LES CIGOGNES EN

par

M. WILFRID DELAFOSSE membre titulaire

La Cigogne blanche (Giconia ciconia L.), ce bel oiseau aux couleurs de , plumage blanc et rémiges noires, est le type du groupe des Giconiidés aux pattes longues avec ébauche de palmure qui unit les doigts à leur base. Au vol, elle a le cou tendu en avant (ce qui la distingue aussi du Héron). Les petits ont deux duvets successifs comme ceux des Rapaces diurnes. Les adultes n'ont pas de chant ni de cri, mais produisent de curieux claquements du bec rappelant le bruit des castagnettes ou d'une mitraillette. On dit qu'ils «craquettent». La nidification se fait surtout dans les Pays Scandinaves, en Hollande, en Allemagne, en Alsace, au cours d'un long voyage qui peut se terminer en hiver dans la région des Grands Lacs africains (Victoria, Tanganyika, Nyassa), et même au Cap. Grâce au baguage et aux captures effectuées, on connaît maintenant les voies suivies par les Cigognes. Toutes celles qui nidifient à VOuest de la Weser, notamment celles de Rhénanie et de Hollande, passent par la vallée du Rhône, les Pyrénées orientales, l'Espa­ gne, Gibraltar, le Maroc, le Tibesti et le Tchad. Celles qui nidi­ fient à l'Est de la Weser passent au contraire par la Hongrie, la bordure occidentale de la Mer Noire, la Turquie, l'Asie mineure, la Syrie, l'Egypte et la vallée du Nil. Quel que soit l'itinéraire, il peut atteindre 10.000 kilomètres. Dans nos régions de l'Est, les Cigognes sont les messagères du printemps, bien avant les Hirondelles. Le mâle arrive générale­ ment le premier, le plus souvent fin février - début mars. La femelle, à laquelle il est uni pour la vie, vient le rejoindre quel­ ques jours après, et le couple se .met à la réfection du nid adopté, qui est fait de branches mortes, de roseaux, de matériaux divers. 48 LES GIGOGNES EN MOSELLE

Dans l'épaisseur du nid, qui augmente d'année en année, s'ins­ tallent souvent des familles de Moineaux, commensaux habituels des Gigognes. Un biotope particulier se crée, avec de nom­ breuses espèces d'Insectes. [Notes et observations sur les bagua­ ges de Ciconia c. ciconia L. en Moselle, par Marc EVEN — Bull, de la Soc. d'Hist. Nat. de la Moselle, 34e cahier, 1935 — et Consi­ dérations sur une biocénose constituée autour d'un nid de Cigo­ gne Ciconia ciconia, en Lorraine, par H. HEIM DE BALSAC, Alauda, XX. — 3-1952]. La ponte a lieu au cours de la seconde quinzaine d'avril et l'incubation dure environ trente jours. Au bout de deux mois les trois ou quatre (parfois 5, parfois moins suivant les condi­ tions atmosphériques ou le manque de nourriture) cigogneaux sont prêts à quitter le nid. Vers le 15 août se font des rassem­ blements avant le départ pour la grande migration en Afrique orientale où les Gigognes arrivent vers Noël. Le baguage a permis de connaître l'âge de la reproduction chez les Gigognes. Les jeunes d'un an restent dans la région des Grands Lacs africains où, grâce au climat équatorial, ils trou­ vent toute l'année une nourriture abondante: Reptiles, Batra­ ciens, Insectes (parmi lesquels les Criquets migrateurs). La matu­ rité sexuelle n'est atteinte que dans la cinquième année; les « cé­ libataires », qui ne s'accouplent pas en arrivant dans l'Est au printemps, seraient des jeunes dans leur troisième année. Malgré leur protection, les Cigognes sont de moins en moins nombreuses dans nos régions. La Cigogne blanche a totalement disparu des Vosges [A. CLAUDON — Faune ornitholagique du dé­ partement des Vosges, 1933] ; elle était nidificatrice en Suisse il va cinquante ans, mais elle a régressé régulièrement jusqu'à dis­ paraître en 1949 [A. SCHIERER, Les Cigognes en Alsace. Résultats des recensements des années 1950 et 1951, Alauda XX-3. 1952]. Actuellement, il n'y a plus de Cigognes à Strasbourg, qui héber­ geait une soixantaine de nids en 1870 ! En Moselle, comme en Alsace et en Suisse, le nombre de nids de Cigognes tend maintenant à diminuer. Il est intéressant de constater que différents chroniqueurs re­ latent sous les noms de sougne, songne ou soigne, la présence de Cigognes à Metz au XVe siècle (1).

(1) Les Chroniques de la Ville de Metz, par J.-F. Huguenin '(Metz, 1838)^ — Chronique de Philippe de Vigneulles, éditée par Charles Bruneau (Metz, 1929). — Chronique de Metz de Jacomin Husson, publiée par H. Michelant (Metz, 1870). — Journal de Jehan Aubrion, publié par Lorédan Larchey (Metz, 1357). LES GIGOGNES EN MOSELLE 49

L'un de nos villages, à 20 km. S.-S.-E. de Metz, entre la Seille et la Nied, porte le nom de Soigne. D'après Jehan Aubrion (1465- 1512), bourgeois de Metz, les Cigognes venaient nicher à la fin de chaque hiver sur les toits de la ville de Metz, entre autres sur une cheminée du Palais, en face de la Cathédrale.

Le chroniqueur note le fait à plusieurs reprises dans les termes suivants :

Année 1474 :

« Et toutefoix, tantost aprez la Ghandellour, le temps se commensit à lever, et à faire chalt, et vinrent les soignes (2) la vegille de la Saint Vallentin» (3).

Année 1486 :

«Item, en la sepmaine de la Snt Thomas (4), devant Noël, on vit des soignes qui estaient jà venues; dont plusieurs présumoient que c'estoit signe d'avoir Testez briefz».

Année 1491 :

« Item, en y celluy temps, toutes les soignes de la duchiés de Bair et de Lorenne s'enfuirent hors des dits paiis; et n'en y demoroit nés une. De quoy on n'en sçavoit que penser, synon que les aucuns disoient que c'estoit signe de mortallité. pu de feu, ou de graint oraige à venir ès dits paiis. Et celle de Metz ne du paiis ne se bojoient, maix se tenoient chacune en son lieu» (5).

(2) Nom messin de la Gigogne. (3) La St. Valentin, actuellement le 14 février, serait le 23 février au xve siècle. L'ancienne chronique de Praillon relate que dans notre pays « les Soignes ne viennent gaires souvent avant la St. Vallentin ». (4) La St. Thomas est aujourd'hui le 21 décembre. D'après la chronique l'hiver de 1487 semble avoir été normal; le mois de février fut très beau à partir du 19; il gelait un peu chaque matin, mais il faisait si bon que l'on se serait cru au cœur de l'été. Ce temps-là dura jusqu'au 14 mars, date à laquelle la pluie survint; le 11 mars on voyait déjà le raisin se former sur les vignes de la région messine, quand le 18 du même mois, et pendant une quinzaine de jours, sévit une terrible gelée tardive, qui gela les Cerisiers, les Pêchers, les Pruniers et la plupart des autres arbres fruitiers. Le mois de mai fut très beau. Il y eut une belle moisson et une belle vendange. Le beau temps dura jusqu'au 4 décembre, date à laquelle il se mit à geler légèrement. Les craintes météoro- giques des Messins étaient donc mal fondées. (5) Ainsi, tandis que les Gigognes du Barrois et de Lorraine quittaient la région, celles de Metz y restaient comme d'habitude. Ceci se passe entre le 4 mai et la Pentecôte, c'est-à-dire au cours du mois de mai 1491. L'été fut plu­ vieux et la récolte de blé ainsi que celle du raisin furent très défavorables. 50 LES CIGOGNES EN MOSELLE

Année 1492 : « Item le XXIXe jour de mars advint une chose estrainge, car il y avoit ung nidz de soignes sur le Palláis de la cité (6) et s'en y avoit ung autre sur une haulte cheminée en la Court l'évesque. Et advint que le maisle du nidz dessus le Palláis courut sus à celuy de la Court-l'évesque, et l'encommencit à batre tellement qu'il fut contraint de luy despartir; et s'en fuyt ors de son nidz. Et l'autre dessus le Palláis (suivit) tousiours près, tellement qu'ils cheurent, malle et malle l'ung sur l'autre, en Yaselle. Et en telle fasson bâtit celuy dessus le Palláis l'autre soigne de la Court l'évesque, de son becque parmi le corps, tant qu'il le tiroit tout mort. Et non content de ce, s'en allit la dite soigne du Palláis au nidz de la Court l'évesque et le deffit de son becque et de ses pieds, et en mit une grande partie à terre. Dont plusieurs gens que se virent, et d'autres qui Foirent conter, en furent moult esbays et ne povoient présumer que ce povoit signifier».

Dans les Cahiers Lorrains (année 1931) notre regretté collègue Roger Clément sous le titre « Metz, pays des Cigognes » (№S 1 et 4) et Paul Dorveaux dans son article « Les Cigognes à Metz » (№ 6) citent des passages des anciennes chroniques. En 1444, d'après celles rapportées par d'Hannoncelles et Jacomin Husson, un nid de Cigognes existait déjà sur une cheminée du Palais. Au siècle dernier, il ne semble pas que les Cigognes aient niché dans notre région. Le naturaliste Holandre précise dans sa Faune de la Moselle qu'elles sont « de passage dans ce département, en automne et au printemps, lorsqu'elles voyagent pour se rendre en Afrique et lorsqu'elles en reviennent. Au commencement de septembre 1833, il s'en abattit plusieurs centaines dans les bois entre et Rezonville et ces oiseaux paraissaient si fatigués que l'on en a pris à la main et tué plus de quarante ». Elles ve­ naient sans doute des plaines de la Hollande ou de l'Allemagne. Dans son ouvrage d'Ornithologie du Val de Metz (1899), NÉRÉE QUÉPAT (René Paquet d'Hauteroche) ne les signale pas nidifica- trices en Moselle, mais seulement de passage. « Ces Cigognes,

(6) « Le Palais avait été construit de 1315 à 1317. C'était, un immense bâti­ ment, présentant à ses deux extrémités deux ailes ornées de créneaux, de mâchi­ coulis, et renforcées à chaque angle de guérites dé pierre». [Metz pittoresque, J.-J. BARBÉ]. Il était situé vis-à-vis de la Cour l'Evêque, entre la Place de la Cathédrale et la rue Fabert. La Cour l'Evêque était sur l'emplacement du Marché Couvert. Le côté qui regardait le Palais se composait de trois grands corps de logis à pignons en escaliers. Le Palais et la Cour l'Evêque occupaient à peu près l'espace compris entre les rues Ambroise-Thomas, du Palais, Fabert, la Place de la Cathédrale et le Marché Couvert. LES GIGOGNES EN MOSELLE 51

dit-il, doivent, je pense, gagner les grandes prairies de la Meuse où elles trouvent une nourriture plus abondante que dans notre région ». Depuis plusieurs années, les Cigognes avaient repris l'habitude de venir nicher en Moselle. En 1935, date du Centenaire de la Société d'Histoire Naturelle de la Moselle, j'ai eu l'occasion d'étudier la répartition des Cigo­ gnes dans notre département. 21 nids ont été dénombrés [W. DE- LAFOSSE. — Le baguage de la Cigogne blanche en Moselle pendant l'été 1935, Bull, de la Soc. d'Hist, Nat. de la Moselle, 34e Cahier, Metz 1935]. Il est intéressant de noter que presque tous sont éta­ blis sur des arbres étêtés, contrairement au mode de nidification en Alsace sur les toits des villes et des villages. Les toits lorrains ne conviennent pas aux Cigognes [R. LIENHÀRT. — Nidification de la Cigogne blanche en Moselle. Bull, de la Soc. d'Hist. Nat. de la Moselle,' 34e Cahier, Metz 1935]. Les localités étaient alors: (1), (1), Fé- nétrange (1), Rening (1), Puttelange (3), (1), la plaine du Bischwald (6), Hémering (1), (1), (2), Bezange la Petite (1), (1), Ennery (1), station la plus rapprochée de Metz. En 1950, c'est-à-dire 15 ans plus tard, j'ai pu réunir quelque documentation grâce à l'obligeance du service forestier. Je re­ nouvelle ici mes chaleureux remerciements à M. H. Saur, Con­ servateur des Eaux et Forêts de la Moselle, alors Président de l'Académie de Metz et ma gratitude à MM. les Officiers forestiers, qui ont aimablement répondu à ma demande et grandement fa­ cilité ma tâche. Aucun nid de Cigogne n'est signalé dans toute la circonscrip­ tion d'Abreschwiller. Il en est de même dans celles de et de . Dans la circonscription de Metz, un couple s'est installé sur un Saule, au bord du ruisseau dit « Nard » qui vient de l'étang d' et se jette dans la Seule à 1200 mètres en aval de Marsal. Le nid se trouve à la limite des territoires de , Moyen-Vie et Marsal (à 200 mètres du croisement de la R.N. 55 et de la route de Xanrey). Le couple n'a eu qu'un cigogneau, alors qu'il en avait deux en 1949. Dans la circonscription de Phalsbourg un certain nombre de Cigognes restent quelques jours chaque année dans la région de , mais il n'existe aucun nid en 1950. A Sarrebourg, un nid n'est plus occupé depuis plusieurs années. LES CIGOGNES EN MOSELLE

La circonscription de Saint-Àvold possède un nid à l'entrée N.W du village de Honskirich, sur un Saule (à environ 150 mon­ tres de la R.D. 135 -Honskirich), et occupé du 12 avril au 30 août 1950; un nid sur un Saule au bord du petit ruisseau, à mi-chemin de Lohr à Inswiller; il était occupé depuis 1943^ et du 5 avril au 3 septembre 1950; un nid en bordure de la route de à vers l'Est, est occupé de mars à sep­ tembre; un nid sur la route de Bistroff à Berig; un nid dans la plaine du Bfschwald au bord de la Nied, sur le territoire de Li- xing; un nid, en bordure de la route de à Einchevillé. Soit au total sept nids (7). . Depuis 1935, le nombre de nids a nettement diminué en Mo­ selle, en même temps que les Gigognes changent plus fréquem­ ment de localités. Mais il faut remarquer que leur nidification au cours des siècles semble très irrégulière dans notre région qui est située, comme l'Alsace et la Suisse, en bordure occiden­ tale de l'aire de répartition des Cigognes. Dans la région mosella- ne, elles ont niché à des périodes très diverses, séparées par de

longs intervalles. Actuellement elles sont s en régression. Y a-t-il un déplacement latéral et temporaire vers l'Est au profit de l'Aile*-, magne et de la Pologne ? Il reste à connaître les causes de ces variations. A part les destructions par les phares, les lignes élec­ triques à haute tension, etc.. qui sont des dangers modernes sur les routes de migration, l'assèchement des régions marécageuses ne nous semble pas être la raison essentielle, dans notre pays tout au moins — où les Cigognes trouvent encore les grands étangs lorrains et la nourriture nécessaire, composée surtout de Grenouilles et Têtards, Serpents et Lézards, petits Rongeurs (Souris et Campagnols), Mollusques, Vers et Insectes très variés. Souhai­ tons que leur nidification soit favorisée par un plus grand nom­ bre d'arbres étêtés, en particulier dans les régions de Moyen-Vie, Sarrebourg, Fénétrange et Grostenquin (8). En conclusion, l'aire de nidification de la Cigogne blanche dans l'Est de la ne serait donc pas rigoureusement cons­ tante et présenterait des variations qui sont particulièrement sen­ sibles sur la marge de cette aire. Comme le fait remarquer Paul BARRUEL {Extension de l'aire de nidification de quelques Oiseaux

(7) Des renseignements complémentaires m'ont été communiqués par M. A. SCHIERER, bagueur officiel des Cigognes d'Alsace, crue j'ai eu. le plaisir de ren­ contrer au Hohneck en juin 1951. (8) Dans cette dernière localité, l'installation récente d'un camp d'aviation canadien risque de gêner sérieusement la nidification. LES GIGOGNES EN MOSELLE 53 européens. — La Nature, octobre 1950), «de très nombreuses es­ pèces présentent il est vrai des variations périodiques d'habitat, plus ou moins régulières, d'amplitude et de périodes très diverses. Ces variations du nombre d'individus, très mal connues d'ailleurs, peuvent amener l'espèce à déborder, pendant les périodes de maxima, la limite habituelle de son aire de répartition ».

Communication faite à l'Académie de Metz le 6 décembre 1951.