orléans et d’Hélène fille du duc de Bretagne*

Catherine Gaullier-Bougassas

1 Le Roman de Florimont qu’Aimon de Varennes écrit au XII e siècle, en imaginant les aventures féeriques et amoureuses d’un ancêtre fictif d’Alexandre, Florimont, père de Philippe de Macédoine, a joui d’un large succès jusqu’à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, comme l’attestent ses mises en prose du XVe siècle, puis plusieurs imprimés. Des recherches sur ces réécritures m’ont conduite à découvrir le roman copié dans le manuscrit français de la Bibliothèque nationale de France 1488 et intitulé Le livre de Flourimont, filz du duc Jehan d’Orleans et de Helaine fille au duc de Bretaigne. B. Woledge et D. J. A. Ross recensent en effet trois mises en prose du roman d’Aimon de Varennes, avant les imprimés2 : un remaniement fidèle, celui conservé par le manuscrit français de la BnF 1490 (incomplet) et le manuscrit 3476 de la bibliothèque de l’Arsenal (131 folios) ; une amplification libre, celle du manuscrit français 12566 de la BnF (258 folios), sans doute réalisée à la cour de Bourgogne par Jean de Wavrin ; et enfin le récit du manuscrit français de la BnF 1488 (46 folios), qui selon B. Woledge a « moins de rapport avec le poème, paraît se rapprocher de Pierre de Provence »3. L’éditeur du Florimont d’Aimon de Varennes le présente comme « einen fremden Stoff, der mit der Gruppe Pierre de Provence in einigen Zügen verwandt zu sein scheint » 4. Il n’entretient en effet aucun lien avec les deux autres, si ce n’est le prénom du héros Florimont. Peut- être ce dernier a-t-il été choisi en écho à l’œuvre à succès d’Aimon de Varennes et à ses prolongements, mais rien n’est sûr puisque aucune allusion ne relie l’intrigue à celle de l’aïeul romanesque d’Alexandre ni même à la destinée du conquérant macédonien. Certes, la ville d’Alexandrie est le théâtre de la première partie du roman, ainsi que celui d’une expédition guerrière, mais jamais l’auteur, qui d’ailleurs ne recourt que très parcimonieusement aux descriptions, ne rappelle le souvenir de sa fondation par Alexandre. Son héros est donc un autre Florimont, un Florimont français et chrétien, qui, fils du duc d’Orléans et neveu du roi de France, vit dans un passé reculé et indéfini. À l’inverse de son homonyme, il ne connaît aucune aventure merveilleuse dans un

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Autre Monde féerique, mais se sent contraint de partir en Orient pour tenir la promesse trahie de ses parents. G. Doutrepont, dans son ouvrage Les mises en prose des épopées et romans chevaleresques du XIVe au XVIe siècle5, répertorie les deux versions en prose du Roman de Florimont d’Aimon de Varennes (BnF fr. 1490 et Arsenal 3476 ; BnF fr. 12566) mais ne mentionne pas ce troisième roman, qui effectivement n’est pas la mise en prose d’un texte en vers, mais une création originale du XVe siècle.

2 Si les études anciennes et récentes sur le roman idyllique n’incluent pas le Roman de Florimont dans leur corpus6, les grandes lignes de l’histoire qu’il retrace montrent à elles seules que l’auteur a concilié l’héritage des romans chevaleresques à aventures orientales avec celui des romans idylliques et qu’il a librement exploité des scénarios narratifs bien établis dans ces derniers. La fuite des amants pour échapper aux obstacles familiaux et sociaux, le vol d’un objet par un oiseau, qui provoque leur séparation malheureuse, et le parcours solitaire d’une jeune fille noble qui parvient à subsister grâce à l’apprentissage d’un métier, évoquent immédiatement L’Escoufle de Jean Renart, et aussi pour le troisième scénario, Galeran de Bretagne. Au XVe siècle, on les retrouve également réunis et retravaillés dans le Roman de Pierre de Provence et de la Belle Maguelonne, qui a joui d’une beaucoup plus large diffusion que le Roman de Florimont7. Des liens existent ainsi bel et bien entre ces deux textes de la fin du Moyen Âge, comme le signalent B. Woledge et A. Hilka, parce qu’ils s’inspirent d’une même tradition romanesque. Ils partagent également une empreinte très forte des valeurs religieuses et l’insistance sur une conception providentielle de l’histoire, en l’occurrence des tribulations et des retrouvailles des amants. Mais en dépit de ces points communs – et par ailleurs on ne date pas précisément le Roman de Florimont8–, il est impossible d’affirmer l’existence d’une filiation entre les deux romans, tant leur exploitation de l’espace oriental et des « Sarrasins » est différente, de même que leurs portraits des personnages féminin et masculin et la répartition des rôles entre les sexes. Si Pierre séjourne chez un sultan, c’est pour se mettre à son service et le mythe de la croisade n’informe pas le Roman de Pierre de Provence et la Belle Maguelonne, tandis qu’à la narration de l’idylle s’entrelace dans le Roman de Florimont le récit d’une soumission politique et religieuse de l’Orient.

3 Quoiqu’on ne puisse pas non plus affirmer l’existence d’une intertextualité concertée avec Floire et Blancheflor, bien antérieur, toute la première partie du Roman de Florimont évoque plus précisément, mais avec des décalages intéressants, le souvenir de ce récit idyllique du XIIe siècle, toujours diffusé au XVe siècle et encore plus tard9. Une lecture parallèle des deux textes révèle quels déplacements et quels infléchissements transforment ce premier héritage du roman idyllique médiéval, auquel l’auteur conjoint ensuite le personnage de la femme noble contrainte au travail, inventé par les récits du XIIIe siècle que sont L’Escoufle et Galeran de Bretagne. C’est d’abord le prénom Florimont qui évoque celui de Floire, bien que l’auteur du XVe siècle ne reprenne pas le symbolisme de la fleur, qui, présent en écho dans le prénom féminin de l’œuvre du XIIe siècle, y renvoie à la fois à la prédestination divine – le miracle de la double naissance le jour de la fête de Pâques fleurie – et à la naissance du désir amoureux. Ensuite, Floire et Blancheflor et le Roman de Florimont ont avant tout en partage le rêve d’une union de l’Orient et de l’Occident, union qui est permise et réalisée grâce à la naissance d’une idylle et, dans le roman du XVe siècle, au projet du mariage de deux jeunes enfants à la suite d’un pèlerinage de leurs parents. Mais, avec une distribution différente des rôles, la rencontre avec l’Orient se réalise par d’autres voies dans le roman du XVe siècle.

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4 Dans le Roman de Florimont comme dans Floire et Blancheflor, l’histoire des enfants est précédée de celle des parents, avec par la suite le refus du père oriental d’accorder le mariage par crainte d’une mésalliance. Au début de l’œuvre du XIIe siècle, une jeune chrétienne, enceinte d’un enfant dont le père est mort, se rend en pèlerinage à Saint- Jacques de Compostelle, où elle est capturée par des Sarrasins qui la conduisent chez le roi d’Espagne. Là, contre toute attente après cette première violence, elle y reçoit un accueil respectueux et tolérant, avant de devenir la dame de compagnie de la reine, enceinte comme elle. Comme nous l’avons déjà rappelé, leurs deux enfants naissent le même jour, celui de la Pâques fleurie, annonce de la conversion au christianisme du jeune Sarrasin espagnol Floire et de son union avec Blanchefleur10. Quant au Roman de Florimont, comme d’autres romans du XVe siècle tels que le Roman de la Fille de Ponthieu, Gillion de Trazegnies ou le Roman du Comte d’Artois, il commence par l’épreuve de la stérilité que traverse un couple, et son départ en pèlerinage11. Là aussi contre toute attente, après la tempête qui les conduit à Alexandrie, le duc d’Orléans et son épouse découvrent que le souverain sarrasin et sa femme ne sont pas des figures de l’Autre, mais du Même, bien plus parfaitement encore que dans le Conte. En effet, au-delà de la relation d’amitié nouée, le sultan égyptien avoue sa conversion secrète au christianisme et aussi sa douleur de ne pas avoir d’enfant, avant d’exprimer la décision de suivre le duc d’Orléans et sa femme dans leur pèlerinage en Terre sainte (folio 3 verso et folio 6 verso). La seule altérité orientale est celle, superficielle, des coutumes – usages alimentaires, vestimentaires, divertissements –, que le texte évoque néanmoins avec insistance. Dès le premier repas partagé, la discussion montre d’emblée une curiosité réciproque pour le mode de vie de l’Autre. Une comparaison, menée par le sultan et le duc, des mœurs de « par de la » et de « par de ça » révèle l’affleurement d’un exotisme intéressant, car rare dans le roman chevaleresque de la fin du Moyen Âge (folio 4)12. Certes, c’est toujours l’ethnocentrisme européen qui domine : si l’Orient sarrasin fascine par ses richesses, l’Occident est jugé supérieur par son raffinement. Ces différences sont en outre exploitées plus loin comme un outil de la narration, puisque c’est en découvrant la bourse réalisée à la manière étrangère, celle de France, que Filo part à la rencontre de Florimont (folio 16).

5 Mais au début du roman, au-delà des différences dans les manières de vivre, les deux couples parentaux sont fondamentalement des doubles l’un de l’autre. Dans l’espoir de voir leurs vœux exaucés, ils jurent alors de marier leurs enfants pour remercier Dieu et la Vierge. Ce désir et cet engagement émanent des femmes, avant d’être exprimés par les hommes (folios 6 verso-7 recto). La promesse est renouvelée et confirmée par les époux après le pèlerinage, auquel trois lignes seulement sont consacrées (folio 7 recto et verso). Le mariage est donc dans un premier temps programmé par les parents, qui décident du destin de leurs enfants, bien qu’ensuite les pères, malgré la volonté des mères, trahissent leur engagement par peur de la mésalliance, thème déjà présent dans Floire et Blancheflor, comme plus tard dans Galeran de Bretagne, L’Escoufle ou Paris et Vienne. La parole parentale les transforme donc malgré eux en protagonistes d’une idylle. C’est une parole efficace malgré la rupture de la foi donnée, puisqu’ils prennent sur eux le vœu non accompli.

6 Dans le Conte de Floire et Blanchefleur, après leur naissance « simultanée », les enfants vivent d’abord comme frère et sœur et partagent une éducation savante. Très vite ils s’éprennent d’un amour qui est décrit comme déjà sensuel, loin de toute image d’une indifférenciation sexuelle, malgré leur ressemblance physique : « Livres lisoient

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paienors / U ooient parler d’amors. / En çou forment se delitoient, / Es engiens d’amor qu’il trovoient. / Cius lires les fist molt haster / En autre sens d’aus entramer / Que de l’amor de noureture / Qui lor avoit esté a cure » (v. 227-234). Quand son fils a un peu plus de dix ans, le roi se rend compte de cet amour pour Blanchefleur et redoute un mariage, d’où la décision de l’éloigner. Séparé de son amie, Floire vit dans des fantasmes érotiques qui le tourmentent (v. 373-386). Il n’aura alors de cesse de la retrouver pour connaître cette jouissance, qu’exaltent aussi le tombeau vide de Blancheflor et ses statues amoureuses – leurs automates imitent la vie – et pour ainsi dire aphrodisiaques. En Égypte il se métamorphosera symboliquement en une fleur lorsqu’il rejoindra la jeune fille dans une corbeille remplie de bouquets odorants. Dans l’espace paradisiaque du harem, entièrement conçu pour la satisfaction des sens de l’émir, la « tour aux pucelles » cachera pendant quinze jours leurs retrouvailles, le récit partagé de leurs malheurs puis leur union charnelle, avant que l’émir ne les découvre étroitement enlacés (v. 2499-2502, 2611-2614). On sait que la réécriture du roman par Boccace dans le Filocolo suscite à son tour une adaptation en français en 1542, sous le titre Le Philocope ; son auteur, Adrian Sevin, accentue cet érotisme oriental, en insistant sur une célébration du bonheur d’amour déjà bien présente dans le texte du XIIe siècle13.

7 L’assimilation de l’Orient aux idéaux occidentaux est certes l’aboutissement de l’intrigue du Conte de Floire et Blanchefleur, mais son évocation n’affaiblit pas l’autre finalité de l’œuvre qui est l’idéalisation d’un couple d’amoureux prêts à tout l’un pour l’autre. L’Orient hispanique et égyptien adopte d’ailleurs les valeurs occidentales par la force de l’amour, sans le recours aux armes ni à la violence si l’on excepte les derniers vers : Floire se convertit au christianisme par amour pour Blanchefleur, l’émir abandonne la « mauvaise coutume » du harem parce qu’il est touché par la passion si intense que le couple se voue.

8 La hiérarchie entre ces deux grandes lignes thématiques – l’idylle et la soumission de l’Orient – est inverse dans le Roman de Florimont, le discours amoureux passant en effet nettement au second plan, avec une mise à distance, voire un refoulement du bonheur individuel et de la jouissance qui semble désormais interdite. Un décalage d’un an sépare d’abord la naissance des enfants, c’est l’annonce d’une inégalité et d’une répartition des sexes différente. Dans ce roman plus austère, qui exalte tant l’idéal chrétien et l’impérialisme occidental que le sens du devoir et la soumission de la femme, le jeune garçon, appelé au pouvoir par la volonté de Dieu, ne peut naître qu’en Occident, et la jeune fille en Orient, si bien que se profile d’emblée le scénario de la conquête de l’empire de Constantinople par un héros de l’Europe occidentale, scénario souvent attesté dans le roman, mais en dehors du genre idyllique : pensons à Partonopeus de Blois ou au Livre des Seigneurs de Gavre. Il préfigure aussi que la conquête ne se réalisera pas seulement par l’amour mais aussi par les armes, contrairement cette fois à l’intrigue de Floire et Blancheflor, où la transformation de l’Orient s’opère de l’intérieur.

9 Une autre différence majeure par rapport au récit du XIIe siècle et aux autres romans idylliques Galeran de Bretagne et L’Escoufle réside dans l’absence d’une enfance partagée, puisque Florimont vit en France jusqu’à son entrée dans l’âge adulte et Filo à Constantinople. Leurs premières années et leur éducation, beaucoup moins originale et savante que celle que reçoivent Floire et Blanchefleur, sont retracées dans des scènes parallèles, avec plusieurs fois la reprise de l’adverbe « pareillement » (folio 11 recto).

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C’est l’auteur qui, par sa technique de narration, établit des rapprochements sur le mode de l’écho, alors que tout sépare les enfants, qui méconnaissent l’existence l’un de l’autre.

10 Cette ignorance aurait dû être définitive, en dépit du désir des mères, car ces dernières, loin de tenter la confrontation, obtempèrent. L’auteur exalte en effet toujours la soumission de la femme à la volonté de son époux ou de son père. Le duc d’Orléans se rappelle bien son engagement, mais il y renonce, tant il craint d’être d’un rang social inférieur au sultan, ce qu’entend le jeune Florimont « qui le mist bien en son entendement et ne l’oblia mie » (folio 12 recto). Quant au sultan, il refuse le mariage car il préfère donner sa fille à un roi : « Vous estes folle, dit le roy, ne suis je roy de toute la terre ? Et emprés moy sera le mary de ma fille roy. Saichés qu’il n’y a roy au monde qui ne soit bien content d’avoir ma fille, et pour ce ne m’en parlés plus. Faictes bonne chiere, ma fille, car si Dieu plaist, je vous marieray bien. » Lors icelle Filo ne mist pas en nonchaloir de savoir que ce estoit. Si appella le maistre d’ostel a ppart, et lui demanda que ce estoit, lequel lui dit qu’il ne savoit se non que il avoit oÿ dire au roy que quant ilz alloyent en pellerinage il avoit fait promesse a ung duc qui estoit de France qui alloit au dict voyaige comme le roy que s’ilz avoyent enfans qu’ilz soyent mariez ensemble, et avoit la dicte promesse esté cause pour quoy s’en estoyent venuz le dit roy demourer es parties de par de ça et laissa le roy le bon païs d’Alixandre. Et ainsi le leur avoit compté le dit roy. Saichés que la dicte fille toute petite nota bien ces parolles et les mist en memoire. (folio 12 recto et verso)

11 Chacun de leur côté, les enfants apprennent donc très jeunes – entre sept et dix ans – l’ancienne promesse et son absence de respect, qui marque à jamais leur conscience, car elle équivaut à un sacrilège et pèse sur leurs parents, et peut-être aussi sur eux, comme une faute. Ce qui les rapproche alors, ce n’est pas la pensée de l’Autre ni la naissance de loin d’une attirance amoureuse – l’auteur de Pierre de Provence et la Belle Maguelonne reprend en revanche la thématique de l’amour de loin qui s’éveille sur la seule réputation de la beauté et des qualités d’un être inconnu –, c’est d’abord la découverte d’une trahison qui, par son lien avec leur naissance, engagerait leur existence même. Le désir de réparer la faute paternelle témoigne d’un sens du devoir inné : il s’agit de rendre à Dieu ce qu’ils lui doivent, en s’unissant par les liens du mariage et en scellant le rapprochement entre l’Orient et l’Occident.

12 La découverte par bribes, et sans explications, de leur propre histoire, la rend sans doute à la fois plus fascinante et plus traumatisante, d’autant que la deuxième révélation du secret s’associe pour la jeune fille à la mort de sa mère et à la pensée d’un châtiment divin. Elle est ainsi de nature à nourrir en elle un sentiment diffus de culpabilité. S’ensuivent en effet la mort du duc et celle de la mère de Filo, que le sultan interprète lui-même comme une punition de sa faute (folios 12 verso-13 recto). Son remords l’incite à écrire à Rome, pour s’informer du duc d’Orléans. Bien qu’il apprenne la naissance de Florimont, il oublie néanmoins très vite les lettres reçues, que sa fille trouve et se fait traduire – elle ne lit pas le latin : Si trouva au retrait du dit son pere les lectres que le cardinal avoit escriptes au dit roy et les lit. Mais pour ce qu’elles estoyent en latin ne les sceut entendre. Si les fit expouser a ung clerc qui lui dit que le duc d’Orleans de France avoit ung beau filz. Et alors la dicte fille se advisa de ce que le dit maistre d’ostel luy avoit dit et que ses dicts pere et feue mere avoyent promis par elle au dit filz. Si mist cela en memoire. (folio 13 recto)

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13 L’initiative décisive vient alors du jeune homme, qui part en Orient pour voir s’il pourra réaliser l’engagement de ses parents. Le sens du devoir n’exclut pas la naissance d’un sentiment amoureux, qui a lieu dès la première rencontre et la reconnaissance de l’identité de l’autre, alors que Florimont est devenu orfèvre chez un « argentier » et révèle à Filo ses « tribulacions », entreprises pour effacer la faute : « pour quoy pour savoir de la verité et descharger envers Dieu la promesse de nostres peres et meres, je me suis mis en chemin de savoir de vous et faire ce que j’ay par souvenance. Et si ay enduré tant pour vous que pouvre homme chretien fit oncques pour dame » (folio 19 verso). Filo interprète leur rencontre comme un signe de Dieu qui éveille son amour et elle consent au mariage pour exaucer la volonté divine. Mais leur sentiment n’autorise aucun geste amoureux. C’est encore plus net dans la scène suivante, celle de la ruse qu’ils imaginent pour que le jeune homme s’introduise dans le palais paternel puis dans la chambre de Filo.

14 Loin de la corbeille de fleurs du Conte de Floire et Blanchefleur, Florimont se dissimule dans un aigle en pièce d’orfèvrerie, une œuvre que la jeune fille a imposée comme une commande officielle de son père, qu’il a lui-même réalisée et qui connote la richesse et la puissance. Une première scène publique s’ensuit : une fois l’aigle posé sur le buffet dans la salle du roi, Florimont observe tout par les yeux de l’oiseau. Cet espionnage, plutôt qu’un sentiment de supériorité, lui inspire surtout la peur d’être découvert, mais loin des potentialités romanesques de la séquence, aucun rebondissement n’est inventé. Si la jeune fille présente l’aigle à son père, elle se garde bien de l’inciter à organiser la moindre cérémonie autour de l’oiseau, qui étrangement ne sert ici à rien. Les vœux chevaleresques sur un oiseau sont pourtant très à la mode au XVe siècle14, on pouvait aussi se rappeler la pièce d’orfèvrerie en forme de paon du Restor du Paon de Brisebare, que l’héroïne Édée impose aux chevaliers comme une incarnation des vertus de l’amour courtois. Mais Filo n’essaie pas de révéler son amour.

15 Quand elle réussit à faire porter l’œuvre d’art dans sa chambre et dès que Florimont sort de l’aigle, elle lui fait jurer sur son livre de prières qu’il ne la touchera pas avant le mariage, ce qui est aussi l’exigence de la Belle Maguelonne dans Pierre de Provence et la Belle Maguelonne : Et quant tout le monde fut dehors, elle ferma sa chambre sur elle et puis fit saillir le dit Florimont dehors et luy fist promectre par sa foy et serement que jamaiz ne luy fairoit desplaisir ny ne la toucheroit pour peché jusques a ce qu’il l’auroit prinse a femme et qu’il l’auroit espousee. Lequel ainsi le promist et jura sur les heures d’icelle Filo et puis devisarent d’eulx en aller. (folio 22 verso)

16 La transgression de la volonté paternelle que signifie la fuite des amants est alors légitimée par le désir d’accomplir la volonté de Dieu et le respect absolu de la loi chrétienne du mariage. Bien loin de leurs devanciers littéraires Floire et Blanchefleur, le couple ne s’accorde donc aucune liberté sexuelle, pas même lorsqu’après la fuite ils se retrouvent seuls près d’une fontaine et contemplent les pierres précieuses que la jeune fille a emportées avec elle : Si commança a ouvrir le dit coffre, le quel estoit plain de dyamans, de rubis, esmeraudes turquez et perlez grosses de compte et autres riches pierres precieuses. Si le voulcist extimer le dit Florimont, car bien se y cognoissoit. Et commançarent a gecter tout de hors sur belle herbe pour le mieulx veoir. Si y eust ung gros carboucle comme une noix le quel le dit Florimont mist a ppart et dit que icelle pierre valoit plus et estoit la plus riche et belle que jamaiz il vit oncques, car on ne la sauroit extimer. Si se mirent a extimer les autres et disoyent qu’elles valoyent plus, les unes moins et les autres maiz et avoyent ce debbat ensemble. En regardant

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aux autres et sans entendre au carboucle, vint une pie qui prist le dit carboucle et s’en pourta sur ung arbre. (folio 24 verso)

17 La comparaison avec les passages correspondants dans L’Escoufle et Pierre de Provence et la Belle Maguelonne,et plus encore avec la première scène d’intimité entre Floire et Blanchefleur, loin de l’espace paternel, est éclairante. Elle souligne combien pèse dans le Roman de Florimont un interdit sur la plénitude personnelle et plus encore sur la jouissance érotique. La pensée du corps de l’Autre ne semble même plus autorisée, à moins de considérer que les bijoux – par delà la nécessité d’introduire le motif du vol de l’oiseau, le lecteur se demande bien pourquoi les héros s’intéressent autant à leur contemplation – pourraient en être interprétés comme des substituts inconscients (folio 24 recto et verso). Ce qui est explicite, c’est l’intérêt porté à la valeur marchande des pierres et à son estimation et plus loin ils s’accusent eux-mêmes de convoitise. C’est d’autant plus surprenant qu’avant comme après cet épisode le roman occulte les questions d’argent, alors qu’au XIIIe siècle L’Escoufle leur accorde une grande importance, non pour introduire la moindre condamnation de la convoitise, mais parce que les amants ont besoin d’argent pour mener leurs recherches et se retrouver. Dans la scène du vol de l’oiseau, Jean Renart présente certes un bijou, l’anneau qu’Aélis a caché entre ses seins et qu’elle remet à Guillaume, mais il signifie le don amoureux de sa personne et si Guillaume l’oublie un moment sur les fleurs, c’est qu’il s’abîme dans la contemplation de son amie endormie15.

18 Dans le Roman de Pierre de Provence et de la Belle Maguelonne, la séquence du vol donne lieu à une scène érotique masculine, pendant le sommeil de la femme et contre sa volonté, puisqu’elle aussi a prié le jeune homme de veiller à son honneur avant leur mariage. L’irruption de l’oiseau qui, tel un instrument de Dieu, sépare les amants signifie désormais la condamnation de ce désir masculin, dont la femme est présentée comme une victime16. Rien de tel en revanche dans le Philocope d’Adrian Sevin, héritier par l’intermédiaire de Boccace du Conte de Floire et Blanchefleur, puisqu’il décrit plus longuement une première jouissance masculine, elle aussi « volée » pendant le sommeil de l’amie retrouvée : Blanchefleur, dès son réveil, consent et répond ardemment à ce désir, magnifié par la célébration d’un mariage symbolique avec la bénédiction des divinités païennes17.

19 Sans avoir pourtant jamais cédé à leurs sens, Florimont et Filo interprètent eux-mêmes les malheurs que leur inflige l’oiseau voleur comme la punition à la fois de leur convoitise et de leur transgression de la loi du père, ce qui explique la soumission totale de la jeune fille à l’autorité des religieuses qui la recueillent, son acception de toutes les épreuves et de toutes les souffrances, dans l’espoir implicite de l’expiation du péché. Voici leur double lamentation et leur double repentance, après le vol de l’oiseau et la séparation : La pauvre Filo est auprés d’un arbre plourant et gemissant, disant en sa complaincte : « Mon dieu et mon createur, pour quoy feuz je oncques nee ! Tu as laissé ton pouvre pere triste et doulant, dont je en ay grant peché. Hellas, hellas ! Et aussi le pouvre Florimont qui a tant souffert pour moy et encores fault que souffre plus. Quelle tristesse a il maintenant ! Maudictes soyent les richesses et couvoytise, car pour la couvoytise du carboucle fumes perduz et esgarés ». Et pareillement le pouvre Florimont se guesmente en cheminant toute la nuyt, cuidant toujours trouver celle que tant desiroit et pour elle avoit tant enduré de peine. Mais quant alloit et plus s’en allongnoit, advint une heure de la nuyt que le pouvre homme fut las et se gecta a terre tout pasmé comme mort et puis se complaint disant ainsi : « Hellas, pouvre creature pour quoy futz tu oncques nez ? Tu as tant souffert de

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maulx pour obtenir ce que tu desirres ! Et maintenant pour la couvoitise d’un carboucle tu as tout perdu. Hellas, mon dieu, je te cry mercy, car j’ay desolé ce pouvre roy de sa fille et l’ay menee manger aux bestes souvaiges ! » (folio 25 recto)

20 À la différence de Floire ou de Guillaume, Florimont n’entreprend pas de longues recherches, car il croit la jeune fille dévorée par les bêtes sauvages, ce qui rappelle la légende de Pirame et Tisbé18. Mais il ne connaît pas la tentation tragique du suicide, ni ne traverse une crise de folie comme celle de Guillaume lorsqu’il dévore le cœur du milan et dresse un bûcher pour consumer l’oiseau. Le lecteur moderne peut estimer qu’il se résigne assez vite, mais le texte ne suggère pas la moindre critique, il insiste au contraire sur son sens du devoir et du service, en montrant l’accomplissement de sa charge politique, et aussi le sentiment de culpabilité qu’il éprouve, puisqu’il se croit responsable de la mort de Filo : « […] il se pensoit que sa dicte Filo fut morte dont il s’en sentoit grevé et avoit peché et estre cause de sa mort » (folio 28 recto). Ainsi, sans jamais se dévoiler ni adopter la moindre conduite provocatrice ou déroutante, refuse-t- il de se marier avec l’héritière de Bourgogne, en invoquant sa trop grande jeunesse – elle a dix ou douze ans – (folio 28 recto), ainsi se lance-t-il aussi dans l’expédition de croisade avec d’abord la volonté de réparer la faute qu’il juge avoir commise à l’égard du sultan : « car bien vouloit faire plaisir et service au dit empereur, pour le desplaisir qu’il luy avoit fait de luy avoir emblé et tollu sa fille et l’en avoit menee et conduicte dans le dicte fourest pour morir ainsi qu’il cuidoit et toujours douboit qu’on s’en apperceust aucunement » (folio 30 verso).

21 Après cette guerre et les retrouvailles, ils s’imposent une humiliation publique. Entrant dans le palais de Constantinople, Florimont « tira son espee toute nue et la print par la poincte et pareillement la dicte Filo se mist en cheveulx, lesquelx elle avoit moult beaulx, et tous deux se vont agenouiller par devant le roy » (folio 43 verso), puis ils demandent pardon. Les deux jeunes gens rivalisent alors avec le sultan dans l’expression de leurs remords et de la reconnaissance qu’ils vouent à Dieu. Plus loin, leur nuit de noces semble aussi exclusivement consacrée à la déploration de leurs souffrances passées, à des actions de grâce et des regrets de leurs parents défunts : « Hellas, dit le dict Florimont, si mon pere et ma mere estoyent maintenant en vie, quel joye qu’ilz auroyent ! Et croy que si monseignor le roy de France le savoit qu’il viendroit de par de ça ». Et pareillement disoit la belle Filo en ceste maniere : « Si ma mere fut maintenant en vie, quelle joye auroit elle, car elle ne desiroit autre chose que de vous et moy estre mariez ensemble, mais monseignor mon pere ne le vouloit acomplir, dont elle morut de melenconie », et en ses regretz et parolles passarent la nuyt. » (folios 45 verso-46 recto)

22 L’emploi de l’adverbe « pareillement » au moment du récit de leur union rappelle étrangement le récit de leur enfance séparée. Le lecteur apprend in fine que Florimont « eust des enfans de la dicte Filo et ubsa sa vie en grant honneur et liesse, car bien estoit raison car il avoit usé sa jeunesse en tristesse et douleur » (folio 46 verso). La fin du roman se consacre en effet au personnage masculin et à ses devoirs politiques – sa succession au sultan de Constantinople, le devenir de ses terres en France et ses relations avec le roi de France –, à tel point que Filo disparaît quasiment du récit des derniers folios. Instrument de la soumission de l’Orient à l’Occident, elle n’est plus que l’épouse, après un mariage de devoir qui réalise le vœu, permet une christianisation plus profonde de l’Orient, assure aussi la procréation d’enfants qui vont perpétuer ce contrôle de l’Orient par l’Occident.

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23 Dès le début de l’intrigue, cette idylle programmée, manquée, puis réalisée bien qu’en partie vidée de sa substance amoureuse, sert en effet avec insistance la prise de possession de l’Orient par des voies diverses, tant pacifiques que guerrières, et l’auteur donne un grand relief à ces enjeux politiques. La conversion du sultan au christianisme, son pèlerinage en Terre sainte et son vœu provoquent immédiatement des dissensions politiques dans son royaume égyptien, précisément relatées. Ses hommes l’accusent de s’être allié aux chrétiens et tentent en vain de le déposer (folios 8 verso-9 recto et verso). Il réunit ses trois États, leur révèle la promesse du mariage de son enfant, décapite un certain nombre d’opposants, avant de déplacer le centre de son royaume vers Constantinople, ville qu’il christianise : Et lors le dit roy s’en advisa et dit en lui que c’estoit promesse de leurs enfans se ilz en avoient et le leur dit, dont les assistans et gens des trois estas de son royaume en furent tres mal contens de ceulx la et le roy par son conseil leur fist coupper les testes au millieu de la dicte cité et jura et promist adoncques que jamais ne demoureroit en ville ne cité que ne fut chretienne et de tout son povoir seroit contre iceulx mescreans et sarrazins pour ce que une fois ilz avoyent dit qu’il estoit traistre et contre eulx. Si prist sa femme, ses gens avecques ses biens et se mist sur mer et s’en alla demourer en sa cité de Constantinople, dont ceulx du pays et de tout son royaume en furent moult joyeulx et contens et illecques fit sa residence perpetuelle et fist chrestianer pluseurs de son royaume et tous ceulx de la dicte cité. Et servirent Dieu et font encores et quiconques en est roy est empereur sor tout le monde qui doit estre, car tiel se disoit il estre et tiel estoit son tiltre. Ne fault parler des assemblees qu’il fit fere ne comment il fut festoyé a grant pompe des gens du pays et semblement la royne des dames et damoyselles. Si muarent tous deux leurs abillemens selon la coustume du pays et laissarent le leur. Puis fist faire beau service en saincte esglise, requerant a dieu qu’il luy pleust donner lignee descendant de luy et de sa dicte femme et pareillement faisoit la dicte royne ainsi que le roy avoit fait. (folio 9 recto-verso)

24 La proclamation officielle de la conversion du sultan entraîne donc une christianisation des habitants de Constantinople, avant même que la naissance des deux enfants n’intervienne comme un don du dieu chrétien. Pour que la littérature de fiction remplisse là encore un rêve de compensation, l’auteur laisse dans le flou les contours d’un empire imaginaire de Constantinople et d’Alexandrie. C’est en effet un empire à la fois chrétien et sarrasin par ses sujets, mais gouverné par un souverain égyptien converti au christianisme, avant que son identité turque ne soit suggérée plus loin par l’arrivée en France du « Turquis de Turquie » (folio 28 recto) que le sultan envoie en Occident et qui affronte en duel Florimont (folios 28 verso et 29 recto). Ce dernier inscrit en filigrane le contexte historique du XVe siècle, la montée en puissance de l’empire ottoman et les rêves de conversion des sultans turcs qui affleurent dans la littérature et aussi la réalité. Pensons à la légende de la christianisation de Saladin qui s’épanouit au XVe siècle à la cour de Bourgogne dans le Roman de Saladin, ainsi qu’aux espoirs de conversion de Mahomet II qui inspirent la lettre du pape Pie II au sultan19.

25 Peu après son installation à Constantinople, le sultan apprend la nouvelle révolte des Sarrasins d’Alexandrie, qui, horrifiés par sa conversion, ont décidé de choisir un nouveau roi : l’expédition militaire qu’il organise aboutit alors au siège et à la prise d’Alexandrie (folio 10 recto et verso). Enfin, le même scénario de révolte se répète à la fin du roman, lorsque le sultan, menacé de bannissement par ses hommes, est contraint de lancer un appel désespéré à la papauté, ce qui évoque le contexte historique avant la prise de Constantinople par les Turcs en 1453 :

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Si se complaint a Dieu disant que maintenant cognoissoit il que Dieu vouloit faire de luy comme il avoit fait de Job la prophete et l’en regracia moult gracieusement, dont Dieu l’en regardonna comme oÿrés cy aprés. Si tint son conseil. […] Si dit : « Mes seigneurs, je suis ja vieulx et me seroit deshonnneur si amaintenant je failloye au besoing, car d’autres fois a l’aide de Dieu les ay je conquestés et feray je encores aidant Dieu. Pour quoy ung chascun s’appreste et aye bon cueur, car Dieu devant c’est toute nostre intencion d’aller vers eulx. Bien est que nous voulons mander et escripre au pappe de Romme que il nous face donner aide et secours des chrestiens de la les montz. » Si escript au pappe lequel luy manda que ainsi le feroit. Si va mander entre autres au roy de France que comment qu’il fut qu’il venisse ou envoyasse secourir la foy chrestienne contre les mescreans et il luy donnoit la croysee et a tous ceulx que il le plairoit de venir. (folio 30 recto)

26 Le récit relate alors une vraie croisade au sens strict du terme, c’est-à-dire une expédition contre les musulmans commandée et légitimée par la papauté et l’auteur recourt au terme « croysee », très rarement employé dans le roman chevaleresque de la fin du Moyen Âge. Et c’est bien sûr parce que Florimont est vainqueur et sauve l’empire de Constantinople qu’il retrouve et épouse Filo. Le roman idyllique devient donc un récit de croisade, à la différence de Pierre de Provence et la Belle Maguelonne et de Paris et Vienne, où le héros, séparé de son amie, voyage en Orient sans diriger d’expédition armée, car il entre au service d’un souverain oriental avec lequel il noue amitié. Par son insistance sur la christianisation, le Roman de Florimont est plus proche de Floire et Blancheflor, mais avec cette différence essentielle que le Conte, dans sa première version, véhicule le rêve d’une transformation de l’Autre sans le recours à la violence et qu’il garde au premier plan la célébration d’un amour idéal entre les deux héros.

27 Dans le Roman de Florimont, la subordination de l’idylle amoureuse au sens du devoir et au respect de la loi, au triomphe de la foi chrétienne et de l’impérialisme occidental explique peut-être l’absence d’une véritable idéalisation du bonheur amoureux, d’autant que le couple ne vit pas une enfance partagée. C’est sans doute aussi elle qui entraîne l’amoindrissement du rôle de Filo par rapport à celui des héroïnes des romans idylliques du XIIIe siècle et aussi de la Belle Maguelonne. L’auteur du Roman de Florimont s’inspire en effet de cette image d’une féminité indépendante qui s’invente au XIIIe siècle dans les romans de Jean Renart et dans Galeran de Bretagne, mais sans en reprendre toutes les audaces, puisqu’il établit une hiérarchie dans le couple au profit du jeune homme.

28 Recueillie dans une abbaye isolée au milieu d’une épaisse forêt, alors que Florimont la croit dévorée par les bêtes sauvages, Filo y vit enfermée avec les religieuses. Aucune liberté de mouvement ne lui est accordée, alors que le jeune homme franchit les frontières, prend deux fois l’initiative des recherches et vient finalement la sauver. La recluse est d’abord asservie aux tâches infamantes d’une servante, une « chamberiere de cuisine pour laver les escuelles » (folio 25 verso), puis elle apprend le métier de tapissière et de brodeuse, rappelant ainsi les portraits d’Aélis et de Fresne, de Liénor : Elle estoit mout bonne clergesse et lisoit bien tant qu’elle disoit toujours les heures avecquez la dicte abbesse et tous les jours elle se commança a habiller et revenir tellement que l’abbesse l’amoit fort et toutes les religieuses aussi et bien estoit raison, car elle estoit si gracieuse et plaisante a toutes que toutes en estoyent contentes pour ce qu’elle savoit beaucoup de biens et de honneur. En icelle abbaye avoit des ouvrieres de tapisseries et aussi les religieuses savoyent bien brouder, la dicte Filo se y alloit toujours jouer et esbatre pour les voir besongnier, si y prist plaisance et soy advisa de son amy Florimont qui avoit aprins mestier de quoy il

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avoit vescu et si elle estoit gectee hors au moins gaisgneroit elle sa vie. Si requist a la dicte abbesse qu’elle la laissast apprendre, la quelle en fut contente, si la bailla a maistresse. Elle aprinst mout fort et sceust incontinant brouder. Elle faisoit boursses, espinguiers a diverses façons, tellement que avant que fut ung moys passé, elle broudoit miaulx que religieuse de leur abbaye. Si luy moustrarent a faire tappisserie dont elle y aprint moult grandement. (folios 27 verso et 28 recto)

29 Le récit suggère que la vente de ses œuvres génère un profit, puisque ses créations originales rencontrent le succès et que plus loin le sultan achète à des marchands la tapisserie où elle a figuré son histoire malheureuse. Mais l’argent, sans doute versé à l’abbaye, ne lui revient pas à elle personnellement. Bien plus, le texte censure cette question financière, comme si elle était trop vulgaire. Jamais Filo n’est donc autorisée à prendre en charge son destin ni même ses moyens de subsistance. C’est ce qui la distingue profondément d’Aélis et de Fresne, qui vivent en dehors d’un couvent, dans un espace urbain et ne sont plus soumises à une autorité : les romans du XIIIe siècle ont alors l’originalité de présenter favorablement une émancipation sociale féminine par le travail et grâce à l’argent gagné20. Rappelons qu’Aélis, dans L’Escoufle, s’établit avec son amie Isabelle à Montpellier, vit de ses travaux d’aiguille, de son art du divertissement et de ses services de coiffeuse, qu’elle est même largement rétribuée (v. 5492-5529). Le roman loue ainsi l’enrichissement d’une femme libre grâce aux plaisirs qu’elle dispense. Très bien intégrée dans un espace social urbain, et ensuite à la cour du comte de Saint- Gilles, elle attire auprès d’elle les plus nobles, qui la respectent. Jean Renart dessine une scène étonnante, lorsque pour divertir et servir le comte au milieu des siens et en présence de son épouse, elle lui retire une partie de ses vêtements, passe son bras sous son surcot, alors qu’il tient sa tête sur ses genoux (v. 7030-7067). Si ces vers lui prêtent une attitude qui pour le lecteur moderne pourrait évoquer celle d’une courtisane, cette interprétation apparaît comme un contre-sens, tout le roman montrant justement combien elle est honorée et conquiert toute seule un statut social enviable. D’ailleurs c’est justement au moment où elle « le [le comte] sert et tient nu (v. 7065) », qu’elle apprend l’histoire de la dévoration du cœur du milan par Guillaume et que s’amorcent les préludes de la reconnaissance des amants. Dans Galeran de Bretagne, après avoir été chassée de l’abbaye où elle a connu Galeran, Fresne va à l’aventure avec sa harpe, devient ménestrelle, puis s’installe à Rouen chez une riche bourgeoise et gagne sa vie comme brodeuse, respectée elle aussi de tous (v. 4081-4328)21.

30 Le contraste est ici frappant avec Filo, enfermée dans l’abbaye, cachée même par l’abbesse, vivant une existence clandestine et austère consacrée au travail et aux « enseignements » qu’elle dispense aux religieuses : […] estoit la meilleur ouvriere qui fut point en toute l’abbaye et faisoit de chouses nouvelles et plaisantes que jamais n’avoyent esté veues les pareilles. L’abbesse la tenoit moult chiere et mussee tous les jours pour ce qu’elle estoit devenue tant bonne ouvriere et si belle et la plus gracieuse que on sceut regarder. Les religieuses l’amoyent moult grandement et tant que jamaiz n’eussent esté lassés de sa compaignie, car elle leur disoit des plus beaulx enseignemens et coment se devoyent gouverner que c’estoit moult grant plaisance de la oÿr ainsi parler. (folio 29 recto)

31 Elle ne sort ensuite de l’abbaye que parce que Florimont vient la chercher pour l’épouser. Certes, les retrouvailles sont permises grâce à sa tapisserie, mais c’est un « hasard » providentiel si cette dernière a été vendue à l’empereur. Jamais le roman ne dit que Filo l’a réalisée en pensant à l’utiliser comme un instrument de sa libération. A contrario, dans L’Escoufle et dans Galeran de Bretagne, les retrouvailles sont le fruit de la

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détermination et de l’action des jeunes femmes, certes accompagnées d’initiatives tout aussi dévouées du jeune homme dans L’Escoufle. C’est dans le rôle d’une ménestrelle que Fresne vient seule aux noces de son ami pour les invalider : l’interprétation d’un poème qui ressemble à une signe son accès à la création poétique, puis, pour se faire reconnaître de lui, elle chante le lai que Galeran avait composé et que seuls eux deux connaissaient (v. 6662-7057)22. Même dans Pierre de Provence et la Belle Maguelonne, si profondément imprégné par l’idéal chrétien, la Belle Maguelonne jouit d’une liberté d’action incomparable avec celle de Filo : elle voyage, parcourt même un long trajet, seule, de Naples jusqu’en Provence, où elle décide de conquérir son autonomie en se vouant au service de Dieu, mais plutôt que d’entrer dans un couvent dont elle accepterait les règles, elle bâtit une église et un hôpital très renommé : Et de l’argent qu’elle avoit fist bastir une petite esglise et ung petit hospital, ou elle fist trois licts. Et emprés de l’ospital fist bastir une petite esglise avec un autel. Le quelle elle fist appeler Saint Pierre, en reverence de son amy Pierre, et de s’amye Maguelonne. Quant l’eglise et l’ospital furent eschevés, Maguelonne se mist en grant devotion a servir les malades ; et faisoit tres apre vie, tant que toutes gens de l’isle et de la environ la tenoient sainte et la nommoient la sainte pelerine […].23

32 L’auteur du Roman de Florimont dessine une image féminine plus conventionnelle, car il assujettit toujours son héroïne à une autorité : celles de son père, des religieuses, puis de son époux. Ses moments de plus intense liberté se déroulent à Constantinople quand elle se rend chez l’orfèvre, prend ensuite le risque d’introduire le jeune homme au palais, puis de fuir avec lui, mais les souffrances ensuite endurées montrent combien elle doit expier durement ce qui est représenté comme une faute, même si cette « faute » est nécessaire à l’accomplissement de la volonté divine. L’adversité provoque néanmoins des révélations, celle de sa dignité et de son abnégation, et aussi celle de ses talents d’artiste. Exemplaire par son obéissance, elle manifeste un sens de l’initiative dans l’accomplissement de son travail, au point qu’elle domine l’atelier du couvent par sa recherche de la perfection et de la nouveauté (« si fut la maistresse de toute la tappisserie et brouderie, elle gouvernoit tout entierement », folio 29 recto), et que le récit suggère qu’elle gagne la rédemption par ses œuvres.

33 Dans cette vie ascétique, ce qui lui permet d’épancher ses sentiments, c’est la réalisation d’une tapisserie autobiographique très complexe, longuement décrite : Si va deviser ung tapis ou elle mist personnaiges toute sa vie, c’est assavoir qu’il y a une fille de roy en ung pallaix qui va parler a ung orfeuvre et puis comme le dit argentier vint au pallaix querir de l’argent que la dicte fille luy bailla, le quel l’emporta en son ouvroir et le bailla a son varlet, le quel le mist en ouvraige et fit une aigle d’argent si grande que le dit varlet se mectoit dedans icelle. Et puis comment on la porte et le dit varlet dedans au pallaix du roy et comment la dicte fille du roy donne a manger a la dicte aigle estant en la salle du dit roy et ce fait comment le dit varlet et la dicte aigle furent portés en la chambre de la dicte Filo. Et comment le dit varlet sault de la dicte aigle et la chambre fermee sur eulx deux. Et puis comment la dicte Fillo et le dit varlet se descendirent en ung pannier et en une corde par une fenestre au pié d’une tour avecques eulx ung petit coffre et puis se mirent dans une nacelle sur la mer puis vouguarent tellement qu’ilz se vont retraire dans une grant fourest et cheminarent par icelle tant qu’ilz se vindrent rendre et repouser jusques au pié d’une fontaine estant au millieu de la dicte fourest et comment boyvent de l’eaue de la dicte fontaine. Et puis comment charchent dans le dit coffre et en regardant les pierres precieuses qui sont dans le dit coffre et les mectant a ppart l’une auprés de l’autre et mesmement ung gros carboucle, lequel carboucle print une pie et l’emporta de dessus ung arbre. Et alors icellui varlet et la dicte fille de roy se levarent et suyvent la dicte pie et laissarent le dit coffre et

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autres joyaulx auprés de la dicte fontaine. Et tellement suyvent la dicte pie pour recouvrer le dit carbouble que les dicts varlet et fille de roy se perdent dans le dit boys l’un de l’autre tant que ilz ne se peurent plus voir. Mais toute la nuyt demoura icelle fille de roy auprés d’ung arbre plourant et gemissant moult tamdrement. Et puis le lendemain au matin s’en va arriver en une abbaye ou elle est demourant auprés de la dicte fourest et fait la tappisserie, et ainsi finit le dit tappis et tousjours en fait d’autres que c’est merveilles que de son fait. (folio 29 recto et verso)

34 La description, répétée quand Florimont découvre l’œuvre, prend la forme d’une narration, puisque la tapisserie est une succession complexe d’au moins quinze tableaux organisés en séquence. Elle vient ainsi redoubler l’œuvre comme un abrégé, la met en abyme en transposant l’histoire dans un autre mode de représentation, figuratif, puisque la parole sur le passé est momentanément retirée à l’héroïne. Ces souvenirs en images évoquent immédiatement l’histoire de Philomèle et sa tapisserie, qui représente aussi le lieu de vie de son auteur (v. 1119-1133)24. Mais Philomèle, dont l’histoire a été mise en français dès le XIIe siècle, choisit de réaliser sa tapisserie pour se venger. Dans le Roman de Florimont, la création personnelle de Filo n’est pas conçue comme l’instrument d’un stratagème qu’elle aurait imaginé dans l’espoir de sortir du couvent et de retrouver Florimont. Elle n’envisage jamais de la faire porter au palais.

35 En outre, si elle est devenue brodeuse, c’est avant tout en pensant à l’exemple de son amant et en souhaitant imiter ce qu’il a vécu auprès de l’argentier de Constantinople : « […] soy advisa de son amy Florimont qui avoit aprins mestier de quoy il avoit vescu et si elle estoit gectee hors au moins gaisgneroit elle sa vie » (folio 27 verso et folio 28). Elle s’imagine certes ici un destin possible hors de l’abbaye, mais seulement si elle était « gectee hors », ce qui peut rappeler au lecteur l’histoire de Fresne, exilée par l’abbesse qui craint la mésalliance avec son neveu Galeran. Mais surtout, c’est le désir d’imiter Florimont qui l’anime, le désir de vivre ce qu’il a enduré : le héros masculin donne le modèle qu’elle cherche à égaler. Selon les données de l’intrigue, elle n’imagine donc pas quelque chose d’inédit et d’inouï, mais répète ce que son ami a déjà accompli, puisque sa métamorphose en brodeuse et en tapissière est précédée de celle de Florimont en ouvrier orfèvre et aussi brodeur. L’auteur amoindrit ainsi l’audace de l’initiative féminine, en privilégiant le personnage masculin qui s’illustre le premier par son acceptation du travail et du rabaissement social.

36 Dans les autres romans idylliques, Floire, Galeran, Paris ou Pierre de Provence ne connaissent pas une telle épreuve. Seul Guillaume dans L’Escoufle perd son identité aristocratique durant les sept années de la séparation : il devient serviteur dans une hôtellerie à Saint-Jacques de Compostelle (v. 6184-6205), puis à Saint-Gilles (v. 6504-6607). Même s’il garde une autonomie dont Florimont ne dispose pas chez l’argentier de Constantinople, il ne conquiert pas alors un statut social aussi valorisant que celui que s’est assuré Aélis à Montpellier : l’émancipation par le travail se réalise bien mieux pour la femme que pour l’homme. En outre, comme ces séquences masculines se déroulent parallèlement aux aventures d’Aélis, qui ne dispose d’aucune nouvelle de son ami, il est bien sûr impossible qu’elle l’imite. De surcroît, elles sont relatées après l’installation d’Aélis à Montpellier et moins développées, si bien que la figure féminine rayonne d’un éclat inégalé. Dans le Roman de Florimont les rôles sont inversés, puisque l’action du héros masculin est toujours plus déterminante que celle de l’héroïne.

37 Au XVe siècle, lorsque l’auteur du Roman de Florimont, fils du duc Jean d’Orléans et d’Hélène, fille du duc de Bretagne, a l’originalité de tresser les deux fils du roman idyllique et du

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roman de croisade, il privilégie le second en exploitant les ressorts narratifs du premier pour imaginer la soumission religieuse et politique de l’Orient. À l’opposé de toute idée de scandale, il bâtit une intrigue sur la nécessité de réparer une faute et d’accomplir un vœu adressé à Dieu et à la Vierge, afin que l’Orient adopte la religion chrétienne puis qu’un jeune noble français puisse devenir le maître de l’empire de Constantinople. Si l’on peut décrypter le double héritage du Conte de Floire de Blanchefleur – le rapprochement imaginé entre l’Orient et l’Occident – et des romans du XIIIe siècle que sont L’Escoufle et Galeran de Bretagne – le vol de l’oiseau et la nécessité pour le couple séparé de gagner sa vie –, le roman idyllique est sensiblement transformé, parce que métamorphosé en roman de croisade : les mêmes scénarios deviennent autres par le relief donné à la question politique et religieuse. La valorisation du respect de la loi et d’un idéal de la soumission joue aussi un rôle dans la transformation du portrait féminin et de l’image de l’amour. La réduction de l’Autre oriental à une figure du Même – processus accompli pour le sultan d’Alexandrie et de Constantinople – s’accompagne d’une plus grande différenciation des rôles féminin et masculin. La répartition que choisit l’auteur du XVe siècle assure en effet la primauté masculine, tandis que les romans idylliques antérieurs décrivaient davantage une relation d’égalité ou célébraient des initiatives féminines audacieuses et une émancipation inédite. Le devoir familial et politique l’emporte alors aussi sur le bonheur individuel et la passion amoureuse.

NOTES

*. Ce travail a bénéficié du soutien de l’Agence Nationale de la Recherche (projet ANR-09- BLAN-0307-01), de la Région Nord-Pas-de-Calais et du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. 2. B. Woledge, Bibliographie des romans et nouvelles en prose française antérieurs à 1500, Genève, Droz, 1954, p. 43, n° 58-61, et Supplément 1954-1973, Genève, Droz, 1975, p. 28-29, n° 58-61 ; D. J. A. Ross, Alexander Historiatus, a Guide to Medieval Illustrated Alexander Literature, Athenäum, Frankfurt, 1988, p. 128-130. Voir aussi C. C. Willard, « A Fifteenth-Century Burgundian Version of the Roman de Florimont », Medievalia et humanistica, NS 2, 1971, p. 21-46, et L. Harf-Lancner, « Florimont : du roman d’Aimon de Varennes (1188) à la mise en prose de 1528 », Lancelot-Lanzelet, hier et aujourd’hui. Mélanges Alexandre Micha, Greifswald, Reineke, 1995, p. 187-206. 3. Op. cit., p. 43. Sur les imprimés, voir B. Woledge (op. cit., p. 43), et V. L. Saulnier, « L’auteur du Florimont en prose imprimé : Girart Moët de Pommesson », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 17, 1955, p. 207-217. 4. Aimon de Varennes, Florimont, éd. A. Hilka, Halle, Niemeyer, 1933, p. cxli. 5. Académie royale de Belgique, Bruxelles, 1939, p. 264-275. 6. Bien qu’accordant une large place à la fin du Moyen Âge, Le Récit idyllique, éd. J.-J. Vincensini et C. Galderisi, Classiques Garnier, Paris, 2009, ne le mentionne pas. 7. Nous conservons deux versions françaises manuscrites de ce roman, une version longue (La belle Maguelonne, éd. A. Biedermann, Halle, Niemeyer, 1913 ; Pierre de Provence et la Belle Maguelonne, éd. A.-M. Babbi, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2003) et une version courte (L’Ystoire du vaillant chevalier Pierre, filz du conte de Provence, et de la belle Maguelonne, éd. R. Colliot, Aix-en-

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Provence, CUERMA (Senefiance, 4), 1977. Voir aussi l’édition récente de F. Roudaut, Pierre de Provence et la belle Maguelonne, Paris, Classiques Garnier, 2009. 8. A. Coville ne cite pas ce Roman de Florimont parmi les œuvres composées à / pour la cour d’Anjou, milieu d’écriture de Pierre de Provence et la Belle Maguelonne ainsi que de Paris et Vienne (La Vie intellectuelle dans les domaines d’Anjou-Provence de 1380 à 1435, Paris, 1941). On n’en trouve pas non plus de mention dans G. Doutrepont, La Littérature française à la cour des Ducs de Bourgogne, Paris, Champion, 1909. 9. Éd. J.-L. Leclanche,Paris, Champion, 2003, et son étude Contribution à l’étude de la transmission des plus anciennes œuvres romanesques françaises. Un cas privilégié : Floire et Blancheflor, Lille, 1980, 2 vol., avec l’éd. de la deuxième version du texte. Voir P. E. Grieve, Floire et Blancheflor and the European Romance, Cambridge, University Press, 1997. 10. Nous avons étudié les rapports que l’auteur du Conte de Floire et Blancheflor imagine entre l’Orient et l’Occident dans notre ouvrage La Tentation de l’Orient dans le roman médiéval, Sur l’imaginaire médiéval de l’Autre, Paris, Champion, 2003, p. 23-68, 109-120. 11. Voir D. Quéruel, « Pourquoi partir ? Une typologie des voyages dans quelques romans de la fin du Moyen Âge », Guerres, voyages et quêtes au Moyen Âge. Mélanges J.-C. Faucon, Paris, Champion, 2000, p. 333-348. 12. Voir notre Tentation de l’Orient dans le roman médiéval, op. cit., p. 158-164, 226-284. On en trouve des exemples dans Paris et Vienne et l’Histoire des Seigneurs de Gavre. Sur la question de l’exotisme, voir aussi Un exotisme littéraire médiéval ?, dir. C. Gaullier-Bougassas, Bien dire et Bien aprandre, 26, 2008. 13. Le Philocope de Messire Jehan Boccace florentin, contenant l’histoire de Fleury et Blanchefleur, divisé en sept livres traduictz d’italien en françoys par Adrian Sevin, Denys Janot imprimeur, 1542 (voir BnF, RES Y2 202, p. 145-146). 14. Sur cette cérémonie des vœux sur un oiseau, dont le premier modèle littéraire est inventé par Jacques de Longuyon dans les Vœux du Paon, voir Les Vœux du Paon de Jacques de Longuyon : originalité et rayonnement, dir. C. Gaullier-Bougassas, Paris, Klincksieck, 2010. 15. Jean Renart, L’Escoufle, éd. F. Sweetser, Genève, Droz, 1974, v. 4384-4557. 16. Éd. R. Colliot, chapitre XX, p. 31. 17. Op. cit., BnF, RES Y2 202, p. 145-146. 18. Éd. et trad. E. Baumgartner, Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena, Paris, Gallimard, 2000. 19. La Tentation de l’Orient dans le roman médiéval, op. cit., p. 355-405. Lorsqu’il évoque ces espoirs, R. W. Southern (Western Views of Islam in the Middle Ages, Harvard University, 1962, p. 67-109) désigne les années 1450-1460 comme le « moment de la vision ». 20. Voir E. Baumgartner, « Les brodeuses et la ville », Un’idea di Città, l’imaginaire de la ville médiévale, éd. R. Brusegan, Paris / Milan, Istituto italiano di cultura / Mondadori, 1992, p. 89-95. 21. Galeran de Bretagne, éd. L. Foulet, Paris, Champion, 1975. 22. C. Gaullier-Bougassas, « Roman et lyrisme courtois : Partonopeus de Blois et Galeran de Bretagne », Cahiers de Recherches médiévales, 11, 2004, p. 197-212. 23. Éd. R. Colliot, op. cit., chapitre XXVI, p. 41-42. 24. Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena, éd. cit.

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RÉSUMÉS

Le Roman de Florimont, fils du duc Jean d’Orléans et d’Hélène fille du duc de Bretagne, récit en prose du XVe siècle encore inédit, est à la fois un roman chevaleresque oriental et un roman idyllique. L’amour entre deux jeunes enfants devient l’instrument d’un rapprochement politique entre l’Occident chrétien, le royaume d’Égypte et l’empire de Constantinople, imaginés pour ces deux derniers comme un Orient tant sarrasin, turc que déjà chrétien, avant même l’arrivée du jeune Français Florimont, qui au terme de tribulations mais aussi d’une expédition de croisade épouse l’héritière orientale. La subordination des sentiments personnels au triomphe de la foi chrétienne et de l’impérialisme occidental explique l’absence d’une vraie célébration d’un bonheur amoureux, ainsi que l’affaiblissement du rôle de la jeune héroïne.

The Roman de Florimont, fils du duc Jean d’Orléans et d’Hélène fille du duc de Bretagne, a French text of the fifteenth century, not yet edited, is both an oriental knightly romance and an idyllic romance. Love between two young children becomes the instrument of a political alliance between the Christian West, the Egyptian kingdom and the empire of Constantinople. The latter two are represented as a Saracen, Turkish and at the same time Christian Orient, before the arrival of the young French Florimont, who will marry the oriental heiress after a crusade. The subordination of individual feelings to the victory of the Christian faith and to Western imperialism may explain that the romance does not highlight the amorous happiness and plays down the part of the young heroine.

AUTEUR

CATHERINE GAULLIER-BOUGASSAS Université Charles-de-Gaulle Lille 3, MESHS USR 3185

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Le « roman familial » du Florimont en prose (ms. BnF, fr. 1488) Miroir aux alouettes ou miroir de l’idylle ?

Marion Vuagnoux-Uhlig

Les textes s’écrivent les uns dans les autres, copies de copies faisant palimpseste et compilation sous la surface de l’écriture actuelle, par où le scripteur relit l’ancien dans le nouveau, et inversement, sans distinction historique.1

1 De quelle nature est la dette qui lie les récits idylliques des XIVe et XV e siècles aux premiers témoins médiévaux de cette veine romanesque ? Les travaux récents de Rosalind Brown-Grant ont souligné l’importance du facteur historique dans les modifications qui affectent le développement du thème idyllique entre les XIIe-XIIIe siècles et la fin du Moyen Âge2. Les critères d’ordre moral et sociopolitique qui interviennent dans la composition des fictions tardives entraînent en effet la suppression d’éléments thématiques désormais perçus comme potentiellement subversifs. Ainsi la naissance simultanée des deux enfants, leur troublante ressemblance, leur éducation commune et la découverte de la sensualité, autant de traits dont le Conte de Floire et Blancheflor, Aucassin et Nicolette ou L’Escoufle livrent des illustrations exemplaires3, sont-ils gommés par les réécritures. Tout porte à croire que dans ces compositions des XIVe et XVe siècles, mues par une inflexion moralisante et par des idéaux politiques et lignagers4, les lieux distinctifs de l’enamoratio immature s’amuïssent sous l’influence de nouvelles préoccupations. La critique anglaise a en effet montré, à travers l’analyse de Paris et Vienne et de Pierre de Provence et la belle Maguelonne, que les causes d’un tel dépouillement devaient être mises en lien avec l’essor des traités didactiques qui connaissent une large fortune à la même époque. Les retranchements seraient le signe manifeste de l’inversion des perspectives qui préside à l’écriture de l’idylle à la fin du Moyen Âge : les témoins tardifs ne dépeindraient plus les efforts conjoints des jeunes amants pour conjurer la menace de mésalliance pesant sur leur union par de louables exploits, mais représenteraient le nécessaire redressement d’un désir par trop sulfureux, au terme duquel les adolescents devenus adultes pourraient intégrer avec légitimité l’ordre social. La narration des amours

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enfantines cèderait ainsi le pas à un discours édifiant, voué à prévenir, à l’attention des lecteurs, les potentielles dérives des affections juvéniles.

2 Le remodelage du scénario idyllique à l’intérieur d’un cadre exemplaire ne doit toutefois pas dissimuler la prégnance des références intertextuelles aux productions du Moyen Âge central. On ne saurait de fait négliger la présence massive d’allusions à Floire et Blancheflor et à L’Escoufle en particulier, mais aussi à Piramus, Aucassin et Nicolette ou Galeran de Bretagne, dans le développement narratif des récits idylliques tardifs. Or la récurrence de telles réminiscences, sensible aux niveaux thématique, structurel et lexical, donne aux témoins de la fin du Moyen Âge l’aspect de véritables réécritures qui ne font pas mystère de leurs sources5. Car si une volonté de réorientation préside sans doute à l’écriture des textes, ceux-ci sont loin de contester l’apport des modèles dont ils s’inspirent. Comment alors ne pas y voir la résurgence d’un intérêt, voire d’une fascination, pour les enjeux littéraires et idéologiques liés au thème des enfances idylliques et de la maturation amoureuse6 ? La tentation est en effet grande de considérer la dialectique qui prend place dans les textes des XIVe et XVe siècles sous la forme d’un jeu littéraire, comme un indice de la persistance de questionnements qui, même sous un jour largement édulcoré, continuent à exercer un attrait puissant.

3 Plus particulièrement, c’est la récurrence de la structure généalogique, fondée sur la succession de deux histoires, celle des parents et celle des enfants, qui semble assurer la continuité entre les narrations de la fin du Moyen Âge et leurs modèles. Dans un article consacré aux figures maternelles de Floire et Blancheflor et de L’Escoufle, j’ai tenté de décrire l’intrigue qui parcourt le roman idyllique médiéval comme une histoire de famille7. Aux XIIe-XIIIe siècles, ces fictions se distinguent des romans chevaleresques d’aventure par le déclin des valeurs guerrières, une valorisation particulière des personnages féminins ou la volonté de représenter la vie quotidienne, mais c’est avant tout le critère familial qui fonde leur originalité. Or les récits idylliques tardifs partagent en propre avec leurs sources cette réflexion sur la filiation, manifeste dans la réitération de la structure bipartite, mais aussi dans l’intense préoccupation pour la succession lignagère. En ce sens, le « roman familial »8 de l’idylle justifierait au premier chef l’activité de réécriture et la référence constante aux sources qui animent la composition des récits idylliques à la fin du Moyen Âge. Un intérêt constant pour la famille, et c’est là l’hypothèse que je souhaite développer ici, subsisterait au-delà de l’écart diachronique isolant l’une de l’autre les deux vogues de production idyllique et légitimerait ainsi la prégnance du jeu littéraire. En outre, la démonstration de cette préoccupation commune, on peut l’espérer, pourrait bien contribuer à revaloriser des récits dont la fortune était indéniable aux XIVe et XVe siècles, mais qui sont aujourd’hui négligés par la critique en raison notamment de l’activité de compilation à laquelle ils se livrent9.

4 L’une des rédactions en prose de Florimont, composée dans la première moitié du XVe siècle, constitue à cet égard un terrain d’enquête privilégié10. Très éloigné du roman d’Aimon de Varennes, le Livre de Florimont filz du duc Jehan d’Orleans et de Helaine, fille du duc de Bretaigne se présente comme un récit idyllique à la faveur des nombreuses affinités qu’il partage avec Paris et Vienne ou Eledus et Serene, mais surtout avec Pierre de Provence et la belle Maguelonne. En effet, les étapes de l’intrigue – la quête amoureuse du héros, le séjour en Orient, la fugue des jeunes amants, la séparation forcée suivie de l’ascension chevaleresque du jeune homme et de la réclusion de l’héroïne dans un monastère, avant les retrouvailles et l’hymen final – de même que certains procédés

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stylistiques et la tonalité moralisante du récit ne vont pas sans rappeler ce roman idyllique très largement diffusé en Europe aux XVe et XVI e siècles 11. Mais c’est bien davantage la multiplication des emprunts au Conte de Floire et Blancheflor et à L’Escoufle, en particulier à l’occasion des scènes qui mettent aux prises parents et enfants, qui rive Florimont à cette veine romanesque en le désignant comme un texte entièrement fondé sur la réécriture. Alors, de quelle façon la pratique de la réminiscence dans Florimont laisse-t-elle percevoir, à travers ce prisme familial, une forme de continuité entre les récits idylliques des XIIe-XIIIe siècles et les témoins tardifs ? L’examen du rôle imparti aux références intertextuelles et du traitement réservé au thème de la famille permettra de le déterminer.

Un miroir aux alouettes ?

5 Tout désigne le Roman de Florimont en prose comme un jeu littéraire sur les sources. À commencer par le titre même du récit qui, s’il n’allie pas les deux noms des protagonistes au cœur d’une structuration binaire qui pourrait fonctionner comme marqueur d’identification générique12, ne fait pas moins référence à l’activité de réécriture d’un roman en vers du XIIe siècle, dont les diverses réalisations ont connu un large succès au XVe siècle13. Plus encore, les prénoms des amants – Florimont et Filo – suscitent d’emblée la mémoire du couple paradigmatique d’enfants-fleurs que sont Floire et Blanchefleur, à la faveur d’une proximité paronymique rehaussée par l’allitération liminaire et l’assonance des voyelles. Faut-il ajouter qu’en dotant l’héroïne d’un nom programmatique, presque un nom commun, le poète l’affilie à la lignée des brodeuses aux belles mains ? Car si l’onomastique pourvoit la bien nommée Filo des talents de Philomena, c’est aussi en souvenir de l’habileté d’une Fresne ou d’une Aélis, à laquelle les premiers témoins idylliques reconnaissent une large valeur autoréférentielle14. Ainsi la jeune fille, dont l’œuvre brodée, nouveau fil d’Ariane, rend les amants l’un à l’autre, se pose-t-elle en héritière de cette maîtrise en même temps que son œuvre d’art diffuse le reflet des sources.

6 C’est toutefois à l’intérieur de l’intrigue que les échos intertextuels se révèlent les plus prégnants, tant les emprunts au Conte de Floire et Blancheflor et à L’Escoufle scandent la progression de l’histoire. Le dialogue qui s’instaure avec les sources idylliques est particulièrement sensible dans les étapes cruciales du récit que sont la rencontre et le serment des parents, les enfances des héros et la fugue amoureuse. Ainsi le pèlerinage qui conduit à la suite d’une tempête le duc Jehan d’Orléans et son épouse Hélène à Alexandrie, au lieu de Jérusalem, rappelle-t-il les prémices narratives de Floire et Blancheflor, qui réunissent à la cour du roi païen Félis son épouse et une captive chrétienne, future mère de l’héroïne, enlevée lors d’une razzia à Compostelle. Dans Florimont, la représentation d’un Orient proche où cohabitent chrétiens et sarrasins, où la cour du Sultan mêle l’exotisme et la luxuriance à des pratiques de civilité et de courtoisie toutes occidentales, reproduit à l’évidence le décor inaugural du Conte. Mais c’est davantage la naissance spontanée d’une amitié entre les deux femmes, basée sur le désir commun d’enfanter, qui calque le lien de confiance et d’intimité noué par les mères de Floire et de Blancheflor dans la chambre des dames15. Quant à l’arrière-plan politique qui forme la trame de la narration, il n’est pas sans évoquer L’Escoufle, puisque la décision d’unir les enfants à naître suscite la plus vive réaction de la part des barons du Sultan, craignant pour le devenir de leurs terres promises à un chrétien d’Occident.

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La révolte des courtisans, les menaces proférées contre le Sultan, la captatio benevolentiae empreinte d’humilité et de douceur que ce dernier emploie pour apaiser le tumulte, autant de traits qui ramènent au roman de Jean Renart16. Eledus et Serene présente une situation proche, dans la mesure où la promesse d’un mariage entre les descendants du duc de Validar et du roi de Tubie provoque aussi la révolte des vassaux, qui s’opposent à l’alliance suite à la mort du premier des deux compères17. Cependant, une divergence oppose le projet fomenté par les pères marieurs et le désir des héros dans ce roman idyllique anonyme du XIVe siècle : la princesse Serene est destinée à Maugrier, tandis que son cœur est au bel Eledus, lequel reçoit l’approbation de l’ensemble de la cour. Il n’en va pas de même dans L’Escoufle où, comme dans Florimont, le vœu des parents préfigure les aspirations des amants. Il paraît en ce sens plus vraisemblable de considérer le roman de Jean Renart comme la source de Florimont, d’autant plus que la composition d’Eledus et Serene est sans doute tributaire de la même influence18.

7 Que dire encore de l’arrivée de Florimont à Constantinople, nouveau séjour du Sultan après son départ d’Alexandrie, qui résulte d’une véritable mixtion de Floire et Blancheflor et de L’Escoufle ? Car la quête de Florimont pour rejoindre Filo, qu’il aime déjà par ouï- dire, se poursuit sur les traces mêmes de ses prédécesseurs. Les empreintes laissées par Guillaume comme par Floire constituent les jalons de cet itinéraire pacifique, entamé au prétexte d’un pèlerinage sur les lieux saints de la chrétienté médiévale. Comme le premier, le héros suit un trajet qui, de Rome à Jérusalem où il ne parvient pas en raison d’un ouragan, revêt l’aspect d’une ascèse. Pauvre et déguenillé, il s’affuble à l’instar de Guillaume d’une identité nouvelle et humble, qui lui permet de trouver de l’embauche auprès d’un maître-orfèvre19. L’entreprise est aussitôt couronnée de succès : l’émule n’a plus rien à envier à son modèle lorsque, parvenu au faîte de son apprentissage, il excelle dans la pratique de son art au point de devenir « le meilleur ouvrier de son mestier que fut point au pays de par dela » (ch. XII, fol. 20v)20. C’est alors que le poète, au gré d’une alerte permutation, délaisse sa source pour revenir à Floire et Blancheflor. L’ engin qui permet à Florimont de s’introduire dans le palais du Sultan, puis dans la chambre de Filo, doit en effet beaucoup à la ruse de la corbeille de fleurs par laquelle Floire rejoint sa bien-aimée dans la tour de l’émir de Babylone21. À ceci près qu’il s’agit cette fois d’un aigle d’argent, dont la facture et l’extrême préciosité évoquent la précision des automates qui ornent le faux cénotaphe de Blancheflor (ch. XIV, fol. 29v). On ne manquera pourtant pas de voir dans le choix d’un oiseau, en guise de cheval de Troie, une allusion à peine voilée à L’Escoufle, où le même rapport métonymique est suggéré. Tout dans la scène où Filo nourrit son amant d’une perdris rôtie (ch. XII, fol. 22r) par le bec et les narines de l’aigle renvoie, mutatis mutandis, à l’ingestion du cœur de l’escoufle à laquelle Guillaume se livrait, pour en incorporer l’essence22, mais aussi au déjeuner sur l’herbe des amants de Jean Renart23. Sans doute y a-t-il là un effet délibéré d’annonce, puisque les épisodes qui suivent tutoient au plus près le même modèle. Tel est le cas de la fugue amoureuse de Florimont et de Filo, qui quittent la chambre de la demoiselle pour parcourir ensemble les chemins, mais aussi et surtout du locus amoenus forestier qui scelle leur séparation (ch. XIV, fol. 24r-26r). La scène du vol de l’anneau par un oiseau de proie ressurgit en effet sous la plume de l’auteur de la fin du Moyen Âge24 : celui-ci se réfère, quoique de façon plus allusive que dans L’Escoufle, au cadre édénique où se succèdent le repos et la collation des jeunes insouciants avant l’avènement du malheur. Les analogies du passage avec le texte de Jean Renart sont frappantes, tant la lassitude des amants, la soif de la jeune fille et la halte près d’une fontaine y suscitent le

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même tableau d’une acmé amoureuse bientôt parvenue à son terme. Bien plus, une pie dérobe l’escarboucle de Filo tandis que le couple, distrait, se divertit dans le pré, et éloigne l’un de l’autre les amants empressés de retrouver le joyau (ch. XIV, fol. 24v). Enfin, il ne fait aucun doute que les itinéraires disjoints qui s’ensuivent puisent encore leur inspiration dans L’Escoufle : la quête de Florimont, marquée par la déréliction, la faim et le dénuement, tout comme le désarroi de l’héroïne qu’inspirent la solitude et la perte de l’être aimé, constituent autant de renvois au modèle25.

8 Tout porte donc à croire que la référence constante aux sources sert à enter Florimont sur les récits idylliques des XIIe-XIIIe siècles. Le jeu intertextuel qui s’instaure structure la progression narrative, au point de faire apparaître le roman comme le fruit d’un subtil mélange de greffons, parmi lesquels figurent les témoins les plus emblématiques de cette veine littéraire. Or l’effet de réécriture serait sans doute complet si chacun des traits convoqués n’était soumis au crible d’une réorientation moralisante qui menace de dénaturer le scénario idyllique. À y regarder de près, aucune caractéristique des effusions enfantines ne résiste à l’opération de redressement intentée par le poète : qu’en est-il de la fraternité amoureuse de bambins nés le même jour et élevés côte à côte ? De la fameuse audace de l’héroïne, plus précoce que son partenaire, et de la sensualité goûtée dès l’âge le plus tendre ? Plus grave encore, que reste-t-il du motif des amours contrariées, pourtant essentiel au déploiement du thème idyllique, au sein d’un récit qui conforme la passion des enfants au projet matrimonial des parents ? Dans Florimont, la dynamique de réminiscence ne se contente pas de référer aux sources ; en s’affichant comme un palimpseste, le texte révèle la divergence qui l’inscrit en porte-à- faux avec ses modèles. On ne saurait en effet mieux exprimer le hiatus que par l’instillation d’innovations au cœur même d’épisodes qui paraissaient reproduits à l’identique. Ainsi les scènes liminaires calquent-elles le début de Floire et Blancheflor pour faire apparaître de manière plus patente la différence d’âge des enfants – à la naissance de Filo, « le dit Florimont estoit ja grant et avoit plus d’ung an » (ch. VII, fol. 10r)26 – qui doivent respectivement attendre leur quinzième et seizième année pour se rencontrer (ch. XII, fol. 22r). En dehors de l’extraordinaire beauté que les amants partagent en propre, aucune allusion n’est en outre faite à leur ressemblance.

9 Mais l’horizon d’attente du lecteur de récits idylliques est déjoué de façon plus systématique encore par la rectification du rôle féminin. Le souvenir de la clergie partagée par Floire et Blanchefleur après cinq ans d’études communes affleure lorsque l’auteur de Florimont souligne la méconnaissance du latin qui affecte l’héroïne : La dicte Filo, fille au dit Soubdan, demouroit avecques son dit pere et ce pour lui faire passer temps. Si trouva au retrait du dit son pere les lettres que le cardinal avoit escriptes au dit roy et les lit, mais pour ce qu’elles estoyent en latin, ne les sceut entendre, si les fit expouser a ung clerc qui lui dit que le duc d’Orleans de France avoit ung beau filz. Et alors la dicte fille se advisa de ce que le dit maistre d’ostel luy avoit dit et que ses ditz pere et feue mere avoyent promis par elle au dit filz, si mist cela en memoire. (ch. IX, fol. 13r)

10 S’il était déjà question de lettres en latin dans Floire et Blancheflor, celles-ci désignaient les messages d’amour échangés entre les enfants. Or il ne s’agit plus dans Florimont de faire de la langue savante des clercs le code privilégié et secret de la passion27. Car l’érudition, que le Conte érigeait en préalable à l’éclosion d’un amour capable de transcender la différence sexuelle, devient dans la réécriture l’apanage des clercs, mais sans doute aussi celui d’hommes comme le Sultan et le duc d’Orléans, que seul le héros masculin est voué à égaler. Le recentrage dont le personnage de l’amante fait l’objet est

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encore sensible dans les passages où la hardiesse et la sensualité d’une Blanchefleur, d’une Aélis, cèdent le pas à la tempérance, voire à la passivité. C’est en particulier le cas dans la scène de la chambre, où la passion de Floire et Blanchefleur avait connu son paroxysme28 : sitôt Florimont extrait de l’oiseau métallique, son amie n’a de cesse d’obtenir de lui l’assurance d’une absolue chasteté : Et quant tout le monde fut dehors, elle ferma sa chambre sur elle et puis fit saillir le dit Florimont dehors et luy fist promectre par sa foy et serement que jamaiz ne luy fairoit desplaisir, ny ne la toucheroit pour peché jusques a ce qu’il l’auroit prinse a femme et qu’il l’auroit espousee. Lequel ainsi le promist et jura sur les heures d’icelle Filo. (ch. XIII, fol. 22v)

11 De même, dans l’épisode de la fugue amoureuse, l’initiative est laissée au héros, tandis que Filo se contente d’obtempérer. Or le contraste avec la détermination et l’efficacité d’Aélis est d’autant plus frappant que le passage se montre pour le reste conforme au texte de Jean Renart. Il ne fait aucun doute que l’élaboration du plan d’évasion et les précautions matérielles – provision de cordes et réserve de pierres précieuses – renvoient à la scène de L’Escoufle. Ainsi la récupération des données originelles sert-elle à souligner l’inversion des rôles à laquelle l’auteur de Florimont procède, lorsqu’il efface toute trace de l’énonciation féminine pour replacer les propos décisifs dans la bouche du héros : c’est désormais le jeune homme qui donne les ordres (« Ne vous chargés point de gaiges, dit-il, se non des plus riches et pourtatifz ») et c’est à lui que la réussite du plan incombe (« Or sa, m’amye, j’ay fait pour vous tout ce qu’il m’a esté possible », ch. XIII, fol. 22v). L’intentionnalité de ce réajustement est encore soulignée par la mise en œuvre de la fuite, qui relègue l’héroïne à la passivité : Si conmança a lyer sa corde a une poulye et son pannier et mist sa belle Filo dedans et ung petit couffre ou estoyent ses bagues. Et petit a petit, la va descendre jusques au pié de la tour. Et puis retira sa corde et son pannier et petit a petit, il soy descendit jusques au dit pié de la tour ou il trouva sa dicte amye Filo. (ch. XIII, fol. 23r)

12 Bien plus, les événements suivants, qui répètent l’escale champêtre d’Aélis et de Guillaume et le larcin de l’oiseau, ont lieu dans des circonstances largement différentes de celles de L’Escoufle. Au moment de décrire la négligence des héros, l’auteur de Florimont n’hésite pas à troquer le désir charnel qui enflammait les amants de Jean Renart contre une tentation qui, dans le contexte, paraît beaucoup moins suggestive29. Ce n’est ni le sommeil ni une pulsion sexuelle qui troublent l’entente des enfants, absorbés dans la contemplation des joyaux dérobés au palais, mais bien la convoitise : Et conmançarent a gecter tout dehors sur belle herbe pour le mieulx veoir. Si y eust ung gros carboucle comme une noix, lequel le dit Florimont mist a part et dit que icelle pierre valoit plus et estoit la plus riche et belle que jamaiz il vit oncques car on ne la sauroit extimer. Si se mirent a extimer les autres et disoyent qu’elles valoyent plus, les unes moins et les autres maiz et avoyent ce debbat ensemble en regardant aux autres et sans entendre au corboucle. (ch. XIV, fol. 24v)30

13 La suite du texte conserve la même tonalité tempérante, puisque après la séparation, la demoiselle connaît une destinée beaucoup plus pieuse que son aïeule. De fait, elle choisit d’éblouir les nonnes du couvent de Saint-Benoît par ses talents de brodeuse, là où Aélis jouissait d’une fulgurante ascension mondaine grâce à sa beauté et au chef- d’œuvre de ses mains. D’aide de cuisine puis femme de chambre de l’abbesse, la chaste Filo devient maîtresse d’œuvre dans l’atelier de broderie du couvent, jusqu’à ce que Florimont retrouve sa trace et l’épouse avant de monter sur le trône (ch. XIV, fol. 25v – ch. XVIII, fol. 38r).

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14 Le soin de l’auteur à gommer les aspérités potentiellement subversives du scénario idyllique transparaît ainsi à travers le jeu intertextuel, quitte à dénaturer la finalité même des sources. De fait, les redressements successifs que Florimont impose à ses modèles ne visent pas tant à plier le thème des enfances amoureuses aux attentes sociales et matrimoniales de la fin du Moyen Âge, qu’à permettre à la narration – promue au rang d’exemplum – d’illustrer les sentences moralisantes qui l’enchâssent. Le prologue et l’épilogue du roman – qui soutiennent que « ne se doit nully esmerveiller se ont a des peines en ce monde par avant que ont aye joye. Et par telles façons et en grant peines et tristesses pourroit ung chascun chrestien acquerir le royaume de paradis » (ch. XX, fol. 46v)31 – confèrent à l’histoire une portée existentielle dont la valeur, généralisante, dépasse largement le cadre idyllique. Tout se passe en effet comme si, pour reprendre le constat de Friedrich Wolfzettel sur les romans idylliques des XIVe et XVe siècles, la suppression successive du thème idyllique par excellence des amours enfantines ne manqu[ait] pas d’estomper les contours bien délimités du roman idyllique qui risque de plus en plus de se transformer en un roman d’amour tout court en perdant en même temps sa valeur idéologique contestataire.32

15 Au regard d’une telle dérivation, on ne saurait s’étonner que le motif des amours contrariées soit réduit dans Florimont à son expression la plus discrète. Une fois le soulèvement des barons alexandrins apaisé et le Sultan exilé à Constantinople, plus rien ne s’oppose à l’union des héros, prévue de longue date par les parents puis ardemment souhaitée par les enfants. Aussi c’est le nonchalloir du père de Filo (ch. IX, fol. 13 r), d’abord empressé de tenir la promesse faite à sa défunte femme puis lassé par l’ampleur des démarches, qui constitue l’unique et pour tout dire fallacieux obstacle à l’hymen du couple ! Les critiques s’accordent à reconnaître le désaccord parental comme un facteur d’importance cruciale pour le développement du scénario idyllique, qu’il soit suscité par un souci de mésalliance, par la discorde entre les familles ou par la profonde altérité des peuples auxquels elles appartiennent33. Or Florimont ramène cet élément constitutif de la thématique au rang de simple broutille en exagérant le modèle déjà équivoque de L’Escoufle. On notera que le roman d’Eledus et Serene, a contrario, met un soin tout particulier à lever l’ambiguïté de la même source en créant un troisième personnage, Maugrier, voué à incarner le champion des parents34. Force est alors d’admettre qu’en deçà des effets de résurgence, Florimont efface chacun des traits ou presque du thème idyllique originel, de telle sorte que le lecteur familier des sources des XIIe-XIIIe siècles risque, à l’instar de l’héroïne, d’en perdre son latin.

16 Est-ce alors à dire qu’il s’agit là d’un mirage des sources, ou plutôt d’un miroir aux alouettes où Floire et Blancheflor et L’Escoufle, à l’image du volatile éponyme, sont pris au leurre d’une illusion de réécriture à vocation édifiante ? Un tel constat s’avèrerait inquiétant pour l’hypothèse qui sous-tend notre enquête. La possible continuité entre les premiers témoins idylliques et les textes de la fin du Moyen Âge paraît remise en question par le traitement que Florimont réserve à ses sources. Surtout, au regard de la passivité qui frappe l’héroïne et de la discrétion des figures maternelles, on pourrait craindre que l’histoire de famille qui structure le thème idyllique ne s’amuïsse dans le texte au profit d’une simple réflexion sur le lignage. Toutefois, ce serait là compter sans la grille de lecture que le récit propose d’appliquer sur le jeu littéraire qu’il met en scène, et dont la tapisserie brodée par Filo renvoie l’image textuelle. À bien suivre un tel guide, le lecteur s’aperçoit que la logique généalogique à l’œuvre dans Florimont remet sur le tapis l’enjeu familial des modèles. Mais si Floire et Blancheflor ou L’Escoufle se

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concentraient davantage sur les mères, c’est autour de la figure paternelle que se cristallise dans Florimont le « roman familial » de l’idylle.

Le père, ou la famille idyllique

17 Tout porte à croire que l’analogie entre le texte et le tissu, exploitée à l’envi par les premiers récits idylliques médiévaux35, ressurgit dans Florimont pour exiger du lecteur un effort de lecture. Filo a brodé dans l’abbaye une tapisserie « ou elle mist toute sa vie » (ch. XIV, fol. 29r), et que le texte se plaît à décrire à l’occasion d’une large mise en abyme de la narration qui s’étend sur une quinzaine de lignes (ch. XIV, fol. 29v). L’équivalence entre le roman et l’œuvre d’art, laquelle constitue une analepse interne complète, est en outre soulignée par la sentence qui clôt la description en reproduisant le cadre formulaire des explicit romanesques : « Et ainsi finit le dit tappis » (ch. XIV, fol. 29v). Or à la première lecture, Florimont se révèle incapable de déchiffrer correctement le sens du message. De fait, il interrompt son repas pour contempler le tapis qui vient d’être dressé contre la paroi, ou avoit une aigle et ung homme qui sailloit dedans et une damoyselle que se pendoit a une corde dans ung pannier par une fenestre, et puis le dit compaignon avecques ung coffre et se mirent dans ung navire sur mer et d’ilecques dans un boys ou ilz suyvent une pie. (ch. XVII, fol. 33r)

18 Il saisit qu’il s’agit là du récit de sa propre vie (ch. XVII, fol. 33v), mais l’interprète comme un piège fomenté par le père de Filo pour perdre l’infortuné prétendant : « Si se ymagina que par luy ont avoit mis le dit tappis en la dicte salle ou estoit sa vie et que le roy estoit tout informé que il luy avoit fait perdre sa fille et fait icelle traïson comme estoit contenu au dit tappis » (ch. XVII, fol. 33v-34r). La tapisserie se prête ainsi, de la part du lecteur diégétique qu’est devenu le héros, à une première tentative d’exégèse erronée ; et ce n’est qu’à la seconde reprise que Florimont, considérant avec attention le tapis dont il « eust voulu qu’il fut au feu » (ch. XVII, fol. 34r), décrypte les signes pour comprendre à sa plus grande joie que l’aimée, qu’il croyait morte, a trouvé refuge auprès de sœurs bénédictines. Or cette mise en scène d’une pratique de lecture au sein du récit revêt un intérêt puissant, au sens où elle pourrait bien avoir fonction de manuel pour le lecteur du roman. En exhortant à ne pas juger sur les apparences, quitte à s’y reprendre à deux fois, elle produit à l’attention des destinataires l’image d’une persévérance couronnée de succès, qui donne accès au véritable sens du message par- delà la manipulation des sources. La tentation est dès lors grande de relire le texte sous ce nouvel éclairage. À y regarder de près, la seconde partie du récit, qui débute à la séparation des amants, convoque en filigrane les traits distinctifs du thème idyllique.

19 Contre toute attente, l’échange qui réunit Florimont et le Sultan à Constantinople rejoue les scènes inaugurales du motif des enfances amoureuses. L’arrivée à la cour du héros, promu lieutenant de France pour combattre les Sarrasins en Orient (ch. XV, fol. 30), est en effet célébrée par le souverain comme l’avènement d’un nouvel héritier. Le remords que le Sultan cultive à l’égard de la promesse d’union non-tenue d’une part, et d’autre part la culpabilité éprouvée par Florimont envers ce père dont il pense avoir perdu la fille36, sont au principe d’une relation intime qui prend bientôt l’aspect du lien paternel et filial. Les vocatifs mon fils et mon enfant à l’adresse du héros se multiplient dès lors dans la bouche du Sultan : « Hellas, mon amy lieutenant, et me voulés vous laisser ainsi desoulé et desconforté que je suis ? Car je vous asseure en bonne foy que vous me faictes aussi grant joye

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comme si vous estiés mon enfant et vous suis plus tenu que a homme soubz le ciel, car vous estes cause de tout mon bien et mon honneur et ne fusse appellé roy si ne fussiés. Pour quoy, mon bon amy lieutenant et mon enfant ? » (ch. XIX, fol. 40v)

20 Tout se passe comme si, progressivement, l’adoption du jeune homme par le Sultan comblait la béance provoquée par la disparition de Filo, au gré d’un processus de substitution qui assimile les jeunes gens l’un à l’autre. Le texte met un soin tout particulier à souligner la parfaite équivalence du héros et de l’héroïne, tant dans l’affection que le Sultan porte à chacun d’eux qu’à travers la destinée à laquelle il les promet. La détresse paternelle à l’annonce du départ de Florimont consonne ainsi avec le désespoir engendré par la fugue de la jeune fille : moult desplaisant, moult triste et courroussé sont les termes récurrents qui émaillent ces deux scènes parallèles (ch. XV, fol. 29v-30r et ch. XIX, fol. 40v-41r). Une même volonté de léguer la terre et de contracter pour l’héritier/ère une alliance afférente anime en outre le Sultan à l’égard de Filo : Son pere ne savoit comment la tenir et par pluseurs foys luy demandoit si elle se vouloit point marier car, si elle se vouloit marier, il luy bailleroyt ung roy ou filz de roy toutes et quanteffoys elle le vouldroit, car il en estoit appressé de pluseurs païs et des plus grans seigneurs du monde. (ch. IX, fol. 13r)37 Puis de Florimont : En l’amonestant, ambrassant et en le baisant et disant ainsi : « Mon filz, je vous prie tant comme je puis qu’il vous plaise de deliberer en vous de faire icy vostre perpetuelle residence et demeurer avecques moy, et je vous promectz, en parolle de roy que vous serés mon successeur et mon heritier se je puis et vous marieray a vostre plaisance et si haultement que si vous estiés mon filz ». (ch. XIX, fol. 39v-41r)38

21 Enfin, la réitération d’un mécontentement de la part des barons, qui craignent de voir un simple duc devenir l’héritier de l’empereur de Constantinople comme ils redoutaient auparavant la mésalliance de Filo39, achève de souligner cette égalité de traitement.

22 Il faut toutefois attendre la référence à la figure de Job, à laquelle le poète identifie le père privé de descendance, pour que l’assimilation des deux enfants devienne explicite : « Si se complaint [le Sultan] a Dieu disant que maintenant cognoissoit il que Dieu vouloit faire de luy comme il avoit fait de Job la prophete, et l’en regracia moult gracieusement, dont Dieu l’en regardonna comme orrés cy aprés » (ch. XV, fol. 30r). L’arrivée de Florimont à Constantinople, qui fait l’objet du chapitre XVI et propose donc une suite immédiate à cette plainte paternelle, est ainsi placée sous le signe du guerredon divin. Mais ce n’est pas tout. Car si l’irruption providentielle du héros rétablit le père dans ses possessions et lui restitue un héritier, elle fonde aussi, par voie de conséquence, la fraternité des deux jeunes gens. À l’instar de l’infortuné patriarche, le roi de Constantinople récupère un fils là où il avait perdu sa fille. Cette substitution n’est pas dénuée d’intérêt pour mon enquête, puisqu’elle suggère qu’un lien de sang se superpose au sentiment amoureux du couple, au gré d’un motif cher au thème des enfances idylliques. Comment, en effet, ne pas songer aux effusions fraternelles de Floire et de Blanchefleur, d’Aélis et de Guillaume, qui s’aiment et se ressemblent, recréant dans l’indifférenciation sexuelle le couple gémellaire originel ? La résurgence de ce trait essentiel au tableau idyllique réinscrit Florimont dans la lignée des récits des XIIe-XIIIe siècles. Cependant, la position presque conclusive que l’idée de consanguinité, d’ordinaire inaugurale, occupe dans le développement narratif, de même que le rôle du père dans le surgissement du motif, révèlent aussi la part de créativité de l’auteur, soucieux d’éviter les pièges de la reproduction servile et d’inciter le destinataire à

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pratiquer une lecture attentive. Convoquée tardivement, la logique gémellaire donne un sens rétrospectif à l’épisode de la fugue amoureuse où rien, jusque-là, ne semblait motiver le vœu des amants évadés de dire l’un de l’autre « qu’elle estoit sa seur et qu’il estoit son frere » (ch. XIV, fol. 24r), excepté le souhait de faire allusion à Floire et Blancheflor40. Le thème de la fraternité amoureuse est encore suggéré à l’occasion du traditionnel épisode de reconnaissance, lorsque les nonnes de l’abbaye croient que les amants bouleversés proviennent du même lignage (ch. XVIII, fol. 38r).

23 Enfin, pour parfaire le sentiment d’égalité entre les amants, ou plutôt d’équivalence, le texte restitue in fine à Filo la clergie dont elle semblait dépourvue. La sapience et l’érudition dont la jeune fille fait preuve au couvent la distinguent en effet de ses pairs et fonctionnent comme révélatrices de sa noble extraction, tant « il sembloit bien a son maintient et contenance qu’elle estoit de bon lieu et appareissoit au sens qu’elle avoit et a la science qu’elle savoit » (ch. XIX, fol. 39r)41. Devenue bonne clergesse (ch. XIV, fol. 27v), celle qui passait pour illettrée acquiert une réputation de lectrice hors pair, dont le talent n’a plus rien à envier au brillant esprit de son ami. L’assimilation de Filo et de Florimont, qui sont promis au même héritage et semblent issus du même lignage, voire nés du même père, trouve ainsi son prolongement dans une égalité intellectuelle qui les place en miroir.

24 Dès lors, on comprend mieux que les descriptions de chaque héros, individualisées et traitées en alternance, multiplient les effets de symétrie spéculaire. Cette succession, qui mime le lien fusionnel, souligne l’égalité des amants. Il n’est nullement question d’indivision sexuelle dans Florimont, où les amoureux sont largement différenciés selon leur sexe. S’ils ne se ressemblent pas, tous deux sont en revanche égaux en qualités et en mérites42 ; le désespoir identique éprouvé par chacun d’eux, « perduz l’un envers l’autre » (ch. XIV, fol. 25r) dans la forêt, témoigne encore de l’équilibre de leur relation. Mais surtout, les amants sont voués aux mêmes vicissitudes familiales : la mort simultanée du duc d’Orléans et de l’impératrice de Constantinople les laisse ainsi respectivement orphelins de père et de mère (ch. IX, fol. 12v), favorisant la reconstitution d’un noyau familial unique autour du Sultan. L’affection équivalente que cette figure paternelle porte à l’un et à l’autre héros, et la dynamique de substitution qui s’ensuit, évoquent les scènes curiales de récits tels que Floire et Blancheflor, L’Escoufle ou Floris et Lyriopé, qui dépeignent l’épanouissement des amants-jumeaux au cœur du cercle familial. Ainsi, les traits caractéristiques du thème idyllique que sont les enfances gémellaires et l’équilibre physique, moral et intellectuel des amants ressurgissent in extremis dans la narration pour inscrire le texte dans la lignée de ses sources, tout en révélant certaines innovations. Car l’auteur de Florimont dépasse ses modèles lorsqu’il accomplit le prodige de muer l’illusion de parenté entre les enfants en une fraternité effective, mais tout à la fois capable de conjurer la menace d’inceste ou de consanguinité qui plane sur la gémellité amoureuse43. Or le choix d’attribuer au père le mérite de fonder ce nouveau cercle familial revêt un intérêt majeur dans la perspective de l’hymen final. On est en effet tenté de voir dans la création d’une fratrie, sous l’impulsion paternelle, la préfiguration du mariage des jeunes gens. L’une comme l’autre poursuivent une mission commune, qui rejoint les intérêts du scénario idyllique : celle d’annihiler l’altérité, d’aplanir la différence, dans un idéal fusionnel qui subsume les injonctions sentimentales et généalogiques44. À cet égard, le couronnement de Florimont sur le trône impérial comme son établissement à Constantinople sont particulièrement emblématiques. En devenant successivement le fils du Sultan puis l’époux de sa fille, le héros renonce à son origine française pour assimiler pleinement sa

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nouvelle identité orientale. Le doute qui plane sur la succession du roi de France, oncle de Florimont45, achève de nous en convaincre ; la multiplication des rendez-vous manqués entre les deux hommes à Rome, lieu mitan entre les deux royaumes, laisse en effet présager un refus de la part du héros qui « s’en retourna a Constantinoble ou il eust des enfants de la dicte Filo et y usa sa vie en grant honneur et liesse » (ch. XX, fol. 46v).

25 Ainsi présentée, l’union de Florimont et de Filo apparaît comme l’heureux résultat d’un véritable consensus familial qui allie le désir des enfants aux intérêts lignagers, politiques et affectifs du père. Or comme dans L’Escoufle, la fondation d’un nouvel ordre est marquée par la résurgence de l’ordre ancien46. De manière frappante, le texte présente l’avènement des époux sur le trône comme l’accomplissement du vœu parental : Quant le dit Florimont et la dicte Filo furent couchés, sis’aviserentde leur vie et comment ilz avoyent usé leur jeunesse et se merveilloyent fort, dont ilz remarcyarent Nostre Seigneur de ce qu’il leur avoit fait grace de les faire nestre en ce monde pour estre assemblés ensemble et d’acomplir les promesses de leurs peres et meres. […] « Hellas, dit le dit Florimont, si mon pere et ma mere estoyent maintenant en vie, quel joye ilz auroyent ! » […] Et pareillement disoit la belle Filo en ceste maniere : « Si ma mere fut maintenant en vie, quelle joye auroit elle, car elle ne desiroit autre chose que de vous et moy estre mariés ensemble ». (ch. XX, fol. 45v-46)

26 L’invocation de l’âme des disparus cautionne ainsi un nouvel ordre social dont l’établissement perpétue les valeurs familiales originelles. Le héros n’est-il pas lui- même devenu duc d’Orléans, avant de régner en compagnie de Filo sur l’empire de Constantinople ? Quant au vieux roi, le mariage de ses héritiers lui fournit non seulement l’assurance d’une continuité généalogique, mais encore il efface le péché de sa promesse non-tenue. La mort « de melencolie » de l’impératrice (ch. XX, fol. 46) est ainsi rédimée par la célébration de l’union qui rend le Sultan « moult joyeulx tellement qu’il avoit oblié toute autre melencolie » (ch. XX, fol. 45v). Le scénario familial de l’idylle, ainsi restauré, se coule alors idéalement dans le moule exemplaire du récit, tant la succession des générations qui s’y meuvent convient à illustrer l’« humaine nature qui jamaiz ne demeure en ung estat, mais est puis saine puis mallade, puis joyeuse puis triste et dolereuse, puis va puis vient, puis monte puis descent et ainsi tombant, levant, fine ses jours » (ch. I, fol. 1v).

27 Au moment de conclure, on peut espérer que les critères qui assurent la cohésion entre les récits idylliques de la fin du Moyen Âge et leurs modèles des XIIe-XIIIe siècles apparaissent de façon plus manifeste. L’exemple de Florimont a montré que, s’il est tributaire des injonctions esthétiques et surtout morales de son temps, le roman ne cultive pas moins des préoccupations qui l’inscrivent dans la continuité de ses sources. C’est en particulier l’histoire de famille, et la réflexion qu’elle abrite sur la filiation, la fraternité, le mariage et la succession, qui marquent la réitération de questionnements chers à l’ensemble des témoins du récit idyllique médiéval. On saisit dès lors la fonction, mais aussi la nécessité, du jeu intertextuel : il s’agit d’affilier le texte à la veine idyllique et de témoigner, partant, de la persistance de mêmes enjeux littéraires par- delà l’écart chronologique. Cette finalité ne se révèle toutefois qu’au lecteur avisé, capable de déceler la part de créativité qui permet au poète d’éviter la pratique servile de la réécriture pour conformer le scénario familial de l’idylle aux attentes de son temps. Dans Florimont, l’originalité du thème généalogique et la parenté qu’il établit

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entre les deux courants de production idyllique au Moyen Âge ne se laissent en effet appréhender qu’au prix d’un effort de décryptage, dont le mérite est aussi de dévoiler la complexité et l’ingéniosité du texte. Autant dire que Florimont gagne à être lu et relu, au même titre que les autres compositions idylliques de la fin du Moyen Âge. Car loin de se borner à refléter les sources, ces récits n’hésitent pas à passer de l’autre côté du miroir pour élaborer, dans le prolongement de celles-ci, leur propre réflexion. Mes plus chaleureux remerciements vont à Mattia Cavagna et à Yasmina Foehr-Janssens, pour leurs conseils avisés et leur relecture attentive de cette contribution.

NOTES

1. R. Dragonetti, Le Mirage des sources : l’art du faux dans le roman médiéval, Paris, Seuil, 1987, p. 41. 2. R. Brown-Grant, French Romance of the Later Middle Ages. Gender, Morality and Desire, Oxford, Oxford University Press, 2008. Voir en particulier le chapitre « Youthful Folly in Boys and Girls: Idyllic Romance and the Perils of Adolescence in Pierre de Provence and Paris et Vienne », p. 79-128. 3. Sur les traits caractéristiques du thème idyllique dans les récits du Moyen Âge central, voir par exemple M. Lot-Borodine, Le Roman idyllique au Moyen Âge, Paris, 1913 ; A. Sobczyk, L’Érotisme des adolescents dans la littérature française du Moyen Âge, Louvain, Peeters, 2008, p. 99-156 ; Le Récit idyllique. Aux sources du roman moderne, éd. J.-J. Vincensini et C. Galderisi, Paris, Classiques Garnier, 2009 ; et M. Vuagnoux-Uhlig, Le Couple en herbe : Galeran de Bretagne et L’Escoufle à la lumière du roman idyllique médiéval, Genève, Droz, 2009. 4. Sur les nouvelles préoccupations qui animent les récits idylliques aux XIVe-XVe siècles, voir F. Wolfzettel « Le Paradis retrouvé : pour une typologie du roman idyllique », Le Récit idyllique, op. cit., p. 59-77 ; C. Lachet, « La conjointure dans Jehan et Blonde : du roman idyllique au roman utopique », Revue des langues romanes, 104, 2000, p. 111-127 et M. Vuagnoux-Uhlig, « Les récits idylliques de la fin du Moyen Âge (de Jehan et Blonde à Pierre de Provence et la belle Maguelonne) : la postérité de Jean Renart ? », à paraître dans Le Moyen Âge. 5. La prégnance de cet intertexte a été constatée par les critiques dans quelques textes tardifs : cf. L’Ystoire du vaillant chevalier Pierre filz du conte de Provence et de la belle Maguelonne, éd. R. Colliot, Aix-en-Provence, CUERMA, Senefiance, 4, 1977, p. XV ; M. Shepherd, Tradition and Re-creation in Thirteenth Century Romance: La Manekine and Jehan et Blonde by Philippe de Rémi, Amsterdam- Atlanta, Rodopi, 1990, p. 80-81 et M. Vuagnoux-Uhlig, « Les récits idylliques de la fin du Moyen Âge », art. cit. 6. Le terme de « maturation » sexuelle ou amoureuse, déjà proposé par Christopher Lucken, est employé à juste titre par Agata Sobczyk pour décrire l’évolution des amants qui forme la trame de l’idylle (Ch. Lucken, « Le suicide des amants et l’ensaignement des lettres. Piramus et Tisbé ou les métamorphoses de l’amour », Romania, 117, 1999, p. 363-395 et A. Sobczyk, L’Érotisme des adolescents, op. cit., p. 99). 7. « La Mère, adversaire ou auxiliaire de l’idylle ? Les figures maternelles dans quelques récits idylliques français des XIIe et XIIIe siècles », La Madre = The Mother, Micrologus, 17, éd. A. Paravicini Bagliani, Firenze, SISMEL / del Galluzzo, 2009, p. 255-280. 8. « Le roman familial » est le titre d’un court essai de Freud décrivant les fantasmes communs de l’enfance, écrit vers 1908. La forme la plus commune du « roman familial » se produit lorsque le sujet, prenant conscience du rôle du père dans la conception, cesse d’éprouver pour celui-ci le

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même respect qu’auparavant. L’enfant imagine que l’homme qui prétend être son père ne l’est pas, et qu’il a été abandonné par un personnage beaucoup plus important. Ce fantasme révèle un sentiment d’ambivalence envers le père, puisque d’une part l’enfant le rejette, mais d’autre part il investit dans le père imaginaire l’amour éprouvé pour le père réel. 9. Ces textes pâtissent de nos jours d’une fort mauvaise réputation. Souvent négligés par les histoires littéraires, ils sont en effet considérés comme d’interminables compilations, dépourvues d’invention, qui accumulent aventures rocambolesques et tableaux mièvres du sentiment amoureux. Or cette méconnaissance moderne contraste vivement avec l’incroyable popularité dont certaines productions idylliques tardives (en particulier Paris et Vienne, Pierre de Provence et la belle Maguelonne et Eledus et Serene) jouissaient à l’époque de leur composition, ainsi que l’attestent la richesse de leur tradition manuscrite et leur diffusion dans toute l’Europe. 10. Cette version est représentée par le manuscrit BnF, fr. 1488, dont l’édition est en cours de réalisation sous la direction d’Isabelle Müller-Vilcot, qui a aimablement accepté de mettre ses transcriptions à ma disposition. Je lui témoigne ici ma plus vive reconnaissance. 11. Pierre de Provence et la belle Maguelonne, roman du XVe siècle qui existe en version longue et en version courte, est conservé dans cinq manuscrits français. Il a été très tôt à l’origine d’un Mystère, ainsi que d’une version italienne (Ottinello et Giulia) et d’une autre byzantine (Imbérios et Margaronè). Inclus dans les Volksbücher en Allemagne et dans la bibliothèque bleue en France, il a en outre connu de nombreuses traductions qui attestent sa popularité dans l’Europe entière jusqu’au XIXe siècle. Voir J.-J. Vincensini, « Le raffinement de la souffrance ‘idyllique’. Sur Pierre de Provence et la Belle Maguelonne », Le Récit idyllique, op. cit., p. 79-99 ; L’Ystoire du vaillant chevalier Pierre Filz du conte de Provence et de la belle Maguelonne, éd. cit., p. VII-XVIII et M. Zink et M. Stanesco, Histoire européenne du roman médiéval : esquisses et perspectives, Paris, PUF, 1992, p. 103. 12. Cf. S. Capello, « Réception et réécritures du roman idyllique au XVIe siècle », Le Récit idyllique, op. cit., p. 180-181. 13. Sur les réécritures en prose de Florimont, voir l’article de L. Harf, « Florimont : du roman d’Aimon de Varennes (1188) à la mise en prose de 1528 », Lancelot-Lanzelet : hier et aujourd’hui. Mélanges Alexandre Micha, éd. D. Büschinger et M. Zink, Greifswald, Reineke, 1995, p. 187-206. 14. Sur la valeur réflexive des travaux d’aiguille féminins dans les romans du XIIIe siècle, voir par exemple E. Baumgartner, « Les Brodeuses et la ville », Un’idea di città = L’imaginaire dans la ville médiévale, éd. R. Brusegan, Paris / Milan, Istituto italiano di cultura / Mondadori, 1992, p. 89-95. 15. Voir Florimont, ch. II, fol. 4v-5v et ch. IV, fol. 6v-8r et Robert d’Orbigny, Le Conte de Floire et Blanchefleur, éd. et trad. J.-L. Leclanche, Paris, Champion, 2003, v. 133-176. 16. Voir Florimont, ch. IV, fol. 8r-9v et Jean Renart, L’Escoufle, éd. F. Sweetser, Genève, Droz, 1974, v. 2232-2945. 17. Voir J.-J. Vincensini, « De l’alliance à l’hostilité : dons, contraintes et troubles de l’idylle dans le Roman d’Eledus et Serena », Mélanges François Suard, éd. D. Boutet et alii, Villeneuve d’Ascq, Université Charles-de-Gaulle-Lille III, 1999, t. 2, p. 975-992. 18. Les deux romans de la fin du Moyen Âge présentent en effet des éléments qui puisent selon toute vraisemblance leur inspiration dans L’Escoufle (compérage d’un roi et d’un vassal, promesse d’union entre leurs descendants, révolte des barons, opposition à l’alliance et intervention d’un oiseau), mais chacun d’eux leur réserve un traitement largement différent. 19. Cf. Florimont, ch. X, fol. 13r-XI, fol. 16r et Jean Renart, L’Escoufle, éd. cit., v. 6158-7015. 20. Cette formule consonne de manière frappante avec le vers 6796 de L’Escoufle, qui annonce de Guillaume qu’« il savoit trop de tous mestiers » (Jean Renart, L’Escoufle, éd. cit.). 21. Voir Robert d’Orbigny, Floire et Blanchefleur, éd. cit., v. 2300-2374. 22. Voir Jean Renart, L’Escoufle, éd. cit.,v. 6856-6864 et 6894-6919. 23. Ibid., v. 4444-4465, même si c’était, à cette occasion, le héros qui servait et nourrissait son amie.

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24. Au regard des ressemblances qui affilient Florimont au texte de Jean Renart, il est peu probable que l’auteur s’inspire du conte allemand Der Busant ou d’un passage du Guillaume d’Angleterre (cf. Jean Renart, Le Roman de l’Escoufle, éd. H. Michelant et P. Meyer, Paris, SATF, 1894, p. XXVIII-XXX et R. Koehler, Das altdeutsche Gedicht Der Busant und das altfranzösische L’Escoufle, Germania, t. 17). Les points communs entre Der Busant et L’Escoufle ont été relevés par R. Lejeune (L’Œuvre de Jean Renart : contribution à l’étude du genre romanesque au moyen âge, Liège, Faculté de Philosophie et Lettres, 1935, p. 193-197). 25. Sur le désespoir et la solitude féminins, voir Florimont, ch. XIV, fol. 25r et Jean Renart, L’Escoufle, éd. cit.,v. 4644-4910. 26. Voir aussi le chapitre VIII, fol. 11 : « La belle Filo fut ja grande et tres que belle a l’eage de troys ans. Pour quoy le roy la fit venir en salle pour lui complaire, pour ce qu’elle commançoit a parler. Et pareillement le fit le dit duc de son filz Florimont qui avoit quatre ans et plus et sembloit qu’il en avoit plus de dix, consideré la grandeur et beaulté de lui et l’entendement qu’il avoit de lui ». Et les deux séquences parallèles : « Et quant le filz entra en salle pour veoir son pere et sa mere et son oncle, il entra en grant façon et eust belle contenance et gente, et humblement se agenoilla par devant eulx et leur fit la reverance bien et notablement et aussi bien que s’il eust et fut de l’aaige de trente ans, et si n’avoit que neuf ou dix ans » et « Elle avoit si belle contenance comme si elle eust vingt ans et n’avoit que sept ou huyt ans » (ch. VIII, fol. 11v). 27. Cf. Robert d’Orbigny, Floire et Blanchefleur, éd. cit., v. 265-270 : « En seul cinc ans et quinze dis / Furent andoi si bien apris / Que bien sorent parler latin / Et bien escrire en parkemin, / Et consillier oiant la gent / En latin, que nus nes entent ». 28. Ibid., v. 2463-2570. 29. Voir mon analyse de l’épisode de Jean Renart dans Le Couple en herbe, op. cit., p. 355-372. 30. Les amants confirment ensuite à l’envi l’inclination responsable de leur séparation : « maudictes soyent les richesses et convoytise car, pour la convoytise du carboucle, sumes perduz et esgarés », s’exclame Filo ; « et maintenant, pour la convoitise d’un carboucle, tu as tout perdu », regrette Florimont (ch. XIV, fol. 25). 31. Voir aussi le prologue (ch. I, fol. 1r). 32. F. Wolfzettel « Le Paradis retrouvé », art. cit., p. 71. 33. Voir par exemple Ch. Méla, « C’est d’Aucassin et de Nicolette », Ornicar, 11, 1977, p. 59-75, repris dans Blanchefleur et le saint homme ou la semblance des reliques. Étude comparée de littérature médiévale, Paris, Seuil, 1979, p. 47-73. 34. Cf. supra, n. 18. 35. Sur le caractère autoréférentiel que la tradition médiévale prête au motif de la broderie, à la faveur de l’étymologie commune du texte et du tissu, voir notamment R. Wolf-Bonvin, Textus : de la tradition latine à l’esthétique du roman médiéval. ‘Le Bel Inconnu’, ‘Amadas et Ydoine’, Paris, Champion, 1998. 36. La forme du poème souligne la parfaite réciprocité des sentiments de culpabilité et d’affection éprouvés par le père et le fils adoptif au gré de séquences individuelles alternées, et conclues par la formule « ilz estoyent tous deux pensatifz et l’un ne savoit de l’autre » (ch. XVIII, fol. 36v). 37. Voir aussi ch. XI, fol. 16 et XII, fol. 18. 38. Voir aussi ch. XVII, fol. 32 et ch. XIX, fol. 41v. 39. Voir ch. XVII, fol. 32v-33. 40. Voir Robert d’Orbigny, Floire et Blanchefleur, éd. cit., v. 1734-1740, 1291-1296 et 1537-1546. 41. Le texte précise plus loin qu’« elle savoit beaucoup de biens et de honneur » (ch. XIV, fol. 27v). 42. Cf. supra, n. 26. 43. Pour conjurer cette menace, le Conte de Floire et Blancheflor prend soin de préciser que les deux enfants n’ont pas la même nourrice (éd. cit., v. 182-184). Selon les termes de Jean-Luc

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Leclanche, l’auteur cherche ainsi à « éviter de suggérer entre les enfants une fraternité de lait qui risquerait de rendre quasi incestueuse leur union future » (ibid., n. 1, p. 13). Dans Eledus et Serene, de même, le compérage des pères fait planer le soupçon de l’inceste sur l’union prévue entre l’héroïne et Maugrier. Jean-Jacques Vincensini rappelle dans son étude de ce texte que des interdits sexuels frappaient au Moyen Âge ce type de relations, équivalentes à un lien de parenté (cf. « De l’alliance à l’hostilité », art. cit., p. 985). 44. L’assimilation de la fraternité et du mariage contredit en apparence la théorie de l’alliance qui fonde le structuralisme en anthropologie. Elle suggère en effet une structure qui contourne la prohibition de l’inceste et se définit comme endogame. Toutefois, l’insistance des récits idylliques à souligner l’altérité culturelle ou religieuse des amants sert à révéler leur degré d’exogamie. C’est pourquoi les enfances gémellaires apparaissent comme le pendant du lien matrimonial : elles revêtent de la même façon des êtres profondément exogames des apparences de l’endogamie en leur prêtant une troublante ressemblance et une entente prodigieuse. 45. Le roi de France, oncle paternel de Florimont, endosse pour un temps le rôle de substitut du père, avant que le héros ne se rende à Constantinople. Le renoncement à l’héritage de sang au profit du legs oriental n’en est que plus frappant. 46. Au moment de prendre la place de leurs parents en devenant respectivement « impératrice » et « comte » (Jean Renart, L’Escoufle, éd. cit., v. 8681 et 8432), Aélis et Guillaume reconnaissent leur ascendance occultée durant toute la seconde partie du roman. Le héros se réclame de son père tandis qu’Aélis évoque le souvenir de sa mère (ibid., v. 7700-7703). Enfin, les noces et le retour à Rome sont marqués pour chacun d’eux par un sentiment de nostalgie : Guillaume « Molt doit amer l’ame son pere / Qui deservi, quant il vivoit, / La grant honor c’on li faisoit » (v. 8268-8270) ; quant à Aélis, « Pitiés li ramaine l’amour / De sa mere et la noureture » (v. 8614-8615).

RÉSUMÉS

La présente contribution s’interroge, à travers l’étude du Roman de Florimont en prose, sur la nature de la dette que les récits idylliques de la fin du Moyen Âge entretiennent à l’égard de leurs modèles des XIIe et XIII e siècles. Composé dans la première moitié du XV e siècle, ce roman anonyme multiplie les emprunts et les allusions au Conte de Floire et Blancheflor et à L’Escoufle de Jean Renart. Or le jeu littéraire qu’il constitue laisse entrevoir une forme de continuité entre les premiers récits idylliques médiévaux et les témoins tardifs. Celle-ci, et c’est là l’hypothèse qui sous-tend cette enquête, tient dans la réflexion originale sur le thème de la famille qui anime les deux vogues de production idyllique au Moyen Âge.

Based on the study of the prose Roman de Florimont, this article examines the nature of the debt which the idyllic texts of the late Middle Ages have towards their models of the 12th and 13th centuries. Written during the first half of the 15th century, this anonymous romance borrows greatly from the Conte de Floire et Blancheflor and from Jean Renart’s L’Escoufle. Yet it develops a literary game, creating a sort of continuity between early medieval idyllic romances and later ones. This continuity, I argue, is due to the similar and original approach with which both early and late idyllic narratives tackle the theme of the family.

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AUTEUR

MARION VUAGNOUX-UHLIG Université de Genève

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Élections et pouvoirs politiques II

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010 112

Pour une histoire des élections médiévales et modernes

Corinne Péneau

1 Les Cahiers de Recherches médiévales et humanistes accueillent dans leurs pages les communications présentées lors de la table ronde « Élections et pouvoirs politiques II » réunie à l’Université Paris-Est Créteil (UPEC), appelée alors l’université Paris 12 – Val- de-Marne, au printemps 20091. Le but de ce recueil est d’offrir, de manière prismatique, une approche de l’élection aux époques antérieures à ce qu’il est convenu d’appeler « l’âge démocratique »2 et de prolonger les travaux d’un premier colloque sur le même thème, organisé à la fin de l’année 20063.

2 Le but de la table ronde était d’étudier les aspects politiques, au sens large, de l’élection, comprise comme une technique spécifique de choix qui suppose à la fois une norme, préexistante au choix, et son actualisation, en un lieu et à un moment qui peuvent être exceptionnels ou récurrents, par un groupe défini de personnes qui expriment ce choix à travers des paroles et des gestes plus ou moins codifiés et ritualisés. Non seulement l’élection apparaît en elle-même comme l’expression du pouvoir, mais elle confère, de manière plus ou moins immédiate, le pouvoir4. Les élections peuvent avoir des enjeux immenses lorsqu’il s’agit de désigner le pape, l’empereur ou un roi, ou en apparence assez réduits lorsqu’elles se déroulent dans une communauté modeste ou pour une durée très courte, mais les conflits qui y naissent, ou qui s’y expriment, montrent qu’elles peuvent être des révélateurs du politique5. Par la formulation du sujet, on entendait laisser de côté l’acception religieuse du mot élection aux époques médiévale et moderne, même si cet aspect ne saurait entièrement disparaître, comme le rappellent la pratique, dans l’Église, de l’élection par inspiration divine6 et le sens que prend, au cours du Moyen Âge, l’expression Vox populi, vox Dei7.

3 Ce recueil se compose de six articles, éléments d’une histoire de l’élection qui reste largement à faire. Les exemples abordés concernent la France, l’Empire et la République de Genève et, pour l’essentiel, la période comprise entre le XIVe et le XVIIIe siècle. L’article qui clôt ce recueil est celui d’un spécialiste du vote pendant la période révolutionnaire, Serge Aberdam. En étudiant l’élection des représentants chargés de porter le vote des citoyens pour le referendum sur la Constitution, il montre que

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l’extraordinaire maturité politique des assemblées pendant l’été 1793 ne peut s’expliquer sans l’expérience acquise au cours des pratiques antérieures. Les citoyens ne découvrent pas l’outil électif : ils s’en emparent en toute connaissance de cause et sont capables d’innover grâce à la maîtrise des techniques politiques du vote et de la délibération acquise au cours de l’épisode révolutionnaire, voire avant. Bien que l’ampleur de ces élections soit inouïe, les discours et les cérémonies politiques s’attachent à puiser en partie dans des références anciennes, car le futur reste difficilement pensable sans l’autorité du passé – manière de voir très familière aux médiévistes –, même dans la rupture profonde d’une Révolution qui invente la démocratie et qui inaugure donc une autre histoire de l’élection. Ce moment charnière offre des traits encore anciens, qu’il s’agisse de l’absence de candidat déclaré8 ou de cérémonies compliquées, comme celle où s’exprime, sous la forme du partage de l’eau entre les doyens des envoyés des cantons et le président de la Convention, « un retour à la source, aussi réitérable que le recours aux suffrages du peuple »9. Le roi, fontaine de justice, se trouve ainsi remplacé par le peuple souverain. Comme le souligne encore Serge Aberdam, les élections révolutionnaires s’inventent surtout « à partir des dernières réalités de l’Ancien régime » et d’expériences ou de souvenirs aussi variés que difficiles à saisir.

4 Le but d’une étude menée conjointement par des médiévistes et des modernistes n’est pas de considérer la Révolution comme le point d’aboutissement inexorable du principe électoral et de la construction d’une souveraineté populaire. Les références aux idées électives, de Rome aux communes italiennes, de la Bulle d’Or aux républiques du XVIIe siècle, dessinent, dans la mémoire des révolutionnaires américains ou français, le fil continu d’une histoire de la liberté quelque peu fantasmée10. Or, une telle approche téléologique n’est pas une méthode historique, tant l’élection apparaît comme une pratique disséminée, appelée à des changements rapides dans des contextes souvent très précis, où elle surgit, se déploie, parfois même disparaît, et gagne des significations sans cesse adaptées aux circonstances. Tout essai d’interprétation globale se révèle ainsi périlleux et l’approche historiographique permet de s’en convaincre en révélant le caractère mouvant des interprétations. Jelle Koopmans se plonge, une fois encore, dans la littérature à thématique élective11, pour y débusquer Pharamond, faux roi, mais vrai élu. L’élection de Pharamond, dont l’existence ne laissa pourtant pas de trace, fut discutée et interprétée pendant plusieurs siècles, au gré des préoccupations politiques. Toutefois, le souvenir – ou l’invention – d’un premier roi élu, d’origine toute germanique, n’empêcha pas les Français de regarder avec étonnement les conflits nés des élections impériales. Gilles Lecuppre poursuit ici l’enquête qu’il a menée sur le regard que les historiens et des chroniqueurs français portent sur ces élections : alors que « vers 1300, une notion telle que la compétition royale est de l’ordre de l’impensable en France12 », tout change dans la première moitié du XIVe siècle : les élections impériales qui apparaissaient comme une tradition sibylline, voire ridicule ou dangereuse, pour les observateurs, sont réévaluées au moment où s’impose dans le royaume de France un véritable choix dynastique, celui de Philippe de Valois.

5 Les élections sont dans leur pratique même des objets mouvants. Les grands traits de leur évolution sont bien connus : Léo Marin a montré depuis longtemps comment l’élection à la majorité des voix s’impose dans l’Église entre le XIIe et le XIIIe siècle13. Ce type d’élection semble triompher pour tous, des paroissiens élisant leur curé dans la province du Västergötland14 aux sept électeurs de la Bulle d’Or, mais il est vrai, pas dans toutes les circonstances : le recours à l’élection reste globalement limité et, à partir du

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XIVe siècle, s’opère un repli lié à l’essor des pouvoirs royaux et pontificaux. Toutefois, une vision diachronique des élections à partir de l’époque médiévale ne suffit pas : c’est dans la synchronie que ces élections se laissent mieux saisir. Il serait dès lors tentant de dessiner des « espaces électifs ». L’Empire et les royaumes limitrophes en offrent un bel exemple15. Ainsi, lorsque Karl Knutsson, en exil à Dantzig, s’adresse le 13 avril 1457 aux villes de Lübeck, Wismar, Rostock et Stralsund, il a sans doute conscience, en rappelant la manière dont il a été élu roi lors d’un scrutin organisé à Stockholm, qu’il offre un modèle de légitimité parfaitement en accord avec celui de ces villes et de l’Empire16.

6 Même si les « espaces électifs » sont le plus souvent morcelés, ils sont rarement isolés et il est possible d’observer l’emboîtement des représentations et des pratiques. Ainsi, dans l’Église, des élections se déroulent dans tous les lieux et à tous les niveaux de la hiérarchie. Anne Massoni revient à la collégiale de Saint-Germain l’Auxerrois pour observer comment, au cours du XVe siècle, furent élus les doyens, les curés et les chantres, au sein du chapitre canonial, mais aussi comment, au rythme des décisions pontificales ou conciliaires, ces pratiques évoluèrent, à une vitesse parfois surprenante.

7 Les élections furent aussi fréquentes dans les villes, pour désigner les chefs, former les assemblées ou distribuer les charges. On trouvera dans le recueil deux exemples bien différents, celui d’une république, Genève, et celui d’une ville royale, Bordeaux. Raphaël Barat se place à la fin du XVIIe siècle pour étudier l’élection des syndics à Genève. Il recueille les critiques et les témoignages des citoyens sur les pressions qu’ils subissent au moment du vote. L’élection, qui se fait alors par un vote auriculaire, est en effet sur le point de connaître une importante transformation, l’introduction du vote par ballotes. Laurent Coste évoque quant à lui les élections au sein de l’hôtel de ville de Bordeaux pour souligner le rôle important des nobles qui ne négligeaient pas, tant ils pouvaient y gagner de nouveaux privilèges, de briguer des sièges dans la jurade.

8 Dans tous les cas analysés, les pressions extérieures, la brigue et le jeu plus ou moins subtil des préséances malmènent souvent les scrutins. Toutefois, les élections ne s’en maintiennent pas moins : elles restent un moment privilégié, celui où la loi s’applique malgré tout, dans un lieu que les portes closes rendent sacré, à moins que le lieu même de l’élection ne soit déjà une église ou un temple. Les élections sont des rituels politiques, où l’efficacité des discours et des gestes est garantie par une tradition, celle du retour répété des mêmes liturgies, et pouvant par là même se maintenir, même lorsque le choix réel s’impose de l’extérieur. Si nous pouvons penser l’élection comme un rite, gardons-nous toutefois d’en faire un objet définitivement figé dont la seule vertu serait de transporter les us de l’ancien temps dans un présent où ils auraient perdu tout pouvoir d’agir sur le réel. La récente étude de Virginie Hollard sur le rituel du vote à Rome au début de l’Empire17, à une époque où les enjeux des élections se sont dilués, aboutit aux mêmes conclusions qu’Olivier Christin pour l’époque moderne18 : le maintien des rituels de vote fonde le consensus et l’attachement aux formes, même vidées de leur substance politique, crée encore du politique19. L’élection ne peut donc être un acte sans croyance, la chrysalide d’un pouvoir disparu dont les formes seraient encore à l’œuvre dans sa transparence hébétée : elle est l’instrument par lequel, à partir de voix individuelles, s’exprime une unité, une communauté, une société. Mais l’élection est aussi un moment de doute, de remise en cause de l’ordre établi, de recomposition subtile des hiérarchies. Sa dimension rituelle exorcise un possible chaos, car, lors de l’élection, se refondent obéissance et préséances, s’exacerbent les conflits, se joue l’honneur des candidats – comme celui des nobles décrits dans l’article de

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Laurent Coste, qui se déclarent candidats au risque de ne pas être élus – ou tombent au contraire de lourdes charges sur ceux qui sont élus sans le vouloir20.

9 Les six articles qu’on lira montrent tous la nécessité d’une histoire comparée des élections, en introduisant des jeux d’échelle, de l’élection des rois à celle des curés, et des jeux de correspondance, lorsque le regard des uns se pose sur les pratiques des autres. Mais cette histoire, pour être complète, ne peut s’écrire qu’en prenant en compte tous les pays occidentaux et la difficulté pour rassembler l’information demeure bien réelle. Par exemple, si l’élection d’Henri de Valois au trône polonais en 1575 est un événement souvent cité, on connaît mal en France le processus de l’élection du roi de Pologne au XVIe siècle21. Des problèmes surgissent également si l’on considère la documentation, car les sources manquent souvent pour savoir ce qu’implique le verbe élire, qu’il n’est pas rare de trouver dans les textes – un simple choix, comme l’indique le sens premier du mot, ou une véritable élection ? – et la grande rareté des documents iconographiques, même pour les époques tardives22, oblige à scruter les détails23. L’historien ne doit négliger aucun fragment, comme celui, aux bords brûlés, qui récapitule les votes obtenus en 1782 par chacun des candidats proposés par les jurats sortants. Le clerc y a matérialisé les voix sous forme de bâtons, comme pour montrer que la solennité de l’élection exigeait, dans sa forme presque archaïque, des comptes bien exacts24. Ces bâtons rappellent une autre élection – ou plutôt sa forme inversée, une destitution – qui se déroula dans un monastère du Mont Kôya au XIVe siècle : chaque moine devait inscrire son vote sous la forme de traits de pinceaux anonymes dans une colonne pour exprimer son choix25. Malgré la différence radicale des contextes et des significations entre les bâtons bordelais et japonais, le recours aux mêmes formes de compte rappelle que l’élection n’est pas un mode de désignation spécifiquement occidental26 et qu’une histoire de l’élection aux époques médiévale et moderne ne saurait négliger la dimension anthropologique des pratiques observées, même si, Gilles Lecuppre le rappelle ici, l’exotisme commence de l’autre côté de la frontière. Ce recours permet de ne pas réduire l’élection à une procédure originelle, piège que ne surent éviter ni les premiers historiens de Pharamond, ni les révolutionnaires dans leur désir de retour à la Nature. Il sert aussi à être plus attentif aux voix, aux gestes et aux objets où se précipitent, le temps d’une assemblée, les croyances d’un groupe.

10 L’histoire de l’élection est celle d’une tension entre la rationalité qui tranche le conflit latent, ce que l’on pourrait appeler l’économie de l’élection, et la liturgie, les cérémonies qui l’accompagnent ou qui, plus souvent encore, la constituent. Elle ne saurait être pleinement appréhendée en dehors de l’hésitation fondamentale, sujette à toutes les variations, entre le compte précis des voix et les acclamations où ces voix se confondent et par lesquelles le pouvoir se fonde27. L’exemple que donnait Odile Redon sur l’interdiction de l’acclamation du podestat dans les statuts de Sienne en 1262 suffit pour s’en convaincre : cette mesure devait éviter l’influence d’un podestat particulier sur les éléments populaires28. Si l’élection est liée à l’origine, ce n’est pas dans un sens chronologique, mais dans la mesure où elle sert à fabriquer du pouvoir. Cette pratique s’inscrit ainsi non seulement dans l’histoire des pouvoirs politiques et de leurs concurrences, mais aussi dans celle, parfois plus complexe à saisir, des opinions, des constitutions et des modes de légitimation. Le pouvoir divin lui-même n’échappe pas à l’élection comme le rappelait récemment Ramsay MacMullen29. En 1912, Hjalmar Söderberg dans son roman Le jeu sérieux, avait déjà décrit le Saint Esprit sous la forme d’un « monsieur » à « l’air triste et mélancolique », occupé à méditer sur le concile de

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Nicée « où, à la suite d’un vote, il a été promu à la troisième place dans la Trinité, avec une faible majorité et peut-être non sans fraude. » Et il ajoutait : « Il est, soit dit entre nous, l’unique divinité qui le soit jamais devenue grâce à une élection. Ça le rend songeur30. ».

NOTES

1. Magnus Ryan (« Elective rulership: some canon-law perspectives ») et Pierre Monnet (« La Bulle d’Or de 1356, Francfort et les autres cités : de la fortune de l’élection dans l’Empire et ses villes ») n’ont pas souhaité publier leur communication. Que tous les intervenants soient ici remerciés pour leur participation à la table ronde organisée dans le cadre du CRHEC (Centre de recherche en histoire européenne comparée) le 20 mars 2009. 2. Cet âge commence à la fin du XVIII e siècle, mais sa chronologie précise et ses bornes géographiques ne sauraient être arrêtées trop simplement. Voir J. Goody, Le vol de l’histoire. Comment l’Occident a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris, Gallimard, 2010, p. 365-372. 3. Élections et pouvoirs politiques du VIIe au XVIIe siècle, sous la direction de C. Péneau, Bordeaux- Pompignac, Éditions Bière, 2008. 4. J. Gaudemet, Les élections dans l’Église latine des origines au XVIe siècle, Paris, Fernand Lanore, 1979, p. 9. 5. A. Boureau, La Loi du royaume. Les moines, le droit et la construction de la nation anglaise (XIe- XIIIe siècle), Paris, Les Belles Lettres, 2001. 6. V. Julerot, « Y a ung grant désordre ». Élections épiscopales et schismes diocésains en France sous Charles VIII, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p. 73. Jean Gaudemet souligne que ce type d’élection peut dissimuler un choix imposé aux électeurs, voir J. Gaudemet, op. cit., p. 331-332. 7. A. Boureau, « L’adage vox populi, vox Dei et l'invention de la nation anglaise (VIIIe-XIIe siècle) », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1992. p. 1071-1089 et Id., « Vox populi, vox Dei », Dictionnaire du vote, dir. P. Perrineau et D. Reynié, Paris, P.U.F., 2001, p. 965-967. 8. M. Crook, « Le candidat imaginaire, ou l’offre et le choix dans les élections de la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française, 321, 2000, p. 91-110. 9. S. Aberdam, « Moïse, Hercule et les eaux pures : allégories autour du vote populaire sur la constitution française de 1793 » Quaderno 5 du Milan Group in Early United States History, Visions of the Future, dir. L. Valtz-Mannucci, Milan 1996, p. 173-186, ici p. 176. 10. M. Ascheri, « La cité-État italienne du Moyen Âge. Culture et liberté », Médiévales, 48, 2005, p. 149-164, ici p. 164 et P. Monnet, « De l’honneur de l’Empire à l’honneur urbain : la Bulle d’Or de 1356 et les villes dans l’Empire médiéval et moderne », Un Moyen Âge pour aujourd’hui. Mélanges offerts à Claude Gauvard, dir. J. Claustre, O. Mattéoni et N. Offenstadt, Paris, P.U.F., 2010, p. 152-159, ici p. 158-159. 11. Voir J. Koopmans, « Mettre en scène l’élection épiscopale : L’Estrif du Pourveu et de l’Ellectif, de l’Ordinaire et du Nommé, Toulouse, 1508 », intervention du 2 février 2008 à la journée d’étude « Devenir et être évêque au Moyen Âge - Sources et vocabulaire » organisée par H. Millet et V. Julerot, http://lamop.univ-paris1.fr/archives/eveque/Jkoopmans.pdf. 12. G. Lecuppre, « Ordre capétien et confusion germanique. La compétition royale dans les sources françaises au XIIIe siècle », Convaincre et persuader : communication et propagande aux XIIe et

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XIIIe siècles, dir. M. Aurell, Poitiers, Université de Poitiers/CNRS/CESCM, 2007, p. 513-531, ici p. 531. 13. L. Moulin, « Sanior et major pars. Note sur l’évolution des techniques électorales dans les ordres religieux du VIe au XIIIe siècle », Revue historique du droit français et étranger, 36, 1958, p. 368-397 et 491-529. 14. Le Code de l’Église de l’Ancienne Loi du Västergötland a pour article 11 : « Scill sopn valdi þer sum flere æru / S’il y a désaccords dans la paroisse, choisissent ceux qui sont les plus nombreux. » C. J. Schlyter, Corpus iuris sueo-gotorum antiqui Samling af Sveriges gamla lagar I, Westgötha lagar, Stockholm, 1827, p. 6. 15. J. Watts, The Making of Polities. Europe, 1300-1500, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 64 et P. Monnet, « Un Empire, des couronnes : royauté électives et unions personnelles au cœur de l’Europe », Histoire du monde au XVe siècle, dir. P. Boucheron, Paris, Fayard, 2009, p. 154-173. 16. G. R. von der Ropp (éd.), Hanserecesse von 1431-1476, IV, Leipzig, 1883, p. 387-388. 17. V. Hollard, Le rituel du vote. Les assemblées du peuple romain, Paris, CNRS Éditions, 2010, p. 229. 18. O. Christin, « À quoi sert de voter aux XVIe-XVIIIe siècles ? », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 140, 2001, p. 21-30. 19. Aujourd’hui encore, comme le note Olivier Ihl, les enjeux d’une élection ne se résument pas à ses seules circonstances et « si l’on vote pour un candidat, on vote plus encore pour l’institution même du vote ». O. Ihl, Le vote, Paris, Montchrestien, 2000 (deuxième édition), p. 17. 20. Voir, par exemple, en 1347, cet article des statuts du comptoir de Bruges : « Huit jours après la Pentecôte, on doit élire deux Anciens dans chaque tiers. Celui qui est élu doit accepter sa fonction ou verser une livre de gros dans la caisse desdits marchands, au risque d’être élu ou non une seconde fois et d’encourir la même amende. » Cité dans Ph. Dollinger, La Hanse (XIIe-XVIIe siècle), Paris, Aubier, 1964, p. 489. 21. A. Labaere, « L’élection de Henri de Valois au trône de Pologne et ses répercussions en France », Mémoire de Master 2 sous la direction de J.-M. Sallmann, Université Paris X-Nanterre, 2008, p. 5-6. 22. S. Aberdam, « « Moïse, Hercule et les eaux pures… », art. cit., p. 177. 23. Il n’existe, par exemple, aucune représentation de l’élection des rois suédois avant la célèbre gravure contenue dans Historia de gentibus septentrionalibus d’Olaus Magnus en 1555, à une date où l’élection à Mora Sten ne se pratique plus. Il semble toutefois possible d’interpréter des images médiévales comme la représentation d’un roi élu, ce que j’ai tenté de faire dans « Image et parole efficace. Quelques représentations du roi élu dans les manuscrits des lois suédoises », Itinéraires du savoir de l’Italie à la Scandinavie, Études offertes à Élisabeth Mornet, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, p. 421-449. 24. Le document est reproduit ci-dessous avec l’article de Laurent Coste. 25. P.-F. Souyri, « Des communautés monastiques dans le Japon médiéval », Qui veut prendre la parole ?, dir. M. Detienne, Le Genre Humain, 40-41, Paris, Seuil, 2003, p. 85-94. 26. Voir l’ouvrage de Marcel Detienne, qui vient d’être cité, et l’article de Michelle Gilbert qui décrit l’élection du roi à Akuapem, un petit royaume Akan : M. Gilbert, « The Person of the King: Rituals and Power in a Ghanaian State », Rituals of Royalty. Power and Ceremonial in Traditional Societies, dir. D. Cannadine et S. Price, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 298-330. 27. Voir en dernier lieu G. Agamben, Le règne et la gloire. Homo sacer, II, 2, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 257-295. 28. O. Redon, « Parole, témoignage, décision dans les assemblées communales en Toscane méridionale aux XIIe-XIIIe siècles », Qui veut prendre le parole ?, op. cit.,p. 243-255. 29. R. MacMullen, Voter pour définir Dieu. Trois siècles de conciles (253-553), Paris, Les Belles Lettres, 2008 (pour la traduction). 30. H. Söderberg, Le jeu sérieux, Paris, Éditions Viviane Hamy, 1995 (pour la traduction), p. 168-169.

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AUTEUR

CORINNE PÉNEAU Université Paris-Est Créteil – CRHEC (Centre de Recherche en Histoire Européenne Comparée)

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À l’ombre de Pharamond : la royauté élective

Jelle Koopmans

1 En 4181, Pharamond est élu roi par les Francs ; de la sorte il est devenu le premier roi de France, le fondateur de la nation. C’est lui aussi qui promulgua la fameuse « loi salique » – il ne resta plus qu’à attendre que Clovis y ajoute la religion chrétienne pour que la France devienne un fait. L’État et la loi précèdent l’Église et de la sorte, la séparation de l’Église et de l’État, loin d’être l’issue d’un long débat mené au XIXe siècle, est coexistentielle à la France dès ses débuts – dans une certaine façon d’aspecter les sources.

2 L’authenticité de ce grand mythe fondateur – même si elle n’est plus défendue par aucun historien – revêt pourtant un grand intérêt et n’a en même temps plus aucune pertinence. Sur le plan strict de l’histoire méthodique, on peut se poser en effet beaucoup de questions au sujet de ce curieux Pharamond, qui apparaît au VIIIe siècle. A-t-il existé, ou non ? Les historiens anciens l’affirment souvent ; les historiens modernes ont réussi, à partir d’une carence flagrante de sources, il faut le dire, à démanteler savamment le « mythe Pharamond ». Le roi franc est en quelque sorte apparenté au roi Arthur, autour duquel un mythe a également été construit. sur un matériel documentaire assez réduit. Sans vouloir revenir ici sur la possible existence de Pharamond, je me permets d’attirer l’attention sur sa fortune. Où a-t-il perdu sa position de père fondateur ? Pourquoi a-t-il pu disparaître de l’historiographie ? En matière de fondations mythiques de la nation, les arguments en faveur de Clovis (défendus surtout par Grégoire de Tours) sont également assez faibles, mais on a cru à son rôle, et on y croit toujours. Une histoire de la nation française sans Clovis est devenue totalement impensable – mais la documentation reste faible2. Les arguments en faveur de Pharamond sont encore plus faibles, mais on a cru à son rôle et l’on n’y croit plus, voire on l’ignore totalement. La différence notable entre les traitements de ces deux mythes – car il n’est guère possible de les décrire autrement – devrait mener un jour à une véritable réflexion sur le travail des sources et son rapport avec la création de l’histoire, mais ce ne sera pas pour ici, ce ne sera pas pour maintenant.

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3 Toutefois, quand on parle de Pharamond, les multiples usages faits de ce roi franc, qui n’apparaît que vers le début du VIIIe siècle dans la documentation écrite, au cours du Moyen Âge et au-delà, se révèlent extrêmement importants. Beaucoup d’éléments – l’obsession des origines troyennes (car les Francs descendent naturellement des Troyens), les origines franques (car la nation française dérive des royaumes francs), les armoiries des trois crapauds (qui se seraient miraculeusement transformées en fleurs de lys à l’occasion de la bataille de Tolbiac), la loi salique (réinterprétée dans le cadre de la guerre de Cent Ans) – ont retenu à différentes époques autrement l’attention des historiographes et des mythomanes pour des raisons diverses. Dans le cadre de ce recueil, pour intéressantes qu’elles soient et pour inexplorées qu’elles restent, ces questions ne nous retiendront que dans une faible mesure3, puisque le véritable enjeu est ailleurs.

4 C’est que Pharamond, l’histoire de ce curieux Pharamond et celle de ses usages révèlent également un point historique du plus haut intérêt et qui est au centre de ce recueil : le principe de la royauté élective. Dès sa première apparition dans les sources écrites, en l’occurrence le Liber historiæ Francorum (vers 752)4, Pharamond est élu roi des Francs, et ce principe de la royauté élective, destiné à refaire son apparition à différents moments dans l’histoire, souvent d’ailleurs de manière légèrement voilée, constitue un élément central et justifie partiellement l’emploi que l’on en a fait. C’est en même temps probablement le caractère implicite dans l’usage qu’on a pu faire du mythe de Pharamond qui a sans doute entravé son étude ; toujours est-il que de Pépin le Bref en passant par Hugues Capet et la Réforme jusqu’à la Révolution, le mythe de Pharamond est arrivé à donner une légitimité à une certaine idée de l’électivité5. S’y ajoute que – dans bien des constructions légitimistes – le caractère démocratique de la loi salique (les Francs se sont donné une loi) a aussi eu un rôle à jouer.

5 Cette brève présentation du protagoniste de cet article nous fournit déjà un certain plan, mais avant de l’illustrer, laissons-nous débaucher par quelques-uns des multiples détails fascinants qui ont trait à Pharamond. Ainsi on peut souligner sa fortune tragique : être considéré pendant plus de dix siècles comme le premier roi de France et – ensuite – se voir dénier jusqu’à sa propre existence, voilà un sort peu habituel pour une figure historique. Ce qui pose tout de suite la question de savoir quelle a bien pu être la force, et quelle a bien pu être la faiblesse du dossier que Pharamond avait à proposer. Sa force, sans doute, est d’avoir été un Franc – car on constate, depuis les XIe et XIIe siècles, par exemple dans les multiples épopées dite tardives, un glissement majeur des origines carolingiennes vers les origines mérovingiennes. En second lieu, Pharamond est lié à l’origine de la loi salique, qui tiendra une place majeure dans les différends liés à la Guerre de Cent Ans – ce qui justifie qu’il soit cité dans la première scène de la tragédie Henry V de Shakespeare. En troisième lieu, il a été élu – et au cours du XVIe siècle, notamment avec l’intérêt croissant que porte la Réforme (mais elle n’est pas seule) à un mouvement de démocratisation, ce point est loin d’être négligeable.

6 La faiblesse majeure de Pharamond, mais il ne pouvait le prévoir, a bien été de traverser le Rhin pour fonder la nation française. Déjà problématique après la guerre franco-prussienne, ce mythe s’est révélé tout à fait intenable après ’14-’18. Au moment où Joseph Bédier rêve de récupérer l’Alsace-Lorraine, où il essaie par ses Légendes épiques de minimiser l’influence allemande sur la chanson de geste, où il défend par son Tristan et Yseut le caractère éminemment français de cette histoire, l’heure n’est plus à un fondateur germanique. Du père de la nation, Pharamond est rapidement passé à un

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personnage dont l’existence reste à prouver, voire d’un personnage charlatanesque qui a voulu se frayer, malgré sa non-existence, un chemin vers la sacro-sainte histoire nationale. On se demande comment, puisqu’il n’aurait pas existé, on aurait pu lui en vouloir – mais c’est là une question sur la logique de l’histoire que cet article n’adressera pas.

7 Même si Pharamond n’a jamais existé (ce qui reste à prouver), on peut constater qu’il a une importance majeure dans les sources écrites, du Moyen Âge et de la période pré- moderne plus en général. La Bibliothèque Nationale de France conserve (ms. Béthune 9303) un document spécial : il s’agit d’une dictée écrite par Élisabeth de France, sous les yeux de son frère Louis XIII encore enfant, où on lit : Qu’il prendra comme modèles, pour la piété saint Louis, pour la justice Louis XII, pour l’amour de vérité Pharamond Ier.

8 Édouard Fournier, en citant ce document dans son ouvrage L’Esprit dans l’histoire commente : « L’amour de vérité sous le patronage d’un roi dont l’existence est un mensonge : voilà certes qui est bien placé »6. En effet, Pharamond est partout et en même temps il n’est nulle part. Selon la belle formule de Prosper Tarbé, il a été le « dernier de nos rois légendaires, le premier de nos rois historiques »7. Il est partout, dans des expressions comme « depuis Pharamond jusqu’à… » ; il n’est par contre nulle part dans les sources contemporaines ou dans des documents strictement contemporains. Il est dans les chroniques, sur la scène de l’opéra, au théâtre, dans des romans historiques, mais il n’a d’autre biographie que les multiples constructions légendaires qui, du VIIIe au XXe siècle, lui ont été consacrées.

9 La fin de Pharamond a été inaugurée en quelque sorte par le renouveau renaissanciste de l’histoire des origines de la France. Afin de faire face à l’ancienneté des Romains, les humanistes français ont commencé à abandonner l’origine franque de la nation pour lui substituer des racines gauloises ou celtiques et ils ont par là, dirait-on, inventé le complexe d’Obélix. Le mythe perdure toutefois assez longtemps et lorsque, au XVIIIe siècle, on produit à la Comédie française la tragédie Pharamond, en cinq actes, le théâtre des Italiens réplique rapidement avec une comédie Les Gaulois, en un acte8. En 1827, Augustin Thierry considérera la Révolution encore comme la revanche des Gaulois sur les Francs. La disparition définitive de Pharamond date du XXe siècle. En 1925 encore, Jules Vendryes s’offusque du fait que les enfants français apprennent toujours à l’école que Pharamond fut le premier roi de France9 et il avait d’une certaine manière raison. Voir à l’origine de la France un chef germanique (osons-nous dire : un Allemand ?) qui a traversé le Rhin (c’est bien cela !) pour fonder la nation, c’était, après ’14-’18 bien un pont trop loin.

10 L’histoire de la construction du roi Pharamond reste toujours à écrire, malgré le petit article monographique que je lui ai consacré il y a une quinzaine d’années10 et qui avait pour but de mettre l’étonnante histoire de Pharamond à l’ordre du jour des historiens. Si je reviens sur la question, ici, c’est qu’apparemment aucune renouveau dans les études pharamondesques s’est produit – et le thème des élections fournit une belle excuse pour y revenir.

11 En même temps, constatons avec une certaine perfidie qu’il existe, dès le VIIIesiècle, et tout au cours des multiples constructions postérieures des origines de la nation française, une base pour la séparation de l’Église et de l’État. Nous avons vu que selon les anciens documents, la France a été fondée par Pharamond, vers l’an de grâce 420, alors que l’Église n’intervient qu’avec le baptême de Clovis (certainement pas à la date

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communément admise de Noël 496, mais il reste incertain à quelle date il faut le placer). S’y ajoute, dans la construction, un autre élément essentiel : Pharamond aurait été un important législateur : celui qui, à l’instigation de ses conseillers Wisogast, Bodogast, Salogast et Windogast, aurait « publié » la loi salique. Et cette loi salique, dans sa version hautement truquée, aura un rôle essentiel dans le débat dynastique qui a mené à la Guerre de Cent Ans. Et pour Rigord, vers 1206, Pharamond aurait donné à Lutèce le nom de Paris (en l’honneur de Pâris, s’entend, pour bien signifier les origines troyennes) : de la manière il arrive à marier heureusement la figure imposée de l’ascendance troyenne au sang germanique de Pharamond. Ce qui, toutefois, prime dans les documents, c’est tout simplement la première place que peut revendiquer Pharamond dans la liste des rois de France. Il existe ainsi des histoires de la France depuis Pharamond jusqu’à Charles VII, jusqu’à Henri II, jusqu’à Louis-Philippe11.

12 L’historiographie médiévale est discrète au sujet de Pharamond, tout comme les multiples œuvres narratives qui le citent : il est le premier, il entre dans une ascendance troyenne. La plupart des sources s’en tiennent simplement à ces informations. Telle est aussi l’essence de ce que rapporte Partonopeu de Blois, cet étonnant roman précurseur (possible) des œuvres de Chrétien de Troyes – où la remarque « Faramons ot nom – s’en font roi » pourrait désigner son élection12. Cela ne veut toutefois pas dire que son élection est dépourvue d’importance – bien au contraire. Le seul regret que l’on peut avoir, c’est que les multiples sources qui parlent de Pharamond, et qui mentionnent parfois bien son élection, n’expliquent point l’importance de ce détail dans le cadre plus large de la constitution de la monarchie française ; en d’autres mots : il y a clairement un programme tacite, il y a de toute évidence une tentative de légitimation qui pouvait se passer, tout au long du Moyen Âge et de l’époque pré-moderne, d’une explicitation, à tel point, apparemment, la pertinence de ce détail devait être manifeste pour le public de l’époque. Il n’est donc pas exclu que cette discrétion tient justement au sens que revêt le mythe, connu et inscrit dans le contexte culturel de la production des ces ouvrages à tel point qu’il n’y a aucune nécessité de l’expliciter. Parfois il y a pourtant des éléments intéressants à relever. Aimon de Fleury (970-1008) cite Pharamond pour défendre la légitimité de Hugues Capet, nouvellement élu roi de France. Ce même effet de propagande capétienne joue pour Adhémar de Chabannes (988-1034) : et elegerunt Faramundum13. La chronique de Maillezas (751-1140) spécifie toutefois : mortuo autem Marcomire atque Sennone acceperunt inter se consilium, ut sibi regem sicut aliæ gentes constituerent. Constitueruntque sibi regem crinitum Pharamundum filium Marcomiri – ce qui préfigure Hugonem ducem filium Hugonis regem eligunt cum filio su Roberto14. Selon Ordéric Vital, par exemple, les Gaulois ont collaboré avec les Francs dans leur rébellion contre les Romains, et ces deux nations ensemble ont élu Pharamond comme leur roi15. Il s’agit d’une belle et intelligente construction où les Troyens arrivent en deux temps en France : d’abord les Gaulois et ensuite les Francs. En alliant le mythe gaulois au mythe franc, en en présentant l’élection de Pharamond comme le début de la nouvelle unité, Ordéric Vital utilise la royauté élective comme instrument de fédération entre ces deux groupes. Pour les Grandes Chroniques de France, Les François qui voulurent avoir roy, aussi comme les autres nascions, prirent ce Pharamons par le conseil Marchomire son père: seigneur et roy le firent sur eus, et lui leissièrent le païs à gouverner. Pharamons fut le premier roy de France: car à ce temps n'avoit onques eu roy: ains estoit le païs sous l’empire de Rome16.

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13 Il devient de plus en plus difficile de voir à qui appartient précisément ce (mythique ?) Pharamond.

14 Vers 1235, l’auteur de Guiron le courtois fait de Pharamond le fils d’un serf qui aurait – bien après le règne de Clovis qui, lui, fut le premier roi de France – usurpé le pouvoir17 ; en cela l’auteur de Guiron suit le Tristan en prose qui avait déjà inversé l’ordre pour faire de Pharamond un contemporain du roi Arthur18.

15 La Genealogia ducum Brabantiæ heredum Franciæ (après 1268), un texte anti-capétien, explique que ce ne sont pas les Français, mais les Brabançons qui constituent les véritables héritiers de Pharamond – et pour Brunet Latin, Pharamond serait le premier roi des Germaniens. Au seuil du XIVe siècle, Lupold de Bebenburg (1297-1363) considère bien Pharamond comme le premier roi franc, mais il ajoute qu’il était, comme Charlemagne, germanique. Et dans la galerie des ancêtres construite pour Charles IV de Luxembourg, entre 1355 et 1357, au château de Karlstein en Bohême, on trouve la suite Saturne – Jupiter – Dardanus – les Troyens – Priamus – Pharamond19.

16 Vers la fin du Moyen Âge, les choses changent. Le conflit dynastique devenu par la suite la Guerre de Cent Ans, non pas entre la France et l’Angleterre, mais entre deux rois français (dont l’un fut également roi d’Angleterre), a occasionné de nouvelles exploitations du mythe de Pharamond – surtout centrées autour de la loi salique et de la prétendue clause de non-succession en ligne féminine. Il y a un léger paradoxe à cela, au sens où celui qui était, et deviendra, le champion de la royauté élective, est employé ici pour légitimer une royauté héréditaire. Il y a, toutefois, nouvelle donne d’une autre manière, car les Bourguignons, l’Empereur vont, aussi bien que les Français, invoquer une origine franque pour légitimer des revendications territoriales. Et à l’occasion du sacre de Charles VIII, en 1484, on joue à Reims une « histoire de l’élection et couronnement de Pharamond premier roy de France »20, qui fait partie de tout un programme iconographique et idéologique où entrent aussi Romulus et Remus (Reims et Rome), Remi et Clovis (l’Église et la monarchie). On peut même constater que les XVe et XVIe siècles montrent une industrie frénétique de mythes d’origines, où, cette fois, le caractère électif de la monarchie commence à devenir de plus en plus important.

17 Si pourtant Noël de Fribois, en 1459, mentionne bien que les Francs « esleurent lors en leur roy Pharamond »21, la perspective est différente au sens où il met en avant que toutes les glorieuses nations ont un roi et que les « François » décidèrent d’en avoir un aussi. D’autres chroniqueurs, tel un Commynes, un Nicaise Ladam, un Paul Émile, un Robert Gaguin, un Jean Bouchet, mentionnent Pharamond dans la lignée, dans la série, comme le premier ou comme intermède entre les Troyens et les Francs.

18 Ce qui, au cours du XVIe siècle, commence à devenir de plus en plus important, c’est bien une propagande pour le caractère démocratique du pouvoir, notamment du côté des partisans de la Réforme. Jean Trithème crée de toutes pièces sa principale source : Hunibald, historien des Francs, qui – lui – raconte que, en 405, les chefs francs se sont réunis à Neubourg pour élire « d’un commun accord » Pharamond. La création de cette étonnante source franque, assignée à un beau nom germanique, est emblématique de l’autre face, du revers, de l’humanisme et de son retour aux sources. Ad fontes, certes : et si elles manquent, vous serez servis ! Pour François Hotman, en 1573, la Gaule est une fédération de républiques et de monarchies électives22. L’auteur huguenot, avocat de limitations sérieuses du pouvoir royal, tient à souligner l’importance de l’accord des

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états dans son chapitre « Regnum Francogalliæ utrum hereditate, an sufragiis deferretur, & de regum creandorum more »23.

19 Du Haillan, en 1576, est encore plus radical : « jusques à Hues Capet, tous les roys de France ont esté esleus par les François, qui se réservèrent cette puissance d’eslire, bannir et chasser leurs roys », « la multitude a toujours la domination souveraine : car l’élection et correction des princes lui appartient »24. Les Vindiciæ contra tyrannos, parues sous le pseudonyme Junius Brutus en 1577, soulignent que l’hérédité seule ne suffit pas, mais qu’il faut bien une élection par les états25. Il ne faut pas perdre de vue que ses « enquêtes » sur les origines de la monarchie s’inscrivent bien, si peu après 1572, dans le cadre d’une réflexion au sujet de la légitimité du roi s’il n’est pas juste et du rapport entre le peuple et sa représentation (les États), la royauté et la personne royale.

20 En 1614, Jean de Baricave s’en prend avec véhémence à Nicole Gilles, « historien calviniste », qui avait affirmé que « Pharamond fut esleu l’an CCCCXIX, Pepin, l’an DCCLI, Charles le Grand & Carloman fils de Pepin, l’an DCCLXVIII », car « je demande en quel autheur lisons nous que Pharamond ait esté esleu ? »26

21 Les soupirs de la France esclave qui aspire après la liberté27 explique que les Francs s’appellent Francs comme affranchis : ils ont eu des rois mais sans préjudice à leur liberté – et bien que Pharamond fût, selon Hunibald28, de sang royal, « il ne fut Roy qu’en vertu de l’Election que les François en firent »29. Après une longue digression sur l’électivité des rois, l’auteur cite encore Bernard de Girard, seigneur du Haillan, qui affirme que « jusqu’à Hugues Capet tous les rois de France ont été élus par les François, qui se reserverent cette puissance d’élire, bannir, & chasse leurs Rois. Et bien que les Enfants ayent succedé quelquefois à leurs Peres, & les freres à leurs freres, ce n’a pas été par Droit Hereditaire, mais par l’Election & consentement des François »30 – l’argument que nous avons vu plus haut. Une nouvelle filière va s’ajouter à l’histoire de Pharamond avec Gautier Costes de La Calprenède, qui – de 1661 à 1670 – fit paraître le long roman-feuilleton Pharamond, en 12 parties, roman qui fut rapidement traduit, entre autres en anglais et en italien. Costes de La Calprenède fut sans doute à la base du grand succès du personnage sur la scène – sur la scène tragique aussi bien qu`à l’opéra (par exemple Gasparini en 1720 et Haendel en 1737, sur un livret d’Apostolo Zeno).

22 Au XVIIIe siècle, la tragédie Pharamond ne peut compter sur l’approbation de Granet, puisque Pharamond, roi élu, aurait purgé les Gaules des Romains – et Granet considère « le silence même de l’histoire » comme un grand avantage, mais l’auteur de la tragédie en a fait une insipide histoire d’amour31.

23 L’actualité du thème reste, et l’analyse de lois de la monarchie française publiée en 1772 s’intitule bien Inauguration de Pharamond32. Ce pamphlet explique que « les hommes ne s’étant unis en société que pour assurer l’utilité publique ; c’est une vérité de Droit des Gens, que les Peuples qui se sont donné un Roi, ne se sont jamais proposé de l’élever pour son utilité personnelle, mais pour celle de la Nation qu’il devoit gouverner »33.

24 En 1790, Condorcet confirme l’importance de la royauté élective : « Ne lisons-nous pas que Pharamond fut élu en 419 ; Pepin en 751 ; Charlemagne & Carloman, fils de Pepin, en 768 (…) Louis le Débonnaire, quoique fils de Charlemagne, fut élu en 812… Pour conclure, en un mot, tous les rois ne l’ont été originairement que par élection »34.

25 Il est toujours possible d’aller plus loin dans la construction symbolique : c’est notamment ce que fait Myriam Yardeni35 qui avance, chez Dupleix, un parallèle

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implicite entre les Juifs et les Français, peuples élus, en considérant Pharamond comme le Moïse des Français – heureusement elle n’ajoute pas que le Rhin est la Mer Rouge des Français !

26 Dans le Système mnémonique ou Art d’aider la mémoire, en 1841, onze ans après l’indépendance belge (et deux ans après la reconnaissance de celle-ci par les Pays-Bas), Pharamond est présenté comme un roi élu par les Belges et par les Francs, en 420. Le détail n’est certes pas anodin, car la Belgique venait de se doter d’une maison royale36. Dans la comédie Les femmes belges, il est en effet question de Pharamond, Clodion le Chevelu, Mérovée, Childéric, Clovis, Pépin, Charlemagne et Hugues Capet qui « regnèrent successivement en notre Belgique »37. Jean-Baptiste David affirme même que c’est dans le Limbourg belge que Pharamond fut élu « roi des Franco-Belges »38 – et l’on y retrouve la revendication brabançonne citée plus haut.

27 S’il faut conclure, ne serait-ce que provisoirement, un premier point à retenir c’est tout simplement le bien-fondé de l’éradication de Pharamond de l’histoire « nationale » ainsi que les arguments idéologiques qui y ont implicitement présidé. Un second point plutôt exceptionnel reste la tension entre la courte donnée et la longue durée : il est surprenant que l’on ait pu faire tant d’aussi peu. Plus concrètement, la mention de l’élection de Pharamond qui, dans les premières sources, apparaît presque comme une figure imposée, peut bien avoir été moins laconique qu’elle n’en a l’air. De toute manière, du XIe au XVIIIe siècle, il y a bien des occurrences où elle sert, plus ou moins implicitement et parfois explicitement, de légitimation à toutes sortes d’idées différentes au sujet d’une royauté élective. Et c’est justement cette étrange tension entre le programme et l’emploi que cet article a voulu illustrer.

NOTES

1. Ou en 413, 417, 419, 420…. 2. Vers 1996, pour commémorer le quinze-centenaire du baptême de Clovis, bien des « biographies » de Clovis ont vu le jour, les unes encore plus fantasques que les autres. Une bonne mise au point se trouve dans M. Rouche, Clovis, Paris, Fayard, 1996, où il y a beaucoup de contexte et peu de véritable Clovis. Bien plus problématiques sont P. Chaunu et E. Mensio-Rigau, Baptême de Clovis, baptême de la France. De la religion d’État à la laïcité d’État, Paris, Balland, 1996 ; J. Verseuil, Clovis ou la naissance des rois, Paris, Critérion, 1992 (le titre dit tout) et G. Bordonove, Clovis, Paris, Pygmalion, 1988 (premier volume de la série « Les rois qui ont fait la France » SIC !). 3. Voir mon article « Pharamond, premier roi de France », Rapports-Het Franse Boek 69, 1999, p. 86-95 et H. Duranton, « Les contraintes structurales de l’histoire de France : le cas Pharamond », Synthesis 4, 1977, p. 153-164. 4. Liber historiæ Francorum 4-5, Monumenta Germanica historica, série Scriptores rerum Merovingicarum II, éd. B. Krusch, Hannover, Hahn, 1888, p. 245-246. La mention Faramundus regnat in Francia dans la chronique de Prosper Tyro (V e siècle) est de l’avis de tous une interpolation tardive, difficile à dater. 5. Par cette formulation, insistons sur le flou qui entoure le terme élire : est-ce « désigner », « choisir », « nommer par acclamation » (la véritable procédure étant ailleurs) ?

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6. E. Fournier, L’Esprit dans l’histoire : Recherches et curiosités sur les mots historiques, Paris, Dentu, 1867 p. 62. 7. P. Tarbé, Romancero de Champagne, t. III, Reims, Dubois, 1863, p. XIII. 8. J.-M. Quérard, La France littéraire ou dictionnaire bibliographique des savants, t. VIII, Paris, Didot, 1836, p. 131. 9. J. Vendryes, « Pharamond, premier roi de France dans la tradition irlandaise », Mélanges d’histoire du Moyen Âge offerts à M. Ferdinand Loth, Paris, 1925, p. 743-767. 10. Voir note 3. 11. Ernard Girard, seigneur du Haillan, Histoire de France jusqu’à la mort de Charles VII, Paris 1576-1584 ; Chroniques des Rois de France (…) depuis Pharamond jusqu’à Henri III, Paris, 1585 ; Le Clerc, Généalogie et descente des roys de France depuis Pharamond 1. Jusques à Henry III, Paris, 1583 ; N. de Fer, Histoire des rois de France depuis Pharamond jusquà notre auguste monarque Louis XV, Paris, 1722 ; Tableau chronologique des rois de France, depuis Pharamond jusqu’à Louis-Philippe Ier, Grenoble, 1834. 12. Le Roman de Partonopeu de Blois, éd.-trad. O. Collet et P.-M. Joris, Paris, Livre de Poche, 2005, p. 90 (v. 403). 13. Adémar de Chabannes, Chronique, éd. J. Chavanon, Paris, Picard, 1897, p. 7. 14. P. Labbe (éd.), Sancti Maxentii in Pictonibus Chronicon quod vulgo dicitur Malleacense, dans Nova bibliotheca manuscriptorum, Paris, 1657, t. 2, p. 190-221, p. 191. 15. Ordéric Vital, The ecclesiastical history of England and Normandy, trad. T. Forrester, vol. II, Londres, Bohn, 1854, p. 142 (l. V, c. IX). 16. Les Grandes Chroniques de France, éd. P. Paris, t. I, Paris, Techener, 1836, p. 12. 17. S. Albert, « Si fu ja fiex d’un nostre sers », Questes, bulletin des doctorants médiévistes 8 (2006), http://questes.free.fr/index.php?option=com_content&task=view&id=126&Itemid=53 (non paginé dans sa version en ligne). 18. M. Hüber, Le roman de Tristan en prose, München 1963 t. I p. 58. 19. M. Bláahová, « Herrschergenealogie als Modell der Dauer des ‘politischen Körpers’des Hersrschers im mittelalterlichen Böhmen », A. Speer & D. Wirmer, Duration of Being / Das Sein und der Dauer, Berlin-New York, Peter Lang, 2008, p.380-397. 20. Guillaume Coquillart, Œuvres, éd. M. J. Freeman, Genève, Droz, 1975, p. XXIV. 21. Noël de Fribois, Abrégé des croniques de France, éd. K. Daly et G. Labory, Paris, Champion, 2006, p. 91. 22. L. Avézou, Raconter la France. Histoire d’une histoire, Paris, Armand Colin, 2008, p. 163. 23. F. Hottman, Francogallia, Francfort, A. Wechel, 1586 (BNF L 1390) p. 46. 24. A. Lemaire, Les lois fondamentales de la monarchie française d’après les théoriciens de l’Ancien Régime, Paris, Genève, Slatkine, 1975 (1907), p. 102, 103. 25. Junius Brutus, Vindiciæ contra tyrannos, éd. A. Jouanna et al., Genève, Droz, 1979, p. 104 et note p. 295. 26. Jean de Baricave, La défense de la monarchie françoise, Toulouse, Dominique Bosc, 1614, p. 327. 27. [Michel Le Vassor], Les soupirs de la France esclave qui aspire après la liberté, slnn., 1689. 28. L’historien franc Hunibald est une supercherie de l’humaniste Jean Trithème. 29. Les soupirs de la France, p. 83. 30. Les soupirs de la France, p. 92. 31. F. Granet, Réflexions sur la littérature, t. I, Paris, Briasson, 1742, p. 123. 32. [M. Morizot], Inauguration de Pharamons ou exposition des loix fondamentales de la monarchie françoise avec les preuves de leur exécution, slnn., 1772. Benjamin Franklin en avait un exemplaire dans sa bibliothèque, E. Wolf 2nd et K. Hayes, The Library of Benjamin Franklin, Philadelphie, American Philosophical Society, 2006, p. 569, no 2372. 33. Inauguration de Pharamons (voir note 32) p. 1. 34. Condorcet, Bibliothèque de l’homme public, ou analyse raisonné des principaux ouvrages françois et étrangers, t. VII, Paris, Buisson, 1790, p. 110-111.

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35. M. Yardeni, Enquêtes sur l’identité de la « nation France », de la Renaissance aux Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2004, p. 92. 36. G. A. Basslé, Système mnémonique ou Art d’aider la mémoire, Londres, Jennings, 1841 p. 173. 37. Les femmes belges. Comédie en trois actes dédiée à Messeigneurs Les Estats de Brabant, slnn., 1787, p. 11. 38. J.-B. David, Manuel de l’histoire de Belgique, Louvain, Vanlinthout,18535, p. 33.

RÉSUMÉS

Le roi Pharamond aurait été élu roi des Francs vers 420 et serait le premier roi de France. Du VIIIe siècle jusqu’au début du XXe, ce mythe a joué un rôle majeur dans la construction de l’histoire de France. Parmi les multiples aspects intéressants de ce premier roi légendaire, cet article parlera avant tout de l’importance de son élection – et de la survie de la notion de royauté élective au cours du Moyen Âge et de l’« Ancien Régime ». D’un côté, l’apport des sources « historiques » est minimal ; d’un autre côté, leur exploitation a été importante, même si elle reste le plus souvent assez implicite. De l’élection de Hugues Capet en passant par la Réforme et la Révolution, l’élection de Pharamond est demeurée une légitimation importante du consentement populaire à la royauté.

King Pharamond is said to have been elected towards 420 and to have been the first king of France. From the eighth to the early twentieth century, this myth played a major role in the construction of French history. Amongst the many interesting features of this legendary first king, this article will treat above all the importance of his election – and the afterlife of the notion of elective kingship during the Middle Ages and the « Ancien Régime ». On the one hand, historical sources are minimal ; on the other hand, their exploitation has been important even though most often rather implicit. From Hugues Capet’s election through the Reformation and the Revolution, Pharamond’s election remained an important legitimation of popular consent to kingship.

AUTEUR

JELLE KOOPMANS Université d’Amsterdam

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Schisme impérial, schisme pontifical Le regard des sources françaises sur les élections doubles dans la première moitié du XIVe siècle

Gilles Lecuppre

1 Pour les historiens, chroniqueurs et poètes du royaume de France, la monarchie germanique présente aux XIIIe et XIV e siècles un bien curieux visage. Certes, leurs préoccupations ne sont pas comparables à celles des canonistes, des juristes ou des théoriciens du politique, pour qui la place de l’Empire et le système électif constituent de fameux cas d’école1, mais la fréquence des déchirements liés aux élections doubles des rois, notamment, pourrait donner matière à des considérations d’ordre à la fois constitutionnel et moral. Or, tandis que le royaume de France opte résolument pour la transmission dynastique au XIIIe siècle, le voisin allemand choisit l’orientation opposée, ne combinant même plus, après 1254, élection et hérédité, et prenant le risque, en multipliant les potentiels candidats au trône, de pérenniser les crises constatées dès avant le Grand Interrègne. De fait, entre 1250 et 1350 environ, aucune dynastie ne s’impose durablement sur le trône des Romains et le rôle des sept électeurs, dont la liste est fixée par la coutume, s’en trouve renforcé2.

2 Les présentes pages prennent en quelque sorte la suite d’une enquête que j’avais consacrée au regard porté par les sources narratives françaises sur les élections doubles germaniques du XIIIe siècle3. Il me faut en livrer brièvement les principales conclusions, qui fourniront un point de départ et un élément de référence. Elles sont au nombre de trois : – Tout d’abord, il importe de noter à quel point l’Empire jadis glorieux s’est contracté en une Allemagne exotique, dont l’historiographie moyenne peine à comprendre les jeux politiques trop complexes. Seules quelques catégories de chroniqueurs démêlent correctement l’écheveau : ceux qui s’inscrivent dans le droit fil de l’histoire universelle de Sigebert de Gembloux, ceux qui s’intéressent de près à l’actualité pontificale, et enfin les chroniqueurs flamands et hennuyers en raison de leur proximité. – Le mode électif concentre le feu des critiques : il provoque la division, la guerre civile ; il est gangrené par la corruption ; il favorise les interventions étrangères, qu’il s’agisse de la papauté ou des souverains anglais et français.

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– Enfin, l’histoire comme elle s’écrit relaie et amplifie les positions des Capétiens, quand toutefois ils en ont à propos des affaires germaniques, et plus globalement de l’idéologie anti-impériale.

3 Il s’avère que la première moitié du XIVe siècle offre aux commentateurs le même spectacle de désunion et de cacophonie. En 1314, on assiste à la désignation simultanée de deux rois des Romains, Frédéric le Beau, duc d’Autriche de la maison des Habsbourg, et Louis IV de Bavière4. Ils se livrent une guerre acharnée, à laquelle la victoire de Louis sur le champ de bataille de Mühldorf et la capture de Frédéric ne parviennent même pas à mettre un terme véritable en 1322. Avant la mort du Habsbourg, en 1330, le couronnement impérial du Bavarois s’était accompagné de l’apparition à Rome d’un antipape, Nicolas V. Comme aux plus beaux jours de la querelle du Sacerdoce et de l’Empire, un schisme pontifical venait donc dédoubler le schisme impérial. En 1346, le fils du roi de Bohême, Charles de Luxembourg, est élu pour faire pièce à Louis5. Une fois Louis décédé, un ultime antiroi, Gunther de Schwarzburg, est suscité contre Charles IV, durant quelques mois en 1349. Ainsi, quatre situations de compétition royale résultent d’une élection.

4 Cela nous amène à nous interroger sur la réception de ces événements au royaume de France. L’état des connaissances et du simple intérêt pour les questions lointaines est-il toujours aussi délabré ? Est-on plus que jamais convaincu de l’excellence d’un système et d’une race ? Possède-t-on une doctrine sur l’élection royale ? Je propose au lecteur d’apprécier dans un premier temps la qualité du compte rendu des institutions et des événements, avant de considérer la capacité à dégager un avis sur la pratique élective et sur les hommes qui lui donnent sens.

Une meilleure appréhension des institutions et des événements

5 Premier sujet d’étonnement, la description des réalités allemandes se révèle plus détaillée et mieux maîtrisée qu’au demi-siècle antérieur. Tous les secteurs du commentaire ont d’ailleurs progressé, qu’il s’agisse de la procédure dans sa nature et dans sa symbolique, du déroulement des faits ou de la position des principaux acteurs.

6 Chacun a assimilé le caractère primordial de l’assemblée des électeurs de l’Empire. Un seul se hasarde, en revanche, à en suggérer la composition, le second continuateur de la chronique de Guillaume de Nangis, assurément le meilleur connaisseur en ce domaine6. Selon lui, le corps électoral comprend six membres : les archevêques de Mayence, Trèves et Cologne et « trois autres ducs ». Sans doute a-t-il de quelque manière appris qu’un des électeurs, en l’occurrence un éventuel représentant du margraviat de Brandebourg, n’avait pas pris part au vote. Il faut en outre lui pardonner une méprise sur la répartition des voix : il en annonce cinq pour Louis, une seule pour Frédéric, celle de Cologne, contre quatre partout en vérité. L’effort de précision, quoique débouchant sur un résultat erroné, est louable : comment lui reprocher d’ignorer que deux principautés avaient donné lieu à deux votes différents7 ?

7 Tout au moins, la plupart des plumes françaises s’accordent sur le désaccord. Maquillant peut-être sa préférence, Geoffroy de Paris, dans sa Chronique métrique, établit la désignation irénique et mondaine du seul Frédéric d’Autriche, sanctionnée par un plantureux banquet8. Gilles le Muisit ne sait manifestement pas qu’un conflit

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s’est produit et installe naïvement Louis sur le trône des Romains9. Partout ailleurs, on enregistre la « controverse », la « discorde », la « contradiction », le « désaccord », le « desconfort »10. Ces notions sont d’ailleurs compatibles avec l’assertion d’une élection « paisible » ou « pacifique » chez les mieux informés, qui se font l’écho, par ces formules, du point de vue de Louis de Bavière, qui estime l’avoir emporté en nombre de suffrages11 ; la notion de majorité arithmétique, si importante dans la future Bulle d’Or, suit son chemin… paisiblement.

8 Enfin, trace de réflexes lignagers ou marque de réprobation subliminale, certains textes notent en passant que les deux élus sont cousins12.

9 La séquence et les lieux, en un mot les aspects rituels du processus de désignation et d’accession au pouvoir, retiennent l’attention de quelques observateurs. Le second continuateur de Guillaume de Nangis note avec soin ce qui se rapporte à la norme cérémonielle ou s’en écarte. Si on le suit, on apprend que Francfort est le cadre traditionnel de l’élection, que le couronnement doit avoir lieu à Aix, sous les auspices de l’archevêque de Cologne, et que la première cour royale se tient à Nuremberg. La légitimité de Frédéric d’Autriche, couronné à Bonn, et non à Aix, ou celle de Louis, consacré par le mauvais prélat, se trouve affectée par ces distorsions13. Dans un ordre d’idée voisin, l’enchaînement des honneurs semble connu : le parcours complet, quoique scandaleux, de Louis de Bavière est correctement saisi dans sa logique – la couronne des Romains, reçue à Aix, prélude à la couronne de fer, celle des Lombards, ou d’Italie, que ses affidés lui remettent à Milan, et enfin à la couronne impériale, qu’on s’imagine volontiers en or, par opposition à la précédente14. Ces scrupules ne s’étendent pas à la dénomination officielle du monarque, pour laquelle on trouve pêle-mêle et en dehors même de toute polémique « roi des Romains », « roi d’Allemagne », « empereur ». En cela, le léger manque de rigueur des contemporains, qui contournent l’expression rex in imperatorem electus ou promovendus, a fait des émules parmi les historiens médiévistes d’aujourd’hui, qui sont presque excusables, à leur tour.

10 Il se dégage en tout cas de ces chroniques qui font meilleur cas des affaires allemandes une insistance sur la connaissance des coutumes spécifiques de cet espace. Dominer la consuetudo germanique revient tout à la fois à laisser entendre la finesse de l’information dispensée et à souligner l’altérité profondément ancrée de ces usages.

L’élection : une pratique dangereuse, débattue, puis réintégrée

11 Appréhendée dans ses modalités avec un peu plus d’acuité qu’auparavant, la pratique de l’élection royale est également envisagée sous un angle plus conjoncturel. Les jugements portés sur elle évoluent insensiblement entre les années 1320 et les années 1340. Initialement condamnée, entre les lignes, pour sa dangerosité, elle est ensuite reconsidérée au sein du débat dont elle fait l’objet entre la monarchie germanique et la papauté avignonnaise ; les critiques à l’endroit du système électif s’éteignent vers le milieu du siècle, en dépit de la persistance des rivalités pour la suprématie en Allemagne.

12 Au commencement, tout est conforme aux indications fournies au XIIIe siècle : l’élection est un élément intrinsèquement fauteur de guerre civile. Ici ou là, la responsabilité des combats ou de leur prolongation est rejetée sur le comportement

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superbe et hautain de Frédéric le Beau, qui refuse de transiger15, mais, pour l’essentiel, le désastre est inscrit dans les dissensions du collège électoral. Curieusement, les auteurs retrouvent des accents pathétiques depuis longtemps oubliés pour déplorer les effets dévastateurs de la mésentente : des régions entières sont ruinées ; incendies, crimes, exils volontaires, rapines et pièges ponctuent le discours16. Comme on pouvait s’y attendre, sur un fond d’hostilités continue, la mentalité épique des Grandes Chroniques de France et de quelques autres se plaît à détacher l’épisode de la bataille, du reste extrêmement meurtrière, jugement de Dieu auquel l’un et l’autre compétiteurs aspireraient, sans toutefois que la défaite sans appel de Frédéric suffise à résoudre le problème, comme on a vu17. Des incursions ultérieures de Léopold, frère du Habsbourg captif, enveniment encore la querelle18. Il faut ni plus ni moins qu’une intervention divine, touchant secrètement le cœur du vainqueur, pour que son adversaire soit relâché et se soumette19. De là à conclure à un désordre structurel en Germanie, directement imputable aux institutions, il n’y a qu’un pas, que franchit explicitement Jean le Bel au terme de sa description des échauffourées entre Louis et Charles, puis Gunther et Charles : « On n’a mie souvent veu que le roy d’Allemaigne puist demourer en paix quant il veult corriger et remettre à point tous les meffaitz d’Alemaigne »20.

13 Au-delà des inévitables tensions entre princes et rois, entre élus et électeurs, la forte implication de la papauté dans le jeu politique allemand n’échappe à personne. Car cet autre pouvoir universel, qui éprouve le besoin de s’affirmer après sa migration en Avignon, profite incontestablement de la faiblesse permise par la division pour rappeler sa vocation d’arbitre, que nos chroniqueurs, comme un seul homme, disent fort ancienne. Qu’un Bernard Gui, biographe de Jean XXII, fonde sur la donation de Constantin le droit des pontifes à juger de la validité de l’élection et de la dignité de l’élu, cela n’est pas pour nous surprendre21. Cependant, l’argument figure également chez le pseudo-continuateur de Jean de Saint-Victor et forme un paragraphe développé qui introduit tout un chapitre des Grandes Chroniques de France22! On mesure l’identité de vues entre le Saint Père et le monarque capétien, puis Valois, que les chroniques désavouent rarement, mais aussi le succès de cette propagande subordonnant le principe impérial à l’examen du pape. Il convient toutefois de rendre cette justice à nos historiographes qu’ils exposent, parfois a minima, il est vrai, le point de vue symétrique. Louis de Bavière, appuyant son avis sur l’histoire de la royauté des Romains, estime que les circonstances pacifiques de son élection lui permettent largement de se comporter en roi et de mériter ipso facto la bénédiction pontificale 23. Le renouveau de la pensée gibeline et impériale est également pris en compte, à travers le résumé des thèses de Jean de Jandun et de Marsile de Padoue, qui inversent le rapport hiérarchique entre papauté et empire au profit de ce dernier24. Tous nos auteurs abhorrent ces positions extrêmes et concèdent, sans caricature, que Louis de Bavière les accueille sans les partager pleinement. Malgré leurs efforts d’objectivité bien tempérée, les chroniqueurs français ne vont pas jusqu’à signaler le spectaculaire renfort reçu par l’empereur à Rhens, en juillet 1338, où les électeurs assemblés abondent dans son sens en déclarant que l’élection suffit à faire le souverain légitime.

14 Dans ce qui a tout l’air d’une réactivation d’un vieux contentieux entre la papauté et l’Empire, des traces de la position française se laissent deviner. Significativement, avant que le motif, désamorcé, ne chemine en fin de siècle vers la Chronographia regum Francorum25, c’est en périphérie, dans les chroniques hennuyères et flamandes que des signes de l’agacement ou de l’intervention de Charles IV le Bel et Philippe VI de Valois se font jour. Philippe œuvre contre Louis de Bavière avant sa descente en Italie et le

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pape, consécutivement, lui refuse sa grâce et l’excommunie26. Dans la langue sans circonlocution du Bourgeois de Valenciennes, le roi de France fait le pape, qui défait, ou tente de défaire, l’empereur. Le roi de France, toujours en embuscade, désigne ses ennemis et ses amis parmi ses homologues germaniques27. En embrassant l’ensemble des sources, on entrevoit néanmoins que les récriminations ordinaires contre la monarchie élective cèdent peu à peu la place à des critiques plus ciblées des personnalités en cause. C’est qu’entre-temps est survenue la transition de la dynastie des Capétiens directs à celle des Valois, qui a dû en passer par une forme de validation non dénuée d’une certaine parenté avec la solution élective28.

Déplacement des critiques du système vers les individus

15 Dès lors, les hommes, surtout, sont en ligne de mire, qui peuvent ou non faire un bon usage de la décision électorale. Envisageons les portraits contrastés de Louis, de sa créature, l’antipape Nicolas V et des rois de Bohême Jean et Charles, devenus champions de la cause française dans l’Empire.

16 Louis de Bavière ne laisse pas souvent indifférent. Le relatif désintérêt de Gilles le Muisit, qui se contente de dire que la réputation d’empereur lui était restée attachée malgré les procès de la curie romaine29, est contrebalancé par des admirateurs zélés et, beaucoup plus nombreux, des détracteurs résolus. Admiré en Hainaut, parce qu’il a épousé la fille du comte Guillaume, il y est considéré comme « roi d’Allemagne et empereur des Romains », auteur de « grands et hauts faits d’armes à son honneur »30. Les autres sont unanimes à lui décerner des titulatures et des épithètes peu flatteuses. Le « Bavarois » se donne publiquement le titre de roi ou d’empereur, se comporte comme tel, mais il n’est au fond qu’un usurpateur. La plus belle charge, celle de Bernard Gui, puise dans l’arsenal usuel de l’imprécation romaine : « Louis habitué au conseil pervers des méchants, se dressa à de nombreuses reprises de manière barbare, contre […] le Saint-Siège et l’unité de l’Eglise »31. Son attitude scandaleuse vis-à-vis de l’orthodoxie est partout dénoncée : il s’est entouré de franciscains spirituels avec qui il a partagé les vues relatives à la pauvreté du Christ condamnées par Avignon, il a plusieurs fois appelé au concile ou tenté de déposer les pontifes francophiles, recourant au placardage de ses opinions impies en plein Paris, exemplairement livrées à l’autodafé, tandis que les autorités ecclésiastiques réitéraient sa condamnation devant la foule, ce qui a visiblement marqué les chroniqueurs32. Au début du conflit entre les rois de France et d’Angleterre, il a pris le parti d’Édouard III, dont il a fait très solennellement son vicaire d’Empire. Là encore, l’événement est largement relayé, décrit par le menu dans les régions septentrionales33, tandis que son revirement final en faveur de Philippe passe totalement inaperçu. Pour couronner sa sombre carrière, il est mort de manière ignominieuse en pleine chasse au sanglier, activité honnie des gens d’Église. Les témoignages les plus dignes de foi en Allemagne le montrent terrassé par une crise cardiaque, là où les sources françaises dispensent les détails de sa fracture des cervicales34 ! Dans un article centré sur l’historiographie royale, Jean-Marie Moeglin note le désintérêt final de Richard Lescot pour la conversion tardive de Louis de Bavière à la cause française, qu’il explique en quelque sorte par la désaffection dont souffre l’Allemagne auprès des historiens français du XIVe siècle35. Le retournement d’alliances offrait pourtant une matière de quelque intérêt à un polémiste anglophobe et cette

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absence de symétrie étonne. Il faut supposer que les chroniqueurs lisaient avant tout l’histoire avec des yeux de moralistes et qu’il leur en aurait beaucoup coûté de retoucher le portrait si patiemment dessiné du mauvais gouvernant, surgi de la discorde, ennemi du Saint-Siège, hôte des hérétiques et ami des Anglais36. Louis devait rester uniformément mauvais, jusqu’aux circonstances imaginaires de sa mort.

17 Pierre Raynalucci, ou Ranuche, resté dans l’histoire sous le nom de Pierre de Corbara ou de l’antipape Nicolas V37, n’est guère épargné par les mêmes auteurs qui ont voué le Bavarois aux gémonies. Ce franciscain falot, poursuivi devant la justice de l’évêque de Rieti par son ancienne femme, est fréquemment, jusque dans la syntaxe, présenté comme agi plutôt que comme agent. L’empereur Louis l’a fait, à en croire la majorité des récits, même si certains, plus méticuleux, lui dénient ce plan38. La foule romaine, qu’un manuscrit des Grandes Chroniques de France nomme « concile général »39, l’a créé, tout au moins, après avoir été travaillée par des démagogues40. La forme ancienne de l’élection par acclamation se voit refuser toute valeur juridique par le continuateur de Guillaume de Nangis41, alors que, décidément très en forme, Bernard Gui joue sur les mots sacrari et execrari pour tourner en dérision cette cérémonie d’un autre âge42. Après s’être livré à quelques désignations de cardinaux, le simple Cordelier se rend odieux, avec son maître Louis, par le train de vie qu’il mène et les exactions qu’il impose. Chassé, errant dans les villes gibelines, puis définitivement abandonné à son triste sort par l’empereur retourné en Germanie, le pauvre hère n’a plus qu’à se livrer à la cour d’Avignon, où il est réintégré dans la foi de l’Église au prix d’une confession dûment consignée ou tout au moins résumée par nos chroniqueurs43.

18 C’est à propos de la famille de Luxembourg que ceux-ci témoignent de la plus criante partialité ou laissent planer les silences les plus coupables. La culture française et l’amitié des monarques français pour Jean et Charles de Bohême sont sans doute dans tous les esprits44. Aussi, dans chacune de ses interventions, Jean s’avère puissant, décisif, héroïque. Il fait pencher la balance en faveur de Louis de Bavière par la prouesse des armes45. Plus tard, sa trahison n’est pas présentée en tant que telle : Jean est comme spontanément porté par les villes gibelines d’Italie, qui reconnaissent en lui le fils de l’empereur Henri, aux dépens de Louis, dont la réputation et la fortune déclinent inexorablement46. Le coup d’État, l’élection de son fils Charles comme antiroi, est escamoté à moindres frais : les chroniques françaises ne présentent pas Charles sous les traits d’un rebelle et tendent à faire de la succession dans cette période un processus pacifique47. Elles méconnaissent aussi l’épisode de la sécession de Gunther de Schwarzburg, dernier baroud des Wittelsbach. Au lieu de cela, Charles est bien vite couronné empereur, comme si neuf années n’avaient pas séparé son élection de sa consécration romaine, et qualifié de pacificateur. En première analyse, la nouvelle de la résistance de quelques semaines de Gunther de Schwarzburg, au fond anecdotique, peut fort bien n’avoir jamais atteint les auteurs de notre corpus. À la réflexion, le doute s’installe, pourtant, car Jean le Bel, qui écrit à la demande d’un cadet de la maison de Hainaut une histoire plus anglophile, a eu vent des déboires de Charles. Il le peint élu à l’initiative de son père, à Coblence et pas à Francfort, mal couronné, ailleurs qu’à Aix, et en butte à l’hostilité de certains électeurs et d’un concurrent désigné48. Quant au Bourgeois de Valenciennes, il le met en fuite devant Liège, contraint d’abandonner les bannières impériales, puis le transporte déconfit au soir de la déroute de Crécy49. Certaines coupes sombres s’avéraient nécessaires pour conserver au candidat chéri des Valois un minimum de lustre.

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19 Pour conclure, saluons la meilleure connaissance des choses germaniques chez les chroniqueurs français, bien que leurs progrès souffrent de la confrontation avec des traditions historiographiques voisines. Jean-Marie Moeglin, dans un article récent, répertorie trois types de nouvelles susceptibles d’intéresser l’historiographie royale française à la fin du XIIIe et dans la première moitié du XIV e siècle : « les décès et avènements de souverains ; les événements concernant directement les relations entre souverains allemands et français ; les événements qui concernent les territoires de l’Empire proches du royaume de France », auxquels il ajoute la catégorie des « événements sensationnels de la lutte entre l’empereur et le pape »50. Par chance pour nous, les élections font partie des éléments structurants de la vie politique germanique qui retiennent l’attention. Il est effectivement probable, en outre, que la querelle renouée entre l’Empire et la papauté, devenue française, a joué un grand rôle dans la redécouverte de la Germanie. Il faut assurément y ajouter le destin de la famille affectionnée des Luxembourg. Enfin, la prise en compte de chroniques venues de la périphérie modifie sensiblement le résultat d’investigations de cette nature.

20 Au terme de ce demi-siècle, le regard sur l’Allemagne a assurément changé : là où on affectait de ne voir qu’une terre de confusion, on cherche maintenant avec fébrilité un adversaire ou un partenaire dans le conflit entamé contre l’Angleterre. Le regard sur l’élection des rois a également évolué : on ne se gausse plus depuis qu’on a eu recours à une consultation des grands pour transmettre la couronne. La société politique française, si sûre de la précellence de ses coutumes au XIIIe siècle, doit se résoudre à reconnaître les ratés de la dévolution dynastique : il a fallu improviser, écarter les femmes de la succession, puis les fils des femmes51. Bientôt, les partisans de Charles de Navarre prôneront un retour à la légitimité capétienne contre l’introduction de la dose élective mortelle qui a abouti à l’avènement des Valois, tandis que ces derniers, exaltant la fonction des pairs de France, s’efforceront de créer une unanimité qui n’est pas sans rapport avec l’esprit de l’élection germanique.

NOTES

1. Voir J. Krynen, L’Empire du roi. Idées et croyances politiques en France. XIIIe-XVe siècle, Paris, Gallimard, 1993, mais aussi, pour la période antérieure, W. Kienast, Deutschland und Frankreich in der Kaiserzeit (900-1270), t. II, Weltkaiser und Einzelkönige, Stuttgart, A. Hiersemann, 1975. 2. Une approche globale de la période : P. Moraw, Von offener Verfassung zu gestalteter Verdichtung. Das Reich im späten Mittelalter 1250-1490, Berlin, Propyläen, 1985. Sur l’élection des rois des Romains : H. Mitteis, Die deutsche Königswahl. Ihre Rechtsgrundlagen bis zur Goldenen Bulle, réed. Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1975. 3. G. Lecuppre, « Ordre capétien et confusion germanique. La compétition royale dans les sources françaises au XIIIe siècle », Convaincre et persuader : communication et propagande aux XIIe et XIIIe siècles, dir. M. Aurell, Poitiers, Université de Poitiers/CNRS/ CESCM, 2007, p. 513-531.

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4. Les événements peuvent être appréhendés dans leur contexte naturel à travers la biographie de H. Thomas, Ludwig der Bayer (1282-1347). Kaiser und Ketzer, Ratisbonne/ Graz/ Vienne/ Cologne, F. Pustet, 1993. 5. Là encore, je ne sélectionne pour plus de clarté qu’une biographie au sein d’une pléthore : H. Stoob, Kaiser Karl IV. und seine Zeit, Graz, Styria, 1990. 6. Chronique latine de Guillaume de Nangis de 1113 à 1300 avec les continuations de cette chronique de 1300 à 1368, éd. H. Géraud, t. II, Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, Paris, J. Renouard, 1873, p. 6 : Anno Domini millesimo trecentesimo decimo quarto, post mortem inclytae recordationis Henrici imperatoris, electores regis Alemanniae, tres scilicet archiepiscopi Magontinensis, Trevirensis et Coloniensis, cum tribus aliis ducibus in Francfornt supra Monavum fluvium causa electionis sunt ad invicem congregati ; quorum quinque unanimiter Ludovicum regem Bavariae in regem Alemanniae elegerunt, solo Coloniensi archiepiscopo Fredericum ducem Austriae eligente. (« En l’année du Seigneur 1314, après la mort de l’illustre empereur Henri, les électeurs du roi d’Allemagne, à savoir les trois archevêques de Mayence, Trèves et Cologne se rassemblèrent avec les trois autres ducs à Francfort-sur-le-Main en vue de procéder à l’élection. Cinq d’entre eux élurent à l’unanimité Louis, duc de Bavière, comme roi d’Allemagne, le seul archevêque de Cologne élisant le duc d’Autriche »). 7. Le duc de Saxe-Wittenberg et Henri de Carinthie, qui se considérait comme le roi de Bohême, se sont prononcés pour Frédéric, tandis que leurs rivaux, le duc de Saxe- Lauenburg et Jean de Luxembourg, lui aussi roi de Bohême, ont préféré Louis de Bavière. 8. A. Diverrès, La chronique métrique attribuée à Geoffroy de Paris, Paris, Société d’édition les Belles lettres, 1956, p. 200, v. 5771-5784 : « En cel an fu en Alemaingne / Un roy nouviau, qui que s’em plaingne, / Et ce fu le roy d’Otheriche, / Qui n’estoit ne aver ni chiche, / De touz fu la chose ordenee / Qu’a lui la coronne donnee / Seroit et qu’il en fu seingnor. / Neïs le filz l’empereor / Qui mort estoit et sa puissance / Furent touz a ceste acordance. / A Pasques la feste en fu fete, / Qui fu large, non pas estrete, / Et plainne de grant compaignie / Et de tout largement servie ». 9. Chronique et annales de Gilles le Muisit,abbé de Saint-Martin de Tournai (1272-1352), éd. H. Lemaître, Paris, H. Laurens, 1906, p. 83-84 : Eodem anno in die beate Katherine, dominus Ludovicus, frater ducis Bavarie, electus ab electoribus fuit in regem Alemannie et apud Ays coronatum. (« La même année, au jour de la Sainte-Catherine, le seigneur Louis, frère du duc de Bavière, fut élu par les électeurs roi d’Allemagne et couronné à Aix »). 10. Contentons-nous de cinq extraits, reflets d’obédiences diverses. Continuation anonyme de la chronique de Jean de Saint-Victor, éd. J.-D. Guigniaut et N. De Wailly, Recueil des Historiens des Gaules et de la France, t. 21, Paris, 1855, p. 684 : « car il [Louis] avoit esté esleuz en descorde, et puis avoit eu guerre et bataille contre le duc d’Austeriche, esleu de l’autre partie » (I. Guyot-Bachy a pu déterminer avec précision les circonstances de la rédaction de cette continuation des Grandes Chroniques de France par un proche de Charles de Valois : I. Guyot-Bachy, « La diffusion du Roman des roys avant la guerre de Cent Ans : le manuscrit de Pierre Honoré, serviteur de Charles de Valois », The Medieval Chronicle II. Proceedings of the 2nd International Conference on the Medieval Chronicle, Driebergen/Utrecht, 16-21 July 1999, dir. E. Kooper, Amsterdam/New York, Rodopi, 2002, p. 90-102). Secunda vita Joannis XXII auctore Bernardo Guidonis, episcopo Lodovensi, Vitae paparum Avenionensium,éd. É. Baluze, nouvelle éd. par G. Mollat, t. I, Paris, Letouzey et Ané, 1914, p. 143 : « Celui-ci également intenta de nombreux procès contre Louis, duc de Bavière, qui avait été élu à l’empire dans la contradiction ». Istore

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et croniques de Flandres, d’après les textes de divers manuscrits, éd. Kervyn de Lettenhove, t. I, Bruxelles, F. Hayez, 1879, p. 337 : « En ce temps li esliseur d’Alemaigne s’assemblèrent pour faire empereur, mais il ne se peurent accorder ». Chronique anonyme conservée dans la Bibliothèque de la ville de Berne, ibid.,p. 523 : Praetera quoque electores Almaniae, cum convenirent simul ad eligendum regem, nequiverunt concordari quia una pars elegit ducem Austriae, alia vero elegit Ludovicum consobrinum ejusdem.(« En outre, les électeurs d’Allemagne, lorsqu’ils s’assemblèrent pour élire un roi, ne parvinrent pas à s’accorder, puisqu’une partie élut le duc d’Autriche, tandis que l’autre élut son cousin Louis »). Récits d’un bourgeois de Valenciennes (XIVe siècle), éd. Kervyn de Lettenhove, Louvain, P. et J. Lefever, 1877, p. 133 : « Dont il avint qu’après la mort de l’empereur Henry furent eslevés à roy d’Allemaingne en desconfort de l’élection et ne se peurent accorder à une personne ». 11. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op. cit., p. 17 : Circa fere eadem tempora, Bavarus, audiens Papam sibi imperialem benedictionem renuere, cum tamen sibi de jure deberetur, ut dicebat ; tamen, quia majorem partem eligentium habebat pro se, se electum pacifice reputabat. (« À peu près à cette époque, le Bavarois, apprenant que le pape lui refusait la bénédiction impériale, alors qu’elle lui était due de droit, à ce qu’il disait, ne s’en déclarait pas moins, au prétexte d’avoir la majorité des électeurs pour lui, élu pacifiquement »). Les Grandes Chroniques de France, éd. J. Viard, t. VIII, Paris, Honoré Champion, 1934, p. 344, en sont la traduction, à quelques nuances près : « Et en ce temps, Loys de Baviere oy dire que le pape li avoit refusé la beneïçon emperial, laquelle li estoit deue de droit si comme il disoit ; car il se reputoit avoir esté esleu paisiblement ; et pour ceste cause il li apartenoit de recevoir et de distribuer les honneurs de l’Empire par la manière de ses predecesseurs ». 12. Les Istore et croniques de Flandres, op. cit., reprennent (p. 337) l’allusion déjà dispensée par la Chronique de Berne, cf. note 10 : « L’une partie eslut le duc d’Ostriche, et l’aultre partie eslut Loys, frere du duc de Bavière, qui estoit son cousin germain ». Les querelles familiales, toujours enregistrées avec horreur, sont une caractéristique bien connue des Wittelsbach. Je renvoie en dernier lieu à ce propos à la communication de J.-M. Moeglin, « La discorde dans les familles princières de l’Empire : essai sur sa portée politique », La Parenté déchirée : luttes intrafamiliales au Moyen Âge, dir. M. Aurell, Turnhout, Brepols, 2010, p. 279-291. 13. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op. cit., p. 6-7 : Quo facto caeteri principes Ludovicum praedictum Aquisgrani ducentes, ubi soliti sunt reges Alemanniae coronari, super sedem magnifici imperatoris Karoli Magni circa beatae Mariae virginis nativitatem eum statuentes, in regem Romanorum regali diademate coronaverunt. Coloniensis vero archiepiscopus Fredericum ab eo electum circa sequens festum Pentecostes non Aquisgrani, sed in villa quae Bona [dicitur], quatuor leucis Colonia distante, coronavit. Ludovicus vero, qui pro se majorem partem eligentium habuisse potior videbatur, de coronatione reversus apud Nuremberg, ubi reges Alemanniae, post coronationem suam in regem Romanorum, primam sedem suam ponere consueverunt, fecit curiam suam publice proclamari […]. (« Cela réalisé, les autres princes, conduisant le susdit Louis à Aix-la-Chapelle, où il est d’usage de couronner les rois d’Allemagne, l’installèrent sur le trône du magnifique empereur Charlemagne, aux environs de la fête de la Nativité de la Vierge et le couronnèrent du diadème du roi des Romains. Mais l’archevêque de Cologne couronna Frédéric élu par lui peu après la fête de la Pentecôte, non pas à Aix-la-Chapelle, mais dans une ville appelée Bonn, située à quatre lieues de Cologne. Or, Louis, qui semblait supérieur pour avoir obtenu la majorité des électeurs, repartant du lieu de son couronnement pour Nuremberg, où les rois d’Allemagne tiennent d’ordinaire leur première cour après leur

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couronnement comme rois des Romains, fit publiquement proclamer sa cour, recevant les hommages de l’Empire, exerçant les droits et juridictions temporelles, confirmant les privilèges et accomplissant les autres actes royaux qui lui incombaient en vertu du droit impérial et royal, et qui paraissaient devoir et pouvoir lui incomber »). 14. Voir par exemple, aux côtés des chroniques flamandes, le texte de la Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op. cit., p. 82 : [Louis est arrivé à Milan.] Et ibidem permanens, et cum praedictis nobilibus de rebus suis disponens, in octavis Epiphaniae in imperatorem corona ferrea coronatur. (« Et demeurant en cet endroit, et réglant ses affaires avec les nobles susdits, il fut couronné empereur à l’Épiphanie par la couronne de fer » – notons la relative incorrection de ces derniers mots) et p. 86-87 : Quod audientes cives Romani ultra modum gavisi sunt, et eidem venienti cum apparatu et ingenti gaudio occurrerunt. Quem cum hymnis et canticis usque ad ecclesiam sancti Petri tam clerus quam populus perducentes, assensu omnium, imperator semper augustus est nominatus : et sic consummato toto mysterio quod in coronatione imperatorum consuetum est fieri, eum ad imperiale palatium perduxerunt. (« À cette nouvelle, les citoyens de Rome se réjouirent outre mesure et vinrent à sa rencontre en grand apparat et dans une liesse énorme. Les clercs comme le peuple le conduisirent au son des hymnes et cantiques à l’église Saint- Pierre, où il fut appelé, avec l’assentiment de tous, empereur toujours auguste, et ainsi, quand fut consumé tout le mystère qui préside d’ordinaire au couronnement des empereurs, ils le menèrent au palais impérial »). 15. Frédéric est occasionnellement représenté comme ayant refusé la médiation de Jean de Bohême – Chronique anonyme conservée à Berne, op. cit., p. 524 : Sed dux Austriae superbe respondit quod nichil faceret, sed, si victoria potiretur contra dictum Ludovicum, eumdem regem, guerris impugnaret et regnum ejus devastaret. (« Mais le duc d’Autriche répondit avec superbe qu’il n’en ferait rien, mais que, s’il l’emportait sur le champ de bataille contre ledit Louis, il porterait la guerre chez ce même roi et dévasterait son royaume »). Plus fréquemment, l’acharnement des frères de Frédéric, Henri et Léopold, est implicitement responsable d’une amplification du conflit (Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 14 : Capto Frederico duce Austriae, et Henrico fratre ejus in bello campestri per ducem Bavariae electum in regem Romanorum, ut praemissum est, iterum dux Leopoldus, dicti Frederici frater, nitens fratrem de manibus Bavari eripere, terras ejus multipliciter incursat. Sed Bavaro sibi viriliter resistente, regeque Bohemiae auxilium ferente, deficit ab intento. (« Après la capture de Frédéric, duc d’Autriche et de son frère Henri à la bataille remportée par le duc de Bavière élu à la royauté des Romains, comme il est rapporté plus haut, le duc Léopold, frère dudit Frédéric, s’efforçant d’arracher son frère des mains du Bavarois, pénétra de nouveau sur ses terres à plusieurs reprises. Mais le Bavarois lui ayant virilement résisté, avec l’aide du roi de Bohême, il renonça à son dessein »). Voir aussi le continuateur de Géraud de Frachet, Chronicon Girardi de Fracheto et anonyma ejusdem operis continuatio, éd. J.-D. Guigniaut et N. De Wailly, Recueil des Historiens des Gaules et de la France, t. 21, Paris, 1855, p. 67. 16. Grandes Chroniques de France, op.cit., t. VIII, p. 349 : « Et en yce temps, entre Loys duc de Baviere et Ferri duc d’Austrie et ses freres, Lepodum, Henri Othone et Jehan, pour l’occasion de l’eslection entre les II dux faite et celebrée en grant discorde, sont nez très griez perilz de mort ; car l’un ardoit la terre de l’autre, il roboient l’un l’autre, moult de leurs citoiens firent mourir, et ceulz qui estoient riches furent mis par eulz à povreté. Le second continuateur de Guillaume de Nangis n’y revient pas moins de quatre fois (Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 7, 22, 53 et 72). 17. Ibid., p. 53-54. Chronicon Girardi de Fracheto, op.cit., p. 49. Grandes Chroniques de France, op.cit., t. IX, p. 29. Chronique anonyme conservée à Berne, op. cit., p. 523-524. Istore et

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croniques de Flandres, op.cit., p. 337-338. Récits d’un bourgeois de Valenciennes, op.cit., p. 133 et 139. 18. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 54 : Fredericus vero dux Austriae per duos annos et septem menses apud Bavarum captus continue detinetur ; sed non obstante captione ducis Frederici, dux Leopoldus frater ducis, et caeteri fratres ejus a frequentibus bellorum incursibus contra Bavarum nullatenus quieverunt : unde ducis captivitas guerram non abstulit, sed potius aggravavit. (« Or, Frédéric, le duc d’Autriche, fut retenu prisonnier deux ans et sept mois sans interruption chez le Bavarois. Mais sans tenir compte de la détention du duc Frédéric, le duc Léopold, frère du duc, et ses autres frères ne cessèrent de mener de fréquentes incursions militaires contre le Bavarois, de sorte que la captivité du duc ne suspendit pas la guerre, mais l’aggrava plutôt »). 19. Ibid., p. 74. Chronicon Girardi de Fracheto, op.cit., p. 67-68. Grandes Chroniques de France, op.cit., t. IX, p. 57-58. 20. L’auteur est certes liégeois et, partant, plus sensibilisé aux problèmes germaniques. Chronique de Jean le Bel, éd. J. Viard et E. Déprez, vol. I, Paris, H. Laurens, 1904, p. 226-227. 21. Secunda vita Joannis XXII, p. 143. 22. Continuation anonyme de la chronique de Jean de Saint-Victor, op.cit., p. 684. Grandes Chroniques de France, op.cit., t. IX, p. 37-38 : « Comme l’emperere Constantin eust donné à l’eglise de Rome et à Saint Sylvestre la dignité de l’Empire perpetuelement à tenir et possider es parties d’Occident, lequel est establi à estre ordené par I prince seculier esleu par les electeurs d’Alemaigne qui à ce faire sont ordenez et deputez, desquiex l’eslection, combien que elle soit justement faite et celebrée, doit estre offerte à l’examination de la court de Rome, et la persone de l’esleu doit estre examinée en la foy crestiene, et savoir de lui se elle a entencion de garder et deffendre de tout son pooir les drois de l’Eglise. Et après ces choses, receu du Saint Père le serement de l’emperere, le pape le doit confermer et li enjoindre l’office et l’administracion de l’Empire. Lesquelles choses, en l’eslection dudit Loys de Baviere furent defaillans et delaissiées ». 23. Cf. supra, note 11. 24. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 14-15 et 74-76. Grandes Chroniques de France, op.cit., t. IX, p. 58-60. 25. Chronographia regum Francorum, éd. H. Moranvillé, t. I, 1270-1328, Paris, H. Laurens, 1896, p. 264 : Porro rex Francie, qui non gaudebat de coronatione sui, procuravit apud Papam taliter quod Papa denegavit ei gratiam quam postulabat. (« D’autre part, le roi de France, qui ne se réjouissait pas de son couronnement, fit en sorte que la pape lui refusât la grâce qu’il lui avait demandée »). 26. Istore et croniques de Flandres, op.cit., p. 338 : « Li rois de France, qui n’estoit mie lies de son couronnement, fist tant par-devers le pape qu’il refusa sa grâce ». 27. Récits d’un bourgeois de Valenciennes, op.cit., p. 208 : « Et peu après morut pappe Jehan qui estoit dechà les mons ; et adont fist le roy Philippe le Bel [sic, mais le Bourgeois pensait aussi que c’était Jean XXII qui avait remis à Louis la couronne impériale !] de France pappe Bénédic, lequel pappe, par l’accord du roy de France, fist escommenyer le pappe que l’empereur avoit fait delà les mons. Et de nouvel, puis la mort du pape Bénédic, le pappe Clément que le roy Philippe avoit fait, a jetté sentence, par le consentement du dit roy, sur le dit Loys de Bavière, et le condempna le jour du blanc joeudy absolu l’an de grâce mil III c et XLVI, et en ala l’escommeniement par toute la France. Et ce fut la raison et cause pour quoy on le dénonchoit et excommenioit ainsy. L’an de grâce mil III c et XLVI, environ le jour de la Magdalaine, il advint que pappe Clément et le roy de France et aultres avoec eulx firent et constituèrent empereur des

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Romains et d’Allemaingne Charles de Behengne, filz au bon roy de Behengne qui fut. Et encore estoit l’autre empereur en vie Loys de Bavière sans ce que Charles de Behengne n’estoit encore roy d’Allemaigne, ne confermés par les électeurs d’Allemaigne ». 28. La meilleure source latine sur les événements de 1328 est du reste la seconde continuation de Guillaume de Nangis, qui décrit correctement les débats au sein de l’assemblée amenée à trancher entre les prétendants à la régence (en attendant la naissance du dernier enfant de Charles IV). Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 82-84. 29. Chronique de Gilles le Muisit, op.cit., p. 189 : Anno supradicto videlicet quadragesimo septimo, circa festum beati Remigii, mortuus est Ludovicus qui fuit rex Alemannie. Et se gerebat pro imperatore, Romana curia contradicente ; pro qua causa facti sunt plures processus contra eum, et tamen vulgus promiscuum et fama eum imperatorem reputabant. (« L’année susdite, à savoir quarante-sept, aux alentours de la fête de Saint-Remi mourut Louis, qui fut roi d’Allemagne. Et il se comportait en empereur, malgré l’opposition de la curie romaine ; pour cette raison, plusieurs procès ont été menés contre lui, et cependant les gens du commun et la fama générale le tenaient pour empereur »). 30. Récits d’un bourgeois de Valenciennes, op.cit., p. 263 : « Après avint le joeudy après le Saint-Denis et Saint-Guillain l’an mil III c et XLVII, que Loys de Bavière, roy d’Allemaingne et empereur des Romains, conte de Haynault et de Holande de par l’empereys Margueritte sa femme contesse de Haynau et de Holande, ala de vie à mort ; et estoit moult anchien, et avoit esté en moult de batailles et de grans et haulx fais d’armes à son honneur ». 31. Secunda vita Joannis XXII, p. 143. 32. Tous les récits, même les moins attentifs aux péripéties allemandes consignent les excommunications (Fragment d’une chronique anonyme finissant en MCCCXXVIII, éd. J.‑D. Guigniaut et N. De Wailly, Recueil des Historiens des Gaules et de la France, t. 21, Paris, 1855, p. 155. A. Molinier, « Fragments inédits de la chronique de Jean de Noyal, abbé de Saint-Vincent de Laon (XIVe siècle) », Bulletin de la Société de l’Histoire de France, 1883, p. 252 : « Il maintint et recommença les procès contre Loys de Bayviere que ses predecesseurs avoient maintenus. Car, combien que le roy de France Phelippe meist painne à li faire sa pais à l’Eglise, il ne requist pas sa absolucion en la manière que il la devoit requerir, et pour ce lui, sa femme et ses adherenz furent denonciez pour excomuniez, et telement que sa femme, qui estoit niepce le roy de France Phelippe, en icil temps, vint en France devers le roy ; mais, en tous les lieux où elle passoit ou arrestoit, on cessoit pour le jour et pour le temps que elle y estoit à faire le service divin, et meismes en la presence du roy ». ). Les sources parisiennes donnent un témoignage très vivant de l’affaire des placards, dans le sillage du second continuateur de Nangis (Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 96. Grandes Chroniques de France, op.cit., t. IX, p. 93 et 106. Chronique de Richard Lescot, religieux de Saint-Denis (1328-1344), suivie de la continuation de cette chronique (1344-1364), éd. J. Lemoine, Paris, H. Laurens, 1896, p. 8 et 14) ou en raison de leur qualité de témoin direct (A. Hellot, « Chronique parisienne anonyme de 1316 à 1339 précédée d’additions à la Chronique française dite de Guillaume de Nangis (1206-1316) », Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, 11, 1884, p. 114, 116, 126 et 135). 33. Chronique de Berne, op.cit., p. 560. Istore et croniques de Flandres, op.cit., p. 373 et 442. Récits d’un bourgeois de Valenciennes, op.cit., p. 164-166. Les trois passages rivalisent d’admiration pour la majesté impériale signifiée au cours de cette cérémonie. 34. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 208 : Eodem anno Ludovicus Bavarus qui se dixerat per multos annos imperatorem, et imperium contra

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voluntatem Ecclesiae usurpaverat, mala morte interiit ; nam supra equum sedens venationi intendens cecidit, et fractis cervicibus exspiravit excommunicatus, et propter excommunicationis contumaciam aggravatus. (« Cette même année, Louis de Bavière, qui s’était dit depuis de nombreuses années empereur et qui avait usurpé l’Empire contre la volonté de l’Église, périt de male mort, car il chuta de son cheval au cours d’une partie de chasse et, le cou rompu, il expira excommunié et, pire encore, contumace dans son excommunication »). Grandes Chroniques de France, op.cit., t. IX, p. 314. Chronique de Richard Lescot, op.cit., p. 81 : Ludovicus Bavarus, usurpator imperii, dum, venationi insistens, aprum insequeretur, equo cespitante, cecidit et fracto cervice expiravit. (« Louis le Bavarois, usurpateur de l’Empire, ayant pris part à une chasse et poursuivant un sanglier, tomba de son cheval, qui avait trébuché et expira pour s’être brisé la nuque »). 35. J.-M. Moeglin, « Nouvelles d’Allemagne en France aux XIVe-XVe siècles. L’empereur Louis de Bavière dans l’historiographie royale française », Regnum et imperium : Die französich-deutschen Beziehungen im 14. und 15. Jahrhundert. Les relations franco-allemandes au XIVe et au XV e siècle, dir S. Weiss, Munich, R. Oldenbourg, 2008, p. 9-40, ici plus précisément p. 26. 36. De son côté, Chris Jones penche pour une condamnation mitigée de Louis dans l’historiographie dionysienne, qui lui prêterait tout au moins quelques circonstances atténuantes. D’où les nuances apportées ici ou là – Louis aurait été mieux élu que Frédéric, il ne partagerait pas les sentiments excessifs des tenants de la pauvreté absolue ou de l’indépendance de l’empereur face au pape. Chris Jones donne à cette clémence deux raisons : le pape Jean XXII lui-même a déjà créé la polémique avec ses théories sur la vision béatifique, condamnées par l’université de Paris et par le roi de France en personne ; Jean de Bohême, aimé des Français, a longtemps été l’allié de Louis, ce qui aurait valu à ce dernier quelque ménagement pendant la plus claire partie de sa carrière (C. Jones, Eclipse of Empire? Perceptions of the Western Empire and its Rulers in the Late-Medieval France, Turnhout, Brepols, 2007, p. 127-137). Cette impression reste relative, corrigée par les sources extérieures à Saint-Denis et limitée dans le temps. Comme nous avons vu, au bout du compte, Louis laisse un souvenir déplorable. Certes, l’opposition des Luxembourg, Jean puis Charles de Bohême, l’a desservi à Paris, mais même son rapprochement diplomatique avec Philippe VI ne lui a pas permis d’éviter le sanglier sorti tout exprès du bois de fantaisie pour l’envoyer dans l’enfer historiographique ! 37. Sa carrière est retracée dans l’ouvrage de G. Mollat, Les Papes d’Avignon (1305-1378), 10e éd., Paris, Letouzey et Ané, 1965, p. 343-372. 38. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 88 : Asserunt tamen nonnulli quod hujusmodi non papae sed antipapae electio, de Ludovici ducis assensu et conscentia non processit ; sed nequiens tumultuationem tumultuantis populi sedare, quod voluit populus facere, necessitate magis quam voluntate compulsus, toleravit. (« Quelques-uns assurent néanmoins que cette manière d’élection, non d’un pape mais d’un antipape, n’eut pas lieu avec l’approbation et l’accord du duc Louis, mais que, n’étant pas en mesure de calmer le tumulte d’un peuple tumultueux, il toléra la volonté du peuple, mû davantage par la nécessité que par la volonté »). 39. Grandes Chroniques de France, op.cit., t. IX, p. 337. Le passage correspondant du manuscrit retenu par les éditeurs se situe pour sa part aux p. 75-76. 40. Istore et croniques de Flandres, op.cit., p. 339-340 : « Quant Loys de Bavière et li citoien de Romme l’entendirent, si prinrent un conseil contre Sainte Eglise, par l’acord de deux clers de Romme, dont li uns fu frères mineurs, et l’appeloit-on : Bonne-grâce, et li autres fu appelés : maitre Jehan Gandin, et estoit lorrains, et par l’engin de ces deux fu

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li peuples de Romme esmus, et disoient de commune voix : ‘Nous volons avoir pape !’ et eslurent un frère-mineur, qui moult estoit simples homs, que on apeloit : frère Jehan de corbaire et le portèrent en la chaire saint Pierre, et luy vestirent le paillon et luy mirent le diadème sur son chief, et le nommèrent : Nicolas, et crièrent à haulte voix : ‘Vive le pape !’ ». 41. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 87-88 : Quod verbum toti populo placuit, et sic ad electionem alterius papae processerunt, et quemdam fratrem minorem, qui dicebatur frater Petrus Rainalutii, unanimiter licet nequiter elegerunt, et electum consecraverunt, et in cathedra sancti Petri honorifice, quomodo solitum est aliis papis antiquitus fieri, posuerunt. (« Ce mot fit plaisir au peuple tout entier et ainsi, ils procédèrent à l’élection d’un autre pape et élurent un certain frère mineur, qu’on appelait frère Pierre Rainalutii, à l’unanimité bien qu’illégalement, et ils consacrèrent l’élu, et l’intronisèrent avec tous les honneurs dans la cathédrale Saint-Pierre, comme on avait jadis coutume de le faire pour les autres papes »). 42. Secunda vita Joannis XXII, p. 143 : Veniensque Romam, quemdam pseudoantipapam Rome fieri fecit legibus et ordine perversis et execratis orationibus execrari potius quam sacrari anno dominice incarnationis MCCCXXIII in mense maii : cui antipape ipse Ludovicus reverentiam exhibuit tanquam summo pontifici, et tanquam papam manutenuit et deduxit in grave scandalum Ecclesie Domini Jhesu Christi. (« Venant à Rome, il y fit vouer à l’exécration plutôt qu’à la consécration un certain pseudo-antipape au moyen de lois et d’un rituel pervertis et de prières maudites, l’année de l’Incarnation du Seigneur 1323 au mois de mai : Louis lui-même montra à cet antipape la révérence due au souverain pontife, le maintint en tant que pape et s’en fit accompagner au grave scandale de l’Église du Seigneur Jésus-Christ »). 43. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 116-117. Surtout, Secunda vita Joannis XXII, p. 143-151. 44. Sur les mariages croisés entre les deux familles et sur la place des Luxembourg dans la vie politique française, voir M. Margue, « Jean de Luxembourg et les rois de France », Un itinéraire européen. Jean l’Aveugle, comte de Luxembourg et roi de Bohême. 1296-1346, dir. M. Margue et J. Schroeder, Luxembourg, CLUDEM, 1996, p. 51-86, et P. Contamine, « Politique, culture et sentiment dans l’Occident de la fin du Moyen Âge : Jean l’Aveugle et la royauté française », Johann der Blinde, Graf von Luxemburg, König von Böhmen, 1296-1346 : Tagungsband der 9es journées lotharingiennes, 22.-26. Oktober 1996, Centre universitaire de Luxembourg, dir. M. Pauly, Luxembourg, Section historique de l’Institut du Grand-Duché du Luxembourg, 1997, p. 343-361. 45. La Chronique de Berne, op.cit., p. 523-524, pose Jean en médiateur, puis en chef militaire brave et terriblement efficace. Les chroniques de Saint-Denis lui donnent un beau rôle totalement fantasmatique dans la défaite infligée à un Frédéric d’Autriche conduisant des armées en partie composées de Sarrasins (Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 14 et 53-54 ; Grandes Chroniques de France, op.cit., t. IX, p. 29). 46. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 123 : Circa idem tempus rex Bohemiae, magis, ut asserunt, causa curiositatis et patriae videndae quam alia quacumque ratione, Italiam intravit. Quem videntes Italici guibelini, et agnoscentes eum fuisse Henrici Pii imperatoris ultimo defuncti filium, eum cum gaudio et magno honore susceperunt, et se sibi, aburgato et Bavaro et ejus dominio, cum pluribus civitatibus subdiderunt. Ab illo vero tempore multum incoepit fortuna Bavari discurrere, et jam de eo fama pauca vel nulla currere videbatur, ipso de die descendente in diem, Theotonicorum semper consuetudo fuerit, quod nullum libenter sequitur, in cujus fortuna secunda non est. (« À peu près à la même époque, le roi de

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Bohême, davantage par curiosité et pour revoir sa patrie, dit-on, que pour tout autre motif, entra en Italie. Les gibelins d’Italie le voyant et reconnaissant en lui le fils du défunt empereur Henri le Pieux, l’accueillirent avec joie et grand honneur et, abandonnant le Bavarois et sa seigneurie, se soumirent à lui en même temps que plusieurs cités. Àpartir de cette période, la fortune du Bavarois commença à décliner fortement et déjà sa réputation semblait faible ou nulle, décroissant de jour en jour, puisque la coutume des Teutons n’a jamais été de suivre qui que ce soit qui n’ait l’appui de la fortune »). Voir aussi Grandes Chroniques de France, op.cit., t. IX, p. 122. 47. Continuationis chronici Guillelmi de Nangiaco pars altera, op.cit., p. 207-208 : Circa dictum tempus, scilicet anno MCCCXLVII, Karolus de Boemia, filius illius regis Boemiae qui caecus obiit in conflictu de Cressiaco, fuit in imperatorem Romanum electus, et per Ecclesiam confirmatus et coronatus in villa quae Boenna dicitur, prope Aquisgranum, Ludovico Bavaro adhuc imperium usurpante. […] Et tunc Karolus rex Boemiae jam in imperatorem antea electus, fuit in Aquisgrani pacifice coronatus. Qui quidem ivit postea Romam pro corona altera, et alibi prout imperatores facere consueverunt. (« Vers ladite époque, à savoir l’année 1347, Charles de Bohême, fils de ce fameux roi de Bohême qui mourut aveugle à la bataille de Crécy, fut élu à l’Empire romain, confirmé par l’Église et couronné dans une ville qu’on appelle Bonn, près d’Aix-la-Chapelle, alors que Louis le Bavarois avait jusque là usurpé l’Empire […]. Alors, Charles de Bohême, élu peu auparavant à l’Empire, fut couronné pacifiquement à Aix. Et il se rendit ensuite à Rome pour obtenir la seconde couronne»).Ce que Richard Lescot résume ainsi : Dominus Karolus, rex Bohemie, filius regis Boemie qui bello Creciascensi occisus fuerat, in imperatorem est electus, et postmodum a Summo Pontifice coronatus. (« Le seigneur Charles, roi de Bohême, fils du roi de Bohême qui avait été tué à Crécy, fut élu à l’Empire, puis couronné par le Souverain Pontife »), (Chronique de Richard Lescot, op.cit., p. 82). 48. Chronique de Jean le Bel, op.cit., p. 221-222 : « L’an de grâce mil CCC XLV trespassa l’empereur Loys de Baviere, tantost pourchassa aprez luy le plus nobles roy qui fut le roy de Boheme, par sons sens que messire Charles, son asné filx, fut eslut par la plus grande partie des esliseurs du roy d’Alemaigne, et par le consentement du pape Clement VI et par toute la court de Romme ; mais il eust depuis assez à faire et de contraire fortune, aprez la mort de sondit père, le roy de Boheme, qui moru à la bataille qui fut à la Blanche Tache, assez prez de Crecy en Ponthieu […]. Cil messire charles, esleu à roy des Rommains, ainsy que dit est, ne poeut estre couronné si tost comme il voulsist à Ayz, aprez la mort de son gentil père, ains le convint couronner en la ville de Zantes, qui siet sur le Rin, car il avoit II de ses esliseurs contraires qui avoient esleu ung aultre à Frankenwort, là où l’en debvoit, par coustume ancienne, eslire les roys d’Alemaigne, si comme ilz disoient, et on avoit eslut messire Charles à Couvalence sur le Rin, par quoy ledit messire Charles ne poeut, si tost comme il voulsist, estre couronné à Aiz par paix, ains luy convint longuement guerrier, car ces II esliseurs, c’est assavoir le duc de Baviere et le marquis de Brandebourch luy estoient moult durement contraires. A la parfin, lui convint faire paix avecques eulx, et prist à femme le seur du joeune duc de Baviere, et fut, par commun accord, recouronné à Aiz, et sa femme, la joeune royne, et tous les haults barons d’Alemaigne y furent en grand estat. Ce fut l’an de grâce mil CCC XLIX, ou moys d’aoust ». 49. Récits d’un bourgeois de Valenciennes, op.cit., p. 208-209 : « L’an de grâce mil III c et XLVI, environ le jour de la Magdalaine, il advint que le pappe Clément et le roy de France et aultres avoec eulx firent et constituèrent empereur des Romains et d’Allemaingne Charles de Behengne, fils au bon roy de Behengne qui fut. Et encore estoit l’autre empereur en vie Loys de Bavière sans ce que Charles de Behengne n’estoit

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encore roy d’Allemaingne, ne confermés par les électeurs d’Allemaigne. Et lequel Charles encharga tantost les armes d’Allemaingne l’aigle à II testes comme empereur, lesquelles armes il emploia moult mal au premier commenchement, ainsy comme vous porez oyr ci après » ; p. 213 : [après un combat à Liège] « Et quant l’évesque de Liège et les aultres barons virent celle desconfiture, adont n’y eult sy hardy qu’il ne tournast en fuitte sans attendre l’un l’autre, et se ne les cachoit, ne siévoit nulluy. Et monseigneur Charles de Behengne le nouvel empereur s’en fuy, et toutes ses nouvelles banières d’Allemaigne, dont ce fut grant honte pour luy et moult grant déshonneur à la première fois ». Il est vrai que Charles remet le couvert à Crécy, p. 236, faisant partie des seigneurs « moult courouchiés et dolens et fort esbahis de ce qu’il leur estoit advenu et de la grande perte qu’ils avoient eue ». 50. J.-M. Moeglin, « Nouvelles d’Allemagne », op.cit., p. 39. 51. R.E. Giesey, Le Rôle méconnu de la loi salique. La succession royale. XIVe-XVIe siècles, Paris, Les Belles Lettres, 2007.

RÉSUMÉS

Les chroniqueurs français du XIIIe siècle ont peu à peu perdu de vue l’Empire germanique et ont imputé sa lamentable propension au désordre et à la guerre civile à ses subtilités constitutionnelles – en un mot, à la désignation élective de ses rois. Assez étonnamment, leurs successeurs de la première moitié du XIVe siècle prêtent une attention plus soutenue à l’histoire allemande et font évoluer leur opinion au sujet des schismes impériaux. C’est que la monarchie française a entre-temps connu un épisode quasi électif et désire ardemment se trouver un allié contre Édouard III dans le cadre de ce qui va devenir la guerre de Cent Ans.

During the thirteenth century, French chroniclers progressively lost sight of the Empire and blamed its constitutional subtleties (i.e. its elective kingship) for its most lamentable tendencies toward disorder and civil war. Surprisingly, their successors of the first half of the fourteenth century paid more attention to German history, and changed their mind when dealing with imperial splits : French monarchy had meanwhile experienced a quasi-electoral crisis and was eager to find support against Edward III in what was to become the Hundred Years War.

AUTEUR

GILLES LECUPPRE Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense, CHISCO (Centre d’Histoire sociale et culturelle de l’Occident)

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Élection et collégialité La pratique élective au sein du chapitre de Saint-Germain l’Auxerrois de Paris au XVe siècle

Anne Massoni

1 Saint-Germain l’Auxerrois est une église de la rive droite à Paris, située en face du Louvre et actuellement à côté de la mairie du Ier arrondissement. Fondée probablement au VIIe siècle, c’est l’une des plus anciennes églises parisiennes et, à ce titre, le centre d’une immense paroisse. Jusqu’en 1744, date de son union au chapitre cathédral, l’organe dirigeant de l’église est un chapitre composé de quatorze chanoines séculiers1. C’est dans ce microcosme, et davantage du point de vue de la pratique que du discours, que l’on se propose d’examiner les élections au cours du XVe siècle. Le chapitre de Saint-Germain est par définition un collège, une assemblée où toutes les décisions sont prises collectivement. La matérialisation de cette collégialité se trouve dans les registres capitulaires2 où sont consignées depuis 1382 les délibérations des chanoines en chapitre, ce qui permet de cerner au plus près la réalité des débats. Ce microcosme est reflet d’une réalité plus vaste, un révélateur des pratiques électives de l’Église en général. À vrai dire, le mode de désignation des clercs séculiers est encore en partie mal connu pour le dernier siècle du Moyen Âge3. Rappelons-en à grands traits les principaux jalons : la soustraction d’obédience de 1398 retire au pape Benoît XIII toute obéissance au sein du royaume de France dans le contexte du Grand Schisme d’Occident. Elle est réitérée en 1407 puis le concile de Pise en 1409 ajoute à la confusion un troisième pape concurrent des deux précédents. On assiste au retour des prétentions pontificales surtout sous le pontificat de Jean XXIII (1410-1415) puis de Martin V, unique pape élu par le concile de Constance en 1417. Les résistantes contre cette autorité trouvent écho dans le conflit sévère entre Eugène IV et le concile de Bâle, concile dont les canons en matière de retour aux pratiques ordinaires sont reprises dans le texte de la Pragmatique Sanction de Bourges en 1438 sous l’égide de Charles VII. Mais l’abolition de cette ordonnance à deux reprises à partir de 1461 plonge le régime bénéficial de France dans la confusion jusqu’à la conclusion du Concordat de Bologne qui, en 1516, retire l’élection des évêques aux chapitres cathédraux. Dans ce contexte, quelle fut la place donnée à l’élection par le petit corps d’Église que représente le chapitre de Saint-Germain au sein de son fonctionnement institutionnel ? Qu’en fut-il

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de sa liberté d’élire et quelle fut la réalité de sa pratique élective ? Ces trois points constitueront les étapes de notre réflexion.

2 Dans les affaires quotidiennes, outre le patrimoine à gérer, le chapitre est souvent amené à désigner des personnes pour occuper une fonction ecclésiastique, à procéder donc à un choix, au sens d’electio dans son acception médiévale4. L’ancienneté de l’église Saint-Germain explique que beaucoup de postes soient à la nomination du chapitre5 et que ces affaires d’élection remplissent les registres capitulaires. Ces fonctions s’exercent au sein du chapitre mais aussi du clergé de l’église, bien plus complexe en fait que le seul collège de chanoines mais encore dans d’autres églises parisiennes comme certaines paroisses dont les limites ont été tracées au sein du territoire originel de la paroisse Saint-Germain.

3 Ces fonctions appartiennent canoniquement à deux catégories : ce sont soit des bénéfices ecclésiastiques composés d’une charge assortie d’un titre et rémunérée par un revenu souvent assis sur des rentes (pour les chanoines, ce sont les canonicats et les prébendes), soit des offices, c’est-à-dire une fonction temporaire, gagée par un salaire, exercée en plus du bénéfice6. Parmi les bénéfices que le chapitre est amené à pourvoir, il faut mentionner en premier lieu le décanat de l’église, soit la charge de doyen du chapitre7. Il en est le seul dignitaire, qui préside l’assemblée capitulaire en qualité de chef. Comme curé primitif de la paroisse, il a encore à la fin du Moyen Âge charge d’âmes pour tout le clergé de chœur. Son bénéfice est très lucratif, d’autant qu’il est double car le doyen doit être chanoine. Comme chanoine, il dispose d’un canonicat et d’une prébende et comme doyen, du décanat et d’une seconde prébende. Le chapitre pourvoit aussi à d’autres canonicats dans certaines collégiales parisiennes et dans la catégorie des bénéfices, il est aussi patron de cures, dont celle de Saint-Germain. Comme patron, il n’est pas le collateur direct de ces cures. Il doit procéder à l’electio du candidat et à sa presentatio à l’archidiacre de Paris qui le présente à son tour à l’évêque, lequel procède à la confirmatio puis à la collatio proprement dite8. Mais, dans les faits, le chapitre est toujours confronté à un choix. Appartient au groupe des offices la chantrerie de l’église9 c’est-à-dire la charge de l’organisation de la liturgie au chœur et de la discipline exercée sur tous les clercs non chanoines qui jurent obéissance au chantre à leur entrée en fonction. Cet office, moins avantageux que le décanat10, est tout de même recherché, ne serait-ce que par l’autorité qu’il confère. Plus subalterne mais tout aussi essentiel est l’office de procureur du chapitre ou intendant et comptable dans la gestion de son patrimoine11. Tel est le cas aussi des offices dont la nomination appartient au chapitre élargi aux dimensions du clergé de chœur, qui récite l’office divin en compagnie des chanoines, appelé la « communauté » à Saint-Germain : le procureur de la communauté, jumeau du précédent pour le patrimoine de l’ensemble des clercs12, le distributeur dont la fonction est cruciale dans la mesure où il pointe les présences et surtout les absences au chœur et qui distribue les jetons de présence valant rémunération.

4 Pour désigner ces personnes, le chapitre a longtemps utilisé la nomination commune, en particulier pour le décanat (et la prébende qui lui est annexée) et la chanterie. Ce sont les statuts de l’église, en d’autres termes sa coutume propre, qui règlementent le mode de désignation. Celui sur le chantre date de 120313. Il précise bien que l’office est électif, c’est-à-dire confié à la collation commune et rappelle que le décanat l’est aussi depuis toujours14. En 122915, un autre statut confirme que les offices de procureurs sont électifs. Mais devant le nombre croissant de bénéfices et d’offices à eux dévolus et

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surtout à cause des querelles incessantes provoquées par ce choix commun, les chanoines éditent un nouveau texte en 129516 qui propose un autre mode de désignation, la collation individuelle. Un chanoine choisit un candidat pour une fonction, au fur et à mesure des vacances. Deux listes sont dressées, qui varieront avec le temps, la première contenant les bénéfices laissés au choix commun, la seconde ceux qui tombent dans le tour, en d’autres termes qui sont conférés par les chanoines classés dans un ordre complexe17. Quelle est la logique présidant à la sélection de certains bénéfices laissés au choix commun ? Premièrement, on met ainsi de côté les postes les plus importants, ceux qui suscitent le plus d’enjeux par le prestige de la fonction et la richesse des revenus. La décision collégiale permet de mettre ses auteurs davantage à l’abri que le choix individuel. La responsabilité personnelle se dissout dans un choix collectif, protection contre d’éventuelles mesures de rétorsion. Ce sont ensuite les charges qui régissent la vie quotidienne du chapitre et des clercs de chœur qui restent à la désignation commune. Cela est vrai surtout des offices, même si du point de vue institutionnel, ils ont un statut inférieur, une moindre dignité. On peut y voir une application scrupuleuse du principe du Quod omnes tangit ab omnibus approbetur. Le choix commun est enfin garantie de cohérence interne au sein du corps. C’est la personne qui a fait ses preuves comme chanoine ou comme clerc et qui est reconnue comme telle par tous, qui mérite d’être choisie. D’où la nécessité statutaire d’être d’abord chanoine avant d’être doyen ou chantre, significativement remplacés pendant leurs absences par le plus ancien chanoine du chapitre. Cela se lit clairement dans les recommandations faites avant de procéder à un choix ou dans les arguments avancés pour justifier l’élection de tel ou tel : est choisi celui qui s’est avéré sufficiens, exercitatus, ydoneus, expertus18.

5 Mais les statuts sont très peu explicites sur la procédure de la collation commune19 d’où la nécessité d’avoir recours à la législation canonique par moments, comme on le verra plus loin. Dans les autres sources comme les registres capitulaires, les formulations ne sont pas plus développées. Tel choix est fait de voluntate et consensu omnium canonicorum20, de communi assensu, tel personnage est rite electus. Il semble que pour pourvoir le même poste, les chanoines aient eu la latitude de procéder de manières différentes. La terminologie est de peu de secours puisqu’il n’existe pas de terme spécifique pour désigner le type de procédure utilisé et encore moins l’élection au sens contemporain, soit avec un vote. Elle peut être exprimée par nominatio, deputatio, creatio, constitutio, donatio, provisio21. Quand les documents détaillent la procédure, il s’agit la plupart du temps du choix de personnages éminents au sein desquels on ne retiendra désormais que le doyen, le chantre et le curé de Saint-Germain.

6 Ce n’est pas parce que les statuts prévoient l’élection comme pratique ordinaire pour ces charges que toutes ont été pourvues par elle à la fin du Moyen Âge, loin s’en faut. Ce sont les registres capitulaires qui permettent de savoir dans quelle mesure et quand la liberté d’élire a été de mise. On sait qu’au XIVe siècle, le pouvoir pontifical a détourné la collation des bénéfices à son profit et que de facto il a interdit la pratique élective aux chapitres. Cela a conduit à perturber gravement le fonctionnement interne des collèges. À Saint-Germain, Urbain V conféra en 136422 à un candidat, à la fois le décanat et un canonicat, sans choisir un chanoine déjà titulaire. Il n’y avait donc aucune certitude que le personnage fût idoine mais plus gravement, ce dernier eut tant de mal à faire valoir son droit sur le canonicat conféré à plusieurs concurrents par le même pape, qu’il fut reçu au décanat mais dut attendre plusieurs années avant d’être reçu

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chanoine23. Le chapitre lui ferma donc ses portes pour non respect des statuts : comment donc le gouverner sans y comparaître ?

7 Cela se reproduit au XVe siècle même si, en comparaison, ce siècle fait figure de siècle de l’élection. De 1398 à 1510, il se produit neuf fois une vacance à Saint-Germain pour le décanat, autant pour la chantrerie et autant pour la cure. Les chanoines purent pratiquer dans chaque cas six fois l’élection, même si toutes ne furent pas efficaces. La chronologie des événements se décompose en trois temps faciles à distinguer. Une première période couvre les années 1398 à 1438. Les chanoines ont goûté au retour aux pratiques ordinaires grâce à la soustraction d’obédience votée par l’assemblée du clergé de France le 27 juillet 1398. Dès le mois d’octobre, la chantrerie est vacante par la mort de son titulaire le 17. Cinq jours plus tard24, les chanoines élisent l’un des leurs, Jean d’Omont, et l’évêque de Paris, Pierre d’Orgemont, se déplace personnellement en chapitre en novembre pour confirmer la validité de cette pratique toute neuve25 et marquer la solennité de l’événement. Mais il est manifeste dès ce moment que le roi, les princes surtout et les universitaires ont l’intention de remplacer le pape dans le jeu bénéficial. Le chapitre développe alors des stratégies pour y faire face26. Et dès 1410 et le pontificat de Jean XXIII, l’élection redevient plus difficile. Une première tentative de résistance de la part des chanoines se situe en 1414 quand, à la mort de leur doyen, ils élisent le 11 mai27 Nicolas d’Orgemont, leur confrère depuis 1399, et prolongent même le 18 juin le délai accordé pour qu’il donne ou non son accord. On ne sait s’il le fit car avant même sa réponse, les chanoines reçoivent le 19 juin Jean Charreton, candidat pourvu des deux prébendes par Jean XXIII28 et auquel, par grâce, ils accordent le droit de paraître en chapitre dès le 2629. En 1416, la chantrerie est de même pourvue par le pape à Jean de Héricourt et le chapitre manifeste clairement sa mauvaise volonté à son endroit mais il ne procède à aucune élection du chantre, malgré la convocation faite pour cela30. La cure est conférée par Martin V en 141831 et le décanat de même en 141932 sans mention d’élection. En revanche, en 1425, on distingue clairement une seconde manœuvre de résistance quand le chapitre obtient du même pape l’union de la cure à la mense capitulaire, ce qui vaut extinction de bénéfice (de toute façon redevenu inaccessible aux chanoines) et transformation en office à leur nomination33. Mais en février 1429, à la vacance de la cure, un candidat du pape à ce bénéfice, de facto rétabli, Pierre de Creil, fait valoir sur lui son droit et persévère contre le chapitre jusqu’en 143834, ruinant ainsi le projet capitulaire, malgré l’appel porté par les chanoines devant le concile de Bâle. C’est qu’entre-temps, toujours en 1425, le décanat étant devenu vacant par la promotion de Jean de Mailly à l’évêché de Noyon en juillet, les chanoines élisent en octobre un des leurs, Jean Robert, reçu chanoine en 1401, dit « notable homs, licencié es lois, qui a résidé et qui congnoit l’estat de l’église ». Mais Martin V avait déjà conféré le décanat à un futur cardinal, conseiller du duc de Bourgogne, et il excommunie les chanoines de Saint-Germain pour avoir procédé à l’élection. S’ensuit un long procès au Parlement qui donne raison aux chanoines en 142635, néanmoins le décanat est à nouveau pourvu en 142736 à un candidat pontifical, Jean Vivien, qui est reçu doyen. L’élu, Jean Robert, deviendra chantre (on ne sait comment), peut-être comme lot de consolation.

8 Tout change avec l’application de la Pragmatique Sanction à partir du 7 juillet 1438 puisque, de cette année à 1459, le chapitre de Saint-Germain élit avec succès deux fois un doyen, deux fois un chantre, deux fois un curé37. Dès octobre 143838, Jean Chuffart, chanoine depuis quinze jours, est élu doyen, le premier depuis très longtemps et la solennité particulière de l’événement explique qu’il soit très minutieusement rapporté

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dans les registres. Dans ces années, le chapitre a même la faculté de repousser tout candidat extérieur, faisant fi d’une recommandation de l’évêque pour la chantrerie en 144339 ou d’une provision par le pape pour la cure en 1439 40 ainsi que de plusieurs recommandations venant de Charles VII lui-même ou de l’université pour le même bénéfice en 145941.

9 En revanche, avec l’abolition de la Pragmatique en 1461 et les vicissitudes qu’elle connaît ensuite42, et surtout avec le règne de Louis XI, la donne change. La pratique ordinaire est à nouveau très contrariée à Saint-Germain dès la fin des années 1460. On note une évolution très différente de la pratique élective en fonction de la charge à pourvoir. L’élection au décanat redevient à nouveau impossible (si bien que seuls deux doyens seront élus sur l’ensemble du siècle) à cause de l’éminence du bénéfice, tandis qu’elle continue à être pratiquée avec beaucoup plus de liberté pour la chantrerie43 et la cure, sauf dans les premières années du XVIe siècle. En 146744, le chapitre réussit à éviter d’avoir comme chantre un Italien pourvu par un légat pontifical et un protégé de la reine totalement inexpérimenté, mais un des chanoines, Pierre de Braban, doit avoir recours à une provision par le pape Paul II pour obtenir la chantrerie dans la mesure où aucune élection ne put avoir lieu. Les chanoines précisent alors à plusieurs reprises que « le droit du chapitre est sauf », ils vont être amenés à le redire souvent dans ces années, parlant même des « droits, franchises et libertés » de leur église en 146945, quand leur droit d’élection est bafoué par le roi à la mort de leur doyen Jean Cheneteau. Ils reçoivent par deux fois courrier de Louis XI qui, avant même la mort de Jean, les informe qu’il a demandé provision du décanat à Paul II46 pour son cousin Jean de Belleville, qu’il leur interdit d’élire quelqu’un sous peine de représailles ou, tout au moins, qu’il les autorise à élire par égard pour les statuts de l’église mais seulement son cousin. Jean est reçu car la crainte des censures est réelle47. Et en 1474, à la mort de Jean de Belleville48, face à Pierre de Cerisay, lui aussi très soutenu par le roi, ils élisent à nouveau leur chantre Pierre de Braban comme doyen, discrètement et sans efficacité49. À la mort de celui-ci en 1479, ils délibèrent longuement pour savoir quoi faire de ce droit au décanat longtemps arboré par l’élu, mais, par considération pour les qualités de leur doyen actuel, Pierre de Cerisay, et surtout par crainte des ennuis qu’une nouvelle élection provoquerait, ils renoncent à leur droit d’élire, sans préjudice pour l’avenir50. Dans les faits, ils n’éliront plus leur doyen, le suivant en 1507, petit-neveu de Pierre, étant pourvu par le pape51. L’élection à la chantrerie se fait de manière beaucoup plus apaisée à trois reprises en 1479, 1491 et 150152 et le choix du curé, après la permutation du bénéfice en 147153, donne certes lieu à une élection houleuse mais efficace en 1485, puis plus pacifiée en 1486, 149154 et 150855, date à laquelle le bénéfice est à nouveau pourvu par le pape Jules II, ce qui ne s’était plus vu depuis 1429, et date à laquelle il est touché par le même népotisme qui a affecté les deux autres charges au début du XVIe siècle56.

10 Qualitativement, on ne peut dire que l’élection ait garanti à Saint-Germain l’excellence du choix à tous les coups57. De fait, on trouve dans la catégorie des bons doyens58 Pierre de Cerisay récemment cité, pourvu par le pape en 1474, alors que Nicolas d’Orgemont élu en 1414 n’aurait pas fait un excellent chef, vu son absence quasi systématique du chapitre jusqu’à cette date. Le choix des chanoines fut même désastreux pour Jean d’Omont élu chantre en 1398, qui regagna Avignon où il exerçait des fonctions de curialiste dès la restitution d’obédience en 1403 pour ne plus reparaître jusqu’à sa mort en 141559. Pierre de Braban en revanche, pourvu en 1467, fut un excellent chantre mais il était chanoine depuis 1458. La démonstration vaut aussi pour les curés. Jean Luillier,

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professeur de théologie, parent de deux chanoines de Saint-Germain, ayant même promis aux paroissiens de faire résidence avant son élection, fut élu en 1459 parmi six autres candidats, mais il se fit remplacer par des vicaires, certes surveillés, jusqu’à permutation de la cure en 1471. Néanmoins, on ne peut nier que pour la chantrerie, pour laquelle ce mode de désignation fut le plus fréquemment pratiqué, l’élection par le chapitre ait permis le discernement de chanoines qui se révélèrent très consciencieux dans l’exécution de leur tâche.

11 Comment a-t-on voté à Saint-Germain au XVe siècle ? Quand une vacance se produit, il y a convocation60. Cette procédure est très fréquente et même systématique pour toute nomination ou réception d’un candidat, et pas seulement pour une élection. Faite par le sergent du chapitre mandé pour cela, elle est toujours adressée à tous les chanoines présents à Paris et qui pourront être commodément trouvés. Elle nécessite néanmoins un soin particulier quand il s’agit d’une élection importante : on repousse la date initialement fixée pour enquêter sur le lieu de résidence de certains chanoines après la vacance du décanat en 1451, des témoins assurant qu’il est inutile de convoquer ceux qu’on ne pourra trouver61 et des lettres de convocation étant affichées sur les portes de Saint-Germain et de la cathédrale portant la date fixée pour l’élection. Le délai qui sépare d’ailleurs la décision de convoquer du jour de la convocation montre si l’on veut se donner ou non la peine de réunir tous les électeurs : d’un jour pour l’élection du curé à plus d’un mois pour celle du doyen62. L’élection peut avoir lieu le matin ou le soir mais on prévoit toujours du temps pour y procéder, voire de prolonger la convocation sur plusieurs jours. La convocation est souvent efficace car beaucoup d’élections sont faites par neuf à onze chanoines, plus nombreux que les autres jours63.

12 Le jour prévu, le sergent comparaît au début de la séance en chapitre pour certifier qu’il s’est rendu au domicile de tous les chanoines convoqués64. Si d’autres affaires se présentent ce jour, on peut les traiter d’abord et repousser l’élection plus tard. Pour être électeur, il suffit d’être en conformité avec les règles d’admission en chapitre, par exemple être promu à l’ordre ecclésiastique requis par la prébende détenue. En juillet 147965, un chanoine dénonce un collègue ayant pris part à l’élection du chantre sans être prêtre, mais elle n’est pas pour autant invalidée. Il n’y a pas de notion claire de quorum, en revanche la qualité des électeurs compte. L’élection doit être faite quand le doyen ou le plus ancien chanoine peut être là66. Un absent peut y prendre part par procuration : une cédule de vote rédigée sur papier est lue pendant l’élection du doyen en 143867. Enfin, il arrive que le corps électoral soit élargi exceptionnellement aux clercs de chœur, par exemple pour l’élection du chantre en 149168.

13 L’élection elle-même doit avoir lieu dans un délai prévu par les statuts, quarante jours pour le chantre sous peine de voir l’office pourvu par l’évêque, une durée inconnue pour le curé69. Ce sont les chanoines qui décident le jour même de la procédure à employer. Il est clairement dit en 143870 qu’on choisit la via scrutini per ordinacionem concilii basiliensis et c’est bien l’élection épiscopale définie par le concile de Bâle qui servira de modèle. Le notaire parle même de « conclave » en 145171 quand il y a convocation pour l’élection du doyen évoquant par là la nécessité de délibérer sous clef, mais renvoyant aussi aux conditions de l’élection pontificale. Souvent néanmoins, la procédure n’est pas connue, on a le seul nom de l’élu dans les registres après la formule : domini elegerunt [...]72. Mais quand cela est connu, il s’avère que les deux voies les moins fréquentes sont celle du compromis employée une fois pour le chantre en 149173, et celle du Saint-Esprit pour l’élection du doyen en 141474. Aucun détail n’est

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donné dans ce dernier cas, malheureusement. C’est donc la procédure du scrutin qui est de loin la plus employée, même pour l’élection aux offices subalternes où les clercs de chœur sont priés de donner leur voix ou leur voeu75 (votum). Mais la voie du Saint- Esprit reste néanmoins un idéal, tant elle matérialise l’unanimité qui reste dans la mentalité des chanoines le signe de la validité de leur choix car cela signifie qu’il est inspiré. L’élection du chantre en 144376 par scrutin est qualifiée de quasi via spiritus sancti car tous les votes ont été unanimes pour désigner Étienne le Petit.

14 Le détail de la procédure est très bien connu pour deux élections, celle du doyen en 1438 et celle du curé en 148577. La première se fait donc selon la procédure redéfinie au concile de Bâle : célébration d’une messe du Saint-Esprit, choix d’un notaire et de deux témoins, serment de respecter le secret des délibérations sous peine d’excommunication, choix de trois scrutateurs, serment in fidem sacerdotis dans les mains de l’un d’eux d’élire comme doyen celui qui en sa conscience sera jugé comme le plus utile en rejetant toute fraude, expression par chacun, classé par ordre d’ancienneté en chapitre, du candidat choisi aux scrutateurs retirés à part et qui font noter les votes par le notaire, proclamation de ceux-ci pour constater que la major et sanior pars78 a choisi Jean Chuffart par cinq voix sur dix, soit à la majorité relative. Puis un chanoine élu à l’unanimité est envoyé dans l’église publier le résultat au clergé et au peuple, en disant depuis le pupitre où on lit l’Évangile : « moi, N, ayant invoqué la grâce de l’Esprit Saint, j’élis Jean Chuffart, docteur en décrets, convenable par la science, les mœurs, le mérite, d’âge et de naissance légitimes ». On retrouve ici le mythe de l’unanimité, mythe puisque le scrutin a montré la désunion du corps électoral.

15 L’élection de 1485 est révélatrice quant à elle des limites de la procédure par scrutin. Elle prit plus de quinze jours, ne serait-ce que par le temps nécessité par la présentation officielle de six candidats79. Le notaire qui la relate ne cache pas les très fortes pressions qui ont pesé sur elle80de la part du roi, de l’université, de l’évêque de Paris, des paroissiens, et qui se retrouvent dans les arguments avancés à charge ou à décharge de l’un des deux candidats finalement retenus par le vote : Pierre Alusson, trop soutenu par sa parentèle, ou au contraire, Jean Rollin, docteur en théologie, soutenu par les paroissiens en vertu de sa formation. Le premier scrutin donne quatre voix à chacun sur huit votants et le chapitre peine longtemps pour trouver une solution qui le sorte de l’impasse. Le doyen propose l’arbitrage par deux notables paroissiens mais les chanoines refusent par peur du précédent. On tente la voie du dédommagement par un candidat, en faveur de celui qui accepterait de se désister mais cela échoue. Les chanoines procèdent à nouveau deux fois au scrutin avec toujours les mêmes résultats, deux camps se forment clairement au sein du chapitre81. La décision finale donne à la prima vox du doyen la responsabilité de trancher. Mais quand Pierre Alusson, le curé élu, est reçu, les chanoines qui n’ont pas voté pour lui le lui font savoir.

16 Une fois l’élection faite, elle doit être suivie d’une investiture, à laquelle on procède à nouveau quand la procédure de désignation est invalidée après coup, même s’il s’agit du même impétrant. L’investiture se compose toujours peu ou prou des mêmes éléments et elle n’est que peu différente quand elle suit une provision ou une élection. Dans ce dernier cas seulement, on doit attendre l’accord de l’élu qui, s’il accepte, remercie les électeurs de l’avoir choisi et formule toujours à peu près les mêmes paroles82: il ne veut pas résister à la volonté divine mais plaire à ses conchanoines. Pour le doyen et le curé, il faut ensuite demander confirmation de l’élection à l’évêque pour le premier83 et présenter le second à l’archidiacre84. Une fois confirmation et collation

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obtenues de la part du supérieur, l’élu, qu’il soit doyen, chantre ou curé, prête serment en chapitre sur les Évangiles, la main sur la poitrine, à genoux, de respecter les devoirs de sa charge. Intervient ensuite la « mise en possession corporelle, réelle et actuelle » par l’installation au chœur, souvent pendant la grand’ messe, dans la première stalle de droite pour le doyen, la première de gauche pour le chantre, à gauche pour le curé. Le doyen prend possession de l’autel majeur85 ainsi que de l’autel paroissial situé dans une des chapelles de la nef, de même que le curé pour le second autel. Les gestes sont généralement le toucher des nappes d’autel, du calice, du missel, des ornements, du tabernacle, des fonts baptismaux et des portes de l’église. De retour en chapitre, doyen et chantre sont installés dans les sièges adéquats et le doyen reçoit les clefs de l’église. Les réjouissances sont complétées par un repas festif en 1443 lors de l’élection du chantre Étienne le Petit86. Le doyen et le curé sont aussi investis de leur maison par l’entrée dedans et la remise des clefs. La cérémonie se termine quelques jours plus tard, quand le doyen prête hommage à l’évêque et que le chantre prête hommage et serment de fidélité dans les mains du doyen, suivi d’un « baiser en signe d’amour »87.

17 En définitive, les chanoines de Saint-Germain l’Auxerrois au XVe siècle sont rompus au principe et à la pratique de l’élection à laquelle ils se montrent attachés comme leurs confrères des chapitres cathédraux88, même si l’élection rigoureusement pratiquée par scrutin, qui ressemble le plus à la conception que nous en avons, est en fait assez rare. Ils prennent en tout cas encore beaucoup de liberté avec la procédure et semblent préférer souvent les accommodements à l’amiable et les longues délibérations.

NOTES

1. En fait, le collège ne compte que treize chanoines ayant voix en chapitre, le quatorzième n’étant qu’un vicaire nommé par l’abbaye Saint-Victor de Paris, à laquelle une prébende du chapitre fut donnée au début du XIIe siècle, voir A. Massoni, La collégiale Saint-Germain l’Auxerrois de Paris (1380-1510), Limoges, Pulim, 2009, p. 80-82. 2. Arch. nat., LL 393-396 (1382-1467, mais avec une lacune pour les années 1418-1432) puis LL 398-400 (1467-1522). 3. Outre l’ouvrage de J. Gaudemet, Les élections dans l’Église latine des origines au XVIe siècle, Paris, F. Lanore, 1979, qui se concentre sur les procédures d’élection, on dispose de quelques éclairages très utiles mais aussi très ciblés dans : G. Mollat, « L’application en France de la soustraction d’obédience à Benoît XIII jusqu’au Concile de Pise », Revue du Moyen Âge latin, I, 1945, p. 149-163 ; J. Salvini, « L’application de la Pragmatique Sanction sous Charles VII et Louis XI au chapitre cathédral de Paris », Revue d’Histoire de l’Église de France, III, 1912, p. 121-148, p. 276-296, p 421-431, p. 550-561. Il faut saluer aussi la récente thèse de Véronique Julerot qui éclaire singulièrement le sujet pour les évêques sous le règne de Charles VIII : V. Julerot, « Y a ung grant désordre ». Élections épiscopales et schismes diocésains en France sous Charles VIII, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006. 4. Comme le rappelle J. Gaudemet, Les élections dans l’Église latine, op. cit., p. 8-9. 5. On trouvera un tableau des divers bénéfices dont le chapitre est collateur dans A. Massoni, La collégiale Saint-Germain l’Auxerrois de Paris, op. cit., tableau 4 : La place de Saint-Germain l’Auxerrois dans le système bénéficial parisien à la fin du Moyen Âge, p. 393.

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6. Voir la claire définition du bénéfice donnée dans Mgr André, Abbé Condis,Dictionnaire de droit canonique, Paris, H. Walzer, 1901, t. 1, p. 232. 7. Sur le doyen, voir A. Massoni, La collégiale Saint-Germain l’Auxerrois de Paris, op. cit., p. 57-64. 8. On lit précisément ces termes dans la présentation faite par le chapitre de Jean Luillier à l’archidiacre de Paris le 9 mai 1459 pour obtenir la cure de Saint-Germain, vacante par la mort de Guillaume Heuse, Arch. nat., LL 387 fol. 105 bisv. 9. Comme office, la chantrerie est aussi temporaire. Dans les faits, seul un chantre résigne son office tout en restant chanoine, il s’agit de Pierre Cochon, élu chantre le 24 avril 1514, qui prête serment au doyen Guillaume Hector le 25 et qui résigne sa chantrerie le 15 février 1516, Arch. nat., LL 400 fol. 170v, 197r et Arch. nat., LL 389 fol. 38v. Les autres meurent en charge ou résignent en même temps leur bénéfice de chanoine et leur office de chantre. 10. Le chantre perçoit néanmoins double distribution au chœur, voir sur le chantre A. Massoni, La collégiale Saint-Germain l’Auxerrois de Paris, op. cit., p. 86-90. 11. Cet office existe déjà en 1229 et le procureur est alors élu. Mais en 1272, un tour est instauré entre chanoines pour que l’office soit exercé par chacun pendant un an, en commençant par le plus ancien dans sa prébende, mais il s’avère que ce système est difficilement applicable et l’on s’aperçoit que ce sont souvent les mêmes chanoines qui assument cette fonction, et pour plusieurs années si bien que l’élection est à nouveau de mise, Arch. nat., LL 387 fol. 11r et LL 554A n° 43. 12. Après une querelle, chanoines et clercs de chœur trouvent un accord sur la « constitucion » de ce procureur en juillet 1399 : à l’heure du chapitre, les chanoines devront convoquer les clercs, et le doyen leur demandera que « en leurs consciences eulz et chascun d’eulz advisent une bonne personne, soit de la dicte communaulté ou autre, prouffitable à exercer le dit office [...] Et la cause de la souffisance et les dictes oppinions et nominacions dictes et oyes, lesdiz beneficiez se retrairont hors du dit chappitre ». Les chanoines délibéreront et « esliront et constitueront l’un des nommés ou un autre », Arch. nat., LL 388 fol. 85r-87v. 13. Arch. nat., LL 387 fol. 5r-v. 14. Depuis le XIe siècle, date probable de l’érection du groupe de clercs préexistant en chapitre. Le doyen remplace l’abbé de la communauté précédente qui, à l’instar d’une communauté monastique, devait lui aussi être élu par ses confrères. 15. Voir notes 11 et 12. 16. Arch. nat., LL 387 fol. 21v-22v. 17. Le principe du tour avait déjà été retenu pour la désignation du procureur du chapitre dès 1272, voir note 11. 18. Ce sont ces qualificatifs qui sont employés lors de la creatio d’un nouveau distributeur le 17 mars 1398 : en chapitre, le doyen interroge chaque clerc de chœur de quo sibi videbatur quis esset ydoneus ad dictum officium exercendum [...] et auditis oponionibus et votibus singulorum, les chanoines concluent que Gervais Lostelier est magis expertus ad exercendum dictum officium quam alius qui esset residens in ecclesia de presenti, Arch. nat., LL 393 fol. 12v-13r. De même, le formulaire de présentation d’un chanoine pour occuper le vicariat que détient le chapitre à Notre-Dame de Paris prévoit de choisir concanonicum nostrum prebendatum in servicio ecclesie a longo tempore exercitatum et alias ad hoc sufficientem et ydoneum ad hoc per nos rite electum, Arch. nat., LL 387 fol. 105v. 19. Sauf celui de 1399 sur l’élection du procureur de la communauté qui avait justement suscité une querelle entre chanoines et clercs de chœur, nécessitant des éclaircissements et qui décrit précisément une procédure par scrutin, voir note 12. 20. Comme le 27 janvier 1405 pour l’élection du « solliciteur » des causes judiciaires du chapitre : ex nunc elegerunt in solicitationem Guillermum de Banacio clericum ipsius domini decani et, ut istud fiat de voluntate et consensu omnium canonicorum qui interesse voluerunt, ordinatum fuit quod fiat convocacio omnium canonicorum ecclesie predicte Parisius degencium qui reperiri potuerunt ad habendum

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eorum opinionem et consensum (« Ils élurent à partir de maintenant comme solliciteur Guillaume de Banacio, clerc de messire le doyen, et pour que cela soit fait de la volonté et du consentement de tous les chanoines qui voulaient y participer, il fut ordonné que soit faite convocation de tous les chanoines de la dite église, résidents à Paris et qui ont pu être trouvés, pour avoir leur opinion et leur consentement. »), Arch. nat., LL 394 fol. 42r. 21. Pour constitutio et creatio, voir notes 12 et 18. On trouve donatio sur le même plan qu’electio dans le statut de 1203 concernant le chantre, voir note 13. Provisio est également employé à propos de la chantrerie en janvier 1416 et nominatio en juin 1491, Arch. nat., LL 394 fol. 154 v, LL 399 f°53r. Quant à deputatio, le terme est employé comme synonyme d’electio en 1411 pour la désignation du clerc qui doit pointer les présences et les absences au chœur, Arch. nat., LL 394 fol. 107r. 22. Arch. segr. vat., Reg. Aven. 157 fol. 203r. 23. Une supplique du 4 mai 1366 nous apprend que le doyen, Pierre Robert, n’est toujours pas chanoine car il est en procès contre ses concurrents, Arch. segr. vat., Reg. Suppl. 45 fol. 158r. 24. Arch. nat., LL 393 fol. 18r-19r. 25. Même si statutairement l’évêque n’intervient pas dans la désignation à cet office, à la différence du décanat dont la collation doit être confirmée par le prélat. 26. Comme, par exemple, retirer certains bénéfices du tour pour les protéger grâce à la collation commune. 27. Arch. nat., LL 394 fol. 131v, 133v. 28. Arch. nat., LL 394 fol. 134r-v. 29. N’étant que peu présent en chapitre de manière générale, Nicolas d’Orgemont ne comparaît ensuite qu’en avril 1415 et comme simple chanoine, Arch. nat., LL 394 fol. 143r. 30. En repoussant la prestation d’hommage à laquelle le chantre est tenu vis-à-vis du doyen au 1er octobre 1416, alors que Jean est reçu à la (seule) chantrerie le 31 janvier. La convocation pour l’élection du chantre fut faite le 8 février malgré l’interdiction mentionnée dans la provision faite à Jean de procéder à toute collation de la chantrerie à un autre que lui. Jean ne sera jamais chantre car il ne reparaît plus en chapitre, Arch. nat., LL 394 fol. 153v-155v. 31. Le 16 août 1418 en même temps qu’une prébende du chapitre à un certain Philippe Meyer qui ne fut jamais reçu en chapitre, Arch. segr. vat., Reg. Suppl. 115 fol. 288v-289r. Depuis 1393, la cure avait été unie à une prébende, au profit du chanoine Gérard de Versigny, décédé en 1418. 32. À Jean de Mailly. 33. Bulle d’union du 7 juillet 1425, Arch. nat., L 649 n° 9B fol. 4v-6r. On ne sait qui détint la cure à partir de 1418 (les registres capitulaires sont lacunaires entre 1418 et 1432), peut-être un chanoine de Saint-Germain qui la libéra en 1429. On ne connaît pas plus l’auteur de la collation : le pape ou l’évêque de Paris, après présentation par les chanoines ? 34. Vu la longueur des procès due aussi en partie à la résistance manifestée en 1428 par les paroissiens face à l’extinction du bénéfice curial, il semble que la cure ne soit jamais devenue réellement un office, d’où une certaine légitimité de Pierre de Creil dans ses prétentions, outre la collation de la cure par le pape qui ne craint pas de se contredire entre 1425 et 1429. Mais entre- temps, les chanoines ont été excommuniés par le même pape à cause de l’élection au décanat. Le différend est enfin réglé le 15 avril 1438 par un accord bancal dans lequel Pierre accepte de renoncer à ce que la cure soit bénéfice car unie à la mense capitulaire, à condition d’obtenir une prébende du chapitre, Arch. nat., L 554B n° 81. Sa mort quelques mois plus tard scelle un retour à la situation d’avant 1393. De toute façon, l’entrée en vigueur de la Pragmatique en juillet 1438 redonne au chapitre le patronage de la cure. 35. Faute de registres, c’est grâce aux pièces de ce procès, éditées par N. Valois, Histoire de la pragmatique sanction de Bourges, Paris, Picard, 1906, p. 18-32, que cet événement est connu. 36. Arch. segr. vat., Reg. Suppl. 216 fol. 68r. 37. Le doyen en 1438 et 1451, le chantre en 1443 et 1459 et le curé en 1439 et 1459.

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38. Jean est reçu chanoine le 8, il est élu doyen le 19, Arch. nat., LL 395 fol. 45v-46r, 47r-48v. Après sa mort en mai 1451, le chapitre élit comme doyen début septembre Jean Cheneteau, chanoine depuis 1446, malgré les difficultés que leur fait l’évêque qui prétend percevoir les revenus du décanat vacant, comme si le chapitre n’en était que le patron et non le collateur de plein droit, Arch. nat., LL 395 fol. 189r. 39. La chantrerie vaque par la mort de Jean Robert le 7 juin 1443. Mais, le 4, Jean Aguenin, chanoine de Saint-Germain depuis 1442, demande à être nommé à la chantrerie en vertu d’une résignation faite par le chantre dans les mains de l’évêque trois jours plus tôt. On ne saura jamais si cela était vrai. Le 1er juillet, les chanoines élisent non pas Jean Aguenin mais Étienne le Petit, chanoine depuis environ 1431, Arch. nat., LL 395 fol. 117v-120r. Étienne résigne la chantrerie dans les mains du chapitre (et permute son canonicat dans celles de l’évêque, procédure normale puisque les canonicats de Saint-Germain sont à la collation épiscopale) vers le mois de mars 1459 et le chapitre élit comme chantre Nicaise Joye, chanoine depuis les années 1420, entre le 1er et le 5 juin, Arch. nat., LL 396 fol. 92r-v. 40. Le candidat est en fait pourvu par le connétable de Richemont, par grâce faite à lui de conférer quelques bénéfices. Guillaume Heuse, docteur en théologie, présenté par le chapitre, est reçu comme curé le 13 janvier 1439 et gagne le procès qui l’oppose au candidat du connétable, Arch. nat., LL 395 fol. 63r, 83v. 41. Guillaume Heuse meurt en avril 1459. Sept candidats sont présentés au chapitre par le roi, le Parlement, l’université. C’est Jean Luillier, docteur en théologie, qui finit par être présenté par le chapitre à l’archidiacre le 9 mai, Arch. nat., LL 396 fol. 89v-91v. Voir note 8. 42. Première abolition de 1461 à 1464, seconde abolition de 1467 à 1472 puis concordat d’Amboise de 1472 à 1478. 43. Il semble que son statut d’office l’ait quelque peu libérée des contraintes pesant sur les bénéfices, à l’instar des autres offices à la nomination du chapitre ou de la communauté, ainsi protégés contre les incursions extérieures. 44. Nicaise Joye meurt le 16 septembre 1467. Dès le 18, Jean Hanny se présente avec une lettre de collation de la semi-prébende de Nicaise par l’évêque et une autre de recommandation par la reine pour la chantrerie. Il est reçu chanoine mais non chantre, deux chanoines ayant été mandatés auprès de la reine pour expliquer ce que l’office suppose comme qualification. Convocation est faite dès ce jour pour élire le chantre puis repoussée au 21 puis encore ajournée. Dès le 2 octobre, Pierre de Aliprandis se présente pour recevoir la chantrerie et un canonicat sans prébende de la part du légat de Paul II. Le chapitre hésitant le reçoit par crainte des censures ecclésiastiques. Pierre de Braban, chanoine depuis 1458, se fait pourvoir de la chantrerie par le même pape le 26 octobre, est reçu chantre par ses collègues le 6 juin 1468 mais, sorti vainqueur d’un procès contre Aliprandis, ne prête hommage au doyen qu’en janvier 1469, Arch. nat., LL 398 fol. 9r-11r, fol. 24r-v, fol. 35v. 45. Arch. nat., LL 398 fol. 40v. 46. Dans la mesure où, en régime d’abolition de la Pragmatique, le roi déclare que la disposition de ce bénéfice électif appartient au pape, par obéissance du roi. 47. L’affaire est en fait un peu plus complexe : Jean de Belleville obtient provision pontificale du décanat (sans le canonicat, ce qui fait qu’il sera doyen sans être jamais chanoine) le 21 janvier 1469 par demande du roi du 9 janvier. Mais Paul II confère aussi le décanat le 28 janvier à Guillaume de Cambray, que le chapitre reçoit comme doyen le 20 février par obéissance aux mandats apostoliques et malgré la lettre de Louis XI, reçue dès le 13 janvier et qui les informait de la collation à Jean de Belleville. Le 8 mars, les chanoines sont sommés par lettre du roi du 23 février de recevoir Jean de Belleville, en présence du premier président du Parlement. Ils obtempèrent in contemplationem domini regis nostri et autorisent Jean à paraître en chapitre malgré les statuts, dès le 11, Arch. nat., LL 398 fol. 36v-43r. Et pourtant, il semble bien que les chanoines aient tout de même élu un doyen, en l’espèce leur chantre Pierre de Braban, mais qui, subreptice,

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n’est pas reportée dans les registres et qui passe à l’époque inaperçue car Pierre ne fait pas valoir son droit. Par la suite, par obéissance au roi, les chanoines refusent de recevoir Simon Hennequin pourvu par l’archevêque de Sens en 1470, mais ils intentent un procès contre Guillaume de Cambray qui permute son droit au décanat avec Simon en 1473 sans leur permission, considérant que la permutation aurait dû être faite dans leurs mains, défendant ainsi leur droit ordinaire, Arch. nat., LL 398 fol. 129v. 48. Jean de Belleville meurt en octobre. Le 14, Pierre de Cerisay permute le décanat avec Guillaume de Cambray, dans les mains de l’évêque, malgré le procès intenté par les chanoines contre Guillaume en 1473, et il se présente à Saint-Germain ce jour, les chanoines précisant à nouveau que la permutation ne peut se faire qu’en leur chapitre. Cerisay les prie de donner leur accord à la permutation, ce qui est accordé. Néanmoins, c’est le vicaire de l’évêque qui reçoit le doyen, les chanoines faisant savoir qu’ils n’entendent pas renoncer à leur droit d’élection (jus electionis) par cette réception. La collation du décanat (qui en droit ne revient en aucun cas à l’évêque de Paris) est confirmée le 16 octobre 1474 par le pape Sixte IV à la demande de Cerisay, reçu une seconde fois à ce titre le 3 mars 1475. Il ne sera chanoine qu’en août 1479, mais il préside le chapitre par grâce dès décembre 1474, Arch. nat., LL 398 fol. 169v-171v, 174v, 179r-v, 263r. 49. L’élection qui doit avoir lieu dès octobre 1474 ne fait l’objet d’aucun report dans les registres. On en a seulement mention à la mort de Pierre de Braban en juillet 1479, qualifiée alors de ulteriorum non solita effectus (« n’ayant pas produit d’effet ultérieur »), ce qui explique pourquoi, en 1478, il déclare en chapitre refuser de reconnaître Cerisay comme doyen, d’autant qu’en 1475, Braban a même réussi à obtenir provision par le pape du décanat, déclaré vacant par la mort de Cheneteau, Arch. nat., LL 398 fol. 240r ; Arch. segr. vat., Reg. Vat. 578 fol. 88r-89v. 50. Les chanoines reconnaissent Pierre de Cerisay comme « vrai et indubitable doyen » et cédant exceptionnellement leur jus eligendi decanum à l’évêque, ils lui demandent de conférer à Cerisay le droit prétendu par feu Pierre de Braban. Cerisay est reçu doyen une troisième fois le 20 juillet 1479, Arch. nat., LL 398 fol. 258v-263v. 51. Pierre de Cerisay permute son décanat et sa prébende avec Nicolas de Cerisay dans les mains de Jules II le 10 octobre 1507. Les chanoines reçoivent Nicolas le 25. Le décanat est encore dit « éligible » en 1509 alors que Nicolas défend son droit au Parlement contre un concurrent. Il sera à nouveau permuté par lui dans les mains de Léon X en 1514 au profit de Guillaume Hector, Arch. nat., LL 400 fol. 79r, 98r, 166v. 52. La vacance se produit le 16 juillet 1479 par la mort de Pierre de Braban. Convoqués le 20, les chanoines élisent Jean le Varre comme chantre le 21, Jean étant un chanoine très investi dans la vie du chapitre depuis 1474. À sa mort en mai 1491, les chanoines décident à nouveau d’élire un chantre, Robert de Bellefaye, enfant de la paroisse, chanoine depuis 1470, élu le 14 juin. Sa mort le 28 juillet 1501 est suivie par l’élection comme chantre le 3 août de Jacques Croix, chanoine depuis 1482 et lui aussi originaire de la paroisse, Arch. nat., LL 398 fol. 259v-261r ; LL 399 fol. 54r, 188v. 53. Permutation entre Jean Luillier et Robert de Masengharbe, licencié en décrets, présenté à l’archidiacre de Paris le 8 janvier 1471, Arch. nat., LL 398 fol. 89v-90v. 54. Pierre Alusson, ancien chanoine de Saint-Germain, est choisi par le chapitre en 1485 après la mort de Robert de Masengharbe le 11 octobre. Il résigne sa cure en 1486 et Bertrand Charbonneau est présenté à l’archidiacre le 8 décembre de cette année. La cure est permutée par Bertrand en 1491 et Jean Begeon est reçu par le chapitre le 8 juillet, Arch. nat., LL 398 fol. 327v-333v ; LL 399 fol. 10r, 56r. 55. Jean Begeon meurt peu avant le 1 er juillet 1508. Ordre est donné de procéder à la présentation d’un successeur dès les premiers jours de juillet mais Jules II pourvoit de la cure Pierre Begeon, licencié en décrets, dès le 11. Il est reçu le 30 mars 1512 par le chapitre après un long procès, non sur le mode de sa désignation mais sur le titre de « curé » que ses lettres lui

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donnaient, alors qu’il n’avait droit qu’à celui de vicaire perpétuel, le doyen du chapitre, curé originel de la paroisse, ayant seul droit à ce titre, Arch. nat., LL 400 fol. 87r, 139r. 56. La chantrerie échoit par élection à Pierre Cochon en 1514 qui est dit « idoine, instruit et expert dans le service de l’église » mais qui la résigne (tout en conservant son canonicat jusqu’en 1554 !) dès 1516, voir note 9. Elle va alors, par élection toujours, à son parent Claude le Grand puis encore à un autre parent, Jean Guy, Arch. nat., LL 389 fol. 39r ; LL 400 fol. 113v-114v. 57. Malgré ce qu’en pensent les réformateurs des années 1480-1490 qui considèrent l’élection comme garante d’un meilleur choix, voir V. Julerot, « Y a ung grant désordre », op. cit., p. 60-61. 58. On se fie pour la dresser aux jugements portés par la communauté après la mort de son dirigeant, comme en témoigne l’éloge prononcé par les chanoines à la mort de Pierre de Cerisay en 1507, Arch. nat., LL 400 fol. 79r. 59. Ce qui fait que depuis 1403 jusqu’à la promotion de Jean Robert comme chantre à une date inconnue entre 1425 et 1432, le chapitre n’eut de facto pas de chantre. 60. Si elle a lieu par décès, la mise en terre du défunt est souvent mentionnée dans la relation de la convocation, surtout quand elle a eu lieu à Saint-Gemain. C’est le cas le 11 mai 1451 quand convocation est faite pour élire un nouveau doyen après la mort de Jean Chuffart, le 7, dont il est dit qu’il a été inhumé dans l’église, Arch. nat., LL 395 fol. 188v. 61. Ce que les chanoines concluent le 18 mai 1451 après avoir enquêté sur leur confrère Pierre Leclerc qui réside en cour de Rome et sur Jean Durand dont le père atteste qu’il est aux études, hors de la province de Sens, Arch. nat., LL 395 fol. 189r. 62. Le lendemain de la mort de Robert Masengharbe pour l’élection du curé en 1485 (même si la désignation de Pierre Alusson prendra en fait plus de quinze jours, du 12 au 29 octobre. voir note 54) ; décidée le 9 septembre 1438 pour le 10 octobre pour celle du doyen, Arch. nat., LL 395 fol. 45r. Pour l’élection d’officiers comme le distributeur ou le procureur, les chapelains ne sont convoqués par le chapitre qu’au moment d’y procéder, d’où leur protestation en 1434 pour que les chanoines prennent la peine de la faire savoir même aux absents, Arch. nat., LL 395 fol. 15r. 63. Huit chanoines pour l’élection du curé en 1485 et 1486 (voir note 54), neuf pour celle du doyen en 1414 (voir note 27), dix pour celles du doyen en 1438 (voir note 38) et du chantre en 1491 et 1501, onze pour celle du chantre en 1479 (voir note 52). 64. En 1476, pour le décanat, le sergent précise même que Jean Louet est absent de sa maison parisienne depuis longtemps et qu’il se trouve hors de la province de Sens, Arch. nat., LL 398 fol. 258v. 65. Jean Fusée fait cette remarque au sujet de Jean Boucart qui détient une prébende sacerdotale et Guillaume Compains ajoute même que le doyen Pierre de Cerisay a pris part à l’élection alors qu’il n’est pas encore chanoine de l’église (voir note 48), Arch. nat., LL 398 fol. 261r. 66. On attend le doyen Pierre de Cerisay pour élire le curé en 1485 et le plus ancien chanoine, Guillaume Cotin, pour élire le chantre en 1443, Arch. nat., LL 398 fol. 327v ; LL 395 fol. 117v. Ou même un chanoine empêché comme Nicolas Fraillon pour l’élection du doyen en 1438, Arch. nat., LL 395 fol. 46v. 67. Celle d’Hugues Leclerc retenu à Nevers qui dit ne pouvoir venir à Paris sans danger, Arch. nat., LL 395 fol. 47r-48v. 68. Arch. nat., LL 399 fol. 53v. 69. L’élection de 1485 dure plus de quinze jours et le dix-huitième jour, pression est exercée sur le chapitre par un candidat pourvu de la cure par l’évêque qui refuse d’attendre plus longtemps que le chapitre lui présente quelqu’un, Arch. nat., LL 398 fol. 333r. 70. Arch. nat., LL 395 fol. 46r. 71. Les chanoines prêtres sont priés de célébrer la messe avant d’y entrer, Arch. nat., LL 395 fol. 190r.

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72. On ne connaît pas la procédure d’élection pour un doyen (Jean Cheneteau en 1451), trois chantres (Nicaise Joye en 1459, Jean le Varre en 1479, Jacques Croix en 1501) et un curé (Jean Luillier en 1459). 73. Quatre chanoines sont commis par le chapitre, dont le doyen, pour élire le chantre puis trois jours plus tard, trois d’entre eux le sont par les chapelains (voir note 68). 74. Arch. nat., LL 394 fol. 131v. 75. Voir note 18. Il semble que les précisions données par le concile de Bâle pour le vote par scrutin aient été utiles dans la mesure où les chanoines semblent tâtonner dans les élections des années précédentes. En 1398, ils font état d’une difficile recherche d’unanimité tout en ayant eu recours au scrutin pour désigner le chantre Jean d’Omont, Arch. nat., LL 393 fol. 18r. 76. Note 76 : Qui domini [...] habita deliberatione matura inter ipsos procedendo ad hujusmodi electionem dicti officii cantorie, quasi via spiritus sancti, vota eorum dominorum decani et canonicorum sic capitulancium unanimiter dirigentes, concorditer prefatum dominum Stephanum Parvi, dicte ecclesie Sancti Germani Autiossiodorensis parisiensis canonicum prebendatum, habilem et ydoneum in cantorem ejusdem ecclesie eorumdem confratrem et concanonicum concorditer et unanimiter elegerunt et nominaverunt. (« Les dits messires, ayant mûrement délibéré entre eux pour procéder à l'élection au dit office de chantrerie, quasiment par la voie du Saint-Esprit, dirigèrent dans un accord unanime leurs vœux , à savoir ceux du doyen et des chanoines tenant ainsi chapitre, sur le dit Étienne le Petit, chanoine prébendé de la dite église Saint-Germain l'Auxerrois de Paris, compétent et idoine, et ils élurent et nommèrent leur confrère et conchanoine, unanimement et en accord, comme chantre de la dite église. »), Arch. nat., LL 395 fol. 119v. 77. Voir notes 38 et 54. 78. De manière étonnante, il ne s’agit pas des chanoines les plus notables du chapitre ni de ceux qui sont là depuis le plus longtemps. Peut-être ont-ils préféré donner leur voix à un personnage très récemment arrivé et encore indemne, plutôt qu’à un chanoine fortement implanté comme Jean Robert, chanoine depuis 1401, qui recueille trois voix seulement, dont celle de Jean Chuffart qui a eu l’élégance de ne pas voter pour lui. 79. Les premiers jours, les chanoines écartent d’emblée une provision de Sixte IV créant une pension sur la cure au profit d’un certain Jean Noyel et refusent de prendre en compte les lettres de collation par l’évêque présentées par Arthur Dannoy, soutenu par le roi et le duc d’Orléans, mais déjà chanoine de Saint-Germain, Arch. nat., LL 398 fol. 328r. 80. Un chanoine, Jean Guy, expose que le premier président de la Chambre des Comptes, auquel il doit beaucoup, lui a très clairement indiqué la personne pour laquelle Jean devait voter (Jean Rollin). Les chanoines apprennent ensuite qu’il y a eu des fuites de leurs délibérations. Ils prêtent une seconde fois le serment du secret et prennent des mesures pour n’être pas entendus, Arch. nat., LL 398 fol. 329r, 330v. 81. On peut suivre l’évolution du rapport de force en fonction des arguments déployés : les partisans de Jean Rollin qui sentent que leur candidat, qui fait des difficultés pour trouver un compromis, est mis en situation de faiblesse, menacent de ne plus paraître en chapitre les jours suivants. Les partisans de Pierre Alusson reprennent quant à eux, à l’unisson derrière le doyen, l’argument qui semble faire basculer la décision : Pierre est un candidat présenté par l’université comme docteur en médécine, Arch. nat., LL 398 fol. 332r-333r. 82. Ce sont celles de Jean d’Omont en 1398, de Jean Chuffart en 1438, Arch. nat., LL 394 fol. 18v ; LL 395 fol. 49v. 83. Il est clair dans le texte du serment prononcé par le doyen en chapitre (Arch. nat., LL 387 fol. 106r.) que l’exercice de sa charge commence le jour de la confirmation de l’élection par l’évêque. Le doyen Jean Chuffart est élu le 19 octobre 1438, il accepte l’élection le 24, est confirmé le 6 novembre, est à nouveau investi le 7, Arch. nat., LL 395 fol. 47r-48v, 49v, 50r. 84. La réponse de l’évêque prend six jours en 1459, quatorze en 1485, neuf en 1486.

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85. En octobre 1438, juste après son élection, avant même l’accord de l’élu, l’investiture du doyen Jean Chuffart revêt un aspect particulièrement solennel : il est revêtu de l’habit canonial, conduit par la main depuis le chapitre jusqu’à l’église, élevé sur l’autel majeur qu’il embrasse au chant du Te Deum et pendant la sonnerie des cloches, puis installé en chœur. 86. Arch. nat., LL 395 fol. 120r. 87. Cet hommage est prêté à nouveau quand le doyen change. Ainsi le chantre Pierre de Braban le prête-t-il en janvier 1469 au doyen Jean Cheneteau quand il est reçu chantre, puis le 10 mars de la même année, après la réception du nouveau doyen Jean de Belleville le 8, Arch. nat., LL 398 fol. 36r, fol. 43r. 88. Ils appartiennent souvent eux-mêmes à un chapitre cathédral, et de plus en plus à celui de Notre-Dame de Paris à la fin du siècle. Les chanoines de Notre-Dame sont encore très déterminés à élire l’évêque en 1492, voir V. Julerot, « Y a ung grant désordre », op. cit., p. 63.

ABSTRACTS

In the late Middle Ages, despite its oligarchic, not to say monarchic, government, there existed within the Church the practice which gave its members the freedom to express their choice. This was particularly true for the collegial chapter, an ecclesiastical institution whose internal order was based on acollegial decision-making process. It is possible to see how these decisions were made in everyday life in the capitular registers left by the chapter of Saint Germain l’Auxerrois in Paris dating from 1382. The common method of appoining the dignitaries and officers of this small community was by election. Largely reduced by papal centralization in the fourteenth century, this expression of the local liberties of the clergy flourished again in the context of the Withdrawal of Obedience from the pope in 1398, in the early-fifteenth-century councils and the Pragmatic Sanction of Bourges in 1438. Sources show that the modalities of election underwent modification in Saint Germain as they did elsewhere.. In the second half of the fifteenth century, when popes and kings attempted again to control clerical appointments, this elective practice was directly threatened. The canons of Saint Germain then tried to defend their rights, but without much success. With this local and very small-scale example, we shall try to understand the place and meaning of election within an ecclesiastical body at a time when the rules of the institutional function of the Church were becoming blurred and in the process of redefinition.

Malgré son gouvernement oligarchique voire monarchique, l’Église de la fin du Moyen Âge ne méconnaît pas la pratique élective qui donne à ses membres la liberté d’exprimer leur choix. Cela est particulièrement vrai au sein d’une institution ecclésiastique comme un chapitre de chanoines dont le fonctionnement interne repose sur la collégialité de la prise de décisions. Il est possible de la voir s’exercer au quotidien dans les registres capitulaires laissés par le chapitre collégial de Saint-Germain l’Auxerrois à Paris depuis 1382. La pratique ordinaire pour désigner les dignitaires et les officiers de ce petit corps d’Église est l’élection. En grande partie réduite par l’exercice de la centralisation pontificale au XIVe siècle, cette expression manifeste des libertés locales du clergé peut à nouveau s’épanouir dans le contexte de la soustraction d’obéissance au pape à partir de 1398, puis à l’époque des conciles du début du XVe siècle et de la Pragmatique Sanction de Bourges de 1438. Les modalités des élections telles que les sources les détaillent s’en trouvent modifiées à Saint-Germain l’Auxerrois comme ailleurs. Dans la seconde moitié du XVe siècle, quand papes et rois entendent à nouveau contrôler de plus près les nominations des

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clercs, la pratique élective est directement menacée. Les chanoines de Saint-Germain tentent alors de la défendre mais sans grand succès. À travers cet exemple local à une très modeste échelle, on essaiera donc de cerner la place et la signification de l’élection au sein d’un corps ecclésiastique, à une époque où les règles du fonctionnement institutionnel de l’Église sont brouillées, en débat et en cours de redéfinition.

AUTHOR

ANNE MASSONI Université de Limoges

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Comment choisir ceux qui sont idoines ? Rituels électoraux et vote auriculaire dans le Conseil général de la République de Genève (fin du XVIIe siècle)

Raphaël Barat

1 Les rituels électoraux et les techniques de vote sont souvent abordées de manière seulement incidente dans l’historiographie de la République de Genève : elles témoignent d’un « mirage de grandeur austère »1 dans des « parodies de votations », où l’assemblée des bourgeois et citoyens2 ne fait qu’entériner les choix préalables du Petit et du Grand Conseil, d’un système schizophrène où les déclarations solennelles sont constamment contredites par des « dénégations de pratique »3. Je voudrais en faire ici mon objet d’étude central en reprenant, outre quelques études concernant des aspects ponctuels du rituel4, une documentation abondante et jusqu’ici peu exploitée, dans le dernier quart du XVIIe siècle et jusqu’à la crise de 1707, la première des « Révolutions genevoises »5 du XVIIIe siècle, qui marque de ce point de vue une rupture puisque le vote par billet dans l’isoloir remplace le vote auriculaire (littéralement, à l’oreille des secrétaires). Alors que la dérive oligarchique d’une république démocratique de jure mais aristocratique de facto est plus flagrante que jamais, quel sens peut-on donner aux rituels encadrant le vote et au vote auriculaire lui-même dans les élections qui se font en Conseil général ?

2 Dans la lignée de l’anthropologie historique du vote, je m’intéresserai non seulement aux résultats produits par le vote, mais aussi à la manière de voter6, poursuivant l’exploration d’un champ d’abord ouvert par les médiévistes comme Léo Moulin sur les « techniques électorales », ou plus récemment Dietrich Poeck sur les rituels électoraux dans les villes européennes du XIIIe au XVIIIe siècle, qui n’hésite pas à dépasser les clivages traditionnels entre périodes7. Une telle approche ne pourra bien sur se passer des apports de la théorie des rituels et de la théorie du vote (vote public et vote privé ou secret)8. Pour éviter toute ambiguïté, je distinguerai les opérations de vote proprement dites, comprises de manière large comme toutes les opérations qui contribuent à la production d’un résultat9, des rituels électoraux (exhortations, serments etc.) qui ne contribuent pas à la production de ce résultat mais n’en sont pas

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moins nécessaires à la légitimité de l’élection. Après avoir rappelé brièvement le fonctionnement et les enjeux des élections en Conseil général, et en particulier des élections des syndics sur lesquelles je me concentrerai essentiellement, j’aborderai successivement les rituels électoraux, qui expriment un modèle de la souveraineté populaire et du choix responsable dont la réception par les citoyens est pour le moins ambiguë, puis le vote auriculaire dont les mémoires bourgeois des années 1700 expriment des critiques très articulées.

À quoi sert-il de voter en Conseil général ?

Un gouvernement démocratique de jure, aristocratique de facto

3 Souverain de la République en théorie, le Conseil général n’a plus été convoqué dans son rôle législatif depuis plus d’un siècle10, son rôle se limitant en pratique à élire deux fois l’an les premiers magistrats de la République. Il s’agit des quatre syndics qui sont élus lors de la session de janvier et du Lieutenant, qui est élu avec ses auditeurs lors de la session de novembre11. Les citoyens constituent le « peuple » au sens politique, à l’exclusion des « habitants » – les étrangers résidant en ville – et de leurs descendants, les natifs, qui sont sans droits civiques. Si les citoyens représentent environ un tiers de la population mâle adulte à la fin XVIIe siècle, l’assemblée dépasse à peine le millier de personnes à cause des abstentionnistes12. Elle est elle-même d’une composition disparate, puisqu’il faut distinguer en son sein de riches marchands, une petite bourgeoisie composée des professions libérales et de l’élite de la fabrique – travaillant dans l’horlogerie et, à la fin du XVIIe siècle, encore largement dans l’orfèvrerie – et des petits artisans souvent misérables (dans les activités urbaines traditionnelles comme le cuir ou le textile)13.

4 Le véritable organe du pouvoir dans la République est le Petit Conseil ou Conseil des Vingt-Cinq où siègent les « grandes familles », qui placent leurs plus jeunes membres dans son antichambre, le Grand Conseil ou Conseil des Deux-Cents : ce n’est, pour Rousseau, « que le Petit Conseil qui reparoit sous une autre forme »14. On parle aussi parfois des « conseils restreints » ou tout simplement des « Conseils » à propos du Petit et du Grand Conseil15. Le désir de mettre un frein au processus d’oligarchisation des charges et de restaurer la souveraineté du Conseil général est à l’origine de la crise de 1707, le « parti populaire » mené par l’avocat et membre des Deux-Cents Pierre Fatio et quelques autres « chefs de parti » faisant pression pendant cinq mois sur les Conseils pour qu’ils acceptent une liste de réformes16. La crise se termine après trois sessions d’un Conseil général extraordinaire les 5, 12 et 26 mai par l’adoption de quelques réformes à la portée limitée, dont le vote par billet, puis par une répression féroce dans les mois qui suivent, le gouvernement en place en sortant conforté17.

L’élection des syndics

5 La plus importante des élections qui se font en Conseil général est celle des quatre syndics qui dirigent pour un an les affaires de la République. Cette élection ne peut être comprise que dans le cadre d’une société d’Ancien Régime qui est vécue comme une « communauté » et non comme une société de personnes susceptibles de voter selon leurs désirs ou leurs intérêts individuels18. Elle constitue avant tout un « hommage

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collectif »19 des citoyens envers leurs magistrats plutôt qu’une compétition électorale, une occasion d’exprimer leur confiance envers les conseils restreints et envers la logique du rang et de l’ancienneté.

6 Comme la plupart des élections à Genève, l’élection des syndics comporte quatre éléments de base (l’indication qui détermine qui est éligible, la nomination, le grabeau ou examen des qualités morales des candidats20, la rétention) et elle dépend avant tout d’une nomination en nombre double effectuée initialement en Petit Conseil, que le Grand Conseil confirme quasiment toujours21. Des huit candidats qui sont classés selon leur rang, le Conseil général « retient » dans la grande majorité des cas les quatre premiers (voir schéma), ce qui peut donner l’impression que cette élection est une simple confirmation, qui permet la reconduction tous les quatre ans du même « quadrille », puisque un syndic doit attendre trois ans pour pouvoir occuper cette charge à nouveau.

L’élection des syndics

*Sur les 28 membres du Petit Conseil (25 conseillers plus le Lieutenant et les deux secrétaires d’État), sont inéligibles les 12 anciens syndics des trois années précédentes, le Lieutenant et un des 2 secrétaires d’État, qui ne peuvent pas être nominés ensemble.

7 C’est toujours le cas si aucun des syndics n’est mort dans l’intervalle22 : tel qui est syndic est réélu tous les quatre ans jusqu’à sa mort (Ami Lefort par exemple est syndic en 1684, 1688, 1692 et ainsi de suite tous les quatre ans jusqu’en 1716). Il existe en revanche un degré certain de compétition les années où un des syndics est décédé ou a été déchargé dans l’intervalle. Sur la période 1680-1707, le cas se présente à quinze reprises, soit plus d’une année sur deux en moyenne23. Les syndics encore en vie sont alors suivis dans la liste par de simples conseillers, classés selon leur ancienneté en Petit Conseil, que le Conseil général se permet parfois de faire « sauter » : c’est le cas à huit reprises, soit presque une année sur trois en moyenne, le quatrième candidat « sautant » le plus souvent à la faveur du cinquième, qui devient syndic24. Ces conquêtes se répercutent d’année en année : celui qui a conquis le syndicat sera assuré d’être réélu tous les quatre ans alors que son ou ses rivaux malheureux devront attendre une

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autre année où le quadrille sera incomplet pour tenter sa chance à nouveau. Ces conquêtes sont suspectes. Si les électeurs n’ont pas voulu suivre la voie de l’ancienneté, c’est peut-être qu’on a acheté leurs votes, les conseillers placés en milieu de liste étant soupçonnés de se livrer dans leurs luttes à des brigues (menées électorales qui prenaient la forme de pressions, menaces, banquets et dons d’argent contre des promesses de vote).

Les rituels électoraux

8 La légitimité de ces élections dépend d’une série de rituels qui encadrent le vote proprement dit. Rappelons d’abord rapidement les étapes de la journée électorale. Le premier dimanche de janvier, les citoyens se rassemblent à l’appel de la grosse cloche dans le temple Saint-Pierre, l’ancienne cathédrale, après le sermon de 9 heures. L’élection se déroule à portes closes : elles sont fermées après la prestation du serment25. Le premier syndic ouvre l’assemblée et, après l’exhortation du pasteur, prononce un discours de remerciement pour l’année qui vient de passer. Le secrétaire d’État lit ensuite le passage des Édits sur l’élection et le « serment pour l’élection » : les citoyens jurent d’élire « ceux qui sont propres et idoines » et de n’avoir eu égard à aucune brigue26. Ils se lèvent ensuite « banc par banc », prêtent le serment « par attouchement sur la Bible qui est ouverte sur la table des syndics »27, donnent leurs voix à l’oreille d’un des trois secrétaires puis retournent à leurs places, attendent le dépouillement des cartons des secrétaires, la proclamation du résultat et enfin, le serment de l’office par les nouveaux syndics, qui reçoivent de leurs prédécesseurs les bâtons, insignes de leurs charges. Les portes du temple sont alors ouvertes et le Petit Conseil retourne en procession à la maison de ville où les syndics sont félicités28. Le soir, ils y donnent un festin « frugal »29.

9 J’aborderai d’abord la fonction théorique de ces rituels avant de m’intéresser à leur réception par les électeurs. Ces rituels électoraux ont une double fonction : ils garantissent un choix responsable, ils mettent en scène le modèle de la souveraineté populaire.

Garantir un choix responsable

10 Les rituels servent de protection d’une part contre les brigues, d’autre part contre les choix irresponsables, qui obéiraient à la passion plutôt qu’à la raison. C’est l’objet de l’exhortation des pasteurs30, qui constitue une barrière contre les « infirmités » et les « affections » humaines31, le pasteur enjoignant les électeurs à voter de manière responsable : « Ces cérémonies politiques et chrétiennes doivent faire rentrer chacun en soi même pour penser sérieusement à l’action que l’on va faire et se tenir sur ses gardes contre ses propres passions »32. Remarquons en passant la haute stature intellectuelle de ces pasteurs qui, à l’instar de Louis Tronchin qui prononce les exhortations de 1688 à 1705, professaient souvent à l’Académie, l’institution d’enseignement supérieur fondée par Calvin33.

11 Le serment de l’élection représente une autre protection. D’une part, les bourgeois et citoyens jurent d’élire « ceux qui sont propres et idoines » et d’avoir égard en élisant « au bien public et non pas à quelque affection particulière ni de haine ni de faveur »34. D’autre part, ils jurent « de n’avoir brigué ni fait briguer, de n’avoir recommandé ou

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fait recommander, et de n’avoir eu égard à aucunes brigues ou recommandations qui pourroient leur avoir été faites », cette clause ayant été ajoutée de manière définitive en 1674 après les mots « ni de haine ni de faveur »35. Pour Louis Tronchin, les citoyens doivent prendre cet engagement avec le plus grand sérieux : « Dieu entend les paroles du serment qu’on prononce. Pour chacun de Vos Seigneuries, il remarque la main de chacun de ceux qui la mettent sur ses saintes écritures »36. Un électeur qui oserait se parjurer encourrait la colère divine, « puisque dans le serment que chacun preste, vous prenez Dieu à témoin d’élire dans cette veue, sans avoir égard à vos affections particulières, qui peut agir par d’autres motifs sans offenser Dieu et sans s’exposer à son indignation ? »37.

La mise en scène de la souveraineté populaire

12 L’autre fonction de ces rituels est de mettre en scène le modèle de la souveraineté populaire, c’est-à-dire le modèle de ce que devrait être en théorie le gouvernement de la République : comme le dit Clifford Geertz, un rituel est une histoire que les gens se racontent à eux-mêmes à propos d’eux-mêmes (il faut bien sûr poser la question du sujet : qui raconte quoi à qui ?)38. Les électeurs portent au côté l’épée, privilège bourgeois. Le premier syndic rappelle dans un discours de remerciement toujours emprunt de modestie que les syndics sont au service du peuple et s’adresse aux citoyens par l’expression conventionnelle de « Souverain Seigneurs ». Une fois le résultat du vote proclamé, les nouveaux syndics prêtent le serment de leur office « es mains des quatre anciens syndicques et du peuple »39 avant de recevoir leurs bâtons dont la décoration très fruste souligne la servitude des magistrats envers la communauté : « on n’a pas choisi pour les faire [les bâtons syndicaux] de l’or ou de l’argent massif, mais seulement de bois monté d’un peu d’argent, en signe que dans ces charges nous n’avons point à chercher ou à espérer biens, richesses, grands profits ou émoluments, mais plutôt à y rencontrer mille soucis et incommodités et plus encore qu’il convient d’avoir à nos cotés les plus pauvres, les veuves et les orphelins, plutôt que les riches et nos amis»40.

13 Mais ce cérémonial est d’une grande ambiguïté. Dès 1581, la suppression des bâtons syndicaux avait été envisagée par le Petit Conseil. Si les élections en Conseil général sont de simples ratifications de choix décidés à l’avance, « ce rappel de la souveraineté du peuple qui confie les bâtons, soit l’autorité légitime à ses magistrats, peut paraître inopportun à ceux-là mêmes qui s’efforcent de détourner à leur profit, et sans qu’il y parut trop ouvertement, l’autorité souveraine du Conseil général »41. Les préséances observées en Conseil général révèlent bien où se trouve réellement le pouvoir : alors que les citoyens sont tête nue, les syndics, gardent leur chapeau pendant toute la séance42. Les bâtons syndicaux sont en fait moins perçus comme un signe de la souveraineté populaire que comme un symbole patriotique, expression du prestige national et de « la majesté de l’État, à laquelle la communauté des citoyens qui transmet ou fait transmettre ce bâton reste particulièrement sensible »43. De la même façon, le temple Saint-Pierre où se déroulent les élections est avant tout un symbole patriotique, sa taille toujours disproportionnée dans les vues de la ville au XVIIe siècle révélant bien sa signification identitaire44.

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Du modèle à la réception

14 Les rituels ne prennent sens que dans le contexte précis où ils sont pratiqués. Il faut donc mettre en regard les avertissements solennels des pasteurs avec les rares sources dont on dispose sur la réception de ces rituels par les citoyens.

15 Quand ils écoutent l’exhortation, les citoyens sont bien conscients de la proximité existant entre la compagnie des pasteurs et le gouvernement, qui résulte d’intermariages et d’origines sociales communes45. On voit certes parfois poindre dans les sermons de Louis Tronchin quelques timides critiques du régime : il craint que Genève ne dérive vers une république oligarchique, comme ce fut le cas de Florence, même s’il ajoute qu’elle a su jusqu’à présent s’en garder grâce à un système équilibré46. Bénédict Calandrini, qui lui succède dans cette fonction, témoigne en revanche du tournant conservateur de la compagnie au XVIIIe siècle, par exemple dans son éloge du gouvernement genevois lors de l’élection de novembre 1707, la première depuis la crise où « l’État était sur le point de tomber dans l’horreur d’un funeste chaos »47. Il semble par ailleurs qu’un nombre non négligeable d’électeurs n’assistent pas à l’exhortation et n’arrivent que pour la lecture du serment par le secrétaire d’État48. Certains se font même payer à boire et à manger pendant l’exhortation, comme le déplorait déjà Calvin en son temps : « quand il est question d’élire et choisir les magistrats, on devrait être ici pour invoquer le nom de Dieu, afin qu’il présidât au Conseil […] Mais cependant où sera-t-on? Aux tavernes ou au jeu »49.

16 L’efficacité des serments est également douteuse. Il faut distinguer ici les deux parties du serment de l’élection, élire ceux qui sont idoines, n’avoir eu égard à aucune brigue. Les clauses contre les brigues sont au centre des discussions dans trois commissions gouvernementales établies en 1683, 1684, 1687 afin de réfléchir à des moyens plus efficaces d’« obvier aux brigues ». Si l’on cherche d’abord à préciser le contenu des serments50, l’idée qui l’emporte est qu’ils ne constituent plus une barrière suffisante et qu’il faut retenir les gens « par la crainte de la peine au lieu des serments » et établir à la place une chambre qui aurait les moyens d’infliger des peines « rigoureuses », « viriles »51. Les décisions finalement prises par les Conseils vont dans ce sens, même si elles restent en deçà des propositions des commissions52. On crée en 1687 une chambre des brigues chargée de recueillir des informations et d’enquêter mais qui n’a pas le pouvoir de juger ni d’imposer des peines comme cela avait été proposé53. On regroupe le samedi la nomination en Petit Conseil et la confirmation en Grand Conseil qui avaient lieu jusque là le mardi et le vendredi, cela pour forcer les candidats brigueurs à acheter des votes dans la semaine sans même savoir s’ils seront présentés au suffrage du Conseil général54. En 1691, l’introduction d’une dose de tirage au sort dans l’élection des auditeurs, avec l’exclusion par le tirage de la boule noire de deux candidats sur six devant le Conseil général, témoigne de la même logique55.

17 Il faut attendre janvier 1705 pour que la première partie du serment et l’engagement à élire « ceux qui sont propres et idoines » soit remise en cause, les électeurs devant désormais jurer d’élire « les plus propres et idoines »56, concession bien maladroite aux critiques de plus en plus nombreuses de la dérive oligarchique du régime. Comment ne pas être sceptique quand on sait que, la même année, les deux jeunes patriciens talentueux que sont Pierre Fatio et Jean Sales sont tous deux écartés dans l’élection d’un nouveau conseiller en faveur du frère du premier, Jacques François Fatio, plus docile mais totalement inexpérimenté et unanimement reconnu comme très médiocre57

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? Dans les revendications populaires de décembre 1706 et 1707, les citoyens insistent sur le fait qu’ils ne sont plus à même de respecter cette partie du serment. Certains préfèrent s’abstenir, d’autres se résignent à prêter serment pour la forme sans pour autant être convaincus en leur âme et conscience. Un tel engagement parait bien faible si l’on considère avec Austin que l’efficacité d’un serment dépend avant tout du contexte et de l’intention de ceux qui le prêtent58. Le vote par billet est donc nécessaire pour que les citoyens puissent agir en accord avec leur conscience, éloigner les parjures et ainsi « sauver leurs âmes »59.

Le vote auriculaire

Les vertus du vote auriculaire

18 Seul le vote auriculaire convient du point de vue gouvernemental dans ces élections qui sont conçues avant tout comme un hommage collectif du peuple envers ses magistrats. On est loin de notre conception actuelle du vote secret selon laquelle le vote est légitime parce que l’électeur est protégé vis-à-vis de son environnement social et peut exprimer un choix libre et individuel. Au contraire, le vote auriculaire est légitime précisément parce qu’une « autorité raisonnable » est reconnue aux élites politiques et sociales, parce qu’il renvoie à « un code de l’honneur garant d’une transparence sociale ou producteur d’un sentiment de responsabilité »60. Cette conception vaut bien sûr seulement pour les élections populaires, si particulières à cause du nombre du Conseil général et surtout de sa composition sociale – « des centaines de personnes toutes de différents génies et de différentes conditions »61 –, que l’on ne saurait comparer avec les élections en Petit et Grand Conseil qui se font par billet depuis 165562.

19 On peut lire un éloge en creux du vote auriculaire dans les mémoires écrits contre l’introduction des « ballotes » (en fait les billets) lors de la crise de 1707. C’est le seul vote véritablement libre car il conserve une « honneste liberté et une autorité raisonnable aux hommes de bien »63 et témoigne d’une saine confiance envers les conseils restreints et leur choix préalable, envers la logique du rang, selon laquelle sont classés les candidats. Au contraire, on ne peut que s’inquiéter de la suspicion dont font preuve ceux qui demandent les billets ou de ceux qui ont récemment obtenu l’introduction des lignes de « nouvelle élection », ces lignes supplémentaires au bas de la feuille des secrétaires, qui permettent de rejeter en bloc les huit candidats et de demander une nouvelle nomination64. Le vote auriculaire a d’ailleurs été assorti de plusieurs précautions jugées suffisantes pour protéger le secret du vote. Ces précautions résident d’une part dans un dispositif rituel puisque les secrétaires jurent de « garder les voix secrètes » la veille de l’élection, tout comme les syndics qui sont responsables du dépouillement des cartons des secrétaires, d’autre part dans un dispositif matériel, puisqu’un rideau tiré devant les syndics les empêche de voir voter les électeurs65.

La critique bourgeoise du vote auriculaire

20 Le vote auriculaire est cependant très vivement critiqué dans les mouvements populaires qui émergent dans les années 1700. En octobre 1704, plusieurs revendications concernant le déroulement des élections se glissent parmi les

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protestations contre les taxes sur les vins étrangers66. Les citoyens dénoncent la partialité des secrétaires et se plaignent de ne pas avoir « toute la liberté qu’ils désiroient, par la présence de trop près de Messieurs les syndics et du Conseil ». Ils obtiennent seulement que soit rehaussé le rideau censé cacher aux syndics la table des secrétaires67. L’introduction du vote par billet est l’objet d’un mémoire remis par quatre citoyens « au nom de la généralité du peuple »68 au procureur général Jean du Pan à l’intention du Petit Conseil le 1er décembre 1706, puis du premier des quatre articles dont le parti populaire réclame l’application lors de la crise de 170769. Je voudrais m’arrêter ici sur le mémoire du 1er décembre 170670. Ce document qui n’a jamais été étudié en détail jusqu’ici constitue la critique la plus approfondie du vote auriculaire, qui reprend des revendications déjà exprimées en 1704 et fait référence durant la crise de 1707.

21 Il se divise en 23 points dans lesquels on retrouve les principes théoriques généraux du vote secret, qui repose sur une double protection « d’abord dans les rapports entre l’électeur et son environnement social, puis dans l’interaction établie entre les votants et les membres du bureau de vote »71. Le poids de l’« environnement social » et des autorités politiques s’exerce à travers l’organisation spatiale du vote dans le temple, qui place l’élection sous l’égide des syndics et des conseillers. Les personnalités votent d’abord, le reste du peuple ensuite, banc par banc, l’espace étant « distribué selon la dignité reconnue à chacun ». En allant voter, les citoyens passent en rang de deux devant les syndics et le Petit Conseil qui siègent sur des gradins dans le chœur et l’abside72, puis ils prêtent serment sur la Bible qui se trouve sur la table des syndics (voir le schéma récapitulatif à la fin de cette partie). D’après le mémoire, la présence des syndics sortant « devant l’endroit où l’on donne son suffrage » intimide les votants qui sont « frappés par leur présence », malgré le rideau censé les cacher, et pourtant rehaussé deux ans auparavant. Les électeurs n’osent pas alors « suivre les sentiments de leur conscience ». Plutôt que de donner leur suffrage à ceux « dont ils ont fait le choix dans leurs âmes », ils les donnent aux parents de messieurs les syndics (point 6). L’influence est ici liée à la nature oligarchique du gouvernement puisque les électeurs disent « connaître » les syndics « pour parents de ceux qui sont en élection comme la chose est ordinaire »73.

22 Le comportement du « bureau de vote » (c’est-à-dire les trois secrétaires qui reçoivent les voix et les syndics qui sont responsables du dépouillement) est aussi sévèrement critiqué, une fois encore malgré les précautions rituelles (serment du secret). Remarquons que les voix ne sont plus reçues par les secrétaires d’État comme au XVIe siècle74 mais par des secrétaires ad actum nommés pour l’occasion la veille en Petit Conseil, dans la très grande majorité des cas parmi les membres du Deux-Cents75. D’après le mémoire remis par les citoyens, les secrétaires sont à la fois juges et parties : « il y a quelques fois des secrétaires qui sont parents de ceux en élection [les candidats] » (point 3) ou « qui ont des liaisons très étroites avec ceux qui sont en élection » (point 4). Pas moins de six points sont consacrés aux différentes façons dont les secrétaires tentent d’intimider les électeurs. La plupart du temps, ils regardent les électeurs au moment du vote « pour les connaître » (point 1). Une grande partie des électeurs ne se souvient pas des noms des candidats : le mémoire demande qu’ils soient affichés, ce que les Conseils accordent finalement. Quand ils sont auprès des secrétaires qui, « par mégarde », cachent avec la main les noms écrits sur les cartons, ne laissant voir que les quatre premiers noms de la liste, les électeurs sont obligés de leur

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demander, et de « parler fort », ce qui les gêne (point 19). Parfois, les secrétaires pratiquent tout simplement la fraude, marquant un nom pour l’autre, les électeurs devant alors leur dire et ainsi « se faire entendre » (point 2). Certains électeurs ne nomment qu’une des personnes en élection, laissant la liberté aux secrétaires de garder ou rayer qui bon leur semble « ce qui est d’une très dangereuse conséquence » (point 5). Le dépouillement des cartons des secrétaires est aussi sujet à caution. Le mémoire propose que le « déchiffrement des billets » normalement fait par les syndics soit fait par « 10 ou 20 personnes du Petit ou du Grand Conseil qui ne sont pas parents de ceux qui sont en élection » (point 13). Un mémoire écrit par « plusieurs citoyens » en vue du Conseil général du 26 mai 1707 propose de la même façon que le déchiffrement soit fait à haute voix par les syndics et par des adjoints « pris sur le champ d’entre le peuple »76. En 1671 déjà, le procès d’un certain Isaac Gradelle avait révélé que les voix n’étaient pas toujours comptées, ce qui devenait particulièrement problématique lorsque la place de quatrième syndic était disputée77.

23 Je voudrais souligner ici le poids des dispositifs matériels dans la pression qui s’exerce sur les électeurs. Ce mémoire montre bien comment cette pression se matérialise de manière très tangible dans des codes visuels (les regards des secrétaires) ou sonores (les électeurs qui sont obligés de « parler fort »), à travers l’organisation de l’espace et du temps du vote : le mémoire déplore que les secrétaires pressent les électeurs alors que, dans un isoloir, « ils auront le temps nécessaire pour satisfaire aux sentiments de leur conscience » (point 19).

24 En réponse aux attentes exprimées dans ce mémoire, les Conseils se contentent d’accorder quelques concessions, comme l’affichage de la liste des candidats sur une colonne du temple, et de renforcer les protections rituelles : les secrétaires prêtent serment le jour même de l’élection dans le temple dans les mains des syndics78. Ils rejettent les billets mais proposent une étrange solution de compromis : les secrétaires sont installés dans des « loges » ou « pavillons » où ils sont cachés derrière un rideau qui les empêche de voir les électeurs, dispositif qui n’est utilisé qu’une seule fois, en janvier 170779. Le schéma récapitulatif ci-dessous restitue cette organisation spatiale du vote si pesante pour les citoyens, ainsi que les changements introduits lors de l’élection de janvier 1707 (en encart).

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Organisation spatiale du vote dans le temple Saint-Pierre80

Conclusion: l’introduction du vote par billet

25 Le vote par billet est finalement introduit lors du Conseil général du 26 mai 1707. Le règlement du 3 octobre en arrête les modalités. On garde un secrétaire pour les illettrés ; sur le billet, on croise la ligne en face du candidat de son choix plutôt que de rayer ceux qu’on veut exclure. Les billets sont utilisés pour la première fois lors de l’élection du Lieutenant, le 20 novembre 1707. On reste en deçà des revendications du mémoire bourgeois du 1er décembre 1706. Les syndics sont toujours responsables du dépouillement des billets, même s’ils doivent le faire dorénavant à haute voix81. L’enveloppe n’est pas utilisée puisque les billets sont seulement pliés avant d’être jetés dans l’urne. Si l’isoloir contribue sans aucun doute à créer une atmosphère plus propice au choix libre, on est encore loin des conditions théoriques du vote secret et de la conception actuelle du bureau de vote comme « un espace neutralisant les appartenances sociales et favorisant l’isolement de l’acte électoral du tissu des activités sociales quotidiennes »82..

26 Il faut donc relativiser la rupture qu’a pu marquer la crise de 1707. Le rituel électoral reste inchangé et conserve toute son ambiguïté. Tout en mettant en scène le modèle d’un choix responsable par le peuple souverain, il continue en pratique à donner un poids considérable aux syndics et au Petit Conseil (préséances, présidence de l’assemblée par le premier syndic, conservatisme politique des pasteurs). L’introduction du vote par billet en lieu et place du vote auriculaire n’a qu’un effet ténu sur le résultat des élections dans les années qui suivent et il faut attendre 1728 pour que le Conseil général ose ne pas reconduire un ancien syndic.

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NOTES

1. A. Corbaz, Pierre Fatio, précurseur et martyr de la démocratie genevoise 1662-1707, Genève, Atar, 1923, p. 93. 2. J’emploierai par commodité le terme de citoyens quand je parlerai de l’ensemble des « citoyens et bourgeois » : les « citoyens » sont les descendants des bourgeois nés à Genève alors que les « bourgeois » à proprement parler sont seulement les bourgeois de première génération, moins nombreux et qui ne bénéficient pas de la plénitude des droits politiques. 3. R. Stauffenegger, Église et société. Genève au XVIIe siècle, Genève, Droz, 1983-84, vol. 1, p. 131. 4. B. Lescaze, « Le bâton syndical de Genève. Sur un insigne du pouvoir au XVIe siècle », Genava 20, 1972, p. 217-230 ; O. Fatio, « Les discours politiques du pasteur Louis Tronchin », Des archives à la mémoire. Mélanges d’histoire politique, religieuse et sociale offerts à Louis Binz MDG t. 57, dir. M. Neuenschwander, B. Roth-Lochner, F. Walter, Genève, 1995, p. 83-112. Pour une vue d’ensemble sur toute la période moderne voir M. Neuenschwander, « La République à Saint- Pierre », La République à Saint-Pierre, dir. M. Neuenschwander, B. Lescaze, P.‑C. George, J.‑E. Genequand, Genève, Les clefs de Saint-Pierre, 1981, p. 11-29. 5. Sur les révolutions genevoises de 1707, 1734-1738, 1762-1768, 1782, voir l’article « Révolutions genevoises » du Dictionnaire Historique de la Suisse (DHS) en ligne (www.hls-dhs-dss.ch). 6. Olivier Ihl et Yves Deloye défendent une approche similaire dans un contexte contemporain, en étudiant l’« acte de vote » lui-même et pas seulement les résultats exprimés par le vote (O. Ihl, Y. Deloye, L’acte de vote, Paris, Presses de Sciences Po, 2008). 7. L. Moulin, « Les origines religieuses des techniques électorales et délibératives modernes», Revue internationale d'histoire politique et constitutionnelle, avril-juin 1953 ; D. W. Poeck, Rituale der Ratswahl. Zeichen und Zeremoniell der ratssetzung in Europa, Cologne, Bohlau, 2003 ; Élections et pouvoirs politiques du VIIe au XVIIe siècle, dir. C. Péneau, Pompignac, Editions Bière, 2008 ; sur la période moderne voir O. Christin, « À quoi sert de voter aux XVIe-XVIIIe siècles ? » Actes de la recherche en sciences sociales, 140, 2001, p. 21-30. 8. H. Buchstein, Öffentliche und geheime Stimmabgabe. Eine ideengeschichtliche und wahlrechtshistorische Studie, Baden-Baden, Nomos Verlag, 2000 ; F. Connes, « La sécurité des systèmes de vote », thèse de Droit dirigée par Monsieur le Professeur Jean Morange soutenue le 4 février 2009, Université Panthéon-Assas Paris II ; O. Ihl, « vote public et vote privé », Dictionnaire du vote, dir. P. Perrineau et D. Reynié, Paris, PUF, 2001, p. 961. 9. Je reprends en cela la définition proposée par Frédéric Connes d’un « système de vote » qui inclut « la phase préalable d’autorisation de voter, l’émission des suffrages proprement dite et le dépouillement, jusqu’à ce que les résultats bruts soient définitivement arrêtés »(F. Connes, op. cit., p. 22). 10. Le Conseil général extraordinaire convoqué en réponse à la crise de 1707 est le premier depuis 120 ans et le vote du traité de combourgeoisie avec Berne et Zurich en 1584. 11. Chaque année lors de la session de novembre, deux des six auditeurs sont élus pour trois ans. Le Conseil général vote aussi en novembre sur le prix du vin et élit tous les trois ans le procureur général et le trésorier général. 12. La limite d’âge pour voter est de 22 ans en 1674, 25 ans en 1694. En 1694, on décide de dresser une liste de tous les bourgeois et citoyens, chacun d’eux en recevant un extrait sans lequel il ne peut être admis aux élections. Avant cette date, on demandait seulement aux électeurs suspects en raison de leur âge ou de leur statut de produire en Conseil général une attestation de leur dizainier (« CC, 28/04/1674 », p. 414 ; «CC, 07/08/1694 », SDG, p. 593). 13. Pour plus de précisions sur la composition sociale du Conseil général, voir « Ch. 3 la société genevoise : classes politiques et hiérarchiedes fortunes », A. Perrenoud, La population de Genève du

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seizième au début du dix-neuvième siècle. Étude démographique,t. 1 Structures et mouvements, Mémoires et documents de la SHAG, t. 47, Genève, A. Julien, Paris, Honoré Champion, 1979, p. 182-229. 14. J.-J. Rousseau, «Lettre VII, état présent du gouvernement de Genève fixé par l’édit de la médiation », Lettres écrites de la Montagne, Amsterdam, Chez Marc Michel Rey, 1765, p. 41. 15. Pour plus de détails sur la composition sociale du Petit Conseil, voir l’étude prosopographique d’Angelo Pronini : A. Pronini, « Une approche sociologique du Petit Conseil de Genève au début du XVIIIe siècle », mémoire de licence d’histoire, Genève, 1979. 16. Vote par billet en Conseil général, limitation des parents en Petit et Grand Conseil, publication des édits, élection du Deux-Cents par lui-même, cette revendication étant remplacée successivement par le projet de proposition populaire puis de Conseil général législatif périodique. 17. Pour plus de précisions sur la crise de 1707, voir O. Fatio et N. Fatio, Pierre Fatio et la crise de 1707, Genève, Labor et Fides, 2007. 18. F. Tonnies, Communauté et société : catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris, Retz C.E.P.L, 1977 (1ère éd. 1887). 19. J. Sautier, « La médiation de 1737-8. Contribution à l’histoire des institutions politiques de Genève », Thèse pour le doctorat d’État, Paris II, 1979, p. 67. 20. J’utiliserai par commodité le terme de candidat, même s’il n’est pas tout à fait exact puisque aucune procédure ne permet de faire acte de candidature, du moins jusqu’aux réformes de décembre 1705, qui permettent aux conseillers éligibles de se faire indiquer auprès des secrétaires d’État (R.C. 205, 30/12/1705, p. 626-627). Il aurait été plus exact de parler de « nominés » mais le terme est quelque peu barbare (dans les sources, on parle de ceux qui sont « en élection », c'est-à-dire présentés au suffrage du Conseil général). 21. Entre 1680 et 1707, le Deux-Cents ne fait « sauter au grabeau » un des huit candidats qu’à seulement deux reprises, en 1694 et en 1706. Un autre conseiller est alors « nominé » selon la procédure habituelle, en Petit puis en Grand Conseil. 22. Le premier syndic à ne pas être reconduit est Horace-Bénédict Turretini, en 1728. 23. C’est le cas d’un syndic en 1681-2-3-4-7-8, 93-4, 1700-3-6-7, de deux syndics en 1697-9, 1702. 24. C’est le cas en 1682-4, 93-4, 1703-7 alors qu’en 1683 le 4 e candidat et le 5 e sautent (le 6 e devient syndic) et en 1706 le 3e candidat saute (le 4e et le 5e deviennent syndic). 25. « CC, 08/12/1648 », E. Rivoire, Les sources du droit du canton de Genève, t. 4, 1621-1700[désormais SDG], Arau, H.R. Sauerlander & Cie, 1935, p. 196 (CC signifie Conseil des Deux-Cents, PC signifie Petit Conseil). 26. « CC, 11/09/1674 », SDG, p. 416. 27. « CC, 28/08/1674 », SDG, p. 414. 28. C. Du Bois Melly, Chroniques de Genève en 1706. Nos annales au commencement du siècle XVIIIe. Pierre Fatio et les troubles populaires de l’année 1707, Genève, J. Jullien, 1870, p. 51. 29. Pas plus de quarante personnes présentes, à raison d’un écu par tête («CC, 05/10/1689 », SDG, p. 547). 30. « CC, 08/12/1648 », SDG, p. 196. 31. Edits faits et revus en Conseil général sur les offices de la ville le 29 de janvier 1568 [désormais EDITS], Genève, Société des libraires, 1707,p. 1. 32. Conseil général 06/11/1698, Archives Tronchin, vol. 59 [désormais TR 59], fol. 111 r cité dans O. Fatio, op. cit., p. 84. 33. Depuis 1661 dans le cas de Louis Tronchin (O. Fatio et N. Fatio, op. cit., p. 84). 34. EDITS, p. 2. 35. « CC, 11/09/1674 », SDG, p. 416. 36. Conseil général 01/01/1693, TR 5, fol. 66r cité dans O. Fatio, op. cit., p. 87. 37. Conseil général 07/01/1700, TR 59 fol. 122r cité dans Ibid., p. 88

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38. Voir C. Geertz, « Jeu d’enfer. Notes sur le combat de coqs balinais », dans Bali, Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 1983 (1ère éd. 1972), p. 165-215. 39. EDITS, p. 5. En revanche, le serment de l’office des lieutenants et auditeurs n’est pas prêté devant le peuple mais devant le Petit Conseil (EDITS, p. 22). 40. Discours de remerciement du premier syndic jean Sarasin devant le Conseil général le 7 mai 1627, cité dans B. Lescaze, op. cit., p. 227-8. 41. Ibid., p. 228. 42. Les syndics se découvrent seulement lors du discours de remerciement (« PC, 27/12/1687 », SDG, p. 532-3). Lors du conseil général du 5 mai 1707, Pierre Fatio insiste pour que les syndics se découvrent chaque fois qu’ils disent « Souverains Seigneurs » (O. Fatio et N. Fatio, op. cit., p. 154). C. Du Bois Melly (op. cit., p. 51) suggère que le Petit Conseil restait aussi tête couverte mais nous n’avons trouvé aucune source primaire qui permette de recouper cette information. 43. B. Lescaze, op. cit., p. 229. 44. Voir E. Genequand, B. Roth-Lochner et al., Visages de Saint-Pierre, Genève, Fondation des clefs de Saint-Pierre, 1980. 45. Voir à ce sujet E. Rochedeu, « Une controverse entre Antoine Léger et David Sartoris au sujet des rapports entre l’Église et l’État en 1695 », Bulletin de la société d’histoire et d’archéologie de Genève, t. 10, 1954, p. 111-129. Sur les liens matrimoniaux entre familles pastorales et gouvernementales, voir A. Pronini, op. cit.. 46. Conseil général 04/01/1705, TR 59, fol. 149v cité dans O. Fatio, op. cit., p. 104. 47. Ms. 62 Exhortation de Monsieur le Pasteur et professeur Calandrin, faite en Conseil général, le dimanche 20 novembre 1707, fol. 51v. Sur le conservatisme politique de la compagnie des pasteurs au début du XVIIIe siècle, voir O. Fatio, op. cit., p. 104-5, 110-111. 48. Voir par exemple PC 4139. 1671- 4 février Informations prises contre (honorable) Isaac Gradelle (72 ans), consignateur à la porte de Neuve au sujet de propos qu’il avait tenus touchant l’élection des syndics. 49. J. Calvin, « Trente-septième sermon», , Ioannis Calvini opera quae supersunt omnia Volumen LIII, dir. G. Baum, E. Cunitz et E. Reuss,Brunswick,C.A. Schwetschke et fils, 1895, col.452. 50. « CC, 14/11/1684 », SDG, p. 505. On se contente en fait de préciser les modalités de la recommandation, pourtant tolérée de facto. 51. L’activité de ces commissions est détaillée dans les Registres du Conseil de septembre- octobre 1683, novembre-décembre 1684 et de septembre à décembre 1687. 52. Certains avaient proposé par exemple d’interdire de laisser entrer qui que ce soit en office avant que les informations prises sur les brigues aient été rapportées et jugées. Voir R.C. 184, 05/12/1684, fol. 181 (les registres du conseil ou registres du Conseil des Vingt-Cinq sont conservés aux archives d’État de Genève sous la cote R.C.). 53. « CC, 05/12/1687 », SDG, p. 530. 54. « CC, 19/12/1687 », SDG, p. 531. 55. SDG, « CC, 14/09/1691 », « C.O., 28/10/1691 », p. 569-570. Le tirage au sort était souvent utilisé dans les cantons suisses pour décourager les brigues (voir R. Braun, Le déclin de l’Ancien régime en Suisse, Lausanne, Editions d’en bas, Paris, Éditions de la MSH, 1988, p. 174). 56. R.C. 205, 04/01/1705, p. 1. 57. A. Corbaz, op. cit., p. 73. 58. J. L. Austin, How to do things with words, Oxford, J. O. Urmson, 1962. S’appuyant sur les travaux d’Austin, John Spurr fournit à propos de la période moderne de nombreux exemples où le sens des serments dépend avant tout de leur contexte d’énonciation : J. Spurr, “A profane history of early modern oaths”, Transactions of the Royal Historical Society,6th series, vol. 11, 2001, p. 37-63. 59. Pas moins de six points sont consacrés à la question du parjure (points 6, 7, 8, 18, 20, 23) sur les vingt-trois points en faveur des billets qui sont énumérés dans PH 4129 / « Raisons que les citoyens et bourgeois ont pour procéder aux élections par billiets en donnant leur suffrage », n.p.

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60. O. Ihl, op. cit., p. 964. Pour une réhabilitation du vote public dans un contexte contemporain, démocratique et discursif, voir G. Brennan et P. Pettit, « Unveiling the vote », British journal of political science, 20, 1990, p. 311-333. 61. Discours du syndic Chouet du 5 mai 1707 cité par J. Sautier, op. cit., p. 204. 62. «CC, 24/12/1655 », SDG, p. 245. 63. Ms 56. « Dialogue tiré de Cicéron sur l’usage de la ballote », fol. 131v (probablement avril-mai 1707). 64. Introduites en novembre 1704 dans l’élection du lieutenant, en décembre 1706 dans celle des syndics, mais de manière réticente « sans mettre à la tète les mots de nouvelle élection » (R.C. 204, 15/11/1704, p. 533-4). 65. « CC, 08/12/1648 », « CC, 15/12/1648 », SDG, p. 196-197. 66. Voir J-F Pitteloud, « Le vin suffit-il à faire tourner les têtes ? Essai d’interprétation des contestations politiques genevoises au début du XVIIIe siècle », Mémoire de Licence, Université de Genève, 1979, p. 38. 67. R.C. 204, 12/11/1704, p. 528 68. R.C. 206, 01/12/1706, p. 471-2. 69. Je parle ici du vote par billet dans les élections et non dans les votations – pour voter sur les lois par exemple –, idée que Pierre Fatio avait défendue de manière marginale, même au sein de son propre camp (voir PH 4129 / Copie de la lettre de Jean Sales à Pierre Fatio (écrite de Marsa, le 17 mai 1707), n.p.). 70. PH 4129 / « Raisons que les citoyens et bourgeois ont pour procéder aux élections par billiets en donnant leur suffrage (n.p.) ». On en trouve une copie dans Ms. Fr. 835, p. 623-634 et dans SHAG 94, p. 19 (Bibliothèque de Genève). Il appelle le procureur à représenter le fait en Petit et en Grand Conseil (point 8). Les quatre citoyens qui l’ont remis sont le joaillier Jean Georges Galline, son beau-frère Jacques Soret, horloger, Barthélemy Moillliet l’aîné, fabricant de boîtes de montres et le joaillier Mussard, les trois derniers ayant joué un rôle actif lors de la crise sur le vin de 1704 (O. Fatio et N. Fatio, op. cit., p. 82). 71. O. Ihl, op. cit., p. 961. 72. M. Neuenschwander, op. cit., p. 12 et 16. Il semble probable que les magistrat siégeaient comme lors du culte dominical, c'est-à-dire face au peuple sur des gradins dans le chœur et l’abside (voir les schémas de Christian Grosse dans C. Grosse, Les rituels de la Cène. Le culte eucharistique réformé à Genève (XVIe-XVIIe siècles), Genève, Droz, p. 274-275). Du Bois-Melly remarque d’ailleurs que le sautier départage les rangs devant l’estrade des syndics comme les gardes d’église ou les guets le font encore lorsque les hommes vont prendre la Cène au XIXe siècle (C. Du bois Melly, op. cit., p. 51). 73. Il arrive aussi que les pasteurs et les membres du Deux-Cents, après avoir voté, se « promènent » dans le temple plutôt que de retourner à leur place pour recommander certains candidats auprès des citoyens. Voir « CC, 08/12/1648 », SDG, p. 196 ; « PC, 24/12/1687 », SDG, p. 531-532 ; « CC, 30/12/1687 », SDG, p. 533. 74. H. Fazy, Les constitutions genevoises, Genève, Bâle, H. Georg, 1890, p. 66. 75. Sur les vingt-huit secrétaires qui officient entre 1692 et 1707, trois seulement sont des membres du Petit Conseil. En revanche, certains membres du Deux-Cents ont été secrétaires à de nombreuses reprises (Jacques de Harsu, par exemple, l’est sept fois entre 1692 et 1707). 76. PH 4129 / « Proposition des citoyens », p. 1. 77. PC 4139/1671- 4 février Informations prises contre (honorable) Isaac Gradelle (72 ans), consignateur à la porte de Neuve au sujet de propos qu’il avait tenus touchant l’élection des syndics [« si on avoit conté les voix, certains qui sont syndics ne le seroient pas »]. 78. C’était déjà une revendication du notaire Beddevole en 1704 (R.C. 204, 06/10/1704, p. 475-477).

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79. R.C. 206, 20/12/1706, p. 507-511 ; R.C. 207, 02/01/1707, p. 1-2. Le rideau ne laisse visible que le « carton » où les secrétaires marquent les voix. Pour une description par le pasteur Turrettini dans son livre de mémoire du dispositif mis en place pour l’élection de 1707, voir O. Fatio et N. Fatio, op. cit., p. 82. 80. Derrière les syndics, en bas au premier rang, siège le Petit Conseil, avec les secrétaires d’État et le Lieutenant. Le procureur général est assis sur un escabeau entre les syndics et les anciens syndics (« PC, 03/01/1674 », SDG, p. 407). 81. R.C. 207, 02/04/1707, p. 242-3 ; R.C. 207, 03/10/1707, p. 768. 82. Y. Deloye, « Le bureau de vote », Regards sur l’actualité n°329 Campagnes électorales, mars 2007, p. 46.

ABSTRACTS

A considerable amount of documentation is available for the 25 years preceding the first of the “Genevan revolutions” in 1707 on a question which is often raised only incidentally : how did burghers vote in the general Council in elections often qualified as “electoral parodies”, in a republic that was de jure democratic but de facto aristocratic ? How are we to understand, on the one hand, the rituals which present, albeit ambiguously, the model of popular sovereignty and prompt burghers and citizens to vote for “those who were fit”, and on the other hand, the voice vote in the ear of secretaries, which ensured a “reasonable authority” to “men of quality” but also put great pressure on voters, preventing them from “following the feelings of their conscience” as claimed supporters of the vote by ballot, which was finally introduced in 1707?

Dans le quart de siècle qui précède la première des « Révolutions genevoises » en 1707, une documentation abondante nous permet de comprendre un problème souvent abordé de manière seulement incidente : comment vote-t-on en Conseil général, dans ces élections souvent qualifiées de « parodies de votations », dans une république démocratique de jure mais aristocratique de facto ? Quel est le sens, d’une part, des rituels encadrant le vote (exhortations, serments etc.), qui mettent en scène d’une manière ambiguë la souveraineté populaire et incitent les bourgeois et citoyens à voter pour « ceux qui sont idoines », d’autre part, du vote auriculaire auprès des secrétaires : garantie d’une « autorité raisonnable » aux « hommes de bien » ou dispositif très pesant qui empêche les électeurs de « suivre les sentiments de leur conscience » comme le disent les partisans du vote par billet, finalement introduit en 1707 ?

AUTHOR

RAPHAËL BARAT Université Lyon 2 Lumière-LAHRA

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Les élections dans l’ordre de la noblesse à la jurade de Bordeaux (de 1550 à 1789)

Laurent Coste

1 « La noblesse s’est faict grand tort et dommage de desdaigner ainsi les charges des villes, principalement des capitales comme Thoulouse et Bourdeaus »1 peut-on lire dans les Commentaires de Montluc. Telle n’est pourtant pas l’impression qui ressort de la consultation des listes consulaires et scabinales des villes d’Ancien Régime. Dans la plupart des villes de Provence et de Languedoc, le premier chaperon est réservé aux gentilshommes qui peuvent aussi parfois obtenir le deuxième comme à Arles, Aix-en- Provence ou Marseille avant 1660. Dans les villes où il y a une plus grande liberté de choix, on a pu même parler « d’invasion nobiliaire » à certaines époques comme à Lille à la fin du XVIIIe siècle. Le cas de Bordeaux est intéressant car la capitale de Guyenne est, en dehors de l’aire des consulats et de leur répartition par échelle, l’une des rares villes du royaume à partager les charges municipales à parité entre différents corps ou milieux et ce, en accordant une place de choix au second ordre en vertu d’une pratique coutumière. Il n’est pas anodin en effet de réserver les premières places aux nobles, ceux-ci se distinguant des autres ordres représentés, les avocats et les bourgeois, par une pratique électorale sensiblement différente. Quant au résultat des élections, il montre la variété de l’ordre de la noblesse dans une grande ville provinciale, à la fois grand port de commerce et capitale judiciaire2.

L’importance de la noblesse dans le corps de ville

2 Avant d’aborder les modalités électorales, il n’est pas inutile de s’interroger sur les raisons qui ont pu pousser un certain nombre de gentilshommes du Bordelais à accéder à la municipalité. Ces raisons sont multiples et tiennent aux caractéristiques majeures de la capitale de la Guyenne. Certains faits imposent la présence de nobles, d’autres attirent les nobles à l’hôtel de ville.

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Tenir une place stratégique

3 Située non loin de l’estuaire, le long de la Garonne, la ville de Bordeaux occupe une place stratégique s’il en est. De nombreux textes, arrêts du conseil, correspondance des administrateurs royaux, insistent sur l’importance qu’occupe la ville dans le sud-ouest du royaume. C’est la principale ville située entre le Sud, la frontière espagnole et le cœur du royaume, c’est aussi la porte d’accès au pays de la moyenne Garonne pour tout envahisseur venu par l’estuaire. Or au cours des XVIe et XVIIe siècles, la France a été régulièrement en guerre contre l’Espagne et l’Angleterre, puissances qui disposaient de flottes de guerre importantes et qui n’hésitaient pas à opérer des descentes sur les côtes françaises comme le montre l’épisode du siège de La Rochelle en 1627-28. En outre, depuis la division de la Chrétienté au XVIe siècle, la ville de Bordeaux, dotée d’un archevêché et siège d’une multitude d’institutions religieuses, se trouve de fait un bastion du catholicisme au sein d’une région gagnée par les idées de la Réforme, non loin du Béarn passé au calvinisme3. La province de Guyenne fut d’autre part confiée dans la seconde moitié du XVIe siècle à un gouverneur réformé, Henri de Navarre, qui ne put jamais entrer dans sa ville capitale et séjourner dans le fort du Hâ, résidence du gouverneur4. La ville de Bordeaux, de ce fait, peut occuper à certains moments une place importante dans la politique nationale et le pouvoir royal considère à raison qu’il doit tenir la ville pour pouvoir contrôler la région. Dans ces conditions, la noblesse, ordre militaire par excellence, ne peut donc être écartée du gouvernement de la ville. La présence d’édiles issus de la noblesse est ainsi attestée depuis au moins le début du XVe siècle, avec des représentants des familles de Gassies, de Carles, de Lavie, du Sault, d’Agassac ou d’Agès. À la lecture des mémoires de l’époque, il paraît indispensable que des représentants du second ordre occupent une place déterminante dans la municipalité, avec pour tâche essentielle la sécurité et le maintien de l’ordre. Cette répartition des tâches, d’abord informelle, eut tendance à s’institutionnaliser progressivement, en 1674 d’abord puis en 1759 ; le texte de répartition des fonctions de 1759 entérine, bien que tardivement il est vrai, un usage bien ancré à l’hôtel de ville. L’arrêt du 6 avril décide en effet que « les jurats gentilshommes seront députés nés du corps de ville pour tout ce qui a apport aux hôpitaux, aux spectacles, aux troupes bourgeoises, au guet à pied et à cheval, et pour tout ce qui concerne les visites et cérémonies où les jurats ne vont que par députation »5. L’on pourrait objecter que la tâche de commandement militaire aurait pu être confiée à un maire. Tel fut souvent le cas même si la situation de Bordeaux est à bien des égards assez originale. Elle a été dirigée aux XVe et XVIe siècles par des maires issus de familles de la noblesse d’épée, assez énergiques comme Jean de Durfort de 1480 à 1485 et de 1495 à 1515, Armand de Gontaut de Biron de 1577 à 1581, Jacques Goyon de Matignon de 1585 à 1597 ou Alfonso d’Ornano de 1599 à 1610 mais la charge a été supprimée par le roi Louis XIII en 1620. L’absence de premier magistrat et l’élection d’un faible nombre de nobles d’épée au cours de la première moitié du siècle expliquent sans doute le revirement du pouvoir royal, sans doute échaudé par les émeutes de 1635 et la Fronde. « Les derniers mouvements survenus en nostre ville de Bourdeaux nous ayant faict cognoistre combien il est important à nostre service, et au comung repos des habitans de la dicte ville, reconnaît Louis XIV, de ne la laisser plus longtemps destituée d’une personne d’authorité, pour y faire la charge de maire (..), nous avons jugé à propos de la restablir »6. Le 10 octobre 1653, Godefroy d’Estrades, maréchal de camp et gouverneur de Dunkerque, était nommé maire, charge qui resta dans sa famille jusqu’en 17687. Mais

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comme, jusqu’à la Révolution, la plupart des maires ne vinrent qu’épisodiquement à Bordeaux, le choix des jurats nobles ne fut pas sans conséquence. C’est d’ailleurs en partie pour cela sans doute qu’après 1667, il n’y eut plus aucun officier élu à la jurade8. Le pouvoir royal tenait à ce qu’un gentilhomme distingué, reconnu par ses pairs, exerce une fonction prééminente à l’hôtel de ville, ce qui explique aussi le choix, à partir de 1704, d’un lieutenant de maire au sein du second ordre, en grande partie pour pallier l’absence du maire9.

Se prévaloir des privilèges de la ville

4 Du fait de sa position stratégique et de son rôle économique, la ville de Bordeaux jouissait depuis l’époque médiévale d’un très grand nombre de privilèges juridiques, fiscaux, économiques et militaires. Ces privilèges avaient été précisés par Louis XI en 1462 et par Charles VIII en 148310. L’intérêt manifesté par la noblesse bordelaise pour l’exercice des charges municipales s’explique notamment par la possibilité de jouir de ces avantages, dans des conditions dérogatoires aux règles communes. En effet les privilèges les plus importants, notamment ceux concernant le commerce des vins, étaient réservés aux bourgeois de Bordeaux, c’est-à-dire aux habitants qui avaient reçu de l’hôtel de ville le privilège de bourgeoisie. Il fallait depuis 1375 remplir un certain nombre de critères, de naissance, de domicile, de patrimoine et après une enquête de bonnes vie et mœurs être reçu par les jurats. Le 27 juin 1622, un règlement local fixait les modalités d’accès au corps : les étrangers devaient résider en ville dix ans sans discontinuer et avoir épousé une Bordelaise. L’arrêt du conseil du 20 août 1622 approuva le texte en le modifiant légèrement : il fallait pour être reçu avoir habité cinq ans consécutifs et posséder en ville une maison valant au moins 1500 livres11. Or, les nobles de la sénéchaussée de Bordeaux pouvaient contourner ces exigences en étant élus à l’hôtel de ville. En effet, chargés de diriger la ville et de défendre ses privilèges, les jurats devenaient en quelque sorte ipso facto bourgeois de la ville et étaient, sauf rarissimes exceptions, exemptés des procédures normales d’accès à la bourgeoisie. Ce procédé n’était pas exclusivement réservé aux nobles mais l’on constate que l’accès à la bourgeoisie de la noblesse bordelaise est plus souvent passé par l’accès à la jurade que dans les autres corps. Ainsi, comme l’indiquent les données recueillies dans les grandes enquêtes de vérification des titres, si 7,1 % des bourgeois-marchands et 19,1 % des avocats devaient leur bourgeoisie à leur élection à la jurade, c’étaient le cas de près de la moitié (47,6 %) des nobles.

5 Régulièrement, lors de l’examen de la liste des bourgeois, nombreux étaient les nobles qui alléguaient leurs ascendants dans la jurade pour confirmer leur bourgeoisie ou pouvoir y accéder. Il ne leur était pas nécessaire de remplir les conditions, il leur suffisait d’apporter les preuves de leur filiation. Lors de l’enquête lancée en 1761-1763, Jean, Urbain, Alphonse et Joseph de Boucaud prouvèrent qu’ils étaient les descendants d’Alphonse de Boucaud, jurat en 1595, Pierre et Léon de Bordes fournirent leur généalogie jusqu’à Guillaume de Bordes qui avait été jurat en 1552, Etienne de Spens d’Estignols de Lancre se fit reconnaître comme descendant d’un prévôt de l’Ombrière qui avait droit d’assister aux assemblées de l’hôtel de ville et Jean-Baptiste Michel de Montaigne fit valoir qu’il descendait de Pierre Eyquem, sieur de Montaigne et maire de Bordeaux au XVIe siècle12. En revanche, comment l’indiquent avec regret les jurats à Monsieur sous le règne de Louis XVI :

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Cette grande ville, si importante à tous égards, n’a pas le privilège de plusieurs autres bien moins considérables, notamment celle de Toulouse, de transmettre la noblesse à ceux de ces citoyens qui occupent successivement la magistrature13.

La procédure électorale :

6 Sur le plan réglementaire, la procédure électorale bordelaise reste assez simple, caractérisée par une très forte cooptation, réservant, comme le dit un adage de l’époque, le choix de ceux qui doivent conduire le navire à ceux qui tiennent le gouvernail14. Les gentilshommes ne procèdent pas de manière très différente de leurs collègues avocats et bourgeois mais ils disposent d’une certaine prééminence puisqu’ils opinent en premier et que, au cours de l’époque moderne, ils ont pu se distinguer par des procédures légèrement différentes, liées à leur statut noble.

La constitution du corps électoral

7 À partir de 1551, l’élection annuelle passa du 25 juillet au 1er août. Il s’agissait dans un premier temps pour le conclave de procéder à la constitution du corps électoral. Les six jurats étaient en effet entourés par vingt-quatre prudhommes pour constituer une assemblée de trente personnes, parmi les plus réduites du royaume. Les prudhommes appartenaient à l’élite de la société urbaine et en ce qui concerne les nobles, deux arrêts du Parlement de Bordeaux, du 31 juillet 1630 et du 6 août 1643, prévoyaient de les recruter parmi les « nobles d’extraction, officiers du roi en la chancellerie… »15. L’on procédait à la désignation par ordre, en commençant par le premier jurat, représentant la noblesse, puis venaient le deuxième de l’ordre des avocats, le troisième jurat pour les bourgeois, le quatrième jurat noble, le cinquième jurat avocat et le sixième jurat bourgeois. Dans un premier temps, chacun des six jurats présentait huit candidats et se retirait pour que ses collègues puissent désigner quatre d’entre eux comme prudhommes mais, comme généralement il avait indiqué que son choix portait sur les quatre premiers, au cours du règne de Louis XIV le greffier de la ville renonça à indiquer les huit noms se contentant d’indiquer les quatre finalement retenus16. La noblesse représentait rarement un tiers des prudhommes et ce pour deux raisons semble-t-il. D’une part parce que la fonction n’apparaît sans doute pas assez prestigieuse mais surtout, comme l’indique une lettre de l’intendant au garde des sceaux au XVIIIe siècle, parce que « la plupart des gentilshommes se tenant à leur campagne la plus grande partie de l’année et surtout au mois d’août qui est le temps de l’élection », on renonçait à les porter sur les listes17.

8 Au début des années 1730, Chauvelin recommanda aux jurats de désigner un maximum de prudhommes au sein des anciens jurats des trois ordres mais la noblesse resta faiblement représentée malgré une augmentation provisoire du nombre de ses membres (voir schéma). Dans la seconde moitié du siècle, les jurats nobles renoncèrent à désigner des membres de leur ordre le 1er août18.

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Part des gentilshommes parmi les prudhommes (1721-1760)

9 Une fois l’élection des prudhommes terminée, le corps de ville les envoyait chercher et l’on se rendait en groupe à l’église de la jurade, située non loin de la maison commune, près des fossés de l’hôtel de ville, l’église Saint-Éloi où l’on assistait à une messe du Saint Esprit. Une fois la messe finie, le clerc de ville faisait prêter serment aux électeurs de respecter les statuts de la ville19 et l’on retournait à la mairie pour déjeuner avant de s’isoler pour le conclave.

Le choix des candidats

10 Le clerc de ville enfermait les électeurs et deux délégués du parlement dans une salle puis fermait la porte à clé, séparant ainsi, physiquement mais aussi symboliquement, le corps civique des électeurs du monde extérieur, marqué bien souvent par la violence à l’époque20. Un plan, non daté mais vraisemblablement du XVIIIe siècle, montre clairement la disposition des lieux, les prudhommes adossés aux murs de la pièce, les jurats en position centrale, le premier d’entre eux tenant la droite du maire ou de son lieutenant.

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La salle du conclave

(Cl. Arch. Mun. Bordeaux IX-N/6).

11 Les opérations étaient théoriquement secrètes mais en vertu d’un arrêt du Parlement du 30 juillet 1567 le clerc était dans l’obligation de tenir un registre très détaillé des élections. Malheureusement une grande partie des opérations électorales a disparu dans l’incendie de la mairie en 1862. Si la municipalité conservait le détail des opérations, les édiles rechignaient toujours à transmettre ces détails aux autorités supérieures, et des tensions assez fortes opposèrent la jurade et l’intendant Tourny à ce sujet en 175221. Les opérations électorales furent modifiées profondément en 1683. Jusque-là, chacun des trois jurats sortants proposait le nom de son candidat, en commençant par le premier jurat noble. Il laissait les cinq autres jurats puis les vingt- quatre prudhommes donner leur opinion, le tout à haute voix comme cela se pratiquait régulièrement à l’époque22. Il était alors d’usage de faire un discours, assez convenu pour vanter les qualités de celui qui était proposé. C’est ainsi que le 1er août 1637, Jean de Tortaty déclare, après avoir « jetté l’œil sur plusieurs gentilshommes habitans en cette ville », que le meilleur candidat lui paraît être « M. de Belcier de Genssac, gentilhomme d’honneur, petit-fils de M. le président de Belcier »23. En 1667, Jean de Pontac vante François de Vivey, trésorier de France, « dans la connoissance qu’il a des affaires de finances et comme estant une personne d’inteligence »24. Les procès-verbaux restent très succincts sur ce point alors que l’avocat Donnadieu, prudhomme en 1703, prouve dans son journal intime que l’on ne se contentait pas d’enregistrer les votes : M. Darsac premier jurat qui devoit sortir dit qu’ayant rempli son temps et étant à la fin de sa course, il ne pouvoit mieux faire que de choisir trois bons sujets qui répareront par leur aplication les manquements qu’il auroit pu faire pendant sa jurade et nomma M. de Cabanac, M. de Gassies et M. Canteloup. M. Maignol dit que quand il n’auroit pas l’honeur de conoitre ces trois gentilshommes, il ne croiroit point se tromper en les nommant après le choix que M. Darsac en venoit de faire, il conoissoit le poids de la jurade et de quelle importance il étoit pour le public d’y mettre des personnes de mérite et qu’aussi il ne faisoit aucune difficulté de nommer ces trois Mrs de Cabanac, Gassies, Canteloup. Mrs les jurats et les prudhommes de

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suite chacun dit son avis et deux mots d’éloge en passant. Je dis que M. Darsac avoit fait paroitre trop de prudence et de sagesse durant son gouvernement pour manquer dans un choix aussi important pour le bien public et qu’ainsi je nomois volontiers25.

12 À partir de 1683, la procédure fut modifiée et placée sous le contrôle royal, officiellement pour contrer l’intervention du gouverneur de la province. Désormais, chacun des trois sortants devait proposer trois noms pour lui succéder. Les électeurs pouvaient confirmer les noms et l’ordre, modifier l’ordre ou le nom des candidats. On peut le voir sur ce fragment de l’élection de 1782 réchappé de l’incendie de 1862 : il apparaît que le clerc de ville dressait un tableau, en indiquant à gauche le nom des électeurs, à droite celui des trois candidats pour qui ils se prononçaient, avant de récapituler le total des voix (90) en bas de page.

Fragment de l’élection de 1782

(Arch. Mun. Bordeaux BB 158)

13 La liste était ensuite envoyée à Versailles et le roi faisait connaître sa décision par une ordonnance quelques semaines plus tard.

14 Pour les nobles comme pour les autres corps ou états représentés, il n’y avait pas de conditions particulières, si ce n’est être natif de la ville de Bordeaux, du Bordelais ou de France et d’avoir plus de 25 ans, et ce, depuis le règlement de 1375. On avait toutefois coutume d’élire un gentilhomme soit de la ville soit des environs, notamment de l’Entre-deux-Mers comme les Gères de Camarsac afin qu’ils puissent venir siéger plus facilement à l’hôtel de ville, mais il arrivait parfois que l’on fasse appel à des nobles résidant dans les sénéchaussées limitrophes, ce qui fut le cas par exemple de l’Agenais Pierre de Secondat de Rocque en 1622 ou du Périgourdin Jean de Foucault de Lardimalie en 1627. On s’efforçait de choisir des familles connues et on sait par exemple qu’en juin 1757 le ministre demanda aux jurats de se guider sur deux critères « l’ancienneté de la noblesse (…) l’expérience dans les affaires publiques »26. Certains témoignages laissent à penser qu’il y avait aussi des conditions liées au caractère, et au tempérament des candidats compte tenu du rôle prééminent des nobles. On s’efforçait de trouver des

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gentilshommes calmes, conciliants plutôt que violents et emportés, afin de ne pas troubler le fonctionnement de la municipalité27.

Le dessous des cartes

15 La procédure est une chose, la réalité en est une autre. On a pu gloser sur la perte de pouvoir des autorités municipales face à un renforcement du pouvoir royal. Certes, les responsabilités et la marge de manœuvre des magistrats municipaux se restreignent avec l’essor de la monarchie administrative, sans que l’on puisse vraiment prouver que leurs pouvoirs réels étaient beaucoup plus importants auparavant. Toujours est-il que devenir jurat n’est ni une sinécure ni une fonction fantôme vu les remous que l’élection suscite. Même si les procès-verbaux sont relativement succincts sur ce point, on peut déceler des tensions internes au corps de la noblesse pour accéder aux responsabilités, sans oublier les multiples interventions extérieures qui peuvent jouer dans l’élection.

Les luttes intestines

16 Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’élection n’est pas acquise et le fait d’être présenté par le sortant à l’assentiment du collège électoral n’implique pas un accès automatique au corps de ville. Certes, il est d’usage dans les pratiques de l’époque de ne pas se diviser et donc de proposer des candidats qui peuvent faire consensus, d’autant que des rencontres discrètes avaient lieu avant le 1er août28 mais dans certaines circonstances, l’unanimité ne pouvait être atteinte. Les procès-verbaux des élections sont à cet égard décevants car ils sont souvent très brefs, très laconiques et lorsque l’on dispose de sources parallèles, ce qui est relativement rare, l’on peut constater des différences très importantes, et toujours dans le sens d’une atténuation des tensions ayant agité les dirigeants. Tous les procès-verbaux n’ayant pas été conservés, on peut diviser l’époque moderne en plusieurs périodes.

Répartition des votes à l’élection du jurat noble

17 Dans un premier temps, entre 1623 et 1648, sous le règne de Louis XIII, l’on constate que les élections à l’unanimité sont minoritaires au sein de la noblesse avec 41,7 % des

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scrutins, l’élection à la majorité des voix en représentant la moitié. Dans ce cas-là, et la noblesse n’est pas dans une situation exceptionnelle, lorsque des divergences se manifestent entre les électeurs, le candidat du sortant était généralement élu à la quasi unanimité. Au cours de la période suivante, entre 1656 et 1682, le choix des jurats nobles se fit dans trois élections sur quatre à l’unanimité mais parallèlement le pourcentage de refus eut tendance à augmenter. À partir de 1683, les perspectives générales évoluent puisque un plus large éventail de choix est laissé aux électeurs. La noblesse n’est pas touchée par trop de tensions puisque deux fois sur trois le choix du jurat noble se fait à l’unanimité ; quant au pourcentage des refus, il reste à peu près stable. Toutefois, la noblesse étant très sensible à la notion d’honneur, un certain nombre de jurats n’avaient pas apprécié de voir leur choix contesté. Il en avait été de même parmi les candidats dont certains proposés puis rejetés par l’assemblée électorale firent savoir qu’ils ne souhaitaient plus que l’on fasse appel à eux29. Les gentilshommes bordelais trouvèrent alors un modus vivendi. En 1721, ils obtinrent de l’intendant Boucher et du commandant en chef Berwick que « les gentilshommes qui seroient éleus une année, le seroient la suivante et seroient jurats à la troisième »30. Désormais, un noble porté sur la liste des candidats en troisième place savait qu’il serait l’année suivante porté au deuxième rang et qu’au scrutin suivant le premier rang que lui donneraient les électeurs lui vaudrait nomination royale. Cependant, alors que ce système avait été conçu de manière consensuelle, la période 1722-1746 ne fut pas exempte de tensions car tous savaient que l’élection à la troisième place signifiait ipso facto l’accès au corps de ville dans les deux ans et que l’on ne pouvait remettre en question le résultat. Il fut bien question d’abroger cet usage en 1732, mais en vain et le 17 août 1746 d’Argenson informait l’intendant Tourny que le roi souhaitait désormais « qu’il en soit usé à l’égard des gentilshommes comme dans les deux autres rangs et comme avant 1722 »31. Ce retour à l’ancien usage ressuscita naturellement les blessures d’amour-propre.

18 En août 1747, Tourny écrivit en effet à Saint-Florentin : Il ne conviendroit point de donner encore cette année à Monsieur de Gères le désagrément de n’être pas nommé, celuy qu’il en eut l’année dernière luy a été sensible au point de luy faire souhaiter dans cette élection qu’on ne songeat point à luy32.

Les interventions extérieures

19 De même que les élections suscitaient des compétitions internes au sein des élites bordelaises, elles attiraient l’attention de puissants personnages. Les souverains en personne, notamment lorsqu’ils étaient de passage à Bordeaux, comme notamment Charles IX lors de son tour de France, Louis XIII à l’occasion de son mariage et des guerres civiles dans le Midi et Louis XIV en route vers les Pyrénées, les ministres, les grands, les gouverneurs de la province, les premiers présidents au Parlement ne se privèrent pas d’intervenir dans le processus électoral. Les preuves formelles sont limitées mais les traces qui ont été conservées laissent supposer que de telles pratiques étaient relativement fréquentes. Compte tenu de son rôle au sein de la municipalité, la noblesse était particulièrement visée par cette immixtion dans les affaires électorales. Si l’on peut supposer que dans la plupart des cas il s’agit d’interventions orales, quelques traces écrites nous sont parvenues. On constate notamment que les gouverneurs de la province ou les commandants en chef en l’absence des premiers

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eurent à de nombreuses occasions la possibilité d’intervenir pour contrer l’élection d’un personnage qui leur déplaisait ou qui déplaisait à leurs proches ou pour imposer le choix de leurs fidèles. Les travaux d’Arlette Jouanna ont bien montré l’importance des réseaux de fidélité et pour un grand, notamment pour les gouverneurs de province, avoir des fidèles et des proches au sein de la municipalité pouvaient être toujours utile33. Les deux ducs d’Épernon successifs, au tempérament assez impulsif et volontiers autoritaires, ne s’en sont pas privés. Il faut toutefois nuancer les propos de certains mémorialistes de l’époque et notamment de Jean de Gaufreteau pourtant habituellement bien informé. Évoquant dans sa chronique l’alternance qui semblait s’être installée pour le premier chaperon entre les officiers du roi et les gentilshommes, il écrit : « M. d’Espernon a aujourd’hui passé par dessus cette ordonnance, car il ne met que des espées pour premier jurat, et notamment celles qui l’ont servi »34. En effet, entre 1622, date de la nomination du gouverneur, et 1639, date de la mort de Gaufreteau, sur treize jurats nobles identifiés, on comptait quatre officiers et neuf gentilshommes35. On pourrait ainsi multiplier les exemples. Toutefois certaines interventions trop visibles et trop appuyées pouvaient entraîner l’effet inverse et voir les édiles se cabrer sur leur indépendance. L’intervention du comte d’Harcourt, en août 1643, fut un échec36.

20 Il faut reconnaître cependant que, lorsque les jurats se risquaient à braver ces aimables recommandations, ce n’était jamais pour très longtemps. Après avoir reçu le 28 juillet 1657 une lettre d’Armand Ier de Bourbon, prince de Conti, en faveur d’Henri de Gères de Camarsac, Jean Hugon et Paul Lestrilles, les jurats protestent de leur fidélité mais ne défèrent pas aux ordres. Si Jean Hugon du Cros obtient les voix des six jurats et de douze prudhommes, les deux autres candidats de Conti sont distancés : Arnaud Pineau l’emporte sur Paul Lestrilles avec deux jurats et vingt prudhommes. Quant à Camarsac, avec quatre jurats et dix prudhommes, il est devancé par Ram de Maniban qui avait reçu le soutien de deux jurats et de quatorze prudhommes37. L’année suivante, les jurats s’empressèrent cependant de satisfaire aux desiderata du prince : L’eslection qui a este faicte de messieurs de Camarsac, Grenier et Pol Lestrilles fera sans doute cognoistre à vostre Altesse Sérénissime, avec combien de respect et d’obéissance nous avons déféré à la créance que monsieur de Chanay avoit de vostre part38.

21 Ses interventions et celles de ses successeurs, le duc d’Epernon à nouveau, le comte de Moissans et le duc de Roquelaure, incommodèrent les intendants dont l’influence devint prépondérante à partir de Colbert. Profitant d’une vacance de gouvernement, après la mort de Gaston Jean-Baptiste de Roquelaure, en mars 1683, l’intendant Charles de Faucon de Ris obtint du conseil un arrêt supprimant la procédure électorale traditionnelle trop sujette à des interventions des gouverneurs39. Mais, malgré les tentatives pour restreindre leur influence, les gouverneurs et leurs représentants ont été tentés, avec plus ou moins de succès, d’intervenir dans le choix des jurats comme le montrent les exemples du maréchal de Montrevel à la fin du règne de Louis XIV ou celui du duc de Richelieu sous celui de Louis XV40.

22 Ainsi, le corps de ville de Bordeaux fait-il la part belle aux nobles. Certes, l’âme de la jurade est constituée par les avocats qui, outre leurs compétences juridiques occupent les places de procureur syndic et de clerc de ville, mais la noblesse n’est pas en reste. Le maire, le lieutenant de maire, le premier et le quatrième jurat sont issus du second ordre, ce qui assure à ce dernier la prééminence en dignité mais aussi une part non négligeable du pouvoir. Il reste toutefois quelques zones d’ombre. Beaucoup de ces

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gentilshommes venant de la campagne restent fugitifs dans la capitale provinciale ; beaucoup n’ont pu être identifiés sans compter ceux qui n’ont pu accéder au pouvoir. Cette exclusion porte autant sur les patronymes connus que sur d’autres, moins célèbres. Ainsi chez les nobles, les Gourgues, les Pichon Longueville, les Lestonnac, les Gascq, les Canolle, les La Chassaigne ou les Lamartonie ne purent jamais accéder à la jurade après 1684, et ce, pour des raisons qui n’ont pu être éclaircies41. Les réseaux à l’œuvre, tant locaux qu’extérieurs, n’ont pas encore livré tous leurs secrets.

NOTES

1. B. de Monluc, Commentaires 1521-1576, édition établie et annotée par P. Courteault, Paris, Gallimard, 1964, p. 685. 2. Bordeaux est la seule ville dans ce cas avec Rouen, la cour souveraine provençale se trouvant à Aix et non à Marseille. Quant à Nantes, le prestige de la chambre des Comptes n’égale pas celui de la cour de Rennes. 3. Ph. Loupès, L’apogée du catholicisme bordelais 1600-1789, Bordeaux, Mollat, 2001, p. 12‑15. 4. A.-M. Cocula, Montaigne, maire de Bordeaux, Bordeaux, L’Horizon chimérique, 1992, p. 19 et 22. 5. Livre des privilèges, Bordeaux, Gounouilhou, 1878, p. 589. 6. Ibid., Doc. n° LIV, p. 380. 7. En 1654, il devenait lieutenant général pour la Guyenne puis était nommé ambassadeur en Angleterre. Il est promu maréchal de France en 1675. F. Bluche (sous la direction de), Dictionnaire du Grand Siècle, Paris, Fayard, 1990, p. 554. 8. L. Coste, Messieurs de Bordeaux. Pouvoirs et hommes de pouvoir à l’hôtel de ville 1548-1789, Bordeaux, CAHMC-FHSO, 2006, p. 229. 9. Ibid., p. 42-43. 10. Livre des Privilèges, Bordeaux, Gounouilhou, 1878, p. 3-26. 11. Archives Municipales de Bordeaux BB 27 fol. 302r, BB 28 fol. 22r. La clause concernant l’union avec une Bordelaise était conservée. 12. Livre des bourgeois (XVIIIe siècle), Bordeaux, 1897, p. 190. 13. Archives Municipales de Bordeaux BB 159 s.d. 14. Formule provençale qui peut être adaptée à la plupart des villes pratiquant la cooptation. J. Dumoulin, Le consulat d’Aix-en-Provence. Enjeux politiques 1598-1652, Dijon, Centre Georges Chevrier, 1993, p. 133. 15. X. Védère, Inventaire sommaire des registres de la jurade, vol. 8, Bordeaux, Castéra, 1947, p. 331. 16. Des conditions particulières étaient prévues en cas de vacances d’un jurat par mort ou absence. Voir L. Coste, op. cit., p. 121. 17. Archives Départementales de la Gironde C 908 n° 56. 18. En effet, la part des nobles désignés à la prudhommie par leurs pairs passa de 34,7 % en 1721-30 à 65 % en 1731-40, avant de retomber à 55,7 % en 1741-50 et à 26,2 % en 1751-60. 19. Les différents serments des magistrats et des prudhommes furent élaborés pour l’essentiel dans le dernier quart du XIVe siècle. Prononcés à l’origine en gascon, ils furent francisés. Voir H. Barckhause, Le Livre des Bouillons, Bordeaux, Gounouilhou, 1867, Doc. N° CXLII, p. 495-497. 20. Sur cette séparation, lire Y. Déloye et O. Ihl, L’acte de vote, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 50-53.

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21. L. Coste, op. cit., p. 121. 22. P. Perrineau, D. Reynié (sous la direction de), Dictionnaire du vote, Paris, PUF, 2001, p. 942. 23. Archives Municipales de Bordeaux BB 37 (foliotage brûlé). 24. Archives Municipales de Bordeaux BB 61 fol. 3v. 25. Livre de raison de Donnadieu, avocat-prudhomme en 1703. Bibliothèque municipale de Bordeaux Ms 1670 fol. 118r-119. Élection du 1er août 1703. 26. Archives Municipales de Bordeaux BB 157. 27. Ce fut notamment le cas en 1706 lorsque le Premier Président dénonça le caractère d’Alphonse de Gombaut, « peu convenable aux conjonctures des temps et à la douceur qui doit être la première qualité d’un magistrat municipal ». Archives Nationales. G 7 141 n° 410. 28. Un mémoire de la fin du XVIIe siècle précise que « L’usage est, de tous les temps, que, pour éviter les divisions et le scandale qui pourroient arriver le jour de l’élection, les jurats s’assemblent quelques jours avant celui-là, et tâchent de se concilier ». A. M. de Boislille, Correspondance des contrôleurs généraux des finances avec les intendants de province, Paris, 1883, t. 2, p. 342. 29. Les sources officielles (rapports des intendants) rapportent quelques mécontentements. 30. Archives Départementales de la Gironde C 908 n° 61. 31. Archives Départementales de la Gironde C 909 n° 64. 32. Archives Départementales de la Gironde C 909 n° 86. 33. On lira sur ce point A. Jouanna, Le devoir de Révolte. La noblesse française et la gestation de l’État moderne (1559-1661), Paris, Fayard, 1989. 34. J. de Gaufreteau, Chronique bordeloise, Bordeaux, Gounouilhou, 1878, T. 1, p. 304. 35. L. Coste, Les jurats nobles…, opus cit., p. 149. 36. X. Védère, op. cit., p. 327-328. 37. Ibid., p. 348 ; Archives Municipales de Bordeaux BB 52 fol. 1r, 1er août 1657. 38. Archives Municipales de Bordeaux BB 53 fol. 13r. 39. Archives Nationales G 7 143 p. 158. 40. Citons cet exemple : Depuis Paris, il écrit aux jurat le 20 juillet 1765 : « Je vous recommanderay comme à mon ordinaire le choix des meilleurs sujets pour remplacer les jurats qui doivent sortir [partie brûlée] Il me semble aussy que le sieur Agard est un bon sujet et qu’il étoit le premier sur la liste l’année dernière ». Archives Municipales de Bordeaux BB 157. 41. Comme le procès-verbal se contente du patronyme, il n’est pas possible d’identifier précisément l’identité du candidat rejeté.

RÉSUMÉS

Second ordre du royaume, la noblesse joue tout au long de l’Ancien Régime un rôle politique de premier plan, que ce soit au niveau national, provincial mais aussi local. Ainsi, Bordeaux, à l’image de nombreuses autres villes du royaume, accorde une place prééminente aux gentilshommes au sein de ses instances municipales. Lorsqu’il y a un maire en charge, il s’agit toujours d’un noble. La noblesse occupe également le premier et le quatrième rang au sein de la jurade mais dédaigne en revanche la fonction moins prestigieuse de prudhomme. Issus des milieux d’officiers royaux jusqu’en 1667 ou de petits hobereaux de la campagne, les gentilshommes qui se sont souvent heurtés lors des compétitions électorales ont mis en place au

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cours du XVIIIe siècle un mode de désignation qui n’entamait pas l’honneur des « recalés » du suffrage. Mais, comme les autres ordres, ils ne dédaignaient pas de solliciter des interventions extérieures pour favoriser leur accès au pouvoir, tant il est vrai que les avantages liés à la fonction étaient importants.

Second order in the kingdom, the nobility plays a leading political role throughout the “Ancien Régime”, be it at a national, regional or local level, so that Bordeaux, like many other cities of the kingdom, grants a preeminent place to men of aristocratic descent within its municipal authorities. When there is a mayor in charge, he is always of noble extraction. Nobles also occupy the first and the fourth rank within the “jurade”, but on the other hand disdain the less prestigious function of “prudhomme”. Coming from the social ranks of royal officers until 1667, or from small landed country squires, the gentlemen who often came into conflict during electoral competitions throughout the eighteenth century set up a mode of nomination which did not diminish the honor of unsuccessful candidates. But, like the other orders, they did not hesitate to request external interventions to support their access to power, given the considerable advantages linked to the function.

AUTEUR

LAURENT COSTE Bordeaux 3-CEMMC

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1793 : Envoyés des cantons et vœux des citoyens dans le premier référendum

Serge Aberdam

1 Il est parfois difficile, quand on travaille sur l’époque révolutionnaire, de s’affranchir des clichés qui sont à la base de l’imaginaire national, de retourner aux documents sources et de construire des analyses un peu neuves. Depuis une douzaine d’année, cependant, le dépouillement d’une masse de textes normatifs et d’énormes fonds d’archives a mis en évidence l’intérêt des procédures révolutionnaires de vote et d’élection1. C’est ce qui a permis d’explorer, collectivement, les significations d’un espace public essentiel, aux origines de ce que nous considérons usuellement comme « la démocratie ». Dans l’élaboration de leurs systèmes, les révolutionnaires ont brassé des procédures extrêmement diverses en fonction des formes pratiques de l’époque mais les termes d’« élection » et de « vote » n’y sont déjà plus équivalents ou co- extensifs. Dès 1789, l’adoption des cahiers de doléances revêt la forme de délibérations sur des textes, amendés en tous sens avant d’être confiés à des députés élus puis, aux niveaux supérieurs, fusionnés et à nouveau amendés pour transmission finale2. Par la suite, l’adoption de documents revendicatifs confiés à ceux qu’on élit dans les assemblées de citoyens reste caractéristique des montées de contestation, au moins jusqu’en 1793, pendant que se répand l’idée que les citoyens peuvent parfaitement exercer directement un droit de vote décisoire. Les premières expérimentations ont lieu dès 1792 et leur généralisation s’effectue rapidement en 1793. Par delà la dictature exercée par le Gouvernement révolutionnaire, le procédé est relayé en 1795 puis exporté dans la « république sœur » Batave, la Hollande, en 1797-1798. Ainsi apparaissent ces procédures de vote sans élection que les modernes ont ensuite appelé plébiscite ou référendum et plus ou moins reprises jusqu’à nos jours. Pourquoi et comment ont-elles été construites ? C’est la question que je voudrais examiner à la lumière de certaines pratiques de 1793, héritages ou créations pures, en soulignant la place qu’y tient la capacité délibérative des citoyens assemblés.

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2 Au point de départ des systèmes politiques révolutionnaires, c'est-à-dire à la formation des États généraux, le vote politique, électif ou délibératif, est organisé de façon indirecte, par degrés, à la fois pour des raisons pratiques − impliquer d’une façon ou d’une autre la masse énorme des sujets membres du tiers-état − et pour des raisons théoriques − concilier, selon la formule de Patrice Gueniffey et Pierre Rosanvallon, le nombre et la raison. Par la suite, après les insurrections de l’été 1789, la Constituante décide, faisant de nécessité vertu, que, dans les premières institutions créées, seules les municipalités et des justices de paix bénéficieront d’une élection directe par les citoyens et que toutes les autres élections seront indirectes. Quant à la capacité délibérative que lesdits citoyens avaient su exercer en mai 1789, les textes adoptés cherchent à l’évacuer ou du moins à en réduire drastiquement les applications à la police de leurs assemblées. Le résultat, avec une séparation radicale entre élection et délibération, non seulement dans les textes normatifs mais également dans la plus grande partie de l’abondant matériel archivistique conservé, peut paraître atteint mais ne l’avoir été que pour un court moment. Courant 1792, avec la radicalisation sociale et politique, les conséquences de la guerre, des votes délibératifs spontanés réapparaissent d’abord avec l’adoption de textes par des citoyens réunis, puis avec des pratiques officielles de vote politique direct, destinées par exemple à fonder politiquement la réunion à la République de nouveaux territoires, enclavés ou frontaliers. Ces votes directs territoriaux, ancêtres du référendum local, gagnent en formalisme entre 1792 et 1793. Ils illustrent bien une conception qui progresse, celle selon laquelle les citoyens peuvent et doivent trancher directement des questions importantes, être partie prenante de procédures de décision qu’on commence alors à qualifier de populaires ou de démocratiques sans aucun emploi des guillemets.

3 Parallèlement à l’élection des municipalités et des juges de paix, l’efficacité du vote direct avait été mise en évidence, depuis 1790, dans les procédures d’élection des cadres de la garde nationale. En 1792, ces pratiques semblent se diffuser dans les armées avec l’arrivée des bataillons de volontaires, jusqu’à ce qu’un décret de février 1793 généralise pour de bon cette participation de la troupe à l’élection de ses chefs. Au même moment, la confiance qui est désormais accordée au vote direct des citoyens se retrouve dans les dispositions du décret sur la levée des 300 000 hommes qui repose essentiellement sur des votes communaux. Lorsqu’elle est adoptée au niveau local, l’élection des volontaires de la Levée s’avère le plus souvent problématique mais cette proposition est par elle-même révélatrice d’un état d’esprit inhabituel chez les gouvernants. À leur tour, ces derniers semblent surpris par l’expérience faite en mars- avril 1793 dans la Belgique envahie : alors que les armées françaises occupent victorieusement le pays, puis doivent l’abandonner piteusement après la trahison du général Dumouriez, les élections organisées par l’autorité d’occupation rencontrent pourtant un assez beau succès. Dans des circonstances militaires franchement défavorables, les commissaires de la Convention s’étonnent de ce que le vote puisse être à ce point l’occasion d’un comportement politique affirmé, de choix contraires au sort des armes, nous dirions d’une mobilisation civique ou citoyenne. En France, la généralisation du recours au vote direct réapparaît enfin dans la méthode finalement choisie pour trancher sur le sort à faire aux biens communaux : le long décret du 10 juin 1793 confie ce choix à la sagacité des habitants de chaque commune ou section de commune, en y englobant, une fois n’est pas coutume, toutes les femmes majeures. La méthode ainsi proposée rencontrera un assez grand succès, même si les résultats à

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long terme de ces partages seront évidemment aussi divers que les rapports de forces locaux.

4 L’essentiel de ces innovations se produit dans la première partie de 1793, après que la Convention a tranché sur le sort du roi et son propre avenir, alors que la Première république, qui n’a pas un an d’existence, entre dans sa première grande crise politique : après l’exécution du monarque, le 21 janvier, les questions de l’exercice concret de la souveraineté et du mode d’existence d’un souverain collectif ne sont plus seulement des objets théoriques. Le conflit entre les courants qui se forment autour des orientations à prendre ne fait que s’aggraver au long du printemps, débouchant sur les journées des 31 mai-2 juin et sur le retour en force sur la scène politique des militants des sections parisiennes sur lesquels, à nouveau, les chefs de la Montagne ont consciemment choisi de s’appuyer. L’élimination de la plupart des dirigeants de la Gironde, arrêtés, consignés à domicile ou bien en fuite, entraîne nécessairement une recomposition de l’Assemblée, où la nouvelle majorité englobe automatiquement une partie des vaincus. La Convention se trouve désormais en position de remplir la mission pour laquelle elle a été élue : adopter la Constitution dont elle débat depuis des mois. Elle le doit d’autant plus que le printemps a ramené les mouvements militaires et que les alliés sont victorieusement entrés en campagne avec le récent appui financier britannique. Les mesures destinées à renforcer les armées françaises sont incertaines, fragiles ; la levée des 300 000 hommes a rencontré un succès mitigé et déclanché dans une partie de l’Ouest une révolte populaire d’ampleur contre les élus locaux, chargés légalement de faire appliquer cette forme de conscription, et contre le pouvoir qui l’a décidée. En juin, la principale de ces révoltes a déjà donné naissance à la sanglante guerre de Vendée. Simultanément, beaucoup d’administrations départementales protestent contre la violation de la Représentation nationale et la déchéance de fait des dirigeants de la Gironde ; la fuite de ces derniers vers la province et leur désespoir les poussent à amplifier leurs discours menaçants contre Paris. Ces brandons de discorde peuvent déboucher à très court terme sur la généralisation de la guerre civile. Du point de vue de la nouvelle majorité montagnarde, il est urgent d’adopter enfin un texte de Constitution qui consacre l’importance du pouvoir direct de tous les citoyens et leurs fréquentes assemblées. Mais adopter ces textes et combiner des mesures militaires ne suffit pas ; il faut communiquer à grande échelle. La Convention prend alors une décision aux conséquences majeures − à la fois au plan politique et pour l’histoire des procédés démocratiques.

5 Cette décision, profondément novatrice, est celle de soumettre au vote des citoyens l’approbation des textes de la Déclaration des droits et de la Constitution finalement arrêtés dans la séance du 24 juin 1793. Le geste relève, à proprement parler, d’un saut dans l’inconnu car une telle chose n’a jamais été tentée, surtout à cette échelle, et on peut légitimement craindre que la confusion générale et la guerre civile y trouvent aliment3. À l’époque de sa formation, en septembre 1792, la Convention s’était certes engagée à ce que le Souverain soit appelé à se prononcer sur ce qui sortirait de ses travaux, mais les termes exacts n’en avaient jamais été précisés et l’unanimité exprimée dans ces circonstances est bien dépassée en juin 1793. Loin d’être univoque, le recours à un vote populaire direct peut d’ailleurs être approuvé par des conventionnels qui en souhaitent l’échec, prolongeant ainsi une politique du pire qui avait déjà coûté bien cher à la cour. Mais nous avons également dit qu’en fait, depuis un peu plus d’une

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année, des pratiques encore non théorisées avaient donné à la majorité de l’Assemblée une certaine conscience des possibilités politiques offertes par un vote de masse.

6 On peut évaluer à deux bons millions le nombre des citoyens qui se rendirent aux assemblées primaires tenues les premiers dimanches de juillet à Paris et en région parisienne, puis les 14, 21 et 28 juillet en province, parfois début août. Rapportée à ce que l’on peut évaluer des effectifs de citoyens alors considéré comme ayant le droit de voter, la participation approcherait les 40 % – 38 % pour être précis – sachant que de nombreuses incertitudes demeurent, par exemple sur la façon de comptabiliser les présences aux assemblées tenues lors de l’arrivée des textes et de leur lecture publique. Si l’on considère l’ensemble de la décennie et que l’on respecte la différence primordiale entre les votes locaux, organisés à la commune, et ceux nécessitant le déplacement jusqu’au chef-lieu du canton4, cette participation est clairement une des meilleures de l’époque, comparable au maximum atteint lors des assemblées primaires de juin 1790. Il est remarquable de rencontrer des taux de participation à ce point comparables entre élections politiques et vote de type « référendaire » mais, en l’absence de toute approche statistique du type de celles qui sont devenues les nôtres, aucune comparaison de ce genre n’était possible à l’époque avec les votes antérieurs. L’organisation du vote de l’été 1793 eut cependant une efficacité immédiatement évidente, celle de forcer les autorités départementales à se prononcer sur la légalité de ce vote et de leur offrir ainsi une façon de faire marche arrière dans leurs démonstrations insurrectionnelles, ce qui contribua ainsi (au choix) à dégonfler la baudruche ou à faire reculer la terrible menace du fédéralisme.

7 L’efficacité du vote n’a cependant pas seulement reposé sur les pratiques prescrites mais également sur un ensemble de conduites suggérées, largement reprises et amplifiées par les assemblées de citoyens, et même au-delà puisqu’on peut repérer d’importantes pressions féminines pour avoir accès au vote5 qui débordent largement le domaine de l’anecdote. Il s’agit toujours d’avoir voix au chapitre puisque, depuis 1789, pendant toute la décennie révolutionnaire et souvent bien après, les contemporains n’ont visiblement pas imaginé de voter autrement qu’en assemblée. À la très rare exception d’idéologues comme Condorcet, les Français du temps conçoivent le vote comme un moment de rassemblement physique, durable et parfois assez long, scandé par l’accomplissement d’un certain nombre de gestes collectifs par lesquels ils se constituent en peuple assemblé ou bien, plus tard, en un Souverain capable de se réunir. Dans la France révolutionnée, où un type ou un autre de vote a lieu chaque année et parfois à plusieurs reprises, l’indispensable assemblée des citoyens ne dure jamais moins d’une journée, généralement plus avec les délais de route. Chacune de ces assemblées doit se nommer un bureau provisoire, puis s’élire un bureau définitif, opérations qui permettent déjà de connaître les dispositions des citoyens réunis puisque l’absence de candidature est la règle. Une fois le bureau en place et capable, par ses scrutateurs, de prendre en compte les votes des analphabètes, chaque assemblée procède ensuite selon des règles rapidement généralisées et qui supposent de réunir un consensus pour toute modification du rituel.

8 La patience et la discipline manifestées en avril 1789 par les habitants convoqués pour les assemblées des paroisses se répètent ensuite, année après année, même quand les habitudes acquises permettent des conduites politiques plus complexes. Les modifications législatives sont le plus souvent des simplifications, parfois fondamentales. Ainsi en est-il du remplacement des listes nominatives, établies selon le

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rang lors de la formation des États, par des listes quelconques, par hameau, écart, rue, puis par des listes alphabétiques selon l’ordre des prénoms ou des noms. L’égalité juridique passe aussi par ce genre de détails. Dans l’été 1793, les citoyens en sont encore à se faire au scrutin à deux tours, décrété en octobre 1792 mais qui ne remplace pas facilement le traditionnel vote à trois tours : comment renoncer de bon cœur, en effet, aux délices d’un premier tour qui ressemblait à un sondage sur les vues de l’assemblée et où beaucoup de citoyens ne recueillaient qu’une voix, la leur ? En restreignant le nombre de tours, la Convention cherche à abréger les assemblées et donc à favoriser la participation, mais la rupture est importante : les votants sont contraints de choisir dès le premier tour en fonction de ceux qui pourraient rester en lice comme candidats au second tour… Dans cette veine modernisatrice, la nouvelle Constitution codifie les futures élections législatives comme un brouillon assez proche de notre moderne scrutin d’arrondissement uninominal à deux tours. Ainsi, comme la Déclaration, l’Acte constitutionnel massivement diffusé en juillet6 contient des innovations majeures, suffisantes pour en faire, pour un bon siècle, une référence constante de la pensée démocratique. Dans la continuité des pratiques délibératives des assemblées de citoyens, le projet leur reconnaît un rôle inédit, la liberté de s’auto-convoquer selon des règles plutôt libérales, afin de pouvoir exercer un droit capital, la sanction négative des projets de lois et même celui d’initiative législative. Or, ces avancées, que la présentation des textes popularise largement, sont en quelque sorte redoublées par le mode d’adoption proposé, lequel rencontre à son tour une remarquable approbation des participants.

9 Par le décret du 27 juin et l’Instruction qui l’accompagne, les citoyens assemblés pour le vote de 93 sont en effet censés envoyer à Paris un des leurs, porteur de leur vœu sur la constitution matérialisé par le procès-verbal7 de leur réunion. Il n’est jamais précisé si cet envoyé devra être élu mais tout indique que c’est ainsi que les textes ont été lus et que cette élection a été parfois vivement disputée. Le choix des envoyés de l’été 1793 aboutira donc à rassembler dans la capitale des milliers d’élus directs des cantons de la République, une forme de représentation que la Convention aura bien du mal à maintenir sous son autorité8 et à laquelle aucun des régimes qui lui succèderont, jusqu’à nos jours, ne fera plus recours. L’importance que prend le choix des envoyés n’est pas sans relation avec le fait qu’en 1793 les votes « Contre » sont pratiquement quantité négligeable ; lorsque les citoyens se déplacent, c’est essentiellement pour voter « Oui », parce qu’ils savent trouver d’autres façons de manifester leurs préoccupations. C’est en effet le caractère délibératif de ces assemblées, reconnu à la fois par le projet de constitution et par son mode d’acceptation, qui prend le dessus, entraînant l’apparition de centaines voire de milliers de vœux particuliers, de portée locale ou bien au contraire très générale9 et dont certains prolongent, parfois jusqu’à leur ressembler beaucoup, les cahiers de 1789. Nullement prescrits par les textes, ces vœux au pluriel sont la façon par laquelle partie des citoyens assemblés entreprennent d’emblée de mettre en application la nouvelle Constitution, de la même façon qu’autant d’autres ont pu, au nom d’une application seulement à venir, repousser les projets de vœux qui leur étaient soumis. Dans chacun de ces cas de figure, les assemblées affirment leur autorité comme exerçant une portion de la souveraineté10.

10 L’organisation du vote sur la Déclaration et la Constitution de 1793 dans les départements, districts et cantons eut donc l’effet de rassembler à Paris des milliers d’envoyés, porteurs des votes locaux, pour le 10 août, jour anniversaire de l’insurrection qui avait emporté la monarchie. La vaste cérémonie qui parcourut Paris

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ce jour-là, de la même façon que la Fédération du 14 juillet 1790, consacrait un anniversaire et scellait un nouveau pacte – mais cette fois directement avalisé par les votes des citoyens. Ce vote issu du décret du 27 juin couronnait donc une escalade de nouveautés évidemment conçues comme telles, au point que Barère en signalera le résultat final comme un phénomène politique, terme à prendre dans son sens le plus fort. C’est pourtant là une mention exceptionnelle qui nous oblige à faire un retour en arrière : en effet, à presque aucun moment, le Comité de salut public, les autres comités ou les conventionnels individuellement n’insistent sur la nouveauté des procédés. Paradoxalement, l’innovation en matière de vote ou l’amélioration des procédures démocratiques ne sont quasiment jamais utilisées comme des arguments politiques par lesquels on en soulignerait la modernité. Au contraire, et dans la continuité de l’Ancien régime comme des décisions prérévolutionnaires, on met systématiquement en valeur ce qui témoigne d’une continuité et, si possible, d’un retour à la tradition et aux sources anciennes du droit. Ni l’innovation, ni la modernité ne sont des valeurs politiques qui s’affichent comme telles.

11 À chacun des points d’inflexion des années 1780, les ministres réformateurs de Louis XVI s’étaient efforcés de puiser au moins formellement dans des procédures antérieurement usitées par la monarchie, le plus loin possible du moment présent. Necker lui-même recourt très ostensiblement à ce procédé, au départ pour désarmer les conservatismes, mais cette dimension purement tactique n’est pas nécessairement la seule. En 1789, dans le schéma général de formation des États généraux, il est certainement difficile aux contemporains de distinguer ce qui relève de l’utilisation de procédures anciennes plus ou moins mythifiées et ce qui témoigne d’une création volontaire. Nous avons pour notre part, en tant que modernes, l’impression de distinguer facilement en quoi le Règlement Necker innove réellement par rapport au répertoire politique antérieur, en particulier quand il s’agit du vote des communautés de base du Tiers-état, mais il nous faut pour en décoder les témoignages tenir compte de l’esprit d’une époque où l’âge d’or espéré n’est pas tant conçu comme un futur que peut-être et surtout comme un retour aux origines.

12 Or, les révolutionnaires partagent largement ce point de vue, sous la forme particulière du retour à un régime proche de la Nature. La radicalité révolutionnaire des Lumières est inséparable de la généralisation de l’idée de progrès mais elle ne s’est imposée au XVIIIe siècle qu’au travers de conflits d’idées prolongés : les premières constructions politiques de 1789 en portent encore la marque et les projets s’inscrivent alors dans celui d’un « retour aux sources ». Dès l’automne 1789, lorsque la Constituante, armée d’une Déclaration des droits, s’est attelée à transformer les impulsions surgies dans la crise sociale de l’été en la construction d’une nouvelle structure administrative, entièrement élective, organisée en système permanent et froidement novatrice, les références utilisées dans le pays conservent le cadre de référence antérieur, témoignant d’un retard certain sur ce qui se passe, inertie classique du pays profond mais aussi continuité d’une façon de s’orienter. La modernisation radicale exprimée par la réorganisation administrative-électorale ouvre à son tour sur tout le territoire une bataille générale pour la délimitation des circonscriptions territoriales, de leurs sièges et des institutions à créer ou maintenir : des milliers de commissaires montent à la capitale pour défendre le dossier de leur chef-lieu et combattre ceux des villes rivales ; ils le font en recourant très largement aux arguments de la tradition et des usages à côté de propos résolument novateurs, universalistes, rationalistes. Les travaux de Marie-Vic Ozouf-Marignier ou de Ted Margadant montrent à quel point les porte-

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parole des villes qui s’affrontent peuvent encore privilégier la continuité et réclamer la localisation d’institutions nouvelles au nom de traditions fort anciennes11. Malgré l’âpreté de ces conflits, dont l’avenir devait révéler à quel point ils étaient porteurs d’enjeux durables, cette confrontation féconde est une conséquence du consensus qui caractérise l’année heureuse et qui ne durera pas plus qu’elle12. Les contradictions inséparables d’une révolution rendent ensuite bien plus difficiles les remises en question territoriales qui recommencent alors à se régler au détail, dans des luttes d’influence qui épousent au quotidien les débats du moment.

13 Pareillement, à dater de 1791 et pour toute une décennie, même quand les révolutionnaires continuent d’innover très réellement en matière de votes, élection ou décision directe, ils ne le crient plus sur les toits mais présentent leurs créations les plus radicales sous le signe du retour à la Nature. C’est cette figure immémoriale que Barère et David mettent délibérément en avant dans l’été 1793 en organisant la cérémonie qui proclame, le 10 août, les résultats du vote. C’est auprès d’elle, figurée comme une fontaine inépuisable en forme de déesse égyptienne, sur les ruines de la Bastille, que le président de la Convention et les doyens des élus des cantons communient en partageant l’eau pure, scène surabondamment illustrée à l’époque13. Cette présentation des innovations démocratiques comme des retours à la Nature a cependant d’importants inconvénients Elle est porteuse en particulier d’une contradiction gênante puisqu’à l’antiquité supposée des institutions nouvelles s’oppose alors, souvent avec succès, l’antériorité vécue des cadres religieux traditionnels ; antiquité pour antiquité, ces derniers ont au moins pour eux la mémoire des habitants les plus âgés. Notre époque est bien consciente de ce que, lorsque les discours politiques rivalisent en références mythifiées au passé et à la tradition, c’est souvent l’original qui est préféré à la copie. La politique religieuse de la Convention, dans ses divers moments, témoigne bien de cette impasse. Il est pourtant un autre « nœud » des pratiques de la décennie révolutionnaire qui peut expliquer le recours entêtant à l’imagerie passéiste du retour aux origines, âge d’or ou contrat social d’opérette : aux origines mêmes du succès rencontré, cette référence permet de défendre des formes pratiques de vie politique, de vote et d’élection, que les révolutionnaires construisent à partir des dernières réalités de l’Ancien régime, du passé immédiat, mais qui permettent aussi de connaître pendant toute une époque une existence politique d’une richesse totalement inédite. Le vote individualisé ne sera imposé qu’après le coup d’État de brumaire et les traditions du vote des citoyens assemblés réapparaîtront ensuite, au XIXe siècle dans l’univers d’abord clandestin et oppositionnel des associations politiques, mutualistes, syndicales, partout ou s’élaborait un modèle alternatif au vote des individus isolés et à la pure représentation politique…

NOTES

1. P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen, Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992 ; id., Le peuple introuvable, Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard 1998 ; id., La démocratie inachevée, Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000 ;

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P. Gueniffey, Le nombre et la raison, La Révolution française et les élections, Paris, EHESS, 1993 ; M. Crook, Elections in the French Revolution, An apprenticeship in democracy, 1789-1799, Cambridge, Cambridge U. P., 1996 ; S. Aberdam, S. Bianchi, R. Demeude, É. Ducoudray, B. Gainot, M. Genty et C. Wolikow,Voter, élire pendant la révolution française,1789-1799, Guide pour la recherche, éd. revue et augm., CTHS, 2006 (1ère éd. 1999) ; S. Aberdam, L’élargissement du droit de vote entre 1792 et 1795, au travers du dénombrement du comité de division de la Convention nationale et des votes populaires sur les Constitutions de 1793 et 1795, thèse s/dir. M. Vovelle, U. de Paris I Sorbonne, 2001. 2. B. Fry Hyslop, Répertoire critique des cahiers de doléances pour les États généraux de 1789, Paris, E. Leroux, 1933 ; id., A Guide to the General Cahiers of 1789 with the Text of Unedited Cahiers, New York, Columbia U.P., 1936 ; id., Supplément au répertoire critique des cahiers de doléances, Paris, PUF, 1952 ; John Markoff et Gilbert Shapiro, « L’authenticité des cahiers », Bulletin d’histoire de la Révolution française, années 1990-1991, Paris, CTHS, 1992, p. 19-70 ; id. The Abolition of Feudalism: Peasants, Lords and Legislators in the French Revolution, University Park, Pensylvania U. P., 1996 ; P. Grateau, Les cahiers de doléances, une relecture culturelle, Rennes, P. U. de Rennes 2000. 3. S. Aberdam, « Guerre civile et légitimation, l’exemple de la Constitution de 1793 », Constitution et Révolution aux Etats-Unis et en Europe, 1776-1815, dir. R. Martucci, Laboratoire d’histoire constitutionnelle, Macerata, U. de Macerata, 1995, pages 331-359 ; id., « Soumettre la constitution au peuple », La Constitution du 24 juin 1793 : l’utopie dans le droit public français ?, dir. J. Bart, J.- J. Clère, Cl. Courvoisier et M. Verpeaux, Dijon, éditions universitaires de Dijon, 1997, p. 139-154. 4. Un écart de participation d’environ 20 % sépare habituellement assemblées communales et cantonales. 5. S. Aberdam, « Deux occasions de participation féminine en 1793 : le vote sur la Constitution et le partage des biens communaux », Annales historiques de la Révolution française, 339, janvier-mars 2005, p. 17-34. 6. S. Aberdam, « La Convention en campagne – à propos des éditions du projet de Constitution de 1793 », Le temps des média, Revue d’histoire, 7, hiver 2006-2007, p. 20-34. 7. La masse de ces procès-verbaux de 1793, rassemblés, comme ceux de 1795, sous la cote B II des Archives nationales constitue une part essentielle de la documentation ; à noter que, plus nettement que d’autres, ces procès-verbaux sont absents des séries L des Archives départementales. 8. S. Aberdam, « Un aspect du référendum de 1793 : Les envoyés du souverain face aux représentants du peuple », Révolution et République, L’exception française, dir. M. Vovelle, éd. Kimé, 1994, p. 213-225. 9. C. Riffaterre, « Les revendications économiques et sociales des assemblées primaires de juillet 1793 », Bulletin d'histoire économique et sociale de la révolution française, 4, 1906, p. 321-380 ; René Baticle, « Le plébiscite sur la Constitution de 1793 », La Révolution française, t. 57, Paris 1909, p. 496-524 et t. 58, 1910, p. 5-30, 117-155, 193-237, 327-341 et 385-410. 10. S. Aberdam, « Délibérations en assemblées de citoyens et portions de souveraineté en 1793 », Études révolutionnaires, vol. 3, « Suffrage, citoyenneté et révolution 1789-1848 », SER, Paris 2002, p. 9-29 11. T. W. Margadant, Urban Rivalries in the French Revolution, Princeton, Princeton University Press, 1992 ; Id. « Local Politics and Local Ambitions During the French Revolution », Revolution, Society and Politics of Memory, The proceedings of the Tenth George Rudé Seminar on French History and Civilisation, dir. M. Adcock, E. Chester et J. Whiteman, Melbourne, 1996, p. 130-140 ; D. Nordman,M.‑V. Ozouf-Marignier, R. Gimeno, A. Laclau, Le territoire : I, Réalité et représentation ; II, Les limites administratives, vol. 4 et 5 de l’Atlas de la Révolution française, Paris, EHESS, 1989 ; M.-V. Ozouf-Marignier, La formation des départements, la représentation du territoire français à la fin du XVIIIe siècle, Paris, EHESS, 1989. 12. S. Aberdam, Démographes et démocrates, l’œuvre du comité de division de la Convention nationale, Paris, Société des études robespierristes, 2004.

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13. S. Aberdam, « Moïse, Hercule et les eaux pures : allégories autour du vote populaire sur la constitution française de 1793 » Quaderno 5 du Milan Group in Early United States History, Visions of the Future, dir. L. Valtz-Mannucci, Milan 1996, p. 173-186.

RÉSUMÉS

On connaît désormais mieux les votes populaires émis lors de l’adoption de la Constitution de 1793. Lors de ces votes, toujours tenus en assemblées de citoyens, on constate que ces derniers, en sus de ce qui leur est demandé par la Convention, s’entendent globalement pour délibérer, adopter des vœux et même élire, le tout au nom de l’exercice par eux d’une portion de souveraineté. Lesdits citoyens se placent ainsi par avance dans le cadre du fonctionnement de la nouvelle Constitution, qui consacre le rôle éminent de leurs assemblées, mais ils reprennent également une posture qui avait été celle des sujets du roi délibérant librement sur leurs doléances en mars-avril 1789. L’énormité de l’événement révolutionnaire, à l’échelle d’une décennie, s’inscrit ainsi dans la continuité de pratiques villageoises et communautaires nécessairement antérieures. Leur intensité dès 1789 suppose effectivement une accumulation antérieure d’expériences mais les façons de penser le changement à cette époque la renvoient nécessairement à des sources immémoriales, la tradition ou la nature, selon les orientations en présence.

We now have a better understanding of the “popular votes” cast during the adoption of the Constitution of 1793. In the course of this voting, always conducted in “assemblies of citizens”, the participants, going beyond what the Convention had asked of them, generally agreed to deliberate, articulate their wishes, and even elect candidates –all in the name of exercising a “portion of sovereignty.” These citizens thus precociously placed themselves within the framework of the new Constitution, which assigned a prominent role to such assemblies. But, at the same time, they also assumed the older posture of “subjects of the King” freely articulating their grievances during the period March-April 1789. Despite the enormity of the decade-long Revolutionary experience, we can clearly perceive the persistence of older village, borough and communal practices. To come to grips with the intensity of the revolutionary break after 1789, people turned to immemorial sources of meaning, Tradition, or Nature, depending on prevailing influences.

AUTEUR

SERGE ABERDAM INRA Sciences Sociales

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Aspetti dell’oralità nella letteratura italiana medievale

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Introduction

Andrea Fassó

1 Trois thèmes de littérature italienne médiévale : voilà une tâche trop facile et trop difficile à la fois. Quoi de plus simple que de penser à Dante, Pétrarque, Boccace ? Et quoi de plus compliqué que de trouver des auteurs et des articles qui ne répètent pas à nouveau sur les « Tre Corone » – le plus souvent avec un maquillage dicté par la dernière mode – les analyses et les interprétations qui pendant deux siècles ont rempli des salles entières de bibliothèques ? Ou qui n’inventent pas des thèses farfelues cherchant l’originalité coûte que coûte ? Peut-être alors la lyrique des XIIIe et XIV e siècles ? Mais, ici encore, on se heurterait à la montagne de travaux qui ont été consacrés pendant les vingt dernières années à cette tradition, et dont le nombre est décidément disproportionné par rapport à la valeur réelle de la plupart des poèmes (qui présentent, en revanche, le grand avantage de la brièveté : la lecture d’un sonnet ou d’une chanson ne prendra jamais trop de temps).

2 Y a-t-il donc encore des territoires peu explorés dans le Moyen Âge italien ? Peut-être que oui, si l’on reprend le contact avec cette production à laquelle les spécialistes de littérature ne s’intéressent que sporadiquement, la considérant comme « mineure ». C’est le vaste domaine de la communication orale, qui a toujours entretenu – cela va de soi – un rapport dialectique avec l’écriture, mais qu’on aurait tort de réduire à celle-ci. Il s’agit d’une réalité moins inconnue que mal connue et même méconnue.

3 D’abord, la « littérature »1 qui descend des milieux cultivés à des auditeurs pour la plupart illettrés. Si, dès le célèbre concile de Tours de 813, les évêques francs recommandaient à leur prêtres de transferre les homélies in rusticam romanam linguam aut thiotiscam, ce n’est qu’à partir du XIVe siècle – mis à part les exceptions comme les Sermoni Subalpini, qui se situent d’ailleurs à la périphérie de l’aire linguistique italienne – qu’on commence à disposer d’une vaste documentation, presque un enregistrement, de ces sermons qui attiraient des foules dans les églises et sur les places, et qui représentaient (avec la « Bible des pauvres » sculptée sur les façades et peinte dans les nefs) le moyen principal de transmission de la culture des clercs au peuple. Les témoignages que nous ont laissés Giordano da Pisa et Giovanni Dominici, analysés ici par Silvia Serventi, figurent parmi les textes les plus importants de la

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littérature italienne de la fin du Moyen Âge et représentent surtout un document précieux pour l’histoire de la culture et de la société.

4 Le monde des cantari et des canterini est bien connu des spécialistes, qui lui réservent d’ailleurs un espace assez limité dans les histoires littéraires . En effet, si on les envisage du point de vue exclusif de la culture écrite, on a l’impression d’être en présence de textes peu soignés et somme toute peu intéressants, que l’on ne peut en tout cas comparer ni aux « grandes » nouvelles de Boccace et de Sacchetti ni aux « grands » poèmes de Pulci, Boiardo, Ariosto : le langage, même fixé sur le papier, tient encore de l’improvisation, les motifs et les formules sont frustes, la métrique est souvent irrégulière. Si on les compare avec leur « sources », la différence saute aux yeux. Et pourtant, comme le montre Carlo Donà, le repérage de la « source » est bien souvent illusoire, car on ne doit pas toujours la chercher parmi les textes écrits qui sont conservés, mais dans une tradition orale à laquelle appartiennent des mythes et des contes que l’on peut retrouver partout dans le monde. « Les cantari sont aussi semblables aux contes oraux parce qu’ils sont des contes oraux ». La plupart des philologues, qui se préoccupent assez peu du folklore et de la poésie populaire, ont tendance à établir des généalogies de textes écrits et à oublier que ceux-ci ne représentent, assez souvent, que les affleurements d’une tradition souterraine. Cela devient tout à fait évident dans le domaine de la chanson populaire : on peut regrouper les variantes d’une chanson, mais on ne peut pas reconstruire la « vraie » chanson ; ou plutôt on arrive à isoler les deux ou trois éléments essentiels qui en forment la base. Cependant, contrairement à la thèse de Bogatyrëv et Jakobson, on a toujours affaire, selon Glauco Sanga, à des ensembles discontinus, qui sont le fruit de réélaborations parfois assez profondes répondant à une véritable demande du marché ; en effet, les chanteurs ou les narrateurs sont souvent des professionnels ou des semi-professionnels vivant et se déplaçant en marge de la société sédentaire. Reste le problème de l’origine des chansons. Pour Sanga, elles dateraient de l’âge romantique, le décor médiéval n’étant qu’une fiction. Ceci est probablement vrai pour la chanson telle que nous la connaissons. Toutefois, si la Cecilia est « la même chose » que Tosca et Measure for measure, ici encore on pourra se demander jusqu’où on devra remonter pour « trouver » l’« inventeur » ou l’« invention » du noyau narratif. L’hypothèse d’une origine médiévale pourrait alors paraître, non pas trop ancienne, mais, au contraire, encore trop récente. Mais ceci est vraiment « une autre histoire ».

NOTES

1. Les guillemets sont nécessaires, depuis que Paul Zumthor nous a rappelé que le terme littérature est lié au texte écrit et que l’expression littérature orale est à la rigueur une contradictio in adjecto.

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AUTEUR

ANDREA FASSÓ Université de Bologne

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Les « Cantari » et la tradition écrite du conte populaire

Carlo Donà

1 1. L’histoire du conte populaire reste à écrire, dans une large mesure. Bien sûr, nous avons les grandes synthèses produites par l’admirable doctrine de l’école historique : je pense en premier lieu à Zur Geschichte der Märchen, qui conclut les grandes Anmerkungen zu den Kinder- und Hausmärchen der Brüder Grimm de Johannes Bolte et Georg Polívka (Leipzig, Diterich’sche Verlagsbuchhandlung, 1930). À côté, il y a les analyses de grands moments de l’histoire du conte, comme Da Cenerentola a Cappuccetto rosso. Breve storia illustrata della fiaba barocca de Michele Rak (Milano, Bruno Mondadori 2007). Mais une reconstruction vraiment complète et satisfaisante de l’évolution du Märchen nous manque et, vraisemblablement, nous manquera encore longtemps, parce qu’aujourd’hui, on préfère la spécialisation fragmentaire des lexiques aux synthèses de large ampleur1.

2 Ainsi, notre connaissance du parcours évolutif qui, à partir des contes purement oraux de la mémoire ethnique, nous a menés jusqu’aux chefs-d’œuvre écrits par les frères Grimm – c’est-à-dire, jusqu’à ce type particulier de conte fantastique qui, pour nous, fixe les paramètres du genre – présente encore de vastes lacunes. Dans une certaine mesure, ces lacunes sont produites par le caractère même de notre documentation et sont donc, pour ainsi dire, fonctionnelles et inéluctables, les contes populaires étant, dans leur essence, des formes hors de l’histoire, qui nagent dans la vague indétermination du « Il était une fois… ». Mais ces lacunes tiennent moins à l’absence de documents qu’à une sorte de paresse intellectuelle, qui nous empêche de considérer de manière critique le riche dossier que Bolte, Polívka et tant d’autres ont réuni avec une prodigieuse érudition.

3 C’est exactement ce que j’essaierai de faire dans les pages qui suivent, pour améliorer un peu la compréhension, jusqu’à présent très approximative, d’un des moments décisifs pour l’histoire du Märchen, celui où l’on commence à décerner l’existence d’une tradition proprement écrite du conte populaire. J’examinerai donc une fois encore les premiers documents de ce type, documents tous bien connus depuis longtemps, en

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essayant de jeter sur eux un regard nouveau, et de leur poser, pour ainsi dire, de nouvelles questions, pour obtenir de nouvelles réponses.

4 2. Le Märchen, en tant que genre littéraire, a une histoire précise et déterminable. Une histoire qui est sûrement très ancienne, mais qu’on peut reconstruire en grande partie seulement par fragments, et d’une façon très problématique, parce que notre dossier se compose forcément de deux parties différentes, et chacune d’elles doit être examinée juxta sua propria principia . D’un côté, on a le registre de la tradition orale, populaire, anonyme, folklorique ; de l’autre, le registre de l’exploitation littéraire de cette tradition, fait de textes déterminés, enracinés dans leur milieu et leur temps, d’auteurs conscients, qui écrivent le conte en choisissant parmi différentes possibilités stylistiques, et d’un public qui, d’ordinaire, lit le texte et ne l’écoute pas. Entre les deux volets de ce diptyque il y a, bien sûr, des rapports très étroits ; mais on ne peut pas considérer tout à fait sur le même plan un conte de Basile et un des contes recueillis « du peuple », par des chercheurs comme Bladé, Cosquin ou Luzel. Le sujet peut être le même, mais la substance littéraire diffère ; le cadre et le mode de la communication diffèrent, et ce qui diffère surtout, c’est la nature même des contes. C’est-à-dire, en d’autres termes, qu’on ne peut pas affronter les deux secteurs de l’histoire du conte avec le même outillage intellectuel. Pour aborder l’un d’eux, on devra utiliser, par exemple, les données de l’anthropologie, ou des études sur ce que, en dépit de la contradictio in adiecto, on appelle la littérature orale, comme l’a fait Rudolf Schenda dans son merveilleux Von Mund zu Ohr. Bausteine zu einer Kulturgeschichte volkstümlichen Erzählens in Europa (Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1993) . Pour affronter la fable littéraire, au contraire, on utilisera les instruments usuels de la philologie et de la stylistique, de la critique littéraire et de l’histoire, comme en témoigne, par exemple, le livre – discutable – de Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather. Straparola, Venice, and the Fairy Tale Tradition, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2002.

5 On peut aussi choisir, bien entendu, de se situer en amont de cette dichotomie, en étudiant le conte en tant que tel, comme schéma abstrait, comme chaîne de motifs et de thèmes traditionnels, ou bien comme agglomération d’archétypes pleins d’une merveilleuse substance proprement mythique. Ce regard distancié est parfaitement légitime, et dans bien des cas utile et productif, mais il fait l’impasse, fatalement, de la dimension diachronique, du sentiment de l’unicité individuelle des différents témoins à savoir, en un mot, de la trace de l’histoire. Et même dans ses preuves les plus solides et convaincantes, par exemple dans les beaux travaux de l’école finnoise, cette perspective reste confinée dans la dimension purement synchronique d’un présent éternel.

6 Une approche des contes populaires qui ne soit pas disposée à oublier l’histoire, doit donc forcément prendre en charge, en même temps, leur côté anthropologique et leur côté littéraire ; c’est-à-dire qu’on doit accepter la nature double du conte même, et admettre de le considérer perpétuellement, et contradictoirement, suspendu entre folklore et littérature, entre oralité et écriture, entre culture populaire et tradition savante. C’est justement ce qu’il se passe dans les meilleurs produits de la recherche contemporaine, comme les livres qui constituent le point de départ de ces pages : celui de Graham Anderson, Fairy Tales in the Ancient World (London-New York, Routledge, 2000), et celui de Jan M. Ziolkowski, Fairy Tales before Fairy Tales. The Medieval Latin Past of Wonderful Lies (Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2006). Seule l’union de ces

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deux points de vue (je les appellerai, pour simplifier, « anthropologique » et « littéraire ») peut donner, je crois, une sorte de vision stéréométrique des contes, conférant aux récits une profondeur et une consistance.

7 D’ordinaire, néanmoins, cette union n’a pas lieu, et on note même une sorte de tension cachée entre les deux approches des contes, de sorte que les « anthropologues » ignorent ce qu’en disent les gens de lettres, et les lettrés considèrent les travaux sur les aspects mythiques, anthropologiques, ou psychologiques des contes avec un curieux mélange de dédain, de dépit et, peut-être, de peur, parce que, cela va de soi, les « textes » des anthropologues sont autre chose que les « textes » des philologues. Autrefois, les choses se passaient différemment : les grands savants du XIXe siècle, tels Jacob et Wilhelm Grimm, Reinhold Köhler, Gaston Paris ou Angelo De Gubernatis, savaient se débrouiller parfaitement dans les deux champs, avec une étonnante maîtrise et une doctrine démesurée. Mais aujourd’hui nous n’avons plus le talent de ces maîtres, et entre la philologie et l’anthropologie il n’y a plus de langue commune. On le voit très bien dans le cas de Vladimir Propp. Le savant russe consacra aux contes plusieurs travaux, de valeur très inégale. Pour les spécialistes des sciences humaines, son chef-d’œuvre reste sans aucun doute le grand travail sur les racines historiques des contes de fées, tandis que ceux qui s’occupent des contes du côté littéraire célèbrent seulement sa Morphologie, œuvre mal conçue, mal fondée et absolument inutilisable pour une recherche sérieuse2. Autrement dit : les deux cultures ne se parlent pas.

8 3. Donc, les contes existent en deux modalités, apparentées mais distinctes, l’orale et l’écrite. La tradition orale est certainement prioritaire, c’est-à-dire plus ancienne et plus répandue et, contrairement à ce que l’on pourrait croire, reste très stable, aussi bien dans le temps que dans l’espace. Cela est confirmé par des textes comme l’Histoire des deux frères (XIIe s. av. J.-Ch. ?), que Gaston Maspéro publia en 1882 dans ses Contes Populaires de l’Egypte Ancien (Paris, Maissonneuve et Larose), ou le conte d’Amour et Psyché, inséré dans les Métamorphoses d’Apulée, textes qui sont absolument comparables à des Märchen modernes ; ou bien par les grandes collections exotiques, comme le Khatāsaritsāgara de Somadeva (Kashmir, XIe s.), ou les Mille et une nuits (XIVe s. ?), qui présentent les mêmes types de contes, voire exactement les mêmes contes présents dans les collections occidentales.

9 Quoiqu’elle soit très ancienne, assez stable et énormément répandue, la tradition orale n’est ni simple, ni unitaire. À en juger par les nombreux témoignages des auteurs classiques, en effet, cette tradition devait être diffusée par deux voies très différentes. D’une part, les contes étaient transmis par des amateurs surtout dans le milieu féminin : on parle souvent de aniles fabellae3, ou bien de fabulae nutricularum4, que les femmes racontaient aux enfants, pour les égayer, comme la vieille qui, dans les Métamorphoses d’Apulée conte l’histoire d’Amour et Psyché, ou pour faciliter le sommeil, ou comme la nutricula de Tertullien, Adversus Valentinianos, 3 (Migne, PL 2, 580). D’autre part, il y avait des professionnels, les fabulatores, qui amusaient le public avec leurs histoires5. Ils demandaient une modeste rétribution (cfr. Plinius, Ep. 2, 20 : Assem para et accipe auream fabulam) [Prépare une petite pièce de monnaie, et écoute une fable de grande valeur !], et leurs performances réjouissaient les passants (Dion de Pruse, Or. 20.10), ou les riches qui s’assuraient leurs services, comme Auguste qui, quand il s’éveillait pendant la nuit, lectoribus et fabulatoribus arcessiti somnum resumebat6 [il faisait venir des lecteurs et des conteurs, et il reprenait le sommeil.]

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10 Nous savons que la diffusion de ces fabulatores s’est perpétuée, sans aucune solution de continuité, pendant tout le Moyen Âge. De nombreux témoignages décrivent leur activité : par exemple deux contes du Novellino nous décrivent leurs récitals aux curiae de l’empereur Frédéric II et de son gendre, le terrible seigneur de Padoue : Messere Azzolino di Romano avea un suo favolatore, al quale facea favolare la notte quando erano le notti grandi di verno. Una notte avenne che ’l favolatore avea grande talento di dormire, et Azzolino il pregava che favolasse. E ’l favoliere incominciò una favola d’uno villano…7 [Ezzelino da Romano avait son propre conteur, auquel il faisait conter pendant les longues nuits d’hiver. Une nuit, il arriva que le conteur avait grande envie de dormir, et Ezzelino le pria de conter quelque chose. Et le conteur commença une fable d’un vilain…].

11 Évidemment, puisque verba volant, il ne nous reste plus rien du répertoire de ces fabulatores, mais on peut sans doute se faire une idée assez précise des contes qu’ils transmettaient en feuilletant des recueils d’historiettes comme le De nugis curialium de Walter Map (vers 1135 – vers 1210)8, ou les Otia Imperialia de Gervase de Tilbury (vers 1150 – vers 1228), recueils qui, à partir du titre lui-même, s’efforcent de transcrire le patrimoine des contes qui circulaient dans les cours royales de la fin du XIIe siècle, et qui sont probablement à considérer précisément comme des encyclopédies pour les fabulistes. Les écrivains du Moyen Âge qui ont conservé la mémoire de l’activité de ces personnages sont nombreux, et parfois nous connaissons même quelques noms : le Bledhricus-Bréri famosus fabulator, par exemple, peut-être identifié avec le noble gallois Bledri ap Cadivor, dont nous parlent Thomas, Giraut de Barry, et l’auteur de la Deuxième Continuation du Perceval. Avec lui, on doit citer au moins les trois fabulistes du comte Harnaut de Guisnes, que Lambert d’Ardres (vers 1160-1227) a évoqués dans son Historia comitum Ghisnensium. Senes autem et decrepitos, eo quod veterum eventuras et fabulas et historias ei narrarent, et moralitatis seria narrationi sue continuarent et annecterent, venerabatur et secum detinebat. Proinde militem quendam veterarum Robertum dictum Constantinensem, qui de Romanis imperatoribus et de Karlomanno, de Rolando et Olivero et de Arthuro Britanniae rege eum instruebat et aures eius demulcebat ; et Philippum de Mongardinio, qui de terra Ierosolimorum et de obsidione Anthiochie, et de Arabicis et Babilonicis et de ultramarinarum partium gestis ad aurium delectationem ei referebat ; et cognatum suum Walterum de Clusa nominatum, qui de Anglorum gestis et fabulis, de Gormundo et Ysembardo, de Tristanno et Hisolda, de Merlino et Merchulfo et de Ardentium gestis […] diligenter edocebat, familiares sibi et domesticos secum retinebat et libenter eos audiebat9. [Il vénérait les vieux et les hommes décrépits, et il les gardait chez lui, pour se faire conter les aventures des anciens, et les histoires, et les contes, et parce qu’ils pouvaient compléter et enrichir leurs histoires avec le sérieux de la moralité. Par conséquent, un vieux combattant, Robert dit de Constantinople, l’instruisait sur les empereurs de Rome, et sur Charlemagne, sur Roland et Olivier, et sur le roi Arthur de Bretagne, et lui caressait les oreilles ; Philippe de Monjardin, pour l’amuser, lui contait de la terre de Jérusalem, du siège d’Antioche, des Arabes et des Babyloniens, et des prouesses d’outre-mer ; son beau-frère, qu’on appelait Gautier de Cluse, le renseignait avec soin sur les exploits et les fables des Anglais, sur Gormont et Ysembart, sur Tristan et Yseut, sur Merlin et Marcolphe, sur les exploits des gens d’Ardres. il apprenait diligemment, il lestenait chez lui, comme des gens de la maison et de la famille, et il les écoutait volontiers.]

12 Ici, les fabulatores sont des vieux ( senes et decrepitos) qui connaissent la tradition ancienne (veterum eventuras et fabulas et historias), et qui savent extraire de leur contes des enseignements moraux. Chacun d’eux semble avoir un répertoire spécialisé, mais,

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dans l’ensemble, ce répertoire comprend presque toute la tradition médiévale sérieuse (le comique étant laissé de côté, délibérément, sans doute) ; seule la littérature religieuse n’est pas représentée ici : évidemment le comte Harnaut n’aimait pas le genre ou bien, peut-être, son chapelain avait l’exclusivité de la matière.

13 Notre connaissance de la tradition orale des contes préservés par les amateurs est, hélas, encore plus vague et lacunaire. On sait que, jusqu’à l’époque moderne, on avait l’habitude de conter près du feu, le soir. Boccaccio, par exemple, dans sa Genealogia Deorum (vers 1359), peint avec mépris une vieille conteuse qui, comme les anthropologues d’aujourd’hui, croit à l’importance sémiotique de ses propres contes. […] non essere alcuna così pazzarella vecchiacciuola d’intorno il fuoco di casa, che di notte vegghiando con le fantesche racconti alcuna favola dell’Orco o delle Fate et Streghe, dalla cui spessissime volte finta e recitata, sotto ombra delle parole riferite non vi senta incluso, secondo le forze del suo debile intelletto, qualche sentimento alle volte da ridersi poco, per lo quale vuole mettere timore ai picciolini fanciulli overo porgere diletto alle donzelle, overo farsi beffe di vecchi o almeno mostrare il potere della fortuna10. [… quand, près de la cheminée de la maison, en veillant la nuit avec les servantes, une vieille folle conte une fable de l’ogre, des fées ou des sorcières, une fable qu’elle a contée et récitée mille fois, elle est convaincue, selon les possibilités de son faible sens, que derrière ses paroles il doit y avoir quelque signification cachée, digne d’être prise au sérieux, et elle veut par là épouvanter les enfants, ou amuser les jeunes filles, ou se moquer des vieux, ou encore au moins montrer le pouvoir de la fortune.]

14 Combien de contes, et lesquels, étaient présents dans le répertoire de ces amateurs ? Nous l’ignorons totalement. Mais par analogie avec le répertoire des conteurs modernes étudiés par les spécialistes des traditions populaires, on peut supposer que, même pendant l’Antiquité et le Moyen Âge, un bon conteur devait connaître plusieurs dizaines de contes différents.

15 4. Soit dans les récitals des conteurs, soit dans les veillées de famille, les fabulae proprement dites devaient constituer la partie la plus ancienne et strictement traditionnelle du répertoire. Tout laisse à croire, en effet, que les contes populaires que nous connaissons d’après les collections des folkloristes sont tous, ou presque tous, d’origine très ancienne. Et pourtant, généralement, ce n’est pas du tout facile de le démontrer. Quand, par exemple, dans le Satyricon de Pétrone, Trimalchion dit, en se référant à soi-même, qui fuit rana, nunc est rex (Sat., 77.6), la tentation d’y voir une allusion précise au conte, très connu, du Roi grenouille (ATU 440)11 est, pour moi, presque irrésistible ; mais malheureusement il n’y a aucun document qui atteste la circulation de ce conte avant le XVIe siècle.

16 On se trouve assez souvent dans une situation pareille, en repérant les antécédents d’un conte, et en fixant les étapes de son évolution. Ceci se produit parce que le conte populaire n’a, jusqu’à la fin du Moyen Âge, qu’une tradition écrite fortuite, exceptionnelle, très fragmentaire et, pour ainsi dire, dissimulée. Comme le confirme le fragment de Boccace cité ci-dessus, la culture savante manifeste toujours envers les contes populaires un dédaigneux ressentiment et un hautain dépit (ineptiae, nugae, deliramenta)12 ; cette attitude négative devient, cela va de soi, une hostilité ouverte chez les auteurs chrétiens, qui flairent le paganisme profond des contes et s’en inquiètent. Le mépris des lettrés et la haine des prêtres exercent une sorte d’interdit systématique, et jusqu’au XIVe siècle empêchent à la plupart des contes d’affleurer dans le domaine de l’écriture. On trouve souvent des allusions aux contes merveilleux, des citations, des

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renvois indirects ; on les utilise, par morceaux, pour enrichir quelques tissus littéraires : mais on ne les écrit guère. Dans la littérature latine et vulgaire des XIIe et XIIIe siècles, en particulier, le Märchen filtre et circule partout, des exempla à l’hagiographie, du roman au miracle, mais il ne se cristallise presque jamais dans une forme autonome. Le beau livre de Jan Ziolkowski Fairy Tales from before Fairy Tales, que je viens de citer, étudie avec une parfaite maîtrise les contes de tradition folklorique écrits en latin pendant cette époque, et souligne, justement, leur importance ; mais on ne peut qu’être choqué aussi par leur extrême rareté, du moment qu’en latin, un millénaire nous a laissé seulement un vrai échantillon du Märchen : Asinarius. Dans les langues vulgaires, on trouve quelque texte qui dérive des contes merveilleux de la tradition orale à partir du XIIe siècle : des romans, comme Parthonopeus de Blois ou Friedrich von Schwaben ; quelque chanson de geste tardive, comme Huon de Bordeaux et ses continuations ; les lais, qui sont souvent très proches de la tradition folklorique ; quelque fragment des sagas plus fantastiques et légendaires. Mais ce sont toujours des élaborations nettement littéraires, qui ne semblent pas rester très proches des vrais contes populaires (du moins, des contes tels que nous les connaissons d’après les collections modernes), et qui, de surcroît, en dépit de leur succès, ne laissent pas de vraie postérité littéraire.

17 La situation est moins dramatique avec l’autre branche des contes populaires, celle des récits comiques, de style réaliste et de ton léger : sans doute, je crois, parce qu’ils étaient goûtés par un public spécifiquement masculin, en soi plus proche du niveau de l’écriture. On voit donc les contes à rire faire leur apparition déjà bien avant l’an mil, par exemple avec l’admirable Unibos latin (ATU 1535), et s’épanouir bientôt en genres bien fixés : les ridicula des Carmina Cantabrigensia, les comoediae elegiacae, les fabliaux, les Mären. Il est significatif, néanmoins, que même pour les contes comiques, il y a une sorte de frontière difficile à franchir, entre oralité et écriture ; une frontière qu’on peut dépasser seulement à l’aide d’un genre qui appartient déjà, depuis longtemps, au domaine proprement littéraire : celui de la fable. C’est bien pour cela que les fabliaux ont pris de la fable le nom et l’habitude de juxtaposer au conte une morale souvent très faiblement connexe au récit même. Et c’est pour cela, surtout, que la plus ancienne collection des fabliaux a survécu, complètement méconnue, précisément à l’intérieur d’un recueil de fables. Ce sont les Fables de Marie de France, qui, dans la partie la plus originale du recueil, celle qui n’est pas dérivée du Romulus Nilantinus, mais a été colligée directement par Marie elle-même, a inséré une quinzaine de véritables « proto- fabliaux » (nn. 25, 41, 42, 43, 44, 45, 47, 48, 53, 54, 55, 57, 94, 99, 100), c’est-à-dire des contes comiques avec des acteurs humains, dans la plupart des cas étrangers à la véritable tradition phédrienne, et connus aussi par des versions authentiquement populaires. Assez bizarrement, les historiens de la littérature médiévale ont complètement négligé, à tort, ce côté de l’activité de Marie. Mais l’ancienneté de son recueil de fables (composé dans le dernier quart du XIIe siècle), la relative abondance de sa tradition manuscrite (23 témoins), et surtout l’ampleur de la collection de ces proto- fabliaux (15 textes au moins, vis-à-vis des huit fabliaux de Jean Bodel, ou bien des six de Gautier le Leu), font de Marie, sans doute, la vraie créatrice du genre.

18 5. La rareté des témoins écrits ne doit pas faire penser à une tradition faible : elle souligne seulement que cette tradition était toute orale. Bien au contraire, c’est justement la rareté des Märchen littéraires qui nous oblige à supposer, par compensation, pour ainsi dire, une diffusion particulièrement large du conte oral.

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19 Je donne un exemple qui me concerne directement. Il y a plusieurs années, j’ai étudié les rapports entre un curieux roman comique du XIIIe siècle, Trubert de Douin de Lavesne, et la tradition folklorique du conte ATU 1538, The Revenge of the Cheated Man ou The Youth Cheated in Selling Oxen13. Le roman est bâti sur le canevas du conte, et chacun des épisodes de l’histoire trouve des parallèles précis avec telle ou telle autre version folklorique moderne. Je pensais que Trubert était la première manifestation littéraire de ATU 1538 ; et, étant donné que le roman n’avait eu, apparemment, aucun succès à son époque, j’en concluais qu’il n’avait pas pu être la source directe de ses nombreux analogues folkloriques, et donc qu’il devait s’appuyer sur une tradition orale déjà très répandue à son époque, une tradition séculaire, étendue sur toute l’Europe et le nord de l’Afrique, qui reliait l’œuvre médiévale aux contes modernes, et qui justifiait, pour ainsi dire, leur continuité narrative tout à fait manifeste. Ma thèse était bien fondée, je crois, mais je me trompais beaucoup en plaçant Trubert au début de la tradition ; je ne savais pas, à l’époque, qu’on avait découvert depuis longtemps un échantillon de ATU 1538 bien plus ancien : il porte le titre The poor man of Nippur, il est l’un des textes de la bibliothèque de Sultantepe, il est écrit en accadien et il remonte au deuxième millénaire avant notre ère14. Trubert et l’ancien récit cunéiforme racontent exactement la même histoire : cela signifie, non seulement qu’ils offrent deux versions tout à fait parallèles de ATU 1538, mais qu’ils appartiennent aussi à la même branche de la tradition. Par exemple, tandis que, dans la majorité des versions folkloriques modernes, le héros, au début du conte, doit vendre des bœufs, dans ces deux contes-là il s’agit d’une chèvre. On ne connaît pas d’autres versions écrites du texte entre le récit de Sultantepe et le roman en ancien français : donc, le conte a survécu pendant trois mille années, à peu près, seulement dans les dépôts immatériels de la tradition orale. La chaîne mnémonique doit avoir été bien solide et bien longue pour conserver notre conte intact, dans une si grande extension de temps et d’espace. On doit supposer l’existence de milliers de versions orales, sans cesse répétées, conservées, mémorisées, transmises, de conteur en conteur, de génération en génération, de peuple en peuple, pour combler l’abîme qui s’ouvre entre le monde accadien, lointain et perdu, et le folklore d’aujourd’hui.

20 6. En d’autres termes, je crois qu’il est nécessaire, avant tout, de modifier notre perception du problème. Tradition orale et tradition écrite des contes populaires ne diffèrent pas seulement en soi, par le mode de la transmission, les occasions du conter, les caractéristiques de la narration et ainsi de suite, mais elles sont de poids différents. Aujourd’hui, nous sommes accoutumés à lire nos contes, alors que la tradition orale est presque disparue, du moins en Europe ; autrefois, jusqu’aux seuils de la modernité, la tradition écrite était rare et exceptionnelle, tandis que la tradition orale devait être universellement répandue, habituelle dans tous les milieux et vaste, c’est-à-dire comprenant un très grand nombre de contes, perpétués de siècle en siècle.

21 Le conte littéraire ne naît vraiment que lorsque cette tradition orale, ubiquitaire et primordiale, avec la diffusion de l’imprimerie, commence à devenir secondaire, et à se faire vraiment « populaire », c’est-à-dire, confinée aux niveaux les plus bas de la société. Et il naît précisément en ce temps-là parce qu’une fraction considérable de la société commence à se détacher de cette culture folklorique et verbale, et à remplacer par les livres – livres en papier, imprimés en série, de prix contenu et de dimensions modestes –, les veillées ou les conteurs de la tradition. Autrefois, on pouvait bien mettre par écrit un conte, comme firent Apuleius, Douin de Lavesne ou l’inconnu

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auteur de Asinarius, mais ce geste n’était pas provoqué par une vraie nécessité culturelle, dans la mesure où la soif de contes était déjà assouvie par le canal de l’oralité ; ces tentatives, donc, restèrent toujours purement épisodiques.

22 Naturellement, le processus évolutif qui transforme le conte populaire oral en conte écrit est lent, et ne se produit pas partout en même temps : il commence dans les laboratoires mêmes de la modernité, les villes de l’Italie du Nord pendant la Renaissance, la ville de Paris au Grand Siècle, l’Allemagne du XIXe siècle qui est en train de s’industrialiser, et continue jusqu’à nos jours, en laissant toujours, pour ainsi dire, des larges baies d’oralité, dans les régions les plus latérales et conservatives.

23 Mais quand, et comment, cette évolution a-t-elle commencé ? En d’autres termes, quelle est la date et le lieu de naissance du Märchen littéraire ? On répond généralement que le conte, en tant que forme littéraire, naît en Italie, entre la moitié du XVIe siècle et la moitié du siècle suivant, et plus particulièrement avec les Piacevoli notti de Zoanfrancesco Straparola (1550-1553) et le Pentamerone de Giambattista Basile (1634-1636). It was not until the publication of Giovan Francesco Straparola’s Le piacevoli notti (1550-53) in two volumes that a seizable number of fairy tales were fist published in the vernacular and for a mixed audience of upper-class men and woman15. Giambattista Basile’s Lo cunto de li cunti overo lo trattenemiento de peccerille (1634-36), the first integral collection of fairy tales in Europe, is the work that truly marks the passage from the oral folk tale to the artful and sophisticated « authored » fairy tale16.

24 Or, les truismes ont toujours un important degré de vérité ; et celui-ci ne fait pas exception17. Mais, il ne nous dit pas toute la vérité. Certainement, le recueil des Märchen littéraires naît, en Europe, avec Basile, qui, à son tour, s’inspirait de la longue tradition du conte-cadre, renfermant en soi plusieurs contes indépendants, distribués en diverses journées, selon le modèle consacré, chez nous, par Boccace. Ce modèle avait été renouvelé par Straparola, et par d’autres auteurs, comme Ser Giovanni Fiorentino, auteur du Pecorone (1378-1385), qui avaient inséré dans leurs collections, à côté des nouvelles proprement dites, aussi des contes merveilleux d’évidente origine populaire. Du reste, on avait essayé cette voie depuis longtemps, du moment que le Dolopathos de Jean de Haute-Seille (vers 1184), une des premières collections européennes à utiliser ce modèle typiquement oriental, contient déjà un conte, Cygni, dérivé directement de la tradition folklorique.

25 Mais, si le recueil des Märchen se constitua avec le Pentamerone, le Märchen littéraire en soi, en tant que genre écrit artistiquement défini, naquit bien avant, et même bien avant les Piacevoli notti. Il ne vit pas le jour dans les pages des livres de nouvelles, mais sur les places des villes ; et ses parents ne furent pas des lettrés purs comme Basile ou Straparola, mais des conteurs semi-cultivés, qui partageaient la tradition orale du folklore et la culture écrite des savants. C’étaient les héritiers légitimes de l’ancien lignage antique et médiéval des fabulatores, et, comme eux, gagnaient leur pain en racontant aux gens un grand tas d’histoires de différents types : légendes pieuses et arthuriennes, faits d’histoire et de chronique, contes épiques et mythologiques. Leur nom étais canterini, évidemment parce que, comme il advient toujours dans les traditions proprement orales, ils racontaient en chantant (cf. chanson de geste) des textes versifiés, bâtis sur une mesure rythmique ensemble plaine et paisible, flexible et harmonieuse, qu’on appelle ottava.

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26 Les textes présentés par les canterini s’appelaient cantari : et c’est justement à l’intérieur de ce genre, que le conte populaire connaît sa première floraison littéraire, une éclosion riche, abondante, continuée, qui perdura pendant deux siècles au moins, et qui relie parfaitement, on dirait sans aucun signe de suture, la tradition toute orale des contes folkloriques et celle, toute écrite, de Basile, de Perrault, des Grimm.

27 7. Les Cantari sont un genre fortement pénalisé par l’historiographie littéraire italienne, fondée encore (mais en cachette !) sur des présuppositions de type qualitatif (Croce), distinguant carrément la littérature « haute », la « vraie poésie », les « chefs-d’œuvre », de la littérature « subalterne », « populaire », « de consommation ».

28 Or, les cantari sont placés sans aucune hésitation dans la deuxième catégorie18, et on les considère donc habituellement comme une littérature mineure : ils sont les parents pauvres de genres nobles comme la nouvelle ou le poème chevaleresque. En effet, ils étaient un genre populaire par excellence, une sorte de littérature de colportage ou de bibliothèque bleue avant la lettre, qui exerçait, surtout, une précise et importante fonction de médiation culturelle. Ils vulgarisaient des thèmes et des histoires tirés de la tradition littéraire19, souvent de la tradition étrangère, comme dans le cas du plus ancien spécimen du genre, le cantare de Fiorio e Biancifiore, évidemment dérivé du Floire et Blanchefleur français (mais on ne sait bien comment, peut-être grâce à la médiation du Filocolo de Boccace) ; ou bien dans le délicieux La dama del verzù, nouvelle élaboration de la Châtelaine de Vergi.

29 La matière littéraire de ces textes courtois ou épiques, classiques ou dévots, n’était pas seulement traduite dans la langue de tous, simple et immédiatement expressive, mais était aussi façonnée dans un véritable goût populaire : le décor ou la psychologie des personnage, par exemple, devenaient hauts en couleur et sans nuances, comme les figures dans les images d’Épinal. Même dans les cantari de plus noble ascendance classique, tels que Patroclo e Insidoria, La caccia di Meleagro, ou Giasone e Medea20, la source littéraire (latine, dans ces cas, Ovide surtout) devient vraiment autre chose : on pourrait dire qu’elle se popularise intimement, en glissant du domaine de la littérature proprement dite à celui de l’art folklorique. Voir, par exemple, comment La guerra di Troia, composée d’après l’Historia destructionis Troiae de Guido delle Colonne, nous raconte le début de la guerre : Venuta d’ogni part’è questa gente per acquistare Elena la reina, moglie de’ re Menelao piacente, che luce più che stella matutina ; delle parti di Grecia veramente si partiro un martedì mattina [al]la strution di Troia e de’ Troiani : quivi fuor tucti, cavalier e vilani. [Ces gens sont venus de partout / pour conquérir la reine Hélène, / la belle femme du roi Ménélas, / plus rayonnante que l’étoile du matin. / En vérité des alentours de la Grèce / ils partirent le matin d’un mardi / pour détruire Troie et les Troyens : / là ils furent tous, et les chevaliers et les vilains.]

30 Assurément la marque la plus typique de cette popularisation, comme l’avaient déjà remarqué Vittore Branca21 et Mario Petrini22, est un vernissage de merveilleux qui rend les cantari, du point de vue stylistique, très proches, en soi, de l’atmosphère fascinante du conte populaire . Branca termine son essai en observant que : « Nel paesaggio della nostra letteratura, così deserto di prospettive fiabesche, sono proprio i cantari a far da pendant arcaico e stilizzato alla grandiosa e fantastica invenzione barocca del Basile »

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(p. 108) [Dans le paysage de notre littérature, dépourvu de perspectives fabuleuses, c’est bien dans les cantari qu’on trouve le pendant archaïque et stylisé de l’invention baroque, grandiose et fantastique, de Basile]. C’est vrai, parce que la tonalité stylistique particulièrement propre du Märchen, étudié par Max Lüthi, et par d’autres folkloristes, comme le grand Axel Olrik, aujourd’hui trop souvent oublié, ce séduisant mélange d’abstraction et de rigidité, de formularité et de force évocatoire, de symboles et d’archétypes qui produit toujours la magie des contes populaires, affleure pour la première fois au niveau de la littérature précisément avec nos cantari. Nous avons vu qu’il y a, avant eux, quelques contes populaires littérairement élaborés ; mais ce sont presque toujours des œuvres d’inspiration cultivée, qui traduisent dans la langue de la littérature des scénarios empruntés au folklore : comme dans le cas des merveilleux Lais de Marie de France, qui ne conservent presque rien de leur primitive allure bretonne. Au contraire, avec le cantari chaque conte, même le plus élevé, acquiert une patine fabuleuse, et semble issu d’une veillée de bonnes femmes. Sans doute, cela n’ arrive pas par hasard : c’est une conséquence directe de la nature essentiellement orale de ces textes. Le cantari sont aussi semblables aux contes oraux parce qu’ils sont des contes oraux. Je le répète : ils étaient récités par le canterini, et écoutés par le public ; l’écriture et la lecture étant sans doute, pour ce genre, seulement des formes tardives et accessoires de diffusion. Cette oralité primaire et fondamentale structure tout le texte des cantari, et se manifeste très clairement, en particulier, dans leur tradition. Diffusés par écrit à partir du XIVe siècle, les cantari ont laissé relativement peu de traces manuscrites, et chaque témoin présente une version très différente de l’autre. C’est un peu la même situation qu’on retrouve dans la tradition manuscrite des fabliaux, et probablement dans l’un et l’autre cas, cette mobilité textuelle accentuée n’est que le reflet immédiat et changeant de la mouvance et de l’instabilité des primitives versions orales. Ces versions orales présentées par les canterini de ville en ville, d’autre part, devaient être très largement répandues, du moins à en juger par le nombre des éditions imprimés de nos textes. En effet, les cantari bénéficierent d’une diffusion exceptionnelle dans l’imprimerie, attestée, entre 1475 et 1550, par un nombre étonnant d’éditions populaires, de livrets, de feuillets volants, qui sont aujourd’hui en large mesure perdus, mais qui formaient, jadis, un véritable océan de papier23.

31 8. À la fois par leur position liminale entre littérature et folklore, par le caractère authentiquement populaire de leur public et, enfin, par le style très proche de celui des contes oraux, les cantari se trouvaient dans une position idéale pour faciliter la transition des Märchen au niveau littéraire.

32 Les canterini, perpétuellement à la chasse de quelque argument pour amuser leur public, comprirent bientôt que les canevas de la tradition folklorique pouvaient être utilisés avec profit pour bâtir leurs petits poèmes en octaves, et promettaient de bonnes chances de succès. Ces canevas étaient, pour ainsi dire, à portée de main et faciles à obtenir, en compulsant simplement les archives de la mémoire ethnique ; ils sortaient de la tradition, et, en tant que tels, étaient sûrement chéris par le public simple et non cultivé des rues et des places ; enfin, ils mettaient en scène un nombre très limité de situations « classiques », de vrais topoi narratifs d’efficacité certaine, en soi très chers, sans doute, à des gens qui devaient aimer, comme les enfants, ou comme le public niais de la culture de masse d’aujourd’hui, le principe de la répétition rituelle et stéréotypée.

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33 Quoi qu’il en soit, on voit apparaître de bonne heure un grand nombre de cantari tous créés à partir de scénarios propres de la tradition du conte populaire. Tous les domaines de cette tradition ont été utilisés par les canterini. Le champ du Märchen proprement dit, avant tout, avec Liombruno (< ATU 811 + ATU 400), Bel Gherardino (< ATU 400), Ponzela gaia (< ATU 401), Gismirante (ATU 302) , Storia di tre giovani e tre fate (< ATU 566), Stella e Mattabruna (< ATU 707), Trattato della superbia e morte di Senso (< ATU 470 B) ; Storia del pescatore (< ATU 757), et ainsi de suite. Mais aussi les champs voisins des contes à rire, avec Campriano (< ATU 1535), Grillo medico (< ATU 1641), Storia di tre donne che ognuna fece una beffa al marito (ATU 1406), et d’autres textes ; celle de la légende pieuse, comme dans la Storia d’Invidia (ATU750 B) ou la Storia dell’angelo e del romito (ATU 759) ; et même celui de la nouvelle, comme dans Perché si dice è fatto il becco all’oca (ATU 854) ou bien Fiorindo e Chiarastella (ATU 930).

34 Dans chacun de ces textes, la proximité à la tradition du conte populaire est évidente, et tout laisse croire que, du moins dans la majorité des cas, le canterino a exploité des sources strictement orales pour façonner son poème. Entendons-nous : dans quelque cas, on a des versions littéraires antérieurs au cantare ; mais elles sont presque toujours éloignées et isolées, et semblent être tout à fait indépendantes de nos textes. C’est le cas, par exemple, du Campriano qui dérive du type ATU 1535 ; ce type s’était déjà manifesté auniveau littéraire dans le Versus de Unibove, un petit poème latin très ancien (deuxième moitié du XIe siècle), mais rien ne nous permet d’établir quelque lien entre ces deux textes. Enfoui dans un manuscrit unique de la bibliothèque de l’abbaye de Gembloux (aujourd’hui à Bruxelles, Bibliothèque Royale 10078-10095, ff. 38v-42 v), Unibos n’a eu aucune postérité littéraire directe. Par contre, on a une tradition folklorique immense : on connaît à peu près 900 versions de ATU 1535, attestées sur un territoire qui couvre l’Europe entière, une partie de l’Asie et l’Afrique méditerranéenne : et c’est sans doute de cette tradition extrêmement riche, plutôt que de l’évanescente tradition littéraire antécédente, que l’inconnu auteur du Campriano a tiré le modèle de son conte.

35 Chacun de ces cantari, qu’on appelle, à tort, « cantari novellistici » ou « cantari leggendari »24, et qu’on devrait plutôt appeler « cantari favolistici » ou bien « fiabeschi », comme l’a fait Daniela Delcorno Branca25, reprend un – et un seul – type narratif traditionnel. Le modèle folklorique est toujours parfaitement évident, il constitue toujours la dominante narrative du texte, et en général, à en juger par la comparaison avec les contes populaires modernes du même type, a été suivi par les canterini avec respect et fidélité. Pourtant, cela ne veut pas dire que nos cantari sont tout à fait identiques aux contes folkloriques. Un conte ne dure que quelques minutes, tandis qu’un cantare devait remplir un récital d’une longueur beaucoup plus considérable, souvent distribuée dans deux ou trois sessions distinctes. Il y avait donc pour les canterini la nécessité de garnir un peu la maigre sécheresse de leurs sources populaires, ce qu’ils ont fait en leur adjoignant un quelque décor courtois, ou bien des traits descriptifs, et en enrichissant ici et là l’histoire par des épisodes tirés en prévalence du répertoire romanesque.

36 On peut bien apercevoir ce travail d’ornementation littéraire, par exemple, dans un des plus anciens parmi nos textes, le Gismirante d’Antonio Pucci (1310-1388), qui, en deux cantari de 45 et 61 octaves, raconte une histoire bien connue des spécialistes de narrative populaire, tirée du type ATU 302 The Ogre’s Heart in the Egg, à son tour témoignée par plus de 250 versions folkloriques. Le canevas du conte populaire a apporté à Pucci le schéma de toute la partie centrale de son œuvre (I 16-23, 31-45, II

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1-21, 33-45, 49-61), celle où il raconte l’histoire d’un jeune chevalier qui sauve d’une menace mortelle un griffon, un aigle et un épervier. Ensuite, il réussit à conquérir l’amour d’une princesse de merveilleuse beauté, mais, pendant qu’il est en train de la conduire à la cour du roi Arthur, elle est enlevée par un homme sauvage, qui la renferme dans un château de métal, où personne ne peut pénétrer. Avec l’aide d’une fée, Gismirante apprend à la fois la position du château et aussi le secret de l’homme sauvage : pour vaincre son ennemi, il doit découvrir où il cache son cœur. Celui-ci est conservé loin, près de Rome, dans un terrible sanglier, « il porco Troncascino / ch’a Roma signoreggia ogne cammino » (II 14.7-8) à l’intérieur duquel il y a un lièvre qui, a son tour, contient un moineau : seulement en tuant, l’une après l’autre, les trois bêtes, on peut s’emparer du cœur, et donc tuer l’homme sauvage. Gismirante parvient à accomplir l’aventure grâce à sa prouesse tout à fait exceptionnelle, mais aussi grâce à l’aide des trois oiseaux qu’il a sauvés : le griffon lui permet de traverser « un’acqua smisurata / che niuno uomo no˙la può passare » [une eau démesurée / que personne ne peut traverser](II 4.3-4) et de trouver la fée ; l’aigle prend le lièvre issu du sanglier, tué par Gismirante ; tandis que l’épervier s’empare du moineau, issu à son tour du lièvre. Avec le petit piaf, Gismirante peut entrer dans le château de l’homme sauvage, et tuer le monstre en tuant le moineau : il peut ainsi conduire sa princesse à la cour du roi Arthur où il se marie avec elle.

37 Ce résumé peut donner l’idée de la fidélité avec laquelle les cantari suivent leurs sources folkloriques : ce qu’on lit, dans les alertes octaves du Gismirante, c’est bel et bien un Märchen. Mais Pucci – fabricant de cloches, joueur de trompette de la ville de Florence et écrivain autodidacte – a dû enrichir son canevas avec des expansions narratives pour tirer son conte en longueur jusqu’à une centaine d’octaves. Ainsi, il a ajouté, successivement : – un préambule parfaitement inutile (I 1-15) comprenant le topos arthurien du repas retardé jusqu’à l’arrivée de quelque nouvelle, et le motif traditionnel – on pourrait dire tristanien – du cheveu doré de la dame qui suscite l’amour du héros ; – une version, superflue, du motif de la dame que personne ne peut voir pendant qu’elle chevauche hors de son château, qu’on connaît aujourd’hui surtout par l’histoire de Lady Godiva (I 24-30) ; – une interpolation saugrenue (II 21-32 et 46-48), avec le thème du héros qui sauve le fils du roi destiné à être donné en sacrifice à un monstre dévastant le pays, complété par le vieux motif mythique du héros vigoureux, qui peine à trouver des armes et un cheval convenables à sa force.

38 Le caractère superflu et inutile de ces trois expansions narratives est évident : elles rendent l’histoire compliquée, contradictoire, fatigante ; elles sont assurément le fruit de la culture littéraire de Pucci et servent seulement pour allonger la sauce. Toutefois, elles ne changent pas la nature profonde du Gismirante : le cantare est, et reste, un conte populaire sous forme littéraire.

39 9. On pourrait affirmer à peu près les mêmes choses pour chacun de ces « cantari favolistici ». La source populaire est toujours unique, déterminée et clairement lisible dans le texte ; les interpolations littéraires sont toujours juxtaposées et factices ; elles ne changent toujours pas le fondement de la narration : sa dépendance étroite vis-à-vis des contes traditionnels, qui ont toujours fourni le modèle pour la structure des textes, reste évidente. Il vaut mieux ici ne pasdécrire en détail tous ces contes : pour certains d’entre eux, j’ai déjà essayé de le faire, et je me borne à renvoyer, ici, à mes travaux

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précédents26. Mais il vaut quand même la peine de souligner, pour terminer, encore trois points qui me semblent importants.

40 Pris dans leur ensemble, ces textes constituent un corpus de dimension considérable (comprenant à peu près une vingtaine de textes) et de considérable ancienneté. Ces cantari sont tous difficiles à dater, mais s’échelonnent assurément de la deuxième moitié du XIVe siècle (le manuscrit Magliabechiano VIII 1272 de la Bibliothèque Nationale de Florence, qui nous a transmis le Bel Gherardino, est probablement antérieur à 1375) à la fin du siècle suivant. Probablement ce corpus était en fait encore plus vaste et plus ancien de ce qu’on peut supposer aujourd’hui, étant donné que la mise en page de ces textes semble tardive et non systématique. Pourtant,les textes qui ont survécu jusqu’à nos jours restent le premier vrai échantillon de la fable littéraire dans la littérature européenne : pour la première fois, le dépôt narratif de la tradition orale a été systématiquement et régulièrement exploré. En d’autres termes, les cantari ont véritablement ouvert la voie qui mène des contes populaires à la nouvelle, cette dernière étant davantage conditionnée, après Boccace, par les conventions et les tabous de l’univers littéraire, comme en témoigne la préface, un peu embarrassée, avec laquelle Orfeo della Carta ouvrait la première édition des Piacevoli Notti : Meco pensando, amorevoli donne, quanti e quali siano stati quelli celesti e sollevati spiriti, i quali così negli antichi come ne’ moderni hanno descritto varie favole […] a nome vostro darò in luce le favole e gli enimmi dell’ingenioso messer Gioanfrancesco Straparola da Caravaggio […]. Appresso di ciò voi non risguarderete il basso e rimesso stile dello autore, perciò che egli le scrisse non come egli volse, ma come udì da quelle donne che le raccontarono, nulla aggiongendole o sottraendole27. [En réfléchissant en moi-même, dames amoureuses, combien, et quels, ont été les esprits merveilleux et nobles qui, à la fois dans les temps anciens et dans les temps modernes, ont écrit des fables […], en votre nom, je publierai les contes et les énigmes de l’ingénieux monsieur Gioanfrancesco Straparola da Caravaggio […]. Vous n’aurez pas égard au style humble et négligé de l’auteur, parce qu’il n’a pas écrit ses contes comme il voulait, mais comme il les a entendus des femmes qui les contaient, sans rien ajouter ni soustraire].

41 Nos cantari ont pu tracer et ouvrir le chemin du folklore à la littérature parce que, comme je l’ai déjà souligné, ils naissent exactement à la frontière entre la tradition orale et la tradition écrite ; et je crois qu’ils ont pu voir le jour justement parce que, appartenant surtout à l’oralité, ils ont évité les obstacles et les barrages culturels qui avaient jusqu’alors interdit, sauf des cas exceptionnels, la transcription littéraire du Märchen. Chose encore plus remarquable, les cantari conservent toujours cette position intermédiaire : dans le double sens que, écrits tardivement, ils maintiennent une riche circulation orale, et que, passés du folklore à la littérature, ils entretiennent un rapport vivant avec leur domaine d’origine. Cela est évident, par exemple, dans une délicieuse lettre d’Andrea Calmo (1509/10-1571), qui décrit une veillée, et nous donne de surcroît une idée assez précise du répertoire des conteurs. Or, ce répertoire comprend, justement, d’une part des contes traditionnels, d’autre part une série de cantari. …e torna tutti a sentar digando le pi stupende panzane, stampie e imaginative del mondo, de comare oca, de fraibolan, de osel bel verde, de statua de legno, del bossolo de le fade, d’i porceleti, de l’aseno che andete remito, del sorze che andete in pelegrimazo, del lovo che se fese miedego, e tante fangalughe, che no besogna dir. Qui che ha pi sal in zuca, recita la historia de Otinelo e Giulia, e quella de Maria per Ravena, el contrasto de la Quaresema e de Carneval, Guiscardo e Ghismonda, de Piramo e Tisbe, l’è fato el beco a l’oca, et de ponzè el mato cugnà28.

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[…et tous s’assoient de nouveau, pour dire les blagues, les plaisanteries, les fariboles les plus merveilleuses du monde, Ma mère l’oye, fraibolan [ ?], l’oiseau vert, la statue de bois, la boîte des fées, les petits cochons, l’âne qui se fit ermite, la souris qui alla en pèlerinage, le loup qui se fit médecin, et d’autres niaiseries, qu’on ne devrait pas dire. Qui a plus de bon sens récite les histoires de Otinello e Giulia et de Maria per Ravenna, leContrasto di Quaresima e Carnevale, Guiscardo e Ghismonda, Piramus et Tisbé, comment on a fait le bec à l’oie, le Beau-frère fou de Ponzé].

42 Appris par cœur par des amateurs et récités pendant les veillées, ces cantari, issus des contes folkloriques, ont laissé ensuite des traces très claires dans la tradition orale : l’ Indice delle fiabe popolari italiane di magia, par exemple, listé sous le type ATU 400 plusieurs contes évidemment et directement dérivés du Liombruno29. D’ailleurs, ces cantari ont été régulièrement publiés pendant des siècles. Campriano, par exemple, a eu un succès éditorial long de plus de quatre cent années, qui va de l’édition populaire de la fin du XVe siècle aujourd’hui conservée, en exemplaire unique, à la Bibliothèque Mai de Bergamo (Cinq. 3 492) jusqu’à la Storia da ridere di Campriano contadino, imprimée à Firenze par Salani en 1880 ; et il était un vrai héros populaire, comme en témoigne le Malmantile de Lorenzo Lippi (1606-1665) – poème écrit en cantari –, cantare XI, 28.5-6 : « Che né meno con il suon della sua tromba / Campriano gli farebbe risentire… »30 [Que même par le son de sa trompette / Campriano ne pourrait les réveiller…].

43 En d’autres termes, il est impossible de distinguer nettement entre écriture et oralité : il suffit de feuilleter la Novellaja Fiorentina de Vittorio Imbriani (1877) 31 pour comprendre que les deux domaines ont toujours été proches et perméables, et que la tradition de nos cantari et celle du conte populaire sont toujours restées parallèles.

44 Dernière observation. La position liminale des canterini entre tradition folklorique et tradition littéraire, qui a permis la naissance des « cantari favolistici » ouvrant au Märchen la voie de l’écriture un siècle et demi avant Straparola, a produit aussi la moderne damnatio memoriae de ces documents. Nos cantari ont été complètement négligés, en tant que textes littéraires, par les spécialistes du folklore : par exemple il n’y a aucune notice sur eux dans les encyclopédies du conte folklorique citées ci- dessus à la note 1 ; même le Dizionario della fiaba italiana de Gian Paolo Caprettini32 les ignore complètement, tandis quel’Indice delle fiabe popolari italiane di magia cité ci-dessus consacre au Liombruno (qui a eu une postérité folklorique imposante) exactement trois lignes (vol. II, p. 556). Les philologues, à leur tour, ont toujours montré un dédain total vers la composante populaire, en étudiant nos textes seulement du côté strictement littéraire : de plus, ils ont méconnu les rapports avec la tradition des contes oraux avec un acharnement et un embarras qui font penser plus à une censure névrotique qu’à un simple cas d’ignorance33.

45 Ainsi, ces cantari, jadis tant chéris, sont restés dans l’ombre de l’oubli, mal compris, considérés (avec le mètre, impropre, de la littérature) comme des œuvres sans importance, insérées à force dans des cadres conceptuels et esthétiques qui leur sont étrangers. J’espère avoir prouvé, ici, qu’ils doivent être placés, au contraire, dans le domaine du conte populaire : là ils acquièrent sens et beauté, et obtiennent un rôle historique considérable.

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NOTES

1. Comme l’immense Enzyklopädie des Märchens (Berlin-New York, De Gruyter, 14 volumes), la plus modeste The Greenwood Encyclopaedia of Folktales and Fairytales, éditée par Donald Haase (trois volumes, Westport-London, Greenwood Press, 2008), ou bien l’agile The Oxford Companion to Fairy Tales, dirigé par Jack Zipes (Oxford, Oxford University Press, 2000). 2. V. Propp, Le radici storiche dei racconti di fate, Torino, Boringhieri, 1972 (éd. or. 1946) ; V. Propp, Morphologie du conte, Paris, Éditions du Seuil, 1970 ; sur les limites du travail de Propp cf. C. Donà, « Vladimir Propp e la morfologia della fiaba », Omaggio a Gianfranco Folena, Padova, Editoriale Programma, 1993, p. 2103-25. 3. Cicero Nat. Deor. 3.5.12 ; Hor. Sat. 2.6.77, Tibullus 1.5.84 ; Quint 1.8.9, Apuleius Met. 4.27 ; Minucius Felix Oct. 20.4 ; Saint Paul, 1 Thim. 4, 7 parle de γραώδεις μύθους, expression que la Vulgata traduit avec aniles fabulas. 4. Quint. Inst. Orat. 1. 9.2 5. A. Scobie, « Storytellers, Storytelling, and the Novel in Graeco-Roman Antiquity », Rheinisches Museum für Philologie, 122, 1979, p. 229-59. 6. Suet. Augustus, 78. 7. Novellino, dans Novellino e Conti del Duecento, éd. S. Lo Nigro, Torino, UTET, 1981, p. 59-213, n° XXXI, p. 114. 8. A. Varvaro, Apparizioni fantastiche. Tradizioni folcloriche e letteratura nel Medioevo, Bologna, Il Mulino, 1994. 9. Lamberti Ardensis Historia comitum Ghisnensium, edidit I. Heller, MGH SS 24, Leipzig, Hiersemann, 1925, p. 550-642, chap. 96, p. 607. 10. Je cite d’après G. Boccaccio, Della genealogia degli dei libri quindeci, Venezia, Valentini, 1617, livre 14, chap. 10, fol. 221v . 11. D’ici en avant, on se référera aux contes suivant la numération de l’index des types de Aarne et Thompson, selon la récente révision de Hans-Jörg Uther, The Types of International Folktales. A Classification and Bibliography, 3 vol., Helsinki, Academia scientiarum Fennica (FF Communications voll. CXXXIII-CXXXV, n° 284-286), 2004. 12. Cfr. Scobie, art. cit., p. 244-45 : « The term anilis fabula, and its Greek equivalent, was the ultimate insult that a literary critic could apply to a writer’s work, or that anyone could apply to another person’s speech. The term among the literati was equivalent to “nonsense”, “rubbish”. Any fabula, in fact which lacked a didactic message or which was not employed in an instructive context, in short, any tale which was told for its own sake for entertainment only was relegated by the ancient world’s severest critics to nursery ». 13. C. Donà, Trubert o la carriera di un furfante, Parma, Pratiche, 1994. 14. O. R. Gurney, « The Tale of the Poor Man of Nippur », Anatolian Studies, 6, 1956, p. 145-82 ; 7, 1957, 135-36 ; O. R. Gurney, « The Tale of the Poor Man of Nippur and its Folktale Parallels », Anatolian Studies, 22, 1972, p. 129-58 ; J. S. Cooper, « Structure, Humor and Satire in the Poor Man of Nippur », Journal of Cuneiform Studies, 27, 1975, p. 163-74 ; H. Jason, « The Poor Man of Nippur, an Ethnopoetic Analysis », Journal of Cuneiform Studies, 31, 1979, p. 189-215 ; S. B. Noegel, Word Play in the Tale of the Poor Man of Nippur, Acta Sumerologica 19, 1996, p. 169-86. 15. Jack Zipes, When Dreams Came True. Classical Fairy Tales and Their Tradition, London-New York, Routledge, 2007, p. 9. 16. N. Canepa, « Italy », The Oxford Companion to Fairy Tales, Oxford, Oxford University Press, 2000 ; cf. Out of the Woods. The Origin of the Literary Fairy Tales in Italy and France, edited by N. L. Canepa, Detroit, Wayne State University Press, 1997, I. The Rebirth of a Genre : The Creation of the Literary Fairy Tale in the Seventeenth Century, p. 37-98.

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17. Je néglige délibérément les thèses de Ruth B. Bottingheimer, Fairy Tales, a New History, Albany, Excelsior Editions, 2009, qui nie simplement l’existence d’une tradition folklorique des contes, du moins des contes fantastiques (p. 1 : « folk invention and transmission of fairy tales has no basis in verifiable fact »), et réduit l’histoire des Märchen à celle de ses témoignages littéraires. Exposées avec un style journalistique haut en couleur mais sans rigueur, et presque dépourvues de l’appui d’une documentation sérieuse, ses thèses, à mon avis, visent seulement à épater les folkloristes et présentent de graves erreurs théoriques et historiques : je crois donc qu’il ne vaut pas la peine de les discuter. 18. F. Cossutta, « Un esempio di letteratura di consumo nel passato : cantari del secolo XIV », Trivialliteratur ? Letterature di massa e di consumo, Trieste, Lint, 1979, p. 104-47. 19. A. Balduino, « Letteratura canterina », Id., Boccaccio, Petrarca e altri poeti del Trecento, Firenze, Olschki, 1984, p. 57-92, p. 59-60. 20. Pour tous ces textes reste fondamental le vieil essai de F. A. Ugolini, I cantari d’argomento classico, Genève-Firenze, Olschki, 1933. 21. V. Branca,«Nostalgie tardogotiche e gusto del fiabesco nella tradizione narrativa dei cantari », Studi di varia umanità in onore di Francesco Flora, Milano, Mondadori, 1963, p. 88-108. 22. M. Petrini, La fiaba di magia nella letteratura italiana, Udine, Del Bianco, 1983, p. 95-120. 23. L. Rubini, « Fiabe in ottava rima : il cantare fiabesco a stampa (1475-1530) », Il cantare italiano fra Folklore e Letteratura, éd. M. Picone et L. Rubini, Firenze, Olschki, 2007, p. 413-40. 24. Cfr. les titres des deux principales éditions de ces textes, celle de Ezio Levi, Fiore di Leggende. Cantari antichi, Serie prima, Cantari Leggendari, Bari, Laterza, 1914, et la plus récente Cantari novellistici dal Tre al Cinquecento, éd. E. Benucci, R. Manetti, F. Zabagli, 2 vol., Roma, Salerno Editrice, 2002. 25. Cantari fiabeschi arturiani, éd. Daniela Delcorno Branca, Milano-Trento, Luni, 1999. 26. C. Donà, « Cantari e fiabe : a proposito del problema delle fonti », Rivista di Studi testuali, 6-7 (2004-2005), p. 105-37 ; C. Donà, « La “Ponzela Gaia” e le forme medievali di AT 401 », La fiaba e altri frammenti di narrazione popolare, Atti del Convegno internazionale di studio sulla narrativa popolare, Padova, 1-2 aprile 2004, Firenze, Olschki (“Biblioteca di Lares”, LX), 2006, p. 1-21 ; C. Donà, « Cantari, fiabe e filologi», Il cantare italiano fra folklore e letteratura, Atti del Convegno Internazionale di Zurigo, Landesmuseum, 23-25 giugno 2005, éd. M. Picone et L. Rubini, Firenze, Olschki (Biblioteca dell’Archivum Romanicum, série I, n° 341), 2007, p. 147-70. 27. Giovan Francesco Straparola, Le piacevoli notti, éd. G. Rua, Bari, Laterza, 1927, vol. I, p. 3-4. 28. Le Lettere di Andrea Calmo, éd. V. Rossi, Torino, Loescher, 1888, p. 346-47. 29. R. Aprile, Indice delle fiabe popolari italiane di magia, 2 voll., Firenze, Olschki (Biblioteca di Lares, LVI), 2000, vol. II, p. 536-60. 30. Faute de mieux, je cite d’après Il Malmantile Riacquistato di Lorenzo Lippi, per cura di G. Di Stefano, Napoli, Sarracino 1854, vol. II, p. 217. 31. V. Imbriani, La Novellaja fiorentina, Livorno, Vigo, 1877. 32. Roma, Meltemi, 2000. 33. C. Donà, « Cantari, fiabe e filologi », cit.

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RÉSUMÉS

La tradition écrite du conte populaire a des racines obscures. Le conte populaire est un genre littéraire très ancien et très diffusé qui, à l’origine, reste confiné à la tradition purement orale. À peu d’exceptions près, il prend une forme écrite seulement tard : selon l’opinion courante, avec Straparola (1550-53) et Basile (1630-34). Cet article s’efforce de démontrer, au contraire, que la tradition écrite des contes est réellement née en Italie, mais plus de deux siècles avant les Piacevoli Notti. Cette tradition a vu le jour, pendant la deuxième moitié du XIVe siècle, avec les cantari, des petits poèmes de goût populaire, écrits en ottava rima, qui, pour la première fois dans la littérature européenne, explorèrent systématiquement la tradition folklorique du conte populaire, et empruntèrent à cette tradition un grand nombre de canevas narratifs. Des ouvrages comme Liombruno, Bel Gherardino, Campriano et ainsi de suite, sont, à tous points de vue, de vrais contes populaires dans une forme littéraire : ils ont ouvert la voie qui amène du Märchen à la littérature, et ils ont bénéficié d’un énorme succès, pendant des siècles, influençant en même temps la tradition littéraire et la narrative populaire.

The folktale written tradition has obscure origins. Folktale is a very old and very widespread literary genre which, originally, belonged only to purely oral tradition. With very few exceptions, it takes on written form relatively late, according to current opinion, with Straparola (1550-53) and Basile (1630-34). This article attempts to demonstrate, by contrast, that the written tradition of folktales has in fact its origins in Italy, but almost two centuries before the Piacevoli Notti. It began, in the second half of the XIVth century, with the cantari, little poems of popular taste, in ottava rima, which, for the first time in European literature, systematically explored the folktale tradition, and borrowed from it a large number of narrative frameworks. Tales such as Liombruno, Bel Gherardino, Campriano and so on, are, from every point of view, real folktales in literary form : they opened the way from Märchen to literature, and enjoyed great success for several centuries, deeply influencing both literature and popular narrative.

AUTEUR

CARLO DONÀ Università di Messina

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Chanteurs et vagabonds Production et diffusion de la littérature populaire

Glauco Sanga

à Bruno Pianta pour son 65e anniversaire

1. Le problème des variantes

1 La théorie de la littérature populaire est encore liée aux catégories élaborées par la culture romantique : populaire vs cultivé, individuel vs collectif, oralité vs écriture.

2 Pendant la première moitié du XXe siècle, la critique philologique et littéraire, puis l’esthétique idéaliste de Benedetto Croce ont essayé de se débarrasser non seulement des catégories romantiques, mais de la littérature populaire elle-même. Elles ont fini par la réduire à un déchet de la véritable littérature et à une tonalité psychologique1, caractérisée par la simplicité et la spontanéité, c’est-à-dire par des qualités en même temps vagues et trompeuses. La crise qui s’en est ensuivie dans la recherche a été grave au niveau quantitatif et qualitatif.

3 Avec la renaissance de l’ethnographie, après la deuxième guerre mondiale, on a remis en valeur les catégories romantiques, tant sur la base des conceptions politiques et sociologiques d’Antonio Gramsci (« peuple » entendu comme classes subalternes ; « caractère populaire » entendu comme emploi, donc littérature populaire en tant qu’employée par le peuple qui s’en approprie), qu’à partir de la dichotomie langue ~ parole proposée par Bogatyrëv et Jakobson2 dans une perspective que Cesare Segre a définie, à juste titre, néo-romantique3.

4 Le cadre théorique proposé par ces derniers, cependant, reste trop abstrait : ce n’est qu’en dernière analyse que ces dichotomies expliquent un dynamisme complexe, moins vérifié qu’affirmé.

5 C’est à travers les variantes qu’ils postulent la création collective ; mais il faut remettre en cause l’identification entre production et tradition. Les deux auteurs n’expliquent pas comment se produit la sanction collective en vertu de laquelle un texte devient

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populaire. Faute d’éclaircissements concrets, ils finissent par donner une vision de la tradition orale mécaniste, naturaliste, non-historique ; leur parallèle entre la tradition orale et la langue est suggestif, mais pas tout à fait approprié, car il n’explique pas les formes réelles. Voici ce qu’écrit Bruno Pianta : Considerando alla luce della tesi langue /parole il problema della permanenza e della diffusione di un particolarissimo settore della letteratura di tradizione orale in Italia Settentrionale, ossia del canto narrativo, di cui ho fatto una certa esperienza di raccolta, mi avevano colpito due aspetti difficilmente spiegabili con l’applicazione acritica dell’impostazione di Jakobson e Bogatyrëv. 1) La sorprendente stabilità dei testi rilevati oggi rispetto alle raccolte ottocentesche effettuate nelle stesse aree (Nigra, Ferraro, eccetera). Intere lezioni che coincidono, a distanza di un secolo, quasi a carta carbone, o con varianti insignificanti. (Purtroppo nulla possiamo affermare sulle musiche, che nelle vecchie raccolte mancano quasi completamente). 2) Le altrettanto sorprendenti difformità testuali, musicali e metriche nelle lezioni (peraltro inalterate nella struttura base della trama e nei nomi propri dei protagonisti) raccolte in aree differenti e storicamente differenziate.[...] E poi, la tesi ‘linguistica’ è sufficiente per spiegare le enormi difformità delle lezioni raccolte in aree distanti ? Il vero nodo irrisolto della questione è che gli autori non si addentrano nel problema dei modi in cui si esprime la dialettica proposta /sanzione (o /rifiuto) ingenerando necessariamente una ambigua immagine meccanicista del processo folklorico4. [J’ai recueilli jadis de nombreux chants narratifs dans l’Italie du Nord. En examinant le problème de la permanence et de la diffusion de ce type particulier de littérature orale, j’ai remarqué deux aspects que l’on explique mal si l’on accepte d’une manière acritique le cadre proposé par Jakobson et Bogatyrëv. 1) La stabilité surprenante entre les textes qu’on enregistre aujourd’hui et les recueils qu’on a effectués au XIXe siècle dans les mêmes territoires (Nigra, Ferraro etc.). On trouve après un siècle des leçons identiques, comme copiées au papier carbone, ou présentant des variantes négligeables. (Malheureusement on ne peut rien affirmer sur les mélodies, tout à fait absentes dans les vieux recueils). 2) Non moins surprenantes, les différences textuelles, musicales et métriques entre les leçons recueillies dans des territoires différents et différenciés historiquement (la structure fondamentale de l’histoire et les noms propres des protagonistes restent d’ailleurs inaltérés). Finalement, la thèse « linguistique » suffit-elle à expliquer les différences si marquées entre les leçons recueillies dans des territoires éloignés ? Les auteurs ne se demandent pas comment s’exprime la dialectique proposition /sanction (ou proposition /refus) : de là une image mécaniste et ambiguë du procès folklorique].

6 Il est nécessaire, en particulier, de réexaminer la théorie des variantes, qui dans sa forme actuelle est non-historique. Si le texte populaire coïncide avec sa tradition, et si celle-ci à son tour ne fait qu’un avec les variantes5, il est aussi vrai que les variantes ne sont pas toujours équivalentes. Elles ne sont pas seulement des dégradations mécaniques produites par les dégâts inévitables de la tradition orale.

7 À vrai dire, Vittorio Santoli opère une distinction entre « varianti tradizionali (che dominano compatte un’area) e varianti momentanee » [variantes traditionnelles (répandues d’une manière compacte dans un territoire) et variantes momentanées] ; il définit ces dernières par l’expression de Menéndez Pidal « meras alteraciones en la forma de expresión » [de simples altérations dans la forme de l’expression] ; il mentionne aussi les varianti canterine (les variantes de chanteurs, produites par les chanteurs professionnels), se référant aux travaux de Murko sur l’épopée populaire yougoslave ; plus loin il parle de varianti creatrici [variantes créatrices], dues à

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l’intervention personnelle d’un chanteur (il s’agit encore d’un chanteur professionnel, car il se réfère à Gerould qui parle expressément de « a tradition of artistry »6. Il maintient cependant la thèse de l’équivalence in principio des variantes7.

8 La question devient plus claire si l’on considère moins les mécanismes de la transmission que ceux de la production. Critiquant, dans deux essais importants8, le modèle « linguistique » du folklore proposé par Bogatyrëv e Jakobson, Bruno Pianta prétend que les ballades populaires sont des « deliberati atti creativi »9 [des actes créateurs intentionnels] de chanteurs professionnels agissant selon une logique de marché10 : Se accettiamo il dato della presenza di « operatori » all’interno della cultura popolare e se cominciamo a leggere le formalizzazioni testuali e musicali di tradizione orale non come amorfe ingenuità plasmabili in infinite varianti, ma come precise scelte compositive ed estetiche su cui la trasmissione orale esercita modificazioni di importanza tutto sommato relativa, ci rendiamo conto del perché noi raccogliamo, oggi, brani identici (o con varianti veramente minime e irrilevanti) a quelli pubblicati nelle raccolte ottocentesche. Dove sono le varianti apportate dai cantori dei repertori di ballate, per esempio, in quattro-cinque generazioni, con il po’ di rivolgimenti socio-economici seguiti all’industrializzazione, lo spopolamento delle campagne, due guerre mondiali, i mass-media ? Guardiamo il Nigra e i repertori degli attuali cantori di ballate : io di varianti sostanziali non ne vedo.[...] Per quanto riguarda invece le varianti sostanziali che il ricercatore individua sincronicamente in aree distanti, è inutile che si rompa la testa cercando di capire, per esempio, come, per immaginarie varianti contigue e continue, da una melodia monodica minore e da un testo in dialetto piemontese con l’incipit « Sa na sun tre gentil dame ca na venhu da Liun » (Cecilia di Asti) si arrivi ad una tutt’affatto differente melodia corale per terze maggiori, e a un differente testo in italiano popolare, con l’incipit « Cecilia la va al castello – la cerca il capitan » (Cecilia diffusa in provincia di Brescia) : i due brani conservano la storia e il nome della protagonista, ma le due formalizzazioni testuali e musicali sono indipendenti ed autonome. Anche ipotizzando (e con ragione) la maggiore arcaicità della ballata piemontese, quella lombarda va considerata non una variante estrema, ma alla stessa stregua di un remake letterario o teatrale : buona l’idea, ma bisogna rifarla per poterla piazzare.[...] A questo punto[...] possiamo ricostruire un processo ben delineato : il professionista itinerante porta « la novità » ; il semiprofessionista (che opera in ambito locale) si aggiorna adeguandosi alle « novità » diffuse dal professionista e mediandole per le sue esigenze e per il suo pubblico (ed ecco la trasformazione) ; alla fine degli epigoni locali imitano, conservano e tramandano i modelli del semiprofessionista, alterandoli a loro volta, e normalmente impoverendoli. Ed è questo lo stadio che viene registrato, nove volte su dieci, durante la ricerca sul campo11. [Acceptons comme une donnée la présence d’« opérateurs » dans le cadre de la culture populaire ; considérons les formalisations textuelles et musicales de la tradition orale non pas comme des produits naïfs et amorphes que l’on pourrait modifier par des variantes innombrables, mais plutôt comme les fruits de choix bien précis au point de vue de la composition aussi bien que de l’esthétique, et assez peu modifiés par la transmission orale : nous comprendrons alors pourquoi l’on recueille aujourd’hui des pièces identiques (ou présentant des variantes négligeables) à celles qu’on trouve dans les recueils du XIXe siècle. Où sont les variantes introduites, par exemple, par les chanteurs des répertoires de ballades au cours de quatre ou cinq générations, pendant lesquelles l’industrialisation, le dépeuplement des campagnes, deux guerres mondiales, les mass-media ont produit les bouleversements que l’on sait ?

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Si j’examine le recueil de Nigra et les répertoires des chanteurs actuels de ballades, je ne vois pas de variantes substantielles. Quant aux variantes substantielles qu’on repère synchroniquement dans des régions éloignées, considérons l’exemple suivant : d’une mélodie monodique mineure et d’un texte dialectal piémontais commençant par « Sa na sun tre gentil dame ca na venhu da Liun »[Il y a trois nobles dames qui viennent de Lyon] (Cecilia de Asti) on arrive à une mélodie chorale par tierces majeures qui est tout à fait différente ainsi qu’à un texte différent en italien populaire, dont l’incipit est « Cecilia la va al castello – la cerca il capitan »[Cécilie va au château et cherche le capitaine] (Cecilia de la province de Brescia). Le chercheur a beau se casser la tête pour imaginer des variantes contiguës et continues : les deux pièces maintiennent l’histoire et le nom de la protagoniste, mais les deux formalisations textuelles et musicales sont indépendantes. On peut à juste titre supposer que la ballade piémontaise soit plus archaïque ; on doit cependant considérer la ballade lombarde non pas comme une variante extrême, mais comme analogue à un remake littéraire ou théâtral : l’idée est bonne, mais pour la placer il faut la refondre[...]. On peut alors reconstituer le procès que voici : le professionnel itinérant colporte la « nouveauté » ; le semi-professionnel (qui opère dans un milieu local) se met au courant des « nouveautés » diffusées par le professionnel et les adapte à ses propres exigences et à son public (voilà la transformation) ; enfin des épigones locaux imitent, conservent et transmettent les modèles du demi-professionnel, les modifiant à leur tour, les appauvrissant la plupart du temps. C’est le dernier stade que l’on enregistre, neuf fois sur dix, pendant la recherche sur le terrain].

9 On distinguera12, pour plus de clarté, entre : – rédactions : remaniements (remake) produits par des chanteurs professionnels et comportant des innovations dans la forme et dans l’action13 ; – versions : modifications caractéristiques et stables des rédactions, introduisant dans l’action de légères innovations, surtout par le déplacement ou la suppression de quelques strophes, mais conservant des coïncidences formelles significatives14 ; – variantes : petites modifications (dégradations mécaniques), notamment de la forme, dues à la transmission orale15.

10 Déjà Costantino Nigra d’ailleurs, dans ses Canti popolari del Piemonte, publiait comme textes, en les marquant par une lettre, les leçons (c’est-à-dire les variantes substantielles, nos rédactions), et plaçait dans l’appareil critique les variantes mineures ou tout simplement formelles (nos versions ou variantes).

11 Chaque texte représente la variante d’une version, qui appartient à son tour à une rédaction. L’histoire de la tradition folklorique ne doit pas se baser sur les variantes, mais sur les versions et les rédactions (qui sont représentées par une ou plusieurs variantes).

12 Voici un essai conduit sur un échantillon limité, donc artificiel. Examinons dix variantes de la ballade Cecilia (Nigra 3)16 :

13 (1) Castellamonte et Villa-Castelnuovo (Turin), dans le Canavese, transcrite d’après le chant de vendangeuses (avant 1888) par Costantino Nigra17 : Cecilia, bela Cecilia / na piura nóit e dì, /L’à so marì ’n pregiune, / lo völo fè mürì. N’in va dal capitani : / – Na grássia voria mi, /Voria ch’e m’ liberéisse / la vita al me marì ! – La grássia a sarà fáita, / dormì na nóit cun mi. /– J’andrù ciamè licensa, / licensa al me marì. – ’L marì dala finestra / da luns l’à vista vnì, /– Che növe portè, Cecilia, / che növe portè për mi ?

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– Le növe sun váiro bune, / për vui e gnianc për mi ; /Na nóit cu ’l capitani / devrei andè durmì : – Andè pura, Cecilia, / andè pura dormì ; /Salvè-me a mi la vita / l’onur ij pensrù mi. – N’in ven meza noiteja, / Cecilia a fa ün sospir, /A fa ün sospir dal core, / chërdia di mürì. – Coza sospirè, bela, / bela, coza j’avì ? /– Omì ! ch’i m’sun sugneja, / ch’a m’àn pendǜ ’l marì. – Dormì, dormì, la bela, / dormì, lassè dormì ; /Doman matin bunura / vedrei ël vost marì. – Na ven la matineja, / Cecilia a s’è vestì, /Si büta a la finestra, / l’à vist pendǜ ’l marì. – Scutè, sur capitani, / l’è pa lo ch’l’éi promì, /I m’éi levà l’onure, / la vita al me marì. – Piurè pa tan, la bela, / bela, spuzè-me mi. /– Mai pi mi spuzeria /’l boja dël me marì ! – [Cecilia, belle Cecilia, / elle pleure nuit et jour, / son mari est en prison, / on veut le faire mourir. Elle se présente au capitaine : / – Je vous demande une grâce, / je voudrais que vous épargniez / la vie à mon mari – La grâce sera accordée, / couchez une nuit avec moi / – J’irai demander la permission / la permission à mon mari. Son mari de la fenêtre / de loin l’a vue venir : / – Quelles nouvelles apportez-vous, Cecilia, / quelles nouvelles m’apportez-vous ? – Les nouvelles ne sont guère bonnes / ni pour vous ni pour moi : / une nuit avec le capitaine / je devrai aller coucher. – Allez-y, Cecilia, / allez coucher ; / sauvez-moi la vie ; / c’est moi qui me chargerai de l’honneur. Minuit arrive, / Cecilia soupire, / soupire du cœur, / elle croyait mourir. – Pourquoi soupirez-vous, ma belle ? / ma belle, qu’est-ce que vous avez ? / – Hélas, j’ai rêvé / qu’on a pendu mon mari. – Dormez, dormez, ma belle, / dormez, laissez dormir : / demain de bon matin / vous verrez votre mari. Le matin arrive, / Cecilia s’est habillée ; / elle va à la fenêtre, / elle a vu son mari pendu. – Écoutez, monsieur le capitaine, / ce n’est pas là ce que vous m’aviez promis : / vous avez ôté l’honneur à moi / et la vie à mon mari. – Ne pleurez pas tellement, ma belle ; / ma belle, épousez-moi / – Jamais de ma vie j’épouserai / le bourreau de mon mari].

14 (2) Castellamonte et Villa-Castelnuovo (Turin), dans le Canavese, transcrite (avant 1888) par Costantino Nigra18 : La bela, la bela / na piura nóit e dì, / L’à so marì ’n pregiune, / lo völo fè mürì. N’in va dal capitani : / – Ch’a m’ libra ’l me marì. /– Se voli che v’lo libra, / dormì na nóit cun mi. – Pöss pa, sur capitani, / tradì lo me marì. / – Andè ciamè, la bela, / licensa al vost marì. – ’L marì dala finestra / da luns l’à vista vnì, / – Che növe portè, la bela, / che növe portè për mi ? – Le növe sun váiro bune, / për vui e gnianc për mi ; / Na nóit cu ’l capitani / devrei andè durmì : – Andè pura, la bela, / andè pura dormì ; / Salvè-me a mi la vita / l’onur ij pensrù mi. – N’in ven meza noiteja, / la bela a fa ün sospir, / A fa ün sospir dal core, / chërdia di mürì. – Coza j’avì, la bela, / che j’avì fà ün sospir ? / – Omì ! ch’i m’sun sugneja, / ch’a m’àn pendǜ ’l marì.

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– Dormì, dormì, la bela, / dormì fin al matin / A j’è tre capitani / an guardia al vost marì. – Na ven la matineja, / la bela a s’è vestì, / Si büta a la finestra, / l’à vist pendǜ ’l marì. – Ch’am dia, sur capitani, / l’è pa lo ch’m’à ’mpromì. – Sumo tre capitani, / spuzè cu che volì. / – Mai pi vöi esse spuza / del boja dël me marì. – [La belle, la belle / pleure jour et nuit, / son mari est en prison, / on veut le faire mourir. Elle se présente au capitaine : / – Libérez mon mari. / – Si vous voulez que je le libère, / couchez avec moi une nuit. – Je ne peux pas, monsieur le capitaine, / tromper mon mari. / – Allez demander, ma belle, / la permission à votre mari. Son mari de la fenêtre / de loin l’a vue venir : / – Quelles nouvelles apportez-vous, ma belle, / quelles nouvelles m’apportez-vous ? – Les nouvelles ne sont guère bonnes / ni pour vous ni pour moi : / une nuit avec le capitaine / je devrai aller coucher. – Allez-y, ma belle, / allez coucher ; / sauvez-moi la vie ; / c’est moi qui me chargerai de l’honneur. Minuit arrive, / la belle soupire, / soupire du cœur, / elle croyait mourir. – Qu’est-ce que vous avez, ma belle ? / pourquoi avez-vous soupiré ? / – Hélas, j’ai rêvé / qu’on a pendu mon mari. – Dormez, dormez, ma belle, / dormez jusqu’au matin : / il y a trois capitaines qui gardent votre mari. Le matin arrive, / la belle s’est habillée ; / elle va à la fenêtre, / a vu son mari pendu. – Dites donc, monsieur le capitaine / ce n’est pas là ce que vous m’aviez promis. – Nous sommes trois capitaines : / épousez celui que vous voudrez. / – Jamais de ma vie je ne veux être l’épouse / du bourreau de mon mari].

15 (3) Sale-Castelnuovo (Torino), dans le Canavese, dictée (avant 1888) par Teresa Croce à Costantino Nigra19: S’a i sun tre sule dame / ch’a venho da ’n Piamunt, / Sćieta la pi bela / l’à so marì an parzun. N’an va dal capitane : / – Na grássia vuria mi, / Vuria ch’a m’ liberéissa / la vita al me marì. – La grássia l’è bin fáita, / fei lo che v’ dio mi, / Üna noteja sula / venì dormir cun mi. – Na ven meza noteja, / Sćieta fa ün sospir ; / – Aimè che sun sognà-me, / m’àn fáit morì ’l marì. Dormì, dormì, Sćieta, / dormì, lassè dormir ; / Duman matin a l’alba / vederi ël vost marì. – N’an ven la matineja, / Sćieta s’leva sü, / S’è fà-sse a la finestra, / l’a vist ’l marì pendǜ. – Olà, sur capitane, / vui i m’avei tradì ; / L’onur a mi m’éi lvà-me, / la vita al me marì. Ma mi l’ai tre frateli, / ün giǘdise, l’áut dotur, / E l’áut a farà ’l boja / për ampicà-ve vui. – [Il y a trois dames toutes seules / qui viennent du Piémont ; / Cecilia, la plus belle, / a son mari en prison. Elle se présente au capitaine : / – Une grâce je voudrais : / je voudrais que vous sauviez / la vie de mon mari. – La grâce est déjà accordée / si vous faites ce que je vous dis : / une seule nuit / venez coucher avec moi. Minuit arrive, / Cecilia soupire : / – Hélas, j’ai rêvé / qu’on a fait mourir mon mari. – Dormez, dormez, Cecilia, / dormez, laissez dormir ; / demain à l’aube / vous verrez votre mari.

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Le matin vient, / Cecilia se lève, / elle est allée à la fenêtre, / a vu son mari pendu. – Eh là, monsieur le capitaine, / vous m’avez trahie ; / à moi vous avez ôté l’honneur / et à mon mari la vie. Mais moi j’ai trois frères : / l’un est juge, l’autre docteur / et l’autre sera le bourreau / qui vous pendra].

16 (4) Sale-Castelnuovo (Torino), dans le Canavese, informatrice Domenica Bracco, enregistrée (avant 1888) par Costantino Nigra20 : S’a i sun tre gentil dáime / ch’a veno da Liun ; / Cecilia, la pi bela / l’à so marì an parzun. Va da sur capitani : / – Na grássia vuria ciamè, / La grássia che vuria, / me marì vuria salvè. – Si, si, sgnura Cecilia, / la grássia v’la farai mi ; / Basta una notte sola / che venì dormì cun mi. – Ch’a scuta, sur capitani, / a me marì lo vad a dì : / Se chiel sarà contento, / contenta sarai mi. – Andè cu ’l capitani, / andè püra a dormì, / Risguardè pa l’onure, / salvè la vita a mi. – Na ven meza noteja, / Cecilia fa ün sospir ; / – Aimè che sun sognà-me, / m’àn fáit morì ’l marì. – O dormì vui, Cecilia, / dormì, lassè dormir ; / Duman matin a l’alba / vederi ël vost marì. – N’an ven la matineja, / Cecilia s’leva sü, / S’è fà-sse a la finestra, / l’a vist ’l marì pendǜ. – Olà, sur capitane, / vui i m’avei tradì ; / L’onur a mi m’éi lvà-me, / la vita al me marì. – Piurè pa tan, Cecilia, / Cecilia, piurè pa pi, / E sumo tre capitani, / piè quel che volì. – [Il y a trois nobles dames / qui viennent de Lyon. / Cecilia, la plus belle / a son mari en prison. Elle se présente au capitaine : / – Une grâce je voudrais demander : / la grâce que je voudrais / je voudrais sauver mon mari. – Oui, oui, madame Cecilia, / je vais vous accorder la grâce, / pourvu qu’une seule nuit / vous veniez coucher avec moi. – Écoutez, monsieur le capitaine : / je vais le dire à mon mari ; / s’il est d’accord / je serai d’accord aussi. – Allez chez le capitaine, / allez coucher avec lui ; / ne pensez pas à l’honneur, / sauvez-moi la vie. Minuit arrive, / Cecilia soupire : / – Hélas, j’ai rêvé / qu’on a fait mourir mon mari. – Dormez, Cecilia, / dormez, laissez dormir : / demain à l’aube / vous verrez votre mari. Le matin arrive, / Cecilia se lève ; / elle va à la fenêtre, / a vu son mari pendu. – Eh là, monsieur le capitaine, / vous m’avez trahie ; / à moi vous avez ôté l’honneur / et à mon mari la vie. – Ne pleurez pas tellement, Cecilia ; / Cecilia, ne pleurez plus. / Nous sommes trois capitaines : / prenez celui que vous voudrez].

17 (5) Asti, informatrice Teresa Viarengo, enregistrée en 1964-65 par Roberto Leydi21 : s’a na sun tre gentìl dame, / ca na vèńu da Li-ùn : / la pü béla l’é Sisilia. / ca l’à ’l suo marì in perśùn. « o, buon dì, buon capitani, / o, bon dì lu dagh a vui. / e ’na grasia che mi fèisa, / m’ fèisa vèdi me marì ». « o, sì, sì, dóna Sisilia, / che ’na grasia u la fas mi. / basta sül d’una nutéa, / ca vegnì a dörmì cun mi ». « o, sì, sì, sur capitani, / a me marì i lu vagh a dì. / o s’öl sarà cuntènt chièlë, / cuntènta sarö́ mi ». so marì l’éra a la fnéstra, / da luntàn l’à vista venìr. / « che növi n’ purtévi, Sisilia ?

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/ che növi n’ purtévi a mi ? » « e per vui ’n a sun tan buńi, / tan grami a sun per mi. / ansèm a sur capitani / e mi tuca andé durmì ». « o, ’ndé püra, dóna Sisilia, / o, ’ndé püra, se vorì. / vui a m’ salveréi la vita / e l’unur a v’ lu salv mi. bütévi la vésta bianca / cuń al faudalìn d’ satìn. / vi vederàn tan béla, / / i av(r)àn pietà di mi ». a s’ na veń la meżżanòtte, / che Sisilia dà ’n suspìr. / s’ cherdiva d’éssi sugnéa / fèisu möri so marì. « o, dörmì, dörmì, Sisilia, / o, dörmì, lasé durmì. / dumàn matìn bunura / na vedrèi lu vost marì ». a s’ na vèńa la matinéa, / che Sisilia a s’ léva sü. / a s’é fasi a la finéstra, / véde so marì pendü. « o vilàn d’ün capitani, / o vilàn, vui m’éi tradì. / a m’éi levà l’onóre / e la vita a me marì ». « o, taśì, taśì, Sisilia, / o, taśi ’n po, se vui vorì. / / sima sì tre capitani, / iévi vui cul ca voì ». « mi vöi pa che la növa vada / da Li-ùn fiń a Parìś. / che mi abia a spuśà ’l bóia, / el bóia del me marì ». s’a na sun tre gentìl dame, / ca na vèńu dal mercà. / a j àn vist dóna Sisilia, / bèla e mòrta per la strà. [Il y a trois nobles dames / qui viennent de Lyon : / la plus belle est Cecilia / qui a son mari en prison. – Bonjour, mon bon capitaine, / je vous dis bonjour. / Faites-moi la grâce : / faites- moi voir mon mari. – Oui, oui, madame Cecilia, / je vais vous accorder la grâce ; / il suffit qu’une seule nuit / vous veniez coucher avec moi. – Oui, oui, monsieur le capitaine : / je vais le dire à mon mari ; / s’il est d’accord / je serai d’accord aussi. Son mari était à la fenêtre, / de loin l’a vue venir : / – Quelles nouvelles apportez- vous, Cecilia, / quelles nouvelles m’apportez-vous ? – Pour vous elles ne sont guère bonnes, / fort mauvaises pour moi : / avec monsieur le capitaine / il me faut aller coucher. – Allez-y, madame Cecilia, / allez-y, si vous voulez ; / vous me sauverez la vie ; / quant à votre honneur, c’est moi qui le sauverai. Mettez votre robe blanche / avec le tablier de satin ; / on vous verra si belle / qu’on aura pitié de moi. – Dormez, dormez, Cecilia, / dormez, laissez dormir : / demain de bon matin / vous verrez votre mari. Le matin arrive, / Cecilia se lève ; / elle va à la fenêtre, / voit son mari pendu. – Ô capitaine vilain, / vilain, vous m’avez trahie ; / à moi vous avez ôté l’honneur / et à mon mari la vie. – Taisez-vous, taisez-vous, Cecilia, / taisez-vous si vous voulez. / Nous sommes trois capitaines : / prenez celui que vous voudrez. – Je ne veux pas que la nouvelle se répande / de Lyon jusqu’à Paris / que j’aie épousé le bourreau / le bourreau de mon mari. Il y a trois nobles dames / qui viennent du marché ; / elles ont vu dame Cecilia / morte dans la rue].

18 (6) Sambuco (Cuneo), informatrice Caterina Chiardòla veuve Bruna, enregistrée en 1972 par Glauco Sanga22 : Cecìlia vèsti in biànco / cói pantalón gentìl / là poverà Cecìlia / là poverà Cecìlia Cecìlia vèsti in biànco / cói pantalón gentìl / là poverà Cecìlia / ché se ne và a dormìr à meśanòtte in pùnto / Cécilia fà un sospìr / coś’ài coś’ài Cecìlia / coś’ài coś’ài Cecìlia

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à meśanòtte in pùnto / Cécilia fà un sospìr / coś’ài coś’ài Cecìlia / ché tu non puòi dormìr mì l’ai na péna in cuòre / ché temo dì morìr / mì l’ai na péna in cuòre / ché temo dì morìr àlla mattìna all’àlba / Cécilia và in prigión / tròva il marìto mòrto / tròva il marìto mòrto àlla mattìna all’àlba / Cécilia và in prigión / tròva il marìto mòrto / cól capo pièndolón màledetto il càpitàno / pòi ancora il cólonèl / ché mi an levà la vìta / ché mi an levà la vìta màledetto il càpitàno / pòi ancora il cólonèl / ché mi an levà la vìta / l’onóre al mió marì nói non ti abiam levà la vìta / né l’onóre al tuo marì / nói siam tres càpitàni / nói siam tres càpitàni nói non ti abiam levà la vìta / né l’onóre al tuo marì / nói siam tres càpitàni / prèndi quel ché vuoi tù ìo non volio càpitàno / é nemmeno cólonèl / vòrei piutòsto la mòrte / vòrei piutòsto la mòrte ìo non volio càpitàno / é nemmeno cólonèl / vòrei piutòsto la mòrte / vìcino al mìo marì é quando che sàro mòrta / pórtami a sepelìr / pórtami a Sàn Gregóre / pórtami a Sàn Gregóre é quando che sàro mòrta / pórtami a sepelìr / pórtami a Sàn Gregóre / tré or lontàn de sì é sopra là mia tómba / vì creserà un bel fiór / sàra ’l fiore dì Cecìlia / sàra ’l fiore dì Cecìlia é sopra là mia tómba / vì creserà un bel fiór / sàra ’l fiore dì Cecìlia / cà l’e morta pèr dolór [– Cecilia, habille-toi en blanc / avec les beaux pantalons. / La pauvre Cecilia / qui s’en va coucher. Minuit sonne, / Cecilia soupire. / – Qu’as-tu, qu’as-tu, Cecilia, / que tu ne peux pas dormir ? – J’ai une peine au cœur, / j’ai peur de mourir. Le matin à l’aube / Cecilia va à la prison ; / elle trouve son mari mort /, la tête pendante. – Maudit soit le capitaine / et le colonel aussi : / à moi ils ont ôté la vie / et à mon mari l’honneur. – Nous ne t’avons pas ôté la vie / ni à ton mari l’honneur. / Nous sommes trois capitaines : / prends celui que tu voudras. – Je ne veux ni capitaine / ni colonel : / je voudrais plutôt mourir / près de mon mari. – Et quand je serai morte / va m’enterrer, / porte-moi à Saint-Grégoire, / à trois heures d’ici. Et sur ma tombe / une belle fleur va pousser : / ce sera la fleur de Cecilia / qui est morte de douleur].

19 (7) Monticelli d’Oglio (Brescia), enregistrée en 1971 par Paola Ghidoli et Italo Sordi23 : la pòverà Cecìlia / la và su dre àl castèl / la cérca il càpitàno / e la tròva il cólonèl / la cérca il càpitàno / e la tròva il cólonèl ma lǘ sior cólonèlo / ’na gràzia ’l m’à de fà / me gh’ó ’l marì ’n prigióne / ’l me l’à de lìberàr / me gh’ó ’l marì ’n prigióne / ’l me l’à de lìberàr la gràzia gliél’oi fàda / e l’àltra te là faró / bastǻ che té ta vègne / ’na nòt dormìr con mè /bastǻ che té ta vègne / ’na nòt dormìr con mè ’ndarói allà prigióne / domamdàga al mé marì / se ’l mió marì conténto / stanòtte sàroi ché / se ’l mió marì conténto / stanòtte sàroi ché va pǘr va pǘr Cecìlia / salvèm la vìta a mé / se ti léverà l’onóre / la cólpa ghè l’oi mé / se ti léverà l’onóre / la cólpa ghè l’oi mé

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e a mèźźanòtte in pùnto / Cecìlia trà ’n sospìr / si vòlta ’l cólonèlo / ma Cecìlia cóśe gh’ét / si vòlta ’l cólonèlo / Cecìlia cóśe gh’ét me gh’ó ’n affànno al cuòre / mi sènto à morìr / stanòt me sói sognàda / ch’e mórt el mé marì / stanòt me sói sognàda / l’e mórt el mé marì allà matìn bonórå / Cecìlia và al balcón / la vìde ’l suó marìto / che faśéva cómpasiù / la vìde ’l suó marìto / che faśéva cómpasiù vilàn d’un cólonèlo / stavòlte m’é tradì / m’e levà l’onóre a mè / la vìta al mè marì / m’e levà l’onóre a mè / la vìta al mè marì [La pauvre Cecilia / va au château : / elle cherche le capitaine, / elle trouve le colonel. – Mais vous, monsieur le colonel, / une grâce devez me faire : / mon mari est en prison, / vous devez le libérer. – La grâce, je la lui ai faite, / l’autre je te la ferai, / pourvu que tu viennes / coucher une nuit avec moi. – J’irai à la prison / le demander à mon mari : / si mon mari est d’accord / je serai ici cette nuit. – Vas-y, vas-y, Cecilia, / sauve-moi la vie ; / s’il t’ôte l’honneur, / ce sera ma faute. Minuit sonne, / Cecilia soupire. / Le colonel se retourne : / – Qu’est-ce que tu as, Cecilia ? – J’ai une peine au cœur, / j’ai peur de mourir. / Cette nuit j’ai rêvé / que mon mari est mort. De bon matin / Cecilia va à la fenêtre ; / elle vit son mari / qui faisait pitié. – Ô colonel vilain, / cette fois vous m’avez trahie ; / à moi vous avez ôté l’honneur / et à mon mari la vie].

20 (8) Pezzaze (Brescia), informateurs Peppino Lino e Adriano Bregoli, enregistrée en 1972 par Bruno Pianta24 : Cecìlia la n’ và ’l castèlo / la n’ cérca ’l càpitàn / la n’ cérca il càpitàno / la n’ tròva il cólonèl / la n’ cérca il càpitàno / la n’ tròva il cólonèl ma lü sior cólonèlo / una gràsia ’l m’à de fà / lasiàr sortì ’l marìto / föra de là prigiòn / lasiàr sortì ’l marìto / föra de là prigiòn si sì carà Cecìlia / tuo marìto sòrtirà / bastà venìr staséra / dormìr asiém con mè / bastà venìr staséra / dormìr asiém con mè e vàdo allà prigiòne / dimandàga ’l mìo marì/ se ’l mìo marì conténto / staséra sàro i ché/ se ’l mìo marì conténto / staséra sàro i ché va pür va pür Cecìlia / salvà la vìta a mè/ se i té töràn l’onóre / la còlpa l’àvro i mè/ se i té töràn l’onóre / la còlpa l’àvro i mè metì la vèste biànca / e ’l bigaröl törchì / davànti al cólonèlo / te gh’è de cómparì/ davànti al cólonèlo / te gh’è de cómparì a mèśanòte in pùnto / Cecìlia la n’ trà ’n sospìr/ la n’ sògna ’l suó marìto / sortìr da là prigión / la n’ sògna ’l suó marìto / sortìr da là prigión la màttinà bonóra / Cecìlia la n’ và ’l balcón/ la n’ véde ’l suó marìto / l’e ’n piàsa a pìnśolón / la n’ véde ’l suó marìto / l’e ’n piàsa a pìnśolón ma lü sior cólonèlo / l’e stà d’ün tràditór / gh’a tölt l’onóre a ìo / la vìta al mìo marì/ gh’a tölt l’onóre a ìo / la vìta al mìo marì [Cecilia va au château : / elle cherche le capitaine, / elle cherche le capitaine, / elle trouve le colonel. – Mais, monsieur le colonel, / vous devez me faire une grâce : / laisser sortir mon mari / hors de la prison. – Oui oui, ma chère Cecilia, / ton mari sortira, / pourvu que tu viennes ce soir / coucher avec moi. – Je vais à la prison / le demander à mon mari : / si mon mari est d’accord, / je serai ici ce soir. – Vas-y, vas-y, Cecilia, / sauve-moi la vie ; / s’on t’ôte l’honneur, / ce sera ma faute. – Mets ta robe blanche / et ton tablier bleu ; / devant le colonel / tu dois faire bonne impression.

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Minuit sonne, / Cecilia soupire ; / elle voit en rêve son mari / qui sort de la prison. De bon matin / Cecilia va à la fenêtre ; / elle voit son mari / pendu sur la place. – Vous, Monsieur le colonel, / vous êtes un traître ; / à moi vous avez ôté l’honneur / et à mon mari la vie].

21 (9) Poggio Moiano (Rieti), informatrice Italia Ranaldi, enregistrée avant 1974 par Roberto Leydi25 : Senti marito mio / senti che t’ò da dì/ na notte col tenente / me tocca annà dormì Vacce vacce Cecilia / vacce pure a dormì / vestitecce da sposa / sappice comparì Vacce Cecilia mia / vacce pure a dormì / vestitecce da sposa / salva la vita a me A mezzanotte in punto / Cecilia fa un sospì / seduta sopr’a letto / non pose più dormì Ch’ài fatto tu Cecilia / stanotte ’m poi dormì / domà mattina all’alba / rivedi tuo marì Alla mattina all’alba / Cecilia va al balcò / trova il marito morto / la testa a penzolò Vijacco d’un tenente / stanotte m’ài tradì / m’ài levato l’onore / la vita a mio marì Zitta zitta Cecilia / ci sono io per te / principi e cavalieri / tutti a favor di te Io non voio né principi / e nemmeno cavaiér / voio il marito morto / voleva bene a me Quanno me moro io / annateme a seppellì / a San Gregorio Papa / vicino a mio marì / a San Gregorio Papa / vicino a mio marì [– Écoute, mon mari, / écoute ce que je dois te dire : / une nuit avec le lieutenant / il me faut aller coucher. – Vas-y, vas-y, Cecilia, / va coucher ; / mets ta robe de mariée, / fais bonne impression. – Vas-y, vas-y, Cecilia, / va coucher ; / mets ta robe de mariée, / sauve-moi la vie. Minuit sonne, / Cecilia soupire ; / assise sur le lit, / elle ne pouvait plus dormir. – Qu’est-ce que tu as fait, Cecilia, / ne peux-tu dormir cette nuit ? / Demain matin à l’aube / tu reverras ton mari. Le matin à l’aube / Cecilia va à la fenêtre ; / elle trouve son mari mort /, la tête pendante. – Ô lieutenant lâche, / cette nuit tu m’as trahi : / à moi tu as ôté l’honneur / et à mon mari la vie. – Tais-toi, tais-toi, Cécile, / me voilà pour toi ; / il y a des princes et des chevaliers / tous à ton service. – Je ne veux ni princes / ni chevaliers : / je veux mon mari, qui est mort / et qui m’aimait. Quand je serai morte / allez m’enterrer / à Saint-Grégoire le Pape, / près de mon mari].

22 (10) Strongoli (Catanzaro), informateurs Michele Fazio, Vincenzo Rudi, Michele et Salvatore Benincasa, Franco et Giovanni Jurato, enregistrée en 1972 à Cologno Monzese (Milano) par Bruno Pianta et Liliana Ebalginelli26 : sup(r)a nu timparelle / c’erano tre sorelle / Cicilia è la più bella / e si ha messo a moreggiar C’era un zappatore / che si chiamava Peppino / il capitan Marino / l’ha messo int’a prigion Sentiti capitano / e capitano Marino / cacciatimi a Peppino / se no io perdo l’onor E senta Cicilia bella / Cicilia del mio cuore / per una notte sola / devi dormire con me Sentiti capitano / e capitano Marino / dimmi dov’è Peppino / ch’io vado a glielo dì / dimmi dov’è Peppino / che ci lo vado a dir Senta Peppino mio / Peppino del mio cuore / il capitano Marino / mi vol levare l’onor Senti Cicilia bella / Cicilia del mio cuore / per una notte sola / non perderai l’onor / per una notte sola / e salvi la vita a me

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Sentite capitano / e capitano Marino / priparu un bel lettino / ch’andiamo a riposar / priparu un bel lettino / con due lenzuola e quattro cuscini Verso la mezzanotte / Cicilia sospirava / Aveva ’na fiamma al cuore / pensando al suo Peppì Senta Cecilia bella / Cicilia del mio cuore / e tu mi devi dire / perché sospiri così / Peppino è carcerato / ed io sono a fianco a te E mentre che è così / è presto e nun fa giorno / e apprendo al tuo Peppino / e lo metto a ri cannò E verso la mattina / Cicilia del balcone / vediva a Peppino / ch’era a ri cannò Sentiti capitano / e capitan Marino / m’aveti levato l’onore / mi avete ucciso a Peppino E mentri che è così / goditi stu palazzu / goditi stu palazzo / cu trentasei balcon Nun voglio né palazzi / né trentasei balcone / voleva a Peppino / ch’è stato u primu amor E mentre che è così / fazzu ’na fossa funna / di milli metri funni / dentro tutti li donni / e ci li cacciu giù Così finisce il monde / così finisce il monde / io sopro la mia tomba / ci faccio una scrittura / chi passa e sa leggere e scrivere / leggia la mia sventura [Sur un coteau / il y avait trois sœurs ; / la plus belle est Cecilia / qui a commencé à faire l’amour. Il y avait un laboureur / qui s’appelait Peppino ; / le capitaine Marino / l’a mis en prison. – Écoutez, mon capitaine, / capitaine Marino : / libérez-moi Peppino, / sinon je perds mon honneur. – Écoute, belle Cecilia, / Cécile mon amour, / une seule nuit / tu dois coucher avec moi. – Écoutez, mon capitaine, / capitaine Marino : / dites-moi où est Peppino, / je vais le lui dire. – Écoute, mon Peppino, / Peppino mon amour : / le capitaine Marino / veut m’ôter l’honneur. – Écoute, belle Cecilia, / Cécile mon amour : / pour une seule nuit / tu ne vas pas perdre ton honneur / et tu vas me sauver la vie. – Écoutez, mon capitaine, / capitaine Marino : / je vais préparer un beau lit, / on va reposer, / je vais préparer un beau lit / avec deux draps et quatre coussins. Vers minuit / Cecilia soupirait : / elle avait le cœur enflammé / en pensant à son Peppino. – Écoute, belle Cecilia, / Cécile mon amour : / tu dois me dire / pourquoi tu soupires comme ça. / – Peppino est prisonnier / et je suis à ton côté. – Si c’est comme ça, / le jour n’est pas encore venu, / je prends ton Peppino / et je le mets aux canons. Et vers le matin / Cecilia de la fenêtre / voyait Peppino / qui était aux canons. – Écoutez, mon capitaine, / capitaine Marino : / vous m’avez ôté l’honneur / et avez tué Peppino. – Si c’est comme ça, / jouis à ton aise de ce palais, / jouis à ton aise de ce palais / aux trente-six fenêtres. – Je ne veux ni palais / ni trente-six fenêtres : / c’est Peppino que je voulais, / qui a été mon premier amour. Si c’est comme ça, / je vais creuser une fosse profonde, / profonde de mille mètres, / toutes les femmes dedans, / et je les enfonce en bas. Ainsi finit le monde, / ainsi finit le monde. / Sur ma tombe je mets une inscription : / si quelqu’un passe qui sache lire et écrire, / qu’il y lise mon malheur.]

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23 Quel est le rapport entre ces dix textes ? Ils sont tous différents : parfois la différence est négligeable, parfois énorme. L’histoire (ou plot) est unique ; presque aussi constant est le nom de la protagoniste (Cecilia), qui constitue le « titre » de l’histoire. Par contre le texte, la langue, la musique, voire la structure métrique comportent des différences parfois assez remarquables. • Variante 1. Langue : dialecte piémontais27. Mètre : vers épico-lyriques (le premier hémistiche est féminin, le deuxième masculin)28. Rime : unique (-i dans tout le texte). • Variante 2. Langue : dialecte piémontais. Mètre : vers épico-lyriques (le premier hémistiche est féminin, le deuxième masculin). Rime : unique (-i dans tout le texte). • Variante 3. Langue : dialecte piémontais. Mètre : vers épico-lyriques (le premier hémistiche est féminin, le deuxième masculin). Rime : strophes rimées (rimes en voyelles fermées : -i, -ü, -u). • Variante 4. Langue : dialecte piémontais. Mètre : vers épico-lyriques (le premier hémistiche est féminin, le deuxième masculin). Rime : strophes rimées (rimes -i, -ü, -u, -è). • Variante 5. Langue : dialecte piémontais. Mètre : vers épico-lyriques (le premier hémistiche est féminin, le deuxième masculin). Rime : strophes rimées (rimes -i surtout, puis -ü, -u, a, une fois u : i ). • Variante 6. Langue : italien populaire. Mètre : vers épico-lyriques (le premier hémistiche est féminin, le deuxième masculin). Rime : strophes rimées (rime -i surtout, puis -ó, et encore rimes ì : è, ì : ù). • Variante 7. Langue : mixte (italien populaire et dialecte de Brescia)29. Mètre : vers épico- lyriques (le premier hémistiche est féminin, le deuxième masculin). Rime : strophes rimées (rimes -i, -e , -a, et encore ì : é, ó : è, ó : ù). • Variante 8. Langue : mixte (italien populaire et dialecte de Brescia). Mètre : vers épico- lyriques (le premier hémistiche est féminin, le deuxième masculin). Rime : strophes rimées (rimes -i,– è, -ó , et encore plusieurs rimes i : é, i : ó, a : è, a : ò). • Variante 9. Langue : mixte (italien populaire et dialecte du Latium). Mètre : vers épico- lyriques (le premier hémistiche est féminin, le deuxième masculin). Rime : strophes rimées (rimes -i, -ò, -é,et une rime i : é). • Variante 10. Langue : italien populaire de la Calabre. Mètre : chansonnette de chanteur, en quatrains de septénaires, les trois premiers féminins, le dernier masculin30. Rime : fort irrégulière, en principe ABBc.

24 D’après la théorie courante des variantes et l’hypothèse « linguistique » de Bogatyrëv et Jakobson, on devrait, à partir de la Cecilia du Canavese (en dialecte piémontais et en vers épico-lyriques), arriver à la Cecilia de Strongoli (en italien régional de la Calabre et en quatrains de chanteur) à travers des micro-variantes intermédiaires. On n’a jamais trouvé ces variantes hypothétiques, qui sont techniquement impossibles, car la structure métrique ne se modifie d’ailleurs pas par degrés, mais par simple substitution31.

25 On peut distinguer cinq rédactions : A, B, C, D, E.

26 Rédaction A, ou « rédaction piémontaise ». Sa langue est le dialecte piémontais, son mètre le vers épico-lyrique, avec des strophes rimées, le plus souvent en -i. On en connaît trois versions, deux du Canavese et une de Asti.

• Version a1. La première version du Canavese comporte deux variantes (1 et 2). Elle est monorime en -i ; au début de la narration la protagoniste « pleure nuit et jour ».

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• Version a2. La deuxième version du Canavese comporte deux variantes (3 et 4). La narration débute par « Il y a trois nobles dames qui viennent de… » ; il manque l’épisode du « mari à la fenêtre qui la voit venir de loin » et celui du dialogue « quelles nouvelles apportez-vous ?… ».

• Version a3, de Asti. Une de ses variantes (5) est proche de la version a2, comportant le même exorde, mais elle est plus complète et articulée ; nous y trouvons aussi l’épisode du « mari à

la fenêtre » (version a1) ; la protagoniste meurt. 27 Rédaction B. On en connaît une seule variante (6), enregistrée à Sambuco, en Valle Stura di Demonte (Cuneo). Elle représente une sorte d’hapax pour le domaine piémontais ; en effet, l’informatrice se souvient l’avoir apprise d’un étranger. Composée en italien, elle présente des correspondances avec la tradition de l’Italie centrale : elle coïncide, par exemple, avec la rédaction D (du Latium) dans la strophe « quand je serai morte fais- moi enterrer à Saint-Grégoire ». Le début manque ; à la fin, on trouve le motif bien connu de la « fleur du tombeau »32.

28 Rédaction C, de la province de Brescia. Sa langue est un mélange d’italien et de dialecte de Brescia. La narration débute par « Cecilia va au château, elle cherche le capitaine et trouve le colonel » ; par rapport à la rédaction A piémontaise, on remarque une réduction des épisodes, avec le topos final « à moi vous avez ôté l’honneur / et à mon mari la vie ». On en connaît deux variantes (7 et 8), assez semblables ; la seconde compte en plus un épisode (« met ta robe blanche… » ), qui a pu disparaître dans la première par la dérive de la tradition orale.

29 Rédaction D, du Latium. Une seule variante (9), dans un mélange d’italien populaire et de dialecte du Latium. Le début manque ; à la fin de la chanson la protagoniste demande d’être enterrée à Saint-Grégoire.

30 Rédaction E, de la Calabre. La variante (10) est en italien populaire de la Calabre. Au lieu du vers épico-lyrique, on trouve la strophe de chanteur (chansonnette). Le récit a été largement remanié ; les noms ont changé : outre Cecilia, on a Peppino (non plus mari, mais fiancé) et le capitaine Marino. On a là une réélaboration radicale.

31 On peut dessiner une forme, plutôt qu’une histoire, de la tradition, en tenant compte des rapports entre les rédactions, les versions et les variantes. Reprenant notre exemple, on obtiendra ce qui suit :

32 Si l’on transportait sur une carte géographique la forme de la tradition folklorique, on obtiendrait un ensemble d’aires discontinues, correspondant à l’activité des auteurs des rédactions. Ces rédactions se différencient dans le temps et dans l’espace, à peu près comme dans la théorie des ondes d’Hugo Schuchardt : le chanteur jette la pierre – c’est- à-dire chante sur les places sa rédaction – qui se répand de bouche en bouche donnant lieu à des variantes personnelles ; celles-ci peuvent être reprises et adaptées jusqu’à former des versions stables, qui se répandent à leur tour sous la forme de variantes personnelles.

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2. Production et marché

33 La question de la création collective est ramenée à ses termes essentiels par Bruno Pianta qui l’envisage au point vue de la production et du marché : La ricerca sul campo, l’analisi dei testi folklorici, e l’apporto degli studi storici, inducono a configurare il « creatore » di folklore, e la « collettività » che questo folklore conserva e trasforma come qualcosa di molto simile a due poli di un vero e proprio mercato culturale. Questo significa che il cosiddetto « creatore » di folklore è o un professionista a tempo pieno (un cantastorie, per esempio), o un semiprofessionista, con secondo mestiere (un addetto all’agricoltura che suona musica da ballo nelle feste), o un leader culturale (il cantore da osteria, il narratore di fiabe, l’autore di canti satirici) che a differenza dei primi due non concepisce il suo operato in termini professionali, cioè di benefici economici, ma in termini di prestigio morale e sociale.

Questo significa che i suddetti « creatori » (meglio forse chiamarli operatori) tengono conto della domanda culturale espressa dalla collettività, e la soddisfano usando criteri analoghi a quelli degli operatori attuali di mass-media, o degli « artisti » del mondo aristocratico e borghese. I « creatori », operino essi all’interno dei modi di produzione culturale egemoni, e privilegino pertanto la comunicazione scritta o audiovisuale di massa, ovvero operino all’interno e organicamente alle classi subalterne, e privilegino quindi la comunicazione orale, agiscono in una logica di domanda /offerta, che a volte coincide addirittura con una precisa situazione di mercato. E, tanto per fare un esempio, l’operatore dovrà « vendere » il proprio prodotto – canto, favola, musica – tenendo conto sia della necessità dell’inusitato (dunque la novità) sia del rassicurante (dunque il già noto, il già acquisito) : e anche qui non ci discostiamo dalla logica del normale mercato culturale.[...] Cosi il « creatore », come qualsiasi operatore culturale, dovrà trovare un equilibrio non sempre facile tra il nuovo che corre il rischio di essere incomprensibile, e il già noto che corre il rischio di essere scontato. Più l’operatore si esplica sul piano professionale, dunque sociale e pubblico (un cantastorie), e maggiore è per lui la necessità del rinnovare ; più l’operatore si esplica sul piano del privato, dunque familiare (la nonna che insegna la filastrocca al bambino) maggiore è la necessità del rassicurare, attraverso il già acquisito. (La rassicurazione attraverso il già acquisito diventa poi naturalmente il fatto portante, come insegna De Martino, in tutti i testi di carattere rituale ; i testi collegati a riti stagionali, scongiuri, preghiere, ecc.)33. [Grâce à la recherche sur le terrain, à l’analyse des textes folkloriques et aux études historiques, nous pouvons nous représenter le « créateur » de folklore et la « collectivité » qui conserve et transforme le folklore à peu près comme les deux pôles d’un marché culturel. Par conséquent, ce qu’on appelle le « créateur » de folklore est, ou bien un professionnel à temps plein (par exemple un chanteur), ou bien un demi- professionnel (un paysan qui joue de la musique de danse), ou un leader culturel (le chanteur de bistrot, le narrateur de contes, l’auteur de chansons satiriques) qui – à la différences des deux autres – n’aspire pas à des avantages économiques, mais à un prestige moral et social. Les « créateurs » (ou, mieux encore, les opérateurs) se basent sur la demande culturelle qui provient de la collectivité ; ils la satisfont suivant des critères analogues à ceux des opérateurs des mass-media d’aujourd’hui, ou des « artistes » du monde aristocratique et bourgeois. Les « créateurs » opèrent tantôt selon les modes de production culturelle qui sont dominants, utilisant de préférence la communication écrite ou audio-visuelle de masse ; tantôt à l’intérieur des classes inférieures, préférant la communication

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orale. En tout cas ils suivent la logique de l’offre et de la demande, qui coïncide parfois avec une situation déterminée du marché. Par exemple, l’opérateur devra « vendre » son produit – chanson, conte, musique – en tenant compte de la nécessité soit de l’inusité (donc de la nouveauté) soit du rassurant (donc ce qui est déjà connu et déjà acquis). Ici non plus, on n’est pas loin de la logique du marché culturel.[…] Le « créateur », ainsi que tout opérateur culturel, devra donc s’efforcer de trouver un équilibre entre le nouveau, qui risque de n’être pas compris, et le déjà connu, qui risque d’être trop prévisible. Plus l’opérateur agit au niveau professionnel, donc social et publique (un chanteur), plus il doit chercher la nouveauté ; plus il agit dans le domaine privé (la grand-mère apprenant la comptine à l’enfant), plus il doit rassurer par ce qui est habituel. (Rassurer par ce qui est habituel devient le facteur essentiel, comme nous l’avons appris d’Ernesto de Martino, dans tous les textes rituels, les textes liés à des rites saisonniers, les exorcismes, les prières etc.)].

34 Ailleurs, Pianta indique exactement quels sont les protagonistes de la tradition orale et le rôle qu’ils jouent par rapport à la production et à la transmission des textes folkloriques : La circolazione del materiale orale e musicale nel mondo popolare è garantita da una serie di « operatori » ben precisati e ben individuabili. Tali operatori si configurano come : 1) professionisti, che ricavano per intero il loro introito dalle performances pubbliche (cantastorie e cantori mendichi ; burattinai e marionettisti, nonché teatranti e gente da circo ; in passato declamatori di poemi cavallereschi, ecc. ; in genere tutti legati a momenti di esibizione pubblica, di strada o di piazza) ; 2) semiprofessionisti, che integrano il loro introito (a volte anche in termini di puri e semplici benefici materiali, quali vitto e alloggio) con una seconda attività saltuaria (musicisti da ballo e da matrimonio ; musicisti da festa calendariale ; cantori di serenate ; ambulanti narratori di favole nelle veglie ; « lettori » di stalla, ecc.) ; 3) leaders culturali, che non ricavano introito, né diretto né indiretto, ma utilizzano le loro attitudini esecutive per imporre una leadership moralmente gratificante sulla comunità (cantori da osteria ; intrattenitori e fabulatori ; stornellatori e improvvisatori di vario genere ; ballerini ; attori di rituali calendariali ecc.) ; 4) esecutori familiari, che esplicano il loro repertorio (canoro, favolistico, drammatico, ludico, pedagogico) principalmente all’interno della famiglia, al massimo entro una ristrettissima cerchia amicale, vuoi a beneficio delle giovani generazioni – genitori a figli, nonni a nipoti – vuoi con scambi orizzontali rispetto all’età : narrazione di barzellette fra adulti, recitazione di filastrocche e conte, nonché apprendimento di regole ludiche fra bambini, ecc.). Se consideriamo la parole rispetto a queste quattro categorie di operatori, noi la vedremo perdere progressivamente di rilevanza nei passaggi dalla prima alla quarta, mentre al contrario crescerà il peso della langue : tanto più l’operatore ha infatti necessità di imporre una produzione nuova alla collettività, in competizione con una concorrenza, egli è di fatto e si propone innovatore ; tanto più l’operatore deve invece rassicurare la collettività cui si rivolge (magari sulla base di meccanismi rituali che devono essere immediatamente riconoscibili, quali la drammatizzazione calendariale o il gioco infantile) : egli è e si propone garante della continuità culturale. Nel primo caso prevale la parole, nel secondo la langue34. [La circulation du matériel oral et musical dans le monde populaire est assurée par une série d’« opérateurs » que l’on reconnaît assez bien. On peut distinguer parmi eux : 1) les professionnels, qui tirent leurs recettes des performances publiques (les chanteurs, y compris les chanteurs mendiants ; les montreurs de marionnettes, les cabotins, les gens de cirque ; jadis les déclamateurs de poèmes chevaleresques, etc. ; en général, tous s’exhibent en public, dans les rues ou sur les places) ; 2) les semi-professionnels, qui augmentent leurs recettes (parfois sous la forme de

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simples avantages matériels, tels la nourriture et le logement) par une seconde activité irrégulière (musiciens de danse et de mariage ; musiciens pour les fêtes de l’année ; chanteurs de sérénades ; colporteurs qui narrent les fables pendant les veillées ; « lecteurs » dans les étables, etc.) ; 3) les leaders culturels, qui ne tirent aucune recette directe ou indirecte, mais qui, grâce à leurs aptitudes d’exécutants, imposent un leadership gratifiant à la communauté (chanteurs de bistrot, amuseurs, conteurs ; chanteurs de ritournelles, improvisateurs de toute espèce ; danseurs ; acteurs de rituels fixés par le calendrier, etc.) ; 4) les exécutants familiers, qui exploitent leur répertoire (de chants, de fables, de drames, de jeux, d’enseignements) surtout à l’intérieur de leur famille, ou tout au plus d’un cercle d’amis très restreint, ou pour les jeunes – les (grand)-parents pour les (petits) enfants – ou pour les gens du même âge : narration d’histoires drôles entre les gens âgés ; diction de comptines, ou enseignement de règles de jeux entre les enfants, etc.). En passant de la première à la quatrième catégorie d’opérateurs, la parole perd graduellement d’importance ; au contraire, c’est la langue qui augmente son poids. Dans la mesure où l’opérateur a besoin d’imposer à la communauté un produit nouveau, qui entrerait en compétition avec des concurrents, il se propose comme innovateur ; dans la mesure où il doit rassurer la communauté (par exemple à travers des mécanismes rituels reconnaissables, tels la dramatisation des fêtes ou les jeux d’enfants) : il se propose comme garant de la continuité culturelle. Dans le premier cas c’est la parole qui prévaut, dans le second la langue].

35 Ces quatre catégories jouent un rôle différent dans la question cruciale de la « création », ou plutôt de la « production » des textes folkloriques.

36 Reprenons notre distinction entre rédactions, versions et variantes. En général, on peut attribuer les variantes – qui sont des petites modifications (des dégradations mécaniques), et notamment des modifications de la forme – aux exécutants familiers, qui répètent ce qu’ils ont appris, en introduisant ces variations inconscientes que nous considérons comme le trait distinctif de la tradition orale35.

37 C’est surtout dans le choix du répertoire que l’exécuteur familier joue son rôle créateur. Parmi les textes connus, il choisit ceux qui correspondent le mieux à son vécu : telle berceuse qui parle de difficultés économiques ; telle autre qui plaint la condition de l’épouse ; tel conte de fées qui met en valeur les difficultés que l’on a dû surmonter36, et ainsi de suite.

38 Les versions – à savoir les modifications significatives et stables des rédactions, introduisant de légères innovations dans l’histoire, surtout par le déplacement ou la suppression de strophes, mais gardant des coïncidences formelles importantes – sont dues non seulement aux chanteurs, qui peuvent « spécialiser » les rédactions selon la région et le public, mais également à des chanteurs locaux semi-professionnels ou à des leaders culturels37.

39 Dans une mesure dépendant de leur personnalité, les semi-professionnels et les leaders culturels peuvent jouer, d’une manière délibérée et consciente, un rôle innovateur modifiant, adaptant ou « personnalisant », ou encore « localisant » des textes qu’ils ont appris des professionnels. Ils pourront par exemple adapter à la situation locale le texte des chansons lyriques-monostrophiques (strambotti, stornelli) qu’ils ont apprises des chanteurs ; ou bien produire eux-mêmes des textes, notamment dans les genres appartenant à un milieu local (par exemple les chansons satiriques) ou privé (les berceuses).

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40 Ce sont enfin les professionnels qui produisent les rédactions, à savoir les remaniements (remake) comportant des innovations dans la forme et dans l’histoire. Les ballades (chansons narratives) qu’on a recueillies de la tradition orale sont plus courtes, et partiellement différentes (pour l’histoire, la langue, le mètre) de celles que nous conservent les feuilles volantes38. Il ne s’agit pas là d’accidents de la tradition orale, mais d’une technique des chanteurs : non seulement ils personnalisaient le texte par rapport à la feuille volante, mais au début de l’exécution ils en donnaient une synthèse (souvent admirable). C’est justement ce texte, appris de la voix du chanteur, qui est entré dans la tradition orale, et non pas le texte de la feuille volante.

41 Quant aux contes de fées, n’oublions pas que les chanteurs professionnels – qui étaient pour la plupart des mendiants et des vagabonds, comme le montrent les formules finales des contes39 – pouvaient en allonger ou en abréger le texte au gré des circonstances. D’habitude on les récompensait par la nourriture et le logement, et donc ils faisaient durer le conte autant que leurs nécessités le demandaient.

42 Enza Sina, qui a effectué une excellente recherche sur les narrateurs populaires frioulans à Enemonzo et Preone, fait une distinction tra i narratori che un tempo frequentavano le veglie serali e quelli che, ancor oggi, tramandano la narrativa orale in ambito familiare. I primi, generalmente maschi, erano riconosciuti dalla popolazione per le loro singolari doti narrative, possedevano repertori adattabili al pubblico eterogeneo delle veglie e talvolta vivevano di quanto ricevevano in cambio dei loro racconti. La tradizione familiare – un tempo molto ricca ed oggi la sola documentabile – è invece prevalentemente femminile e il repertorio il più delle volte adattato a un pubblico infantile40. [entre les narrateurs qui fréquentaient jadis les veillées du soir et ceux qui, aujourd’hui encore, transmettent les récits oraux à l’intérieur de leur famille. Les premiers – des hommes pour la plupart – jouissaient de la faveur du peuple grâce à leurs capacités narratives ; ils comptaient sur des répertoires qu’ils pouvaient adapter au public varié des veillées ; parfois ils vivaient de ce qu’ils obtenaient comme récompense de leurs contes. En revanche, la tradition familiale – qui était jadis très riche et qui est aujourd’hui la seule qu’on puisse documenter – appartient en général aux femmes ; son répertoire est adapté le plus souvent à un public d’enfants]. Dans une note, elle ajoute, à propos des narrateurs professionnels et semi- professionnels : Alcuni narratori risiedevano in paese ed avevano una occupazione regolare ; altri invece vivevano di elemosina, spostandosi da un paese all’altro e ricevendo, in cambio dei loro racconti, vitto e alloggio per qualche giorno. Questi ultimi erano frequenti anche ad Enemonzo e Preone fino agli anni cinquanta circa41. [Certains narrateurs habitaient dans le village et avaient un travail régulier ; d’autres vivaient d’aumônes, passant d’un village à l’autre et obtenant, comme récompense de leurs contes, la nourriture et le logement pour quelques jours. Ces derniers étaient nombreux à Enemonzo et Preone à peu près jusqu’aux années 1950].

43 La production des textes folkloriques est l’affaire des professionnels42 : c’est là un travail qui permet de vivre, autant que l’est pour un artisan la production d’objets. Mais, alors que l’artisan produira toujours les mêmes types de vase ou de pioche demandés par le marché, les producteurs de littérature populaire doivent être capables de varier : ils doivent stimuler le marché par l’offre constante de textes nouveaux. Dans le marché culturel on achète le texte nouveau (la nouvelle chanson, le nouveau livre), non pas celui qu’on possède ou qu’on connaît déjà. Il s’agit de vendre tantôt du matériel écrit (feuille volante, image, petit livre), tantôt du matériel oral, au cas où l’on

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rétribuerait par une offrande un numéro, tel le spectacle du cabotin, la chanson du colporteur, le récit du conteur.

3. Les marginaux

44 Les professionnels de la littérature populaire sont des marginaux ; ils appartiennent au monde de la « place », des vagabonds, des mendiants, des malfaiteurs, des colporteurs, des gens de foires, s’adonnant à la quête, au vol, à l’escroquerie, aux commerces, aux services, aux spectacles. Établis dans les bas-fonds des villes européennes, ils se déplacent constamment à travers les routes43.

45 Au point de vue économique, les marginaux sont étrangers aux activités productives ; au point de vue sociologique, ils sont des vagabonds ; au point de vue culturel, ils se caractérisent par l’usage du jargon. Ils ne « travaillent » pas, c’est-à-dire ils ne pratiquent pas d’activité productive qui soit reconnue par la société, mais des activités à caractère parasitaire (mendicité) ou illicites (vol, escroquerie), ou bien ils s’adonnent à une sorte de secteur tertiaire « superflu » qui côtoie l’escroquerie et la mendicité : spectacles (chanteurs, gens de foire), petits commerces (charlatans, camelots) ou services (chaudronniers, rémouleurs, réparateurs de parapluies, ramoneurs). Sans domicile fixe à l’intérieur d’un territoire que l’on puisse définir comme terrain d’exploitation, ils sont des nomades (ils ont une résidence mobile, tels les vagabonds ou les gens de foire) ou itinérants (tels les colporteurs, qui reviennent périodiquement à leur domicile). Il se donnent les noms de furbi (« malins », c’est-à-dire intelligents), dritti (« droits », c’est-à-dire justes), leggera (« les hommes de la legge », de la loi), bianti, calcanti (« ceux qui vont par la route »), scarpinanti (« ceux qui vont à pied »), camminanti (« ceux qui marchent »), par opposition aux fermi (« fixes », sédentaires).

46 Le jargon est une langue particulière, parasitaire : il se sert de la phonétique et de la grammaire de la langue-hôte (que ce soit une langue nationale ou un dialecte local) et d’un lexique particulier, qui est plus ou moins commun à tous les jargons européens44.

47 La culture des marginaux est idéologique ; elle exprime une identité forte, qui se fonde sur une altérité radicale par rapport à la société des producteurs, qui est méprisée et parasitée (les paysans, les gagi, un terme tzigane qui signifie « les autres, les non- tziganes », qui sont tous des pigeons à plumer), et sur le renversement des valeurs : il travaillent les jours fériés (le dimanche, à l’occasion des fêtes et des foires) et se reposent le lundi et les autres jours ouvrables ; ils aiment le gaspillage, la dissipation, l’ostentation. Ce sont eux qui ont produit et répandu les thèmes mythiques du Monde à l’envers et du Pays de Cocagne (Cuccagna, mot de jargon, tiré de cuccare « prendre, gagner »). Parfois misérables, ils expriment toutefois un sentiment de supériorité assez fort ; ils reconnaissent les valeurs de l’intelligence, de la ruse, de l’amour pour le risque et pour la nouveauté, qui procure le gain (la nouvelle chanson vendue par le chanteur ; le nouveau remède débité dans les foires).

48 Les chanteurs produisent et diffusent des chansons ; les vagabonds produisent et diffusent des contes de fées ; les gens de foire (montreurs de marionnettes ou d’autres choses, acteurs ambulants, meneurs de manèges, etc.), produisent et diffusent des spectacles.

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49 Dès le Moyen Âge, on a des attestations sur le rapport entre les chanteurs et le jargon. Benvenuto da Imola, commentant le passage de la Commedia de Dante (Paradiso XXVI 132) concernant la différence entre les langues, remarque : Secondo che v’abbella ; idest secundum quod placet vobis, sicut quod vocetis panem panem vinum vinum, et ita de aliis ; unde videmus de facto quod orbi in partibus Italiae fecerunt inter se novum idioma, quo intelligunt se invicem, quod calmonem appellant45. [Secondo che v’abbella ; c’est-à-dire, selon ce que vous préférez, appelant par exemple pain le pain et vin le vin, et ainsi de suite ; ainsi, nous voyons que dans plusieurs régions d’Italie les[chanteurs] aveugles se sont fabriqué un nouveau langage pour se comprendre entre eux, qu’ils appellent calmone]. Le calmone est en effet un des noms du jargon.

50 Pour les marginaux, l’écriture est très importante, tout en n’étant qu’un moyen. Par une expression efficace, Bruno Pianta écrit que les marginaux vendent les paroles46, et doivent donc connaître, déchiffrer, manier l’écriture. Ils sont liés à l’écriture par la logique du marché: • a) les chanteurs composaient les chansons et vendaient les feuilles volantes imprimées, qui sont connues dès l’origine de l’imprimerie ; • b) les colporteurs vendaient de petits livres populaires, des gravures, des calendriers ; • c) les vagabonds, les mendiants, les conteurs ambulants lisaient les livres pendant les veillées dans les étables et racontaient des nouvelles et des contes de fées, qu’ils puisaient souvent de livres imprimés ; • d) les camelots débitaient des amulettes, des privilèges et des bulles (faux, il va sans dire)47.

51 L’écriture est un instrument de travail et une marchandise pour les marginaux, qui agissent comme intermédiaires entre la culture orale et la culture écrite (ils apportent la littérature écrite aux paysans analphabètes), entre la culture dominante et la culture populaire (ils portent la culture officielle parmi le bas peuple et dans les campagnes)48.

52 Les chansons et les contes étaient conservés par les paysans, mais produits par les marginaux, qui vivaient de ce métier : les chanteurs vendaient les feuilles volantes des chansons, les vagabonds gagnaient leur vivre et leur couvert dans les étables narrant leurs contes pendant les veillées, comme le montrent les formules finales des contes49, qui sont, plus ou moins explicitement, des quêtes. Par exemple : Conte toscan : A tutti i poeri della città, diedono pane, vino e carne : e se ne stettero e a me nulla mi dettero. [À tous les pauvres de la ville, on donna du pain, du vin et de la viande ; et ce fut tout et à moi on ne m’a rien donné]. Conte sicilien : Iddi arristaru filici e cuntenti Ma a nui ’un ni desinu nenti. [Ils en furent tous heureux, mais à nous ils ne donnèrent rien].

53 La formule finale d’un autre conte toscan est encore plus intéressante : il y a une demande non seulement de nourriture (exprimée par une image de monde à l’envers) mais aussi de chaussures, qui sont essentielles pour un vagabond : Se ne stettero e se ne godettero E a me nulla mi dettero

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Mi dettero un panierino di vino Un fiaschettino di pane Un paio di scarpette rosse Andetti a casa e eran tutte rotte. [Ils restèrent là à s’amuser et à moi ils ne donnèrent rien. Ils me donnèrent un panier de vin, une bouteille de pain, une paire de chaussures rouges : je m’en allai chez moi, elles étaient toutes percées].

54 La plus connue parmi les formules finales des contes italiens renvoie vraisemblablement au milieu des vagabonds et à leur jargon : Stretta è la foglia e larga la via ; dite la vostra che ho detto la mia. [Étroite est la feuille, large le chemin ; dites votre conte, moi j’ai dit le mien].

55 Dans le jargon foglia signifie « bourse, poche, argent » 50 ; donc la formule signifierait : « L’argent est insuffisant, le chemin est long, j’ai fini et je me remets en route »51.

56 Cette hypothèse est confirmée par un souhait des tziganes – qui forment une sorte d’aristocratie des marginaux – enregistré en Brianza (la région entre Milan et le lac de Côme) chez une familia de Rom macédoniens52 : čo riurìto tena astarèrtu, kas riurìs te astakàs, lovèntsa, boriàntsa, šamutrèntsa, sunakàza, sastimàzia, bagtàza le dròma, bàre le kìza. [celui qui te poursuit ne te prend pas, ceux que nous poursuivons nous les prenons, avec de l’argent, avec des belles-filles, avec des beaux-frères, avec de l’or, avec de la chance, petits les chemins, grands les tabliers]

57 Le souhait renverse les termes : que le chemin soit court, que les tabliers (les poches) soient grands, pleins.

58 La tradition narrative dont il est question est répandue non seulement en Europe, mais également dans la Méditerranée : au début du XXe siècle, par exemple, la Doctoresse Françoise Légey a recueilli les Contes et Légendes Populaires du Maroc de narrateurs comme Lalla Ourqiya, une vieille » noble », c’est-à-dire descendante de la famille de Mahomet, pauvre et célibataire, qui était logée dans un couvent, tout en étant libre de circuler dans les harems des notables et de raconter ses histoires aussi bien dans l’appartement des favorites que dans les cuisines, obtenant en échange l’hospitalité53.

59 Les formules finales des contes marocains nous ramènent également à la quête de la nourriture : « Il est sorti un panier de pommes du paradis, que chacun m’en donne une » ; tandis qu’une formule initiale est liée au monde à l’envers, qui est le grand mythe des vagabonds : « À l’époque où les aveugles cousaient et où les paralytiques sautaient par-dessus les murailles ».

60 Au Maroc on connaît aussi l’activité des conteurs, qui étaient l’équivalent narratif des chanteurs. Ils s’exhibaient sur les places attirant l’attention du public et faisant la quête « alla fine di una esecuzione sceneggiata, condita di canti e mimica, di appelli e

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invettive, che miravano a coinvolgere l’uditorio »54 [à la fin d’une exhibition dramatisée, embellie par le chant et la mimique, par des appels et des invectives, qui visaient à obtenir la participation du public].

4. Une esthétique baroque

61 Modelée et mise à jour plusieurs fois, depuis deux mille ans au moins, par les contacts avec les cultures dominantes, la culture populaire italienne a fait des emprunts à des esthétiques diverses, qui en ont progressivement déterminé la forme55. Elle doit évidemment beaucoup au goût romantique, mais c’est l’esthétique baroque qui semble modeler, d’une manière plus subtile et profonde, son art plastique et ses spectacles.

62 Au XVIIe siècle les missions des Jésuites se consacrèrent à la réévangelisation de « las Indias de por acá » (les Indes de ici-bas, à savoir l’Italie du Sud), avec des moyens de propagande spectaculaires et scénographiques, avec des processions calquées sur le modèle carnavalesque, avec des formes de théâtre religieux imitant les fêtes populaires : c’est de là que vient cette forme baroque de la culture populaire que l’on rencontre encore de nos jours.

63 L’esthétique baroque est particulièrement marquée dans les contes : du point de vue formel, le prototype est dans le Pentamerone (Lo cunto de li cunti) de Giambattista Basile. Ils comportent une matière médiévale (ou pseudo-médiévale) exprimée par des formes baroques. On retrouve les mêmes caractères dans les chansons populaires, et précisément dans les ballades (balladry). Examinons la ballade Prinsi Raimund (Gli anelli, Nigra 6), dont nous donnons ici la variante de Asti, chantée par Teresa Viarengo et enregistrée en 1964 par Roberto Leydi56 : Prinsi Raimund / a s’völ maridé / dama gentila / se chièl völ spuśé / l’é pa ’ncur ’n an / ca l’é maridé / o che la guèra / ai tuca già ’ndé Fait a sté cà / so fratelin / perché i guernèisa / ’l so bel fìulin / fait a sté cà / so fratelìn / perché i guernèisa / ’l so bel fìulin O se vi dico / dama gentil / vurèisi fémi / l’amur a mi / o no no no / o prinsi ’d Liùn / mi i fas pa’s tort / a mio marì Prinsi ’d Liùn / va da l’anduradur / per fesi fé / dui anelun / dui anelun / e due anelin / cumpagn ad cui / ’d la Mariunsin Prinsi Raimund / l’à vist a venir / o che nuveli / ’m purtevi a mi / bunhi per mi / e grami per vui / la vostra dama / l’à fami l’amur La mia dama / l’é dama d’unur / l’avrà pà favi / l’amur a vui / la mia dama / l’é dama d’unur / l’avrà pà favi / l’amur a vui O ma sel basta / nèn ad mi / guardé-i si / i vost dui anelin / dui anelin / e dui anelun / cumpagn ad cui / ’d la Mariunsun Prinsi Raimund / munta a caval / sensa la séla / ai mancava i stivai / e tantu fort / cum lu faśìa ’ndé / i peri d’la vila / i faśìa tremé La sua mama / ca l’era al balcùn / l’à vist el prinsi / cl’auniva a Liùn / o se vi dico / dama gentil / andéi ’ncuntr’ / a vostro marì Ma cuś i avröni / da preśenté / – o preśentéi / ’l so fiulin bél / / ma cuś i avröni / da preśenté / o preśentéi / ’l so fiulin bél A l’à piàlu / per man e per pé / giǘ dai scalé / a l’à falu vulé / o pian pian pian / o sur cavaier / perché’m masévi / ’l me fiulin bél O tas o tas / o dama gentil / che altretant / na faröni ad ti / o tas o tas / o dama gentil / che altretant / na faröni ad ti A l’à grupà / la dama gentil / tacà la cùa / del caval griśùn / e tantu fort / cum lu faśìa ’ndé / le pere ’d la vila / i faśìa tremé O ma da già / ca i ö da murì / piévi la ciav / del vost cufanin / o ma da già / ca i ö da

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murì / piévi la ciav / del vost cufanin A l’é ’ndürbìnd / cul bel cufanin / finha le gioie / i faśìu din din / sa l’é ’ndürbìnd / cul bel cufanin / finha le gioie / i faśìu din din O se vi dico / dama gentil / pudevi ’ncura / rinvenir / o no no no / o sur cavaièr / vui iéi masami / ’l me fiulin bél Campémi giǘ / la mia spà / e cula là / dal pügn andurà / quand a l’à avǘ / la sua spà / o se ’ntel cör / a s’lelu piantà Per üna lengua / chi ö scutà mi / a l’é in tre / nui biśogna murì / per üna lengua / chi ö scutà mi / e nui in tre / biśogna murì [Le prince Raymond / veut se marier, / une noble dame / il veut épouser ; / un an n’est pas encore passé / depuis qu’il s’est marié / et à la guerre / il doit aller. Il laisse à la maison / son frère cadet / pour qu’il prenne soin / de son bel enfant ; / il laisse à la maison / son frère cadet / pour qu’il prenne soin / de son bel enfant. – Je vous dis, / noble dame : / voulez-vous faire / l’amour avec moi ? / – Non non non, / prince de Lyon : / je ne veux pas faire tort / à mon mari. Le prince de Lyon / va chez l’orfèvre / pour qu’il lui fasse / deux anneaux, / deux deux anneaux, / deux deux anneaux / pareilles à ceux de Marion. Le prince Raymond / l’a vu venir. / – Quelles nouvelles / m’apportez-vous ? / – Bonnes pour moi, / mauvaises pour vous : / votre femme / a fait l’amour avec moi. – Ma femme / est une dame honorable : / elle n’a assurément pas fait / l’amour avec vous. / Ma femme / est une dame honorable : / elle n’a assurément pas fait / l’amour avec vous. – Si ma parole / ne suffit pas, / regardez ici / vos deux anneaux : / deux anneaux / et deux anneaux / pareils à ceux / de Marion. Le prince Raymond / monte à cheval / sans selle, / sans bottes, / et si vite / il le faisait aller / que les pierres de la ville / il faisait trembler. Sa mère / qui était à la fenêtre / a vu le prince / qui arrivait à Lyon. / – Je vous dis, noble dame, / allez à la rencontre / de votre mari. – Mais qu’est-ce que je peux / lui apporter ? / – Apportez-lui / son beau petit enfant. – Il l’a pris / par les mains et par les pieds, / au bas de l’escalier / il l’a fait voler. / – Doucement, doucement, monsieur le chevalier, / pourquoi tuez-vous / mon bel enfant ? – Tais-toi, tais toi, / noble dame : / la même chose / je ferai avec toi. / Tais-toi, tais toi, / noble dame : / la même chose / je ferai avec toi. Il a lié / la noble dame / à la queue du cheval gris / et si vite / il le faisait aller / que les pierres de la ville / il faisait trembler. – Puisque / je dois mourir, / prenez la clef / de votre écrin ; / puisque / je dois mourir, / prenez la clef / de votre écrin. Quand il ouvrit / ce bel écrin / les bijoux / tintaient ; / quand il ouvrit / ce bel écrin / les bijoux / tintaient. Je vous dis, / noble dame, / pouvez-vous encore / reprendre vos esprits ? / Non non non, / monsieur le chevalier, / car vous avez tué / mon bel enfant. – Jetez moi / mon épée, / celle / qui a la poignée d’or. / Quand il a eu / son épée, / dans son cœur / il l’a plongée. – À cause d’une mauvaise langue / que j’ai écoutée / nous trois / devons mourir].

64 Je ne suis pas persuadé que cette ballade soit d’origine médiévale, comme Nigra le croyait et comme Leydi57 le prétend, non plus que ne le sont les drames de Shakespeare, tout en puisant leur matière à des contes médiévaux.

65 Notre comparaison vise à souligner dans cette ballade ce maniérisme à la Shakespeare58, qui est assez proche du goût romantique, non seulement dans les histoires (Prinsi Raimund est évidemment Otello)59, mais dans les structures, qui sont dramatiques et dialogiques60.

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66 Entre l’atmosphère médiévale des ballades, les sources narratives possibles et les attestations du XIXe siècle la documentation manque. Il est vrai qu’on retrouve depuis les XVIe-XVIIe siècles quelques traces de nos ballades : par exemple, l’incipit du Testamento dell’avvelenato (Testament de l’empoisonné : Nigra 26) est cité dans l’« incatenatura » de Bianchino61 ; la chanson de danse Girometta (Nigra 106) est bien connue au XVIe siècle 62 ; une feuille volante de 1632, découverte par Bruno Pianta, contient une ballade absente de la tradition orale, La bella Malgarita, qui présente des analogies avec Cecilia et avec Fiore di tomba63.

67 S’il est souvent vain de chercher des documents écrits de la littérature orale, en tout cas les traces susdites ne me semblent pas suffisantes pour postuler une tradition continue et souterraine du Moyen Âge à nos jours. Quelques éléments linguistiques et stylistiques appellent toutefois une réflexion. Dans la langue littéraire du chant populaire64, et notamment dans la langue de la ballade, fiore et amore sont toujours au féminin, le trompeur est le lusinghiero (losengier, lausengier), la fleur (par exemple la rose) sert couramment de métaphore sexuelle65 ; et encore, la structure métrique du vers épico-lyrique n’est pas fixe, mais anisosyllabique : voilà des éléments qui nous renvoient à la littérature médiévale d’oc et d’oïl.

68 Si l’on a du mal à concevoir une tradition continue, il est d’ailleurs peu vraisemblable qu’on ait renouvelé des éléments archaïques d’une manière si ingénieuse. Il s’agit probablement, tout comme dans les fêtes et les rituels, d’une série ininterrompue de remaniements : la matière narrative et les formes sont toujours adaptées au changement des goûts et des styles, selon ce procédé homéostatique qui est propre à la tradition orale66.

69 Voici un exemple métrique : l’anisosyllabisme du vers épico-lyrique est à coup sûr archaïque, tout en étant fonctionnel au chant et au travail du chanteur, parce qu’il permet au vers de passer aisément d’un dialecte ou d’une langue à l’autre. La « mise en forme » du vers narratif transforme ensuite le mètre épico-lyrique en strophe de chanteur (chansonnette), qui s’adapte au goût du XIXe siècle, exigeant la régularité des syllabes et de la rime (en général ABBc), mais garde dans le dernier vers oxyton une trace de l’ancienne structure formelle67.

70 Le thème des ballades appartient à l’époque féodale, l’allure à la Renaissance, la musique au baroque ; en fait il s’agit, paraît-il, d’une stylisation littéraire et musicale extraordinaire, d’une forme de revival pseudo-féodal : une matière narrative préexistante est réorganisée par des professionnels suivant un goût romantique, une forme baroque et un dessein de reconstruction néo-médiévale, ressemblant de près au faux Moyen Âge romantique.

71 Si notre hypothèse est exacte, la ballade – du moins dans la forme que nous connaissons – doit remonter au romantisme (fin XVIIIe siècle – début XIXe) ; il en va de même pour le conte de fées. Dans les deux cas, les professionnels, créateurs et diffuseurs de ces genres (les chanteurs pour la ballade, les vagabonds pour le conte) se sont emparés promptement du nouveau goût romantique d’origine littéraire et urbaine, en l’élaborant et en le diffusant dans les campagnes ; leurs textes ont été ensuite recueillis par les folkloristes, qui les ont attribués à une époque médiévale révolue68.

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NOTES

1. Cf. A. M. Cirese, Cultura egemonica e culture subalterne. Rassegna di studi sul mondo popolare tradizionale, Palermo, Palumbo, 2001, p. 20-21 ; G. Cocchiara, Storia del folklore in Europa, Torino, Boringhieri, 1977, chap. XXIX, XXX. 2. P. Bogatyrëv – R. Jakobson, « Die Folklore als eine besondere Form des Schaffens », Donum natalicium Schreijnen, Nijmegen-Utrecht,1929, p. 900-913 ; trad. italienne« Il folclore come forma di creazione autonoma », Strumenti critici, 1, 1967, p. 223-40. 3. Dans la note à la traduction italienne parue dans Strumenti critici (cf. ci-dessus). 4. B. Pianta, « Cultura orale : memoria, creazione e mercato », Oralità e scrittura. Le letterature popolari europee, éd. G. Cusatelli, (La ricerca folklorica, 15, 1987), p. 11-14 (voir p. 12). 5. Cf. V. Santoli, « La critica dei testi popolari », Studi e problemi di critica testuale, Bologna, Commissione per i testi di lingua, 1961, réimpr. dans Id., I canti popolari italiani. Ricerche e questioni, Firenze, Sansoni, 1968, p. 159-68 (voir p. 111-13). 6. 6 V. Santoli, art. cit., p. 111-13, note 2 ; p. 113-14, note 4. 7. Ibid., p. 113. 8. B. Pianta, « Ricerca sul campo e riflessioni sul metodo », La cultura popolare. Questioni teoriche, éd. G. Sanga (La ricerca folklorica, 1, 1980), p. 61-65 ; Id., « Cultura orale… », cit. 9. B. Pianta, « Cultura orale… », cit., p. 13. 10. Cf. les remarques sur les jongleurs médiévaux de A. Roncaglia, « Etnomusicologia e filologia romanza », L’etnomusicologia in Italia : primo Convegno sugli studi etnomusicologici in Italia, éd. D. Carpitella, Palermo, Flaccovio, 1975, p. 51-67 (voir p. 62-63). 11. B. Pianta, « Ricerca sul campo… », cit., p. 64. 12. Dans G. Sanga, « Modi di produzione e forme di tradizione. Dall’oralità feudale alla scrittura capitalistica », Oralità e scrittura nel sistema letterario. Atti del Convegno, Cagliari, 14-16 aprile 1980, éd. par G. Cerina, C. Lavinio et L. Mulas, Roma, Bulzoni, 1982, p. 31-48 (et dans La ricerca folklorica, 3, 1981, p. 109-15), à lap. 39, note 14, je proposais une distinction entre versions (ici rédactions) et variantes. 13. B. Pianta, « Cultura orale… », cit., p. 13, les appelle « macrovarianti conscie » [macro- variantes conscientes]. 14. Cf. Cantè bergera, éd. R. Leydi, Vigevano, Diakronia, 1995, p. 19. 15. « Microvarianti inconscie » [micro-variantes inconscientes] d’après B. Pianta, « Cultura orale… », cit., p. 13. 16. Je reproduis les transcriptions présentées par mes sources, tandis que la traduction est de moi. On trouvera une analyse complète et soignée des variantes de Cecilia dans L. Del Giudice, Cecilia : testi e contesti di un canto narrativo tradizionale, Brescia, Grafo, 1995. 17. C. Nigra, Canti popolari del Piemonte, Torino, Loescher, 1888, réimpr. Torino, Einaudi, 1974,p. 48-49, leçon A. Transcription : ë = e central, IPA [ə] ; -c = c vélaire [k] ; z = [z]. 18. Ibid., p. 49, variante de A. Transcription : ë = e central [ə] ; -c = c vélaire [k] ; z = [z]. 19. Ibid., p. 49-50, leçon B. Transcription : ć = tch [ʧ] ; z = [z] ; ë = e central [ə] ; nh = n vélaire [ŋ]. 20. Ibid., p. 50, variante de B. Transcription : z = [z] : ë = e central [ə]. 21. Cantè bergera, éd. R. Leydi, cit., p. 78-80 ; cf. aussi Il linguaggio del canto popolare, éd. G. Sanga, Milano, Me /Di Sviluppo – Firenze, Giunti /Marzocco, 1979, p. 20. Transcription : ń n surmonté d’un petit point = n vélaire [ŋ] ; ś surmonté d’un petit point = [z] ; ż = [ʣ]. 22. Il linguaggio del canto popolare, éd. G. Sanga, cit., p. 19. Transcription : ś = z [z]. 23. Il linguaggio del canto popolare, éd. G. Sanga, cit., p. 22. Transcription : å = a velarisé [ɒ] ; ś = z [z] ; ź = [ʣ].

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24. B. Pianta, « La lingera di galleria. Il repertorio della famiglia Bregoli di Pezzaze e la cultura dei minatori », Brescia e il suo territorio, éd. R. Leydi et B. Pianta (Mondo popolare in Lombardia 2), Milano, Silvana, 1976, p. 75-127, p. 95-96. Transcription : ś = z [z]. 25. Il linguaggio del canto popolare, éd. G. Sanga, cit., p. 25. 26. Ibid., p. 26. 27. Il s’agit de la variante du piémontais qui est propre aux ballades populaires. Cf. B. Terracini, « La lingua delle canzoni popolari piemontesi », Id., Pagine e appunti di linguistica storica, Firenze, Le Monnier, 1957 ; G. Sanga, « La lingua dei testi folklorici. I canti di Cigole », Brescia e il suo territorio, éd. R. Leydi et B. Pianta, cit., p. 253-74 ; Il linguaggio del canto popolare, éd. G. Sanga, cit. ; G. Sanga,« La lingua del canto popolare italiano », Canti e musiche popolari, éd. R. Leydi (Le tradizioni popolari in Italia), Milano, Electa, 1991, p. 157-60 ; G. Sanga,« Lingua e versificazione nel canto di tradizione popolare » (Atti del Convegno interregionale « Il canto popolare nelle Venezie. Coralità ed esperienza comunitarie »), Notiziario bibliografico, 43, settembre 2003, p. 14-15 ; G. Sanga,« La lingua del canto popolare », Atti del convegno « Canto popolare. La tradizione, la ricerca, gli usi » (12 marzo 2005), éd. M. Pirovano, Como, Provincia di Como, Assessorato alla Cultura, 2006, p. 41-48 ;G. Sanga,« La lingua dei canti popolari lombardi », Patrimoni sonori della Lombardia. Le ricerche dell’Archivio di Etnografia e Storia Sociale, éd. R. Meazza et N. Scaldaferri, s.l. [Roma], Squilibri, 2008, p. 70-76. 28. Le vers épico-lyrique est composé de deux hémistiches (de longueur variable, en général de sept ou huit syllabes), le premier paroxyton, le second oxyton ou (moins souvent) vice-versa. 29. Pour la notion de langue mixte italien-dialecte, par rapport notamment au vers épico- lyrique, cf. les essais de G. Sanga cités à la note 27. 30. De toute évidence, la strophe de la chansonnette de chanteur représente une évolution et régularisation du vers épico-lyrique : elle comporte quatre vers (de 7, 8, 9, 10, 11 syllabes), dont le dernier (parfois aussi le deuxième) est oxyton, avec des rimes variées : ABBc, AABc, AAAb, AbAb, AbCb. Cf. Il linguaggio del canto popolare, éd. G. Sanga, cit., p. 17. 31. Cf. les remarques de B. Pianta, « Cultura orale… », cit., p. 13. 32. Cf. R. Leydi (avec la collaboration de B. Pianta), « La canzone popolare », Storia d’Italia, éd. R. Romano et C. Vivanti, vol. 5, 2 : I documenti, Torino, Einaudi, 1973, p. 1181-249 ; R. Leydi, I canti popolari italiani : 120 testi e musiche, avec la collaboration de S. Mantovani et C. Pederiva, Milano, Mondadori, 1978 ; Cantè bergera, éd. R. Leydi, cit. ; L. Del Giudice, Cecilia, cit. 33. B. Pianta, « Ricerca sul campo… », cit., p. 63 34. B. Pianta, « Cultura orale… », cit., p. 14. 35. On trouvera un bel exemple de transmission des contes dans une famille dans G. Venturelli, « La trasmissione della fiaba. Analisi di un caso di trasmissione familiare », Oralità e scrittura. Le letterature popolari europee, éd. G. Cusatelli, cit., p. 53-62. 36. À ce propos, A. Milillo, La vita e il suo racconto : tra favola e memoria storica, Roma-Reggio Calabria, Casa del libro, 1983, a documenté la prédilection des narratrices pour les thèmes liés à leur biographie. 37. B. Pianta, « Ricerca sul campo… », cit. ; Id., « Cultura orale… », cit. ; Id., « “Una canzonetta vi voglio cantare…”. I cantastorie : la marginalità sociale e il canto popolare », Canti e musiche popolari, éd. R. Leydi, cit., p. 103-12 ; Cantè bergera, éd. R. Leydi, cit., p. 19. 38. C’est précisément le cas de Cecilia : cf. Cantè bergera, ed. R. Leydi, cit., p. 78-83 ; L. Del Giudice, Cecilia…, cit. 39. Cf. G. Sanga, « Le formule finali della fiaba popolare italiana », Interni e dintorni del Pinocchio. Folkloristi italiani del tempo del Collodi, éd. P. Clemente et M. Fresta, Montepulciano, Editori del Grifo, 1986, p. 81-85 ; publié aussi dans G. Sanga, Dialettologia lombarda. Lingue e culture popolari, Pavia, Dipartimento di Scienza della Letteratura dell’Università di Pavia, 1984, p. 277-82. 40. E. Sina, Racconti popolari friulani. XIX : Enemonzo e Preone, Udine, Società Filologica Friulana, 1998, p. 18-19.

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41. Ibid., p. 31. 42. On doit considérer comme professionnels les mendiants et les vagabonds narrateurs de contes, semi-professionnels les ambulants qui narraient les contes pour obtenir la nourriture et le logement. 43. Sur les marginaux, voir avant tout l’extraordinaire autobiographie de A. Frizzi, Il ciarlatano, Mantova, La Provinciale, 1912 (réimpr. Milano-Roma, Avanti !, 1953) ; Arturo Frizzi : vita e opere di un ciarlatano, éd. A. Bergonzoni (Mondo popolare in Lombardia 8), Milano, Silvana, 1979 ; et les autobiographies recueillies par D. Montaldi, Autobiografie della leggera, Torino, Einaudi, 1961 ; en outre : La piazza, éd. R. Leydi, Milano, Gallo grande, 1959 ; La Piazza universale : giochi, spettacoli, macchine di fiere e luna park, éd. E. Silvestrini, Milano, Mondadori – Roma, De Luca, 1987 ; La piazza : ambulanti, vagabondi, malviventi, fieranti. Studi sulla marginalità storica in memoria di Alberto Menarini,éd. G. Sanga (La ricerca folklorica, 19, 1989). Les sources historiques se trouvent dans Il libro dei vagabondi, éd. P. Camporesi, Torino, Einaudi, 1973 ; B. Geremek, « Il pauperismo in età preindustriale (secoli XIV-XVIII) », Storia d’Italia, a cura di R. Romano et C. Vivanti, vol. 5 : I documenti, t. 1, Torino, Einaudi, 1973, p. 667-98 ; Id., « Marginalità », Enciclopedia, éd. R. Romano, Torino, Einaudi, 1979, vol. VIII, p. 750-75 ; Id., « Povertà », ibid., vol. X, p. 1054-82 ; Id., Mendicanti e miserabili nell’Europa moderna (1350-1600), Roma, Istituto dell’Enciclopedia italiana, 1985 ; Id., La pietà e la forca. Storia della miseria e della carità in Europa, Roma-Bari, Laterza, 1986 ; Id., « L’emarginato », L’uomo medievale, éd. J. Le Goff, Roma-Bari, Laterza, 1988 ; Id., La stirpe di Caino. L’immagine dei vagabondi e dei poveri nelle letterature europee dal sec. XV al sec. XVII, éd. F. Cataluccio, Milano, il Saggiatore, 1988 ; Id., I bassifondi di Parigi nel medioevo, trad. italienne, Roma-Bari, Laterza, 1991 ; Id., Uomini senza padrone : poveri e marginali tra medioevo e età moderna, trad. italienne, Torino, Einaudi, 1992 ; G. Sanga, « Il gergo dei pastori bergamaschi », Bergamo e il suo territorio, éd. R. Leydi (Mondo popolare in Lombardia 1), Milano, Silvana, 1978, p. 137-257. 44. Sur le jargon cf. G. Sanga, « Gerghi », Introduzione all’italiano contemporaneo ,vol. II : La variazione e gli usi, éd. A. A. Sobrero, Roma-Bari, Laterza, 1993, p. 151-89. 45. Cf. G. Vidossi, Saggi e scritti minori di folklore, Torino, Bottega d’Erasmo, 1960, p. 374-76 ; G. Sanga, « Marginali e scrittura », Oralità e scrittura, éd.G. Cusatelli, cit., p. 15-18 (à la p. 16). 46. B. Pianta, « Vendere le parole. Marginali e mondo ambulante nella cultura popolare », Milano e il suo territorio, éd. F. Della Peruta, R. Leydi et A. Stella (Mondo popolare in Lombardia 13), Milano, Silvana, 1986, vol. II, p. 7-31. 47. Cf. R. Saccani, « Un imbonimento poetico del seicento », Milano e il suo territorio, cit., vol. II, p. 91-96. 48. G. Sanga, « Marginali e scrittura », cit., p. 15. 49. Voir à ce propos G. Sanga, « Formule finali… », cit. 50. Foglia provient de l’argot fouille, feuille (déjà dans François Villon), parce que la bourse ou la poche est « là où l’on fouille » (cf. A. Prati, Voci di gerganti, vagabondi e malviventi studiate nell'origine e nella storia, nouvelle éd. par T. Bolelli, Pisa, Giardini, 1978, s.v.). 51. Plus explicite encore est la version « lieve la foglia, lunga la via » [légère est la feuille, long le chemin], citée par Henry Spitzmuller, Poésie italienne au Moyen Âge, Paris, Desclée De Brouwer, 1975, p. 809. 52. Cf. P. D’Ambrosio, Feste e cerimonie di una famìlia rom in Brianza, « tesi di laurea specialistica » [thèse de Master II cycle] en Anthropologie culturelle, ethnologie, ethnolinguistique (sous la direction de G. Sanga), Facoltà di Lettere e Filosofia, Università Ca’ Foscari de Venise, a.a. 2008-09, p. 110-11. 53. J’emprunte ce renseignement, ainsi que ceux qui suivent, au compte rendu de L. Morbiato, Racconti e tradizioni popolari : due raccolte dal Marocco alle soglie della modernità, à paraître dans La ricerca folklorica. 54. Ibid.

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55. Cf. G. Sanga, « Italy Overview », The Greenwood Encyclopedia of World Folklore and Folklife, edited by William M. Clements, Westport CT & London, Greenwood Press, 2006, vol. III : Europe, p. 450-69 ; on trouvera des observations éclairantes dans G. Galasso, L’altra Europa : per un'antropologia storica del Mezzogiorno d'Italia, Milano, Mondadori, 1982. 56. R. Leydi, I canti popolari..., cit., n. 70, p. 246-48 ; Canté bergera, éd. R. Leydi, cit., p. 86-91. Transcription : ś = z [z] ; nh = n vélaire [ŋ]. 57. R. Leydi, I canti popolari…, cit., p. 229. 58. Sur lequel Bruno Pianta a attiré l’attention.. 59. Ainsi que Cecilia est Tosca de Sardou, mais aussi Measure for measure deShakespeare. 60. Cf. R. Leydi, I canti popolari…, cit., p. 228. 61. Cf. les études d’A. D’Ancona, La poesia popolare italiana : studj, Livorno, Giusti, 1906. 62. Cf. G. Sanga, « Filologia folklorica : il girometta », L’immagine riflessa, 10, 1987, p. 107-20. 63. L. Del Giudice, Cecilia…, cit., p. 68-69, 303 ; Canté bergera, éd. R. Leydi, cit. ; R. Leydi, « La canzone popolare », cit. 64. Cf. les études de G. Sanga citées à la note 27. 65. Cf. G. Sanga, Dialettologia lombarda, cit., p. 267-77. 66. Cfr. J. Goody, The Logic of Writing and the Organization of Society, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, trad. italienne La logica della scrittura e l'organizzazione della società, Torino, Einaudi, 1988 ; G. Sanga, « Antropologia e oralità », Fonti orali. Istruzioni per l’uso, éd. C. Bermani et A. De Palma, Venezia, Società di Mutuo Soccorso Ernesto de Martino, 2008, p. 203-18. 67. Cf. ci-dessus, note 30. 68. Il n’est pas question, bien entendu, de l’origine pré-historique du conte de fées, que V. Ja. Propp a démontré d’une manière magistrale, mais plutôt de sa réélaboration moderne dans une forme médiévalisante ou touchant au style fantasy. Pour une discussion approfondie sur ce sujet, je renvoie à G. Sanga, « Sull’origine della fiaba », Pulsione e destini, per Andrea Fassò, éd. F. Benozzo, M. Cavagna, M. Meschiari, Modena, Anemone Vernalis, 2010, p. 175-219.

RÉSUMÉS

La littérature populaire (chansons, contes de fées) a été créée par des professionnels appartenant à la classe des marginaux, qui gagnaient de l’argent par des spectacles sur les places (chanteurs) ou obtenaient la nourriture et le logement en racontant des contes pendant les veillées (vagabonds et mendiants). Ces formes de production et diffusion se reflètent dans la forme de la tradition. On n’a pas une série ininterrompue de variantes qui se seraient différenciées par la dérive mécanique de la tradition orale, comme le voudrait la théorie courante, romantique et néo-romantique. On trouve au contraire une série de rédactions, distribuées dans des aires discontinues et dépendant du choix de chaque professionnel, qui sont très exactement des choix de marché. Par conséquent on distingue : a) rédactions : réelaborations par l’auteur (remake), caractérisées par des innovations dans la forme et dans la narration ; b) versions : spécialisations locales des rédactions, dues à des professionnels ou à des semi-professionnels, avec des modifications légères mais stables ; c) variantes : dégradations mécaniques, notamment de la forme, dues à la transmission orale. La culture populaire est marquée par le goût romantique, mais c’est probablement l’esthétique baroque qui lui donne sa forme. Les ballades et les contes de fées ont une caractéristique particulière : une matière médiévale (pseudo-médiévale,

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médiévalisante) exprimée par des formes baroques. Il s’agit vraisemblablement d’une chaîne ininterrompue non pas de transmissions mais de revivals et de réélaborations. Le thème des ballades appartient à l’âge féodal, l’allure à la Renaissance, la musique au baroque : en fait il s’agit d’une stylisation littéraire et musicale et d’un revival pseudo-féodal.

Folk literature (songs, fairytales) was created and spread by professionals who lived on the fringes of society and who earned their keep by presentations in town or village squares (storytellers) or who found board and lodging by telling stories by the fireside (vagrants and beggars). These forms of production and diffusion are reflected in the tradition itself. We do not have an uninterrupted series of variants produced by the oral tradition, as current Romantic or Neo-Romantic theory would claim. What we find by contrast is a series of different versions, arranged in random fashion, depending on the choice of each professional storyteller and on specific market strategies. The author proposes to distnguish three different categories : (a) redazioni (authorial remakes, characterized by innovations in form and in the narrative plot) ; (b) versioni (local handling of different versions by professionals or semi-professionals, characterized by slight but stable alterations) ; (c) varianti (variations explained by the mechanism of oral transmission). Popular culture is marked by Romantic taste, but it is probably the Baroque aesthetic that gives it its form. An uninterrupted chain of revivals and re-creations is one of the main characteristics of ballads and folktales. Their subject-matter is often of feudal origin, but their form belongs to the Renaissance and their music comes from the Baroque. This literary and musical reorganization of style and folk tradition shows a procedure which is basically similar to the one used by Romantic authors in their reconstruction of the Middle Ages.

AUTEUR

GLAUCO SANGA Università di Venezia

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La parole des prédicateurs Indices d’oralité dans les reportationes dominicaines (XIVe-XVe siècle)

Silvia Serventi

La situation communicative

1 La prédication n’est pas seulement un genre littéraire central de l’Occident médiéval chrétien. Elle est aussi, et surtout, une performance : le texte écrit est donc un reflet inexact de l’événement de la prédication et on peut le placer « en amont » ou « en aval » par rapport à celui-ci1, sauf s’il s’agit d’un sermon littéraire qui n’a jamais été prononcé2. La situation communicative dans laquelle se déroule la prédication est commune à d’autres genres littéraires, qui comportent l’oralité, l’emploi du dialogue et la présence du public, c’est-à-dire les discours publics, le chant, la récitation de poèmes ou le théâtre. Nous sommes dans le contexte de la « culture de la voix » – comme l’a définie Paul Zumthor – dans laquelle la communication et la réception sont simultanées3. Toute la prédication médiévale présente des éléments caractéristiques, en général, de la littérature de l’époque, mais sous une forme encore plus accentuée, comme les appels aux auditeurs, le dialogue fictif ou sermocinatio et les diverses formes de répétition, en commençant par l’anaphore. Il y a d’ailleurs des moments du sermon qui sont plus aptes au contact avec l’auditoire : le début et la fin, les interruptions imprévues ou la partie pendant laquelle l’on jette les bases du sermon, en utilisant des éléments tirés d’un formulaire précis. Ces expédients stylistiques et rhétoriques ne sont pas des caractéristiques spécifiques de l’époque du Moyen Âge tardif – déjà saint Augustin se sert de la fiction du dialogue4 – et ils ne sont pas non plus des prérogatives de ce seul genre littéraire : il suffit de penser aux fréquents appels au lecteur présents dans la Divine Comédie et analysés par Auerbach5. Toutefois les « indices d’oralité » en constituent le trait le plus distinctif sans lequel la prédication finirait pour se confondre avec les autres genres de la prose religieuse médiévale6.

2 Cet article se concentre sur un exemple particulièrement significatif, celui des sermons reportés de Giordano da Pisa : le fait que plus de sept cents de ses sermons nous soient parvenus par les reportationes vulgaires d’un auditeur anonyme ajoute un élément d’intérêt supplémentaire. En effet, nous sommes sûrs qu’il a prononcé les sermons que

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nous lisons, mais nous savons aussi que le texte que nous avons devant nous est le fruit de la collaboration – bien qu’indirecte – entre prêcheur et auditeurs. La reportatio nous permet d’entendre la parole vivante du prêcheur mieux que les sermons modèles ou desimples schémas et consent, en outre, de la réécouter par l’intermédiaire de la sensibilité du public contemporain7. Pour éviter le risque de décontextualiser cette expérience extraordinaire, j’ai pris comme termes de comparaison pour la période précédente le recueil des sermons de Federico Visconti – rédigés en latin mais sans aucun doute prononcés en langue vulgaire –, et pour la période suivante les sermons reportés d’un autre frère prêcheur actif à Florence au début du quinzième siècle, Giovanni Dominici. J’ai par contre exclu du discours le cas, bien connu et très important pour le rapport entre oralité et écriture, de Bernardin de Sienne8 : son expérience se place en plein quinzième siècle et l’analyse des traces d’oralité présentes dans sa prédication aurait fini pour l’emporter sur l’étude de celles des prêcheurs précédents.

La prédication médiévale : un dialogue entre deux langues

3 Il est désormais manifeste, grâce aux nombreuses études sur le sujet, que la prédication médiévale est l’un des plus puissants moyens de communication de l’époque et constitue un pont entre la culture élevée du clergé et la culture populaire des laïcs. En vue de ses finalités didactiques et persuasives, le choix du latin au lieu de la langue vulgaire pendant tout le quatorzième siècle et au-delà peut étonner si l’on ne considère pas le fait que le latin des sermons médiévaux est une langue utilitaire, avec une stabilité des formes linguistiques et un système d’abréviations bien codifié qui le rend supérieur aux langues romanes9. Pour des raisons pratiques plus que par choix intellectuel, la rédaction des sermons prononcés en langue vulgaire est faite normalement en latin, qu’elle vienne des notes prises par les auditeurs ou qu’on la doive à un auteur de sermons modèles10. Il n’y a que peu de sermons rédigés en langue romane avant 1300 : le cas le plus connu est sans doute celui de Maurice de Sully, évêque de Paris, dont nous avons une soixantaine de sermons probablement autographes11. Toutefois, déjà à l’époque du Concile de Tours (813), l’exhortation à prêcher dans les langues romanes ou germaniques témoigne – selon Michel Banniard – de la rupture entre écrit et oral qui s’était produite et du déclin de la prédication en latin qui s’ensuivit12. Avec la réforme carolingienne du IXe siècle, l’osmose entre lecteurs et auditeurs, entre langue écrite traditionnelle et langue parlée familière se termine. Le concile du début du siècle constate l’existence d’une langue nouvelle, la langue vulgaire, qui n’est plus assimilable au latin, mais à laquelle il faudra encore plus de quatre cents ans pour s’équiper d’un système convenable de transcription. Selon Banniard, le fondement crucial de l’usage chrétien du latin est le concept d’« intercompréhension » et l’orateur chrétien fait fonction de médiateur obligé entre deux ordres de communication en contact, c’est-à-dire la communication écrite et la communication orale. L’oralité dans laquelle se place la prédication médiévale est, selon la classification de Zumthor, de type secondaire, puisqu’elle se recompose à partir de l’écriture. Plus spécifiquement – comme l’écrit Delcorno – elle est une communication orale qui s’établit entre deux textes écrits : d’une part la Bible et les sermons modèles et d’autre part les différentes formes rédactionnelles13.

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4 Très souvent, donc, entre le XIIIe et le XIV e siècle, on lit un texte latin qui est la traduction des mots vulgaires ou, au contraire, un texte vulgaire qui transmet des pensées latines14. Cela se révèle évident si l’on analyse le cas des sermons latins de Federico Visconti, archevêque de Pise entre 1253 et 1277, et celui des reportationes vulgaires des sermons prononcés par le frère prêcheur Giordano da Pisa à Florence et dans sa ville natale entre 1303 et 1309. Il est certain que Visconti prêchait en langue vulgaire, comme en témoigne la présence de mots vulgaires glosés en latin et vice- versa : il s’agit des « expressions doubles » ou « doublets » dont parle Pascale Bourgain, la première habituellement d’origine savante parce que tirée de la source commentée, et la deuxième plus facile à comprendre, indice de la traduction instantanée en langue parlée que les prêcheurs devaient effectuer. Dans le deuxième sermon in Synodo Pentecosten, à propos du corps glorieux, le prêcheur affirme que le Christ et la Vierge peuvent montrer ou cacher leur luminosité sicut patet in intecula, que vocatur lucciola in vulgari. Le mot est ensuite glosé en marge d’une autre main qui ajoute sive in lucedula15. Du point de vue stylistique, le recueil des sermons, rédigé probablement sous la direction du même archevêque de Pise, se caractérise par de fréquentes incises, anacoluthes et ruptures des constructions syntaxiques : ce sont là des indices, selon Bourgain, d’un latin pensé comme on le parle16.

5 Renvoyant, pour une plus ample exemplification, à l’introduction et au glossaire qui accompagnent l’édition moderne de l’œuvre, je voudrais attirer l’attention ici sur la réflexion relative au dialogue entre latin et langue vulgaire que l’on peut découvrir dans le sermon prononcé par Federico Visconti le jour de la Pentecôte. La capacité des apôtres, sur lesquels était descendu le Saint Esprit, de se faire comprendre par des gens qui parlent des langues différentes, n’est pas interprétée par lui comme un miracle, mais s’explique – selon une habitude qui devait lui être familière – par le fait que chaque mot était traduit dans chacune de ces langues. Les exemples utilisés juste après sont très significatifs : sous l’effet de la Pentecôte, une même langue, comme réfléchie dans un miroir, s’exprimait en différentes langues vulgaires17 ; de la même manière, la manne mangée par le peuple Juif prenait pour chaque individu un goût différent ; enfin, dans les lettres écrites sur le sable par le Christ dans l’épisode de la pécheresse pardonnée, chacun reconnaissait son péché : Quomodo loquebantur apostoli variis linguis. De hoc queritur utrum scilicet loquerentur apostoli diversis vulgaribus, ita quod a diversis divisim intelligerentur. Et si sic, certe hoc non erat miraculum, cum multi interpretes sic loquantur ; preterea nimis protraxissent sermones suos, unumquodque verbum singulis volgaribus exponendo. […] Et est pulchrum exemplum de speculo, quia, cum sit unicum, diverse facies simul et semel intuentur se in ipso sine mutatione speculi. Item, pulcrius exemplum de manna, quod sine mutatione sui sapiebat unicuique secundum proprium appetitum. […] Similiter habemus idem de caractere sive lictera quam scripsit Christus in terra, Ioh. VIII (8, 8-9), in qua quilibet videbat peccatum suum18. [Comment les apôtres parlaient diverses langues. À ce propos, on se demande si les apôtres parlaient plusieurs langues, de sorte qu’ils étaient parfaitement compris par des étrangers. Et si c’était comme cela, ce n’était absolument pas un miracle, parce que beaucoup d’interprètes parlent ainsi ; en plus, ils auraient rendu leurs sermons trop longs en les traduisant mot à mot dans toutes les langues. […] Et il y a le bel exemple du miroir, parce que, tout en étant unique, il représente en soi, en même temps et en une seule fois, des aspects différents sans qu’il y ait des changements du miroir. Il y a encore le plus bel exemple de la manne, qui, sans changer, avait pour chacun un goût selon son appétit. […] D’une manière similaire, nous retrouvons la même chose dans la trace

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ou dans la lettre que le Christ écrivit sur la terre, Jean VIII (8, 8-9), où chacun voyait son péché.]

6 Maria Corti a observé que l’épisode de la tour de Babel est interprété depuis toujours comme une anticipation de la Pentecôte19 : à l’incompréhension linguistique, dérivée de l’orgueil humain, s’oppose la pluralité des langues, qui exprime la vraie unité de l’esprit. Le premier élément de cette nouvelle allégorie in factis peut en un certain sens, selon mon avis, être lié à la tentative de Charlemagne d’imposer par le haut une seule langue – le latin –, tandis que le deuxième élément est reconnaissable vraiment dans le choix du sermo humilis fait par les auteurs ecclésiastiques, en premier lieu par les prédicateurs.

Les signes de l’oralité dans la prédication de Giordano da Pisa

7 La prédication de Giordano da Pisa représenta une vraie école de langue20 : ce n’est pas un hasard si plusieurs latinismes forgés par lui demeurent encore dans la langue italienne et si les premiers témoignages de nombreux termes enregistrés dans le vocabulaire de la Crusca sont tirés justement de l’ample corpus de ses recueils. Les reportationes nous restituent une trace de l’acte oral, même si l’on doit tenir compte du rôle de médiateur joué par des hommes cultivés, ayant pratiqué l’ars notaria et qui étaient capables d’écrire ce qu’ils avaient écouté. Sur la base de ce qu’on a observé jusqu’ici, on peut affirmer que l’œuvre de transcription des sermons de Giordano est le fruit d’un travail d’équipe, assuré par l’important réseau des confréries laïques. Toutefois, à la différence de ce qui se produit pour Bernardin de Sienne21, il existe une unique reportatio transmise par plusieurs rédactions qui se distinguent surtout par leur plus ou moins grande proximité avec le style parlé et par l’omission ou par la transposition de quelques passages. Il s’agit de la « tradition dynamique », déjà notée par le curateur du Quaresimale du 1305-06, confirmée par les études récentes sur la prédication contemporaine relative au premier chapitre du livre de la Genèse, et que j’ai moi-même vérifiée dans l’étude des manuscrits du cycle de l’Avent et des fêtes du cycle de Noël du 1304 (du 29 de novembre au 7 février), et sur lequel je dirigerai en particulier mon attention22. Pour l’Avventuale aussi, il y a une seule reportatio, mais deux rédactions principales : on doit signaler en particulier le copiste très actif d’un manuscrit de la Vénétie, maintenant conservé à Oxford (Can. It. 132)23. Par rapport à quelques exemples précédents de prédication en langue vulgaire – comme les Sermoni subalpini ou l’Omelia padovana – les sermons reportés du frère de Pise représentent un grand progrès, même s’ils ne manquent pas d’éléments de continuité. Le latin n’est jamais complètement abandonné, mais c’est la langue des citations bibliques et des divisions et des subdivisions typiques du « sermon moderne ». Le frère prêcheur est conscient de la supériorité intellectuelle du latin (défini d’habitude « gramatica »), mais il sait profiter de la vivacité créatrice de la langue vulgaire. Sa prédication est populaire et savante au même temps, parce qu’elle implique la vulgarisation de formes littéraires hautement codifiées et la stylisation de formes populaires24.

8 Giordano réfléchit souvent sur l’importance de la prédication. Ainsi il se sert d’une image utilisée par Humbert de Romans dans le De eruditione praedicatorum. En traitant des conditions de la charge des prédicateurs, il écrit qu’elle plaît à Dieu parce que la prédication est presque comme un chant et c’est pourquoi il l’agrée aussi bien que les

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seigneurs qui ont l’habitude de s’amuser des chants des jongleurs25. Dans le sermon du dimanche 9 août 1305, prononcé dans l’église de Santa Maria Novella à Florence, Giordano da Pisa, pour démontrer que tout vient de Dieu, sauf le péché, reprend l’exemple du jongleur, mais l’étend des pécheurs à tous les hommes. Le chant et le spectacle représentent dès lors les bonnes œuvres en général : Tanto è caro a Dio il tuo servigio in quanto egli l’accetta per sua grazia, e per sua misericordia, e non più. Onde se dinanzi a uno segnore giucasse uno giullare, tanto gli sarebbe caro, quanto egli l’accettasse, non più ; ché se non gli piacesse i suoi giuochi, e non gli sodisfacessero, e che servigio sarebbe ? Sarebbe una grande noia. Così ti dico io : l’opere nostre tanto sono di merito, tanto vagliono quanto la cortesia di Dio l’accetta26. [Ton service est si cher à Dieu parce qu’il l’accepte pour sa grâce et sa miséricorde, et sans rien d’autre. Donc si un jongleur jouait devant un seigneur, il lui serait aussi cher dans la mesure où il l’accepterait, sans rien d’autre ; si ses jeux ne lui plaisaient pas et ne le satisfaisaient pas, alors quel service ce serait ? Il serait d’un grand ennui. Ainsi je te le dis : nos œuvres n’ont autant de mérite, n’ont autant de valeur que parce qu’elles sont acceptées par la courtoisie de Dieu.]

9 Ailleurs, Giordano condamne l’art du jongleur comme c’est naturel chez un homme d’église : le jongleur est comparé tantôt à la prostituée, parce que tous les deux se servent de leur corps pour gagner leur vie, tantôt au marchand, qui est trompeur27. Toutefois, le fait qu’il s’en serve ici comme d’une image positive, pour faire comprendre que Dieu accepte gratuitement les œuvres des hommes, montre à quel point cet art était répandu et, pour certains aspects, apprécié. Il arrivait que des jongleurs chantent des textes hagiographiques et, quelquefois, l’image du ménestrel se superposait à celle du prédicateur : tous les deux étaient en effet des acteurs capables d’utiliser des mots et des gestes pour attirer l’attention des auditeurs28. Frère Giordano lui-même dans son sermon du 23 février 1305, pour démontrer que l’art de la pénitence dépasse tous les autres arts, dit que « il giullare le mentova tutte ne la canzone » [le jongleur les mentionne toutes dans sa chanson], en se référant au Serventese del Maestro di tutte le arti de Ruggieri Apugliese29. Saint François lui-même, d’ailleurs, s’était défini joculator Dei et le Maître de l’Ordre n’avait pas hésité à comparer la prédication à un chant, à un spectacle de jongleur. Même si Humbert de Romans se sert de beaucoup d’autres similitudes, celle-ci semble rendre évidente la conscience que, même si la prédication et le chant sont différents, tous deux sont des activités orales qui, dans plusieurs cas, impliquent des capacités similaires. Dans le De eruditione praedicatorum, parmi les qualités nécessaires des prédicateurs, on trouve une bonne mémoire, la connaissance du latin et de la langue vulgaire ainsi qu’une voix sonore30.

10 Comme le montre le passage du sermon de Giordano cité ci-dessus, le prédicateur se sert d’un exemple qui s’adapte bien à la mentalité des auditeurs, et il utilise même un style « parlé » reconnaissable dans tout le corpus de sa prédication31. Il s’adresse aux auditeurs avec le pronom tu au sens générique ; il confirme que les œuvres humaines ont une certaine valeur seulement aux yeux de la miséricorde divine en répétant deux fois, en épiphore, « non più ». Il se sert ensuite du schéma « question et réponse » et conclut la comparaison avec l’art de jongleur par une affirmation précédée de la locution « Così ti dico » [Ainsi je te le dis]. Peu auparavant le prédicateur avait utilisée une image biblique, tirée du quatrième chapitre de l’Apocalypse, où saint Jean voit les vieillards qui jettent des couronnes aux pieds de l’Agneau : ce geste est interprété comme le geste de saints qui reconnaissent que toutes les victoires viennent de Dieu, alors que Giordano croit que pour l’agneau il n’y a pas besoin d’explications parce que –

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il dit – « vedetelo dipinto » [le voilà peint]. Il arrive encore que le prédicateur se réfère aux peintures ou aux objets que l’auditoire pouvait avoir sous les yeux pendant la prédication, tout comme il arrive aussi qu’il cite des proverbes et des expressions populaires pour tenir éveillée l’attention des auditeurs. Par exemple, le lundi 21 décembre 1304, fête de saint Thomas apôtre, au matin, Giordano prêche dans l’église florentine de Santa Liperata « per non avere impedimento del mercato » [pour ne pas être empêché par le marché], comme nous en informe le copiste du manuscrit d’Oxford. Pour démontrer que Dieu transforma cet incrédule en un véritable témoin de la foi, le prédicateur cite, au début de son discours, le proverbe « l’opera loda il maestro » [c’est l’ouvrage qui fait honneur au maître] confirmant ainsi la véracité de son histoire par une autorité biblique (Eccli 9, 24). Claude Buridant rappelle que l’emploi des proverbes dans les sermons était particulièrement répandu et recommandé par les traités théoriques32 ; par la suite, il ne s’étonne donc pas de retrouver la même propositio in vulgari dans un sermon latin du frère mineur Ruggero da Piazza, actif au XIIIe siècle en Italie du Sud33. Dans le deuxième sermon du matin prononcé aussi dans l’église de Santa Maria Maggiore pour la fête des saints Innocents (28 décembre 1304), Giordano cite un proverbe : « Io apparo senno con danno altrui » [J’apprends raison à dépens d’autrui], en suggérant de tirer les suites logiques de la punition que le roi Hérode subit après le massacre. Comme déjà dans le sermon précédent, le prédicateur commente le verset Vox in Rama audita est (Mt 2, 18) en expliquant que la voix, le cri, dérivent de la peine et du péché, mais, cette fois, il ajoute des « références sonores » à la vie quotidienne : Come la voce à virtù di significare, e così il peccato. E che significa ? Che tti guardi da’ pericoli. Onde sapete, quando esce la pietra del màngano, ogn’omo grida : « Cansa, cansa ! ». Questo grido significa il pericolo e che fugano il pericolo.Vedete altressì quegli che saetta, sì dice agli amici : « Fuggite, fuggite ! » ; e grida che ssi cansino per dare al nemico : non vuole che tocchi l’amico. Simigliantemente di quelli che getta le pietre da alti, sì grida : « Fuggi, fuggi ! », e grida che ssi cansino e si cessino, acciò che i pericoli non vegnano sopra llui34. [Comme la voix a la vertu de signifier,ainsi le péché. Et qu’est-ce que cela veut dire ? Que tu te méfies des dangers. Comme vous le savez, quand la pierre sort de la catapulte, chacun crie : « Gare-toi, gare-toi ! ». Ce cri signifie le danger et qu’on fuit le danger. Vous voyez aussi l’archer, il dit ainsi aux amis : « Fuyez, fuyez ! » ; et il crie qu’on s’écarte pour frapper l’ennemi : il ne veut pas frapper l’ami. De la même façon celui qui jette la pierre d’en haut crie : « Fuis, fuis ! », et il crie qu’on s’écarte et s’éloigne, afin que les dangers ne viennent pas sur lui].

11 Le prédicateur invite à fuir le péché comme les pierres et les flèches : un antécédent de cet expédient spécifique est reconnaissable dans un sermon du frère prêcheur Gilles d’Orléans, étudié par Nicole Bériou. Dans ce cas, nous sommes aussi dans un contexte vulgaire et, toujours dans le but d’exhorter les auditeurs à éviter le péché, le frère s’adresse à eux en disant : Vous savez bien ce qu’on dit pendant la guerre, quand quelqu’un a mis la pierre dans la fronde : « Fuyez, fuyez, que la père ne deschochet ! »35

12 Quoique brefs, il s’agit déjà des fragments de discours reporté, qui s’insèrent dans un tissu discursif propre de l’oralité.

13 Les cadences et les répétitions typiques du langage parlé, comme les dialogues ou les fragments de discours reporté se trouvent très souvent dans le cycle de l’Avent. Je me limite donc à quelques exemples significatifs. Comme je l’ai dit au début, la forme du dialogue n’est pas une exclusivité de la prédication en langue vulgaire du XIVe siècle : un passage du sermon prononcé le lundi 30 novembre 1304, fête de saint André, dans la

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Piazza del Mercato Vecchio à Florence, le démontre bien. En s’interrogeant sur la vocation de l’apôtre, Giordano paraphrase l’homélie que Grégoire le Grand tint au peuple dans la basilique romaine de Saint André : Dice sancto Gregorio : « Or che avevano lasciato ? Una scafa, una barchetta forse di meno di trenta soldi, e una rete cativa, non lasciaron nulla che non l’avevano che lasciare e ch’egli erano poveri, ma non di meno e’ lasciaron grande riccheza del volere, ch’erano prima ricchi di molto volere, ora il lasciarono »36. [Saint Grégoire dit : « Or qu’est-ce qu’ils avaient laissé ? Une coque, un petit bateau peut-être de moins de trente sous et un mauvais filet, ils ne laissèrent rien parce qu’ils n’avaient rien à laisser et étaient pauvres, mais néanmoins ils laissèrent une grande richesse de volonté, étant donné qu’ils étaient riches auparavant de beaucoup de volonté, maintenant ils la laissèrent »].

14 La phrase interrogative initiale n’est pas due à une dramatisation de Giordano, mais on la lit déjà dans sa source, les Homélies sur les évangiles de Grégoire le Grand. Selon le témoignage d’Humbert de Romans, Innocence III prêcha une fois en ayant cette œuvre même sous les yeux, la traduisant mot à mot pour montrer qu’il valait mieux traduire qu’improviser à l’aveugle37. Dans l’homélie latine, la question est présentée sous la forme d’une tacite objection des auditeurs, selon un formulaire souvent utilisé aussi par Giordano aussi ; de la même manière, l’insistance sur le verbe « lasciare » vient du texte latin, où l’on lit à deux reprises « multum reliquit » et « multum dimisit », alors que c’est à Giordano qu’on doit l’antithèse « non lasciaron nulla […] ma non di meno e’ lasciaron »38.

15 L’antithèse entre les païens et les chrétiens embrasse tout le sermon matinal du premier janvier 1304 (ou 1305 en style moderne), traditionnellement consacré à combattre les superstitions du paganisme : « Vergognianci di portare l’arme e ’l segno di Cristo, ma non ci vergognamo di portare l’arme del demonio » [Nous avons honte de porter les armures et l’enseigne du Christ et n’avons pas honte de porter les armures du diable]. Cette opposition est tout de suite confirmée par l’emploi d’une polysyndète, utilisée pour mieux exprimer l’indignation vers ceux qui, comme les païens, s’en remettent aux arts magiques : E noi non ci ne vergognamo. […] E sonne le genti oggi troppo magagnate, e sono queste opere di gravissimo peccato, e sono opere trovate dal demonio per ingannare le genti, e sono opere di tutta vanitade39. [Et nous n’en avons pas honte. […] Et les gens sont aujourd’hui trop corrompus pour cela, et ce sont des actions peccamineuses, et ce sont des actions trouvées par le diable pour tromper les gens, et ce sont des actions vaniteuses].

16 L’antithèse est répétée peu après grâce à l’opposition des pronoms – « Quellino […] Noi » [Ceux-là – Nous] –, tandis que pour fixer dans la mémoire du public le concept qu’avec les croyances magiques on nie la puissance de Dieu et le libre arbitre humain, Giordano utilise l’anaphore « Nieghi ancora […] Nieghi ancora » [Tu nies encore]. Enfin, il insère un fragment de discours reporté, qui porte sur le devant de la scène la pensée et la voix de plusieurs auditeurs anonymes : Dicono alcuni : « Non mi taglierei oggi i panni per nulla, ch’è martidì, non mi coglierebbe bene »40. [Quelques-uns disent : « Je ne taillerai absolument pas les tissus aujourd’hui, parce que c’est mardi, cela ne me porterait pas bonheur »].

17 Quelques reportationes sont particulièrement longues et montrent la capacité du prédicateur de tenir sa matière sous contrôle : la division du thema et les subdivisions suivantes qui en dérivent sont rappelées d’un sermon à l’autre sans qu’on ne perde le fil

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du discours41, même si les cas dans lesquels le prédicateur reconnaît qu’il s’est écarté du plan ne manquent pas42. Il ne faut pas oublier, en effet, qu’une architecture précise est à la base du développement du sermon. Il doit en premier lieu affirmer, dans toute son ampleur, la vérité contenue dans une phrase ou dans un seul mot de la Sainte É criture43. Dans les deux sermons du 7 février, quinzième dimanche après l’Épiphanie, la répétition au début du texte de l’expression « Mostra » [Ici l’on montre] ou « Prima dico » [D’abord je dis] scande chaque division dont le prédicateur entend parler, tandis que le signal, qui indique la conclusion et résume ce qu’il a dit, est « Vedi dunque » [Vois donc]44, suggérant ainsi à l’auditoire qu’il a maintenant devant les yeux de l’esprit ce qu’il avait promis de démontrer avec son explication. Dans certains cas, la parabole explicative ne s’épuise pas dans le cadre d’une seule performance, mais de plusieurs sermons ou « prediche a puntate » [sermons à épisodes], selon la définition donnée par Muzzarelli45. Elle rappelle aussi qu’Humbert de Romans suggérait des interventions improvisées du prédicateur dans son manuel, générant ainsi une « predicazione totale » [prédication totale]. Encore une fois, nous retrouvons celle-ci dans les sermons du frère de Pise. Dans le deuxième sermon du 1erjanvier 1304, le prédicateur prête beaucoup d’attention au thème du commerce, qui – à son avis – était exercé à Florence pour se tromper réciproquement, comme d’autres Arti, surtout celui, très puissant, de la laine. Il renforce sa condamnation à travers un paradoxe, en disant que les marchands et les artisans ont sanctifié l’usure. En effet, l’usure est un ennemi évident, au contraire les tromperies des marchands sont cachées et les gens leur font confiance. À cet endroit, Giordano insère une anecdote personnelle : « l’altrieri venne uno da me e domandòmi che arte io il conscigliasse di fare » [L’autre jour un tel est venu me demander quelle Arte je lui conseillais d’exercer] et il affirme de ne pas avoir su que répondre, car la corruption a contaminé tous les Arti46. À partir de ce passage – mais on pourrait en citer d’autres47 – on comprend que plusieurs personnes ont sollicité ses conseils, alors qu’il ne se trouvait pas en chaire, et qu’il a su mettre à profit cette expérience, comme il a su mettre à profit l’expérience analogue des confessions.

18 Au-delà de la voix de frère Giordano, souvent prête à accueillir la voix des auditeurs sous forme de questions, de fausses objections et de fragments de discours reporté, il est possible aussi d’entendre directement la voix sous-jacente du transcripteur. Le début et la fin du sermon présentent quelques fois des informations extratextuelles : la transcription du sermon pour saint Ambroise, prononcé le 7 décembre 1304 dans l’église de Sant’Ambrogio, s’interrompt avec le souvenir que le froid était très fort ; de la même manière, à la fin du sermon du 20 décembre, le transcripteur rapporte que Giordano « non predicò più perché ’l tempo si rabuiava ad acqua » [ne prêchait plus parce que le temps était à la pluie]48. Du jour de Noël nous avons seulement le sermon du soir prononcé à l’intérieur de l’église de Santa Maria Novella et le transcripteur note que le frère ne raconte que quelques-uns des miracles qui ont eu lieu lors de la naissance du Christ, à cause de la grande foule qui assistait au sermon49. Celui qui a pris des notes ne se limite pas à ces observations liées aux circonstances dans lesquelles se déroulait la performance, mais il intervient souvent à l’intérieur du texte, omettant ou synthétisant les parties historiques ou hagiographiques50, parfois exprimant un jugement sur ce que dit le prédicateur. Dans le deuxième sermon pour l’Épiphanie, prononcé après la neuvième heure sur la place devant Santa Maria Novella, Giordano démontre que les choses terrestres empêchent de comprendre les célestes par une ample exemplification que le tachygraphe omet en se justifiant par la phrase : « ch’è

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lunga mena e poca utilità e è agevole a ’ntendere » [parce que ce serait trop long et peu utile ; par ailleurs on comprend cela facilement]51.

19 Un cas extrême de l’influence du transcripteur sur le texte est représenté par le sermon du 16 janvier 1304, fête de la chaire de Saint Pierre : on est samedi après la neuvième heure et Giordano se trouve « in Sancto Piero Maggiore a la sagra ». Celui qui a pris en note ces mots avertit tout de suite qu’il n’était pas présent au début du sermon et après avoir transcrit le plan du sermon, c’est-à-dire la divisio du verset thématique et les deux distinctiones, il s’interrompt en notant : « Qui mi partì da la predica per la facenda del sabato » [À ce moment-là j’ai quitté le sermon pour l’affaire du samedi] 52. Il reste le désir de connaître la suite, même si de manière récapitulative, le transcripteur venait d’écrire que « a questo [i beni spirituali] dovaremmo spirare e non ad altro » [nous devrions aspirer aux biens spirituelles et à rien d’autre]. Mais, surtout, il reste la curiosité de savoir quel rendez-vous empêcha l’auditeur d’achever un texte dont il savait bien qu’il aurait été lu par de nombreux laïcs désireux de méditer sur la parole fixée sur le papier, en revivant l’acte de la prédication qui devait leur paraître bien monotone et unique en même temps.

La prédication de Giovanni Dominici au début du XVe siècle

20 Juste un siècle plus tard, un autre frère prêcheur se trouva prêcher dans l’église de Santa Maria Novella : il s’agit de Giovanni Dominici, personnage de tout premier plan dans l’histoire de l’Observance dominicaine. Son éloquence est nécessairement différente de celle de Giordano. Elle est dominée par un biblisme lyrique et par le goût de l’émotionnel et du visionnaire53. Son langage enflammé est fondé sur le langage du Cantique des cantiques et renvoie donc à une tradition mystique qui voit dans ce livre biblique la voie occulte qui, dans le mystère, conduit à Dieu. Grâce à ses lettres, nous savons que Dominici a commencé au moins trois fois à commenter le Cantique. Toutefois, même s’il s’adresse à des religieux lors d’une série de leçons magistrales, l’auteur – selon Guglielmo Di Agresti – dépasse les limites étroites du milieu claustral54. De « maîtres de la parole », les prédicateurs se transforment désormais en « vedettes de la parole », selon la définition des grands prédicateurs itinérants du XVe siècle55. Le sermon devient une performance théâtrale, un véritable spectacle avec un acteur et un public, comme en témoignent les sermons reportés de Dominici et de Bernardin de Sienne56. Dans les reportationes des sermons que le premier prononça à Florence entre 1400 et 1406, nous trouvons donc – encore plus accentué que dans les exemples précédents – la syntaxe orale caractéristique de la prédication. Dans le sermon du premier dimanche de l’Avent consacré au sujet Hora est iam nos de somno surgere (Rom. 13, 11-14), on remarque que Giovanni Dominici déploie tous les expédients canoniques pour entraîner le public : il utilise en effet normalement la deuxième personne du singulier et adresse continuellement des appels aux auditeurs pour qu’ils ouvrent les yeux de l’intellect et prêtent attention à ce qu’il est en train de dire. L’autorité biblique est également dramatisée et rendue plus actuelle : le prédicateur parle de « messere santo Pagolo » [monsieur saint Paul] et dit que celui-ci s’adresse « a questa brigata » [à cette bande] en l’exhortant à ne plus dormir. Un peu plus loin, dans le même sermon, en parlant de la nécessité de fuir l’oisiveté, il invite les auditeurs « a llegere alle dipinture sancte, a exercizi buoni » [à lire les peintures sacrées, à faire des

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bons exercices], parce qu’autrement, les yeux ouverts, désireux en tout cas de voir, ils finiront pour se consacrer à des choses nuisibles et inutiles57. Dans le sermon du deuxième dimanche de l’Avent, les références au lieu et à l’heure abondent : Invitaci istasera l’appostolo glorioso messere Sancto Pauolo che noi ci riceviamo insieme, racchonglianci. Et non però vorrei che ttu intendessi racchorci et pilgliarci insieme, chome hora siamo in Sancta Maria Novella, che forse, o sanza forse, ci troveresti in questa raccholta troppi messchulgli. […] « Richolglianci » : none in questa, cioè in queste mura di Sancta Maria Novella, ma nella vera Sancta Maria Novella, nella purità, nella virginità, nella chastità. Ongnuno si richolgha in questo sancto tempo dell’Avento in queste sancte virtù58. [Ce soir l’apôtre glorieux monsieur saint Paul nous invite à nous recevoir les uns les autres, à nous recueillir. Mais je ne voudrais pas que tu entendes par là nous recueillir et nous retrouver ensemble, comme nous sommes en ce moment dans l’église de Santa Maria Novella, parce que peut-être, ou même certainement, tu trouverais dans ce rassemblement trop de confusion. […] « Recueillons-nous » : non pas dans cette église, c’est-à-dire dans les murs de Santa Maria Novella, mais dans la vraie Santa Maria Novella, dans la pureté, dans la virginité, dans la chasteté. Que chacun se recueille pendant ce saint temps de l’Avent dans ces saintes vertus].

21 De façon suggestive, le prédicateur conseille à son public d’accomplir le voyage mental qui lui permet de ne plus se rassembler dans une église terrestre – bien que belle et bien-aimée –, mais dans un édifice spirituel, où il n’y a pas les distractions caractéristiques d’une foule rassemblée59. Bien que celui qui prêche doive tenir compte de ces difficultés objectives de réception, Dominici n’hésite pas à tenir un discours élevé, proche du mysticisme, en utilisant des citations de saint Paul et des citations tirées des Psaumes et en allant jusqu’à proposer une interprétation pseudo-dionysienne d’un fameux passage sapiential (Sap. 7, 26 Candor est enim lucis aeternae) : Et non è altro sancta Scriptura che uno razo, il quale procede da ’ddio. Sa’ tu che chosa è la sancta Scriptura ? Una scientia rivelata da Dio. È una biancheza della luce etterna, uno specchio, una imagine di Dio60. [Et la sainte Écriture n’est rien d’autre qu’un rayon, lequel descend de Dieu. Sais-tu ce qu’est la Sainte Écriture ? Une science révélée par Dieu. Elle est une blancheur de la lumière éternelle, un miroir, une image de Dieu].

22 Le style est simple et utilise le schéma « question et réponse » déjà vu auparavant, mais l’image de l’Écriture vue comme un rayon divin a été probablement tirée de la Mystica Theologia du chartreux Hugues de Balma, dont Dominici connaissait certainement la traduction en toscan rédigée par Domenico da Monticchiello en 1363. Dans la huitième lettre écrite en 1399 aux religieuses du Corpus Domini de Venise, il écrivait en effet : Mandovi per lo aportatore della presente, frate Geronimo da Firenze, la Mistica Teologia : leggetela bene : è in volgare61. [Je vous envoie par celui qui porte la présente lettre, frère Jérôme de Florence, la Théologie Mystique : lisez-la bien : elle est en langue vulgaire].

23 Bien que le style des lettres de direction spirituelle soit évidemment bien différent du style des reportationes – les premières ayant été écrites pour la méditation des religieuses alors que les deuxièmes étaient des témoins de la parole vivante adressés à un public laïc –, l’auteur n’hésite pas à proposer des thèmes spécifiquement mystiques à un auditoire de laïcs.

24 Par rapport au prédicateur du XIVe siècle, qui construisait tout son bâtiment exégétique sur la base d’un verset tiré de l’Évangile du jour, Dominici dirige souvent son attention vers les épîtres de saint Paul, les Psaumes ou d’autres lectures sapientiales ou prophétiques. Ce choix l’amène à développer un sermon moins

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structuré, mais tout de même convaincant parce qu’une autorité biblique en appelle une autre et toutes les deux, dans l’exégèse faite par le prédicateur, suggèrent des modèles de comportement. Son style oral ne compte pas seulement sur la répétition, mais aussi sur l’ellipse, sur la rapidité et sur la concision, comme il ressort d’un sermon sur le jugement dernier, où Giovanni Dominici affirme que le soleil est devenu si sombre che tu vedi il papa diventa come il soldato, fare guerra e battaglie, dato tucto a denari62. [que tu vois le pape devenu comme le soldat, qui mène guerre et batailles, entièrement consacré à l’argent].

25 Les invectives et les prophéties apocalyptiques marquent son style oratoire : cela explique aussi les réactions des auditeurs, comme il résulte d’une lettre, souvent citée, du notaire florentin Lapo Mazzei au marchand Francesco di Marco Datini63 : E dicovi che sì fatto sermone non udi’ mai, né si fatta predica. E di certo, gli amici di Dio pare ricomincino a montar su, a ispegnere questa vita de’ poltroni cherici e laici. E dee predicar qui la quaresima ; e viene da Vinegia, che tutto ’l mondo gli andava drieto. Pensate vi parrà udire uno de’ discepoli di san Francesco e rinascere. Tutti o piangevamo o stavamo stupefatti alla chiara verità che mostra altrui, come fa santa Brisida64. [Et je vous dis que je n’avais jamais écouté un tel sermon, ni un tel prêche. Et bien sûr il semble que les amis de Dieu recommencent à reprendre le dessus, à faire cesser cette vie des clercs et des laïcs poltrons. Et il doit prêcher ici pour le Carême ; et il vient de Venise, où tout le monde le suivait. Pensez qu’il vous semblera d’écouter l’un des disciples de saint François, et renaître. Nous pleurions tous ou étions étonnés de la claire vérité qu’il montre, comme le fait sainte Brigitte].

26 L’aspect politique devient plus important par rapport à la prédication du siècle précédent : le dimanche des Rameaux, Dominici s’élève contre les gouvernants florentins corrompus et il cite les Decretales à propos des neuf types de vol65. Ensuite, il fait parler le Christ à titre personnel en utilisant la formule du double impératif66 : Va’, paga et restituisci quello che tu non ài rubato per chi à rubato ! […] Va’, spargi il sangue tutto ! [Va, paie et rends ce que tu n’as pas volé pour ceux qui ont volé ! […] Va, verse tout ton sang !]

27 Tout comme Giordano da Pisa un siècle auparavant, il s’efforce de donner des explications linguistiques : le vendredi précédent le dimanche des Rameaux, il explique ce que signifie le mot « comune » : « Sa’ ch’è comune ? Non Piero, non Giovanni, non ghuelfo, non ghibellino, ma chomune » [Sais-tu que-ce que c’est la commune ? Elle n’est pas Pierre, ni Jean, ni guelfe, ni gibelin, mais elle est commune]67, tandis que, dans un sermon quadragésimal précédent, il donne l’explication de quelques termes latins d’un verset du prophète Joël : Sa’ tu quello che vuole dire fletu propriamente ? Flere è collo spirito dolere, è una perfetta contritione avere, per la quale t’induchi a mortifichare questa carne68. [Sais-tu ce que veut dire fletu proprement ? Flere c’est avoir mal dans l’esprit, c’est avoir une parfaite contrition, pour laquelle tu te résous à mortifier cette chair].

28 Ce sermon du soir fait partie d’une série : peu de temps auparavant le frère prêcheur avait rappelé à ses auditeurs le sermon du matin et peu après il fournit une anticipation du sermon du soir suivant pour inciter l’auditoire à revenir.

29 Le public auquel s’adresse Dominici est désormais habitué à l’activité des grands prédicateurs et il paraît plus actif que le public du siècle précédent : sa spiritualité n’est

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plus limitée à l’écoute des prêches, comme le démontre la conclusion du sermon prononcé le vingtième dimanche après la Pentecôte. Ici, en effet, Giovanni Dominici exhorte les analphabètes à apprendre les principales prières et les fondements de la foi chrétienne et il se préoccupe de donner des conseils de lecture à ceux qui sont capables de lire. Il invite en outre à se garder des livres qui peuvent pousser à l’erreur ou au péché, en démontrant ainsi que les gents lisaient de plus en plus et que la « culture de la voix » était en train de céder sa place à une culture de l’écriture.

NOTES

1. Voir la conclusion de la curatrice du volume The Sermon, éd. B. M. Kienzle, Turnhout, Brepols, 2000, (« Typologie des sources du Moyen Âge Occidental », 81-83), p. 963-83. 2. On pense au cas classique des Sermones super Cantica de saint Bernard ; toutefois cet auteur a produit aussi des textes de style oral, comme les Sermones diversi et les Sententiae, où l’on peut recueillir les caractéristiques du Bernard prêcheur qui s’adresse familièrement à ses moines : cf. l’introduction de J. Leclercq à San Bernardo, Sermoni diversi e vari, Milano, Scriptorium Claravallense – Fondazione di Studi Cistercensi, 2000, p. 3-25. 3. P. Zumthor, La lettre et la voix. De la « littérature » médiévale, Paris, Éditions du Seuil, 1987, en particulier le quatrième chapitre sur la voix de l’Église et, du même auteur, la synthèse qu’on lit dans « Una cultura della voce », Lo spazio letterario del Medioevo, 2. Il Medioevo volgare, Direttori P. Boitani, M. Mancini, A. Vàrvaro, vol. I, La produzione del testo, tomo I, Roma, Salerno Editrice, 1999, p. 117-46. 4. Cf. F. Dolbeau, Augustin et la prédication en Afrique. Recherches sur divers sermons authentiques apocryphes ou anonymes, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2005, p. 71-87 et, pour un exemple tiré du final inédit d’un sermon, p. 292-98. 5. E. Auerbach, Studi su Dante, Milano, Feltrinelli, 1992, p. 309-23. Cf. aussi C. Delcorno, « Schede su Dante e la retorica della predicazione », Miscellanea di studi danteschi in memoria di Silvio Pasquazi, Napoli, Federico & Ardia, 1993, vol. I, p. 301-12 et G. Ledda, La guerra della lingua. Ineffabilità, retorica e narrativa nella Commedia di Dante , Ravenna, Longo, 2002, chapitre IV (« Creare il lettore, creare l’autore : Dante poeta negli appelli al lettore »), p. 117-58. 6. Mais si l’on voit par exemple le cas examiné par Cécile Ricard, que je remercie pour sa lecture de mon article, on trouve beaucoup des signes d’oralité aussi en dehors des véritables sermons, ce qui signifie que la prose religieuse du Moyen Âge se sert en général des expédients typiques de sermons. Voir C. Ricard, « Le Miroir des Bonnes Femmes : possession d’un prêtre, d’un père ou d’une femme ? Quels usages pour les exempla non développés du texte ? », Die Predigt im Mittelalter zwischen Mündlichkeit, Bildlichkeit und Schriftlichkeit / La prédication médiévale entre oralité, visualité et écriture, Colloque International de Genève, 11-13 septembre 2008, projet de recherche « Oralité, Visualité, Ecriture » (Mübisch, Université de Genève, Faculté des Lettres) Actes sous presse. 7. Roberto Rusconi s’est arrêté plusieurs fois sur le problème central du rapport entre prêcheurs et public, en particulier : « Reportatio », Medioevo e Rinascimento, III, 1989, p. 7-36 et « La predicazione : parole in chiesa, parole in piazza », Lo spazio letterario del Medioevo, 1. Il Medioevo latino, éd. G. Cavallo, C. Leonardi, E. Menestò, vol. II, La circolazione del testo, Roma, Salerno Editrice, 1994, p. 571-603.

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8. Voir désormais E. Pasquini, Le botteghe della poesia. Studi sul Tre-Quattrocento italiano, Bologna, il Mulino, 1991, le chapitre IV, « Oralità bernardiniana », p. 201-44 et l’intervention de C. Delcorno, « La voix efficace du prédicateur. Les exempla de Bernardin de Sienne » au colloque Le pouvoir des mots au Moyen Âge (Lyon, 22-24 juin 2009), (actes sous presse). 9. Voir N. Bériou, « Les sermons latins après 1200 », The Sermon, op. cit., p. 363-447, en particulier les p. 382-86 sur le latin des sermons. 10. Au XIIIe siècle, l’auditoire détermine la langue dans laquelle l’on prêche. Il est certain qu’on prêchait aux laïcs en langue vulgaire même si la réélaboration écrite était en latin : voir A. Lecoy de la Marche, La chaire française au Moyen Âge, spécialement au XIIIe siècle, d’après les manuscrits contemporains, Genève, Slatkine Reprints, 1974 (Réimpression de l’édition de Paris, 1886), deuxième partie, chapitre II, De la langue usitée dans la chaire, p. 233-69. Voir maintenant F. Morenzoni, « Les prédicateurs et leurs langues à la fin du Moyen Âge », Zwischen Babel und Pfingsten. Sprachdifferenzen und Gesprächsverständigung in der Vormoderne (8.-16. Jahrhundert) / Entre Babel et Pentecôte. Différences linguistiques et communication orale avant la modernité (VIIIe-XVIe siècle), éd. P. von Moos, Zürich-Berlin, LIT, 2008, p. 501-17. 11. Cf. C. A. Robson, Maurice of Sully and the Medieval Vernacular Homily, with the Text of Maurice’s French Homilies from a Sens Cathedral Chapter ms., Oxford, Basil Blackwell, 1952 et la référence classique M. Zink, La prédication en langue romane avant 1300, Paris, Champion, 1982. 12. M. Banniard, Viva voce. Communication écrite et communication orale du IVe au IX e siècle en Occident latin, Paris, Institut des Études Augustiniennes, 1992, p. 32-49 et 369-422. 13. C. Delcorno, « Medieval Preaching in Italy (1200-1500) », The Sermon, op. cit., p. 449-560 , à la p. 493, et voir aussi du même auteur « La predicazione », Lo spazio letterario del Medioevo, 2. Il Medioevo volgare, op. cit., vol. II, La circolazione del testo, Roma, Salerno editrice, 2002, p. 405-31, en particulier pour le rapport oralité-écriture p. 416-23. 14. Cf. C. Delcorno, « La lingua dei predicatori. Tra latino e volgare », La predicazione dei frati dalla metà del ’200 alla fine del ’300. Atti del XXII Convegno internazionale (Assisi, 13-15 ottobre 1994), Spoleto, Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 1995, p. 19-46. 15. Cf. Les sermons et la visite pastorale de Federico Visconti archêveque de Pise (1253-1277), sous la direction de N. Bériou, Édition critique par N. Bériou et I. le Masne de Chermont avec la collaboration de P. Bourgain et M. Innocenti. Avant-propos de A. Vauchez et E. Cristiani, Rome, École française, 2001, sermo II In Synodo Pentecosten, § 21, p. 357-58. 16. Cf. P. Bourgain, « La langue de Federico Visconti », Les sermons et la visite pastorale, op. cit. ,p. 1085-1094 et Le latin médiéval, par P. Bourgain avec la collaboration de M.-C. Hubert, Turnhout, Brepols, 2005, p. 275-279, où est publié le sermon 46 de Federico Visconti avec la traduction française en regard. 17. L’emploi de l’image de la diffraction lumineuse pour exemplifier l’effet du descente du Saint Esprit dans les fidèles a donc une longue tradition, qui arrive en Italie jusqu’à la Pentecoste d’Alessandro Manzoni (1822). 18. Les sermons et la visite pastorale, op. cit., sermon XXXVII In die Pentecosten, § 13, p. 613-614. 19. Cf. M. Corti, « Dante e la torre di Babele : una nuova “allegoria in factis” », Il viaggio testuale, Torino, Einaudi, 1978, chap. V, p. 243-256 et P. Zumthor, Babele ou l’inachèvement, Paris, Éditions du Seuil, 1997. Dans le Speculum humanae salvationis les deux épisodes sont mis en parallèle et exemplifiés par des enluminures associées : voir C. Frugoni – F. Manzari, Immagini di san Francesco in uno Speculum humanae salvationis del Trecento, Roma, Editrici Francescane, 2006, p. 266 et 364. 20. Cf. C. Delcorno, Giordano da Pisa e l’antica predicazione volgare, Firenze, Olschki, 1975, p. 37-43 ; V. Coletti, Parole dal pulpito. Chiesa e movimenti religiosi tra latino e volgare nell’Italia del Medioevo e del Rinascimento, Casale Monferrato, Marietti, 1983, p. 65-71 (voir la traduction française L’éloquence de la chaire : victoires et défaites du latin entre Moyen Âge et Renaissance, Paris, Cerf, 1987). 21. Cf. C. Delcorno, « La diffrazione del testo omiletico. Osservazioni sulle doppie reportationes delle prediche bernardiniane », Lettere Italiane XXXVIII, 1986, p. 457-77.

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22. Cf. Giordano da Pisa, Quaresimale fiorentino 1305-1306, éd. C. Delcorno, Firenze, Sansoni, 1974, p. LXXII-CXXXIV ; D. Franceschini, « Le due redazioni delle prediche di Giordano da Pisa sul Capitolo 1° del Genesi », Memorie Domenicane n.s. 33, 2002, p. 131-74 et Giordano da Pisa, Avventuale fiorentino 1304, éd. S. Serventi, Bologna, Il Mulino, 2006 (dorénavant AF), p. 31-54. Pour ce qui concerne les dates, nous rappelons qu’à Florence on employait le style ab incarnatione, qui fixe le début de l’année au 25 mars, jour de l’Annonciation. 23. Voir à ce propos Eliana Corbari, « “Et sono molto meglio le femine che gli omini” : Giordano da Pisa preaching on Catherine of Alexandria », Medieval Sermon Studies, 51, 2007, p. 9-21. 24. Cf. B. Terracini, Lingua libera e libertà linguistica, Torino, Einaudi, 1963, p. 114-19. 25. Humberti de Romanis Opera de vita regulari, ed. F. J. J. Bertier, Romae, Befani, 1889, t. II, p. 380 (De eruditione praedicatorum, parte I, cap. IV, De acceptibilitate coram Deo) : « Deinde ad sciendum quantum acceptum sit istud officium coram Deo, notandum quod praedicatio est quasi quidam cantus […] Iste autem cantus est adeo coram Deo acceptus, sicut etiam in curiis magnates solent in cantibus joculatorum delectari » [Donc, pour savoir comme cette charge plaît à Dieu, il faut noter que la prédication est presque comme un chant […] Ce chant par suite plaît à Dieu, aussi bien que les seigneurs dans les cours, qui ont l’habitude de s’amuser des chants des jongleurs].Ce passage était déjà mis en relief par Carlo Delcorno dans « Professionisti della parola : predicatori, giullari, concionatori », Tra storia e simbolo. Studi dedicati a Ezio Raimondi dai Direttori, Redattori e dall’Editore di Lettere Italiane, Firenze, Olschki, 1994, p. 1-21, à la p. 10 et note 35. L’article est maintenant réimprimé dans C. Delcorno, « Quasi quidam cantus ». Studi sulla predicazione medievale, éd. G. Baffetti, G. Forni, S. Serventi, O. Visani, Firenze, Olschki, 2009, p. 3-21. 26. Prediche del beato fra Giordano da Rivalto dell’ordine dei predicatori recitate in Firenze dal MCCCIII al MCCCVI ed ora per la prima volta pubblicate, éd. D. Moreni, Firenze, per il Magheri, 1831 (désormais Moreni), tomo I, p. 257. 27. Voir Moreni I, p. 224 (dimanche 4 aôut 1303) et Prediche del beato Giordano da Rivalto dell’Ordine dei Predicatori, in Firenze, nella stamperia di Pietro Gaetano Viviani, éd. D. M. Manni, partie II, Quaresimale di fra Giordano per la mattina fatto l’anno MCCCIV (traité sur le Credo), p. 304. 28. Sur la conception du rôle du jongleur au bas Moyen Âge, voir C. Casagrande e S. Vecchio, « L’interdizione del giullare nel vocabolario clericale del XII e XIII secolo », Il teatro medievale, éd. J. Drumbl, Bologna, il Mulino, 1989, p. 317-368, en particulier les p. 349-52 sur la « stratégie dominicaine » ; cf. aussi La scena assente. Realtà e leggenda sul teatro nel Medioevo, éd. F. Mosetti Casaretto, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2006. 29. Giordano da Pisa, Quaresimale fiorentino, op. cit., sermon XV, p. 75. 30. Humberti de Romanis Opera cit., t. II, p. 402. 31. Voir C. Delcorno, « Il “parlato” dei predicatori. Osservazioni sulla sintassi di Giordano da Pisa », Lettere Italiane LII, 2000, p. 3-50. La riche exemplification de Delcorno est relative aux premièrs 45 sermons du Quaresimale fiorentino 1305-1306. Je reprends plusieurs des définitions techniques de cet article. 32. Cf. C. Buridant, « Les proverbes et la prédication au Moyen Âge. De l’utilisation des proverbes vulgaires dans les sermons », Richesse du proverbe. vol. I Le proverbe au Moyen Âge. Études réunies par F. Suard et C. Buridant, Université de Lille III, 1984, p. 23-54. Voir aussi maintenant M. A. Polo de Beaulieu et J. Berlioz, « “Car qui a le vilain, a la proie”. Les proverbes dans les recueils d’ exempla (XIIIe-XIVe siècle) » et F. Morenzoni, « Les proverbes dans la prédication du XIIIe siècle », Tradition des proverbes et des exempla dans l’Occident médiéval / Die Tradition der Sprichwörter und exempla im Mittelalter, Colloque Fribourgeois 2007 / Freiburger Colloquium 2007, hrsg. von H. O. Bizzarri und M. Rohde, Berlin-New York, de Gruyter, 2009, respectivement aux p. 25-65 et 131-49. Je dois à la gentillesse d’Hugo Bizzarri la lecture de ces articles encore sous presse. 33. Cf. AF, predica XIII, p. 206 et C. Roccaro, « La “scrittura” dei sermoni latini : struttura e tecnica compositiva fra enunciazioni teoriche ed applicazione pratica », La predicazione dei frati,cit., p. 229-65, à p. 254 et note 46.

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34. AF, sermon XX, p. 300 et p. 301 pour le proverbe cité ci-dessus. 35. Cf. N. Bériou, L’avènement des maîtres de la Parole : la prédication à Paris au XIIIe siècle, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1998, vol. I, p. 569. Voir en particulier les observations sur l’usage du latin et de la langue vulgaire par Raoul de Châteauroux aux p. 231-238. 36. AF, sermon IV, p. 98-99. 37. Je me rapporte au fameux passage du De eruditione praedicatorum où le maître de l’Ordre des frères prêcheurs note : Audivi quod Innocentius papa, sub quo celebratum est Concilium Lateranense, vir magnae litteraturae, cum semel praedicaret in festo Magdalenae, habuit juxta se quemdam tenentem homiliam Gregorii de festo illo, et verbo ad verbum dicebat in vulgari quod scriptum erat ibi in latino [J’entendis que le pape Innocent, sous lequel a été célébré le Concile du Latran, homme de grande culture, une fois, en prêchant pour la fête de la Madeleine, avait à côté de lui quelqu’un qui tenait l’homélie de Grégoire pour celle fête, et il traduisait mot à mot en langue vulgaire ce qu’il y avait écrit en latin] (cf. Humberti de Romanis Opera cit., t. II, p. 397). 38. Gregorius Magnus, Homiliae XL in Evangelia, cura et studio R. Étaix, Turnhout, Brepols, 1999, CCSL 141 (PL 76, col. 1093), hom. V, Habita ad populum in basilica beati Andreae apostoli, in die natalis eius, Lectio S. Ev. sec. Matt. IV, 18-22, cap. 2, p. 34 : Sed fortasse aliquis tacitis sibi cogitationibus dicat : Ad vocem dominicam uterque iste piscator quid aut quantum dimisit, qui pene nihil habuit ? Sed in hac re, fratres charissimi, affectum debemus potius pensare quam censum. Multum reliquit qui sibi nihil retinuit, multum reliquit qui, quantumlibet parum, totum deseruit […]. Multum ergo Petrus et Andreas dimisit, quando uterque etiam desideria habendi derelinquit. Multum dimisit, qui cum re possessa etiam concupiscentiis renuntiavit. [Mais peut-être quelqu’un pourrait penser en lui-même : En suivant l’appel du Seigneur, qu’est que ou combien les deux pêcheurs laissèrent, ils qui n’avaient rien ? Mais dans cette circonstance, mes chers frères, nous devons penser à l’affection plutôt qu’aux biens. Laissa beaucoup celui qui ne tint rien pour lui, laissa beaucoup celui qui, bien que peu de chose, abandonna tout […]. Pierre et André laissèrent donc beaucoup, alors que tous les deux abandonnèrent le désir même de posséder. Laissa beaucoup celui qui, avec les biens, renonça aux désirs mêmes]. 39. AF, sermon XXV, p. 349. C’est moi qui souligne. 40. AF, sermon XXV, p. 349-50. 41. Un cas exemplaire de ce type est celui des quatre sermons prononcés le mardi 2 février 1304, pour la fête de la Purification de la Vierge, qui sont tous conservés : voir AF, sermons XLI-XLIV, p. 553-601, en particulier p. 600, où Giordano résume ce qu’il a dit dans le cours de ce bref cycle marial. 42. Voir AF, sermon XXXV, p. 492 : « Disse frate Giordano : non mi pensava di predicarvi ciò, ma d’altro, ma quando è piaciuto a llei [la Vergine Maria], ch’io sia così scorso in questa, Dio n’abbia gratia, che pur questa è essuta una buona predica. Ma pur un poco vo’ dire di quello ch’avea proposto di dire ». [Frère Giordano dit : je ne pensais pas de vous prêcher ça, mais autre chose, mais puisque la Vierge a aimé bien que je sois ainsi passé à ce sujet, rendons grâce à Dieu, que ce sermon-ci aussi a été bon. Mais au moins un peu je veux dire ce que j’avais l’intention de dire]. 43. Cf. N. Bériou, « Les sermons latins », art. cit., p. 370-82. 44. AF, sermons XLV et XLVI, p. 605, 615, 618-619, 623. 45. Cf. M. G. Muzzarelli, Pescatori di uomini. Predicatori e piazze alla fine del Medioevo, Bologna, il Mulino, 2005, p. 35-52. 46. AF, sermon XXVI, p. 365-66. 47. Voir, par exemple, AF, sermon XI, p. 184-85. 48. AF, sermon VIII, p. 142 ; sermon XII, p. 203. 49. AF, sermon XV, p. 249-50. 50. Par un exemple voir AF, sermon VII, p. 131.

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51. AF, sermon XXXI, p. 439 : comme on peut le voir dans l’apparat critique de l’édition moderne, le manuscrit d’Oxford (O) remplace « mena» par « materia », se montrant ainsi plus respectueux du lecteur dominicain. 52. AF, sermon XXXIV, p. 474. 53. Cf. C. Delcorno, « Medieval Preaching in Italy », art. cit., p. 481-482. Sur la tradition manuscrite des œuvres de cet auteur voir désormais Giovanni Dominici da Firenze. Catalogo delle opere e dei manoscritti, éd. M. M. M. Romano, Firenze, Sismel, 2009. 54. Voir G. Di Agresti, « Il Dominici e l’Umanesimo : problema non risolto », Memorie Domenicane, n. s., 1, 1970, p. 49-199, les p. 69-92. 55. Je me réfère respectivement aux définitions données par Nicole Bériou (voir L’avènement, op. cit.)et par Roberto Rusconi (« La predicazione », art. cit.). 56. Cf. N. Ben-Aryeh-Debby, Renaissance Florence in the Rhetoric of two Popular Preachers. Giovanni Dominici (1356-1419) and Bernardino da Siena (1380-1444), Turnhout, Brepols, 2001, en particulier les p. 52-55. Les citations des sermons de Dominici sont tirées de l’appendice qui suit cette étude aux pages 219-312, avec un choix de dix sermons extraits du manuscrit Riccardiano 1301 de la Biblioteca Riccardiana de Florence (désormais cité Appendix). 57. Appendix, sermon 3, p. 226 et 228. 58. Appendix, sermon 4, p. 231. 59. Dominici semble faire ici particulièrement allusion aux rencontres entre hommes et femmes qui avaient lieu dans l’église à l’occasion des sermons. Dans le sermon 41 pour les saints Innocents, il accuse explicitement les belles filles qui allaient à l’église seulement pour être vues et il menace de ne plus prêcher « se queste vaghegine e vaghegiatori non mutono modi » [si ces coquettes et ces damoiseaux ne changent pas leurs manières] (Appendix, p. 300). Ce n’est pas un thème nouveau. Même Giordano condamne les femmes qui se présentaient à la confession ou au prêche chargées d’ornements (voir par exemple le sermon LI du 21 octobre 1304, dans Moreni, t. II, p. 135-36). 60. Appendix, p. 232. Cette citation est rappelée par Carlo Delcorno dans l’introduction à Sotto il cielo delle scritture. Bibbia, retorica e letteratura religiosa (secc. XIII-XVI), éd. C. Delcorno e G. Baffetti, Firenze, Olschki, 2009, p. V. Sur le fameux passage sapiential, repris entre autres par Dante, voir M. Ariani, « “Metafore assolute” : emanazionismo e sinestesie della luce fluente », La metafora in Dante, éd. M. Ariani, Firenze, Olschki, 2009, p. 193-219, les p. 201-02 et note 38. 61. Cf. Giovanni Dominici, Lettere spirituali, éd. M. T. Casella e G. Pozzi, Friburgo, Edizioni universitarie, 1969, p. 97. 62. Voir A. Galletti, « Una raccolta di prediche volgari inedite del cardinale Giovanni Dominici », Miscellanea di studi critici pubblicati in onore di Guido Mazzoni, Firenze, Tipografia Galileiana, 1907, vol. I, p. 253-78, sermon XXXIII (Florence, Biblioteca Riccardiana, ms. 1301, fol. 98v-99v), p. 265. 63. Voir A. Galletti, art. cit., p. 256 et R. Rusconi, L’attesa della fine. Crisi della società, profezia ed Apocalisse in Italia al tempo del grande scisma d’Occidente (1378-1417), Roma, Istituto Storico per il Medio Evo, 1979, chapitre 3, § 2, p. 101-11. 64. Lettere d’un notaro a un mercante del sec. XIV, per cura di C. Guasti, Firenze, Le Monnier, 1880, vol. I, p. 227-28. 65. Le texte juridique devait être très familier au prédicateur et à son auditoire, du fait qu’il est cité dans deux autres entre les sermons publiés par Ben-Aryeh-Debby : cf. p. 257 et 273. En traitant des sermons en langue vulgaire de Dominici, Di Agresti spécifique que « i discorsi sulle Decretali vennero tenuti di sera e sono regolarmente intercalati da quelli tenuti la mattina, ma su argomento diverso » (G. Di Agresti, art. cit., p. 158-164 sur les sermons en langue vulgaire, cit. à p. 159). 66. Appendix, sermon 6, p. 241-42. 67. Appendix, sermon 30, p. 289. 68. Appendix, sermon 13, p. 248.

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RÉSUMÉS

La prédication est une performance dont le texte écrit n’est qu’un reflet inexact. Par rapport aux autres genres littéraires de l’époque, les indices d’oralité que l’on peut repérer dans la prédication médiévale sont nombreux. Cet article se concentre sur l’extraordinaire témoignage que représentent les reportationes des sermons prononcés par Giordano da Pisa au début du XIVe siècle et par un autre frère prêcheur, Giovanni Dominici, qui prêchait dans l’église de Santa Maria Novella, à Florence, entre 1400 et 1406. À partir de ces témoignages de l’école dominicaine, on peut étudier la manière dont le prédicateur peut s’assimiler au jongleur : tous les deux sont en effet des acteurs capables de se servir des mots et des gestes pour attirer l’attention du public. De maîtres de la parole, les prédicateurs se transforment ainsi en « vedettes » de la parole, au point de susciter ou à tel point qu’ils suscitent ? l’admiration étonnée des notaires et des marchands.

Preaching is a performance and the written text is only an imperfect reflection of this. Yet, medieval sermons show many signs of oral language, more than other contemporary literary genres. This article concentrates on the extraordinary evidence provided by the reportationes of sermons preached by Giordano da Pisa at the beginning of the fourteenth century and of another Dominican, Giovanni Dominici, who preached in the church of Santa Maria Novella in Florence between 1400 and 1406. On the basis of this evidence from the Dominican school, it is possible to examine the way in which the preachers may be compared to the jongleur, the teller of tales: both are in fact actors able to use words and gestures in order to hold the attention of an audience. From masters of the word, preachers gradually change into “stars” of the word who can leave even notaries and merchants absolutely spell-bound.

AUTEUR

SILVIA SERVENTI Università di Bologna

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Études christiniennes

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Thisbé dans la Cité des Dames

Christopher Lucken

1 L’histoire « De Thisbé » est une des pierres de la Cité des Dames1. Ce Livre, on le sait, n’est pas seulement un compendium de textes biographiques destiné à conserver la mémoire des « nobles et tresgrans fais des femmes » – serait-ce « en la grande loenge du sexe feminin et ou solas des amys d’icelui », comme c’est le cas du De claris mulieribus de Boccace (1362), traduit en français vers 1401 sous le titre Des cleres et nobles femmes et une des principales sources de Christine de Pizan2. C’est avant tout une Cité fortifiée permettant aux « dames et toutes vaillans femmes », qui « ont par si lonctemps esté delaissees, descloses comme champ sanz haye, sanz trouver champion aucun qui pour leur deffence comparust souffisemment », de bénéficier d’« aucun retrait et closture de deffence contre tant de divers assaillans » qui n’ont eu de cesse de leur faire la guerre (p. 54) : soit tous ces « hommes, clercs et autres », qui « ont esté et sont si enclins a dire de bouche et en leurs traictiez et escrips tant de deableries et de vituperes de femmes et de leurs condicions » (p. 42), depuis les « poetes » et « les tres plus grans philosophes qui ayent esté » (p. 48), jusqu’à ce Matheolus dont le « livre estrange » est arrivé par « aventure » dans la bibliothèque de Christine (p. 40), en passant par Ovide (p. 74) et Jean de Meun, dont le Roman de la Rose incarne le discours misogyne par excellence (p. 48). Mais si les récits dont est composée la Cité des Dames sont autant de pierres destinées à protéger les femmes des médisances des hommes, seules les « dames de renommee et femmes dignes de loz » (p. 54), « preudefemmes de grant beauté et de grant auctorité » (p. 250), peuvent y trouver refuge, « car a celles ou vertue ne sera trouvee les murs de nostre cité seront forclos » (p. 54). Servant de témoignage et de preuve de la vertu des femmes afin de démontrer l’inanité des propos que les « mauvaises lengues » tiennent contre elles (p. 326), ces récits n’ont de valeur exemplaire que si leurs héroïnes respectent leur « propre condicion naturelle, qui doit estre simple, quoye et honneste » (p. 68). Comment pourraient-elles autrement servir de modèle ?

2 Racontée dans les Métamorphoses d’Ovide3, traduite en français au milieu du XIIe siècle4 et largement diffusée tout au long du Moyen Âge5, l’histoire « De Thisbé » est-elle même, cependant, de contribuer à la défense des femmes ? Son héroïne peut-elle être considérée comme une « preudefemme » respectant sa « condicion naturelle » et

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méritant par conséquent de se retrouver dans cette Cité afin d’être célébrée et imitée ? Certes, l’Ovide moralisé interprète Thisbé comme « l’amie au Creatour », soit comme l’âme humaine, et Pyrame comme une figure du Christ6. Mais leur histoire illustre le plus souvent l’issue fatale de la passion amoureuse. C’est pourquoi, dans Tristan et Isolde de Gottfried de Strasbourg, Tristan chante « le lai De la courtoise Thisbé de l’ancienne Babylone », qui ne sert pas seulement à donner une voix à Yseut, mais qui préfigure aussi l’union dans la mort qui attend les deux amants7. Saint Augustin condamne en revanche l’intérêt qu’on peut accorder à une telle histoire, qui ne fait qu’emporter le lecteur « loin de la philosophie » et « dresser, entre [lui] et la vérité, un mur plus monstrueux qu’entre [l]es amants », alors même que « la malédiction de cette sensualité hideuse et de ces embrasements empoisonnés » aboutissant au suicide des amants devrait nous en détourner8. La morale philosophique ou théologique ne saurait justifier en effet la « mortel ardour » d’un amour qui ne peut mener qu’à la mort, soit la pulsion suicidaire du désir amoureux qu’incarnent de manière exemplaire, au Moyen Âge, Pyrame et Thisbé9. Aussi l’Architrenius de Jean de Hauteville (deuxième moitié du XIIe siècle) se sert-il de leur histoire pour dénoncer les tentations de la luxure : tandis que les amants malheureux l’affectionnent, elle illustre les tours néfastes d’une Fortune auxquels ne peuvent échapper ceux qui s’abandonnent aux aléas de Vénus10. De même, les Integumenta Ovidii de Jean de Garlande (1234) interprètent la métamorphose sur laquelle s’achève ce récit comme le signe emblématique d’un amour suivi par la mort11. Dans le roman de Florimont de Aimon de Varennes (1188), le sage Flocart déconseille au héros qui s’apprête à céder à l’amour de ressembler par sa « folie » à Narcisse et à Pyrame, « mort per amor »12. Selon la Bible de Jehan Malkaraume (ca. 1300), les deux enfants périssent à cause de cette « folie » qu’est l’amour (comme risquent de le faire les prêtres qui, au « sautier » ou à « Salemon », préfèrent lire en « saumon », soit le poète de Sulmone, Ovide)13. Enfin, dans le Livre des Eschez amoureux moralisés d’Évrart de Conty (ca. 1390-1400), l’histoire de Pyrame et Thisbé est un des onze exemples de « foles amours » racontés par Diane, confirmant notamment « que la vie d’amours est de joye et de deul, et de bien et de mal, tousdiz entremellee et que la fin en est, come qu’il en voit de son commencement, voulentiers dolereuse »14.

3 La tradition « courtoise » elle-même peut être amenée à rejeter l’exemple de Pyrame et Thisbé. C’est le cas dans la Ballade d’amant recreü de Guillaume de Machaut, où l’amant justifie son renoncement à l’amour en se référant à ceux qui en sont morts, comme Pyrame et Thisbé, Tristan et Iseut ou la Châtelaine de Vergy15. Et dans le Dit dou bleu chevalier de Jean Froissart, le narrateur conseille à l’amant de ne pas ressembler à « Piramus, […] qui pour l’amour de Tisbé se murdri »16.

4 Pourtant, Pyrame et Thisbé offrent également le modèle d’un amour véritable, dont la constance et la force sont telles que rien ne peut s’y opposer ou y mettre fin. Pyrame et Thisbé s’achève d’ailleurs en affirme que cette dernière « Se demoustre veraie amie » (v. 886). L’interprétation de l’Ovide moralisé souligne à son tour la « loiauté » des deux enfants qui, en mourant, « se monstrent vrai amant » : « Qar li uns d’eulx ne vodroit estre / Ou paradis au roi celestre / Et li autres si fust ici, / Se il n’estoit avuecques lui » (v. 1153-57). Aussi, dans Le Chevalier de la Charrette, Chrétien de Troyes affirme que Lancelot « ama plus que Piramus / S’onques nus hom pot amer plus »17, tandis que, dans Amadas et Ydoine, Thisbé est citée parmi les femmes dont le sentiment n’a jamais été marqué par la tricherie ou la fausseté18. Dans le Jugement du roi de Navarre de Guillaume de Machaut, Doubtance décrit la mort de Thisbé afin de souligner sa « parfaite amours » et de démonter ainsi la sincérité qui habite les femmes19. Cette dernière est

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encore l’une des dix héroïnes dont Chaucer raconte la vie dans The Legend of Good Women (ou The Seintes Legende of Cupide) (ca. 1385), ouvrage écrit soit disant comme pénitence pour avoir traduit le Roman de la Rose et avoir relaté l’histoire de Troilus et Cressida dans laquelle cette dernière se montre inconstante, et qui est destiné du même coup à rendre compte de la fidélité dont les femmes s’avèrent capables en amour20.

5 Thisbé est également l’une des 106 cleres et nobles femmes de Boccace (chap. XIII). Mais ce dernier n’hésite pas à mêler des « choses legieres et moins graves […] avec les sainctes et graves choses » (p. 10), par exemple « Medee, Flore, Sempronie ou semblables a elles, desquelles l’engin fut moult grant, mais par aventure pernicieux », avec « Penelope, Lucrece, Sulpice », « matrones treschastes et vertueuses ». Boccace affirme en effet dans son prologue que son « entencion n’est mie ce nom de clareté prendre tant estroitement que tousjours signifie ou sonne en vertu » ; au contraire, précise-t-il, il veut le « prendre plus largement et traire en plus ample sens ». Il entend donc considérer les femmes comme « cleres et nobles » lorsqu’il aura simplement connaissance du fait qu’elles sont « pour quelconques grant fait congnues et renommees au monde » (p. 13).

6 Si Boccace ne réduit pas la renommée à la vertu et insère dans son anthologie des femmes illustres qui furent « pernicieuses », Christine de Pizan fonde au contraire la réputation de celles qu’elle retient sur leur moralité et en particulier sur leur chasteté. Aussi, tous les personnages féminins dont parlent Des cleres et nobles femmes ou les différents ouvrages connus de Christine ne se retrouvent pas nécessairement dans la Cité des Dames : si Médée (Livre I, chap. XXXII et LVI)21 et Sempronie sont présentes (Livre I, chap. XLII), il n’y a ni Flore, ni Ève (dont l’histoire constitue le chapitre initial Des cleres et nobles femmes et dont la création à partir de la côte d’Adam est pourtant rappelée dans la Cité des Dames : p. 78), ni Cléopâtre, ni des femmes connues pour leurs actions criminelles comme Athalie et Clytemnestre. D’autres femmes célèbres manquent à l’appel. Thisbé, qui ne semble guère se montrer vertueuse, « simple, quoye et honneste », lorsqu’elle désobéit à ses parents et franchit les murs de sa chambre où elle avait été enfermée afin de sortir « fors de la cité » et rejoindre son amant et son funeste destin (v. 550), ne devrait-elle pas plutôt faire partie de ces femmes « mauvaise[s] », « perverse[s] », « dissolues ou diffamees » (p. 68 et 250), auxquelles Christine interdit l’entrée de son édifice pour n’avoir pas su fuir, comme elle le demande instamment au terme de son ouvrage, « la fole amour » dont les « losangeurs » « admonnestent » les femmes (p. 500-02) ? L’exemple de Pyrame et Thisbé n’est-il pas utilisé par le chevalier du Débat des deux amans (ca. 1401), comme ce fut le cas chez Machaut et Froissart, afin de démontrer qu’on risque la mort « par trop amer » et qu’il vaut donc mieux s’en abstenir22 ?

7 L’histoire « De Thisbé » est racontée dans le deuxième livre de la Cité des Dames par Droiture (chap. LVII). Composée très certainement à partir de la version du XIIe siècle insérée dans l’Ovide moralisé et de la version contenue dans Des cleres et nobles femmes de Boccace, cette histoire fait partie d’une série de récits visant à démontrer que les femmes sont « loyalles en la vie amoureuse », placés après un ensemble d’histoires illustrant la constance des femmes dans le cadre du mariage. Ces récits servent à contredire les auteurs qui – comme Ovide et « son livre De l’art d’amours » – accusent les femmes qui, « quoy que elles promettent, y sont moult pou arrestees en un lieu et de pour d’amour et a merveilles faulses et faintes », « adfin de aviser les hommes de leurs cautelles pour mieulx les eschever, si comme du serpent mucié soubz l’erbe »

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(pp. 374-76). Susceptible de démentir une telle image des femmes, la figure de Thisbé rejoint l’usage qu’en font Amadas et Ydoine, Le Jugement du roi de Navarre et The Legend of Good Women.

8 Remarquant que Christine a déjà « traictié la matiere » en son « Epistre du dieu d’amours et es Epistres sus le Roman de la Rose » (p. 376), Droiture soutient que, si ces auteurs avaient voulu défendre le « bien commun ou publique en une cité », ils auraient dû prévenir les « femmes que elles se gardassent des agais des hommes comme ilz ont fait aux hommes que ilz se gardassent des femmes » (p. 376-78). Femmes et hommes doivent se défier des tromperies de l’autre sexe. Droiture entend néanmoins commencer par « prouver par exemple, par deduisant en tesmoing partie de celles qui jusques a la mort y ont perseveré », que les femmes ne sont pas « de si pou d’amour la ou leur cuer s’applique et que plus y font arrestees » que les hommes ne le disent (p. 378). Telle est la thèse que serviront à démontrer les histoires de Didon, Médée, Thisbé, Héro, Sigismonde (la fille de Tancrède) et Élisabeth23, auxquelles s’ajoutent cinq femmes dont l’histoire n’est pas racontée (soit, l’épouse de Guillaume de Roussillon, la « Dame du Fayel », la « Chastellaine de Vergi », « Yseult » et Déjanire). Ces onze femmes, « en tele fole amour surprises qui trop ont amé de grant amour sanz varier », au point d’en mourir, jouent un rôle analogue à celles dont Chaucer raconte l’histoire dans The Legend of Good Women et forment en quelque sorte, à l’intérieur de la Cité des Dames, une réécriture de cet ouvrage24.

9 À la différence de Chaucer, cependant, Droiture ne considère pas ces femmes comme des modèles de vertu. C’est pourquoi « ces piteux exemples […] ne doivent mie estre cause d’esmouvoir les courages des femmes de eulx ficher en celle mer tres perilleuse et dampnable de fole amour, car tousjours en est la fin a leur grant prejudice et grief en corps, en biens et en honneur et a l’ame » (p. 404). Si les différentes figures convoquées par Droiture témoignent de la constance des femmes, leur sentiment n’est que « fole amour » et leur loyauté ne peut que les mener à leur perte. Aussi, de même que les hommes sont invités à « eschever » les ruses féminines, les femmes doivent « eschever » les hommes « qui sanz cesser se traveillent d’elles decevoir » (p. 404). Ainsi que l’illustrent emblématiquement les cas de Didon et de Médée sur lesquels s’ouvre cette section, l’amour comme les hommes s’avère trompeur et doit être rejeté.

10 Malgré la condamnation de leur folie, ces femmes « loyalles en la vie amoureuse » font partie de la Cité des Dames. Christine de Pizan semble rejoindre Boccace qui, tout en valorisant « la leçon » qui doit donner envie à sa destinatrice d’« ensuir les beaux fais des femmes qui ont esté » et d’esmouvoir « en mieulx » son « noble courage », ne craint pas de réunir des exemples positifs et négatifs. Boccace lui demande explicitement de ne pas renoncer à sa lecture lorsqu’elle tombe sur des passages qui la choquent. Au lieu d’être heurtée par les « espines » des femmes vicieuses et quitter le « verger » des lettres, elle doit poursuivre son chemin afin d’y cueillir les fleurs qui « sont dignes de loenge et exemple des vertus » (p. 10). Suscitant tantôt l’éloge, tantôt le blâme, les différents récits Des cleres et nobles femmes invitent les lectrices à réaliser des « euvres dignes de gloire », ou à se détourner des « maleureuses et detestables choses ». La leçon qu’elles en tirent s’avère capable du même coup de restituer « la beauté et dignité qui semble estre ostee a ceste euvre par ce que en ce livre sont entremeslees aucunes choses de laidure et deshonnesteté ». C’est pourquoi Boccace estime nécessaire d’« inserer aux hystoires aucuns doulx et proffitables enseignemens de vertu et adjouster aussi aucuns aguillons, aucunes reprehensions en blasme et detestacions des

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vices » (p. 13-14). Le « prouffit espirituel » de ces histoires ne repose pas seulement sur la valeur de leurs héroïnes. La vertu n’est pas la propriété des femmes qui l’incarnent. Elle provient bien davantage de l’enseignement qui découle des récits dont elles sont les personnages.

11 Le projet de Christine de Pizan diffère de celui de Boccace. Plutôt que de retracer la biographie de femmes célèbres et en dégager une morale, elle regroupe des femmes qui sont en elles-mêmes de véritables modèles de vertus. Aussi le groupe auquel appartient Thisbé occupe-t-il une position ambivalente. S’il témoigne de la constance féminine, il illustre également une « fole amour » qui s’avère proscrite. Les femmes qui le composent méritent à la fois d’être intégrées dans la Cité de Dames et reléguées à l’extérieur25. Cette situation contradictoire est particulièrement sensible avec Didon et Médée. Christine partage en effet leur vie en deux, séparant leurs amours tragiques de leurs réalisations antérieures rapportées dans le premier livre par Raison (chap. XXXII et XLVI). Elle aurait pu reprendre également la version de l’histoire de Didon transmise par Des cleres et nobles femmes (chap. XLII), où cette dernière se suicide pour préserver sa chasteté, ou omettre tout simplement de raconter la fin de ces deux héroïnes (ce qu’elle fait en partie pour Médée). Tout en conservant les récits de leurs amours malheureux légués par la tradition afin d’illustrer la loyauté des femmes, elle engage toutefois ses lectrices à les rejeter pour ne retenir que la première partie de leur vie.

12 Il en est un peu de même avec Thisbé. Alors que Christine ne s’écarte guère de la tradition antérieure, les choix qu’elle effectue, certains infléchissements qu’elle apporte à cette histoire, mais aussi tout simplement le contexte dans lequel celle-ci se situe désormais, nous amènent à la lire ou à l’entendre à la façon dont écrivent les « poetes » quand ils parlent « en maniere de fable », c’est-à-dire « au contraire de ce que [leurs] diz demonstrent » : soit par « antifrasis », « si comme on diroit tel est mauvais, c’est a dire que il est bon, aussi a l’opposite » (p. 48). Elle incite en quelque sorte à réécrire cette histoire, à la dédoubler ou à la corriger afin qu’elle corresponde au projet qui gouverne la Cité des Dames : c’est ainsi que les lectrices peuvent être amenées à lui trouver une issue différente de celle qui unit Thisbé à son amant.

13 L’histoire De Thisbé contenue dans la Cité des Dames omet, dans la rubrique qui en constitue le titre, le nom de son amant. Ce n’est pas une nouveauté. Boccace l’intitule De Tisbé vierge (p. 46) et Chaucer Legenda Tesbe Babilonie, martiris (p. 634), sans oublier le titre du lai chanté par Tristan. Mais l’omission du nom du personnage masculin prend ici une valeur particulièrement significative. En renonçant au titre de Pyrame et Thisbé transmis par la tradition manuscrite de l’adaptation française du XIIe siècle, titre caractéristique du roman d’amour et plus particulièrement du récit idyllique, Christine de Pizan marque d’emblée la rupture qu’elle entend introduire au sein de leur relation. D’une part, elle privilégie l’un des deux amants par rapport à l’autre. D’autre part, alors que l’union que Thisbé forme avec Pyrame est au cœur de cette histoire, elle engage ses lectrices à l’en arracher. Elle s’efforce d’ailleurs d’atténuer leur nature gémellaire. Tandis que, dans Pyrame et Thisbé, les deux enfants sont « d’une biauté et d’uns samblans » (v. 6), qu’ils sont presque identiques et que leur couple forme ainsi une sorte d’unité, elle dit simplement qu’ils sont « sur tous autres beaulx et avenans ». Certes, Ovide écrit qu’ils sont « l’un le plus beau des jeunes gens, l’autre la plus admirée entre les filles de l’Orient » (v. 55-56). Mais en les comparant à d’autres, plutôt que de les rapprocher en les rapportant uniquement l’un à l’autre, Christine de Pizan semble vouloir atténuer une similitude qui pourrait légitimer leur alliance.

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14 La même tendance se retrouve au terme de l’histoire. Celle-ci s’achève, dans la Cité des Dames, par le suicide de Thisbé. Il n’est question ni de métamorphose ni de sépulture commune (si l’on excepte le « blanc cueuvrechef » de Thisbé maculé par le lion et l’union de Pyrame avec ce même « cueuvrechef » qu’il tient « embracié » au moment de mourir). Chez Ovide et dans Pyrame et Tisbé, cependant, Thisbé demande que les fruits du mûrier rougis par le sang de Pyrame se transforment en signes d’amour et de mort, « pour attester que deux amants t’arrosèrent de leur sang » (v. 161). Elle prie en outre son père et celui de son ami qu’ils accordent « que ceux qu’un amour fidèle et leur dernière heure ont unis l’un à l’autre reposent dans le même tombeau » (v. 156-57). Cette double requête lui sera accordée. C’est pourquoi le fruit du mûrier, « parvenu à sa maturité, prend une couleur noirâtre et ce qui reste de leurs bûchers repose dans la même urne » (v. 165-66). Si Boccace ne parle lui non plus ni de métamorphose ni de sépulture, il achève son récit en affirmant que « l’envieuse fortune n’a point souffert » que les amants soient « joings et unis en amour plaisant », mais qu’elle « n’a peu deffendre que le maleureux sang d’eulx n’ait esté meslé ensemble » (p. 48-49). Quant à Chaucer, s’il omet la métamorphose des mûres, il termine son récit avec la prière de Thisbé qui demande en particulier d’être couchée dans le même tombeau que Pyrame (v. 903).

15 Ce n’est pas un tombeau lui permettant de rester unie pour toujours à son amant que Christine de Pizan offre à Thisbé en réponse à son suicide, mais la Cité des Dames. Cette dernière demeure implique du même coup de renoncer au monument funéraire édifié à la mémoire de cet amour que la mort elle-même n’aura pu empêcher. Alors que la plupart des récits relatant les aventures de Pyrame et Thisbé sont en quelque sorte les prolongements de l’urne commune – « una […] urna » – qui a fini par les réunir pour l’éternité, la Cité des Dames réintroduit en quelque sorte la paroi de pierre qui fut élevée par leurs parents afin de les maintenir séparés. Ils n’auront plus en commun, désormais, qu’une muraille (cf. v. 66).

16 La chambre, gardée par « une chamberiere » (v. 89), dans laquelle Thisbé fut enfermée par sa mère qui avait appris par un serviteur les sentiments qu’éprouvaient les deux enfants, est un des modèles du château de Jalousie du Roman de la Rose26. Le « noviau mur » élevé afin d’y « clorre les rosiers » (v. 3608-09) et y emprisonner Bel Accueil, empêchant l’amant de rejoindre l’objet de son désir, peut être comparé en effet au « mur jaloux » (v. 73), « aspres et durs » (v. 439), qui s’oppose à l’amour de Pyrame et Thisbé. Danger s’étant endormi, Honte le réveille pour qu’il bouche « touz les pertuis » de la « haie » entourant les rosiers (v. 3691). Danger s’engage alors à « garder » (v. 3737) et à « deffendre » (v. 3747) l’enclos dans lequel se trouve Bel Accueil. Après avoir cherché si le mur du jardin de Deduit ne comportait pas quelque « huis », « eschiele » ou « pertuis » (v. 511-12), l’amant était parvenu à y pénétrer par un « huisselet » (v. 516). Avec l’aide de Bel Accueil, il avait réussi à passer la « haie » dans lequel étaient « clos tout entour » les rosiers qu’il avait vus par l’intermédiaire du miroir de Narcisse (v. 1615). Il ne doit pas franchir à nouveau cette haie. Un bâton à la main, Danger s’en va, « cherchant par le porpris / S’i trovera santier ne trace / Ne pertuis qui a bouchier ne face. / Des or est mout changiez li vers… » (v. 3756-59).

17 Guillaume de Lorris semble se souvenir de la découverte de Thisbé. Après que Pyrame eut prié Vénus de lui donner la possibilité de parler à son amie, Amour permit à cette dernière de trouver une « crevace » dans la « parois » qui la séparait de son ami (v. 310-11). C’est grâce à ce « pertus » (v. 317), que Thisbé révèle à Pyrame en y faisant

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passer le « pendant de sa çainture » (v. 320), que les deux enfants parviendront à se parler et à se fixer rendez-vous près d’une fontaine, « hors de la cité ». Né en quelque sorte de l’amour des amants et de l’espoir de se retrouver, ce « pertuis » apparaît comme un passage s’ouvrant à leurs prières par lequel ils peuvent traverser le mur qui les divise afin de s’unir et satisfaire leur désir (cf. v. 438-51).

18 De même qu’un oiseau enfermé dans une cage s’efforce de trouver une « fenestre » ou un « pertuis » par lequel s’envoler (v. 13961), de même « toutes fames / Soient demoiseles ou dames / De quelconques condicion, / Ont naturel entencion / Qu’el cercheroient volentiers / Par quels chemins, par quels sentiers, / A franchise venir porroient, / Car touz jourz avoir la vorroient » (v. 13963-69). C’est la Vieille qui s’exprime ainsi dans le Roman de la Rose. Elle non plus n’a pas oublié l’exemple de Thisbé. Mais comment franchir le mur du château de Jalousie autrement qu’en songe, si l’on ne peut s’introduire trois fois par semaine dans les maisons comme les enfants de dame Abonde, « par les fendaces, / Par chatieres et par crevaces », sans craindre « ne cles ne barres » (v. 18438-40) ? On connaît la solution de Jean de Meun. Vénus lance pour commencer un « brandon » à travers une « petitete archiere » dissimulée dans la tour du château (v. 20791 et 20796). Devenu la proie des flammes, cet édifice est incapable désormais d’opposer la moindre résistance. L’amant n’a plus qu’à mettre son « bourdon […] en l’archiere » (v. 21609) pour cueillir la rose tant désirée.

19 De même que la Cité de Dieu est élevée par saint Augustin sur les décombres de la ville de Rome détruite par les invasions barbares, la Cité des Dames est composée en réponse à l’incendie qui s’est emparé du château de Jalousie. S’inscrivant dans le prolongement du Débat sur le Roman de la Rose, cette œuvre est une reconstruction de l’édifice détruit par Jean de Meun27. Contrairement au château dans lequel Jalousie crut pouvoir enfermer ses roses pour qu’elles restent closes à jamais (cf. v. 3610), la Cité des Dames doit permettre aux « excellens dames de grant gloire et renommee, qui en ceste cité seront herbergees », d’y demeurer « a perpetutité » (p. 218), à l’abri des hommes comme de l’amour qu’ils suscitent. Elle diffère également du royaume des Amazones qui, bien qu’il ait duré huit siècles, a fini par être détruit (Livre I, chap. XVI-XIX). Ce « nouvel royaume de Femenie » paraît bien plus « digne que cellui de jadis, car ne convendra aux dames ycy hebergees aler hors de leur terre pour concevoir ne enfanter nouvelles heritieres pour maintenir leur possession par divers aages de ligne en ligne, car assez souffira pour tousjours, mais de celles que ores y mettrons » (p. 250). La Cité des Dames ne dépend pas de la reproduction sexuelle pour recevoir de nouvelles habitantes. Serait-elle réduite à assurer une descendance, la sexualité provoque une faille ouvrant la femme sur l’extérieur. La poussant à sortir de chez elle ou à laisser passer des forces ennemies, l’amour ne peut que briser la clôture qui protège son intégrité.

20 À l’écriture masculine de Nature forgeant sans cesse de « singulieres pieces / Pour continuer les espieces » (v. 15901-02), prônée par le Roman de la Rose, s’oppose dès lors le livre que les hommes furent incapables d’écrire et que Raison propose à Christine de réaliser en composant la Cité des Dames. Plutôt que d’emprunter le marteau du forgeron employé par Genius, Christine utilise la « pioche d’inquisicion » et celle de l’« entendement » (p. 66 et 64), ainsi que les différents « outilz » nécessaires aux métiers du bâtiment (p. 218), afin de « fuyr » le « Champ des Escriptures » (p. 64) et y ériger sa Cité28. Au lieu de répondre à Nature, l’écriture est chargée désormais de faire œuvre d’édification, soit d’édifier un mur – à la fois moral et physique – entre les

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femmes et les hommes. Il ne saurait être question « d’esmouvoir les courages des femmes » et les inciter à le franchir et à se ficher « en celle mer tres perilleuse et dampnable de fole amour », comme a pu le faire le « romant » « d’amors » narrant l’« aventure » de « Piramus et Tybé » que lisent Floris et Lyriopé dans le récit de qui porte leur nom (milieu du XIIIe siècle)29.

21 Bien que sa mère l’eut enfermée dans chambre comme dans une « prison », Thisbé parvint à en sortir – « si que Fortune le volt ». Alors qu’elle regardait « toute esplouree, seule en sa chambre, la paroy qui estoit moyenne entre les .II. palais, en disant piteusement : “Ha ! paroi de pierre dure qui feis la decevrance de mon amy et moy, se il avoit en toy aucune pitié, tu fendroies affin que je peusse veoir cellui que je tant desire” », elle « vit d’aventure en un quignet la paroit crevee par ou la lueur de l’autre part appercevoit. Adonc elle fuy a la creveure et a tout le mordant de sa çainture (car autre outil n’avoit) crut aucunement le pertuis tant que le mordant fichia tout oultre affin que Piramus le peust appercevoir. Laquelle chose advint et comme par celle enseigne les .II. amans moult souvent s’assemblassent a parler ensemble au dit pertuis ou leur piteux complains faisoient » (p. 384). Tandis que le poème de Pyrame et Thisbé introduit un long dialogue amoureux aux tonalités lyriques traversant le mur grâce au « pertuis », Christine de Pizan se contente de mentionner son existence. Elle compensera d’une certaine façon cette omission en écrivant les Cent ballades d’amant et de dame (ca. 1409). Mais le dialogue que tisse ce recueil poétique s’achève sur une rupture plutôt que sur une alliance et scelle à son tour l’échec de la complainte amoureuse30. Comme Thisbé, la dame finit par mourir. Mais elle meurt seule en accusant l’amant de l’avoir trahie.

22 Le destin de Thisbé dans la Cité des Dames semble également dû à une trahison de l’amant. Celle-ci est suggérée tout d’abord par des éléments qui mettent en cause l’égalité de leur amour. Tandis qu’Ovide (suivi par Boccace et Chaucer) affirme que la fente dans le mur a été découverte par les deux « jeunes amants » (v. 68), Christine de Pizan attribue cette trouvaille à la seule Thisbé. Certes, Pyrame et Tisbé l’assigne également à la jeune fille. Dans ce texte, toutefois, cette découverte y apparaît comme la conséquence de la prière que Pyrame avait précédemment adressée à Vénus. Christine affirme en outre que Thisbé « plus amoit » que le jeune homme, car elle fut « la premiere venue » à la fontaine où ils s’étaient donné rendez-vous lorsque, « contrains par trop grant amour », les deux enfants « prirent complot de eulx embler de leurs parens par nuit en recelle et de eulx entretrouver dehors la cité » (p. 384). Aucune des autres versions de cette histoire ne justifie l’écart temporel qui provoquera la perte des amants par une différence dans l’intensité de leur amour. Ovide se contente d’affirmer que Pyrame est « sorti plus tard » (v. 105), sans donner de raison. Pyrame et Thisbé dit simplement que « Tysbé s’est desavancie » (v. 603), qu’elle prend les devants, tout en ajoutant qu’elle compte se moquer du retard de son ami (cf. v. 633-35). Boccace note néanmoins que Thisbé « par aventure estoit plus ardant en amour » et que Pyrame « avoit un petit tardé a venir » (p. 47). Seul Chaucer semble un instant laisser entendre que Pyrame serait moins loyal que Thisbé. Après avoir affirmé que cette dernière était impatiente de voir celui qu’elle aimait et avant de regretter que Pyrame soit arrivé le dernier car il était resté trop longtemps chez lui, il dit en effet qu’il est malheureux que les femmes soient tellement sincères qu’elles font confiance à l’homme avant de le connaître suffisamment. Mais cette remarque ne s’applique pas vraiment à Pyrame. En effet, lorsque Chaucer note à la fin de son récit qu’il est difficile de trouver dans les

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livres des hommes sincères, il en excepte justement ce dernier. C’est pourquoi, conclut- il, il a parlé de lui comme il l’a fait : car il est agréable pour nous, les hommes, de trouver un homme sincère en amour31. Enfin, si Pyrame s’accuse d’avoir assassiné son amie, croyant qu’elle a été dévorée par le lion et regrettant d’avoir tardé à venir auprès d’elle, cette accusation est susceptible d’être interprétée de différentes façons : la bête « fiere » et « hardie » (v. 644 et 698) qui se précipite sur Thisbé vient en quelque sorte en lieu et place d’un amant « couard » resté en retrait, afin d’incarner l’ardeur sexuelle et mortifère que le jeune homme avait exprimé en se disant prêt à ravir « par force » Thisbé (v. 163), mais dont il semble désormais dépourvu, et répondre du même coup au « hardement » qu’Amour donne à la jeune fille (v. 609)32.

23 Si Pyrame et Thisbé et la plupart des versions médiévales de cette histoire attribuent à la jeune fille un rôle moteur afin d’amener de permettre aux amants de se retrouver et au récit de progresser33, si le jeune homme apparaît souvent passif34, cela n’implique pas que l’amour de ce dernier est moins fort. Plus particulièrement, le décalage entre l’arrivée de Thisbé et celle de Pyrame ne saurait mettre en cause la fidélité du jeune homme ou la puissance de son amour. Il est bien plutôt le signe du « non convenable temps » qui caractérise le désir des amants (v. 74), soit de la différence sociale ou sexuelle qui devrait les tenir éloignés l’un de l’autre et du caractère excessif et destructeur d’une pulsion qui ne saurait les amener à se rejoindre.

24 En affirmant que Thisbé « plus amoit », Christine de Pizan introduit un trait qui se retrouve chez la plupart de ses amantes : chez Didon, qui « trop amoit » et dont « l’amour » est « moult […] plus grande vers Eneas que celle de lui vers elle » (p. 380), chez Médée, qui « ama de trop grant amour Jason » (p. 380), chez Hero, qui « par trop amer fu perie » (p. 386), chez Élisabeth, qui fut « contrainte de trop grant amour » (p. 400), et chez les femmes dont l’histoire n’est pas racontée, qui « trop ont amé de grant amour », telles la Châtelaine de Vergy, qui « mourut par trop amer », et Yseut, « qui trop ama Tristan » (p. 402). Qu’il soit en plus ou en trop (ce qui semble finalement revenir au même), l’amour des femmes (loyales) paraît toujours en excès : à la fois supérieur à celui des hommes et excessif. Inversement, l’amour des hommes semble constamment déficient. Incapables de répondre à l’amour qui leur est porté, ceux-ci ne peuvent que « decevoir ». Au lieu de fonder une véritable union, l’amour que les hommes et les femmes éprouvent l’un pour l’autre ne produit que de l’inégalité. La « fole amour » des amants est dépourvue d’une juste mesure leur permettant de correspondre l’un à l’autre comme de se rencontrer. Loin de s’unir à celui qu’elle aime, la femme ne peut qu’en tirer un « grant prejudice ».

25 Si le lion n’a pas tué Thisbé, son intervention demeure la cause indirecte de sa mort. S’y ajoute cependant la mauvaise interprétation du voile maculé de la jeune fille. Quand Pyrame atteignit la fontaine où il devait rejoindre Thisbé, il trouva son « cueuvrechef » couvert des « entrailles » vomis par le lion et « cuida fermement que s’amie fust devouree. Si ot si grant douleur que il meismes s’occist de s’espee » (p. 384). La mort de Pyrame et celle de Thisbé qui s’en suit apparaissent ainsi comme le résultat d’une erreur de jugement soulignée par le verbe cuidier. Ce verbe est déjà présent dans Pyrame et Thisbé (v. 679) et se retrouve dans la traduction de Boccace (p. 47). Mais, comme le souligne l’adverbe « fermement », l’incertitude qu’implique ce terme prend ici une valeur particulièrement négative. Le danger qu’on court à s’en tenir à ses croyances est d’ailleurs au centre de l’avertissement auquel Christine de Pizan attache l’exemple de Pyrame dans l’Epistre Othea (1400). Le quatrain qui précède le récit qu’elle en donne,

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afin d’en orienter la lecture, choisit en effet de retenir cet aspect particulier de l’histoire35 : Ne cuides pas estre certain Ainçois la vérité attain ; Pour un pou de presompcïon, Pyramus t’en fait mencïon.

26 Le récit lui-même s’achève par une maxime attribuée à un « sage » non identifié : « “Ne te rens mie certain des choses qui sont en doubte, ains que tu en ayes faite couvenable informacion” ». L’« Allegorie » qui suit se greffe sur cette citation : « De ce qu’il dit [i.e. Pyrame], que il ne cuide estre certain, pouons notter l’ignorance ou nous sommes soubz la correccion de pere et de mere […] ». Réduit à lui-même pour avoir quitté la « correccion » de ses parents, Pyrame se retrouve dans l’ignorance de la nature réelle de ce qu’il voit. Plutôt que de le reconnaître et d’accepter le doute qui devrait être le sien, il « cuide estre certain ». Devant le « cueuvrechef » (ou la « guimple ») ensanglanté de son amie, il ne cherche pas à atteindre « la vérité » et à obtenir une « couvenable informacion ». Il se laisse fasciner par « l’enseigne » mortifère qu’il aperçoit « a la lumiere de la lune » afin de se joindre à elle en se suicidant (p. 384). C’est ainsi qu’il fait preuve de « presompcïon ». Cette outrecuidance serait la cause de son destin tragique comme de celui de Thisbé.

27 L’« Allegorie » qui accompagne l’histoire de Pyrame dans l’Epistre Othea se poursuit en affirmant à propos des parents que « pour les biens fais que nous de eulx recevons pouons entendre le quart commandement qui dit : “Honneures pere et mere” […] ». Cette morale fondée sur les dix commandements invite en quelque sorte Pyrame et Thisbé – et tous les enfants qui seraient tentés de suivre leur exemple – à se remettre « soubz la correccion de pere et mere », et à se soumettre en particulier à leur autorité au moment d’épouser celui qu’ils leur désignent : « Par le conseil mon pere avrai / Autresi gent ami, bien sai », affirme Thisbé dans Pyrame et Thisbé au cours de son monologue (v. 265-66), avant de se reprendre et de repousser une telle idée. Christine suivi en revanche le conseil de son père lorsqu’elle épousa Étienne de Castel à l’âge où moururent Pyrame et Thisbé pour s’être dérobés à la volonté de leurs parents, soit à « l’aage de XV ans ».

28 L’histoire de Pyrame et Thisbé dans Des cleres et nobles femmes s’achève sur un « enseignement » dans lequel Boccace évalue la responsabilité des différents protagonistes (p. 49). Celui-ci commence par condamner « l’amour de l’aage flourissant », qu’il qualifie de « crime » et un peu de « vice ». Mais, précise-t-il, il n’est pas « a resoingnier et a detester comme il est de ceulx qui sont liez. Car ce crime pouoit aller et estre tourné en mariage ». Boccace estime d’ailleurs que celui qui n’aurait pas de « compassion » pour les « deux josnes amans » et ne verserait pas « au moins une petite larme » sur leur « maleureuse fin », a « le cuer plus dur que pierre ». Car, si ces enfanys se sont « amé l’un l’autre », ils n’ont pas pour cela « desservi tant miserable aventure ».

29 Si Boccace accuse également « la tresmauvaise fortune » qui « a pechié », il s’en prend surtout aux « miserables peres et meres des enfans ». Eux aussi, « par aventure », « ont pechié » : Certes les mouvemens des jeunes enfans sont a refrener petit a petit, afin que, comme nous voulons soudainement resister a eulx et les empeschier du tout, nous ne les faisons trebuchier en plus grant mal par desperacion. La passion d’amour est moult excessive et de immoderé vertu, et est le commun vice des jouvenceauls ;

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laquelle passion d’amour est en eulx pacienment a tollerer et souffrir, car elle vient et nait en eulx de nature ; car naturelment nous sommes enclins a engendrer lignie pour le temps que nous poons ce faire, afin que l’umain lignage ne deffaille. Et certes, il deffaudroit se la couple charnelle et commixtion des semences d’omme et de femme est differee jusques en la vieillesce.

30 Si l’amour qu’éprouvent deux enfants est répréhensible, leurs parents n’auraient pas dû s’y opposer aussi brusquement en les enfermant. Ils paraissent donc plus coupables que leurs enfants. Ils auraient dû faire en sorte que la passion aboutisse à un mariage et donne naissance à un lignage. Une telle conclusion, qui suit en quelque sorte la trame du Roman de la Rose tracée par Jean de Meun, semble totalement étrangère à Christine de Pizan.

31 L’histoire « De Thisbé » contenue dans la Cité des Dames n’est pas accompagnée d’une morale explicite. Mais on peut y déceler un objectif analogue à celui qu’exprime l’ Epistre Othea. Loin de condamner les parents des enfants, Christine de Pizan invite sa lectrice à remettre cette histoire « soubz la correccion » de leur autorité, à la corriger en inversant le fil d’une narration romanesque qui ne peut que mener son héroïne à subir un « grant prejudice et grief, en corps, en biens, et en honneur et a l’ame », soit à arracher Thisbé – en même temps qu’elle même – à la « fole amour » et au scénario tragique qui en est la conséquence36. Plutôt que de s’attarder sur la dernière scène où Thisbé meurt en embrassant son amant, comme dans Pyrame et Thisbé, elle invite en quelque sorte son héroïne à abandonner le jeune homme à la pulsion mortifère qui habite plus particulièrement son amour (comme Énée, Didon), et à retourner dans sa chambre afin de se placer à nouveau sous la tutelle de sa mère qui l’y avait enfermée dans l’espoir de la préserver de la « hantise de Piramus ». Alors qu’Amour – avec l’aide de Fortune – a poussé Thisbé à se glisser dans la « fraite » (v. 627) qui traverse les « murs » (v. 620) d’une cité menacée de ruine par la force destructrice de la passion, et à se rendre en un lieu identifié par « une fontaine soubz un murier blanc », locus amoenus analogue au Jardin de Déduit où l’amant du Roman de la Rose est entré après être sorti en rêve « hors de la vile » (v. 94), il lui faut rebrousser le chemin qu’elle avait suivi en se laissant emporté par la puissance de son désir. Au lieu de rester « desclose […] comme champ sanz haye » (p. 54), elle doit se tenir à l’abri des murs de la cité qu’elle a voulu quitter et reboucher le « pertuis » qu’elle avait emprunté pour retrouver son amant. Au tombeau de Ninus qui jouxte la fontaine où ils se sont donné rendez- vous (tombeau que mentionnent tous les textes antérieurs, mais qui porte le souvenir d’un amour adultère et que Christine passe sous silence), s’oppose « la cité de Babiloine » (p. 382 et 108) que Sémiramis « enforça et refist » après la mort de son mari (p. 106)37. Non seulement la vierge Thisbé s’est montrée prête à renoncer à la virginité en octroyant son « pucelage » à Pyrame en témoignage de la « foit » que revendique son amour, comme elle l’affirme dans Pyrame et Thisbé (v. 249 et 245), mais aussi elle a renoncé, en se tuant, à s’apparenter à une veuve, comme elle aurait pu le faire si elle avait laissé Pyrame mourir en embrassant son double fantasmatique et si, du même coup, elle avait suivi l’exemple de Sémiramis et des très nombreuses femmes de la Cité des Dames qui, à l’instar de Christine elle-même, sont « demourees vesves » tout en restant fidèles à leurs maris défunts38. Si la métamorphose des mûres n’est pas racontée dans cette œuvre, peut-être est-ce pour laisser entendre que c’est Thisbé qui aurait dû revêtir la couleur de ce fruit en signe de deuil plutôt que de se tuer, comme l’a fait Christine qui s’est retrouvée « seulete […] plus tainte que morée »39.

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32 Certes, Christine de Pizan ne dit à aucun moment que Thisbé doit retourner dans sa chambre et on peut ne pas suivre cette lecture qui semble entendre le « contraire » de ce que ses « dits demonstrent ». Mais comment Thisbé pourrait-elle résider dans la Cité des Dames sans répondre favorablement – au moins de manière implicite – à une telle directive ? Alors que son histoire contient plusieurs motifs qui l’apparentent à Christine, comment pourrait-elle avoir autrement, comme les autres habitantes de cette demeure, le « même visage » que cette dernière40 ? La chambre que Thisbé doit regagner, « seule » comme elle le fut avant d’en sortir, serait-ce pour y pleurer la mort de son ami, s’apparente en particulier à la « cele » (p. 40) dans laquelle s’enferme Christine afin d’écrire ses ouvrages, seulette41, veuve « solitaire et soubstraicte du monde » mais « anvironnée » de livres (p. 54 et 40), clouant ses « portes », c’est-à-dire ses « sens », pour qu’ils ne soient pas tentés de vaquer aux « choses foraines » (comme elle le dit dans le Livre de l’advision Christine42) – un espace que Christine ne semble quitter que lorsque sa « bonne mere » l’appelle « pour prendre la reffection du soupper » (p. 40). La chambre où Thisbé est amenée à retourner est devenue la Cité des Dames : une cité, munie de cinq portes, conforme à l’image à laquelle l’homme est comparé depuis l’Antiquité, notamment par la tradition philosophique et patristique qui lui recommande de barricader les portes de ses sens et de se garder de la vue des femmes et de la concupiscence qu’elles suscitent afin de ne pas laisser les vices envahir son âme43. C’est au tour des femmes de fermer leurs portes face aux séductions de l’amour44, pour retrouver leur « condicion naturelle » et s’engager sur le chemin de longue estude.

33 Si l’on se rapporte aux principes qui gouvernent la construction de la Cité des Dames, la présence de l’histoire « De Thisbé » parmi les différentes pierres dont ses murs sont constitués ne paraît justifiée que si son héroïne renonce à la « folle amour » qui la pousse à vouloir s’unir à Pyrame. À défaut de pouvoir réécrire la fin de ce récit et ramener Thisbé vivante dans sa chambre, Christine de Pizan en oriente la lecture afin de suggérer que telle devrait en être la véritable conclusion. Enfermée dans la pièce que cette dernière lui a aménagée au sein de son édifice, la jeune fille pourra toujours témoigner de sa fidélité en continuant d’aimer son amant décédé. Certes, on peut toujours penser que l’auteure voulait simplement démontrer que les femmes étaient constantes en amour, ou que cet amour liée à l’enfance exerçait sur elle une secrète fascination qui ne lui a pas permis de s’en passer. Mais comment ne pas craindre que cette histoire ne s’apparente à un cheval de Troie et qu’avec les autres histoires qui lui sont associées, elle n’introduise quelques « ordes pierres broçonneuses et noires » dans les remparts de cette Cité (p. 68)? Plus attrayante mais tout aussi dangereuse que le livre de Matheolus, si l’on en croit notamment saint Augustin, cette histoire peut apparaître en effet, si l’on n’y prend garde et qu’on n’y met pas un terme, comme un corps étranger susceptible d’y révéler une « fraite » menaçant sa clôture et sa capacité de défense – une faille prenant la forme d’un récit animé par la passion amoureuse qui, à l’image du « pertuis » décelé par Thisbé « regardant […] la paroy » qui la sépare de Pyrame, risque d’« esmouvoir les courages » des lectrices et de laisser passer « la flame de leur amour », au point de les inciter à quitter cet édifice, ou de permettre au clerc que je suis, « estranges ostes » (p. 250) au monde féminin de ce Livre, d’y entrer.

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NOTES

1. Christine de Pizan, La Città delle Dame, éd. E. J. Richards, trad. P. Caraffi, Milan, Luni, 1998, p. 382-84. Sur Thisbé dans cette œuvre, je ne connais que les pages de M. Quilligan, The Allegory of Female Authority. Christine de Pizan’s “Cité des Dames”, Ithaca-Londres, Cornell University Press, 1991, p. 174-76. On peut citer aussi la thèse soutenue en 2000par D. L. Bell, Just another crack in the wall ? The tale of Pyramus and Thisbe in Medieval French Literature, qui porte entre autres sur Christine de Pizan (cf. A. J. Kennedy, Christine de Pizan. A Bibliographical Guide. Supplement 2, Woodbridge, Tamesis, 2004, n° 1428, p. 91), mais cette thèse n’est pas publiée et je n’ai pu en prendre connaissance. 2. Giovanni Boccaccio, Famous Women, éd. et trad. V. Brown, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2001. La traduction française de cette œuvre, attribuée un temps à Laurent de Premierfait, est éditée par J. Baroin et J. Haffen, Boccace. “Des cleres et nobles femmes”, Paris, Les Belles Lettres (Annales Littéraires de l’Université de Besançon), 1993-1995 (2 vol.) (cit., t. I, p. 8). Sur l’utilisation de cette œuvre et/ou de sa traduction par Christine, cf. A. Jeanroy, « Boccace et Christine de Pizan : le De claris mulieribus principale source du Livre de la Cité des Dame », Romania, 48, 1922, p. 93-105, P. A. Philippy, « Establishing Authority : Boccacio’s De claris mulieribus and Christine de Pizan’s Le Livre de la Cité des Dames, Romanic Review, 77, 1986, p. 167-93, J. Kellogg, « Christine de Pizan and Boccaccio : Rewriting Classical Mythic Tradition », Comparative Literature East and West. Tradition and Trends, éd. C. Moore et R. A. Moody, Honololu, 1989, p. 124-31, R. Brown-Grant, Christine de Pizan and the Moral Defence of Women. Reading beyond Gender, Cambridge University Press, 1999, chap. 4, « The Livre de la Cité des Dames : generic transformation and the moral defence of women », p. 128-74, ainsi que G. K. McLeod, Virtue and Venom. Catalogues of Women from Antiquity to the Renaissance, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1991, et C. M. Meale, « Legends of Good Women in the European Middle Ages », Archiv für das Studium der Neueren Sprachen und Literatur, 144, 1992, p. 55-70. 3. Ovide, Les Métamorphoses, IV, v. 55-166, éd. et trad. G. Lefaye, Paris, Les Belles Lettres, 1928, t. I, p. 98-101. Sur la figure d’Ovide chez Christine de Pizan, cf. A. Paupert, « “Pouëte si soubtil” ou “grand deceveur” : Christine de Pizan lectrice d’Ovide », Ovide métamorphosé. Les lecteurs médiévaux d’Ovide, éd. L. Harf-Lancner, L. Mathey-Maille et M. Szkilnik, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2009, p. 45-67. 4. Pyrame et Thisbé, éd. et trad. E. Baumgartner, Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena, Paris, Gallimard/Folio, 2000. Voir aussi l’éd. de P. Eley, Piramus et Tisbé, Liverpool Online Series, 2001. Sur ce texte, outre les préfaces et les bibliographies de ces deux éditions (p. 281-82 et p. 80-83), cf. en particulier mon article, « Le suicide des amants et l’“ensaignement” des lettres. Piramus et Tisbé ou les métamorphoses de l’amour », Romania, 117, 1999, p. 363-95. 5. Cf. F. Schmitt-von Mühlenfels, Pyramus und Thisbe. Rezeptionstypen eines Ovidischen Stoffes in Literatur, Kunst und Musik, Heidelberg, Winter, 1975 (qui mentionne brièvement l’Epistre Othea à la p. 43), R. Glendinning, « Pyramus and Thisbe in the Medieval Classroom », Speculum 61, 1986, p. 51-78, K. Heinrichs, The Myths of Love. Classical Lovers in Medieval Literature, The Pennsylvania State University Press, 1999 (qui mentionne à plusieurs reprises Pyrame et Thisbé, comme en témoigne l’index), et C. Ferlampin-Acher, « Piramus et Tisbé au Moyen-Âge : le vert paradis des amours enfantines et la mort des amants », Lectures d’Ovide, publiées à la mémoire de Jean-Pierre Néraudau¸ éd. E. Bury et M. Néraudeau¸ Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 115-47 (qui mentionne brièvement la Cité des Dames et l’Epistre Othea aux p. 140-41). 6. Ovide moralisé. Poème du début du quatorzième siècle, éd. C. de Boer, Amsterdam, Noord- Hollandsche Uitgevers-Maatschapperij, t. II, 1920, Livre IV, v. 221-1267 (cit. v. 1260). Cf. M. Possamaï-Pérez, L’Ovide moralisé. Essai d’interprétation, Paris, Champion, 2006 (qui ne contient

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que quelques brèves références à Pyrame ou à Thisbé, p. 104, 369, 370, 699 et 817-18), et, concernant l’iconographie de nos deux amants, C. Bel, « Métamorphose des Métamorphoses : le conte de Pyramus et Thisbé dans les manuscrits de l’Ovide moralisé en vers », Medieval Manuscripts in Transition. Tradition and Creative Recycling, éd. G. H. M. Claasens et W. Verbeke, Louvain, Mediaevalia Lovaniensi, 2006, p. 13-35. 7. Gottfried de Strasbourg, Tristan et Isolde, trad. D. Buschinger, in Tristran et Yseut. Les premières versions européennes, éd. et trad. Ch. Marchello-Nizia et alii, Paris, Gallimard/La Pléiade, 1995, p. 436. À noter que la ronce qui pousse sur la tombe des amants dans la version du Tristan en prose contenue dans le ms. BnF fr. 103, pourrait faire écho au mûrier de Pyrame et Thisbé (cf. J. Bédier, « La mort de Tristan et d’Iseut d’après le manuscrit fr. 103 de la Bibliothqèe Nationale comparé au poème allemand d’Eilhart d’Oberg », Romania, 15, 1886, p. 481-510). 8. Saint Augustin, De Ordine, I.8 et 24, trad. J. Doignon, Œuvres de Saint Augustin, t. IV/2, Dialogues philosophiques. De Ordine – De l’Ordre, Paris, Bibliothèque Augustinienne, 1997, p. 91 et 129-31. Cf. S. Battaglia, « Piramo e Tisbe in una pagina di Sant’Agostino », Filologia e Letteratura, 9, 1963, p. 114-22. 9. Cf. M.-N. Lefay-Toury, La Tentation du suicide dans le roman français du XIIe siècle , Paris, Champion, 1979 (en particulier p. 13-34). L’expression « mortel ardour » est tirée du texte de Pyrame et Thisbé édité par P. Eley (op. cit., v. 134), alors que la version éditée par E. Baumgartner donne « mortel travail » (v. 132). 10. Cf. Johannes de Hauvilla, Architrenius, IV, v. 254-85, éd. et trad. W. Wetherbee, Cambridge University Press, 1994, p. 102-03. 11. Cf. Jean de Garlande, Integumenta Ovidii. éd. F. Ghisalberti, Messina-Milan, 1933, p. 51, et F. Schmitt-von Mühlenfels, Pyramus und Thisbe, op. cit., p. 28-29. 12. Aimon de Varennes, Florimont, v. 3959-61, éd. A. Hilka, Göttingen, 1933, p. 155. 13. La Bible de Jehan Malkaraume, v. 7942-46, éd. J. R. Smeets, Assen-Amsterdam, Van Gorcum, 1978, t. I, p. 186. Cf. J. R. Smeets, « Le duis de Pyramus et Thisbé dans la Bible de Malkaraume : paienisme et chrétienté », Langue et littérature française au Moyen Âge, éd. R. E. V. Stuip, Amsterdam, 1978, p. 74-83, et M. Moussy, « La moralisation du mythe : Pyrame et Thisbé dans la Bible de Jean Malkaraume », Ovide métamorphosé, op. cit., p. 83-103. L’interprétation du mot saumon employé par l’auteur est de mon fait. 14. Évrart de Conty, Le Livre des Eschez amoureux moralisés, 4.3.5 et 4.3.4.5, éd. F. Guichard-Tesson et B. Roy, Montréal, CERES, 1993, p. 418 et 416 (cf. p. 432). Parmi les autres histoires de « foles amours », on peut noter celles de Médée, de Didon et d’Héro et Léandre. 15. Guillaume de Machaut, Poésie lyrique, éd. V. Chichmaref, Paris, Champion, 1909, t. II, Appendice, n° II, p. 638. Dans le Voir Dit, le cas de Pyrame et Thisbé n’est guère plus engageant (cf. Guillaume de Machaut, Le Livre du Voir Dit, éd. P. Imbs et J. Cerquiglini-Toulet, Paris, LGF/Lettres gothiques, 1999, v. 6316-28, p. 580-82, et Lettre XXXVII, p. 594). 16. Jean Froissart, Le Dit dou bleu chevalier, v. 242-43, in « Dits » et « Débats », éd. A. Fourrier, Genève, Droz, 1979, p. 162. Pyrame et Thisbé sont également présents dans La Prison amoureuse deFroissart (cf. R. Blumenfeld-Kosinski, Reading Myth. Classical Mythology and Its Interpretations in Medieval French Literature, Stanford University Press, 1977, p. 167-70). 17. Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, v. 3803-04, éd. Ch. Méla, in Romans, Paris, LGF/ La Pochotèque, p. 610. Cf. J. Dornbush, « Ovid’s Pyramus and Thisbé and Chrétien’s Le Chevalier de la Charrette », Romance Philology, 36, 1982, p. 34-42. 18. Cf. Amadas et Ydoine. Roman du XIIIe siècle, éd. J. R. Reinhard, Paris, Champion, 1926, p. 220, v. 5862. 19. Guillaume de Machaut, Le Jugement du roi de Navarre, v. 3171-86 (cit. v. 3180), éd. et trad. R. B. Palmer, The Judgment of the King of Navarre, New York-Londres, Garland, p. 142. 20. Geoffrey Chaucer, The Legend of Good Women, in The Riverside Chaucer, éd. L. D. Benson, Oxford, Oxford University Press, 1988, « Prologue », p. 588-603, et « The Legend of Thisbe », p. 606-08. Cf.

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M. Hanrathan, « Seduction and Betrayal : Treason in the Prologue to the Legend of Good Women », The Chaucer Review, 30, 1996, p. 229-40, M. Burns, « Classicizing and Medievalizing Chaucer : the Sources for Pyramus’ Death-throes in the Legend of Good Woman », Neophilologus, 81, 1997, p. 637-47, L. J. Kiser, « Chaucer’s Classical Legendary », Chaucer’s Dream Visions and Shorter Poems, éd. W. A. Quinn, New York-Londres, Garland, 1999, p. 315-46 (en particulier p. 330-33), et K. A. Doyel, « Thisbe out of Context : Chaucer’s Female Readers and the Findern Manuscript », The Chaucer Review, 40, 2006, p. 231-62. 21. Cf. P. Caraffi, « Medea sapiente e amorosa : Da Euripide a Christine de Pizan », Au champ des escriptures. IIIe colloque international sur Christine de Pizan, éd. E. Hicks, Paris, Champion, 2000, p. 133-47. 22. Christine de Pizan, Le Débat des deux amans, v. 673-80, éd. M. Roy, Œuvres poétiques de Christine de Pizan, Paris, SATF, t. II, 1891, p. 49-109. 23. Médée et Didon, accompagnées de Pénélope, servent aussi à démontrer la loyauté des femmes dans L’Epistre au dieu d’Amours (éd. M. Roy, Œuvres poétiques de Christine de Pizan, cit., t. II, p. 1-27, v. 437-60). 24. Pour une comparaison entre ces deux œuvres, cf. J. Laird, « Good Women and Bonnes Dames : Virtuous Females in Chaucer and Christine de Pizan », The Chaucer Review, 30, 1995, p. 58-70 (en particulier p. 66 pour Thisbé). 25. Plusieurs des femmes mentionnées ici accompagnent l’exemple de Pyrame et Thisbé avancé par le chevalier du Débat des deux amants : c’est le cas en effet de Hero et Léandre (v. 681-92), de Tristan et Yseut (v. 746-56), du Châtelain de Coucy et de la dame du Fayel (v. 761-68), et de la Chastelaine de Vergy (v. 769-74). Sur l’histoire de Héro et Léandre, ses liens avec celle de Pyrame et Thisbé et son utilisation par Christine de Pizan, cf. D. Lechat, « Héro et Léandre dans l’Ovide moralisé », Cahiers de Recherches Médiévales, 9, 2002, p. 25-37. 26. Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. A. Strubel, Paris, LGE/Lettres gothiques, 1992. 27. Cf. C. Reno, « Virginity as an Ideal in Christine de Pizan’s Cité des Dames », Ideals for Women in the Works of Christine de Pizan, éd. D. Bornstein, Detroit, 1981, p. 69-90 (en particulier p. 81-82), et J. Wisman, « D’une cité l’autre. Modernité de Christine de Pizan gynéphile », Romanische Forschungen, 12, 2000, p. 61-71 (en particulier p. 68-70). Les études consacrées au Débat sur le Roman de la Rose et à la relation de Christine avec l’œuvre de Jean de Meun sont trop nombreuses pour être mentionnées ici. 28. Cf. J. Cerquiglini-Toulet, « Fondements et fondations de l’écriture chez Christine de Pizan. Scènes de lecture et Scènes d’incarnation », The City of Scholars. New Approaches to Christine de Pizan, éd. M. Zimmermann et D. De Rentiis, Berlin-New York, De Gruyter, 1994, p. 79-96 (en particulier p. 83 et 90-96 pour les métaphores de la forge et de la germination). 29. Robert de Blois, Floris et Lyriopé, éd. P. Baratte, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1968, v. 976-96. À rapprocher de Paolo et Francesco lisant l’histoire de Lancelot et Guenièvre d’après la Divine Comédie (cf. R. Dragonetti, L’épisode de Francesca dans le cadre de la convention courtoise (Dante, Inf., V), Aux Frontières du langage poétique (Études sur Dante, Mallarmé, Valéry), Gand, 1961, p. 93-116, repris dans Dante, la langue et le poème, études réunies par C. Lucken, Paris, Belin, 2006, p. 123-48). 30. Sur la reprise et le rejet de la complainte amoureuse traditionnellement attribuée aux femmes par Christine de Pizan, cf. J. Cerquiglini-Toulet, « Christine de Pizan : della conocchia alla penna », Chistine de Pizan. Una Città per se, éd. P. Caraffi, Rome, Carocci, 2003, p. 71-85 (en particulier p. 78-81). 31. « This Tisbe hath so gret affeccioun / And so gret lykinge Piramus to se […] ; allas, and that is routhe / That evere woman wolde ben so trewe / To truste man, but she the bet hym knewe […]. And the laste this Piramus is come ; / But al to longe, allas, at home was he. […] Of trewe men I fynde but fewe mo / In alle my boks, save this Piramus, / And therfore have I spoken of him thus.

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/ For it is deynte to us men to fynde / A man that kan in love be trewe and kynde » (Chaucer, The Legend of Good Women, op. cit., v. 793-94, 799-801, 823-24 et 917-21). 32. Sur les motifs de l’amant couard et de l’amant hardi, cf. R. Dragonetti, « Trois motifs de la lyrique courtoise confrontés avec les Arts d’aimer (Contribution à l’étude de la thématologie courtoise) », Romanica Gandensia, 7, 1959, p. 5-48, repris dans « La Musique et les Lettres » : Études de littérature médiévale, Genève, Droz, 1986,p. 125-68. Pour l’interprétation du lion lié au retard de Pyrame, cf. mon étude, « Le suicide des amants et l’“ensaignement” des lettres », op. cit., p. 386. 33. Au point qu’E. Baumgartner a pu qualifier Thisbé de « maîtresse du jeu » (dans la notice de son édition de Pyrame et Thisbé, op. cit., p. 262). Voir aussi les pages que Y. Foehr-Janssens consacre à l’héroïne de ce poème dans La jeune fille et l’amour. Pour une poétique de l’vasion courtoise, Genève, Droz, 2010, p. 45-68. 34. Seul Le roman de la poire de Thibaut donne le rôle actif à Pyrame plutôt qu’à Thisbé (éd. C. Marchello-Nizia, Paris, SATF, 1984, v. 165-72). 35. Christine de Pizan, Epistre Othea, éd. G. Parussa, Genève, Droz, 1999, n° 38, p. 253-55. À noter que l’iconographie de Pyrame et Thisbé dans cette œuvre est empruntée à l’Ovide moralisé (cf. S. L. Hindman, Christine de Pizan’s “Epistre Othéea”. Paintings and Politics at the Court of Charles VI, Toronto, 1986, p. 93-94). C’est également cette erreur que retient Jean Renart dans L’Escoufle lorsqu’il fait référence à Pyrame (éd. F. Sweetser, Genève-Paris, Droz, 1974, v. 6360-79 ; sur l’importance de Pyrame et Thisbé pour ce roman, cf. M. Vuagnoux-Uhlog, Le couple en herbe. Galeran de Bretagne et l’Escoufle à la lumière du roman idyllique médiéval, Genève, Droz, 2009). 36. Sur la « correction » que Christine de Pizan fait également subir à Didon, cf. K. Brownlee, « The Image of History in Christine de Pizan’s Livre de la Mutacion de Fortune », Contexts : Style and Values in Medieval Art and Literature, éd. D. Poirion et N. F. Regalado, Yale French Studies, NS, 1991, p. 44-56 (en particulier p. 49). 37. Cf. L. Dulac, « Un mythe didactique chez Christine de Pizan : Sémiramis ou la veuve héroïque », Mélanges Charles Camproux, Montpellier, 1978, p. 317-43, et M. Quilligan, The Allegory of Female Authority, op. cit., p. 69-85. À noter que l’inceste de Sémiramis avec son fils, s’il peut paraître comme une faute, peut aussi s’expliquer chez Christine par la volonté de la reine de s’unir à un homme appartenant à sa cité qu’elle n’a pas besoin de chercher à l’extérieur. Ce qui n’est pas le cas de Thisbé. 38. Cf. K. Brownlee, « Widowhood, Sexuality and Gender in Christine de Pizan », Romanic Review, 86, 1995, p. 339-53, et V. Browning, « Perils and Possibilities : Advice for Widows in Le Livre de la Cité des dames », Christine de Pizan. Une femme de science, une femme de lettres, éd. J. Dor et M.-É. Henneau, Paris, Champion, 2008, p. 231-45. Sur la valeur exemplaire des veuves dans la tradition antérieure à Christine de Pizan, cf. Y. Foehr-Janssens, La veuve en majesté. Deuil et savoir au féminin dans la littérature médiévale, Paris, Droz, 2000. 39. Christine de Pizan, Cent ballades, ballade XI, v. 24, éd. M. Roy, Œuvres poétiques de Christine de Pizan, op. cit., p. 12. La comparaison avec la mûre se trouve également dans la ballade LIII, v. 22, des Autres ballades (éd. M. Roy, Œuvres poétiques de Christine de Pizan, op. cit., p. 269). 40. Cf. P. Romagnoli, « Les formes de la voix : masques et dédoublements du moi dans l’œuvre de Christine de Pizan », Au champ des escriptures, op. cit., p. 73-90 (cit. p. 87). 41. Comme Christine se caractérise de manière récurrente : cf. M. M. Rivera Garretas, « La utopia de un espacio separado », Textos y espacios de mujeres, Barcelone, 1990, p. 179-207, et M. McKinley, « The Subversive Seulette », Politics, Gender and Genre. The Political Thoughts of Christine de Pizan, éd. M. Brabant, Boulder etc., 1992, p. 157-69. 42. Christine de Pizan, Le Livre de l’advision Christine, 3e partie, chap. X, éd. C. Reno et L. Dulac, Paris, Champion, 2001, p.110. 43. Cf. R. D. Cornelius, The Figurative Castle. A Study in the Mediaeval Allegory of the Edifice with Especial Reference to Religious Writings, Bryn Mawr, 1930, et I. Gallinaro, I castelli dell’anima. Architecture della ragione e del cuore nella letterature italiana, Florence, Olschki, 1999.

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44. Sur le réemploi de la tradition misogyne par Christine de Pizan, cf. G. McLeod et K. Wilson, « A Clerk in Name Only – A Clerk in All But Name. The Misogamous Tradition and La Cité des Dames », The City of Scholars, op. cit., p. 67-76.

RÉSUMÉS

Thisbé est-elle à même de répondre au projet qui gouverne le Livre de la Cité des Dames dans laquelle Christine de Pizan l’a recueillie, à l’instar du De claris mulieribus de Boccace ou de la Legend of Good Women de Chaucer ? Son histoire représente en effet, le plus souvent, une passion amoureuse susceptible de briser l’enceinte permettant aux femmes de se défendre contre les séductions des hommes. Elle risque du même coup de faire subir à cette construction le même sort que celui du château de Jalousie dans le Roman de la Rose de Jean de Meun. On peut toutefois se demander si l’histoire de Thisbé, tout en témoignant de la loyauté des femmes en amour, n’invite pas le lecteur – ou la lectrice – à la relire ou à la réécrire afin de ramener son héroïne dans la chambre qu’elle avait quittée pour retrouver Pyrame, et à lui offrir ainsi un autre destin que cette union dans la mort que lui trace Ovide.

Is Thisbé able to participate in the project that governs the Livre de la Cité des Dames where Christine de Pizan has installed her, as did Boccacio in De claris mulieribus or Chaucer in The Legend of Good Women? Indeed her story is more representative of the amorous passion that can break down the barriers that allow a woman to resist male seduction. This same passion can lead to the same result as befell the Castle of Jealousy in the Roman de la Rose by Jean de Meun. We may however ask ourselves whether the story of Thisbé, while bearing witness to the loyalty of women in love, does not invite the reader to re-read or re-write it so as to bring back its heroine to the room that she had abandoned in order to meet Pyramus, and thus to give her a destiny other than that of the union in death described by Ovid.

AUTEUR

CHRISTOPHER LUCKEN Université Paris 8 et Université de Genève

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Varia

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Le motif de la coutume dans la lyrique des trouvères

Marie-Geneviève Grossel

1 Si la coutume est, selon les historiens du droit, un reflet de ce qu’il était « convenable de dire ou de faire [...], indique […] les normes acceptées […], fournit un indicateur de l’horizon des valeurs communes »1, il est tout naturel qu’elle trouve aussi sa place dans la littérature, bien qu’il soit ici souvent difficile de déterminer si ces valeurs préexistaient à l’œuvre ou si l’œuvre les produit en les faisant accéder à l’expression, en les donnant à comprendre à l’auditoire qui, pour l’auteur, (re)présente son horizon d’attente.

2 Aussi bien, dès les premières œuvres de Chrétien de Troyes, on a repéré et étudié dans le roman des « males coutumes », que le héros se doit d’abolir, et des « bonnes coutumes » qui, au Royaume d’Arthur, assurent la paix et l’harmonie, ou comme le dit plus justement le poète, la Joie de la cour.

3 Mais, dans la lyrique, qui est la pérennisation d’un cri, on s’attendrait moins à trouver la/les coutume(s), puisqu’elles nous semblent participer du récit, de la dramatisation. En réalité, la poétique des trouvères est dès l’origine marquée au coin de la didactique, qui devient au fil du temps de plus en plus présente, voire pesante. Ainsi les trouvères ne se font pas faute d’évoquer coutume(s) et usages pour parler de la Bonne Amour, du fin amant ou de ses repoussoirs haïs, les losengiers. Bien évidemment, il s’agit ici d’un motif littéraire2, qui trouve à s’exprimer dans un ou des mot(s) dont les sens ne peuvent que varier selon le contexte lyrique dans lequel le motif se trouve enchâssé. Il semble donc intéressant, dans un premier temps de relever les mots de ce champ sémantique, puis l’analyse cherchera à préciser quel est leur sens dans ce registre, comment le contexte les éclaire, quelle est leur fonction. On se demandera notamment s’il s’agit d’un motif annexe, car on peut remarquer que « coutume » et autres mots du même champ sémantique n’ont guère suscité les études des spécialistes de la lyrique.

4 Les chansons de trouvères3 ont plusieurs mots à leur disposition pour exprimer cette notion : on trouve naturellement cou(s)tume, au singulier, et l’adjectif qui en est tiré cou(s)tumier ; on trouve aussi le composé acou(s)tumance. À côté de ces termes, le

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substantif us et son dérivé usage (presque toujours au singulier) sont de loin les plus fréquents. Enfin l’expression « us et coutume », qui existe encore, n’est pas ignorée de nos poètes, quoique peu employée. Certains mots de la lyrique sont des mots-rimes, ils occupent toujours cette place privilégiée, ce qui souligne bien évidemment leur importance. Ce n’est le cas pour aucun des mots que nous venons de voir. Coutume n’est jamais à la rime. Us, pour sa part appelle les rimes nus, desus ou plus, mais ce n’est pas non plus un mot-rime, la sonorité -US n’est d’ailleurs pas l’une des favorites de la lyrique, nous n’avons pas, sauf erreur, de chansons qui l’emploieraient de façon prolongée (par exemple en coblas unissonans). Mais il faut noter qu’acoustumance est également un mot assez peu fréquent alors que, comme on le sait, la lyrique d’oïl aimait tout particulièrement la sonorité -ANCE qu’on a pu appeler une « pédale » ou un « bourdon » de la musique de leurs rimes4.

5 Force est donc de reconnaître que les deux mots retenus par les trouvères sont l’adjectif coutumier, assez bien représenté, et surtout le substantif usage, dont on peut vraiment dire qu’il est le noyau d’un motif. Arrêtons-nous un peu, pour commencer, sur ces remarques très formelles.

6 Coutume semble d’emblée un mot plus synthétique qu’usage, puisqu’on s’accorde à le définir comme « l’ensemble des usages, un corps de règles régissant les relations entre particuliers »5. Cependant le dictionnaire de l’ancien français de Godefroy précise qu’ usages employé au pluriel a le même sens que « coutume ». En revanche, au singulier, Godefroy affecte à usage le sens d’« habitude » (latin usus), us enfin est défini comme « usage, emploi, service ». Il s’en faut cependant que nos chansons suivent d’une façon aussi tranchée ces différences entre les divers mots.

7 Prenons pour exemple la thématique bien usée de la nature féminine. Dans les chansons, la Bien Aimée, admirable et admirée, est désignée par le terme de dame. Mais il arrive que l’amant, fatigué d’un trop long service ou se découvrant un rival heureux, oublie sa déférence. La dame redevient alors une femme avec tout ce que cela implique de défauts traditionnels : Femme est plaine de boisdie, Nature li ajuga. En mal panser est norrie […] La costume en est pieç’a : Ses cuers va or ci, or la En mainz leus, Corageus Et tornanz et outrageus6. (IV, v. 44-46 et 52-59)

8 Il faut noter la présence de l’adjectif outrageus, car bien souvent usage en mot-rime appelle outrage, ainsi dans cette autre chanson satirique où l’amant a découvert que sa belle était en réalité plutôt facile… Non content de révéler en acrostiche son nom – MARGOS – pour mieux la livrer à la moquerie, il se réjouit de ce que son époux la rosse copieusement à cause de ses mauvaises coutumes/habitudes ( ?) Or vous dirai qu’ele endure Par son grant folage : Ele a souvent bateure, C’est tout d’avantage. En vilté et en ordure A mis son usage. S’on li fet honte et laidure, C’est par son outrage7. (V, v. 49-56)

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9 Il semble bien que l’usage de Margot, sa « manière de vivre », représente ici, selon les propres mots du trouvère, une véritable coutume8 de la nature féminine, On peut conclure que la nuance, qui existe sans aucun doute entre les divers mots, s’appréciera mieux d’après le contexte immédiat où le terme s’enchâsse que selon des définitions préjugées. Il faut donc soigneusement peser chaque cas particulier.

10 D’autre part, on peut estimer que la formule « us et coutume » relève le plus souvent de ces doublets quasi pléonastiques dont l’écriture médiévale est friande. Ainsi dans cet exemple de Thibaut de Champagne : Tout autresi con l’ente fet venir Li arrousers de l’eve qui chiet jus, Fet bone Amor nestre et croistre et florir Li ramenbrers par coustume et par us. D’amors loial n’iert ja nus au desus, Ainz li couvient au desouz maintenir9. (Exorde, v. 1-6)

11 Thibaut, en grand seigneur qu’il est, connaît parfaitement le sens précis de la coustume juridique, mais quand il parle en poète, ce qui appelle le mot, c’est, bien plutôt le rapport fondamental qui lie coutume et passé ; ce trouvère, pour lequel souvenir et mémoire sont des thèmes essentiels de sa Weltanschauung lyrique, donne ainsi au ramenbrer, devenu ici eau vive et efflorescence, toute sa verticalité temporelle qui le relie à la fois aux amants de jadis, toujours référents de merveille, et à son propre autrefois, indéfiniment revécu dans une douce-amère nostalgie très personnelle.

12 Enfin us employé seul ne diffère guère d’usage : Canchon, ma plaisans hachie Me salue et si li prie Que, pour Dieu et pour s’ounour, N’ait ja l’us de traïtour10. (Envoi)

13 Nous posons donc en hypothèse de travail pour la suite de l’analyse qu’il est possible d’étudier ensemble usage et coutume dans la chanson de trouvèresen donnant au fil du raisonnement les remarques nécessaires : pratiquant largement la variation, les trouvères emploient les deux termes (et leur dérivés) en des contextes similaires ; disons pour le moment qu’il s’agit du champ de l’habituel dans lequel se déroule l’acte coutumier ou bien se place la description psychologique qui renvoie à une norme. On se demandera alors si le sens technique des mots usage et surtout coutume est sensible dans ces poèmes écrits par des hommes bien au fait des cadres sociaux : le contexte poétique où l’usage s’invoque offre-t-il un reflet, une métaphore de ces règles – règles aussi bien religieuses – dans lesquelles s’enclosent la vie du temps, et aussi celle des cours, lieu où se pratique l’art du trouver ?

14 Dans une vision quelque peu optimiste du monde, la coutume reçoit l’agrément de tous, car elle représente un accord tacite sur ce qui est convenable. Ce sens très général, que la langue moderne garde surtout pour le pluriel « les usages », est l’un de ceux que la lyrique affectionne, dans la mesure où le passé – les ancêtres – est toujours valorisé : Par qoi valoit li siecles tant, A nos anchisours qui mors sont ? – Par Amour u erent manant11. (II, v. 9-11)

15 La qualité principale, première, des bons ancêtres est justement ce que la coutume et l’usage réclament, cette permanence à laquelle s’oppose un présent fuyant et versatile, où l’on guerpit ce que l’on devrait maintenir :

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– Est ele morte aveuc aus dont ? – Nennil, es fins cuers se repont. Mais peu en est en vie, Li mauvais ont monté le mont [...] Hé, las ! On devroit maintenir L’usage des bons anchisours, Car nus biens ne puet avenir A chiaus qui guerpissent Amour. (II, v. 12-15, 17-20)

16 Nous sommes dans la chanson d’amour où l’entité mérite sa majuscule. Valeur incontestée, Amour qui règle et détermine les conduites, qui en tout cas le fit lors des âges précédents, s’avère être avant tout la maîtresse (n’oublions pas son genre médiéval !) d’un royaume de la Parole. Ainsi l’équivalence qui fonde la doctrine de Fine Amour – il n’est d’amour que dans le chant, il n’est de chant que par l’amour –, rencontre ici d’une façon particulièrement éclairante le caractère essentiellement oral de la coutume, qui ne relève pas de l’écriture, mais bien de la transmission. Bien ait Amors ki m’a douné l’usage De chans trouver et d’amer loiaument12… (Exorde, v. 1-2)

17 Certes, il y a des différences entre l’expression d’un sentiment et les règles sociales, mais les valeurs communes qu’évoque l’Historien moderne et les valeurs morales qu’exalte le poète médiéval se rejoignent en ce langage unique où nous cherchons à les comprendre quand le texte ressuscite pour nous leur voix.

18 À chacun des mots qu’elle emploie une poétique donnera ce que, faute de mieux, nous appellerons une « couleur »et retrouver cette couleur dans la lyrique du passé est bien tout le tourment du traducteur moderne. Interpréter usage comme on serait tenté de le faire en simple décalque de l’usus latin et le traduire sans plus par « habitude », c’est oublier la chaîne des rimes dans lesquelles il s’insère et qui lui donnent sa pleine signification. Parmi celles-ci, arrêtons-nous sur l’alliance récurrente usage/hiretage.

19 Si le sens premier d’hiretage est « bien immobilier », c’est avec la signification de « possession perpétuelle »13 (opposée à la possession viagère) qu’il trouve sa raison de rime à épouser la rime usage. Au Moyen Age comme à d’autres époques, la coutume assume bien le rôle principal de fixer les successions. L’usage qui, dans les vers de la chanson, fait d’un amant l’héritage de sa dame relève évidemment de la métaphore, mais il prouve que le sens commun informe toujours une image poétique qui s’en est détachée parce qu’elle l’a assimilé en le dépassant.

20 Ainsi la puissante famille des seigneurs de Craon s’enorgueillit de compter de père en fils un trouvère, la poésie et l’amour étant devenus un fief d’honneur que d’âge en âge ils se sont transmis : Fine Amours claimme en moi par héritage Droit : s’est raisons, quar bien et loiaument L’ont servie de Creon lor aage, Li bon seigneur, qui tindrent ligement Pris et valours et tout enseignement. S’en chanterent et je, tout ausiment14. (Exorde, v.1-6)

21 Outre cette fierté, cette jubilation d’appartenir à une lignée de poètes, fierté dont l’expression nous émeut encore, on trouve ici la constellation des termes qui environnent l’image de la coutume et lui donnent sa tonalité (pour prendre cette fois une comparaison musicale). L’idée que grands seigneurs, ils trouvèrent tout naturellement leur place parmi les féaux de Fine Amour rejoint la conception

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parfaitement élitiste de l’art des trouvères. La valour et le priz qu’y gagnent les bons seigneurs trouvent leur fécondité et leur dynamisme dans l’intemporalité de cet héritage d’Amour qui est aussi bien une éthique qu’une esthétique, une raison de vie (aage) conforme au droit.

22 Si l’usage est héritage, comme le suggère la rime, c’est parce qu’il est un élément intrinsèque de la métaphore féodale du service qui sous-tend cette lyrique ; dans l’exorde superbe de Pierre de Craon, le choix des termes claime/servie/tenir/ligement est sans équivoque. Même lorsqu’usage paraît un mot au sens vague et affaibli, à y mieux regarder, il reste inscrit dans ce système. Terence Newcombe, éditant les poésies de Jehan Erart, notait bien au glossaire pour l’entrée « usage » : « habitude » ; mais, dans les notes, on lit la remarque que « le poète emploie dans la strophe bien des termes relatifs à la féodalité »15. Qu’on en juge en effet : Amors, ne doi refuser Vo conmant : pas nel refus. Ma dame vueil presenter Mon chant dont sui pourveüz. S’en gré est reçuz, De chanter ravrai l’usage Et, si le vueil, d’eritage De li relever D’un chant par an et fi cuer16. (V, v. 37-45)

23 Pourveuz, relever sont pour ainsi dire des termes « techniques » et, avec plus de maladresse assurément que Pierre de Craon, l’Arrageois souligne ce lien de vassal amoureux qui le voue à payer un dû, ici sa chanson. Le mot garde sa couleur, même si elle n’est pas fortement accentuée.

24 Par la grâce d’une poétique toute de topoi, chacun des trouvères n’a nul besoin de parcourir entièrement la gamme des mots, faire rimer hiretage avec usage suffit à réveiller dans la mémoire de publics extraordinairement raffinés toutes les harmoniques de cette constellation métaphorique qui gravite autour du motif du service amoureux. Nous en prendrons pour dernière preuve la variante significative qu’opèrent les deux seuls mss qui nous ont transmis la chanson satirique anonyme RS 1866 : Amors, qui sor tote rien Soloit avoir usage/seignorage Ne puis tenir en lïen Tant est de malvais corage17. ( III v. 17-20)

25 Seignorage vaut usage, voilà l’essentiel : Amour e(s)t dame, toutes deux maîtrisent (maistroient) l’amant en son monde de poésie, car Amour est tout aussi bien magistra que domina.

26 Inutile donc de s’attarder sur des alliances de mots encore plus transparentes, comme usage/ hommage, servage, il paraît plus intéressant de chercher à saisir quelle place occupent coutume/usage dans la construction de cet univers poétique, cette fois autour du rapport qu’entretiennent parole et valeurs.

27 L’image du service relève, c’est certain, de la métaphore féodale. Mais elle inclut une réelle aura de sacré puique Dieu, seigneur et maître, demande également à l’homme médiéval de le servir de cœur et de corps. Avec en arrière-plan un tel modèle, les trouvères jouent avec habileté de l’ambivalence entourant la persona d’Amour, déesse et force qui, selon les besoins de la casuistique qu’ils manient en experts, s’incarne dans l’Aimée, s’abstrait en figure allégorique, voire se spiritualise en Notre Dame. C’est

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significativement à l’orée du chant, dans bien des exordes, que s’énonce le dogme de la valeur d’Amour, rarement remis en cause, sauf à changer de genres pour entrer dans la satire, la départie d’amour ou la chanson dévote revancharde. Bonne Amour est la quintessence du Bien, non en soi, comme Dieu, mais de par sa merveilleuse capacité à transformer tout amant en l’améliorant, en corrigeant ses travers, en l’amenant à comprendre que la vraie richesse, la seule noblesse sont celle du cœur qui sait vraiment aimer. Nul mieux que le grand poète Gace Brulé n’a su évoquer cet usage d’Amour : Amors ne quiert haut parage, Ne richece ne fiertez, Mais se donne en fin corage Et i met totes bontez. Ses douz espirs par usaige De grace donnez, Donte le sauvage, Atempre les destrempez18. (IV, v. 25-32)

28 Même un trouvère bougon et rassis comme Hugues de Berzé, qui se dépeint en amant désabusé et jamais exaucé, ne revient pas sur une telle vérité. Se tot Amors ne rent autre soudee, A tout le mains fait ele melz valoir Cels qui aiment de cuer senz decevoir, Ne ja la mors n’iere si desesperee Que l’on ne soit en son cuer plus jolis ; Et pués c’Amors nos atrait joie et pris, Jel tieng a sens qui kel tengne a folage Ceu dont on est pluz vaillanz par usage. (IV, v. 25-32)19

29 Voilà qu’usage appelle non plus seulement héritage ou vasselage ou hommage, mais bien autour de l’unique corage, folage et outrage, avantage et sage. C’est que toute coutume pour être durable, doit trouver en sa justesse sa justification. Il faut donc, afin d’édifier de manière cohérente l’univers poétique, que cette clef trouve à fonctionner parfaitement. L’art du trouver n’est pas seulement un jeu extraordinairement subtil ; se jouant des mots, il transforme le réel auquel ces mêmes mots renvoient et, puisqu’il est, on le sait, une éthique, il vise, par delà le moment fugitif et l’individuel éphémère, à une vérité. Dès lors, il va falloir appréhender la signification véridique qui se cache sous la conduite coustumière d’Amour, souvent bien difficile à suivre, il va falloir non moins trancher entre le vil usage d’un autrui menteur et le jolif usage propre au fin amant, il va surtout falloir déterminer ce que fait, ce que veut, ce que dit (ou ne dit pas) la dame en s’acoustumant par le chant à s’approcher d’Elle, qui reste de toutes façons l’inaccessible pôle du désir, du bonheur et de la beauté. On voit déjà combien sont variables les éclairages où l’amant place son us de trouvère.

30 Nous sommes dans un art de la variation, les mille et une façons de redire une chose sans que jamais ce soit tout à fait la même affirmation amènent à douter de ce qui paraît le plus sûr : le soi qui s’incarne ici en un Je généralisant, nécessairement sincère et authentique. Choisir Amour, c’est choisir la vie, c’est l’ancienne vérité qu’établirent en leur temps les en affectant Mors du a privatif. Dans la souffrance néanmoins qui donne un avant-goût de la mort, le chanteur peut en venir à se demander si l’usage de la dame ne l’a pas autorisée à le rejeter, comme déjà condamné, ainsi que le fait dans les Bestiaires la calandre fabuleuse : Varir me puet, mais jou ne puis trouver Fors que ma mort, car calendre sauvage Est ma dame qui bien i vuet penser :

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C’est uns oisiaus c’on seut porter en cage A un malade a le fois par usage, Qant on i veut mort u santé trouver. Mais qant ne veut son vis vers li tourner, Lors le jugent a morir li plus sage20. (III, v. 17-24)

31 Sagesse bien cruelle lorsque le sort vous désigne pour en être l’illustration ! Il est pourtant difficile de douter de la sincérité de ce cri de révolte puisque, quand le chant d’amour devient planctus pour un ami défunt, les termes que l’on retrouve sonnent de façon identique autour des mêmes thématiques de la jeunesse, de la valeur et de l’application aveugle d’un usage aussi insupportable que nécessaire : Mors, villaine iés, en toi n’a gentillece […] Bien deüssiés esparnier le jonece, Et le cortois, le large au siecle mis. Mais tel usaige as de piech’a apris Ke nus n’en iert tensé ne garandis, Ne haus ne bas, jonece ne viellece21. (III, v. 15 et 17-21)

32 Mais hors le planh, le trouvère est plus souvent triste à en mourir que réellement trépassé et il trouve la force de se gausser de ses douleurs, en pratiquant un humour assez proche du noir au sujet de la seigneurie de ces dominae absolues que sont Mort et Amour ; car ni à l’une ni à l’autre on n’échappe, mais, par un tout spécial effet de la bonté de Dieu, nous ignorons à la fois le jour et l’heure où ces forces aveugles abattront sur nous leur filet ! Mors et Amors sont de grant seignorie ; Bien les doit on ensamble comparer, Car tot le mont ont pris en vouerie Ne nuns ne puet de lor laz eschaper. Bien ait de Deu qui lor ieulz fist crever : S’Amour veïst, ne croi, que que on die, Que vrai amant eussent longe vie22 ! (II, v. 8-14)

33 Cette distanciation est cependant assez rare dans la lyrique. Amour a beau être incompréhensible, l’engagement pris par son homme-lige l’oblige à tenir bon dans l’incertitude. La métaphore du service se résout ainsi bien souvent en un discret chantage sur la nécessaire réciproque que créent le don et son guerredon. Comme on n’imagine pas de remettre en cause le système qui est celui du quotidien, les mots se transforment à leur tour en lacs et autre broi où piéger l’autre, une rhétorique que toutes les époques de galanterie ont pratiqué à leur manière avec leurs métaphores propres. Mais comme l’enjeu reste une demande d’amour, de surcroît probablement impossible, il est difficile de dénier toute sincérité à la parole qui s’exprime. La coutume y représente ce qui permet de croire juste l’espace moral dans lequel on réfléchit, cet espace que public comme chanteur partagent : en Amors a tel usaige K’elle veult premiers greveir Et en la fin veult doneir Grant bien après grant damaige […] Elle rent per droite rente En un jor plus de dousor. K’encor valt de jors cinquante23… (I, v. 8-11 et II v. 17-19)

34 Le temps de l’épreuve issu du modèle religieux et le temps de la preuve que tout usage autorise pour clamer son bon droit quand il devient litige se rencontrent et se confondent en cet usage d’Amour : le motif de la coutume est bien ici au cœur d’une

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réflexion sur le monde du sentiment, une clef de compréhension pour une découverte qui se menait à la fois dans l’existence (Fine Amour n’a que peu à voir avec l’amicitia des clercs latins ni avec le furiosus amor antique) et dans son dire poétique. Dès lors et avant même que de conclure, on peut estimer que le motif de la coutume est trop étroitement intriqué dans une thématique essentielle au registre pour être jugé annexe.

35 Outre l’usage dont le temps a, comme on le dit si bien, consacré la justesse, l’amant va appeler à la rescousse de son plaidoyer Droit et Raison, deux valeurs incontestées à son époque : Droit et raison m’aprent, et bien le sai Que fins amis qu’aimme sanz decevoir Doit bien joïr d’Amours sans lonc delai. (II, v. 9-11)24

36 On en arrive parfois même à voir loi remplacer coutume et usage peut-être pour donner tout le poids de l’écrit et du savoir à une revendication qui s’avère presque pathétique avec tout son déploiement de rimes dérivatives – si elle ne dissimule pas un léger sourire… Delivre est et je seux pris. Maix ce n’est pais droite prise, Car bien deüst estre mise El leu ou ele m’ait mis. Ensi l’ait a mon asise Et tele est la loi asize Ke la feme soit comquise Pués k’elle ait l’ome conquis25. (III v. 8-15)

37 Toutefois, puisque ces beaux raisonnements en restent à la pure théorie et que l’usage d’amour calqué à la fois sur le contrat féodal et sur l’adoration religieuse est par essence bon, comment expliquer l’échec du dire poétique, de la quête d’amour, cet échec qui est pour ainsi dire inscrit au cœur même de toute chanson quand celle-ci se déploie pour obtenir la reconnaissance ? Comme pour finir les modèles ne sont pas remis en cause, – ni celui de la société contemporaine, car c’est inimaginable ni l’image d’Amour sous peine de sortir du chant –, c’est le plus souvent la dame ou les autres qui se voient soumis au jugement que toute coutume postule. Ainsi s’affrontent deux coutumes antithétiques qui tantôt visent au même résultat lorsqu’il s’agit des rivaux, et, bien sûr, il faut prouver que l’usage d’autrui est faus et mauvais ; tantôt éloignent encore davantage les antagonistes lorsqu’il s’agit de la dame et cette fois, c’est l’art de la parole dont tout amant a le parfait usage qui doit emporter la conviction.

38 La place qu’occupe « le » personnage des losengiers dans la lyrique incite à ne jamais sous estimer l’importance de ce motif dont on fait si rapidement un cliché parmi bien d’autres. Les losengiers au pluriel agissent toujours à la fois de façon collective et anonyme, ce groupe indifférencié résume ce que le monde peut avoir d’hostile, mais en instaurant tout spécialement une parole ou une clameur qui isolent l’amant et font de lui un coupable, car toute rumeur est souillure définitive au regard de l’amour. Le losengier n’existe que pour jangler, à la fois bavarder et médire, trahissant le secret d’un amour qu’il tue en le dévoilant, complotant à la fois la perte de la dame que ses propos hâbleurs séduisent et abusent, et la mort de l’amant dont il est jaloux ; la seule explication qu’on puisse donner à son attitude est la haine que de fait on éprouve contre lui : Tant est Amors afermee En mon fin cuer droiturier [...]

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Douce dame desiree, Ou n’os aler n’envoier Por la gent maleüree Qui toz jorz sont costumier D’agaitier Li amanz et d’enuier. Deus lor doint male duree26 ! (III, v. 21-22 et V, v. 29-35)

39 Mais ces gens-là se révèlent aussi, à mieux considérer les vers où on les rencontre, comme des membres de l’auditoire, des connaisseurs qui donneront leur avis sur le chant, bref, des rivaux en l’art du trouver. Or il arrive au trouvère particulièrement lassé d’un service interminable de venir grossir les rangs des losengiers, puisqu’aussi bien, comme le chante une fois Thibaut de Champagne, son courtois adieu à sa dame et à Amour qui est désormais « hors de sa saison » ne l’empêchera nullement de continuer à chanter des chansons d’amour27… On l’aura compris les jangleors losengiers, comme les fins amants dont ils se réclament et comme les trouvères dont ils sont peut-être, ont un usage qui ressemble singulièrement à celui de leurs adversaires. Faus losengier qui servent pour traïr, N’est pas amors, honis soit leur usage ! Pour moi le di, c’onques ne soi mentir Vers ma dame puis que li fis homage28. (II, v. 9-12)

40 Ce personnage de l’Autre, hostile et peut-être plus aimable, cristallise la difficulté à faire admettre la sincérité du séducteur qui pourrait, certes, dire à sa dame comme tel autre insinuant : Mon dessein mauvais n’est pas de te nuire…

41 Mais les trouvères en restent à l’idée que l’amour, s’il est vrai, sincère et magnifiquement chanté, ne peut que mériter une réciproque – et il en sera ainsi jusqu’à ce qu’Alain Chartier crée le scandale en faisant enfin parler la Dame dont l’absence de merci était restée muette. Avec de tels prémices, le raisonnement s’épuise en vaines arguties pour démontrer que l’usage de bien aimer est le strict opposé de l’usage menteur et fallacieux de l’autre : Estienes dist par raison : Cuers qui aimme loiaument Doit estre sanz mesprison, Sanz orgoil et sanz bobant, Sanz outrage et sanz folage, Plus jolis et miex vaillanz ; Par usage li plus sage Doit bien estre li amans29. (IV, v.25-32)

42 Le Cuers une fois purifié par tout ce dont il se dégage, le trouvère achève la description sur l’écho tautologique qui renvoie sage à usage. Las ! voilà que l’usage lui-même devient suspect quand il se vide de son sens vrai, il se transforme alors en un « par usage », une inertie de l’habitude qui prend bien évidemment sa force négative de réveiller en mémoire d’auditeur tout ce que la coutume et ses usages avaient d’excellent, de consacré. Là aussi, les trouvères sauront donner une grande puissance à ce terrible revirement lorsque la douleur les pousse à accepter de composer un chant « par usage » qui les met au rang des « amoureux d’été », ceux qui chantent parce qu’il fait beau : Grant pechié fait qui de chanter me prie, Car sanz raison n’est pas drois que je chant, Qu’onques ne fis chançon jour de ma vie Si fine Amour nel m’enseigna avant.

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Maiz pour leur gré chanterai sanz talant Ausint com cil qui par acoustumance Fait tel chançon u n’a fors contenance30. (Exorde, v. 1-7)

43 La contenance est un usage pervers qui s’oppose absolument à la convenance des coutumes justes du temps où Fine Amour était la magistra qui « enseignait à chanter ». Chaque trouvère partage avec « l’amoureux d’été » le bonheur de renaître aux beaux jours, lui aussi est sensible au retour de la lumière, à l’usage des oiseaux qui chantent l’amour et sont les gentils compagnons d’Amour dans les reverdies, quantité d’exordes célébrant le printemps nous sont témoignage de cette allégresse partagée. Bonne Amour n’est-elle pas celle qui apprend le chant « qui de joie est norriz »31 ? Mais comment admettre qu’un chanteur hypocrite connaisse la joie d’un amour réciproque, d’un chant apprécié par la dame ? Le vain usage ici dénoncé est bien l’odiosa consuetudo, la male coustume qu’il faudrait abolir : Uns faux guilerres qui ment Fet trop a mesplaire, Qui par son engignement Fait bien son afaire, Et par vain usage. Hé, las quel domage Quant Amors consent Joie avoir tel gent [...]32. (III, v. 17-24)

44 Certains trouvères comme le prince-poète Thibaut finiront par sous-entendre que tout s’explique par l’eür33, même si le « choix » qui préside à Fine Amour devrait exclure le soupçon de fatalisme. D’autres plus optimistes, tel , croient en un possible progrès du losengier, lui aussi amélioré par la vertu d’Amour, ici simple vision de la dame de Gillebert, décidément peu jaloux : Ausi vos di qui forsvoie en outrage, En fauseté, en penser folement, S’il veut en bien müer son fol usage Voist esgarder le biau contenement Et la valor de la tres bone et sage : Ravoiez ert en bon ensaignement34. (III, v. 25-30)35

45 Beaucoup retombent dans la misogynie, le fol usage, qui distord la parole et fait d’elle l’espace de la traîtrise, est appelé voire nécessité par la légereté et l’inconstance féminines que la chanson de femme (écrite par un homme) met si bien en scène. Je l’aim bien tant con je doi Selonc no costume : Nos amons dou ploi du doit, Car feme nesune N’ama onques de cuer vrai36. (V, v. 38-35)

46 Même des dames de meilleur aloi que cette vilaine créature mise en chant par Perrin obligent l’amant à leur expliquer minutieusement combien elles doivent surveiller leurs usages si elles ne veulent pas devenir à proprement parler infames : Je ne tien pais dame a saige Ke chascun veult resgairdeir, Ains doit si ses euls gardeir C’on ne la taigne a volaige, Et se par aucun usaige Fait chascun semblant d’ameir [...] S’en resoit blaime et hontaige37. (III, v. 21-26 et 29)

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47 Ainsi alors que l’introduction de la coutume et des usages dans la constellation poétique qui rayonne autour du motif du service s’ouvrait sur un riche contrepoint dont les harmoniques évoquaient chez l’auditeur une multiplicité de possibles, invoquer l’usage et l’accoutumance dans le domaine de la parole, achoppe sur une multiplicité de contradictions. Qui distinguera le faux usage du félon amoureux de celui de l’amant sincère et authentique, qui donnera à la dame le droit de reconnaître celui qui la mérite, c’est-à-dire son trouvère amoureux, quand le fait de lever les yeux sur n’importe quel autre (fatalement losengier) la renvoie à l’usage des cœurs volages et des folles femmes ? Qui décrètera que le chant qui s’élève est le plus beau, partant le plus rempli de vérité, quand ceux auxquels on réclame ce couronnement de la valeur sont des compagnons qui ont coutume d’endosser le même rôle pour formuler le même rêve ?

48 Mais aussi quel mot-thème mieux que celui d’usage peut à lui seul contenir toutes ces interrogations ? Car il est tant de males coutumes qui pourtant sévissent et durent, tant de preuves et de procès pour discerner où est le droit et où, le tort, tant d’usages, enfin, que nos ancêtres acceptèrent et qui, pour finir, s’avèrent dommageables à ceux qui les ont suivis. Et puis surtout, dans la poésie des trouvères qui est poésie du mot, poésie du dire amoureux, l’essentiel est de convaincre que l’on dit vrai, c’est une quête de la sincérité, de l’authenticité, dont le but est de communiquer à l’Autre et à tout autre ce qui n’est guère communicable, le bruit du cœur que se veut le chant, car l’unique espoir du poète est que chacun puisse se connaître en ce Je.

49 De toutes ces difficultés, coutume et usage se font la figure ou le chiffre, car le « convenable », et « l’horizon des valeurs communes » ne sont jamais que le pis-aller offert par la communauté à l’individu.

NOTES

1. B. Lemesle, Conflits et justice au Moyen Age, Paris, PUF [Le nœud gordien], 2008, p. 14. 2. Pour le sens de motif, voir J.-J. Vincensini, Motifs et thèmes du récit médiéval, Paris, Armand Colin, 2005, et sa bibliographie. 3. L’analyse des termes s’appuie sur le relevé exhaustif des chansons comprises dans le répertoire d’H. Spanke, complétant celui de G. Raynaud, G. Raynauds Bibliographie des altfranzösischen Liedes, Leiden, E. J. Brill, 1955. À dessein, nous ne faisons pas de différence ici entre les chansons de genres variés, tout trouvère était parfaitement capable de composer dans chacun simultanément, en utilisant les mêmes termes topiques, qu’il s’agisse du registre pieux, de la pastourelle, l’aube, le Jeu Parti, la satire… et ainsi de suite, y compris dans le plus parodique qu’est la sotte-chanson. Nous suivrons ainsi l’exemple de nombreux médiévistes qui ont fait porter leurs études thématiques sur l’ensemble du corpus lyrique, jadis (voir notamment ce qu’écrivait P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, chapitre V (Le grand Chant courtois) et chapitre VI (Les échos de la chanson), et encore plus, aujourd’hui. (voir l’avis d’E. Doss-Quinby, J. Tasker Grimbert, W. Pfeffer et E. Aubrey, Songs of the Women Trouveres, Yale University Press, 2001, dans leur Introduction, à propos de « la chanson de femme » ; D. O’ Sullivan, Marian Devotion in Thirteenth-Century French Lyric, University of Toronto Press, 2005, pour la chanson pieuse ; les introductions aux grandes anthologies des trouvères de J. Dufournet,

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Anthologie de la poésie lyrique française des XIIe et XIIIe siècles, NRF, Gallimard, 1989, L. Formisano, La lirica, Bologna, 1990 ; S. N. Rosenberg, et H. Tischler, Chansons des trouvères, Lettres Gothiques, 1995 etc.) Les spécialistes des troubadours ont la même habitude. 4. Sur ce point, on me permettra de renvoyer à M.-G. Grossel, « Traduire la poésie, traduire poétiquement : l’exemple de la chanson de trouvères », Editer, traduire ou adapter les textes médiévaux, Actes du colloque international de Lyon 2008, textes rassemblés par C. Füg-Pierreville, CEDIC, Lyon, 2009, p. 207-218. 5. O. Guillot, A. Rigaudière, Y. Sassier, Pouvoirs et institutions dans la France médiévale, I des origines à l’époque médiévale, Armand Colin [coll. U], 1994, p. 362. 6. RS 989, anonyme du ms. U, A. Jeanroy-A. Långfors, Chansons satiriques et bachiques du XIIIe siècle, Paris, Champion, édition de 1974, n° XXXIII. 7. RS 1171, Jaquemin de La Vente, Chansons satiriques… n° XXVIII. 8. Autrement dit « l’ensemble des usages » qui régissent l’être féminin. 9. RS 1479, A. Wallensköld, Les chansons de Thibaut de Champagne, roi de Navarre, Paris, SATF, 1925, n° XXI. 10. RS 1965, A. Lerond, Chansons attribuées au Châtelain de Couci, Paris, PUF, 1964, n° IX. 11. RS 314, Colart le Bouteillier, H. Petersen Dyggve, « Chansons françaises du XIII e siècle », I, Neuphilologische Mitteilungen, XXX, 1929, n° VII. 12. RS 43, Robert du Chastel, J. Melander, « Les poésies de Robert de Castel, trouvère artésien du XIIIe siècle », Studia Neophilologica, III, 1930. Citée ici d’après G. Steffens, « Die altfranzösische Liederhandschrift von Siena », Archiv Herrig, LXXXVII, 1892, p. 332, n° LIV. 13. Godefroy IV, p. 463. 14. RS 26, A. Långfors, « Les chansons attribuées aux seigneurs de Craon, édition critique », Mémoires de la société néophilologique de Helsingfors, VI, 1917, p. 43-87, n° II. 15. T. Newcombe, Les poésies du trouvère Jehan Erart, Paris-Genève, Droz, 1972, note p. 106 : « Le poète emploie dans cette strophe bien des termes relatifs à la féodalité. Pourveüz : il est difficile de saisir le sens exact de ce terme. On pense surtout à « gouverné, protégé », [Godefroy, VI, 325] ; ce mot peut aussi signifier « pourvu d’un fief », le mot fief s’employant au sens figuratif […] Relever : terme féodal, [Godefroy, VI, 763] : « payer la relevaison, racheter. » La relevaison est le « rachat ou relief dû au seigneur censuel par un nouveau vassal. »[ Godefroy, VI, 762] » 16. Les poésies du trouvère Jehan Erart, n° XIII. 17. RS 1866, anonyme, Chansons satiriques..., n° XXXII. 18. RS 1690, H. Petersen Dyggve, Gace Brulé, trouvère champenois, édition des chansons et étude historique, Helsinski, 1951, Mémoires de la Société néophilologique d’Helsingfors, XVI, n° LXIV. 19. RS 2071, L. Barbieri, Le liriche di Hugues de Berzé, edizioni C.U.S.L. Milano, 2001. n° III. 20. RS 809, Gaidifer, « Chansons françaises du XIIIe siècle », II, n° XV. 21. RS 485, Les poésies.du trouvère Jehan Erart, n° XX. 22. RS 524, anonyme, ms. O, A. Jeanroy-A. Långfors, « Chansons inédites tirées du ms. 846 de la Bibl. Nationale », Archivum Romanicum, III, 1919, p. 1-27, n° LIV. 23. RS 36, anonyme, ms. C, édition diplomatique de J. Brakelmann, « Die altfranzösische Liederhandschrift n° 389 der Stadtbibliothek zu Bern », Archiv für das Studium der neueren Sprache und Literatur, XLIII, 1868, p. 241-394. 24. RS 99, anonyme, ms. O, Archivum Romanicum, III, 1919, n° LVI. 25. RS 153, anonyme, ms. C, W. Wackernagel, Altfranzösische Lieder und Leiche aus Handschriften zu Bern und Neueburg, mit grammatischen und litteraturhistorischen Abhandlungen, Basel, 1845, n° XXXVIII. 26. RS 504, Gautier d’Épinal, J. Kooijman, Trouvères lorrains, la poésie courtoise en Lorraine au XIIIe siècle, p. 126 ; dans sa thèse (que j’ai consultée en reproduction microfiches, Edizione critica e commento delle liriche di Gautier d’Épinal, 2004), Germana Schiassi suit un ms. où l’ordre des strophes est différent.

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27. Il s’agit de la chanson IX de Thibaut dans l’édition Wallensköld. 28. RS 1413 Robert Mauvoisin, H. Petersen Dyggve, « Trouvères et protecteurs de trouvères dans les cours seigneuriales de France... » Helsinski, 1942, Annales Academiæ scientiarum fennicæ, série B, tome L, 2, p. 39-427. 29. RS 1614 Långfors, « Mélanges de poésie lyrique française », Romania LII, 126, p. 418. 30. RS 1199, Gace Brulé, édition Dyggve, n° XXI. 31. Incipit de RS 1572 de Gace Brulé, édition Dyggve, n° XLI. 32. RS 651 anonyme, ms. O, Archivum romanicum II, 1918, n° XXVIII. 33. Sur le rôle de l’eür [chance] dans la poétique de Thibaut, et de ceux qui, l’admirant, l’ont suivi, voir M.-G. Grossel, Le milieu littéraire en Champagne sous les Thibaudiens, Paradigme, 1994, tome II, p. 432-442 ; eadem, « Onques del brevaje ne bui/dont Tristans fu anpoisonez, fascination et rejet de la passion tristanienne dans la lyrique d’oïl », Tristan-Tristrant, Mélanges en l’honneur de Danielle Buschinger à l’occasion de son 60ème anniversaire, éd. par A. Crépin et W. Spiewok, Reineke- Verlag, 1996, p.195-208 ; ead. « Folie de la l’amour, sagesse de la parole : la construction du Je poétique chez Thibaut de Champagne », Les chansons de langue d’oïl, l’art des trouvères, Études réunies par M.-G. Grossel et J.-C. Herbin, Presses Universitaires de Valenciennes, 2008, p. 147-160. 34. RS 651 anonyme, ms. O, Archivum romanicum II, 1918, n° XXVIII. 35. RS 138, Gillebert de Berneville, K. Fresco, Gillebert de Berneville, Les poésies, Droz, Genève, TLF, 1988, n° XX. 36. RS 1669, « chanson de femme », Perrin d’Angicourt, Chansons satiriques…, n° XXIX. 37. RS 1150, Chansons satiriques…, n° XXXIV.

RÉSUMÉS

Le motif de la coutume est bien présent dans la lyrique d’oïl, la raison n’en est pas seulement, comme on pourrrait le penser, l’aspect didactique inhérent aux chansons. En effet, ce motif qui trouve à s’exprimer par les mots us, usage, cou(s)tume, coustumier, acou(s)tumance, fonctionne en liaison étroite avec un motif clef de la lyrique, celui du service d’amour. Coutume et usage gardent alors en arrière-plan leur sens « technique », comme le prouve la rime usage/hiretage, quand l’amant devient le fief d’amour de sa dame. la coutume est en outre valorisée par le lien qu’elle entretient avec le passé, les anchisours étant des parangons de la Fine Amour. Enfin la coutume chez les trouvères, comme dans le Droit, relève de l’oralité, puisqu’en cette poésie tout amour est parole. L’usage de l’Amour vrai est de donner valeur à celui qui l’éprouve. Se développera donc une réflexion sur le sentiment, sa véracité, son authenticité : tout effet négatif, tout échec d’amour ne peuvent qu’être le résultat du vil usage du monde hostile des autres, emblématisés en losengiers. Mais si le fol usage est bien celui des traîtres, en tout amant désenchanté se glisse la tentation de s’abandonner à la male coustume, à l’habitude, le « par usage » qui n’est plus qu’apparence. Car la coutume de la parole comme la coutume de l’amour sont plus lourdes d’interrogations que de certitudes.

The motif of the coutume is very present in trouvère lyric; the reason is not only, as one might think, the didactic aspect inherent in the songs. Indeed, this motif which expresses itself in the words us, usage, cou(s)tume, coustumier,

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acou(s)tumance, works in close connection with a key lyric motif, that of the service d’amour. Coutume / usage maintain their technical meaning in the background, as the rhyme usage / hiretage proves, when the lover becomes the “fief of love” of his lady. The coutume moreover is valorized by its connection with the past, anchisours being paragons of Fine Amor. Finally the coutume of the trouvères, like that of Law, concerns orality, since in this poetry all love is speech. The use of true Love is to give value to the one who feels it. Thus develops a reflection on the feeling, its veracity, its authenticity: any negative effect, any failure of love can only be the result of the vil usage of the hostile world of the others, emblematized as losengiers. But if the fol usage is in fact that of the traitors, any disillusioned lover will be tempted to give in to male coustume, to habit, to the “par usage” which is nothing but an appearance. For both the coutume of speech and the coutume of love are fraught with more questions than certainties.

AUTEUR

MARIE-GENEVIÈVE GROSSEL CALHISTE EA4343, Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis

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Un inédit de la Bibliothèque municipale de Versailles, le manuscrit M 139, livre d’heures à l’usage de Rouen

Valérie Ruf-Fraissinet

1 La Bibliothèque municipale de Versailles est renommée pour ses collections liées aux archives royales de l’Ancien Régime, ses estampes et ses nombreuses partitions musicales. On ignore souvent qu’elle renferme un fonds de manuscrits et d’incunables, dont l’ensemble, bien que modeste, est de qualité. Ainsi, elle conserve un livre d’heures, inscrit sous la cote M 139 du catalogue des Manuscrits de la bibliothèque1, qui a traversé les siècles sans trop de dommages. La notice le mentionne comme étant à l’usage de Rouen et daté du XVe siècle. De format réduit (165 mm x 115 mm), le manuscrit se présente aujourd’hui sous une reliure de veau brun, plutôt épais. L’ajout ultérieur de deux gravures sur cuivre2, tirées sur parchemin, suggère que le volume a trouvé refuge dans la collection d’un bibliophile, pour le moment non identifié. Il figure à la fin du XIXe siècle dans la collection d’Édouard Le Corbeiller (1860-1937), un érudit et bibliophile originaire de Dieppe, dont l’ex-libris est noté au contreplat supérieur de la reliure. Il appartient ensuite à ses héritiers, qui ne le cédèrent à la Bibliothèque de Versailles qu’en 1976.

2 Constitué de 146 feuillets de parchemin, tous foliotés, ainsi que de quatre pages de garde non foliotées, le manuscrit comprend treize miniatures introduisant les principales articulations des textes contenus dans le volume (lectures des Évangiles, petit office de la Vierge, psaumes de la pénitence, heures de la Croix et du Saint Esprit, office des morts, prières en français), auxquelles il faut ajouter le cycle de vingt-quatre petites miniatures qui orne le calendrier, illustrant, au recto, les travaux des mois, et, au verso, les signes du zodiaque. Les pages de texte sont toutes ornées de bordures latérales, relativement larges, dont la hauteur suit celle de la justification. Des initiales ornées, parfois ponctuées de motifs animaliers ou végétaux, et des lettrines rythment le texte, de même que de nombreux bouts-de-ligne.

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3 En dépit du nombre relativement modeste de ses miniatures, le M 139 retient l’attention par le caractère de ses réalisations et par certains choix iconographiques inhabituels. Par ailleurs, contrairement à ce que l’usage liturgique aurait pu laisser présager, le style des miniatures trahit une origine parisienne du manuscrit, et témoigne de l’importance des échanges artistiques à la fin du XVe siècle.

Contenu du M 139 : des Heures à l’usage de Rouen

Contenu codicologique

4 Les 146 feuillets de parchemin sont de facture moyenne. Le traitement du parchemin en vue de recevoir l’écriture présente des différences de qualité : certaines traces d’étirage de la peau sont visibles, ainsi que les traces d’implantation des poils. Diverses altérations sont relevées : traces d’humidité ayant entraîné une légère dégradation de la peinture (fol. 19, 48v), moisissures (fol. 130, 134) ou piqûres de vers (fol. 1 à 7). Les tranches présentent des restes de peinture rouge sur les trois côtés.

5 Bien que la description précise de la composition des cahiers soit rendue difficile par l’état très serré de la reliure, il a pu être dénombré vingt cahiers3, tous signés, la signature4 étant notée sur le recto de la tête de cahier, au milieu de la marge de queue. À l’examen, on note le nombre variable de feuillets composant ceux que l’on peut identifier (deux binions, trois ternions, douze quaternions, un quinion, un sénion), ainsi que le nombre élevé de cahiers irréguliers (un tiers du codex). Ceux-ci peuvent être expliqués, en premier lieu, par la transcription du texte. Ainsi, le premier cahier, affecté au calendrier, est constitué d’un sénion en raison de la copie du texte des douze mois, qui répartit chaque mois au recto et au verso d’un feuillet. De même, la transcription des textes des péricopes des Évangiles, auxquels s’ajoutent ceux de la version abrégée de la Passion selon saint Jean (Jean, XIX, 1-37) et de trois antiennes (saint Vincent, saint Gilles, sainte Marguerite) du deuxième cahier a-t-elle nécessité l’utilisation de cinq bi-feuillets. Par ailleurs, après examen, il apparaît que les ternions G, H et S ne sont pas complets et que soit à déplorer l’absence de trois feuillets. Les débuts des offices de tierce et de vêpres ainsi que de l’Obsecro te étant manquants, il est permis de supposer que chaque texte a pu s’ouvrir par une miniature.

6 Le texte est rédigé à longues lignes, avec une justification identique, sans distinction entre le calendrier et le texte. Vingt lignes rectrices ont été tracées ; dix-neuf rectrices sont utilisées pour le texte, dix-sept pour le calendrier. L’organisation de la page de texte comporte, en outre, des bordures latérales qui longent le texte et dont la hauteur suit celle de la justification. L’encre utilisée pour le tracé des réglures est une encre rose pâle, fréquemment utilisée dans les cahiers réglés du XVe siècle. Celle de la copie du texte est brun foncé, d’une teinte dans l’ensemble constante dans le codex, le texte du calendrier étant transcrit au moyen d’encres de couleur, bleue, rouge et or. L’agencement des encres de décoration (rouge pour l’encadrement des bordures de texte, noire pour cerner le contour des initiales ornées, des lettrines et des bouts de lignes) permet une articulation très lisible de la page. Cette variété de couleurs d’encres dans le codex crée un léger effet de polychromie, conférant à l’ensemble un aspect élégant. Le type d’écriture est une bâtarde, caractérisé par un tracé anguleux et allongé des lettres. La copie semble homogène ; on note toutefois une différence de main aux folios 43 à 47, la graphie étant plus resserrée.

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L’apport du texte

7 Le manuscrit de Versailles comporte l’ensemble habituel des textes constitutifs des livres d’heures de la seconde moitié du XVe siècle, dont l’organisation s’établit comme suit : fol. 1 à 12v, calendrier ; fol. 13 à 19, fragments des Évangiles ; fol. 19 à 20, antiennes ; fol. 21 à 70, heures de la Vierge ; fol. 71 à 81, psaumes de la pénitence ; fol. 81 à 85v, litanies ; fol. 86 à 93, heures de la Croix et du Saint Esprit ; fol. 94 à 130v, office des morts ; fol. 131 à 138v, Stabat Mater, Obsecro te, O Intemerata ; fol. 139 à 145, Quinze joies de la Vierge suivies des Sept requêtes à Notre-Seigneur. Ces textes, hormis le calendrier et les deux dernières prières, sont rédigés en latin. Cet ensemble textuel, rassemblé selon le souhait du commanditaire, révèle à l’étude de forts liens avec Rouen.

8 Le calendrier du M 139 (fol. 1 à 12v), rédigé en français, est calqué sur le principe parisien du calendrier complet (une fête par journée, alternativement mentionnée à l’encre rouge et bleue, les grandes fêtes de l’Église et les commémorations de saints étant rubriquées en or) et s’apparente au calendrier parisien tel que publié par Paul Perdrizet5. L’examen montre en effet la forte présence de fêtes propres au diocèse de Paris6, comme sainte Geneviève, le 3 janvier, saint Guillaume de Bourges, le 10 janvier ou Saint Louis, roi de France, le 25 août. Une certaine nonchalance peut être observée dans la transcription des noms (« Supplice » au lieu de « Sulpice »). Toutefois, le scribe a personnalisé cet ensemble en lui adjoignant un ensemble restreint de saints propres au diocèse de Rouen, comme le 28 février, saint Romain, patron de Rouen, dont il fut l’évêque de 626 à 638, et le 7 mai, saint Ouen, évêque de la capitale normande de 641 à 684. On signalera en outre la fête de la Transfiguration le 6 août (sainct Sauveur) mentionnée en lettres d’or. Cette mention semble fournir un indice de datation, puisque cette fête devient triplex à Rouen à compter de 14687.

9 Le texte du petit office de la Vierge s’ouvre par l’invitatoire de matines Domine labia mea aperies, sans formule introductive. Les huit heures canoniales sont recensées, mais, comme on l’a noté, manque le début des offices de tierce et de vêpres. Ces heures, examinées au travers des initia des différents textes de prières composant chacun des offices8, suivent l’usage liturgique de Rouen. Selon une pratique inspirée de l’usage de Sarum et héritée de l’occupation anglaise au début du XVe siècle9, les suffrages, peu nombreux (quinze au total), sont ici placés après les laudes (fol. 40 à 47v), ce qui est courant dans les heures à l’usage de Rouen. Notons ici un suffrage au Saint-Sacrement dont l’invocation se rencontre dans les livres d’heures dès la fin du XVe siècle10. Par ailleurs, l’examen de l’office des morts, annoncé par le titre Ad sanctum servicium pro deffunctis, confirme l’usage liturgique du M 13911.

10 Bien que les livres d’heures à la fin du Moyen Âge soient un support courant de la dévotion laïque, il est toutefois possible de dégager quelques caractéristiques particulières à notre manuscrit. Si l’identité du commanditaire reste inconnue en l’absence de marques de possession, la rédaction au masculin des prières de l’Obsecro te et de l’Intemerata semble a priori indiquer que ces heures ont été confectionnées pour un homme. La prépondérance des saints masculins au sein des litanies (particulièrement de saints militaires comme Martin, Georges et Maurice) paraît également confirmer cette présomption. Toutefois, dans la longue énumération de saints dont le fidèle invoque l’intercession, se trouve une invocation à sainte Radegonde, reine de France, épouse de Clotaire Ier, devenue abbesse de Poitiers12, qui

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pourrait avoir été inscrite plutôt à la demande d’une femme. Ce faisceau d’indices laisse en définitive envisager que le livre a été utilisé par un couple, comme le suggère encore la représentation d’un homme et d’une femme en prière devant la Vierge au folio 139. Les trois antiennes précédemment citées, dont la rubrique mentionne saint Vincent martyr, saint Égide (ou Gilles) et sainte Marguerite suivent la même organisation que les suffrages (antienne, verset, répons et collecte). Concernant saint Gilles, il semble qu’il s’agisse de l’abbé en Languedoc, issu d’une vie légendaire, la Vita sancti Egidi, et figurant parmi les dix intercesseurs auxquels, d’après le témoignage d’Eustache Deschamps, « en quelque péril », on ne s’adressait pas en vain. Bien que « la légende de sainte Marguerite passe l’imagination13 » selon les propos de l’abbé Leroquais, la dévotion populaire envers cette sainte était, elle aussi, très répandue. Son intercession était ainsi particulièrement requise par les femmes en couches ; ce choix tend donc à confirmer une utilisation double (par un couple) de ce livre. La présence de ces textes est intéressante comme témoignage de la piété médiévale tardive. Hommes et femmes s’adonnaient à une dévotion particulière envers un saint ou une sainte dont la protection s’étendait dans ce monde et dans l’autre14. Leur citation, à la suite de la Passion selon saint Jean, solennise ces dévotions.

Le décor du M 139 et l’iconographie des grandes peintures

L’organisation du décor secondaire

11 Le M 139 bénéficie d’un décor relativement important dont il convient de souligner le caractère soigné. Cet ensemble est organisé afin de structurer le contenu textuel du manuscrit, produisant une hiérarchisation de la décoration en fonction de l’importance accordée aux textes. Ainsi, les subdivisions internes de ceux-ci sont introduites au moyen de lettres ornées dont le module varie suivant l’importance accordée au passage mentionné15, les paragraphes secondaires étant signalés par une lettrine champie. Le corps des initiales ornées est constitué d’acanthes en grisaille bleutée, à la découpe évoquant la forme de rouleau, dont l’usage se diffuse dans les livres d’heures à partir des années 148016. Certaines renferment des motifs animaliers peints au naturel sur fond doré, finement caractérisés en dépit du peu d’espace qui leur est imparti. Les bordures de texte et de peintures en pleine page sont compartimentées17 et strictement organisées, des motifs d’acanthes bleues et or occupant la réserve de parchemin, et des motifs végétaux le fond or. Ce type de décor apparaît dans l’enluminure parisienne vers 148518, et Paul Durrieu y voyait une marque d’influence du modèle ganto-brugeois. La couleur apparaît aussi dans les compartiments, comme l’illustre le feuillet de la Descente de Croix (fol. 131), faisant alterner le bleu et le rouge. L’initiale d’introduction étant traitée sur champ rouge, il en résulte une harmonie de couleur formant cadre autour de la miniature. L’introduction de la couleur dans les bordures se traduit aussi par des acanthes de teinte rouge ou framboise (Annonciation, fol. 21 et Visitation, fol. 30v). Or, ce type de réalisation se retrouve dans les productions parisiennes du Maître de Jacques de Besançon19 et chez un artiste proche de ce dernier, le Maître de Robert Gaguin20. Toutefois, la décoration secondaire semble le fait d’un artiste moins soigneux que celui ayant réalisé les miniatures.

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Le cycle des grandes peintures

12 Comme cela a été dit, les treize miniatures conservées sont disposées de manière à introduire les grandes articulations des textes. La série débute avec une peinture quadripartite figurant les quatre Évangélistes en train d’écrire (fol. 13) ; viennent ensuite les six miniatures21 illustrant les différentes heures de l’office de la Vierge : Annonciation (fol. 21), Visitation (fol. 30v), Nativité (fol. 48), Adoration des mages (fol. 55v), Présentation au temple (fol. 58v) et Couronnement de la Vierge (fol. 68v). Il convient de signaler que les suffrages, récités après laudes, ne font pas l’objet d’une illustration. Les psaumes de pénitence (fol. 71) sont illustrés d’une représentation de David peu habituelle, où le roi est figuré en songe. Les heures de la Croix et du Saint Esprit sont ornées respectivement d’une scène de la Crucifixion (fol. 86) et de la Pentecôte (fol. 90v). Une Résurrection de Lazare (fol. 94) introduit l’office des morts. Cette série s’achève avec les illustrations des prières, avec la scène de la Descente de Croix (fol. 131) ornant le Stabat Mater et la représentation d’un couple de donateurs en prière devant la Vierge (fol. 139) pour les Quinze Joies de la Vierge.

13 Classique à première vue, ce cycle présente toutefois quelques particularités qui méritent d’être relevées. Tout d’abord, en introduction aux péricopes des Évangiles, la miniature quadripartite des Évangélistes accompagnés de leurs symboles (fol. 13, ill. 1) relève du répertoire rouennais22, lequel figure habituellement saint Jean sur l’île de Pathmos, et les synoptiques dans leur cabinet de travail en train d’écrire. Les compartiments de la peinture en question en reproduisent en particulier l’organisation, avec au premier plan l’évangéliste et son attribut dans un espace naturel, figuré de trois-quarts (hormis saint Luc, présenté frontalement). L’artiste du M 139 a conservé l’idée de les représenter ensemble, mais, de manière étonnante, les a réunis au sein d’un espace extérieur traité en grisaille bleutée, esquissant une ville où se profile la flèche d’une église, ou une colline surmontée d’une tour. Il a par ailleurs inversé l’ordre de présentation des évangélistes, saint Luc succédant ici à saint Jean, en lieu et place de saint Matthieu. Davantage qu’une maladresse de l’enlumineur, il s’agit probablement d’une réinterprétation d’un modèle rouennais par un artiste issu d’une tradition picturale différente.

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Illustration 1. Évangélistes

M 139, BM Versailles, fol. 13.

14 On notera ensuite le choix de figurer Joseph au sein de la Visitation (fol. 30v). La scène se déroule devant la maison d’Élisabeth, sortie à la rencontre de Marie. Toutes deux, nimbées d’une fine auréole, sont debout et s’étreignent. Légèrement en retrait de Marie se tient un homme âgé, vêtu d’une robe de couleur violette et d’un manteau rouge-rosé, un bâton à la main, dont le regard dirigé vers la Vierge et le geste de sa main gauche manifestent une muette reconnaissance. Il est peu vraisemblable qu’il s’agisse de Zacharie, dont la présence aurait été naturelle puisque la rencontre a lieu dans sa maison, mais bien de Joseph, dont la présence provient alors des Meditationes Vitae Christi23, dans lesquelles l’époux de Marie l’accompagne chez Élisabeth.

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Illustration 2. Arbre de David

M139, BM Versailles, fol. 71.

15 Les psaumes de pénitence (fol. 71, ill. 2) s’ouvrent, eux, sur une iconographie de David étonnante. On s’attendrait en effet à trouver une représentation de David pénitent. La composition, ici nommée par convention « Arbre de David », est divisée en deux parties, de dimensions à peu près équivalentes. Occupant le registre inférieur, David, identifié par la harpe qu’il tient dans la main gauche, est représenté sous les traits d’un homme âgé et barbu portant une couronne fleurdelisée. Couché sur le côté droit, les yeux fermés, la tête reposant sur sa main, sa position est celle du personnage en songe24 : de sa bouche jaillit une fleur de lis dont la corolle s’ouvre sur Marie portant l’Enfant, cette vision occupant la totalité de la partie supérieure de l’image. Marie, figurée à mi- corps et de trois-quarts, semble surgir du lis, auréolée de rayons de soleil, représentés sous la forme de longues flammes dorées. Vêtue d’un ample manteau bleu, elle aussi porte une couronne sur ses longs cheveux blonds. L’Enfant, de trois-quarts, tend les bras vers sa mère. Aucune auréole ne les entoure, mais entre les flammes du soleil, de fins rayons dorés jaillissent et matérialisent l’aura du groupe sacré. Celui-ci s’inscrit dans une mandorle dont le noyau central, d’un jaune éclatant, est entouré d’une large bande orangée, l’ensemble se détachant d’un ciel bleu azur évoquant le royaume céleste. L’attitude de trois quarts et un certain hanchement, l’inclinaison de la tête, la douceur de la physionomie, servent à l’expression de la tendresse25. Un dialogue semble s’instaurer entre la Mère et son Fils. La nudité du Christ enfant, au corps potelé, souligne sa nature humaine. L’ensemble de ces éléments semble bien s’accorder au contexte de la pensée religieuse de la fin du Moyen Âge, depuis la diffusion du texte d’origine franciscaine déjà cité, les Meditationes Vitae Christi. L’invention formelle que constitue cet « Arbre de David » semble avoir donné lieu à une occurrence normande plus tardive à l’église Saint-Nicaise de Rouen dans un vitrail des verrières hautes du

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chœur, du milieu du XVIe siècle26 (disparues dans un incendie en 1934). L’originalité de ce thème avait d’ailleurs été déjà perçue par Jean Lafond27, qui soulignait qu’il ne connaissait qu’un « seul exemple de ce sujet très rare » dans une miniature de la collection Le Corbeiller à Dieppe. On peut supposer que cette mention fait référence au livre que nous étudions.

16 Enfin, dans son recensement des miniatures du M 139, la notice de la Bibliothèque municipale de Versailles indique une représentation d’un Arbre de Jessé. L’interprétation de la prophétie d’Isaïe (XI, 1) semble être ici l’objet d’une formulation limitée à deux pôles, éliminant les personnages secondaires au profit de l’exaltation de la Vierge, jaillissant d’un lis blanc. Cette exaltation de la Vierge paraît étroitement liée au culte de l’Immaculée Conception dont la croyance s’impose au XVe siècle, après un long débat théologique28. En effet, il n’existait pas encore d’image isolée de l’Immaculée Conception, et ce thème était souvent réuni à une autre image symbolique à référence biblique, celle de la Femme de l’Apocalypse (Ap : XII, 1). L’association des deux images entraîne donc un renouvellement symbolique de l’Arbre de Jessé, dans un sens immaculiste29. Magnifiant la fille de David, les artistes interposent entre elle et son ascendance la fleur liliale, emblème de pureté, et la réunissent à son fils dans ce lis même. Par-là, ils confèrent une matérialité à la croyance pieuse, faisant écho aux textes franciscains des offices de la Conception qui se répandent parmi les fidèles30. Cette adaptation symbolique était particulièrement en faveur en Normandie, ce dès le XIIe siècle, où l’on se trouve en présence d’un foyer géographiquement et liturgiquement cohérent dans lequel la fête de la Conception se diffuse de manière autonome31. Il est avéré que, à Rouen, la fête de l’Immaculée Conception, correspondant à une dévotion ancienne32, était célébrée par les confréries pieuses de la ville33. Le thème apparaît dans les manuscrits normands à partir de la fin des années 146034. Mais l’originalité du modèle rouennais réside en la représentation d’un Jessé assis sur un trône, entouré de prophètes debout ; un arbre jaillit de sa tête, dont les tiges fleuries s’ornent des figures des ancêtres du Christ à mi-corps et le centre d’une fleur liliale avec la Vierge portant l’enfant35. Si les critères de l’usage suggèrent une sensibilité rouennaise du destinataire, la représentation du M 139 ne coïncide pas avec celle des manuscrits issus de ce milieu artistique. Par ailleurs, l’utilisation de ce sujet dans un sens immaculiste est aussi observée dans le cercle de production des livres d’heures parisiens36 de cette période, en diptyque de l’Annonciation, aussi bien dans des manuscrits37 que dans des imprimés38. Dans ces compositions, Jessé est figuré seul et allongé, un arbre sortant de son flanc portant un nombre variable de rois et de prophètes, et avec au centre Marie, représentée debout ou à mi-corps, compositions se rapprochant de la miniature du M 139. Mais, ici, l’artiste a élaboré une création autonome à partir d’un thème largement diffusé.

Une réalisation d’un artiste parisien ?

17 Malgré sa probable destination rouennaise, le manuscrit que nous présentons est susceptible de rapprochements stylistiques et iconographiques qui l’inscrivent dans le répertoire parisien, comme le suggère d’ailleurs l’iconographie de l’« Arbre de David ».

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Le style du peintre du M 139

18 Les miniatures du M 139 témoignent d’une homogénéité stylistique caractérisée par l’éclat des couleurs, posées en aplats nettement délimités. Le coloris est dominé par un bleu intense, un violet-gris et un jaune orangé employés pour la majorité des vêtements, ainsi qu’un rouge mat utilisé également pour les tentures de brocart du fond. On relève un usage abondant de l’or, posé en hachures qui servent à modeler les draperies des habits. Les visages se distinguent par les pommettes et les lèvres inférieures rehaussées de rouge pâle ; les contours des yeux sont allongés, l’arête du nez et la ligne de la paupière finement tracées en gris. Dans les scènes d’intérieur, les murs d’un gris plus ou moins bleuté limitent l’espace du fond, tandis que l’arcature encadrant la peinture est peinte en or. Les paysages de l’arrière-plan se détachent dans des couleurs plus claires et dégradées, avec des silhouettes de villes ou de châteaux- forts se détachant en gris ou bleu pour les édifices plus lointains. Le peintre semble bénéficier d’une certaine connaissance de la perspective atmosphérique, qui se traduit par des lointains de couleur embrumée, plus particulièrement dans la scène de la Visitation (fol. 30v). Toutefois, la prédominance d’un dessin aux traits rigides confère à cet ensemble un caractère un peu sec, accentué par la symétrie des compositions. L’absence de modelage des visages les fige dans une stéréotypie irréelle, accrue par la raideur des gestes censés exprimer les sentiments. Néanmoins, ces compositions se caractérisent par une grande lisibilité où les relations entre les personnages s’expriment par les mouvements des mains.

Un manuscrit parisien

19 Les caractéristiques stylistiques ainsi dégagées ne se retrouvent pas chez les artistes rouennais du dernier tiers du XVe siècle. Ainsi, chez le Maître de l’Échevinage, principale figure de l’enluminure rouennaise, actif vers 1460-1485, les figures sont souvent minces quand celles du M 139, bien qu’élancées, procèdent d’un canon plus ample. Une constatation identique peut être faite à propos du traitement des visages : chez le Maître de l’Échevinage et son atelier, les yeux présentent souvent un aspect saillant (Besançon, BM, ms. 69 ; Carpentras, BM, ms. 61)39 absent des peintures du M 139 ; les paupières se définissent par un trait en demi-cercle, alors que l’artiste du M 139 leur donne une forme étirée, davantage en amande. Le style du Maître de l’Échevinage a pu être défini comme linéaire et froid ; dans aucun des manuscrits étudiés du maître rouennais et de son atelier n’a été retrouvé ce coloris d’orange et de bleu intense que privilégie le miniaturiste du M 139.

20 Un constat similaire peut être dressé avec l’œuvre d’un autre enlumineur rouennais, Robert Boyvin (actif vers 1485-1542), dont le mauve et le vert olive particularisent la palette40. Ses personnages présentent des visages ovoïdes et étroits, dont les cheveux forment le plus souvent un volume plaqué, de couleur jaune tirant sur le roux, ce qui contraste avec l’aspect « dénatté » des chevelures du M 139. La manière de l’enlumineur du M 139 semble davantage correspondre à celle de l’artiste parisien connu sous le nom éponyme de Maître de Robert Gaguin41. Sur le plan chronologique, la carrière de cet artiste est parallèle à celle du Maître de Jacques de Besançon, et s’est étendue de 1480-1485 aux environs de 1500. Ses formules trouvent leur origine dans le

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répertoire de Maître François dont il conserve les conventions ; l’éventualité qu’il ait été formé par ce dernier n’est pas à rejeter42.

21 La confrontation du M 139 avec certaines réalisations de cet artiste, et notamment les Heures Rothschild43 (Paris, BnF, ms. Rothschild 2536), datées autour de 1480-1485, indique une certaine proximité, qui permet d’inscrire la réalisation du livre d’heures présenté dans le milieu de production parisien. L’analyse de détails – éléments du décor architectural ou de paysage, types des personnages, palette utilisée – confirme cette parenté de conception. Parmi les éléments de décor, le Maître de Robert Gaguin encadre ses peintures d’un dispositif de colonnes de couleur, surmonté d’un réseau réticulé orné d’une clé pendante44 mais dont la base et le chapiteau sont composés d’une simple moulure et le tailloir orné d’une rangée de boules se reconnaissant plus spécifiquement dans les scènes de l’Annonciation et de la Pentecôte (Paris, BnF, ms. Rothschild 2536, fol. 28 et 34 ; Versailles, BM, M 139, fol. 21 et 90v). Des panneaux marbrés rose violet s’encastrent dans des murs animés de pilastres et les ouvertures sont soulignées par des motifs de cercle, également relevés dans le décor du M 139 ; cela semble aussi appartenir au vocabulaire pictural des Heures Rothschild (Paris, BnF, ms. Rothschild 2536, fol. 28, 34 et 78), ainsi qu’à deux autres livres d’heures conservés à la Bibliothèque nationale de France, les Latins 13270 (fol. 25, 29 et 65) et 1072 (fol. 194). Dans les architectures, le motif de tour couronnée d’un petit dôme établi dans le manuscrit M 139 (Évangélistes, fol. 13 ; Nativité, fol. 48) est attesté dans les arrière- plans du manuscrit Rothschild (Crucifixion, fol. 20 ; David combattant Goliath, fol. 92). De même, le motif de la ville entourée de remparts et de tours et bordée d’eau (Versailles, BM, M 139 Crucifixion, fol. 86, Descente de Croix, fol. 131) se retrouve au folio 58 du manuscrit Rothschild 2536, consacré à l’Annonce aux bergers.

22 Le type des figures du M 139, relativement élancées conformément à un canon encore en usage au début des années 148045, s’apparente lui à celui des manuscrits contemporains du Maître de Robert Gaguin. Les proportions fautives de certains personnages (ainsi, les têtes minuscules par rapport au corps des personnages d’Élisabeth dans la Visitation et de saint Jean dans la scène de la Crucifixion du M 139) se retrouvent ainsi dans les Heures Rothschild (Annonce aux bergers, fol. 58). Les personnages masculins sont massifs, la tête dans les épaules avec une courte barbe (en collier ou à deux pointes) projetée en avant, les sourcils rehaussés d’un trait blanc. Le Maître de Robert Gaguin a pour autre caractéristique de souligner les yeux de ses personnages d’un trait noir, ce qui les étire à la façon d’un « œil d’antilope46 » ; or les figures du M 139 reproduisent cette particularité. Le visage de la Vierge, avec sa bouche étroite, un peu pincée, ses sourcils tracés haut et ses yeux soulignés d’un trait noir, a une expression bien spécifique relevée dans les manuscrits du Maître de Robert Gaguin déjà cités47.

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Illustration 3. Présentation au Temple

M139, BM Versailles, fol. 58v.

23 De même, dans les deux contextes, la figure de Siméon est très proche (Versailles, BM, M 139, f. 58v, ill. 3 ; Paris, BnF, ms. Rothschild 2536, fol. 78 ; BnF, ms. lat. 13270, fol. 65) : visage, barbe à deux pointes, vêtements, haute mitre blanche ornée de bandeaux dorés. Dans la scène de la Crucifixion (Versailles, BM, M 139, fol. 86), l’analogie est ici confortée par le motif de saint Jean soutenant la Vierge, les mains jointes, et le personnage à cheval levant la main (Paris, BnF, ms. Rothschild, fol. 20 ; BnF, ms. lat. 13270, fol. 21).

24 On relève aussi une répartition proche des couleurs, notamment dans les costumes. Dans la représentation de la Pentecôte, saint Jean est vêtu d’une robe blanche avec un manteau de couleur rose, tonalité chère au Maître de Robert Gaguin (Versailles, BM, M 139, fol. 90v ; Paris, BnF, ms. Rothschild 2536, fol. 28 ; BnF, ms. lat. 13270, fol. 25). La palette de l’artiste se reconnaît par l’emploi de l’orange, couleur traditionnelle dans le cercle de Maître François48 (ainsi les bottes et le chapeau du roi Hérode dans Rothschild 2536, fol. 73) et abondamment utilisée dans le M 139.

25 Le rapprochement avec le milieu parisien est enfin conforté par le fait que les compositions des peintures, inscrites dans le répertoire de Maître François, ne le sont pas dans celui des livres d’heures rouennais. Deux scènes retiennent ici particulièrement l’attention, le Couronnement de la Vierge et la Pentecôte.

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Illustration 4. Couronnement de la Vierge

M139, BM Versailles, fol. 68v.

26 Le Couronnement de la Vierge chez les artistes influencés par Maître François constitue souvent une scène qui donne l’impression de flotter sur de légères nuées bleues rehaussées d’or49. Le Christ, figuré parfois sous les traits du Père coiffé d’une tiare à triple couronne ou d’une mitre, assis sur un trône surélevé inscrit dans une banquette de bois sculptée d’arcades aveugles à motif quadrilobé, bénit sa mère, figurée de trois- quarts, le plus souvent les mains jointes. Un ou plusieurs anges accompagnent la représentation, portant la couronne au-dessus de la tête de la Reine du Ciel dont les plis du manteau retombent en un drapé souple. Ces différents traits se retrouvent dans le Couronnement de la Vierge du M 139 (ill. 4). En revanche, ce dispositif des nuées pour évoquer la sphère céleste, de même que la banquette sculptée sont absents des compositions rouennaises du Maître de l’Échevinage ou de Robert Boyvin, lesquelles situent la scène dans un environnement évoquant une salle du trône, ouvrant parfois sur un ciel semé d’étoiles, un panneau de tenture étant généralement utilisé pour séparer l’espace50.

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Illustration 5. Pentecôte

M139, BM Versailles, fol. 90v.

27 La scène de la Pentecôte du M 139 (ill. 5) s’inscrit dans une composition qui isole la Vierge et saint Jean des apôtres, et dans laquelle un certain aspect théâtral se manifeste. Il semble permis de la rapprocher non seulement des Heures Rothschild (fol. 28, ill. 6), mais aussi des réalisations du Maître de Jacques de Besançon (Paris, Bibl. Mazarine, ms. 412, fol. 183), où l’on retrouve une même composition asymétrique. Dans ces peintures, on relève une analogie de construction de la représentation, divisée en trois registres : au bas de l’image, Marie et Jean, dans un même espace, en méditation devant un livre ouvert ; dans la partie médiane, le groupe serré des apôtres en prière, disposé en frise ou demi-cercle ; au registre supérieur, la colombe, symbole de l’Esprit, ou des rayons manifestant sa présence. Ce type de composition se retrouve par ailleurs dans les heures non attribuées de Châlons-en-Champagne (BM, ms. 35, fol. 91), mais probablement issues de ce milieu de production parisien. En revanche, la composition observée dans les livres d’heures rouennais place généralement la Vierge au centre du groupe des apôtres, assis en demi-cercle autour d’elle dans ce lieu clos. Cette disposition du Maître de l’Échevinage, dans laquelle se retrouve le motif d’une tenture séparant l’espace (Aix-en-Provence, BM, ms. 22, fol. 209 ; New York, Pierpont Morgan Library, M 1093, fol. 102v), est reprise par Robert Boyvin51.

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Illustration 6. Pentecôte

Rothschild 2536, BnF, fol. 28.

28 Les comparaisons stylistiques et iconographiques ainsi opérées nous conduisent donc à proposer pour le manuscrit M 139 une datation située vers 1480-1490. Par ailleurs, cette étude montre que le critère de rattachement d’un livre d’heures à une région spécifique en fonction de ses variantes liturgiques est à nuancer. En effet, la définition de l’usage liturgique du M 139 et l’individualisation de son calendrier par des saints rouennais conduisait à le relier, de prime abord, aux ateliers de Rouen. Toutefois, l’examen attentif du texte révélait des points de contact avec le milieu parisien, qu’ont finalement confirmé les comparaisons stylistiques. La permanence d’un vocabulaire de base place selon toute vraisemblance le M 139 dans le sillage de production du cercle des artistes qui ont succédé au Maître François. Les différents éléments relevés dans les miniatures principales paraissent concorder pour attribuer ce manuscrit, sinon au Maître de Robert Gaguin, du moins à un artiste proche de lui. En l’absence de document décisif, cette attribution reste évidemment hypothétique.

29 Il est en de même pour ce qui concerne l’identité du commanditaire, qui n’a laissé aucune trace. Sur ce point, on peut avancer qu’il s’agissait d’un normand, probablement un rouennais provenant du milieu de la bourgeoisie marchande. Son éventuelle présence à Paris n’étonne pas a priori, puisque de nombreux notables de province venaient y servir le roi et l’État52. Sa sensibilité immaculiste perceptible dans le manuscrit reflète bien les aspirations de la société rouennaise, fortement engagée, par le biais des confréries, dans la diffusion de la croyance en l’Immaculée Conception.

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NOTES

1 Le codex est inscrit sous la double cote 1686 – M 139 ; seule la cote M 139 est ici retenue conformément à l’usage de la bibliothèque de Versailles. 2 Il s’agit de deux gravures sur cuivre signées Cornelis Van Merlen (1654-1723, Anvers), La Sainte Famille et La Superbe du pécheur condamné dans l’élévation du Sauveur sur la Croix. 3 Organisation des cahiers : a, 1/12, sénion ; b, 13/20, quinion ; C, 21/28, quaternion ; d, 29/36, quaternion ; e, 37/44, quaternion ; f, 45/52, quaternion ; G, 53/59, ternion + folio (place non identifiée) ; h, 60/64, ternion + fol.64, rapporté avec talon ; (i), 65/66 ; j, 67/70, binion ; k, 71/78, quaternion ; l, 79/86, quaternion ; M, 87/94, quaternion ; n, 96/102, quaternion ; o, 103/110, quaternion ; p, 111/118, quaternion ; q, 119/126, quaternion ; r, 127/130, binion ; S, 131/137, ternion + fol. 135, rapporté avec talon ; T, 138/146 + page de garde, quaternion. 4 Le système de numérotation utilisé est principalement celui de la lettre gothique minuscule ou majuscule, de « a » à « T » ; certaines lettres sont absentes ou à demi visible, ayant été probablement rognées. 5 P. Perdrizet, Le calendrier parisien à la fin du Moyen Âge d’après le Bréviaire et les Livres d’Heures, Paris, 1933. En effet, les calendriers des livres d’heures parisiens du dernier quart du XVe siècle suivent, le plus souvent, un modèle identique, comparable à celui publié par Paul Perdrizet, cf. I. Delaunay, Échanges artistiques entre livres d’heures manuscrits et imprimés produits à Paris (vers 1480-1500), Paris, Université de la Sorbonne-Paris IV, thèse de doctorat non publiée, 2000, p. 73-74. 6 P. Perdrizet, op. cit., p. 34-41. 7 V. Leroquais, Les Bréviaires manuscrits des Bibliothèques publiques de France, Paris, 1934, vol. 1, p. CXIV. 8 V. Leroquais, Les livres d’Heures manuscrits de la Bibliothèque Nationale, Paris, 1927, vol.1, p. XXXII- XL. Reprenant l’organisation retenue par Victor Leroquais, Erik Drigsdahl (http ://www.chd.dk) a parachevé cette liste des variantes liturgiques propres au diocèse de Rouen. Une grille complète des initia du petit office de la Vierge du M 139 a été établie : cf. V. Ruf-Fraissinet, Étude codicologique, textuelle, stylistique et iconographique d’un livre d’heures : le M 139, Bibliothèque municipale de Versailles (mémoire de Master 2, Université Paris Ouest-Nanterre), Nanterre, 2008, p. 34. 9 R. Watson, The Playfair Hours : A Late Fifteenth Century Illuminated Manuscript from Rouen (Victoria & Albert Museum, L. 475-1918), Londres, 1984, p. 77. 10 Émile Bertaud procède à l’analyse de la dévotion eucharistique et cite particulièrement les offices de dévotion du Saint-Sacrement approuvé par Urbain IV (1261-1264) sous la forme de la Fête-Dieu dans l’article « Eucharistie», Dictionnaire de Spiritualité, Paris, 1968, t. VIII, col. 1553-1637. 11 Pour l’identification de l’usage de l’office des morts, découlant des répons des leçons de matines et la première antienne de laudes, voir les notes manuscrits de Victor Leroquais (Paris, BnF, ms. n.a.lat., 3162, p. 45, 53 et 6) et K. Ottosen, The Responsories and Versicles of the Office of Dead, Copenhague, 1993. 12 Il est avéré que le culte de sainte Radegonde était l’objet d’une faveur renouvelée au cours du XVe siècle de la part de la famille royale, qui honorait en elle l’épouse du roi franc, Clotaire, fils de Clovis. Cf. F. Avril, « Un portrait inédit de la reine Charlotte de Savoie », dans Études sur la Bibliothèque nationale et témoignages réunis en hommage à Thérèse Kleinienst, Paris, 1985, p. 259. 13 V. Leroquais, op. cit., p. LXIX. 14 Virginia Reinburg analyse ces rapports de proximité : cf. « Prayer and the Book of Hours »,dans R. Wieck (et al.), Time Sanctified, the Book of Hours in Medieval Art and Life, Baltimore, 1988, p. 39-44.

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15 Le module utilisé au début de chaque office correspond à trois lignes de réglure, les paragraphes principaux étant indiqués par un module de deux lignes. 16 Selon Nicole Reynaud, ces initiales sont à la mode parisienne des années 1470, notamment chez le Maître François. Cf. F. Avril et N.Reynaud, Les manuscrits à peinture, 1440-1520, Paris, 1993, p. 51-52. 17 L’utilisation du fond d’or a été réservée aux bordures des peintures de l’Annonciation et de la Visitation, ce qui est conforme aux livres d’heures à l’usage de Rouen, voir L. Delaissé, « The Importance of Books of Hours in the Medieval Book », Gatherings in Honor of Dorothy E. Miner, Baltimore, 1974, p. 217. 18 P. Durrieu, Jacques de Besançon et son œuvre, Paris, 1892, p. 32-34 ; I. Delaunay, L’enluminure rouennaise à travers la production des Livres d’Heures, fin XVe-début XVIe siècle, Mémoire de DEA, Université Paris I-Sorbonne, Paris, 1991, p. 46. 19 Paris, Bibl. Mazarine, ms. 412, Missel à l’usage de Paris. 20 Paris, BnF, ms. Rothschild 2536. 21 L’observation de ces séquences permet de supposer que les feuillets manquants en tête des offices de tierce et de vêpres auraient pu représenter l’Annonce aux bergers et la Fuite en Égypte. L’illustration du cycle iconographique des heures de la Vierge du M 139 aurait donc été complète, ce qui paraît cohérent par rapport au degré d’achèvement du manuscrit. 22 C. Rabel, Les livres d’heures de Rouen peints par « le maître du Trésor genevois » et les enlumineurs influencés par lui, au troisième quart du XVe siècle. Essai pour une étude stylistique, iconographique et historique, Mémoire de D.E.A, Université de Paris I-Sorbonne, 1984, p. 9 ; R. Watson, op. cit., p. 63. 23 I. Ragusa et R. B. Green, Meditations on the Life of Christ. An Illustrated Manuscript of the Fourteenth Century, ms. Ital. 115, Princeton University Press, 1961, p. 22. 24 F. Garnier, Le langage de l’image au Moyen Âge, signification et symbolique, Paris, 1982, p. 117. 25 Dans ses travaux sur la typologie mariale dans l’iconographie chrétienne, Maurice Vloberg distingue la représentation « des tendresses de la Vierge Marie ». Cf. M. Vloberg, La Vierge et l’Enfant dans l’art français, Grenoble, 1933, p. 137-168. 26 M. Callias-Bey ( et al.), Les vitraux de Haute-Normandie, Corpus vitrearum, CNRS, Paris, 2001, p. 65-267. 27 J. Lafond, Les vitraux de Saint-Nicaise de Rouen, Rouen, 1932, p. 12-13. 28 Malgré des oppositions au sein même de l’Église, dont celle de saint Bernard au XII e siècle, la croyance en une Vierge intacte exempte du péché originel dès l’instant de sa conception, est légitimée par le décret du 17 septembre 1439 du concile de Bâle. La portée du décret fut néanmoins affaiblie du fait qu’à cette date le concile avait rompu avec le pape Eugène IV. Considéré comme émanant d’une assemblée schismatique, le décret fut à son tour controversé. En 1476, Sixte IV approuve officiellement la fête de l’Immaculée Conception (8 décembre) et fait composer pour cette fête un office dont la célébration est liée à l’obtention d’indulgences. En 1482, par la bulle Grave Nimis, il interdit, sous peine d’excommunication, de taxer de faute grave contre la foi la croyance en la doctrine en l’Immaculée Conception. Mais le dogme ne sera établi par l’Église qu’en 1854 par la bulle Innefabilis Deus. Cf. articles « Immaculée Conception », Dictionnaire de théologie catholique, t. VII, 1908, col. 846- 1215 ; « Marie », Dictionnaire de Spiritualité, t. X, col. 409-482 ; M. Lamy, L’Immaculée Conception. Étapes et enjeux d’une controverse au Moyen Âge (XIIe-XVe siècles), Paris, 2000, p. 599- 602. 29 M. Levy D’Ancona, The Iconography of the Immaculate Conception in the Middle Ages and the Renaissance, New York, 1957, p. 16 et 46-50. 30 1475, Sicut lilium, composé par Léonard de Nogarole ; 1480, Libenter ad ea, Bernardin de Bustis, cités par M. Lamy, op. cit.,p. 385-387. 31 Ibid., p. 33-36. 32 Dictionnaire de théologie catholique, op. cit., col. 1065-1066.

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33 Catherine Vincent relève huit confréries dans le diocèse de Rouen ayant choisi comme patronage celui de la Conception de la Vierge. Cf. C. Vincent, Des charités bien ordonnées. Les confréries normandes de la fin du XIIIe siècle au début du XVIe siècle, Paris, 1988. 34 Le Maître de l’Échevinage l’emploie dans les Heures Douce 253 (Oxford, Bodleian Library, ms. Douce 253, fol. 18) en introduction de la généalogie du Christ et dans le Bréviaire de Charles de Neufchâtel, (Besançon, BM, ms. 69, fol. 161). Robert Boyvin réutilise l’Arbre de Jessé en diptyque avec l’Annonciation pour marquer le début des heures de la Vierge (Paris, Bibl. Arsenal, ms. 416, fol. 70 ; New-York, Pierpont Morgan Library, M 261, fol. 25v). 35 Cette formule trouverait peut-être ses origines dans les éditions xylographiques du Speculum Humanae Salvationis. Cf. E. Mâle, L’art religieux de la fin du Moyen Âge en France : étude sur l’iconographie du Moyen Âge et sur ces sources, Paris, 1905, rééd. 1969, p. 82. 36 I. Delaunay, op. cit., p. 83-84, note 5. 37 Paris, BnF, ms. Grec 55, fol. 1 ; BnF, ms. n.a.lat. 3120, fol. 41 ; Sainte-Geneviève, ms. 1275, fol. 26v. 38 Heures Pigouchet à l’usage de Rome (édition du 16 septembre 1498), Paris, BnF, Rés. Vélins 2912. 39 C. Rabel, op. cit.,p. 58. 40 Pour une liste des manuscrits attribués à cet artiste, voir I. Delaunay, « Le manuscrit enluminé à Rouen au temps du Cardinal Georges d’Amboise : l’œuvre de Robert Boyvin et de Jean Serpin», Annales de Normandie, 45e année, n° 3, sept. 1995, p. 221-232. 41 F. Avril et N. Reynaud, op. cit., p. 262. 42 I. Delaunay, op. cit., p. 273. 43 Isabelle Delaunay propose un regroupement autour du livre d’heures de la collection Rothschild, en raison de compositions comparables, in ibidem, p. 224. 44 Ce motif est commun au Maître de Jacques de Besançon, C. Sterling, La peinture médiévale à Paris 1300-1500,t. 2, Paris, 1990, p. 217 ; Avril et Reynaud, op. cit., p. 258. 45 I. Delaunay, ibid., p. 266. 46 F. Avril et N. Reynaud, ibid., p. 262. 47 Versailles, BM, M 139, Pentecôte, fol. 90v ; Paris, BnF, ms. Rothschild 2536, Pentecôte, fol. 28 ; BnF, ms. lat. 13270, Adoration des Mages, fol. 61v ; BnF, lat. 1072, Annonciation, fol. 51. 48 F. Avril et N. Reynaud, op. cit., p. 40 ; Delaunay, op. cit., p. 260. 49 Dole, BM, ms. 43, fol. 165 ; New-York, Pierpont Morgan Library, M 2, fol. 92. 50 Carpentras, BM, ms. 61, fol. 65 ; Dijon, BM, ms. 2244, fol. 38 v ; Londres, Victoria and Albert Museum, Playfair Hours, fol. 74v. 51 Dijon, BM, ms. 2244, fol. 25. 52 J. Favier, Nouvelle histoire de Paris au XVe siècle, Paris, 1974, p. 365-384.

RÉSUMÉS

À la Bibliothèque municipale de Versailles est conservé un livre d’heures à l’usage de Rouen datant de la fin du XVe siècle (M 139). Le manuscrit ne présente ni armoiries ni marques de possession permettant d’identifier le commanditaire. Il est illustré de treize miniatures et d’un cycle du calendrier complet. L’étude stylistique de ses miniatures montre clairement que leur exécution a été menée dans le dernier quart du XVe siècle par un artiste proche du milieu parisien du Maître François. L’autre intérêt de ce codex réside dans des choix iconographiques inhabituels, révélant ainsi l’importance des échanges artistiques d’une région à l’autre.

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La réalisation de ce travail n’a été possible qu’avec l’aide et les encouragements de Jean-Pierre Caillet et de Claudia Rabel. Je tiens ici à leur exprimer ma vive gratitude.

Conserved in the Municipal Library of Versailles is a book of hours for the use of Rouen, dating from the late fifteenth century (M 139). The manuscript presents neither coats of arms nor indications of ownership that would allow one to identify the patron. It is illustrated with thirteen illuminations and a full calendar cycle. The stylistic analysis of these illuminations shows clearly that they were made in the last quarter of the fifteenth century by an artist with links to the Paris milieu of Master François. Another interesting aspect of this codex lies in its unusual iconographic choices, revealing thereby the importance of artistic exchanges between different regions.

AUTEUR

VALÉRIE RUF-FRAISSINET Université Paris-Ouest-Nanterre

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Outils informatiques pour l’édition et le traitement des textes, des images, du langage

Mattia Cavagna

1 Le 24 avril 2009 à l’Université catholique de Louvain s’est tenue une journée d’étude consacrée à un choix d’outils informatiques actuellement utilisés dans la recherche en sciences humaines1. Plusieurs chercheurs de l’UCL et d’autres institutions étrangères ont profité de cette occasion pour confronter leurs méthodes et leurs outils de travail et pour présenter les caractéristiques et les possibilités d’exploitation des logiciels qu’ils utilisent dans le cadre de leurs travaux. Plusieurs chercheurs en différentes disciplines et plusieurs étudiants de deuxième et troisième cycle ont participé à la rencontre ; plusieurs autres chercheurs, étant dans l’impossibilité de joindre Louvain- la-Neuve m’ont sollicité par courrier électronique en manifestant leur intérêt et en me suggérant de laisser une trace écrite de cette rencontre. Vu l’intérêt et la qualité des interventions proposées, j’ai cru opportun d’accueillir cette suggestion et ai décidé de rédiger le présent écrit, qui se veut une sorte de bilan ou de compte rendu de la journée.

2 Le titre que j’ai choisi, Outils informatiques pour le traitement des textes, des images, du langage, suggère avant tout la pluralité des approches et des disciplines concernées. Si l’édition et le traitement des textes ont été au centre de la plupart des interventions, nous n’avons pas négligé le traitement des images, notamment des reproductions numérisées des manuscrits médiévaux, et du langage, notamment des documents sonores, dans la perspective de l’analyse sociolinguistique. Finalement, une intervention qui n’avait pas été prévue à l’origine est venue enrichir le programme de la journée grâce à un logiciel pour le traitement informatique des livrets d’opéra, alliant le traitement du texte à celui de la partition musicale.

3 Les critères fondamentaux qui ont guidé mon choix des interventions sont la qualité et la fiabilité des outils informatiques proposés. J’ai donné la priorité, voire l’exclusivité, aux langages et aux formats standard (XML, TEI) et aux logiciels qui offrent des garanties sur le plan de la fiabilité, de la portabilité (la compatibilité avec les différents

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systèmes d’exploitation) et, dans plusieurs cas, de la modularité, à savoir la possibilité d’adapter le logiciel aux différentes exigences du chercheur à travers l’ajout de « modules » (cf. les logiciels oXygen, UNITEX et LaTeX).

4 Ce type de caractéristiques et de garanties me semble important pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’utilisation de formats et d’encodages standard permet le partage des données et ouvre d’importantes possibilités de collaborations entre les chercheurs et les spécialistes des différentes disciplines. D’autre part, le choix d’un outil informatique fiable et approprié permet d’abolir les risques liés à l’utilisation et au développement de logiciels « artisanaux », à savoir que les contraintes et les limites techniques prennent le dessus par rapport aux méthodes envisagées au départ.

5 Loin d’avoir des prétentions d’exhaustivité et loin de vouloir imposer des choix, cette rencontre avait un but très clair et très modeste : il s’agissait tout simplement de présenter et de confronter un certain nombre d’outils informatiques actuellement en cours d’utilisation, afin que chacun des participants puisse en tirer profit pour ses propres recherches en cours ou à venir.

1. Logiciels pour le traitement des textes et l’édition électronique

6 La première séance, présidée par Craig Baker, professeur à l’Université Libre de Bruxelles, est consacrée aux langages et aux outils informatiques utilisés principalement pour les éditions électroniques et pour l’encodage des textes en vue de leur traitement informatique.

1.1. James Cummings (U. d’Oxford) : Editing TEI XML with oXygen

7 La séance est ouverte par James Cummings, médiéviste et spécialiste du traitement informatique des éditions critiques. En tant que chercheur qualifié du Research Technologies Service de l’Université d’Oxford, il intervient dans le comité directeur de plusieurs projets, comme la TEI (Text Encoding Initiative), dont il sera question dans sa présentation, et le ENRICH project, qui a pour but de réunir et d’harmoniser le système de catalogage et les données numériques concernant les manuscrits de plusieurs fonds européens2.

8 James Cummings propose d’abord une brève introduction au langage XML qui, dans les dernières années, s’est imposé parmi les principaux langages standard dans le traitement de textes et aussi dans la création de documents pour la publication sur le web. Le système d’encodage, ou d’annotation (markup) propre à ce langage repose sur un postulat très simple : toutes les annotations doivent être insérées – et visualisées – dans le corps du texte sous forme de balises (tags), puisque seules les annotations explicites peuvent être reconnues dans les étapes successives de transformation d’un document. Les balises XML sont des données qui peuvent être facilement réutilisées à l’intérieur d’autres environnements informatiques3.

Structure du document XML

9 Le document XML présente une structure hiérarchique explicite déterminée par une série de balises selon le principe de l’arborescence et de l’encapsulation. Les balises

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fonctionnent par couple, l’une ouvrante, l’autre fermante, et sont définies à l’aide de chevrons : content

10 Dans le jargon XML, les blocs délimités par les couples de balises sont nommés « éléments » (element). Un élément peut contenir d’autres éléments et/ou du texte. Certaines balises contiennent aussi un attribut (attribute) et un élément qui définit la valeur (value) de cet attribut. Voici un modèle théorique de document XML : content

11 Dans la première ligne se trouve une balise qui permet d’indiquer la version du XML utilisée et le jeu de codage (encoding) des caractères choisi, dans ce cas il s’agit de UNICODE (UTF-8) ; le point d’interrogation qui suit le crochet indique qu’il ne s’agit pas d’une balise d’encodage, mais d’une sorte de prologue du document. La deuxième ligne contient la base ou racine (root) de l’arborescence, l’intégralité du document XML étant comprise entre les balises et . La troisième ligne présente un bloc ou élément – désigné ici par content – pourvu d’un attribut et d’une valeur. Au moment de la conversion du fichier, cette valeur permettra facilement d’identifier l’élément et de le traiter selon les paramètres définis par la feuille de style choisie (cf. le paragraphe suivant). À l’avant-dernière ligne se trouve un commentaire qui sera lisible exclusivement dans le document de travail : le point d’exclamation qui suit le crochet distingue, à l’instar du point d’interrogation, cette indication d’une balise d’encodage. Dans un logiciel d’édition XML (cf. ci-dessous, oXygen), toutes ces composantes sont affichées en différentes couleurs, afin de mieux les distinguer.

12 Toutes les composantes qui structurent le document (balises, éléments, attributs, valeurs) doivent être « déclarées » à l’intérieur d’un fichier qui constitue une sorte de grammaire ou de tableau récapitulatif servant à garantir le bon fonctionnement du document XML. James Cummings conseille l’utilisation d’un schéma RELAX NG, qui utilise le même langage XML4. Un tel schéma décrit la structure de l’arborescence, énumère les noms des éléments, des attributs et des valeurs, et gère l’association des attributs et des valeurs.

13 Ce schéma sert à valider la balise qui sera nécessairement insérée à l’intérieur de l’élément , en précisant que cette balise pourra contenir deux types d’attributs, à savoir "glose" ou "source". À l’intérieur du fichier XML, la balise rubrique pourra donc avoir deux variantes : ou . Au moment de la transformation du fichier,

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les deux variantes seront traitées différemment, par exemple en leur associant des couleurs ou des polices différentes.

Transformation du document XML

14 Le langage XML sert uniquement à définir la structure du document, c’est-à-dire à encoder le document d’une façon cohérente et exploitable par toutes sortes d’outils informatiques. Afin d’afficher le document et de le rendre facilement lisible pour l’être humain, il est nécessaire de le convertir sous un autre format (par exemple HTML pour la publication sur le web ou PDF et RTF pour l’impression sur papier). Cette conversion se fait à travers des feuilles de style CSS (Cascading Style Sheets) permettant de préciser les propriétés qu’on veut attribuer aux éléments du schéma XML lors de la conversion. Dans la feuille de style CSS, chacun des éléments du schéma XML est accompagné d’un bloc, délimité par les accolades {}, comprenant les propriétés qui lui seront attribués. glose{font-size:50pt;font-family:Helvetica,sans-serif}

15 Les feuilles de style CSS prennent en charge individuellement les éléments du document XML, mais ne permettent pas de réaliser des transformations de structure. C’est pourquoi il faut avoir recours au langage XSL (eXtensible Stylesheet Language), qui permet la création d’un document HTML, auquel on associe une ou plusieurs feuilles de styles CSS.

16 James Cummings préfère ne pas donner trop de détails à ce propos, afin de ne pas multiplier les exemples. Il se contente de souligner que ce système est basé en somme sur la séparation du contenu et de la mise en forme ; il permet très facilement d’adapter la présentation d’un document sur la base des exigences, soit d’une maison d’édition, soit d’une publication sur le web.

Textual Encoding Initiative

17 Si l’utilisateur du langage XML a la possibilité de créer et de définir ses propres balises, James Cummings insiste sur l’importance d’utiliser un encodage standard qui permet un maximum de compatibilité et garantit le « bon usage » du langage XML. C’est ici qu’entre en jeu la TEI, un organisme international qui développe et supervise la standardisation des balises pour l’encodage des textes en forme numérique. La TEI définit une norme de balisage et fournit un manuel qui précise les méthodes d’encodage dans les sciences humaines, dans les sciences sociales et dans la linguistique. James Cummings met en garde le public contre une mauvaise interprétation du concept de standardisation : il s’agit moins d’imposer des choix que de partager un langage qui facilite l’intercompréhension. Pour reprendre sa formule : standardization should not mean “Do what I do”, but rather “Explain what you do in terms I can understand”.

18 Loin d’imposer des choix restrictifs, l’utilisation de l’encodage standard donne également la possibilité de personnaliser (customise) le choix de balises à utiliser. La plateforme ROMA (http://tei.oucs.ox.ac.uk/Roma/) permet à l’utilisateur d’établir son propre schéma, tout en opérant ses choix à l’intérieur du standard défini par la TEI.

19 Le chercheur a la possibilité de choisir les paramètres fondamentaux de son système, en supprimant les composantes qu’il ne souhaite pas utiliser et en ne retenant que les

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modules qui s’adaptent le mieux aux exigences de son projet. James Cummings propose une liste des apports et des éléments que la TEI met à disposition du chercheur : • une structure indépendante (framework) pour définir les langages d’annotations • un système très simple, qui a été élaboré de façon pragmatique sur la base d’une large concertation, pour organiser et structurer les ressources textuelles ou autres… • …qui peut être enrichi et personnalisé d’une façon idiosyncratique ou hautement spécialisée • un répertoire très riche en composantes spécialisées pour décrire presque tous les types de phénomènes textuels • une série intégrée de feuilles de style standard pour produire des textes, des schémas et de la documentation encodées selon les principes de la TEI et les transformer en différents formats et langages • une communauté d’utilisateurs vaste, active, ouverte et transparente

20 James Cummings ajoute que la plateforme ROMA est également pourvue d’un système de contrôle (sanity checker) permettant de vérifier la structure du schéma XML et de repérer les éventuelles erreurs de syntaxe qui empêchent son utilisation.

oXygen

21 James Cummings présente ensuite un logiciel fournissant un environnement idéal pour l’édition des textes en XML. Son choix porte sur le logiciel oXygen qui présente plusieurs avantages par rapport à d’autres éditeurs XML. Tout d’abord, il intègre les balises de la TEI. Ensuite, il fournit à son tour une série de modèles de documents contenant une structure prédéfinie, qui peuvent être utilisés comme point de départ pour la création de nouveaux documents. L’utilisateur peut également créer ses propres modèles et les partager avec d’autres utilisateurs, par exemple dans le cadre d’un travail d’équipe.

22 Au moment de la saisie du texte, l’insertion des éléments se fait à l’aide de menus déroulants qui offrent un choix de balises et des attributs en fonction du schéma (RELAX NG ou DTD) associé au fichier. Le logiciel permet de choisir entre plusieurs types d’affichages. Au moment de la saisie du texte, l’utilisateur choisira de visualiser toutes les balises. Les différents éléments, les balises, les attributs et tous les éléments de la syntaxe XML sont pourvus de couleurs différentes afin de mieux distinguer entre l’encodage informatique et le texte proprement dit. Sur la barre verticale à la droite de l’écran s’affiche la numérotation des lignes comprenant une série d’indicateurs permettant de distinguer les différents blocs en repérant facilement les deux indicateurs situés aux extrémités (la balise ouvrante et la balise fermante). Une fois le document complété et correctement encodé – les éventuelles erreurs de syntaxe ayant été éliminées grâce au sanity checker – il pourra ensuite être transformé selon les paramètres des feuilles de style choisies qui seront associés au fichier.

23 James Cummings rappelle enfin que des stages d’initiation à l’utilisation du XML et de la TEI sont organisés tous les étés en juillet au Research Technologies Service de l’Université d’Oxford. Le stage de cette année aura lieu du 20 au 24 juillet 2009.

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1.2. Cédrick Fairon (UCL), UNITEX : une boîte à outils pour l’analyse de textes

24 La séance se poursuit avec l’intervention de Cédrick Fairon, professeur de linguistique et directeur du Centre de traitement automatique du langage (CENTAL), à l’Université catholique de Louvain, centre qui est à l’origine de plusieurs applications informatiques largement diffusées aussi en dehors du cadre académique, telles la correction orthographique automatique, la reconnaissance de la parole, la traduction automatique5. À la fois linguiste et informaticien, Cédrick Fairon est spécialiste de la description linguistique et du traitement informatique des langues vivantes.

25 Cédrick Fairon présente un outil informatique appelé UNITEX (développé à l’Université de Marne-la-Vallée), actuellement utilisé dans un certain nombre de projets, en partie liés à l’UCL et au CENTAL, permettant de réaliser des recherches et des analyses complexes sur des corpus textuels de grande envergure. Il s’agit d’un logiciel libre (open source) multi-plateforme et largement modulable et compatible6.

26 Plusieurs caractéristiques distinguent UNITEX des concordanciers traditionnels et des systèmes de traitement de corpus. La première caractéristique est la possibilité d’intégrer des ressources linguistiques, sous la forme de dictionnaires électroniques, de grammaires et de tables de lexique-grammaire.

27 Un ensemble de ressources linguistiques est déjà intégré au logiciel, mais il est possible d’en ajouter d’autres, par exemple pour les langues anciennes et médiévales et surtout de développer ses propres ressources linguistiques, à partir du travail de parsing réalisé par UNITEX7.

28 La deuxième caractéristique est la possibilité d’engendrer des moteurs de recherches capables de repérer des expressions complexes en croisant plusieurs critères. Les critères de recherche sont visualisés à l’écran sous forme de graphes, ce qui permet, d’un côté, de mieux définir le parcours accompli par le logiciel et, de l’autre, d’apporter facilement des modifications en intervenant sur l’ordre et sur la hiérarchie des critères proposés.

29 Cédrick Fairon propose une démonstration pratique à partir d’un texte en français moderne. Au moment où le texte est importé dans UNITEX, il est soumis à un prétraitement : le parseur découpe le texte en phrases en insérant automatiquement la balise {S} pour « phrase » (sentence) en se basant sur des indicateurs tels la ponctuation et la présence des majuscules. On passe ensuite au processus de reconnaissance automatique des mots. À travers un système de menus déroulants, l’utilisateur applique les ressources lexicales appropriées (apply lexical resources), en l’occurrence le dictionnaire de français moderne. UNITEX classe alphabétiquement les mots du fichier. Il est rapide et il évite les répétitions puisqu’il ne retient qu’une seule entrée par mot.

30 Les mots sont classés et présentés selon le formalisme DELA (Dictionnaires Electroniques du LADL), permettant de décrire les entrées lexicales simples et composées en leur associant des informations grammaticales, sémantiques et flexionnelles. Voici un exemple tiré d’un relevé lexical automatique présenté selon le formalisme DELA :

chapitres,chapitre.N+z1:mp

– chapitres est la forme fléchie de l’entrée telle qu’elle a été relevée dans le texte.

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– chapitre est la forme canonique (ou lemme) de l’entrée ; elle est séparée de la forme fléchie par une virgule ; pour les noms et les adjectifs, il s’agit de la forme au masculin singulier, pour les verbes la forme de l’infinitif. – N+z1 est la séquence d’informations grammaticales et sémantiques. N désigne un nom. Le sigle z1 est un indicateur de fréquence dans la langue et désigne un mot tout à fait courant. Les sigles z2 et z3 permettent d’identifier des mots appartenant au langage spécialisé et très spécialisé. Ces indicateurs sont particulièrement utiles lorsqu’il s’agit de distinguer des homographes. – :mp est la séquence d’informations flexionnelles décrivant le genre et le nombre pour les substantifs ou les adjectifs (dans ce cas, masculin pluriel) ou, pour les verbes, les temps et modes de conjugaison.

31 Après avoir effectué l’analyse linguistique – opération extraordinairement rapide –, UNITEX ouvre une fenêtre divisée en trois parties proposant trois listes de mots. La première section, en haut à gauche, énumère les entrées lexicales simples (simple-word lexical entries), selon le modèle présenté ci-dessus. La deuxième section, placée juste au- dessous de la première, propose les mots et les entrées lexicales composées (compound lexical entries). Voici un exemple d’entrée composée :

au commencement,au commencement.ADV+PCDN+z1

32 Le code PCDN identifie une classe d’adverbes qui ont une structure et un comportement syntaxique particulier8.

33 La troisième section, qui occupe à elle seule la colonne de droite, présente les mots simples qui ne sont pas reconnus par le dictionnaire (unknown simple words). Cette fonction est particulièrement utile dans la mesure où elle permet de repérer les éventuelles erreurs et coquilles et, dans le cas des langues anciennes, de repérer toutes les formes qui ne sont pas encore représentées dans le ou les dictionnaire(s) appliqué(s) au texte.

34 Une fois que le fichier a été analysé et que tous les mots ont été identifiés et classés, le texte peut être soumis à toutes sortes d’analyses. Il est possible de créer des moteurs de recherche fort complexes, pour identifier des expressions ou des séquences de mots, en appliquant les mêmes codes grammaticaux, sémantiques et flexionnels propres au formalisme DELA, en faisant appel aux informations contenues dans les dictionnaires du texte. L’utilisateur créera des « masques lexicaux » sous cette forme :

: reconnaît toutes les entrées qui ont le code grammatical N. – <être> : reconnaît toutes les entrées qui ont être comme forme canonique.

35 La recherche suivante « <être> en » permettra donc de repérer toutes les expressions comprenant une forme fléchie du verbe être suivie de la préposition en et d’un substantif (suis en colère, étaient en retard, etc.).

36 Il est possible de raffiner la recherche en combinant plusieurs codes grammaticaux ou sémantiques, séparés par les caractères + ou –. Par exemple le masque permet d’exclure de la recherche tous les substantifs les plus communs et de ne retenir que les substantifs appartenant au langage spécialisé (z2) et très spécialisé (z3). Les contraintes flexionnelles sont indiquées après deux points, par exemple le masque reconnaît un adjectif qui est soit au masculin pluriel soit au féminin.

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37 Il est également possible d’utiliser des « méta–motifs », afin de distinguer, par exemple, entre les minuscules et les majuscules : /, ou afin d’identifier les suites contiguës de chiffres : . De plus, il est possible d’appliquer des « filtres morphologiques », afin de repérer des caractères ou des suites de caractères en début, à la fin ou à l’intérieur des mots. Par exemple le code <<^a>> identifie un mot commençant par la lettre a ; <> identifie un mot se terminant par la désinence – ent ; <> identifie une suite de deux s à l’intérieur d’un mot ; <> identifie un a suivi d’un caractère, suivi de ss ; <<ée?>>: contient é suivi par un e facultatif.

38 Cédrick Fairon propose enfin un exemple de graphe complexe qui prend en compte les différentes façons d’exprimer le concept lié à « raconter des blagues », y compris les expressions les plus haut en couleur :

Figure 1 : exemple de graphe complexe UNITEX

39 Le graphe a l’avantage de présenter les différents types de parcours que le logiciel peut/doit accomplir afin de repérer, voire de recomposer, toutes les expressions acceptables du point de vue syntaxique, en associant notamment les verbes (raconter, dire jouer, pipeauter) aux articles partitifs (des, du) et aux substantifs (blagues, bobards, etc.) et aux expressions de saveur dialectale (coulles après basse messe). Une fois encore, le logiciel repèrera toutes les formes fléchies des verbes en question.

40 Ce système, extrêmement synthétique, fiable et performant a été adopté, entre autres, par le projet de recherche en lexicologie grecque (Institut Orientaliste de l’UCL), qui produit des concordances lemmatisées d’auteurs grecs, principalement des Pères de l’Église et des historiens byzantins, dont il sera question ci-dessous grâce à l’intervention de Bastien Kindt9.

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1.3. Bastien Kindt (UCL, Brepols Publishers) : UNITEX et autres outils centaliens pour le traitement et l’exploitation de corpus en grec ancien

41 Pour des raisons personnelles, Bastien Kindt n’a pas pu être présent à la journée, mais il a eu la bienveillance de me transmettre le présent résumé écrit de sa communication. Je le remercie donc tout particulièrement de sa compétence et de sa générosité.

42 Bastien Kindt, doctorant à l’Institut orientaliste de l’UCL et collaborateur scientifique de la maison d’édition Brepols Publishers, est attaché au Projet de recherche en lexicologie grecque (PRLG) dirigé à l’Institut orientaliste par le Professeur Bernard Coulie. Ce projet a pour vocation de produire des concordances d’auteurs grecs, principalement des Pères de l’Église et des historiens byzantins. Ces réalisations, entièrement lemmatisées et désambiguïsées, sont publiées dans le Thesaurus Patrum Graecorum (TPG), une série du Corpus Christianorum10. Deux versions différentes d’UNITEX sont utilisées dans le cadre de ces travaux et recherches.

43 D’abord, une station de travail permettant d’annoter lexicalement les corpus traités a été conçue à partir de la version 1.1. d’UNITEX. Puisque ce développement original est le fruit de la collaboration avec le CENTAL, il a été baptisé UNITEX_cental. Cette station de travail fonctionne avec un dictionnaire de grec ancien propre au projet, le DAG mis au format DELAF (cf. paragraphe précédent), et diverses ressources linguistiques qui lui sont associées. Ces dernières assurent le traitement automatique des particularités lexicales du grec ancien, principalement les crases et les formes élidées. Elles permettent également d’éliminer certaines ambiguïtés lexicales facilement résolues grâce à une analyse contextuelle locale des formes concernées. Cet outil, désormais à la base de la production des volumes du TPG, a déjà été décrit dans d’autres publications11. Quand un corpus est parfaitement traité, les textes et les informations de lemmatisation qui leur sont attachés migrent vers des bases de données.

44 Des générateurs de rapports et des logiciels de publication assistée par ordinateurs – autres développements réalisés par le CENTAL – puisent dans ces bases de données les éléments nécessaires à l’édition de concordances, d’index lemmatisés ou de listes spécialisées (index inverses, tables fréquentielles, etc.).

45 La version 1.2. d’UNITEX est utilisée pour élaborer et évaluer des outils de désambiguïsation lexicale et flexionnelle. Ces outils sont des règles (écrites par des experts humains) opérationnelles sous le module ELAG (Elimination of Lexical Ambiguities by Grammars) implémenté dans cette version d’UNITEX ainsi que dans les versions postérieures. Les lignes qui suivent illustrent brièvement l’utilisation faite de ELAG pour le traitement du grec ancien12.

46 Techniquement, les règles utilisées sous ELAG sont des automates. Appliqués sur un corpus, elles réalisent une double opération de lecture et de réécriture. Par commodité, ces automates sont appelés des « grammaires », chacune définissant un ensemble concret de contraintes grammaticales qui doivent être respectées pour qu’une analyse lexicale et flexionnelle soit correcte. Comme l’illustre l’exemple de la figure 2, de telles grammaires présentent deux chemins : un chemin supérieur balisé de points d’exclamation () et un chemin inférieur ponctué de signes « égal » (<=>). Cette grammaire assume une partie du traitement de l’ambiguïté lexicale de la forme τουfi. En grec ancien, ce petit mot répond à deux analyses : 1) un déterminant article au

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génitif masculin ou neutre singulier () ; 2) un pronom interrogatif au génitif masculin, féminin ou neutre singulier (). La fréquence d’apparition de cette forme τουfi est très élevée dans les textes. Dans un tel cas, un traitement automatique représente un gain de temps appréciable.

47 La grammaire doit être lue de la manière suivante : le chemin supérieur présente une condition (« SI ») ; le chemin inférieur présente une conséquence qui se réalise si les termes de la condition sont rencontrés in textu (« ALORS »).

Figure 2 : la grammaire DET_Gmns_01.grf

48 SI, en parcourant le texte, la grammaire rencontre une forme pouvant être soit un déterminant-article au génitif masculin ou neutre singulier, soit un pronom interrogatif au génitif singulier, suivie d’abord, facultativement, d’une particule, d’un adverbe, d’un couple constitué d’une préposition et d’un pronom (ou les formes élidées de ces mots ou groupes de mots), suivie ensuite, toujours de manière facultative, d’un adjectif, d’un déterminant numérique ou d’un pronom (ces trois mots au génitif singulier) ou de la négation μή, et suivie enfin, de manière obligatoire cette fois, d’un nom au génitif masculin ou neutre singulier, d’un verbe (un infinitif, un impératif ou un participe au génitif singulier), …

49 ALORS, le mot à la tête du syntagme est un déterminant-article (et non le pronom interrogatif) et le dernier mot de la séquence ne peut être qu’un nom ou qu’un verbe à l’infinitif ou au participe, au génitif singulier, masculin ou neutre (et non à l’impératif).

50 En d’autres termes, cette grammaire formalise la structure des syntagmes nominaux au génitif masculin ou neutre singulier. Ce syntagme est borné en amont par un article et en aval par un nom ou un verbe au participe ou à l’infinitif (puisqu’en grec ancien l’infinitif connaît, accompagné de l’article, des emplois nominaux). Ainsi, le chemin supérieur de la grammaire reconnaît des séquences telles que τοῦ ανδρός / de l’homme, τοῦ μεγάλον Δίος / du grand Zeus, τοῦ Ααρον / d’Aaron, τοῦ Ελληνίςειν / du fait de parler grec (ou d’être païen), τοῦ σπειράντος / de celui qui sème, τοῦ εν ημιν Πνεύματος / de l’Esprit qui est en nous. Dans tous ces exemples, l’analyse pronominale de la forme initiale τοῦ est à exclure. Dans sa phase de réécriture, la grammaire enlève cette possibilité. Les grammaires ELAG sont mises en œuvre sur des textes prétraités, après l’application des dictionnaires et des grammaires de normalisation (voir ci-dessus, la présentation de Cédrick Fairon). Elles interviennent non pas sur le texte mais sur l’automate du texte. Les données de départ sont donc

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conservées et demeurent, tout comme les résultats du traitement, visualisables par l’utilisateur.

51 La grammaire présentée ci-dessus, nommée DET_Gmns_01.grf, est la première d’un jeu de six grammaires portant chacune le même nom, mais indicées de _01 à _06, et utilisées pour la désambiguïsation lexicale et flexionnelle des formes τοῦ rencontrées dans les textes. Ce jeu de grammaire, nommé DET_τοῦ, a été développé et appliqué sur un corpus d’expérimentation, un sous-corpus des œuvres de Grégoire de Nazianze, Père de l’Église du IVe s. ap. J.-C.13 Le tableau 1 fournit les résultats de l’application de ce jeu de grammaires sur ce dernier corpus d’expérimentation. Pour les besoins de l’expérimentation, le corpus complet a été divisé en deux parties : un corpus de construction – exploité exclusivement afin d’écrire et d’expérimenter les grammaires ; un corpus d’évaluation – qui a servi à en évaluer l’efficacité.

Tableau 1 : évaluation du jeu de grammaires DET_ τοῦ

B C D Occurrences traitées corrects erronés

Corpus de 189 177 177 0 93,65% 100% construction

Corpus 198 173 172 1 87,37% 94,42% d’évaluation

Corpus complet 387 350 349 1 90,43% 99,71%

52 L’efficacité de tels outils s’évalue en termes de Rappel et de Précision. Dans le cas illustré ici (la désambiguïsation de la forme τοῦ), le Rappel est le pourcentage de formes τοῦ traitées par le jeu de grammaires (B) par rapport au nombre de toutes les formes τοῦ réellement présentes dans le texte (A). La Précision est la proportion de formes correctement traitées (C) par rapport aux formes prises en compte par le jeu de grammaires (B). Dans le cadre d’un traitement automatique visant à lemmatiser les textes, le Rappel peut ne pas être optimal, un résidu pouvant toujours être traité manuellement. Par contre, tout résultat fautif est prohibé. En d’autres termes, le philologue qui supervise le traitement tolèrera du silence (l’absence de décision par le jeu de grammaires), mais pas le bruit (la formulation d’une réponse inadéquate). Dans ce contexte, on comprend que le soin apporté à la conception des grammaires revêt une importance particulière. Dans le cas présent, un résultat est considéré comme satisfaisant si l’interprétation pronominale de la forme τοῦ est écartée de l’automate du texte. Un traitement partiel, mais éliminant l’étiquette <τοῦ,τίυος:Gms:Gfs:Gns> est donc considéré comme correct.

53 Le taux de Rappel obtenu pour le corpus de construction (93,65%) est plus élevé que celui du corpus d’évaluation (87,37%). Ce résultat était attendu puisque les grammaires ont toutes été écrites pour résoudre les ambiguïtés lexicales observées dans ce corpus de construction. La Précision est optimale dans le premier cas, pour les mêmes raisons14.

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54 Ces outils de désambiguïsation viennent en appui au travail de lemmatisation supervisé par des experts. La priorité est donnée à l’analyse lexicale. Mais les informations flexionnelles ne sont pas négligées pour autant car leur prise en compte dans les traitements permet d’améliorer l’analyse des données purement lexicales15. Le tableau 2 indique le nombre de formes τοῦ ayant fait l’objet d’un traitement simplement lexical (élimination, dans l’automate du texte, de l’étiquette pronominale ) ou d’un traitement tant lexical que flexionnel (rationalisation de toutes les étiquettes flexionnelles du syntagme). Ces chiffres complètent ceux de la colonne D (Traitements corrects) du tableau 1.

Tableau 2 : effectifs des traitements lexicaux et flexionnels effectués par le jeu de grammaires DET_τοῦ

Traitements corrects Corpus de construction Corpus d’évaluation Corpus complet (détails)

Lexical 62 60 122

Lexical et flectionnel 115 112 227

55 Bastien Kindt utilise actuellement une série de 98 grammaires. Appliquées sur le corpus d’expérimentation, elles lèvent plus de 35 % des ambiguïtés du texte. Les interfaces d’UNITEX et de ELAG permettent aux linguistes de « dessiner » des grammaires sous forme de graphes. Il n’est donc pas nécessaire de connaître un langage de programmation particulier. La compilation des grammaires – leur transformation en automates exploitables par l’ordinateur – est assurée par UNITEX. À chaque étape de son travail, l’utilisateur peut visualiser « en clair » les données littéraires et les informations grammaticales qu’il manipule. Les développements futurs devraient donc poursuivre un triple objectif : 1) compléter les jeux de grammaires ; 2) accroître la taille du corpus d’expérimentation16 ; 3) faire évoluer UNITEX_cental vers les versions plus récentes d’UNITEX (1.2., 2.0 et 2.1) afin que la station de travail utilisée pour la lemmatisation des textes grecs puisse directement tirer profit des outils d’analyse mis en œuvre sous ELAG.

2. Logiciels pour la mise en page des éditions imprimées

56 La deuxième séance, présidée par Baudouin Van den Abeele, chercheur qualifié du FNRS et professeur à l’UCL, comprend la présentation de deux logiciels, LaTeX et Classical Text Editor, déjà largement diffusés dans le domaine de l’édition des textes. Les deux outils présentent de nombreux points en commun et offrent des solutions très intéressantes en matière d’ecdotique et en particulier dans la gestion et dans la présentation des apparats critiques à plusieurs étages. Tous les intervenants dans cette séance sont impliqués dans des projets d’éditions portant sur des textes encyclopédiques médiévaux et sont rattachés, à titres différents, aux départements d’études romanes, d’histoire et d’études classiques et orientales de l’UCL.

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2.1. Laurent Brun (U. de Stockholm) : LaTeX, l’édition du Miroir historial de Jean de Vignay

57 Après une thèse de doctorat consacrée au Miroir historial de Jean de Vignay à l’Université de Stockholm, Laurent Brun prend ses fonctions en juillet 2009 à l’Université d’Ottawa. Ses champs de recherche privilégiés sont la philologie et l’édition de textes, la traduction inter- et intralinguale, la littérature médiévale romanesque et encyclopédique. Il est le concepteur et le responsable du site bibliographique ARLIMA (Archives de Littérature du Moyen Âge). Il prépare actuellement la première édition intégrale du Miroir historial, traduction française du Speculum historiale de Vincent de Beauvais, réalisée par Jean de Vignay autour des années 1320-133017. L’édition est effectuée avec LaTeX, si bien que la présentation offerte par Laurent Brun repose sur une pratique très approfondie du logiciel.

58 LaTeX est un système de création de documents libre, gratuit et polyvalent qui, à l’instar du langage XML, nécessite l’utilisation d’un éditeur de texte fournissant une interface. Créé en 1984 par Leslie Lamport sur la base de TeX, LaTeX est né du besoin des ingénieurs et mathématiciens de disposer d’un logiciel permettant des mises en page à la fois très complexes et très précises, ce que les logiciels de traitement de texte traditionnels ont généralement beaucoup de difficulté à offrir. Tandis que les possibilités infinies du logiciel sont bien connues dans le monde des sciences dites dures, son existence est à peu près inconnue dans celui des lettres et sciences humaines.

59 Les éditeurs de texte conseillés pour l’utilisation de LaTex sont TeXMaker (pour Windows, Mac, Linux), TeXShop (Mac) et Kile (Linux), mais il est tout à fait possible d’utiliser d’autres éditeurs de fichiers texte comme Notepad, BBEdit, vim18. L'avantage des éditeurs spécialisés comme TeXMaker, TeXShop et Kile est qu’ils permettent de transformer en un seul clic de la souris le document LaTeX en fichier PDF, tandis que, pour les éditeurs basiques, il faut plutôt passer par une interface en ligne de commande.

60 Le document LaTeX comporte deux parties: 1. un en-tête définissant la plupart de ses caractéristiques, à savoir le type de document qu’on souhaite réaliser (livre, article, etc.), le format de la page, le caractère et la taille de la police choisie, ainsi que les modules (packages) qu’on souhaite utiliser pour des utilisations plus spécifiques. Ces modules constituent en fait des collections de macros créées pour des fonctions précises, par exemple le choix d’un type de police, la création de colonnes et d’index ou encore la mise en page d’un apparat critique. 2. le corps du document, commençant par \begin{document} et se terminant par \end{document}.

61 Laurent Brun présente d’abord un exemple de structure basique pour la réalisation d’un livre, comportant une organisation hiérarchique en chapitres et en sections :

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\documentclass[a4paper,12pt]{book} \usepackage{ledmac} \begin{document} \chapter{Titre du chapitre} texte \section{Titre de la section} texte \subsection{Titre de la sous-section} texte \subsubsection{Titre de la sous-sous-section} texte \end{document}

62 Il existe plusieurs centaines de commandes standard qui permettent de définir et modifier la structure du document et la mise en forme du texte. Il existe plusieurs manuels d’instructions, également disponibles gratuitement sur plusieurs sites internet qui répertorient et expliquent toutes ces commandes. Voici quelques exemples pour la modification de l’apparence des caractères d’un texte : \textbf{texte…} > texte en gras \textit{texte…} > texte en italique \textsc{texte…} > TEXTE EN PETITES CAPITALES \emph{texte…} > texte en italique ou en romain en fonction de l’environnement

63 Laurent Brun insiste sur le fait que, même si LaTeX offre une énorme quantité de commandes diverses pour la mise en page des documents, il est aussi possible, voire essentiel, de personnaliser l’utilisation de LaTeX en créant ses propres commandes en fonction des exigences du texte traité et de l’utilisation envisagée. Ainsi, au lieu d'utiliser des commandes qui décrivent le résultat de la mise en forme du document (gras, italique, petites capitales, etc.), il est vivement conseillé de créer des commandes qui décrivent la nature de l’objet sur lequel une mise en forme particulière sera ensuite appliquée.

64 Ainsi, pour prendre un exemple simple, au lieu d’utiliser la commande \emph{…} pour mettre les titres d’ouvrages cités en italique, il est beaucoup plus judicieux de créer une commande \titre{…} qui effectuera la mise en forme de notre choix. Cela a un double avantage : 1. Au cas où l’on déciderait de changer la mise en forme de l’élément en question (par exemple, souligner les titres plutôt que les mettre en italique), il suffit simplement de modifier la définition de la commande dans le préambule. Comme la commande \emph{…} peut servir à mettre en italique bien d’autres choses que des titres, on s’épargne ainsi la peine de devoir vérifier si chaque commande \emph{…} s’applique à un titre ou non. 2. Si l’on veut transformer le document en un autre format (HTML, XML, etc.), il est alors très facile de le faire, car on aura ainsi clairement indiqué la structure du document et la nature de ses éléments.

65 Pour prendre un exemple encore plus concret et lié à la philologie, voici un exemple de commande créée pour indiquer le sigle d’un manuscrit : \newcommand*{\ms}[1]{\textbf{#1}}

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66 La commande \newcommand{…} permet de créer la balise \ms{…} que le philologue utilisera librement dans la création de son document, notamment dans l’introduction à son édition, mais aussi, éventuellement, dans son apparat critique. La commande \textbf{…} définit ici la présentation du texte compris dans les accolades, qui apparaîtra donc en gras dans le document PDF :

Source : Le manuscrit \ms{Or1} présente des traits linguistiques…

Document PDF : Le manuscrit Or1 présente des traits linguistiques…

67 La création de ces commandes intervient principalement sur les paramètres typographiques, mais elle offre également la possibilité d’ajouter ou de supprimer des éléments textuels. Voici, par exemple, une commande indiquant le changement de feuillet dans un manuscrit : \newcommand*{\folio}[1]{\textbf{[f.~#1]}}

Source: Et il \folio{207va} traversa Asie

PDF : Et il [f. 207va] traversa Asie

68 L’utilisation de la commande \folio{…} permet d’insérer automatiquement, dans la version à imprimer, les deux crochets carrés avant et après, l’abréviation « f. » ainsi qu’un espace insécable (indiqué à l’aide du signe « ~ » en LaTeX) en plus de mettre le texte en gras. Encore une fois, il est possible de modifier à tout moment ce genre de paramètres de façon rapide et systématique afin, par exemple, de répondre aux critères de la collection qui accueillera le texte édité (éliminer le gras, noter la mention « fol. », remplacer les crochets par des parenthèses, etc.).

69 L’inconvénient de ce système est lié au fait qu’il n’existe pas encore d’équivalent de la TEI pour LaTeX, à savoir un organisme qui gèrerait et superviserait la création et la gestion de commandes standardisées, si bien que chaque document LaTeX aura un jeu de balises qui lui sont propres. Toutefois, le système est parfaitement cohérent et toutes les commandes créées ex novo par l’utilisateur sont déclarées dans l’en-tête du document, ce qui permet de comprendre rapidement le système employé par le créateur d’un document donné.

70 Au-delà des commandes de base définissant la structure du document et la mise en forme du texte et celles que l’on peut créer soi-même, il existe des commandes parfois beaucoup plus complexes, qui sont contenues à l’intérieur de modules (packages) et qui offrent justement des palettes de commandes répondant à des besoins variés. Parmi ces modules, Laurent Brun présente Ledmac, conçu pour la mise en page d’éditions de textes et notamment pour la création et la gestion des apparats critiques sur plusieurs niveaux et renvoyant automatiquement aux numéros de ligne, que le texte soit en vers ou en prose19.

71 Pour la création de l’apparat critique, tous les paramètres doivent être définis dans l’en-tête. L’utilisateur déclare notamment les modules et les commandes qu’il souhaite utiliser. Le module Ledmacmet à disposition la commande \edtext{…}{…}, qui définit le lieu variant (ici appelé « lemme »), lequel sera repris dans le ou les apparats en bas de page et qui, à l’aide des commandes \Afootnote, \Bfootnote, \Cfootnote, etc., permet de spécifier à quel étage pour définir autant d’étages que l’on veut à l’intérieur de

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l’apparat présenté en bas de page. Laurent Brun insiste sur la possibilité de personnaliser ce système en remplaçant, tout simplement, la balise commande par une commande qui décrit la nature des notes présentées sur un étage donné. Voici, par exemple, le système adopté pour l’édition du Miroir historial : Préambule : \documentclass[a4paper,12pt]{book} \usepackage{ledmac} \let\rj=\Afootnote \let\var=\Bfootnote

Source : Et prist \edtext{de son suegre}{\rj{du pere sa femme (J)}} la \edtext{cure}{\var{\emph{om.} A}} de nourrir ses bestes

PDF : texte : 10 et prist de son suegre la cure de nourrir ses bestes. Apparat A ______Apparat A : 10 de son suegre] ms : du pere de sa femme (J) Apparat A ______Apparat B : 10 cure] om. A

72 Dans l’en-tête du document, les commandes par défaut \Afootnote et \Bfootnote ont été remplacées par \rj et \var, deux commandes plus synthétiques indiquant respectivement la leçon rejetée du manuscrit de base – qui est présentée au premier étage de l’apparat – et la variante d’un autre témoin, qui est insérée à l’étage inférieur. Les deux commandes sont insérées dans le corps du texte, à la suite de la commande \edtext{...}{...}, qui définit le lemme repris tel quel en bas de page. Dans cet exemple, l’éditeur a choisi de rejeter la leçon du pere de sa femme, offerte par son manuscrit de base, et de la remplacer par de son suegre, conservée dans le manuscrit J (signalé entre parenthèses), qui est visiblement une lectio difficilior20. Cette correction est signalée à l’étage supérieur de l’apparat. Le manuscrit A omet le terme cure, si bien que la variante (indiquée à l’aide de la commande \var) est présentée à l’étage inférieur de l’apparat (sans parenthèse).

73 Au niveau ecdotique, le résultat est certainement tout aussi satisfaisant que celui qu’on peut obtenir avec Classical Text Editor (dont il sera question ci-dessous), puisque la numérotation des lignes et l’alignement du texte et de l’apparat sont gérés de façon automatique. Il faut quand même noter que, comme on le voit ci-dessus, le texte dans le document de travail (source) est moins lisible, même si, dans tous les éditeurs de LaTeX, toutes les commandes sont colorées et ressortent assez clairement par rapport au texte. En revanche, la distinction entre le texte et l’apparat critique est beaucoup moins claire et nette, contrairement à CTE, par exemple, qui présente l’un et l’autre dans sa fenêtre propre.

74 Par rapport à CTE, LaTeX se distingue en outre par sa flexibilité puisqu’il offre à l’utilisateur la possibilité de définir, de modifier et de configurer tous les paramètres concernant à la fois la source (création, substitution et gestion des commandes) et le document de sortie (le plus souvent un fichier PDF). LaTeX permet de composer des documents à la mise en page très complexe et, surtout, ces documents peuvent être de diverses natures, allant de l’article bref à une édition critique en plusieurs volumes en passant par la thèse de doctorat ou le manuel technique. Un autre avantage non négligeable de LaTeX est son interopérabilité relativement aisée avec d’autres langages et logiciels courants, par exemple: • convertir en XML ou en tout autre langage balisé (et vice versa) ;

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• mettre en forme en LaTeX des données extraites d’une base de données et converties à l’aide de simples scripts composés en Perl ou PHP ; • modifier un document LaTeX à l’aide d’« expressions rationnelles », qui offrent des possibilités extrêmement avancées de recherche et de remplacement.

2.2. Iolanda Ventura et Sébastien Moureau (UCL) : Classical Text Editor, expériences d’édition de textes arabes et latins

75 Iolanda Ventura bénéficie actuellement d’une bourse de recherche post-doctorale à l’UCL et étudie la transmission du savoir médical entre les encyclopédies et les traités scientifiques. Spécialiste de philologie médiolatine, en particulier de la production littéraire scientifique, elle collabore à plusieurs projets internationaux, en lien avec l’Atelier Vincent de Beauvais de Nancy, avec les Universités de Münster et de Salerne. Elle est co-responsable, entre autres, de l’édition critique du De proprietatibus rerum de Barthélemy l’Anglais, dont le premier volume, réalisé avec Classical Text Editor, est sorti en 200721.

76 Sébastien Moureau fait une thèse de doctorat à l’UCL portant sur l’édition, la traduction et le commentaire du De anima in arte alchemiae, texte faussement attribué à Avicenne. Ayant une connaissance approfondie à la fois du moyen arabe et du latin, Sébastien Moureau s’intéresse aux encyclopédies médiévales et à la transmission du savoir arabe dans l’Occident médiéval.

77 À l’instar de LaTeX, Classical Text Editor (dorénavant CTE) est un outil très performant, surtout au niveau ecdotique, et permet de gérer automatiquement des apparats critiques fort complexes et stratifiés. Il permet en outre de gérer simultanément plusieurs colonnes du texte – par exemple dans l’affichage d’un texte et de sa traduction, ou de plusieurs variantes du même texte – avec en plus des apparats de gloses marginales. À l’instar de LaTeX, il est conçu pour générer des documents en format PDF prêts pour être donnés aux imprimeurs (impression en camera-ready), mais depuis quelques années il permet aussi de créer des documents en format HTML pour la publication sur le web ou en format XML pour des traitements électroniques plus élaborés. La transformation en XML se fait à travers l’insertion des balises TEI.

78 Le logiciel est payant, mais une version d’essai est téléchargeable gratuitement et est exploitable sans limite de temps à tous les niveaux, sauf pour la publication des documents22.

79 La démonstration pratique offerte par Iolanda Ventura et Sébastien Moureau est très éclairante et s’ouvre sur la définition des feuilles de style (appelées ici templates) qui permettent de définir tous les paramètres du document, tels que la taille du texte, la police, les caractères et le sens de l’écriture, le miroir de la page (les marges sont calculées par rapport au format de papier choisi), le nombre d’apparats, etc.

80 La première différence qui saute aux yeux, par rapport à LaTeX, est le caractère « rassurant » de l’interface qui permet de gérer ces paramètres à travers un système d’onglets, de cases à cocher et de menus déroulants, système qui ressemble beaucoup à celui du traitement de texte Word. L’autre différence est l’utilisation du multi-fenêtrage qui présente plusieurs avantages, notamment dans la gestion simultanée des différentes composantes de l’apparat critique et des notes.

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81 L’exemple de document proposé par Iolanda Ventura et Sébastien Moureau comporte un double apparat critique plus un apparat de notes. À l’écran sont affichées quatre fenêtres : le texte critique occupe les deux tiers en largeur et les trois quarts en hauteur, sur la droite, le troisième tiers de l’écran est occupé par les deux fenêtres accueillant les deux étages de l’apparat critique ; en bas, une petite fenêtre accueille les notes critiques23 :

82 Une fois ces paramètres définis, on procède à l’importation d’un extrait de texte, à partir d’un autre environnement. Cette opération peut être effectuée soit d’une façon automatique – la touche import permet d’effectuer une recherche dans les répertoires de l’ordinateur – soit à travers un simple copier-coller. Le logiciel est compatible avec les traitements de texte les plus répandus, notamment avec Word, et supporte le format UTF-8.

83 Le texte importé doit être structuré avec l’insertion d’une série d’identifiants (de chapitres, de paragraphes, de sous-sections). Ceux-ci n’apparaîtront pas dans la version de sortie, mais sont bien visibles – ils sont marqués en jaune – dans la version de travail.

84 La création de l’apparat critique passe à travers l’encodage des sigles des manuscrits qui permet ensuite l’automatisation de différentes fonctions dans le traitement des variantes. L’insertion d’une variante dans l’apparat est particulièrement simple et efficace : il suffit de sélectionner dans le texte le lieu variant et dans une fenêtre latérale, l’entrée d’apparat (lemme) est générée de façon automatique. Pour intervenir sur le lemme, il faut passer par des commandes qui gèrent sa présentation, par exemple, lorsqu’il comprend plusieurs mots, le logiciel en supprime automatiquement quelques-uns en les remplaçant par des petits points. L’utilisateur peut intervenir sur cette réduction automatique du lemme en opérant d’autres choix.

85 Iolanda Ventura attire l’attention sur une fonction particulièrement utile, permettant de repérer les éventuelles ruptures de lien entre le texte et l’apparat critiques, qui peuvent être provoquées par des interventions successives sur le texte. Une double croix apparaît immédiatement afin de signaler cette rupture. La rupture peut être réparée dans l’immédiat, mais il est également possible d’intervenir par la suite, avec un moteur de recherche permettant de repérer toutes les erreurs éventuelles.

86 CTE permet de gérer la synchronisation automatique entre deux fichiers de texte, par exemple pour présenter le texte et sa traduction en langue moderne. Il est possible de

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choisir entre plusieurs options de mise en page : synchronisation verticale ou horizontale, sur plusieurs colonnes dans une même page ou sur deux pages qui se font face. De même, il est possible de choisir entre une synchronisation automatique, basée sur la division en chapitres ou en paragraphes ou l’insertion d’indicateurs manuels, dans le corps du texte. Cette fonction est également utile pour présenter les apparats de gloses ou des notes marginales.

87 Le programme propose également la création d’index sous forme de documents texte (éditable avec n’importe quel éditeur de texte). Trois méthodes fondamentales sont proposées, qui peuvent également être combinées l’une avec l’autre. La première consiste en l’indexation de tous les mots du texte, sans discernement. La seconde, plus intéressante, fonctionne sur un système de lemmatisation et de sélection des termes à indexer au moyen d’un fichier texte dans lequel l’utilisateur insère les mots qu’il veut voir apparaître dans l’index (avec possibilité de troncature). Ainsi, une ligne « indur* indurare » permettra au programme de reprendre tous les termes commençant par indur– sous l’entrée indurare. La troisième technique est l’encodage manuel d’entrées d’indexation, semblable aux systèmes utilisés dans les éditeurs de texte les plus connus (comme Word). La création de l’index peut porter sur les différentes parties du texte (corps de texte, apparat, notes, etc.), avec possibilité de les combiner.

88 Sébastien Moureau souligne la possibilité d’utiliser différents jeux de caractères et en particulier différents types d’écritures. La barre des langues doit être configurée à la fois dans le système d’exploitation et dans le programme. Une fonction spécifique permet de régler l’orientation du texte et aussi de la modifier à l’intérieur du document, par exemple pour insérer des citations arabes dans un texte en langue romane ou vice-versa. Il est également possible d’utiliser le logiciel Multikey, qui est parfaitement compatible. La coupure des mots peut être gérée (manuellement ou automatiquement) à travers la commande hyphenation, qui permet de définir préalablement la coupure en syllabes selon la langue du texte (toutes les langues ne sont pas encore prises en charge).

89 Avec un point de vue très pragmatique, parfaitement en ligne avec l’esprit de la journée, Iolanda Ventura et Sébastien Moureau proposent enfin une liste d’avantages et d’inconvénients basée exclusivement – ils tiennent à le préciser – sur leur propre expérience et sur leur utilisation personnelle du logiciel. Avantages : • Le logiciel est constamment amélioré et de nombreuses mises à jour sont proposées gratuitement à tous les utilisateurs. • Le concepteur et responsable du logiciel, Stefan Hagen, philologue classique de formation, est très disponible à l’égard des utilisateurs et fournit un support technique de grande valeur. • Système de sauvegarde automatique. Conseil : sauvegarder toutes les étapes de l’édition. • L’interface utilisateur est plutôt agréable et, en raison du fait qu’elle se rapproche de Word, assez rassurante. Le logiciel est relativement simple à utiliser et opère des copies de sauvegarde automatique. • Le système du fenêtrage multiple facilite la visualisation de l’apparat critique en tant qu’unité compacte, mais en revanche, il comporte des risques de rupture de liens (risques pourtant limités par le système de vérification automatique).

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Limites : • Risques de plantages, sauvegardes assez lentes, ce qui peut provoquer des états d’angoisse (conseil : laisser le temps qu’il faut, sans bloquer). • Flexibilité limitée. Même si les possibilités de mise en page sont très nombreuses et variées, l’utilisateur est lié au formatage du logiciel et aux paramètres préétablis. En outre, les possibilités sont parfois limitées au niveau du traitement du texte et de la compatibilité avec les autres logiciels. Cependant, la récente fonction d’exportation en format XML/TEI pallie cette limitation et permet l’utilisation d’outils informatiques complexes. • Le logiciel est disponible seulement en anglais et ne permet pas de personnaliser la barre d’outils. Les utilisateurs de MacOs et de Linux doivent utiliser un émulateur Windows.

3. Logiciels pour le traitement des images et de la parole

90 Avec la troisième séance, présidée par l’organisateur de la journée, le champ de l’enquête est élargi et partiellement réorienté. D’un côté, l’attention est concentrée sur le support matériel du texte ancien et médiéval, à savoir le manuscrit, qui est considéré tout particulièrement dans ses composantes codicologiques et para-textuelles ; de l’autre, il est question d’aller au-delà du support et même du texte, pour concentrer l’analyse sur la parole et le traitement des données orales. La présentation qui clôt la journée porte sur un logiciel qui permet de traiter simultanément la notation textuelle et la notation musicale notamment pour les livrets et les partitions des opéras.

91 Le présent document montre ici toutes ses limites puisque au moment où les données textuelles cèdent la place, ou plutôt se voient enrichies, par les données visuelles, sonores et musicales, le support papier s’avère fort inadéquat. Le caractère plus synthétique des résumés qui suivent tient exclusivement à cette circonstance. J’essaierai tout de même de rendre compte, dans la mesure du possible, de la richesse des outils informatiques proposés, tout en renvoyant, comme je l’ai fait pour les précédents, aux sites Internet de référence.

3.1. Peter Ainsworth (U. de Sheffield) : Virtual Vellum, le traitement des images dans quelques manuscrits contenant les Chroniques de Jean Froissart

92 Peter Ainsworth est directeur du projet « Froissart en ligne » au Département de français de l’Université de Sheffield. Spécialiste de littérature historiographique du Moyen Âge, il est l’éditeur des Chroniques de Jean Froissart, responsable d’une nouvelle édition du troisième Livre de celles-ci dont le premier tome est paru chez Droz en 2007 (collection des TLF) et d’une édition bilingue réalisée en collaboration avec George Diller et Alberto Varvaro, parue en deux volumes dans la collection Lettres Gothiques (2001 et 2004). Il collabore aussi à un projet reliant le Dictionnaire du Moyen Français (laboratoire ATILF, Université de Nancy 2), le Froissart en-ligne et le Queen’s Manuscript (manuscrit des œuvres de Christine de Pizan à la British Library, Université d’Edimbourg) et subventionné par la British Academy et le CNRS.

93 Depuis plusieurs années, Peter Ainsworth dirige une campagne de numérisation des manuscrits enluminés contenant les Chroniques de Jean Froissart. Grâce à des

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conventions établies avec plusieurs bibliothèques d’Europe (BnF, KBR, Bibliothèques municipales de Toulouse et Besançon, Bibliothèque de Stonyhurst Collège, Lancashire) et grâce à la collaboration d’un photographe professionnel, il a rassemblé une banque d’images de très grande qualité, conservée au format TIFF (Tagged Image File Format, fichiers de 150Mo en moyenne) et convertie par la suite au format JPEG2 (fichiers de 10Mo environ) pour les exploitations scientifiques évoquées ci-dessous.

94 Outil libre et gratuit, Virtual Vellum est un logiciel permettant de visualiser et d’exploiter au maximum ces images24. Au contraire des logiciels génériques et de grande diffusion (genre PowerPoint de Microsoft), Virtual Vellum – conçu par des médiévistes, pour les médiévistes – permet, à travers un système de fenêtrage multiple, l’affichage synoptique de plusieurs documents numérisés aujourd’hui conservés dans des bibliothèques fort éloignées les unes des autres, mais relevant d’une source originale commune (ateliers de copistes et d’artistes à Paris). L’orientation des fenêtres peut être verticale – orientation idéale pour la comparaison des miniatures – ou horizontale, pour faciliter une lecture comparée des textes ou un travail de collationnement. Un manuel est à la disposition de l’utilisateur qui peut télécharger le logiciel sans frais et sans adjonction d’autres ‘plug-in’, exception faite toutefois pour Java Runtime.

95 L’un des points forts de ce logiciel est la souplesse de son utilisation et le fait qu’il permet de gérer facilement et rapidement des images d’un très grand format qui seraient très difficiles à manier dans un autre type d’environnement. Il permet d’agrandir les images à un tel degré de précision qu’il permet de saisir des détails difficilement perceptibles à l’œil (grattages, corrections ou indications pour le rubriqueur ou pour l’enlumineur qui n’ont pas été complètement effacées). Loin de constituer un simple outil de visualisation, Virtual Vellum présente donc des avantages concrets pour la recherche, tant au niveau de l’analyse en détail des images qu’au niveau de l’affichage de la page manuscrite, ce qui facilite le travail d’analyse, de comparaison, de collationnement enfin. L’étape la plus récente du développement du logiciel comporte la prise en charge simultanée de l’alignement du texte édité avec l’image du facsimilé numérique et avec une traduction en anglais moderne.

96 Relayé par Storage Resource Broker, Virtual Vellum fait partie intégrante d’un environnement de recherche « en temps réel » (sur Access Grid) permettant à des chercheurs dans différents pays du monde de participer à des ateliers de collaboration scientifique consacrés à l’analyse de documents manuscrits numérisés. Virtual Vellum fait partie d’une initiative patronnée par la National Science Foundation et le Engineering and Physical Sciences Research Council du Royaume Uni réunissant les Universités de Sheffield et d’Illinois à Urbana-Champaign autour de la notion de art connoisseurship (identification scientifiquement probante des artistes responsables des miniatures de tel ou tel manuscrit enluminé).

97 Virtual Vellum a contribué aussi au développement d’un logiciel appelé Kiosque qui partage certaines de ses fonctions mais en vue, cette fois, d’expositions publiques d’objets matériels, y compris les livres manuscrits (expositions de Leeds, Royal Armouries, décembre 2007-avril 2008, et de Paris, Musée de l’Armée, mars-juillet 2010). Virtual Vellum fut choisi en septembre 2009 par le directeur du Engineering and Physical Sciences Research Council du Royaume Uni pour illustrer les capacités de la e-Science en Arts et Lettres25; le logiciel a représenté ces disciplines lors d’un symposium international tenu à Oxford en décembre 2009.

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3.2. Florence Clavaud (École nationale des chartes) : le projet THELEME et l’édition électronique des documents médiévaux

98 Florence Clavaud est directrice des nouvelles technologies et de l’informatique à l’École nationale des chartes (ENC). Médiéviste de formation, archiviste-paléographe, elle s’est spécialisée en informatique documentaire et applications XML pour les sources primaires. Son équipe s’occupe des projets informatiques de l’École des chartes ; elle a aussi la responsabilité technique, avec le service éditorial et des publications électroniques de l’IRHT (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes) du centre de ressources numériques TELMA (Traitement Electronique des Manuscrits et des Archives).

99 Florence Clavaud propose tout d’abord une présentation de l’ENC, prestigieuse institution fondée au XIXe siècle, en insistant sur sa double vocation d’enseignement et de recherche26. L’enseignement concerne la formation des chercheurs en histoire et les conservateurs des archives, des bibliothèques, des monuments historiques et des musées ; la recherche comprend les activités d’une équipe de recherche pluridisciplinaire, spécialisée dans les sciences historiques et philologiques, notamment la paléographie, la diplomatique, les langues anciennes, la philologie, l’archivistique, l’histoire du livre et des media, l’histoire du droit, l’histoire de l’art.

100 En dépit de la primauté accordée à des disciplines orientées vers le passé, cette institution est tout à fait à l’avant-garde dans l’utilisation des outils informatiques. En effet, depuis plusieurs années, l’ENC a choisi de considérer le développement Web comme une activité stratégique pour diffuser des ressources et les outils de référence, pour publier les travaux réalisés par ses chercheurs et des chercheurs associés à partir de documents primaires, pour renouveler les moyens et les méthodes de la recherche en histoire.

101 Florence Clavaud présente le site Web de l’ENC, en attirant l’attention sur les nombreuses ressources à vocation pédagogique qui ont comme objectif d’aider à aborder correctement les sciences auxiliaires de l’histoire, en particulier, la diplomatique, l’histoire du livre, la paléographie27.

102 Parmi ces ressources, elle choisit de présenter l’application THELEME (Techniques pour l’Historien en Ligne : Études, Manuels, Exercices), dont la création remonte à l’année académique 2005-200628. Cette application, destinée principalement aux étudiants du premier cycle et à leurs enseignants, est constituée de trois parties comprenant un volet « cours », un volet « bibliographies » et un volet « dossiers documentaires » qui présente actuellement nonante dossiers constitués autour d’autant de documents médiévaux (quinze extraits de manuscrits littéraires, septante-cinq actes médiévaux), dont la plupart est basée sur la collection de fac-similés de l’ENC .

103 Tous les dossiers sont répertoriés et la liste est accessible par un sommaire, mais il est également possible d’effectuer des recherches en combinant plusieurs critères. À l’intérieur des dossiers, chacun des fac-similés, est accompagné d’une notice descriptive, d’une édition du texte normalisé, avec un apparat de notes historiques et, éventuellement d’une traduction en français, d’un commentaire paléographique, diplomatique et, éventuellement, linguistique. Mais l’un des atouts principaux de ce site concerne la présentation même du document qui est affiché sur écran en forme de fac-similé numérique interactif. Le document affiché réagit au passage du curseur : il

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suffit de déplacer celui-ci sur une zone de l’image pour faire apparaître la transcription du texte reproduit dans cette zone. Ce système interactif permet en somme de résoudre, d’une façon à la fois très précise et dynamique, le problème de l’alignement texte-image.

104 Florence Clavaud révèle la technologie qui se situe à la base de cet outil très performant : il s’agit d’un système hybride qui combine plusieurs composantes, mais qui est fondé essentiellement sur l’encodage en XML, conformément à la TEI P5, du dossier documentaire et comporte notamment les étapes décrites ci-dessous.

105 Tout d’abord, la déclaration de l’image numérique du document édité et de zones dans cette image :

106 La balise permet de déclarer l’image et comprend, en tant qu’attributs, le nom et l’identifiant du fichier graphique contenant le fac-simile (ici fax.jpg), ainsi que ses dimensions (largeur et hauteur). La balise porte un identifiant (xml:id="zone-1") et d’autres attributs permettant de délimiter la zone précise de l’image qui sera associée à une portion de texte dans la transcription.

107 L’étape suivante comprend la déclaration du lien entre la zone de l’image choisie (ici, "zone-1") et la portion de texte dans la transcription :

Colosenses et hi sicut Laodicenses sunt Asia-

108 Finalement, le document XML sera transformé, à l’aide d’un programme XSLT (cf. ci- dessus, l’intervention de James Cummings), afin de générer dynamiquement la page Web en langage HTML, pour disposer d’une image réactive, et d’une carte des coordonnées des zones sensibles dans cette image29 :

109 Les fonctions Javascript AffBulle() et HideBulle() permettent d’afficher et de faire disparaître la fenêtre (ou bulle) au passage de la souris sur la zone définie ci-dessus.

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110 L’encodage XML/TEI du dossier documentaire est actuellement réalisé à l’aide du logiciel oXygen présenté par J. Cummings ; la définition des zones des images numériques et le relevé en XML de leurs coordonnées se font grâce au logiciel libre Image Markup Tool développé par le Humanities Computing and Media Centre, University of Victoria (Canada)30.

111 Cette application continue d’évoluer (contenus en accroissement, améliorations techniques, mise en place de solutions plus simples de production des dossiers documentaires). Un projet d’Album de Diplomatique Européenne En Ligne a par ailleurs été lancé par l’ENC, pour constituer sur les mêmes bases (objectifs pédagogiques, dossiers présentant édition critique et images de documents originaux), à l’échelle européenne et avec une interface multilingue, un florilège de documents de l’histoire européenne, reproduits, transcrits, traduits et commentés par des historiens, diplomatistes et archivistes.

112 Cette explication éclairante nous permet de découvrir la technologie qui se trouve au fondement du système des fac-similés interactifs et nous permet de mieux apprécier la diversité et l’efficacité des applications du langage XML.

113 Florence Clavaud présente enfin le Master nommé « Nouvelles technologies et histoire » qui offre à de jeunes chercheurs en histoire une double formation aux sciences auxiliaires de l’histoire et aux nouvelles technologies appliquées aux sources primaires31.

3.3 Anne Catherine Simon (UCL) : MOCA Multimedia Oral Corpora Administration, un système de gestion et d’annotation de données orales

114 Professeur de linguistique à l’UCL, Anne Catherine Simon est spécialiste de sociolinguistique, d’analyse du discours et de linguistique de corpus. Elle est membre du Centre de recherche VALIBEL (Variétés linguistiques du français en Belgique) de l’UCL, qui se distingue pour l’utilisation des moyens informatiques et technologiques au service de la recherche sur les données orales. Anne Catherine Simon a collaboré, entre autres, à la création d’une plate-forme e-Learning pour un master international et a développé un CD-ROM pour l’apprentissage de l’analyse linguistique du français parlé.

115 Anne Catherine Simon présente d’abord la banque de données textuelles orales qui a été constituée par le Centre de recherche VALIBEL au fil de 20 années de recherches. Cette base comprend actuellement une quarantaine de corpus différents pour un total de 550 heures d’enregistrement auprès de 700 informateurs originaires de Bruxelles et de la Wallonie, pour un total d’environ cinq million de mots, transcrits et encodés sur support informatique32. La base VALIBEL est actuellement la plus importante ressource de données orales pour la langue française.

116 L’exploitation de ces données orales impose avant tout un travail de transcription, dans la mesure où la parole ne peut devenir objet d’étude et d’analyse qu’à travers un processus de codification écrite. Anne Catherine Simon insiste sur l’importance cruciale de ce processus de codification. Loin d’être une activité neutre et purement mécanique, la transcription des données orales comporte un premier degré d’interprétation, voire même d’analyse. D’où l’importance de définir des critères de transcription très précis, afin d’harmoniser les pratiques des différents chercheurs travaillant sur le même

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corpus, et de rendre ces critères explicites, afin de bien distinguer entre les différents niveaux de l’analyse33.

117 Anne Catherine Simon présente brièvement les différentes tendances de la linguistique de corpus, en précisant que les critères utilisés pour la transcription varient considérablement en fonction des objectifs de la recherche. Elle distingue notamment entre les approches quantitatives et les approches qualitatives. Les premières approches recherchent avant tout des corpus de taille importante (plusieurs millions de mots), sous la forme de texte brut, non annoté, afin de faire ressortir des phénomènes de fréquence ou de collocations. L’unité d’analyse est souvent le « mot ». Ce type d’analyse, parce qu’il est automatisé, requiert des transcriptions en orthographe standard, qui permettront d’identifier les unités lexicales de manière non ambiguë pour les compter34. Les approches plus qualitatives considèrent la transcription comme contenant déjà une part d’analyse, que ça soit par la notation de phénomènes liés au médium oral (prononciations non standard, chevauchements de parole entre locuteurs, pauses et silences ou phénomènes paraverbaux, etc.) ou par l’ajout d’annotations à la transcription (annotation morpho-syntaxique, sémantique, pragmatiques, etc.). Il est en tout cas acquis, aujourd’hui, qu’une base de données textuelles orales doit répondre aux besoins suivants : transcriptions alignées sur le son / image ; possibilité d’ajouter des annotations (manuelles ou semi-automatiques) ; atteindre des corpus d’une taille importante (qui se mesure en millions de mots) ; posséder les métadonnées et les rendre accessibles ; rendre les données « partageables » entre équipes et entre systèmes informatiques.

118 Cherchant à rendre opérationnelles le plus d’exploitations possibles de ses corpus, le Centre VALIBEL a mis au point une série de conventions de transcription qui répondent aux contraintes suivantes : • Utilisation de l’orthographe standard pour rendre possible l’analyse automatique des données textuelles ; les phénomènes de prononciation (liaison, élisions, accent social ou régional du locuteur, allongements de syllabes pour cause d’hésitation) ne sont pas notés dans la transcription orthographique de base mais peuvent faire l’objet d’un codage secondaire ; • Notation de phénomènes liés à l’interaction orale (chevauchements de parole, pauses et silences, interruptions et reprises) • Anonymisation des données.

119 Les conventions de transcription définies à l’origine ont été récemment modifiées et mises à jour en fonction des nouvelles possibilités offertes par les outils informatiques et notamment par la création du logiciel MOCA (Multimedia Oral Corpora Administration). MOCA est un logiciel d’administration de corpus et une interface de consultation, d’interrogation et d’archivage de données orales, sous leur forme sonore et transcrite. L’interface de consultation permet d’aligner la transcription et l’enregistrement et de rendre les données sonores immédiatement accessibles à partir de la transcription.

120 Cette facilité d’accès des données sonores permet de proposer une transcription qui va assez loin dans le processus de standardisation. Les nouvelles normes permettent d’alléger le travail des transcripteurs au profit d’une interaction plus importante entre l’écrit et l’oral. VALIBEL a donc confirmé l’option d’une transcription orthographique conventionnelle. Ces conventions de transcription sont illustrées dans l’extrait suivant, issu d’une conversation informelle entre deux jeunes locuteurs :

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01 blaJV1: oui c’est ça ça m’a fait du bien quoi ça m’a fait du bien 02 (silence) 03 quand même mis un quart d’heure pour monter chez moi / 04 tellement j’étais énervé ça m’a bien défoulé / 05 blaND0: (rire) c’est |– plutôt speed ça 06 blaJV1: {bacord au/} / record -| battu quoi / 07 un quart d’heure |– quoi 08 blaND0: attends -| tu as couru quoi 09 blaJV1: non non je marchais 10 ah non non j’ai pas couru / 11 et j’ai fait encore un détour pour aller trouver une clope / 12 chez au truc à pitas quoi / 13 c’était fermé donc j’ai fait même un détour / 14 jusqu’à l’Espérance 15 puis je suis revenu 16 blaND0: {c’est} incroyable quoi 17 blaJV1: un quart d’heure [Valibel; 2004; conversation; blaJV1l]

121 Chaque enregistrement sonore est accompagné d’un apparat de métadonnées ou fiches d’identification précisant le profil sociologique de chaque locuteur (âge, degré de scolarité, profession, etc.) et le contexte de l’enregistrement (durée, nombre de locuteurs, degré de formalité, etc.) et les objectifs de recherche pour lesquels le corpus a été constitué. Ces métadonnées sont interrogeables via l’interface MOCA. L’utilisateur peut donc ainsi se constituer un corpus « sur mesure », en fonction du genre de texte qu’il recherche, du profil des locuteurs qu’il souhaite analyser, de la date des enregistrements, etc. Dans son ensemble, la banque de données VALIBEL ne constitue donc pas un corpus équilibré35 du français parlé en Belgique, mais chaque chercheur peut se constituer un corpus représentatif et équilibré pour son objet d’investigation, à partir des informations linguistiques et métalinguistiques sur les données.

122 L’intérêt d’un tel logiciel pour le domaine de la sociolinguistique et de la linguistique de corpus consiste principalement en la mise en parallèle de l’analyse linguistique fondée sur la transcription – analyse syntaxique, lexicale, stylistique, etc. – avec les métadonnées sociales et situationnelles. D’autre part, la présentation d’Anne Catherine Simon engendre une réflexion méthodologique profonde, concernant tout chercheur qui se penche sur l’analyse et l’édition du texte ancien. Elle permet de souligner, tout d’abord, que le processus d’encodage informatique se situe au bout d’une chaîne dont la première étape est justement la codification écrite de la donnée orale. Les supports écrits, manuscrits ou imprimés, que nous avons inévitablement tendance à confondre avec le texte, ne sont en réalité que les tentatives – plus ou moins abouties – de codifier quelque chose qui a existé, qui a circulé, qui a été transmis et qui s’est développé en dehors de l’écrit, et surtout en dehors – en amont – de la norme orthographique.

3.4. Johan Wijnants (UCL) : Libropera, style sheets et scripting au service de l’accessibilité des “textes” de musique vocale

123 Johan Wijnants est actuellement doctorant auprès du Centre d’Études Italiennes de l’UCL où il prépare une thèse sur la relation drame-poésie-musique dans les premiers opéras (1600-1637) sous la direction de Costantino Maeder. Il a accompli une formation en langues et littératures romanes à l’Université de Leuven en présentant un mémoire

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sur les Orphées de Poliziano et Striggio – Monteverdi. Il a ensuite approfondi ses recherches dans ce domaine durant des séjours d’étude à Florence, Bologne et Rome. À côté de la formation académique, Johan Wijnants a des compétences musicales théoriques et appliquées, outre une familiarité précoce avec les outils informatiques, ce qui lui permet d’étudier l’opéra, et la musique vocale en général, de manière effectivement interdisciplinaire.

124 C’est essentiellement pour approfondir ses recherches doctorales que Johan Wijnants a créé le logiciel LibrOpera. Ce logiciel, basé sur la technologie PHP en combinaison avec une base de données MySQL, est pour l’instant d’usage privé, mais l’environnement de travail a été choisi dans l’optique de le rendre accessible, dans un futur très proche, à la communauté scientifique36. Pour la musique vocale, qui se transmet à travers des supports partiels (livret) ou non équilibrés (partition), il reste donc une forte barrière au niveau de l’accessibilité des données pertinentes pour l’analyse de l’ensemble de l’œuvre. Le logiciel permet d’encoder et de traiter les textes et les notations musicales en appliquant à cet encodage les principales méthodes d’analyse de la philologie et de la musicologie.

125 Johan Wijnants propose une démonstration pratique très éclairante en partant du texte de l’Orfeo de Claudio Monteverdi (1607). Il importe dans son logiciel le texte des différentes versions du livret, y compris les versions présentes dans les partitions musicales. Les caractéristiques typographiques des textes sources sont respectées soigneusement (alternance entre les graphies v et u / i et j, ponctuation ancienne, etc.), si bien que l’encodage se fait sous forme d’édition diplomatique. L’insertion d’une série d’étiquettes (tags) permet d’isoler les éléments du paratexte, tels les titres, les indications scéniques, les didascalies musicales, etc. en les distinguant très nettement par rapport au texte. Les différentes versions sont alignées d’une façon automatique, de sorte que le même étiquetage vaut pour toutes les versions emportées les unes après les autres.

126 Grâce à une visualisation synoptique et à l’application de différentes CSS (Cascading Style Sheets) le logiciel met en évidence tous les écarts et les variantes entre les différentes versions, ce qui facilite le travail de collation et d’analyse critique des variantes.

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127 L’analyse critique est ensuite opérée par l’utilisateur qui institue un système de hiérarchisation afin de pondérer les lieux variants en fonction de leur importance. Les différences moins significatives, par exemple les écarts purement graphiques, sont ainsi distinguées des variantes plus importantes qui relèvent des différentes sensibilités des auteurs des livrets et des partitions. Une fois instituée cette hiérarchisation, une sélection critique des variantes peut être facilement visualisée grâce à la base de données relationnelle.

128 Au moyen d’un menu déroulant, l’utilisateur choisit le type de variantes qu’il souhaite visualiser. Dans l’exemple ci-dessous, le sigle CO (senso contrastante) permet d’afficher la liste de tous les lieux variants impliquant un décalage de sens :

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129 Cette méthode permet en somme de considérer le livret et la partition musicale comme les différents témoins d’un même texte et de les analyser selon les méthodes de la philologie traditionnelle. Johan Wijnants souligne le fait que l’insertion du texte du libretto à l’intérieur de la partition musicale implique souvent un certain nombre d’adaptations, voire de mutilations qui le défigurent. Il avance donc l’idée de reconstituer une sorte de texte idéal – dans une perspective visiblement lachmanienne – qui permettrait de concilier la structure poétique fortement élaborée du libretto avec la pensée définitive du compositeur et ses éventuels ajouts textuels en musique.

130 À côté de ces démarches philologiques, le logiciel permet d’effectuer bien d’autres opérations automatisées, comme le calcul du nombre de vers et de syllabes, l’analyse de la structure rimique et de l’accentuation et la mise en évidence de structures sémantiques basées sur des éléments récurrents. L’analyse de l’accentuation permet de faire le lien avec la notation musicale, car il permet de vérifier jusqu’à quel point le compositeur a respecté la déclamation des vers.

131 Pour sa thèse de doctorat, Johan Wijnants se contentera de prendre en charge la composante textuelle, mais il a déjà élaboré une première version des modules qui permettent d’aborder l’analyse musicale et notamment le calcul des intervalles de la mélodie, la visualisation du rythme, celle de l’harmonie et finalement du rythme harmonique.

132 Ces opérations faciliteront le travail, souvent artisanal, du musicologue et lui permettront de se consacrer davantage à interpréter les textes qu’à les déchiffrer.

Conclusion. Perspectives de recherche

133 Si le support papier constitue indéniablement une limite pour la présentation des logiciels et des outils informatique, il m’a paru tout de même utile de laisser une trace écrite de cette initiative. Les nombreux renvois aux sites Internet de référence permettront facilement à nos lecteurs d’avoir accès à la fois aux logiciels téléchargeables et aux documents ou aux manuels qui constitueront les supports techniques de leur apprentissage.

134 Le choix d’adresser cet écrit principalement aux spécialistes de la période médiévale et humaniste n’est pas anodin, et se justifie par le fait que le corpus des textes français des XIVe et XVe siècles fait l’objet, depuis quelques années, d’éditions et d’études de plus en plus orientés vers le traitement informatique. À côté de l’édition du Miroir historial de Jean de Vignay, dont il a été question ici grâce à la présentation de Laurent Brun, je peux citer, par exemple, le projet d’édition du manuscrit Harley 4431, contenant les œuvres de Christine de Pizan, dirigé par James Laidlaw (Université d’Edimbourg), basée sur le langage XML, et surtout l’édition de la Cité de Dieu de saint Augustin dans la traduction de Raoul de Presles, dirigée par Olivier Bertrand (Université de Savoie, Chambéry – CNRS, Nancy). Ce dernier a pris le parti de faire transcrire le manuscrit de base par ses collaborateurs directement en XML, à l’usage du logiciel oXygen, si bien que la transcription et l’encodage – réalisé selon le standard TEI – se font d’une manière simultanée. Une fois terminée la transcription, pour la relecture et l’édition imprimée, les fichiers XML seront directement convertis et mis en page à l’aide du logiciel ouvert et gratuit Open Office. Je profite de cette occasion pour saluer ce projet

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comme un modèle à suivre par les nouvelles générations d’éditeurs et notamment pour les textes de grande envergure37.

135 Pour ce qui est des perspectives ouvertes par la rencontre du 24 avril, je ne peux citer, à l’heure actuelle, que le cas de l’édition du Miroir historial, dans lequel je suis directement impliqué. Si d’un côté Laurent Brun et moi-même sommes entièrement satisfaits du système LaTeX et de ses performances au niveau de la mise en page de l’édition, nous avons pris conscience, de l’autre, de l’importance d’encoder le texte en XML, afin d’ouvrir de nouvelles perspectives dans l’analyse et dans le traitement de cette importante base textuelle.

NOTES

1. La journée a bénéficié des financements du Fonds National de la Recherche Scientifique belge, de la Faculté de Lettres et Philosophie et du Département d’Études Romanes de l’Université catholique de Louvain que je tiens à remercier chaleureusement. 2. Cf. le site http://enrich.manuscriptorium.com. Le présent résumé est basé en grande partie sur la documentation que James Cummings a rendue accessible sur le site suivant : http://tei.oucs.ox.ac.uk/Oxford/2009-04-24-louvain/2009-04-24-louvain.pdf. 3. Par exemple, la présentation citée ci-dessus a été réalisée par James Cummings en langage XML, puis été convertie en LaTeX afin de générer des documents en format PDF. 4. Autrement on peut utiliser le système de la DTD (Definition Type Document), mais James Cummings le considère comme fort dépassé. Le système RELAX NG est plus synthétique et flexible et n’impose pas l’apprentissage d’un autre langage. 5. Pour une description du laboratoire et de ses activités, voir l’adresse suivante : http://cental.fltr.ucl.ac.be. 6. Le logiciel peut être téléchargé à l’adresse suivante : http://www-igm.univ-mlv.fr/~unitex/download.html 7. Cf. ci-dessous l’intervention de Bastien Kindt. 8. Cf. M. Gross, Grammaire transformationnelle du français, 3 : Syntaxe de l’adverbe, Paris, ASSTRIL, Université Paris 7, 1990. 9. Cf. aussi le corpus de textes latins traité par le Laboratoire d’Analyse Statistique des Langues Anciennes de l’Université de Liège : http://www.cipl.ulg.ac.be/Lasla/ 10. Sur le P.R.L.G., voir B. Coulie, « La lemmatisation des textes grecs et byzantins : une approche particulière de la langue et des auteurs », Byzantion, 66, 1996, p. 35-54, ainsi que B. Kindt, « La lemmatisation des sources patristiques et byzantines au service d’une description lexicale du grec ancien. Les principes de formulation des lemmes du Dictionnaire Automatique Grec (D.A.G.) », Byzantion, 74, 2004, p. 213-72. Voir aussi le site Internet du projet sous l’adresse http:// tpg.fltr.ucl.ac.be (page consultée le 18 juin 2009). Sur le T.P.G., voir B. Coulie, « Corpus Christianorum. Thesaurus Patrum Graecorum», dans Corpus Christianorum 1953-2003. Xenium Natalicium. Fifty Years of Scholarly Editing, éd. J. Leemans, Turnhout, Brepols, 2003, p. 169-72. 11. Voir en particulier S. Deodati, B. Kindt, « La lemmatisation automatisée des sources en grec ancien : présentation de ressources linguistiques et d’outils de traitement », dans Atti del XII Congresso Internazionale di Lessicografia. Proceedings XII EURALEX International Congress (Torino, 6-9.

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Sept 2006), éd E. Corino, C. Marello, C. Onesti, vol. II, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2006, p. 1137-43. 12. Sur ELAG, voir É. Laporte, A. Monceau, « Elimination of lexical ambiguities by grammars : the Elag system », Lingvisticae Investigationes, 22, 1998-99, p. 341-67 ; É. Laporte, « Reduction of lexical ambiguity », Lingvisticae Investigationes, 24/1, 2001, p. 67-103 ; A. Dister, De la transcription à l’étiquetage morphosyntaxique. Le cas de la banque de données textuelles orales VALIBEL, Université catholique de Louvain, Thèse de Doctorat, Louvain-la-Neuve, 2007, p. 394-9. L’implémentation d’ELAG sous UNITEX a été réalisée par Olivier Blanc. 13. Ce corpus expérimental comprend six textes du Nazianzène et totalise 30129 mots– occurrences regroupant 9396 formes simples différentes. L’analyse lexicale du corpus complet des œuvres de Grégoire de Nazianze a inauguré la série du TPG ; voir J. Mossay et CETEDOC, Thesaurus Sancti Gregorii Nazianzeni, vol. I. Enumeratio lemmatum, Orationes, Epistulae, Testamentum (Corpus Christianorum. Thesaurus Patrum Graecorum), Turnhout, Brepols, 1990 ; J. Mossay, B. Coulie et CETEDOC, Thesaurus Sancti Gregorii Nazianzeni, vol. II. Enumeratio lemmatum, Carmina, Christus Patiens, Vita (Corpus Christianorum. Thesaurus Patrum Graecorum), Turnhout, Brepols, 1991. 14. Il existe bien évidemment des cas, dont il ne sera pas question ici, qui ne sont pas traités ou qui engendrent des erreurs dans le système. 15. Voir la conclusion d’un article antérieur : L. Kevers, B. Kindt, Traitement automatisé de l’ambiguïté lexicale en grec ancien. Première approche par application de grammaires locales, Lingvisticae Investigationes, 28, 2 (2005), p. 251. 16. Dans cette optique, Saulo Delle Donne (Université de Lecce) effectue le même travail que Bastien Kindt sur le Hiéron de Xénophon et sur le Solon de Plutarque. Enrichi de ces deux textes, le corpus d’expérimentation passera de 30129 à 44.581 mots-occurrences. 17. Je codirige, avec Laurent Brun, ce projet d’édition qui aboutira tout d’abord à une publication dans la collection de la Société des Anciens Textes Français. Nous bénéficions actuellement de la collaboration de Nathalie Bragantini-Maillard, boursière post-doc à l’UCL, qui travaille à l’édition des quatre premiers livres de l’encyclopédie. Pour les détails philologiques du projet, cf. L. Brun, M. Cavagna, « Pour une édition du Miroir historial de Jean de Vignay », Romania, 124, 2006, p. 378-428 et « Das Speculum historiale und seine französische Übersetzung durch Jean de Vignay », dans Übertragungen, Formen und Konzepte von Reproduktion im Mittelalter und früher Neuzeit, Actes du colloque de Göttingen, (juin 2004), éd. B. Bussmann et alii, Berlin – New York, De Gruyter, 2005, p. 279-302 [Trends in Medieval Philology, 5]. 18. Voici le principal site de référence conseillé par L. Brun : http://www.latex-project.org. 19. Il existe d’autres modules (par exemple, poemscol et ednotes) qui peuvent répondre aux besoins des philologues, mais Laurent Brun a choisi ici de présenter celui qui, selon lui, est le plus achevé et répond le mieux à presque tous les besoins en matière de mise en page d’un apparat critique. Il signale également que Ledmac est accompagné de deux autres modules optionnels : Ledpar, qui sert à mettre en page des éditions parallèles (par exemple, texte original avec traduction en regard), et Ledarab, qui offre la possibilité de mettre en page des éditions de textes adaptées aux exigences typographiques de la langue arabe. 20. Le terme suegre , traduit littéralement le latin socero (à l’ablatif) « beau-père », qui est justement son étymon [FEW XII, 15b socer]. 21. Bartholomaeus Anglicus, De proprietatibus rerum. Vol. VI : Liber XVII, éd. I. Ventura, Turnhout, Brepols, 2007 [De diversis artibus 79, n.s. 42] ; cf. aussi le volume précédent : Bartholomaeus Anglicus, De proprietatibus rerum. Vol. I : Libri I-IV, éd. B. Van den Abeele et alii., Turnhout, Brepols, 2007 [De diversis artibus 78, n.s. 41]. 22. Une version de démonstration du logiciel est disponible sur le site suivant : http://www.oeaw.ac.at/kvk/cte/. On y trouve d’excellentes instructions pour l’utilisation du programme, ainsi qu’une liste, régulièrement mise à jour, des éditions réalisées avec CTE. 23. L’organisation de ces fenêtres est très facile à configurer.

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24. Il est téléchargeable au site suivant : http://www.shef.ac.uk/hri/projects/projectpages/vv/downloads.html. 25. Voir à ce propos P. Ainsworth, M. Meredith : « e-Science for medievalists : options, challenges, solutions and opportunities », Digital Humanities Quarterly (sous presse). 26. Le présent compte rendu se fonde en large partie sur le support écrit de la conférence de Florence Clavaud, qu’elle a eu la bienveillance de me transmettre au lendemain de notre rencontre. Je la remercie chaleureusement pour son amicale disponibilité. 27. Le site est accessible à l’adresse suivante : http://www.enc.sorbonne.fr. 28. http://theleme.enc.sorbonne.fr/. 29. Le dossier documentaire dont on a tiré le segment XML ci-après est consultable en HTML à l’adresse suivante : http://theleme.enc.sorbonne.fr/dossiers/notice99.php. 30. http://www.tapor.uvic.ca/~mholmes/image_markup/. 31. http://www.enc.sorbonne.fr/parcours-master.html. 32. Les principaux renseignements concernant le Centre VALIBEL sont disponibles à cette page : http://valibel.fltr.ucl.ac.be/. Cf. aussi l’article récent : A. Dister, M. Francard, Ph. Hambye, A.C. Simon, « Du corpus à la banque de données. Du son, des textes et des métadonnées. L’évolution de banque de données textuelles orales VALIBEL (1989-2009) », Cahiers de Linguistique 33/2, 2009, p. 113-29. 33. Il n’existe pas un modèle standard de transcription, même s’il existe plusieurs initiatives en ce sens. Cf. par exemple NERC (Network of European Reference Corpora) ; EAGLES (Export Advisori Group on Language Engineering Standards) et aussi la TEI (cf. ci-dessus) qui a consacré un chapitre au problème de transcription of spoken text. 34. Dans ce type de recherche, l’existence de plusieurs orthographes générerait des erreurs (par ex. il y a vs y a ; tu as vs t’as ; petit vs p’tit). 35. On définit un corpus comme équilibré lorsque les différents types de textes et les profils de locuteurs représentés sont dans un rapport quantitativement équilibré, et que la taille moyenne des échantillons de parole est identique (en durée ou en nombre de mots). 36. Quelques visualisations statiques du logiciel sont disponibles à l’adresse suivante : http://perso.uclouvain.be/johan.wijnants/libropera. 37. Je remercie Olivier Bertrand de m’avoir transmis la documentation concernant son projet.

RÉSUMÉS

La présente contribution est le résumé détaillé d’une journée d’étude qui s’est tenue à l’Université catholique de Louvain et qui était consacrée aux outils informatiques utilisés dans la recherche en sciences humaines, tout particulièrement, mais non exclusivement, dans les éditions des textes anciens et médiévaux.

This paper is a detailed account of a symposium held at the Université catholique de Louvain on computer science tools used in the field of human sciences, in particular but not exclusively, in the edition of ancient and medieval texts.

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AUTEUR

MATTIA CAVAGNA Université catholique de Louvain

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