Dictionnaire biographique des frères prêcheurs Dominicains des provinces françaises (XIXe-XXe siècles) Notices biographiques

PHILIPPE Marie-Dominique PHILIPPE Henri Anne Marie Joseph à l’état civil ; PHILIPPE Marie- Dominique en religion.

Étienne Fouilloux

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/dominicains/3861 ISSN : 2431-8736

Éditeur : IMM-EHESS - Institut Marcel Mauss, Centre d'études des mouvements sociaux

Référence électronique Étienne Fouilloux, « PHILIPPE Marie-Dominique », Dictionnaire biographique des frères prêcheurs [En ligne], Notices biographiques, P, mis en ligne le 25 mars 2019, consulté le 20 avril 2019. URL : http:// journals.openedition.org/dominicains/3861

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© CEMS / IMM-EHESS PHILIPPE Marie-Dominique 1

PHILIPPE Marie-Dominique PHILIPPE Henri Anne Marie Joseph à l’état civil ; PHILIPPE Marie- Dominique en religion.

Étienne Fouilloux

NOTE DE L’ÉDITEUR

Notice mise en ligne le 25/03/2019.

• Vestition pour la Province de : 11 novembre 1930 à Amiens • Profession simple : 12 novembre 1931 à Amiens • Profession solennelle : 19 mars 1935 au Saulchoir de Kain (Belgique) • Ordination sacerdotale : 14 juillet 1936 au Saulchoir de Kain (Belgique)

1 Prénommé Henri, comme son père, le futur frère Marie-Dominique a vu le jour le 8 septembre 1912, huitième enfant d’Henri Philippe, notaire à Cysoing (Nord) et d’Élisabeth Dehau. Né au domicile familial, il est baptisé le jour de sa naissance. Il a pour parrain son frère Jean, âgé de sept ans et demi. Il est donc, lui aussi, le petit-fils du patriarche Félix Dehau (1846-1934) et le neveu du directeur spirituel de la famille, Pierre- Thomas Dehau (1870-1956), influent religieux de la province dominicaine de France.

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La famille Philippe en 1923

Archives de la Congrégation des frères de Saint-Jean.

2 Il est en outre le « petit frère » et le filleul de Jean Philippe (1905-1993), qui entrera chez les dominicains de la province de France en 1923 sous le nom de Thomas et jouera un rôle d’aîné dans son parcours. Plus encore que ce frère, il pâtit durant son enfance de l’absence de son père, mobilisé dans les services de santé entre 1914 et 1918. Henri Philippe est alors élevé par sa mère et par sa famille de Bouvines. Comme ses frères avant lui, il rejoint le collège jésuite Saint-Joseph de Lille et y fait de bonnes études secondaires jusqu’à un baccalauréat scientifique en 1930. Féru de mathématiques, il aurait bien continué dans ce domaine, peut-être pour devenir architecte comme son frère aîné Joseph. Mais lui aussi ressent l’appel précoce d’une vocation religieuse. Le père jésuite qui prêche la retraite de fin d’études à Saint-Joseph l’aurait bien vu dans la Compagnie. Mais l’influence du père Dehau est plus forte : directeur spirituel du jeune Henri, il le pousse, après deux de ses frères, vers l’ordre dominicain. C’est à son oncle qu’il attribue son entrée au noviciat de la province de France, à Amiens, le 11 novembre 1930, sous le nom de Marie-Dominique (Les trois sagesses, p. 199). Noviciat nombreux où il fait figure de petit dernier avec ses dix-huit ans, au côté de recrues plus âgées, comme Pierre de Menasce, juif converti qui deviendra son ami, ou Thomas Chifflot, ancien élève de l’École polytechnique. Noviciat heureux, dans son souvenir, où il trouve ce qu’il était venu chercher : une « vie de contemplation et d’étude au sein d’une vie régulière » (Les trois sagesses, p. 207). Au terme de cette année de noviciat, il fait sa profession simple, à Amiens, le 12 novembre 1931.

3 Il entre ensuite au Saulchoir, à Kain, pour effectuer ses études de philosophie et de théologie. Trop « gringalet », pour être recruté, il est exempté de service militaire. Il n’a rien d’un isolé au studium : s’y trouvent déjà, outre ses frères Jean (Thomas, entré en 1923) et Évrard (Réginald, entré en 1929), leur cousin André Bonduelle (André Marie-Madeleine entré en 1929) ; le suivront leur cousin Jourdain Bonduelle (Félix-Charles, entré en 1931) et son frère Pierre Philippe (Pierre, entré en 1933). La province de France compte alors

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sept religieux de la descendance Dehau, dont six au Saulchoir ! Et la famille se montre très généreuse avec l’Ordre.

Au noviciat

Le noviciat, à Amiens, en 1930 : Marie-Dominique Philippe est au premier rang, le second à gauche. Archives dominicaines de la Province de France/Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule (dir.), Dictionnaire biographique des frères prêcheurs en ligne.

4 Marie-Dominique Philippe est étudiant en philosophie (1931-1934), puis en théologie (1934-1938), années studieuses jalonnées par sa profession solennelle en 1935 et par son ordination en 1936. C’est-à-dire, pour l’essentiel, dans le Saulchoir dont le père Marie- Dominique Chenu est le régent depuis 1932. Il dit avoir beaucoup aimé le père Chenu dont il vante les cours d’histoire du dogme et loue la profondeur de l’engagement religieux. Il estime toutefois qu’il était meilleur historien que philosophe ou théologien. Mais il se félicite que le régent l’ait laissé suivre une orientation autre que la sienne, vers la métaphysique. Marie-Dominique Philippe ne fait donc pas partie de sa garde rapprochée et il a même maille à partir avec un des membres de celle-ci, le père Thomas Deman, au thomisme modernisé duquel il oppose Jean de Saint-Thomas (Les trois sagesses, p. 217-218). Il est en effet saisi au Saulchoir par la théologie de saint Thomas d’Aquin et plus encore par sa source antique, la philosophie d’Aristote. Résumant bien plus tard et de façon lapidaire son parcours intellectuel, il écrira : « Aristote a été un guide, saint Thomas un maître et un ami » (Les trois sagesses, p. 389). C’est le père Dehau qui l’a initié à saint Thomas ; mais c’est un jeune professeur du Saulchoir qui, faute de pouvoir répondre à ses questions sur les preuves thomistes de l’existence de Dieu, en première année de théologie (1934-1935), le renvoie vers Aristote. Se plonger dans l’œuvre du Stagirite est pour Marie-Dominique Philippe une véritable révélation : sa thèse de lectorat sur « La sagesse selon Aristote », soutenue le 2 juin 1938, n’est que le début d’un long compagnonnage qui va teinter de manière indélébile son thomisme (Les trois sagesses, p. 49-51).

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5 Il n’en a pas pour autant fini avec les études, que ses supérieurs lui demandent de poursuivre jusqu’au doctorat. Assigné dans l’équipe qui doit assurer en 1938 l’installation des « philosophes » au nouveau studium d’Étiolles, dans la grande banlieue sud de , il n’est donc pas pourvu immédiatement d’un enseignement, mais de la fonction de père- maître des étudiants. Son sujet de thèse est doublement surprenant : il s’agit d’histoire de la pensée médiévale, non de métaphysique ; et d’un dominicain plus proche du nominalisme d’Ockham que du réalisme d’Aristote et de saint Thomas, Guillaume Durand de Saint-Pourçain, à cheval sur les XIIIe et XIVe siècles. Il faut croire que le père Marie- Dominique a suivi le conseil de son oncle Dehau et consenti à préparer une thèse d’histoire des doctrines chrétiennes, dans la ligne du Saulchoir selon Chenu (Les trois sagesses, p. 217).

Pendant la guerre, en 1940

De gauche à droite : Marie-Dominique Philippe en militaire, Thomas Philippe en habit dominicain, Pierre Philippe également en mlitaire et Albert-Marie Jomier en routier. Archives dominicaines de la Province de France/Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule (dir.), Dictionnaire biographique des frères prêcheurs en ligne.

6 Les « théologiens » et le gros du déménagement du Saulchoir arrivent à Étiolles, en péniche par la Seine, le... 1er septembre 1939. Á la différence de nombre de ses confrères, Marie-Dominique Philippe n’est pas mobilisé tout de suite, mais récupéré par une commission de réforme et affecté en avril 1940 au camp d’Avord près de Bourges. Après avoir suivi l’exode jusqu’à Toulouse, il revient à Étiolles où le studium, qui conserve son nom de Saulchoir, tente de se réorganiser, malgré les deuils et la captivité. Marie- Dominique Philippe est très affecté par la mort de son frère Réginald, dans un sanatorium des Pyrénées, le 27 novembre 1940. S’il est libéré de sa fonction de père-maître, pour mieux se consacrer à sa thèse, il ne coupe pas à l’enseignement : de la théologie plutôt que de la philosophie, puisque le père Chenu lui a laissé le choix. De 1941 à 1945, il

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enseigne surtout la théologie fondamentale et la théologie morale, plus quelques cours spéciaux, sur les « questions de mariologie » par exemple.

À Étiolles

Marie-Dominique Philippe (assis) avec Henri Féret (debout) à la bibliothèque du Saulchoir d’Étiolles vers 1939. Archives dominicaines de la Province de France/Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule (dir.), Dictionnaire biographique des frères prêcheurs en ligne.

7 Lorsque son frère Thomas Philippe arrive à Étiolles comme visiteur apostolique et comme régent, en mai 1942, il se trouve donc dans une situation délicate : « J’étais moi-même visité ! J’étais lié au père Thomas que j’aimais beaucoup, et lié au corps professoral dont je faisais partie » (Les trois sagesses, p. 221). On évoquerait aujourd’hui un conflit d’intérêts. Il soupçonne le père Garrigou-Lagrange, visiteur désigné, d’avoir eu peur d’affronter le Saulchoir et de s’être déchargé de la corvée sur son frère, dont Marie-Dominique considère le choix comme une « gaffe », car il a été l’étudiant puis le collaborateur du père Chenu qu’il vient démettre de sa fonction de régent et remplacer (Les trois sagesses, p. 221-222). Il est pourtant de ceux qui soutiennent le visiteur face à la fronde dont il est l’objet.

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Marie-Dominique Philippe en 1942

Archives de la Congrégation des frères de Saint-Jean.

8 Tout en assurant ses cours, il achève ses recherches. Sa thèse sur « La méthode de la théologie d’après Durand de Saint-Pourçain » est soutenue avec succès le 17 juin 1944, alors que la bataille de Normandie fait rage. Le père Philippe n’abandonne pas cette veine, puisqu’il soutient en 1951, avec Paul Vignaux, un mémoire de l’École pratique des hautes études sur le même personnage et sur le même sujet : « La nature de la théologie chez Durand de Saint-Pourçain ». En 1944, l’Institut catholique de Paris demande à la province de France un professeur de philosophie. Vu son jeune âge, les supérieurs lui préfèrent Dominique Dubarle, de cinq ans son aîné, qui fera une longue et brillante carrière rue d’Assas. On se prend à rêver de ce qu’aurait été celle de Marie-Dominique Philippe s’il avait alors rejoint Paris... En 1945, c’est la faculté de théologie de l’Université de Fribourg, confiée aux dominicains, qui demande à son tour un professeur de philosophie. Cette fois, le père Philippe est retenu et quitte les bords de la Seine pour ceux de la Sarine. Il est soulagé d’échapper au climat pesant du Saulchoir. L’Albertinum, domus dépendant du maître général qui abrite les dominicains en poste à Fribourg, est plus confortable, mais pas plus convivial. Il y retrouve son ami Pierre de Menasce, mais aussi, arrivé en même temps que lui, le père Deman, qui a contribué à le barrer pour Paris. Il ne se lie vraiment qu’avec l’Espagnol Santiago Ramirez, figure majeure du thomisme d’École.

9 Fribourg lui offre cependant la possibilité de mettre en œuvre de grands projets. « Le P. Dominique [sic] Philippe pense à faire une synthèse d’Aristote, en ramenant la métaphysique à la notion de Sagesse […], toute la politique à la notion d’amitié », écrit l’abbé Journet, professeur au grand séminaire de Fribourg, à son ami Jacques Maritain, le 20 mai 1946 (Correspondance, III, p. 395). Le dominicain publie, en effet, dans la revue de Journet, Nova et Vetera, un long article sur « La sagesse selon Aristote », thème de sa leçon

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inaugurale et résumé de sa thèse de lectorat (1945, p. 325-374) et un autre sur « L’amitié selon Aristote » (1947, p. 338-365). Sagesse et amitié : ces deux notions vont irriguer une bonne partie de l’œuvre de Marie-Dominique Philippe. D’abord professeur « extraordinaire », on dirait aujourd’hui professeur associé ou sans chaire, il est titularisé en 1950. Il enseigne, en français, l’épistémologie, la théologie naturelle et l’histoire de la philosophie grecque, mais aussi, à partir de 1947 des « Éléments d’esthétique » qui deviennent « Philosophie de l’art » en 1955 (L’activité artistique, Paris, Beauchesne, 2 volumes, 1969-1970). Son thomisme aristotélicien n’est pourtant pas du goût de tout le monde à Fribourg. « Le P. M.-D. Philippe a préparé une réponse à Merleau-Ponty pour Nova. Le pauvre, il a eu toutes sortes de difficultés avec les censeurs dominicains de l’Albertinum, à Fribourg, qui le trouvaient beaucoup trop thomiste, alors qu’il faudrait juger enfin les choses du point de vue phénoménologiste, écrit Journet à Maritain le 10 juillet 1951. On craint que sa réponse dans Nova ne nuise au bon renom scientifique de l’Université de Fribourg ! » (Correspondance, IV, p. 132). L’article paraît cependant dans deux livraisons de la revue (1951, p. 132-146 et 198-209).

10 Aussi le père Philippe ne rompt-il pas tout contact avec ses amis français. Sans être tout à fait sur les mêmes positions philosophiques que Jacques Maritain, moins aristotélicien que lui, il est invité aux rencontres de Kolbsheim autour de celui-ci, à partir de 1948. Il suit surtout de près, comme son ami Pierre de Menasce, la naissance et le développement de la maison de L’Eau vive, sous la direction de son frère Thomas, dont il ne partage pourtant pas la « spiritualité trop exclusivement mariale » (lettre de Journet à Maritain, 6 février 1952, Correspondance, IV, p. 186). Il y assure à plusieurs reprises cours et prédications.

11 En 1951, changement de décor. « Le P. M.-D. Philippe va quitter Fribourg pour le Saulchoir », écrit Journet à Maritain le 17 juillet. Ce sera bien, très bien, pour l’Ordre. Mais pour ici, une catastrophe : les autres sont ou inexistants ou existent... ialistes » ( Correspondance, IV, p. 137). Interrogé par le philosophe sur ce transfert, le prêtre suisse complète le 29 juillet : « C’est vrai que son départ est ruineux pour Fribourg. Mais il n’y a plus guère qu’un thomisme de paravent, avec le P. Deman, le P. Bochensky “logisticien”, et les autres qui font des courbettes à l’existentialisme. C’est le P. Général qui après avoir passé au Saulchoir et avoir entendu des jeunes réclamer un enseignement solide de S. Thomas, a proposé au P. Marie-Dominique de revenir là-bas » (Correspondance, IV, p. 144). En fait, le transfert ne sera pas complet, car Fribourg, qui le regrette, obtient en 1952 du père Suarez, maître général des dominicains, un compromis qui coupe en deux la charge du père Philippe. Il enseignera au Saulchoir durant le semestre d’automne et d’hiver, et à Fribourg durant le semestre de printemps et d’été, les deux semestres étant séparés par les cérémonies et prédications de la Semaine sainte et par quelques congés en fin d’été.

12 Jusqu’en 1962, le père Philippe devient ainsi un « amphibie », selon le mot du père Dehau (Lafon, p. 290). Le rythme est harassant, mais il est tenu par un religieux désormais en pleine possession de ses moyens. Délivrant indifféremment des cours de philosophie et de théologie, il commence en effet à publier les fruits de son enseignement. Il faut signaler, dans une œuvre qui ne va pas tarder à devenir pléthorique, l’Initiation à la philosophie d’Aristote (Paris, La Colombe, 1956) et les Mystères, esquisses d’une somme théologique, de Marie (La Colombe, 1958, deux volumes), de Miséricorde (Fribourg-Paris, Saint-Paul, 1958 et 1960, trois fascicules), du Corps mystique du Christ (La Colombe, 1960). Aucun de ces ouvrages, fait remarquable, n’est publié par Les Éditions dominicaines du Cerf. Dans une

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province où la ligne d’ouverture apostolique amorcée sous l’autorité du père Chenu demeure vivace, le métaphysicien Marie-Dominique Philippe fait figure d’ovni. Il n’a guère plus d’audience au sein des milieux intellectuels français dont il paraît bien éloigné : sur Aristote, il aurait dû croiser Pierre Aubenque qui en est le grand spécialiste dans l’Université ; mais on ne trouve pas trace du moindre échange entre eux.

13 Cet isolement apparaît clairement quand son frère Thomas est écarté de L’Eau vive en 1952. « Le pauvre P. Marie-Dominique est fou de douleur. Les indiscrétions [sur L’Eau vive] ont terriblement envenimé sa situation au Saulchoir. L’idée que le P. Dehau a pu se tromper sur la marche à suivre lui paraît impossible, inadmissible... », écrit Journet à Maritain le 12 avril 1952 (Correspondance, IV, p. 205). Il accepterait d’y prendre la succession de son frère, mais il est trop proche de celui-ci pour que la solution soit viable (Correspondance, IV, 18 octobre 1954, p. 418). La « grande purge » de février 1954 renforce toutefois sa position en écartant du Saulchoir deux des anciens lieutenants de Chenu, Congar et Féret. Mais la mort du père Dehau, le 21 octobre 1956, le laisse lui aussi orphelin.

14 Marie-Dominique Philippe quitte définitivement le Saulchoir pour Fribourg en 1962, au même moment que le père Jérôme Hamer, régent entre 1956 et 1962, avec lequel il s’entendait bien. Sans doute part-il inquiet des tendances critiques déjà perceptibles chez une partie des étudiants et des jeunes lecteurs. Rien de semblable à Fribourg où il achève de bâtir pendant vingt ans un corpus aristotélo-thomiste couvrant l’ensemble des secteurs de la philosophie et ne s’interdisant pas de déborder sur la théologie, ce qui irrite des confrères comme Jean-Hervé Nicolas, successeur du père Ramirez, dont il ne craint pas critiquer l’enseignement devant les étudiants qui lui sont proches. Un corpus sans complaisance envers les divers rameaux de la philosophie moderne : hégélianisme, existentialisme, phénoménologie ou herméneutique. Un gros ouvrage en trois volumes, De l’être à Dieu. De la philosophie première à la sagesse, en fournit la synthèse (Paris, Téqui, 1977-1978). Le père Philippe n’est impliqué ni de près ni de loin dans le déroulement du concile Vatican II dont il accepte sans broncher les principaux enseignements. Mais le seul fait qu’il professe le réalisme philosophique discuté à Vatican II le place en marge de l’appel d’air conciliaire, bien qu’il soit promu maître en théologie le 23 octobre 1966.

15 Sa position originale devient manifeste quand éclate la « crise catholique », qui n’épargne pas la famille Philippe : aumônier d’étudiants à Lille, Pierre Philippe quitte les dominicains en 1964 et se marie l’année suivante. Le père Marie-Dominique, brièvement séduit par la réaction de Mgr Lefebvre, prend rang parmi ceux qui tentent de conjurer la crise en appuyant les mises en garde répétées du magistère. Alors que Fribourg de langue allemande est saisi par la fièvre commune aux facultés de théologie de l’espace germanophone, Fribourg francophone fait figure de môle de résistance à la contestation. La faculté suisse devient ainsi un refuge pour des vocations sacerdotales et religieuses françaises effrayées par la désorganisation du réseau des séminaires et studia de l’Hexagone. La réputation de fermeté du père Philippe, aux accès de colère redoutables, contribue à asseoir une telle réputation.

16 Son audience serait quand même limitée si elle n’était que fribourgeoise. Il n’est d’ailleurs pas présent à Fribourg de façon continue. Il y arrive par le train le mardi matin et en repart le vendredi soir, sa série de cours et de séminaires effectuée. Le week-end, il est le plus souvent à Paris, non dans un des couvents de sa province, mais dans un appartement prêté par des amis rue Vaneau, où il reçoit ses nombreux dirigés. Il y multiplie les cycles de conférences dans des milieux situés à la droite de l’Église de France : les Associations

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familiales catholiques pour lesquelles il dispense un enseignement classique de spiritualité conjugale (Au cœur de l’amour. Entretien sur l’amour, le mariage et la famille, Paris, Le Sarment-Fayard, 1987) ; l’Institut de philosophie comparée des frères André et Marcel Clément, de l’hebdomadaire L’Homme Nouveau, puis l’Université libre du soir qui devient Université libre des sciences de l’homme. Marie-Dominique Philippe contribue ainsi à la mise en place de réseaux de formation parallèles à ceux de l’Institut catholique ou du Centre Sèvres jugés trop libéraux. Il prêche aussi beaucoup, surtout dans les communautés féminines, qu’elles soient anciennes (carmélites et dominicaines) ou récentes (sœurs de Bethléem). Il tisse notamment un lien fort avec les Foyers de charité dans la mouvance de la stigmatisée , qu’il a rencontrée une première fois en 1948. Il devient à partir de 1964 le prédicateur attitré des retraites pour aumôniers et pour membres des Foyers. Il crédite d’ailleurs Marthe Robin d’une forte influence sur son évolution spirituelle.

À Rome avec Jean-Paul II

Marie-Dominique Philippe (de dos) et des membres de la famille Saint-Jean. Archives de la Congrégation des frères de Saint-Jean.

17 Elle lui conseille de ne pas hésiter à franchir le pas d’une nouvelle fondation. Plusieurs des étudiants séduits par la personnalité et par l’enseignement du père Philippe commencent une vie communautaire, à Fribourg en 1975, et le poussent à créer pour eux un institut. D’abord réticent, il les oriente vers l’Ordre dominicain. La province de France, dont le recrutement est au plus bas, les accepterait à une triple condition : qu’ils y entrent séparément, de manière échelonnée et que Marie-Dominique Philippe n’intervienne pas dans leur formation. Alors que ce sang neuf aurait pu revitaliser une province minée par la contestation, leur refus de se soumettre à ces conditions conduit le père Philippe à accepter de les guider. Ainsi naît la Communauté Saint-Jean. Dans la vie spirituelle de

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Marie-Dominique Philippe, et dans la filiation du père Dehau, l’œuvre néo-testamentaire attribuée à saint Jean, Apocalypse, épîtres et surtout évangile, occupe la place centrale qui est celle d’Aristote et de saint Thomas dans sa pensée. « Saint Jean, c’est celui que Jésus lui-même nous a donné, celui à qui il a confié Marie. Saint Jean est pour moi l’ami de Jésus, le disciple bien-aimé, celui que Jésus a aimé d’une manière toute particulière » (Les trois sagesses, p. 389). Le père Philippe ne cesse de commenter le quatrième évangile, évangile de l’amour et de l’unité, dans ses prédications, ses homélies et ses ouvrages ( Suivre l’Agneau. Retraite sur l’Évangile de saint Jean, Nice, Éditions de l’Agneau, 1978 pour la première édition).

18 Aussi place-t-il sous le patronage de saint Jean la communauté naissante, à laquelle il donne sa règle de vie en 1976. Elle obtient de Rome, en 1978, une première reconnaissance canonique, sous l’égide du monastère cistercien de Lérins. Elle s’installe en 1982 à Notre-Dame de Rimont (commune de Fley, Saône-et-Loire), ancien petit séminaire du diocèse d’Autun, par l’entremise de mère Winfrida, sœur de Marie- Dominique Philippe qui a fondé les bénédictines de la Compassion dans le diocèse et acquis ainsi le soutien de son évêque, Mgr Le Bourgeois : les frères de Saint-Jean passent sous la juridiction de celui-ci en 1986. Le succès est foudroyant : des vocations affluent, de milieu aristocratique notamment, chez ceux qu’on appelle les « petits gris » du fait de leur jeunesse et de la couleur de leur robe. Des jeunes femmes sous l’influence du père Philippe, qui partagent l’esprit de la Communauté, créent les sœurs contemplatives de Saint-Jean (1982), puis les sœurs apostoliques de Saint-Jean (1984), tandis que des laïcs proches, célibataires ou mariés, deviennent oblats de Saint-Jean. Une nouvelle famille religieuse est née. Il n’est pas question ici d’en faire l’histoire, même sommaire : seulement d’évoquer le rôle qu’y joue son fondateur et surtout les rapports de celui-ci avec l’Ordre dont il est membre.

19 Le père Marie-Dominique Philippe tient en effet à rester dominicain et conserve jusqu’à sa mort l’habit reçu en 1930. L’essentiel de son temps est néanmoins absorbé par l’organisation et le développement de la famille Saint-Jean, surtout après sa retraite universitaire prise en 1982, année de ses soixante-dix ans. Au lieu de quitter Fribourg pour un couvent dominicain, il partage son temps entre les deux sites du studium des « petits gris », Rimont et Saint-Jodard, dans la Loire. Il est élu prieur général des frères en 1986, et reconduit à ce poste jusqu’en 2001. Dans une position semblable, le père Épagneul (frères missionnaires des campagnes) et le père Loew (mission ouvrière saints Pierre et Paul) ont quitté les dominicains, pas le père Philippe. D’abord conflictuelle, car on voit mal comment il peut obéir à des supérieurs tout en étant lui-même supérieur de communauté, sa situation finit par être tolérée dans un Ordre où il conserve comme extra conventum à Dijon, et à la différence de son frère Thomas, de nombreux liens tissés durant sa formation dominicaine, ce qui ne manque pas de gêner ses supérieurs. Tout en se défendant de montrer la voie d’une possible réforme dominicaine, les frères de Saint-Jean sont pour les dominicains un reproche vivant. La règle de vie que Marie-Dominique Philippe donne aux « petits gris » emprunte d’ailleurs bien des traits à la conception qu’il se fait de l’Ordre dans lequel il est entré trente-cinq ans auparavant et dont il regrette l’évolution récente : un Ordre de type monastique où la contemplation passait avant l’apostolat et même avant l’étude ; un Ordre où la formation intellectuelle était fondée sur la philosophie aristotélo-thomiste, véritable « purification de l’intelligence » (Lenoir, p. 292), qui figure au menu de la formation des frères de Saint-Jean dès leur noviciat. Ceux-ci illustrent bien ce qu’aurait pu devenir l’Ordre dominicain en France s’il n’avait

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pas été saisi, pense Marie-Dominique Philippe, par le démon de la contestation. Nombre de traits l’en distinguent pourtant : une insistance exclusive sur l’inspiration johannique ; une centralisation qui exclut, malgré une croissance rapide, la division en provinces ; l’absence de véritables couvents maîtres de leur projet apostolique : seuls les lieux de formation, Rimont et Saint-Jodard ressemblent à des couvents, les frères de Saint-Jean étant éparpillés ailleurs en prieurés sans grande autonomie.

20 Vient alors pour ceux-ci le temps de la reconnaissance. Marie-Dominique a l’oreille et le soutien du pape Jean-Paul II qui voit dans la famille Saint-Jean l’un des outils de sa « nouvelle évangélisation ». Infatigable malgré les ans qui s’accumulent, le père Philippe continue de prêcher et d’enseigner. Son œuvre occupe désormais quelques étagères dans les bibliothèques. Souvent épuisés et parfois réédités, ses livres irriguent les réseaux du Renouveau et de la « nouvelle évangélisation », mais ne sont guère lus ni cités en dehors. Il résume en 1994 son parcours dans une série d’entretiens avec Frédéric Lenoir, qui constituent une manière d’autobiographie intellectuelle et spirituelle : Les trois sagesses, philosophique, théologique et mystique (Paris, Fayard). Cette success story ne va toutefois pas sans accrocs. Des nombreuses critiques sur la Communauté naissante, deux concernent plus spécialement son fondateur. On lui reproche un manque de discernement dans le recrutement qui expliquerait bien des dérives. « On ne doit pas faire un tri trop sévère », lui aurait dit Marthe Robin (Lenoir, p. 291). On lui reproche surtout de cumuler de façon abusive les trois fonctions habituellement séparées de supérieur religieux, de maître à penser et de directeur spirituel. Aussi Mgr Séguy, successeur de Mgr Le Bourgeois à l’évêché d’Autun, qui ne passe pas pour progressiste, adresse-t-il en 2000 aux frères de Saint-Jean une rude admonition qui entraîne le remplacement du père Philippe à la tête de la communauté l’année suivante et la fin de son mandat d’enseignant dans les studia de Saint-Jodard (philosophie) et de Rimont (théologie) en 2003. Son prestige de fondateur lui permet toutefois de conserver un rôle de guide spirituel.

21 Lorsqu’il meurt à Saint-Jodard le 26 août 2006, la famille de Saint-Jean est forte de plus de 500 frères (autant que la province de France, en une génération), de plus de 400 sœurs et de quelques milliers d’oblats. Marie-Dominique Philippe est enterré en grande pompe à la cathédrale Saint-Jean de Lyon le samedi 2 septembre. On commence même à évoquer, dans la Communauté et autour d’elle, une procédure de béatification. Douche froide en 2013 : au terme du chapitre des frères de Saint-Jean tenu en avril, le prieur général Thomas Joachim confirme publiquement les rumeurs qui couraient sur le comportement délictueux du père Marie-Dominique avec plusieurs de ses dirigées. Selon des « témoignages convergents et jugés crédibles », il « a parfois posé des gestes contraires à la chasteté à l’égard de femmes adultes qu’il accompagnait » » (lettre aux frères du 13 mai 2013), mais sans union sexuelle au sens courant du terme. Serait en cause, pour cette déviance, la notion d’amour d’amitié, centrale dans la spiritualité du père Philippe et dans celle de la famille Saint-Jean à sa suite. Hérité de la philia grecque retrouvée chez saint Thomas, l’amour d’amitié est, selon lui, « l’amour spirituel qui me porte vers une autre personne, me permettant de la choisir, et qui me permettra également d’accueillir son amour, son choix » (cours à Saint-Jodard, 1995-1996, mais thème déjà présent dans De l’amour, Paris, Mame-Éditions universitaires, 1993). S’il est d’essence spirituelle, cet amour est un « amour parfait » qui englobe toute la personne et qui n’exclut pas la passion (Les trois sagesses, p. 36-38). On conçoit donc qu’il ait pu être interprété par le père Philippe dans un sens érotique. Comme pour son frère Thomas, mais avec un point d’application différent, il s’agirait là de la perversion d’une excroissance mystique.

Dictionnaire biographique des frères prêcheurs , Notices biographiques PHILIPPE Marie-Dominique 12

22 Contestées en interne par des fidèles du fondateur (lettre ouverte de quelques frères du 12 juin 2013, en ligne), mais amplement confirmées par le témoignage de victimes (l’ancienne carmélite Michèle-France Pesneau notamment, dans Golias, 7 au 13 février 2019, p. 4-8 et dans le documentaire d’Éric Quintin et Marie-Pierre Raimbault diffusé sur du 5 mars 2019, Religieuses abusées, l’autre scandale de l’Église), ces révélations post mortem redimensionnent grandement la figure de Marie-Dominique Philippe. Elles coupent court à tout espoir de béatification. Sans elles, son œuvre serait restée l’une des meilleures illustrations de la résistance à la « crise catholique » des années 1960-1970, à Fribourg d’abord, puis en France avec la fondation de la famille Saint-Jean. C’est celle-ci qui en subit le préjudice, plus que l’Ordre dominicain avec lequel les relations du père Philippe étaient distendues, sans pour autant qu’il le quitte.

BIBLIOGRAPHIE

Les dossiers concernant Marie-Dominique Philippe ne sont pas plus accessibles que ceux concernant son frère Thomas. Pour pallier leur absence, on dispose de deux instruments principaux qu’on ne peut utiliser sans précaution. Tout d’abord ses entretiens avec Frédéric Lenoir, Les trois sagesses (Paris, Fayard, 1994, avec une liste de ses ouvrages et une précieuse liste de ses articles, p. 579-585) qui sont utilisés ici comme référence sur ses positions et ses convictions. Ensuite le gros livre rédigé sur commande du frère Thomas Joachim, prieur général des frères de Saint-Jean : Marie-Christine Lafon, ancienne élève du père Philippe, Marie-Dominique Philippe. Au cœur de l’Église du XXe siècle (Paris, Desclée de Brouwer, 2015) qui aurait pu servir de base pour la vita d’un procès de béatification : très empathique, il brasse un nombre important de documents et de témoignages d’accès difficile, mais à contrôler jusque dans le détail (pas d’index, mais une liste de ses ouvrages, p. 827-829).

On a utilisé aussi, par ordre chronologique : Frédéric Lenoir, Les communautés nouvelles. Interviews des fondateurs, Paris, Fayard, 1988, p. 285-301 ; Journet Maritain, Correspondance, volume III, 1940-1949, Paris, Saint-Augustin/Parole et Silence, 1998 ; et volume IV, 1950-1957, Paris, Saint-Augustin, 2005 ; Yann Raison du Cleuziou, De la contemplation à la contestation. La politisation des dominicains de la province de France (années 1940-1970), Paris, Belin, 2016.

RÉSUMÉS

Né le 8 septembre 1912 à Cysoing (Nord) ; mort le 26 août 2006 à Saint-Jodard (Loire). Maître en théologie, fondateur de la congrégation des frères et sœurs de Saint-Jean.

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INDEX personnecitee Dehau Thomas, Philippe Thomas, Menasce Pierre de, Chifflot Thomas, Bonduelle André, Bonduelle Jourdain, Philippe Pierre, Philippe Réginald, Chenu Marie-Dominique, Deman Thomas, Garrigou-Lagrange Réginald, Dubarle Dominique, Suarez Emmanuel, Congar Yves, Féret Henri, Hamer Jérôme, Nicolas Jean-Hervé, Épagneul Michel, Loew Jacques Thèmes : L’Eau vive, théologiens de la vie spirituelle, thomasiens, 1937-1942 : procès romain du Saulchoir, 1965-1975 : crise des années 1968 Index géographique : Province de France, Amiens, Kain, Étiolles, Fribourg – Albertinum

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