LE TOUT PREMIER DES LIVIRES ou COMMENT BONSOIR LUNE DEVINT UN CLASSIQUE

par Léonard S. Marcus

Etonnant destin que celui de Bonsoir lune : Léonard Marcus explique comment et pourquoi ce livre d'images, d'abord mal accueilli, a finalement atteint une immense popularité. Démontage des mécanismes culturels, idéologiques, éditoriaux et commerciaux d'un succès exemplaire.

m 9 onsoir lune occupe une place spéciale se moquent gentiment du rôle d'icône que M-3 parmi les classiques reconnus de la tient le livre dans la vie familiale américaine. littérature pour enfants nord-américaine. En 1995, la bibliothèque publique de New La poésie envoûtante de Margaret Wise York choisit Bonsoir lune avec un petit Brown est largement considérée comme la nombre de livres pour enfants pour faire par- quintessence du livre « du soir » pour les tie de son exposition « Livres du Siècle » - une plus jeunes enfants. C'est l'un des rares exposition de 150 ouvrages repères publiés titres qui figure sur pratiquement toutes les pendant les cent dernières années. Deux ans listes américaines récentes de livres « essen- plus tard, en 1997, le cinquantième anniver- tiels » pour les enfants. Et beaucoup le saire de Bonsoir lune lui-même fut largement considèrent comme le premier livre que tous mentionné dans les médias américains. Même les enfants devraient connaître. le président Bill Clinton, lors de son discours de début d'année au collège de sa fille, fit Aux États-Unis, Bonsoir lune est devenu un l'éloge d'un Uvre qu'il associait à son initiation cadeau de naissance rituel et certains hôpi- à la paternité. taux américains, soucieux de littérature, se font maintenant une règle d'en envoyer un À en juger par cette liste de distinctions, on exemplaire chez lui à chaque nouveau-né. Il a pourrait penser que Bonsoir lune est l'un de inspiré deux parodies et un mini-genre dans ces rares livres pour enfants prisés de tous les dessins humoristiques du New Yorker qui - critiques, parents, enfants - dès leur publica-

* Léonard Marcus est historien, critique de livres pour enfants. Il est l'auteur d'une biographie : awakened by the moon, Quill, 1999 et de Dear Genius : the letters of , Harper, 1998. L assure également les critiques des livres pour enfants à la revue Parenting.

N-193-194 JUIN 2000/87 Bonsoir lune., ill. C. Hurd, L'Ecole des loisirs tion. Ce ne fut cependant pas le cas. À sa l'auteur le plus important pour les plus publication par Harper & Brothers à jeunes. Puis, au début de 1947, l'ami et col- l'automne 1947, le livre de Brown et Hurd laborateur de Brown, Léonard Weisgard, eut de francs détracteurs aussi bien que des reçut la médaille Caldecott pour The Little supporters. Cette année-là, la bibliothèque Island, un livre d'images écrit par Brown publique de New York choisit de ne pas sous le pseudonyme de Golden MacDonald. inclure Bonsoir lune sur une autre liste pres- L'identité du véritable auteur de The Little tigieuse : la sélection annuelle du départe- Island n'était pas un secret ; la collaboration ment jeunesse des « 100 livres pour enfants suivante de Brown et Weisgard chez Harper de l'année ». Et la revue Horn Book, autre s'intitulerait avec justesse The Important lieu où les omissions n'étaient jamais des Book. Il y avait ainsi toutes les raisons de accidents, ne fit pas non plus mention du penser que Bonsoir lune, un des trois nou- livre, ni dans ses colonnes « nouveautés », ni veaux titres de Brown figurant sur la liste de dans la rubrique d'Anne Carroll Moore, la nouveautés de l'éditeur pour l'automne 1947, fondatrice du département jeunesse de la recevrait un large accueil critique. Le silence bibliothèque publique de New York. Pour de Horn Book et de la bibliothèque publique beaucoup de livres pour enfants américains de New York fut donc assourdissant. des années cinquante, la désapprobation combinée de la bibliothèque publique de New La presse populaire fut généralement très York et de la revue Horn Book était plus que positive pour le livre. Dans le supplément suffisante pour signifier l'oubli. L'histoire de annuel de vacances de 1947 du New Yorker, l'accession au statut de classique par Bon- Rosemary C. Benêt qualifia Bonsoir lune de soir lune face à ces obstacles décourageants « litanie hypnotique de l'heure du coucher ». est un cas d'étude du changement des valeurs Le New York Times admira le « rythme somno- critiques et des forces du marché qui façon- lent des phrases... avec des images qui les com- nèrent la littérature américaine pour enfants plètent parfaitement ». Le Christian Science pendant la seconde moitié du siècle. Monitor fit observer que, « en ces temps sur- voltés, un livre pour de jeunes enfants qui crée A l'automne 1947, Margaret Wise Brown une atmosphère de paix et de calme est était déjà l'auteur de presque quarante quelque chose dont on peut être reconnaissant. livres d'images et au faîte de sa renommée. Tel est Bonsoir lune ». Kirkus Reviews, une Un an auparavant, Life magazine, le puis- publication commerciale très suivie par les sant arbitre de la culture populaire améri- libraires, apprécia le livre comme « une idée caine du milieu du siècle, l'avait proclamée vraiment nouvelle ».

88 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS Pourquoi, alors, la féroce opposition de la aggravait les choses, c'est que Mitchell reven- bibliothèque publique de New York et du diquait une base scientifique à ses théories, Horn Book ? (on sait que la bibliothèque qu'elle avait développées avec ses collègues avait préparé une critique interne acerbe de pendant des années d'« observation directe » Bonsoir lune en 1947 ; sa première commande de jeunes enfants fréquentant l'école mater- d'exemplaires du livre ne fut passée qu'en nelle de « Bank Street ». Des bibliothécaires 1973 ; la bibliothèque Carnegie de Pittsburgh comme Anne Carroll Moore se moquèrent de commanda ses premiers exemplaires en l'idée qu'une compréhension saine de la litté- 1977). rature enfantine puisse émerger de monceaux Tout au long de sa brève mais brillante car- de « données empiriques ». Moore et ses col- rière, Brown suscita la controverse. Elle lègues chérissaient les contes « éternels » du avait commencé à écrire au milieu des passé comme des antidotes aux lubies et aux années trente, en tant que protégée de Lucy excès de la vie moderne américaine. Et elles Sprague Mitchell, fondatrice du progressiste considéraient avec mépris l'approche défen- « Bank Street Collège of Education » de New due par Mitchell - écriture « scientifique » York, importante autorité en matière de déve- pour les très jeunes enfants - comme une loppement du langage précoce. Dix ans aupa- autre lubie. ravant, Mitchell elle-même avait fait des vagues - et s'était fait des ennemis - en Puis arriva Margaret Wise Brown, le contestant le monopole mondial des biblio- membre le plus talentueux de « l'écurie » thèques sur la critique des livres pour les d'écrivains de « Bank Street » que Mitchell plus jeunes. En 1921, dans son introduction avait créée pour servir de laboratoire aux à A Hère and Now Story Book1, Mitchell auteurs de la tendance « contemporaine ». soutint que les bibliothécaires se trompaient Brown était arrivée à Bank Street au milieu en affirmant que les enfants de moins des années trente avec son amour pour les de sept ans avaient une affinité spé- contes de fées de son enfance encore pré- ciale pour le « faire semblant ». Au sents dans sa mémoire. Cependant, sous contraire, déclarait Mitchell, les l'influence de Mitchell, elle se mit à jeunes enfants préfèrent des histoires essayer différentes formes sur leur propre monde « contempo- d'écriture basées sur les idées de rain » de voitures, de téléphones et son professeur. de poussettes, des histoires ancrées Le plus remarquable des pre- sur les expériences immédiates enre- miers travaux de Brown à gistrées par leurs cinq sens. s'inscrire dans la tendance « contempo- Dans la salle centrale pour les enfants de la raine » fut The Noisy Book, une exploration bibliothèque publique de New York, où inspirée des sons et des images de la ville l'anniversaire de la naissance de Hans-Chris- moderne. Le texte de Brown - et le graphisme tian Andersen était célébré comme un jour de également enjoué de Léonard Weisgard qui fête, et où les techniques traditionnelles de l'accompagnait - encourageait les enfants à conte faisaient partie intégrante de la forma- imiter les bruits de roulement des camions, tion de tout bibliothécaire, les déclarations de les sonneries de téléphone, le sifflement des Mitchell furent froidement reçues. Ce qui radiateurs. The Noisy Book était moins une

1. Hère and now : « ici et maintenant ». Cette expression traduit l'esprit dans lequel travaillait Mitchell qui défendait l'idée de la nécessité de l'ancrage dans le réel et le contemporain pour les enfants. Elle sera traduite dans les pages suivantes par « contemporain ».

N°193-194 JUIN 2000/89 Bonsoir lune, ill. C. Hurd, L'École des loisirs

histoire, dans le sens traditionnel, approuvé aussi les ours et les fauteuils des contes de par les bibliothécaires, qu'un « jeu à lire tout fées, avec une image de vache sautant par- haut » ou le script d'une pièce, avec des ques- dessus la lune, et le mystérieux « personne ». tions s'adressant à l'auditoire « Puis le soleil Dans ce Uvre d'images d'apparence simple, se mit à briller. Est-ce que Muffin pouvait Brown a su faire passer l'idée profonde que l'entendre ? » pour que les enfants puissent les choses nécessaires à la vie d'un jeune répondre à haute voix, aussi bruyamment enfant incluent la fantaisie aussi bien que la qu'ils le désiraient. Le tapage des réponses nourriture, les vêtements et une maison. attendues s'accordait peu avec l'idée très Ainsi, Brown réalisait un équilibre parfait « comme-il-faut » que se faisaient les biblio- entre les points de vue apparemment irrécon- thécaires de l'ambiance de « l'heure du ciUables de MitcheU et de Moore. conte ». Du point de vue des bibliothécaires, Moore et ses collègues furent cependant le titre même du livre de Brown était une pro- inflexibles dans leur rejet du Uvre. La que- vocation. Pas étonnant donc qu'Anne Carroll relle du « contemporain » mise à part, il est Moore omît d'inscrire le livre sur la sélection tout à fait vraisemblable que Bonsoir lune de la bibliothèque publique de New York de aurait fait reculer les bibliothécaires de 1939. toute façon. Ce fut en dépit des énergiques L'arrière-plan de la collaboration - bien objections d'Anne CarroU Moore, qu'Har- connue - de Brown avec « Bank Street », le per publia en 1945 le premier livre pour fait qu'elle fût l'auteur de livres contestés tels enfants de E.B. White, Stuart Little. La fan- que The Noisy Book : voilà pourquoi Moore taisie farfelue de White (un couple d'Améri- et ses collègues rejetèrent Bonsoir lune. Para- cains a pour enfant une souris nommée doxalement, avec le recul de plusieurs Stuart) rebuta les bibliothécaires. Après années, on s'aperçoit pourtant qu'il y a dans avoir lu le manuscrit, Moore fit tout ce Bonsoir lune autant de signes de la désaffec- qu'elle put pour persuader White de ne pas tion de Brown pour la tendance « contempo- le pubUer. Harper le pubha pourtant, avec raine » orthodoxe que de sa fidélité aux idées un succès considérable, bien que le Uvre de de Mitchell. Après tout, on trouve dans la White fût manifestement « oubUé » pour les grande chambre verte non seulement l'horloge prix annuels des bibUothèques. Puis, juste et les chaussettes « contemporaines » mais une année plus tard, l'éditeur de White chez

90 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS Bonsoir maison de poupée et bonsoir la petite souris

Bonsoir lune, ill. C. Hurd, L'Ecole des loisirs

Harper, Ursula Nordstrom dut se demander livre. Guerney déclarait aimer personnelle- si l'histoire ne se répétait pas sous la forme ment Bonsoir lune mais craignait que d'autres de la remuante « petite souris » dans la gran- pensent qu'il ne valait pas son prix. Il y avait de chambre verte de Brown et Hurd. Dans un là - on peut penser qu'il raisonnait à peu près accès de panique sans aucun doute dicté par comme cela - un livre d'images avec une illus- l'épisode Stuart Little, Nordstrom demanda à tration de base, répétée avec de légères varia- Hurd de refaire une image de la chambre tions de page en page, avec un texte, prati- dans laquelle la souris apparaissait au pied quement sans histoire, de seulement 128 mots. du lit de l'enfant lapin. Hurd replaça la sou- D pressa Harper de baisser de moitié le prix de ris - de façon moins provocante, espérait-il vente au détail prévu, 2 dollars. avec Nordstrom ! - sur un tapis proche. Cet automne-là, Harper proposa Bonsoir Ursula Nordstrom, cette grande éditrice lune à 1,75 dollar, un prix de vente standard visionnaire de The Runaway Bunny (Je vais pour un livre d'images à l'époque. Les pre- me sauver .') de Brown et Hurd, de The Car- mières ventes furent importantes, mais la rot Seed de Ruth Krauss et Crockett John- demande baissa rapidement et continua à son, et plus tard de Where the WiM Things baisser à tel point que, si Bonsoir lune avait Are (Max et les Maximonstres) de Sendak, été publié à notre époque plus soumise à la semble avoir su dès le début que Bonsoir lune recherche du profit immédiat, Harper eût était un livre d'une extraordinaire force émo- probablement laissé le livre épuisé en 1951. tionnelle. Mais pendant les mois de prépara- Vers le milieu des années cinquante, cepen- tion de la publication, Bonsoir lune fut une dant, les ventes avaient à nouveau remonté, source de souci pour ses collègues de chez grimpant de 1300 exemplaires vendus en 1951 Harper. Dans une note interne au chef des jusqu'à 4000 en 1955, puis jusqu'à deux fois ventes, un représentant, Bob Guerney, expri- ce chiffre en 1960. En 1966, les ventes ma son scepticisme sur les chances de succès annuelles avaient doublé à nouveau pour du livre. Guerney rapportait qu'il avait eu atteindre les 20 000 ; en 1977, la première beaucoup de peine à vendre Bonsoir lune à année où fut aussi disponible une édition de ses clients libraires. Il pensait qu'il aurait poche, le total des ventes dépassait les 100 000 plus de chance d'en vendre plus d'exem- exemplaires, spectaculaire augmentation qui plaires s'il ne montrait pas ses échantillons du s'est constamment maintenue depuis.

N°193-194 JUIN 2000/ 91 Qu'est-ce qui peut expliquer ce renverse- classique. » Le 3 janvier 1955, en réponse à ment inhabituel de la fortune ? Au prin- la lettre d'une mère dont l'enfant de deux temps 1952, deux importantes autorités en ans et demi refusait de rester au lit, les matière de développement de l'enfant, auteurs de la rubrique suggéraient : « il est Frances Ilg et Louise Bâtes Ames lancèrent souvent possible d'installer un rituel de une rubrique de conseil aux parents intitulée l'heure du coucher, et de le partager avec « Comportement de l'enfant », publiée l'enfant chaque soir. Peut-être pouvez-vous simultanément dans plusieurs journaux essayer d'avoir certaines choses associées à nationaux. Ilg et Ames étaient deux membres l'heure d'aller au lit, comme son biberon ou fondateurs du « Gesell Institute », un centre peut-être le livre Bonsoir lune de Margaret de recherche indépendant, situé à New Wise Brown. Parfois, un animal en peluche Haven, dans le Connecticut, dont les contri- peut aider l'enfant à rester au ht ». Comme butions à la compréhension du développe- on le voit, Ilg et Ames attribuaient à Bonsoir ment de l'enfant avaient été largement diffu- lune un mérite spécial, et firent tout ce sées dans la presse populaire. La rubrique qu'elles purent pour que leur opinion soit « Comportement de l'enfant » eut un succès largement connue. immédiat, paraissant dès le départ dans Dans les années cinquante, les éditeurs améri- trente journaux américains d'importance et cains vendaient 70 % et plus de leurs livres s'étendant rapidement à trente-cinq autres, pour enfants aux bibliothèques. Les biblio- pour atteindre un lectorat total se comptant thèques importantes continuaient ainsi à par millions. Jusqu'à cinq fois par semaine, exercer une énorme influence sur la destinée les auteurs commentaient des sujets en rela- de la plupart des nouveaux livres de ce tion avec leurs recherches, répondaient au domaine. Mais de nouveaux marchés étaient courrier des lecteurs et recommandaient des aussi en train d'émerger. Pendant et immédia- livres pour enfants à leur large public. Bon- tement après la Seconde Guerre mondiale, les soir lune fut parmi les premiers livres produits de masse bon marché tels que les qu'elles défendirent de cette façon. « Petits livres d'or » - qui se vendaient facile- Dans leur rubrique du 30 mars 1953, intitu- ment dans les drugstores et les boutiques de lée « Les bons livres pour enfants peuvent « Tout à 10 francs » plutôt que dans les librai- séduire les grands » par exemple, Ilg et Ames ries traditionnelles - aidèrent à créer un large firent remarquer avec justesse que les public enfantin. Les parents du « baby- parents seraient plus enclins à faire la lecture boom » se souciaient de l'éducation de leurs à leurs enfants s'ils disposaient de livres enfants et, à seulement 25 cents le volume, un d'images qu'ils trouvaient eux-mêmes inté- « Petit livre d'or » leur semblait un investisse- ressants. Remarquant la rareté de tels ment assez sûr. Les bibliothécaires fuyaient livres, elles recommandèrent deux choix ces modestes « Livres d'or » peu coûteux, exceptionnels, dont « un livre... que nous qu'ils percevaient comme une intrusion avons déjà mentionné mais que nous ne cite- importune de la production de masse dans le rons jamais assez, ... Bonsoir lune de Marga- royaume sacré de la littérature enfantine. Par ret Wise Brown. C'est vraiment un des livres principe, ils ne faisaient pas de critique de ces les plus délicieux que nous connaissions d'un livres et n'en achetaient pas pour leurs fonds. point de vue d'adulte. Et il captive tellement Mais pour une fois, leur opposition n'eut l'enfant de deux ans qu'il semble presque aucune importance : des millions de parents injuste d'hypnotiser si facilement un enfant, américains achetèrent ces livres de toute de l'amener au sommeil en lui lisant ce petit façon, et les ramenèrent à la maison. Margaret

92 / LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS Wise Brown fut de loin l'auteur le plus connu à écrire pour cette collection, de même que Lucy Sprague Mitchell écrivit aussi pour les « Petits livres d'or ». Du point de vue des bibliothécaires, l'association de Brown avec cette entreprise au succès commercial ne fit qu'ajouter à sa mauvaise réputation. Beaucoup de ces mêmes parents qui aidèrent à faire des « Livres d'or » un phénomène éditorial important - des réimpressions fré- quentes de cinquante ou cent mille exem- plaires de titres de la collection devinrent bientôt la norme - lisaient aussi Ilg et Ames. Quand elles firent l'éloge de Bonsoir lune, leurs lecteurs connaissaient déjà Brown comme l'auteur de The Golden Egg Book et de Five Little Firemen. A partir du milieu des années cinquante, le bouche à oreille contribua aussi à l'intérêt grandissant pour Bonsoir lune, comme le montrèrent les ventes. D'autres facteurs Pholo promotionnelle de « Golden MacDonald », in jouèrent aussi. Vers le milieu des années Yesterday s authors ofbooksfor children, Gale soixante, l'ambitieux « grand programme social » de l'administration Johnson sub- schman chez Macmillan, et Phyllis Fogelman ventionna massivement un large éventail de chez Dial Press firent de ce genre leur spé- projets à but éducatif. Le projet « Head cialité. Hirschman comme Fogelman avaient Start », par exemple, organisa des centres été formées chez Harper par Ursula Nord- pré-scolaires dans tout le pays pour des strom, et pour toutes les deux, Bonsoir lune familles à revenu modeste. Des sommes représentait un modèle. Elles admiraient substantielles furent affectées, autant par l'art et la simplicité du livre, un livre qui ces centres que par les écoles publiques, à prend en compte l'amour des enfants pour la l'achat de livres pour enfants. Le statut de répétition et le langage rythmique, leur classique de Bonsoir lune se trouva renfor- besoin du réconfort rassurant d'un rituel, cé quand il fut sélectionné comme un des leur ardeur à désigner et à nommer les meilleurs livres pour enfants d'âge pré-sco- choses familières de leur monde. laire pour ces achats. Chez Harper, Nordstrom elle-même regar- Il n'est donc pas surprenant que les éditeurs dait avec une fierté justifiée la façon dont soient alors devenus plus attentifs aux l'extraordinaire travail de Brown touchait « jeunes » livres d'images, un sous-genre que un public toujours plus large. Brown était les bibliothécaires publics considéraient morte en 1952, à l'âge de 42 ans, à la suite comme marginal. Aucun livre d'images pour d'une opération chirurgicale banale. Mais enfants n'avait jamais été récompensé par la Clément Hurd vivait toujours et en 1972, médaille « Caldecott ». Dorénavant, au Harper publia une nouvelle édition de Je moins deux éditeurs importants, Susan Hir- vais me sauver ! (première collaboration

N°193-194 JUIN 2000/93 Pendant les années soixante-dix et quatre- vingts, les 75 et quelques millions d'enfants de la génération du baby-boom eurent des enfants à leur tour. Les enfants du baby- boom furent nombreux à aller à l'université et la valeur qu'ils accordaient à l'éducation devint vite évidente au vu de l'augmentation spectaculaire des ventes au détail de livres pour enfants. Il y avait une demande parti- culièrement forte de Uvres pour les bébés et tout-petits. Ce fut à cette époque que Rose- mary Wells et Helen Oxenbury publièrent leurs premiers livres cartonnés. Les enfants du baby-boom favorisèrent aussi les livres de leur enfance dont ils se souvenaient. Pour beaucoup d'entre eux, Bonsoir lune figurait en première place sur leur liste d'achat. The Important Book, de Margaret Wise Brown, L'évolution des systèmes de vente du livre en Illustré par Léonard Weisgard. Harper, 1949. Amérique servit aussi à installer Bonsoir importante de Brown et Hurd) pour son lune comme classique. Les centaines de trentième anniversaire, réillustrée. Le regain librairies enfantines indépendantes qui d'intérêt que cet événement éditorial suscita s'ouvrirent dans les années soixante-dix et (une scène de Je vais me sauver ! apparaît, quatre-vingts firent beaucoup pour faire de sous forme de tableau, sur l'un des murs de Bonsoir lune le livre-cadeau classique pour la grande chambre verte) redonna une les nouveau-nés. Les grandes chaînes de impulsion à l'ascension triomphale de Bon- magasins de livres qui firent aussi leur soir lune. A cette époque, les critiques refirent l'éloge de l'ouvrage de Brown. L'exemple le plus notable fut celui de Barbara Bader, ancienne éditrice chez Kirkus, dans son splen- dide ouvrage American Picture books from Noah's Ark to the Beast Within. Elle y écrivit un plaidoyer connvaincant, soulignant la pré- 'Another éminence de Brown en tant que poète et pion- nière du livre d'images. MPORTANT Les années soixante-dix virent aussi la publi- BY MARGARET WISE BRQWi» cation des premières éditions en langues PICTURES BY CHRIS RASCHKA étrangères de Bonsoir lune : l'édition anglaise 00K de Word's Work en 1977 et, deux ans plus tard, l'édition en langue japonaise de Hyo- ronsha. En 1981, L'Ecole des loisirs publia Bonsoir lune en France. Plus tard, le livre fut traduit en hébreu, suédois, espagnol et Anotlier Important Boo/c, de Margaret Wise Brown, coréen. ill. C. Raschka, Joanna Cotler books, 1999

94 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS entrée sur le marché à cette époque - et qui en La tendance de l'édition américaine pour fin de compte poussèrent les petites librairies enfants à être de plus en plus dépendante du à la faillite - avaient tendance à promouvoir marché pendant les années quatre-vingts et des titres bien connus : on pouvait être sûr quatre-vingt-dix rendait moins que certaine la que les clients les reconnaîtraient. La straté- prospérité durable d'un classique reconnu gie de vente des chaînes de magasins s'entre- comme Bonsoir lune. En même temps, la pro- tenait elle-même et, vers la fin des années lifération de nouveaux « emballages » pour quatre-vingts, les mots « Margaret Wise vendre les livres - combinaison de livres et de Brown » étaient en passe de devenir un nom peluches, ou de livres et de chaussons, etc. - de marque - comme Gucci or Dr. Seuss ! entourait Bonsoir lune d'une frénésie com- Entre-temps, en réponse à la demande crois- merciale qui pouvait, éventuellement, déran- sante de livres pour le plus jeune âge, les édi- ger la paix et la tranquillité de la grande teurs réimprimèrent des titres épuisés de chambre verte elle-même. Et pourtant Brown, Brown et achetèrent quantité d'ouvrages avec son sens aigu du commerce et de l'esthé- jamais publiés. Quand on eut besoin d'une tique, aurait très bien pu se réjouir de cette accroche publicitaire pour ces nouveaux frénésie. Pour elle, les albums devaient être « produits » Brown, les éditeurs ne trouvè- utilisés et appréciés plutôt que révérés, de la rent pas mieux que d'annoncer : même façon que le jouet favori d'un enfant. « Par l'auteur de Bonsoir lune ». En 1991, Elle savait que les enfants joueraient à cher- Harper publia la première édition cartonnée cher la souris de page en page. Avec l'ajout de de Bonsoir lune. Dix ans plus tôt, c'est la pro- cette souris espiègle, Brown elle-même s'amu- gression régulière de la popularité de Bonsoir sait, car elle savait que les bibliothécaires élè- lune dans son format original qui avait aidé à veraient des objections, et que la grande créer un marché pour les livres cartonnés. chambre verte serait donc toujours un Au début des années quatre-vingt-dix, le peu bruyante. I moment semblait bien choisi pour faire une biographie complète de Brown. Traduction de Catherine Bessi

Bibliographie des titres cités

• Barbara Bader : American Picture booksfrom Noah's Ark to the Beast Within. Macmillan, 1976. • Ruth Krauss : The Carrot Seed. 111. Crockett Johnson. Harper, 1945. • Léonard S. Marcus : Margaret Wise Brown : Awakened by the Moon. Beacon, 1992 ; Quill, 1999. • Lucy Sprague Mitchell : A Hère and Now Story Book. El. par Hendrik Willem Van Loon. Dutton, 1921. • Maurice Sendak : Where the Wild Things Are. Harper, 1963. • E.B. White : Stuart Little. El. Garth Williams. Harper, 1945.

Livres de Margaret Wise Brown cités • The Noisy Book. 111. Léonard Weisgard. Scott, 1939. Non traduit en français. • The Runaway Bunny. El. Clément Hurd. Harper, 1942 ; 1972. • (sous le nom de Golden MacDonald) : The Little Island. El. Léonard Weisgard. Doubleday, 1946. Non traduit en français. • The Golden Egg Book. 111. Léonard Weisgard. Simon & Schuster, 1947.Non traduit en français. • . 111. Clément Hurd. Harper, 1947. • (avec ) : Five Little Firemen. El. Tibor Gergely. Simon & Schuster, 1948. Non traduit en français. • The Important Book. El. Léonard Weisgard. Harper, 1949. Non traduit en français.

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