CHRONIQUES Patrick Brion

Réhabiliter Clouzot uatorze ans après sa disparition, Henri Georges Clouzot mérite d'échapper à l'oubli ou à l'estime polie dont il est la victime. La nouvelle sortie de la majorité de son œuvre devrait permettre cette indispensable réévaluation et lui donner la place qu'il aurait dû avoir dans l'histoire du cinéma français, l'une des premières... Metteur en scène de plusieurs films primés et Un auteur prisés du public, Clouzot, qui dirigea au cours de maudit? sabrève carrière - onze filmsetun court métrage­ Louis Jouvet et Brigitte Bardot, Pierre Fresnay et Yves Montand, Paul Meurisse et Simone Signoret, fut toujours un cinéaste mal aimé, comme d'ailleurs Julien Duvivierdont l'œuvre est encore aujourd'hui scandaleusement sous-esti­ mée. Contrairement à Jean Renoir, affable et bon vivant, Clouzot et Duvivier étaient des hommes hautains, peu enclins aux confidences et aux souvenirs de tournage. Ce n'est pas une coïnci• dence si leurs films possèdent certains points communs. Clouzot aurait pu signer Panique et Duvivier Manon. Le fait qu'il ait travaillé pour la Continental, la firme d'Alfred Greven, a valu à la Libération à Clouzot d'être interdit de travail par des gens qui supportaient aussi mal la noirceur dérangeante de ses films que son talent excep­ tionnel. Aulieu d'admirer L'assassin habite au 21 et , les deux premières réalisations de Clouzot, deux de ses plus belles aussi, l'Ecran français, si souvent aveugle, calomnia le cinéaste et parla, à propos du Corbeau, d'« entreprise d'avilissement )). Par la suite, le cinéma français de l'après-guerre se dépêcha d'oublier les démons de la société de l'époque et se réfugia dans de

190 REVUE DES DEUX MONDES OCTOBRE 1991 CINEMA sinistres comédies et de poussiéreuses intrigues policières. Clouzot, au contraire, poursuivait implacablement les mêmes thèmes, et Quai des Orfèvres (1947),adapté, comme L'assassin habite au 21, d'une œuvre de Stanislas-André Steeman, décrivait un univers trouble, malsain, inquiétant. Encore plus corrosif, Manon, surprenante trans­ position dans la France contemporaine du roman de l'abbé Prévost, révélait un pays gangrené par le marché noir, les compromissions, les trafics et la prostitution. Plus de quarante ans après sa réalisation, le film n'a rien perdu de sa méchan­ ceté, de sa virulence et de son cynisme. Car, en même temps, Clouzot est tout sauf un moraliste. Comme Simenon - dont il est également très proche -, Clouzot est fasciné par le mal, par les héros que leur perversion place hors du commun. Ces héros, Clouzot se garde bien de les juger, préférant les suivre, tel un entomologiste quelque peu séduit, dans leurs douteuses machinations. Clouzot tenta une fois, une seule fois, d'échapper L'erreur à ce style qui était si typiquement le sien, en de la nouvelle adaptant Miquette et sa mère de Flers et Caillavet. vague Il comprit vite que cette voie n'était pas la sienne et ses deux films suivants - le Salaire de la peur (1953) et les Diaboliques (1954) - renouaient remarquablement avec ses thèmes les plus se­ crets. Le Salaire de la peur n'aurait pu être qu'un efficace film d'aventures; c'est, au contraire, une œuvre sulfureuse dont on a, à juste titre, signalé les relents sado-masochistes. Inspiré de Boileau et Narcejac, les Diaboliques - qu'Alfred Hitchcock souhaitait porter à l'écran - rappelle L'assassin habite au 21. Les habitants du pensionnat des Diaboliques sont aussi torturés que les clients de la pension de famille du 21, avenue Junot. Les critiques des Cahiers du cinéma et futurs réalisateurs auraient dû apprécier l'auteur de Manon. Claude Chabrol, notamment, qui, dans ses meilleurs jours, possède une réelle noirceur, évidente dans ses drames criminels bourgeois.

191 CHRONIQUES

Obnubilés par leur volonté de dresser un piédes­ tal à Renoir en méprisant les autres créateurs français et de dénoncer la « qualité française» du cinéma de l'époque, ilsn'épargnèrent ni Duvivier, ni Clouzot, ni - ce qui est moins grave - Autant­ Lara. Comment a-t-on pu, alors, ne pas compren­ dre que Clouzot était justementle contraire même de cette qualité standard des Le Chanois, Delan­ noy et Grangier. Le cinéma de Clouzot possédait une cruauté, une amertume et un sens tragique qui manquaient totalement à celui des autres. Les Espions (1957) en étaient la preuve éclatante, Clouzot ajoutant à ses obsessions habituelles un humour noir rarissime dans le cinéma français. La clinique du docteur Malic était le huis clos d'un ballet sanglant au cours duquel espions, contre­ espions et médecins s'épiaient, chacun tentant de manipuler son voisin pour ne pas être lui-même à la merci d'une nouvelle machination. Mélange de Kafka et de « comédie noire », les Espions créaient d'inoubliables personnages campés par Peter Ustinov, Curd ]urgens, Gérard Séty, Sam ]affe et O. E. Hasse. Ce chef-d'œuvre de dérision avaitsans doute trop d'avance sur son temps pour être apprécié à sa juste valeur. Le malaise créé par le cinéma de Clouzot avait incité public et critiques à dénoncer les méthodes Un autoritaires du cinéaste, sa dureté avec ses actrices cinéaste gênant (Brigitte Bardot), avec sa propre femme, Véra, comme si les films n'étaient que le reflet d'une violence extérieure et non de la personnalité la plus profonde et la plus secrète de l'auteur. Faute de pouvoir achever l'Enfer, dont Romy Schneider était la vedette, Clouzot verra sa carrière se terminer sur la Prisonnière, histoire d'une femme humiliée et descente dans les enfers de la perver­ sion. C'est, avec la Vérité, l'un des films les moins réussis du cinéaste. L'apparition et le succès de la nouvelle vague avaient contribué à rendre ana­ chronique la plupart des cinéastes français. Clouzot n'échappa pas à ce raz de marée, et les

192 CINEMA outrances de style de ces turbulents jeunes turcs n'avaient en effet que peu de points communs avec la rigueur exemplaire de l'auteur du Corbeau. A ce titre, la fameuse scène du film qui voyait l'affrontement entre Pierre Fresnay et demeure un modèle. Le balance­ ment d'une lampe oscillant de droite à gauche éclairait brutalement ou, inversement, précipitait dans la nuit, l'un ou l'autre des protagonistes de la scène, comme si Clouzot tenait à rappeler à quel point la différence peut être difficileà définir entre le bien et le mal, la respectabilité et l'hypo­ crisie. De même qu'il cherchait à cerner la vérité de ses personnages, le cinéaste consacrera l'un de ses films à Pablo Picasso, suivant, dans le Mystère Picasso et grâce à une technique très originale, le peintre au travail, épiant le tracé de ses traits et tentant de surprendre ses motivations. Profondément marqué par la France de l'Occupa­ tion - il avait trente-six ans lorsqu'il mit en scène Des son premierfilm en 1943-, Clouzot a toujours été personnages à l'écart des conventions et des modes du cinéma incapables français. Il prendla délation comme thème de son d'aimer deuxième film(le Corbeau) au moment même où la France la pratique volontiers et cherche ensuite àl'oublier, étudie le mécanisme du crime collectif et, s'inspirant de Steeman ou Boileau-Narcejac - sans oublier Simenon qu'il adapta pour Decoin dans les Inconnus dans la maison -, compose une terrifiante galerie de personnages inquiets, impuissants, envieux, pervers et prêts à tuer ou à torturer. Le « triangle» cher au vaudeville devient chez lui, dans lesDiaboliques, un jeu monstrueux où l'homme, sa femme et sa maîtresse, vivant sous le même toit s'affrontent et échafaudent les solu­ tions les plus criminelles. Contrairement à Hitchcock dont la noirceur et le goût pour les situations troubles sont presque toujours contre­ balancés par l'amour que se portent les héros, Clouzot décrit des personnages incapables d'ai­ mer et obligés pour satisfaire leurs pulsions de

193 CHRONIQUES

faire appel àdivers expédients, le goût du danger et le crime figurant parmi les plus simples de ceux-ci. Retrouver, aujourd'hui, cette œuvre d'une cohésion exemplaire est une chance à ne pas laisser passer. La perfection classique de certains films (le Corbeau ou l'Assassin habite au 21), l'originalité déconcertante d'autres (les Espions) et la perfection de la direction d'acteurs (louvet, inoubliable dans Quai des Oifèvres) composent une œuvre dont la réévaluation, loin des mesquineries et des sottises, s'impose.

* **

Trois jeunes filles, jolies, séduisantes et parfaite­ ment habillées et maquillées jouent au croquet. La Première surprise, les trois demoiselles portent le découverte d'un nouvel même prénom: Heather. Cette atmosphère idyl­ auteur? lique est brusquement détruite par l'apparition de la jeune Veronica dont le rêve est de faire partie du groupe très fermé des Heathers... Fatal Cames - traduction française du titre original Heathers! - est le premier film de Michael Lehmann qui mêle au cadre, bien connu dans le cinéma hollywoodien contemporain, du collège le ton virulent de l'humour noir. Eprise d'un camarade nommé Jason Dean - la référence à James Dean est évidente -, la jeune Veronica va peu à peu glisser dans l'univers du crime car Jason, sympathique et ironique, est en réalité un véritable psychopathe. La première victime suc­ combe à l'absorption d'antirouille, les deux garçons les plus sportifs de la classe sont tués, Jason faisant croire au suicide d'un couple d'homosexuels incapables de cacher plus long­ temps leur amour, et Lehmann, n'hésitant pas, de temps en temps, à mettre dans la bouche de ses personnages un dialogue particulièrement cru, se plaît à conduire le spectateur sur de nouvelles fausses pistes. Dès les premiers plans, il était clair

194 CINEMA

que les joueuses de croquet, saccageant comme à plaisir les massifs de fleurs, n'appartenaient pas à une nouvelle version des Quatre Filles du docteur March, et Lehmann pratique avec beau­ coup d'aisance les ruptures de ton et le mélange des genres. Provoqué dans le réfectoire du col­ lège par deux bellâtres - ses futures victimes -, le timide Jason sort posément un revolver et leur tire dessus. Au fur et à mesure que l'intrigue se déroule, Jason, parfaitement joué par Christian Slater, met en pratique ses idées les plus destruc­ trices, cherchant à la fin à faire sauter avec du plastic le collège tout entier. A l'image de son héros, Lehmann séduit, et Heathers - oublions son pitoyable titre français - possède un ton original, n'hésitant pas à faire du spectateur le complice, déjà un peu coupable, des forfaits de son héros.

Sorti quelques jours seulement après Heathers, Hudson Hawk, gentleman et cambrioleur est, en Un revanche, le dernier film de Lehmann. Il ensemble commence par lavue de Léonard de Vinciréussis­ décevant sant à transformer le plomb en or. Une Joconde au sourire hideux figure au détour d'une scène, mais Lehmann, dont l'ironie ne surnage que par moments, semble avoir succombé à la personna­ lité de Bruce Willis, principal interprète et auteur de l'histoire, et au budget considérable - quarante millions de dollars - mis à sa disposition. Mettant en scène un couple de sympathiques voleurs, deux milliardairesaussi odieuxl'un que l'autre, un agent secret du Vatican et un vieux baroudeur de la CIA, Lehmann emprunte tout à la fois à la bande dessinée, au vieux serial d'antan et aux dessins animés. La qualité des effets spéciaux et la pré­ sence de quelques références souvent amusantes - James Coburn, l'homme de la CIA, se nomme George Kaplan comme l'espion inexistant de la Mort aux trousses - n'empêchent pas l'ensemble de demeurer décevant, la frénésie soudaine de la

195 CHRONIQUES réalisation faisant regretter l'ironie venimeuse de Heathers. Le deuxième film de Lehmann, tourné avant Hudson Hawk est encore inédit en France. Il pourrait permettre de confirmer les promesses d'une première œuvre. Lehmann serait alors - peut-être? -l'un des auteurs à suivre du cinéma américain de demain, à condition qu'il puisse et sache échapper aux tentations de la production hollywoodienne d'aujourd'hui, prise entre des superstars, des budgets de plus en plus incontrô• lables, des fraisd'édition démesurés et des études de marché, tout cela contribuant plus à freiner l'imagination qu'à la stimuler... •

196