Transatlantica Revue d’études américaines. American Studies Journal

2 | 2018 Les mots pour le dire. Vocabulaire politique et propagande dans une perspective transatlantique

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/transatlantica/13007 DOI : 10.4000/transatlantica.13007 ISSN : 1765-2766

Éditeur AFEA

Référence électronique Transatlantica, 2 | 2018, « Les mots pour le dire. Vocabulaire politique et propagande dans une perspective transatlantique » [En ligne], mis en ligne le 02 décembre 2018, consulté le 29 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/transatlantica/13007 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ transatlantica.13007

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SOMMAIRE

Les mots pour le dire. Vocabulaire politique et propagande dans une perspective transatlantique Dirigé par Claire Charlot et Françoise Coste / Edited by Claire Charlot and Françoise Coste

Les mots pour le dire. Vocabulaire politique et propagande dans une perspective transatlantique Claire Charlot et Françoise Coste

Espaces et processus de politisation de l’humanitaire. L’Armenian Relief Fund et le National Armenian Relief Committee (1895-1896) : un miroir transatlantique ? Stéphanie Prévost

Propagande culturelle ou relations culturelles ? La mission ambiguë du British Council, 1934-1954 Alice Byrne

« Ne diriez-vous pas qu’il s’agit là de propagande ? » Le programme d’information internationale des États-Unis en débat (1945-1947) Raphaël Ricaud

« Me-too Republicans » et « Republicans In Name Only ». De l’utilisation du name- calling comme stratégie de maintien des frontières idéologiques du Parti républicain des années 1940 au Tea Party Sébastien Mort

Hors Thème

Jeremy Belknap and the Origins of American Exceptionalism Agnès Delahaye

Wild Wild West : une série au carrefour des affirmations dans les États-Unis du milieu des années 1960 Jean Ruhlman

La réception du traité de Paris (1783) et l’imaginaire des relations franco-américaines Hervé-Thomas Campangne

Recensions

Xavier Kalck, “We said Objectivist.” Lire les poètes Lorine Niedecker, George Oppen, Carl Rakosi, Charles Reznikoff, Louis Zukofsky Anna Aublet

Marianne Noble, Rethinking Sympathy and Human Contact in Nineteenth-Century American Literature: Hawthorne, Douglass, Stowe, Dickinson Thomas Constantinesco

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Julien Nègre, L’arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de Henry David Thoreau Danielle Follett

Mathilde Arrivé, Le Primitivisme mélancolique d’Edward S. Curtis Bernard Genton

Vladimir Nabokov, Think, Write, Speak. Uncollected Essays, Reviews, Interviews and Letters to the Editor, edited by Brian Boyd and Anastasia Tolstoy Julie Loison-Charles

Philip Edward Phillips (ed.), Poe and Place Roxana Oltean

Liesl Olson, Chicago Renaissance: Literature and Art in the Midwest Metropolis Margaret J. Schmitz

Alice Béja, Des mots pour se battre. John Dos Passos, la littérature et la politique Flora Valadié

Actualité de la recherche

Federal Theatre Project (1935-1939) : contexte et enjeux Université Toulouse – Jean Jaurès, 17-19 octobre 2019 Adriana Haben

Reenchanting Urban Wildness: To Perceive, Think and Live With Nature in its Urban Environment University of Perpignan Via Domitia, June 5-8, 2019 Noémie Moutel et Caroline Granger

Vladimir Nabokov : histoire et géographie Université de Cergy-Pontoise et Sorbonne Université, 6-8 juin 2019 Sophie Bernard-Léger, Julie Loison-Charles et Léopold Reigner

Tourism, Cinema and TV Series Conference University of Lille, Friday 12th October 2018 Sarah Kelley

Anatomie de l’incarcération états-unienne. Colloque « Making and Unmaking Mass Incarceration: the History of Mass Incarceration and the Future of Prison Abolition » Université du Mississippi (Oxford, Mississippi), 4-6 décembre 2019 Anaïs Lefèvre

William Faulkner : le père du texte Université de Picardie Jules Verne, Amiens, September 27-28, 2019 Astrid Maes

International Conference “Melville’s Measures” Université de Lille and Université de Paris, October 17-19, 2019 Mathilde Louette, Caroline Hildebrandt, Thibault Lefebvre, Cloé Mariacourt et Vincent Soubeyrand

The Revolution: 1968 and the Politics of the Arts in the United States Université Toulouse – Jean Jaurès, 21 et 22 novembre 2018 Ana Artiaga et Lea Stephan

Slave Families and Households, 17th-19th centuries Maison de la recherche, Sorbonne Université, 18 octobre 2019 Seynabou Thiam Pereira

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Contemporary American Fiction in the Face of Technical Innovation Universités Sorbonne Nouvelle et Vincennes Saint-Denis, 23-25 janvier 2020 Marie Baudoin

« Ce qui dévore nos cœurs » : Louise Erdrich Fête du livre : « Les Écritures croisées », Aix-en-Provence, 10-13 octobre 2019 Sophie Vallas

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Les mots pour le dire. Vocabulaire politique et propagande dans une perspective transatlantique Dirigé par Claire Charlot et Françoise Coste / Edited by Claire Charlot and Françoise Coste

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Les mots pour le dire. Vocabulaire politique et propagande dans une perspective transatlantique

Claire Charlot et Françoise Coste

1 Sans les mots, pas de propagande possible. Harold D. Lasswell, aujourd’hui surtout connu pour avoir proposé le célèbre paradigme de la communication (« who says what to whom in what channel with what effect »), fut le premier à élaborer une théorie générale de la propagande, et plus particulièrement de sa stratégie et de ses tactiques, dans un ouvrage devenu classique, Propaganda Technique in the World War. Il y définit la propagande comme « la gestion des opinions et des attitudes par la manipulation directe de la suggestion au sein des sociétés » (9). C’est ce lien essentiel qu’illustre le présent dossier, en explorant deux angles principaux : le débat qui a existé au XXe siècle, tant aux États-Unis qu’au Royaume-Uni et dans le Commonwealth, sur l’utilisation même du mot « propagande » et la manière dont il est utilisé, par des nations ou des groupes politiques, à usage externe ou interne, pour définir une identité collective et établir des frontières claires entre soi et les autres.

2 Le dossier prouve d’abord à quel point la Seconde Guerre mondiale constitue une période charnière dans l’histoire du mot « propagande ». Jusque dans les années 1930, les puissances occidentales utilisent ce mot sans hésitation dans leurs rapports avec les pays étrangers, comme le montre bien l’exemple britannique étudié par Alice Byrne dans son article consacré au British Council, créé en 1934 afin d’assurer la « propagande culturelle » du gouvernement du Royaume-Uni. Mais la guerre change tout et, après 1945, le mot « propagande » devient tabou, associé définitivement, dans le monde transatlantique, aux pratiques des régimes fascistes fraîchement vaincus. À Washington, comme à Londres, les gouvernements ne veulent plus être associés à ce concept, désormais considéré comme totalement incompatible avec les valeurs démocratiques dont ils se réclament. C’est ce que démontre Raphaël Ricaud dans son analyse de la réflexion politico-sémantique qui a agité les plus hautes sphères du pouvoir fédéral américain lors des années cruciales 1945-1947, entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et les débuts de la guerre froide. À cause de ce malaise, la

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diplomatie des États-Unis et du Royaume-Uni bascule alors officiellement vers des pratiques dites d’ « information » ou de « relations » (en particulier culturelles), plutôt que de « propagande ».

3 Cependant, et là se situe la démonstration qui est au cœur de ce dossier, force est de constater que, dans les faits, les puissances démocratiques n’ont jamais réellement abandonné le recours à la propagande, ce que Lasswell observait déjà dans son ouvrage, soulignant que la question, en temps de paix, était une question de degré : il s’agissait alors de savoir si cette propagande ou manipulation de l’opinion et des attitudes devait rester secrète ou non (15). Les trois articles consacrés aux relations internationales montrent que la propagande est un outil indissociable des efforts diplomatiques menés par les pays démocratiques. L’article de Stéphanie Prévost sur la politisation des associations humanitaires américaines et britanniques lors des massacres des populations arméniennes par les autorités ottomanes à la fin du XIXe siècle fournit la clé pour comprendre le lien entre la bonne conscience des pays démocratiques et l’élaboration de stratégies de communication à l’international, lien qui allait définir les pratiques britanniques et américaines pendant tout le XXe siècle. L’émergence d’un monde globalisé à la fin du XIXe siècle, en particulier grâce à l’essor de la presse, devait en effet amener les acteurs de l’humanitaire à lancer des campagnes médiatiques d’appel aux dons. Cette propagande humanitaire fut largement inventée par les fondations philanthropiques américaines et les mécanismes sur lesquels elles se sont alors appuyées ont par la suite caractérisé la propagande des gouvernements américain et britannique, que cette dernière soit ou non assumée comme telle. Selon Lasswell, la propagande a quatre objectifs que l’on peut transposer en temps de paix : la mobilisation de la haine contre l’ennemi ; le maintien des relations avec ses amis ; la tentative d’étendre ces relations d’amitié à d’autres acteurs par la persuasion ; la démoralisation de l’ennemi (195).

4 Au cœur de ces pratiques, se trouvent le messianisme américain et le besoin de définir les valeurs du monde démocratique par opposition à celles de pays stratégiquement inférieurs. En d’autres termes, il se dégage une constante selon laquelle il faut se convaincre, et convaincre également le reste du monde, que les États-Unis représentent le bien face au mal, la civilisation et la liberté face à la barbarie. Et cela est vrai aussi, quoique dans une moindre mesure, du Royaume-Uni. Cela passe nécessairement par des mots simples et manichéens (par le biais de la persuasion sociale et politique), où figurent de manière prééminente des préoccupations morales. Celles-ci ont souvent trouvé leur origine dans la culture religieuse occidentale, comme le montre Stéphanie Prévost avec les discours des groupes humanitaires pro-Arméniens insistant sur le « devoir sacré » des Américains de venir à l’aide des « pupilles de la chrétienté ». Ces préoccupations se sont ensuite élargies en un message prônant la paix, l’harmonie internationale et la propagation des valeurs démocratiques partout dans le monde. Ainsi, Alice Byrne et Raphaël Ricaud prouvent qu’on ne peut séparer la naissance et le succès de ce « libéralisme international » des pratiques de propagande des gouvernements occidentaux – une « propagande acceptable » aux yeux des dirigeants américains de l’après-guerre, puisqu’elle sert des buts incontestablement nobles, c’est- à-dire la liberté et la « vérité ». Encore une fois, on observe ici la distinction qu’établissait Lasswell, concernant le contenu de la propagande, entre les demandes de valeurs (par exemple, l’identification de l’ennemi comme Satan incarné), d’une part, et les attentes (ici la liberté et plus largement la démocratie), d’autre part.

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5 Ce sont exactement les mêmes dynamiques qu’identifie Sébastien Mort dans son article sur la lutte sans relâche des Républicains conservateurs contre les Républicains modérés depuis les années 1940. Dans cette propagande à usage interne, cette fois-ci, il faut en effet recourir aussi au manichéisme et à la distinction entre « eux » et « nous » – distinction également chère à Richard Hoggart en Angleterre (appliquée dans son cas aux classes sociales) – pour renforcer l’identité du groupe qui se veut dominant au sein d’un mouvement politique et ainsi imposer son « orthodoxie ». Les mots, par l’intermédiaire du « name-calling » ou du « labelling » qui se propagent largement, là aussi, par la presse, deviennent alors une arme dans un affrontement sans pitié où aucun compromis n’est possible. Aux États-Unis, le prix à payer pour ces décennies de propagande idéologique a été considérable, puisque Sébastien Mort établit de manière convaincante le lien direct entre le discours conservateur de destruction de la minorité conservatrice au sein du Grand Old Party et la polarisation partisane qui paralyse de manière si dramatique le monde politique américain aujourd’hui. La guerre des mots n’est donc pas une guerre sans victime.

BIBLIOGRAPHIE

HOGGART, Richard. The Uses of Literacy. Londres : Chatto & Windus, 1957.

LASSWELL, Harold D. Propaganda Technique in the World War. 1927. New York : Peter Smith, 1938.

AUTEURS

CLAIRE CHARLOT Sorbonne Université, HDEA

FRANÇOISE COSTE Université Toulouse Jean-Jaurès, CAS

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Espaces et processus de politisation de l’humanitaire. L’Armenian Relief Fund et le National Armenian Relief Committee (1895-1896) : un miroir transatlantique ?

Stéphanie Prévost

« Up to to-day $11,976 has been received by those in charge of the Armenian relief fund. Money is being cabled to Constantinople as soon after its receipt as possible. »

1 En lisant cet article du 13 décembre 1895 à propos d’un appel aux dons pour les Arméniens ottomans, les habitués du Wheeling Daily Intelligencer, un quotidien de la Virginie-Occidentale, furent sans doute perplexes1. Ici en première page, la cause dut leur être familière, puisque depuis un an déjà, les journaux américains, mais aussi britanniques, français et d’ailleurs en Europe contenaient les récits de massacres perpétrés à l’encontre des Arméniens ottomans et depuis quelques mois, les appels aux dons paraissaient. D’ailleurs, les lecteurs attentifs ou les sympathisants avaient pu voir mentionner une caisse de secours nommée Armenian Relief Fund dans l’édition du 24 octobre 1895 du même journal. Mais alors comment pouvaient-ils savoir de quelle organisation il était véritablement question ? L’article d’octobre 1895 portait sur une structure londonienne, fondée en mai par le duc de Westminster, lequel remerciait d’ailleurs les New-Yorkais d’avoir bien voulu envoyer leurs dons à son Armenian Relief Fund (ARF), précisant qu’ils seraient transférés à l’ambassadeur britannique à Constantinople, Sir Philip Currie. L’article du 13 décembre 1895 évoquait, lui, une caisse de secours new-yorkaise qui venait de s’établir et dont le nom officiel était alors Armenian Relief Fund Committee, mais que les journaux de part et d’autre de l’Atlantique désignaient parfois, comme ici dans le Wheeling Daily Intelligencer, sous le diminutif « Armenian Relief Fund ». Quelques jours plus tard, cette dernière devait

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changer de nom pour devenir le National Armenian Relief Committee (NARC). Si l’abandon de la première appellation ne répondait pas à une impérieuse et tragique nécessité, faut-il pour autant, comme Juliette dans la pièce de Shakespeare, en conclure qu’un nom en vaut bien un autre, du moment que le signifié reste stable2 ? S’agissait-il d’éviter les confusions ?

2 Comme nous le verrons dans cet article, cette hypothèse doit être disqualifiée au moins en partie, puisque le changement de nom pose d’autres problèmes, du fait que sur la scène américaine, au moins une autre caisse de secours, l’Armenian Relief Association (ARA), établie, elle, en septembre 1895, s’arrogeait également le qualificatif de « national ». S’interroger sur les relations de part et d’autre de l’Atlantique entre l’Armenian Relief Fund et le National Armenian Relief Committee, les deux structures qui forment le pivot de cet article et qui partagent, sur la longue durée, un but commun – collecter des fonds, voire des dons en nature afin de venir en aide aux survivants des massacres – permet d’éclairer un pan mal connu des relations américano-britanniques à la fin du XIXe siècle. En effet, tandis que la littérature sur le secours apporté par les Américains est assez riche (Curti 119-126 ; Tyrrell 101-117 ; Wilson 27-44 ; Gümüs), celle sur l’élan caritatif britannique est plus limitée (Tusan, 2012a ; 2012b ; Summers 187-209). En dépit de l’ouvrage de Charlie Laderman paru en 2019, Sharing the Burden (22-32), une perspective croisée sur cet épisode d’entraide humanitaire reste à écrire (Prévost, 2020) d’autant qu’aux yeux des contemporains, ces deux organismes entretenaient des relations fortes. Pour en rendre compte, nous utiliserons une approche from below (caisses et acteurs du secours) et from above (les gouvernements britannique et américain entre autres). Mais il convient d’abord de revenir sur le contexte de cette tragédie.

3 Anahide Ter Minassian (1983) estimait la population arménienne à la fin du XIXe siècle à environ 3 500 000, résidant pour les deux tiers en Arménie ottomane3. Le territoire arménien s’étendait alors sur trois pays : l’Empire ottoman (avec les six vilayets d’Erzeroum, Sivas, Kharpout, Bitlis, Diarbékir et Van), la Perse (l’actuel Iran) et la Russie (où, en 1897, vivaient 1 240 000 Arméniens). Parallèlement à son importante diaspora, la société arménienne était aussi éclatée à l’intérieur de l’Empire ottoman. Les Arméniens ottomans ne vivaient pas uniquement dans les six vilayets déjà mentionnés ; outre la capitale, ils habitaient également dans les provinces de Trébizonde et d’Alep. Ces dernières firent aussi partie du théâtre des massacres de 1894-1896, qui se déroulèrent en trois épisodes distincts et revêtaient pour la première fois un aspect systématique. Au départ, ce fut à la suite d’une révolte dans la communauté arménienne contre la double taxation due, d’une part, à l’État et, d’autre part, servant à rétribuer les chefs kurdes afin qu’ils assurent leur protection, que des villageois arméniens furent massacrés dans le Sassun en 1894. Les violences qui frappèrent le Zeïtoun (1895-1896) faisaient suite à une manifestation de membres du parti social- démocrate arménien et du parti d’inspiration marxiste Hentchak devant la Sublime Porte le 30 septembre 1895. Elles s’étendirent à l’ensemble de l’Arménie ottomane et affectèrent aussi Trébizonde. Enfin, en réponse à la prise d’otages du siège de la Banque ottomane à Constantinople par des membres du parti Dashnak le 30 août 1896, un pogrom anti-arménien éclata dans la capitale et s’étendit à la ville de Zeïtoun (vilayet d’Alep) et au vilayet de Bitlis 4. Au total, on estime aujourd’hui qu’entre 200 000 et 300 000 Arméniens périrent (Ternon 2990/7451), nombre auquel il faut ajouter celui, incertain, des victimes d’enlèvements, de viols, de conversions forcées, mais aussi celui

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des réfugiés (Deringil, 2009 ; 2012). Ces massacres font désormais l’objet d’un intérêt historiographique renouvelé, en particulier grâce à une approche micro-historique permettant de mieux comprendre les dynamiques locales de violence dans toute leur granularité (Verhej 125-159). Ce tournant historiographique expose le rôle des bureaucrates locaux et examine dans quelle mesure ils agissaient sur ordre explicite du sultan Abdul Hamid II (Ternon 2990/7451) ou s’ils abusaient de leur pouvoir local pour commettre l’impensable.

4 Cet article ne revient pas sur la question de la responsabilité des massacres, qui donne lieu à une vaste littérature (Armenian Genocide ; Suny ; Bozarslan et al. 684-1098/9824 ; Hovannisian 209-226 ; Adjemian et Nichanian ; Kieser 500-515). En revanche, il se positionne au croisement de plusieurs autres historiographies (de l’humanitaire, des réseaux religieux transnationaux, de l’action collective et de la diplomatie) et prend en compte les débats récents pour envisager l’Armenian Relief Fund et le National Armenian Relief Committee, de manière heuristique, comme des « groupes d’influence » afin de mettre l’accent sur leurs interactions et leurs stratégies de communication en direction de ceux qu’ils cherchaient à gagner à leur cause (Lemercier 11-13). En référence aux apports de la sociologie de l’action collective et des mouvements sociaux (Tilly 25 ; Tarrow 37-56), notamment dans le cadre de l’humanitaire (Attina 1-20), nous nous intéresserons également à la mutabilité de ces stratégies selon les circonstances et les espaces. Nous démontrerons qu’en dépit de leurs destins publics parallèles, l’Armenian Relief Fund et le National Armenian Relief Committee ont une histoire commune et intrinsèquement liée, sans que cela puisse néanmoins s’afficher au grand jour. Nous montrerons que cela est dû aux processus de politisation auxquels l’ARF et le NARC se retrouvèrent confrontés dans l’espace médiatique transatlantique.

5 Cette politisation doit d’emblée être considérée comme problématique, au sens où elle pose dilemme, y compris aux membres des comités exécutifs de ces deux structures. Si l’autrice de cet article ne tient pas pour véritable la « pureté » ontologique du champ de l’humanitaire (contrairement à Barnett 2), il convient tout de même de reconnaître que l’ethos de neutralité était alors envisagé comme une condition théorique de toute campagne de collecte de dons à visée humanitaire, afin de lui garantir une certaine légitimité. Quand la Charity Organisation Society (COS) fut créée en 1869 pour contrôler les œuvres caritatives opérant sur le sol britannique afin d’éviter la fraude (Roddy et al. 118-120), cet idéal de neutralité s’apparenta progressivement, à une norme de bonnes pratiques. L’instrumentalisation politique du secours restait pourtant très fréquente (Gill), d’autant que son contrôle échappait pour partie à la COS dès que l’aide était distribuée à l’étranger. Néanmoins, la récupération intéressée n’allait pas sans risques. Ainsi, la controverse qui frappa le Stafford House Committee marqua durablement l’esprit de tous ceux qui voulurent ensuite apporter de l’aide à des victimes dans l’Empire ottoman, en raison précisément de l’exceptionnelle polarisation du débat entre les Conservateurs turcophiles et les Libéraux pro-chrétiens ottomans entre 1875 et 1878. On avait alors soupçonné le Stafford House Committee, mis en place en 1877 pour venir en aide aux blessés turcs lors de la guerre russo-turque, d’être affilié aux Conservateurs. La caisse de secours survécut en publiant des audits grâce aux moyens considérables de son instigateur, le duc de Sutherland. Il conviendra de garder à l’esprit cet exemple et ces apports historiographiques pour déconstruire la politisation de l’ARF et du NARC.

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6 Pour envisager les rapports entre les champs de l’humanitaire et du politique, on se rapprochera du travail d’Ann Marie Wilson (27-44) sur la manière dont les réponses américaines aux massacres arméniens des années 1890 ont été largement façonnées par trois groupes (missionnaires américains, immigrés arméniens et réformateurs) et ont finalement conféré une légitimité nouvelle à des interventions humanitaires américaines postérieures. Tandis que son analyse s’intéresse à une circulation exclusivement américaine des dynamiques d’influence, la nôtre s’inscrit dans un cadre transnational et se focalise sur les structures (caisses de secours) plutôt que sur des groupes sociaux. Cette double approche permet d’interroger les dynamiques mises en évidence par Wilson en resituant les relations anglo-américaines dans un espace transatlantique, d’une part, et ottoman, d’autre part. Elle permet également de dévoiler la dissymétrie spatiale des relations entre l’ARF et le NARC et révèle leur positionnement dans une « diplomatie de l’humanitaire » émergente (Régnier 1215).

7 Cette étude s’appuie sur une variété de sources disponibles (archives des caisses de secours quand elles existent et comptes rendus publiés, notamment dans la presse5 ; archives de l’ambassade britannique à Constantinople et du Foreign Office ; archives de l’American Board of Commissioners for Foreign Missions ; archives personnelles) en vue, tout d’abord, de dresser un historique croisé des deux organisations, en soulignant leurs similitudes. La deuxième partie analyse le positionnement public de l’ARF et du NARC dans leurs espaces médiatiques nationaux, ainsi que leur rapport aux structures étatiques de ces pays. On portera grande attention aux adaptations de discours (avec l’idée que les motivations des publics sensibilisés à la cause arménienne pouvaient diverger), dans le contexte de crise diplomatique entre les États-Unis et le Royaume- Uni de l’hiver 1895-1896 et dans le cadre d’une intervention humanitaire qui requérait préalablement l’approbation officielle du sultan Abdul Hamid II. Enfin, nous entrerons dans l’envers du décor : nous verrons en dernière partie que les positionnements publics des comités exécutifs de l’ARF et le NARC, régis par des contraintes propres à un espace politique transatlantique et à des tensions diplomatiques entre les deux pays, s’estompent dans l’Empire ottoman pour laisser place à une collaboration active entre représentants britanniques et américains de ces deux structures. Nous soutiendrons enfin que la personnalité et les convictions de l’ambassadeur britannique Philip Currie furent déterminantes pour cette coopération, qui doit être replacée dans la mutation des pratiques diplomatiques au tournant du XXe siècle.

Historique croisé et modélisation des relations entre l’ARF et le NARC

8 L’Empire ottoman fut le théâtre d’activités missionnaires britanniques et américaines bien avant la survenue des massacres des années 1890, dès le début du XIXe siècle, en particulier par le biais de l’American Board of Commissioners for Foreign Missions (ABCFM) et de la Turkish Missions’ Aid Society. Cette implantation permit de porter plus facilement à la connaissance du public le sort des chrétiens ottomans et favorisa certainement le développement d’actions humanitaires dans l’Empire, surtout à la suite de la répression sanglante de l’insurrection en Bulgarie par des soldats irréguliers et réguliers ottomans en 1876. Il fallut néanmoins attendre la famine dans l’Empire russe du début des années 1890 pour que la Croix-Rouge américaine, créée en 1881, œuvre pour la première fois à l’étranger, préparant ainsi l’élan dont les Arméniens allaient

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bénéficier quelques années plus tard (Curti 119). En revanche, sa consœur britannique, formée sous l’égide de Florence Nightingale en 1870, avait déjà œuvré au sein de l’Empire ottoman, apportant notamment une aide aux soldats russes et slaves ottomans engagés dans la guerre russo-turque de 1877-1878 pour libérer les provinces balkaniques du joug ottoman (Gill 116-117).

9 Par ailleurs, la guerre d’indépendance grecque (1821-1829) fut un événement précurseur dans le développement d’initiatives privées à vocation caritative en Europe (Ryfman 14 ; Rodogno 72-78). La rhétorique du London Greek Committee (fondé en 1823) alliait philhellénisme et devoir chrétien envers une population opprimée par un gouvernement despotique. Elle fut récupérée par les Libéraux britanniques qui, en 1879, soit trois ans après le déclenchement des massacres à l’encontre des Bulgares chrétiens, ressuscitaient la structure (Prévost, 2010 236). En réalité, de nombreux Libéraux furent profondément marqués par le traité de Paris de 1856, qui mit fin à la guerre de Crimée et fit des puissances du Concert européen autant d’observateurs des réformes promises par le Sultan « pour le bien-être de ses sujets », notamment chrétiens (article 9). Il s’ensuivit que ces Libéraux, parmi lesquels les ducs de Westminster et d’Argyll, Gladstone et le juriste James Bryce, furent, toute leur vie durant, engagés pour une amélioration du sort des chrétiens ottomans : on les retrouvait aussi bien à la convention nationale du 9 décembre 1876, qui donna naissance à l’Eastern Question Association, qu’à celle du 7 mai 1895, qui vit la création du Grosvenor House Committee on Armenian Affairs (GHC). Tous s’impliquaient dans la collecte de fonds destinés aux victimes des « atrocités bulgares » en 1876 et des « massacres arméniens » à partir du printemps 1895. De surcroît, forts de leur expérience de 1876, ils estimaient nécessaire d’avoir une structure coordinatrice du mouvement de secours pour l’Arménie, afin de prévenir l’éparpillement des dons qui avait caractérisé la réponse caritative britannique aux « atrocités bulgares ». Cette structure devait aussi devenir la principale interlocutrice du Foreign Office. On peut ainsi considérer que l’Armenian Relief Fund (ARF) est le versant caritatif des groupes de pression arménophiles libéraux qu’étaient respectivement le GHC, fondé en même temps que l’ARF par le duc de Westminster, et l’Anglo-Armenian Committee (AAC), créé par Bryce en 1879 sur les encouragements de Gladstone (Bryce Papers, MSS. Bryce 10, 26-27).

10 L’AAC et le GHC partageaient des objectifs politiques liés à ce qu’on appelait alors la Question arménienne. En particulier, ils tentaient de mobiliser l’opinion publique britannique et de veiller à ce que le gouvernement fasse pression au sein du Concert européen pour l’application de l’article 61 du traité de Berlin de 1878, qui stipulait : La Sublime Porte s’engage à réaliser, sans plus de retard, les améliorations et les réformes qu’exigent les besoins locaux dans les provinces habitées par les Arméniens et à garantir leur sécurité contre les Circassiens et les Kurdes. Elle donnera connaissance périodiquement des mesures prises à cet effet aux Puissances qui en surveilleront l’application. (Brunswik 315) Cette partie du traité resitue la Question arménienne dans le contexte plus large de la Question d’Orient, dont elle partage divers traits. Tout d’abord, il s’agit de l’oppression d’une minorité non-musulmane (ici, la communauté arménienne ottomane, deuxième communauté non-musulmane en taille), alors qu’un programme sultanesque de réformes (Tanzimât) avait été proposé dès 1839 (Hatti-Chérif de Gulhané) en vue d’égaliser les droits entre musulmans et non-musulmans. Le traité de Paris de 1856 stipulait explicitement que les puissances du Concert européen devaient en surveiller la

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bonne application ; les autorités ottomanes elles-mêmes le reprirent dans un Hatt-i- Humayun proclamé en marge du traité. Pourtant, les réformes tardèrent à être mises en œuvre : tant leur forme que leurs objectifs suscitaient de réelles tensions au sein de la bureaucratie ottomane (Omaran). Ces réformes se situent également dans le contexte de la formulation du nationalisme arménien. Si la communauté arménienne (Ermeni millet) fut autorisée à se doter d’une constitution (Nizâmnâme-i Millet-i Ermeniyân) en 1863, cette organisation restait le bon vouloir du Sultan. Or Abdul Hamid II avait déjà décidé de suspendre la Constitution ottomane en 1878, seulement deux ans après son adoption. Par ailleurs, les réformes profitaient surtout à une élite bourgeoise et urbaine, notamment stambouliote, et peu aux paysans anatoliens, acculés à la multiplication et aux augmentations successives des impôts entre 1875 et 1881 (Ter Minassian, 1997 115-116 ; Bozarslan et al. 684-734/9824). En dépit des promesses de réforme, les paysans (qui représentaient environ 70 % de la communauté) restaient assujettis à un double système de taxation : des impôts divers (dîme, taxation foncière etc.) dus à l’État et un tribut versé aux chefs kurdes en échange de leur protection, puisque les non-musulmans n’étaient pas autorisés à porter des armes. Dès le milieu des années 1880, des poches de résistance dénonçaient à la fois l’injustice du système et la violence qui accompagnait très fréquemment la collecte.

11 Les membres de l’Anglo-Armenian Committee, en particulier le plus illustre d’entre eux, James Bryce, avaient bien conscience de la complexité des conditions de la communauté arménienne et des frictions fréquentes entre les différents groupes (sociaux, ethniques, religieux) de la société anatolienne, tensions aggravées par l’installation de réfugiés ottomans musulmans suite au conflit russo-turc de 1877-1878. Même si l’émoi fut de courte durée, l’acquittement de Moussa Bey en 1889 provoqua un électrochoc au Royaume-Uni, nourri par les révélations selon lesquelles ce chef kurde avait enlevé et torturé Gulizar, une jeune Arménienne de quatorze ans, et l’avait forcée à se convertir et à l’épouser. La dénonciation publique par Gladstone dans la presse et par le biais d’une campagne médiatique reposant sur la distribution de cartes postales comportant le portrait de Gulizar, ainsi qu’un large appel à la protestation y étaient pour beaucoup (A. Kévonian ; Bryce Papers, MSS. Bryce 193, 162). Le dénouement judiciaire de cette affaire constituait un premier signal d’alerte pour les arménophiles britanniques, qui redoutaient désormais une généralisation de la violence à l’encontre des Arméniens, en toute impunité, et une radicalisation politique parmi ces derniers. La création par Abdul Hamid II de régiments hamidiye, une milice tribale kurde, en 1891 ne fit que déstabiliser encore un peu plus les fragiles équilibres en Anatolie (Klein 20-95), alors qu’au même moment, le Sultan suspendait la constitution de l’Ermeni millet.

12 Ainsi, à la fin de l’année 1894, en présence du gouvernement libéral du comte de Rosebery, l’AAC ne pouvait qu’être sceptique. Ses relations avec le gouvernement, tout du moins avec le Premier ministre et le comte de Kimberley, alors ministre des Affaires étrangères, semblaient incertaines, ce qui plaçait James Bryce, alors membre de ce gouvernement, dans une situation très embarrassante. L’attitude attentiste de Rosebery et de Kimberley entraîna une mutation progressive, mais irréversible, du comportement de l’AAC. D’une mission d’information et de conseil, notamment sous les gouvernements du Premier ministre libéral Gladstone (1880-1886 et 1892-1894), l’AAC adopta une posture critique de la ligne gouvernementale (« Letter to the Editor »).

13 Les grands rassemblements publics s’enchaînèrent dans tout le pays. Les pétitions appelant à soutenir les Arméniens ottomans et rappelant le devoir du gouvernement

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britannique aux termes du traité de Berlin, affluaient alors au Foreign Office (Prévost, 2016 51-90). Le Grosvenor House Committee naquit de l’un de ces grands rassemblements, convoqué à Chester par le duc de Westminster en mai 1895, reflet du ressentiment des membres du comité exécutif de l’AAC à l’égard de Rosebery. C’était en particulier vrai de MacColl, qui bénéficiait d’une grande latitude dans la mise en place d’un mouvement d’agitation et n’hésitait pas à mener une virulente campagne anti- Rosebery (Russell 142). Du rassemblement de Chester émergea également l’Armenian Relief Fund, qui se voulait indépendant de l’AAC et du GHC en se donnant pour seul objectif de collecter des fonds. Son lancement officiel se fit par un premier appel aux dons dans le quotidien libéral The Daily News le 17 juin 1895. Plusieurs membres étaient communs à l’Anglo-Armenian Committee, au Grosvenor House Committee et à l’Armenian Relief Fund, parmi lesquels Malcolm MacColl et Edward Atkin, secrétaire des trois et trésorier de l’AAC. La perméabilité des trois structures devait être évidente pour quiconque s’intéressait alors à la Question arménienne. Elle nous est aujourd’hui relayée par des indices ténus.

14 Qu’en est-il de la genèse du National Armenian Relief Committee ? Le Wheeling Daily Intelligencer avait-il eu recours à un diminutif en requalifiant l’Armenian Relief Fund Committee, nom officiel de l’ancêtre du NARC, d’ « Armenian Relief Fund » ou y avait-il un lien entre cette caisse de secours et son équivalent britannique ? S’il était fréquent de trouver des variantes pour les noms d’associations caritatives, le glissement demeure d’autant plus intéressant que dans le premier appel aux dons du NARC, paru dans le New York Times du 15 janvier 1896, son nom fut également déformé en « Armenian Relief Fund ». Cette erreur est particulièrement intrigante quand on sait que le comité de secours américain fut mis en place sur une idée du révérend congrégationaliste américain Frederick D. Greene, qui était associé au cercle philarmène britannique et qui, par le passé, avait fréquemment participé aux activités de l’AAC (Bryce Papers, MSS. Bryce 196, 10-12). Considérant, à son retour de l’Empire ottoman, qu’il ne serait d’aucune utilité à la cause arménienne aux États-Unis, c’est au Royaume-Uni qu’il décida, dans un premier temps, de mettre à profit son expérience de terrain en tant qu’ancien président de la mission américaine à Van, en Arménie ottomane orientale. Outre son implication dans de nombreuses délégations conduites par l’Anglo-Armenian Committee auprès du gouvernement libéral du comte de Rosebery avant son éviction du pouvoir en juin 1895, Greene fut recruté par le rédacteur en chef du quotidien libéral The Manchester Guardian pour lequel il rédigeait des articles, le plus souvent non signés, sur la situation en Arménie ottomane (C.P. Scott Papers, 120/74 et 120/76). En parallèle, il publiait un ouvrage à New York au printemps 1895. The Armenian Crisis in Turkey s’ouvre sur un « appel lancé au monde civilisé, au nom de son humanité, ainsi qu’aux groupes ethniques vivant dans l’Empire ottoman » et se termine par un chapitre consacré à l’influence des missionnaires américains dans cet empire. Il prenait soin de préciser que les missionnaires de l’ABCFM s’étaient toujours montrés loyaux envers le Sultan (Greene, 1895 148). Cette précision est essentielle pour comprendre la nature du National Armenian Relief Committee, qu’il contribua à former en décembre 18956. Le NARC devint alors, en réalité, le prolongement caritatif de cette mission congrégationaliste et s’installa à New York dans les locaux de l’American Bible Society avec laquelle l’ABCFM collaborait déjà sur le marché de l’édition religieuse dans l’Empire ottoman (Ümit 31). Le budget des stations missionnaires dépendant de l’ABCFM n’était pas suffisant pour entreprendre une distribution d’aide de grande envergure, mais surtout le Prudential Committee, qui

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constituait l’exécutif de l’ABCFM aux États-Unis, s’opposait à ce qu’il soit utilisé pour faire face à des crises humanitaires, quelles qu’en soit l’origine ou l’ampleur (Amerikan Bord Heyeti Archives, ABA001801463). Si les missionnaires allouaient, marginalement mais régulièrement, une partie du budget médical ou caritatif des stations, ils n’avaient pas les moyens matériels de faire face aux besoins exceptionnels qui se présentèrent à eux à partir de 1894. Le partenariat entre l’ABCFM, notamment les missionnaires en Anatolie et à Constantinople, et le NARC permettait alors de contourner la prescription du Prudential Committee.

15 Qu’en est-il donc du rapport entre l’ARF et le NARC ? À première vue, les deux structures semblent s’être développées en parallèle, Greene ayant mis à profit son expérience britannique au niveau du NARC. Était-ce tout ? Une étude de la presse américaine pourrait nous laisser penser que le lien entre les deux est superficiel, d’autant que l’erreur de dénomination du NARC dans les journaux américains se retrouve dans la presse britannique pour l’ARF, qu’on appelait parfois « Armenian Relief Committee » (« Mr Gladstone on the Armenian Question »). Les désignations rencontrées jusqu’ici sont en effet assez interchangeables et sembleraient faire ressortir des similitudes fortuites plus qu’une véritable filiation entre l’ARF et le NARC.

16 Mais c’est tout d’abord la stratégie médiatique commune qui frappe. Les deux structures utilisèrent leurs partenariats avec les journaux pour diffuser leurs appels aux dons, voire permirent à ces derniers de les collecter pour l’association : c’est en particulier le cas de l’ARF avec le Daily News (« Armenian Relief Fund », 1895a). Le Daily News fut d’autant plus enclin à jouer ce rôle que depuis 1876, cet organe informel du Parti libéral avait soutenu la cause des chrétiens ottomans. Son rédacteur en chef, Philip Clayden, était un proche de l’Anglo-Armenian Committee (« Anglo-Armenian Association »). Du fait de son partenariat avec l’American Board of Commissioners for Foreign Missions, le NARC ciblait au-delà des grands journaux régionaux (le New York Times, le Washington Times, le Milwaukee Sentinel, le San Francisco Call, le Los Angeles Herald, etc.) en faisant paraître des articles dans des périodiques religieux. Outre le Congregationalist de Boston et le presbytérien New York Evangelist, le NARC comptait particulièrement sur le Missionary Herald, organe de l’ABCFM, et le congrégationaliste Outlook, puisque de longue date, ils rapportaient les nouvelles des missionnaires américains en poste dans l’Empire ottoman, notamment leurs efforts d’évangélisation auprès des Arméniens grégoriens (Wilson 33-35). Autre stratégie commune : les mêmes appels aux dons étaient parfois repris à l’identique partout au Royaume-Uni et aux États-Unis pour plus d’efficacité.

17 Hormis la presse, la publicité des actions de secours des deux organisations était assurée par le biais de grands rassemblements publics, parfois appelés par des églises locales, qui organisaient des quêtes dont la collecte était ensuite reversée aux caisses de secours. En effet, le NARC se posait, comme l’avait déjà fait l’ARF quelques mois plus tôt, en tant que structure centralisatrice des dons – ce que traduit en partie l’adjectif « national ». Pour cela, le NARC établissait un maillage avec des correspondants locaux dans tout le pays, maillage qui devait néanmoins demeurer plus dense sur la côte est, dans le Michigan et l’Illinois (« To Relieve the Armenians »), là où l’idée de la caisse de secours avait pris racine. Ce positionnement de l’ARF et du NARC fut un succès, puisqu’au moment d’annoncer sa clôture en octobre 1898, l’ARF déclarait avoir récolté 100 000 livres sterling (« Grosvenor-House Committee ») et qu’en juillet 1896, le NARC faisait déjà état de 837 353 dollars perçus (« America’s Response to Armenia’s Bitter

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Cry »). Ces sommes sont d’autant moins négligeables qu’une crise économique sévissait depuis près de deux décennies et qu’à compter de janvier 1897, les Britanniques furent massivement sollicités pour une autre cause humanitaire : la famine en Inde.

18 Néanmoins, cette domination ne permit pas à l’ARF ou au NARC d’éradiquer une myriade d’autres structures philanthropiques qui souhaitaient conserver une identité propre. Ainsi, au Royaume-Uni, si le Scottish Armenian Relief Fund, présidé par le duc d’Argyll, membre de la première heure de l’Eastern Question Association aux côtés du duc de Westminster et président de l’ARF, reversait ses fonds à l’ARF, il n’en était pas de même pour d’autres caisses de secours. Certaines suffragistes britanniques, qui se regroupèrent en 1886 pour former au sein du Parti libéral la Women’s Liberal Federation (WLF), formèrent en 1895 un Woman’s Armenian Relief Fund. Cette structure avait des antennes locales presque partout où la WLF était implantée. Il s’agissait non seulement pour ces militantes de s’investir dans la sphère caritative, traditionnellement ouverte aux femmes des classes moyennes et aisées de l’époque victorienne, mais surtout de montrer que la politique, en particulier étrangère, n’était pas un domaine réservé aux hommes. Plus qu’à l’ARF, dont elles partageaient pourtant l’orientation politique libérale, leurs dons étaient fréquemment envoyés à la Women’s Armenian Relief Fund, une structure dirigée par une missionnaire américaine et qui finançait, à Van, une filature redonnant activité et dignité aux survivantes des massacres (Prévost, 2014). De même, l’Irish Armenian Relief Fund, formé en octobre 1895, n’était pas juste une organisation caritative, mais trahissait un positionnement politique en rapport avec les affaires irlando-britanniques en ce qu’elle permettait aux Irlandais catholiques et protestants d’unir leurs efforts en faveur des Arméniens. Les sommes collectées par ces autres caisses étaient loin d’être négligeables. Le Women’s Armenian Relief Fund (aussi parfois appelé Van Industrial (Bureau) Fund) récolta 15 000 livres sterling en deux ans (« Women’s Armenian Relief Fund »). Quant au Friends’ Armenian Relief Committee (FARC), entre sa création en 1896 et sa clôture en 1899, il récolta environ 18 000 livres sterling (« Friends Armenian Relief Committee »). Aussi, l’ARF demeurait certes la principale caisse de secours, mais il devait composer avec d’autres organisations, tel le FARC, qui souhaitaient également être des interlocutrices privilégiées du Foreign Office en vue du transfert et de la distribution des fonds dans l’Empire ottoman.

19 Outre-Atlantique, le NARC fit face à une situation identique. Ainsi, plusieurs périodiques américains, notamment The Outlook, hebdomadaire new-yorkais d’information générale, et Lend a Hand, organe unitarien publié à Boston, lancèrent des appels aux dons indépendamment. Louis Klopsch, rédacteur en chef de l’édition américaine du périodique évangélique britannique The Christian Herald, créa le Christian Herald Fund à peu près au moment où l’embryon du NARC, le New York Armenian Relief Fund, fut formé au mois d’août 1895. Sur environ deux ans, 19 000 dollars furent récoltés (Pepper 50 sqq.). Klopsch décida de soutenir les actions du Women’s Armenian Relief Fund à Van et espérait faire distribuer ses fonds par William W. Howard, qui était par ailleurs associé à l’Armenian Relief Association et était pleinement engagé dans l’émigration de réfugiés vers la Perse. Au lieu de passer par le NARC, tous ces rédacteurs en chef envoyèrent leurs dons directement sur place à des missionnaires de l’ABCFM, ce qui témoigne de la porosité de la coordination mise en place au niveau national par cette caisse de secours. Et ce, d’autant que certaines structures collectrices de dons – tels les United Friends of Armenia, organisme créé en novembre 1894, et l’Armenian Relief Association – s’affranchirent du NARC pour afficher des

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revendications politiques plus radicales comme l’application de l’article 61 du traité de Berlin, voire l’indépendance de l’Arménie ottomane.

20 Dans ce paysage potentiellement concurrentiel, le soutien affiché de personnalités éminentes et influentes nationalement pouvait constituer une sorte de garantie morale pour les donateurs. L’ARF pouvait en effet s’enorgueillir du soutien des ducs de Westminster et d’Argyll, figures tutélaires des Whigs-Libéraux qui n’avaient pas hésité à mettre de côté leur différend avec Gladstone à propos du Home Rule irlandais et à s’engager ensemble dans leur combat pour les chrétiens ottomans, comme ils l’avaient déjà fait en 1876. En complément d’autres personnalités politiques – majoritairement issues du Parti libéral –, le comité exécutif de l’ARF incluait surtout un large spectre d’hommes d’Église : des anglicans, reflétant ainsi la volonté de l’archevêque de Canterbury d’associer pleinement l’Église établie au mouvement caritatif pour les Arméniens ottomans, ce qui n’avait pas véritablement été le cas au moment des « atrocités bulgares » ; mais aussi de très nombreux non-conformistes, déjà très mobilisés en 1876. Il est indéniable que l’agrégation de tant de personnalités issues des cercles politiques, religieux et journalistiques – dont le fils de Gladstone et recteur anglican de la paroisse de Hawarden, Stephen E. Gladstone (« Armenian Relief Fund », 1895a) – contribua au succès relatif de l’Armenian Relief Fund. À l’inverse, le NARC ne put s’appuyer sur la résurgence d’un quelconque mouvement de secours pour les Bulgares. Le comité exécutif du NARC n’en réunissait pas moins des personnalités prestigieuses, que Greene était parvenu à fédérer autour de la cause arménienne. On trouve en particulier le juge de la Cour suprême David J. Brewer, l’industriel Spencer Trask, le président du New York Central Railroad System Chauncy Depew, le pasteur congrégationaliste Leonard Woolsey Bacon et surtout les frères William et James Brown, propriétaires de la plus ancienne banque privée américaine, Brown Brothers, qui avaient accepté de devenir trésoriers de l’association. Au niveau local, les caisses de secours affiliées au NARC se constituaient également autour de personnalités connues et déjà impliquées dans d’autres causes humanitaires, afin d’encourager les dons. C’est le cas du Citizens’ Permanent Relief Committee of Philadelphia créé en 1885 pour apporter de l’aide aux nécessiteux et aux victimes de catastrophes naturelles : il comptait des hommes d’affaires – dont Robert C. Odgen, qui évoluait dans le secteur du vêtement, et John H. Converse, associé de la Baldwin Locomotive Works –, des banquiers et des hommes exerçant des professions libérales (Citizens’ Permanent Relief Committee Records, 1421/2/13).

21 De plus, plusieurs membres actifs de l’ARF et du NARC étaient en relation avec des membres du gouvernement ou des instances ministérielles de leurs pays respectifs, ce qui était crucial pour asseoir le sérieux de ces deux associations. Rappelons en effet que le secrétaire de l’ARF, Edward Atkin, travaillait avec le Foreign Office où Thomas Sanderson, sous-secrétaire d’État permanent aux Affaires étrangères, recevait les décomptes réguliers de cette caisse de secours. Sanderson jouait souvent le rôle d’intermédiaire entre l’ARF et Salisbury, alors Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, ou encore entre l’ARF et les coordonnateurs de l’aide humanitaire. Quant à l’ABCFM, les tensions grandissantes dans l’Empire ottoman des années 1890, y compris celles pesant sur les missionnaires protestants, avaient conduit à une plus grande bienveillance étatique à leur égard (Handy 92), au titre de la protection de l’ensemble des intérêts américains et des droits extraterritoriaux. Bien sûr, le principal objectif du rapprochement de ces structures avec les instances politiques de leur pays était non seulement de s’assurer de l’approbation de leur gouvernement, mais aussi de bénéficier

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d’un soutien officiel autorisant l’envoi de dons, ainsi que d’agents de l’humanitaire dans l’Empire ottoman.

L’ARF et le NARC dans le jeu diplomatique international : relations avec les gouvernements britannique et américain, le Sultan et les réseaux diasporiques arméniens

22 À la fin des années 1890, alors que les crises se multipliaient, le Foreign Office britannique s’inquiétait de plus en plus des modifications des paramètres de la « vieille diplomatie ». En outre, les groupes de pression se sentaient légitimés à se saisir de questions internationales pour les politiser à des fins partisanes (Shannon XVII). Une évolution similaire des pratiques diplomatiques où une plus grande importance est donnée à la vox populi semble aussi observable aux États-Unis à l’époque (Holsti 4-5). Dans ce contexte, l’ARF et le NARC s’invitaient dans le jeu diplomatique international, alors qu’elles n’en étaient pas des acteurs officiels, ce qui les força à modérer leur message afin de ne pas s’aliéner leurs gouvernements respectifs.

23 Si l’ARF s’en tenait strictement à un discours sur le secours et tentait de préserver autant que possible une certaine neutralité dans ses publications ou communiqués, on note à partir de mars 1896, et surtout à partir de la troisième vague de massacres, des initiatives individuelles où les appels aux dons de l’ARF étaient récupérés à des fins politiques. En dépit de réunions publiques de plus en plus nombreuses dans tout le pays, où d’anciens soutiens de l’ARF s’interrogeaient sur l’absence de résultats de la politique salisburienne, il n’y eut pas de rupture en septembre 1896 entre l’ARF et le Foreign Office. Toutefois, Salisbury n’entendait pas subir de pression politique de l’AAC ou du GHC. Par ailleurs, le risque d’un éloignement entre l’ARF et le Foreign Office était bien réel depuis qu’en mars 1896, le gouvernement avait publiquement refusé de transformer l’ARF en une agence officielle du secours britannique dans l’Empire ottoman (« Mr Gladstone and the Relief of Armenians »). Cet épisode illustre le jeu complexe des relations entre l’ARF et le gouvernement britannique, en particulier avec le Foreign Office de Salisbury, qui était aussi ministre des Affaires étrangères.

24 En d’autres termes, le jeu des influences était soumis à un équilibre très subtil et, en réalité, l’existence même d’un secours britannique et américain dépendait d’une reconnaissance étatique plus ou moins officielle de l’ARF et du NARC, qui devaient démontrer leur bon vouloir à leurs gouvernements respectifs et donc s’abstenir de toute politisation. D’ailleurs, la publication par Greene en 1895 de The Armenian Crisis in Turkey, préfacé par Josiah Strong, alors secrétaire de la branche américaine de l’Alliance évangélique, avait déjà causé assez d’inquiétude en haut lieu, par la virulence de son propos (Wilson 33), pour que le NARC fût, par la suite, très vigilant. Ses appels aux dons mirent ainsi l’accent sur le dénuement des Arméniens ottomans et sur les maladies qui ravageaient les provinces du Marash et du Zeïtoun, plutôt que sur les massacres en eux-mêmes.

25 La neutralité était aussi rendue nécessaire par le contexte diplomatique tendu. En novembre 1894, sur pression de groupes arménophiles (dont l’AAC), les trois puissances européennes traditionnellement associées à la protection des chrétiens ottomans – le Royaume-Uni, la France et la Russie – acceptèrent de diligenter une enquête sur les

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massacres. En aucun cas, l’ARF et le NARC ne voulaient entraver sa poursuite, mais le rapport ne parut qu’en août 1895. En effet, même si l’incrédulité des chancelleries européennes était moins forte qu’en 1876, elle persista jusqu’à la fin 1895. Par ailleurs, les soupçons pesant sur les tentatives de MacColl de juguler l’opinion publique britannique et la domination médiatique progressive de l’Armenian Relief Association aux États-Unis fragilisaient l’ARF et le NARC. Aux yeux de caisses de secours indépendantes et d’une partie de l’opinion publique britannique, l’ARF et le NARC étaient alors rendues complices d’une diplomatie européenne impuissante, à laquelle le Royaume-Uni était associé.

26 Côté américain, cette même critique prenait acte de ce qu’au contraire du Royaume- Uni, les États-Unis n’étaient pas membres du Concert européen, chargé de surveiller l’application des réformes. De plus, la doctrine Monroe (1823) incitait les Américains à ne pas s’immiscer dans les affaires européennes, dont relevait la Question d’Orient. Ainsi, dès l’automne 1894, l’apparent attentisme du gouvernement britannique fut vivement critiqué au Congrès américain, mais aussi par les United Friends of Armenia : l’immoralité et l’hypocrisie d’un Royaume-Uni reniant ses engagements envers les chrétiens ottomans furent dénoncées comme des symboles de décadence de la puissance anglo-saxonne (Steele 2). Du printemps 1895 au début de l’année suivante, les positions anglophobes se rigidifièrent quand la crise vénézuélienne précipita le Royaume-Uni et les États-Unis au bord du conflit (Scruggs). Pourtant, la pression de l’opinion publique américaine résonnait de plus en plus au sein du Congrès, où quelques pétitions avaient été adressées à la commission du Sénat sur les Affaires étrangères dès janvier 1895 (Congressional Record 27, 53e Congrès, 1re session, 887) pour que les États-Unis s’engagent aux côtés des puissances européennes afin de faire la lumière sur les massacres. Suite au refus du Royaume-Uni d’accepter l’arbitrage américain dans la crise britannico-vénézuélienne, le président Cleveland prononça le 17 décembre 1895 devant le Congrès un discours belliqueux, qui éradiquait, par ailleurs, toute coopération sur le dossier arménien en réaffirmant la doctrine Monroe.

27 Toutefois, deux résolutions demandant une intervention américaine furent introduites au Congrès en janvier 1896, alors que le très américanophile secrétaire aux Colonies, Joseph Chamberlain, tentait, depuis plusieurs semaines déjà, d’établir une collaboration interétatique sur la Question arménienne avec son homologue américain, Richard Olney, et que Westminster avait diffusé aux grands journaux américains une déclaration en ce sens (« Needs of Armenians »). La résolution du sénateur démocrate de Floride, Wilkinson Call, ayant été jugée trop radicale dans sa formulation (proche de celles de l’ARA et des United Friends of Armenia), ce fut celle du sénateur républicain de l’Illinois et membre de la commission du Sénat sur les Affaires étrangères, Shelby Cullom, qui fut finalement adoptée après d’intenses débats dans les deux chambres sur l’avenir de la doctrine Monroe. Introduite en séance plénière le 24 janvier 1896, cette résolution insistait auprès de Cleveland qu’il était « de l’impérieux devoir [des États- Unis], au nom de l’humanité, d’exprimer leur souhait le plus sincère quant à l’application rapide des réformes » que les puissances européennes avaient consignées dans le traité de Berlin (articles 61 et 62). Elle « soutenait le président dans quelque action des plus vigoureuses qu’il pût entreprendre en vue de la protection et de la sécurité des citoyens américains dans l’Empire ottoman » (Congressional Record 28, 54e Congrès, 1re session, 959).

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28 Cleveland s’en tint à une application stricte de la doctrine Monroe. Avec l’échec de la proposition de collaboration interétatique sur la Question arménienne suggérée par Chamberlain à Olney (Chamberlain Papers, 1er février 1896, JC5/67/45), en partie en raison de la question vénézuélienne, le rapprochement entre l’ARF et le NARC fut pragmatique et resta discret aux yeux de l’opinion publique américaine. Il devait rester conjoncturel et ponctuel, car lui aussi était perçu, au moins dans une partie de l’opinion publique américaine, comme une politisation discutable menant à l’affaiblissement de la parole américaine sur la Question arménienne et remettant fondamentalement en cause l’indépendance des États-Unis face à l’ancienne tutelle britannique (« Forwarded $10,000 for Relief »). De plus, en janvier 1895, l’Alliance évangélique accusait l’Anglo- Armenian Committee de servir de repaire aux révolutionnaires et de mettre en péril le sort des Arméniens ottomans (Bryce Papers, MSS Bryce 196, 23-24). La porosité des structures britanniques AAC / Grosvenor House Committee et ARF pouvait faire redouter au NARC que les dons collectés par l’AAC et l’ARF ne soient en partie récupérés à des fins révolutionnaires. L’ABCFM ayant, depuis 1893, réitéré son positionnement contre toute forme de révolution (Wilson 32), le NARC ne pouvait prendre le risque de collaborer ouvertement avec l’ARF.

29 Dès sa création en décembre 1895, le NARC dut chercher, en accord avec l’ABCFM, un canal américain de distribution des dons. De plus, la maladresse de l’ARF, qui avait confondu le NARC et l’ARA au moment de le remercier pour les dons dans les colonnes du Daily News, ne pouvait qu’encourager le NARC à adopter une telle posture, au moins publiquement (« Armenian Relief Fund », 1895b ; 1895c ; « Armenian Outbreaks »). Cette erreur confirmait le manque de lisibilité du paysage philanthropique américain envers les Arméniens ottomans vu du Royaume-Uni. Le NARC, qui avait du mal à s’imposer sur la scène médiatique par-delà la côte est, avait tout intérêt à trouver un canal de distribution au-dessus de tout soupçon de politisation et indépendant du circuit britannique contrôlé par l’ARF : ARF, Foreign Office, ambassade britannique à Constantinople, consulats britanniques en Arménie ottomane. En effet, en l’absence de conflit avéré, qui demeurait la condition habituelle du secours international en vue de la protection des droits de l’humain (notamment par le biais de la Croix Rouge), et d’une intervention humanitaire sanctionnée par le Concert européen, toute opération de secours étranger en direction des Arméniens ottomans nécessitait l’autorisation préalable du Sultan et devait respecter une stricte neutralité. Les difficultés rencontrées par l’ambassadeur britannique Philip Currie quand il réactiva l’International Committee at Constantinople, une structure de secours international pour les Arméniens, rappellent également que si l’aide humanitaire provenant d’un membre du Concert européen pouvait être rattachée à un mandat moral émanant des traités de 1856 et de 1878, celle provenant des États-Unis était en dehors de ce cadre. Le choix d’un acteur non-européen pour distribuer les dons collectés par le NARC était donc risqué. Par ailleurs, le NARC devait sélectionner un partenaire neutre, pour qu’il puisse être admis en territoire ottoman. Lors d’une visite à Washington pour demander conseil à Olney sur ce point et solliciter en vain une reconnaissance officielle du NARC comme agence gouvernementale de secours, celui-ci recommanda la Croix-Rouge américaine (« Islam or the Sword »). Quelques jours plus tard, après des négociations avec sa responsable, Clara Barton, le NARC annonça qu’un accord avait été trouvé et que les dons récoltés seraient distribués par l’American Red Cross (ARC). L’accord stipulait que les fonds seraient réunis et mis à disposition pour l’expédition avant le départ de Barton et qu’elle aurait libre cours pour la distribution des dons (American

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Red Cross 3-5). Par-delà l’engagement de neutralité de la Croix-Rouge américaine, la décision du comité exécutif du NARC doit être comprise comme une volonté d’affirmer que les États-Unis s’intéressaient aussi, et de manière indépendante, au sort des Arméniens ottomans. Ainsi, le plaidoyer du duc de Westminster en faveur d’une entente anglo-américaine immédiate à ce sujet (« Needs of the Armenians ») renforça le sentiment américain que les États-Unis incarnaient l’anglo-saxonnisme providentialiste et que c’était eux – et non la vieille Europe ou le Royaume-Uni – qui pouvaient résoudre cette crise.

30 Ainsi, par le truchement du NARC, qui avait obtenu le soutien informel d’Olney (Curti 125), les États-Unis pouvaient en quelque sorte remplir « un devoir sacré » envers ceux qu’on présentait dans ce pays comme « les pupilles de la chrétienté » (Greene, 1897 ; Miglio). En vue d’insister sur la proximité entre Américains et Arméniens, on rappelait que l’Arménie fut le premier État à se convertir au christianisme au IVe siècle. Par ailleurs, comme l’avait fait James Bryce dans le récit de son voyage en Arménie ottomane en 1876 (Bryce 298), les publications missionnaires américaines, et à leur suite le NARC et les journaux qui reprenaient ces vues (« Martyr Nation »), associaient le mont Ararat aux débuts de l’humanité tels que narrés dans la Bible (Genèse 8:4), c’est-à-dire l’endroit où l’arche de Noé se serait échouée (Parmelee préface np ; Strong 106). Dans une perspective millénariste et géoreligieuse à laquelle l’ABCFM souscrivait, l’association entre l’Arménie et les origines de l’humanité était essentielle. Ce secours intéressé visait particulièrement les Arméniens grégoriens (Maksudyan 52-54). Leur administration et leur protection dépendaient du seul Ermeni millet, placé sous l'autorité du Patriarche de Constantinople, tandis que les Arméniens catholiques et protestants étaient rattachés aux millets catholique et protestant et pouvaient ainsi espérer la protection des puissances internationales associées à ces rites (essentiellement la France et le Royaume-Uni, et, dans une moindre mesure, les États- Unis et l’Allemagne). La marge de manœuvre du Patriarche étant limitée par son devoir de loyauté envers le Sultan, les missions protestantes pouvaient alors faire de la protection de ces « laissés-pour-compte » un combat moral, non sans qu’il y eût alors une rivalité potentielle entre Britanniques et Américains dans l’espace médiatique américain au niveau étatique – mais pas in loco7. Pour mobiliser ces Américains que la souffrance des Arméniens avait laissés impassibles, un autre argument fut brandi : le devoir de protéger les Américains vivant dans l’Empire ottoman. C’est ce stratagème que déploya l’avocat new-yorkais et membre du comité exécutif du NARC, Everett P. Wheeler, en 1896. Si son The Rights of American Citizens in Turkey défendait essentiellement les missionnaires américains – sujet brûlant pour le légat américain Alexander W. Terrell avant son rappel aux États-Unis en mars 1896 –, en creux, le texte appelait également à la protection de tous les ressortissants américains de l’Empire, notamment des Arméniens naturalisés.

31 Insister sur un devoir moral américain envers les Arméniens ottomans et les missionnaires sur place participait de la stratégie de collecte des dons, mais cela avait une contrepartie non négligeable : renforcer l’idée ottomane selon laquelle les États- Unis voulaient s’immiscer dans les affaires internes de l’Empire. Ainsi, en janvier 1896, contrairement aux attentes du NARC, le Sultan refusa l’entrée sur son territoire de Clara Barton, fondatrice de la Croix-Rouge américaine, car il voyait là une énième arme de la « diplomatie protestante » des missions et donc un danger pour son régime (Grabill 44). Pour contourner cette nouvelle difficulté, le NARC utilisa les canaux de distribution de l’ARF dans l’Empire ottoman, mais sans passer par l’ARF. Une fois

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l’interdiction du Sultan levée au printemps 1896, grâce notamment à l’intervention du légat américain, le NARC s’en remettait à la Croix-Rouge américaine et aux missionnaires américains. Ainsi, une fois que Barton fut autorisée à distribuer les dons transmis par l’ABCFM, le NARC cessa, pour l’heure, tout échange avec l’ARF, de peur que l’anglophobie ambiante aux États-Unis ne se retourne contre son entreprise.

32 En revanche, Herant Kiretchjian, fondateur et secrétaire d’origine arménienne de l’Armenian Relief Association, opta pour une stratégie différente. En janvier 1896, alors que le NARC, l’ABCFM et Clara Barton attendaient l’autorisation sultanesque, ce groupe de pression arménophile (qui opérait également comme caisse de secours) était en quête de reconnaissance internationale pour accroître sa légitimité. L’ARA avait déjà conquis l’espace journalistique américain grâce à un réseau plus étendu que celui du NARC, et surtout grâce à la caution de personnalités d’envergure nationale, parmi lesquelles l’ancien vice-président des États-Unis et gouverneur de l’État de New York, Levi P. Morton, et le président de Columbia University, Seth Low (Howard 60). L’ARA bénéficiait aussi d’une caution politique du Parti républicain, alors dans l’opposition, ce qui se vérifia lors de la Convention républicaine de juin 1896 (Armenian Relief Association 1). Dans les mois suivants, la polarisation médiatique de la campagne électorale présidentielle, où certains journaux démocrates comme le New York Times soutinrent une candidature républicaine, accrut sa formidable couverture médiatique. Mais en janvier 1896, l’ARA cherchait avant tout à être adoubée comme l’équivalent américain de l’ARF. Tout soutien officiel était bon à prendre, pour cette association qui, en vain, avait cherché la reconnaissance du président des États-Unis, un démocrate, et de la reine Victoria depuis début 1895, quand elle n’était encore que la Phil-Armenian Association of Minneapolis. Le pari semblait enfin réussi quand le duc de Westminster fit paraître dans le New York Times du 8 février 1896 une lettre de remerciement à l’ARA pour les dons transmis – lettre dans laquelle il en appelait aux gouvernements britannique et américain afin que les caisses de secours coordinatrices de part et d’autre de l’Atlantique soient reconnues comme des agences officielles (« Needs of the Armenians »). Kiretchjian saisit cette opportunité pour essayer de tisser des liens avec le Grosvenor House Committee. Il arguait alors que l’ARA souscrivait à l’idéal de la défense des peuples (chrétiens) opprimés, qui animait l’action militante du GHC et l’œuvre caritative du NARC et de l’ARF, tout en faisant de l’ARA la seule et véritable caisse de secours d’envergure nationale aux États-Unis. Bien que Kiretchjian, qui avait étudié au Robert College avant d’immigrer à Minneapolis (Tyrrell 105), se présentât comme un sujet loyal du Sultan, son nom demeurait associé, depuis 1890, à la radicalisation du Hentchak arménien, fondé à Genève en 1887. Cette affiliation supposée, tout comme l’objectif politique affiché de l’ARA, dérangeait l’ARF et le NARC, même s’il faut se souvenir qu’au début de l’année 1896, la confusion régnait toujours du côté de l’ARF quant au périmètre du NARC et de l’ARA. Frederick Greene s’empressa de dénoncer les tentatives de Kiretchjian pour confisquer des dons à des fins autres que caritatives et il fut en cela largement soutenu par la presse qui n’était pas acquise à l’ARA, le Watchman allant jusqu’à déclarer le but de l’ARA « complètement chimérique et irréel » (« Notes »). Il faut dire que contrairement à l’ARF et au NARC, l’Armenian Relief Association se voulait essentiellement proactive, ce que le New York Evangelist croyait être la caractéristique d’un « nouvel humanitarisme » (« All Round the Horizon », 1896a). En réalisant cela, les espoirs de Westminster en vue d’un leadership anglo-américain initié par une coalition transatlantique entre caisses de secours s’évanouissaient définitivement.

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33 Pour pallier les critiques, l’ARA finit par se doter d’une caisse de secours (en apparence autonome), dont l’argent récolté était ensuite envoyé à William Peet, responsable de l’ABCFM en territoire ottoman (« All Round the Horizon », 1896b) et vice-président du comité de secours anglo-américain à Constantinople, une sous-branche de l’International Committee présidé par Currie. Cela préfigurait la collaboration entre le NARC et l’ARA : par la mobilisation commune en octobre 1896 pour que les autorités américaines officiant au nouveau centre d’immigration ouvert à Ellis Island en 1892 ne refoulent pas les 157 réfugiés arméniens venant chercher asile aux États-Unis (« Armenian Refugees ») ; et par la participation de Kiretchjian et de Greene côte-à-côte lors du Congrès annuel de la Woman’s Christian Temperance Union et du grand rassemblement pour les Arméniens ottomans du 15 novembre 1896 (« National WCTU Convention »). Ce n’est pourtant qu’au moment où l’envoi de dons s’essouffla à l’été 1897 qu’un rapprochement plus formel fut envisagé par les comités exécutifs du NARC et de l’ARA (« In Retiring »). Cela ne suffit pas à faire changer l’opinion de l’ARF. Gêné de ce que Kiretchjian avait usurpé le soutien du duc de Westminster, Atkin demanda même des renseignements au Foreign Office qui lui confirma que le secrétaire de l’ARA évoluait dans le milieu révolutionnaire arménien. Longtemps tenu à distance des réseaux américains du NARC et proscrit des cercles de l’ABCFM (aux États-Unis et dans l’Empire ottoman) jusqu’en cette fin d’année 1896, Kiretchjian restait sous surveillance permanente du Foreign Office britannique (FO 78/4794, 6 décembre 1896, 186). Renseignement fut même pris auprès de l’envoyé britannique à Washington ! Début 1897, ce dernier relaya au Foreign Office l’avis du secrétaire d’État américain présentant Kiretchjian comme « un homme respectable » (a man of good standing) (FO 78/4982, 31). Cela ne fut pas sans surprendre Atkin.

34 On pourrait s’étonner de la distance instaurée par le NARC et l’ARF avec des membres de la diaspora arménienne de part et d’autre de l’Atlantique. Il s’agit là autant d’une position pragmatique visant à pouvoir effectivement distribuer les dons récoltés sans éveiller de soupçon de collusion avec une cause politique du point de vue ottoman, que d’un rejet d’une solution révolutionnaire présentée comme trop radicale par l’ARF (au moins en la personne de Westminster) et le NARC. Par ailleurs, l’intégration de témoignages et la monstration de victimes arméniennes, lors de grands rassemblements visant à lever des fonds, étaient contre-productives, tant la perspective d’être associés à des révolutionnaires pouvait effrayer les donateurs. Aux yeux des responsables du National Armenian Relief Committee et de l’Armenian Relief Fund, il allait sans dire que l’internationalisme libéral naissant devait se tenir à l’écart de toute forme de radicalisme extrême : c’est ce repoussoir qu’incarnait l’Armenian Relief Association de Kiretchjian. Les membres modérés de l’ARF et du NARC pouvaient également redouter que les révolutionnaires arméniens, qui essayaient de trouver un soutien au Royaume-Uni et aux États-Unis auprès de philanthropes arménophiles, ne donnent un écho plus important aux idées marxistes dans leur pays. Qu’en était-il en réalité ?

35 La communauté arménienne, tant au Royaume-Uni qu’aux États-Unis, demeura très petite jusque dans les années 1880. Dans Torn Between Two Lands (123-129), Robert Mirak indique que leur nombre aux États-Unis ne dépassait pas 1 500 à la fin des années 1880, avec une forte concentration sur la côte est, surtout à Boston, ainsi que dans le Midwest et en Californie. Par ailleurs, un article publié en 1886 à Marseille estimait le nombre d’Arméniens vivant au Royaume-Uni à 126, avec un important foyer à Manchester

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(datant des années 1830) et un autre, plus récent et plus petit, à Londres. Dans les deux pays, une même tendance s’observait en effet : la nouvelle génération arrivée dans les années 1880 tendait à se démarquer de la modération de l’ancienne génération et se distinguait volontiers par des propos révolutionnaires, d’inspiration marxiste ou terroriste russe. C’est le cas, par exemple, des hentchakistes (Ter Minassian, 1983 67), du moins les proches des fondateurs du parti : le couple Nazarbékian, qui venait d’installer le Centre hentchak à Londres. Mais là encore, il serait abusif de généraliser l’unité du parti. De plus, l’importance et les moyens prêtés aux hentchakistes semblent disproportionnés par rapport à l’état du parti à ce moment-là (Ter Minassian, 1997 138).

36 Qu’en était-il de cette méfiance envers les personnes identifiées comme des révolutionnaires arméniens pour les acteurs du secours in loco ? Que pensaient-ils des discours sur les tensions anglo-américaines dont une certaine presse nord-américaine jingoïste se régalait ? Quels rapports entretenaient-ils avec les figures tutélaires du NARC et de l’ARF ?

« Americans and English working in perfect harmony » : les tensions entre l’ARF, le NARC et l’ARA vues par les acteurs britanniques et américains de l’humanitaire dans l’Empire ottoman

37 Bien sûr, les tensions entre les structures étudiées – notamment entre le National Armenian Relief Committee, l’Armenian Relief Fund et l’Armenian Relief Association – et la méfiance première des gouvernements britannique, américain et même ottoman envers ces structures proviennent d’une incertitude et de divergences quant à la manière de proposer un règlement définitif de la Question arménienne. Quand aucun accord contraignant le Sultan à appliquer l’article 61 du traité de Berlin ne put être adopté à la suite des propositions de réforme en 1895, l’impasse diplomatique devant laquelle se trouvait le Concert européen encouragea l’ARF et le NARC à s’interroger sur leur raison d’être, a fortiori quand une troisième vague de massacres survint en septembre 1896. Conscients de s’être enfermés dans une dynamique de secours humanitaire, donc réactive, l’ARF et le NARC durent imaginer des solutions alternatives à la simple collecte de dons – solutions qui devaient néanmoins préserver « l’intégrité territoriale et l’indépendance de l’Empire ottoman » au cœur des traités de Paris (1856) et de Berlin (1878), qui constituaient le cadre juridique dont l’ARF et le NARC ne voulaient pas s’affranchir. Ces réflexions intervenaient également à un moment où les fonds récoltés s’amenuisaient. Elles prenaient aussi en compte, plus que jamais peut- être, le positionnement des acteurs britanniques et américains du secours dans l’Empire ottoman.

38 En effet, au contraire de ce qu’annonçait à ses lecteurs aux États-Unis le Missionary Herald dans son numéro d’avril 1896 (« Editorial Paragraphs », 1896b), Peet n’était pas le président de ce comité américain stambouliote par lequel le NARC faisait transiter les fonds : il en était le vice-président aux côtés du directeur de la Chambre de commerce britannique dans l’Empire ottoman, James W. Whittall, et le nom officiel était d’ailleurs British Committee, bien qu’il associât des Britanniques levantins (y compris dans leur fonction officielle de consuls et vice-consuls), des Américains (en particulier les

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missionnaires) et toute personnalité digne de confiance voulant œuvrer dans cette optique, dès sa création en juin 1895 (lettre de Currie du 2 juillet 1895, FO 78/4693, 55). En son sein, « Américains et Britanniques travaillaient en parfaite harmonie » (« Armenian Relief Circular Letter n° 2 », FARC Archives, Box T2/1). Sur place, à Constantinople, l’ampleur des massacres appelait au dépassement de ces tensions, qui perdaient en partie de leur sens une fois qu’elles étaient sorties de l’espace transatlantique. Du moins c’est le sens que l’ambassadeur britannique Philip Currie avait voulu donner au mouvement de secours international qu’il mit en place dès mai 1895, alors que la Commission d’enquête portée par le Royaume-Uni, la France et la Russie sur les massacres du Sassun se poursuivait. Pour former l’International Committee at Constantinople, dont la base était le British Committee, il s’appuya sur une tradition diplomatique de collaboration entre consuls britanniques et missionnaires américains dans l’Empire ottoman qui remontait au début du siècle, quand il n’y avait aucune représentation américaine sur place (avant 1831).

39 Tout d’abord sceptique – non sur la nécessité de mettre en place un tel mouvement comme l’affirme Michelle Tusan (2017 84), mais sur les modalités de sa réalisation –, Currie cherchait en réalité un moyen fiable de distribuer les dons (note à Salisbury, avril 1895, FO 78/4693, 2). Cela voulait dire, d’une part, concevoir sur place dans l’Empire ottoman un mouvement qui serait autorisé par le Sultan, accepté des victimes et qui ne serait pas dénoncé par les autres puissances européennes comme une forme d’impérialisme déguisé, et qui, d’autre part, ne serait pas contesté par les associations collectant les dons aux États-Unis et au Royaume-Uni, et recevrait l’approbation des gouvernements britannique et américain. L’hésitation première de Currie doit par ailleurs être resituée dans le périmètre habituel des fonctions d’un ambassadeur. En 1876, l’ambassadeur britannique à Constantinople, Elliott, était resté d’autant plus hermétique à la coordination de l’aide humanitaire britannique pour soulager les Bulgares chrétiens qu’il servait le gouvernement conservateur et turcophile de Disraeli. En revanche, contact fut pris entre l’Anglo-Armenian Committee et Sir Philip Currie dès sa prise de poste, en 1893. Révolté du non-respect de certains articles du traité de Berlin, dont l’article 61, Currie était enclin à apporter une aide logistique à l’ARF pour la distribution des fonds, en s’appuyant notamment sur les vice-consuls britanniques en Arménie ottomane (lettre à Salisbury, 27 juin 1895, FO 78/4792, 44). Il fallut que Salisbury le laissât assez faire, tout en le rappelant sévèrement à l’ordre plus tard, pour que Currie puisse exercer ce rôle actif à découvert : l’aide matérielle et la charité relevaient traditionnellement des fonctions consulaires et non ambassadoriales.

40 Par ailleurs, l’examen de la correspondance entre l’ambassade britannique à Constantinople et l’Amerikan Bord Heyeti (ABH), nom de la branche de l’ABCFM établie dans cette même capitale, confirme leur étroite collaboration. Ces échanges témoignent de la confiance toute particulière que les missionnaires américains dans la capitale plaçaient en Currie, ce qui révèle aussi en filigrane les tensions existantes avec le légat américain Terrell. H.O. Dwight, l’un des piliers de l’entreprise éditoriale de l’ABCFM dans la capitale, Bible House, et George Washburn eurent tôt fait de perdre patience devant un Terrell qui leur semblait trop proche du sultan Abdul Hamid II (archives ABH, ABA001701319 ; Gould 132). La défiance s’installa durablement lors des vœux de bonne année 1896. Terrell renouvelait sa promesse à Dwight de protéger l’ensemble des Américains sur le sol ottoman (archives ABH, ABA001701326), alors même qu’il n’avait cessé à l’automne 1895 de réitérer son impuissance en la matière, car l’Anatolie était hors de sa portée immédiate (archives ABH, ABA001701315). Outre le partage

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d’information entre les stations missionnaires de l’ABCFM et l’ambassade britannique à Constantinople, on relève surtout des demandes de suivi et de protection formulées par Dwight, très souvent directement auprès de l’ambassadeur Currie lui-même, plutôt qu’auprès des secrétaires d’ambassade. Currie intervenait auprès de la Sublime Porte et du ministère de la Justice, pour éviter l’embrasement. Il suivait de près les dossiers de prisonniers qui lui étaient transmis (archives ABH, ABA001601291), en vue d’un procès équitable ou de leur remise en liberté lorsque l’ambassade avait réuni assez d’éléments à cette fin. C’est auprès de Currie également, plutôt que de Terrell, absent de Constantinople pour quelque temps en 1896, que les missionnaires américains protestèrent quand en avril de cette année-là, un iradé du Sultan annonça leur expulsion du pays : Currie comprenait que cela ralentirait la distribution du secours alors que les besoins augmentaient (« The Situation in Turkey », Harris Papers, DA21/1/1/26, 14).

41 Currie excella dans l’organisation ancillaire du secours international pour les Arméniens. Il en avait négocié les conditions avec les différents acteurs sur place dès juin 1895, c’est-à-dire bien avant la mise en place formelle de l’ARF et du NARC. En tant que préfigurateur d’une aide philanthropique tolérée par le Sultan à certaines conditions, il associa le Patriarche arménien de Constantinople qui devint l’un des membres de l’International Committee at Constantinople, à partir duquel les dons étaient distribués. Au-delà des recommandations fournies par le NARC et l’ARF sur l’utilisation des dons, Currie se forgea sa propre conception des besoins et de l’aide à apporter en fonction des situations locales qu’on lui rapportait. Cette position suprême l’incita à s’affranchir des rivalités anglo-américaines qui polluaient la sphère médiatique transatlantique et qu’il jugeait délétères.

42 Si l’heure était, sur place, à la collaboration anglo-américaine, on pourrait juger surprenant sa décision de rapidement se distancer de la Croix-Rouge américaine. Outre le fait que Barton avait insisté, y compris dans son accord avec le NARC, sur une neutralité et une impartialité complètes (Jones 2045/9967), et que l’équipe de la Croix- Rouge était dotée de fonds propres transmis par le NARC, il convient de rappeler que sa première expédition fut redirigée en direction de Marache et du Zeïtoun à la demande expresse de Currie. Il ne s’agissait donc pas d’une rupture complète. Les difficultés premières que Barton avait rencontrées à son arrivée sur le sol ottoman et la suspicion qui continuait de peser, du côté ottoman, sur un éventuel dessein impérialiste par le biais de la mission humanitaire de la Croix-Rouge encouragèrent Currie à prendre une décision radicale de concert avec quelques missionnaires américains et d’autres acteurs du secours britanniques et américains de confiance – décision dont il rendit compte bien a posteriori au Foreign Office. Ainsi, en mars 1896, quelques jours à peine après leur arrivée à Constantinople en vue de participer aux opérations de secours – et notamment de distribuer les dons récoltés au Royaume-Uni par le Friends’ Armenian Relief Committee –, le couple britannique de quakers composé du bibliste James Rendel Harris et de son épouse, la ministre quaker Helen B. Harris eut avec Currie un échange où ce dernier parla ouvertement de l’émigration comme solution humanitaire pour les Arméniens ottomans (lettre de J.R. Harris du 3 juin 1896, FARC Archives, Box T2/1). Face à l’ampleur des massacres, à la crainte qu’ils ne recommencent, à l’incertitude pesant sur la distribution des dons (toujours soumise à autorisation) et à la difficulté pour les survivants arméniens de s’acquitter des impôts, cette solution, bien que rejetée alors par l’ARF, le NARC et l’ABCFM, semblait à Currie la meilleure pour protéger durablement les Arméniens. Il s’agissait d’en faire émigrer certains, à l’aide de sommes

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récoltées discrètement dans ce but par des associations qui y seraient favorables. Quand Harris demanda à Currie quoi dire à l’ARF – sachant que l’ARF faisait tout pour se présenter comme « une caisse de secours tout entière dévouée à un but caritatif » strict (FO 78/4794, 72) – l’énergique ambassadeur prôna le silence et la distanciation (lettre de J.R. Harris du 3 juillet 1896, FARC Archives, Box T2/1). Pour exfiltrer des Arméniens par petits contingents sans attirer les soupçons des autorités ottomanes et sans causer les récriminations de la Croix-Rouge américaine, de l’ABCFM, de l’ARF ou du NARC, Currie proposait la prudence et la discrétion : les Harris devaient laisser les représentants de la Croix-Rouge américaine prodiguer l’aide en premier, puis à quelques jours de distance, visiter les stations missionnaires de l’ABCFM, distribuer ce dont les rescapés continuaient d’avoir besoin. À l’insu des autorités locales ottomanes, ils vérifiaient ensuite qui souhaitait émigrer et cherchaient comment mettre en place des passages sécurisés vers Chypre, le Royaume-Uni, les États-Unis ou le Canada. Le docteur Raynolds à Van, Corinna Shattuck à Ourfa, Miss Bush à Kharpout, le docteur Fuller à Aintab, M. Cole à Bitlis, entre autres, étaient autant d’interlocuteurs précieux dans les stations de l’ABCFM pour cette double mission (secours et émigration humanitaire).

43 Quand la Croix-Rouge arrêta de distribuer des dons en août 1896, alors que les missionnaires américains se trouvaient assignés à résidence par les autorités ottomanes et que l’ARF demandait aux Harris de poursuivre seuls les distributions de dons (Circular Letter n° 18, FARC, MS BOX T2), il n’était plus possible d’opérer à couvert. Quelques semaines plus tard, fin août 1896, la prise d’otages de la Banque ottomane entraîna un contrôle accru par les forces ottomanes des flux migratoires internes, mais aussi extérieurs à l’Empire, en vue d’arrêter les révolutionnaires, ce qui obligea Currie à une mise au point sur l’émigration comme solution humanitaire avec tous les acteurs in loco, au Royaume-Uni et aux États-Unis. Cela était d’autant plus nécessaire que les autorités ottomanes soupçonnaient Currie et tous ceux qui s’associaient à ces exfiltrations de protéger les révolutionnaires arméniens. Il faut dire que le FARC, alors représenté par Helen B. Harris, s’apprêtait à faciliter le passage de réfugiés en Perse, grâce à l’entremise de William Howard depuis les environs de Van. Howard, correspondant américain à Van qui publia Horrors of Armenia pour le compte de l’Armenian Relief Association en 1896, était dans le viseur du NARC, de l’ABCFM aux États-Unis comme sur place et de l’ARF, pour sa collusion soupçonnée avec les révolutionnaires arméniens en Russie. Pour les membres du FARC sur le terrain, Howard n’était certes pas au-dessus de tout soupçon, mais au moins « il n’aurait pas l’infamie d’accepter, comme Barton l’avait fait, une décoration de la part du Sultan » et c’était cela qui comptait, en plus du fait qu’il incarnait une solution visiblement pérenne (Harris Papers, DA21/1/1/26, 59). Currie et les consuls britanniques étaient néanmoins très prudents dans leurs rapports avec d’éventuels révolutionnaires ou associés, car ils savaient que cela pourrait être instrumentalisé par les autorités ottomanes, induire des tensions avec une partie de la communauté arménienne et in fine causer des représailles à l’encontre de cette dernière. Ils risquaient eux-mêmes d’être inquiétés.

44 La troisième vague de massacres à partir de septembre 1896 confirma non seulement ces craintes, mais fit également apparaître un autre enjeu pour les aidants sur place : le devenir des orphelins. En 1895-1896, l’aide distribuée par les missionnaires de l’ABCFM avait laissé peu de temps pour le travail habituel d’évangélisation (rapport de Marsovan 1895, archives ABH, ABAASR000323). Alors que ceux qui avaient décidé de rester

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s’étaient enhardis de la conviction selon laquelle, « qu’ils vivent ou qu’ils meurent, ils se glorifiaient en Dieu » (« Editorial Paragraphs », 1896a 94), il leur semblait désormais que les massacres représentaient une formidable occasion pour les États-Unis de faire des convertis et de futurs missionnaires (rapport du Central Turkey College, Harris Papers, DA21/1/1/26, 28), même là où, comme à Van, les missionnaires américains avaient par le passé combattu des résistances farouches au sein de la communauté grégorienne (« Quarter Century of Missionary Work at Van »). Grâce à la soixantaine d’orphelinats ouverts suite aux massacres et s’occupant d’au minimum 4 000 enfants, l’ABCFM espérait accomplir un dessein millénariste spécifiquement américain dont les orphelins, minutieusement sélectionnés (sifted), deviendraient les emblèmes (Maksudyan 2336/4841 ; « For Young People »). Face à cet impérialisme culturel informel qui semblait pouvoir se réaliser grâce aux orphelinats de l’ABCFM, des voix critiques s’élevèrent au sein de la communauté arménienne (Maksudyan 2499-2544/4841 ; Vartooguian 77), mais aussi parmi les missionnaires et les quakers impliqués dans la distribution du secours. Ainsi, alors que les orphelinats protestants, catholiques et arméniens se multipliaient en Arménie ottomane et à Constantinople, Corinna Shattuck, surnommée « l’héroïne d’Ourfa » pour son engagement philanthropique exceptionnel avant et après l’incendie criminel de la cathédrale où 3 000 Arméniens périrent (Harris et Harris 52, 69-70), mettait-elle en garde, en avril 1897, tous ceux qui s’étaient impliqués dans les opérations de secours, quelles que fussent leur nationalité ou leur religion : « Orphans are not ours to give ». Tentant de concilier mission et « bonne » pratique humanitaire, elle appelait à dépasser « les rivalités internationales dans les bonnes œuvres » et à agir de concert (International Association of the Friends of Armenia 3) pour un règlement durable et global de la Question arménienne. En cela, elle se rapprochait du souci exprimé par les Harris, mais aussi par Currie : une aide qui devait se faire dans le respect des victimes, de leur famille et surtout en association avec le Patriarcat de Constantinople.

45 Dans cette dynamique de collaboration entre acteurs de différentes nationalités, par- delà les rivalités de leurs États, l’International Committee at Constantinople préfigurait d’autres rapprochements. En effet, le coordinateur de cette structure, Philip Currie, encouragea l’internationalisation d’une réponse extra-diplomatique à la Question arménienne. Formée en décembre 1896 « afin de favoriser les échanges d’information et de se coordonner », l’International Association of the Friends of Armenia représente un pas indéniable, quoique méconnu, dans ce sens. Les Harris y jouaient d’ailleurs un rôle primordial (« Conference ») et le nouveau Patriarche de Constantinople leur en savait gré (lettre du 5 février 1898, Library of Friends, MS BOX G1/8). Lors de la première rencontre de l’association en mai 1897 à Londres, les organisateurs parvinrent à représenter les grands courants arménophiles du Royaume-Uni et d’Europe : parmi les présences remarquées, le père Charmetant et le docteur Johannes Lepsius, fondateur de la Deutsche Orient-Mission en 1895 et missionnaire allemand avec qui les Harris cherchèrent à collaborer in loco, ainsi que la figure de proue du mouvement arménophile suisse Léopold Favre et, pour la Belgique, le pasteur Kennedy Anet, alors secrétaire général de l’Église chrétienne missionnaire belge (« Friends of Armenia » ; « Personal »). Même si cette coopération ne fit pas taire toutes les récupérations patriotiques du secours occidental pour les Arméniens (Carlier 93-96), l’International Association of the Friends of Armenia fut une étape essentielle dans le rapprochement des réseaux arménophiles européens, qui évolua en une nouvelle

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structure en 1904, l’International Eastern Question Association (IEQA). Qu’en pensaient l’ARF et le NARC ?

46 Alors que se mettait en place l’International Association of the Friends of Armenia, Greene annonça à Bryce la tenue d’un grand meeting à New York organisé par le NARC après les élections présidentielles américaines de novembre 1896. Se prévalant du soutien public de Gladstone pour cet élan philanthropique (grâce à une lettre reproduite en exergue de son ouvrage Armenian massacres, or The Sword of Mohammed ; Greene, 1896 np), Greene y voyait l’occasion de fédérer le mouvement philanthropique pour les Arméniens au niveau mondial (lettre du 27 octobre 1896, Bryce Papers, MSS Bryce 196). Déstabilisé par la défaite électorale du Parti démocrate qui se trouvait fracturé entre le courant des Gold Democrats du président sortant, Grover Cleveland, et celui des partisans du bimétallisme qui avaient soutenu la candidature de William J. Bryan8, le NARC ne put atteindre cette ambition et demanda à Bryce de tenir le comité exécutif informé « de toute initiative ou toute tentative de coopération qui lui semblerait envisageable » (lettre du 8 décembre 1896, Bryce Papers, MSS Bryce 196). Néanmoins, continuant d’être animé par une mission humanitaire (lettre du 16 novembre 1896, Bryce Papers, MSS Bryce 196), le NARC se tint éloigné des manifestations publiques organisées par l’International Association of the Friends of Armenia – sans que cela empêchât certains membres ou missionnaires d’y participer à titre individuel. De plus, l’amenuisement du nombre d’acteurs pouvant distribuer le secours à compter de novembre 1896 (où prit fin la mission d’Helen B. Harris et où les missionnaires furent temporairement interdits de voyager), les sommes toujours plus considérables demandées dans les appels et les récits horrifiés qui saturaient l’espace médiatique étaient, selon Greene, délétères pour la collecte de dons. Ainsi, peu après la constitution de l’International Association of the Friends of Armenia, le NARC décida de changer son nom en National Armenia and India Relief Association suite à la campagne humanitaire organisée au Royaume-Uni pour répondre à la famine de 1897 en Inde.

47 Le manque de fonds se faisait également durement sentir au sein de l’ARF et Westminster souhaitait la dissoudre dès que possible – ce qui fut le cas fin 1898, d’un commun accord avec Currie. Westminster percevait désormais l’International Association of the Friends of Armenia comme une structure concurrente. En effet, cette dernière collectait des dons et se présentait même comme directement en lien avec les consuls britanniques en Asie mineure : c’est-à-dire sans passer par le Foreign Office et la sanction salisburienne (« Clothing for Armenians »). De plus, Westminster prenait publiquement ses distances avec l’International Association of the Friends of Armenia qui, selon lui, avait toujours été un groupe de pression et non une caisse de secours (« Grosvenor-House Committee »). Il craignait aussi que cette ligne politique ne mît en danger les Arméniens ottomans. L’International Association of the Friends of Armenia, désormais rebaptisée Friends of Armenia – ce qui les rapprochait du groupe de pression américain United Friends of Armenia favorable à une solution « par la force si nécessaire » à la Question arménienne –, devait de plus en plus faire face à ce type d’accusations dans la sphère médiatique et politique britannique.

48 Dans ces conditions, l’ARF et le NARC durent repenser leur stratégie, toujours en axant sur une ligne philanthropique. Plutôt que de faire des appels aux dons réguliers, ce qui n’avait pas permis d’améliorer durablement le sort des Arméniens ottomans, d’autres solutions furent envisagées. Sur incitation de Philip Currie, Westminster consentit à ce que l’ARF distribuât de l’aide aux réfugiés arméniens arrivés en Bulgarie et en Crète,

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grâce à un partenariat fructueux avec les agents gouvernementaux et diplomatiques du Foreign Office, auquel Salisbury consentit, mais qu’il n’encouragea pas. La National Armenia and India Relief Association lança, quant à elle, des souscriptions pour le financement d’orphelinats qui inculqueraient aux enfants la religion protestante. Une série d’opuscules, The Helping Hand Series, produite à partir de 1898 en coordination discrète avec certains membres de l’ancienne International Association of the Friends of Armenia, devait y subvenir, en s’appuyant très largement sur une stratégie photographique intitulée « The Morality of Sight » (Fehrenbach et Rodogno 2) qui donnait à voir un « avant » et un « après » la prise en charge des orphelins. En 1904, au moment de la création de l’IEQA, le NARC était toujours actif, conservant cette stratégie caritative dans le cadre d’un impérialisme culturel informel qui fut source d’inspiration pour le Near East Relief, mis en place au moment du génocide. Aussi, si le NARC refusait d’endosser certaines orientations politiques, il serait erroné de la percevoir comme une structure détachée de tout processus politique.

Conclusion

49 L’enquête minutieuse des dynamiques d’influences de l’ARF et du NARC dans différents espaces (britannique, américain, transatlantique ou triangulaire, si l’on ajoute l’espace ottoman) montre qu’en dépit d’un nombre limité de contacts, l’histoire de ces deux organisations est irrémédiablement liée. Cette étude met en lumière le rôle structurant et durable que joue la morale dans ces différents espaces, en lien avec la diplomatie internationale et les massacres hamidiens9. Si tous les acteurs anglo-américains discutés dans cet article, qu’ils soient étatiques ou non, tombèrent d’accord pour accepter la pertinence de cette notion, deux rappels s’imposent. Premièrement, en dépit d’un élan en faveur des Arméniens, les deux structures étaient fracturées par des facteurs endogènes (forme de l’action et lien avec les révolutionnaires arméniens) et exogènes (liés à la politique partisane et au contexte diplomatique). Deuxièmement, les gouvernements britannique et américain refusèrent d’envisager la morale comme un principe opératoire. Mais outre le blocage du Concert européen sur la Question arménienne, les élections de 1895 et 1896, au Royaume-Uni et aux États-Unis, firent de la morale en politique étrangère un sujet électoral saillant, si ce n’est décisif pour le Royaume-Uni.

50 Si, en dépit d’une mobilisation soutenue de l’opinion dans les deux pays face à l’horreur des massacres, les deux gouvernements conservèrent le cap traditionnel de la doctrine Monroe pour les États-Unis et de la diplomatie multilatérale du Concert européen pour le Royaume-Uni, la vox populi devait leur rappeler le poids de la morale hic et nunc, mais aussi dans les pages de l’histoire10. Galvanisé par cette conscience morale collective chrétienne au nom de l’humanité opprimée, le Républicain McKinley l’utilisa pour légitimer l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Espagne en 1898, afin d’éviter qu’ « une autre Arménie » ne se créât dans l’espace américain, à Cuba (Wilson 43). Ce parallèle devait affermir un sentiment cocardier outre-Atlantique face à la faillite morale des diplomaties européennes – sentiment qui, dans le cas des massacres arméniens, allait se retourner contre l’ex-puissance coloniale britannique, mais qui permit surtout aux États-Unis d’assumer un leadership moral dans l’espace anglophone et au-delà : l’ABCFM était le vecteur d’un impérialisme protestant américain informel dans l’Empire ottoman11. Cela fut évident en novembre 1896, lorsque le NARC, la

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structure philanthropique née de l’ABCFM, envisagea de réunir à New York les acteurs du secours pour l’Arménie, en particulier ceux qui opéraient au Royaume-Uni. Si les échanges entre les partenaires anglo-américains non-étatiques furent rendus possibles en 1895-1896 à la fois par le souhait commun de régler la Question arménienne et par l’adhésion au moralisme chrétien préconisant la protection des « frères chrétiens », les finalités et les stratégies divergentes de chacun des acteurs du jeu diplomatique, qu’ils soient étatiques ou non, empêchèrent le règlement de cette question, d’autant qu’ils se heurtaient à l’immobilisme du Conseil européen, à la doctrine Monroe, à la réticence du Sultan et à l’affirmation de la puissance américaine.

51 Notre étude illustre également un autre moment de transition pour la pratique diplomatique, avant même l’avènement de la « nouvelle diplomatie » qu’on situe généralement au moment de la Première Guerre mondiale (D. Kévonian 17). Alors que nous semblons vivre depuis 2001 un tournant similaire, les études diplomatiques actuelles envisagent « la diplomatie de l’humanitaire » des organisations non- gouvernementales comme un des leviers de la « diplomatie d’influence », complémentaire de l’action étatique (Hocking et al. 5). Notre analyse de la nébuleuse caritative arménophile anglo-américaine de la fin du XIXe siècle prouve que l’immixtion des acteurs de l’humanitaire dans la diplomatie n’est pas un phénomène contemporain. Elle souligne sa complexité en raison de la fluidité des positionnements, notamment selon les espaces – avec les caisses de secours se présentant comme strictement humanitaires (National Armenian Relief Committee), celles au statut plus ambigu de par leur proximité avec un groupe de pression (Armenian Relief Fund, Christian Herald Fund) ou leur mission double (International Association of Friends of Armenia), voire celles utilisant l’étiquette « humanitaire » comme une couverture pour des revendications politiques (Armenian Relief Association de Kiretchjian, United Friends). Notre étude met également en lumière le rôle de réseaux transnationaux (transatlantiques d’un côté, européens de l’autre) dans l’information et la mobilisation des opinions publiques nationales sur la responsabilité des gouvernements. Pris ensemble, les échanges (au Royaume-Uni, aux États-Unis et dans l’espace transatlantique) entre les organisations humanitaires, les partenaires de la diplomatie traditionnelle (États britannique, américain et ottoman, d’une part ; ambassadeurs, d’autre part) et les porte-parole de la diaspora arménienne au Royaume-Uni et aux États-Unis font apparaître des dynamiques caractéristiques de la « diplomatie de l’humanitaire », qu’on présente généralement comme « ouverte » et marquée par « des relations internationales multilatérales » (D. Kévonian 17). Surgissant dans le cadre d’une diplomatie européenne bloquée et de gouvernements réticents à l’idée d’une intervention humanitaire, les mutations créées par ces nouveaux acteurs de l’humanitaire dans les relations internationales furent considérables. Elles constituent une étape cruciale vers le libéralisme international consacré par la création de la Société des Nations en 1919. À l’époque, elles furent pourtant jugées inquiétantes par les partisans du réalisme politique. Ils redoutaient que, sous le coup des acteurs de l’humanitaire (des non-professionnels de la diplomatie), le jeu diplomatique ne devienne incontrôlable. La crainte était d’autant plus forte qu’en intégrant des acteurs politiques des communautés secourues, certaines structures mixtes (à visée humanitaire, mais flirtant avec le groupe de pression) pouvaient être influencées par leurs propres campagnes et ainsi devenir subversives pour la diplomatie britannique. Le Premier ministre conservateur britannique en 1895-1896, Salisbury, adepte de la « vieille diplomatie » parfois dite « secrète », le comprenait bien. S’il ne fut jamais

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insensible au sort des chrétiens d’Orient, Salisbury n’était pas dupe. Il assistait avec circonspection au brouillage des frontières entre diplomatie officielle et diplomatie parallèle, d’une part, et entre le politique et l’humanitaire, d’autre part. Cherchant à endiguer ce processus pour rétablir un cloisonnement étanche entre les différentes composantes du jeu diplomatique (Otte 396), Salisbury ne pouvait que désapprouver le soutien non plus logistique, mais politique de l’ambassadeur à Constantinople, Philip Currie, à l’International Association of the Friends of Armenia. Ce fut en vain.

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ANNEXES

Figure 1 : « L’empire ottoman à l’époque des massacres hamidiens »

© Eric Van Lawe.

NOTES

1. Je tiens à remercier Boris Adjemian de m’avoir guidée, une fois de plus, dans les collections de la bibliothèque Nubar et d’avoir permis la rencontre avec Anahide Ter Minassian, dont le retour sur une version antérieure de ce texte fut précieux. Jan Goldberg, ancien responsable Proquest pour l’Europe, a courtoisement mis en place un essai gratuit de la base de données American Periodicals (à la bibliothèque des Grands Moulins de l’université Paris-Diderot) pour permettre la réalisation de cet article. L’aide des archivistes et bibliothécaires de la John Rylands Library à Manchester (C.P. Scott Papers), de la Cadbury Library à Birmingham (Chamberlain Papers et James Rendel Harris Papers) et de la Library of Friends à Londres (Friends’ Armenian Relief Committee) a été fondamentale. La disponibilité, l’érudition et la générosité de Lorans Tanatar Baruh, responsable des archives à SALT (Amerikan Bord Heyeti, Istanbul), méritent d’être mentionnées, tout comme l’aide et l’accueil généreux du père Jirayr Tashjian et de Jean-Pierre Hatchikian, tous deux en charge de la Bibliothèque de l’Église apostolique arménienne (Paris). Eric Van Lauwe, ancien ingénieur IGN, chef du pôle géographique à la direction des Archives du ministère des Affaires étrangères, m’a gentiment autorisée à reproduire la carte en annexe. Enfin, je voudrais adresser mes remerciements les plus vifs aux deux relecteurs anonymes pour leurs remarques et suggestions avisées, au rédacteur en chef pour sa patience, ainsi qu’à Claire Charlot et à Françoise Coste pour cette idée de numéro thématique croisant politique et perspectives comparatistes transatlantiques. 2. Romeo and Juliet, acte II, scène II : « What’s in a name? That which we call a rose / By any other word would smell as sweet ».

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3. Une carte de l’Arménie ottomane est donnée en annexe, avec les régions (vilayets) affectées par les massacres de 1894-1896. 4. Sur les stratégies des partis arméniens, leurs tournants et leurs scissions, voir : Ter Minassian, 1983 120-133 ; Nalbandian 175-176. 5. Pour l’étude des articles consacrés au NARC, le corpus provient de trois bases: American Periodicals (Proquest), Chronicling America (National Digital Newspaper Programme) et le New York Times Digital Archive. Pour l’étude de l’ARF, les bases British Periodicals, 19th Century British Library Newspapers, British Newspaper Archives, The Manchester Guardian (Manchester), The Spectator (Londres) et Welsh Newspapers Online ont été consultées. J’ai également consulté le Congressional Record (débats au Congrès américain) des années 1894 à 1897 et le Hansard (débats au Parlement britannique) des années 1876 à 1897. 6. La structure à l’origine du NARC fut créée à New York au mois d’août 1895, avec pour membres du comité exécutif originel : madame Robert Abbe, le professeur N. Murray Butler, Morris K. Jesup, Jacob H. Schiff, Spencer Trask, madame Henry Willard, Everett P. Wheeler et Arthur A. Ayvazian. Voir : « Threatened by Famine ». 7. En dépit de cette rhétorique, sur place, et notamment sous la vigilance des consuls britanniques, comme à Ourfa où Fitzmaurice était en poste, l’aide était distribuée à tous, sans distinction de religion et sans contrepartie (conversion), dans la limite de ce qui était disponible. Voir FO 195/1930, lettre de Fitzmaurice du 5 mars 1896, 149-151. 8. L’ouvrage de Louise Ware sur le philanthrope George F. Peabody, trésorier adjoint du NARC, Spencer Trask, permet de retracer le positionnement de la plupart des membres du comité exécutif dans cette lutte. 9. Pour une approche culturelle de l’histoire diplomatique en lien avec la morale, voir : Meltz et Dasque 3-16. 10. Sur le poids de l’histoire et le procès de la diplomatie par l’opinion publique et les intellectuels au moment des massacres hamidiens, voir pour la France : Duclert et Pécout 333-340 ; pour le Royaume-Uni : Prévost, 2010 477. 11. Je remercie l’un∙e des deux évaluateur∙rices d’avoir mentionné à ce propos le mémoire de Pinar Özbek, qui porte sur la période suivante et met l’accent sur les interactions entre politique et religion aux États-Unis et sur l’influence de ces interactions dans la politique américaine au Moyen-Orient avant et après la Première Guerre mondiale.

RÉSUMÉS

Cet article revient sur les deux principales caisses de secours créées aux États-Unis (National Armenian Relief Committee, NARC) et au Royaume-Uni (Armenian Relief Fund, ARF) pour venir en aide aux Arméniens ottomans lors des massacres hamidiens (1894-1896). Il en propose une histoire croisée qui interroge leurs liens respectifs en prenant en compte les espaces et processus de politisation de l’humanitaire dans une dynamique à la fois transatlantique et transnationale. Il démontre que la qualité de leurs relations est fonction des espaces considérés (antagonisme de façade dans l’espace transatlantique, y compris médiatique, mais coopération dans l’espace ottoman), des phases de la crise (qui façonnent leurs rapports aux autres interlocuteurs), ainsi que du contexte de tension diplomatique entre les États-Unis et le Royaume-Uni. Il révèle en outre que la coopération, dans l’Empire ottoman, entre les agents de secours accrédités par le NARC et l’ARF fut facilitée par la médiation active de l’ambassadeur britannique à

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Constantinople, Sir Philip Currie, dont le rôle de coordination de ce mouvement de secours international / transnational mérite d’être resitué dans l’histoire de la diplomatie humanitaire naissante. Et ce, en amont même de la Première Guerre mondiale.

This article proposes an entangled history of the two main relief funds operating in the United States (the National Armenian Relief Committee, NARC) and Britain (the Armenian Relief Fund, ARF) on behalf of Ottoman Armenians in the context of the 1894-1896 Hamidian Massacres. With the additional input of transnational studies, it posits dissymmetric relations between the ARF and the NARC depending on space (transatlantic / national v. Ottoman / transnational) and time (political time in both the United States and Britain, and stages of the Armenian question). The study also investigates how Anglo-American cooperation between in loco actors distributing relief on behalf of the NARC and the ARF (especially American missionaries, British private agents and consuls) could best develop on the margins of British and American metropolitan spaces; but it also insists that it required a facilitator: here, British ambassador at Constantinople Sir Philip Currie. The article finally contends that Currie’s coordination of the transnational / international relief movement does not only shed light on the Anglo-American collaboration, but more broadly interrogates the widespread understanding that the genesis of humanitarian diplomacy was primordially a consequence of World War One.

INDEX

Keywords : United Kingdom, Ottoman Empire, humanitarian diplomacy, Armenian diaspora, Armenian Relief Fund, National Armenian Relief Committee, Liberal internationalism, entangled history, transnational turn Mots-clés : Royaume-Uni, Empire ottoman, diplomatie de l’humanitaire, diaspora arménienne, Caisse de secours pour les Arméniens, Caisse national de secours pour l’Arménie, internationalisme libéral, histoire croisée, perspectives transnationales

AUTEUR

STÉPHANIE PRÉVOST Université de Paris, LARCA (UMR 8225)

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Propagande culturelle ou relations culturelles ? La mission ambiguë du British Council, 1934-1954

Alice Byrne

1 Quelle est cette organisation appelée British Council ? À quoi sert-elle ? Telle était la question que l’on posait le plus souvent au directeur de la division Empire du Council, Angus Gillan, lors de sa tournée officielle de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande en 1945 (Gillan). Son nom, en effet, ne nous apprend pas grand-chose sur sa mission, d’où cette question récurrente : « the British Council for what? ». Quelques années plus tôt, Gillan aurait pu répondre à ses interlocuteurs en citant le titre initial du British Council : the British Council for Relations with Other Countries. Cependant, même cette appellation ne constitue qu’une réponse partielle : de quels types de relations s’agissait- il ? Aujourd’hui, le British Council se définit comme « l’agence britannique internationale chargée des échanges éducatifs et des relations culturelles » (« Bienvenue »). Alors pourquoi le qualificatif « culturel » ne figurait-il pas dans son nom d’origine ? Et pourquoi choisit-on de le raccourcir ? Selon Gillan, le nom initial était simplement trop long (« too much of a mouthful ») et il espérait qu’à terme le Council serait tout aussi connu que la British Academy ou la Royal Society, des appellations qui sont tout aussi peu parlantes. Mais il nous semble que cette désignation témoigne également de la difficulté qu’ont éprouvée les fondateurs du Council à nommer et à délimiter son champ d’action. La consultation des archives du British Council et du Foreign Office (FO), le ministère qui fit naître le British Council en 1934, tend à renforcer cette impression. En effet, plusieurs termes ont été employés pour décrire la mission de cette organisation, principalement : « relations culturelles », « diplomatie culturelle » et « propagande culturelle ». C’est afin d’éclaircir le sens et l’emploi de ces différentes appellations que cet article va aborder la mission du British Council sous un angle historique, de ses débuts dans les années trente, jusqu’au milieu des années cinquante où cette mission fut repensée. Les recommandations du rapport Drogheda sur les services de l’information furent acceptées par le gouvernement en 1954, ce qui signifia, pour le British Council, une augmentation de son budget, mais

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aussi une réorientation de son travail. Désormais, priorité était donnée aux pays en voie de développement et les activités culturelles étaient reléguées au second plan derrière l’éducation.

Relations culturelles, diplomatie culturelle, propagande culturelle

2 De nos jours, le British Council utilise de préférence la notion de relations culturelles pour se définir, à la différence de l’Institut français créé en 2010, qui paraît sous la rubrique « diplomatie culturelle » du site web du ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères (« Réseau culturel »). L’action de l’Institut français est ainsi fermement ancrée dans le domaine diplomatique, le terme « diplomatie culturelle » nous renvoyant à une forme d’intervention étatique sur la scène internationale (Frank, 2003b 326). L’Institut français, placé sous la tutelle directe du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, s’affiche clairement comme un instrument de la politique étrangère de l’État français, tandis que le British Council revendique son indépendance vis-à-vis du gouvernement britannique et de ses préoccupations diplomatiques. De plus, en préférant le terme « relations culturelles » à celui de « diplomatie culturelle », le Council met l’accent sur la nature réciproque des relations culturelles, comme dans la définition de sa mission publiée sur son site Internet : « We create friendly knowledge and understanding between the people of the UK and other countries. We do this by making a positive contribution to the UK and the countries we work with – changing lives by creating opportunities, building connections and engendering trust » (« About Us »). De ce point de vue, les relations soutenues par le Council ne doivent pas privilégier l’intérêt national de l’une ou l’autre partie. Cette définition cherche clairement à dissocier le Council, non seulement du gouvernement, mais également des intérêts britanniques. En réalité, la position du Council est volontairement floue : comme la BBC, il fonctionne à une certaine distance du gouvernement (selon la formule consacrée « at arm’s length »), mais reste financièrement dépendant des fonds publics. De plus, le Foreign Office est fortement impliqué dans l’élaboration de sa stratégie et doit rendre compte de son activité devant le parlement britannique.

3 On semble donc être ici très loin d’une activité propagandiste. Cependant, dans les années trente, les fonctionnaires du Foreign Office utilisaient parfois le terme « propagande culturelle » pour évoquer le travail qui serait désormais pris en charge par le Council : la diffusion de périodiques britanniques, l’enseignement de l’anglais, l’envoi de conférenciers ou d’expositions à l’étranger et l’accueil d’étudiants étrangers au Royaume-Uni. Si le terme « diplomatie culturelle » est chargé de sens, le terme « propagande » l’est encore plus. Ni le Council, ni l’Institut français n’accepteraient aujourd’hui d’être associés à une activité considérée comme néfaste et malhonnête. Dans un ouvrage datant de 1986, J.M. Mitchell, ancien représentant du British Council, a cherché à mettre un peu d’ordre dans cette profusion de termes en proposant l’analyse suivante : Cultural propaganda is at one end of a scale that passes through cultural diplomacy to cultural relations at the other end; the progression is from the use of culture as a force to advance national ends, through the association of culture with current diplomatic aims, to an open collaborative relationship. (Mitchell 28)

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Ainsi considérée, dans le spectre des politiques culturelles extérieures, la propagande culturelle se situerait à l’opposé des relations culturelles internationales. C’est sur les deux extrêmes, dans le modèle de Mitchell, que nous souhaitons nous concentrer, d’une part pour tester la validité de ce modèle, d’autre part parce que le terme « diplomatie culturelle » ne s’est pas imposé au Royaume-Uni comme il l’a fait en France. La consultation du catalogue en ligne des archives nationales britanniques en témoigne : seuls 11 documents contiennent « cultural diplomacy » dans leur titre ou descriptif, contre 3 841 pour « cultural relations ». La formule « cultural propaganda » renvoie à 172 documents datant, pour l’essentiel, de la période 1925-1949, tandis que « British publicity » ou « overseas publicity » sont également très loin d’atteindre la fréquence de « cultural relations » avec 109 et 89 documents respectivement. Ces résultats indiquent une variation dans le temps : « relations culturelles » et « propagande culturelle » étaient initialement employées de façon presque interchangeable, mais la première aurait-elle remplacé la seconde au fil des années ? Dans ce cas, cette variation témoigne-t-elle d’une évolution dans la pratique ou simplement dans le langage ?

4 Le livre de Mitchell a été publié avec le concours du British Council et défend la position de l’organisme, qui avait intérêt à se dissocier de toute activité propagandiste. Il a paru peu de temps après The Projection of Britain, le premier ouvrage abordant l’histoire du British Council de façon critique. Pour son auteur, Philip Taylor, la mission du Council, au moins à ses débuts, consistait bel et bien en une mission de propagande culturelle. Il insiste sur la nature généraliste de cette propagande, qu’il définit ainsi : Cultural propaganda may be broadly defined as the promotion and dissemination of national aims and achievements in a general rather than specifically economic or political form, although it is ultimately designed to promote economic and political interests. (Taylor, 1981 125-126) Évidemment, le sens du mot propagande n’est pas fixe, ni dans le temps ni dans l’espace. L’histoire de ce « mot disgracié », retracée par Fabrice d’Almeida, nous indique que pendant la première moitié du XXe siècle, le terme était couramment employé en France pour désigner ce qu’on a appelé par la suite la communication politique (Almeida), tandis que sur la même période, les Britanniques l’avaient adopté avec beaucoup plus de prudence, le gouvernement lui préférant des vocables tels que publicity ou information. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que propagande acquit un sens clairement péjoratif en français. Dans l’entre-deux-guerres, le gouvernement français confiait même la responsabilité des relations culturelles internationales à un ministère de la Propagande (Ory 154), tandis que la plupart des hauts fonctionnaires britanniques hésitait à employer publiquement le mot propaganda pour décrire le British Council, créé en 1934. À notre époque cependant, il semble que les lourdes connotations de ce terme représentent un plus grand obstacle pour des historiens français que britanniques. Dans la lignée des travaux de Taylor, des historiens britanniques comme Nicholas Cull et James Vaughan ont travaillé sur la notion de propagande, bien que le concept de public diplomacy tende à s’imposer depuis un certain temps. Pour l’historien français Denis Rolland, l’adéquation entre propagande et régimes totalitaires, qui est devenue courante après la Seconde Guerre mondiale, a fait de la propagande un « objet tabou » (Rolland et al. 9). N’est-ce pas là, comme le suggère Didier Georgakakis, une preuve de l’efficacité de la propagande des démocraties qui ont réussi à se défaire de cette notion problématique en l’associant aux régimes autoritaires (Rolland et al. 33) ? Or, selon Christian Delporte, « la propagande est liée par essence à l’histoire démocratique », notamment parce que l’essor de la

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démocratie au XXe siècle s’est accompagné du développement des médias de masse : désormais l’ « opinion publique » est devenue un enjeu majeur de la politique (Rolland et al. 25 ; voir aussi Delporte).

5 Dire que la persuasion est un outil incontournable pour faire fonctionner la démocratie semble une évidence. La propagande, au sens propre d’une « action systématique exercée sur l'opinion pour lui faire accepter certaines idées » (dictionnaire Larousse) a donc largement sa place dans des pays démocratiques, mais existe sous diverses formes. Nous employons le mot propagande au sens neutre, qui ne signifie ni « bourrage de crâne » ni manipulation malveillante. Mais l’objectif reste néanmoins de toucher un public précis et d’influencer son comportement.

6 La propagande culturelle sert l’intérêt de l’émetteur et doit soutenir sa politique extérieure. En revanche, les relations culturelles sont de nature réciproque et sont censées permettre avant tout une meilleure compréhension entre les peuples. Ce concept trouve son origine dans le mouvement internationaliste du début du XXe siècle. Les fondations philanthropiques américaines, comme Carnegie et Rockefeller, soutenaient des projets d’échange culturel international dans le but de propager l’esprit internationaliste et de favoriser la paix (Ninkovich 14-16). En Europe, les militants internationalistes espéraient faire de la Société des Nations un outil non seulement diplomatique, mais aussi favorable au rapprochement des peuples. C’est le soutien du gouvernement français qui permit le fonctionnement d’un bureau permanent de coopération intellectuelle, installé à Paris (Renoliet). Toutefois, pour les Américains responsables des programmes privés d’échange culturel, il s’agissait d’instaurer le libre-échange dans le commerce d’idées. Pour ces praticiens, les relations culturelles étaient au fond un projet fondamentalement libéral qui s’opposait à ce qui leur paraissait une tendance européenne au nationalisme culturel (Ninkovich 22-23). Lorsqu’en 1938 le département d’État américain décida enfin d’intervenir dans ce domaine, ne serait-ce que pour soutenir et coordonner les efforts du secteur privé, il se distinguait de ses homologues européens en appelant le département créé à cet effet la division des Relations culturelles (Division for Cultural Relations).

Les débuts du British Council : la crise des années trente et la Seconde Guerre mondiale

7 Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la propagande était perçue comme une pratique qui était non seulement indigne des Britanniques, mais aussi superflue, tant la puissance de l’empire britannique semblait garantir son prestige sur la scène internationale (Taylor, 1982 32). Malgré cette aversion, les Britanniques s’étaient montrés d’habiles propagandistes lors de la Grande Guerre, au point que le gouvernement britannique se dépêcha de démanteler tous ces services propagandistes dès 1918, en partie par crainte qu’ils ne servent à manipuler l’opinion publique intérieure. Face aux crises économiques et politiques de l’entre-deux-guerres, de plus en plus de voix s’élevaient au Royaume-Uni pour dire que le pays devait se doter d’un service de propagande, à condition qu’il soit adapté à un régime démocratique en temps de paix. L’essai de Stephen Tallents The Projection of England, paru en 1932, fournit une appellation empruntée au cinéma pour cette propagande : « national projection », qui relève de la promotion culturelle nationale. C’est avant tout la montée des fascismes qui fit évoluer la politique britannique, bien que la concurrence

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économique fût également un facteur important. Rex Leeper, un haut fonctionnaire du Foreign Office, réussit enfin à convaincre le gouvernement et surtout le Trésor de la nécessité de fonder un organisme de propagande culturelle en 1934, créant ainsi le British Council.

8 Le souvenir de la Première Guerre mondiale étant toujours vif, Leeper dut expliquer et justifier son projet, ce qu’il fit dans le discours qu’il prononça en 1935, lors de la cérémonie d’inauguration du British Council : Many people are suspicious of the word propaganda, which they connect with the control and manufacture of information for political and military purposes during the war. Certainly the word in itself suggests the diffusion rather of what it is wished that others shall believe than of unbiased fact. Yet the French example shows that there is a legitimate form of propaganda, which benefits directly those who receive it and indirectly those who conduct it, and that this kind of propaganda is a most valuable contribution to international relations. (Leeper 203) Leeper distinguait la propagande culturelle de la propagande de guerre et soutenait qu’elle était légitime à partir du moment où émetteur et récepteur en tiraient tous deux profit. Sous cette forme, la propagande était même une force positive tendant à favoriser des relations internationales harmonieuses. Ce point de vue fit des émules dans les milieux de la politique et de la presse. Ainsi la création du British Council fut saluée par le Times, en des termes qui rappellent ceux de Leeper : Those who dislike publicity may dismiss the idea on the plea that it is nothing but veiled propaganda, but none need fight shy of the word “propaganda” so long as the work associated with it is openly performed and the principles spread are honestly held and are not insinuated into the minds of readers or listeners, but are provided as a contribution to thought and experience for those who wish to learn them. Only on such a foundation can the work of closer cultural relations bear fruit. (« British Culture Abroad ») On est frappé par le fait que, dans ces deux textes, la propagande culturelle et les relations culturelles n’étaient nullement perçues comme antagonistes. Pour la rédaction du Times, la propagande culturelle était même une condition préalable aux relations culturelles : elle préparait le terrain en fournissant des connaissances qui rendraient possible de véritables échanges. Pour Leeper également, elles étaient complémentaires, mais ses arguments de diplomate, développés en interne, étaient plus pragmatiques : la réciprocité rendait la propagande plus efficace car le public ciblé était plus réceptif : « Cultural relations will only improve political relations if they are maintained on a basis of strict reciprocity. […] We shall obtain better publicity for our own culture in other countries if we take an equal interest in their culture » (cité par Taylor, 1981 143-144).

9 Les textes officiels confièrent donc au British Council une mission qui englobait ces deux tendances : « To make the life and thought of the British peoples more widely known abroad; and to promote a mutual interchange of knowledge and ideas with other peoples » (White 7). Autrement dit, la première mission du Council était celle du rayonnement culturel du Royaume-Uni afin de relever le prestige britannique sur la scène internationale et donc de soutenir sa politique extérieure ; mais il se voyait aussi attribuer une mission apparemment idéaliste : favoriser des relations culturelles réciproques qui devaient tendre vers des relations internationales plus harmonieuses. Malheureusement, la dégradation rapide du climat international laissa peu de place à des projets vraiment réciproques.

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10 Leeper avait vu dans le Council l’embryon d’un futur ministère qui prendrait le relais en cas de guerre (Willcox 105). Bien qu’un nouveau ministère de l’Information fût créé dès le début de la guerre, le gouvernent décida de maintenir le Council en tant qu’organisme distinct et indépendant de ce nouveau ministère, tout en limitant son mandat à des activités culturelles. En pratique, ce découpage s’avéra inopérant et les conflits entre les deux services ne cessèrent d’entraver la poursuite d’une politique cohérente et efficace. Pour Sir John Reith, nommé ministre de l’Information en 1940, il fallait fusionner le British Council avec son ministère car, au fond, toutes ses activités avaient une orientation propagandiste. En revanche, le président du Council, Lord Lloyd, soutenait que pour être efficace, la propagande culturelle devait être dissociée de la propagande politique (« British Council and Ministry of Information »). Lloyd repoussa vigoureusement toutes les tentatives de Reith pour récupérer les services d’information du Council (presse, conférences et cinéma). Conservateur et impérialiste convaincu, nommé ministre des Colonies par Churchill en 1940, Lloyd était déterminé à placer le Council au cœur de l’effort de guerre britannique (Ramsden-Atherton). La mort de Lloyd en 1941 ne marqua pas de point de rupture. En refusant de définir plus précisément la mission du British Council en temps de guerre, le Cabinet le maintint dans une position ambiguë, source de frustration pour toutes les parties concernées. En effet, comme le constata un fonctionnaire du ministère de l’Information, on perpétuait ainsi la fausse opposition entre culture et propagande sans préciser qui avait l’autorité de fixer les frontières entre les deux (Bamford). Par conséquent, le British Council et le ministère de l’Information se livrèrent une guerre de territoire qui dura le temps de la Seconde Guerre mondiale (Byrne).

Propagande culturelle ou relations culturelles : quel modèle pour l’après-guerre ?

11 Il est tentant de supposer que la propagande ait primé les relations culturelles en temps de guerre et que la seconde approche ait progressivement supplanté la première dans l’après-guerre. La thèse de Christine Okret-Manville « La politique de promotion culturelle britannique en France (1920-1953) » porte le sous-titre « De la publicité aux relations culturelles », ce qui semble en effet abonder dans ce sens. De la même manière, Laurent Jeanpierre a identifié un tournant dans la politique culturelle de la France aux États-Unis à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’une politique de rayonnement céda la place au développement de relations culturelles (Jeanpierre 116). Le British Council connut une évolution semblable à cette époque, mais peut-on pour autant mettre ces deux concepts en opposition ? Dans les faits, une organisation comme le British Council pouvait poursuivre plusieurs objectifs à la fois et un programme de relations culturelles peut également servir à des fins de propagande, comme Robert Frank l’a constaté à propos de la diplomatie culturelle : l’État intervient pour faire vendre les idées et les œuvres de son pays, et modifier le système des représentations des Autres, dans une logique, soit de puissance et de « rayonnement », soit idéologique, soit de « réciprocité » (pour une meilleure compréhension mutuelle), ces trois objectifs n’étant pas nécessairement incompatibles entre eux. (Frank, 2003a 322) Par ailleurs, Alain Dubosclard l’a rappelé à propos de la diplomatie culturelle française : « Pour un État, présenter sa richesse culturelle est en soi un élément de prestige et par là même un instrument de puissance » (114-115). En effet, qu’il s’agisse des relations

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culturelles réciproques ou de la promotion d’une culture nationale, l’action culturelle extérieure ne peut être dissociée de la volonté d’un État de soigner son image et de maintenir son prestige sur la scène internationale. L’action culturelle extérieure n’est évidemment pas neutre et constitue une partie intégrante des relations internationales (Ellwood 51).

12 Dès 1941, le British Council commença à réfléchir au rôle qu’il serait appelé à jouer après la guerre. Selon l’auteur anonyme d’un mémorandum sur la publicity britannique, l’opinion publique mondiale, lasse de la guerre, rejetterait à l’avenir toute tentative de promotion culturelle nationale. Cet auteur prévoit même l’abolition de la propagande par une nouvelle Société des Nations. Des organismes comme le British Council seraient alors obligés de remplacer la propagande à sens unique par une véritable réciprocité. Dans un tel cas de figure, le but principal du British Council serait de favoriser la compréhension mutuelle entre les peuples plutôt que de soutenir la Grande-Bretagne sur la scène internationale (« Memorandum on British Publicity »).

13 Les Britanniques n’étaient pas les seuls à se demander si la propagande culturelle, telle qu’on la connaissait, était vouée à disparaître. En 1942, le sous-secrétaire d’État américain, Sumner Welles, lança également le débat autour de la meilleure utilisation des programmes de relations culturelles : devaient-elles servir la politique extérieure d’un seul pays ou, au contraire, favoriser l’échange et la compréhension qui permettraient aux peuples de décider de leur destin (Mulcahy 13) ? Les échecs de la diplomatie dans l’entre-deux-guerres et l’idéologisation de la guerre rendaient l’utilisation de toute forme de propagande suspecte. En revanche, l’idée de développer des programmes de relations culturelles entre les peuples semblait bien plus en harmonie avec l’esprit du moment et avec la volonté de créer un ordre mondial juste et stable, propice à une paix durable.

14 La manière dont le British Council abordait l’après-guerre fut également façonnée par sa propre évolution pendant la guerre (Haigh 41 ; Seymour, 1965). Deux aspects de son travail étaient particulièrement importants de ce point de vue. Premièrement, face à l’afflux de réfugiés, suivis par des marins et des soldats étrangers, le British Council avait mis en place de nombreuses activités pour les populations étrangères présentes au Royaume-Uni. Cette expérience fournit un modèle pour un programme d’après- guerre fondé sur la compréhension mutuelle. Deuxièmement, le British Council avait travaillé avec des gouvernements exilés en Grande-Bretagne pour mettre sur pied la Conférence des ministres alliés de l’éducation. À terme, les recommandations de la Conférence devaient servir de base aux conventions signées dans le cadre du traité de Bruxelles et à la création de l’UNESCO en 1945. Les principes idéalistes de l’UNESCO ne suffirent pas à convaincre différents États d’adhérer à cette nouvelle institution. Cependant, ce nouveau contexte international et les attentes qu’il suscitait étaient radicalement différents de celui qui avait donné naissance au British Council.

15 À la fin de la guerre, il semblait que le British Council s’orienterait plus vers le développement des relations culturelles et que son travail de propagande ou de publicity serait relégué au second plan. Tel était du moins le souhait de certains de ses dirigeants, dont Richard Seymour qui occupa des fonctions de premier plan au sein du Council pendant et après la guerre. En 1947, Seymour mit en question la politique du gouvernement vis-à-vis du Council dans une revue interne. Pour lui, vouloir réduire les relations culturelles à une forme de publicity les rendait stériles (Seymour, 1947 66). En pratique, il n’y avait pas de distinction nette entre les deux activités. Comme nous

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l’avons signalé, Rex Leeper avait toujours insisté sur l’importance de la réciprocité dans les programmes du Council. Par ailleurs, le gouvernement britannique faisait partie des fondateurs de l’Organisation des Nations Unies et de l’UNESCO, et l’établissement d’un ordre international stable et d’une paix durable était l’un des objectifs déclarés de la guerre. En 1945, il n’y avait pas d’antagonisme fondamental entre les objectifs idéalistes visant le rapprochement des peuples et les objectifs plus pragmatiques qui avaient guidé le Council pendant la guerre. Au sein de celui-ci, on continua à débattre de sa mission, au moins jusqu’aux années cinquante, comme en témoigne un rapport rédigé par Richard Seymour pour le Comité exécutif du Council (Seymour, 1952). En l’espace de cinq ans, le contexte avait changé et la position de Seymour était devenue plus pragmatique. Ce rapport conclut qu’il n’était ni possible ni souhaitable pour la direction du Council de trancher en faveur d’une approche propagandiste ou d’une approche privilégiant l’échange réciproque. Il fallait, au contraire, combiner les deux en fonction des besoins ; c’était une question de dosage plutôt que de principes.

16 Si, d’un côté, le Council s’interrogeait sur le rôle qu’il pouvait jouer dans le monde de l’après-guerre, rien ne pouvait se faire sans l’aval du Foreign Office. La création en son sein d’un département des Relations culturelles, en 1944, témoigne-t-elle d’un nouvel intérêt du ministère pour cette approche ? Le besoin primordial de garder le soutien américain y contribua sans doute. Globalement, les Américains se méfiaient de la promotion culturelle nationale et considéraient le Council comme une agence propagandiste. Les relations culturelles, en revanche, leur paraissaient plus acceptables. À la fin de la guerre, le gouvernement américain s’intéressait de plus près aux relations culturelles et le secrétaire d’État adjoint, plus tard représentant américain à l’UNESCO, Archibald MacLeish, défendait vigoureusement cette approche. Pour MacLeish, l’instauration d’une paix durable devrait s’appuyer sur la compréhension réciproque entre les peuples ; la survie du monde entier dépendait donc de l’essor des relations culturelles internationales (MacLeish IX). La réorientation de son action culturelle extérieure permettait au Royaume-Uni de s’aligner sur la politique des États-Unis, devenus superpuissance.

17 Stimulé par la recherche de la paix et la création de nouvelles institutions internationales, le terme « relations culturelles » commença à s’imposer au niveau mondial dans l’immédiat après-guerre. Par exemple, en France, le gouvernement provisoire mit sur pied deux structures parallèles : la Direction générale des relations culturelles au ministère des Affaires étrangères et un ministère de l’Information, mais l’importance du second diminua très rapidement contrairement au premier (Guénard 24). La période 1946-1951 vit également l’établissement de nombreuses conventions culturelles entre le Royaume-Uni et d’autres pays.1 Peut-on y voir la preuve que le gouvernement britannique avait désormais foi dans les relations culturelles ? Il nous semble qu’il s’agissait tout autant d’un calcul réaliste car ces conventions venaient consolider des alliances politiques, économiques et militaires, comme les traités de Bruxelles (1948) et de l’Atlantique Nord (1949). D’ailleurs, pour le chef du nouveau département, le Council restait un instrument de la politique extérieure et il aurait préféré le ramener sous la tutelle du ministère même si, pour rendre son travail efficace, il fallait préserver une façade d’indépendance (Eastment 204). Une enquête sur l’avenir du Council, commandée par le gouvernement, était arrivée à la conclusion contraire : Sir Findlater Stewart se prononça en faveur du maintien, voire du renforcement, du statut indépendant du Council afin qu’il puisse poursuivre non pas les objectifs du Foreign Office, mais les siens propres. Néanmoins, selon Findlater Stewart,

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cette mission consistait aussi à stimuler des « sentiments amicaux » (friendly feelings) envers le peuple britannique (White 54). Il n’y avait pas de consensus concernant l’évolution du Council dans l’après-guerre, mais tous y voyaient un instrument pour influencer l’opinion publique à l’étranger.

18 Si le gouvernement travailliste d’Attlee hésitait à attribuer un rôle et un budget pérennes au Council, cela ne traduisait en aucun cas un refus de la propagande. À la différence de 1918, le gouvernement élu en 1945 comprit l’intérêt de maintenir sa capacité à informer et à influencer l’opinion publique, aussi bien à l’étranger qu’au sein du pays, d’où sa décision de prolonger le ministère de l’Information sous la forme apparemment anodine du Central Office of Information (COI), créé en 1946. En parallèle, le gouvernement accorda un sursis de cinq ans au Council tout en réduisant sa mission aux domaines de l’éducation et de la culture (Donaldson 139). Ce nouveau mandat s’appuyait sur une définition très restreinte de la culture : il ne s’agissait plus de la culture d’un peuple et de son mode de vie, mais uniquement de son expression artistique. Il restait néanmoins des zones d’ombre, si bien que le conflit entre le ministère de l’Information et le Council perdura. Par exemple, le Council refusa de transférer la publication de Britain To-day au COI, bien qu’il s’agît d’une revue censée servir à des fins de propagande (« Transfer of Production Work » ; « Sub-committee of the Executive Committee »).

19 Suite à la crise financière de 1947, le gouvernement instaura une politique d’austérité et le Council vit ses budgets diminuer d’année en année. Certaines régions du monde considérées comme non prioritaires par le Foreign Office durent supporter la plus grande partie des réductions et le Council fut même amené à se retirer complètement de certains pays (White 73). Il existait une contradiction fondamentale entre la volonté du Council de poursuivre un objectif de compréhension mutuelle à long terme et les choix imposés par les ministères qui le finançaient et qui étaient essentiellement motivés par des considérations politiques à court terme. L’austérité créait forcément un contexte défavorable à une politique de relations culturelles, dont les bénéfices étaient difficilement quantifiables voire, selon certains commentateurs, illusoires.

20 Sur la scène internationale, 1947 fut également l’année où les positions des « Trois Grands » se cristallisèrent : le Royaume-Uni avoua sa faiblesse en quittant la Grèce et l’Inde, tandis que la proclamation de la doctrine Truman et la décision soviétique de quitter les négociations du plan Marshall marquaient les débuts de la guerre froide. Conçu pour contrer la propagande fasciste, le British Council pouvait légitimement prétendre à un rôle semblable face aux Soviétiques. Mais le Foreign Office préférait agir à travers une nouvelle structure, l’Information Research Department (IRD) dont la majeure partie des activités était clandestine et financée par le budget des services secrets.

21 L’après-guerre, surtout les premières années de paix vécues par le gouvernement Attlee, présentait d’énormes défis en termes de politique étrangère. Avec peu de moyens et des marges de manœuvre réduites, les gouvernements britanniques de cette période tentaient de résoudre leurs problèmes immédiats et étaient peu disposés à explorer les possibilités d’une politique dont les retombées étaient nébuleuses et lointaines. En dépit des espoirs émis par certains pendant la Seconde Guerre mondiale, l’après-guerre fut finalement une période peu propice au développement d’une vision plus idéaliste des relations culturelles. Lors de l’enquête Drogheda de 1953, le Council revendiqua un rôle distinct de celui des services d’ « information ». Tout en admettant

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que les relations culturelles étaient devenues une composante de la diplomatie, la commission rejeta l’interprétation proposée par le Council lui-même et conclut que, pour l’essentiel, son rôle consistait à faire de la propagande (Report of the Drogheda Committee 49-50). La boucle était bouclée.

Relations culturelles et internationalisme libéral

22 Les relations culturelles n’étaient ni une alternative à la propagande ni son contraire, mais plutôt une approche complémentaire. L’opposition entre relations culturelles et propagande nous semble encore plus trompeuse si l’on prend en compte le fondement idéologique de la notion de relations culturelles. En effet, une certaine interprétation des relations internationales sous-tend cette notion, à savoir l’internationalisme libéral que le politologue Fred Halliday définit comme une approche optimiste fondée sur la croyance que sociétés et individus peuvent évoluer vers la paix et la prospérité grâce à l’interaction et à la coopération (Halliday 187). L’optimisme de l’internationalisme libéral résidait dans sa conviction que le libre-échange, le droit international et le régime constitutionnel permettraient l’instauration d’une paix durable. L’internationalisme libéral avait été vivement critiqué en 1939 par le « réaliste » E.H. Carr dans son livre The Twenty Years’ Crisis. Carr qualifiait l’internationalisme de l’entre- deux-guerres d’ « utopisme » (utopianism) et s’attachait à critiquer les principes libéraux de ceux qui l’avaient défendu. Cet internationalisme présupposait une harmonie fondamentale entre les intérêts des nations du monde, aussi bien dans le domaine politique (la recherche de la paix) qu’économique (le libre-échange). Mais, pour Carr, il s’agissait là d’une idéologie employée par le groupe dominant au sein de la société britannique et par des nations puissantes dans le contexte des relations internationales (Carr 45, 57).

23 La Seconde Guerre mondiale éclata au moment de la publication du livre de Carr et sembla lui donner raison. Mais, en dépit de l’échec de l’internationalisme libéral de l’entre-deux-guerres, les mêmes idéaux refirent surface à peine trois ans plus tard dans la Charte de l’Atlantique. Ils furent relayés et défendus tout au long de la guerre par la revue du British Council, Britain To-day. L’expérience du conflit ne semblait pas avoir ébranlé la foi des internationalistes dans la possibilité d’une politique mondiale menée dans l’intérêt de tous. À la veille de la victoire, Britain To-day affirmait : To seek the well-being of foreign nations has ceased to be mere altruism, since we know that the more we can satisfy the needs of distant nations the more we shall satisfy our own. Selfishness does not even pay. Foreigners are citizens of our own world. (« At the Crossroads » 3-4) 2 Selon cette vision des relations internationales, la « main invisible » était transposée à l’échelle internationale. Frank Ninkovich a d’ailleurs souligné que les partisans américains des relations culturelles employaient souvent l’expression « le commerce des idées », ce qui traduisait leur conviction que culture, politique et commerce n’étaient que les fils solidaires d’une trame commune (Ninkovich 15).

24 Les acteurs britanniques dans ce domaine percevaient eux aussi les relations internationales à travers ce même prisme libéral qui présupposait une harmonie fondamentale des intérêts des peuples. Le caractère libéral de l’idée même des relations culturelles n’était que rarement identifié par les agents du Council. Cependant, dans l’interprétation du British Way of Life qu’il proposait, la tradition libérale est souvent considérée comme une contribution spécifiquement britannique à la civilisation

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mondiale, voire son apport le plus important (Joad ; Woodward ; « Great Nation »). Ce message était également diffusé à travers son réseau de centres culturels par le biais d’ouvrages écrits par ses collaborateurs. Ainsi, pour le British Council, promouvoir la réciprocité des relations culturelles servait à renforcer une certaine vision des relations internationales et à diffuser des valeurs perçues comme fondamentalement britanniques. Citons à ce propos Edward Saïd qui rappelait que, lorsque des penseurs européens célébraient la culture ou l’humanité, ils célébraient avant tout des idées ou des valeurs qu’ils attribuaient à leur propre culture (Saïd 51). Inspirés par les Français et les Américains, les Britanniques ont adopté la propagande culturelle et les relations culturelles afin de soutenir un système international dont ils se voyaient à la fois comme les parents et les bénéficiaires.

25 Le concept de relations culturelles, en tant qu’instrument destiné à favoriser la compréhension mutuelle entre les peuples et, par extension, la paix, date de la première moitié du XXe siècle. Les deux approches figurent dans la mission du British Council dès 1934 et sont perçues comme étant complémentaires. Néanmoins, la propagande culturelle des Français reste le modèle dominant dans l’entre-deux-guerres et c’est l’expérience de la Seconde Guerre mondiale qui change la donne. Au sein du British Council, naît alors un vif intérêt pour la réciprocité et une envie de réorienter dans ce sens la politique de l’organisation. Suite à la victoire, les relations culturelles, promues par les Américains, s’imposent au niveau mondial et soutiennent la construction d’un nouvel ordre international. Cependant, les relations culturelles n’ont pas remplacé la propagande culturelle dans la politique extérieure britannique de l’immédiat après-guerre. Les deux approches ont continué à coexister, parfois à s’entremêler, et à s’entretenir mutuellement. Des gouvernements successifs ont financé des programmes de relations culturelles et de propagande culturelle par le biais du British Council dans l’espoir d’influencer l’opinion publique internationale. Enfin, même dans leur forme la plus idéaliste, les relations culturelles sont le vecteur d’une vision libérale des relations internationales ; elles permettent la diffusion de valeurs considérées comme fondamentalement britanniques.

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NOTES

1. La Belgique, le Brésil, la France, la Grèce, l’Italie, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas et la Tchécoslovaquie. 2. Voir aussi « Everyman » ; « Collaboration ».

RÉSUMÉS

L’appellation British Council témoigne de la difficulté qu’ont eue ses fondateurs à nommer la mission de cette organisation créée en 1934. Aujourd’hui, le Council se définit comme l’agence britannique chargée des relations culturelles alors que, dans l’entre-deux-guerres, on le décrivait parfois comme une agence de propagande culturelle. Comment expliquer cette différence ? En examinant l’évolution du British Council entre 1934 et 1954, il devient apparent que ces deux notions ont influencé l’élaboration de sa mission tout au long de cette période. L’une a pris le devant à certaines époques, en fonction du contexte international, sans pour autant supplanter l’autre. Bien que certains chercheurs aient placé la propagande culturelle et les relations culturelles en opposition, les deux concepts sont intimement liés, voire complémentaires.

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The British Council’s name reflects its founders’ difficulty in defining its mission. Today the Council defines itself as the British organization for cultural relations whereas in the interwar years it was described at times as a cultural propaganda organization. How can we explain this difference? It becomes apparent from a study of the British Council’s development between 1935 and 1954 that both of these notions influenced its policy over this period. Although the changing international context led one or the other to the forefront at certain times, neither approach ever fully replaced the other. Furthermore, although certain scholars have opposed cultural propaganda and cultural relations, they are in fact closely related and even complementary.

INDEX

Mots-clés : British Council, relations culturelles, propagande culturelle, internationalisme libéral, politique extérieure britannique Keywords : British Council, cultural relations, cultural propaganda, liberal internationalism, British foreign policy

AUTEUR

ALICE BYRNE Aix-Marseille Université, LERMA, Aix-en-Provence, France

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« Ne diriez-vous pas qu’il s’agit là de propagande ? » Le programme d’information internationale des États-Unis en débat (1945-1947)

Raphaël Ricaud

Introduction

1 Lors de la Seconde Guerre mondiale, c’est par le biais de posters, de programmes radiophoniques, de journaux quotidiens, de court-métrages et de bien d’autres médias encore que l’Office of War Information (OWI) projeta à travers le monde dépêches et informations sélectionnées par le gouvernement américain1. Ces informations contribuèrent à donner aux peuples du monde entier des « nouvelles du front », présentées selon le point de vue des États-Unis. Dans le même temps, elles façonnèrent leur image. Au sortir de la guerre, cette coûteuse agence, désormais considérée comme inutile, est en grande partie démantelée2. Mais dans le même temps, Harry S. Truman, le 33e président américain, se veut attentif à la manière dont les États-Unis sont dépeints à l’étranger. L’Amérique est amenée à occuper un rôle significatif sur la scène internationale et il a conscience de l’importance que revêt cette image. C’est la raison pour laquelle il souhaite ne pas se priver de toutes les fonctions remplies par l’Office of War Information et demande la création d’un organe qui permettrait aux États-Unis de diffuser des informations à l’international, gérant ainsi les opinions publiques mondiales3. Or, si les citoyens américains ont toléré l’existence d’une telle agence pour gagner la guerre, une même entité en temps de paix est beaucoup plus difficile à faire accepter. En 1945, la projection extraterritoriale d’un point de vue américain est donc, selon l’exécutif, une nécessité. Mais dans le même temps, elle apparaît comme une entorse à l’idéal démocratique. C’est de ce paradoxe que vont naître, entre 1945 et 1947, de multiples débats autour de la notion de propagande4 états-unienne.

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2 Dans le cadre de cet article, nous nous efforcerons de montrer la manière dont les États-Unis évoluent dans le rapport qu’ils entretiennent vis-à-vis de la propagande. Cette évolution se manifeste à la fois dans l’utilisation du langage (termes utilisés pour désigner la propagande, définitions de celle-ci), mais également dans les débats portant sur sa pratique. Nous verrons également que le contexte influe grandement sur son degré d’acceptabilité. Nous constaterons dans un premier temps que l’Amérique de l’après-guerre vise à éloigner son image de ce que furent les pratiques de guerre. De cette séparation naissent deux représentations schématiques qui sont aux antipodes l’une de l’autre : d’une part, celle d’un ennemi nécessairement cruel et barbare, et par opposition, celle d’une nation américaine gardienne du temple de la civilisation. Pendant la guerre, le Japon et l’Allemagne furent diabolisés, ainsi que leurs méthodes. Dès lors, dans la rhétorique officielle des États-Unis, la propagande et le mal ne font qu’un. Par conséquent, une fois la paix revenue, les États-Unis ne peuvent plus faire usage du terme propaganda pour qualifier leurs propres pratiques. Se pose alors pour les États-Unis la question de la bonne manière de propager de l’information dans l’agora internationale à des fins de politique étrangère. On débat alors également du terme qu’il convient d’utiliser pour désigner un tel processus.

3 Dans la seconde partie de cet article, nous soulignerons le fait qu’entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et l’annonce de la doctrine Truman, les termes du débat changent. Si l’Amérique n’est pas en guerre à proprement parler, elle se lance néanmoins dans un véritable combat idéologique avec l’Union soviétique (Westad 4). Selon l’adage de Clausewitz, la guerre est le prolongement de la politique par d’autres moyens. Les deux blocs idéologiques antagonistes que dirigent les États-Unis et l’URSS s’affrontent effectivement dans un combat, fût-il de nature rhétorique. Dès lors, l’enjeu aux États-Unis n’est plus tant de savoir s’il convient d’avoir recours à la propagande. La question principale devient celle de son mode opératoire : l’argumentation s’articule autour de questions organisationnelles (Hearings 71). On s’intéressera aux techniques de vente utilisées par le sous-secrétaire d’État chargé des Affaires publiques, mais on étudiera également les débats concernant la particularité de la propagande américaine, dont les spécificités sont censées refléter le caractère national.

S’éloigner de la guerre et de ses pratiques

De la propagande comme indice du mal

4 Dans un premier temps, constatons qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans la presse5 ainsi que dans la rhétorique officielle du gouvernement 6, le terme « propagande » est rarement utilisé pour désigner les activités américaines. À l’inverse, il est très fréquemment associé aux pratiques de l’ennemi. Ainsi, en septembre 1945, le New York Times préfère parler de « publicité » américaine, au sens où une certaine idée de l’Amérique se propage dans l’espace public (Philips), plutôt que de propagande. Là où les manuels scolaires allemands et japonais (Jones) avaient pour vocation d’embrigader toute une génération d’écoliers en récrivant l’histoire, l’American Handbook (Office of War Information)7 distribué au-delà des frontières américaines est censé informer les peuples étrangers de l’histoire et de la culture des États-Unis (Bell). Le Japon est coupable de propagande, mais les citoyens japonais pourraient être rééduqués par le biais d’idées américaines (Baldwin). Là où les peuples ont été

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endoctrinés, les États-Unis pourraient faire de la psychologie une arme fort utile. Les exemples montrant que le terme « propagande » est plus volontiers associé à l’ennemi qu’aux États-Unis sont nombreux et pourraient être multipliés à l’envi.

5 Dans la presse la plus lue aux États-Unis, l’ennemi est dépeint comme ayant recours à une propagande mensongère (omissions, exagérations ou totales fabrications). Ainsi, le magazine américain Life rapporte dès février 1945 les nombreuses faiblesses de l’aviation militaire japonaise, ce que la propagande diffusée par Radio Tokyo refuse d’admettre (« On to Tokyo » 85). Life dénonce également les mensonges de Goebbels et l’ignominie de sa machine de propagande (Bendix). Relevons également que l’ouvrage de propagande allemand In Gottes eigenem Land, censé dépeindre l’Américain moyen, est tourné en ridicule tant il transforme la réalité. Life se contente d’en traduire certains extraits (« In God’s Own Country » 17), afin que ses lecteurs puissent mesurer combien son auteur, affilié au parti nazi, force le trait. De manière générale, la presse américaine rapporte que l’ennemi ment, tandis que l’Amérique s’appuie sur la vérité.

6 Au sein du département d’État, le terme « propagande » est également associé aux pratiques ennemies. De surcroît, la différence entre le bien et le mal prend une tournure religieuse. À bien des reprises, le recours au terme propaganda peut être lu à la lumière de la Bible : évoquer la propagande, c’est évoquer le malin. Ainsi, le président Truman précise lors de son discours du 1er juillet 1945 à l’ONU que les nations resteront unies face à la propagande japonaise, qui tente encore de diviser malgré la capitulation proche de l’Empire du Soleil levant (Truman 5-6). La rhétorique de Truman, à l’instar de sa personne, se veut avant tout pragmatique. On notera l’allusion biblique où les forces du bien (les nations alliées) affrontent ensemble le diviseur8. Dans le même ordre d’idée, pour William L. Clayton, premier adjoint au sous-secrétaire d’État chargé des Affaires économiques, la propagande allemande visait à « semer la discorde entre des nations éprises de paix » (Clayton 27). Pour l’intellectuel et polémiste américain Walter L. Lippmann, la propagande allemande est comparable à une machine qui a tenté des mois durant de forcer le barrage formé par les Alliés pour faire face au nazisme. Mais cette propagande a échoué, clame-t-il, et les nazis « n’échapperont pas au jugement dernier » (« Discussion of Trends » 50). Ces quelques exemples relevés dans le Department of State Bulletin de 1945 montrent que, dans divers discours officiels, la propagande est associée à un stratagème diabolique dont l’essence est de diviser. Par opposition, l’Amérique et d’autres nations alliées apparaissent en creux comme disciples du Christ, incarnant les forces du bien.

7 La tendance à l’époque est d’associer l’horreur de la guerre et des pratiques ennemies à la propagande, et d’en dissocier l’Amérique. Ainsi, lorsque le sous-secrétaire d’État chargé des Affaires économiques évoque l’atrocité des camps d’extermination, il y ajoute l’indécence des soldats allemands qui s’emparent des dents en or des cadavres. Quelques lignes plus loin, il affirme que ces vols (et d’autres encore), convertis en espèces sonnantes et trébuchantes, contribuèrent à financer la propagande nazie. Ailleurs, Clayton assimile propagande, armement et espionnage9.

8 Au travers de ces quelques exemples, nous constatons que, par association d’idées, un glissement sémantique opère. Le terme « propagande », qui n’est au départ qu’un nom issu du verbe « propager »10, devient connoté au point d’être systématiquement associé au mal, au mensonge et à la barbarie qui caractérisent le camp adverse. Dans la bouche de journalistes et dirigeants américains, les nations qui ont recours à la propagande

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sont nécessairement les ennemies de la démocratie (Price 891) et se situent donc aux antipodes de la civilisation.

Propager l’information

9 Lorsque, le 31 août 1945, le président des États-Unis signe le décret 9608, il démantèle l’Office of War Information, mais n’abandonne pas pour autant certaines fonctions qui étaient administrées par cette agence. Il les fait transférer en un « service provisoire d’information internationale » (Interim International Information Service)11. En effet, Truman et ses conseillers estiment qu’il serait plus sage de ne pas priver l’Amérique d’un « porte-voix » sur la scène internationale : la communication de masse occupe désormais une place importante et sans cesse grandissante dans les relations internationales. Par ailleurs, à l’heure où les États-Unis sont appelés à jouer un rôle prépondérant sur la scène mondiale, d’autres nations détiennent un service d’information internationale et en font usage (Sorensen 8). Bien que ces arguments soient utilisés pour justifier l’existence d’un organe gouvernemental de « propagande », il est remarquable que le décret 9608 ne fasse aucunement usage du terme. Linguistiquement, il eût été logique d’y avoir recours : après tout, il s’agissait bien de propager, là où les intérêts des États-Unis étaient en jeu, une vision du monde approuvée par le gouvernement américain12. Mais dans le même temps, il existe une explication politique au fait de ne pas avoir recours au terme : les mots façonnent notre perception de la réalité et les moindres choix importent. Comme évoqué plus haut, tout était fait pour dissocier l’Amérique de la guerre et des pratiques barbares qui lui furent associées.

10 Rares sont ceux qui se hasardent à parler de « propagande ». Byron Price fut, lors de la Seconde Guerre mondiale, le directeur du bureau de la censure du gouvernement américain. Au sortir de la guerre, Price est l’une des rares voix à mentionner sans ambages l’existence d’une propagande américaine. Toutefois, son utilisation du terme ne désigne pas le service provisoire d’information internationale, mais un autre programme, dont la mission était l’éradication de l’idéologie nationale socialiste13. Pour Price, ce n’est pas la notion de propagande en soi qui était problématique, mais son contenu. Price estime par exemple que ce qui rendait la propagande nazie inacceptable, c’était son message antidémocratique. Une fois la guerre terminée, il considère que la propagande américaine est au contraire parfaitement justifiée, dans la mesure où celle- ci contribue à éradiquer le mal via un processus de dénazification. L’ancien chargé de la censure estime toutefois qu’une telle propagande peut être améliorée. Il constate que la propagande américaine en Allemagne et en Autriche peine à générer les effets désirés, car elle s’appuie exclusivement sur des émotions négatives (Price 891). L’Entnazifizierung initiale vise à ce que les peuples allemand et autrichien prennent la mesure des atrocités commises lors de la Seconde Guerre mondiale. Pour ce faire, la propagande américaine tente de jouer sur des sentiments comme la culpabilité, la honte, etc. Mais les peuples de langue allemande, constate Price, refusent qu’on leur attribue des crimes perpétrés par les nazis (Daniell, 1945a ; 1945b). Le problème de la propagande américaine, diagnostique-t-il, ne réside pas dans son contenu, mais dans sa tonalité qui rend toute conversion impossible. C’est pourquoi Price prône la création d’un programme de propagande américain dont les ressorts seraient positifs. Le constat de Price a depuis fait date : il est aujourd’hui communément admis qu’une propagande fondée sur la moralité peut se révéler contre-productive. Or la propagande se doit

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d’être efficace avant tout : sa finalité prime son contenu (Brown). Dès lors, la tonalité importe autant, si ce n’est plus que le message. Remarquons l’emprunt aux techniques publicitaires qui allaient durablement façonner la société de consommation américaine14.

11 Byron Price est toutefois à la marge du département d’État. De manière plus significative, relevons le cas de Dean Acheson, qui y occupe dès 1945 une place de choix15. Lors d’une conférence donnée au Carnegie Endowment à Washington le 27 novembre 1945, Acheson constate que les temps ont changé et souligne qu’il est désormais important d’inclure les citoyens américains dans l’élaboration de la politique étrangère des États-Unis. Pour ce faire, il rappelle qu’a récemment été mise sur pied une Division of Public Liaison (DPL), dont la vocation est d’établir une franche coopération entre gouvernants et gouvernés. Le processus se veut démocratique : les électeurs américains sont en droit de savoir qui de leurs élus prend des décisions ayant trait aux affaires étrangères, ainsi que la teneur de ces décisions. Cette DPL, poursuit Acheson, a donc pour vocation d’informer le peuple américain, sans pour autant se substituer à la presse. Les deux diffèrent, poursuit-il, car les pouvoirs publics ne sont pas tenus par les mêmes impératifs que les médias : la contrainte temporelle n’est pas la même et la vocation du département d’État n’est pas de générer un profit. Acheson anticipe ensuite les critiques : dans l’information diffusée par l’État, de mauvaises langues peuvent voir de la propagande. C’est pourquoi il s’efforce de clarifier son propos : le département d’État américain détient, certes, un service d’information, dont un versant vise à informer les citoyens américains et l’autre à propager une certaine image des États-Unis à l’étranger. Toutefois, pour Acheson, ce service d’information ne mérite pas d’être qualifié d’organe de propagande, car ses pratiques ne sont comparables ni aux mensonges d’un Goebbels ni à un acte publicitaire qui viserait à « vendre l’Amérique » en l’enjolivant. Il se situe quelque part entre ces deux extrêmes et se fonde sur la diffusion de la vérité (Acheson 893-894).

12 À la fin de l’année 1945, il n’est pas encore question de propagande américaine stricto sensu, mais en désignant tout ce qu’elle n’est pas, ses contours commencent à émerger. Elle doit être aux antipodes de la propagande pratiquée par l’ennemi lors de la Seconde Guerre mondiale, mais reste nécessaire. Là où Japonais et Allemands étaient l’incarnation du mal et cherchaient à contaminer le monde, répandant fausses informations et mensonges en s’appuyant sur la crédulité des peuples, l’Amérique est tout l’inverse. Aux messages de haine doit se substituer un contenu à la tonalité impérieusement positive. Là où l’ennemi fondait sa propagande sur le mensonge, les États-Unis s’en tiennent aux faits en toute objectivité16. Là où l’Axe voulait endoctriner, l’Amérique s’efforce de libérer les esprits. En définitive, selon les responsables politiques américains, la propagande américaine ne mérite pas de porter un tel nom, puisqu’elle vise à informer.

De la faisabilité d’une information contrôlée par l’État en démocratie

13 Toutefois, substituer au terme « propagande » celui d’ « information », plus anodin, est avant tout un exercice rhétorique. L’institutionnalisation d’une pratique pourtant considérée comme incompatible avec l’idéal américain est d’un tout autre ordre. En effet, confier au département d’État la confection et la propagation de l’information, fût-elle internationale, engendre une contradiction. Le propre d’une démocratie, en temps de paix, est de garantir la liberté de la presse, c’est-à-dire son indépendance vis-

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à-vis du pouvoir politique. Il serait donc contraire au fonctionnement démocratique, et plus encore à la tradition américaine, de placer l’information sous le contrôle d’une instance gouvernementale. De plus, un tel dispositif serait non seulement contesté par l’opinion publique américaine, refusant de voir renier son identité démocratique (Simpson 23), mais aussi par les peuples étrangers, peu enclins à être exposés à une information potentiellement contrôlée, embellie ou censurée par le colosse économique et militaire que sont alors les États-Unis (Acheson et Benton 430). À l’inverse, pouvait-on confier la représentation internationale de l’Amérique aux sociétés privées de radiodiffusion ? Le risque en était de s’attirer les foudres du corps diplomatique, refusant de se voir ainsi dépossédé de ses prérogatives (Henderson 37). Ambassadeurs et diplomates trouveraient insultant que le département d’État puisse passer outre leur savoir-faire (négociation, discrétion, recours à la psychologie lors de situations délicates) et de voir celui-ci remplacé par de nouveaux médias, dont la radio.

14 Ces questionnements, à la fois prosaïques et conceptuels, allaient pousser les États-Unis à imaginer, verbalement du moins, une « propagande de la vérité » qui témoignerait, par sa forme et son contenu, du génie17 américain. Elles forcèrent aussi William Burnett Benton, chargé de la gestion du service provisoire d’information internationale, à pratiquer un périlleux exercice : pour légitimer, en temps de paix, l’existence d’une agence de propagande régie par le gouvernement américain, il faut avant tout convaincre le public concerné. Paradoxalement, il s’agit essentiellement d’un public états-unien : les législateurs, d’une part, mais également les professionnels de l’information, d’autre part. En tant qu’ancien publiciste, Benton allait déployer tout son savoir-faire pour créer un véritable lobby en faveur d’une agence d’information (Parry- Giles). Sa méthode fut de convaincre tous les partis qu’il était dans leur intérêt qu’une telle agence voie le jour. Faisant initialement face à un dilemme éthique, Benton apporta des réponses d’ordre pratique.

Question éthique, réponses pratiques

Un publicitaire chargé des affaires publiques du département d’État

15 Le 14 septembre 1945, William Benton est nommé sous-secrétaire d’État aux relations publiques et culturelles (Moore 409 ; « Confirmation » 417). En tant qu’ancien publicitaire, son premier réflexe fut de changer l’intitulé de son poste, qu’il trouvait long et trop peu accrocheur. Il craignait également que tout programme d’information renvoie par association à la notion de « propagande », terme qu’il voulait éviter à tout prix (Hyman 323). Le 17 septembre, Dean Acheson se réfère donc à lui comme étant « sous-secrétaire d’État chargé des Affaires publiques » (Acheson et Benton 430). Par la suite, William Benton décréta qu’il se ferait tout simplement appeler sous-secrétaire d’État aux Affaires publiques, cet usage fluctuant étant en lui-même l’indicateur d’un processus tâtonnant.

Techniques publicitaires

16 Parmi les responsabilités qui lui furent confiées, il devait en particulier gérer le service provisoire d’information internationale créé par Truman (Cull, 2008 24-26). Outre certaines fonctions de l’OWI, ce programme héritait de l’Office of Inter-American

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Affairs. Benton avait donc en charge la gestion d’une agence hébergeant en son sein deux programmes initialement déployés pour effectuer des missions différentes : l’un visait à maîtriser et diffuser l’information à l’international pendant la guerre, l’autre avait pour objectif de promouvoir échanges et programmes culturels avec l’Amérique latine (Graham 49-79). Notons toutefois que dans les deux cas, l’objectif final était le même : combattre la diffusion de la propagande ennemie, notamment l’idéologie nazie, en y substituant une autre vision du monde, celle des États-Unis. Si le mode opératoire différait, l’objectif final coïncidait.

17 Le premier défi de Benton fut de légitimer qu’un programme hybride18, alors qualifié de « programme d’information », puisse exister en temps de paix. Lors de son discours d’investiture, Benton rappelle les mots clefs que lui confie Truman et sur lesquels il entend bâtir l’agence : cette agence doit présenter au reste du monde une image « complète et juste » (full and fair) de l’Amérique (Acheson et Benton 430 ; Dizard 38)19. Les deux termes, complémentaires, sont à l’opposé de la notion de propagande ennemie. L’entité qu’il dirige, ajoute Benton, aura également pour mission d’expliquer aux peuples étrangers la politique et les objectifs du gouvernement américain. L’ancien publiciste justifie ensuite la mission de l’agence, ainsi que le mode opératoire qu’il compte mettre en place. Benton constate que le monde évolue et qu’en 1945, la technologie permet aux peuples d’interagir les uns avec les autres bien plus qu’ils ne l’auraient fait dans le passé. Dès lors, il estime que le département d’État doit s’adapter à ces changements, notamment en acceptant que les relations internationales soient désormais également le fruit de ces échanges. Il rappelle ensuite que le reste du monde se fait une idée erronée des États-Unis car leur puissance militaire et économique inspire peurs, ressentiments et jalousies : il convient, selon lui, de rectifier cette image. Pour ce faire, Benton évoque deux pistes : la dimension culturelle et éducative, d’une part, celle de l’information, de l’autre. De manière significative, il souligne l’importance d’éviter le recours à la propagande. Enfin, il reprend l’idée d’Acheson, selon laquelle le département d’État serait d’autant plus fort s’il était sous la supervision de l’homme de la rue, dont le bon sens éviterait de retomber dans la folie meurtrière de la guerre.

18 Cette première prise de parole de Benton en tant que sous-secrétaire d’État est importante. Non pas que ce discours fût programmatique : à aucun moment les citoyens américains ne furent consultés sur les décisions à prendre en matière de politique étrangère (Lewis), pas plus que le corps diplomatique n’accepta de se voir confisquer ses fonctions. Mais le discours est significatif car il est constitué d’une série de messages d’une grande simplicité dont la logique repose sur un fonctionnement d’opposition par paires : ancienne ère / nouvelle ère, élites / peuple, guerre / paix, violence / dialogue. Benton inaugure une méthode jusque-là inédite au sein du département d’État : celle d’un publicitaire. Soutenir que son message y fut bien accueilli serait inexact. Le département d’État est alors essentiellement constitué de professionnels instruits, rompus aux subtilités du langage diplomatique et habitués aux méandres institutionnels de leur propre ministère20. Benton, devait plus tard prendre conscience que son message, trop simpliste, avait manqué sa cible. Il allait par la suite faire le choix d’adapter systématiquement ses propos à son auditoire.

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Art de la rhétorique

19 Le 16 octobre 1945, Benton s’adresse à la commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants (Benton, 1945 589). C’est une étape décisive pour lui car seul un vote du Congrès pouvait autoriser le financement nécessaire à la pérennisation de son agence. Benton opère en plusieurs temps. Tout d’abord, il avance des arguments qu’il sait plaire aux très isolationnistes membres de la commission des Affaires étrangères de la Chambre. Il a conscience qu’il a peu de chance de les convaincre en développant une thèse internationaliste. De surcroît, bien que politiquement indépendant (Hyman 365), Benton vote régulièrement pour le camp démocrate. Or, en 1945, ce parti est encore assimilé au New Deal de Roosevelt et les contradicteurs républicains de Benton sont farouchement opposés à l’idée même de l’État providence, qu’ils jugent inutilement dépensier.

20 Tenant compte du positionnement idéologique de son public, Benton distingue clairement le service d’information internationale de la politique menée durant la guerre. Il insiste sur le fait que le conflit mondial est bel et bien terminé. Cela implique non seulement que les méthodes employées entre belligérants n’ont plus lieu d’avoir cours, d’où l’abandon de la guerre psychologique21, mais aussi que les moyens démesurés mis en œuvre par les États-Unis pour obtenir une franche victoire ne sont plus de mise. Benton annonce sans détour les coupes claires que subira son département. Ce faisant, il rejoint le désir du corps législatif de ne pas voir les deniers publics inutilement gaspillés. Mieux encore, Benton, lui-même issu du secteur privé, déploie l’argumentaire usuel du Parti républicain selon lequel l’État ne doit pas entraver la libre concurrence. Ces concessions permettent ensuite à Benton de défendre l’existence de son programme d’information non pas pour des raisons dogmatiques, mais dans une logique de gestion saine de l’existant : puisqu’il faut éviter le gaspillage, mettre fin aux programmes en cours serait une erreur22.

21 Pour Benton, vu la place que les États-Unis occupent et sont amenés à occuper sur la scène internationale, l’heure est venue de déployer un tel programme d’information. Les membres du Congrès arguent qu’en temps de paix, un programme d’information n’a pas sa place en démocratie, tout particulièrement aux États-Unis, mais Benton retourne l’argument23 en précisant que non seulement le programme d’informations est adapté à son époque, mais qu’il est induit par celle-ci. Par ailleurs, Benton tente de faire apparaître le service d’information internationale comme l’alternative pacifique à la bombe atomique. Celle-ci étant l’arme ultime de guerre, l’information est, par analogie, le plus sûr moyen de garantir la paix. Benton ne choisit pas ses mots au hasard : la bombe représente la fission ; son contraire réalisera la fusion des peuples en une harmonie mondiale. Et Benton d’avancer de nouveau l’argument pécuniaire : face au coût astronomique d’une bombe, le financement que nécessite la pérennisation d’un service d’information semble dérisoire.

Du bon usage des relations publiques

22 Toutefois, Benton sait que pour convaincre, l’art de la rhétorique ne suffit pas. Au-delà de ses arguments soigneusement choisis, il tente aussi de domestiquer son auditoire par d’autres biais. Ainsi, les détracteurs d’un programme d’information internationale régi par l’État que sont les journalistes, éditorialistes et autres professionnels de la

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presse se verront offrir un certificat de mérite, pour bons et loyaux services rendus pendant la guerre (Cull, 2008 26 ; Parry-Giles 7).

23 Notons également que le contexte international changeant semble chaque jour aller dans le sens de Benton : en février 1946, dans le Long Telegram qu’il adresse au département d’État, George Kennan (qui n’est alors que chargé d’affaires) identifie le fonctionnement soviétique, dénonce son expansionnisme et suggère des moyens de le contenir. Il plaide notamment en faveur d’une campagne de communication au sein même des États-Unis, menée par les pouvoirs publics, qui viendrait éduquer le peuple américain quant à la réalité du communisme (Kennan 16 ; Leffler 88). Mais surtout, il s’exprime en faveur d’une propagande américaine à vocation internationale qui mettrait en valeur les actions menées et les choix effectués par les États-Unis en vue de façonner un monde meilleur (Kennan 17)24. Après tout, estime Kennan, l’URSS ne se privera pas de ce type de communication. Certes, les idées contenues dans le Long Telegram ne seront véritablement accessibles à tous (Leffler 73) qu’au mois de juillet de l’année suivante, lors de la publication d’un article anonyme de Foreign Affairs (« Sources of Soviet Conduct »). Néanmoins, ce jalon de la guerre froide indique que la frontière entre temps de paix et temps de guerre n’est plus aussi nette qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Il n’est donc pas surprenant qu’au début de l’année 1946, Benton ait réussi à persuader l’American Society of Newspaper Editors de constituer un comité pour évaluer les besoins en matière d’information internationale (Hearings 105). Tout se passe comme si le département d’État américain sollicitait l’expertise des professionnels de la presse, qui se sentent ainsi valorisés et reconnus. Leurs récriminations les plus vives tendent alors à s’estomper (Hyman 354), sans pour autant dissiper la crainte d’une démocratie où l’information diffusée à l’international serait régie par l’État.

24 Le débat allait ensuite porter sur le rôle que joue la radiodiffusion dans les relations internationales. Les plus grands noms de ce corps médiatique de l’époque25 sont cités dans le Department of State Bulletin, leurs conclusions abondant dans le sens de Benton. Pour eux, une agence d’information internationale régie par l’État américain est une nécessité, à la fois pour des raisons géopolitiques et pratiques. Si le Congrès venait à cesser le financement public d’une telle agence, assurent-ils, les médias privés seraient dans l’impossibilité de supporter les coûts de fonctionnement et de maintenance de radiodiffusion. Cela, arguent les professionnels de la radio, pourrait avoir de graves conséquences sur le plan international car refuser une guerre des mots génère davantage d’incompréhension entre les peuples, ce qui pourrait et engendrer une guerre réelle. Notons qu’une telle conclusion servait l’intérêt de toutes les parties concernées : Benton voyait ses propres arguments renforcés par les plus éminents professionnels du métier. Dès lors, ce qui peinait à être entendu par les membres du Congrès devenait argument d’autorité. Là où les représentants du peuple américain pouvaient remettre en cause la parole d’un membre du département d’État, prétextant que celui-ci n’était pas le mieux placé pour parler des médias, une même réserve ne tenait plus face, par exemple, au président de la CBS. Dans le même temps, si les radios privées n’appréciaient pas l’idée que le gouvernement puisse régir l’information internationale, leurs dirigeants avaient tout intérêt à ce que l’État continue de verser des droits de diffusion hertzienne pour l’usage qu’il faisait de leurs antennes de radiodiffusion.

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25 On sait également que Benton finança sur ses propres deniers (mais également grâce à de généreuses contributions d’Henry Luce26 et de Gardner Cowles 27) un autre comité, dont il ne fit aucune mention publique. Ce comité poussa la presse à exprimer son soutien à une agence internationale d’informations régie par l’État, en s’appuyant sur un réseau essentiellement constitué d’anciens membres de l’OWI (Emery et Smith 607-611) acquis à la cause de Benton car ils avaient combattu avec des mots pour seule arme lors de la Seconde Guerre mondiale. Au sortir de celle-ci, ils étaient retournés travailler pour différents médias et, même s’ils y retrouvèrent l’urgence et les poussées d’adrénaline qui caractérisent les salles de rédaction, l’esprit patriotique n’y était pas le même. Informer leur plaisait, mais pas autant que le fait de contribuer de manière significative à l’effort de guerre. Ces journalistes, rédacteurs, chroniqueurs, éditorialistes et envoyés spéciaux rédigèrent nombre d’articles en faveur de la pérennisation d’une agence d’information internationale.

Propagande de la vérité

26 Le 12 mars 1947, en demandant à ce que les États-Unis viennent en aide à la Grèce et à la Turquie, le président Truman énonce clairement sa politique d’endiguement devant les deux chambres du Congrès exceptionnellement rassemblées (United States Department of State, 1969b). La doctrine Truman, elle-même largement influencée par le Long Telegram de George Kennan, est une indication forte que les temps ont changé : là où la simple mention du terme propagande était considérée comme inacceptable au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il en va tout autrement en ce début de guerre froide. Ainsi, le 13 mai 1947, quelques membres de la commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants se réunissent à Washington en un sous- comité (Hearings 1), pour débattre d’un projet de loi intitulé United States Information and Education Act of 194728. Son sous-titre nous renseigne toutefois davantage sur sa visée : cette loi devait permettre au gouvernement des États-Unis de poursuivre ses relations avec les nations étrangères de manière plus efficace, en promouvant les échanges de personnes29, de savoirs et de compétences, mais également en disséminant à l’étranger des informations ayant trait aux États-Unis, à ses politiques et à son peuple.

27 Selon Karl Mundt, l’instigateur du projet de loi, les affaires étrangères ont toujours compris une dimension de « commis voyageur de l’Amérique » (salesman for America, Hearings 1). Par ailleurs, avance-t-il, si la tolérance et la justice qui caractérisent le système américain peuvent apporter le bonheur aux peuples étrangers, pourquoi les en priver ? Autant, poursuit-il en citant la Bible, allumer une lampe et la mettre sous le boisseau30. Mundt enchaîne ensuite avec une autre référence biblique, étroitement liée à la première : en cette période d’après-guerre, le monde a « soif de vérité » (Hearings 10).

28 Dean Acheson, pour sa part, adosse son argumentation en soutien de ce projet de loi à une logique de politique étrangère. Si l’on accuse les États-Unis de visées militaristes et impérialistes, alors un droit de réponse s’impose. Il pense que des données factuelles et chiffrées, radiodiffusées à travers le monde, permettraient de récuser ces accusations. Mais si Voice of America a toute son importance, conclut-t-il sur un bon mot, c’est l’ensemble des programmes (la presse, les échanges culturels etc.) qui donnera véritablement à l’Amérique voix au chapitre.

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29 Walter H. Judd exprime quant à lui des craintes caractéristiques du camp républicain. Des entreprises privées ne seraient-elles pas mieux à même d’effectuer ces missions de conception et de diffusion de l’information dans l’arène internationale ? Un débat s’ensuit et l’on convient que l’État américain viendra suppléer les agences privées là où elles ne sont pas en mesure de mener à bien leur mission. Par ailleurs, s’inquiète Judd d’une phrase qui témoigne des prémices de la chasse aux sorcières, que se passerait-il dans l’hypothèse où des progressistes (liberals) infiltreraient le département d’État ? Les Américains se reconnaîtraient-ils dans une Voix de l’Amérique aux accents gauchistes ? Cet autre débat débouche sur l’idée qu’à défaut de sanctuariser le département d’État, il convient de présenter des points de vue différents. Judd craint que sous couvert d’équilibre, les défauts américains ne soient mis en lumière. L’argent du contribuable doit-il servir à évoquer grèves et autres lynchages ? N’est-ce pas là ce que fait déjà la propagande soviétique ? Les membres de la sous-commission finissent par s’entendre sur le fait que les grèves font partie du quotidien états-unien et que les revendications syndicales méritent d’être exprimées tout autant que le point de vue patronal. Et si dans les États du Sud, où les tensions raciales sont encore vives, il arrive que des Africains-Américains soient lynchés, ce genre d’information ne peut être étouffé, mais doit être accompagné d’autres éléments indiquant les progrès accomplis en matière d’égalité raciale.

30 Le républicain John Davis Lodge31 résume alors l’objectif du projet de loi en une question dérangeante : « ne diriez-vous pas qu’il s’agit là de propagande ? » (Hearings 20) Propagande : le mot qui avait soigneusement été évité jusqu’alors est prononcé pour la première fois et son irruption dans le débat provoque un malaise. Relevons les circonvolutions linguistiques qui avaient permis d’évoquer le concept tout en contournant le terme. Mundt et Acheson font usage de quelques périphrases : ils parlent de « dissémination publique de l’information à l’étranger » (Hearings I), de « dissémination de la vérité » (Hearings 2). Ils ont également recours aux euphémismes, évoquent le « service d’information » (Hearings 13) et font usage de synonymes : « dissémination » (Hearings 1-7) est ainsi préféré à propagande. Enfin, un simple changement de catégorie grammaticale permet d’éviter le substantif « propagande », le verbe « propager » étant moins connoté. Toutefois, dès lors que le représentant Lodge en fait usage, l’appellation « propagande » sera réemployée par tous et ce, 62 fois. Tout se passe comme si l’intervention du représentant républicain avait fait tomber un tabou et libéré la parole.

31 Dès lors, les membres de la sous-commission s’emploient à dessiner les contours d’une propagande acceptable, reflétant par sa forme et son contenu les caractéristiques de l’Amérique. Tout comme ce fut le cas au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il fallait dissocier les pratiques américaines de celles de l’ennemi soviétique. Ainsi, pour Dean Acheson, la propagande américaine devra diffuser une information fondée sur la vérité. Le propagandiste du camp ennemi, à l’inverse, accommode l’information au message idéologique qu’il souhaite faire passer. Ce paradigme d’une propagande de la vérité fut réutilisé à plusieurs reprises par différents acteurs du débat. Ainsi, pour William Benton, l’Amérique a le devoir de « dire les choses telles qu’elles sont ». Pour George Marshall, désormais secrétaire d’État, il faut « recouvrir la terre de la vérité » (« Money for Truth »). C’est également un argument que l’on trouve dans la presse de l’époque (Lindley 26). Un programme d’information radiodiffusé devrait donc s’inspirer de

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l’éthique du journalisme, de son sens de l’équilibre, tout en évitant les dérives sensationnalistes.

32 Cette propagande tout américaine est également associée au savoir-faire états-unien, comme en témoignent les analogies publicitaires. Ainsi, pour le représentant Judd, le « produit russe » (Russian product) est défaillant mais la propagande soviétique sait le mettre en valeur. Le « produit américain » – c’est-à-dire le système politique des États- Unis – est de loin supérieur au produit russe, il faut donc mieux le vendre. Pour le général Walter Bedell Smith, alors ambassadeur des États-Unis à Moscou, l’Amérique possède un « bien » que le reste de la planète lui envie : la démocratie. Mais comme tout autre bien, il faut en faire l’article pour que celui-ci « se vende » (Hearings 46). Pour Donald L. Jackson, représentant républicain de la Californie, les États-Unis sont en possession d’un outil technologique formidable, la radio, et possèdent un réseau d’antennes qui en permet une diffusion internationale. Une émission de propagande américaine devrait, selon lui, s’appuyer sur la musique pour attirer le chaland, puis, une fois celui-ci captif, diffuser de l’information (Hearings II). La combinaison de ce maillage international et de cette technique de vente imposerait l’Amérique au reste du monde (Hearings 67). D’autres, dont Lodge, préfèrent établir une comparaison avec l’avocat plaidant la cause de son client en vue de convaincre les membres du jury (Hearings 22, 88).

33 Qu’il s’agisse de comparer la propagande américaine à une publicité ou à un plaidoyer, l’analogie puise dans un savoir-faire et un imaginaire spécifiques à l’Amérique. Une fois assimilée à des activités auxquelles les États-Unis sont accoutumés et dans lesquelles ils sont performants, la propagande devient légitime aux yeux des membres de la sous- commission. Les réticences initiales face à la tension entre démocratie et contrôle de l’information disparaissent et la propagande américaine se mue en prosélytisme démocratique, doublé d’exigences bibliques (devoir moral), en journalisme (prévalence de la vérité), en techniques de vente (libre concurrence), ou encore en un plaidoyer (importance du logos dans un cadre juridique). Là où en 1945, une propagande émanant des États-Unis, figure de proue de la démocratie, était inconcevable, en 1947, une propagation des idéaux démocratiques est, au contraire, de bonne guerre (froide).

Conclusion

34 Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis récusent le terme « propagande », associé à l’ennemi totalitaire vaincu. Toutefois, au vu des nouvelles responsabilités endossées, mais aussi de l’environnement international, il est difficile de se passer d’un programme d’ « information ». La gestion et la projection de celle-ci contribuent à définir l’Amérique tout en façonnant les opinions publiques mondiales. C’est la raison pour laquelle le président Truman demande à ce que soit créé un service provisoire d’information internationale. Pour pérenniser celle-ci, il faut faire accepter au peuple américain via ses représentants qu’un contrôle de l’information n’est pas nécessairement en contradiction avec la démocratie. Pour ce faire, Truman emploie un publicitaire. Celui-ci impose progressivement l’idée d’une agence régie par l’État américain qui encadre un programme d’information internationale en temps de paix. Ce basculement n’est toutefois pas le fruit d’un raisonnement : bien plus que les arguments de Benton, ce sont le recours aux méthodes de vente, son exploitation de l’actualité et son lobbying sans relâche qui finiront par légitimer son projet. Certes, le

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Congrès refusa en 1948 d’allouer les crédits demandés et ce n’est que sous la pression de la Maison-Blanche et du département d’État qu’ils finirent par être accordés en partie. De plus, Benton vécut l’épisode comme un échec et démissionna. Il n’en demeure pas moins que l’approche de l’ancien publicitaire consistant à convaincre par des biais autres que le seul raisonnement représente un jalon important qui préfigure notamment le fonctionnement ultérieur de la public diplomacy – tout particulièrement lors des deux mandats de George W. Bush et a fortiori depuis l’avènement de l’ère numérique (Quessard). Ainsi, Benton cherche à convaincre en frappant les esprits, en démarchant personnellement les membres du Congrès et n’hésite pas à recourir à la ruse. Ses méthodes de vente sont devenues les méthodes de vente de la public diplomacy.

35 Par ailleurs, on ne saurait faire abstraction du contexte international, bouleversé en une poignée d’années seulement. En 1944, au regard des opinions publiques, les méthodes inhumaines de l’Allemagne nazie, sa folle idéologie et la propagation de celle- ci ne font qu’un. À ce titre, il est absolument exclu que l’Amérique puisse envisager tout recours à la propagande. En 1947, en revanche, la donne a changé. D’une part, l’ennemi n’est plus le même. D’autre part, le type de combat à mener est différent : les États-Unis et l’URSS s’adonnent à un affrontement rhétorique dans l’arène internationale. Dès lors, au sein de l’arsenal de guerre, la propagande n’est plus une arme parmi tant d’autres : elle en devient la pièce maîtresse. C’est la raison pour laquelle l’Amérique admet alors qu’il puisse exister une propagande répondant aux normes américaines. Les États-Unis refusent le terme « propaganda » tout en s’appropriant la notion (Greene ; Vogenitz). Endossant, rhétoriquement du moins32, les habits de la démocratie, cette propagande devient donc acceptable aux yeux de l’opinion publique américaine et la pérennisation d’un service d’information internationale n’est plus un anathème. Par la suite, on légiféra sur ce programme (loi Smith-Mundt33), tout en veillant à ce que le gouvernement américain ne puisse y avoir recours en vue d’influencer son propre peuple.

36 À ce titre, l’exemple du plan Marshall est éloquent. Le 5 juin 1947, le secrétaire d’État George Marshall annonça que les États-Unis fourniraient une aide financière et matérielle substantielle aux différentes nations d’Europe pour les aider à reconstruire leur infrastructure et leur économie. Stratégiquement, l’European Recovery Program visait aussi à ce que les pays d’Europe les plus meurtris évitent la tentation communiste (Hitchcock 169). Le discours de Marshall, repère essentiel en ce début de guerre froide, fut la mise en mot d’une Amérique généreuse et désireuse de partager ses ressources afin qu’émerge un monde meilleur34. Bien que prononcé à l’université Harvard, la parole du secrétaire d’État fut largement relayée à l’étranger. Aux États-Unis, en revanche, l’annonce resta discrète : il y avait fort à craindre que les citoyens américains ne rejettent une telle aide.

37 Ainsi va la propagande américaine en ce début de guerre froide : les États-Unis ont intérêt à agir en nation prodigue et magnanime, mais leur intérêt est aussi de le faire savoir et de le faire valoir. La technologie de l’époque permet d’envisager la propagation de l’information par le biais de canaux médiatiques étanches, ou du moins supposés tels. L’Amérique s’invente une propagande qui lui serait spécifique en l’adossant à des éléments forts de son identité réelle ou imaginée, tels la ferveur religieuse, le prosélytisme démocratique, le journalisme, la libre concurrence ou le plaidoyer. Cette propagande tout américaine, diffusée simultanément via l’information et la culture, fut institutionnalisée en 1953 lors de la création d’un organisme baptisé

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United States Information Agency (Cull, 2008). Quant au terme « public diplomacy », qui désigne les différentes méthodes utilisées par les États-Unis pour convaincre dans l’arène internationale, il ne devait voir le jour qu’en 1965 sous la plume d’un ancien diplomate devenu universitaire. De son propre aveu, celui-ci aurait préféré utiliser le terme « propagande », plus juste, mais si la chose était entrée dans les mœurs diplomatiques, le mot, lui, restait politiquement trop connoté (Delaney et Gibson 31).

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NOTES

1. L’Office of War Information comptait deux versants : l’un national et l’autre international. Même si les deux furent d’importance égale, nous ne mentionnons dans le cadre de cet article que le volet international. Pour plus d’informations, voir Winkler. 2. Voir le décret présidentiel 9608 du 31 août 1945. 3. Pour un bref aperçu historique du rapport que les États-Unis entretiennent avec les opinions publiques mondiales, voir Sorensen 1-30. 4. Le terme est ici à prendre dans son acception la plus neutre. 5. On s’intéressera en particulier aux articles du quotidien The New York Times et de l’hebdomadaire Life publiés en 1945. 6. Voir en particulier les tomes XII et XIII du Department of State Bulletin pour l’année 1945. 7. Une précédente version de ce manuel, plus courte, fut imprimée en 1943 à Londres et diffusée sous l’intitulé A Handbook of the United States of America: Pertinent Information about the United States and the War for Use Overseas. 8. Dans l’épître aux Corinthiens (10:14-22), les membres de l’Église de Dieu constituent un même corps en partageant le même pain, mais il n’y a pas de communion possible avec le démon, qui est le diviseur (Traduction Œcuménique de la Bible 1618-1619). 9. De prime abord, le terme « espionnage » peut sembler neutre et faire partie intégrante du fonctionnement d’une nation en guerre. Il ne l’est pas puisque l’espionnage consiste à collecter clandestinement des renseignements. Les États désignent donc leurs propres pratiques comme du renseignement et celles de l’ennemi comme étant de l’espionnage (Clayton 29). 10. Sur la notion de propagande en tant que terme non connoté, voir Taylor, VIII. 11. Le décret 9608 précise que ce service dépendra du département d’État et regroupera les fonctions d’information qui étaient jadis administrées par l’Office of War Information ainsi que par l’Office of Inter-American Affairs. 12. Pour une approche toujours pertinente de différentes formes de propagandes, y compris celles pratiquées en démocratie, voir Ellul. 13. Entnazifizierung désigne le processus de dénazification pratiqué en Autriche et en Allemagne. Pour un point de vue américain sur la rééducation à la démocratie, voir Richmond. Pour le point de vue d’un Autrichien, voir Wagnleitner.

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14. Pour creuser davantage le lien entre propagande et publicité, voir Snow. 15. Acheson n’est que sous-secrétaire d’État en 1945, mais il est influent et souvent appelé à prendre des décisions en lieu et place du secrétaire d’État James F. Byrnes. Acheson devient secrétaire d’État en 1949. 16. Dans le tome XI du Department of State Bulletin, on recense 21 occurrences du mot truth. Dans le tome XII, le terme apparaît à 26 reprises, et à 21 reprises dans le tome XIII, soit en moyenne une fois par semaine. En revanche, lors du premier semestre 1944 (tome X), le terme n’apparaît que 11 fois, soit une fois par quinzaine en moyenne. L’insistance sur le besoin de vérité apparaît donc au sortir de la guerre et non durant celle-ci. 17. Le terme est à prendre dans son acception originelle. 18. Le fait que des programmes d’information soient amenés à coexister avec des missions culturelles allait susciter bien des interrogations et parfois des rancœurs (Tuch 20). 19. Le devoir d’information qu’engendrent les termes « full and fair » ne fut pas sans faire débat par la suite. Voir notamment les prises de position des différents membres du Congrès autour des lynchages pratiqués dans le Sud des États-Unis. 20. William Benton tâcha par la suite de se rattraper en modernisant l’accès au corps diplomatique du département d’État tout en tenant compte des remarques des premiers intéressés (Benton, 1946 16). 21. Dès lors, de nombreux efforts seront faits pour dissocier la propagande américaine de cette pratique de guerre. Voir Cull, 2009 22-23. 22. Les programmes qu’il évoque alors sont essentiellement des émissions radios diffusées par la Voice of America. Pour un aperçu de l’histoire de la VOA, voir Krugler. 23. Cette technique, appelée retorsio argumenti, est fréquemment utilisée lors de débats. Il s’agit du stratagème 26 décrit par Schopenhauer dans son ouvrage Die Kunst, Recht zu behalten, Eristiche Dialektik (Schopenhauer 51-52). Convenons qu’il s’agit d’un artifice oratoire et non d’un argument au sens strict du terme. 24. Le Long Telegram de Kennan est également disponible dans United States Department of State, 1969a. 25. On retrouve au sein de ce comité, entre autres, Frank Stanton, président de CBS, Philip D. Reed (de la General Electric Company) et David Sarnoff, membre du bureau de la Radio Corporation of America (« Status of International Broadcasting » 900). 26. Il était le cofondateur de l’hebdomadaire Time. 27. Ce magnat de la presse détenait dans son portefeuille de publications le Minneapolis Star, le Minneapolis Tribune, le Des Moines Register, Look et il possédait des parts de la revue Harper’s Magazine. 28. La loi fut votée l’année suivante et s’intitula United States Information and Educational Exchange Act of 1948 (Public Law 80-402). Elle est toutefois plus connue sous l’appellation Smith- Mundt Act, du nom de ses instigateurs. 29. La loi Fulbright, promulguée le 1 er août 1946 (Public Law 79-584), puis consolidée en 1961 (Public Law 87-256), ouvrait le champ des programmes d’échanges internationaux dans le domaine éducatif (Vogel 13). 30. Notons que cette parabole de la lampe (Mathieu 5:14-15) est également utilisée pour justifier l’exceptionnalisme américain (Traduction Œcuménique de la Bible 1400). 31. Il s’agit du petit-fils du sénateur Henry Cabot Lodge et frère de l’homme politique Henry Cabot Lodge, Jr. 32. Pour le décalage entre les méthodes annoncées et celles pratiquées, voir Parry-Giles. 33. La Public Law 80-402 fut largement débattue en 1947, comme vu dans cet article, puis votée en 1948. 34. On reconnaîtra là les préconisations de Kennan dans le point 4 de son Long Telegram (Kennan 17).

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RÉSUMÉS

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis démantèlent l’Office of War Information. En temps de paix, une telle agence semble difficilement compatible avec l’idéal démocratique. Toutefois, les nouvelles responsabilités mondiales qu’endossent les États-Unis poussèrent ultérieurement ceux-ci à réinventer un programme d’informations internationales. Pour faire accepter celui-ci, la propagande (ainsi que les images qui lui sont associées) fut évincée au profit de notions plus caractéristiques du paysage américain, tels le prosélytisme démocratique, le journalisme, la libre concurrence ou le plaidoyer.

In the aftermath of the Second World War, the United States dismantled its Office of War Information. Peace having returned, such an agency did not fit the democratic ideal well. Nonetheless, as America put on its new world-leader mantle, she realized a new international information program would be necessary. In order for the American people to accept such a program, notions such as democratic proselytizing, journalism, free competition, and legal advocacy replaced propaganda.

INDEX

Keywords : United States, foreign policy, 20th century, propaganda, public opinion Mots-clés : États-Unis, politique étrangère, xxe siècle, propagande, opinion publique

AUTEUR

RAPHAËL RICAUD Université Paul-Valéry - Montpellier 3, EMMA

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« Me-too Republicans » et « Republicans In Name Only ». De l’utilisation du name-calling comme stratégie de maintien des frontières idéologiques du Parti républicain des années 1940 au Tea Party

Sébastien Mort

1 Dès son entrée dans la course à l’investiture du Parti républicain comme candidat à l’élection présidentielle de 2016, Donald J. Trump s’est singularisé par son rejet des conventions implicites du jeu politique (Jamieson et Taussig), tout autant qu’il s’est employé à rompre avec la bienséance stylistique traditionnellement de mise dans le débat politique et les normes du civisme qui le régissent (Jamieson et Hardy 412-415). Qu’il affuble ses adversaires politiques de sobriquets condescendants (« Little Marco » pour désigner son concurrent Marco Rubio lors des primaires), simplement avilissants (« Crooked Hillary ») (A. Parker) ou qu’il tienne des propos tout bonnement racistes (quatre Représentantes non blanches se voient intimer l’ordre de « rentrer chez elle ») (Baker), force est de constater avec Kathleen Hall Jamieson et Doron Taussig que Trump a fait de l’utilisation du « name-calling » un élément essentiel de sa « signature rhétorique » (rhetorical signature) (Jamieson et Taussig 24).

2 Ce faisant, il enfreint les règles implicites du civisme censées régir le débat politique (Strachan et Wolf). Bien que cette rupture avec les normes acceptées du discours public ait surpris, elle n’est pas totalement inédite. Par le recours au name-calling, Trump puise dans une tradition discursive ancrée de longue date dans la vie politique américaine : celle de l’étiquetage politique à des fins de mise en défaut de l’adversaire (Jarvis 21-22). Une telle stratégie a souvent été déployée avec succès par les conservateurs pour mettre en défaut les progressistes. En témoigne leur appropriation du qualificatif liberal, terme connoté positivement que les Démocrates revendiquent jusqu’aux

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années 1970 (Rotunda 3), devenu infâmant, voire quasi injurieux à la fin du XXe siècle (Micklethwait et Wooldridge, 2004 69 ; Courtwright 16). Cette stratégie a été mise à profit également au sein de la sphère républicaine elle-même : depuis le début des années 1940, le name-calling est utilisé pour désigner les Républicains qui revendiquent un certain progressisme ou recherchent une forme de consensus avec leurs homologues démocrates. Ceux-ci ont été fréquemment dénoncés pour leurs allégeances jugées douteuses, ou pour leur déviance par rapport à l’idéologie du parti, ce qui est en outre considéré comme une stratégie électorale perdante (Kabaservice). Ces Républicains enclins à la modération – les sénateurs John Foster Dulles et Everett Dirksen dans les années 1950 ; Jim Jeffords et Chuck Hagel dans les années 1990 et 2000 par exemple – ont progressivement été mis hors-jeu par l’aile conservatrice et orthodoxe du parti. Comme le montre l’historien du politique Geoffrey Kabaservice, toute l’histoire du Parti républicain depuis le début des années 1960 est celle de la marginalisation des modérés au profit des conservateurs orthodoxes qui, à partir des élections de mi-mandat de 2010, exercent une domination quasi totale (Kabaservice XVI- XIX), phénomène qui reflète plus globalement la polarisation croissante de la politique états-unienne (Ambramowitz).

3 Cet article examine deux périodes au cours desquelles les modérés essuient les feux nourris de la frange conservatrice du GOP : l’ère du Consensus libéral (1946-1966) et la première décennie du XXIe siècle. La défaite de Wendell Willkie face à Franklin D. Roosevelt en 1940, troisième échec consécutif du GOP à l’élection présidentielle, ouvre une période de tensions internes plus ou moins marquées pendant laquelle les Républicains acquis aux fondamentaux du New Deal sont dénoncés par les conservateurs comme les moutons de Panurge des Démocrates et sont qualifiés de « Me- too Republicans ». L’emploi du terme a cours pendant les années 1940 et 1950 avant de disparaître totalement à partir des années 1970. Le name-calling est utilisé de nouveau à la veille de l’élection présidentielle de 2000, à une époque où commentateurs et éditorialistes conservateurs désignent les Républicains centristes par les termes de « Republicans In Name Only » ou « RINOs ».

Le name-calling : enjeux politiques et méthodologiques

Normes du discours public, incivilité et étiquetage politique

4 En ce qu’il permet d’articuler les intérêts individuels avec l’intérêt commun, le discours public est essentiel au fonctionnement harmonieux de la cité. Les normes qui le définissent s’appuient sur la courtoisie (civility), c’est-à-dire le processus par lequel le bien-être de chacun des membres d’une communauté est pris en compte et chaque individu prenant part à une conversation est considéré comme un égal dont les intérêts méritent le respect et dont les opinions sont dignes d’être traitées avec égard (Sellers 16). La courtoisie est primordiale plus précisément parce qu’elle contraint celles et ceux qui interagissent à « coopérer à la protection d’une image publique de soi qui soit positive pour chacun » ; elle contribue aussi au respect des opinions politiques de l’adversaire (Mutz 6-7). L’incivilité (incivility) dans ses différentes formes contrevient au principe de courtoisie, qu’il s’agisse d’impolitesse (simple absence de considération pour l’autre), de suffisance (absence de considération pour l’autre motivée idéologiquement) ou de supériorité (hostilité envers l’autre motivée idéologiquement)

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(Sellers 15). Désigner ses adversaires comme Me-too Republicans ou Republicans In Name Only revient à exprimer une forme de supériorité et constitue à ce titre une violation des normes communément acceptées du discours public.

5 L’incivilité et le recours au name-calling ne sont pas propres à l’époque contemporaine. Au XIXe siècle, ils étaient encore fréquents dans le débat politique, qui bien souvent se résumait à des joutes partisanes virulentes entre factions politiques, dont la presse se faisait le relai (Schudson 16). Bien que les querelles partisanes aient eu tendance à s’apaiser au XXe siècle, Daniel Shea et Alex Sproveri (2012) récusent l’idée qu’il ait existé un âge d’or du civisme dans le débat politique : les périodes où le civisme est de mise alternent de manière cyclique avec celles où l’incivilité s’exprime de façon plus marquée (418-421).

6 En outre, si elles ne sont pas toujours injurieuses en soi, Sharon E. Jarvis rappelle que les étiquettes politiques dans leur sens large sont partie intégrante du débat politique américain : Labels […] have a place in contemporary political life. In moments of campaigns and governance, labels are hurled at (and sometimes sidestepped by) politicians ; they are promoted and decried by surrogates ; they are manufactured and disseminated by movements and interest groups ; and they are watched closely by the modern- day press. (Jarvis 8) Composante essentielle du débat public, le name-calling ne saurait donc être réduit à un simple élément de folklore politique.

Fonctionnement et catégorisation du name-calling

7 Dès 1937, le name-calling est identifié par l’Institute of Propaganda Analysis – créé en réaction à l’accession d’Hitler au pouvoir (Miller) – comme la première des sept techniques de manipulation les plus utilisées par les dirigeants politiques (Bressler 19). En 1939, l’IPA précise ainsi sa finalité : « Name-calling—giving an idea a bad label—is used to make us reject and condemn the idea without examining the evidence » (Lee et Lee 26). Le procédé a pour but de susciter une réaction de rejet de la part de l’auditoire : en l’occurrence, il vise à récuser l’argument de l’adversaire, voire la légitimité même de ce dernier, au prétexte qu’il est modéré. Ainsi, le name-calling comporte par essence une visée stratégique car il a pour caractéristique principale d’évacuer l’argumentation en invalidant a priori tout argument.

8 Dans le même ordre d’idée, Jarvis montre que l’utilisation des étiquettes en politique participe d’un processus similaire à la création d’une identité de marque (branding) dans le domaine commercial : tout comme la puissance d’une marque réside moins dans les attributs propres de ses produits que dans les valeurs qu’elle véhicule, le nom utilisé pour qualifier un adversaire politique n’a d’autre finalité que d’identifier ce dernier à certaines valeurs jugées négatives (Jarvis 25).

9 L’examen des nuances entre les différents cas de name-calling fait apparaître plusieurs catégories : il faut distinguer, d’une part, les constructions ad hoc auxquelles les personnages politiques recourent de façon ponctuelle, souvent éphémère et sans que d’autres acteurs politiques ou médiatiques ne s’en emparent (comme c’est le cas des surnoms par lesquels Trump désigne ses adversaires) et, d’autre part, des constructions stabilisées ayant été naturalisées dans le lexique politique. Parmi ces dernières, certaines sont utilisées de façon négative pour mettre en défaut l’adversaire, tandis que

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d’autres sont utilisées par des factions au sein des grands partis pour se désigner elles- mêmes afin de marquer leur différence idéologique. Entrent dans cette catégorie les « Yellow Dog Democrats » (Colburn), les « Boll-Weevil Democrats » ou encore les « Blue Dog Democrats » (Watts 22-23). Enfin, parmi les qualificatifs à connotation péjorative, il faut également différencier ceux que l’adversaire finit par assumer, voire revendiquer – à l’instar de l’épithète « Dixiecrats » (Frederickson) – de ceux qui placent irrémédiablement l’adversaire dans une position défensive.

Concept analytique et méthodologie

10 C’est à cette dernière catégorie que notre étude s’intéresse en se concentrant sur l’emploi des qualificatifs Me-too Republicans et Republicans In Name Only1 par les élus républicains depuis le début des années 1940 jusqu’aux élections de mi-mandat de 20102. Elle retrace l’emploi de ces qualificatifs dans un contexte de polarisation croissante du jeu politique, en examinant le rôle de la presse régionale de référence et des médias conservateurs en tant que caisse de résonnance de ces débats.

11 La confrontation entre orthodoxes et modérés met en jeu la notion d’identité collective : elle enclenche la création d’un groupe interne (in-group), composé des premiers, qui œuvre à se distinguer du groupe externe (out-group), composé des seconds. Ce travail de différenciation a pour finalité d’affirmer et de préserver la supériorité réelle ou putative du groupe interne sur le groupe externe (Lamont et Molnár 170). Une telle confrontation met également en jeu la question des frontières de l’identité collective, centrale dans les conflits politiques (McAdam et al.), et place au cœur des relations entre orthodoxes et modérés l’impératif de constamment préserver, réaffirmer ou redéfinir ces frontières (boundary maintenance). Cet impératif requiert un travail de protection de la frontière (boundary work) qui peut prendre diverses formes, qu’elles soient actionnelles ou discursives.

12 Cet article analyse le recours au name-calling en tant que stratégie de « maintien discursif des frontières » de l’identité du Parti républicain lors de deux moments de crise majeure auxquels le parti de l’éléphant a été en butte depuis la seconde moitié du XXe siècle, mais aussi en tant que symptôme sémantique de ces crises. Afin de déterminer la façon dont responsables politiques et médias se positionnent dans ces débats, je définis ici trois catégories d’emploi des termes Me-too Republicans et Republicans In Name Only : (1) l’emploi rapporté (l’expression figure dans les propos d’une personne tierce cités entre guillemets) ; (2) l’emploi modalisé (l’expression est précédée d’un adjectif – « so-called Me-too Republicans » – ou amorcée par une périphrase – « those they call Republicans In Name Only ») qui marque une distance entre le journaliste et la charge sémantique de l’expression ; et (3) l’emploi adversatif (l’expression est employée de façon littérale par le journaliste). Là où les deux premiers emplois signalent la neutralité des journalistes, au contraire le troisième est signe qu’ils sont partie prenante des débats.

13 Pour ce faire, cette étude s’appuie sur une somme d’articles tirés des titres de la presse régionale de référence et de la presse locale dont elle propose une analyse critique mais aussi quantitative par le biais d’un recensement systématique des mentions de ces termes par année (Krippendorff 120). La fréquence de mention est utilisée comme indicateur de l’intensité des débats autour de l’identité du Parti républicain et de son positionnement idéologique. Des extraits du Rush Limbaugh Show et du Sean Hannity

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Show, émissions qui se classent en tête des talk-shows radiophoniques conservateurs (Talkers Magazine) ainsi que des articles publiés sur le site web de ces émissions sont également mobilisés.

L’ère du Consensus libéral (1946-1966) : les Républicains libéraux et modérés comme Me-too Republicans

Rapports de force idéologiques au sein du GOP

14 Dans The Republican Party and American Politics from Hoover to Reagan, Robert Mason définit la notion de Me-too republicanism ainsi: « a conservative charge against a moderate strategy that opponents saw as sure to fail » (Mason, 2012 60). Le qualificatif Me-too Republicans désigne donc les figures du Parti républicain qui, sans soutenir l’administration Roosevelt de façon systématique, adhèrent aux fondamentaux du New Deal, votent en faveur des principales mesures de la nouvelle donne politique et prônent un positionnement progressiste comme stratégie électorale. Surtout, les Me-too Republicans défendent des positions interventionnistes en matière de politique étrangère et soutiennent les administrations Roosevelt et Truman sur ce plan. À cet égard, dans les colonnes du Chicago Tribune, en juin 1949, les Young Republicans affirmaient que la condition pour échapper à l’investiture d’un autre Me-too Republican à l’élection présidentielle de 1950 serait de sélectionner un isolationniste : « a bipartisan or “me, too” foreign policy is the essence of “me, tooism” » (« Me, Too Republicans »). Depuis son introduction dans le débat politique, la formule est partie intégrante du lexique des sciences politiques. De manière surprenante, les études conduites sur l’histoire du Parti républicain ou du conservatisme semblent tenir le terme pour acquis, sans interroger sa provenance ni la manière dont il a été intégré au lexique (Mason, 2012 60-61, 62, 63, 110, 140, 204 ; Richardson 226-229). Historiens et politistes reprennent à leur compte cette expression comme si elle était absolument neutre, cela-même alors qu’elle comporte une connotation fortement péjorative.

15 Rapporté pour la première fois par le New York Times en février 1941 (New York Times, 01/02/41), le terme est utilisé dans un contexte où le Parti républicain est en position minoritaire au sein des pouvoirs exécutif et législatif après trois défaites consécutives à l’élection présidentielle (1932, 1936 et 1940) et cinq tentatives infructueuses de gagner la majorité au Congrès (1932, 1934, 1936, 1938 et 1940), ce que les historiens du GOP désignent par le terme de « minority problem » (Mason, 2012 1). Qu’il s’agisse de la politique intérieure ou étrangère, le GOP est en proie à des mutations idéologiques et stratégiques qui divisent ses membres entre une aile conservatrice – identifiée à la figure d’Herbert Hoover, qualifiée d’Old Guard et implantée majoritairement dans le Midwest – et une aile progressiste qui se reconnaît en Thomas Dewey – gouverneur de l’État de New York de 1943 à 1954 et candidat républicain aux élections présidentielles de 1944 et 1948 – et qui domine dans les États de l’Est.

16 Alors que l’aile modérée reconnaît la nécessité d’un certain degré d’intervention de l’État fédéral pour sortir de la crise et soutient les programmes d’assistance mis en place par le New Deal, cette Old Guard défend l’ingérence minimale de l’État, la primauté des États fédérés et le rôle essentiel des grandes entreprises, et prône l’austérité comme solution pour sortir de la crise. Énoncées en 1934 par Hoover dans

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The Ark of Covenant, document qui constitue le point de départ de l’opposition au New Deal, ces positions résument la doctrine des Républicains Old Guard tout au long des années 1940 et 1950 (Rosen 1-2). À mesure que s’intensifient les tensions entre pays européens, l’aile conservatrice s’éloigne un peu plus de l’internationalisme de Theodore Roosevelt et durcit la position isolationniste qu’elle avait adoptée après la Première Guerre mondiale (Rosen 4). Au contraire, l’aile modérée se montre plus encline à l’internationalisme et soutient l’engagement des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, après trois victoires consécutives de Roosevelt et huit années de majorité démocrate au Congrès, l’arrière-garde conservatrice, de même qu’une partie des modérés, craint que le pays ne s’achemine vers un régime de parti unique (one-party system) qui permettrait à Roosevelt d’établir une dictature à l’européenne et dénoncent la dérive internationaliste de sa politique étrangère : pour la Old Guard, les modérés sont complices de ces dérives et n’ont d’autre ambition que d’émuler les Démocrates, d’où l’épithète me, too.

17 La fréquence à laquelle les termes me-too Republicans, me-tooism et me-tooers sont mentionnés entre 1941 et 1975 dans les titres de la grande presse régionale (figure 1)3, montre des pics d’intensité à deux moments particuliers de l’ère du Consensus libéral : (1) entre la seconde défaite de Dewey en 1948 et la campagne pour l’élection de 1952, soit pendant le second mandat de Truman ; et (2) au moment de la campagne présidentielle de 1964.

Figure 1 : Fréquence des termes Me-too Republicans, Me-tooism et Me-tooers (1941-1975)

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Sources : Atlanta Constitution, Arizona Republic, Boston Globe, Chicago Defender, Chicago Tribune, Christian Science Monitor, Dallas Times, Los Angeles Times, New York Times, Philadelphia Inquirer, Pittsburgh Post-Gazette, Wall Street Journal et Washington Post.

18 L’expression fait son entrée dans le lexique du débat public en 1941 après l’échec de Willkie à l’élection présidentielle. Gestionnaire d’équipement dans l’Indiana et avocat d’affaires charismatique, il est inconnu du grand public lorsqu’il est investi par le GOP. Malgré sa réputation de modéré – il prend position en faveur des droits civiques et des syndicats (Rosen 5) –, il est, pendant les années trente, l’une des grandes figures de l’opposition au New Deal dont il reconnaît certes les bienfaits en matière de politique sociale, mais qu’il juge mal géré et considère comme un échec économique ; du reste, c’est à Willkie que l’on doit l’expression « big government » (Mason, 2012 80). Malgré

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cela, les jeunes Républicains ne lui pardonnent pas sa défaite et le traitent en persona non grata. Sa prise de parole publique au nom du Parti républicain lors d’un voyage en Angleterre suscite l’ire des membres de la Young Republican National Federation (YRNF) qui adoptent une résolution dénonçant sa trop grande complaisance envers la majorité démocrate : « In the last campaign, the Young Republican League and the Republican Party were deliberately sabotaged by a candidate of the Democratic faith on the Republican ticket, whose campaign was epitomized by two words, “me too” » (« GOP Groups Stir Willkie Revolt »). L’expression a donc été forgée initialement par les représentants de la nouvelle génération de Républicains. Fondée en 1931 et très impliquée sur le terrain, la YRNF entend bien donner de la voix pour dénoncer ce qui, à ses yeux, constitue une dérive vers la gauche (liberal) et un mimétisme stratégique vouant le parti à l’échec. L’utilisation du terme s’inscrit donc clairement dans une démarche d’opposition à l’establishment du GOP, d’autant qu’il est employé de façon nettement adversative.

Le rôle du Chicago Tribune dans les débats internes au GOP

19 L’expression est très rapidement intégrée au lexique de certains membres de la Old Guard, dont les figures les plus en vue sont Robert A. Taft, sénateur de l’Ohio et chef de file du GOP depuis les élections de mi-mandat de 1938 (Rosen 1), et le sénateur du Wisconsin William E. Jenner, soutien de Joseph McCarthy. Toutefois, l’une des figures les plus virulentes envers les Républicains modérés est sans conteste le colonel Robert R. McCormick, propriétaire et rédacteur en chef du très conservateur Chicago Tribune et féroce opposant au New Deal et à Roosevelt depuis 1934, date à laquelle il exerce un contrôle absolu sur la ligne éditoriale du journal (Wendt 556). À cet égard, la répartition par titre des articles où figure le qualificatif montre qu’on retrouve les termes Me-too Republicans et ses dérivés me-tooers et me-tooism majoritairement dans les colonnes du Chicago Tribune, avec 53 % des occurrences (figure 2).

Figure 2 : Répartition des mentions par journal (1941-1975)

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Sources : Atlanta Constitution, Arizona Republic, Boston Globe, Chicago Defender, Chicago Tribune, Christian Science Monitor, Dallas Times, Los Angeles Times, New York Times, Philadelphia Inquirer, Pittsburgh Post-Gazette, Wall Street Journal et Washington Post.

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20 À une époque où la grande majorité des titres de la presse régionale a amorcé le virage de « l’objectivité » pour répondre aux besoins d’un public plus large dans un contexte de concentration de la presse (Teel 2-3), le Tribune ne renonce pas au modèle partisan qui définit son approche de l’information (McChesney 66). Le plus souvent sous la plume de McCormick, l’expression me-too Republican est systématiquement utilisée de façon adversative chaque fois qu’un homme politique modéré est évoqué. Ainsi, dans la taxonomie politique du journal, appartiennent à cette catégorie l’ancien gouverneur du Minnesota Harold Stassen, les sénateurs John Foster Dulles (New York), Arthur Vandenberg (Michigan), Harry Darby (Kansas), George D. Aiken (Vermont) et Ralph E. Flanders (Vermont), ainsi que Dewey (« End of Deweyism » ; « Dewey, Junior Grade » ; « Jenner’s Forecast » ; « Darby, a “Me Too” Republican » ; Fisher ; « Mr. Dewey’s Wobbling Course »). Les débats entre modérés et conservateurs sont relayés dans des proportions égales par les autres grands titres : le New York Times, le Philadelphia Inquirer et l’Arizona Republic totalisent chacun environ 8 % des occurrences de me-too Republican ; seuls le Washington Post et le Los Angeles Times se situent au-dessous de cette moyenne avec respectivement 4 % et 6 % des occurrences. Le Tribune joue non seulement un rôle de premier plan dans la couverture des débats entre Républicains libéraux ou modérés et conservateurs, mais il y prend aussi une part active en tant qu’acteur politique, et ce, d’autant plus que le journal domine la grande presse régionale (figure 3).

Figure 3 : Tirage quotidien des titres de la grande presse régionale (1940-1967)

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Sources : Editor & Publisher International Yearbook.

21 Notons que l’expression n’apparaît que dans un seul journal des États du Sud4 qui, du fait de la domination écrasante du Parti démocrate (Black et Black), ne sont pas concernés par les débats internes à la coalition républicaine. La façon dont la grande presse régionale les relaie reflète donc l’implantation géographique du GOP dans le Midwest industriel et le Nord-Est.

22 À la suite de son échec à la présidentielle de 1944, Dewey tente de rassembler le GOP autour d’un programme législatif commun, mais la crainte que les modérés ne

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prennent le contrôle du parti ne fait que galvaniser la Old Guard. En décembre 1945, Taft parvient à faire approuver une déclaration d’intention (statement of aims and purposes) par le Republican National Committee (RNC) en vue des élections de mi-mandat de novembre 1946. S’il est le fruit d’une volonté de consensus, le document atteste la vitalité et l’influence du camp conservateur, qui se confirment au printemps 1946 lors de l’élection à la présidence du RNC, poste très convoité dans un contexte où le Parti démocrate continue de dominer la vie politique (Reinhard 10). Le scrutin offre la victoire au très isolationniste B. Caroll Reece, représentant du Tennessee associé à la Old Guard, au détriment du modéré John A. Danaher, ce dont se félicite McCormick: « His election is a victory for the real Republicans and a distinct setback for the Me-Too Republicans who would have the party continue a futile echoing of the New Deal which wrecked its hopes in the last Presidential campaign » (« Rebuke to Me-Too Republicans »). À cette époque, les divisions entre les différentes factions du parti sont encore peu profondes et Dewey comme Taft saluent l’élection de Reece (Reinhard 11) : la virulence de McCormick représente donc un écart notable par rapport à l’état d’esprit qui règne alors au sein de la Old Guard.

23 Les élections de 1946 permettent au GOP d’être majoritaire dans les deux chambres du 80ème congrès (1947-1949) où la Old Guard domine le groupe républicain. Si le modéré Charles A. Halleck de l’Indiana est élu chef de la majorité à la Chambre, les présidences de commission sont occupées par des membres de l’aile conservatrice. Ainsi, la présidence de la commission des Méthodes et des Moyens (Ways and Means Committee) revient à Harold Knutsen, illustre pour avoir déclaré qu’il ne voyait « pas grande différence entre l’action de l’Allemagne en Norvège et le programme du New Deal dans ce pays » (Reinhard 19). La situation est similaire au Sénat où Vandenberg, qui définit l’ordre du jour de la majorité en matière de politique internationale, est le seul modéré à se voir confier la présidence d’une commission, celle des Affaires étrangères (Foreign Policy Committee). Du fait de sa fonction de président du Comité de pilotage républicain au Sénat (Senate Republican Steering Committee) et de l’influence qu’il exerce sur le chef de la majorité Wallace H. White, c’est Taft qui définit la politique intérieure du Congrès. Bien que l’adoption de la loi Hartley-Taft et du plan Marshall en 1947 révèle les différences très nettes entre modérés et conservateurs, et que des désaccords existent autour de la dette et des réductions d’impôts, Taft s’emploie à ce que le GOP montre un front uni en vue de l’élection présidentielle de 1948, situation que reflète la quasi-absence d’accusations de me-tooism dans les journaux entre 1946 et 1949 (voir figure 1).

24 Toutefois, les tensions entre les deux pôles du parti demeurent sous-jacentes et connaissent un regain alors que se profile l’échéance électorale de 1948 : dès lors, les questions de politique courante deviennent prétexte à toutes sortes d’escarmouches. Ainsi, au moment du renouvellement de la loi Prêt-Bail en avril 1948, Vandenberg essuie les brocards du Tribune : le sénateur, qui avait déclaré que la politique étrangère ne saurait être soumise aux querelles partisanes, est accusé d’être le « complice républicain “me, too” de la trahison bipartite » (me-too Republican champion of the bipartisan sellout) (« Next Step »). Les critiques du journal se portent également sur les candidats à l’investiture du parti en vue de la présidentielle de 1948 : après quatre échecs consécutifs, la Old Guard entend bien s’emparer du processus de désignation en soutenant la candidature de Taft, en lice avec le modéré Stassen, qui entre dans la course le premier, Dewey et enfin le général Douglas Macarthur. Lorsque Dewey l’emporte sur Stassen dans la primaire du New Hamphire, le Tribune déplore l’absence

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de candidats autres que « deux me, too Republicans » (« New Hampshire Votes »). Et une fois Dewey investi, un lecteur se lamente que les Américains aient le choix entre « un ticket ouvertement acquis au New Deal et un “Me, too” Republican ayant pour colistier un socialiste de l’Ouest » (« Voice of the People—Take Your Choice »).

25 Après la défaite de Dewey et avant l’investiture de Truman en janvier 1949, le président du RNC Hugh Schott adresse une lettre à quelque 22 000 dirigeants républicains pour présenter la façon dont il souhaite infléchir la ligne idéologique du parti en vue des élections de mi-mandat de 1950. Selon lui, le GOP n’a rien à gagner à émuler le Parti démocrate que les Républicains modérés sont implicitement invités à rejoindre : « We say […] to those who believe that we should imitate the Democrats in all things that their proper course of action is to support the Democrats ». À noter que, pour ne pas créer d’antagonisme avec l’aile modérée, Scott n’emploie pas les termes me-too Republican. Cela n’empêche pas le Tribune d’interpréter la lettre comme une mise en demeure adressée aux modérés : « Hugh Scott Jr. […] served notice upon “me, too” Republicans today there is no place for them in the party » (« Tells “Me Too” Republicans to Join Democrats »). Alors que Scott et le Tribune expriment la même idée, leurs choix discursifs respectifs font apparaître un contraste très net entre la sobriété du président du RNC et la brutalité du journal, contraste qui atteste la dimension avilissante du terme et sa portée polémique, ainsi que le souhait de l’élite conservatrice de ne pas accentuer les antagonismes.

26 Toutefois, la seconde défaite de Dewey et la perte de la majorité au Congrès ouvrent une période où les antagonismes entre conservateurs et modérés sont de plus en plus marqués, les premiers imputant la responsabilité de la défaite aux seconds. Dès lors, le Tribune redouble de virulence dans sa dénonciation des centristes, qui se voient désormais accusés de collusion avec les Démocrates avec lesquels ils travailleraient à la disparition du bipartisme. Dans un éditorial intitulé « Moribund Republicanism », McCormick les accuse d’avoir vendu le parti à Truman : « The two party system has virtually disappeared […]. Measures identified with the so-called bipartisan foreign policy were the subject of more recorded votes than any type of legislation, and on them the party sellout by the “me, too” Republicans was particularly noticeable » (« Moribund Republicanism »). À partir de 1950, le journal livre une guerre totale aux modérés en ciblant particulièrement les élus de Nouvelle Angleterre, accusés de trahir les États-Unis pour favoriser les intérêts de l’Europe (Fisher). Le journal accuse les Démocrates et les Républicains de la côte est de comploter pour conserver chacun sa prébende. Ainsi, lors de la campagne des midterms de 1950, le Tribune accuse les Démocrates d’avoir désigné à dessein un candidat sans envergure pour la course au poste de gouverneur de l’État de New York afin de faire sortir Dewey de sa retraite politique et de le placer en lice pour l’investiture du GOP en 1952 en cas de victoire (Trohan).

27 Comme le montre la figure 1, ces tensions idéologiques internes atteignent leur point culminant en 1951 en amont de la campagne des primaires de l’élection présidentielle de 1952. Alors que l’entrée en campagne de Dwight D. Eisenhower n’est officiellement annoncée que début janvier 1952 par l’intermédiaire de Henry Cabot Lodge (Reinhard 79), les rumeurs d’une possible candidature se font jour à la suite d’une rencontre au Pentagone à l’été 1951 entre Taft et Eisenhower. Lors de cette rencontre, Eisenhower tente d’obtenir de Taft la garantie que s’il gagne la présidentielle, il maintiendra les forces américaines au sein de l’OTAN. Un lecteur du Pittsburgh Post-Gazette s’oppose avec

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virulence à la candidature du Commandant suprême de l’OTAN: « General Dwight Eisenhower, who is up to his neck in the New Deal-Fair Deal foreign policy, is being touted by the New Deal columnists and “me-too” Republicans for the Republican nomination in 1952 » (« People Speak »). Ainsi, celui dont les allégeances politiques ont longtemps fait l’objet de conjectures – tantôt sollicité pour représenter les Démocrates à la présidentielle de 1948, tantôt désigné par le patron du Kansas City Star comme « un Républicain du Kansas comme il faut » (Reinhard 79) – est d’emblée considéré comme un modéré.

28 S’il se défend de vouloir suivre une ligne idéologique trop à droite, lorsqu’il annonce son entrée en lice début novembre 1951, Taft entend bien quant à lui se démarquer des centristes dont la stratégie est selon lui vouée à l’échec : « The “me-too” campaign will lose the enthusiasm and determination of our supporters and the votes they will secure far more than it will gain any elusive and so-called independent vote » (« All-Out Campaign Demanded by Taft » ; « Taft Demands All-Out, Not “Me Too” Campaign »). L’utilisation adversative du terme est donc mise à profit pour saper la légitimité d’une possible candidature modérée à un moment où il est encore le seul en lice. La critique la plus cinglante envers Eisenhower est toutefois adressée par McCormick le 23 août 1952, lors de son intervention sur les ondes de WGN, station affiliée au Tribune : I swallowed Wilkie in ’40, Dewey Twice in ’44 and ’48, candidates foisted upon the party by sharp practice, but […] I will be imposed upon no longer […]. I can see no benefit in changing “Me Too” Dewey for “I Too” Ike […]. Do not vote for either of these candidates. Concentrate on voting for patriotic candidates for Congress in both parties. It is time, therefore, that we organized ourselves into another party from which Truman Republicans and Truman Democrats will be excluded. (Wendt 700)

29 Au cours de la présidence d’Eisenhower, les critiques du journal se font plus sporadiques, certainement du fait que le GOP retrouve momentanément son statut majoritaire, mais aussi et surtout à cause de la mort de McCormick au début du second mandat d’Eisenhower le 1er avril 1955. Au cours de la décennie, l’étiquette me-too Republican et ses dérivés disparaissent presque totalement des pages de la grande presse régionale (figure 1).

L’accusation de me-tooism entre leaders républicains

30 Si pendant la première moitié des années 1940, l’utilisation du qualificatif tend à être l’apanage de personnalités n’appartenant pas à l’establishment républicain – à l’exception de Taft –, à la fin de la décennie, les figures importantes du parti s’en sont emparées. Ainsi, lors du discours qu’il prononce à l’occasion d’une collecte de fonds le 8 février 1949, Dewey reprend l’expression à son compte. Alors qu’il se livre à un examen des deux tendances idéologiques qui divisent le Parti républicain, il décrit les partisans de la ligne conservatrice en ces termes : They also take the position that the sole duty of an opposition party is opposition. They urge Republicans in and out of Congress to fight every proposal of a Democratic Administration regardless of its merits. This group honestly believes and says with considerable vigor that all Republicans who support these forward- looking programs are “me, too” Republicans and no better than New Dealers. (« Dewey’s Address ») En déplorant l’impossibilité pour les Républicains de soutenir certaines propositions démocrates sans être voués aux gémonies par les plus conservateurs, Dewey reconnaît

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le caractère péjoratif du qualificatif me-too Republican et ce faisant, le réfute de manière implicite. Dans le même discours, il affirme qu’étant donné la popularité de l’assurance chômage, du système des retraites et de la gestion publique des infrastructures la seule stratégie gagnante est celle du progressisme : « It is perfectly clear that only a progressive, forward-looking Republican Party can provide the leadership this country needs and must ultimately get » (« Dewey’s Address »). De façon surprenante, son emploi des termes me-too Republican ne remet pas en question la légitimité d’une telle formulation. Dewey signale ainsi qu’à la fin de la décennie, l’expression a désormais intégré le lexique politique, y compris celui des figures de proue du GOP auxquelles elle est appliquée.

31 Il faut attendre également près d’une décennie après son introduction pour que le statut de la formule et sa signification au sein du débat politique fassent l’objet d’une réflexion. C’est le sénateur républicain du Massachussetts Henry Cabot Lodge, Jr. qui se livre à l’exercice dans les pages du New York Times où il expose sa conception du rôle que doit jouer l’opposition républicaine. À cette occasion, dans le sillage de Dewey, il déplore la tendance du GOP à l’obstruction systématique et récuse l’idée que l’opposition doive toujours prendre le contrepied des propositions de l’administration démocrate : The opposition should not follow the desires of some Republicans who say that […] to fail constantly to oppose [the Democrats] labels one as a “me too” Republican and that a “me too” Republican is the lowest form of human life. This advice means that anyone who imitates or is inspired by anything that is good is guilty of “me- tooism” and is thus to be condemned. If the advice of these “anti-me too” Republicans were to be followed, we would have to oppose the Democrats whenever the Democrats were right. (Cabot Lodge) Ici, l’expression n’est plus utilisée dans le but de discréditer l’adversaire ; elle est reprise de façon modalisée pour analyser le processus à la faveur duquel un Républicain peut s’en retrouver affublé. Cabot Lodge dénonce une utilisation de l’expression qui a pour effet de réduire les options politiques républicaines à une stricte dichotomie entre rejet absolu des politiques démocrates ou pleine adhésion à celles-ci. Ce que Lodge dénonce ici, c’est la portée polarisante du terme, qu’il convoque pour remettre en question sa légitimité et contester son utilisation manichéenne.

32 Après une quasi-disparation du terme, sa fréquence d’emploi connaît un pic de résurgence dans les colonnes de la grande presse régionale au moment de l’élection présidentielle de 1964 (figure 1), plus précisément lors de l’entrée en campagne du sénateur de l’Arizona Barry Goldwater. Au moment de déclarer officiellement sa candidature, Goldwater rappelle qu’il a toujours défendu des positions claires : « I was once asked what kind of Republican I was. I replied that I was not a “me, too Republican.” That still holds. I will not change my beliefs to win votes. I will offer a choice, not an echo » (« Sen. Goldwater Tells His Views in Statement on Nomination »; « Goldwater Declares »; « Goldwater Text on GOP Candidacy »; « Text of Goldwater’s Announcement »; « Politics: Sen. Goldwater in Race for Nomination »; Waugh). Goldwater n’évoque les me-too Republicans que pour s’en démarquer, ce que confirme l’expression « A Choice, Not an Echo », reprise en titre du pamphlet de l’activiste conservatrice Phyllis Schlafly qui fut distribué lors des rassemblements de Goldwater pendant la campagne (Chritchlow 119). En outre, le Tribune exprime des doutes quant à la stratégie qu’adopte Goldwater au printemps pour adoucir sa rhétorique dans l’optique de s’assurer l’investiture : « Could it muddy his political profile to the point

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that he may seem one of those “me, too” Republican candidates he has often denounced ? » (Landauer). Ainsi, bien que le GOP ait contrôlé l’exécutif pendant deux mandats consécutifs entre 1953 et 1961, les Républicains modérés continuent de servir de repoussoir aux conservateurs. Tout au long de la campagne, plus particulièrement en amont de la convention républicaine (juillet 1964) et de l’élection présidentielle, la presse reprend systématiquement à son compte cette définition en creux du candidat (Marcquardt ; McDowell ; Weir ; « Barry Shaped into Leader » ; « Now Goldwater »).

33 En conclusion, l’analyse croisée des figures 1 et 2 couplée à l’examen de la fréquence du terme me-too Republican et de ses dérivés dans la grande presse régionale montre que l’utilisation du terme est mise à profit dans le cadre, tout d’abord, d’une campagne du Chicago Tribune et de la Old Guard républicaine contre une collusion présumée des modérés avec les Démocrates au cours du second mandat de Truman ; cette campagne avait pour but d’éviter la désignation d’un autre modéré en 1952. Le terme est ensuite employé lors d’une opération de soutien à Goldwater en 1964. Dans l’ensemble, cependant, les titres de la grande presse régionale demeurent neutres et ne prennent pas part au débat, ce qu’atteste leur emploi rapporté ou modalisé du terme me-too Republican. Les différents exemples montrent qu’un me-too Republican est donc un Républicain qui cherche à émuler, voire imiter les Démocrates – en cela, il est désigné comme un Républicain suiveur, voire un traître à la cause. La valeur principale du qualificatif est celle de l’opportunisme : incapable, selon les conservateurs, d’articuler un discours qui tranche avec celui de l’adversaire démocrate et de formuler des propositions politiques susceptibles de recueillir l’adhésion des citoyens, le me-too Republican choisit de reprendre à son compte le corps de doctrine démocrate. Cependant, le qualificatif reconnait le statut de Républicain à celui qui s’en voit affublé : en dépit des antagonismes, le terme sous-entend l’appartenance à la même famille politique et donc la possibilité d’un terrain d’entente. Du reste, l’emploi du terme est dans l’ensemble l’apanage du Tribune, les élus n’y recourant que peu.

À partir de la présidentielle de 2000 : les Républicains modérés comme Republicans In Name Only ou RINOs

Disparition du name-calling au moment de la crise du libéralisme

34 L’utilisation du terme me-too Republican et de ses dérivés décline à partir de la fin des années 1960 pour disparaître totalement au début des années 1970, concomitamment à la réappropriation progressive du label « conservateur » par les Républicains, à l’instar du sénateur de l’Illinois John W. Lewis, qui se décrit comme un conservateur « à l’ancienne » (“old line” conservative) (Howard 3). Plus généralement, le recours au name- calling semble décliner également. Cette disparition s’explique par l’échec aux primaires présidentielles de 1968 du gouverneur de New York Nelson Rockefeller au profit de Richard M. Nixon, l’entrée en campagne de son colistier Spiro T. Agnew, puis la victoire du ticket républicain.

35 Le tandem républicain déploie en effet un discours conservateur assumé et se fait l’écho des inquiétudes d’une partie de la population face à ce qu’elle perçoit comme un déclin sociétal et culturel dont les libéraux sont tenus pour responsables (Mason, 2004 28). Lors des élections de 1968 et 1972, ils adoptent une stratégie de polarisation raciale consistant à exploiter le ressentiment de la majorité blanche envers les réformes

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engagées par l’Administration Johnson et le congrès démocrate en faveur des minorités ethnoraciales (49-50). Dès 1968, la gauche (liberals) et les Démocrates plus généralement essuient les brocards continuels d’Agnew, qui acquiert ses lettres de noblesse au sein du parti par sa rhétorique particulièrement abrasive envers le parti de l’âne (King et Anderson 252), les minorités (Quimby) et les médias d’information (Cimaglio). À partir de la fin des années soixante, le positionnement idéologique des leaders républicains et les choix discursifs qui l’accompagnent tranchent ainsi fortement avec la modération. Longtemps en position de déterminer le choix du candidat à la présidentielle, les modérés sont marginalisés et leur influence est amoindrie. Cette position minoritaire ne les protège pas pour autant des attaques verbales du vice-président qui, lors des élections de mi-mandat de 1970, vilipende ceux qui se montrent réticents à assumer le bilan du président en les traitant de « rentiers jacassant de la négativité » (nattering nabobs of negativism) (Lewis).

36 Plus généralement, au-delà du Parti républicain lui-même, la période qui s’ouvre avec la présidence Nixon est celle d’un glissement progressif des paradigmes du jeu politique vers le conservatisme (Courtwright). Même pendant la seconde moitié des années 1970 qui voit un Républicain modéré accéder à la présidence – ce qui pouvait augurer un repositionnement sur une ligne centriste – sous l’influence des organisations de la Nouvelle Droite, le conservatisme se déploie de façon inédite sur le terrain pour devenir la force motrice du parti. En tandem avec les groupes qui constituent la Droite chrétienne, la Nouvelle Droite prépare la désignation d’un candidat incarnant les fondamentaux du conservatisme économique et moral (Wilentz 89-90). Le projet se concrétise par l’élection de Ronald Reagan à la présidence en 1980 et le retour d’une majorité républicaine au Sénat, dans lesquelles le GOP voit la victoire triomphale du conservatisme et le signe d’une adhésion durable de l’électorat à ce dernier. Les Républicains modérés ne disparaissent pas, mais ils sont mis en nette minorité : la victoire républicaine aux élections de mi-mandat de 1994 et l’échec historique des Démocrates à la Chambre confirment la domination du conservatisme ainsi que le poids du Sud au sein du GOP. Dès lors qu’ils perdent leur influence, les modérés cessent d’être une cible.

Apparition et naturalisation de l’expression Republican in Name Only au tournant du XIXe siècle

37 Si l’expression me-too Republicans est une création sémantique ad hoc, fruit du contexte politique des années 1940, l’entrée dans le lexique du qualificatif Republican In Name Only remonte à la Reconstruction. Ce qualificatif est utilisé pour la première en 1875 dans un éditorial du Chicago Tribune au cours des débats sur le projet de loi sur les droits civiques (Civil Rights Act of 1875) ; jusqu’à la fin du XXe siècle, il n’est utilisé que de façon très sporadique.

38 C’est le Republican Club for Growth (CFG), organisation conservatrice de terrain fondée en 1999 pour défendre une politique radicale d’allègement fiscal et promouvoir des candidats républicains acquis au conservatisme le plus orthodoxe (Kirkpatrick) qui, en tandem avec les Républicains conservateurs, généralise son emploi par la campagne permanente qu’il livre contre les centristes. Le CFG ne se singularise pas tant par son credo antifiscal que par les tactiques particulièrement agressives qu’il emploie pour le mettre en œuvre (Tarr et Benenson 106). Acteur extérieur aux instances du GOP, le CFG

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entretient cependant des liens ténus avec l’aile conservatrice qui domine les cohortes républicaines au Congrès. Les modérés se retrouvent quant à eux dans le Republican Main Street Partnership, groupe crée en 1998 après l’échec de Bob Dole à l’élection présidentielle de 1996, défaite qu’ils imputent à la tendance de Newt Gingrich et Tom Delay à l’affrontement systématique vis-à-vis de l’Administration Clinton à partir de 1995 (Tarr et Benenson 538). Pendant la première décennie du XXIe siècle, CFG et Partnership s’affrontent lors d’élections primaires dans lesquelles le premier soutient des candidats conservateurs cherchant à détrôner ceux qu’ils désignent comme des Republicans In Name Only soutenus par le second (figure 4)5.

Figure 4 : Fréquence de la formule Republicans In Name Only (1990-2012)

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39 À l’instar de l’expression me-too Republicans, la mention de l’étiquette Republicans In Name Only connaît des pics d’intensité à certains moments précis de l’histoire politique des États-Unis, plus précisément lors des élections de mi-mandat de 2002, 2006 et 2010, et de la présidentielle de 2004.

40 Si l’acronyme RINOs signifie qu’aux yeux de la frange conservatrice du GOP, ces Républicains modérés n’ont de républicain que le nom – ils ne sont en quelque sorte que des « Républicains de papier » –, il est également homophone de « rhino », l’abréviation de « rhinoceros ». Le terme suggère ainsi une certaine lourdeur dans la conduite des affaires politiques par opposition implicite aux élus conservateurs qui se singulariseraient principalement par leur agilité et leur dextérité. Les RINOs gênent donc la frange conservatrice dans son action et doivent être éradiqués. Ce n’est pas par hasard si l’apparition du terme fait filer la métaphore de la chasse dans le discours politique. Ainsi, à l’automne 2006, la National Federation of Republican Assemblies crée en vue des élections de mi-mandat le RINO Hunters Club (club des chasseurs de RINO), dont l’objectif est « de dénicher et de traquer » les centristes (root out and hunt down) (Brooks). Ainsi, alors que dans les décennies post-New Deal, les leaders républicains de la Old Guard montraient une certaine réticence à parler de me-too Republicans, au début du XIXe siècle, les conservateurs assument pleinement l’expression Republicans In Name Only.

41 La figure 5 présente la répartition par journal de la mention du qualificatif entre 1990 et 2012 ; ne sont pris en compte que les titres où il apparaît plus de dix fois au cours de la période. Contrairement au terme me-too Republicans dans les années 1940 et 1950,

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l’expression Republicans In Name Only n’apparaît pas majoritairement dans la presse conservatrice.

Figure 5 : Répartition des mentions par journal (1990-2012)

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42 On la retrouve pour 65 % dans les titres dont les éditoriaux suivent une ligne de centre- gauche – Washington Post, New York Times, et Sacramento Bee – et pour 35 % dans des publications conservatrices – le Wall Street Journal, dont seuls les éditoriaux adoptent un angle conservateur, et la revue Human Events. L’absence du Tribune au palmarès pourrait légitimer l’hypothèse que le Wall Street Journal et Human Events ont endossé le rôle de pourfendeurs des Républicains modérés qui était celui du journal de l’Illinois dans l’âge d’or du Consensus libéral.

43 L’analyse des articles où il est question de Republicans In Name Only montre cependant que ce n’est pas le cas : sur les 19 articles du Wall Street Journal où figure l’expression, seuls un éditorial et une tribune témoignent d’une utilisation adversative. Dans un cas, le directeur de la rubrique éditoriale du journal Robert Bartley emploie le terme pour affirmer qu’il existe désormais des « Democrats In Name Only » (Bartley) ; dans l’autre, la tribune est rédigée par le représentant de Pennsylvanie Pat Toomey pour défendre l’intervention du comité d’action politique Club for Growth dans les primaires républicaines du printemps 2008 (Toomey). Les autres articles montrent une utilisation modalisée du terme – « moderates—dubbed by detractors as RINOS » (Schlesinger); « Tea Party activists are purging the ranks of what they derisively call RINOS— Republicans In Name Only » (Seib) – ou bien relaient l’opinion hostile des lecteurs. Soulignons que trois éditoriaux expriment des réserves quant à la stratégie de purification du parti (Frank). La rédaction de Human Events ne se montre pas plus virulente que le Journal : sur 13 articles recensés, seuls 3 font une utilisation adversative de l’expression. Celle-ci apparaît sous la plume de Stephen Moore, co-fondateur du CFG dont il est président de 1999 à 2004 (Moore) et dans un classement élaboré par les éditorialistes de la revue des 10 RINOs les plus importants (« Top 10 RINOS »). Dans d’autres cas, l’expression est utilisée de façon modalisée, comme après la victoire du conservateur William Simon contre Richard Riordan dans la primaire républicaine pour le gouvernorat de Californie en 2002 : « Not since […] a decade ago had the conservative grass-roots activists in this state dealt such a significant blow to the party faction they characterize as RINOs (Republicans In Name Only) » (Gizzi, 2002). Dans la majorité des

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cas, l’expression apparaît dans des propos hostiles aux modérés tenus par des lecteurs (Gizzi, 2002) ou par des responsables conservateurs, tel le rédacteur en chef de GOP News & Views, le gouverneur de Caroline du Sud Mark Sanford (Gizzi, 2008), ou encore le président du Parti républicain du comté d’Orange Tom Fuentes (Gizzi, 2011). Ainsi, le rôle de la presse conservatrice dans l’opposition aux RINOs au début du XXIe siècle n’est en rien comparable à celui que jouait le Tribune dans sa dénonciation féroce des me-too Republicans dans les années 1940 et 1950.

44 Quant à eux, les journalistes des grands titres de la presse de référence intègrent le qualificatif à leur lexique en prenant soin de l’utiliser de façon modalisée, à l’instar de John M. Baer du Philadelphia Daily News dans sa présentation du CFG : « The Club for Growth [is] a national conservative fund-raising group targeting so-called RINOs, Republicans in Name Only » (Baer ; c’est moi qui souligne). L’adjectif so-called indique que le journaliste n’assume pas la charge sémantique du terme, ce qui est représentatif de l’emploi modalisé qu’en font, dans leur grande majorité, les titres de la presse de référence.

La traque des RINOs lors des échéances électorales à enjeu

45 Contrairement à ce que suggère la littérature sur le Parti républicain, si le principe d’écarter les modérés s’affirme au tournant du XXe siècle (Richardson 323), le terme RINOs n’intègre pas l’arsenal rhétorique des conservateurs orthodoxes avant la campagne des midterms de 2002. Sa quasi-absence lors de la campagne présidentielle de 2000 – seulement trois articles –reflète la relative unité du GOP à la veille d’une échéance où le candidat investi fait l’unanimité parmi les cadres du parti (Kabaservice 381 ; Cohen et al. 5) et les électeurs républicains. En outre, George W. Bush s’attache à défendre un conservatisme à visage humain – le « conservatisme compassionnel » (compassionate conservatism) – censé redorer le blason du GOP après quatre ans de confrontation quasi permanente entre la majorité au Congrès et Bill Clinton. S’il est perceptible, le mécontentement des conservateurs envers les RINOs n’est que de faible ampleur. La NFRA rappelle certes dans les colonnes de Human Events qu’elle est déterminée à leur barrer la route (D’Agostino), mais ceux-ci ne sont pas au centre des débats. Seul McCain essuie les feux de certains éditorialistes conservateurs du fait de son opposition aux baisses d’impôts, ce qui lui vaut d’être taxé « d’escroc » (con artist) par un éditorialiste du Fort Worth Star Telegram, et ce, bien qu’il ait réaffirmé sa loyauté envers le GOP : « McCain’s gambit here is to foster the illusion that he is a loyal and dedicated Republican when in fact the is a Republican in name only—a reality that became undeniable when GOP voters overwhelmingly supported Bush over McCain in the primaries » (Thompson). En dépit de ces quelques anicroches, la première année de la présidence Bush est celle d’une relative cohésion pour le Parti républicain.

46 Bien qu’elle soit renforcée par le moment d’unité nationale qui suit les attentats du 11 septembre 2001, au cours duquel les citoyens et la classe politique dans son ensemble apportent leur soutien au président Bush dont la popularité monte en flèche (Gould 334), cette cohésion interne est menacée à partir du printemps 2002. Alors que s’engage la saison des primaires des élections de mi-mandat, le CFG donne de la voix et accroît son influence dans les cercles politiques républicains. Fin mars 2002, il décerne le premier « Republican in Name Only (RINO) Award » aux « élus républicains dans tout le pays qui ont défendu des politiques anti-croissance, anti-liberté et anti-marché de

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façon flagrante » (Eilperin). Figurent au palmarès le sénateur de l’Arizona John McCain pour son opposition à la loi de réduction fiscale et le représentant de l’Iowa Greg Ganske qui, avec McCain, soutient le passage sous tutelle fédérale des agents de sécurité aéroportuaire en novembre 2001 à la suite des attentats du World Trade Center (Selzer).

47 Le printemps 2002 est le moment charnière à partir duquel les leaders républicains systématisent leur emploi de RINO. Outre l’activisme du CFG pour mettre en échec le centriste Riordan dans la primaire pour le gouvernorat de Californie, les modérés sont également la cible d’une opération visant à les évincer du Parti républicain au Texas par la mise en place de nouvelles règles contraignant les candidats investis lors des primaires à défendre les valeurs socles du parti, parmi lesquelles figurent l’enseignement du créationnisme et l’abolition de l’Internal Revenue Service (IRS). La stratégie adoptée pour mettre hors-jeu les modérés consiste à faire signer un serment de loyauté aux candidats, assorti de la possibilité de se voir désinvesti en cours de campagne en cas de manquement à l’orthodoxie. Cette campagne pilotée par le CFG est symbolisée par l’image d’un rhinocéros dans un cercle rouge barré portant la mention « Stop Republicans In Name Only (RINOs) ». Elle cible les candidats aux primaires que le CFG considère comme des apostats : « the RINOs are fond of describing themselves as “socially tolerant and economically conservative.” Nonsense. For the most part they are left wing on economic and social issues », affirme ainsi son président, Stephen Moore (Tim). Mais contrairement à la remarque de Moore, si l’on estime en effet que les membres du Republican Main Street Partnership sont entre 13 % et 23 % moins conservateurs que l’ensemble des Républicains sur les questions sociétales (Lucas et Deutchman 11), ils ont en revanche des positions assez similaires à celles de leurs homologues du CFG sur les questions économiques et budgétaires. Ces guerres intestines se poursuivent jusqu’à l’automne où certaines élections à la Chambre font l’objet d’affrontements particulièrement violents, notamment dans les États du Maryland et de New York où deux centristes décrochent l’investiture du parti. Amo Houghton, son président, déplore que la présence de candidats ultraconservateurs aux primaires ait obligé le Partnership à allouer des ressources aussi considérables pour mettre en échec une contestation interne au parti.

48 Après la victoire républicaine de novembre 2002, où le GOP renforce sa majorité de 8 sièges à la Chambre et de 2 au Sénat, Moore accorde une longue interview à la revue conservatrice Human Spectator intitulée « RINO Hunter » dans laquelle il se félicite que les efforts du CFG pour défendre l’orthodoxie conservatrice aient porté de tels fruits : « They didn’t do that by running away from social security privatization—they ran on it. They didn’t run away from free trade—they ran on it. They didn’t run away from expanded tax cuts—they ran on them » (« RINO Hunter »). Ainsi, 2002 est une année charnière qui marque l’intensification de la purge du GOP : avec 24 occurrences, Republicans In Names Only apparaît dans un nombre d’articles jamais égalé auparavant. 2003 exceptée, jamais la fréquence annuelle du terme ne descend sous cette barre par la suite : c’est bien à partir de 2002 que l’expression est intégrée au langage politique des conservateurs orthodoxes.

49 Bien que l’engagement des États-Unis en Irak voté par le congrès en octobre 2002 renforce l’unité du GOP, au cours de l’année 2003, le CFG intensifie sa campagne contre les modérés. Ses efforts se portent sur la primaire sénatoriale de Pennsylvanie qui laisse entrevoir la possibilité de faire tomber Arlen Specter, sénateur influent en poste

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depuis 22 ans, en soutenant, dès le printemps 2003, le représentant de la 15e circonscription de l’État, Patrick Toomey (Baer). Par la menace qu’il représente pour les modérés, le CFG acquiert suffisamment d’influence pour qu’à l’été 2003, le New York Times consacre à Moore un long portrait. Le journal reconnaît que le CFG a effectivement peu de victoires à son actif – il faut attendre 2006 pour qu’il parvienne à faire un tomber un centriste lors d’une primaire (Tarr et Benenson 106) –, mais note que son action produit des effets indirects importants : la crainte de devenir la cible du CFG pousse les centristes à se rallier à l’administration Bush qui leur apporte son soutien. D’autres candidats font les frais de l’activisme du CFG, tels la sénatrice du Maine Olympia Snowe et le sénateur de l’Ohio George Voinovich qui se voient comparés à Jacques Chirac et traités de « Franco-Republicans » (Bai).

50 Alors que se profile l’élection présidentielle de 2004, Moore et son organisation s’établissent donc fermement au centre des rapports de force entre les différentes sensibilités du Parti républicain. La presse de référence se fait l’écho de diverses opérations destinées à écarter avant même l’élection les 21 Républicains modérés que le CFG identifie comme RINOs, par exemple dans le Texas où il apporte un soutien financier de 337 000 dollars à Arlene Wohlgemuth (Wayne). Ce faisant, le CFG contraint le Partnership à mieux protéger ses candidats et donc à lever plus de fonds. Au bout du compte, l’assaut contre les centristes ne fait que créer des tensions au sein d’un parti pourtant uni derrière le président Bush : en dépit des charges portées contre le Partnership, ses membres votent 8,5 fois sur 10 avec la majorité républicaine au congrès, c’est-à-dire presque autant que les 9,2 fois sur 10 des élus républicains qui n’en sont pas membres (Lucas et Deutchman 7).

51 Lors de la convention républicaine de New York fin août 2004, l’éditorialiste conservateur George Will voit dans le panel d’orateurs le signe d’une résurgence du conservatisme à la Goldwater – intervention limitée de l’État et politique étrangère musclée assortie d’un nationalisme assumé, combinées à une certaine tolérance sur les questions sociétales. Dans une tribune reprise par près de dix journaux, il affirme avec optimisme que cette évolution procure au GOP un avantage électoral sur les Démocrates car l’ascendant des conservateurs moraux sur le parti a trop longtemps frappé d’ostracisme les modérés : « The domination of the Republican Party by cultural conservatives did make some other conservatives—libertarians and religious skeptics, among others—feel uneasy, even unwelcome. Being derided as RINOs—Republicans in name only—did not help » (Will). L’identité du GOP et les tensions entre orthodoxes et modérés sont donc au cœur des débats internes du parti au cours de l’année 2004, ce qui se reflète dans la montée en flèche des occurrences de Republican In Name Only dans la presse (52 au total), presque le triple de l’année précédente. Après la victoire de novembre qui offre à Bush un second mandat et permet aux Républicains d’élargir leur majorité de 3 sièges à la Chambre et de 4 au Sénat, les tensions internes au GOP s’apaisent, et les RINOs ne semblent plus constituer un enjeu aussi important – la fréquence du terme dans la presse décroît fortement en 2005. À cet égard, les journalistes de The Economist John Micklethwait et Adrian Wooldridge observent dans un éditorial du Wall Street Journal intitulé « Cheer Up Conservatives, You’re Still Winning ! » que John McCain et Rudolph Giuliani sont plus conservateurs que les attaques dont ils sont la cible ne le suggèrent : « Both these alleged RINOs (Republicans in Name Only) are further to the right than Ronald Reagan on plenty of issues » (Micklethwait et Wooldridge, 2005).

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Le rôle de premier plan des talkshows radiophoniques conservateurs à partir de 2006

52 En 2006, le terme Republican In Name Only est installé durablement dans le lexique politique, au point que les journalistes l’utilisent de façon à peine modalisée – l’acronyme RINO est tout juste assorti de guillemets dans les pages du Bangor Daily News (Higging) – signe de sa naturalisation dans la langue journalistique. Sans qu’elle n’atteigne son niveau de 2004, la fréquence du terme dans la presse augmente très nettement en 2006 (figure 4).

53 Mais le CFG et les organisations para-politiques de la sphère républicaine ne sont pas les seuls à perpétuer les antagonismes idéologiques au sein du GOP. Les commentateurs conservateurs, et parmi eux les animateurs de talk-shows radiophoniques tout particulièrement, prennent une part active dans la traque des RINOs. Ainsi, à partir de 2006, les animateurs du Rush Limbaugh Show et du Sean Hannity Show 6 intensifient leurs attaques envers les Républicains qui dévient, selon eux, de l’orthodoxie conservatrice : parmi ceux-là, le sénateur John McCain est la cible de prédilection.

54 Au printemps 2006, le GOP cherche à faire adopter une réforme de l’immigration visant à régulariser les immigrés en situation irrégulière. Après l’échec en commission du projet proposé conjointement par McCain et le sénateur très progressiste du Massachusetts Ted Kennedy, les sénateurs républicains modérés Chuck Hagel et Mel Martinez font une seconde proposition qui prend en compte certaines demandes de la frange conservatrice du GOP. Surnommé Hagel-Martinez Compromise Bill, le projet de loi est défendu sur le terrain par McCain, ce qui suscite l’ire de Limbaugh. C’est ainsi qu’il commente les propos que le sénateur a tenus lors d’un entretien avec Katie Couric sur CBS : McCain : The way we got this through the Senate was bipartisan. I think that’s the way we ought to get an overall agreement, Democrats and Republicans sitting down together, working out a problem, which is what the American would like us to do. Limbaugh : I can’t believe that you just don’t get it ! What you’re doing is not what the American people want you to do, and it’s not why they sent you there, and the solution to this is not getting members of the House to agree with you. (R. Limbaugh 2006) En adressant cette semonce à McCain, Limbaugh affirme donc en creux que celui qui recherche le consensus avec les Démocrates n’est pas digne d’appartenir au GOP et définit le sénateur de l’Arizona comme le contre-exemple de ce que doit être un élu républicain. Au moment où la NFRA crée le « RINO Hunters Club », Limbaugh s’insurge contre les modérés, dont il observe qu’ils représentent tous des États de l’Est, et dénonce le centrisme et la tendance à voter contre leur camp et leur appartenance géographique (R. Limbaugh, 2006). Au bout du compte, la défaite des Républicains en novembre 2006 ne fait qu’amenuiser la cohorte des modérés : sur les 27 sièges de représentants que perd le GOP à la suite des élections, 9 étaient occupés par des membres du Partnership (Lucas et Deutchman 15).

55 L’effet polarisant des talk-shows radiophoniques conservateurs dans les débats internes au GOP ne se produit pas qu’au niveau fédéral : les animateurs d’émissions diffusées localement contribuent également à accentuer ces antagonismes. Eric Gorny, activiste conservateur investi par le GOP pour l’élection à la 115e circonscription de la Chambre des représentants de l’État de Caroline du Nord, affirme s’être engagé en politique

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après avoir écouté Ken Bagwell, l’animateur de l’émission Heads Up America diffusée dans la région d’Asheville. Selon Gorny, les modérés font du tort au Parti républicain: « What we call RINOs—“Republicans in Name Only” […] register as a Republican but don’t act like it. Unfortunately it’s those legislators at local, state and national level who really hurt the Republican Party. Even George W. Bush. Socially, I’d say he’s pretty liberal on issues like immigration reform » (Mountain Express, 11/10/06). La traque des modérés se poursuit donc à tous les niveaux, de la Maison-Blanche à la politique fédérée et locale. Après la défaite, le comité éditorial du New York Times condamne une telle intransigeance et affirme que, dans l’Empire State, le Parti républicain serait bien avisé de choisir le maire de New York comme nouvelle figure de proue : « Some upstaters regard Mr. Bloomberg as too independent—their term is RINO, or Republican In Name Only. That’s a self-destructive attitude for a party on the ropes. New York’s GOP should embrace the city’s dynamic mayor as its guiding star » (« Grand New Republican Party »). Le sénateur du Nebraska Chuck Hagel fait aussi partie des RINOs que les talk-shows conservateurs s’emploient à faire rentrer dans le rang, comme le rappelle Limbaugh au moment où Obama nomme Hagel ministre de la Défense : In 2002, the media loved Chuck Hagel. Chuck Hagel was off the Republican reservation by then. He’s a Republican senator from Nebraska. By 2002, he’s questioning everything. He always was a RINO, a Republican-in-name-only. He was always a moderate Republican […]. Back then, he was constantly disagreeing with Bush, and at this point he’s McCain’s best friend. (R. Limbaugh, 2013) Ainsi, Hagel subit les attaques de l’animateur pour avoir exprimé publiquement son désaccord avec Bush, démarche par laquelle, selon lui, il s’exclut de la sphère républicaine, comme le suggère la métaphore animalière de la réserve (off the Republican reservation). À telle enseigne que fin 2006, Hagel est devenu la bête noire de Limbaugh qui le surnomme « Chuck Hagel l’impudent » (shameless Chuck Hagel) (R. Limbaugh, 2007) et le brocarde pour avoir suggéré que Bush pourrait faire l’objet d’une procédure de destitution (impeached) (R. Limbaugh, nd). Dans sa dénonciation de Hagel, Limbaugh agit de concert avec Human Events : selon la revue, en évoquant cette possibilité, le sénateur du Nebraska « débite des paroles irresponsables » (spouts reckless rhetoric) et fait la preuve de sa méconnaissance du fonctionnement institutionnel (D. Limbaugh).

56 Au cours des années 2007 et 2008, la fréquence des termes Republican In Name Only redescend à son niveau de 2005. Les affrontements internes au GOP semblent donc s’apaiser dans un contexte où les orthodoxes ont pris l’ascendant numérique sur les modérés au point de les éclipser. En décembre 2007, la revue American Prospect publie un long article sur le sort des modérés intitulé « Whatever Happened to Moderate Republicans ? » (Schaller). Du reste, affaibli par sa défaite de novembre 2006, le Parti républicain joue la carte de l’unité afin de préserver ses chances de victoire à la présidentielle de 2008, ce dont se désole Toomey, désormais président du CFG : It is for this reason that challenges to incumbents are deemed sacrilegious, no matter how far the incumbent has strayed from conservative principles. And it is for this reason that party leaders defend some of the most liberal incumbents, also known as RINOs (Republicans In Name Only), and assail the Club PAC for helping elect true conservatives. (Toomey)

57 En novembre 2008, les Démocrates remportent non seulement l’élection présidentielle mais renforcent très nettement leur majorité au Congrès, où ils gagnent 21 sièges à la Chambre et 8 sièges au Sénat, ainsi que leur contrôle des exécutifs locaux avec 29 gouverneurs. La défaite des Républicains réactive les débats sur l’identité du GOP et

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la stratégie de purification idéologique qu’il déploie depuis le début de la décennie. La question des RINOs – dont les mentions dans la presse retrouvent leur niveau de 2006 – continue de diviser. Certains estiment que la stratégie va conduire au désastre, à l’instar du commentateur Thomas Frank, pour qui les modérés sont les victimes expiatoires des erreurs des orthodoxes (Frank), ou de ce lecteur du Wall Street Journal qui lui impute le fort recul du GOP dans l’État de New York : « RINO (Republicans In Name Only) hunting may help the GOP in the South, but it’s breeding donkeys in the Northeast » (« Avid RINOs an Endangered Species ? »).

58 Au moment où il aborde en 2010 la campagne des élections de mi-mandat, la dynamique s’est inversée et le Parti républicain est porté par un contexte politique plus favorable. Certes, le parti en place à traditionnellement l’avantage sur son adversaire – entre 370 et 380 sièges sur 435 sont considérés comme acquis – et une majorité d’Américains s’identifient comme Démocrates (Adkins et Dulio 22, 14-15). Mais le GOP peut capitaliser sur l’hostilité d’une partie des citoyens envers Obama et les Démocrates suite à l’adoption du Patient Protection and Affordable Care Act en mars 2010 et le contexte économique est défavorable, le chômage est élevé et la reprise se fait attendre. Surtout, le GOP peut compter sur l’activisme sans relâche des organisations de terrain affiliées au Tea Party : démoralisés par leur échec cuisant à l’élection présidentielle, desservis par un parti dont l’image a été ternie par les années Bush et sans leader derrière qui se rassembler, les Républicains conservateurs voient dans le Tea Party un allié qui leur permet de sortir de l’impasse (Skocpol et Williamson 160). Du reste, les rassemblements du Tea Party maintiennent l’attention des médias sur l’échéance à venir. Ces derniers offrent une couverture favorable au Tea Party (White) et légitiment ses revendications en matière économique et fiscale, ce qui rejaillit de façon négative sur la majorité : bien que les enjeux locaux priment dans certaines circonscriptions, dans l’ensemble, les élections de mi-mandat de novembre 2010 prennent l’allure d’un référendum sur l’administration Obama.

59 Dans ce contexte où les candidats républicains entendent capitaliser sur l’activisme du Tea Party, notamment des comités d’action politique (PAC) Tea Party Express et FreedomWorks, les modérés doivent tout bonnement être éliminés. Au cours de l’année 2010, la fréquence de l’étiquette Republican In Name Only connaît son niveau le plus élevé, avec 71 occurrences contre 37 l’année précédente, signe que les Républicains centristes sont au cœur du débat. Alors que le mouvement apporte un soutien enthousiaste au candidat Scott Brown lors de l’élection sénatoriale spéciale du Massachussetts en janvier, on le voue aux gémonies lorsqu’il prend position en faveur du Hiring Incentive to Restore Employment (HIRE) Act le mois suivant. À cette occasion, le comité éditorial du Washington Post note que les Républicains modérés ne disposent plus que d’un espace politique ténu: « The growing libertarian strain within the party combined with and anti-RINO (Republican in Name Only) attitude is making life increasingly difficult for moderates such as Brown » (K. Parker). L’analyse du Post semble valoir pour l’ensemble des modérés : bon nombre de Républicains dont le Tea Party estime qu’ils dévient de l’orthodoxie économique et fiscale sont la cible de ses attaques. La logique de durcissement idéologique est poussée à l’extrême lors de la primaire du Delaware où Christine O’Donell est investie pour la Chambre aux dépens du candidat de l’establishment. Malgré son manque d’expérience et une stratégie de campagne reposant exclusivement sur des apparitions dans les talk-shows radiophoniques et télévisés conservateurs nationaux – elle ne fait quasiment pas

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campagne dans l’État qu’elle souhaite représenter –, le sénateur de Caroline du Sud Jim DeMint la juge plus acceptable que l’adversaire d’O’Donell, le représentant Michael N. Castle : « Mr. DeMint insists that he would rather have a pure conservative minority than a majority full of Republicans in name only » (Zernike).

60 Dans l’écosystème des émissions radio conservatrices, c’est l’animateur éponyme du Sean Hannity Show qui endosse le rôle de gardien des canons du conservatisme (Mort 493) et apporte son soutien aux leaders du GOP concourant sur la base d’un programme conservateur orthodoxe contre des Républicains sortants modérés. À cette occasion, il désigne ces derniers comme les seuls adversaires que les vrais conservateurs doivent mettre en défaut : Reagan was always a conservative who felt that the Republican Party had lost its conservative roots and he wanted the party to return [sic]. […] And I agree that those same circumstances exist today where we, conservatives, need to take back our party. Now that means that we’re going to oppose some Republicans, RINOs —“Republicans In Name Only”—that means we are going to support the conservative candidate in individual races. (Hannity) La désignation des Républicains modérés comme ennemis à abattre témoigne de la volonté d’Hannity, et de ses collègues plus généralement, de prendre la barre du navire républicain. À cet égard, les animateurs de talk-shows radiophoniques emploient l’acronyme comme arme rhétorique pour s’acquitter de leur fonction d’accréditation (vetting function) des candidats à des postes électifs. Cette fonction consiste à examiner minutieusement le parcours de chacun afin d’évaluer son adhésion aux canons du conservatisme et, le cas échéant, s’opposer à lui en dénonçant sa trop grande modération, potentielle menace de compromission avec l’adversaire démocrate.

61 L’action que mènent Hannity et ses collègues, en tandem avec la presse conservatrice et le CFG, porte ses fruits. La transition entre le 111e (2009-2010) et le 112 e (2011-2013) Congrès est marquée par un changement idéologique net en direction du conservatisme : 77 % des Républicains élus en 2010 sont plus à droite que leurs prédécesseurs (Skocpol et Williamson 170). De plus, depuis 2011, les membres du Partnership ne représentent plus que 8,5 % de la cohorte républicaine au Sénat (4 sur 47) et 21 % des représentants (51 sur 242) (Tarr et Benenson 538).

Conclusion

62 La corrélation entre statut minoritaire du Parti républicain (1949-1951 et 2009-2011) et pics d’intensité de l’utilisation du name-calling tend à montrer que l’emploi des termes me-too Republican et Republican In Name Only constitue le symptôme d’une crise identitaire et idéologique au sein du GOP. On peut ainsi analyser la résurgence du name- calling comme fruit des cycles politiques où le GOP n’est pas aux affaires et peine à faire entendre une voix audible, c’est-à-dire quand le consensus libéral constitue le paradigme central du jeu politique ou que son action est contestée comme à la fin de la présidence de Bush : les frontières de son identité doivent alors être défendues.

63 À bien y regarder cependant, la similarité entre le contexte politique de 1949-1951 et celui de 2009-2011 est trompeuse. Au moment où la Old Guard redouble d’intensité dans ses attaques contre les me-too Republicans, à l’exception d’un bref intermède entre 1947 et 1949, le GOP est dans l’opposition depuis plus de quinze ans. Pour faire valoir sa singularité idéologique, le parti doit alors constamment marquer la frontière. Or, à la

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fin de la première décennie du XXIe siècle, le désalignement de l’électorat par rapport au Parti démocrate a permis l’alternance au Congrès et à la Maison-Blanche. Le statut et l’influence des Républicains modérés ne sont donc pas identiques dans les deux contextes. Si l’on peut voir dans le vocable me-too Republicans la composante rhétorique d’une stratégie visant à sauvegarder l’identité du GOP et à mettre un terme à la longue traversée du désert politique dont les modérés seraient la cause, cette même analyse peut difficilement expliquer l’emploi du terme RINO six décennies plus tard. Dans ce cas, il ne s’agit plus de s’assurer que les troupes républicaines sont en ordre de marche et de mettre en défaut – ou de faire rentrer dans le rang – les Républicains centristes qui feraient entendre une voix dissonante dans un contexte où le Parti républicain est dans un situation minoritaire chronique. En d’autres termes, le recours systématique au name-calling n’est plus aujourd’hui une stratégie de maintien de la frontière répondant à un impératif de survie électorale, mais il opère comme instrument de propagande interne à la sphère républicaine dans une démarche d’extension de l’orthodoxie conservatrice qui a pour but de faire coïncider appartenance au GOP et adhésion à cette orthodoxie.

64 L’analyse montre donc le rôle essentiel des acteurs non-institutionnels de la sphère républicaine (commentateurs, figures médiatiques, éditorialistes, PACs) qui, bien que ne briguant aucun mandat électif ou n’appartenant pas aux instances officielles du parti, occupent une position interstitielle stratégique entre les élus et la base conservatrice, position qui leur permet d’exercer une influence colossale sur le parti. Relevons à cet égard que le name-calling est employé initialement par des acteurs externes au parti qui revendiquent une certaine indépendance vis-à-vis de ce dernier, puis, dans un deuxième temps, par les élus républicains mais dans des proportions bien moindre cependant, surtout à l’époque du Consensus libéral où les élus rechignaient à s’approprier le terme. Un tel phénomène indique que le centre de gravité du conservatisme s’est déplacé depuis le GOP vers les médias conservateurs dont le pouvoir croissant leur permet d’infléchir très nettement la ligne idéologique du parti, notamment par leur fonction d’accréditation lors des primaires. Il trahit également l’échec du Parti républicain à renouveler ou à adapter sa doctrine dans les moments où le centrisme est le paradigme politique dominant ou bien lorsque l’action des conservateurs est contestée : en cela, le recours au name-calling est donc aussi la marque d’une fossilisation de l’idéologie conservatrice.

65 Cela n’est pas sans conséquence. Dans l’ère du Consensus libéral, les modérés sont affublés d’un qualificatif certes peu flatteur, mais qui leur reconnaît encore le statut de Républicain. Au contraire, le RINO est un responsable politique qui n’a de républicain que le nom et qui utilise l’étiquette du parti et son dispositif politique à des fins personnelles, sans adhérer aux idées ni aux valeurs que le parti incarne, voire en agissant contre elles. Le qualificatif le désigne comme usurpateur, le frappe au sceau de la trahison et le rejette en dehors de la sphère du GOP. Le qualificatif de RINO défait de cette appartenance la personne à qui il s’applique pour en faire au mieux une sorte d’apatride politique dans le système bipartite américain, et plus généralement un élément à abattre : comme l’indiquent le RINOs Hunters Club et la métaphore de la chasse, qui déshumanisent les modérés, les Republicans In Name Only sont donc une espèce à éradiquer.

66 Plus globalement, l’utilisation du name-calling au service d’une rhétorique toujours plus incendiaire, ainsi que l’évolution des termes vers une forme de violence sémantique

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croissante attestent l’importance accrue de l’incivilité dans le débat politique et l’érosion des normes du discours public. En outre, l’analyse met en lumière la corrélation entre cette érosion et la polarisation toujours plus intense du jeu politique. Du fait de l’adéquation entre idéologie et parti, le Parti démocrate et le Parti républicain défendent en effet des positions de plus en plus tranchées sur les questions de fond (Shea et Spoveri), phénomène qui se reflète jusqu’au sein de la sphère républicaine.

67 Certains politistes voient cette évolution de manière favorable car un discours politique trop policé constituerait un obstacle à l’expression d’une parole authentique. Ainsi, John G. Geer soutient que les attaques entre candidats lors des campagnes ont un effet bénéfique sur le débat car elles les contraignent à préciser leurs positions, à défendre leurs bilans et permettent ainsi aux électeurs de faire des choix éclairés (Geer). Toutefois, l’accusation de trahison à la cause conservatrice que sous-entend le terme RINO présente les deux propriétés définitoires de l’incivilité politique de l’époque contemporaine identifiées par Sandy Maisel : l’absence d’égard envers un adversaire que l’on peut diaboliser sans scrupules à des fins partisanes et le mépris pour toute forme de vérité (Maisel 410). À ce titre, parce qu’il a pour finalité de maintenir les frontières de l’identité du parti, le recours au name-calling a davantage pour effet d’envenimer le débat que de l’enrichir.

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NOTES

1. Bien que renvoyant à un groupe de Républicains clairement identifiable et aux contours idéologiques assez précisément définis, les « Rockefeller Republicans » n’ont pas été retenus pour cette étude car ils relèvent de la catégorie des qualificatifs assumés par le groupe qu’ils désignent (Frohnen et al. 741). 2. L’étude écarte à dessein l’ère Trump car l’entrée en campagne du magnat de l’immobilier inaugure un nouveau régime médiatique (Delli Carpini 19). Celui-ci implique un nouveau régime discursif caractérisé par la crise du consensus autour des notions de « vérité » et de « faits » et l’effondrement des normes du discours public en corollaire à l’abandon des règles du civisme et à la répudiation des normes et conventions du jeu politique plus généralement (Jamieson et Traugott ; Siegel). Dans ce nouveau régime, l’emploi du name-calling ou ne constitue plus une enfreinte à la norme susceptible de constituer le symptôme d’une crise, mais s’impose comme nouvelle convention discursive, l’affaissement des normes du discours public n’étant pas circonscrite à la seule présidence. 3. Une recherche sur le mot clef « me-too Republicans » dans le moteur de recherche Franklin de la bibliothèque de l’Université de Pennsylvanie fait apparaître 144 articles entre 1941 et 1975. La même recherche dans le moteur de recherche ProQuest Historical Newspapers produit des résultats quasi identiques. 4. La recherche fait apparaître deux articles de l’Atlanta Constitution des 21 juin 1951 et 13 mars 1975. 5. Une recherche sur le mot clef Republican in Name Only dans le moteur Franklin de la bibliothèque de l’Université de Pennsylvanie fait apparaître 359 articles entre le 1er janvier 1875 et le 31 décembre 2012. La même recherche dans le moteur de recherche ProQuest Historical Newspapers en fait apparaître 180. Au total, seuls 96 articles sont communs aux deux recherches. 6. Depuis le début des années 2000, Rush Limbaugh et Sean Hannity sont les deux premiers animateurs de talkshows radiophoniques conservateurs. En octobre 2010, ils s’arrogeaient une audience de 15 millions et 14 millions d’auditeurs hebdomadaires respectivement, un taux d’audimat élevé pour un média de niche (Talkers Magazine).

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RÉSUMÉS

Cet article examine l’utilisation de deux qualificatifs employés par les conservateurs orthodoxes à l’intérieur et à l’extérieur du Parti républicain pour désigner les Républicains autoproclamés « modérés » ou considérés comme tels depuis les années 1940 : les « me-too Republicans » dans l’ère du Consensus libéral (1946-1966) et les « Republicans In Name Only » ou « RINOs » à partir de la présidence de George W. Bush. Il analyse la façon dont ces qualificatifs ont été mis à profit par la frange conservatrice orthodoxe du GOP dans le cadre d’une stratégie de maintien discursif des frontières de l’identité du parti (boundary maintenance) contre ce qu’elle perçoit comme la déviance idéologique des modérés. Ce faisant, il met en lumière le rôle des médias conservateurs en tant qu’acteurs républicains à part entière.

In this article, I explore the ways in which moderate Republicans have been labeled by conservative hardliners within and outside the GOP since the 1940s, analyzing how the epithets “Me-too Republicans” and “Republicans in Name Only” (or “RINOs”) have been used to single them out as deviant from the conservative orthodoxy. I argue that such name-calling not only reflects the tension between moderates and conservatives within the Republican Party since the early 1940s, but is also used as a strategy of discursive boundary maintenance designed to protect the party’s identity. All the while, I analyze the role of conservative media as Republican role players in their own right.

INDEX

Mots-clés : parti républicain, conservatisme, invective, étiquettes politiques, Limbaugh (Rush), maintien des frontières idéologiques, Republicans In Name Only, Me-too Republicans Keywords : Republican Party, conservatism, name-calling, Limbaugh (Rush), Republicans In Name Only, boundary maintenance, political labels, Me-too Republicans

AUTEUR

SÉBASTIEN MORT Université de Loraine, CREM

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Hors Thème

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Jeremy Belknap and the Origins of American Exceptionalism

Agnès Delahaye

1 In his notes about the founding of the Massachusetts Historical Society (MHS) in 1791, Jeremy Belknap proposed a seal for the corporation that showed “a flying eagle, a ranging wolf and a shark, all seeking their prey” (Tucker, 1990 59). The Boston minister never explained why predation was so central to his vision for the MHS, yet the method and the arguments he developed over the course of his wider historical project are consistent with an understanding of history as an acquisitive and vindictive practice. Belknap followed in the filiopietistic footsteps of his predecessors, such as William Hubbard, Cotton Mather, and Thomas Prince, collecting and mobilizing the existing New England archive as the region’s heritage, and extolling the exceptional historical role of New England in biblical terms. But he was also a fervent federalist, who dedicated his historical career to articulating the significance of the long history of settlement in the present and the future of the United States. Exceptionalism is “the belief in America’s unique role in human history” (Roberts and DiCuirci IX). Belknap practised history in order to enable American historians to appropriate the sources surrounding the formation of their towns, counties, and states, and to write a coherent story of the emergence of the American character.

2 The events and publications surrounding the founding of the MHS point to Belknap’s understanding that is was necessary to provide institutional structure for the archive to be preserved and used by later, increasingly professionalized generations of New England historians. This paper demonstrates that in the early 1790s, Belknap developed an exceptionalist textual and institutional strategy, through which he engaged, on his own scientific terms, with transatlantic intellectual discussions about the historical role of America in western expansion. He sought critical recognition and acclaim by developing a network of correspondents and associates among whom he could expand his reputation and spread his methods, theories, and findings. This network constitutes the intended readership of the “Four Dissertations” he published as appendixes to his 1792 Discourse Intended to commemorate the Discovery of America by Christopher Columbus, a sweeping history of the origins of American development that served as a declaration

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of the scientific purpose of the Massachusetts Historical Society. As Eileen Ka-May Cheng has demonstrated, early national historians “anticipated the ‘modern’ doctrine of objectivity” (Cheng 4). I argue here that exceptionalism was a form of historical practice, to be distinguished from the romantic historical myth and story of America’s model for the world, or the symbolic origins and purpose of the United States, so strikingly different from Belknap’s institutional and expansionist narratives of the development of local settlements and the corporations that sustained them, the sum of which constituted what he believed was American history.

3 In his four 1792 essays, Belknap demonstrated an ability to contribute positively to European and American knowledge about the New World and its place in western history. In the first dissertation “On the Circumnavigation of Africa by the Ancients,” he engaged with the Scottish historian William Robertson on the knowledge to be gathered from Greek and Roman classics (Discourse 59-83); in the second, “An examination of the pretensions of Martin Behaim to a discovery of America prior to that of Columbus,” he crushed the arguments for a German discovery of America presented to the American Philosophical Society (APS) by the French Chargé d’affaires in the United States at the time, Louis-Guillaume Otto, comte de Mosloy (85-115); in the third, he challenged Thomas Jefferson’s “Notes on Virginia” “On the question, whether the Honey-Bee is a native of America” (117-124); and, in the last, “On the Colour of the Native Americans, and the Recent Population of this Continent” (125-132), he ridiculed the climatological arguments based on the opinions of “the celebrated naturalist, Buffon,” published in the “American Museum, 1790—p. 78” (125), and offered his own alternative racialized view of the place of Indians in the history of human migration.

4 I will first discuss Belknap’s editorial and publication strategies of the 1780s as the context in which he founded the MHS in 1791, to appropriate the New England archive and control the means of its diffusion. The institutional and political role the MHS was intended to play in later historiography explains both the publication setting and the historiographic content of his “Four Dissertations” of 1792, analysed in the second part of this paper. Belknap intended to engage his readership in discussions about the failure of European historians to understand the specificity of American settlement and the nature of American liberty. They were Belknap’s lessons in scientificity and objectivity, to validate American sources and the science developed by its more dedicated chroniclers. Belknap’s historical exceptionalism focused on the American experience, which required its own historians, private archive, and chronology. It was a form of historical truth, a scientific method and outlook, which explains its enduring legacy in New England and American historiography, and also accounts in part for Belknap’s problematic role in these traditions, which concludes this contextual study of early national historical writing.

Competition and exceptionalist historical writing

5 Belknap began his historical career in relative isolation, but he ambitioned to be published. While a minister in Dover, a hinterland settlement in New Hampshire, between 1768 and 1786, he collected, copied and catalogued a vast array of primary sources, on which he based the first volume of his History of New Hampshire, a coherent and compelling narrative of colonial formation. A true Harvard man, he returned to his native Boston in 1786 and worked as both a minister in one of the city’s most

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prestigious congregations and as a historian of New England. He continued to solicit individuals for papers and information, and he published historical essays in periodicals, as well as two additional volumes of his History, a satire, and a collection of biographies of significant actors of early expansion.

6 Not only was Belknap relentless in his acquisitive pursuit of a scientific library of New England development, he also framed his document search within a cohesive method that gave precedence to official gubernatorial sources and the correspondence and private papers of the most significant actors of the highly contentious settlement of Massachusetts and New Hampshire in the seventeenth and eighteenth centuries. He shared this political take on colonial formation with his closest friend and correspondent, Ebenezer Hazard, who never wrote a history of early America, but whose Historical Collections are the most extensive corpus of letters tracing the history of the negotiations of Massachusetts, Plymouth, Connecticut, and New Hampshire—as well as Virginia, New York, and Delaware—with one another, and with metropolitan authorities and other stakeholders of English expansion in the Northeast, over 150 years. Hazard was obviously intent on writing some form of constitutional history of the New England colonies, in line with John Adams’s conception of “the first period” of American history (Adams 493). Both Belknap and Adams were Bostonians and practiced history in addition to other professional pursuits, but Belknap was a local minister and enjoyed none of the power and prestige of the future President of the United States. Nevertheless, like his better-known peers, he understood history as public service, part and parcel of the liberal education provided in the colleges and universities where these men had trained and with which they maintained close social and professional connections. Historical practice was a public act for the constitution of an American archive, and the publication of a set of tropes and narratives expressing a common American outlook on the origins and formation of the Republic.

7 Belknap’s volume on this first period had already shown that the Boston historian had mobilized his deep knowledge of New England politics to set his own narrative of colonial development within a new chronological framework, one that reduced the imperial relation to “a game” played on the margins of settlement (Belknap Papers vol. 2 14). The real subject and purpose of Belknap’s historical project was not the breakdown of the colonial relation, but the long history of expansion over American land. This narrative followed the ebb and flow of expansion, or the processes through which the New England settlers had built the institutions and practices most suited to satisfy their need for land, trade, and labour. Throughout the pre-revolutionary period, there had been many conflicts over sovereignty and resources among the various actors of the colonizing process, but also many opportunities for the settler population to cohere. The New England institutions and elites had shown remarkable consistency in their negotiations with metropolitan authorities throughout their history, and in their arguments in favour of their own ability to enforce a violent, punitive policy of western expansion into Indian land. They had secured their borders and stabilized their settlements by enjoining all stakeholders to commit to expansion. Their actions reflected the powerful sense of place that led them to give their unconditional loyalty to their shared local interests, to the detriment of their imperial connections, which Belknap discredited at every turn.

8 The theoretical core of Belknap’s historical project was to focus on the settlers’ experience of “carry[ing] their sovereignty with them” and normalizing their authority

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and power over the land and its peoples (Reid and Peace 360). He relied on a large corpus of promotional material dating back to the founding of Massachusetts, some of it the official record of local governance serving as precedents for later generations of magistrates and deputies, some published abroad to inform and attract metropolitan interest and support in the colonizing venture, and some the private collections of leading New England families. Andrew Fitzmaurice has defined promotional literature as the sum of “numerous tracts and pamphlets in particular, but also histories, verse and plays” produced in Elizabethan and Stuart England, which aimed at “debating the virtues of colonisation” (Fitzmaurice 2003 9). A distinction should be made, however, between promotion addressing colonization from a metropolitan perspective and the writings of permanent colonists, in which these virtues continued to be debated, but were anchored firmly in the place where these texts were composed. Belknap followed the tradition established by his predecessors, for whom historical writing, in the colonial context, implied a degree of advocacy, often understood by him as a show of force. He and his correspondents loved a “full-bloodied historian, as rapacious as a wolf” (Belknap Papers vol. 2 21), and they were aware of the necessity to defend and protect their work against disrepute or ridicule, which reflected badly on their country. 1 They worked together to build their collections, they shared contacts and recommendations, and they dialogued over the possibilities that scientific publications and societies afforded them to spread their sources and their commentaries.

9 Financial considerations weighed strongly upon Belknap’s strategy to pursue his scientific practice. In the first half of the 1780s, he was a congregational minister on the margins of New England whose income had long proved insufficient to maintain his large family and finance his historical work. In Dover, his lack of funds had momentarily carried the humiliation of forcing him to subsist as “a common labourer,” whose wife endured exhaustion and physical disabilities from the labour of feeding the family (Belknap Papers vol. 2 428). Undoubtedly convinced by the effectiveness of Belknap’s method, in 1780 Hazard had encouraged his friend to “[c]arry [his] enthusiasm in favour of America as [he] please[d]” (34), and paid for the publication of the first volume of the History of New Hampshire, which he partly revised. The two men were joined “intellectually and spiritually” (Mayo 184) in a financial partnership that lasted throughout the 1780s, when Hazard repeatedly mobilized his position as Postmaster General and his business connections as an insurance broker to sustain Belknap’s publications and reputation among their shared network of printers and distributors. By 1790, Belknap had been admitted to the American Philosophical Society of Philadelphia and the American Academy of Arts and Science in Boston, was widely published in literary magazines, and continued to work on his own American project.

10 For Belknap, history was no leisurely pursuit. It cost money to collect, copy, or print original documents, and money to print, bind, and distribute one’s own historical productions. Returns on the latter, however, were never sufficient to cover expenses. The broad range of literary forms Belknap produced and published through his northern network of printers and magazine editors has been studied (Kirsch 156-169) in the context of the highly competitive nature of intellectual productions in the early national period, when the market for literary and press productions was limited and unreliable. Readers who could afford books expected high standards of scholarship, yet, Robb Haberman has argued, localism remained “a central trait of American print culture” (Haberman 170). Writers professed they ambitioned to serve national and federal goals and purposes, yet they published works of local history and interests,

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aimed at restricted local markets. Magazines were more lucrative than bound volumes, but their readership expected to be entertained as well as instructed (Lawrimore 370). Belknap had ample quantities of both good repute and wit, the institutional and social requirements for marketability, but he was repeatedly frustrated by the absence of a reliable paying readership for regional, book-length history, which he believed was most conducive to bringing American history onto the global stage.2 He solicited the men of influence of both New Hampshire and Massachusetts to sponsor his work, as was customary for colonial promoters, but he had no faith in “speechifying” politicians’ ability to understand the potency of history as a force of legitimation, and he criticized the clergy for showing “nothing but fear and superstition” in those times of tremendous historical change (Belknap Papers vol. 2 44, 55).

11 Although his return to Boston in 1786 enabled Belknap to become a full member of the class of “urban moneyed men and women” striving for economic and political hegemony on the north-eastern seaboard (Lawrimore 361), he was remarkable in his dedication to historical work, as opposed to religious or entertaining compositions, as the channel through which to formulate and extoll the uniqueness of the American experience of colonization. Both Belknap and Hazard have been called “pioneer nationalists” (Cole 743) whose history carried “a vein of nationalistic pride for the new America” (Kaplan 37), giving it its energy and forcefulness. Indeed, they entertained the “pretty thought” of “a Congress of Philosophers” across the new nation, whose “useful discoveries”, among the “treasure, yet untouched” of America’s “natural curiosities” would contribute to the improvement of “the common good” (Belknap Papers vol. 2 34, 40).3 But they also experienced the competition among their peers as a contest between historical, grounded knowledge as a force of advocacy and political cohesion, and other scientific endeavours they deemed too weak to convey their vision.

12 When Hazard sponsored Belknap for membership in the American Philosophical Society in 1784, he reassured him that his remote location absolved him from paying his fees and that, although attendance at a meeting of the Society, being so young, would relieve him of his fear of inadequacy, it was hardly worth the bother. “What a set of wags, you have at Philadelphia,” Belknap replied, who had had a good laugh at reading “the experiment to prove the inflammability of bowel-air” (Belknap Papers vol. 2 322-323). The New Hampshire minister had no patience for pointless speculation, yet he complied with the Society’s instructions and disseminated documents and knowledge through this particular network. He valued his scientific reputation as the key to his credibility and hence the realization of the performative nature of his settler project—to establish American experience as a form of reliable knowledge.4

13 Belknap’s method is in fact ill-served by the concept of nationalism, the chronology of which commonly dates back to the beginnings of the imperial conflict in the 1760s. His perspective was much wider than the breakdown of the imperial relation, the subject of the most popular historical narratives of his days, such as David Ramsay’s 1789 History of the American Revolution, which focused on trade and the commercial and cultural relations between the British colonies and their metropole. The narrative and thematic core of Belknap’s work was the settler experience of appropriating and transforming American land, which had begun with the founding of the first settlements. He understood from his accumulated knowledge of colonial sources that New England societies had been shaped, from the onset of settlement, by the permanent conflicts between the settlers and their competitors on the ground, and by their dealing with the

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inconsistent policies of aspiring proprietors and governors in the metropole. His subject was the often violent experience of settlement on American land as the common denominator of all early American lives. This was their common heritage, recorded in the colonial writers’ “simplicity of style” (Belknap Papers vol. 2 346), which American historians were to endorse in order to highlight the clarity, constancy, and longevity of the process of American expansion. This sense of place conveyed by the common experience of land appropriation also pervaded his popular religious poetry and his press articles on the future of American expansion, including a particularly uncompromising take on Indian survival published in 1798.

14 Belknap abided by the learned tradition of his time that anchored historical practice in Antiquity, which is why he published his historical pieces in the Columbian Magazine as the “American Plutarch.” But he wrote The Foresters, his satirical narrative of the imperial crisis and the Revolution, under the pseudonym of Amyntor, whose historical significance lay not in his writings but in his actions. Amyntor, son of Phrastor, was a settler, a Pelasgian, driven out of Greece by political pressure, who consequently devoted his energy to appropriating and colonizing Etruria. Never one to shy away from a powerful metaphor, Belknap signified that he, too, had read his classics and was therefore entitled to suggest comparisons could be made between settlement in America and the long history of western conquest.

15 Driven by his lifelong acquisitive passion for collecting and protecting the New England archive, Belknap pursued his relentless ambition to produce scientific and reputable American history on solid scientific and material grounds and founded the Massachusetts Historical Society (MHS). The MHS was initially an offshoot of the Boston Magazine founded by his close friend John Eliot in December 1787. Its editorial committee, the Boston Magazine Society, composed exclusively at first of Harvard graduates, contributed to the longevity of this periodical by including surveying reports, or town surveys, as recurrent features of the publication. These surveys were provided by voluntary contributors who mapped and described their places of birth or residence. They signalled there was clear public demand for public documents tracing the evolution of local expansion. When the Boston Magazine was reformed in 1786 to avoid folding like its Philadelphian equivalents, the Society promised the New England public a new publication dedicated to this practice. Their ambition was to produce, in time, a “general description of the Commonwealth,” followed by equivalent surveys of other northern states (Haberman 187), a federalist project anchored in the material and landed history of expansion.

16 Land was central to the founding of the MHS, as it had been to Belknap’s overall historical project since the publication of his History. Practising history, collecting sources and writing narratives interpreting their meaning was a collective endeavour, involving residents concerned with the delineation, appropriation, and topography of their locality. Belknap’s work therefore is best understood as part of the chorographic tradition of New England “grounded histories” built on “local attachments, vernacular knowledge, and a powerful sense of place” (Halttunen 532). For Belknap and his associates, the MHS was the answer to the conundrum posed by regional competition and a limited, unstable readership. It provided the private corporate structure necessary to finance the gathering of a gubernatorial and topographical archive, which would be preserved, copied, and printed in parts, in order to allow New England historians and politicians to produce verifiable historical accounts of New England

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expansion and settler sovereignty, for the instruction and the satisfaction of the local readership. Belknap welcomed immigration and western expansion into the North and the West as a continuation of the expansionist process inscribed in the long history of settlement (History vol. 1 282).

17 This was the institutional grounding of Belknap’s settler history—local, solid, and built for the purpose of preserving and promoting the region’s heritage, in the hope that the structure would be replicated in other areas of the United States. Belknap directed the agenda of the MHS and its press organ, The American Apollo, printed by his son Joseph, who had trained as a printer with his father’s Philadelphia publisher, Robert Aitken. In full control of the means to produce American history on his own terms, Belknap proceeded to give his European and American peers a lesson in historiography and historical practice.

Lessons in exceptionalist history

18 Now that Belknap’s historical project has been delineated and contextualized, the paratext surrounding his essays on global human and in his published Discourse of 1792 becomes clearer. He had been interested in scientific competitions for years, but he had never directly entered one. He may have lacked the confidence to do so in his early career, but by the early 1790s he was ready to engage directly with international scientific discussions about America. He therefore published his “Dissertations” himself, as appendixes to his Discourse on the “discovery” of America, written for, and printed by, the Massachusetts Historical Society.

19 Belknap had privately complained that the American Philosophical Society, the country’s most eminent scientific network, neglected the unfathomable source of facts and information that American expansion represented, even though its founders claimed in their Regulations to seek American treasures of knowledge, and included, in last position, a committee on “Husbandry and American Improvements” (APS XII). Belknap believed “ingenious tradesmen” and “intelligent masters of ships” would be “useful members” of the American scientific community, “by communicating experiments and observations in their respective occupations,” a precious form of practical knowledge about the natural world “speculative men might be glad to be acquainted with” (Belknap Papers vol. 2 88-89). His discourse argued for the exceptional character of the settler type, tracing a genealogy of great men, from Columbus onwards, whose genius—a mix of enlightenment and manly energy—had initiated the motion of American development.

20 It was the outspoken responsibility of the MHS to “preserve authentic monuments of memorable occurrence,” “not only names, dates and facts” to be “thus handed down to posterity; but principles and reasonings, causes and consequences, with the manner of their operation and their various connexions,” that could thereby “enter into the mass of historical information.” The first New England settlers had been “early attentive to this important subject,” and had left their descendants ample evidence upon which to articulate their long political heritage and adapt it to changing political circumstances (MHS 7). In Columbus’s wake, settlers had carried western technology ever further west. In fits and spurts, they had built self-governing, perpetually increasing settlements, out of sheer ingenuity and constant labour. Early national historians had

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the duty to carry on this recording and publishing of their local histories, and to inscribe their narratives in the wider historical significance of American settlement.

21 In line with New England ministerial productions since the beginnings of settlement, Belknap ended his Discourse on Exodus and God’s promise to make his people righteous and let them “inherit the land forever, the branch of my planting, the work of my hand that I shall be glorified” (Discourse 55). Then followed an “Ode” to “Great Columbia! Favored Soil!” whose “fields,” “shores,” and “clime” brought “toil,” “wealth,” and “health” respectively to its people, who “partook together in their virtuous plan […] to vindicate the rights of man” (56-58). New England historians and their audiences attending the event during which the Discourse was delivered were asked to continue, in this commemorative volume, to praise their collective endeavours as owners and beneficiaries of American land and its resources. Throughout his Discourse, hymns, and scientific dissertations, Belknap consistently extolled the power of the land and of the settlement that had transformed it since the founding. These actions had shaped American colonial societies and the land was still the future of the new state formation they had gathered under.5 New England was exceptional for its literary heritage and its tradition of Biblicism and literacy, but the processes of settlement applied to all areas of British America, where other historical institutions could be created to pursue the same strategies. Frustrated with the practices of his peers, who neglected creole sources and arguments in favour of an imperial view of American expansion, he appended four dissertations on the practice of American history to his commemorative discourse, which delineate the nature and method of his own exceptionalist form of historical thinking. They were a direct attack on the practices and methods of those members of the APS who diverged from his conception and disparaged American evidence to please European audiences.

22 The first dissertation was a lesson in historical creativity and imagination. It reviewed the historiography surrounding the question of the circumnavigation of Africa, to assess the plausibility of the first voyage around the continent having been the work of Africans rather than Europeans. Belknap focused on the Phoenician voyage ordered by Necho II of Egypt, in the seventh century BCE, told by Herodotus, “the most ancient historian, except the sacred writers, whose work has come down to our times” (Discourse 60). He compared the ancient Greek favorably to Ptolemy and Pliny, his nemeses in the Common Era, who had deemed his sources and findings unreliable, and had therefore condemned western historians to disregarding these events until Diaz sailed around the Cape of Good Hope in 1488. By negating the validity of Herodotus’s sources, Ptolemy had hindered historical inquiry into shipping and navigation in the age which preceded Columbus’s westward navigation and arrival in America.

23 To an American, Belknap argued, the existence the New World obviously challenged Ptolemy’s latitudinal division of the world’s climatic zones and required new thinking on the relationship between climate and civilization. Herodotus was the only credible source on long-distance navigation in the pre-Christian era, because he alone had shown critical thinking and creativity when deciphering his sources. He alone had envisaged the possibility that ancient tribes had indeed circumnavigated Africa, a technical and logistical feat that was beyond his understanding, but he could nevertheless imagine was possible. The European writers who had endorsed Ptolemy’s theory had been hindered by their own lack of creative thinking. They could not comprehend the Phoenicians’ choice of cabotage, which included seasonal planting and

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long-term stays on the African coast, waiting for changes in the coastal winds. Because they had only used “ships of great burden in their trade to India and China” (Discourse 71), they failed to see the innovative dimension of the Phoenician southern and eastern trades.

24 The freighting and use of small vessels, combined with momentary subsistence- planning in a foreign land, made perfect sense to an American historian, who had knowledge of his predecessors’ experiences in maritime trade and coastal settlement and could therefore construct an understanding of these ancient, ill-known practices initiated, like the American colonies, “for the sake of discovery” (Discourse 65). As the Phoenicians before them, Belknap inferred, settlers in America had learnt to adapt to the constraints of new environments, and had devised a mode of exploitation and exchange “perfectly agreeable to the genius of the people by whom it was performed” (67). They had conceived and mastered, for their own benefits, the managerial and technological innovations that settlement entailed, which he considered a fully-fledged explanatory factor of American history, the fruit of reason, science, and, most importantly, the actions of the settlers on the ground.

25 Belknap repeatedly paid tribute Scottish historian William Robertson throughout the third volume of his History of New Hampshire, which demonstrates his ambition to engage with historical debates at the highest international level. Robertson understood the centrality of New England political culture in the breakdown of the British Empire. He had “pointed out that the colonies had developed their own spirit ever since their foundation and repeatedly emphasized the ‘spirit of independence’ that typified New England’s first settlers” (Petroff 26). Such an homage deserved to be returned. Belknap therefore praised the professionalism and creativity of a man able to consider that new ideas could emerge through historical research, even if they carried the risk of forcing an intellectual community to diverge from established narratives.6 A true historian of their enlightened age had to be able to pick up on the smallest details found in credible sources, while taking a long view of history in order to overcome the technical and ideological limitations of each scientific age and community.

26 Belknap proposed that historians should not only be creative and open to new ideas, but also abide by shared codes of scientificity, which alone could guarantee the quality of historical productions and the relevance of the debates they contained. The basic premise of his method was that history consisted primarily in the use of original sources, to be apprehended with a critical eye for their validity, when, holding them in his own hands, the historian could demonstrate they conformed to established criteria of reliability. Belknap used footnotes and clear references to available editions and translations to support his argument for the historical power of settlement, and he used citations expertly, expansively, and politically, to define American historical practice as a separate field of global history.

27 In line with the chronology he had followed in his History of New Hampshire, he chose to base his claims on a wide historiography, which clearly aimed to be international in scope, but excluded English historians of the empire. He cited not only Scottish, but also French authors, such as Bougainville, “in the 26th volume of the Memoirs of the Royal Academy of Inscriptions and Belles Lettres from a French translation from the Greek from the original Punic” (Discourse 78), and German historians such as “Gesnez, Schlozer and Michaelis” (80), and the skilful Dr Forster, “a German author of much learning and good credit” (88). They too had provided credible explanations as to the

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plausibility of Phoenician voyages circumnavigating Africa, which anchored expansionist pursuits and innovation in Antiquity, as opposed to modern imperial Europe. The history of American settlement both predated and trumped the view that made the British Empire the epitome and engine of liberty.

28 The core of Belknap’s historical project was the idea that settlement was entrepreneurial action for improvement, be it in husbandry, shipping, or armed defence. He found similar traits in sailors and settlers in both the ancient past and the future of the early United States, to build a chronology based on American events and individuals, as opposed to European national origins. Settlers were individuals endowed with remarkable intellectual energy. They were curious about the technological and commercial findings of their age, and were able to take stock of the existence of new, distant lands and devise the means of making them their own. Through their ingenuity and actions, settlers had transformed the land into self-governing societies and developed the material and managerial skills to relentlessly claim even further lands, sustaining their model to provide for their many children. Discovery and settlement were not national endeavours to be claimed by the metropoles of Europe, but the fruits of local labour, ambition, and innovation, processes of settlement and state-formation recorded in the original sources.

29 Belknap argued for seamless continuity in the history of expansion across ancient and modern times until the American present. As an archive and narrative, American history belonged solely to “Great Columbia” (Discourse 58), whose treasures its historians were committed to appropriate and own. Ancient Persia or Greece compared favourably enough, but Belknap found “insuperable” a chronology that refused to make the Columbian discovery the founding moment of American settlement. In his second dissertation, “An Examination of the Pretensions of Martin Behaim, to a Discovery of America, prior to that of Christopher Columbus,” he critiqued the work of the French Chargé d’affaires Louis-Guillaume Otto, the author of “a Memoir appeared in the second volume of the Transactions of the American Philosophical Society at Philadelphia” (85). He carefully demonstrated the fallacy of Otto’s chronology, for the latter had invented an interregnum in the Duchy of Burgundy to justify Behaim’s political affiliation, through sheer ignorance of existing and respectable works to the contrary— Robertson and Forster, again, but also “the Memoirs of the French Philippe de Comines, Mezeray’s and Henault’s History of France, and Collier’s Dictionary” (86).

30 Not only was Otto’s research poor and misguided, but he also claimed to rely on letters held in an archive in Nuremberg, Germany, which Belknap argued was evidently “too deficient in accuracy to be depended on as authorities” (Discourse 87). The Bostonian concluded uncompromisingly that, “as letters [had] not [been] produced, no certain opinion [could] be formed of them” (90). His methodological lesson to Otto was thus that history required research, accuracy, and the writer’s ability to produce, copy, or reference crucial sources, if he knew these were not widely known or available. This had been his own method from the onset of his career: “Suppositions without proof will avail little; and suppositions against proof will avail nothing” (93-94). The practice of American history was a forceful endeavour, whose power resided in its scientificity, even if it challenged European chronologies and national affiliations. Belknap argued that American history belonged solely to Americans, who wrote from a specific place and from their own particular set of sources, which the MHS had only begun to collect and institutionalize.

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31 Not only a foreigner, but also an aristocrat, Otto had made the double mistake of questioning the American ownership of discovery and relying on a foreign archive to bring American history back into the European fold. Benhaim had discovered Congo, not America, and Otto’s claim that he had spoken of America to the Portuguese monarch as “a new continent which offered him only barren lands, inhabited by unconquerable savages” (Discourse 95), was adding insult to injury. Benhaim had lacked the vision that would carry Columbus across the Atlantic Ocean a year later, in pursuit of a ten-year dream that was the only undeniable beginning of American development. The point of discovery was not that it brought glory and sovereignty to one superior European nation over another, but that it had triggered considerable changes to American land, in the form of expanding settlement. Belknap had spent his entire career collecting material to build the story of these changes, and he was not going to tolerate other historians claiming to hold a similarly relevant and powerful archive on the history of America. He published letters by Columbus and a chronology of his life in an appendix to his appendix, to restore the symbolic potency of the Columbian moment, whose significance on the global scale his peers continued to ignore (101-114).

32 Scientificity and exceptionalism were the two faces of Belknap’s historical project. In the third dissertation, “On the question, whether the honey bee is a native of America,” Belknap reflected on “Mr. Jefferson’s Notes on Virginia,” in its “American edition” (Discourse 117). Jefferson was a Founding Father and a prominent member of the APS, who had written a narrative description of his own state to counter French theories of that considered New World environments and people inferior to the Old (Jefferson 45, 61, 69).7 The Bostonian felt the need to engage with the highly popular work of his renowned Virginian predecessor to point to the weaknesses of his method. He did not wish to contradict “this respectable author” (117) about his claim that Americans were indebted to Europe for this “useful tribe of insects” (120), but he proposed an alternative interpretation, which was both a lesson in the use of Americana and a thinly disguised criticism levelled at one of the most famous American men of letters, for neglecting to measure the symbolic implications of his remark.

33 Any learned individual knew the importance of honey bees as symbols of human organisation and labour, including as a “model for colonial design” (Kupperman 272), discussed in narratives of European expansion produced on both sides of the Atlantic in the early modern era. Belknap chose to rely on Samuel Purchas, the last Stuart heir to Richard Hakluyt’s intensive Elizabethan promotion of American settlement and the colonial companies that financed it. Purchas’s sources provided credible evidence that the Mexican empire used both wax and honey, and that honey bees were known to indigenous Floridians possibly as far north as Georgia (Discourse 121-123). Belknap worked on a body of documents and narratives in which knowledge about America and its natural world had accumulated on both sides of the Atlantic, helping settlers to devise and account for their colonial projects in terms their metropolitan audiences could understand. America was inherently productive and abundant, the home of many native species of honey bees. Since Europeans knew about the American honey bees, Belknap deduced, “the sanguine spirit of the first Adventurers would have rather led them to think of finding them in America, than of transporting bees from Europe to make them” (121). To imagine the land had been barren was to ignore the knowledge and skills of the men who had built these now fruitful settlements.

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34 Belknap proposed instead to appropriate the American bee as the emblem of settlement. He argued that southern bees had travelled along settlement from Florida and Georgia westward and northward, for “they delight[ed] in the neighbourhood of white settlers”—their abundant orchards and meadows—and enjoyed “availing themselves of the labour of man” (Discourse 121). Native species had evolved and adapted to the changes in the land brought by the agrarian expansion of settlement. They may have even mixed with imports to form new breeds altogether. Nevertheless, they remained the symbol of the advance of white settlement over woodland. Just as Otto had invented Germanic origins of the discovery of America, Jefferson had shown weakness in leading his readers to believe the new land had once been barren of this most precious and significant emblem of human politics and industry.

35 The worst mistake Jefferson had made, in fact, was to have relied on an indigenous habit as evidence for his claim, for Native Americans called the honey bee “the white man’s fly” (Discourse 122). The negative connotation of the expression shocked and repelled the Bostonian, who chose to interpret it as a cry of fear on the part of border tribes, when the coming of the honey bee signified they should run and never return. Belknap had no patience for historical findings based on indigenous knowledge, whether it be language, testimonies, or even archaeological or written sources. He argued publicly and privately that Indian dispossession was inevitable, and the “impracticable methods” of the civilizing process a resounding failure (Belknap Papers vol. 2 227-228). His dissertation on Jefferson’s assertion was a critique of the latter’s willingness to make both Europeans and Indians relevant to American history, to the detriment of American scientific exceptionalism, as he believed it should be practiced.

36 The place of Native Americans in the history of mankind was problematic in many political and philosophical respects, but Belknap addressed the issue with the same scientific settler acumen. In the last dissertation “On the blackness of the Native Americans, and the recent population of the continent,” he answered the question raised in “the American Museum of 1790, p. 78,” about the lighter skin tone of “the original natives of America” (Discourse 125) living in similar latitudes as other indigenous peoples of the torrid zone. Belknap first took on Buffon’s theory of the belated emergence of the American continent head-on, arguing that while the event had been recent, surely “the laws of hydrostatics” required evidence be produced of its impact on the shores of the other continents. As there was simply no “historical proof of the existence of these effects,” the Antiquity of America could be said to be “equal to the rest of the world” (128). If geography did not explain the lighter complexion of Americans under similar latitudes to the Africans, however, history could. Belknap dated the origins of the peopling of America to the fifth or sixth centuries of the Christian era, when daring navigators had possibly left China and Korea for the southern American hemisphere, where civilization soon flourished. The tribes of the north, however, were different from the southern empires, which may have come “from the more northern deserts of Tarterry.” If this could be proven, he suggested, it would explain “the difference between the inhabitants of those celebrated empires, and the wild wanderers in the northern regions of this vast continent” (130).

37 Natural historians and philosophers across the world attached skills, abilities, and virtues to the climate or topography of a place. In attributing different origins to indigenous nations of the southern and northern parts of the continent, and in assuming these origins implied varied degrees of civilization, Belknap was in

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accordance with the thinking of his peers. The purpose of his interpretation, however, was not to understand the place of indigenous Americans in the stadial progress of mankind, but to extract the white settlement of America from the rest of global history. If civilization moved by degrees, North American development was the history of a confrontation between two worlds locked in unequal stages of technological and scientific progress, whose outcome was necessarily predicted by the technical superiority of a fringe of European discoverers, and the ingenuity and power of the settlers who had laboured in their wake. Belknap thus built a racist view of the native peoples of North America which expressed his profound intellectual and historical conviction that the “peopling” of America by European migrants was incompatible with the preservation of indigenous titles and indigenous lives (“Observations” 285). He was possibly not the first, certainly not the only historian of the early national era to argue for the inevitability of white expansion trumping native sovereignty, but he was noteworthy in his ambition to establish a scientific method to fit his purpose—a scientifically valid form of American history, both legitimizing the settlers’ violent and acquisitive achievements and driven by them.

The legacy of exceptionalist history

38 Barton’s reply to Belknap’s essay on the honey bee in the Transactions of the APS the following year showed that the members of the prestigious scientific institution were not receptive to his exceptionalism. Barton was both a botanist and a lexicographer, and although he politely praised the overall paper as “ingenuous and well-written” (Barton 242n), he remained unconvinced by its demonstration. Belknap’s knowledge of Hispanic sources was poor, as was his creativity in envisioning the various habitats and habits of the many species of bees and wasps native to America. Barton agreed that American knowledge should be widely shared and that historians had a responsibility to use it to counter the false claims and speculations of philosophers who had never seen America for themselves. But he was also keen to demonstrate his own knowledge of American nature and indigenous languages, as opposed to endorsing the exclusionary fundamentals of Belknap’s arguments as a historiographic program. He did not share Belknap’s need for a specific American chronology and believed indigenous knowledge must be heeded. He therefore sided with Jefferson’s assertion that Americans were “indebted to Europe for this useful insect” (Barton 257).

39 Natural philosophers of his era could find Belknap’s American settler history clever and appealing, but they were likely to refrain from endorsing his method. He, too could be partial and inaccurate in his selection and reading of sources, and his paradigmatic use of settlement ran against their preconceived understanding of the role of New World expansion in global history. Europeans wrote about America as a mirror in which to gaze at, and reflect upon, their own imperial progress, and they showed little interest in creole publications that inscribed political and armed resistance to imperial authority at the heart of settlement, as a specific form of colonial occupation. His more gentile peers in the world of American national politics were not unsupportive of his efforts, but they may have considered his endorsement of racial violence incompatible with the benevolent, universalist aspirations of republicanism. His work has consequently been neglected and he is better known for founding the MHS than devising a settler history of American expansion.

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40 Belknap’s “Dissertations” acquire further significance when compared to the third volume of his History of New Hampshire, also published in Boston in 1792, which consists of a catalogue description of the landscape, flora, and fauna of northern New England, in direct continuation of the thematic content and structure of Jefferson’s Notes on Virginia. But Belknap’s method and arguments differed radically from Jefferson’s. Firstly, he described and listed the advantages and abundance of the American landscape only from the utilitarian point of view of the settler occupants, focusing on navigation, surveying, forest and field production, and minerals, and relegating indigenous life and occupancy to “monuments and relics” of no import in the development of the state and region (History vol. 3 63). Secondly, he refrained from countering European arguments of American deficiency and described America as a perpetually transformed space, where natural resources only mattered for the commercial and industrial advantages they brought to the settler societies that were the subject of his History from the inception of its first volume. Lastly, whereas Jefferson had painstakingly compared the weight and size of native species to disprove Buffon’s notion of American youth and degeneracy, Belknap built elaborate lists and statistics out of information he had gathered among the settler population in the preceding years (“Circular” 1790) to demonstrate the health and productivity of the settler population, their constitutions, laws, and militias, as well as their revenues and taxes. While Jefferson had written as a natural philosopher, Belknap wrote as a historian who considered the impact of settlement on the landscape and endowed it with considerable historical significance. Confident in the stability and flexibility of the corporate, educated New England mode of westward expansion, he predicted that the future of America would be decidedly westward.

41 Many signs point to his important contribution to antebellum American historiography. Many colonial histories were produced in the early national period, such as Benjamin Trumbull’s History of Connecticut, Hugh Williamson’s History of North Carolina, and David Ramsay’s History of South Carolina, that followed Belknap’s chronology and its promotional tone in support of the long formative history of settlement. In Boston and Cambridge, the members of the MHS assiduously, albeit intermittently, pursued the Society’s mission of preserving the New England archive and making it available to historians of colonial and early America, in exclusive collaboration with “senior professors at Harvard University” (Tucker, 1995 356). They published sweeping, enduring narratives of American development embodied in the “character” of its ruling elite from the founding onwards, for whom settling had meant a transition “from the reformation into virtual republicanism” (Bancroft 284).

42 Frederick Jackson Turner at the end of the nineteenth century built on the New England archive to enjoin his peers in the West to make their region an object of study, and collect and peruse original documents for others to later write the history of the events they witnessed. His knowledge of Belknap’s work is obvious, not only in his concern for the constitution and ownership of an original western archive, but also for his conviction that “a study of aboriginal survival” would not help and that practitioners should concentrate their “widely extended and earnest historical inquiry” on “the development of a Western society” (Turner, 1897 108). He argued for the formative and explanatory power of settlement behind the impetus of American history since the New England founding, the actions of “New England’s sons,” for whom he was writing, “the organizers of a Greater New England in the West, captains of

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industry, political leaders, founders of educational systems, and prophets of religion, in a section that was to influence the ideals and shape the destiny of a nation in ways to which the eyes of men like Cotton Mather were sealed” (Turner, 1920 66). The legacy of the founding generation lived on in the expansionist and industrial achievements of further generations of New Englanders.

43 History had slowly evolved from a learned pursuit to a professional practice over the course of the nineteenth century. Because the MHS held the most cohesive body of colonial archive and so many of its historians contributed to making sense of it, “the history of Massachusetts took priority as a national template” (Wright V). The interwar and post-war years at Harvard and the MHS were crucial to the resurgence of this historiographic tradition of devising “a usable past” for the nation (Gordon 671) in the works of such MHS members as Perry Miller, Bernard Bailyn, Robert Middlekauff, or Sacvan Bercovitch, who have returned again and again to the Puritan sources of the founding in order to argue for the religious, New England, origins of American identity. 8 Belknap plays no part in their research, because he never considered Providence and religion as the engines of New England history. His history was political, institutional, and expansionist, even though he recognized the contribution of the ministry, to which he belonged, in expressing the settlers’ common purpose and encouraging improvement, literacy, and scientific pursuits. His concern was for the settlers’ actions, not their English origins, their creeds, or their projected ideals.

44 The more fundamental reason behind the marginality of his publications in the corpus of New England historians, in spite of his reputation as a public figure, is his endorsement of racial violence, which jarred with the more genteel scientific methods of his peers, who preferred to engage with the issue of indigenous survival in philosophical terms. But his racialized view of colonial formation should be read again and compared to other creole historiographies, including in Hispanic America, in order to uncover “the contradictions and tensions of Creole consciousness, posed between an external world characterized by European arrogance and a world within riven by the tensions of secular social injustice and racism” (Cañizares-Esguerra 5). Belknap’s fascination for the manly heroism of the Frontier generations is one aspect of this consciousness that also influenced the promotion of antebellum westward expansion and the historical method of twentieth-century historians like Daniel Boorstin, another member of the MHS, who believed there was such a thing as the American experience. Writing about Jefferson and Jackson’s settler ideology of expansion, Mathew Crow has recently argued: Their operating assumption was that labor and exchange of the fruits of labor integrated the nation, establishing consent to have one’s history wrapped up into a larger uniform project, and those histories that did not fit or could not be safely made part of the legitimating narrative of American expansion needed to be transformed, exercised or eliminated. (Crow 431) We have seen that Belknap’s historical project operated along the same assumption and methods, pushing the chronology of settler colonial history further back in time, before the Revolution, and beyond the chronology imposed by the intellectual history of early nationalism and republicanism (Chaplin).

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Conclusion

45 As a historical construct, exceptionalism feeds on the tension between ideas and reality, between lofty aspirations and goodly material ends, which makes it remarkably amenable to symbolic or mythical invocations of America’s colonial past (Rodgers, 2018). But as historical practice, exceptionalism entailed the ownership and preservation of reliable sources about the formation of settlements, and the search for connections between past experiences and present challenges. Belknap’s “Four Dissertations” of 1792 demonstrate the scientific methods and scope of the Bostonian’s historical project, driven by his attachment to the land and a desire for intellectual recognition as a proponent of American science. His search for a form of historical truth about America led him to elaborate the groundings it required to be accurate, reliable, and therefore meaningful. He built on the existing New England political archive to legitimize the settlers’ practices from the beginnings of their enterprise, demonstrating how cohesive they had been since the onset of settlement and how they had followed their own historical trajectory.

46 Belknap’s appropriation of American sources and his exceptionalist take on American history are not well-known, because he anchored American development in the shared actions and interests of individual settlers, and wrote a grounded history of Native American dispossession and colonial violence, a far-cry from the Republican culture and universalist ideas of his more prestigious peers. While he aspired to the material comforts of a successful intellectual career, he refused to emulate European scientific methods or to look for European origins and connections. His writing and his papers offer a rare vantage point into the practice of settler history in New England in the late eighteenth century, with promising comparative perspectives with other histories of settlement in the rest of the Atlantic World.

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WRIGHT, Conrad Erick. “Massachusetts and the Origins of American Historical Thought. Introduction.” The Massachusetts Historical Review, vol. 18, 2016, p. III-IX.

NOTES

1. See for instance John Eliot’s comments on the disgrace of “Poor Pater West,” duped into believing he had found a way to filter salt water through sand. He was at present “the glory of Massachusetts among the literati of Europe,” but the latter would “soon deal out satire as liberally as they have dealt out their praises” (Belknap Papers vol. 2 309). 2. The publication of the History of New Hampshire in London had been envisaged, in the footsteps of Thomas Hutchinson in 1764-1767 and William Gordon in 1788, but Belknap was deterred by issues of copyright and ownership over his own precious works, and clung to his own preference for “American workmanship” (Belknap Papers vol. 2 214). Once the first volume was printed and bound, Hazard wrote that “print and all,” it looked “like London work” (Hazard 382). 3. Hazard expressed his vision of American science as follows: “Why may not a Republic of Letters be realized in America as well as a Republican Government? Why may there not be a Congress of Philosophers as well as of Statesmen? And why may there not be subordinate philosophical bodies connected with a principal one, as well as separate legislatures, acting in concert by a common assembly? I am so far an enthusiast in the cause of America as to wish she may shine Mistress of the Sciences, as well as the Asylum of Liberty” (Belknap Papers vol. 2 255). 4. He travelled to the White Mountains on an exploratory expedition and his Report, published in 1856 by the MHS, was presented to the APS by Hazard in September 1784, with a copy of the History of New Hampshire, with good reception of both (Belknap Papers vol. 2 404). 5. Belknap saw no end to American expansion. He wrote the following comment to George Washington in 1793: “I beg leave to lay before you a specimen of a monthly publication in which you will find an account of a new discovery in the pacific ocean, by one of our citizens who has given the names of the principal characters in the United States to several islands between the tropics. It is a pleasing reflection that our countrymen carry their zeal and patriotism into the most remote regions, and that the names of those who have been instrumental in establishing the liberty of America will in future be inscribed on the map of the globe” (“Jeremy Belknap to George Washington”). 6. Experience could explain why the Phoenicians knew where they sailed in spite of their limited astronomical knowledge. Robertson admitted this possibility and followed the Greek in mentioning it, the sign of a humble, yet scientific mind. “ The modest doubt of Herodotus is another argument in favour of the truth and genuineness of it ; for as he had no experience to guide him, the idea was new, it was very proper for him to hesitate in admitting it, though he showed his impartiality by inserting it in his relation” (History vol. 3 75). 7. Thomas Jefferson’s Notes on the State of Virginia were privately printed in Paris in 1784, translated into French in 1786, and printed again in London in 1787 (“Thomas Jefferson”). The

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American edition of 1788, by Pritchard and Hall in Philadelphia, had not been authorized by the author (“Notes on the State of Virginia”). 8. “As long as there is a United States of America, there will be a need for the Massachusetts Historical Society” is the conclusion of the institution’s 1995 commemorative history (Tucker, 1995 467).

ABSTRACTS

This paper analyses the commercial and institutional context in which Jeremy Belknap founded the Massachusetts Historical Society in 1791-1792. It reads his “Four Dissertations” of 1792 as a series of methodological and theoretical arguments in favor of the unique chronology and thematic content of American history. It argues that Belknap’s overall historical project is the origin of American exceptionalism as a historical practice, based on an exclusive focus on settlement and expansion as the engines of history, and on the experiences of American settlers since their arrival on the continent, as the only sources on which to build a relevant paradigm of the American character. His legacy is problematic, but it represents a crucial avenue of postcolonial inquiry, in which the structuring effects of exceptionalist historiography can be studied.

Jeremy Belknap est un historien méconnu de la période révolutionnaire américaine, mais son projet historique pour la jeune Amérique représente un élément important de l’émergence de l’exceptionnalisme étatsunien, étudié ici dans le contexte institutionnel de la création de la Société historique du Massachusetts à Boston, dans les années 1790. Cet article analyse la stratégie mise en place par Belknap et ses associés pour rassembler et préserver les archives politiques de l’expansion coloniale en Nouvelle-Angleterre, afin de permettre aux historiens américains de mesurer l’impact de l’expérience de colonisation sur leur héritage social et politique. Les « Dissertations » de Belknap, publiées en 1792, représentent une série d’arguments méthodologiques et théoriques pour la défense d’une chronologie, d’une méthode et d’une thématique proprement américaines, parce que motivées par la quête scientifique d’un paradigme qui saurait rendre compte des actions, des innovations et des pratiques expansionnistes des colons. Son œuvre constitue une source historiographique importante mais problématique de la période postrévolutionnaire, qui doit figurer dans la recherche sur la pensée exceptionnaliste du long XVIIIe siècle.

INDEX

Keywords: Jeremy Belknap, exceptionalism, New England, historiography, early America, Atlantic history, settler colonialism Subjects: Hors-thème Mots-clés: Jeremy Belknap, exceptionnalisme, Nouvelle-Angleterre, historiographie, Jeune Amérique, histoire atlantique, colonisation, colonialisme

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AUTHOR

AGNÈS DELAHAYE Université Lumière Lyon II, Triangle. UMR 5206

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Wild Wild West : une série au carrefour des affirmations dans les États-Unis du milieu des années 1960

Jean Ruhlman

1 Les séries télévisées, dont les plus récentes ont plus que jamais les faveurs du public, nourrissent des études provenant de divers horizons disciplinaires, des études filmiques aux aspects sémio-économiques, voire littéraires (théories de l’adaptation). Ce format permet en particulier aux civilisationnistes, ainsi qu’aux sociologues, anthropologues, historiens et philosophes, de mieux appréhender la culture de masse et les goûts dominants, l’évolution des genres et leur place dans la constitution des identités nationales, la formation d’une culture populaire et la circulation des mythes et des mémoires1.

2 Dès ses premiers épisodes, diffusés hebdomadairement sur CBS à partir du 15 septembre 1965 et à une heure de grande écoute (le vendredi de 19h30 à 20h30, heure de la côte est des États-Unis), The Wild Wild West (abr. WWW, en français Les Mystères de l’Ouest)2 remporte un vif succès d’audience et atteint une 23ème place prometteuse dans le classement Nielsen pour l’année 1965-1966, avec une audience estimée à près de 12 millions de téléspectateurs. Cette rencontre avec un public dépassant la seule jeunesse nord-américaine, sur un network réputé pour son caractère « familial », mérite que l’on s’interroge sur une série dérivée d’un genre, le western, qui tend à marquer le pas sur les petits écrans américains depuis la fin des années 1950. Certes, Bonanza (NBC, 1959-1973) oscille toujours entre les première et deuxième places des audiences entre 1963 et 1967, mais le temps où huit des dix meilleures audiences nationales étaient des westerns semble révolu. Ainsi, Gunsmoke (CBS, 1955-1975) poursuit son (interminable) route, mais d’autres séries-phare du western, comme Wanted: Dead or alive (Au nom de la Loi, CBS) ou encore Rawhide, ont déjà pris congé de leurs téléspectateurs (respectivement en 1961 et en 1965) et il n’y a plus une quarantaine de westerns pour se disputer le prime time, comme à la fin des années 1950. En matière de séries d’aventures,

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le goût du public se tourne alors vers ces séries d’espionnage qui – à l’instar de I Spy (NBC, 1965), The Man from UNCLE (Des agents très spéciaux, NBC, 1964-1968) et, sur un mode loufoque, Get Smart (Max la Menace, CBS, 1965-1969) – s’inscrivent dans le sillage de James Bond, qui affiche déjà trois énormes succès sur grand écran : Dr. No (James Bond 007 contre Dr No , 1962), From Russia with Love ( Bons baisers de Russie, 1963) et Goldfinger (1964). Enfin, WWW tranche avec l’orientation générale de programmes postérieurs à la « purge » de 1957, qui a écarté les plot-comedies ethniques et promu des séries « blanchies » et des programmes d’évasion peu anxiogènes (Tredy).

3 À première vue, la bonne réception de WWW peut s’expliquer par l’astucieuse et inédite combinaison que les concepteurs de ce drama réalisent entre plusieurs sous-genres : du fantastique jusqu’à l’horreur et aux films d’arts martiaux d’inspiration asiatique, puisqu’on y pratique des sports de combat, dont le sabre japonais. Quant au genre horrifique et fantastique des années 1930, il est à l’honneur avec Torres en nouveau Frankenstein [S1.E16] ; la série emprunte souvent à l’esthétique des Dracula de Terence Fisher [S1.E16 ; S1.E24 ; S2.E4 ; S2.E11] ; et l’épisode S2.E3 reprend le motif de The Incredible Shrinking Man (L’homme qui rétrécit, Jack Arnold, 1957). Les principaux genres structurants sont cependant le western et l’espionnage, le créateur et showrunner de la série Michael Garrison ayant qualifié WWW de « James Bond à cheval » et Alvin Marill de « croisement entre Maverick et The Man from UNCLE » (Marill 77). Côté espionnage, en effet, le public suit les missions confiées à James West (Robert Conrad) et Artemus Gordon (Ross Martin), deux agents fédéraux au statut un peu flou (gardes du corps, agents secrets, dotés, au fil des épisodes, de pouvoirs de police voire de justice), que leurs activités de renseignement et leur utilisation récurrente de gadgets distinguent des héros classiques du western. Les deux personnages, placés sous l’autorité directe du président Ulysses S. Grant (1868-1876), évoluent à l’époque de la Reconstruction et sillonnent dans un train spécialement équipé (« the Wanderer ») l’Ouest américain, dont la conquête bat son plein. Jean Mitry définit les westerns comme des « œuvres dont les mobiles, les actes, les personnages furent conditionnés par un milieu historiquement et géographiquement déterminé, aux événements qui n’auraient pu se produire ni en d’autres lieux ni en d’autres temps, y être ce qu’ils furent. C’est-à-dire tous ceux de l’Ouest américain lors de la conquête progressive des territoires, entre 1840 et 1895 » (Mitry 429). Force est de constater que WWW fournit des repères chronologiques concordants, puisque James West serait né en 1842 et que divers épisodes sont situés assez précisément dans le temps (au lendemain de la guerre franco-prussienne de 1870 [S1.E7] ou en 1874 [S1.E20]). La série est enfin servie par deux atouts majeurs : un générique remarquablement conçu au plan graphique, accompagné d’une bande musicale (Richard Markowitz) qui fit date.

4 Dans le fil de l’approche de Marjolaine Boutet, pour qui « les fictions télévisées [nord- américaines] […] sont le fruit d’un dialogue entre leurs créateurs, des scénaristes éduqués, politiquement progressistes et politiquement démocrates souvent originaires de la côte est mais installés à Hollywood, et une population socialement, ethniquement, intellectuellement diverse » (Boutet 3), on peut cependant se demander si le succès spectatoriel de la série ne repose pas également sur la sensibilité, voire l’adhésion d’un large public aux éléments récurrents qui structurent en profondeur WWW : on entend par là un ensemble varié mais cohérent de principes positifs, de valeurs voire d’engagements, parfois exposés de manière critique (sur le mode de la révision ou de la dénonciation). Le message que WWW présente à ses téléspectateurs prend corps dans plusieurs périodes emboîtées : celle de l’action proprement dite (la Reconstruction, qui

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s’étend de la guerre de Sécession à la fin des années 1870) ; celle, immédiatement postérieure (l’Âge du toc), qui oriente la description de la Reconstruction ; enfin la décennie précédant le tournage de la série (le milieu des années 1950)3. La circulation entre ces séquences historiques est facilitée par les passerelles jetées entre le genre favori du passé nord-américain (le western) et les recettes d’un film d’espionnage ancré, lui, dans un temps plus contemporain, mais transposable.

5 C’est dans ce faisceau de temporalités jouant sur les décalages et les analogies que sont évoquées les valeurs de « l’Amérique d’hier » et les mythes qui y sont attachés, si l’on admet que le western fut, dans ses périodes classiques (années 1920 et 1930) et dans une large mesure durant la période suivante (années 1940 et 1950) un genre identitaire, constitué autour d’un répertoire de thèmes (Wilderness, Frontière, Rêve américain), de lieux (prairie, désert), de figures historiques ou non (justicier, héros solitaire) et d’actions constitutifs d’une « mythologie populaire » (Guillaud 25-54). WWW procède-t- il à une réaffirmation, une sélection ou une contestation des valeurs portées par le western des décennies épiques (et qui perdurent dans les westerns sérialisés les plus populaires) ? On pense en effet à la révision des valeurs qu’accomplissent divers longs métrages, de The Ox-Bow Incident (L'Étrange incident, William Wellman, 1943) à propos des Mexicains, à Broken Arrow (La Flèche brisée, Delmer Daves, 1950) ou Devil’s Doorway (La Porte du diable, Anthony Mann, 1950) au sujet des Indiens. Les Mystères de l’Ouest montrent également le visage des États-Unis du milieu des années 1960, abordant un régime aux rapports complexes entre Big Government et Big Business, une société en proie à des affirmations segmentées et à des tensions multiples, perceptibles et croissantes. Il convient donc aussi d’envisager les manières dont la série écoute, retranscrit et prend position sur les débats qui secouent l’Amérique durant sa réalisation4.

Un regard critique sur les États-Unis de la Reconstruction

6 L’action de la série se situe dans l’Ouest américain sous les présidences d’Ulysses S. Grant (1868-1876). L’Ouest de cette époque se compose moins d’États que de territoires en proie à des conflits entre pionniers et Indiens, pendant que le rail poursuit son projet transcontinental, ponctué par la jonction de Promontory Point dans l’Utah le 10 mai 1869. La problématique de la Frontière, officiellement close en 1890, est alors tellement présente que la série déplace le risque sécessionniste Nord-Sud du second tiers du XIXe siècle vers le Sud-Ouest du pays [S1.E11 ; S1.E15 ; S1.E16 ; S1.E19 ; S1.E25]. La discontinuité territoriale des États-Unis d’alors nourrit les convoitises du docteur Miguelito Loveless, le plus coriace adversaire des agents fédéraux, envers la Californie, qu’il s’obstine à vouloir détacher de l’Union [S1.E3 ; S1.E10 ; S1.E20]. En effet, si la Californie est constituée en État dès 1850, c’est loin d’être le cas des territoires de l’Ouest (Idaho, Utah, Arizona, Nouveau Mexique, les deux Dakotas et l’Oklahoma).

7 Ces graves questions sont souvent traitées de manière comique et décalée, WWW n’hésitant pas à utiliser le potentiel agressif de la dérision. La série s’écarte nettement des poncifs d’une conquête de l’Ouest repris, non par tous, mais par un large spectre de ces longs métrages et feuilletons qui cultivent une approche « allégorique » du western, faisant de ce genre une « métaphore de l’Amérique » (Jacquin et Royot 257 sqq. ; Bideau ; Frodon). En cela, la série annonce la « révolution de l’histoire

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conventionnelle [de l’Ouest] » (Jacquin et Royot 260) entreprise par les westerns du Nouvel Hollywood, tel Little Big Man (Arthur Penn, 1970). Dans WWW, les figures paysagères de l’Ouest (bourgs avec leurs saloons, hôtels, écuries), identifiables par tous, sont souvent montrées dans leur vacuité ou leur superficialité : décors désertés dans « The Night that Terror Stalked the Town » [S1.E10], espaces de représentation quasi- théâtraux décalés et loufoques, à la limite du parc d’attractions [S2.E1 ; S2.E7]. S’inspirant de « sur-westerns » (Bazin 231) pro-Indiens apparus dans la décennie précédente, la paix avec les Indiens, toujours précaire, est moins menacée par des malentendus entre communautés (indigènes/pionniers) que par la cupidité ou la mégalomanie de l’homme blanc, élément déstabilisateur de ces territoires [S2.E2 ; S2.E3 ; S1.E14]. Au sommet de l’édifice fédéral, Washington est dépeinte sans indulgence, y compris par le président : la corruption, jusque dans son propre entourage, est évoquée de manière récurrente [S1.E5]. On peut y voir une allusion au Whisky Ring (mai 1875), vaste scandale de détournement du produit des taxes fédérales sur l’alcool qui impliqua l’entourage de Grant, et à la destitution du secrétaire à la Guerre Belknap, convaincu de corruption en mars 1876. Ulysses S. Grant lui-même affirme dès le pilote que « Washington est pourri de politiciens véreux qui s’assemblent pour la curée » [S1.E1]. Dans les épisodes suivants, il peste contre les élites frelatées, les gredins (rascals) [S1.E20], et il est question de manipulation d’un sénateur par son entourage [S1.E24]. La séquence la plus étonnante – tant elle met en cause la valeur de la parole politique et présidentielle – se situe en toute fin de « The Steel Assassin » [S1.E16] : le président Grant vient d’échapper à une énième tentative d’assassinat et s’adresse aux citoyens, mais la caméra suit un Artemus Gordon goguenard, qui passe derrière la foule ébahie et fascinée par l’allocution présidentielle en tenant un petit moulin hypnotique.

8 Pour critiquer la Reconstruction, les concepteurs de WWW lui prêtent des traits de l’Âge du toc (Gilded Age) immédiatement postérieur, et bien plus décrié. Cette période de capitalisme triomphant (wildcat capitalism) vit éclore des fortunes considérables par des moyens discutables et au prix d’abus variés. L’un des traits nouveaux de l’époque fut la concentration de secteurs entiers de la production (pétrole, plomb, whisky, sucre, acier) dans des trusts contournant et faussant pour longtemps une libre concurrence, dont les instigateurs se prétendaient pourtant les champions. WWW reprend la charge contre les Barons voleurs (Robber Barons) là où Last Train from Gun Hill (Le Dernier train de Gun Hill, John Sturges, 1959) l’avait laissée en leur donnant les traits de gros propriétaires de bétail arrogants et sûrs de leur impunité : tel officier, chargé des affaires indiennes, qui convoite en fait les gisements pétroliers situés sur les terres des Indiens Pawnees en Oklahoma [S2.E2] nous rappelle John D. Rockefeller, fondateur du Standard Oil Trust en janvier 1882. Dans le club de milliardaires menacés de mort [S1.E20], celui qui cultive une passion (fatale) pour les modèles réduits de trains électriques s’inspire directement de l’intraitable George Pullman. À l’instar de ces trusts qui faussent les lois de l’économie à la fin du XIXe siècle, divers personnages menacent la bonne marche du commerce. Dans un imaginaire patriotique états-unien reposant sur la Déclaration d’indépendance vis-à-vis d’une couronne britannique qui, par ses monopoles et ses taxes, nuisait aux intérêts commerciaux des colons, certains vont ressusciter la menace un siècle plus tard. Ils prétendent en effet au contrôle des voies commerciales en prélevant leur dîme sur les échanges fluviaux – ainsi le sinistre capitaine Ansel Coffin sur le Mississippi [S1.E6] – ou océaniques, avec le redoutable marquis Philippe de La Mer [S2.E9]. Ces ambitieux légitiment leur soif de toute-

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puissance et leur appétit de pouvoir par des propos au darwinisme aussi littéral que décomplexé, rappelant (en les grossissant) ceux des élites états-uniennes de l’Âge du toc, très imprégnées par les écrits de Spencer : qu’il s’agisse d’officiers mégalomanes comme Grimm [S1.E11] ou Woolf [S1.25] ou de Torres, condisciple de Grant devenu un surhomme bardé de métal greffé à même le corps [S1.E16], tous prétendent au pouvoir suprême sur tout ou partie des États-Unis.

Une série de son temps

9 Qu’au plan formel, la série soit de son époque ne fait aucun doute, comme en témoignent le grand nombre d’emprunts, clins d’œil et allusions aux productions et genres cinématographiques ou télévisuels contemporains ou passés5. Mais WWW tend également, et de façon encore plus explicite, un miroir à son public, où se reflètent les questions qui agitent la société nord-américaine du milieu des années 1960. De ce fait, la série est typique d’une « période [les années 1960] où le genre [western] va se révéler comme jamais auparavant le reflet des contradictions de l’Amérique » (Calvet 89). Le dispositif allusif est facilité par le fait que la fin du XIXe siècle permet d’aborder sans risque majeur d’invraisemblance ni d’anachronisme des questions sensibles pour la société nord-américaine au moment du tournage des premières saisons de la série. Deux catégories de menaces se dégagent, plus ou moins directes, toujours redoutables pour les États-Unis et leurs citoyens.

10 Si dans WWW la menace la plus directe et fondamentale pour l’Union demeure l’assassinat du président, le républicain Ulysses S. Grant constitue une cible récurrente [S1.E11 ; S1.E16 ; S2.E4], mais le président mexicain Benito Juárez est également visé [S2.E1]. « The Steel Assassin » [S1.E16] évoque un assassinat bien postérieur : un véritable complot est fomenté par l’officier Torres, qui vise à éliminer le président par l’envoi d’un projectile téléguidé : l’allusion à l’assassinat de John F. Kennedy est d’autant plus limpide que le projectile est une sorte de missile, référence à la course aux armements que se livrent les États-Unis et l’Union soviétique, la crise de Cuba (fin octobre 1962) ayant mis les missiles balistiques terrestres et mer-sol sous les feux des projecteurs. L’assassinat de Dallas est repris dans diverses séquences d’un épisode parmi les plus réussis de la série, « The Night of the Puppeteer », qui met en scène un juge de la Cour suprême sous forme de marionnette [S1.E21]. Le public est invité à reconnaître le juge Earl Warren, dont le rapport éponyme (29 nov. 1963-27 sept. 1964) sur l’assassinat de John F. Kennedy écarte la thèse du complot, en concluant à une action isolée d’Oswald, que son assassin Jack Ruby, ne connaissait pas. En brocardant une figure aussi éminente, les auteurs de la série manifestent un scepticisme qui gagne du terrain après la diffusion du film amateur d’Abraham Zapruder.

11 Dans la hiérarchie des menaces plus diffuses et souterraines, le crime organisé occupe une place de choix, ce dont témoigne sa récurrence dans Les Mystères de l’Ouest qui, du coup, lorgne du côté du genre policier. Au fil de la série, en effet, le crime offre moins le visage habituel des westerns classiques – bandes de hors-la-loi du cru ou d’origine mexicaine, voleurs de bétail, pilleurs de banques ou de diligences – que de véritables organisations mafieuses aux origines diverses, venues d’autres continents – l’Albanie [S1.E8], l’Asie [S1.E17] – voire au profil carrément international [S2.E7]. C’est donc bien la perception d’un crime organisé qui s’enracine dans les villes-réceptacles des migrations vers les États-Unis, que nos deux agents fédéraux doivent combattre dans

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un Ouest largement rural. Ces menaces directes pour l’ordre public et pour l’État fédéral font écho avec la croisade du ministre de la Justice Robert Kennedy au début des années 1960 contre la mafia, infiltrée et toute-puissante dans divers syndicats, dockers et surtout teamsters, dirigés depuis 1957 par le sulfureux Jimmy Hoffa, bête noire du frère du président démocrate.

12 Ce type de criminalité structurée semble d’autant plus redoutable que WWW la montre sous de nouvelles formes d’organisation et de pouvoir tentaculaires, qui rappellent tant les oligopoles que les multinationales, à un moment où de larges secteurs de l’économie états-unienne (automobile et aluminium en tête) se concentrent en quelques firmes d’envergure mondiale et dominantes sur le marché national. Mais il ne s’agit pas ici seulement de jouer sur l’homologie entre oligopoles du milieu des années 1960 et trusts d’hier, avec leurs figures de proue évoquées plus haut (Pullman, Rockefeller, Vanderbilt, Carnegie, Hearst). Dans « The Poisonous Posey », la tête pensante du projet – Lucrece Posey (en référence à Lucrèce Borgia) – présente à un cénacle de criminels, d’origines et de spécialités variées, réunis autour d’une table (comme pour un conseil d’administration), son projet de mise en commun des « potentiels criminels exploitables » et de « centralisation rationnelle du crime » en six grandes organisations continentales, cartes murales fléchées à l’appui [S2.E7]. Cette « Confédération Internationale du Crime » entend éliminer la concurrence et faire pièce à un mouvement supranational de lutte contre la criminalité qui n’est pas sans rappeler Interpol6.

13 Parallèlement à la mise en scène d’une forme criminelle mieux organisée et plus citadine que dans la plupart des westerns passés ou contemporains de la série, inspirés du modèle esthétique et idéologique de la veine épique, WWW met l’accent sur la circulation de drogues dites douces (marijuana, cannabis) et surtout dures, notamment l’acide lysergique (LSD) dont l’usage était alors prôné par Timothy Leary et Ken Kinsey (ce dernier animait à l’époque un centre de prise de LSD à La Honda, entre San Francisco et Santa Cruz). L’acid, d’accès facile et peu onéreux, commence à se diffuser dans les milieux de la contre-culture et de la jeunesse sur la côte ouest. Plusieurs épisodes évoquent la question, de manière à peine voilée : il est d’abord question de trafic de stupéfiants par les triades asiatiques [S1.E17] avant que, dans « The Night of the Raven » [S2.E3], Miguelito Loveless n’invente une poudre qui fait rétrécir et la place dans un cigare offert à James West – allusion sans doute aux effets de la marijuana et des drogues hallucinogènes alors en plein essor (distorsion des perceptions, notamment visuelles). Mais c’est dans « The Night of the Murderous Spring » [S1.E27] que la question du LSD est abordée frontalement : Loveless, toujours lui, élabore une drogue qu’il veut diffuser à l’ensemble de la population, à l’instar des trafiquants en quête de marchés élargis, afin que les Américains retournent à leurs instincts primitifs et s’entretuent. Le redoutable docteur administre son invention à West à l’insu de ce dernier par des gestes du quotidien – liés au contact de l’eau (rasage, ablutions) – que l’on peut aisément rapprocher des risques de banalisation et de diffusion inhérents aux modes de prise du LSD (buvards, gouttes). Comme sous l’effet du LSD, West perd le contrôle de son esprit et de ses actions, le retour à la réalité et la prise de conscience qui s’ensuivent le déséquilibrent totalement. Là encore, les concepteurs de la série alertent, dénoncent et, par-là, s’engagent assez ouvertement, au moment où la circulation du LSD fait l’objet d’un intérêt soutenu de la presse, au point que le gouverneur de Californie en interdit l’usage en avril 1966.

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Les marqueurs d’une série progressiste

14 Mais par ailleurs, la série épouse les grandes causes du progressisme qui triomphe sous la présidence du démocrate Lyndon Baines Johnson (1963-1968), champion d’une « Grande société » et artisan d’importantes réformes qu’il intensifie suite à son élection à partir de 1965. Les positions des concepteurs de la série s’expriment par de multiples offensives contre l’ultra-conservatisme ; le calendrier du tournage des premiers épisodes se situe en effet lors des présidentielles de 1964 et les premières diffusions ont lieu peu après la reconduction de L.B. Johnson. Son triomphe électoral ne peut faire oublier que la campagne électorale vit, dans le camp républicain, le sénateur ultra- conservateur d’un État de l’Ouest (l’Arizona) Barry Goldwater remporter l’investiture au détriment du gouverneur de New York Nelson Rockefeller, figure d’un establishment républicain bien plus modéré. Dans l’autre camp, le président démocrate sortant fut opposé à George Wallace, gouverneur de l’Alabama depuis 1963, héritier du vieux courant démocrate du Sud, et farouche partisan de positions ouvertement ségrégationnistes.

15 La plupart des épisodes de WWW montrent une tension permanente entre deux Amériques : celle, éclairée et efficace, de l’État fédéral (son président, son administration, ses agents), face à une Amérique profonde, rarement montrée sous son meilleur jour. En effet, en lieu et place de ces pionniers incarnant « un idéal qui sommeille dans le cœur des Américains » (Calvet 83) inspiré de l’idéal jeffersonien (établissement de fermiers autosuffisants sur une immensité conquise pour la liberté et la civilisation), WWW décrit des populations locales crédules, naïves, voire stupides. Ainsi les habitants de Justice, bourg du Nevada et cadre de l’épisode « La Nuit du poison » [S2.E7], s’enorgueillissent-ils du nom de leur ville, qu’ils célèbrent par une grande fête où ils se livrent à des simulacres d’exécution sans jugement. Ils déploient des bannières proclamant fièrement « Justice is blind » et démontrent qu’elle l’est au sens propre, puisqu’un sommet de criminels patentés s’y tient à l’insu des habitants et des autorités locales. On ne saurait mieux montrer l’écart qui existe entre la loi fédérale et celle de l’Ouest, qui repose sur le droit du plus fort, du mieux armé et du plus adroit (Baqué 97). Dans l’épisode précédent, les habitants d’un village de prospecteurs croient littéralement aux soucoupes volantes et à la mise en scène destinée à les berner : de faux extra-terrestres convainquent les villageois que le combustible vénusien est de la poudre d’or, échangeable contre des bijoux (faux bien sûr) prétendument récoltés à profusion sur leur planète. La stupidité ambiante est exploitée par le banquier Ben Victor, qui organise une souscription pour délester de leur métal précieux des prospecteurs locaux aussi bassement cupides que crédules.

16 Cet exemple montre au passage les notables d’une localité de l’Arizona, ici emmenés par le banquier Ben Victor, qui convoitent le chargement fédéral de poudre d’or acheminé par West et Gordon [S2.E6]. Comme le dit Zachary Baqué à propos de L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, John Ford, 1962), WWW n’hésite pas à forcer le trait pour montrer « le décalage entre l’idéalisme de la valeur de la Loi et les conditions extrêmes de la vie dans l’Ouest » par la faillite des élites locales, pour qui tous les moyens sont bons pourvu que les buts (généralement l’enrichissement et le pouvoir) soient atteints, dans un Ouest où « la société repose sur l’expansion et l’individualisme » (Baqué 103, 97). La collusion des autorités judiciaires – le sheriff

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[S1.E5 ; S2.E5] ou le juge [S2.E5] – avec les criminels est fréquemment montrée. Les figures scénaristiques du détournement ou du renversement servent ce motif : ici, un directeur de prison transforme son établissement en tripot et en quartier général de la criminalité aux alentours [S1.E22] ; là, un hôpital, détourné de ses fonctions curatives, sert de quartier général au maléfique Mister Big [S1.E24]. Le dévoiement des élites locales au grand complet (le sheriff Ted, le juge Bill, le notable Carl et Tom, un grand éleveur) culmine dans « The Returning Dead » [S2.E5], sur fond de criminalité résurgente, de cupidité et d’absence de scrupules pour empêcher que justice soit rendue envers les victimes de crimes anciens soigneusement enfouis.

17 Le poids de l’intolérance et du charlatanisme dans l’Amérique profonde est un autre angle d’attaque. Les scénaristes de la série, dans le droit fil de Sinclair Lewis, dont l’Elmer Gantry (1927) est adapté au cinéma par Richard Brooks en 1960, raillent ces figures de prédicateurs locaux qui sillonnent l’Ouest américain. Ces derniers sont soit imités à grand renfort de postures et d’effets oratoires par Artemus Gordon [S1.E22], soit croqués en véritables Tartuffes. C’est le cas de Simon, dont la Bible creuse (comme sa parole) contient un colt, tout à la fois charlatan et mystificateur : ce faux dévot et vrai escroc, porté sur la bouteille, dirige un gang qui veut faire main basse sur l’or fédéral et celui des villageois [S2.E6]. L’ombre du Ku Klux Klan plane sur divers épisodes, avec les tenues à cagoule pointue des miliciens de Vasquez [S1.E19], ou celle des adeptes d’un scientifique dévoyé, qui miment des sacrifices humains pouvant faire penser à des scènes de lynchage [S1.E24]. Rappelons que la série fut élaborée dans un contexte marqué par des attentats sanglants, tels l’explosion d’une bombe dans une église baptiste de Birmingham le 15 septembre 1962, qui causa la mort de quatre jeunes filles noires présentes à l’office, et l’assassinat, le 11 mars 1965, du révérend noir James Reeb à Selma, toujours dans l’Alabama.

18 Dans le débat institutionnel récurrent aux États-Unis depuis la fin XVIIIe siècle, les créateurs de WWW arbitrent donc explicitement en faveur du fédéral, faisant de James West et Artemus Gordon non seulement des agents de renseignement, mais aussi des marshals et des juges de substitution (assez expéditifs, il est vrai) dans un Ouest chaotique aux élites locales pour le moins défaillantes.

Confiance dans la démocratie états-unienne et méfiance envers sa superpuissance

19 Le credo progressiste de la série passe également par une profession de foi dans les vertus de la démocratie représentative, horizon politique indépassable. En effet, en dépit d’imperfections pointées au fil des épisodes (corruption de l’entourage présidentiel, faiblesse des juges constitutionnels ou des parlementaires, pouvoirs locaux élus mais défaillants), les auteurs de WWW ne valorisent aucun autre régime politique que celui en place dans leur pays. Les attaques pleuvent contre les systèmes politiques absolutistes ou autoritaires du XIXe siècle : les souverains croisés par West et Gordon sont nécessairement chamarrés et arrogants [S2.E11], voire criminels, tel le Prince Gio [S1.E8]. Quand ces personnages hauts en couleurs proviennent de contrées exotiques – les îles du Pacifique (comprendre Hawaï ou les Philippines), où les États- Unis ont des intérêts et cherchent des appuis –, ils se montrent capricieux, arbitraires, sans frein dans leur vice, assurés d’une totale impunité : un « prince des mers du Sud »

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s’adonne à la chasse au « buffle humain », inquiétante variante d’un cannibalisme attribué à certains peuples des archipels du Pacifique [S1.E23].

20 Mais l’enchâssement des périodes permet des dénonciations aux échos bien plus contemporains et familiers pour un public nord-américain instruit de la guerre froide, de la rivalité américano-soviétique, de la poussée du communisme dans diverses parties du monde, y compris aux portes des États-Unis depuis la radicalisation du régime castriste à Cuba. C’est ainsi que le sinistre général Grimm, qui poursuit un projet grandiose de conquête du pouvoir depuis le Sud-Ouest des États-Unis, commande une milice dont la tenue mélange les signes du fascisme (chemise noire), du nazisme (salut) et du bolchévisme (chapka sur la tête) : « He leads, we follow! » clament ses fidèles [S1.E11]. Les régimes totalitaires récemment abattus (fascisme, national-socialisme) ou toujours en place (URSS) sont bien dans le viseur de la série, et l’épisode « The Druid’s Blood » montre une littéralisation de la contrainte de la science par les régimes dictatoriaux : Mister Big enlève les meilleurs savants américains, emprisonne et isole leurs cerveaux dans un accumulateur qui les choque électriquement afin de les obliger à produire des découvertes [S1.E24].

21 Mais dans Les Mystères de l’Ouest, les questions diplomatiques sont également marquées par des positions modérées et empreintes de retenue, quitte à contredire celles de l’administration américaine alors en place. Comme les séries d’espionnage dont il s’inspire, WWW intègre divers aspects (économique, diplomatique, militaire etc.) des relations internationales (Chenille 74), de sorte que les deux agents fédéraux sont souvent amenés à intervenir sur des questions qui touchent à la politique étrangère américaine. Ils agissent pour préserver les équilibres hérités de la doctrine Monroe (déc. 1823), que leurs adversaires – significativement venus d’Europe [S1.E15 ; S1.E23] et/ou agissant depuis le Mexique proche – s’ingénient à saboter, soit pour rétablir l’empire latin du Mexique de feu Maximilien [S1.E23 et S2.E1], soit pour renouer avec celui des conquistadores [S1.E25].

22 Cependant WWW ne s’en tient pas là, et compte parmi les quelque 700 œuvres qui traitent plus ou moins ouvertement du conflit vietnamien – dont 70 films entre 1961 et 1970 (Malo 325) – dans lequel le président Johnson engage de plus en plus sérieusement le pays. Toutefois, il ne s’agit pas de le transposer dans la guerre de Sécession ou les guerres indiennes, mais plutôt de renvoyer aux incidents du golfe du Tonkin7 (2-5 août 1964), où l’attaque du destroyer USS Maddox par des vedettes nord-vietnamiennes justifie l’adoption par le Congrès d’une résolution donnant au président toute latitude pour repousser une attaque armée. Dans « The Watery Death » [S2.E9], une torpille à effigie de dragon est lancée contre le croiseur Virginia et l’amiral de l’US Navy qui se trouve à son bord. Avant cela, « The Night the Dragon Screamed » [S1.E17] pointait les risques d’une politique de la canonnière au profit du malfaisant colonel Wang, renégat de la garde impériale chinoise, en écho avec le soutien encombrant apporté par les États-Unis à cette clique de généraux qui ont remplacé au pouvoir Ngô Dinh Diêm et son frère Thu, éliminés lors d’un coup d’État militaire début novembre 1963.

23 Se dessine alors, dès le milieu des années 1960, une position assez critique vis-à-vis de l’engagement au Vietnam, à une époque où il dispose encore d’un large soutien dans l’opinion : l’évocation répétée des périls pesant sur la doctrine Monroe suggère que sa remise au goût du jour consisterait à se tenir à l’écart des affaires indochinoises.

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Au carrefour des affirmations sociétales

24 Dans le fil de la série judiciaire The Defenders, qui souleva la question de la peine de mort dès la première moitié des années 1960 (1961-1965), WWW l’aborde à son tour, mais bien plus sous l’angle du dispositif de l’exécution que du bien-fondé ou non de l’administration de la peine capitale. Les deux premières saisons de la série évoquent avec insistance l’électricité – énergie majeure de cette seconde industrialisation en marche dans les États-Unis des années de la Reconstruction – et les supplices qui peuvent en découler, sachant que la chaise électrique est devenue le mode emblématique d’administration de la peine de mort aux États-Unis. L’inventaire est édifiant : le capitaine Coffin tente d’exécuter James West dans une cage métallique reliée à un paratonnerre en plein orage [S1.E6] ; l’agent est torturé sur une chaise délivrant des décharges électriques [S1.E10], puis supplicié tête en bas, toujours à l’électricité [S1.E26], menacé ensuite par un arc électrique [S2.E1] et enfin par un champ d’énergie désintégratrice semblable à l’électricité [S2.E9]. La mort ainsi administrée est toujours infligée par des puissances néfastes, tandis que la série est tournée dans le contexte d’un débat virulent sur la peine de mort en Californie. Il fait suite à l’émotion provoqué par l’exécution de Caryl Chessman, condamné à Los Angeles en 1948 et finalement exécuté en chambre à gaz le 2 mai 1960, quelques mois après la publication de son ultime roman, en dépit de multiples recours et du soutien de figures du monde des lettres et libérales, aux États-Unis comme dans le monde (Grivet).

25 Épisode après épisode, WWW transmet un message sociétal progressiste à son public, au sujet notamment de ces minorités en voie d’affirmation au cours des années 1960. Certes, WWW se signale à ses débuts par une valse de producteurs délégués – avant que Michaël Garrison, Fred Freiberger puis Bruce Lansbury ne parviennent à s’imposer – et par un grand nombre de scénaristes et de réalisateurs, mais le point commun entre les principaux scénaristes (tels John Kneubuhl, Gene L. Coon ou encore Ken Kolb), les réalisateurs les plus réguliers (Irving Moore, Richard Donner) et les producteurs de la série tient à leurs solides convictions progressistes. Du reste, Gene L. Coon et Ken Kolb participeront un peu plus tard à Star Trek, série de science-fiction on ne peut plus progressiste pour l’époque.

26 Soulignons d’abord le traitement paradoxal des minorités et des marges dans WWW, qu’incarne l’adversaire récurrent des agents fédéraux, Miguelito Loveless, placé au premier plan de nombreux épisodes. Ce nain (1 m. 19) aux multiples talents sursignifie outrageusement les marges, car il s’entoure d’individus incarnant divers types d’anomalie physique ou sexuelle : son garde du corps est un géant muet de 2 m. 18 qui répond au nom de Voltaire [S1.E3, E10 et E20] ; Loveless vit entouré d’une cour de femmes éperdues d’admiration, sinon d’amour, pour lui. L’une d’entre elles, Kitty [S1.E27], est une obèse aussi gloussante et volubile que la favorite du gynécée, Antoinette, est mutique, sauf quand il s’agit de pousser la chansonnette avec un Loveless bon chanteur et remarquable accompagnateur [S1.E27 ; S2.E3]. Jean du Verger a bien montré que tous ces personnages, affublés d’un handicap et fédérés autour de Loveless, incarnent une « réification du social » et métaphorisent le rapport négatif des Américains à l’altérité, dix ans après le maccarthysme, alors que la guerre froide continue de nourrir une peur de l’altérité et de la différence (du Verger).

27 Mais s’il est clair que Loveless cumule dans WWW tous les attributs du méchant, il soutient la comparaison avec les agents fédéraux sur au moins un plan : là où ces

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derniers utilisent des gadgets plus ou moins élaborés – et lorsqu’ils en inventent, il s’agit plutôt de bricolage, comme cette chaise et cet os de dinde transformés en redoutable arbalète [S1.E27] – Miguelito Loveless se révèle un touche-à-tout et un inventeur de génie. Le docteur déploie ses talents dans toutes sortes de domaines : il met au point et utilise le tube cathodique, les ondes et l’avion [S1.E3], mais aussi une sorte de magnétophone à micro [S1.E10 et E.20], sans oublier ses aptitudes en chimie, puisqu’il élabore un hallucinogène [S1.E27] et une drogue qui rétrécit [S2.E3]. Notons enfin que Loveless est, avec le comte Manzeppi [S2.E1], le seul criminel qui n’est jamais définitivement mis hors d’état de nuire, donc jamais vraiment châtié par les agents fédéraux.

28 S’agissant du traitement des femmes, la série obéit à deux tendances. D’un côté, WWW respecte une affirmation sexiste de la masculinité (Tompkins), et ce, dès le générique, modifié dans un sens encore plus ouvertement misogyne d’une saison sur l’autre : le carton inférieur droit de la première saison montrait un James West dont le baiser laisse pantelante et couteau en main la femme qu’il vient d’embrasser ; celui de la deuxième saison est autrement plus violent, car l’agent fédéral porte à sa poignardeuse un vigoureux coup de poing qui la met à terre8. Le statut des personnages féminins dans WWW est en cohérence avec les canons sexistes (western, film d’espionnage) des genres hybridés : quand la femme, souvent érotisée, n’est pas une vénéneuse séductrice/tentatrice (femme-piège et femme-appât), c’est une récompense, voire un trophée que se disputent les deux agents fédéraux en fin d’épisode, lorsque viennent l’épilogue et le repos du guerrier. Dans la même veine, aucune femme ne peut, ne sait ni ne veut résister au charme du viril James West, qui administre ses baisers à longueur d’épisodes et sans aucune opposition. Reste à savoir s’il s’agit d’une réaction aux poussées féministes liées au deuxième mouvement féministe américain, stimulé par la traduction anglaise du Deuxième sexe en 1953 et à l’accueil retentissant de The Feminine Mystique (Beauvoir ; Friedan).

29 La série comporte toutefois nombre d’éléments troublants qui invitent à nuancer cette appréciation de machisme. Tout d’abord, les codes virils du genre sont mis à mal, car le spécimen de mâle américain hétérosexuel blanc incarné par James West s’expose à toutes sortes d’avanies, et son statut est sans cesse mis en péril. Le feuilleton montre tant de scènes de torture – et notamment de crucifixion infligées au héros [S1.E8 et E10 ; S2.E9] – que cela vire au gimmick et valut à la série les foudres des associations antiviolence à l’écran. Loin d’être un sujet masculin tout-puissant, West sert souvent d’objet d’expérimentation et de cobaye, le plus souvent pour Loveless [S1.E26 ; S1.E27 ; S2.E3], ponctuellement pour la redoutable docteure Faustina [S2.E4], reflet de la « féminisation du Western » mise en évidence par Christian Viviani à propos des western de Republic Pictures (Viviani 347-368).

30 Enfin et surtout, bien des personnages féminins échappent fréquemment aux assignations de leur sexe : certaines d’entre elles parviennent à concevoir et diriger des organisations – certes criminelles, mais de taille mondiale – comme Poisonous Posey [S2.E7] ; d’autres parviennent à l’excellence scientifique, comme la docteure Faustina, sorte de docteur Frankenstein féminin parvenant à ramener des morts à la vie [S2.E4], interprétée dans cet épisode par Ida Lupino, l’une des actrices et réalisatrices de son temps les plus affranchies vis-à-vis des studios. Ainsi les femmes de WWW travaillent, rompant ainsi tant avec la femme de pionnier souvent confinée au foyer et à la ferme (dans le western mainstream) qu’avec l’entraîneuse et la prostituée qui vivent de leurs

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charmes, ou encore avec la femme plus oisive ou vénéneuse montrée dans les séries d’espionnage. Cette émancipation s’exprime ici spectaculairement : responsabilités militaires de la sergente Musk [S1.E11] ; aspirations de Nina à devenir docteure en psychologie [S1.E16] ; personnages pratiquant des métiers très inhabituels dans l’Ouest américain, en l’occurrence une modiste et une graphiste [S1.E19]. L’émancipation féminine par le travail peut constituer un ressort comique, comme dans le cas de deux jeunes femmes bien plus intéressées par la Remington (modèle mis au point en 1874) trônant dans le wagon des agents fédéraux que par la cour empressée de ces derniers en fin d’épisode [S1.E8]. Dans cette perspective, il arrive que la question du rééquilibrage des positions et des relations au sein du couple soit abordée, ainsi lorsque la femme de l’officier Enrique, sauvé des griffes du sinistre Woolf en partie grâce à elle, revendique explicitement le pouvoir de décider et d’agir en suivant sa propre appréciation, au grand dam de son mari qui défend une vision archaïque du rôle des femmes et se fait vertement tancer sous l’œil interloqué des deux agents célibataires [S1.E25].

31 La question raciale, quant à elle, est rarement abordée par WWW, alors que le contexte de la première moitié des années 1960 s’y prête particulièrement, non seulement en termes d’avancées législatives, mais aussi de spectacularisation des luttes. Sur le plan législatif, citons la promulgation présidentielle du Civil Rights Act le 2 juillet 1964, de l’Economic Opportunity Act le 30 août 1964 et du Voting Rights Act le 6 août 1965. Quant aux mouvements pour les droits des noirs, les esprits de l’époque furent marqués par la Marche sur Washington pour les droits civiques du 28 août 1961, par la marche de Martin Luther King, Jr., de Montgomery à Selma, consécutive à l’assassinat du révérend noir James Reeb, début mars 1965, mais aussi par la radicalisation d’une partie de la communauté autour notamment des Black Muslims.

32 Cependant, un épisode revient sur le long silence des auteurs de WWW et le compense par un didactisme appuyé et par la mise en avant de personnages traditionnellement secondaires [S2.E5]. Dans « The Returning Dead », c’est une célébrité, Sammy Davis, Jr, qui interprète le rôle du valet de ferme Jeremiah, seul témoin d’un meurtre commis par quatre blancs cupides, alors que son comparse du rat pack (Peter Lawford) campe un notable veule, rongé par la culpabilité et le remords. Tout au long de cet épisode, Jeremiah se comporte en adéquation avec les attitudes affichées par la protestation africaine-américaine d’alors : injustement accusé, il conserve une fierté et une dignité qui tranchent avec des élites locales blanches lâches et criminelles, marquées au fer par un crime originel. La revendication égalitaire s’exprime au fil de l’épisode, car Jeremiah se montre aussi rusé et ingénieux qu’Artemus Gordon, et aussi habile (au maniement des armes), endurant et fort physiquement que James West. Dans ces conditions, ses relations avec les agents fédéraux se placent vite sur le plan de l’amitié, du respect et surtout de la collaboration sur un pied d’égalité, West formulant en fin d’épisode le souhait que son interlocuteur rejoigne son service9. Mais Jeremiah montre alors qu’il a parfaitement intégré l’esprit et l’idéal pionniers : son but est moins de devenir agent fédéral que de trouver un endroit où s’établir en colon, vivre et travailler en paix.

33 Mais si la déségrégation est bien signifiée sur le plan symbolique, elle peine à se concrétiser car dans ce même épisode, Jeremiah décline successivement une invitation à déjeuner à l’hôtel avec West et Gordon pour rejoindre un lieu de relégation (l’écurie), puis à prendre le café chez l’institutrice, blanche, cultivée et bienveillante envers lui. Peut-être touche-t-on là une limite que toute série de l’époque se garde de bien

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franchir, c’est-à-dire une déségrégation de fait impossible à montrer à l’écran au milieu des années 1960 – ce que souligne encore en 1967 Devine qui vient dîner (Guess Who’s Coming to Dinner?, Stanley Kramer) – à moins qu’une telle scène ait été jugée irréaliste dans le contexte diégétique de la série. La séquence du baiser interracial entre le capitaine Kirk et la lieutenant Uhura au cours du 10ème épisode de la 3ème saison de Star Trek (« Plato’s Stepchildren »), diffusé le 22 novembre 1968, peut confirmer les deux hypothèses. En effet, les perceptions des relations raciales avaient évolué entre le milieu et la fin des années 1960 et, par ailleurs, le contexte de la série de science-fiction affranchissait les concepteurs de toute exigence de vraisemblance diégétique.

34 Enfin, à l’inverse de la rigueur et du conservatisme moraux qui imprègnent encore les jugements, sinon les comportements d’une large partie de la société nord-américaine, la série montre dans le domaine de la sexualité une souplesse qui peut surprendre pour un feuilleton de si large audience sur un network réputé pour son public familial. Pourtant, à y regarder de plus près, de drôles de mœurs agitent cet Ouest américain : ce sont ceux d’une société en voie de bouleversement.

35 Dans WWW, une sexualité triomphante et émancipée s’exprime de diverses manières : très directement dès le titre de la série, puisque « Wild Wild » peut aussi signifier « sexuellement déchainé » ; ailleurs, des images défient la censure moribonde du Code Hays, en vigueur depuis 1934 et qui n’était pas encore devenu totalement obsolète, au moyen des techniques de contournement éprouvées, ici un prototype de canon lance- flamme blindé [S1.E19], là un tank sur rail qui surgit avec son canon bien dressé d’un étroit tunnel [S1.E25], par effet de surenchère vis-à-vis de la symbolique traditionnelle du pistolet dans le western (Cawelti). On trouve même une allusion au Playboy d’Hugh Heffner – revue qui, depuis 1953, participe activement à la révolution des mœurs – quand à la toute fin de « The Druid’s Blood » Artemus Gordon s’essaie à la magie : il veut sortir un lapin d’une boîte, et c’est une jeune femme accorte aux oreilles postiches semblables à celles des bunny girls du célèbre mensuel qui surgit [S1.E24]. Par ailleurs, il est fait allusion au triolisme, pratique sexuelle suggérée dès le pilote de la série : il n’est pas rare de retrouver par la suite les deux héros en compagnie d’une seule jolie femme dans leur luxueux wagon privatif, alors que la locomotive s’ébranle, lâche un jet de vapeur et s’engage immédiatement dans un tunnel à la nuit tombée.

36 WWW serait aussi, pour certains, « la première série gay jamais diffusée sur écran cathodique » (Winckler et Petit 78-79). Une lecture de la série au prisme de l’homosexualité, dans le fil des travaux de Chris Packard notamment, dispose de sérieux arguments. De toute évidence, on ne peut minimiser le rôle du flamboyant créateur et producteur exécutif Michael Garrison dans la première saison et le début de la deuxième : son homosexualité notoire s’est traduite de diverses manières, surtout après qu’il eut repris le contrôle de la série (voir annexe 1). Rappelons brièvement les fondamentaux de WWW : deux hommes – jeunes, séduisants, intelligents et virils – vivent comme en ménage à longueur d’épisodes dans le Wanderer, un wagon luxueusement aménagé. Aux pantalons moulants (souvent de cuir) portés par « Jim » West, s’ajoute sa prédilection à s’exhiber torse nu [S1.E27 ; S2.E2], notamment lors de combats [S1.E8 ; S1.E22] pouvant se terminer en corps-à-corps mortel dans un bain de boue [S1.E23]. « Artie » Gordon n’est pas en reste, qui montre un goût prononcé pour le déguisement, voire le travestissement [S1.E25]. Il convient d’ajouter des décors et une mise en scène dénotant un imaginaire teinté d’homoérotisme : les agents agissent souvent dans des lieux de marginalité, qui sont aussi ceux de la drague gay – bars

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interlopes, docks de San Francisco la nuit [S1.E3 ; S1.E7 ; S1.E.16 ; S1.E17 ; S1.E20 ; S1.E21 ; S1.E26 ; S2.E9] – la référence à l’univers du sadomasochisme n’est pas absente, notamment le fouet lors des si nombreuses séances évoquées plus haut de flagellation ou de crucifixion de West (Marill 77).

37 L’interrelation entre les principaux personnages renforce également, selon Alexander Doty, la thèse d’une homosexualité sous-jacente de la série, annonciatrice de formules à succès encore plus explicites, comme Starsky et Hutch (ABC, 1975-1979). La relation spéciale entre West et Loveless intrigue : le second, qui envie au premier son corps sculptural [S1.E27], se fait le voyeur narquois des conquêtes de West [S1.E27 ; S2.E3] ; il laisse éclater sa jalousie comme un amoureux éconduit, quand l’agent fédéral lui oppose dédain et désintérêt, bref, l’ignore [S1.E20]. Enfin, last but not least, il y a ce pittoresque prince des mers du Sud aussi cruel qu’efféminé et maniéré, qui fait les yeux doux aux deux agents tout au long de l’épisode [S1.E23], et des avances qui culminent lors de la scène finale, dans l’intimité du Wanderer, bien entendu10.

Conclusions

38 Au terme d’une étude portant sur un échantillon limité chronologiquement, mais représentatif de la diversité thématique, stylistique et esthétique de la série, on peut affirmer qu’en dépit de l’hybridation formelle qui caractérise WWW, ce drama jette les bases d’un univers cohérent, qui dépasse de loin les ressorts des sous-genres dont il s’inspire (action, suspense, victoire du bien sur le mal etc.). Cette série non conventionnelle, à l’instar des productions contemporaines qui s’annoncent dans le cadre du Nouvel Hollywood, critique et rompt largement avec ces représentations traditionnelles de l’Ouest américain dans la période d’achèvement de la conquête, qui expriment une mythologie populaire et une identité nationale reposant sur les figures du pionnier, de la frontière, etc.

39 Par le nombre et l’importance des questions brassées dans la série, WWW est bien un « artefact culturel et commercial » de premier plan, dont le succès témoigne de la force du lien établi avec « la société qui les produit et les regarde » (Boutet 3) : la guerre froide (dans son actualité asiatique), la question raciale, l’émancipation féminine sont au rendez-vous, pour ne citer que les principaux défis intérieurs ou extérieurs lancés aux États-Unis au cours des années 1960. Notons que la série ne se contente pas de soulever diverses questions, elle ébauche des réponses qui sont autant de marqueurs du progressisme imprégnant ses concepteurs : l’émancipation féminine passe par l’instruction, le travail, l’accès à une profession – gages d’indépendance et de promotion sociale – et un rééquilibrage de l’autorité dans le couple ; l’intégration raciale s’opérera par l’accès et l’adhésion aux valeurs pionnières ; la puissance états- unienne n’a rien à gagner en soutenant des dictateurs galonnés, à Saigon ou ailleurs ; WWW souligne également que la justice du pays ne se grandit pas en maintenant la peine de mort dans son arsenal répressif : l’électricité est toujours utilisée, au fil des épisodes, à des fins négatives, explicitement « cruelles et inhabituelles », pour reprendre les termes du VIIIe amendement de la Constitution qui, selon les opposants à la peine de mort, rend ce châtiment anticonstitutionnel. WWW n’est donc pas dépourvu d’un regard critique acéré et de mises en garde implicites sur le terrain politique et diplomatique, des risques de l’impérialisme aux limites de la démocratie locale, en passant par l’oligopolisation de l’économie. En cela, la série annonce la grande

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contestation qui va bientôt secouer les États-Unis, sur fond de désillusions en Asie du Sud-Est et d’exercice du pouvoir par les caciques des deux partis de gouvernement, au détriment des forces collectives et des personnalités (Robert Kennedy, Eugene McCarthy) incarnant une perspective de renouvellement. Certes, WWW n’est pas tout à fait pionnier en la matière, car nombre de sur-westerns avaient adopté des vues non conventionnelles (sur le sort des Indiens ou le rôle des femmes), mais elle rompt avec les séries d’évasion les plus en vogue au milieu des années 1960.

40 Ainsi, c’est un tout autre portrait de l’Amérique que WWW dresse d’épisode en épisode, offrant aux téléspectateurs de CBS un visage bien plus en phase avec les mouvements qui agitent la société que la plupart des productions ambiantes visant plus à la simple distraction qu’au regard critique. On le constate, le message délivré est résolument libéral et progressiste sur les plans politique et diplomatique, émancipateur aux plans sociaux et sociétaux à propos des minorités raciales et sexuelles. D’un point de vue formel, ce drama constitue un jalon important pour des productions ultérieures qui abordent les mêmes dossiers : l’avancement de la condition des noirs (Greg Morris, tête pensante de Mission: Impossible, 1966-1973), la condition et l’émancipation des femmes (The Mary Tyler Moore Show, 1970-1977), l’homosexualité (Starsky & Hutch, 1975-1979), et bien sûr la critique de l’engagement américain au Vietnam par guerre de Corée interposée (M*A*S*H*, 1972-1983).

41 Poussant les curseurs au maximum, Les Mystères de l’Ouest offrent au spectateur américain une production inattendue, débridée autant qu’hybride, dans un style baroque tout en démesure, avec une tonalité comique percutante. En dépit de son arrêt brutal au bout de quatre saisons, sous la pression de campagnes d’opinion contre la violence télévisuelle qui avaient la série dans le viseur, cette dernière reste, pour toutes les raisons que l’on vient d’évoquer, l’une des séries les plus audacieuses et les plus emblématiques de leur décennie. L’accueil assez mitigé de son adaptation cinématographique par Barry Sonnenfeld en 1999 (avec Will Smith, Kevin Kline, Kenneth Branagh et Salma Hayek) aux États-Unis – salué par une moisson de distinctions aux Razzie Awards 2000 (pires film, scénario, couple à l’écran, premier et second rôles) – semble indiquer que son public repose plus sur ses contemporains et des nostalgiques des années 1960 que sur de nouvelles cohortes d’admirateurs. Il n’en reste pas moins que les chercheurs ont tout à gagner à voir d’un œil neuf les aventures anciennes de Jim West et Artemus Gordon.

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ANNEXES

Annexe 1 : épisodes analysés de la saison 1 (diffusée en noir et blanc)

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Note : Producer : producteur exécutif ; il est mandaté par l’executive producer pour suivre le tournage dans ses diverses dimensions (délais, budget etc.). Executive Producer : producteur délégué ; souvent à l’origine du film ou de la série, il détient des parts de production et est responsable juridiquement et financièrement de la création devant les divers coproducteurs). Annexe 2 : épisodes analysés de la saison 2 (diffusée en couleurs, avec générique modifié)

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NOTES

1. Des journées d’études « Séries télévisées et Histoire » se sont récemment tenues aux universités de Limoges (27 avril 2017) puis de Versailles-Saint Quentin-en-Yvelines (17 novembre 2017) à l’initiative du Centre de Recherche Interdisciplinaire en Histoire, Histoire de l’Art et Musicologie (CRIHAM, universités de Poitiers et de Limoges), du laboratoire Espaces Humains et Interactions Culturelles (EHIC, université de Limoges et université Clermont-Auvergne) et du Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines (CHSC, université de Versailles Saint- Quentin). Une journée d’études pluridisciplinaire, organisée le 7 mai 2018 par le laboratoire Représenter, Inventer la Réalité du Romantisme à l’Aube du XXIe siècle (RIRRA21, université Paul Valéry-Montpellier 3) fut consacrée aux rapports entre networks et séries des années 1950-1970. 2. Le tableau de l’annexe 1 indique les codes attribués à l’échantillon d’une quarantaine d’épisodes étudiés, à cheval sur les saisons 1 (diffusées du 15 sept. 1965 au 22 avril 1966) et 2 (du 16 sept. au 2 déc. 1966). La série est diffusée en France sous le titre Les Mystères de l’Ouest à partir d’avril 1967. 3. Il s’agit d’une variante par rapport à l’analyse à partir de trois dates proposées par William Bourton : date de la réalisation, de l’époque concernée et celle où il est vu. 4. L’échantillon sélectionné couvre une quarantaine d’épisodes, à cheval sur les saisons 1 et 2, d’une série alors dominée par son créateur et showrunner Michael Garrison, décédé accidentellement en début de saison 2 (voir annexes). Garrison donna à la série son tempo et ses principales orientations, très marginalement modifiées par son principal successeur, Bruce Lansbury. 5. On passe de l’expressionnisme allemand – avec les pouvoirs hypnotiques du docteur Mabuse de la série de films de Fritz Lang, 1922, 1933, 1960 [S1.E14 ; S1.E24] et les allusions au Cabinet du Dr Caligari (Robert Wiene, 1920) [S1.E21] – au film noir, avec la marionnette ventriloque de Dead of Night (Au cœur de la nuit, Alberto Calvacanti, 1945) [S2.E1], mais aussi Kiss Me Deadly (En quatrième

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vitesse, Robert Aldrich, 1955) [S1.E7], sans oublier le western, notamment High Noon (Le train sifflera trois fois, Fred Zinnemann, 1952) [S2.E5]. D’autres très grands cinéastes et films ne sont pas oubliés : Le Septième sceau d’Ingmar Bergman (1957) [S1.E21], le Fritz Lang du Tigre du Bengale (1959) [S1.E23], Orson Welles et son Citizen Kane (1941), via un traineau qui rappelle Rosebud [S1.E20]. En matière de séries, WWW lorgne du côté des Avengers (Chapeau melon et bottes de cuir, ITV, 1961-1969) avec les jouets-tueurs dans un épisode au scénario qui rappelle le fameux Christmas Carol de Dickens [S1.E20]. 6. Séquence visible sur https://youtu.be/AfmQGCDojwg?t=1399 (vostf). 7. Selon les Américains, le destroyer USS Maddox, qui croisait dans les eaux internationales au large du golfe du Tonkin, aurait été attaqué à la torpille par des vedettes nord-vietnamiennes. Le surlendemain, le Congrès vota une résolution donnant au Président en exercice toute latitude pour repousser une attaque armée. Au mois de décembre 1965, 184 300 soldats nord-américains servaient au Viêt-nam. 8. Générique de la saison 1 visible en https://youtu.be/YvPT39qvG2Q?t=11. 9. Extrait visible en https://youtu.be/1G7zS4uByk4?t=2756. 10. Scène visible en https://youtu.be/55NLGEVeiFk?t=2808.

RÉSUMÉS

Les Mystères de l’Ouest (The Wild Wild West, abr. WWW), série diffusée sur CBS, remporte un vif succès dès son lancement, fin 1965. Si ce drama mélange astucieusement western et film d’espionnage, les raisons de sa réception favorable peuvent également se trouver dans les lignes directrices du message qu’il adresse à son public. La série remet d’abord en cause divers éléments constitutifs de la mythologie de l’Ouest, malmenant aussi bien les vertus supposées des communautés locales de pionniers que celles d’une conquête de l’Ouest entrée dans sa phase finale après la guerre de Sécession. De manière plus ou moins allusive, WWW présente des points de vue progressistes aux plans politique, diplomatique, voire économique. La série prend aussi position contre diverses formes de conservatisme et soutient l’émancipation dans le domaine des mœurs, ainsi que l’affirmation des minorités africaine-américaine et homosexuelle en voie de structuration plus ou moins aboutie dans la société nord-américaine du milieu des années 1960. Tout ceci en fait une série peu conventionnelle, annonciatrice des grands mouvements de contestation des années suivantes.

The Television series The Wild Wild West (WWW) was broadcast on CBS from 1965 to 1969 and it was an immediate success. While it cleverly brings together the aesthetics of the western and spy fiction, its success also has to do with the historical and social relevance of the themes it addresses. The series questions diverse constitutive elements of the mythology of the West, as it undermines the supposed virtues of the pioneering local communities as well as those asserted by the conquest of the West in its final stage after the Civil War. In a more or less coded and allusive way, the politics of the series are mainly geared towards political, diplomatic, and economic progress. The series also takes sides against several forms of conservatism, brings a subtle support to the moral emancipation and empowerment of the African American and gay minorities who had achieved differing stages of mobilization in the 1960s. For all these reasons, The Wild Wild West remains as a nonconventional series, with an altogether coherent message, heralding the major protest movements of the following years.

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INDEX

Keywords : Reconstruction, Gilded Age, Great Society, Vietnam War, 1960s, TV series, Western, Frontier, Spy movie, Mass culture, African American mobilizations, Feminism, Homosexuality, Sexism Mots-clés : Reconstruction, Âge du toc, progressisme, Grande Société, guerre du Vietnam, séries télévisées, western, Frontière, espionnage, culture de masse, années 1960, féminisme, mobilisations africaines-américaines, homosexualité, sexisme Thèmes : Hors-thème

AUTEUR

JEAN RUHLMAN IRHiS, UMR 8529

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La réception du traité de Paris (1783) et l’imaginaire des relations franco-américaines

Hervé-Thomas Campangne

1 L’indépendance des treize colonies américaines fut scellée en septembre 1783 par une série de traités impliquant les différents acteurs du conflit qui opposait les insurgés aux colons britanniques depuis 1775. Dans la matinée du 3 septembre, les Américains John Adams, Benjamin Franklin et John Jay, réunis à l’hôtel d’York1 avec le représentant britannique David Hartley, signèrent un premier document. L’après-midi du même jour, le comte de Vergennes et le comte de Manchester officialisaient le pendant franco-anglais de cet accord à Versailles. L’Espagne et l’Angleterre s’étaient également entendues sur un traité, tandis que les Pays-Bas, pourtant signataires d’un accord préliminaire, reportèrent leur assentiment à une date ultérieure2. En mettant fin à un conflit dont les batailles avaient été livrées sur quatre continents, les traités de Paris et de Versailles posaient les jalons d’un nouvel ordre mondial qui reconnaissait la jeune nation américaine en tant qu’acteur commercial et politique à part entière, en même temps qu’il laissait présager un avenir prometteur pour l’empire colonial français, qui retrouvait son statut et son prestige de première puissance européenne3.

2 Si nous bénéficions aujourd’hui d’une connaissance approfondie des enjeux politiques et commerciaux des traités, du profil et de la psychologie des diplomates, des coulisses des négociations, ou encore de leurs conséquences « globales » (Bemis ; Morris, 1981 ; Doniol ; Montferrand ; Van Ruymbeke ; Perkins ; Cheney, 2006 ; 2010 ; Gould ; Ferreiro), la plupart des historiens envisagent les accords de 1783 comme l’ultime étape d’une alliance très vite destinée à devenir un anachronisme. Or ce point de vue nous paraît occulter plusieurs questions essentielles. Au-delà de la diplomatie, on peut en effet se demander comment les traités de Paris et de Versailles furent présentés à ce qu’on appelle aujourd’hui « l’opinion publique ». Comment furent-ils accueillis par celle-ci, quels types de célébrations, de discours et d’images purent l’influencer et la façonner ? Que représente la Paix de Paris dans l’imaginaire américain et français de l’époque, et de quelle manière a-t-elle pu renforcer – ou corriger – les symboles et les stéréotypes

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existants des deux côtés de l’Atlantique ? Pour répondre à ces questions et combler un important vide historiographique, il faudra prendre en compte les cérémonies et les fêtes occasionnées par la signature des traités, ainsi que les nombreux textes – essais, poèmes, mémoires – et l’abondante iconographie qui leur furent consacrés. Comme on le verra, les images et les symboles auxquels les traités de 1783 ont donné naissance constituent une source d’information essentielle quant à la genèse d’une relation franco-américaine fortement marquée par les notions de reconnaissance et de dette (au sens littéral et symbolique), mais aussi par l’idéalisation (parfois déçue) de l’autre, ainsi que par la mécompréhension des comportements et des motivations.

La réception du traité : les fêtes

3 À l’issue des négociations de 1783, John Adams n’hésita pas à accuser la France d’avoir retiré des « avantages immenses » d’une guerre qui lui avait permis de sortir de la prostration pour atteindre la plus haute élévation qu’elle ait jamais connue4. La manière dont la monarchie française accueillit la nouvelle de l’issue favorable des négociations anglo-américaines ne donne pourtant pas l’image d’une nation qui se réjouit des atouts que lui a procurés la guerre ; c’est plutôt l’inquiétude française devant la dégradation des finances du royaume à l’issue d’une guerre dispendieuse qui se manifeste au moment où il est question de célébrer la Paix de Paris.

4 Un extrait des Mémoires de Bachaumont souligne la réticence de Louis XVI à organiser des fêtes dans un premier temps : « On ajoute que le prévôt des marchands ayant été demander au roi si la ville disposeroit de loin des fêtes pour la paix, S.M. lui avoit répondu sèchement : que la ville paie plutôt ses dettes » (Bachaumont 133 ; voir aussi Gruber 133).

5 Le souverain était visiblement conscient de ce que pouvait représenter la Paix de Paris pour une bonne partie de l’opinion publique française : des accords mettant fin à une guerre coûteuse qui ne la concernait que de loin. L’inquiétude du monarque au sujet de l’endettement du royaume à l’issue de la campagne américaine était certainement partagée par beaucoup de ses sujets ; ainsi Louis-François Metra écrit-il au sujet des projets de célébrations prévus à Paris : Et à quoi bon ces réjouissances ? [...] Passe pour des feux de joie lorsque le peuple a besoin d’être distrait : quand il a envie de pleurer, il faut le faire rire ; mais quand il rit ne le faites pas pleurer, car enfin c’est lui qui paie ces divertissements, où par dessus le marché, il perd souvent des bras et des jambes. (Metra 356) Il faut attendre le 25 novembre 1783, date à laquelle la paix fut officiellement publiée, pour que soient organisées des cérémonies au cours desquelles on trouve peu d’allusions à l’Amérique : les documents d’époque mettent surtout l’accent, comme dans cette estampe de 1783, sur « le pain, le vin et les comestibles distribués au peuple » lors de la fête donnée à la Halle aux blés (Fête du peuple de Paris) ou encore sur « le superbe feu d’artifice » offert aux Parisiens le 14 décembre. La composition mise en place par Rugieri « artificier de M. frère du roi » à cette occasion relève d’un programme iconographique classique : les spectateurs rassemblés sur la place de l’Hôtel de Ville purent contempler une colonne dorique de cinquante mètres de hauteur surmontée d’un globe et d’une statue de la paix, environnée de roches et de cascades où se dessinaient des figures de nymphes, de tritons, de vaisseaux et de « trophées de guerre » (fig. 1).

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Fig. 1 Superbe feu d’artifice ordonné par MM.rs les prévots des marchands et échevins de la ville de Paris tiré place de l’hotel de ville le dimanche 14 décembre 1783

6 La représentation du feu d’artifice sur des gravures provenant d’ateliers différents suggère que l’événement fut assez largement médiatisé5, comme le laissent également penser d’autres estampes telles que cette « Feuille d’éventail représentant la proclamation de la Paix signée à Versailles, faite à son de trompe sur la Place Maubert » (fig. 2), complétée par deux « chansons à l’occasion de la paix », qui reprennent des airs populaires de l’époque.

Fig. 2 Feuille d’éventail représentant la proclamation de la Paix signée à Versailles, faite à son de trompe sur la Place Maubert, 1783

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7 Les cérémonies françaises de 1783 consacrent le triomphe de la nation de Louis XVI et célèbrent la paix retrouvée ; le thème du succès et de l’avenir de la nation américaine n’y figure qu’implicitement. De manière révélatrice, les festivités de 1783 rappellent d’ailleurs l’ordre et les étapes de celles qui avaient suivi, en 1763, la signature du premier traité de Paris ; à ce détail près que les cérémonies de 1763 dépassèrent de loin, par leur magnificence, celles de 17836.

8 Du côté américain, des réjouissances furent organisées à la suite de l’arrivée aux États- Unis, le 3 décembre 1783, du paquebot le Lord Hyde, qui transportait une copie du traité. Les journaux de l’époque rapportent l’accueil somptueux réservé au chevalier de la Luzerne lors de son déplacement à New York après que la nouvelle fut annoncée au public : On Friday last, the Chevalier de la Luzerne, Ambassador from his most Christian Majesty to the US, came to town from Philadelphia; upon his Excellency’s landing, he was saluted with a discharge of thirteen cannons from the ramparts of the fort. Monday his excellency our Governor gave an elegant entertainment to the Ambassador, at which were present his Excellency General Washington, the principal officers of his state, and of the army, and upwards of an hundred private gentlemen. (Newport Mercury) La New Jersey Gazette consacre un article aux réjouissances qui eurent lieu à la taverne Drake de New Brunswick, où les habitants de la ville portèrent une série de toasts « aux libertés du monde », « au congrès », « à la révolution américaine », et enfin, « aux flottes et aux armées de France qui ont servi aux États-Unis » (New Jersey Gazette, 1783a n° 292 2). À New York, on rapporte qu’un nombre « prodigieux » de spectateurs assistèrent à un spectacle pyrotechnique qui « dépassa infiniment tous les feux d’artifices jamais organisés aux États-Unis » (New Jersey Gazette, 1783b n° 293 3).

9 Les conditions climatiques exceptionnelles de l’hiver 1783-1784, ainsi qu’une grave tragédie, vinrent cependant entraver l’enthousiasme américain. Les festivités qui avaient été annoncées à Philadelphie durent être repoussées jusqu’au 22 janvier 1784 en raison de la neige et du gel engendrés par l’éruption du volcan islandais Laki. À l’occasion de cette célébration, l’artiste Charles Wilson Peale fut chargé de la décoration d’une arche géante érigée dans Market Street, sur le modèle de l’arche de Constantin à Rome. À côté d’une allégorie de l’Amérique s’appuyant sur l’épaule d’un soldat et de scènes d’Indiens bâtissant des églises, figuraient sur cette structure une fleur de lys, un buste de Louis XVI et un soleil français côtoyant treize étoiles : aux symboles de la jeune république s’entremêlaient ceux de la monarchie française. Illuminée par 1 200 lanternes, l’arche prit malheureusement feu, blessant de nombreux spectateurs, dont plusieurs furent grièvement brûlés (Staiti 48). Il fallut donc attendre jusqu’en mai 1784 pour que l’arche soit reconstruite et qu’une cérémonie rassemble plusieurs milliers de personnes, devant lesquelles le poète Philip Fréneau déclama une ode intitulée « The triumphal arch » célébrant l’amitié franco-américaine, la paix retrouvée et la perspective d’un renouveau du commerce international7.

10 Les célébrations de 1783-1784 reflètent donc une vision relativement abstraite des Traités de Paris et de Versailles ; en France comme aux États-Unis, davantage que l’alliance franco-américaine, c’est la « paix retrouvée » qui est au centre des fêtes et des cérémonies. Si les témoignages sont relativement rares en ce qui concerne les fêtes organisées en 1783 et 1784, de nombreux écrivains, ainsi que des peintres et des graveurs, ont consacré des œuvres de nature très diverse au traité de Paris et aux négociations qui l’ont précédé. Comme on va le voir, ces œuvres disséminent des

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images, des symboles et des motifs qui allaient s’inscrire de manière durable au cœur de la relation franco-américaine telle qu’elle se construisit progressivement des deux côtés de l’Atlantique.

La réception du traité en France : poésie, iconographie et essais

11 Pour célébrer la signature du traité, l’évêque de Bayeux ordonna que le Te Deum fût chanté dans toutes les églises de son diocèse, et publia un Mandement à la gloire de la France et de Louis XVI. L’Amérique dégagée de ses fers, écrit-il, rend hommage au souverain de sa liberté recouvrée « et déjà elle se hâte d’élever, dans ses nouveaux états, le monument qui doit y consacrer à jamais, et sa reconnoissance et la gloire de son libérateur » (Mandement 10). Se profile ici une image-clef, que l’on retrouve très souvent en France dans les années 1783-84. Celle-ci résume la relation franco- américaine telle qu’on la conçoit alors du côté français, c’est-à-dire comme une dette éternelle qui lie l’Amérique à la France pour l’avoir aidée à se libérer de ses chaînes. Le prix de la liberté, aussi inestimable que symbolique, vient s’ajouter à la dette beaucoup plus tangible des emprunts financiers contractés par les États-Unis pendant la guerre d’indépendance. C’est cette image que disséminent très souvent les œuvres des peintres, des artistes, des poètes et des essayistes français de l’époque.

12 Une estampe intitulée Vive la paix à jamais (fig. 3) représente ainsi, sous un palmier symbolisant la victoire, Louis XVI offrant un rameau à l’Angleterre, tandis que la figure de l’abondance lui tend le Caducée. Armé de son trident, Neptune rend hommage au souverain, devenu maître de l’océan. L’Amérique, incarnée par un Indien, brandit l’étendard de la liberté sous le regard approbateur de trois allégories féminines représentant l’Espagne, la Hollande et la France.

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Fig. 3 Vive la Paix à jamais. Estampe allégorique en l’honneur du traité de Versailles, 1783

13 Le peintre Jean Suau reprend le même langage allégorique dans un tableau intitulé La France offrant la liberté à l’Amérique, qui remporta le prix de l’académie royale de Toulouse en 1784 (fig. 4). Comme l’artiste de l’estampe Vive la paix à jamais, Suau représente les États-Unis sous les traits d’un Indien : dans l’imaginaire français des années 1780, c’est aussi – et peut-être surtout – au « bon sauvage » américain dont les écrits des philosophes avaient tant vanté les vertus que la France est venue apporter la liberté et l’espoir.

Fig. 4 Jean Suau. La France offrant la liberté à l’Amérique, 1784

14 Les États-Unis font l’objet d’un autre type de représentation dans l’estampe intitulée Les travaux de Minerve (fig. 5), composée par le peintre de la reine, Dagoty. Dans cette

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œuvre, la France accompagnée de la Hollande et de l’Espagne conduit l’Amérique vers l’autel de Minerve, et lui montre, comme l’indique la légende, « la couronne qu’elle lui a obtenue par sa puissance et la force de ses armées ». Cette fois, l’Amérique est représentée par une jeune femme vêtue d’une robe étoilée qui met une main sur la poitrine, en signe de reconnaissance, et tient dans l’autre un bonnet phrygien symbolisant la liberté. À ses pieds, un joug brisé et un lézard signifient l’indépendance de la nouvelle nation8. Dagoty transforme l’image traditionnelle de l’Amérique, habituellement figurée au XVIIIe siècle par l’allégorie d’une Indienne à coiffe de plumes, vêtue d’un pagne et munie d’un arc et de flèches9. Représentée comme une jeune femme aux traits européens, elle apparaît dans l’estampe comme un double de la France : seules les étoiles de sa robe la différencient de l’allégorie de la nation française. Dans l’estampe du peintre de Marie-Antoinette, la liberté offerte par la France aux Américains est une liberté civilisatrice qui les invite à imiter les Français en cultivant « les beaux arts et le commerce », comme le précise la légende.

Fig. 5 Louis-Charles Dagoty, Les Travaux de Minerve, 1784

15 Plus réalistes que les représentations allégoriques citées ci-dessus, les bas-reliefs qui ornent l’obélisque érigé à Port-Vendres pour commémorer la paix de Versailles restent cependant tout à la gloire de Louis XVI : à l’image du « commerce protégé » s’ajoute celle de « l’Amérique indépendante », qui représente « d’un côté la ville de Boston et les peuples de l’Amérique rassemblés sur le rivage, tendant les mains devant la frégate du roi, qui leur porte le traité qui assure leur indépendance » (fig. 6).

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Fig. 6 Charles Monnet, L’indépendance de l’Amérique. Dessin du Bas-relief de l’obélisque de Port- Vendres

16 A l’instar des graveurs et des peintres, poètes et écrivains reprennent à leur tour l’image d’un roi libérateur qui préside aux destinées d’un « monde devenu français »10. À lire Bezassier, c’est à Vergennes, et plus encore au monarque français, que les États- Unis doivent leur liberté : Ah ! Que l’Américain Chante avec nous sans fin L’Auguste Souverain, Qui fixe son destin Ce Peuple, sans la France, Seroit encor soumis. Oui, malgré sa vaillance, Qu’eût-il fait sans Louis ? (Bezassier 6-7) L’abbé Racine règle, quant à lui, la difficile question du type de relation qui peut unir une république nouvellement formée à une vieille monarchie en présentant le souverain français comme un roi protecteur « devenu citoyen » des États-Unis aux côtés de Washington et de La Fayette (Racine 75).

17 Ainsi, au lendemain de la paix de Paris, l’imaginaire de la relation franco-américaine se construit, du point de vue français, autour de trois formes d’obligations : à la dette financière contractée par les insurgés s’ajoute celle, plus symbolique, de la liberté recouvrée par les États-Unis et, enfin, celle du sang versé par les Français qui ont combattu aux côtés des Américains tout au long de la guerre d’indépendance. Cette troisième image est mise en avant dans le Recueil d’estampes representant les différents événemens de la Guerre qui a procuré l’indépendance aux Etats Unis, préparé par Nicolas Ponce, « graveur de Mgr le comte d’Artois », et François Godefroy, « de l’Académie de Vienne ». Ce texte qui représente « le premier livre français sur les États-Unis » (Nolhac 7) contient un « Précis du traité de paix, signé à Versailles le 3 Septembre 1783 », où sont représentés dix moments-clefs de la guerre d’indépendance, depuis la bataille de Trenton jusqu’au combat héroïque du comte de Grimouard au large de Saint

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Domingue le 18 octobre 1782 (fig. 7). Dans ce contexte, l’allégorie de la Renommée met à l’honneur les officiers français tombés pendant le conflit.

Fig. 7 Précis du traité de paix, signé à Versailles le 3 Septembre 1783

18 Chez les essayistes français, la paix de Paris génère beaucoup d’espoir, mais aussi de graves inquiétudes. L’abbé Raynal, qui publie des Considérations sur la paix de 1783, revient à cette occasion sur un débat auquel il avait contribué dans le sillage des travaux de De Pauw et de Buffon (Echeverria 4-15 ; Roger 22-46). Comme eux, Raynal avait affirmé que le climat humide et l’air vicié du continent américain étaient à l’origine d’une profonde dégénérescence des espèces, des individus et des institutions. Plus question cependant, après la victoire des États-Unis, d’expliquer, comme il le faisait 13 ans auparavant, que les Américains étaient plus faibles de corps et d’esprit que les Européens ou que la classe des hommes libres avait « dégénéré d’une manière visible » en Amérique du nord (Raynal, 1770 376). En 1783, Raynal se voit contraint de reconnaître les mérites et la puissance nouvellement acquise de la nation américaine, passée selon lui à l’âge adulte et méritant le statut de véritable interlocutrice de l’Europe. Les Américains, écrit-il, « ressembloient autrefois à de jeunes Pantheres : ils ne pouvoient ni mordre, ni égratigner, nous pouvions jouer avec eux sans danger ; mais aujourd’hui, ils sont venus aussi hauts que l’Elan et aussi forts que le Buffle » (Raynal, 1783 7)11. Pour Raynal, la Paix de Paris n’apporte cependant que très peu d’avantages à la France, outre le droit de pêche à Terre-Neuve et le rétablissement de Dunkerque. Négociée à la hâte, elle laisse surtout présager de nouveaux conflits, car les nations signataires ont offert « des concessions éternelles pour aplanir des difficultés momentanées » (Raynal, 1783 24).

19 Gabriel Bonnot de Mably, qui manifeste tout son enthousiasme pour les constitutions des treize États et l’esprit des délégués qui ont adopté les principes de Locke sur la

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liberté naturelle de l’homme et la nature du gouvernement (Mably 23), fait également état de sa profonde inquiétude dans les lettres qu’il adresse à Adams à la veille de la signature des traités. Le congrès ne serait-il pas allé trop loin en promettant une véritable démocratie à un peuple qui risque de se trouver très vite déçu ? Ne faut-il pas redouter que quelque riche commerçant exploite les inquiétudes et les jalousies de la multitude et, « en affectant une politique populaire », impose une nouvelle forme de tyrannie (Mably 40) ? L’argent ne risque-t-il pas de corrompre les magistrats de la république (Mably 88) ? Qu’en est-il des abus qui pourraient résulter de l’extrême tolérance des États-Unis en matière de religion (Mably 96) ? De nouvelles sectes ne s’apprêtent-elles pas à naître pour susciter des guerres de religion aussi tragiques que celles qu’a connues l’Europe (Mably 97) ? Telles sont les questions posées par un écrivain pour qui l’Amérique se définit avant tout comme ce « mirage de l’ouest », ce lieu utopique où le philosophe français projette son rêve d’une société idéale (Echeverria).

La réception du traité aux États-Unis : iconographie et cartographie

20 Du côté américain, se dessine en 1783 un point de vue qui s’écarte de plusieurs manières du regard que portent les essayistes et les artistes français sur les rapports de leur nation avec les États-Unis. La gravure qui orne la médaille Libertas Americana (fig. 8), imaginée par Benjamin Franklin, est particulièrement révélatrice à cet égard (Franklin, 1884 46). L’Amérique n’y est pas représentée par la traditionnelle allégorie féminine, ou sous les traits d’un Indien comme c’est souvent le cas dans l’iconographie de l’époque, mais par un Hercule enfant qui est clairement destiné à s’affranchir de la France-Minerve qui le protège de son bouclier. Les États-Unis sont reconnaissants à la France, mais ils n’entendent nullement former de nouvelles chaînes après s’être défaits de celles qui les liaient à l’Angleterre de George III. Tel sera bien sûr l’esprit de la fameuse Farewell Address de George Washington en 179612, mais tel est aussi, au moment de la signature des accords de Paris, le principe qui conduit le délégué du Connecticut Oliver Ellsworth à résumer comme suit la position des États-Unis : « If Great Britain, induced thereto by the folly of the former administration, must make us independent of herself, it is wise in her to do so with grace, and in a manner that shall also keep us independent of France » (Brown 777).

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Fig. 8 Libertas Americana. 4 Juil. 1776 Non sine Diis animosus infans. Dessin de la médaille des États- Unis d’Amérique composé en 1783

21 Là où l’iconographie française du traité de Paris se focalise sur l’alliance franco- américaine, l’iconographie américaine insiste davantage sur les diverses ouvertures offertes par l’indépendance de la jeune république. La couverture du numéro du Boston Magazine de décembre 1783 (Richardson 212-227) met en scène un jeune garçon, représentant les États-Unis, que les figures allégoriques du Commerce, de la Religion et de la Liberté invitent à contempler une pyramide où sont gravés les noms des grandes batailles de la guerre d’indépendance – Lexington, Saratoga, Camden etc. (fig. 9). Autour de lui, d’autres enfants ouvrent des livres intitulés grammaire, astronomie, agriculture (« husbandry, the source of true national wealth », lit-on dans les explications qui accompagnent l’illustration). L’image donnée est celle d’une nation clairement prête à rivaliser avec les grands empires européens et à répondre à tous ceux qui, comme Raynal, pensaient que l’Amérique n’avait jamais engendré un seul « homme de génie dans un seul art, ou une seule science » (Raynal, 1770 376).

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Fig. 9 Instruction of American Youth. The Boston Magazine. Boston : Norman & White, Décembre 1783

22 Le vocabulaire graphique du cartouche qui orne, six mois après la signature du Traité de Paris, la carte d’Abel Buell intitulée New and Correct Map of the United States of North America: Layd down from the Latest Observations and Best Authorities Agreeable to the Peace of 1783 est tout aussi significatif (fig. 10). Cette fois, l’Amérique est représentée sous les traits de la déesse de la liberté, tenant de sa main gauche une mappemonde et de sa main droite une lance coiffée d’un bonnet phrygien. Un programme iconographique de type républicain remplace ici les allégories coloniales et monarchiques qui caractérisent les estampes françaises analysées plus haut. Il s’agit surtout d’affirmer l’indépendance des États-Unis vis-à-vis de toute puissance européenne par une simple illustration qui, de manière révélatrice, agrémente une carte dont le dessinateur situe le premier méridien non pas à Greenwich, mais à la longitude de Philadelphie. Abel Buell innove aussi en faisant entrer pour la première fois dans l’espace cartographique la représentation d’un drapeau américain. L’image, comme l’a noté Paul E. Cohen, fut largement disséminée grâce à la reproduction donnée dans l’ouvrage Geography Made Easy publié par Jedediah Morse dès décembre 1784 (Cohen 368).

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Fig. 10 A New and Correct Map of the United States of North America: Layd down from the Latest Observations and Best Authorities Agreeable to the Peace of 1783: Humbly Inscribed to his Excellency the Governor and Company of the State of Connecticut by their most Obedient and very Humble Servant Abel Buell.

23 Le même type de message apparaît dans l’estampe intitulée America Triumphant and Britannia in Distress publiée dans le Weatherwise’s Town and Country Almanack (fig. 11). Celle-ci représente une allégorie de l’Amérique assise, comme l’indique la légende, « sur cette partie du globe » (on that quarter of the globe), portant le drapeau des États-Unis et offrant une branche d’olivier aux vaisseaux espagnols, français et hollandais qui apportent leur cargaison dans les ports américains. Casquée et armée, cette figure qui évoque Minerve s’éloigne, ici encore, des traditionnelles allégories européeennes de l’Amérique figurée sous les traits d’une Indienne.

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Fig. 11 America Triumphant and Britannia in Distress (Weatherwise’s Town and Country Almanack)

24 Dans le quart inférieur gauche de l’estampe, on aperçoit une Angleterre isolée et survolée par un mauvais génie. Aucune allusion à une relation privilégiée entre la France et les États-Unis n’apparaît dans la représentation proposée ; pour l’artiste qui a créé cette image destinée à un très large public13, la paix s’associe avant tout à la perspective de reconstruire un commerce international ouvert à tous, même à une Angleterre vaincue dont on devine que l’isolement ne sera que provisoire. Cette vision s’inscrit d’ailleurs dans l’optique cosmopolite développée par Thomas Paine dès 1776 dans son ouvrage Common Sense et reprise par John Adams en 1783 : celle d’une politique étrangère reposant sur le libre échange plutôt que sur des alliances militaires14. En 1783, l’espoir américain est à l’opposé des craintes qui se développent très vite dans les milieux diplomatiques et commerciaux français ; l’auteur d’un article paru dans le Courrier d’Avignon écrit ainsi : Le commerce avec les Américains se fait sans conditions et avec assez d’activité. Cependant on craint, avec raison, que ses bénéfices soient très-médiocres, à raison de la concurrence de toutes les Nations commerçantes de l’Europe, qui dès le premier moment de la paix, ont fait des envois immenses de marchandises à Philadelphie et à Boston. (Courrier d’Avignon 342) A l’instar du journaliste du Courrier d’Avignon, l’abbé Mably s’inquiète de l’ouverture des États-Unis au commerce international : « Toutes les nations en voyant qu’il s’est ouvert une nouvelle branche de commerce à leur industrie », remarque-t-il, « ne songent qu’à s’enrichir des dépouilles des Anglois » (Mably 146). Mably continue en décrivant à l’intention de John Adams l’étrange avenir dystopique qui menace son pays. Faisant allusion à un passage de la République de Platon, dans lequel le philosophe explique qu’une cité doit idéalement éviter de s’établir sur les rivages de la mer ou sur les bords d’une rivière afin de ne pas s’exposer aux dangers du commerce, il tient à prévenir son correspondant américain que les marchandises importées ou exportées par sa

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république constituent une « véritable Boête de Pandore » (Mably 149). Mably engage Adams à redouter l’influence des commerçants, des banquiers, des agioteurs et des spéculateurs d’affaires qui « habitent un pays mais n’ont point de patrie » (Mably 154), mais surtout, il le met en garde contre l’écart qui se creusera immanquablement, selon lui, entre les cultivateurs et les riches marchands établis dans les villes. Au bout de deux ou trois générations, ces derniers constitueront une aristocratie, contre laquelle s’élèveront des révolutions qui « ne se feront point sans trouble, sans violence, sans convulsion » (Mably 178).

25 En 1783, les Américains libérés du joug britannique ne partagent les craintes de Mably en aucune façon. Ce sont plutôt les dangers de l’influence française que redoutent beaucoup d’entre eux, à l’instar de Thomas Tillotson, qui demande à son beau-frère Robert Livingston s’il a pu détecter dans le comportement des Français une volonté d’influencer le gouvernement américain, liée à leur préférence pour le régime monarchique (Stinchcombe 189).

Conclusion

26 L’historiographie de la paix de Paris a bien montré les tensions et les désaccords multiples qui marquèrent les rapports entre deux nations qu’opposaient déjà des visions divergentes de la politique étrangère (Bemis ; Doniol ; Morris, 1980 324 ; Sy- Wonyu 23). L’étude des festivités, de l’iconographie et des discours consacrés aux traités de 1783 révèle, quant à elle, la profondeur de l’écart qui sépare, à cette époque, la réalité et l’imaginaire des relations franco-américaines. À cet égard, il est d’ailleurs important de rappeler les dissensions qui opposèrent les francophiles Madison, Franklin, Jefferson ou Livingston, aux franco-sceptiques John Adams, John Jay, Osgood ou Laurens tout au long des négociations qui précédèrent la signature des traités15. De la même manière, la vision de La Fayette ou du chevalier de la Luzerne ne reflétait pas forcément celle de Rayneval ou de Vergennes. En 1783, les relations entre la France et les États-Unis sont aussi celles de deux nations tout aussi ambitieuses l’une que l’autre sur le plan du commerce et de la politique. Comme le note Stanley Hoffmann, « les États-Unis et la France sont les seules nations qui présentent leurs valeurs comme universelles, et s’offrent en modèle au reste du monde » (Hoffmann 65 ; voir aussi Lévitte). C’est ce qui apparaît dès la signature du traité de Paris, et cela, même avant la Révolution française. Du côté français, l’iconographie de la paix de Paris véhicule une image révélatrice : celle de la monarchie française protectrice du commerce et des arts de la jeune nation américaine. La relation représentée, de type « colonial », reste très proche de celle que dépeignaient souvent graveurs et artistes anglais avant 1783 (figs. 12 et 13).

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Fig. 12 Frontispiece of the London Magazine, Janvier 1775

Fig. 13 Thomas Colley. The Reconciliation between Britannia and her Daughter America, 1782

27 Les textes français de l’époque présentent la liberté des mers et la liberté du commerce comme les conséquences directes de la politique de Vergennes et de Louis XVI. La France, écrit Raynal dans ses Considérations sur le traité de Paris, « négocie en Amérique, combat sur les mers, éclaire les cours du nord sur leurs vrais intérêts » (Raynal, 1783 3). Dans cette optique, les États-Unis sont les débiteurs d’une nation bienveillante et éclairée qui les a libérés des chaînes du despotisme anglais qui avait porté « en

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Amérique le ravage et la désolation » (Racine 29)16. Cette vision unilatérale de la paix de Paris vint très vite alimenter les ressentiments qui se développèrent des deux côtés de l’Atlantique, au même titre que l’insatisfaction américaine au sujet du monopole de la Ferme générale pour l’admission des tabacs et des interdictions subsistant sur les produits de la pêche américaine (Marzagalli 49) ou que la théorie française, formulée ici par le comte de Moustier, selon laquelle « c’est avec notre argent que les Américains payent à l’Angleterre l’argent qu’ils en tirent » (Marzagalli 49).

28 Comme l’a rappelé l’historien William Stinchcombe, c’est avant tout parce qu’elle représentait la meilleure manière d’atteindre leurs objectifs que les insurgés américains avaient soutenu l’alliance avec la France (Stinchcombe 153-213). L’amitié portée aux alliés français, si elle est réelle et profonde, n’exclut pas, en 1783, la plus grande prudence vis-à-vis d’une nation dont les ambitions politiques et économiques inquiètent les États-Unis. Ce point de vue se distingue dans l’iconographie américaine qui, contrairement à l’iconographie française, met en évidence tous les éléments qui symbolisent l’indépendance des États-Unis, ainsi que celle d’un commerce ouvert à tous et dénué de toute relation privilégiée avec la France. D’autant plus que le régime politique monarchique de Louis XVI, mais aussi leur culture et leur langue, éloignaient les Français des insurgés victorieux, comme l’avait très bien expliqué l’Anglais David Hartley lors d’une réunion avec les plénipotentiaires américains quelques semaines avant la signature du traité de Paris. Après avoir remarqué que la France avait embrassé la cause américaine pour servir ses ambitions politiques en Europe, il déclarait : « An interchange of reciprocities between France and America would run against the stream on both sides ; and all established habits, manners, language, together with the principles of government and commerce, would militate against such a system » (Franklin, 2011 97).

29 John Adams, s’il n’est pas dupe des ambitions de Hartley au moment où il lui adresse ces remarques, résume l’état d’esprit des insurgés américains dans les annotations qu’il ajoute au compte-rendu de son entrevue avec le Britannique : « We wanted no more alliances [...] the treaty of alliance we already had with France, was in my opinion too much » (« John Adams to Boston Patriot »).

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VAN RUYMBEKE, Bertrand. « Le congrès des États-Unis et le traité de 1783 : les schémas diplomatiques d’une négotiation politique ». Vers un nouveau monde atlantique. Les traités de Paris, 1763-1783. Dir. Laurent Veyssière, Philippe Joutard et Didier Poton. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2016, p. 201-209.

VEYSSIÈRE, Laurent, Philippe JOUTARD et Didier POTON, dir. Vers un nouveau monde atlantique. Les traités de Paris, 1763-1783. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2016.

VILLERBU, Tangi. Les Français et les États-Unis 1789-1815. Marchands, exilés, missionnaires et diplomates. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2017.

Vive la Paix à jamais. Estampe allégorique en l’honneur du traité de Versailles. Estampe. Paris : Basset, 1783. Bibliothèque nationale de France. gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6942455x?rk=21459;2. Page consultée le 18 janvier 2020. Libre de droits.

« Washington’s Farewell Address, 1796 ». The Avalon Project. avalon.law.yale.edu/18th_century/washing.asp. Page consultée le 5 septembre 2019.

NOTES

1. Situé au 56 rue Jacob, ce bâtiment était un hôtel meublé depuis 1779. David Hartley l’avait choisi comme lieu de résidence pendant son séjour à Paris ; le traité y fut signé car Franklin avait refusé d’entrer dans les locaux de l’ambassade d’Angleterre, qu’il considérait comme sol anglais. 2. Le traité de paix définitif entre l’Angleterre et les Pays-Bas fut signé à Paris le 20 mai 1784. 3. Les articles du traité entre les États-Unis et l’Angleterre, ainsi que le traité de paix définitif signé entre la France et la Grande-Bretagne à Versailles le 3 septembre 1783 sont repris dans Koch 193-197. Pour des études récentes sur les conséquences géopolitiques des accords, voir : Ferreiro ; Veyssière, Joutard et Poton. 4. « France has raised herself from the deepest prostration in the dust, to the highest elevation she ever obtained » (« John Adams to Samuel Osgood »). 5. L’une fut imprimée à Paris chez Crépy, l’autre, intitulée Représentation du superbe feu d’artifice tiré devant l’hotel de ville de Paris le 14 décembre 1783, provient d’un atelier anonyme. 6. Les fêtes de 1763, que l’on fit coïncider avec l’inauguration d’une statue équestre de Louis XV, ont été étudiées en détail par Laberge et Lejeune. 7. « Ally’d in heaven, a sun and stars Friendship and peace with France declare. The branch succeeds the spear of Mars, Commerce repairs the wastes of war » (Freneau 273). 8. Dans l’iconographie du XVIII e siècle, le lézard est très souvent utilisé comme symbole de l’Amérique. Voir par exemple l’allégorie de l’Amérique décrite sur le site du musée franco- américain de Blérancourt : museefrancoamericain.fr/objet/allegorie-de-lamerique. 9. Comme l’a remarqué Annie Duprat, la représentation de l’Amérique s’européanise plus généralement dans l’iconographie au fur et à mesure du développement de la guerre d’indépendance et de l’ingérence des pays européens dans les affaires américaines (Duprat 110). 10. C’est par exemple le cas de Duviquet dans ses Vers sur la paix (1784) :

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Mais sur ces bords lointains, quelle image m’enchante ! Quel Héros, ou quel Dieu ce marbre me présente ! Je reconnois mon Roi : la bonté, la douceur, Est peinte sur son front comme elle est dans son cœur. Tout un peuple enchanté semble lui rendre hommage, La liberté consacre et bénit son image ; Aux pieds du monument je vois ces mots écrits : "Notre Libérateur, c’est un Roi, c’est LOUIS". Aux siècles à venir rappelle sa mémoire, Monument précieux, dure autant que sa gloire ! Cher aux Américains, et des temps respecté, Sois l’éternel garant de leur fidélité. Qu’à ton aspect sacré le Citoyen s’enflamme, Nourris toujours ces feux qui brûlent dans son âme, Que le vieillard infirme et courbé par les temps, Y vienne contempler l’appui de ses vieux ans. Annonce que LOUIS, au printemps de son âge, Chez un peuple étranger, mérita cet hommage Que mon Prince en tous lieux règne par ses bienfaits, Et que, sous lui, le Monde est devenu François. (Duviquet 1784) 11. L’évolution de la pensée de Raynal au sujet de la prétendue dégénérescence des Américains et de l’absence de génie qui aurait caractérisé leur continent est déjà visible dans l’édition de 1780 de son Histoire philosophique et politique. Il y écrit que « les ouvrages d’imagination et de goût ne tarderont pas à suivre ceux de raisonnement et d’observation » qu’ont déjà publiés des auteurs américains, et note que Franklin et ses élèves ont permis de corriger le « préjugé injuste » qu’avait subi leur nation (Raynal, 1780 353). 12. « The nation which indulges towards another a habitual hatred or a habitual fondness is in some degree a slave. It is a slave to its animosity or to its affection, either of which is sufficient to lead it astray from its duty and its interest. Antipathy in one nation against another disposes each more readily to offer insult and injury, to lay hold of slight causes of umbrage, and to be haughty and intractable, when accidental or trifling occasions of dispute occur » (Washington’s Farewell Address). 13. Comme l’a noté T. J. Tomlin « the almanac was early America’s most affordable and widespread form of print » (Tomlin 2). 14. « The business of America with Europe was commerce, not politics or war » (« John Adams to Robert R. Livingston » 35). Voir à ce sujet l’analyse d’Eric Schnakenbourg (Villerbu 26). 15. Rappelons que le camp des Fédéralistes était généralement plus réservé à l’égard des Français que celui des Jeffersoniens. 16. Du côté américain, la même thématique sera reprise au lendemain des Première et Deuxième Guerres mondiales, comme le montre bien la fameuse question posée par Dean Rusk au Général de Gaulle au moment où ce dernier décidait de quitter le commandement intégré de l’OTAN et demandait le retrait des troupes américaines basées en France : « Votre décision concerne-t-elle aussi les corps des soldats américains enterrés dans les cimetières de France ? » (Schoenbaum 421).

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RÉSUMÉS

Le présent article porte sur l’imaginaire des relations franco-américaines au moment de la signature des traités de Paris et de Versailles (1783). En France comme aux États-Unis, la paix de Paris suscita des réactions très diverses. Des cérémonies officielles, des essais et des œuvres poétiques, ainsi qu’une riche iconographie, disséminèrent des représentations variées des relations qui unissaient la monarchie de Louis XVI et la jeune république américaine. Ce foisonnement d’œuvres et de discours constitue le principal objet de la présente étude. Conçue dans la perspective de l’histoire culturelle, celle-ci montre qu’Américains et Français ne représentent pas les liens qui rapprochent leurs nations de la même manière alors que se termine la guerre d’indépendance des États-Unis. Cet article met aussi en évidence l’écart qui se creuse entre une vision idéalisée de l’amitié franco-américaine et les exigences de la Realpolitik et du commerce international, au moment où se définit un nouvel ordre mondial. Inhérentes à la genèse des relations franco-américaines, les représentations et les images analysées apportent un éclairage essentiel sur les rapports entre les deux nations.

This article deals with representations of France–United States relations at the time of the treaties of Paris and Versailles (1783). It provides a study of the numerous texts and abundant iconography that dealt with the treaties in the years 1783-1784 on both sides of the Atlantic. Written from the perspective of cultural history, its goal is to go beyond traditional historiographic perspectives and show that the French and the Americans did not share the same vision of the relationship between their two nations. As the American War of Independence ended and a new world order arose, a divide soon developed between, on the one hand, an idealized vision of the French–American friendship and, on the other hand, the realities of international trade and politics. The images and representations analyzed in this study played a key role as France–United States relations were being shaped: as such, they provide important insights into interactions between the two nations in the 1780s and beyond.

INDEX

Keywords : France–United States relations, Treaty of Paris (1783), diplomacy, American Revolutionary War, iconography, historiography Mots-clés : relations France-États-Unis, Traité de Paris (1783), diplomatie, indépendance américaine, iconographie, historiographie Thèmes : Hors-thème

AUTEUR

HERVÉ-THOMAS CAMPANGNE University of Maryland, College Park

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Recensions

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Xavier Kalck, “We said Objectivist.” Lire les poètes Lorine Niedecker, George Oppen, Carl Rakosi, Charles Reznikoff, Louis Zukofsky

Anna Aublet

RÉFÉRENCE

Xavier Kalck, “We said Objectivist.” Lire les poètes Lorine Niedecker, George Oppen, Carl Rakosi, Charles Reznikoff, Louis Zukofsky, Paris, Sorbonne Université Presses, collection « Mondes Anglophones », 2019, 293 p., 21€. ISBN-13 : 979-1023106008

1 La photographie du manuscrit de Zukofsky choisie par Xavier Kalck pour illustrer son ouvrage fait allusion à la genèse des poètes étudiés, en même temps qu’elle explique le choix du titre et de sa citation “We said Objectivist,” ou plutôt, “We said Objectivist”. Les italiques dessinent déjà toute la problématique à l’œuvre dans la définition du terme, elles en indexent tout à la fois l’isolement et l’étrangeté.

2 L’ouvrage de Xavier Kalck, “We said Objectivist,” Lire les poètes Lorine Niedecker, George Oppen, Carl Rakosi, Charles Reznikoff, Louis Zukofsky, fait presque figure d’exception dans le paysage critique français sur la poétique américaine, car si l’objectivisme semble avoir trouvé son lectorat en France, notamment auprès de Jacques Roubaud, Yves di Manno, Anne-Marie Albiach, Philippe Blanchon, Jean-Marie Gleize, ou encore Éric Giraud, la bibliographie critique sur la nébuleuse « objectiviste » est très mince. Peut-être cette absence est-elle due en partie à la définition très incertaine et poreuse de l’objectivisme, comme le démontre Kalck dès l’introduction.

3 Kalck fait état dans son ouvrage de la complexité de la critique américaine sur l’objectivisme et des tensions qui la traversent, notamment en raison des difficultés méthodologiques de l’analyse littéraire. L’ouvrage consacre un chapitre à chacun des

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cinq poètes choisis et développe de très fines micro-analyses textuelles qui non seulement éclairent la lecture des poèmes mais permettent aussi de tisser des liens entre les poètes au fil de la lecture. Ce qui semble définir le mieux ces auteurs, c’est peut-être l’occupation d’un espace liminaire et indéfinissable de l’histoire littéraire américaine, un espace « entre-deux », « juste après » et « juste à côté ».

4 Nous avons choisi ici de suivre le plan original de l’ouvrage pour en livrer quelques-uns des enjeux qui nous ont le plus saisi. D’abord, une première partie consacrée à Charles Reznikoff pose la relation, le frottement constant entre le texte biblique et le texte judiciaire, entre la poésie dite « documentaire » et le modernisme exilique (76). De cette friction semble surgir également la question de l’appropriation et du témoignage. Kalck opère un renversement très convaincant de ce que beaucoup ont perçu comme « l’objectivité » présumée du poète. Pour lui, Reznikoff n’est pas un témoin « neutre ». Par une analyse très minutieuse du poème Testimony, il montre comment le changement ou l’ajout de quelques rares termes par rapport aux sources juridiques originales viennent au contraire « faire réagir le lecteur, [le] prendre à témoin » (82), au lieu d’en faire comme cela a souvent été dit, « un simple observateur extérieur, image inversée du poète impassible que n’était pas Reznikoff » (Ibid.). On notera enfin l’analyse feuilletée du tiret entre juif et américain dans « Jewish-American ». La très belle lecture du poème Kaddish composé par Reznikoff en 1937 à la mort de sa mère pourra en effet servir à d’autres chercheurs sur d’autres poètes juif-américains, on pense notamment à Allen Ginsberg et son Kaddish, publié trente ans plus tard.

5 À nouveau dans le deuxième chapitre consacré à Louis Zukofsy, Kalck réfute une lecture trop systématique, voire systémique du poète. En particulier, il dénonce la lecture marxiste trop restrictive de son œuvre pour remettre l’oralité mais aussi la musique et le rythme au centre de la pratique poétique de Zukofsky. Il montre comment l’œuvre du poète est une entreprise de revitalisation de la langue américaine (à l’instar de William Carlos Williams), notamment dans ses traductions qui laissent toute la place à la part d’étrangeté de la langue d’origine et donnent à lire le va-et-vient linguistique opéré par le traducteur. Pour Kalck, l’œuvre poétique de Zukofsky s’élabore à plusieurs mains, elle s’édifie au fil du temps, des rencontres et des dialogues, et viendrait ainsi paradoxalement rendre au texte toute son oralité, « si l’oralité pouvait être, s’agissant de poésie populaire au sens où Zukofsky emploie cette catégorie dans son anthologie, une condition de l’anonymat d’une poésie sans signature » (136). C’est dans cet écart, dans le dialogue et l’équilibre permanent entre anonymat et autorité que se loge pour Kalck l’objectivisme du poète. Il est tout à fait fascinant d’observer comment l’expérience « particulière1 » et individuelle de l’écriture poétique semble alors transmuée par la multiplicité de la création et de la réception du poème, en expérience collective.

6 Cet aspect de la poétique de Zukofsky semble commun à celle de Carl Rakosi à propos duquel Kalck écrira au troisième chapitre : « [l]’écriture [est] le test d’une expérience collective de la langue depuis le produit d’une écriture singulière » (157). Ce chapitre permet de découvrir ou de redécouvrir un poète parfois délaissé par la critique. Kalck y fait l’analyse de son rapport à un mode « d’Écriture-Lecture » (141) et observe le point de vue dédoublé du lecteur-scripteur, qui se donne à lire en même temps qu’il s’écrit. Dans une certaine mesure, par la brièveté de ses « poème-boîtes » qui semblent parfois n’être que surface, Rakosi pourrait facilement correspondre à la définition couramment admise, bien qu’erronée, d’une poésie « objectiviste », c’est-à-dire d’une poésie

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« objective », immobile, dépourvue d’émotions et centrée sur les « objets » du quotidien. Pourtant, Kalck montre par une analyse fine des jeux de lexique, de syntaxe, de phonétique, que le langage du poème circule de façon rhizomatique : « En ce sens, l’inversion du mouvement, non pas des racines vers la surface, mais de la surface aux racines, indique une prolifération qui n’est pas sans évoquer une herméneutique » (156). Le poète exhume la racine des mots comme autant de pommes de terre2 pour faire jouer le langage et faire surgir l’inconscient enfoui sous la terre et dont le langage serait une manifestation linguistique. Ainsi, l’objectivisme de Rakosi serait à chercher du côté du mode de l’écriture poétique, et d’une extrême conscience du rapport à la langue et au langage : « Rakosi procède à une objectivation du travail du poète » (155).

7 Le quatrième chapitre, consacré à Lorine Niedecker, montre bien comment l’exclusion de l’auteure des anthologies est aussi le résultat d’une poétique de l’effacement du sujet, de l’anonymat et de la simplicité, un peu sur le modèle de Marianne Moore. Kalck cherche donc ouvertement par cette inclusion à l’ouvrage à faire sortir Niedecker de sa marginalité. Encore une fois, comme chez Zukofsky par exemple, l’oralité, la « plasticité sonore » (214) semblent présider à la poésie de Niedecker, à sa composition mais aussi à sa lecture : « Niedecker prend soin de privilégier la phonation comme moment définitoire des formes que le texte est apte à adopter et à représenter » (214). Kalck s’efforce ainsi de dépasser les problématiques liées à la marginalité de Niedecker et à son exclusion du canon pour venir analyser son œuvre de façon moins binaire, ce qu’il reproche parfois aux analyses de Michael Davidson (221). Son étude est passionnante dans la mesure où l’on perçoit bien comment l’exclusion du canon a conditionné toute sa réception critique.

8 Il est encore question au dernier chapitre, consacré à George Oppen, de verticalité, d’échelle, des « minute particulars » blakéens devenus si typiquement américains avec les feuilles d’herbes. Cette dernière partie permet ainsi au lecteur de démêler les fils de l’écheveau, d’observer rétrospectivement les points de divergence et de convergence qui tout à la fois distinguent et unissent les poètes étudiés dans un « monde aux échelles incompréhensibles » (240) et qui finalement divague et se dilate. Pour chacun des poètes se pose la question de la mise en page, comme Kalck le souligne dans le cas d’Oppen. Souvent proche du vers triadique williamsien, c’est finalement pour Kalck dans le blanc interstitiel qui sépare les vers et les strophes, que se joue le poème. Ceci est d’autant plus le cas chez Oppen pour qui la syntaxe vient guider et rythmer la prosodie. À l’instar de Niedecker qui construit peu à peu une carte de la faune et de la flore américaines, Oppen déploie une carte de la route maritime du poème dans les flots impétueux du langage.

9 Xavier Kalck conclut son ouvrage sur une critique acerbe du film Paterson de Jim Jarmusch (2016), qui emprunte au célèbre Paterson de William Carlos Williams. Il déplore l’apologie de la banalité, la célébration du prosaïque que Jarmusch met en scène et qui est pour Kalck simplification outrancière, une façon de lisser toutes les aspérités et complexités du texte moderniste : « on n’y célèbre pas la poésie en tant que genre littéraire spécifique mais la poésie de tout ce qui est reconnaissable comme appartenant au domaine du “poétique” » (264). Au contraire Xavier Kalck nous donne à voir toute « l’étrangeté » que nous avions d’emblée soulignée, celle qui « perturbe la coïncidence du particulier et du familier » (271). Ainsi, Xavier Kalck offre au lecteur des clés de lecture précieuses qui permettent de rendre compte de l’ensemble de l’œuvre

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« objectiviste » dans sa complexité et de la grande diversité des textes au sein même de chaque œuvre.

NOTES

1. On pensera ici aux « particulars » de Williams et de Blake avant lui. 2. Voir le poème de Rakosi « The Proliferation of Writing » et son analyse pages 154-155.

INDEX

Thèmes : Recensions

AUTEURS

ANNA AUBLET Université Paris Nanterre, CREA EA 370

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Marianne Noble, Rethinking Sympathy and Human Contact in Nineteenth-Century American Literature: Hawthorne, Douglass, Stowe, Dickinson

Thomas Constantinesco

REFERENCES

Marianne Noble, Rethinking Sympathy and Human Contact in Nineteenth-Century American Literature: Hawthorne, Douglass, Stowe, Dickinson, Cambridge: Cambridge University Press, 2019, 306 p., ISBN 9781108481335, £75,00.

1 The title of Marianne Noble’s new book lays out unambiguously her bold ambition, which is no less than to “rethink sympathy and human contact.” After exploring The Masochistic Pleasures of Sentimental Literature in her first monograph (2000), she now offers to investigate the ways in which four writers from the 1850s and 1860s – Hawthorne, Douglass, Stowe, and Dickinson – revisited and revised their initial understanding of sympathy over the course of their careers. Her method consists in focusing on these authors’ engagement with sympathy in their “second and third books” (4) and, in the case of Dickinson, in her poetry from the early 1860s compared to earlier letters and poems. The delimitation of her corpus brings into view the larger framework of her project, which, as her key verb “rethink” suggests, is essentially of a revisionary nature. In her view, the field of nineteenth-century American literary studies is saturated with critiques of sympathy to the point of exhaustion. In the wake of Lauren Berlant’s pioneering work, many scholars such as Kristin Boudreau, Elizabeth Duquette, Lloyd Pratt, and others have indeed sought to expose the limits of the antebellum culture of sympathy whose pernicious effect is, or so the critical consensus

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goes, to “[siphon] energy away from political engagement and channeling it toward tender feelings” (4). Yet as Noble argues, these critics often rely on a series of conceptual reductions and substitutions which eventually lead them to dismiss sympathy as such, instead of recognizing that their target is in fact only one in several modes of sympathy. Drawing on a wide range of contemporary affect theorists and philosophers, Noble demonstrates that Berlant and her epigones understand sympathy exclusively as “affective epistemology” (6), where identification is predicated on the possibility to know the other’s inner feelings. This entails violating the other’s integrity “with narrow, probing eyes,” as Dickinson says (F 550), and ultimately denying them their singularity. For Noble on the contrary, what brings Hawthorne, Douglass, Stowe, and Dickinson together is a shared commitment to sympathy as “a means to an ethical not-knowing” which “explicitly abjures knowledge based on erasure” (10). This form of sympathy is grounded in ethics rather than epistemology; it involves the acknowledgement of difference rather than the presumption of sameness; it enables care rather than subjugation. It is, in other words, a “benevolent skepticism” (19) which understands selfhood as shifting, relational, and ever unfathomable. With this claim, Noble positions herself, if implicitly, within recent debates in literary studies about the perceived exhaustion of critique (Latour), our increasing “disenchantment with disenchantment” (Bentley 291), the necessity to favor “reparative” readings over “paranoid” interpretations (Sedgwick), and the importance to extricate hermeneutic practices from a sterile depth drive to privilege tactful engagement with surfaces (Best and Marcus, Felski).

2 Interestingly, Noble locates these very debates as already animating the antebellum period, which allows her to frame her argument as a series of embedded and overlapping revisionary moves, as if the individual stories of her authors’ careers offered a mise en abyme of the history of criticism itself and as if the nineteenth century provided a mirror to our contemporary conversations. Literally bookending her analysis, Emerson and Melville are taken as representative figures of sympathy-as- epistemology and its skeptical impasse. Their writings, in “Experience” and Moby-Dick especially, dramatize the desire to penetrate social masks in the hope of unveiling the true selves that lie behind. They also epitomize the frustration of that desire and its attendant, despairing skepticism at the possibility to ever enter into contact with others and with the world. In chapter 1, Emerson’s essays provide a first instantiation of Noble’s revisionary method: from Nature to “Experience” and “Nominalist and Realist,” Emerson is seen to revise his early belief in cosmic harmony, after the death of his son in 1842 confronted him with the realization that “failures of human contact” were “endemic to human nature” (42). Emerson scholars will be familiar with this narrative, but it does help Noble to articulate the two limitations that she discerns in Emerson’s thinking about sympathy, contact, and relationality: its impersonality and its self-centeredness. In the end, Noble argues, Emerson’s sympathy goes out to impersonal nature the better to come back to the self-reliant individual, instead of being directed towards caring for others. As Emerson himself claimed forcefully in the Divinity School “Address,” “the soul knows no persons” (81). Although Noble does not cite this aphorism, it exemplifies her critique of Emersonian Transcendentalism as a philosophy in which others are but an encumbrance. She then turns to Thoreau, Louisa May Alcott and Whitman as further Transcendentalist revisions. Moving from Thoreau’s excursion to Mount Ktaadn in The Maine Woods, where contact is primarily an experience of the nonhuman, to Alcott’s Behind a Mask, where contact is less a matter of

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unmasking than of performance and performativity, to Whitman’s Calamus, which develops a phenomenology of embodied and homoerotic touch, Noble demonstrates how these authors progressively challenge the “Emersonian framework” (58), all the while “[thinking] within this framework” (85), committed as they remain to Emerson’s setting of the conversation’s terms and to his notion that persons are the problem rather than the solution to the issue of social relations.

3 The subsequent chapters show how Hawthorne, Douglass, Stowe, and Dickinson charted “a different path, one that embraces persons as part of the project of human contact” (85). More accurately, Noble reveals how these authors both revised the Emersonian framework and revised themselves as they kept on writing. In the case of Hawthorne, the Puritan legacy superimposed on the Transcendentalist perspective to make “human contact […] both an existential and a social necessity” (86). In “The Minister’s Black Veil” and The Scarlet Letter, however, sympathy amounts to unveiling inner truths and proves, by virtue of its epistemological pull, paradoxically unsympathetic. By contrast, The House of the Seven Gables is seen to model sympathy as affective presence and tactful care. Yet contact in the novel remains fleeting and unstable, so that Hawthorne’s theorization of sympathy as positively enabling proves ultimately unsatisfactory. It is especially inadequate as it fails to extend to African- Americans whom Hawthorne is portrayed as being unable to sympathize with. Yet in this view, the failure is Hawthorne’s – or his texts’ – rather than sympathy’s, which allows Noble to rescue the concept to put it to further examination in the following chapter.

4 Chapter 3 focuses on Douglass and provides perhaps the most explicit example of revisionary writing, since Douglass famously revised his own 1845 narrative ten years later in My Bondage and My Freedom. Foregrounding revision as a process of self- assertion, Douglass seems indeed particularly suited to Noble’s critical project. Close reading and comparing passages from the 1845 text and its 1855 rewriting, Noble contends that, while the former depicts how slavery destroys all forms of selfhood, the latter brings into focus the possibilities of both black resistance and white empathy. From this perspective, the mechanics of the 1855 text spur simultaneously, and contradictorily, identification and surprise on the part of white readers. On the one hand, white readers are invited to recognize in the slave a self that is similar to theirs because he does not think of himself exclusively as a slave. On the other hand, they are meant to experience surprise for exactly the same reason: by dissociating black selfhood from the condition of enslavement, Douglass offers a defamiliarizing picture that challenges white expectations. In the end, these opposed motions foreground empathy as a matter of “positionality” (159) rather than identification, thus privileging what Edward Said has called “mental travel” over essentializing impulses (160). The chapter ends with a reading of The Heroic Slave where, Noble contends, Douglass reflects on “the power of empathy to revise perception” (164) by allowing white readers to distance themselves from the dominant, white narrative perspective. At the same time however, the novella imagines aggression and revolt as a path to human contact, one that evidently parallels and rivals sympathy, which leads Noble to acknowledge the limits of reading Douglass for empathy.

5 Chapter 4 then turns to Stowe to suggest that both Dred and The Minister’s Wooing challenge the earlier model of sympathy put forward in Uncle Tom’s Cabin. In Uncle Tom’s Cabin, as is well known, suffering is posited as universal, which is erroneously supposed

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to enable sympathetic identification through imagined fellow feeling. Dred and The Minister’s Wooing for their part are seen to explore gender and race relations away from professed universality and to articulate an ethics of care “predicated on a refusal to appropriate another person” (175). This reading allows Noble to cast Stowe’s writing, much like Hawthorne’s in chapter 2, as prefiguring Emmanuel Levinas’s “ethical ontology” and D. W. Winnicott’s “relational psychology,” both of which entail recognizing and respecting the other as a subject in their own right (182-183). This is where one of Noble’s most provocative claims comes to light. In Winnicott, the process of subjective differentiation is part of the self’s development and maturation. From this perspective, Winnicott’s psychology does not only provide the terminus ad quem for the genealogy of sympathy and human contact experiences that Noble wishes to trace: it also models implicitly, and perhaps more problematically, literary writing as itself a process of maturation, whereby later revisions would, as if by virtue of their belatedness, refine and improve earlier figurations.

6 Finally, chapter 5 engages with Dickinson’s poetry and correspondence to chart a similar evolution from an understanding of sympathy as “affective fusion” (201) to the notion of sympathy as “Sweet Skepticism of the Heart” (207, F 1438). Through meticulous close readings of several letters’ and poems’ lexicon, syntax, and scansion, Noble brings to the fore what she terms “the caring core of Dickinson’s caustic thought” (215). Among the many figures that Noble unfolds, the paronomasia between “meet” and “meat” that structures the 1865 poem “Experiment to Me” (F 1081b) best encapsulates Dickinson’s effort to turn away from predatory encounters, where the persona is hungering after the “Meat within,” and towards what an 1863 poem calls “a wiser sympathy” (237, F 780). In the context of the latter poem, this “wiser sympathy” is understood as a new social and political “contract.” Differing from readings which emphasize the decline of affective bonds and the rise of contractual relations in the United States in the wake of the Civil War, Noble argues that sympathy, now reframed as benevolent skepticism, remains the cornerstone of sociality such as Dickinson imagines it. Yet she concludes that the kind of contact enabled by this new form of sympathy remains “limited,” as the poem does not go beyond the affirmation of “basic shared bereavement” between the persona and the addressee (238). This allows Noble to distance Dickinson from her text and to suggest that her poetry, though it makes valuable step in that direction, does not fully bear out its promise to rethink sympathy.

7 By the end of Noble’s investigation, this move will be familiar to her readers, insofar as it recurrently concludes her reading of each of her chosen authors. Although their writings may help us begin the process of reconfiguring sympathy, none of them offers a completely satisfactory model in the end. This must not, however, or so Noble contends, lead us to despair sympathy altogether, but rather encourage us to remain hopeful, which is another way of defending literary criticism as a “practice of hope” in “disenchanted times,” to quote Christopher Castiglia’s recent vindication of literary studies. But such critical disposition, or mood, also sounds very Emersonian. As Emerson once noted in his journal: “I am Defeated all the time; yet to Victory I am born.” (JMN, 8: 228) These Transcendentalist echoes eventually bring us back full circle, for as much as Marianne Noble’s book looks ahead towards twentieth-century phenomenology, ethics, and psychology, and up to very contemporary theories of affect, it is also a project of recovery. She recovers in particular the figure of J. G. Herder as an overlooked, but crucial interpreter of eighteenth-century Scottish Common Sense philosophy for antebellum American literary culture. A critical reader

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of Hume and Smith, Herder was the first to coin the notion of Einfühlung, which would be translated into English as empathy in the early twentieth century, and he grounded his theory of sympathy in holistic pluralism rather than universality, thus providing an early alternative to the epistemology of sympathy that Noble sees Hawthorne, Douglass, Stowe, and Dickinson attempting to revise.

8 As with all strong claims, Marianne Noble’s calls for praise, but also invites discussion and debate. Her transatlantic counter-genealogy of sympathy, from Herder’s anthropology to Levinas’s ethics through the antebellum United States literature, has obvious purchase, testifying as it does to the importance of anti-exceptionalist critical narratives, as well as to the fruitful entanglements of literature and philosophy as one of the more innovative fields of enquiry in recent nineteenth-century American literary studies. Yet her insistence that Hawthorne, Douglass, Stowe and Dickinson “anticipate” Levinas, Merleau-Ponty, and Winnicott begs the thorny question of the historicity of literature, literary criticism, and philosophical concepts. While it importantly reminds us that ideas do have a history, it also asks us to consider the temporalities of interpretation, as well as the potentialities of anachronism. Rethinking Sympathy and Human Contact also confronts the daunting and vexed question of literature’s relation with reality and authenticity. For Noble, antebellum American literature models our relation to reality in the form of what she repeatedly calls “genuine human contact” (e.g. 2, 67, 176, 204, 241), that is, the ability to experience authentic encounters with actual people. Yet with the exception of Whitman’s erotics of touch, the various kinds of “contact” that she considers remain, by her own admission, “essentially metaphorical” (19). This creates a dazzling paradox, whereby reality is ultimately conceived of under the aegis of metaphor. Furthermore, understanding contact as metaphor leads to downplay other, more violent and disturbing forms of bodily encounters, as in the case of slavery or war. Admittedly, these fall outside the scope of this book, but its emphasis on genuineness may be taken as a license for scholars to further problematize the concept of contact, not only in opposition to social masquerade, but also in relation to the biopolitics of physical coercion. One way of going about it would be to attend, as Fred Moten and Stefano Harney have, to the counterpolitics of “hapticality”: they propose for instance that “the touch of the undercommons” be understood as “the capacity to feel through others, for others to feel through you, for you to feel them feeling you” in ways that are “not regulated, at least not successfully, by a state, a religion, a people, an empire” (91). Another would be to follow the path laid out by Naomi Greyser in On Sympathetic Grounds: Race, Gender, and Affective Geographies in Nineteenth-Century North America and to trace how sympathy works towards the distribution of space to produce common as well as exclusory grounds for contact. What is certain, though, is that, in provoking its readers to reflect on the affordances of sympathy and the fraught possibilities of relationality, Rethinking Sympathy and Human Contact joins a wider and important conversation about the ways in which literature imagines togetherness and the functions of sentiments, emotions, and affects within these emplotments. That is not the least of its merits.

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BIBLIOGRAPHY

BENTLEY, Nancy. “Warped Conjunctions: Jacques Rancière and African American Twoness.” American Literature’s Aesthetic Dimensions. Ed. Cindy Weinstein and Christopher Looby. New York: Columbia University Press, 2012, p. 291-312.

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GREYSER, Naomi. On Sympathetic Grounds: Race, Gender, and Affective Geographies in Nineteenth- Century North America. New York: Oxford University Press, 2018.

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INDEX

Subjects: Recensions

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AUTHORS

THOMAS CONSTANTINESCO Université de Paris / University of Oxford

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Julien Nègre, L’arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de Henry David Thoreau

Danielle Follett

REFERENCES

Julien Nègre, L’arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l’œuvre de Henry David Thoreau, Lyon, ENS éditions, collection Signes, 2019, 353 p., 28€. ISBN: 979-10-362-0115-8

1 This is quite a beautiful book, both in its elegant prose and its color reproduction of many maps consulted or created by Thoreau. Its style is clear and eloquent and its structure limpid. The short introduction distinguishes it from Robert F. Stowell’s The Thoreau Gazetteer (1970), which collects many of the maps relevant to Thoreau’s life, in that the earlier book simply reproduces the maps without explicit commentary, whereas the present volume intends to clarify and theorize the role played by maps and the “cartographical gesture” (38) in Thoreau’s work and thought.1 While Stowell’s book provides images of many of Thoreau’s copies of contemporaneous maps, Nègre’s also offers reproductions of the sources of those copied maps, which meant a good amount of archival research to identify and locate the originals.

2 The introduction also very briefly situates the author’s perspective in relation to that of various scholars of geopoetics and the importance of place in American literature, as well as to several recent trends in Thoreau scholarship. The author rather uses the “prism” (28) of maps to focus on three related aspects of Thoreau’s work: his technical and detailed observation of natural phenomena, his particularly extravagant use of language, and his political positioning and “les contours problématiques des territoires de l’individu et du commun” (29). The map, both as a literal object and a metaphor, is understood as central to Thoreau’s general project of perception and clarification, bringing things to light in a new way, “en établissant un nouveau régime de visibilité” (31).

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3 The first chapter situates the author’s analysis within the field of map theory, details several essential characteristics of maps, gives an overview of the crucial importance of maps in the 1840s and 1850s in the United States, and introduces Thoreau’s work as a surveyor. An investigation into the dynamic relations between map and text, a recurring concern throughout the book, is also opened in the first chapter. Whereas maps had been theorized in a Foucauldian fashion as representing the rational domination of a space, since the 1990s and especially the 2000s a new more pragmatic (“processual,” 58) approach to maps allows them to be understood as having a fluid nature determined by the dynamic practices associated with them. This approach, according to Julien Nègre, makes it possible to overcome a theoretical antagonism between map and text and to focus on their interactions. Maps may be embraced as expressions of the desire for precision and detail without implying a form of hegemonic domination, thus entering into a “productive tension” (60) with the more intimate representations that a text is capable of.

4 The second, third and fourth chapters generally follow the three-part thematic outline given in the introduction: Thoreau’s exploration of nature, his language play, and his political thought. The three chapters also correspond to different elements of Thoreau’s oeuvre: the second is about the early texts including A Week on the Concord and Merrimack Rivers, the third is devoted to Walden, Cape Cod and The Maine Woods, and the fourth concerns the political writings. A fifth and final chapter, before a short conclusion, analyzes Thoreau’s late natural history writings. The journal makes its appearance occasionally when relevant, within this structure.

5 The question of the relation of maps to the discovery of the unknown is a central issue in the second chapter. Through reading the early essays and especially A Week, the author shows that despite the apparently cartographical act of exploration in his excursions, the territory discovered does not therefore become entirely known. “L’espace arpenté ne devient pourtant pas un espace connu” (62). The unknown, represented by the blank areas on the map, remains within the familiar terrain to which Thoreau returns time and again, always experiencing the surprise of novelty. The vocabulary of Deleuze – espace lisse, espace strié – is used here and throughout the book to describe how, despite the cartographical process of exploration and discovery, the territory is for Thoreau never fully closed or comprehended. “En replaçant l’inconnu et ce qui n’est pas perçu (the unseen) au centre de la carte de cet espace bien connu qu’est le Massachussetts, Thoreau refuse implicitement de considérer l’entreprise cartographique comme un geste de normalisation qui rendrait le monde définitivement familier” (82). In discussing A Week, Julien Nègre shows that the map becomes 4-D so to speak, by including the human history of the area explored; thus, space becomes stratified and complexified.

6 The third chapter follows the Deleuzian logic further as it explores how Thoreau’s central texts emphasize disorientation, marginal spaces and phenomena which resist formalization and allow for “play” (110, 193). This play is not only that of language but of thought and space, and the French word “jeu” has a spatial connotation (meaning latitude or the interval between two spaces) and could be translated here perhaps as “cushion,” “breathing space” or “wiggle room” as well as “play.” Julien Nègre shows through comparisons that the three maps used by Thoreau during his excursions in Maine differed significantly from one another in the details of the areas he explored, adding to the challenge of the trip, but “cette imprécision est ce qui donne cependant à

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cet espace toute sa saveur” (130). In Cape Cod Thoreau had access to high-precision maps; here, Thoreau explicitly states how different reality was from the maps he consulted, and the text is analyzed as bringing out everything that the map lacks. Essentially a large sandbar, Cape Cod has few landmarks and is in constant movement as the sand shifts, and the author shows how Thoreau highlights the dynamism of the “land” rather than its fixity.

7 Regarding the political writings, Julien Nègre portrays Thoreau as a surveyor of political space, mapping the relations between the individual and the community, and defining a politically charged boundary between the prison cell and the space outside. Thoreau’s essay “Walking” is discussed in this chapter, as the essay’s speaker intends to walk in the direction away from the community, and yet later in the text, he follows the general movement of civilization in its march toward the West. The essay offers a sort of anti-cartography in that it criticizes the surveyor as a diabolical figure, lauds the swamp as a place that resists surveying and celebrates the Wild as an indeterminate zone. This chapter also discusses the importance of in-between spaces in Thoreau’s writings, situated between the wilderness and the town, and argues that the “undecidability” of Thoreau’s texts has a political dimension (256).

8 The final chapter portrays Thoreau’s late natural history writings as essentially a cartographical endeavor, attempting to map the relations between living things in the Concord region, a practice now called ecology. The Kalendar project is particularly cartographical, displaying an ideal of exhaustivity proper to mapmaking. The late essays also show how the surveyor is an interpreter of natural signs (303). Despite the aim of exactitude, these late texts also offer a celebration of the unexpected: “La cartographie souple et dynamique que déploie le texte sait intégrer le hasard et l’imprévu” (319). In this sense Thoreau becomes a new kind of mapmaker, one who attends to the peripheral and neglected places and entities that do not figure on maps.

9 The book establishes a dialogue or a back-and-forth between two figures, both essential to Thoreau: the surveyor and the wanderer, l’arpenteur et le vagabond. In many ways, the dialogue implicitly takes place on a deeper level, between two French philosophers: Descartes and Deleuze. The latter reappears throughout the book as the spokesperson for resistance to rational domination of space; the former is continually present en filigrane as the master of mapmaking. This binary is not only expressed in terms of Thoreau’s activities in nature (surveying and wandering) but also generally through various other binaries: the goal of formalization and the resistance to it, determination and indetermination, known spaces and unknown or neglected areas, the marks on maps and the blank spots, civilization and the wild, orientation and disorientation, the organization of systems and chance or aleatory elements of nature, the ideal of exhaustivity and the infinity of nature’s complexity making this ideal impossible. The relations between the two are explored in various ways. The author speaks at times of an “oscillation” between two poles (the texts “oscillent entre, d’une part, un ancrage et une référentialité spatiale solides et, d’autre part, une tendance permanente à l’excursus fantasque et au pas de côté” [193]; see also 249). At other times the relation is described as a paradox (20, 177, 319). It is generally not surprising to find a tense relationship between these two approaches in the work of a thinker who has one foot in romantic transcendentalism and one in empirical science. One of the fascinating aspects of this book is to bring these two figures into dialogue, a dialogue which it

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would have been helpful to broach and analyze in a more frontal way, as they are essential to the work and thought of Thoreau.

10 The study also includes a number of beautiful close readings of passages, revealing how Thoreau’s language dynamically embodies these questions (100, 163-4, 179, 181-2). Beyond the unfortunate lack of an index, it is only to be regretted that the book was written in French and so its readership will be more limited than it deserves. But the beauty of the prose as well as the very high quality of the readings offered will give it an important place in French Thoreauvian studies.

NOTES

1. STOWELL, Robert F. The Thoreau Gazetteer. Princeton: Princeton University Press, 1970.

INDEX

Subjects: Recensions

AUTHORS

DANIELLE FOLLETT Université Sorbonne Nouvelle

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Mathilde Arrivé, Le Primitivisme mélancolique d’Edward S. Curtis

Bernard Genton

RÉFÉRENCE

Mathilde Arrivé, Le Primitivisme mélancolique d’Edward S. Curtis, Montpellier : Presses Universitaires de la Méditerranée, 2019, 322 p., 29€. ISBN 978-2-36781-295-3

La photographie comme réparation : les images d’Edward S. Curtis

1 En 1898, le photographe Edward S. Curtis (1868-1952) s’était lancé dans la réalisation d’une encyclopédie consacrée aux Amérindiens d’Amérique du Nord. Publiée en vingt volumes entre 1907 et 1930 sous le titre The North American Indian, cette œuvre sans équivalent comporte 2228 photogravures des quelque 80 peuples autochtones photographiés tout au long de ces années. Curtis commençait sa quête au lendemain de la fin de la conquête de l’Ouest et des guerres indiennes. Il fut ensuite le contemporain de la relégation coloniale dans les réserves et, à partir de 1924, avec l’adoption de l’Indian Citizenship Act, du début d’une lente dynamique de prise en compte des spécificités amérindiennes dans le cadre de la république fédérale. 248 253 Amérindiens sont recensés en 1890, et 237 196 dix ans plus tard, soit, selon les estimations, entre 25% et 10% de la population présente sur le territoire nord-américain avant l’arrivée des colons européens.

2 Mathilde Arrivé avait consacré une thèse de doctorat remarquée à une réévaluation globale de l’œuvre d’Edward S. Curtis en s’appuyant sur les meilleures sources secondaires (des travaux fouillés de Mick Gidley aux éclairages novateurs d’Alan Trachtenberg), mais aussi en revenant à l’ensemble des sources primaires disponibles : l’œuvre elle-même, les papiers personnels de Curtis conservés à l’Université de

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Washington à Seattle, les articles contemporains de la publication échelonnée du travail de Curtis, ainsi que quelques archives photographiques connexes. Elle se donnait ainsi les moyens de reprendre le problème dans son ensemble, au prix d’un impressionnant travail de recherche et de réflexion. C’est de cette thèse qu’est issu l’ouvrage dont il sera question ici.

3 Constatant « l’impact puissant que ces images continuent d’exercer aujourd’hui » (11), Mme Arrivé revisite le phénomène Curtis dans toutes ses dimensions. Dans la première partie de l’ouvrage, elle retrace « les coordonnées et trajectoires d’une œuvre en relecture », en commençant par les réceptions successives au XXe siècle : de l’admiration à l’oubli, de la redécouverte à la dénonciation pour cause d’inauthenticité. Mais elle prend soin aussi de rétablir les conditions de son émergence et de son inscription dans les mouvements intellectuels et artistiques de son temps : on apprécie tout particulièrement le développement sur la concurrence avec des experts universitaires pas toujours bienveillants : Franz Boas, par exemple, du haut de sa chaire à Harvard ne cachait guère sa condescendance vis-à-vis du photographe autodidacte, visionnaire obstiné que rien n’arrêtait dans l’accomplissement de sa tâche. De même, l’influence du pictorialisme est rappelée. Mais le projet de Curtis obéissait à des motivations et à des objectifs profonds, plus puissants sans doute que les considérations esthétiques.

4 La seconde partie montre comment Curtis à sa manière à la fois décidée, changeante et lucide, a illustré la disparition des Amérindiens, définitivement vaincus par des puissances supérieures : c’est le thème de « la première image du premier portfolio » publié en 1904, « l’image princeps » The Vanishing Race, où l’on voit un groupe de Navajos, de dos et à cheval, dans la lumière rasante du soir, se dirigeant vers le fond obscur de l’image (90). Ce thème devient pour Curtis une signature, qu’il néglige d’ailleurs de protéger, si bien que l’idée est immédiatement reprise et copiée par d’autres. La conscience politique et historique de Curtis, confirmée par des citations appropriées, l’amène à conférer à ses images une fonction réparatrice assumée, même s’il mesure les limites de cette ambition : « Je veux faire vivre les Indiens pour toujours, dans une sorte d’histoire par la photographie », écrit-il à un ami. C’est une mission qu’il se donne : « je crois que peux faire quelque chose », poursuit-il dans la même lettre, « j’ai quelque talent […], c’est un rêve si grand que je ne peux que l’entrevoir » (125). Pour Mathilde Arrivé, ce rêve est celui d’une « impossible réparation », et il imprègne bon nombre d’images fabriquées tout au long des années : qu’il s’agisse des véritables icônes telles que Chief of the Desert (1904) ou Nez Percé Brave (1905) ou d’images spectrales comme Crying to the Spirits (1908), Curtis propose une vision déférente de réalités à la fois disparues et réinventées. Pour quel effet ? Par son travail, il rejette l’idée de la « page vierge », naguère popularisée par Emerson, puis reprise par Henry James : il « épaissit la scène américaine » en la remplaçant par « une tache coupable » (157). C’est là toute son ambiguïté, et peut-être sa force : la saga visuelle de Curtis n’est- elle pas, finalement, un « laboratoire identitaire » et une « fabrique de nationalité », une vision augmentée de l’américanité (158) ? Notre photographe devient ainsi un « acteur compliqué des politiques indiennes », hésitant constamment entre « scénarios de similitude et de la différence, entre impératif assimilationniste et désir primitiviste d’exotisation » (159).

5 Cette problématique constitue l’ossature de la troisième partie du livre, dont le titre « Intégration en réserve et apories primitivistes », un peu apprêté, n’empêche pas, fort

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heureusement, une démonstration ferme et bien menée. Effet objectif à défaut d’être systématiquement voulu, l’ambiguïté de Curtis se manifeste dans le recours à des méthodes diverses, souvent influencées par l’air du temps. C’est ainsi que la mode de la « psychologie ethnique » lancée par Franz Boas dans un article séminal en 1901 (« The Mind of Primitive Man », The Journal of American Folklore) trouve un écho perceptible dans les images de Curtis, lorsque celui-ci choisit une « rhétorique de la proximité et de la compréhension ». Dans un rapport communiqué à ses souscripteurs en 1911, Curtis revendique cette ambition presque empathique : « Il faut raconter la vie et son histoire », affirme-t-il, ajoutant que « l’œuvre devrait palpiter et vibrer de vie et de nature… » (166). Ce parti pris est magnifiquement illustré par le portrait Apache Girl, réalisé en 1906. Cet « instantané » qui défie les limites techniques de la photographie de l’époque nous montre une jeune fille hostile à l’objectif, « qui cache et montre son corps dans un même geste » (167). Curtis, passant outre tout un complexe de représentations et de conventions, donne à voir ici la nudité du ressentiment et de la révolte de l’Autre indien face à l’intrusion de l’homme blanc. On voit également dans cette image un passage de l’individu au type, qui confère à l’entreprise une dimension humaniste et progressiste : comme Lewis Hine s’applique à rétablir la dignité des classes inférieures exploitées, Curtis affirme la fière humanité de l’Amérindien, en particulier et en général. On est loin des descriptions sordides d’Indiens misérables et affamés que l’on trouve dans les journaux de Lewis et Clark. La fameuse expédition avait eu lieu un siècle avant les explorations de Curtis, et celui-ci avait tenu à emprunter leur chemin, au moins sur une partie de l’itinéraire (52), avec des visées entièrement différentes. Les explorations de l’individualité des Amérindiens qui acceptent de poser devant l’objectif contribuent aussi à leur annexion dans ce qu’on peut appeler une sorte d’ « idéal aristocratique » qui, par bien des côtés, a contribué à structurer la mythologie états-unienne, celle-là même qui attribue au « peuple » amérindien des traits distinctifs : sagesse, sens de l’expression poétique, noblesse naturelle. Cependant, comme l’observe Mathilde Arrivé, Curtis reste plutôt un « mythographe » qu’un « mythologue » (228). On pourrait observer que le mythe inverse est aussi vrai, tant sont fréquentes, dans la culture populaire – dime novels du genre western, films hollywoodiens - les représentations de l’Indien comme sauvage réfractaire à la civilisation : John Ford lui-même a joué sur les deux tableaux, réalisant à la fois The Searchers (La Prisonnière du Désert, 1956) et Cheyenne Autumn (Les Cheyennes, 1964). Mais c’était à une décennie de distance, dans le contexte des années soixante. Quelques années plus tard, Arthur Penn enfonçait le clou avec Little Big Man (1969) : ses Cheyennes à lui incarnent les stéréotypes positifs pas très éloignés du pastoralisme de Curtis – au point que le réalisateur se permet une satire amusante : le chef Old Lodge Skins, incarné par Chief Dan George, prétend connaître le moment de sa mort, mais celle-ci se faisant attendre, il rentre chez lui pour dîner. Les Cheyennes d’Arthur Penn sont surtout les victimes de la sauvagerie impérialiste et raciste de la puissance américaine, comme le peuple vietnamien contemporain de la production et de la sortie du film.

6 Curieusement, les dernières images du North American Indian, réalisées en Alaska, présentent des Inuits souriants, comme ce Family Group à Noatak (1928) : cette « pastorale arctique », sans doute influencée par le documentaire Nanook of the North de Robert Flaherty (1922), affirme l’existence réelle d’une « utopie primitiviste » qui vient en compensation de la disparition (p. 286). Pour la première fois, Curtis n’éprouve plus le besoin de fabriquer des images, comme il le faisait encore dans cette photographie au

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titre édifiant Before the White Man Came- Palm Canyon (1924). On y voyait une femme dénudée jusqu’à la taille, vue de trois quarts dos, un panier vide sur la tête, contemplant une pièce d’eau entourée de rochers et de palmiers (224). Cette oasis imaginaire proposée au public au beau milieu des Roaring Twenties n’était d’ailleurs pas très éloignée d’un kitsch primitiviste moralisateur et flatteur à la fois. La « vaste saga pictorialiste » (289) de Curtis s’achève donc dans une ultime contradiction. Si la « luminosité sombre » des images est l’effet d’une « esthétique du crépuscule », elle- même en harmonie avec la thématique de la disparition, elle s’efface à son tour devant le mythe pastoral. Lorsque Curtis s’exclame « It’s finished » à la fin de l’introduction au vingtième et dernier volume (287), il dit sa fierté d’avoir mené à son terme un projet insensé. Mais sait-il qu’il vient d’intégrer l’histoire des peuples autochtones d’Amérique du Nord à la légende nationale des États-Unis, et ce au moment même où l’on observe une amélioration de la démographie amérindienne ?

7 Dans un résumé saisissant, Mathilde Arrivé souligne les paradoxes de la démarche de Curtis : par la photographie, il veut rétablir un moment antérieur à l’invention de la photographie ; pour atteindre cet objectif, il soustrait ses modèles à un acculturation pourtant évidente et « dont il est par ailleurs l’agent » ; Curtis obéit en outre à une « logique de suppléance », visant à « réparer le monde amérindien », y compris au prix de « falsifications » et d’ « outrances » d’ordre « scénographique, stylistique et technique » ; en même temps, cette pratique de la falsification est portée par une volonté sincère et idéaliste de rétablissement d’une vérité perdue ; enfin, ces procédés condamnables a priori sont « compris comme des stratégies ethnographiques et historiques valides, voire […] comme des actes de purification culturelle » (217). L’essentiel est dit.

8 Ce beau livre judicieusement illustré est le résultat d’un travail de première force. Il est mené avec fermeté, clarté et assurance, et la densité du propos ne nuit pas à l’agrément de la lecture, d’autant que la profusion de formulations percutantes compense largement les quelques maniérismes et convocations inutiles. Tout aussi appréciable est l’usage discret de la thématique génocidaire, courante chez les militants des causes amérindiennes, mais peu adaptée à ce que l’on sait de l’histoire des Amérindiens en Amérique du Nord. Lorsque que Mathilde Arrivé affirme tout à la fin de sa conclusion que « la violence des épisodes génocidaires et ethnocidaires » forme le « sous-texte » de toutes les images contenues dans The North American Indian, elle semble relativiser elle- même la pertinence du concept : les « épisodes » en question ne sauraient former une politique générale résultant d’une décision consciente, ni même une orientation unique.

9 Curtis est resté l’un des photographes américains les plus célèbres, et sa popularité pourrait se comparer à celle d’Ansel Adams (1902-1982). Le portrait Geronimo (1905) comme le paysage de Moonrise (1941), si fréquents dans les intérieurs américains, renvoient, chacun à sa manière, à un monde antérieur idéalisé. Mais si Curtis fait à ce point partie de la culture nationale, si ses images continuent de « hanter notre contemporanéité » (294), c’est en effet parce qu’elles nous rappellent une tragédie passée, sans doute inéluctable comme toutes les tragédies. Fidèle à une esthétique photographique contemporaine de ses débuts mais bientôt désuète, adepte de méthodes ethnographiques contestables, Curtis construit pour longtemps une forme de souveraineté amérindienne, amorçant ainsi une sorte de réparation, même si celle-ci reste en l’espèce chimérique.

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Thèmes : Recensions

AUTEURS

BERNARD GENTON Université de Strasbourg

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Vladimir Nabokov, Think, Write, Speak. Uncollected Essays, Reviews, Interviews and Letters to the Editor, edited by Brian Boyd and Anastasia Tolstoy

Julie Loison-Charles

REFERENCES

Vladimir Nabokov, Think, Write, Speak. Uncollected Essays, Reviews, Interviews and Letters to the Editor, edited by Brian Boyd and Anastasia Tolstoy, Knopf: New York, 2019, 527 p., ISBN-10: 1101874910, $30

1 For Nabokov scholars, the book Strong Opinions has been the central reference for everything Nabokov himself had to say about his life and his work. However, the new publication Think, Write, Speak, edited by Brian Boyd and Anastasia Tolstoy, will now be considered an equally relevant reference.

2 On the very first page of his introduction to the book, Boyd explains that Strong Opinions was “a rushed compromise,” as it was gathered hastily to provide one of the eleven books that were required under his contract with his new publisher, McGraw-Hill. It should be noted, however, that Strong Opinions predominantly includes his public prose from the latter part of his career (his American career, one might say); Nabokov’s archives actually contain an amazing bulk of documents that reveal a fuller, and maybe truer, image of Nabokov, especially as far as his Russian period is concerned. One could only have access to those documents by visiting the Berg collection (in the New York Public Library), or to the Library of Congress in Washington, DC. Thanks to Boyd and Tolstoy’s book, Nabokov is more widely accessible to the public at large.

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3 As implied by the Think, Write, Speak subtitle, this volume is a collection of 155 different texts, for the most part “Uncollected Essays, Reviews, Interviews and Letters to the Editor.” They are arranged chronologically and the reader is very conveniently guided through the volume by the headers: the header on the right page gives the title of the document (for instance, “On Opera”; “Ivan Bunin, Selected Poems”; “Anne Guérin, L’Express”), while the left page indicates the type of document and the year (e.g. “Obituary Essay, 1937”; “Lecture Fragment, 1941”; “Interview, 1959” …). Additionally, some manuscripts and index cards are reproduced in-between the nicely-typed texts, giving the reader examples of Nabokov’s original handwriting and thus sending a Nabokovian tingle down the spine of the reader.

4 The greatest pleasure in reading this book is the impression you get that you’re opening your presents underneath the Christmas tree: you never know in advance what you’ll get and one item is an unexpected surprise, the next turns out to be one you were hoping to find all along. This simile may be surprising, especially when it comes to Nabokov, yet this is exactly the feeling one gets: Boyd and Tolstoy put together an amazing variety of tidbits in their volume. If you proceed chronologically, you can have the most precise, thorough essay one can imagine on poetry (“Rupert Brooke,” item 2), followed by a delightful piece in which Nabokov evokes the Russian toys of his childhood (“Laughter and Dreams”); but, as you would with Pale Fire, you can choose to be non-linear and flip back and forth, through the sections, and read all the essays, or all the reviews, all the French articles, etc. Personally, I would recommend the chronological order for all the delight that it entails. When reading Think, Write, Speak, the reader experiences the same pleasure as in perusing Nabokov’s autobiography, which Nabokov himself described in the following terms in item 63: “What interested me is the thematic lines of my life that resemble fiction. The memoir became the meeting point of an impersonal art form and a very personal life story” (233). Indeed, Think, Write, Speak is a lovely blend of literary elements and of personal details pertaining to Nabokov: you experience intellectual marvel when you detect the premises of a famous quote or a literary pattern, and you feel particular pleasure when you get a glimpse of the man hiding behind the famous writer and becoming suddenly relatable.

5 It is a tremendous sensation when you find the sources of a celebrated Nabokovian quote, you almost feel like an archaeologist unearthing treasures. For example, when one knows how specific Nabokov was about colors – so much so that he devoted two whole pages, in his commentary to Eugene Onegin (Eight: xvii-xviii), to the many shades of red, just so that he could describe Tatyana’s beret – it is quite a thrill to see him expose in an essay dating back from 1928 (item 15) the different nuances that exist in the color purple, such as the French pourpre, purple, scarlet, vermillion, lilac, violet, dark blue (77). In the same way, the following quote on “reality” is rather well-known among specialists: Reality is a very subjective affair. I can only define it as a kind of gradual accumulation of information; and as specialization. If we take a lily, for instance, or any other kind of natural object, a lily is more real to a naturalist than it is to an ordinary person. But it is still more real to a botanist. And yet another stage of reality is reached with that botanist who is a specialist in lilies.

6 This quote comes from a BBC interview from 1962 (published in Strong Opinions), but the construction of the logic at its core seems to date back to an essay written as early as 1928, “Man and Things” (item 13):

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Take, for example, a framed painting, the portrait of a woman. One person looks at it and, with the cold admiration of a connoisseur, analyses the colors, the chiaroscuro, the background. Another, a craftsman, filled with certain complex sensation, in which images of his craft mix – the glue, the yardstick, the decorative molding, the firmness of the wood, the gilding – looks at the frame with a professional eye. A third, a friend of the woman depicted, discusses the likeness or, pierced for a moment by one of those faint recollections that are like the street urchins of memory, sees and hears with great clarity (albeit for a moment) that very woman put down her handbag and gloves on the table and say: “Tomorrow is the last sitting, thank God. The eyes have come out well.” And finally, a fourth looks at the painting with the thought that today the dentist will cause him a great deal of pain, so that each time he sees this painting, he will recall the buzzing of the drill and how the dentist’s breath smelled.

7 One motif will lead you from a typical Nabokovian position on literature to a very personal portrait of Nabokov. Thus, the many ways in which one may see a painting in the aforementioned essay “Man and Things” (January 1928) finds an echo in the obituary which Nabokov wrote in December of the same year about Yulii Aykhenvald (item 17), a friend and distinguished critic who was hit by a tram while leaving a party at the Nabokovs: Oh yes, there is an earthly possibility of immortality. The deceased continued to live a detailed and varied life in the souls of all the people who knew him: some knew him closely, others must make do with an outer impression, the hoard of two or three encounters, and then there are those who saw him only once. And every one of them grasped the man in their own way, so that numerous images of the deceased remain on this earth, at times harmoniously complementing one another.

8 The several obituaries gathered in the volume give many snapshots of Nabokov the man, some of which are rather humorous, as in the text “In Memory of Amalia Fondaminsky” (item 29, 1937) which describes the “difficult lodger” that Nabokov was when he stayed with the Fondaminskies in Paris in 1932: Once, for instance, having come back very late when everyone in the house was already asleep, I wanted to switch off the light in the hallway, but there were several switches and I didn’t know which one was the right one. I tried one, then another, and the lamps in the adjoining rooms started waking up. I was alarmed that I was going to light up the whole house this way, and, having left the light on in the hallway, went off to bed. But then my conscience troubled me. I got up, went back to the hallway, and began to test the switches carefully, and it was worrying that one of them seemed to have no visible effect. It later turned out that on my first attempt I had turned on, and then successfully turned off, the light of Amalia Osipovna’s bedroom, and when I returned to the hallway, I lit her bedroom up once more and then left it that way; and she later woke up and turned it off herself, reacting with perfect humor to this nightmarish illumination.

9 Other glimpses of a more personal Nabokov are evident in many early pieces, as in “Play” (item 6) where Nabokov’s passion for boxing occupies central stage, or in items 3 and 4, in which Nabokov evokes traditional Russian trinkets such as matryoshkas or lacquered boxes. Personal insights can be found in later pieces too, for example when Nabokov comments on how Paris has changed: Nabokov regrets on several occasions that taxis are no longer yellow or red and that the smell of dead leaves is different (see the French interviews from November 1959). A personal favorite of mine must be one of the editors’ too: in item 116, Boyd and Tolstoy included an index-card which reveals that Nabokov did more than prepare his answers for interviews in advance – he sometimes staged them. Indeed, next to the neatly typed questions and answers,

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Nabokov inserted a handwritten note in pencil indicating that he should take his glasses off and stare at the camera, in order to increase the humor of his answer.

10 Another reason why Boyd and Tolstoy must be commended for putting together this volume is that Think, Write, Speak contains pieces that were originally written in Russian, English and French, with a few articles from German or Italian newspapers. Dozens of items were translated by Boyd and Tolstoy, from the original Russian texts. Boyd, who masters an impressive number of languages (even if he modestly acknowledges that some colleagues occasionally helped for a turn of phrase here and there), then translated all the other pieces. Therefore, this volume makes a great number of archives available to scholars who cannot read the original foreign languages. Most of these documents had never previously been published, let alone translated. French or French-speaking scholars are very familiar with the interview that Nabokov gave to Bernard Pivot in 1975 (“Apostrophes,” item 150), especially because the video is easily accessible on the internet, but English speakers are now able to read the translation of the interview transcript. Another French classic, as far Nabokov studies go, is his essay “Pouchkine, ou le vrai et le vraisemblable,” which had already been translated by Nabokov’s son, Dmitri; Boyd amended this slightly to change Dmitri’s title, “The Real and the Plausible,” for the more exact “The True and the Seemingly True.” Several other documents had already been published prior to this, but often with truncated extracts. For example, this collection reinstates two missing pages from his essay “The Creative Writer” (item 51).

11 If one turns to the Russian texts, we see how the young Nabokov expressed himself quite regularly and assertively on the USSR. For example, many items dwell on Soviet literature, be it fully, as the following titles reveal, “A Few Words on the Wretchedness of Soviet Fiction and an Attempt to Determine Its Cause” (item 8), “Soviet Literature” (item 40), or in passing, as when Evtushenko is mentioned in interviews (items 101 and 106) or in the many references to Pasternak (see, among others, items 95 and 115).

12 The Russian Nabokov also came to the fore when he talked about his native language. This was of course the case when interviewers asked him about the three languages he spoke, but what is even more interesting is when he talks about it as a teacher, as in “On Learning Russian” (item 59, 1945) or “The Place of Russian Studies in the Curriculum” (item 61, 1948). Students of the Russian language will undoubtedly recall the difficulties experienced in many early classes, but also the delights of the Russian language.

13 One last characteristic that makes the volume Think, Write, Speak such a thought- provoking read is that some of Nabokov’s views at the time still resonate with the modern reader, even if some of his comments are deeply unsettling. Thus, one is astonished to read that an Italian interviewer in 1966 (item 114) expressed fear about the changing place of women, in terms that are often heard nowadays: “Not man but woman leads the way. We are heading toward a form of matriarchy.” Today, many may be shocked and irritated by Nabokov’s answer: The idea of matriarchy seems to me ridiculous. The sociologists must forgive me. Personally, I cannot be convinced that there are no biological differences between men and women. There are, and how. I don’t believe the patriarchal structure of society has prevented women from developing in their own way. It is fashionable now to neglect biology and apply socioeconomic measures. But that’s not enough. Even if it’s a commonplace, the reality is that women are biologically weaker than men.

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14 But Nabokov also wrote a few wonderful lines on his “irrational belief in the goodness of man,” even in appalling times. This passage from “The Creative Writer” (item 51, 1941) will find an echo in anyone who is astonished by the state of the world or aghast at some of our leaders: Goodness becomes a central and tangible part of one’s world, which world at first sight seems hard to identify with the modern one of newspaper editors and other bright pessimists, who will tell you that it is, mildly speaking, illogical to applaud the supremacy of good at a time when something called Hitler is trying to turn the globe into five million square miles of blondness and blood. [...] But within the emphatically and unshakably illogical world which I am advertising, as a home for the spirit, Messerschmidts are unreal not because they are conveniently remote in physical space from the reality of a reading lamp and the solidity of a fountain pen but because I cannot imagine (and that is saying a good deal) such circumstances as might impinge upon the lovely and lovable world which quietly persists, whereas I can very well imagine that my fellow dreamers, thousands of whom roam the earth, keep to these same irrational standards during the darkest and most dazzling hours of physical danger, pain, dust, death.

15 This volume can already be considered a must-have for Nabokov specialists and enthusiasts, next to his Strong Opinions and Boyd’s biography of Nabokov. One can only hope for a French publication and, more generally, for it to be translated into many languages.

INDEX

Subjects: Recensions

AUTHORS

JULIE LOISON-CHARLES Université de Lille

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Philip Edward Phillips (ed.), Poe and Place

Roxana Oltean

REFERENCES

Ed. Philip Edward Phillips, Poe and Place, Palgrave Macmillan, “ and spatial literary studies,” 2018, 402 p., hardcover $ 92,44. ISBN-10: 3319967878

“No Place Like Home,” “No Place to Call Home”

1 It is highly fitting that the new Palgrave Macmillan series Geocriticism and Spatial Literary Studies should feature a collection on Edgar Allan Poe, not because Poe is tied to a specific locale in literary histories, but precisely because he has been seen as the “nowhere man” of American literature (Hutchisson 13), which is why his writings engage so saliently with imaginary spaces endowed with compelling reality effects (Poe’s Paris), with spaces of the mind (the gothic American South), or with a cosmopolitan appurtenance to everywhere and nowhere. Series editor Robert T. Tally Jr. himself, in his 2014 study of Poe, argues that the latter is “one of those nomad thinkers whose transgressions and movements resist the national apparatus of capture, deterritorializing and reterritorializing thought as they move” (Tally 21). Building upon previous work by Scott Peeples, who also contributes to the current volume, Tally makes a case for Poe’s cosmopolitanism, which puts Poe in the curious position of being “non-regional” yet also “local,” with the local meaning not a “particular place” but “a kind of space: the urban” (Tally 112).

2 Poe and Place, comprising fifteen essays and one original poem, actually addresses the array of places (most notably, cities: Boston, Richmond, Baltimore, Philadelphia, New York, Paris, St Petersburg; but also countries: England, Germany, Argentina; as well as the cosmos itself) that either belong to Poe (as sites of work and/or life struggle), that Poe claimed (through explicit or covert references) or that claim(ed) Poe as a key part

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of their local or national culture. In doing so, as Philip Edward Phillips points out in the Preface, the volume places Poe (even more firmly) “within the context of antebellum America” while also exploring Poe’s transatlantic and global affinities (xiii). In this sense, it is relevant that Charles Cantalupo’s opening poem, “Poe in Richmond” establishes, argues Phillips, a juxtaposition of “then and now” and a “continuum of poet, place, and people” (xiii). Permeated by variations of a highly “Poesque” motif sounded at the beginning (“Clickerty, clackerty, click clack, clack click, clackerty click rack”), the poem effectively blends geographical and biographical inserts from Poe’s actual and imagined lives with Richmond scenes and with contemporary perspectives to engage Poe, as the volume itself does, in an afterlife of dialogue. The “chiastic” structure of the volume subsequently reflects Poe’s modes of engagement with place (as defined by Phillips, “active and independent in its being”) and with space (“the idea or extension of the idea of place”) (xiii) from Part I, A Sense of Place, comprising an essay by Peeples, highlighting Poe the cosmopolitan of circumstance, followed by Part II, Geographical Places, featuring articles on the cities Poe dwelt in, to Part III, Imaginative Spaces and Part IV, Imagining Spaces, which both engage Poe’s projections into/of spaces he never visited; the Coda consists of an article by Harry Lee Poe on Poe’s imagined .

3 In spite of these division into places — that Poe geographically inhabited — and spaces — that Poe imaginatively appropriated — the chapters permanently meander between the two, more or less overtly. The articles in the first two parts focus first and foremost on documenting Poe’s engagement with real cities, and subsequently use these cities as an angle to approach the writings which — to a greater or lesser extent — they can be connected with. While Peeples traces Poe’s “moving biography” to highlight an itinerary in which “there was no place like home, which is to say no place he could call home” (9), the next section engages more closely with individual Poe cities. Thus, Katherine Kim’s chapter on Boston highlights the city’s relevance for Poe’s life and writing, and conversely the relevance of Poe for the city, going against the grain of a tradition that sets Poe at war with a Boston of “Frogpondians” and Puritan puffery. In contrast to Boston, Richmond has always embraced Poe, and Christopher Semtner’s chapter documents the history of Poe’s residence in that city to suggest possible sources of influence. The article abounds in suggestions of what may have inspired Poe, to ultimately address the status of Poe as a Southern writer (evading Southern politics but adopting the attitude of a Southern critic pitted against the North) embraced by an array of subsequent Richmond artists. Gerald Kennedy’s chapter on England evinces a similar mix of documentary information and imaginary excursus into what Poe might have seen in London, on trips in England, or in Scotland, and argues for an “imprint of the Old World” (77) especially discernible in literary impressions, illustrated in a compelling reading of American and European selves in “William Wilson.” Jeffrey Savoye’s chapter on Baltimore broadens the discussion of the influence of place by noting that such an investigation should go beyond a mere list of facts to “deal with more difficult questions of subtle influences of time and place” to argue that the Baltimore years were “pivotal” in Poe’s literary career (Savoye 99), for example through literary connections (see Savoye’s comments on the Delphian Club) but also through its image of a “mob town” teaching Poe to mistrust democracy. In some contrast to the afore-mentioned approach is Amy Branam Armiento’s chapter on Philadelphia, which stresses that, even if most of what Poe wrote in that city is not set there, the works nevertheless “reflect Philadelphia and its happenings,” and “imagery

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and descriptions” can be traced to “real objects, people, and events in the city space” (124) — for example, the proximity of “houses of detention” which “could not fail to inspire stories of gruesome murders” (134). Less focussed on direct referentiality, John Gruesser’s discussion of New York convincingly portrays Poe’s insider-outsider status in connection mainly to Doings in Gotham and The Literati of New York City, to propose a reading of “The Cask of Amontillado” as “fictional epilogue to the series” (158), with Poe performing an identification with both Montresor and Fortunato.

4 The articles in Part III start in the imaginary to sometimes return to the geographic and biographical. While William Engel’s chapter on Poe’s angelic imagination aims to recapture its key disturbing ambivalence (as an “amalgam of Miltonic, Islamic, and Gnostic elements”) to argue that these spaces afford “a glimpse into the fiery, starry crucible of [Poe’s] own poetic temperament” (184) and suggest an “aesthetic practice” “predicated on a metaphysics of absence” (189), Richard Kopley’s chapter on Gordon Pym sets out to decode the novel as a version of autobiography. After arguing that Poe “embedded his life” in his works, Kopley also uncovers a “Jerusalem” narrative in the same novel to finally posit that — in reiterating elements from Poe’s other works (for example teeth in “Berenice” and the description of the Jane Guy shore party “armed to the teeth” 203) — Gordon Pym ultimately reads as an Art Novel of “great mourning and of the effort to work through that mourning” (211). A highly interesting chapter navigating biography and imagination is Sonya Isaak’s reading of Poe’s Germany, which brings into focus Poe’s contradictory stance: painstakingly differentiating himself from the German Gothic through irony or what might be called aesthetic overkill, Poe also “sprinkled” Germanic references to suggest an appropriation of the country and its culture. Isaak effectively argues for an anxiety of influence, illustrated through a comparison of Gottfried August Bürger’s 1773 “Lenore” and Poe’s variations of the Lenore motif.

5 The idea of a contradictory relationship with an imaginary Germany in fact enables the transition to Part IV, which debuts with Alexandra Urakova’s engaging chapter on Poe’s St. Petersburg adventure, a literary myth to which Poe himself contributed, both directly and indirectly. Historically untrue, but in keeping with the poète maudit narrative as well as with the imaginary identity of St Petersburg, the myth was enthusiastically embraced, as Urakova shows, as late as the 1920s, surviving right through the Soviet era as a story of a “missed opportunity” (251). The discussion enables a transition to the global Poe, with an excursus into the continuity between Poe’s cityscapes — particularly in “The Man of the Crowd” — and the St. Petersburg of Nikolai Gogol and Fyodor Dostoevsky. The next chapter of this section routes Poe back to his geographical meanderings, as Emily James Hansen’s reading of Egyptomania in Poe’s work partially rests on the writer’s likely familiarity with the British Museum from his stay in London as a child and on an inferred familiarity with the nineteenth- century (pseudo)scientific fascination with Egyptian artefacts. The discussion is saliently placed at the intersection with Poe’s attitude to mob mentality as well as with contemporary discourses on race. Paris is the next imaged space and, in their excursus into the French world of E.A. Poe, Phillips and George point to a series of mutual appropriations and misappropriations, suggesting Poe’s (approximate) use of French as a marker of foreignness, and probing the depths of Poe’s geographical imagination, not so much in order to establish a “formulaic balance between Poe’s poetic imagination and his constructed French baggage” but rather to saliently suggest the “influences [which] provided the alchemic materials necessary to create narratives set in a place of

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such significance to him and to his double, Baudelaire” (311-12) . The section’s final piece, Emron Esplin’s chapter on Poe and Argentina, returns to the theme of Urakova’s chapter, to examine Poe’s afterlife in a country he never visited, this time not even in imagination, but by which he has nevertheless been appropriated, especially through the modernistas, expanding the discussion to the way that Horacio Quiroga, Jorge Luis Borges and Julio Cortázar also “influenced Poe by using and/or altering his image, reputation, and literary corpus” (327). This perspective opens the way to exciting fresh perspectives of global Poe afterlives in places he never visited — neither geographically nor imaginatively — but that are nevertheless part of his heritage. The Coda spirals out to the cosmic dimension with Harry Lee Poe’s reading of Eureka as a prose poem that encodes insight into what are now scientifically acknowledged theories about entropy, the expanding universe, the role of gravitation, placing Poe in a complex scientific and philosophical tradition and offering a view in which homecoming — as a reconciliation between the physical and the energetic — is possible.

6 When read as part of a whole, the articles sometimes offer complementary — if not divergent — perspectives on the way that life experience is encoded in Poe’s writing or legacy. Thus, for example, while Kim suggests a Boston filiation for “The Fall of the House of Usher,” reiterating the claim that the story might reference the Usher House in Boston (1684-1830), as well as “Eliza Poe’s friends Noble and Harriet Usher” (29), Kennedy speculates that in Scotland, at Kilmarnock, “Poe may also have seen Dean Castle, where (like the fictional House of Usher) a zigzag crack ran down the façade of the keep” (76), to later propose that the “locale” of the story, though obscure, insinuates an “English setting,” with Poe “probably” recalling from “childhood memory” the Usher distillery in Edinburgh (86). By contrast, Savoye notes that “many readers may want to assign tangible roots to Poe’s works,” but “Poe himself ardently resists such efforts,” giving “The Fall of the House of Usher” as an example of a work that is set “in no particular geographical location” (98). However, Savoye later casts Baltimore — with its “strongly mercantile nature” — as a source of inspiration for the unsavoury depiction of businessmen in “Peter Pendulum, the Business Man” (103); Semtner joins an array of voices who put forth Poe’s foster father Allan as the object of ridicule of that same story, while Amiento counters this line of reading to argue that Poe is “lampooning the types of men employed at the Philadelphia Exchange” (126).

7 The importance awarded to places of publication also seems to emerge as a moot point. Savoye questions the significance of cities of publication beyond that of “necessary building blocks of bibliographies and biographies,” rhetorically asking whether one should assume that the publication of Tamerlane and Other Poems in Boston (invoked by Kim to argue for an imaginative reconciliation between Poe and Boston) “is inherently significant to the poems themselves” (97). For Kim, on the other hand, the link between Poe and Boston lies also in the coincidence of important or breakthrough works being published in close proximity to places significant in Poe’s life (“‘The Tell-Tale Heart’ was published by James Russell Lowell […] in the first issue of The Pioneer, a magazine housed at 1 Boston Place and located just one street away from where Tamerlane had been published in 1827” 29-30), as well as in his continued publishing ties with Boston even after moving from the city (35).

8 If divergences in establishing references and direct or likely sources of inspiration ultimately reinforce the view of Poe as both an “everywhere man” and a “nowhere man” (xii), it is also worth noting that common themes cross the articles, establishing a

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continuity of interest that is one of the strongest points of the present volume. From the mark probably left by the British Museum on Poe’s imagination (Hansen, Kennedy) to the influence of British magazines and French journalism (Kennedy, Phillips and George Poe) and to the heritage of British (Kennedy) but also continental (Isaak) literature, the contributors suggest Poe’s complex, multivalent and multidirectional (Urakova, Espin) global routes as a writer who is at odds with the literary nationalism of his time (Hansen, Kennedy) while simultaneously seeking to craft his own American voice (Kennedy).

9 An intriguing point of confluence in the volume is the reference to Rufus Wilmot Griswold’s biography of Poe, with an almost unwavering consensus that Poe’s reputation suffered great damage at the hands of his literary executor — who, in his turn, as Gruesser reminds us, “suffered at the hands of Poe the critic” (151, 157). While it has certainly been established that Griswold’s highly distorted vision of Poe was re- echoed by subsequent reviewers and biographers (also sparking a defense of Poe, as Kim points out, 293), new dimensions of discussion could be opened by exploring the implications of John Hayes’ observation in his biography of Poe that it was actually Poe himself, fully cognisant of the view Griswold held of him, who chose Griswold as his literary executor. Noting that later images of Poe as a madman can be traced to Griswold’s obituary in The New York Times, which also had the effect of encouraging readings of Poe’s life through his narratives, Hayes suggests that this negative portrayal had in fact been anticipated by Poe, who knew that “controversy sells books (Hayes 7).

10 In the end, it appears that attempts to provide anchors only enhance Poe’s multifaceted homelessness, and the great merit of this volume is that it opens other Poe discussions and appropriations. Returning to the opening piece of the volume, it can be said that placelessness is inscribed into Poe’s very afterlife. As Peeples puts it, Poe’s notion of home went against the grain of “narrowly conscribed […] antebellum American ideals” of “home as the locus of virtue and the determining influence in one’s life” and, in fact, “remained elusive, so that ‘Home, Sweet Home’ evoked not so much a loss as a lack, a state of belonging he knew about but had never known” (14). Rooting Poe and his literary imagination in geographical places or in imagined spaces is both informative as well as elusive, attesting, to borrow again from Peeples, to a Poe that is “not uprooted but unrooted” (16). Poe’s biographical and geographical roots/routes, one might add, seem to return to the placelessness of Poe’s imagination and impersonations.

BIBLIOGRAPHY

HAYES, Kevin J. Edgar Allan Poe. London: Reaktion Books, 2009.

HUTCHISSON, James M. “The South.” Edgar Allan Poe in Context. Ed. Kevin J. Hayes. Cambridge: Cambridge University Press, 2013. 13-21.

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TALLY, Robert T., Jr. Poe and the Subversion of American Literature: Satire, Fantasy, Critique. London: Bloomsbury, 2014.

INDEX

Subjects: Recensions

AUTHORS

ROXANA OLTEAN University of Bucharest

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Liesl Olson, Chicago Renaissance: Literature and Art in the Midwest Metropolis

Margaret J. Schmitz

REFERENCES

Liesl Olson, Chicago Renaissance: Literature and Art in the Midwest Metropolis, New Haven, CT: Yale University Press, 2017, 373 p., ISBN: 9780300203684, $35

1 The main achievement of Liesl Olson’s latest book, Chicago Renaissance: Literature and Art in the Midwest Metropolis, is her argument that Chicago was a nexus for transatlantic modernism. Olson presents an intimate account of Chicago’s literary scene in the early twentieth century by analyzing its connections with the city’s artistic community, architectural character, and minority culture. She reveals the significant role the city and its cultural arbiters, especially its women, played in the development of international modernism. Chicago Renaissance also productively examines how Chicago’s literary renaissance in the late nineteenth and early twentieth centuries shares aesthetic and social sympathies with the Chicago Black Renaissance of the 1920s. Olson claims that we lose a significant element in the story of modernism when we look at these two “renaissances” in isolation. On the whole, this book is a testament to the relevancy of archival research. This research method is particularly useful for a study of Chicago’s cultural groups and publishing houses because extensive administrative and editorial activities were needed to facilitate such bold artistic experimentation. Olson is the Director of Chicago Studies at the Newberry Library and is a leading expert on Chicago modernism. She has written extensively on twentieth-century art and literature. Prior to Chicago Renaissance, Olson published Modernism and the Ordinary (Oxford University Press, 2009) in addition to several articles and reviews on the modernist culture. With this recent work, Olson adds to the story of modernism by disclosing Chicago’s centrality to it.

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2 There are several reasons why a case study on Chicago’s contributions to modernism can alter our understanding of the way the movement evolved. Because Chicago grew faster than any other American city at the turn of the century, its artists and writers witnessed the transforming effects of modernization firsthand. A sense of the future gestated in the city’s incessantly changing urban landscape. Therefore, Chicago’s big business culture inevitably produced a milieu of leftist thinking. Its stockyards, and looming skyscrapers were noticeable, not to mention smelly, spectacles of capital. This had a profound impact on the way that writers and artists depicted their city. Olson eloquently supports this assertion with an analysis of works that reflect the political, sociological, and economic dynamics particular to Chicago. This is evident in Upton Sinclair’s novel The Jungle, with its horrifying portrayal of stockyard wageworkers. In a city where capitalist enterprise had such a visible impact on daily life, it makes sense that, as Olson states, writers utilized social realism to “uphold a mirror as a means of social protest” (19). In other words, Chicago’s modernist “revolution was to speak straight” (19). Chicago also contributed to transatlantic modernism through its various little magazines. Margaret Anderson’s The Little Review and Harriet Monroe’s Poetry, for instance, garnered an international readership and contributors. While Olson reveals that The Little Review took a more orthodox stance on promoting formally modernist work, Anderson’s antipathy toward mainstream culture equaled her disinterest in catering to an exclusively elitist readership. These were editorial stances that blurred the line between high and low literary cultures. Ultimately, Chicago’s most radical writers, editors, and publishers are shown to have contributed to international modernism, not only through their formal and conceptual experiments, but because they expressed an intimate awareness of their audiences.

3 Chicago Renaissance is separated into five chapters. Synopses of each chapter are not provided in the book’s introduction; therefore, I will supply them here. Chapter one focuses on Harriet Monroe at the turn of the century and illustrates Chicago’s industrial titans as unlikely sources of funding for radical literary modernism. The chapter provides a valuable analysis of Monroe’s primary contributions to transatlantic modernism: the launch of Poetry and her championing of non-Western art. Just as Monroe acted as a “hinge” figure between her audience and modernism, so too did Poetry act as a cultural liaison between the Far East, England, and the United States. Olson reveals the way Monroe disseminated classic Chinese and Japanese poetry in her magazine and editorials on the art and culture of the Far East. Consequently, the chapter demonstrates how Monroe asserted the need for her Anglo-American audience to move beyond their Western purview to experience the formal and conceptual experimentation of Chinese and Japanese aesthetics. Remarkably, Olson situates Monroe as a key figure behind the formal experiments of Ezra Pound and others from this period.

4 There is an excellent instance of interdisciplinary analysis in this chapter, which may be useful to literary critics and art historians alike. Monroe’s acquisition (and subsequent gift to the Art Institute of Chicago) of a painting from the imperial palace in China is highlighted as a visual example of the sparse and enigmatic values she was becoming interested in as she curated the composition of Pound’s poem “In a Station of the Metro,” published in Poetry in 1913. These intertextual analyses are few and far between, however. Olson occasionally misses opportunities to further support her own assertions about Monroe’s instrumental role in the dissemination of modern visual art.

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For example, in 1914, Poetry was one of the few little magazines to advertise the British- based Vorticist movement. Chicago native, John Storrs, whose abstract sculptures celebrated the skyscrapers being built in the metropolis drew heavily from Vorticist aesthetics.1

5 The chapter also discusses another important intercultural aspect of Monroe’s liaising activity. Olson carefully analyzes Monroe’s participation in the “Indian craze” during the second decade of the twentieth century. Increased interest in Native American aesthetics during this period fed the broader interests that Western modern artists had regarding non-Western aesthetics, which perpetuated mythologized ideas about Native life as being nostalgically located in a historicized past. Olson eloquently acknowledges Chicago’s role within the power dynamics of settler colonialism during this time. Chicago was a gateway to the West, which made it easier for people to commodify the Native traditions of the Southwest. Native ceremonies, villages, and dances were marketed as tourist experiences made possible by the Santa Fe Railroad, which snaked its way across the country from Chicago. Meanwhile, wealthy Chicago industrialists plundered the West and Southwest for its natural resources.

6 Chapter two continues Olson’s intertextual analysis as she explores the impact of modern art on the city’s writers. Olson provides a detailed assessment of how men such as real estate mogul Arthur Aldis and art critic Arthur Jerome Eddy promoted and arranged the Armory Show’s Chicago leg, and uncovers the hidden story of women within the Arts Club of Chicago, which was formed shortly after the Armory Show. Beyond the Armory, the Arts Club was one of the earliest places to see modernist art in the United States. These female cultural arbiters, including the club’s president Rue Carpenter and exhibition coordinator Alice Roullier, played key roles in introducing the Midwest (and its writers) to modernism. The chapter demonstrates how the abstract and mysterious works on display at the Armory Show and Arts Club impacted the development of emerging modernist writers in Chicago, particularly Sherwood Anderson. Anderson’s prose depended less on dialogue and more on pared-down language to create its emotional impact. Therefore, his work is shown to lie somewhere between social realism and the radical forms of new art and literature he was experiencing.

7 Chapter three focuses on the often overlooked, but formative, time Ernest Hemingway lived in Chicago. Hemingway lived in Chicago from 1920 to 1921. This period directly preceded the writer’s mythologized Paris years, during which he wrote his most celebrated novels such as The Sun Also Rises (1926) and A Farwell to Arms (1929). Olson connects Hemingway’s tendency for second-person narration in these books – which, according to Olson boast “specialized [ardently masculine] knowledge of violent or frank subject matter” (152) – with his early, editorial writing completed for various journalistic publications while in Chicago. Olson studies the Midwest audience Hemingway instructed in the early 1920s because this audience proved to be central to his narrative direction. Olson argues that Hemingway directs his shocking subject matter and instructional voice – his frequent use of the word “you” in his novels – specifically to the middle-class women of his upbringing in Oak Park and the Chicago literary critic to the masses, Fanny Butcher. This chapter’s analysis of the way Hemingway addresses audience provides a major contribution to our understanding of the writer.

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8 Some interdisciplinary analysis is also present in this chapter since Hemingway’s conception of audience was also influenced by the Impressionist work he saw for the first time at the Art Institute of Chicago. It is well known that Hemingway was especially taken with Cézanne and that it may have been the painter’s celebration of medium that influenced his economic and stripped prose. However, Olson also points out that Cézanne made Hemingway think about how subject and form could impact a viewer/reader. To make her point, she cites Hemingway’s assertion in A Moveable Feast that he wanted his work to “make people feel something more than they understand” (164). The chapter shows, to put it succinctly, that Hemingway’s Chicago period developed his ability to write for, and shock, a mass audience. These lessons were garnered through his early experiences with modern art, his work in journalism, the suffocation of suburban Oak Park values, and the diverse and bohemian crowd he ran with in his Near North Side neighbourhood.

9 Chapter four analyzes the important impact Chicago made on Gertrude Stein during her American lecture tour between 1934 and 1935. Chicago was famously Stein’s favorite American city and it acted as a hub while she conducted her tour. Olson uses Stein’s Chicago leg as a case study to highlight the two divergent ways audiences have engaged with her work. On one hand, non-academic readers have interpreted her avant-garde experiments as being rooted in everyday language. Richard Wright’s interest in Stein’s experiments with African American vernacular in “Melanctha” (1909) is one such viewpoint. Stein’s writing could be viewed, then, as a flexible and moving language that intimately drew from the masses. On the other hand, academic critics at the University of Chicago argued that Stein’s texts should be viewed as impersonal, that they should be interpreted as independent of the reader. The chapter highlights Chicago as a site in which Stein could research and experiment with American culture and language. It also shows how her readers engaged with her work, highlighting the dissonance between reading Stein “as an experience and reading as a pursuit of ideas” (227). On the whole, Olson efficaciously ascertains that Stein’s visits to Chicago can develop our understanding of her experiments with language.

10 Chapter five, “White City, Black Metropolis,” is among the most thought-provoking sections of Chicago Renaissance. Olson traces the social and political motivations behind several key Chicago Black Renaissance works, as well as the literary and cultural organizations that supported Bronzeville’s artists and writers. The chapter’s foci includes Richard Wright’s Native Son, and 12 Million Black Voices; the magazine Negro Story; Gwendolyn Brooks’s A Street in Bronzeville; Era Bell Thompson’s American Daughter (1946); as well as St. Clair Drake and Horace R. Cayton, Jr’s sociological study Black Metropolis: A Study of Negro Life in a Northern City (1945). In addition to analyzing the formal, conceptual, and political foundations of such work, Olson, again, takes advantage of interesting opportunities for interdisciplinary analysis. Cases of note include her comparison of the painter Eldzier Cortor’s figurative work and South Side literary circles. Both depicted the corporeal realities of black life in Bronzeville and played with the friction between modernist abstraction and realism. Equally significant is Olson’s discussion of photography on the South Side. Wayne Miller’s documentary photographs and the photographs published alongside Wright’s commentary in 12 Million Black Voices are explored in particular. What made these photographs significant, according to Olson, was how documentary photography and philosophical ideas about the medium could highlight key issues surrounding black aesthetics and

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black visibility when discussed in tandem with Bronzeville literature. Such a case study portrays the polarity between the invisibility of black subjectivity and the visibility of blackness in the United States – identity politics these artists and writers routinely grappled with.

11 Between chapters, Olson includes five “creative interludes.” These interludes are the result of intense archival research combined with creative imaginings about key chronological transition points. Just as Chicago’s modernist writers spoke to both mass and niche audiences, Chicago Renaissance appears to embody this dichotomy with its brief creative interludes dispersed between academic chapters. Each is a narration of a singular moment in Chicago’s modernist history that signifies a chronological and cultural change in the story of Chicago modernism. The first interlude, for example, describes a single day in the life of Harriet Monroe. On October 21, 1892, Monroe recited her decidedly conservative poem The Columbian Ode at the opening of the World’s Columbian Exposition. This interlude marks the period at which the old world transitioned fully into the new. While Monroe’s radicalism and aesthetic prowess eventually culminated with her magazine Poetry, her poem in 1892 was “caught between two worlds – between the laurel wreath and the electric bulb” (47).

12 Overall, Chicago Renaissance has several use-cases. Those interested in literary modernism, art history and interdisciplinary analysis will find this book a productive resource. However, it should be noted that it does prioritize literature over visual art. Olson’s thorough research into various archives and primary sources has certainly advanced our understanding of several key audiences, motivations, and conceptual frameworks within modernism. Most importantly, this book establishes other peripheral figures as important contributors to modernism. On the whole, the book achieves its aim to exhibit the Midwest metropolis as a fundamental participant in transatlantic modernism. For many writers, this milieu provided a site for both radical aesthetic experimentation and a keen awareness of audience.

NOTES

1. “Blast,” Poetry, 4.2, May 1914, [n.p.].

INDEX

Subjects: Recensions

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AUTHORS

MARGARET J. SCHMITZ Milwaukee Institute of Art and Design

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Alice Béja, Des mots pour se battre. John Dos Passos, la littérature et la politique

Flora Valadié

RÉFÉRENCE

Alice Béja, Des mots pour se battre. John Dos Passos, la littérature et la politique, Paris : Honoré Champion, coll. « Littératures étrangères », 2015, 608 pages, 95 €

1 « We have only words against » (10), lance l’œil-caméra dans The Big Money. L’objet du combat et les mots qui le mènent forment le cœur brûlant de l’ouvrage d’Alice Béja qui explore l’œuvre de Dos Passos à l’aune de la critique politique qu’elle effectue. Dans cette écriture faite de « mots contre », la politique n’est ni ornement ni mot d’ordre, elle est la matière même d’un texte en lutte, contre l’illusion démocratique, contre le grand récit américain, contre une histoire orientée, contre lui-même enfin. Le livre se penche sur ce que peut la fiction, ce qu’elle révèle de non-dit politique, et ce qu’en s’émancipant de la forme linéaire, de l’unité des personnages et des situations, elle livre des discours d’une nation conçue comme avant tout textuelle.

2 Le premier chapitre (« Politique et littérature aux États-Unis dans les années 1920 et 1930 : une réconciliation impossible ? ») dresse un vaste panorama de la littérature dite « prolétarienne » américaine de l’entre-deux guerres sur laquelle pèse toujours le soupçon d’être une littérature « aux ordres » : l’engagement littéraire et la vocation politique de ces œuvres y sont souvent perçus comme antagonistes, comme si le « littéraire » dans la littérature radicale ne venait qu’en supplément d’âme d’un programme idéologique. L’approche comparatiste d’Alice Béja permet de saisir la réception critique de l’œuvre de Dos Passos et ce en quoi elle diffère de celle de la littérature protestataire ; il s’agit pour l’autrice « de voir en quoi la littérature, si elle ne peut pas tout, accomplit néanmoins quelque chose, par ce qu’elle est plutôt que par ce qu’elle voudrait (ou ne voudrait pas) être » (119). Longtemps soumis à une lecture

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clivée rabattant la littérarité de son œuvre sur sa politique, ou inversement condamné pour ses excentricités formelles confinant à l’illisible, Dos Passos fit l’objet d’un procès en modernisme ou en radicalisme. Alice Béja montre qu’il écrit à l’exacte jonction de ces mouvements, tout en n’entrant dans le canon d’aucun : l’œuvre de Dos Passos témoigne du politique dans le modernisme et du littéraire dans le radical. L’histoire, convoquée dans un même geste en tant que matériau et révoquée en tant que récit, constitue la trame même de la fiction de Dos Passos.

3 Le deuxième chapitre (« Raconter l’histoire : la reconfiguration du récit historique par la fiction ») examine ainsi ce que la fiction fait au récit historique, au récit de l’événement, et plus particulièrement au récit de la Première Guerre mondiale. Dos Passos se livre à une critique toute benjaminienne de l’événement : la guerre est montrée dans ses romans de jeunesse comme construction rhétorique démentie par une réalité insoutenable et l’histoire, morcelée par la forme, demeure insaisissable et inconnaissable : « La signification de l’événement historique est nécessairement fragmentée et multiple, et, tout comme les morceaux épars du corps du soldat inconnu ne peuvent être rapiécés pour former un corps national, le discours politique ne peut étendre le sens sur l’événement comme un voile pudique » (195). C’est par le montage et la réécriture que la fiction reconfigure l’événement dans chacun des romans de la trilogie. Alice Béja rappelle que le premier procédé a souvent été étudié dans les œuvres de Dos Passos, alors que la réécriture reste moins explorée. L’exécution de Sacco et Vanzetti fait à cet égard figure de matrice : narré dans Facing The Chair, « The Pit and the Pendulum », ou encore au cœur de la trilogie U.S.A., l’événement est intégré à l’écriture sans y être assimilé : il est soumis à l’épreuve du discours, et c’est de la concurrence des discours, et de la perpétuelle interaction entre fiction et histoire que naît une véritable résistance de la forme aux discours imposés, à ceux qui font de la guerre un élément du grand récit national et une occasion d’héroïsme, ou à ceux qui reconduisent l’épopée consolatrice de l’Amérique comme terre promise.

4 Dans le troisième chapitre (« Le centre ne tient plus ; renouveau poétique et politique de la forme romanesque »), Alice Béja étudie plus avant la manière dont le langage, en particulier dans la trilogie, est contrecarré par le langage même, élaborant ainsi une remise en question de l’illusion mimétique et de la dichotomie artificielle entre modernisme et radicalisme. L’écriture « élastique » (317) de Dos Passos est moderniste tout en étant critique de la modernité, elle fait usage du montage au point de faire disparaître la notion même de personnage. Tout n’est que voix et discours qui s’opposent de manière dialectique, les personnages de Manhattan Transfer se font automates et perdent leur voix dans un roman qui tend vers l’impersonnalité. Le « verbal motif » est un des symptômes formels de cette impersonnalité : l’œuvre procède par répétitions, variations, réécriture et réinterprétation, déployant ainsi une véritable « grammaire de l’impersonnel » (345) qui décrit des personnages privés d’intériorité et entièrement définis par la lutte qu’ils mènent. À l’idéal du progrès fondateur de l’Amérique se substitue une trajectoire circulaire, le nouveau départ promis à tout un chacun, indéfiniment répété, est par là-même discrédité. Les personnages sont traversés par ces discours et cette idéologie, et la fiction élabore une forme qui critique l’emprise du discours sur l’individu. Le combat est porté au sein même du langage : dans ce qu’Alice Béja nomme une « critique interstitielle » (371), les mots se dressent contre eux-mêmes, les genres s’entrechoquent et les discours s’affrontent, allant jusqu’à faire disparaître la parole, notamment lorsque surgit le discours indirect libre qui ôte aux personnages toute agentivité sur leur propre

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discours. Plus que jamais Dos Passos offre un exemple de ce que pourrait être l’écriture moderniste : une écriture en lutte avec elle-même.

5 Enfin, le quatrième chapitre (« ‘Our Storybook Democracy’ : écrire la dissidence dans la terre du consensus ») s’interroge sur la possibilité d’une écriture discordante au pays de l’exceptionnalisme. Alice Béja y embrasse de nouveau le vaste panorama de l’écriture prolétarienne dans une nation divisée : le rêve de mobilité sociale y a été supplanté par la stase déterministe, qui ne peut se résoudre et se convertir qu’en un mouvement « social ». Dos Passos, lui, « s’adonne à la mise en scène de la fiction de l’espace ouvert » (463), celui de la mobilité sociale, pour mieux en dénoncer le mensonge. La trilogie en représente la promesse vide de sens, soulignée par des personnages engagés dans une poursuite du bonheur qui n’est plus que frénétique quête du succès. Le territoire du rêve américain est à reconquérir, tout comme celui du langage qui l’énonce. La forme même des romans de Dos Passos devient alors le creuset de la dissidence, qui elle-même a partie liée à l’identité américaine : le grand récit américain est celui des vainqueurs. Dos Passos livre celui des vaincus, nouveaux avatars des Pères Pèlerins, effacés par un capitalisme triomphant qui réduit les personnages à des machines ou à des fantômes. Pour se faire dissidente, la fiction révoque tout ce qui a à voir avec une forme d’ancrage : géographique, racial, familial, discursif. L’identité américaine se forge dans cette dissidence, et dans « l’entrechoquement » constant des mots, dans la conversation perpétuelle que toute fiction entretient avec les textes fondateurs des États-Unis. Alice Béja montre ainsi que si Dos Passos court le risque de reconduire les idéaux romantiques d’une Amérique rêvée, sa « fiction du désespoir » (525) dissèque et démembre à l’envi l’épopée américaine pour suggérer la nature éminemment textuelle de la nation. Les romans de Dos Passos recyclent, récrivent, reconfigurent les textes fondateurs, en prenant soin de ne jamais masquer les sutures ni de reconduire le mythe : la « déchirure visible » (556) qu’évoque l’autrice se fait ligne de faille, remettant sans cesse en mouvement la tectonique du texte.

6 Alice Béja livre dans cet ouvrage un impressionnant panorama de la littérature protestataire des années 30. Le propos évoque ce que peut la fiction de Dos Passos (mais aussi celle de ses contemporains dont il se démarque et dont il hérite) et ce qu’elle fait au politique : l’ouvrage rend admirablement compte de la reconfiguration qu’elle effectue, et qui émane de la lutte des mots contre eux-mêmes. De cette lutte jaillit une énergie lucide qui disloque le continuum du récit des vainqueurs. L’étude d’Alice Béja, outre son apport historique et théorique (Walter Benjamin y côtoie Barbara Foley, Jacques Rancière y est convoqué tout autant qu’Adorno) rigoureux, exhaustif et stimulant, fait de l’œuvre de Dos Passos le lieu de l’ébranlement du contrat national et de sa reconfiguration poétique, et le dit dans une écriture claire et ciselée qui sait allier analyses de détail et vastes tableaux embrassant l’œuvre et la période.

INDEX

Thèmes : Recensions

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AUTEURS

FLORA VALADIÉ Université de Bourgogne - Franche-Comté

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Actualité de la recherche

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Federal Theatre Project (1935-1939) : contexte et enjeux Université Toulouse – Jean Jaurès, 17-19 octobre 2019

Adriana Haben

1 Le colloque international « Federal Theatre Project (1935-1939) : contexte et enjeux », organisé par Emeline Jouve et Géraldine Prévot, s’est tenu les 17, 18 et 19 octobre à l’Université Toulouse – Jean Jaurès et au Théâtre Garonne. Cette manifestation est le fruit de la collaboration entre deux unités de recherche, Cultures Anglo-Saxonnes (CAS, EA 820, Toulouse – Jean Jaurès) et Histoire des Arts et des Représentations (HAR, EA 4414, Paris Nanterre). Durant les deux premiers jours, les interventions, sous forme d’ateliers et de conférences plénières, ont porté sur le contexte historique et socio- politique du Federal Theatre Project (FTP), programme lancé par le gouvernement Roosevelt dans le cadre du New Deal, ainsi que sur ses répercussions, ou encore ses figures marquantes, telles que les dramaturges Hallie Flanagan et Susan Glaspell. La demi-journée du 19 octobre était quant à elle consacrée à des tables rondes autour de l’héritage du Federal Theatre Project et de la question du financement des arts vivants.

2 Le colloque a été inauguré par la conférence plénière de Jean Kempf, de l’Université Lyon 2, intitulée « Retrouver la ‘promesse de la vie américaine’. Le New Deal et la culture ». Cette conférence a été l’occasion d’évoquer le contexte socio-politique du New Deal, et de passer en revue l’historiographie des années trente pour en nuancer certains aspects, en particulier la dimension inclusive des programmes du New Deal. J. Kempf a également décrit les années trente comme un tournant dans l’histoire culturelle des États-Unis, marqué par la dissolution des identités ethniques au profit de l’émergence d’une identité américaine, à travers l’intervention étatique mais aussi l’essor de la consommation. L’emphase mise par les programmes du New Deal sur les arts s’inscrit dans un contexte de révolution culturelle portée par les technologies de masse. La fin de la conférence invitait à s’interroger sur l’héritage du New Deal dans le domaine de la culture, envisagée à la fois comme création artistique et comme outil d’éducation, et non comme simple instrument de résolution de crise. La discussion qui a suivi a porté sur la nostalgie d’une société homogène, sans classes sociales, souvent associée au New Deal et aux années trente.

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3 Le premier atelier a permis de mettre en lumière les productions culturelles des divers programmes de la Works Progress Administration (WPA) comme lieux de réflexion sociale pendant les années du New Deal, à travers des initiatives parallèles au Federal Theatre Project ou par le biais des sections locales de ces programmes.

4 Claudie Servian, de l’Université Grenoble Alpes, a ainsi présenté dans sa communication le Federal Dance Project qui a contribué à faire de la danse une arme dans la lutte des classes et un moteur d’intégration. Des origines du projet dans le « New Dance Group », un ensemble de danseurs et de chorégraphes fondé en 1932, à sa concrétisation avec la création du Federal Dance Project, C. Servian a évoqué plusieurs de ses figures marquantes (les danseuses et chorégraphes Helen Tamiris, Anna Sokolow, Jane Dudley) et productions majeures. Le programme accueillait des artistes d’origines diverses, qui ont aidé à populariser une « danse référentielle », profondément engagée, en dépit des critiques acerbes adressées aux danseuses en raison du caractère souvent lugubre et pessimiste des mises en scènes.

5 Herman Farrell, de l’Université du Kentucky, s’est intéressé dans sa communication à un moment clé de l’histoire du Federal Theatre Project : l’atelier de six semaines organisé par Hallie Flanagan lors de l’été 1937, destiné à améliorer la qualité des productions théâtrales proposées. H. Farrell a ainsi retracé la genèse de ce projet, à l’issue duquel l’une des créations les plus célèbres du Federal Theatre Project, le « Living Newspaper » One-Third of a Nation, a vu le jour. L’été 1937 constitue un tournant décisif dans l’existence du Federal Theatre Project, notamment en raison de l’insistance d’Hallie Flanagan sur l’expérimentation théâtrale et son refus d’un réalisme traditionnel sur scène : les partis pris esthétiques favorisés durant ces quelques semaines ont par la suite guidé les productions ultérieures du projet.

6 Le premier atelier s’est achevé avec la communication de Nancy Jones, de l’Université du Kentucky, qui portait sur l’impact des antennes locales du Federal Theatre Project, à travers l’exemple concret de la ville de Cincinnati dans l’État de l’Ohio. Nancy Jones a ainsi noté que les divers spectacles mis en scène à Cincinnati ont mobilisé des artisans locaux pour la construction des décors ou l’élaboration des costumes, à une période où la ville était durement touchée par les effets de la Grande Dépression. Les traces de la présence du Federal Theatre Project dans la ville sont encore visibles de nos jours, à travers l’existence de nombreuses troupes de théâtre. À l’issue de ce premier atelier, la discussion s’est orientée vers les autres sections locales du Federal Theatre Project, ainsi que sur l’importance du théâtre amateur lorsqu’il s’agit d’évoquer sur scène des problématiques sociales.

7 Laura Streett, archiviste à Vassar College, dans l’État de New York, a abordé dans sa conférence plénière la vie d’Hallie Flanagan, directrice du Federal Theatre Project entre 1935 et 1939. Après un passage en revue des lieux et moments clés de la vie de Flanagan, Laura Streett a présenté son travail d’archiviste et détaillé le contenu des collections consultables à Vassar College, comprenant des photographies, certains objets personnels ainsi que des lettres. Les questions ont ensuite porté principalement sur le travail d’archiviste et l’échange de documents entre les différents fonds et institutions, ainsi que sur une éventuelle digitalisation prévue de l’archive d’Hallie Flanagan. La conférence de Laura Streett a été suivie de la lecture de la pièce Playground: The Hallie Flanagan Project par les étudiants de Dickinson College (Toulouse) et de l’université Toulouse – Jean Jaurès. La pièce retrace les années d’Hallie Flanagan à Vassar College. Après cette lecture, une séance de questions avec la dramaturge Mattie

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Brickman a permis d’évoquer son parcours professionnel ainsi que les origines de la pièce.

8 Le deuxième atelier, organisé par l’International Susan Glaspell Society, a confronté divers points de vue sur une autre figure emblématique du Federal Theatre Project : la dramaturge Susan Glaspell, directrice de la subdivision responsable de la région du Midwest. Dans la première communication, intitulée « The Provincetown Players and the Federal Theatre: The Essay Susan Glaspell Never Wrote », Noelia Hernando-Real de l’Université Autonome de Madrid a détaillé l’influence des Provincetown Players, troupe à laquelle appartenaient Susan Glaspell et son mari George Cram Cook, vis-à-vis du Federal Theatre Project. Son analyse reposait principalement sur des notes et brouillons de Glaspell pour un projet d’essai sur les liens entre les Provincetown Players et le Federal Theatre Project : l’essai n’a jamais vu le jour, suite à la démission de Glaspell du Federal Theatre Project en 1938, mais selon N. Hernandez-Real, ces archives suggèrent que Glaspell voyait dans les projets d’Hallie Flanagan la continuité des idées de George Cook, décédé prématurément en 1924.

9 Linda Ben-Zvi, de l’Université de Tel Aviv, s’est également penchée sur la période durant laquelle Glaspell était à la tête du Midwest Bureau du Federal Theatre Project. Elle a centré son intervention sur un exemple marquant, le « Living Newspaper » intitulé Spirochete, traitant des maladies vénériennes et plus particulièrement de la syphilis : le titre de la pièce fait en effet référence à la bactérie à l’origine de cette infection. Le rôle marquant de Glaspell dans le conflit qui opposa Arnold Sungaard, auteur de la pièce, et les dirigeants du Federal Theatre Project en 1938 a aussi été évoqué : ces derniers refusaient alors d’accorder à Sungaard les droits d’auteurs relatifs à son œuvre, qu’il finit par obtenir après l’intervention de Glaspell.

10 La dernière communication de cet atelier portait sur un autre personnage important des Provincetown Players, le dramaturge et poète Alfred Kreymborg : Drew Eisenhauer, de l’Université de Strasbourg, a souligné que les contributions de Kreymborg au théâtre américain et au Federal Theatre Project ont souvent été délaissées au profit de ses travaux poétiques, davantage reconnus. Néanmoins, Kreymborg est à l’origine d’œuvres théâtrales majeures au sein du Federal Theatre Project en tant que dramaturge ou que metteur en scène, notamment America, America: a Mass Recital (1934), traitant de la misère abjecte dans laquelle vivent certaines couches de la population américaine, et The Dance of Death, pièce de W.H. Auden mise en scène par Kreymborg en 1936. Les œuvres théâtrales de Kreymborg étaient majoritairement expérimentales, et contrastaient avec le goût pour le quotidien, l’ordinaire et le vernaculaire américain qu’il cultivait en poésie.

11 À l’issue de cet atelier, les discussions se sont tournées vers les raisons de la déception de Susan Glaspell vis-à-vis du Federal Theatre Project : d’après Noelia Hernando-Real, le conflit autour des droits d’auteur de Spirochete a entrainé la démission de Glaspell, qui ne s’est pas sentie soutenue par Hallie Flanagan. Linda Ben-Zvi a également répondu à des interrogations sur l’existence d’archives prouvant l’influence de Glaspell sur l’écriture de Spirochete : selon elle, Susan Glaspell est bien à l’origine du projet, même si Sungaard demeure le seul auteur de la pièce.

12 La deuxième journée du colloque s’est ouverte sur la conférence plénière de François Thomas, de l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, intitulée « Orson Welles et ses compositeurs : une cohésion autant sociale et politique qu’artistique ». La conférence portait sur les quatre spectacles organisés par Orson Welles et le producteur John

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Houseman dans le cadre du Federal Theatre Project, entre 1936 et 1937, et sur leur choix de faire appel à plusieurs jeunes compositeurs américains, parmi lesquels Virgil Thomson, Paul Bowles, Marc Blitzstein, et Aaron Copland. F. Thomas a souligné l’attitude militante de ce groupe informel de compositeurs, et particulièrement de l’un d’entre eux, Marc Blitzstein, auteur de l’ « opéra prolétarien » The Cradle Will Rock (1937). Selon François Thomas, l’engagement politique de Welles et Houseman, grandement influencés par Blizstein, a précipité leur rupture avec la WPA, suite à l’interdiction de représentation qui frappa la première de The Cradle Will Rock. La cohésion politique entre Welles, Houseman et ce groupe de compositeurs se traduit également par une cohésion esthétique : tous rejettent le romantisme allemand et sont fortement influencés par Erik Satie. F. Thomas a noté en guise de conclusion que, si aucun de ces compositeurs n’a collaboré par la suite avec Welles dans ses œuvres cinématographiques, certains de leurs choix esthétiques ont trouvé un prolongement dans les films de Welles et dans les spectacles du Mercury Theatre, groupe fondé par Welles et Houseman en 1937.

13 La journée s’est poursuivie avec le troisième atelier, qui comportait deux communications dans la continuité thématique de la conférence plénière : Julie Vatain- Corfdir (Sorbonne Université) a ainsi abordé l’adaptation du Dr Faustus de Christopher Marlowe par Orson Welles, tandis que Jeffery Kennedy (Arizona State University) a consacré sa communication à la première représentation de l’œuvre de Blitzstein, The Cradle Will Rock.

14 Dans sa communication intitulée « Illusions on black velvet: Orson Welles’ Dr Faustus », Julie Vatain-Corfdir a analysé l’une des productions majeures de Welles et Houseman dans le cadre du Federal Theatre Project, qui se démarquait par son caractère apolitique. Le texte de Marlowe a été fortement remanié par Welles, qui n’a gardé que la moitié des répliques et les a réorganisées. La mise en scène imaginée par Welles, d’apparence simple, était en réalité extrêmement technique : les jeux d’éclairage en particulier, grâce à l’utilisation pionnière à l’époque d’un projecteur ellipsoïdal, étaient si essentiels qu’ils figuraient dans le script de la pièce. Néanmoins, malgré la qualité de la production, celle-ci a été vivement critiquée pour son absence de portée sociale ou politique.

15 L’intervention de Jeffery Kennedy portait sur la journée du 16 juin 1937, date programmée de la première représentation de l’ « opéra prolétarien » de Blitzstein, The Cradle Will Rock. La première n’a pas pu avoir lieu en raison d’un décret de la WPA prononcé le jour même, qui suspendait toutes les nouvelles représentations jusqu’au 1er juillet 1937. J. Kennedy a noté que la décision de la WPA d’interrompre les représentations était probablement liée aux violentes émeutes survenues à Chicago quelques jours auparavant, et non au caractère polémique de The Crade Will Rock. Welles et Houseman ont néanmoins bravé l’interdiction de la WPA : après un changement de lieu, l’œuvre de Bliztman a finalement été jouée par ce dernier au piano, tandis que les acteurs ont chanté depuis le parterre. À l’issue de la communication de J. Kennedy, les discussions ont porté sur les récits parfois contradictoires du déroulé de la journée du 16 juin 1937 : Ilke Saal a ainsi fait remarquer que, d’après certains historiens, Welles et Houseman auraient en grande partie orchestré le chaos de cette journée pour des raisons commerciales.

16 Lors du quatrième atelier, la communication de Thierry Dubost, de l’Université de Caen Normandie, s’est penchée sur la mise en scène d’un langage dramatique de la

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nourriture dans la pièce de Clifford Odets, Awake and Sing (1935), dont la traduction en yiddish a été incluse dans le Federal Theatre Project. Son analyse a souligné l’importance des scènes de repas dans le contexte de la crise des années trente, ainsi que la volonté d’Odets de mettre en scène des moments de la vie ordinaire d’une famille, tout en suggérant leur résonnance avec des problématiques sociales plus larges. La communication suivante, présentée par Michael Selmon (Alma College, Michigan), portait également sur une production du Federal Theatre Project : Power (1937), pièce écrite par Arthur Arent pour relater les difficultés et conflits sous-jacents à la mise en place d’un approvisionnement électrique dans le massif montagneux des Appalaches. Après avoir souligné l’importance des réseaux qui ont permis à la pièce de voir le jour (chaque production régionale employant plus de 120 personnes), M. Selmon a évoqué l’aspect métathéâtral de la pièce, dont le script et la mise en scène attiraient sans cesse l’attention du spectateur sur l’importance de l’électricité au théâtre, pour permettre des effets de sons et de lumières.

17 Le quatrième atelier s’est clos sur l’intervention de Claudine Raynaud, de l’Université Paul-Valéry à Montpellier, qui proposait une vue d’ensemble sur les productions de Zora Neale Hurston au sein de la « Negro Unit » du Federal Theatre Project à New York. L’un des projets principaux de Hurston, une adaptation de Lysistrata, n’a ainsi jamais vu le jour sur scène. Néanmoins, Claudine Raynaud a noté que l’influence de Hurston a été capitale pour les 23 « Negro Units » disséminées à travers le pays, surtout à travers son choix de mettre en avant dans les spectacles et mises en scènes divers éléments appartenant au folklore afro-américain, comme des danses ou des chants religieux (« negro spirituals »).

18 La deuxième journée s’est poursuivie avec la conférence plénière d’Elizabeth Osborne (Florida State University), intitulée : « Has It Can’t Happen Here happened ? Performances of History in Times of Crisis ». L’adaptation théâtrale du roman de Sinclair Lewis a été l’un des grands succès du Federal Theatre Project, en raison de son message antifasciste : selon E. Osbourne, la pièce donnait à voir un futur potentiel sur l’espace imaginaire de la scène, dans un but à la fois didactique et préventif. La pièce a été de nouveau adaptée en 2016, peu après l’élection de Donald Trump, par le Berkeley Repertory Theatre, qui a encouragé la tenue de représentations gratuites à travers le pays. Malgré des changements substantiels par rapport à la version de 1936, E. Osborne a remarqué que la réadaptation de cette pièce s’appuyait sur un moment fort de l’histoire des États-Unis afin de le réactualiser pour le rendre à nouveau pertinent aux yeux d’un public du XXIe siècle. Les questions à l’issue de la conférence plénière ont concerné majoritairement les différences relevées par E. Osborne entre la version de 1936 et la version de 2016, ainsi que l’existence éventuelle de documents traitant des difficultés qu’aurait éprouvées Lewis à adapter son roman en pièce de théâtre.

19 Le dernier atelier du colloque était organisé par l’American Theatre and Drama Society, et abordait les liens entre le Federal Theatre Project et des problématiques de santé publique. Jordana Cox, de l’Université de Waterloo (Canada), est ainsi revenue sur la pièce de Sungaard, Spirochete : à partir de cet exemple, elle a analysé dans quelle mesure les « Living Newspapers » du Federal Theatre Project ont contribué à repousser les limites de l’actualité (« newsworthy »). Spirochete a favorisé la mise en place d’une « poétique de l’exposition », à travers une série de stratégies destinées à rendre l’information publique, sur scène comme ailleurs : à l’issue des représentations, les

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membres du public pouvaient ainsi se faire dépister gratuitement grâce aux médecins présents bénévolement sur place.

20 Dorothy Chansky (Texas Tech University), présidente de l’American Theatre and Drama Society, a quant à elle présenté une autre pièce, All the Living de Hardie Albright (1938), dont l’intrigue se déroule dans un asile psychiatrique, et qui dénonce les traitements administrés aux patients et les conditions de travail des soignants. D. Chansky a passé en revue les différentes sources qui ont inspiré l’écriture de All the Living, notamment l’ouvrage de V.R. Smalls, I Knew 3000 Lunatics, ainsi que le rôle des « lecteurs » du Federal Theatre Project, chargés de relire les scripts pour sélectionner les projets, dans l’élaboration de la pièce.

21 La communication de Kate Dossett, de l’Université de Leeds, abordait la question de la santé sous un angle métaphorique, à travers la problématique de la « santé » des archives. Elle a présenté ses travaux sur les manuscrits d’auteurs noirs dans les archives de la Bibliothèque du Congrès, soutenant que ces documents, qui n’ont jamais été portés sur scène pour la plupart, sont des ressources tout aussi précieuses dans l’élaboration de l’histoire du Federal Theatre Project que les manuscrits officiels ou publiés. Selon elle, la méfiance est de rigueur face à des histoires du Federal Theatre Project constituées uniquement à partir de manuscrits publiés, car celles-ci ne représentent que le point de vue des blancs, qui étaient très souvent les seuls décideurs des projets qui voyaient le jour.

22 Une dernière conférence plénière, donnée par Ilka Saal (Université d’Erfurt), est venue clore la deuxième journée du colloque. Intitulée « “As American as Walt Disney”: The Political Theatre of the Living Newspaper », elle portait sur le format théâtral du « Living Newspaper », fortement inspiré par les gros titres de l’actualité et destiné à une audience très large. Le succès de ce format est dû, selon I. Saal, à un heureux mélange entre l’esthétique du théâtre politique (empruntée à Brecht et Piscator) et des techniques de divertissement bourgeois. Les « Living Newspapers » étaient « aussi Américains que Walt Disney », d’après la formule d’Hallie Flanagan, car ils s’intéressaient principalement aux problèmes rencontrés par le citoyen lambda, et critiquaient les excès du système capitaliste tout en proposant des solutions à l’intérieur même des paramètres de ce système. Suite à la conférence d’I. Saal, les derniers échanges se sont orientés sur l’héritage du Federal Theatre Project : certains ont ainsi estimé que les « Living Newspapers » constituaient un véritable outil de changement, tandis que d’autres intervenants ont évoqué la pièce d’Arthur Miller, Death of a Salesman, comme héritière de l’ethos du FTP, dans sa manière d’aborder des questions politiques à travers la sphère du personnel.

23 La dernière demi-journée du colloque, qui s’est déroulée le 19 octobre au Théâtre Garonne, était organisée sous la forme de tables-rondes autour de la question du financement des arts vivants : le FTP étant une politique de financement des arts exceptionnelle dans l’histoire des États-Unis, il s’agissait de s’interroger sur l’héritage d’un tel programme et sur l’existence éventuelle de dispositifs similaires dans d’autres pays. Lors de la première table ronde, Stéphane Gil, directeur délégué du Théâtre de la Cité, a souligné l’existence en France de financements publics assurés par les collectivités territoriales, tout en notant que ceux-ci étaient parfois difficiles à obtenir selon la localisation géographique. Rima Abdul-Malak, ancienne attachée culturelle à l’ambassade de France aux États-Unis, a quant à elle rappelé le caractère hors norme de la politique du Federal Theatre Project dans un pays où la seule agence

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gouvernementale de financement des arts, le National Endowment for the Arts, représente seulement 0,04 % du budget fédéral. Le financement des arts vivants aux États-Unis relève ainsi majoritairement de la philanthropie ou du mécénat. Enfin, la dernière intervenante, Harriet O’Malley, attachée culturelle australienne à l’ambassade de Paris, a noté qu’il existe en Australie des dotations prévues pour les projets destinés à contribuer au rayonnement du pays à l’international. Néanmoins, les financements de l’Australia Council for the Arts sont principalement réservés à la « grande culture » ou à la reconnaissance des arts aborigènes, et il est plus difficile pour les projets indépendants ou les artistes émergents d’en obtenir.

24 La deuxième table ronde réunissait divers intervenants autour de la question des financements des arts en temps de crise. Emmanuel Wallon et Christian Biet (professeurs respectivement de sociologie et de théâtre à l’Université de Nanterre) ont ainsi discuté d’une éventuelle « américanisation » des systèmes de financement, par le biais d’un recours accru aux recettes annexes et au mécénat, une idée soulignée par l’évocation de modèles hybrides de financement dans l’intervention de Stéphane Boitel, co-programmateur au Théâtre Garonne. Eric Fourreau, directeur des éditions de l’Attribut, a quant à lui abordé la question de la légitimité de la culture et de son financement : la culture doit-elle être soumise à une logique de rentabilité ? La discussion s’est ensuite orientée vers le modèle américain, Rima Abdul-Malak et Harriet O’Malley remarquant que la « loi du marché » américaine a paradoxalement contribué à créer davantage de diversité dans la représentation des minorités raciales et de genre, sur scène comme dans les salles de théâtre.

25 Enfin, la manifestation s’est clôturée sur une dernière table ronde, laissant la parole aux artistes sur la question de l’impact des politiques de financement sur leur travail de création. Deux artistes australiens, Leah Shelton (de la compagnie Terror Australis) et Adriano Cortese (de la compagnie Ranters Theatre), ont ainsi décrit les difficultés traversées par les artistes au quotidien pour obtenir des subventions et parvenir à vivre de leur art. Les dernières discussions avec Alison Halit, productrice et curatrice, ont illustré l’influence que peuvent avoir les organismes de financement sur la nature, la nomenclature, le contenu ou encore le déroulement d’un spectacle : en Australie, par exemple, les artistes doivent désormais rendre des comptes aux organismes financeurs sous forme de rapports à effectuer après l’aboutissement du projet.

26 Le colloque a ainsi permis d’envisager le Federal Theatre Project comme une période exceptionnelle dans l’histoire des États-Unis en matière de financement des arts vivants et d’implication de l’État dans la culture. Au cours des trois journées, les points de vue des chercheurs se sont confrontés à ceux des artistes et d’autres acteurs culturels afin de proposer des approches complémentaires de ce projet, dont l’héritage et les répercussions ont suscité de vives discussions.

INDEX

Thèmes : Actualité de la recherche

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AUTEUR

ADRIANA HABEN Université Toulouse – Jean Jaurès

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Reenchanting Urban Wildness: To Perceive, Think and Live With Nature in its Urban Environment University of Perpignan Via Domitia, June 5-8, 2019

Noémie Moutel and Caroline Granger

1 This second edition of the International Conference on Ecopoetics organized by Bénédicte Meillon, under the aegis of the research center CRESEM (Centre de Recherche sur les Sociétés et Environnements en Méditerranée) of the University of Perpignan Via Domitia, explored the literary and social manifestations of diverse interactions linking humans and non-humans in the midst of an expanding urbanization. The conference gathered a hundred scholars, novelists, poets, sociologists, ethnologists, teachers, dancers and choreographers, who addressed the artistic, intellectual and pedagogical means of promoting a biocentric view of the world. The communications, arranged in thematic panels, contributed to revealing how written words and ecologically-minded practices and research can inspire us to reenchant the urban wildness whilst outlining possible futures. This four-day conference allowed for transdisciplinary and international encounters of all kinds: choreographers, landscape designers, secondary school teachers, PhD students, university professors, as well as researchers in linguistics, literature, sociology, philosophy, arts and science joined to contemplate the manifold possibilities of ecopoetical approaches. This report shall focus on contributions that dealt specifically with North American research and matters of transatlantic humanities.

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Reenchanting ruins, industrial wastelands, and urban voids

Margaux Le Donné (Institut d’Études Politiques de Paris, France), “From ‘Green-Cities’ to the Reappropriation of Our ‘Ruined-Cities’”

2 Margaux Le Donné opened her talk by drawing a distinction between ‘green-cities’ – where green-washing rules, and streets, businesses, housing and infrastructures are only accessible to middle and upper classes – and ‘ruined-cities,’ where nature and culture are physically and culturally imbricated. The question of wildness in urban spaces requires to take into account what Le Donné called “a grammar of sharp and complex ecological struggles”. To renegociate the definition of Progress that green- cities are paradigmatically based upon, Le Donné relied on anthropologist Anna Lowenhaupt Tsing’s recent work, The Mushroom at the End of the World (2015). Prefaced in its French version by philosopher Isabelle Stengers, Tsing’s work is an exploration of the rhizomatic ethnic, social, commercial and biological interactions that link the matsutake mushroom to the “possibility of living on the ruins of capitalism”. Le Donné draws on her work to reinvest the notion of ruins with an unsettling ambiguity: ruins appear where capitalism has cut humans and non-humans from their ecosystemic roots, turning their inhabitants into ’mobile capital goods’. In that sense, cities are ruins, already precarious and unstable urban settings. Le Donné thus concluded that to consider cities as ’urban-ruins’ can lead to our noticing an ongoing “ecology of perturbation,” where interstices and cracks allow for spaces of resistance to the capitalist exploitation of human and non-human lives.

Reenchanting urban wildness through climate-fiction and science-fiction

Claire Perrin (Université de Perpignan Via Domitia, France), “Starhawk’s San Francisco in The Fifth Sacred Thing: A Reenchantment Utopia”

3 In The Fifth Sacred Thing (1993), Starhawk imagined an initiation narrative for both her readers and her main protagonists, Madrone and Bird, in a Californian landscape almost entirely taken over by the rule of the Stewards, a group of conservative fundamentalist white men. Claire Perrin analyzed how San Francisco, free from the hold of the Stewards, becomes the setting of applied ecofeminist ethics and practices. The permacultural and collective modes of subsistence and organization chosen by the city’s inhabitants present a working critique of the Stewards’ society, based on patriarchal and capitalistic values. As opposed to a constant exploitation of nature, a privatization of resources, a subjectivation of women, and the mandatory cult to a single male deity, the people of San Francisco declare sacred and inalienable the free sharing of all resources related to the four elements: air, water, fire and earth. According to Perrin, urban wildness is reenchanted by the protagonists’ willful adaptation to climate changes. She coined this system “a social functioning with nature,” where liberation and autonomy are ethically and pragmatically related to the

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San Franciscans’ reclaiming of agricultural practices and knowledge. The growing field of ecofeminist research provides a critical framework to address this novel, as it helps to think ecology and gender relations combined. Indeed, the San Franciscan organic community puts into practice collective decision-making tools in line with feminist analysis of patriarchal society. Grassroots political activism is thus directly linked to ecological preservation of one’s habitat and to transformative feminist politics. Perrin further noted and concluded by stating that The Fifth Sacred Thing deviates significantly from the majority of cli-fi novels as it counters pessimistic stereotypes with ecofeminist and revolutionary pathways.

Joachim Zemmour (Université d’Angers, France), “Men-Flowers and Women-Flowers in the Ecopoetic Works of Clark Asthon Smith: When Sci-Fi/Fantasy Literature Takes a Visionary Look at the Future”

4 Joachim Zemmour introduced his audience to the works of Clark Ashton Smith, Californian poet and short-fiction writer, as well as “one of the founding fathers of the modern sci-fi/fantasy genre,” along with his contemporary H.P. Lovecraft. C.A. Smith’s relevance to the ecopoetical topic of “reenchanting urban wildness” lies in his early ability to challenge anthropocentric and anthropomorphic assumptions through fictional narratives. Zemmour’s presentation drew attention to the recent Penguin Classics publication of collected stories and poems by C.A. Smith, The Dark Eidolon and other fantasies (2014), and to his recent translation of The City of the Singing Flame (La Flamme Chantante, Actes Sud: 2013). He asserted that the author should be counted as a “true ecopoet, and not as a minor writer of some ’subgenre’”. Zemmour first explained that C. A. Smith’s story The Demon and the Flower [1933] blurred the limits between human, animal and vegetal reigns. Through the symbolic shape-shifting of a human character into a plant, notions of hybridity and trans-speciesism were brought to light and further expanded upon. The Maze of the Enchanter [1932] was the second story under study. It takes place in a “utopian garden-city” where “man-made buildings become a shrine of Nature”. There, flowers are depicted as highly sexual, sentient and potentially malevolent creatures. Humans undergo transformation through interaction with them. Zemmour finally claimed that the ultimate ecopoetic movement occurs through the writer’s words, via the dreamscapes thus drawn, for which fantasy/sci-fi literature appears to be a most favorable genre.

Ecopoetry of survivance and postcolonial hybridity

Katherine Lynes (Union College, USA), “‘How on Earth Do You Read Me’: Stepping Outdoors in Haryette Mullen’s Urban Tumbleweed”

5 In her presentation, Katherine Lynes introduced and discussed Haryette Mullen’s latest poetry collection, Urban Tumbleweed: Notes from a Tanka Diary (2013). It is composed of 366 tankas, written on the occasion of her daily walks in Los Angeles. Lynes explained that tankas are short poetic forms composed of 31 syllables, which Mullen chose to lay out in three lines, one building up to the next. Lynes argued that Mullen’s poetry, through “the brevity and clarity of tanka,” reaches readers in need of reconfiguring

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what nature signifies in urban spaces. Mullen indeed writes ecocritical poetry dealing with how nature resides, or survives, in cities, evoking urban encounters with the non- human that shift the outlines of the urban landscape. Though they can’t help flaunting their vulnerability, I imagine that creeping snails are trusting me to spare their fragile shells. As in this tanka, Mullen’s poetry draws attention to the borders created between desirable and undesirable nature. The city-dweller’s footsteps might cross paths with that of a snail, and in that incident, daily actions are brought to attention, and placed in relation to the whole. In that sense, Katherine Lynes argued that Mullen’s work makes ordinary urban earth extraordinary.

Karen Houle (University of Guelph, Canada) and David Lloyd (Le Moyne College, USA), “Poetry Readings with Commentary”

6 In this panel, poets Karen Houle and David Lloyd invited the audience to take their seats in a circular setting, one poet facing the other across the circle. Each introduced their work, and their relation to poetry, prior to reading out of their most recent publications. Karen Houle described the circumstances in which her book, Grand River Watershed: A Folk Ecology (2018), emerged. Resident writer at North House, a leading- edge sustainable habitation on the Grand River Watershed in southern Ontario, Houle met with gardeners, educators, farmers, artists, botanists, ecologists, geologists, archaeologists, and historians of the area. She then undertook to creatively merge the gleaned geological, climatic, historical, and ecosytemical narratives, thus attempting to chronicle “the existence of a particular watercourse over the passage of time”.

7 David Thomas Lloyd offered poems pertaining to elements of nature familiar to humans dwelling in urban and suburban areas: thistles, hawks, house wrens, goldfinches... Reading from his latest poetry collection, The Everyday Apocalypse (2018), and from other sources, Lloyd performed poems entitled “Forgotten,” “Sovereign,” and “Hawk in the City,” all sharing a celebratory mode of mindful contemplation. The ensuing conversation entertained the idea that could be understood as a way, for a writer, not to focus so much on the self as on the self in relation with other lives, sensations and stories.

Ecopoetics of movement

Caroline Granger (Université de Caen Normandie, France), “An Event by Merce Cunningham: Experiencing an Unexpected Landscape”

8 Merce Cunningham died on July 26th, 2009. Some days later, the dancers of his company decided to honor him by performing an Event in Battery Park, at the southern tip of Manhattan. The creative process of this work gave another existence to the choreographies and was a way for the audience to have a unique experience in an unusual space. Viewers stood or sat among buildings and natural elements to attend this performance based upon fragments new and old, chosen through chance procedures.

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9 According to Caroline Granger, Merce Cunningham wished to share his memories and observations of different independent structures in natural landscapes and more especially in forests where trees, leaves, mushrooms, ants or birds live together. The choreographer questioned the viewers’ relationships to the wilderness without representing its elements, only the structures of different movements happening unexpectedly in a shared space.

Keynote and performances

Serenella Iovino (University of North Carolina, USA), “The Invisible Wild: Dilemmas and Resources of the Anthropocene Gardens”

10 The talk began with photographs showing works created by the American female artist Tamiko Thiel. Her process links the so-called material and virtual worlds: using smartphones or tablets in an urban landscape, viewers can discover hidden digital gardens before their eyes. In this augmented virtual reality, plants appear as mutants of different shapes and colors.

11 Serenella Iovino questioned the presence of these new virtual layers in the topography of the Anthropocene. Through cables, wires, satellites and networks, a complex landscape is built between electronic devices and the natural environment. Referring to artistic works, she invited the audience to change its perception and think about this garden. What are its necessary conditions to exist? The fact that this “augmented reality garden” first takes roots in the living soil, and that the technology that allows its visibility was produced in terrible working conditions cannot be denied. Art broadens people’s mind, and also reveals the ghosts living behind technology. The challenge is to weave these two environments, the technological and the wild, to create what Gilles Clément calls “gardens of resistance”. In her conclusion, Serenella Iovino mentioned the Parco Arte Vivente in Turin as an oasis where such a tour de force is achieved.

Bilingual Ecopoetics Performance on Climate Change Based on the IPCC Report, by Nathalie Blanc (CNRS and Université Paris Diderot, Paris, France) and Clara Breteau (Université de Tours, France)

12 As an evening performance, researchers Clara Breateau (philosopher, economist, permaculturist) and Nathalie Blanc (research supervisor in urban wilderness and environmental aesthetics at the CNRS) echoed each other’s voices, and gave new depth to the latest IPCC report. Published in November 2018 by the Intergovernmental Panel on Climate Change, the report is a scientific, factual and objective assessment of the causes and consequences of climate deregulation around the globe. First talking one after the other, Breteau using the English version of the report, and Blanc working from an original French translation (the report does not officially exist in any other language than English so far), they gradually let their voices overlap, echo and even interfere with one another. The intensity and complexity of the ongoing ecological changes were thus rendered audible and sensitively perceivable by the captivated audience.

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13 Although many contributors were French, or, as indicated here, coming from North America, it should be noted that the conference drew participation from researchers of Spain, Russia, Turkey, Italy, Belgium, England, Finland, India, Poland, and Switzerland. They brought many more themes to the discussion such as: “Cultural Animals and Urban Zoopoetics,” “Arts and ,” “Urban Wilderness and Urban Design,” “Decolonial and Ecofeminist Ecopoetics,” “Contemporary Dance and Ecopoetic Movement,” “Material Imagination of the Environment through Urban Art,” and “Indigenous Reclaiming of Enchanting Naturecultures”.

INDEX

Subjects: Actualité de la recherche

AUTHORS

NOÉMIE MOUTEL Université de Caen-Normandie

CAROLINE GRANGER Université de Caen-Normandie

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Vladimir Nabokov : histoire et géographie Université de Cergy-Pontoise et Sorbonne Université, 6-8 juin 2019

Sophie Bernard-Léger, Julie Loison-Charles et Léopold Reigner

NOTE DE L'AUTEUR

Lien vers le programme du colloque : http://www.vladimir-nabokov.org/colloque- international-paris-6-8-juin-2019-vladimir-nabokov-histoire-et-geographie/

1 Le colloque « Vladimir Nabokov : histoire et géographie », organisé par Yannicke Chupin, Agnès Edel-Roy, Anne-Marie Lafont, Monica Manolescu et Sigolène Vivier, s’est tenu à l’Université de Cergy-Pontoise et à Sorbonne Université du 6 au 8 juin 2019. Pour l’organisation de ce colloque international, la Société française Vladimir Nabokov a reçu le soutien des partenaires suivants : Vladimir Nabokov Literary Foundation, Institut des Amériques, Fondation de l’Université de Cergy-Pontoise, Équipe AGORA (EA 7392-Université de Cergy-Pontoise), Sorbonne Université, Équipe VALE (EA 4085- Sorbonne Université), Équipe LIS (EA 4395-Université de Paris-Est Créteil), Équipe SEARCH (EA 2325-Université de Strasbourg), Lycée Rimbaud (Istres), INES (région PACA).

2 Le colloque international « Vladimir Nabokov : histoire et géographie » s’est attaché à explorer les représentations de l’histoire et de la géographie chez Nabokov, liées aux changements de lieux, d’époques et de langues.

3 Dans sa conférence plénière, intitulée « La carte sur le ventre ou le versant animal de l’histoire dans l’œuvre de Vladimir Nabokov », Isabelle Poulin (Université Bordeaux Montaigne) a proposé une analyse de la réflexion nabokovienne sur la barbarie de son temps. I. Poulin a montré que Nabokov était un écrivain et un naturaliste non seulement attaché au vivant, mais aussi attentif aux formes de violence dirigées contre le vivant. À l’aide d’exemples issus de Pnine, de Chambre obscure, ou encore du Guetteur, l’exposé d’I. Poulin a démontré que la souffrance animale mentionnée chez Nabokov

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servait d’épreuve de l’art face aux violences historiques. Nabokov dénonce la bestialité politique partout dans son œuvre et interroge une éthique de la forme artistique : que peut l’art face à la violence de l’Histoire ?

4 Le premier atelier de cette journée organisée à l’université de Cergy-Pontoise, « Géographies, mobilité et déplacement », a rassemblé trois communications de jeunes chercheurs et chercheuses français.e.s.

5 Dans son intervention « Poétique de la mobilité : expéditions physiques et mentales dans Le Don », Sophie Bernard-Léger (Sorbonne Université) a montré que, dans Le Don, le paradigme du mouvement s’affiche par des déambulations dans Berlin ou en Asie, mais aussi par les mouvements de la pensée et de la langue, ou encore l’alternance dans la focalisation. Pour Fyodor, le ré-enracinement n’est plus possible en exil, à part dans l’écriture.

6 Dans sa communication, Bénédicte Bintein (chercheuse indépendante, France) s’est attachée à examiner le rapport histoire / géographie chez Nabokov en s’intéressant à la valeur matricielle du sentier dans l’œuvre de l’écrivain. À partir d’exemples trouvés dans Le Don, Brisure à Senestre, Ada, ou encore Littératures, B. Bintein s’est penchée sur ces déambulations imaginatives, sur les efforts des personnages (et parfois de l’auteur) pour mettre à l’épreuve, et à mal, les facultés de leur pensée.

7 Dans son intervention « Géographie zemblienne et délinéarisation du roman », Sébastien Wit (Université de Picardie-Jules Verne) a proposé une lecture de Pale Fire à partir du concept de littérature ergodique proposé par Espen J. Aarseth dans Cybertext: Perspectives on Ergodic Literature. S. Wit a suggéré de dé-métaphoriser notre rapport spatial et de retrouver dans les bifurcations de l’objet-livre les traces de la géographie de la Zembla.

8 Le deuxième atelier a prolongé la réflexion sur le déplacement en rassemblant des communications sur le thème « Topographies réelles et imaginaires ».

9 L’intervention de Zsuzsa Hetényi (ELTE University, Hongrie), « Magyar Morsels: Mapping Nabokov’s Image of ‘Magyar’ and ‘Hungarian’ », était consacrée aux références à l’histoire, à la géographie et au langage de la Hongrie dans les œuvres de Nabokov. Après avoir relativisé les liens entre Nabokov et la Hongrie, Z. Hetényi a répertorié plusieurs références et a fait la liste des œuvres lues par Nabokov dans sa jeunesse contenant des liens avec la Hongrie.

10 La communication d’Alexander Dolinin (University of Wisconsin–Madison, États- Unis), « Trans-American Travels in Lolita : Additions and Corrections to Dieter Zimmer’s Study », était centrée sur le guide de voyage utilisé par Humbert et a montré que ce n’était pas l’édition de 1947 qui était employée (théorie de Zimmer), mais celle revue de mars 1953.

11 Dans « Signposts and Symbols: Imaginary Places in Lolita », Jenefer Coates (chercheuse indépendante, Angleterre) a évoqué plusieurs liens intertextuels entre Lolita et diverses autres œuvres pour présenter Lolita comme une réécriture de l’histoire de Merlin.

12 Dans son intervention « Nabokov’s Poetic Texture of the Real: The Referential Relation in “A Guide to Berlin,” Lolita and Ada », Marie Bouchet (Université Toulouse-Jean Jaurès) a abordé le problème de la représentation du réel dans l’œuvre de Nabokov. Elle a évoqué la possibilité de lire une œuvre de fiction comme s’il s’agissait d’un document historique, ainsi que la relation entre monde et mot.

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13 Le dernier atelier a entremêlé histoire et géographie avec des communications portant sur l’approche imaginaire et sensorielle de l’histoire et de la géographie.

14 Dans son intervention, intitulée « “Play! […] Invent reality!” : Nabokov et l’imagination vraie », Léopold Reigner (Université de Rouen Normandie) a également abordé la question du réalisme, en s’appuyant sur la notion d’ « illusion référentielle » développée par Michael Riffaterre, afin de clarifier la perspective de Nabokov quant à la représentation de la « réalité » en littérature.

15 Lors de sa présentation « Une approche sensorielle de l’histoire et de la géographie, contre “les claquements sauvages de bannières” : l’écrivain comme nouvel “homme de la frontière” », Stanislas Gauthier (Université Bordeaux Montaigne) s’est concentré sur la nouvelle « Lance » et a examiné le thème du colloque en relation avec l’exploration spatiale. L’exploration scientifique est présentée en tant que métaphore concrète d’un espace infini, qui offre un espace mental au-delà de l’histoire et de la géographie terrestres.

16 Dans sa communication, « Nabokov’s Sonic Geographies » Sabine Metzger (Universität Stuttgart, Allemagne) a exploré le thème de la géographie à travers la notion de paysage sonore, en utilisant pour point de départ l’idée que les environnements physiques, inventés ou pas, sont toujours sonores.

17 La première journée en Sorbonne a commencé par la conférence plénière de Will Norman (University of Kent, Angleterre), « Nabokov’s Wrong Turns », dont la question centrale était : « Que signifie l’histoire dans l’œuvre de Nabokov ? » En se penchant sur Bend Sinister, W. Norman a posé l’hypothèse selon laquelle le roman peut être lu comme une confrontation entre les historiographies grecques et hégéliennes. Nabokov prétendait être le tyran de romans dénués d’idées générales et peuplés de personnages au statut de galériens. Mais, pour W. Norman, c’est là que réside l’aspect politique du roman. Will Norman interprète le dénouement de Bend Sinister comme un Deus Ex Machina (dans lequel l’auteur joue le rôle du divin) qui fait référence à une vision grecque de l’histoire en tant que moyen d’immortaliser les grands guerriers par le langage. W. Norman a conclu en déclarant que les romans de Nabokov ne constituent pas une échappatoire à l’histoire, mais une vision alternative de ce que peut être l’histoire.

18 La première communication de l’atelier « Relire et réécrire l’histoire » était celle de Julian Connolly (University of Virginia, États-Unis) et s’intitulait « Russian “Souvenirs”: Artifice and Authenticity in Nabokov’s Depictions of Russia ». J. Connolly a montré que Nabokov s’est attaché à déconstruire dans son œuvre littéraire les conceptions erronées de la Russie qui étaient véhiculées à la fois avant et après la Révolution.

19 L’intervention d’Alexia Gassin (Sorbonne Université) était consacrée à l’étude de la ville de Berlin dans la fiction nabokovienne. A. Gassin a mis en perspective la notion de modernité empruntée au sociologue et philosophe Georg Simmel pour éclairer sa lecture du roman Roi, dame, valet. Les romans de la période russe de Nabokov offrent un double éclairage, à la fois sur la vie des émigrés russes à Berlin dans les années 1920 et sur l’atmosphère et les conditions de vie de l’après-guerre pour les Berlinois.

20 Dans sa communication, Adam Lieberman (University of Wisconsin-Madison, États- Unis) s’est penché sur le voyage et le déplacement dans le roman Glory. La Suisse y est représentée comme un nouveau foyer pour Martin et sa mère, et devient le reflet du

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pays natal de Nabokov. Les travelogues de Nabokov sont parfois empreints d’intertextualité et font écho aux voyages de Jules Verne ou à Lermontov.

21 L’après-midi a commencé par un atelier consacré à l’intertextualité et à la re-création. Dans son intervention intitulée « Lolita and Proust’s Cahier 36 », Dana Dragunoiu (Carleton University, Canada) s’est intéressée à un personnage que Proust avait créé dans ses brouillons (« le fameux faux savant Humberger, dit Humberg, dit Hum »), et elle a proposé de l’envisager comme un prototype pour Humbert Humbert dans Lolita.

22 La communication de Stanislav Shvabrin (University of North Carolina-Chapel Hill, États-Unis), « “Tearing the Web of When and Where”: Jean Richepin and Vladimir Nabokov as Interlocutors », portait quant à elle sur le poème de Richepin « Le Bohémien », que Nabokov a traduit en 1918. Cette traduction est aux antipodes de sa théorie littérale tardive, soulignant encore une fois que la traduction chez Nabokov n’est pas une théorie monolithique.

23 La journée s’est finie avec un atelier sur les « relectures et réécriture de l’histoire, des régimes politiques, des idéologies et des philosophies de l’histoire ».

24 Dans son intervention « Speak History: Geographical Dislocations in Nabokov’s Autobiography Speak Memory: An Autobiography Revisited (1967) », Michele Russo (Università di Foggia, Italie) a exposé les dislocations spatio-temporelles qui sous- tendent l’autobiographie de Nabokov. M. Russo s’est notamment appuyé sur le concept de « hénolinguisme » (Douglas Robinson, 2013) pour étudier la tension qui existe chez Nabokov entre patriotisme et cosmopolitisme.

25 La présentation de John Brick (Marquette University, États-Unis) était axée sur Pale Fire et son narrateur Charles Kinbote, que J. Brick a comparé à un personnage historique, Gleb Botkin. Il a ainsi détaillé les similitudes entre Gleb Botkin et Kinbote, et fait la liste des indices permettant de penser que Nabokov avait connaissance de l’histoire de Botkin. Pour J. Brick, la description de Kinbote par Nabokov a pu constituer une manière de ridiculiser la nostalgie régressive nourrie par certains émigrés russes.

26 Dans sa communication « L’Eutopia dans Ada, ou la reconfiguration esthétique de l’histoire politique du vingtième siècle : contre l’électricité de Vladimir Lénine, le “souci d’eau” de Vladimir Nabokov », Agnès Edel-Roy (Université Paris-Est Créteil) a montré que Nabokov engage le lecteur d’Ada à une réflexion politique, artistique et esthétique sur des formes concurrentes d’utopies, en revisitant l’histoire du vingtième siècle. Aux utopies eschatologiques, dont le communisme, s’opposerait la quête de l’eutopia comme lieu où il ferait bon vivre.

27 La dernière journée de ce colloque a commencé en Sorbonne et s’est terminée au Musée national de l’histoire de l’immigration, riche lieu d’histoire sur les mouvements de population tels qu’en a connus Nabokov.

28 L’unique atelier scientifique de la journée était consacré à la question « Identité, créativité et mondes imaginaires ».

29 Dans sa communication « Parler entre les langues, ou en “Nabokovien” : perte ou reconquête de l’identité de l’écrivain Vladimir Nabokov ? », Morgane Allain-Roussel (Université de Rouen Normandie) a abordé la question du rôle de l’identité dans la création du langage de Nabokov. Elle a évoqué le statut de « l’auteur multiple », à la fois écrivain et traducteur, et a examiné la création d’un nouveau langage, le « Nabokese ».

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30 Ayant reconnu l’importance des détails dans l’écriture nabokovienne, Elena Devos (chercheuse indépendante, France) a axé sa présentation autour de la description de l’herbier de Marina dans le premier chapitre de Ada et a dévoilé de nombreuses références intertextuelles, à Hamlet notamment. L’œuvre se constitue ainsi comme texte nourri par les textes passés, ce qui fait de l’intertextualité et de la connaissance de l’histoire littéraire et artistique une dynamique essentielle dans l’œuvre de Nabokov, y compris, et peut-être particulièrement, dans ses moindres détails.

31 Fidèle à la vocation de la Société Française Vladimir Nabokov de faire largement connaître Nabokov au-delà des cercles universitaires, ce colloque a également proposé un riche programme culturel. Ainsi, la première journée du colloque s’est clôturée par une lecture d’extraits d’Ada ou L’Ardeur par les comédiens Nama Keita et Nicolas Perrochet, puis la dernière demi-journée a été entièrement consacrée à l’ouverture culturelle et pédagogique : les élèves du lycée Rimbaud (Istres, France) ont présenté leur adaptation du roman Machenka, préparée avec l’aide de leur enseignante Anne- Marie Lafont, co-organisatrice, et ont ensuite répondu aux nombreuses questions de la salle.

32 Puis, le colloque s’est déplacé au Musée national de l’histoire de l’immigration. La Société Française Vladimir Nabokov a proposé au public une exposition de plusieurs documents de Nabokov liés à l’histoire et la géographie.

33 Marianne Amar, historienne et responsable du département de la recherche au musée, a proposé aux participants une introduction illustrée sur l’émigration russe, notamment avec une correspondance entre Nabokov et Nina Berberova. Puis, les Lettres à Véra de Nabokov (dans la traduction de Laure Troubetzkoy) ont été mises à l’honneur dans une performance intitulée « Sans nuage ». Celle-ci mettait en scène la correspondance de ce couple littéraire, dont seules restent les lettres de Vladimir. Ces dernières, lues par l’acteur Philippe Fenwick, faisait face au silence de Véra, que l’artiste Alexandra Loewe a mis en exergue par son travail.

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Thèmes : Actualité de la recherche

AUTEURS

SOPHIE BERNARD-LÉGER Sorbonne Université

JULIE LOISON-CHARLES Université de Lille

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LÉOPOLD REIGNER Université de Rouen

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Tourism, Cinema and TV Series Conference University of Lille, Friday 12th October 2018

Sarah Kelley

AUTHOR'S NOTE

The programme of the conference is available at: https://necs.org/sites/default/files/news-files/ programme_tourismecine_tv_series_oct18.pdf

1 A day conference on Tourism, Cinema and TV Series was held at the University of Lille on Friday 12th October 2018. Speakers from a variety of institutions in France and the UK presented their work in this field, creating a transnational discussion on the impact of cinema and TV tourism. This event was organised by Nathalie Dupont, Laetitia Garcia and Raphael Eppreh-Butet, who successfully put together a bilingual programme.

2 During the welcome address, attendees were encouraged to consider the impact of film and TV tourism on various locations, giving examples such as The Warner Bros. Studio Tour – The Making of Harry Potter (films released 2001-2011), situated just outside London, and the Game of Thrones (2011-) attractions in Northern Ireland. Over the course of the day, speakers addressed the conference topic from a variety of perspectives: industrial, cultural and practical. The resulting discussions raised some particularly interesting points for debate regarding whether or not film and TV tourism has a positive impact on the local community.

3 Opening the first panel of the day, Joseph Armando Soba (University of Lille) explored the attempts of some American states and cities to coax film and TV production away from their anchors in California and New York City via tax incentives. Analysing the effects of TV and film-induced tourism on the local economy, his paper raised questions regarding the true extent of its benefit. The second speaker on the panel, David Martin Jones (University of Glasgow), delved into issues of film tourism and transculturation

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by discussing the concept of floating heritage, referencing the Indian film Zindagi Na Milegi Dobara (2011). Produced in collaboration with the Spanish tourism agency, Zindagi tells the story of three non-resident Indian men on holiday in Spain as they indulge in local cultural activities. The following Q&A session explored issues of film tourism and cinematic colonialism, and whether Zindagi had transcended this.

4 The second panel of the day opened with Cecilia Tirtaine’s (University of Nantes) paper on the British film industry. She discussed the British Film Commission’s efforts to attract Hollywood investment and the movie hotspots map on the VisitBritain tourism website. With this in mind, she raised questions regarding which version of Britain is being represented on screen - one for the tourist gaze perhaps? The following speaker, Manon Haag (University of Glasgow), explored the issue of cultural sustainability and screen tourism, drawing on the American TV series Outlander (2014-), which is set in Scotland. Her paper discussed the show’s use of existing Scottish heritage sites and the debates around whether the resulting screen tourism had diminished some of the sites’ true cultural meanings or if this had helped to sustain the history surrounding the location. Rounding off the panel, Jean-Yves Fremont, the Deputy Mayor of Dunkirk, gave a fascinating insight into the political and practical steps made to allow the Nolan blockbuster, Dunkirk (2017), to be filmed locally. He also discussed the results of local tourism surveys, adding to the day’s running debate regarding whether or not film and TV tourism has a positive impact on the community.

5 The second half of the day conference opened with Rosemary Alexander-Jones’ (University of York) paper on the stately home of Chatsworth House in Derbyshire, UK, and its relationship with the multiple productions that have been filmed there. She discussed the House’s gift shop and the way it capitalises on Pride and Prejudice (2005), filmed there in 2004, through items such as DVDs, busts of Mr. Darcy and Jane Austen books. This created an interesting discussion around sites’ ability to situate themselves within a certain touristic narrative based on the productions they choose to host or emphasise. The following speaker, Charlotte Crofts (University of the West of England), spoke about the film tourism she has encouraged around the actor Cary Grant in his birthplace of Bristol, UK. As founding co-director of the biannual Cary Grant festival, she has put on events such as walking tours and immersive screenings in locations relevant to Cary Grant’s films or his real-life experiences. In this case, the focus has been on creating visceral experiences for Cary Grant fans rather than economic benefit from increased tourism to the city.

6 Opening the fourth panel of the day, Joel Augros (Bordeaux Montaigne University) discussed multiple examples of film tourism and their varying impacts. He referred to The Sound of Music (1965), much of which was shot in and around Salzburg, Austria. Upon the film’s release it was a huge success in the USA but less so in Germany and Austria, leaving Salzburg locals surprised by the subsequent influx of foreign visitors eager to visit locations from the film. Drawing on The Beach (2000), he discussed the negative impact of film tourism: the local authorities’ closure of one of the film’s shooting locations, Maya Bay, due to the damage caused by tourists. Providing a more positive example, he explained that the Northern Ireland Screen Agency actively promotes Game of Thrones (2011-) filming locations to fans and has brought more than 77 million euros to the local economy. The second speaker of the panel, Corentin Daniel (University of St Andrews), discussed his work in mapping out Harry Potter (films released 2001-2011) filming locations and the difficulties faced when sets are only

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inspired by a site and not necessarily filmed there. In the case of Harry Potter, this has led to more than one site claiming inspiration for the same set and attempts to use this association to increase local tourism. For example, inspiration for Diagon Alley has been claimed in multiple sites: in Edinburgh, Exeter, London and York. When one also considers the Harry Potter theme parks in the USA and Japan and the specially created immersive sets at the Warner Bros. Studio Tour in London, this brings a new element to the idea of film and TV tourism since the real filming location is not a necessary aspect.

7 Fittingly, the conference closed with a talk given by two representatives from the Lille- based Series Mania festival. This is an annual celebration and competition for French and International TV series, taking place in Lille over several days in March. The speakers discussed some of the features of the festival such as talks from industry stars, screenings and immersive experiences based on TV series. Its location, within easy access from London, Paris and Brussels, is an important feature and the influx of visitors it brings to the city is seen as particularly good for local tourism.

8 As evidenced by the range of papers, the conference gave attendees an opportunity to explore the topic of film and TV tourism through a variety of lenses. Each speaker brought new insights to the ongoing discussion around the impact of film and TV tourism on local communities and the wider audience. The conference organisers plan to publish a special issue of InMedia magazine focusing on Tourism, Cinema and TV Series. This is scheduled for publication in December 2019.

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Subjects: Actualité de la recherche Keywords: screen tourism, culture, heritage, industry, local community

AUTHOR

SARAH KELLEY University of Bristol

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Anatomie de l’incarcération états- unienne. Colloque « Making and Unmaking Mass Incarceration: the History of Mass Incarceration and the Future of Prison Abolition » Université du Mississippi (Oxford, Mississippi), 4-6 décembre 2019

Anaïs Lefèvre

1 C’est dans une petite ville croulant déjà sous les décorations de Noël que se sont réunis pendant trois jours historiens de l’incarcération états-unienne, militants de la cause anti-carcérale, artistes, et personnes anciennement incarcérées – nombre d’intervenants cumulant d’ailleurs plusieurs de ces diverses étiquettes. D’emblée, le colloque s’inscrivait en faux contre toute idée d’isolation ou de distance du monde académique vis-à-vis des réalités sociales et humaines dont il faisait son objet ; il était également, ainsi que l’a annoncé le professeur Garrett Felber lors de son discours d’ouverture, « résolument abolitionniste » dans son orientation.

2 L’organisation de ce colloque constitue un événement important pour les chercheurs et les militants s’intéressant à la question carcérale aux États-Unis ; elle s’inscrit dans la lignée du regain d’intérêt pour le sujet que l’on a pu observer dans le monde académique et au-delà depuis la publication de The New Jim Crow (Alexander), et constitue une réponse à la déception provoquée par l’inaction relative de la présidence Obama au sujet de l’incarcération massive (Tucker). Au cours des tables rondes, projections, et interventions qui se sont succédé sur la grande scène noire du Lyric Theater, on a vu s’ébaucher des pistes de compréhension multiples et parfois divergentes de la généalogie du système carcéral états-unien, ainsi que de son avenir. Les titres donnés aux tables rondes reflétaient un double intérêt pour l’élucidation des causes du problème actuel (« Héritages de l’esclavage », « Criminalisation ») et pour la définition de moyens d’actions (« Activisme en milieu carcéral et traditions de mobilisation », « L’université et la prison », « Droit et abolition », « Mettre fin à

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l’incarcération des femmes »), ces thématiques s’inscrivant systématiquement à l’intersection d’interrogations sur les conceptualisations raciales, sociales, et de genre.

La signification de l’espace

3 La plupart des participants rejoignaient le Lyric Theater grâce à une navette qui venait les prendre en bas de leur hôtel, mais si l’on parcourait à pied la distance qui les sépare, on passait nécessairement devant la haute façade rouge du Lafayette County Detention Center. En face, de l’autre côté de la rue, une entreprise s’est installée qui paie la caution de ses clients contre une somme d’argent non-remboursable, même s’ils sont exonérés au terme de la procédure judiciaire. Sur l’enseigne de la boutique, un personnage en uniforme rayé scie les barreaux de sa cellule et sourit aux passants. À quelques minutes de là, l’Overby Center for Southern Journalism and Politics, où devait initialement se tenir le colloque, porte le nom de son directeur, Charles Overby, qui tout en y promouvant ardemment la liberté de la presse siège depuis 2001 à la direction de CoreCivic, première entreprise de prisons privées aux États-Unis ; celle-ci s’est notamment engagée dans une grande action de lobbying contre une loi qui aurait soumis les prisons privées au Freedom of Information Act (Hodai).

4 Le choix de la ville d’Oxford ne tient pas au hasard. Le Mississippi, comme la plupart des États du Sud, a une longue histoire où le carcéral et le contrôle racial s’entremêlent ; les prisons-plantations qui ont émergé après l’abolition de l’esclavage en sont parmi les plus éloquents témoignages (Kilgore et Gilmore). Ainsi que le rappelle la professeure Dionne Bailey en ouverture de la table ronde consacrée à l’héritage carcéral de l’esclavage, la prison de Parchman, à une heure trente de route d’Oxford, exploitait hommes et femmes dans le but premier de rendre la plantation profitable ; l’écrasante majorité d’entre eux, surtout du côté des femmes, étaient afro-américains ; presque tous étaient victimes des Codes Noirs et des « Pig Laws », ces lois qui imposaient des peines démesurées pour le vol de bétail. Lieu de souffrances infinies, Parchman acquiert une aura d’horreur qui survit jusqu’à la période de la lutte pour les droits civiques. Dans un documentaire réalisé par des étudiants de l’université du Mississippi, des acteurs et actrices des protestations étudiantes contre la ségrégation témoignent de la terreur qu’inspirait le nom de Parchman – terreur qui donne tout son poids à leur décision, quelques mois avant le massacre de Jackson State, de monter volontairement dans les camions de police ; le 10 février 1970, ils sont 894 à être arrêtés pour leurs actions de contestation ; la majorité sera envoyée à Parchman, centre de détention de sécurité maximale toujours en activité sous le nom de Mississippi State Penitentiary.

5 Avec son taux d’incarcération de 619 pour 100 000 habitants, le Mississippi arrive aujourd’hui troisième dans le palmarès de l’incarcération aux États-Unis, derrière la Louisiane et l’Oklahoma (Sentencing Project). Si ce chiffre semble déjà élevé (il est, à titre de comparaison, plus de six fois supérieur au taux d’incarcération français, voir Jacquin), il ne tient pas compte de la population placée en liberté conditionnelle ou sous bracelet électronique, ni de celle qui est exclue du droit de vote à cause de son casier judiciaire. Or il est nécessaire de prendre toutes ces populations en compte si l’on veut comprendre l’étendue et les conséquences de ce que les historiens contemporains ont appelé « l’état carcéral » (Gottschalk ; Thompson ; Hinton ; Hester ; Felber). Magnifiquement exposée dans les travaux de Brett Story (2016 ; 2019), la géographie

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mouvante et tentaculaire de l’état carcéral va bien au-delà de celle des établissements pénitentiaires. Le bracelet électronique, souvent loué comme une alternative souhaitable à la prison, étend en fait la surface carcérale d’une façon insidieuse, selon un mécanisme analysé dès les années 1980 par le criminologue Stanley Cohen. Comme le décrit un bref documentaire réalisé par l’organisation MediaJustice, et diffusé grâce au professeur James Kilgore lors de la table ronde sobrement intitulée « Criminalisation », les porteurs de ces nouveaux « fers », ainsi que le professeur Kilgore les appelle (soulignant ainsi la parenté de l’appareil avec les chaînes de l’esclavage), perdent presque aussi fréquemment leur emploi que ceux qui sont incarcérés, et la procédure, volontairement humiliante et dysfonctionnelle, en pousse plus d’un à plaider coupable afin d’y mettre un terme. James Kilgore et Mariame Kaba, tous deux activistes abolitionnistes (engagés, donc, dans une lutte pour l’abolition des prisons et de l’état carcéral dans son ensemble), appellent, lors de la conversation clôturant la première journée du colloque, à adopter une vision englobante du système carcéral, afin de ne pas remplacer les prisons par des structures pernicieuses qui perpétueraient un contrôle social identique par des moyens différents.

Continuités et ruptures depuis l’esclavage

6 En caractérisant le colloque d’abolitionniste, le professeur Garrett Felber suggérait une parenté directe entre l’abolition de l’esclavage et celle des prisons – deux institutions produisant la « mort sociale » (Patterson ; Price) des individus qui tombent sous leur coupe via la privation de liberté, la contrainte corporelle, la criminalisation et l’exclusion de la communauté politique. Le parallèle, renforcé par le fait que l’esclavage comme l’incarcération massive ont touché de façon disproportionnée les minorités raciales aux États-Unis, est présent dans l’historiographie récente depuis la publication du bestseller de Michelle Alexander, et continue de se préciser. Mais tandis que les professeurs Garrett Felber et Dionne Bailey retracent les liens qui unissent l’institution esclavagiste à l’institution carcérale, insistant sur la centralité du Sud dans la géographie pénitentiaire, le professeur Max Mishler suggère une généalogie plus complexe au cours de la table-ronde « Héritages de l’esclavage ». L’influence du Sud a certes été importante, nous dit-il, mais quid de la Californie, qui a l’une des populations carcérales les plus importantes du monde sans s’être bâtie sur l’esclavage ? Par ailleurs, il se pourrait que la situation actuelle soit autant un héritage de l’esclavage qu’un leg de l’émancipation ; en effet, le tort des abolitionnistes, d’après le professeur Mishler, a été de combattre l’esclavage sans remettre en cause les structures capitalistes déjà en place ; plus grave encore, l’abolition a pu redonner au capitalisme une seconde jeunesse morale, en lui permettant d’affirmer qu’il était le système qui avait mis fin à l’esclavage. Considérer la généalogie de l’émancipation et des logiques capitalistes permettrait d’expliquer que les États-Unis, qui sont loin d’être la seule nation à posséder un passé esclavagiste, font pourtant figure d’exception mondiale en ce qui concerne leurs taux d’incarcération depuis la fin des années 1970.

7 Une autre continuité qui est relevée par les différents intervenants est celle des logiques de résistance. « Les gens résistent constamment », affirme lors de cette même table ronde Amani Sawari, activiste ayant mené l’organisation d’une grève nationale des prisons l’année dernière, « mais parfois, cette résistance est documentée ». Elle insiste sur l’inanité d’entreprendre un quelconque mouvement de résistance sans

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contacts de part et d’autre des murs : sans publicité à l’extérieur, l’action de résistance la plus impressionnante peut devenir totalement insignifiante – et l’on sait à quel point les autorités tendent à minimiser ces actions dans leur récit des faits (Burton-Rose, Pens et Wright). Pourtant, il arrive que leur analyse interne tombe juste ; c’est ce que démontre Orisanmi Burton au sujet de l’insurrection d’Attica (septembre 1971) au cours de la table-ronde « Activisme en milieu carcéral et traditions de mobilisation ». Reprenant point par point les conclusions du commissaire aux Services correctionnels Russell G. Oswald, il démontre qu’en dehors de la coloration péjorative avec laquelle Oswald présente ses conclusions, celles-ci sont tout-à-fait exactes : la révolte n’était pas spontanée, mais préparée en conjonction avec des organisations révolutionnaires à l’intérieur et à l’extérieur de la prison (principalement les Blacks Panthers, eux-mêmes en lien avec les communistes vietnamiens et cubains) ; les meneurs de l’insurrection ont bien formulé certaines demandes qu’ils savaient ne pas pouvoir être satisfaites par les autorités dans un but tactique ; de même, le choix de la non-violence envers les otages ne tenait pas seulement à des considérations morales, mais faisait partie du répertoire stratégique de la guérilla qu’ils s’étaient approprié. L’insurrection, et qui plus est une insurrection de l’ampleur de celle d’Attica, reste néanmoins relativement rare ; le reste du temps, la résistance passe par d’autres moyens : les publications produites par les détenus que décrit ensuite Dan Berger, et les différentes phases de contestation exposées par Darren Mack, allant du signal vestimentaire à la grève, en passant par l’observation d’un silence total dans les zones communes.

Le discours universitaire en question

8 « J’ai parfois l’impression qu’on ne m’invite dans ce genre de réunion que parce que j’ai des diplômes qui peuvent laisser penser que je suis plus qu’un ex-taulard », a lancé Reginald Dwayne Betts entre deux lectures de son recueil de poèmes le jeudi soir ; et d’expliquer qu’il n’aurait pas entrepris un doctorat de droit s’il avait pu trouver un travail à sa sortie de prison. Faisant écho aux explications de James Kilgore à propos du concept d’ « innocence relative » (lequel tend à déplorer le traitement de ceux qui sont placés en détention provisoire parce qu’ils sont légalement innocents, au lieu de voir ce traitement comme inacceptable en toute circonstance), il explique que se trouver constamment en position de devoir prouver que l’on est digne de confiance et d’intérêt a quelque chose d’usant, de déshumanisant. Ces remarques soulignent les biais potentiels du monde académique, qui doit confronter son mode de connaissance à la connaissance directe de ceux qui subissent l’incarcération. C’est ce qui a été aussi rappelé par Michelle Jones à propos des programmes d’éducation supérieure dispensés dans les prisons lors de la table-ronde « L’université et la prison » : elle affirme que faute de prendre en compte le contexte matériel et d’être sûr que les étudiants pourront achever leur cursus dans l’université de rattachement une fois sortis de prison (ce qui est souvent impossible à cause de politiques internes aux universités), le programme deviendra un nouvel obstacle pour les détenus, et l’opportunité qu’il semblait promettre sera de fait mensongère. Concernant l’action abolitionniste, plusieurs intervenants des table rondes sur « Droit et abolition » et « Mettre fin à l’incarcération des femmes » se retrouvent dans l’idée que c’est la connaissance de première main qui doit primer : les chercheurs peuvent apporter leur soutien et leur aide au mouvement, tout en laissant la place de leader à ceux qui ont fait l’expérience de l’incarcération – de la même façon que les femmes doivent être à la tête du

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mouvement féministe, et les personnes racisées à la tête des combats anti-racistes. Idée qui pose aussi la question de savoir si l’incarcération est vécue comme ancrée dans l’identité des individus de la même façon que le genre, la race, ou la classe sociale, et si elle permettrait le même type de mobilisation ; dans les années 1970, le mouvement des prisons ne s’était pas fondé sur l’idée que l’expérience des personnes incarcérées constituait un cas à part dans le champ des luttes sociales, et avait au contraire plutôt tendu à établir des liens étroits avec les autres mouvements de la Nouvelle Gauche, de part et d’autre des murs (Berger et Losier).

9 Au-delà de l’action, un problème fondamental est apparu concernant le langage ; Mariame Kaba a déploré l’utilisation de l’expression « alternatives à l’incarcération », qui continue de placer la prison au centre de la lutte contre la criminalité, sans trouver pour le moment de solution plus satisfaisante ; la professeure Keeanga Yamahtta Taylor a rappelé que la criminalisation de catégories souvent pauvres et racialisées de la population passait le plus souvent par des redéfinitions non anodines – l’association fréquemment faite par Nixon entre la sphère du crime et celle de la maladie, ou bien la popularisation du terme « underclass » à partir de 1977. Il s’agit de reconnaître ces redéfinitions pour ce qu’elles sont (c’est-à-dire des processus rhétoriques chargés de conséquences politiques) afin de s’en distancier et, à terme, de créer une façon de parler de ces phénomènes qui ne déboucherait pas sur les mêmes conséquences d’exclusion et d’injustice. Au cours de la table ronde « Droit et abolition », Reginald Dwayne Betts s’est insurgé contre l’emploi par nombre d’universitaires du terme de « cages » pour désigner les prisons ; issu de l’intention louable de faire sentir la déshumanisation inhérente aux prisons, cet emploi, d’après lui, impliquait à la fois une incapacité sociétale à reconnaître dans le mot « prison » la réalité horrible qu’il recouvre, et un oubli de l’humanité des prisonniers : « j’ai des amis qui vivent dans des prisons depuis vingt ans ; ils y vivent ; ils ne disent jamais ‘‘je retourne dans ma cage’’ ». Cette remarque, mise en regard du travail de Kelly Lytle-Hernandez qui avait créé le concept de « mise en cage » (caging) d’êtres humains pour penser les continuités dans l’histoire californienne de l’incarcération des Amérindiens, des vagabonds blancs précarisés par la Grande Dépression, et des Afro-américains, fait résonner la dimension politique (et problématique) du langage que les historiens imposent aux faits qu’ils décrivent. Pourtant, il y avait aussi dans ce colloque une tentative réelle de casser l’hégémonie de la parole universitaire, non seulement en invitant des militants, mais aussi en diffusant les mots de deux personnes actuellement incarcérées, et contactées par téléphone. Leurs interventions ont chaque fois créé un grand silence recueilli dans la salle, entrecoupé d’incrédulité, quand leurs paroles, déjà à peine audibles, étaient interrompues à intervalles réguliers par un message pré-enregistré et apparemment superflu : « Ceci est un appel venant d’une prison d’État de Pennsylvanie. »

Penser la fin des prisons

10 Vue de la France, l’abolition des prisons semble tenir de la pure utopie ; il y a quelques mois encore, le projet du gouvernement d’augmenter le nombre de places en cellule passait sans provoquer beaucoup de discussion. Aux États-Unis l’idée abolitionniste semble certes radicale, mais elle existe ; l’incarcération y a atteint des proportions telles qu’un mouvement à cent-quatre-vingts degrés, sans doute, ne semble pas si absurde. Les intervenants du colloque l’envisagent à la fois d’un point de vue

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idéologique (la géographe Ruth Wilson Gilmore affirme lors de la discussion conclusive du deuxième jour que l’abolition se doit d’être « verte, rouge, anticapitaliste et internationale ») et d’un point de vue plus pragmatique : que dire aux victimes de violences ? Et que dire aux centaines de milliers de personnes dont l’emploi dépend du système carcéral ? Il s’agit, d’après Derecka Purnell, avocate spécialiste des droits de l’homme, de se confronter à ces questions sans en faire des raisons d’invalider le projet abolitionniste : par analogie, explique-t-elle lors de la table ronde « Droit et abolition », si l’on trouvait un remède contre le cancer, on ne se soucierait pas outre-mesure des suppressions d’emplois que cela entraînerait parmi les oncologues. Poursuivant la métaphore médicale, elle présente la prison comme l’équivalent judiciaire de l’amputation, autrefois largement pratiquée, et aujourd’hui considérée comme une procédure extrême : dans la plupart des cas, on a trouvé d’autres moyens de soigner. Remplacer la punition par le soin est un thème récurrent. L’avocate Amanda Alexander affirme au cours de la même table ronde que, contrairement aux idées reçues, les victimes ne sont pas particulièrement demandeuses d’incarcération – ou, si elles le sont, c’est simplement parce qu’aucune autre solution ne leur a été suggérée. Les victimes veulent avant tout que le mal qu’elles ont subi s’arrête ; lorsqu’on leur donne le choix entre maintenir leur plainte et participer à un programme de justice réparatrice, plus de 90 % choisissent cette deuxième option. Cela vient confirmer l’idée développée depuis plusieurs décennies qu’une justice démesurément punitive ne se préoccupe de la victime qu’en apparence, sans lui apporter de réelle réponse, ni de réelle solution (Cullen et Gilbert). De là la conclusion que le féminisme peut combattre le viol et les féminicides sans pour autant promouvoir des solutions carcérales ; c’est là qu’intervient la distinction faite par Emily Thuma au cours de la table-ronde « Mettre fin à l’incarcération des femmes » entre le « féminisme carcéral » et le « féminisme anti-carcéral » ; ce dernier, né dans les années 1970 aux États-Unis, a été un aspect fondamental des premières organisations de lutte contre le viol, qui ne voyaient pas l’action de l’État comme une solution, mais plutôt comme une structure oppressive supplémentaire (Matthews ; Thuma) ; à cet égard, le cas de Joan Little, jugée en 1974 pour le meurtre du gardien de prison qui avait tenté de la violer alors qu’elle attendait de passer en jugement pour des faits de cambriolage, fut une affaire emblématique. De façon plus générale, Emily Thuma explique que l’État aussi violente les femmes, en leur imposant des peines de prison démesurément longues, en condamnant les femmes qui tuent leurs agresseurs dans des situations de légitime défense, en maltraitant celles qui portent plainte, en les exposant à des violences sexuelles et psychologiques une fois incarcérées. Partant de ces constats, il devient absurde de voir dans le système judiciaire une réponse féministe satisfaisante.

11 Les pistes d’alternatives existent, et beaucoup d’actions sont déjà menées en ce sens, suivant par exemple le modèle de la « justice transformative ». Le Detroit Justice Center, présenté par sa directrice, Amanda Alexander, cumule des initiatives de remédiation immédiate (offrir un refuge aux personnes qui viennent de sortir de prison, payer la caution de personnes qui n’en ont pas les moyens) et des programmes de plus long terme (un trust communautaire visant à lutter contre la gentrification, des potagers pour lutter contre les déserts alimentaires, une collaboration étroite avec le programme DLIVE (« Detroit Lives are Valuable Everyday ») qui travaille avec les victimes de violence pour les accompagner psychologiquement et concrètement dans leur retour à une vie « normale »). Sur le plan politique, l’organisation s’est opposée à la construction d’un nouveau centre de détention pour mineurs, et à la mise en place

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d’un système de reconnaissance faciale dans les rues de la ville. Ces initiatives communautaires posent aussi la question de la place de l’État dans la lutte abolitionniste : faut-il désespérer de son action dans sa totalité, ou bien, ainsi que le défend Max Mishler, considérer que sa puissance est absolument nécessaire au combat abolitionniste, comme elle l’avait été lorsqu’il s’était agi d’abolir l’esclavage ? Si l’origine du problème carcéral tient bien à l’hégémonie d’un capitalisme racialiste et genré, sa solution nécessitera à l’évidence une force considérable, ainsi qu’une vision plus précise de ce que pourra être l’après-prison (« Notre faiblesse, reconnait Ruth Wilson Gilmore, est que nous n’avons pas prévu de gagner ») ; mais l’actuelle campagne pour la primaire démocrate, marquée par la réhabilitation du terme « socialisme » et par une discussion renouvelée autour des systèmes de santé et d’éducation supérieure, était une lueur d’espoir pour de nombreux intervenants. « Aujourd’hui, a conclu la professeure Taylor, une issue s’est ouverte. »

BIBLIOGRAPHIE

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INDEX

Thèmes : Actualité de la recherche

AUTEUR

ANAÏS LEFÈVRE Sorbonne Université

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William Faulkner : le père du texte Université de Picardie Jules Verne, Amiens, September 27-28, 2019

Astrid Maes

AUTHOR'S NOTE

Link to conference program: https://faulkneramiens.wordpress.com/schedule-programme/

1 The international conference “‘The Father of the Text’: Continuities and Ruptures of Faulkner’s Legacy in Contemporary Literatures” was organized by Frédérique Spill and Solveig Dunkel from EA4295 CORPUS (Université de Picardie Jules Verne). It took place in Amiens on September 27-28, 2019. The title of the conference, borrowed from the 1999 essay “Le père du texte” by Pierre Michon, set the tone: the purpose of those two days of discussion was to examine the various forms taken by William Faulkner’s impressive legacy. In her introduction to the conference, Frédérique Spill mentioned the considerable impact Faulkner has had on many readers, sometimes encouraging them to become writers themselves. Despite Faulkner’s alleged desire to be “voided from history” (Letter to Malcolm Cowley, 126), he is one of the “fathers” of American literature and an indelible feature of the Southern heritage. The focus of the conference was primarily on his literary heirs – both those who explicitly recognized his influence, and those who repeatedly rejected it – but a few panelists also highlighted the author’s relation to visual arts, from drawing to film. Faulkner’s influence has been tremendous in the American South but it has spread beyond borders as well. The conference attracted an impressive international panel, with speakers from the United States, Japan, Germany, England and France, which is a good illustration of both the continuous relevance of Faulkner’s works and his worldwide appeal. The speakers ranged from renowned scholars in the field to PhD candidates.

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September 27, 2019

2 The conference was preceded by a heartfelt homage to those who contributed to the popularity of Faulknerian studies in France: André Bleikasten, François Pitavy, Michel Gresset and Nicole Moulinoux.

Keynote Address 1

3 Randall Wilhelm (Anderson University, USA) opened the conference with the first keynote address, “Rupturing the Plantation South: Silhouettes and Slavery in the Work of William Faulkner and Kara Walker.” He argued that both Faulkner and Walker are deeply aware of the symbolic importance of the silhouette, which he called “a fantasy of a race-blind America.” Silhouettes, despite their blackness, speak white. Wilhelm first analyzed the racialized use of silhouettes in Faulkner’s illustrations for his play Marionettes, in which Pierrot – Faulkner’s alter ego – is pictured as a little black man. Silhouetting is later adapted in Faulkner’s works as a narrative strategy and a space of both masking and unmasking. Wilhelm then discussed Kara Walker’s provocative appropriation of the silhouette as an entry point to murder, sexual abuse and depravity in plantations. In her works, silhouetting allows for new forms of body merging between black and white. Walker’s use of silhouettes as a denunciation of the appropriation of black female bodies by white men shed new light on Faulkner’s novels such as Absalom, Absalom! or on the more conservative The Unvanquished. This thought- provoking paper gave rise to a lively discussion around occurrences of silhouettes in other works, Faulkner’s move from the visual to the literary, and the potential of an analysis of queer contact zones in his works.

Panel 1: Haunting Violence in the Faulknerian Heritage

4 The first panel was opened by Jacques Pothier’s (University of Versailles Saint- Quentin, France) paper “Figures of Violence: Overpowering Fathers and Faulkner’s ‘Father-Text’.” He drew parallels between Faulkner and the works of the Mexican writer Juan Rulfo and the French author Franck Bouysse. Pothier argued that Faulkner’s works, especially As I Lay Dying and Absalom, Absalom!, provided Rulfo and Bouysse with thematic and narrative strategies, enabling them to focus their attention on the victims of patriarchal, classist systems. Both Rulfo and Bouysse set their stories (Pedro Paramo and Né d’aucune femme) in rural settings where violence and dysfunctional fathers prevail. Pothier concluded that Faulknerian-inspired narrative techniques, such as shifting perspectives and sophisticated timelines, allow the reader to share the fate of the weak and the disenfranchised as they recover an improbable dignity, as in Camus’s The Stranger.

5 Solveig Dunkel (University of Picardie-Jules Verne, France) followed up with a paper titled “William Faulkner and Toni Morrison’s Verbose Corpses,” in which she discussed the past’s hold onto the present in Faulkner’s As I Lay Dying and Morrison’s Beloved through a reflection on female bodies and spectral voices. She highlighted the influence of the characterization of Addie Bundren upon Beloved: both are “highly vocable ghosts” (Morrison xi) whose haunting absent presences shape and transform the novels. Dunkel argued that those two female bodies intrude on the narrative and

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are the impetus for textual production. Paradoxically, it is through corpses that the unspeakable can be voiced, be it the rejection of motherhood or the trauma of slavery and infanticide. She concluded her paper by emphasizing the different functions of the ghosts in each novel: if Addie’s individual voice is eventually contained in her coffin and in her one chapter, Beloved pervades the whole story and comes to embody the suffering of “sixty million and more” (ibid. 1).

6 Juliane Schallau (Potsdam University, Germany) focused on the perpetrators, rather than the victims. In her paper, “Texts of the Sons: William Faulkner, Günter Grass, and the Narration of Guilt,” she analyzed the relationships between the sons of violent fathers and the crimes committed by slaveholders and Nazis, and the necessary experience of guilt. She drew a parallel between Quentin Compson in The Sound and the Fury and Grass’ Oskar Matzerath in The Tin Drum: both try to escape time and their burdened pasts by rejecting clocks, confusing time with the instrument that measures it. They choose opposite strategies: Oskar decrees that he will not grow up but remain a child, whereas Quentin embraces suicide. Yet, they both fail to forget time, causing them to be frustrated, which highlights their impotence. They are unable to acknowledge guilt: Oskar cannot include himself in the “they” that are the Nazis, and Quentin famously asserts he does not hate the South at the end of Absalom, Absalom! Schallau concluded by stating that guilt is a temporal problem from which they cannot escape: it is the persistence of unacknowledged guilt that makes time unbearable.

7 The topic of the relationship between sons and violent fathers was carried on in Astrid Maes’s (University of Picardie Jules Verne, France) paper, “Founding Fathers and Half- brothers: Navigating Family Bonds in Mixed-race Nations” in which she compared Faulkner’s Absalom, Absalom! and the short story “Sons of the Conquistador” by Mexican writer Carlos Fuentes. She interpreted the stories as being rewritings of “foundational fictions,” as defined by Doris Sommer, where the motif of interracial families prompts a reflection on racial mixing. Two sons, one white, one interracial, embody the dual legacy of an ambivalent father figure. If communication between the brothers is effective and highly productive in linguistic terms, the father constantly mediates the brotherly relationship and, in the end, his sins condemn the sons and the nation they represent as well. The two stories offer different reflections on racial mixing through their depiction of the last living heir in these dysfunctional interracial families: Jim Bond in Absalom, Absalom! and Martín 2 in Fuentes’s story. Maes concluded her paper by suggesting that Edouard Glissant’s concept of “créolisation” could explain the final confusion that the narrators experience towards racial mixing and provide an escape from strict racial categorization and mutual exclusion.

8 This panel prompted various questions about the presence of ghosts in Latin American literature and their similarities to Faulkner’s ghosts; Benjy Compson’s peculiar relation to time; the power of the individual to act on past mistakes; or the implications of thinking about nations in terms of families, to mention but a few.

Roundtable: “Faulkner Studies Now: International and Inter-Textual Perspectives”

9 The roundtable of the afternoon was introduced by Peter Lurie (Richmond University, USA) who celebrated the appeal of Faulkner’s Yoknapatawpha, so unique to North Mississippi, yet made accessible to everyone by the author’s elaborate prose.

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10 Susan Scott Parish’s (University of Michigan, USA) paper “Getting Familiar” opened the roundtable. She started her reflection on material legacy with a concrete example from “The Bear,” where letters are unknowingly transmitted in the “burlap lump.” She then highlighted the environmental degradation experienced by Faulkner in his time of industrialization, growing nuclear power and species extinction. The environmental trauma is understood today as a symptom of modern experience and part of the Anthropocene. Scott Parish put Faulkner in the eco-materialist tradition alongside Dewey, Whitehead and Bergson, as Faulkner was concerned with the state humankind would find itself in the near future, and therefore he experimented with new narrative forms to communicate this awareness, from the flood featured in “Old Man” to the depiction of the wilderness in Go Down, Moses. She concluded by analyzing how the reader is initiated into the woods in “The Bear” through the use of meandering sentences and ambiguous pronouns. To enter the wilderness with Ike, the reader has to relinquish linear inheritance in favor of familiarity.

11 Ahmed Honeini’s (Royal Holloway, University of London, UK) paper, “Faulkner Across the Pond: Studying, Researching, and Teaching ‘the Bard of Oxford’ in Britain” proposed an overview of Faulknerian studies in the United Kingdom. He started by regretting that Faulkner is often absent from undergraduate programs in the UK: he is rarely taught alongside European modernists and is often relegated to the Southern Gothic school. To promote Faulknerian studies in the UK, Honeini founded the Faulkner Studies in the UK Research Network that he also directs; the Network organized several colloquia around Faulkner. Honeini presented his research’s interests, mainly the Faulknerian obsession with death and mortality. Honeini is interested in exploring the traumas that death creates and how Faulkner’s heroes are eventually brought to “saying yes to death.” He concluded his talk with a personal, hopeful account of teaching Faulkner.

12 Mary Knighton (Aoyama Gakuin University, Japan) carried on with her paper entitled “Before and After Nagano, 1955: Reproducing Faulkner’s Impotent Father.” She started with Faulkner’s visit to Japan in 1955, where he acted as both an emissary of the victorious United States and the representant of another defeated country, the South. The success of Faulkner’s works in Japan took place in the specific context of the post- war period when Japan was forced to open to the world. This period saw the birth of the truly modern Japanese novel and a transition from Chinese to European and American influences. Knighton suggested that Faulkner inspired Japanese writers such as the buraku Nakagami Kenki to represent flawed human consciousness and to give voice to those who have been silenced because of their race or class. She argued that writers and filmmakers in Japan have taken inspiration from Faulknerian impotent fathers as a possible generative force: their outrage is a threat to society’s status quo, but also a possibility to imagine a different kind of kinship, beyond the imperial, paternalistic family system.

13 Frédérique Spill (University of Picardy Jules Verne, France) followed up with her paper “France’s Lasting Love Affair with Faulkner” where she examined the reasons behind the surprising presence of Faulkner in the French literary canon. She dated this “love affair” to Faulkner’s stay in Paris in 1925. Soon after the publication of Faulkner’s masterpieces in the United States, he was translated into French, through the impetus of Maurice Edgard Coindreau. Faulkner inspired many French philosophers, from Sartre in the 1940s to Claude Romano more recently, as well as internationally

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renowned critics such as André Bleikasten. French writers, Claude Simon and Edouard Glissant among them, have felt the need to become essayists for Faulkner’s sake. Spill concluded her talk by offering close readings of Sanctuary and Light in August, in order to explain the fascination exerted by Faulkner’s remarkable prose on so many French intellectuals, including herself. This very personal approach to the writer’s works struck a chord with the audience, whose presence at the conference spoke of their own love for Faulkner.

14 In his paper “Heirs-at-Large: Precarity and Salvage in the Post-Plantation Souths of Faulkner and Jesmyn Ward,” John T. Matthews (Boston University, USA) concluded the roundtable with an in-depth reflection on the ongoing influence of slave economics. Matthews started with Faulkner’s direct engagement with racial problematics in Light in August, which highlights by contrast its absence in As I Lay Dying or The Sound and the Fury. He argued that the absence of race in those books is symptomatic of a modern South intent on forgetting slavery, despite its still continuing to dictate the black and female conditions, as well as the cotton economy. New Capitalist Studies have shown the ongoing impact of post-plantation economics, which is depicted in contemporary literature such as Jesmyn Ward’s Salvage the Bones. An analysis of Ward’s book led Matthews to the concept of salvaging as a symbolic condition: as the representation of a persistent yet unacknowledged history of abuse, but also as a creative response, when repurposing is necessary for survival. The similarities between Salvage the Bones and As I Lay Dying eventually shed new light on the Bundrens’ series of trials: the comparison highlights white obliviousness to the slave past, as the Bundrens are only concerned with their own misfortunes.

September 28, 2019

Panel 2: Intellectual and Topographical Heritages: Dialogues and Ruptures with Faulkner’s Geographies

15 Stéphanie Eyrolles Suchet (Independent researcher) opened the second panel with her paper “Estrangement in Richard Ford’s Frank Bascombe novels,” where she discussed Richard Ford’s unwilling debt to Faulkner and the South. After his first novel, set in the South, Ford attempted to escape the label of “Southern writer” by displacing his following novels to different geographical locations. However, his famous narrator, Frank Bascombe, cannot be completely free of the burden of the Southern past that he carries in his surname1. Eyrolles Suchet argued that, like Quentin Compson, Frank has not managed to emancipate himself from racial prejudice, despite his claims to the contrary. She concluded her comparison by referring to Viktor Shklovski’s concept of estrangement (ostranenie), the artistic technique of making common things appear unfamiliar and strange. Frank, like Quentin in Absalom, Absalom!, reaches a better understanding of himself through the very process of defamiliarization and, in the process, he reveals more about himself than he is aware of.

16 In his paper “Winking at Faulkner: Elizabeth Spencer’s Tribute to ‘[t]he literary genius of [her] locale’,” Gérald Préher (Catholic University of Lille, France) came back to the American South to analyze how Elizabeth Spencer creatively anticipated the inevitable comparison with Faulkner in her work. Spencer was aware of how perilous stepping into what she herself called “Faulkner’s Mississippi” was and she has sometimes

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explicitly quoted Faulkner in her narratives, as in The Salt Line. Préher showed how her use of recognizable Faulknerian material often introduces a comic or ironic twist. He focused on the story “First Dark,” where Faulknerian themes and characters make a more subtle appearance. The story strongly echoes “A Rose for Emily,” yet the characters, after experiencing death and a total immersion in the past, are able to leave the small Southern town, to choose life over death. Préher concluded by emphasizing the importance of facing and taming one’s environment and heritage, so that “life can begin” and, for Spencer, a literary career of her own.

17 In her paper “Claude Romano, Jacques Rancière and Jean-Paul Sartre: Faulkner Among French Philosophers,” Aurélie Guillain (University of Toulouse-Jean Jaurès, France) examined the relationship of three French philosophers with Faulkner. She started with Sartre’s admiration of Faulkner’s handling of chronology and stated that Sartre must have admired the outrage felt by Faulknerian characters at their entrapment in their circumstances. Yet, she sees this unifying vision of time as problematic for Sartre, as the dimension of the future – and therefore of freedom – is completely absent. Sartre’s novels are more realistic than Faulkner’s in that they articulate the experience of freedom with that of contingency. Several decades later, Claude Romano disagreed with Sartre’s reading of Faulknerian time: for Romano, Faulkner accurately showed that events can only be grasped in the aftermath. Romano also interpreted Faulkner’s relation with the body differently, beyond the nausea felt by characters such as Joe Christmas that may have been a model for Sartre’s nausée. Faulknerian bodies can go beyond their ugly contingency, as demonstrated in the case of Lena Grove. After a brief discussion of Jacques Rancière’s approach to Faulkner, Guillain concluded by emphasizing the variety of existential attitudes in Faulkner’s fiction.

18 In her paper, “From the Far North to the Deep South: Two Nobel Prize Winners,” Ineke Jolink (Catholic University of Paris, France) chose to compare Faulkner with a contemporary writer and fellow Nobel prize winner, the Icelander Halldór Laxness. Despite Laxness preferring Hemingway to Faulkner, Faulknerian themes find an echo in his works. The Southern lifestyle, plagued by racism, poverty and an unbearable North is paralleled in Iceland, where racism is translated into classism, and the North of the US into the Southern country of Denmark. Jolink highlighted the importance of the land, and especially of rural settings, to both authors. She then focused on the portrayal of the poor in Faulkner’s As I Lay Dying and Laxness’s Independent People. Laxness’s characters are obsessed with self-sufficiency – a concern also shared by the Bundrens. If the novels are similar at times to mock epics, Jolink argued that they also work towards the rehabilitation of poor people by showing them capable of having profound ideas despite their lack of education.

19 This panel attracted many questions, mainly around the “portability” of Faulkner. The participants expressed their continuing amazement at Faulkner’s universality. If Yoknapatawpha’s topographical idiosyncrasies are surprisingly adaptable, the specific racial context of the South has often been translated into classist issues by his Western heirs.

Keynote address 2

20 Peter Lurie closed the conference with a discussion of representing and seeing race in various media in his address entitled “Seeing Blackness: Faulkner, Modernism, and the

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longue durée of African American Cinema.” Lurie started with Conrad’s literary endeavor to “make you see” through his prose – an attention to the visual that is also a defining feature of Faulkner’s writing. Lurie drew a parallel between this emphasis on seeing and the context that saw the birth of a rival medium, cinema. Analogue films imply the suppression of the photographic imprint, yet, according to Garret Stewart, the photograph remains present as the “specular unconscious” of film. Lurie, with Stewart, sees this phenomenon as representative of the cinematic treatment of racial content until the 1990s: through its insistence on whiteness, cinema always carried forth its “negative.” Even when black people were excluded, as in Griffith’s Birth of a Nation, the use of blackface betrays an evanescent black presence. Faulkner’s many references to film and his engagement with race, especially in Light in August or Go Down, Moses, make us see this absent presence in the darkened spaces of analogue films. The appearance of digital movies, combined with the rise of black directors in Hollywood such as Spike Lee, truly allowed for the representation of black people. The openness of the digital medium, whose images are never fixed, is matched in Faulkner’s porous prose and resistance to boundaries. The same breaking of boundaries is exemplified in Du Vernay’s film Selma when analogue and digital touch: this contact marks the end of the entrapment of race on the image. Lurie concluded by stating that Faulkner’s modernism, part and parcel of his awareness of racial issues, is expressed by Conrad’s ideal of a visual language that makes you see, but also feel.

21 The discussions outside the conference room included the panelists’ personal relation to the writer’s works and a lively debate around the practicalities of teaching and reading Faulkner as a novice: whether to clarify the sometimes obscure prose or bask in the confusion provoked by a dive headfirst into Benjy’s idiosyncratic perception of the world in The Sound and the Fury. Faulkner’s relationship to race also featured several times, as well as his use of the visual and his frequent referential ambiguity.

BIBLIOGRAPHY

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NOTES

1. “Bascombe” is the maiden name of Caroline Compson in The Sound and the Fury.

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INDEX

Subjects: Actualité de la recherche

AUTHOR

ASTRID MAES University of Picardy Jules Verne, France

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International Conference “Melville’s Measures” Université de Lille and Université de Paris, October 17-19, 2019

Mathilde Louette, Caroline Hildebrandt, Thibault Lefebvre, Cloé Mariacourt and Vincent Soubeyrand

AUTHOR'S NOTE

Link to the conference program: https://mmeasures2019.sciencesconf.org/resource/page/id/3

1 The international conference “Melville’s Measures” was initiated by Ronan Ludot- Vlasak (Université de Lille) and Cécile Roudeau (Université de Paris), with the support of the research units CECILLE (Université de Lille) and LARCA (Université de Paris), and the contribution of the MESHS, the CNRS and the IUF. It took place between October 17th and October 19th, 2019, at both the Maison des Sciences de l’Homme et de la Société (MESHS) in Lille and the Université de Paris. Held on the occasion of the 200th anniversary of the author’s birth, the conference sought to assess the leviathanic scale and import of Herman Melville’s oeuvre and its legacy, still prevalent today. The three- day conference featured an impressive cast of international scholars, renowned and emergent, who showed the sheer vivacity of Melville studies – an ever-evolving field constantly proposing new angles to help us appraise the author and his work. Facing a no less momentous conference, this account will try to give a measure of the challenging readings and approaches offered during the numerous panels and parallel workshops held during the conference.

1. Forms of art

2 Measuring Melville consisted first of all in measuring the very fabric of his oeuvre, on an aesthetic level. The first keynote speaker Cody Marrs (University of Georgia)

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considered beauty in Melville as an aesthetic measurement – a “circumambient spell that expends and exceeds boundaries.” For instance, Marrs analyzed how the whale’s tail in Moby-Dick mashes aesthetic categories of the material and immaterial world and of the beautiful and the sublime into a unique aesthetic experience. To him, the Melvillean world is a world of “ideas, actions, elemental forces, splashes of color [...] and physiognomy of human faces” where beauty circulates, creating a “somatic and strategic” art. Marrs showed how Timoleon exemplified this process of stylistic mingling – an “oceanic style” which in the collection even pervades Egyptian pyramids to the point of creating a “psychogeographical displacement.” Marrs insisted on the importance of a Melvillean concept of beauty for American literary studies, sensing beauty in Melville as a key concept to issues such as capitalism and ecology. But where does ugliness stand? To Marrs, it is counterbalanced by an excess of beauty or a mastered rendition of it.

3 Samuel Otter (University of California at Berkeley) then guided us through the extracts opening Moby-Dick. He emphasized how the apparent fragmentation of the section was actually underlaid by a carefully wrought system of resonances. To him, Melville proposes a crossing of boundaries even before the narrative begins, merging prose and poetry, extracts and underlying narratives – a technique furthered in the rest of the book. Otter was particularly sensitive to Melville’s technique of juxtaposition which he linked to the organic structure of the book, entailing a process of “velocity and vitality.” Moby-Dick is an “engine of formal possibilities” encompassed in a “global form,” Otter concluded.

4 Attuning us even further to Melvillean forms, Katie McGettigan (Royal Holloway, University of London) explored the noise to be heard in Battle-Fields and Other Aspects of the War. A record of the Civil War scenes of fighting, the collection voices out numerous figures of the war, modes and formats of warfare and the conveyance of their progress through new channels of information. McGettigan analyzed noise as the “intensity of relationships between groups and individuals” and as the “new modes of concentrated listening.” To her, Melville registered the reactions to the Civil War in full scope, voicing out the different groups which were affected by the war to the point of mingling human and non-human elements in the din of war. In the second acceptation, noise can also be read as the new means of communication and information of the period – such as the telegraph – testifying to new proximity to traumatic scenes and to the partial understanding of the conflict it delivered. To McGettigan, Melville makes his poetry the echo chamber of usually unregistered aspects of this conflict of a whole new kind for the American nation.

5 Mathieu Duplay (Université de Paris) then chose to listen to Melvillean spectres in Alice Goodman’s libretto of John Adams’s opera The Death of Klinghoffer. Duplay suggested that the architecture and trajectory of the libretto resembles Melville’s Moby- Dick, in the way both works display an “atmosphere of moral and metaphysical uncertainty” and weave reflections on the links between history, myth and the power of catastrophe to negotiate the links between the two. A take on the Achille Lauro highjacking in 1985 and the Arab-Israeli tensions of the period, the opera offers numerous arias and choruses taking up tropes common to the ones found in Melville’s novel, though centuries and traditions apart. Duplay suggested Goodman would perform a sort of “ventriloquism” of Melville in her writing, attesting to a “nobility to escape history.”

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6 Several interventions chose language itself as their main focus. Christopher Christiansen (University of Tennessee, Knoxville) gave a reading of Clarel where he proposed a turn towards language to gauge the loss of faith narrated in the poem, focusing more especially on the semiotics of stones: indeed, words and stones both outlast us. His pragmatist approach showed that the poem shifts the nature of the spiritual quandary from an inner conflict to a problem constituted by the physical and practical world surrounding us, and by its legibility and interpretation. The conflict between faith and doubt is to be read in the embodied ways the different characters in the poem relate to the Holy Land, with their own sets of expectations. As such, reading stones in the poem testifies to “competing practices of faith,” eventually creating numerous communities of interpretation which Clarel can experience.

7 K.L. Evans (independent scholar) took up this linguistic turn, proposing a reading of Clarel along with Mauthner’s Critique of Language and the Wittgensteinian school of philosophy. She explored further the notion of agreeing communities as the basis of sense-making, while tracing her reflection back to Lockean elements, contemporary to Melville himself. She insisted on the ambiguity caused by words and the subjective quality of their meaning, while also pointing to the possibility offered by the choice of words.

8 Amy R. Nestor (independent scholar) gave a more metrical approach to her analysis of language, focusing on repetitions, rhythms and the poetic quality of language in Pierre. Her intervention focused on the curious repetition of the word “thing” in the novel, which she sensed as a peculiar stylistic feature on Melville’s part. This enabled her to analyze the character of Isabelle more thoroughly, and delineate the “ambient quality” of the novel based on the strange recurrence of words and constitutive affects which are related to them.

2. Subjectivities, bodies and affective materiality

9 On another note, several panels addressed the question of subjectivity in Melville’s oeuvre, focusing more especially on the place of bodies and their affects. Through a structuralist, Foucauldian and neo-materialist prism, Edouard Marsoin (Université de Paris) offered a reading of several of Melville’s works focusing on diets as epistemological indexes, entailing both literary and historical considerations – a critical tool of measurement in its own right. Focusing on Mardi and Pierre, but also on the short story “The Fiddler,” he analyzed the different discursive traditions (literary and historical) – or “regimes” – which underpin the diets at play in the works and how they shed new lights on their diegeses. In Mardi, reflections on “fat men” are to be thought about notably with both the Renaissance and humanist regimes and the 19th- century ones. In Pierre, the evolution of the character’s diets entails a reflection on the norms of masculinity and sexuality in the 19th century, just as it questions the representations of the romantic subject in a transatlantic frame of thought. Marsoin’s broad epistemological approach included the questioning of American discourses on food on both its biopolitical but also metaphysical levels, while also bearing in mind Melville’s own artistic imaginary.

10 Furthering the Foucauldian perspective, Arturo Corujo (Universitat de Barcelona) and Pilar Martínez Benedi (Università degli Studi dell’Aquila) addressed the place of bodies in White-Jacket. Corujo used Foucault’s ideas in Discipline and Punish to account

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for life on the Neversink, comparing the structure of the ship to the panopticon and analyzing different situations in the narrative as instances of internalized discipline within the context of a 19th century man-of-war and its violent disciplinary measures. Martínez Benedi focused more especially on the relation of the body to space. Starting from an analysis of the second chapter, she confronted two different conceptions of space: space as dynamics and space as fixed, assigned position. In her reading, corporeality and the analysis of the different embodied narrative strategies Melville uses can also be read as “antidotes to [the] spatial confinement” implied in the world of a regulated man-of-war. Her Deleuzian approach – focusing rather on the affective quality of corporeality as it is experienced in the process of narration – enabled her to offer a more hopeful perspective on bodily disciplines than readings of the novel which are solely denunciatory of sailors’ dire conditions.

11 Assessing bodily affects was the focus of other discussions. Thomas Constantinesco (Université de Paris) used pain as his prism of analysis of the Melvillean universe. Relocating it within the epistemological context of the 19th century, Constantinesco saw pain as an issue of figuration which enables Melville to explore the nation’s overall effort to measure it. He also underlined the very limitations of what he called this “arithmetics of pain,” thus raising political, literary, scientific, historical and artistic questions. Browsing through characters and narrators, from Ahab to Hunilla, Ishmael and Pierre, he sensed how the representation of pain exceeds or belies the controlling process of calculation and measurement. For example, Hunilla’s markings on her rod in The Encantadas confuse rather than compute time and intensify her pain instead of relieving it. Questioning the 19th-century tradition of sympathy underpinning these discourses, Constantinesco analyzed how the supposed equivalence of affects is belied in the Melvillean universe – a position he explored by analyzing Ishmael’s voice in Moby-Dick. Sensing an overall formlessness in Ishmael’s representation of Ahab and the latter’s pain, Constantinesco highlighted an affective asymmetry between the two characters testifying to the illusory nature of sympathy and the impossibility of a proper sharing of the other’s sufferance.

12 Next, David Blake (The College of New Jersey) focused on prosthetics in Moby-Dick. The crafting of Ahab’s leg is a key nexus in the book which questions the very notion of measuring, not only literally (the need for measurement in the carpenter’s practice) but also in its anthropological, medical and metaphysical aspects, Blake argued. The carpenter’s activity shows how difficult it is to “calculate Ahab’s dismemberment, as it combines physical, conceptual and metaphysical experiences of the material world.” Indeed, his arduous crafting showcases the very problem of measuring Ahab’s wounded body: recurring mentions of the whalebone used for the new leg create a network of significations ranging from traumatic experience to the recording of time and eventually of Ahab’s very position in the maritime world. Ahab’s prosthetics also challenges his humanity on a metaphysical level: embracing the prosthesis, he refuses to be linked to Adam’s fall which he links to his former limb (“Canst thou not drive that old Adam away?” Moby Dick). Blake also inscribed the analysis of the lost leg within a 19th century medical episteme, focusing more especially on the notion of a “phantom limb.” To him, Melville foreshadows the emergence of this medical category which will only be coined after the Civil War.

13 Ryan Heryford (California State University) sought to relocate Ishmael’s practices of measurements in the 19th century scientific context. Seeking to analyze the narrator’s

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“occasions of extinction and exhaustion” in the novel, he suggested that instead of evoking a melancholy ethos, this technique testified to the artistic possibilities offered by a mastering of what he called Ishmael’s “fossiliferous point of view,” playing with numerous time spans. He focused on historicist considerations of debates around biogenesis in Melville’s time and buttressed his textual analyses with Alexander van Humboldt’s natural scientific discoveries and the principles of geology and paleontology of Edward Hitchcock. Seeking to delineate how Ishmael’s attempts at measuring whales and time spans particularly responded to these, he proposed to define the latter’s practice as an overall “ontology of desertification.” He eventually highlighted the narrator’s mastery and conjugation of both premosaic and postapocalyptic times in his narration, sensing that “exhaustion” led him to the idea of an “awesome general time.”

14 Several presentations addressed the question of affects while dealing with the materiality of measuring techniques, of the production of texts and of the global 19th century. Maurice S. Lee (Boston University) gave insights on the different discourses on measurement of the period and on the context of mass production and distribution of books and printing in Melville’s time, in a transatlantic framework. Lee stressed how these conditions fostered an “empire of qualification and standardization.” With some examples from Moby-Dick, he showed how Melville responded to these in an ambiguous way, defining his stance as one mingling skepticism and pluralism, showing the practice of mensuration as being both limited and legitimate. Paul Hurh (University of Arizona) focused more particularly on the affective quality fostered by these new conditions of production and consumption of literary texts but also by mass media in general. To him, mass print culture showcased “new emergent affective experiences in Melville’s relation with print” which, parallel to Katie McGettigan’s work, he located in Melville’s relation to periodicals. Interestingly, Huhr also focused on other less addressed texts by Melville, notably his letters, which to him testify to an overall pervasiveness of magazine culture. Edward Sugden (King’s College, London) eventually shifted the affective focus to alternative temporalities to help us rescale the massive interconnectedness sketched in the previous interventions. Sugden started with the evocation of the date mentioned in chapter 85 of Moby-Dick, December 16th, 1851 – hinting at the very time of Melville’s writing –, and offered a synchronic journey through journal entries, letters and news clips across different continents and contemporary to Melville’s own thinking about whales. Sugden opened us up to synchronic dimensions instead of Melville’s habit of diachronic ponderings.

3. Core sciences

15 Several speakers explored the relationship that Melville and his works foster with core sciences, in order to see how Melville reworks objective scientific data to fit the measure of his imagination. The second keynote speaker Branka Arsić (Columbia University) worked from Mardi, suggesting the concept of “coral psyches” to define Melville’s art and technique in the novel. She focused on the recurrence of “zoophytes” in the narrative, a former natural history term designating beings at the crossroads of the vegetable and animal kingdom, such as corals. After having given a thorough record of the scientific archive known to Melville at his time of writing (notably through Cuvier and Darwin), Arsić emphasized the capacity of these corals to build

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networks – a feature she raised to the level of archaeological, artistic and ethical trope for the whole novel. To Arsić, Mardi possesses a “generalized coral ontology” and is an “ambient” novel in which all life is shared and in which characters and stories process through a thickening of sensuous elements, but also an ability to change and act according to their milieu. This enabled her to come to the concept of an “ambient person,” which she suggested was something Melville came to fully achieve in Moby- Dick in the character of Ishmael.

16 Michael Jonik (University of Sussex) explored Melville’s subversive and dynamic geometry of bodies and minds. What Melville deemed the “visible truth” indicates the writer’s part in dissolving the classical understanding of space and its discourse and providing a new equation for the American understanding of space as intensive quantity. Melville developed what Jonik termed “metaphysical modes of spatiality” such as oceanic spans acting against bodies, or the curious internal structure of the whale’s head. Thus, Melvillean spaces are fluidic and non-metric. Ruled by nautical geometry, they are interconnected systems of individualities where distances are thought of in terms of speed and “thickening clusters of whales,” and where movement belongs to “whirlpools, maelstroms and eddies.” Jonik showed how Mevillean nautical worlds bring out a subversive geometry which thrives on great disorder that eventually turns into ataraxic order.

17 Federico Bellini (Università Cattolica del Sacro Cuore) also linked Moby Dick with Melville’s knowledge in mathematics and geometry. His presentation notably featured an animation illustrating the tautochrone property on a cycloid curve, a phenomenon by which objects put any place will reach the lowest point at the same time. In the end, the objects follow the fastest trajectory between points A and B, a figure which Bellini saw as a metaphor for nature moving by the easiest and fastest ways. He also evoked the influence of Spinoza on Melville, and dealt with the ideas of collective and individual bodies.

18 Meredith Farmer (Wake Forest University) looked at Melville’s relation to the model of early organic chemistry. She claimed that as Melville was educated in sciences, his portrayal of the human must first be non-human. She looked at two key passages from Moby-Dick and Pierre which broach chemical transformations essential in rethinking measurements. Melville wrote in the era of new chemicals and pharmaceuticals, and he dealt with inorganic material derived from living natural bodies. The “human” had become a molecular structure, an immaterial life-force, a process and a constitution, understood as an organized being in the midst of perpetually changing structures. Melville’s encounter with chemistry engages readily with the concept of life and its (re)organization. He draws on technical terminology and turns natural laws into scientific narratives in order to imagine an alternative system feeding on chemical models.

19 Hannah Murray (University of Liverpool) then read Bartleby through the prism of race science and its attachment to whiteness. In Bartleby, Murray argued, Melville portrays a failure, or refusal, to demonstrate the core values of whiteness. Bartleby becomes a liminal white figure; his lack of labour, self-improvement and autonomy means a lack of white civic values. Murray resorted to Sara Ahmed’s spatial notion of “around- whiteness,” i.e. how people who move in the world the same way influence areas for those who don’t, to show how Bartleby also loses his access to “white” areas of being. Marked as a non-citizen, likened to furniture and constrained into different postures,

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Bartleby’s body becomes the narrator’s property. Eventually, he turns into text itself: the rumors will speak for the undemonstrative clerk. Bartleby cannot occupy whiteness, Murray concluded, before asking: what happens when someone dismisses the cultural expectations set by racialized standards? The question is still relevant today.

20 Michel Imbert (Université de Paris) finally explored the link between “angels” and “angles” through excerpts of Melville’s Pierre, despite their lack of common etymology. He elaborated on the idea of celestial hierarchy, involving paradoxes of time and physical temporalities and the discrepancies between God’s alleged universal values and relative values. He went on showing that these paradoxes reflect Pierre’s desperate attempt to assert his values in a world that will not understand them.

4. Social sciences

21 Several panels sought to measure the extent of Melville’s historical, political and economic relevance both in the 19th century and in today’s world. One of those was devoted to revolutions. First, Duncan Faherty (CUNY) read Benito Cereno as an “index of the globality of the Black Atlantic,” linking the events on the San Dominick to the Haitian revolution (1791-1804) – an event often left out of the history of revolutions today. Faherty argued that the Haitian revolution provides an essential socio-political backdrop against which to reread Benito Cereno. The study of Melville’s understanding of the global networks of the Black Atlantic in terms of language, culture, economy, commerce and religion – especially as presented in Benito Cereno – may help teach students about these networks to better connect the cultural histories of England, Africa, America and the Caribbean.

22 Elizabeth Duquette (Gettysburg College) also offered a reading of Benito Cereno, linked to a definition of tyranny as lawlessness and “un-freedom” rather than oppression – i.e. a systematic denial of rights for a specific group of people (here, slaves). To Duquette, the novella can be read as anti-slavery writing, as it foregrounds the fundamental human right to rebellion and questions patterns of power relations. Associating tyranny to the figure of the British king, Americans failed to acknowledge the existence of tyranny after the Revolution and the victory over George the Third. Yet to Duquette, slavery is stuck “in the shadows,” between rhetorical and actual tyranny. Thus, Benito Cereno provides a vision of slavery as a domestic and a political institution, which questions the “tyrannical complacency” of the passive approval of slavery. Indeed, tyranny cannot be fought if nobody is looking for it – it works best when it remains unacknowledged. Would Benito Cereno be a pacifist black narrative then? Conversely, it can also be seen as complicit to slavery and undermining any form of equality.

23 Jennifer Greiman (SUNY) concluded this panel by looking at “revolutions” as movements in space, where a parallel between the laws of physics and moral laws can help assess the questioning of morality in Melville’s work. She referred to Frederick Douglass’s vision of gravity as a political force, notably his mention of the complex figure of the Bunker Hill monument and its inexorable gravity as a metaphor of revolutionary rhetoric. Douglass created a link between natural laws, political laws and power relations. These transpired in the condition of black people as well as in the shaping of their identities through time, political temporalities and epistemology. Greiman expanded on Melville’s use of gravity in The Bell-Tower and Battle-pieces and

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Aspects of the War in combination with other forces and movements, mentioning anti- slavery resistance as both a political and a natural force.

24 Another panel brought together deconstructive readings of authority. Richard Anker (Université Clermont-Auvergne) focused on the event of the death penalty in Billy Budd, in order to grasp its political dimension. He called on Derrida’s reflections on the death penalty. The latter argues for a philosophical and not just juridical reading of the death penalty to assess the power of its representation in literature: whether to abolish it through plain writing or parody, or to deconstruct it as a form of techno-political idealism, as, according to Anker, Billy Budd does. Anker’s goal was to demystify ironical interpretations of Billy Budd’s ascension and of the narrative meaning of the text. To him, ironical readings have not accounted for the significance that the death penalty holds in the narrative economy of the story. Anker suggested that the theatricality of the death of Billy Budd represents a phenomenological “explosiveness” which resides in a double movement by which the narrative and theological scaffolding of the death penalty is simultaneously erected and collapsed, constituted and de-constituted, thus revealing the deconstructive force of the text in its power of excessive representation, eschewing plainly ironical readings.

25 Nicholas Spengler (University College London) then spoke of the mystical foundation of authority in White-Jacket and Moby-Dick and in Frederick Douglass’s The Heroic Slave, arguing that natural emergencies such as squalls at sea allow forms of just authority to emerge. To Spengler, Derrida’s notion of an undecidable tension between justice and law as locus for the very possibility of justice, is at the heart of political authority in Melville and Douglass. In White-Jacket’s squall, Melville’s metaphor of the “needle to the load-stone” resorts to natural magnetism to describe Mad Jack’s instantaneous natural authority over the crew, worthy of Emerson’s natural aristocrat. In Moby-Dick, during the white squall episode, Ahab appears as a coercive avatar of the Emersonian figure; if Mad Jack represents the transcendent justice of natural law, Ahab stands for violence and the malleability of positive law. Yet together they represent the undecidability of the relation between law and justice. Finally, Douglass’s Madison embodies a higher, divine law. He summons the natural power of the sea to establish freedom and authority: “Mr mate, you cannot write the bloody laws of slavery on those restless billows. The ocean, if not the land, is free.” Spengler concluded that both Douglass and Melville are working through the tension between authority as natural force or performance, which holds up the possibility of justice and emergent forms of political authority.

26 Tae Sung (California Baptist University) also resorted to Derrida’s writings to examine the impossibility of a non-economic gift in Melville, through three moments of analysis. The first moment posited the impossibility of a free and unmeasured gift: gifts always disappear into an economy of exchange. Melville captures these moments when gifts between strangers or friends turn into return on investment or loans that result in resentment. The second moment looked at the impossibility of the gift itself, taking up Branka Arsić’s concept of the impersonal as inhabiting rather than canceling the self. To Sung, The Confidence-Man seeks out the impossible gift in the face of a capitalist world of strangers driven by self-interest – witness the subjection of charity to the “methodization of the world’s benevolence” (CM). Lastly, Sung looked at the unappropriated gift: indeed, these narratives are not so much a critique of gifts as such but a critique of the conditions that reduce gifts to their exchange value only. The

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question then would be, what happens when we no longer have the interpretative frameworks to imagine gifts in non-economic terms, and how can gifts condition our modes of exchange in more dynamic ways?

27 Deconstructing Melville also gave way to analyzing figures of all kinds in his works. Daniel Jenkins-Smith (Aston University) dealt with the motif of the clerk in Bartleby, comparing it to preceding works by Dickens, Gogol, and Balzac. He argued that although clerk portraits were not new (even if the narrator presents his own attempt to draw them as unprecedented), Bartleby nonetheless offers new ways of “computing clerkdom” by organizing its figures within a closed system where they can be described, or scaled, only in relation to each other. Reading Bartleby as well, Beatrix Pernelle (Université de Nice) focused on punctuation. To her, the character of Bartleby is implicitly present through the punctuation, in accordance to the quotation: “One prime thing was this,—he was always there” (BS). Pernelle suggested that the typography allows the reader to visually enter the text, and that any comma, dash, or use of italics has a meaning. Similarly, Marcy Dinius’s (DePaul University) intervention showed how the asterisks in the legal deposition at the end of Benito Cereno can be read against the backdrop of the enslavers’ racist perceptions.

28 After political and cultural reflections, Melvillean economic perspectives came into focus. Rodrigo Andrés (Universitat de Barcelona) offered a reading of Melville’s short story “I and My Chimney” (1856) through the analysis of houses and homes as spaces of alternative temporalities. Melville’s text plays with non-normative space and time to make them into queer time and queer space of resistance, claimed Andrés. He acknowledged Melville’s tongue-in-cheek humor in the creation of a masculine narrator who appears as a pathetic pater familias. When familial and social norms stop to be reproduced, queer opportunities appear. The narrative showcases two gestures of resistance to bourgeois hetero-normative homemaking: the narrator’s lack of interest for his lineage and for the economic future of his family. Melville’s short story refuses the linear theory of transmission and draws the lines of a different genealogy, which embraces the failure of lineage and invites to the poetry of a different future.

29 Next, Joe Conway (University of Alabama) showed how Melville’s works testify to an obsession with the physicality of money. The Confidence-Man expresses the fantasy of the world’s conversion to the American dollar as Archimedean money-power: one fixed point that can move the world. Conway illustrated this with an engraving from Imlay and Bicknell’s Coins of the World (1859) where the four corners of the world stand under the aegis of a gold American dollar around which the earth rotates. The engraving testifies to young America’s hope that their monetary system would function despite the absence of a federal banking system, at a time when foreign coins were not accepted anymore. In this chaotic monetary world, Melville portrays the material aspect of money against its contemporary dematerialization. His obsession with the quotidian stuff of life pauses the capitalist exchange and explores other forms of social relations. He emphasizes the materiality of money as if his works of fiction operated like works of friction, Conway concluded.

30 Finally, Douglass Madison Furrh (Colorado State University Pueblo) exposed the piracy of capitalism embodied in the character of Delano in Benito Cereno. Delano’s psychosis and conspiratorial thinking are reminiscent of the Know-nothing party, whose rise in Massachusetts Melville witnessed. The protagonist becomes a way for Melville to question racial superiority and white progress. To Furrh, Melville

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dramatizes free-trade capitalist ideology and know-nothing republicanism in three ways. First, Delano is unable to understand the revolt because of his racism, cynicism, disdain for aristocrats and lust for money – prejudices encoded into his hypocritical practice of “republican impartiality.” Second, the capitalist virtues of industry and commerce delude Delano into questioning Cereno’s command as an aristocrat, and confuse his perception of the revolt. Third, the imperialism of the collapsing Spanish empire is linked to the United States through the “battered and moldy” San Dominick which embodies the decline of the former and bears the name of a famous pirate ship, making Delano into a pirate as he eventually commits murder for gold, legitimated under the American flag. Benito Cereno provides a dire warning to contemporary America, as a young nation treading in the footsteps of a corrupt old-world empire, Furrh concluded.

5. Travels: metaphysical and physical journeys

31 Several papers sought to measure Melville’s journeys, be they terrestrial or spiritual ones. Julien Nègre (ENS Lyon) proposed to scale down our focus by looking at an intriguing footnote in chapter 44 of Moby-Dick. An addition made in the late edition of the novel, the footnote was added by Melville and referred to a map drawn by Lieutenant Matthew Fontaine Maury. Nègre’s reflection started from the temporal disjunction between Ahab’s project – an imaginary act set in the temporality of the narration – and the very actuality of the footnote grounded in the time of the writing of the text. To him, Melville’s juxtaposition of the imaginary rendition of the expansionist ethos and the very scientific actuality in which it is embedded enables us to give a new turn to our reading of Ahab’s mapping practices. Melville’s apparent equating of the two practices, as he stresses their corresponding features, is revealed as ironic when we compare the actual map by Maury and Ahab’s practice. To Nègre, the footnote works as an ironic counterpoint, enhancing and revealing Ahab’s monomaniac potential. Maury’s map, as a cultural object still in completion at the time of writing testifies to a vivacity of mapping practices in the book, not as mere instances of figuration or illustrative processes, but engaging objects with epistemological and reflexive potential.

32 Divyajyoti Singh (J.C. Bose University of Science and Technology, YMCA) sought to offer a reading of Moby-Dick tying it to writers of modern sciences. Singh arrived at the conclusion that Melville’s writing could be compared to modern science writing, with its capacity to mingle different sets of discourses. Odile Gannier (Université de Nice) offered a reading of Mardi in which she traced the numerous connections to antebellum discourses and epistemologies of the sea and celestial navigation. She more especially linked these to the different worldly traditions evoked in the romance, be they Polynesian or Western ones.

33 Measuring Melville’s world was also the occasion for several scholars to draw a map of Melville’s thinking, exploring “the world of mind” (Mardi). Ross Martin (University of Michigan) focused on the figuration of the demonic and its origins in Moby-Dick, tracing it to Goethe’s conceptions, and not merely to gnostic ones. Martin’s intervention emphasized the blurriness that the demon figure represented as it mingles categories of the human and the non-human, while also stressing its dangerous potential as mere appearance – a notion he questioned using Deleuzian theories of the simulacrum. The

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audience also addressed the Platonic origins of the demonic in Melville. Jonathan Schroeder (University of Warwick) then discussed the notion of race in the novel, while embedding his reflection in contemporary discourse about race and linking it with an analysis of Ahab’s monomania. Ron Paul (University of York) offered a reading of the chapter “A Bower in the Arsacides” in Moby-Dick, in which he highlighted the positivist nature of the chapter. To him, the chapter is the apex of Ishmael’s narrating craft, as it is one of the chapters in Moby-Dick in which the measure of the divine is made at its most immanent level, while also offering a forsaking of radical immanence in order to acknowledge the underlying presence of the “weaver God.”

6. Epilogue: receptions

34 A discussion entitled “Melville studies in Europe” was moderated by Agnès Derail and included representatives of Spain, Italy, the United Kingdom, and France. Rodrigo Andrés (Universitat de Barcelona) began by accounting for “30 years of Melville in Spain (1990-2020).” In a situation described as dire, exceptions must be celebrated: the 1991 Salamanca conference for the centenary of Melville’s death, the dynamism of the Spanish Association for American Studies – whose 2019 edition devoted several panels to Melville – and the sophisticated editions of Melville in Spanish. The situation is changing for the better in Spain thanks to the development of digital humanities, fostering new scholars, and thanks to a new focus on Melville’s relation to Latin America. Andrés encouraged European scholars to cultivate their European specificity and work from their own point of view in order to give their national perspective its critical and theoretical voice.

35 Federico Bellini (Università Cattolica del Sacro Cuore) dated the tradition of Melvillean studies in Italy back to Cesare Pavese’s 1932 translation of Moby Dick. Scholarly engagement with Melville’s work started in the 1950s, where Melville was seen in turn as a herald of symbolism or realism – a dichotomy resolved in the 1960s through structuralist readings of his works. The 1980s saw the rise of a post- structuralist and internationalized approach, led by the new perspectives offered in gender theory or cultural studies. Giuseppe Nori’s La sconfitta della scrittura (1986) exemplifies this age as it reads Pierre as a radical critique of antebellum America. History, philosophy and literature came together in this phase (see, for instance, Giorgio Agamben’s work) which lasted into the 1990s, along with meta and didactic studies which confirmed the place of American literature in Italian universities. The Rome conference of 2011 reevaluated Melville’s connection to Italy and its culture; a connection still present in interdisciplinary interests and even in contemporary artworks.

36 Edward Sugden (King’s College London) then reminded us that Moby-Dick was first published in England under the title The Whale. At the time, scholars and literati criticized its patchiness and incoherence; yet Victorian audiences praised its exoticism. Because of a publishing defect, the novel ended with the sinking of the Pequod and Ishmael – stripped of his individuality – died with the crew. This anecdote provides a useful motif for thinking about American studies in England, as this ending has shaped readings of Moby-Dick where the politics of the collective supersede the individual. British American studies will fain strip the novel of its liberal reading or allegorical liberalism. However, this comes both as power and detriment: it is a less determining

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way of reading Melville without telos or meta-narrative, yet it might be difficult to teach Melville while assuming the Declaration of Independence might not mean anything, Sugden emphasized. Thus, British American studies are both freeing and constricting. Sugden also mentioned British responses to Melville taking place outside the institutional setting – such as Led Zeppelin’s “Moby-Dick” guitar solo.

37 Finally, Agnès Derail (ENS Paris) described the “small French Melvillean world.” After Jean Giono’s translation of Moby-Dick, Melville really made his entrance into French academia with the post-war generation who abandoned romantic readings to lay emphasis on the signifier. For instance, Viola Sachs saw in Melville’s texts a counter- bible which subverted American values of white male supremacy, capitalism, and religious conformity. Scrutiny of the sign and display of the letter were the mottoes of this motley generation of analysts working with the tools of deconstruction and structuralism. Later, scholars moved away from Moby-Dick to explore other texts. More recently still, Melville’s poetry has been translated, The Confidence-Man appeared on the 2018 agrégation syllabus and a young generation of scholars continues to nurture innovative perspectives. Finally, Melvillean studies in France bear the mark of the interconnection between literary and philosophical analysis, as Melville’s ambiguous exploration of truth has made him a choice concern of French philosophy.

38 Various scholars also traced Melville within references in works contemporary both to the author’s time and ours, including painting, film and novel. Tony McGowan (West Point) spoke of Melville’s “reliquary reformations” or his impatience with secular hagiography which he saw as an unnecessary worship of representative men. His main subject matter was the treatment of Horatio Nelson in Billy Budd. McGowan argued that the Nelson passages in the manuscripts – notably their place and arrangement across the genetic text – were important to the representations of other characters. He then expanded on the importance of the visual qualities of Billy Budd, including the aesthetic reification of the eponymous character equated to a jewel block in the story. Showing paintings linked to the text, he insisted on “The Death of Nelson,” a painting by Benjamin West, which is hinted at in the text but is also figured by the process of ekphrasis.

39 Yuji Kato (Tokyo University of Foreign Studies) accounted for Melvillean transplantations in contemporary cultures, looking at POLA X by Leos Carax, and Death by Water by Kenzaburo Oe. Leos Carax’s reading of the character of Pierre, according to Kato, lays out the mythical dimensions of the said character, and transgresses time and place, entwining socio-cultural and political contexts. Both adaptations were made with autobiographical, national, and inter-cultural refigurations which gave a new perspective to the legacy of Melville and his characters. They highlight the ambiguities of the protagonists but also help us see Melville through a plurality of perspectives. Carax’s vision of a character like Pierre illustrates the irreconcilability of forces at work in the original text; Oe’s novel works with a similar heterogeneity showing the relevance of a 19th century setting in a contemporary context.

40 The numerous and variegated ways of assessing Melville in 2019 have shown us the still blooming energies fueling the study of an author of capital importance in our current days of climatic change and burning social issues. Numerous pathways are still to be charted within Melvillean studies two hundred years after the author’s birth – such is the bright and hopeful perspective these three days will have shown.

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INDEX

Subjects: Actualité de la recherche

AUTHORS

MATHILDE LOUETTE Université de Paris

CAROLINE HILDEBRANDT ENS Lyon

THIBAULT LEFEBVRE Université de Lille

CLOÉ MARIACOURT Université de Lille

VINCENT SOUBEYRAND Université de Lille

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The Revolution: 1968 and the Politics of the Arts in the United States Université Toulouse – Jean Jaurès, 21 et 22 novembre 2018

Ana Artiaga et Lea Stephan

1 1968 demeure universellement reconnue comme une année de contestation tout autour du monde, l’expression d’un rejet général de l’ordre établi et d’une autorité étatique perçue comme liberticide qui se manifesta dans des événements comme le printemps de Prague, Mai 68 en France, ou les manifestations contre la tenue des jeux olympiques à Mexico. Aux États-Unis, la révolte s’est cristallisée autour de l’opposition à la guerre du Viêt Nam, mais aussi autour du combat pour les droits civiques, particulièrement en réaction aux assassinats de Martin Luther King et du sénateur pacifiste Robert F. Kennedy, à deux mois d’intervalle. A cela se sont ajoutées des revendications des étudiants pour plus de libertés sociales.

2 Politiques et sociales, les révolutions de 1968 furent également artistiques. La production artistique, à travers la musique, la littérature, le cinéma ou d’autres arts visuels, aura accompagné ces bouleversements politiques. Cinquante ans après, la Journée d’Études « The Revolution: 1968 and the Politics of the Arts in the United States » s’est proposée d’examiner les courants artistiques étatsuniens à cette époque, pour compléter une historiographie plus abondante des mouvements sociaux et politiques de cette année phare. Organisée par Zachary Baqué et Emeline Jouve du laboratoire CAS (Université Toulouse – Jean Jaurès et INU Champollion) ainsi que Claude Chastagner du Laboratoire EMMA (Université Montpellier 3), la Journée d’Études s’est déroulée le 22 novembre 2018 à l’Université de Toulouse – Jean Jaurès, et a rassemblé 12 participants issus d’universités françaises et étrangères. La journée était précédée d’un échange entre Emeline Jouve (auteur d’Avignon 68 & le Living Theatre : Mémoires d’une révolution) et Michel Mathieu (directeur du Théâtre 2 l’Acte et du Ring) à la Librairie Terra Nova à Toulouse le 21 novembre, et suivie de la projection du film The Party (Blake Edwards, 1968) au cinéma American Cosmograph de Toulouse. Cette

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manifestation scientifique est la première d’un diptyque de journées d’études sur 1968, la prochaine ayant lieu à Montpellier en 2019.

3 La révolution artistique de 1968 se retrouve, peut-être avant tout, dans la musique qui constitua la bande-son des événements de cette année-là. Dans une communication intitulée « Silver Apples. A Different Sound of Protest », Claude Chastagner, professeur et spécialiste de musique populaire anglo-américaine à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, se penche sur cette révolution sonore. Si beaucoup de ces œuvres musicales ont des visées politiques évidentes dans leurs paroles, d’autres se révèlent révolutionnaires par le fait-même de se situer en dehors du mouvement contestataire de l’époque, autrement dit en dehors de la norme attendue en 1968. C’est le cas des chansons de Silver Apples, duo de musique psychédélique new-yorkais, dans leur premier album éponyme sorti en 1968. Comme le souligne Claude Chastagner, les meilleures chansons contestataires ne sont pas nécessairement celles qui prétendent l’être. Ainsi, en cassant les codes de la musique rock de l’époque, particulièrement du rock de la côte ouest américaine, Silver Apples se place en décalage avec la contre- culture de 1968. A l’époque où les hippies prônent un retour à la nature incarné par la musique folk notamment, l’oscillateur électronique de Silver Apples résonne à contre- courant, une « technologie improvisée » qui, par sa nature transgressive, représente paradoxalement, pour Chastagner, le Zeitgeist de l’année 68.

4 Lors d’une discussion la veille à la librairie Terra Nova dans le centre-ville de Toulouse, autour du thème « Le Living Theatre au Festival d’Avignon 1968 », Emeline Jouve et Michel Mathieu racontent qu’en France aussi cette année-là, la forme-même de l’œuvre artistique devient contestataire. C’est le cas durant la 22e édition du festival d’Avignon, caractérisée par l’absence de troupes françaises et par la présence à Avignon du Living Theatre, troupe américaine de théâtre expérimental. Alors que le Living Theatre militait pour un théâtre révolutionnaire et transgressif, brouillant la frontière entre acteur et spectateur, le contexte politique en France prit rapidement le pas sur le pouvoir militant du théâtre, comme le raconte Michel Mathieu, témoin direct des événements de juillet 1968. Face aux violences contre des manifestants, à la censure, et à une instrumentalisation du Living Theatre par les différents bords politiques français, les membres de la troupe décidèrent de partir avant la fin du festival. Dans son ouvrage recueillant des témoignages de personnes présentes cette année-là, Emeline Jouve, maître de conférences spécialiste de théâtre américain à l’INU Champollion et à l’Université Toulouse – Jean Jaurès, soulève aussi très justement la question de la relation entre la culture et la position politique des artistes. Lorsqu’une troupe se met en grève et bouleverse ainsi la programmation théâtrale du festival, lorsqu’une pièce critique les institutions, y compris celles qui la subventionnent, la production culturelle et la politique sont inévitablement entremêlées.

5 John Dean, maître de conférences à l’Université de Versailles St.-Quentin-en-Yvelines, s’interroge dans sa communication « 68 youth culture and the changing role of popular music as the era’s most original innovation », sur le rôle de la musique pop dans la révolution 1968 aux États-Unis. Selon Dean, la culture populaire donne à l’intolérable (la guerre du Viêt Nam, les inégalités raciales) son principal medium d’expression. Cette dialectique entre art et société est d’autant plus frappante lorsque Dean fait remarquer que les membres de la contre-culture en général (les hippies) et du mouvement politique, militant, qui a secoué 1968 (leaders et activistes) écoutaient la même musique populaire. Dans « Highway 61 Revisited », par exemple, Bob Dylan, à

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travers les voix d’Abraham et Isaac, chantait déjà en 1965 le sacrifice d’une jeune génération (envoyée au Viêt Nam) par leurs parents. De même, Creedence Clearwater Revival s’inscrira avec « Fortunate Son » dans le Panthéon des chansons contre la guerre en 1969, et ce pour de nombreuses années : la chanson prêtera plus tard ses paroles aux controverses entourant les services militaires de Bill Clinton, G.W. Bush ou Donald J. Trump, accusés d’avoir échappé à la conscription pour avoir été des « fortunate sons ». Ainsi, l’on peut affirmer, selon John Dean, que les contestataires ont gagné la révolution culturelle, mais qu’ils ont perdu le combat politique.

6 Comme le souligne Yohann Lucas, doctorant à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, dans une présentation intitulée « Working thru these bullshit white people : l’anthologie Black Fire, entre conformité et subversion », la révolution des arts devait souvent se « populariser » (go mainstream) pour être entendue, et participer à la formation d’une révolution sociale et politique. C’est le cas de l’anthologie Black Fire, dont les éditeurs Amiri Baraka et Larry Neal ont dû transiger entre subversion et conformité, et transiter via un appareil médiatique mainstream : la maison d’édition blanche William Morrow & Co., plutôt qu’une maison d’édition africaine-américaine indépendante telle que Third World Press par exemple. Pourtant, l’anthologie se voulait révolutionnaire : ouvrage de référence du mouvement pour les arts noirs (Black Arts Movement), Black Fire regroupe plus de soixante-dix textes d’auteurs africains-américains, tous liés de plus ou moins près au mouvement Black Power. Black Fire attaque ouvertement la culture blanche occidentale et ses canons esthétiques, mais aussi la non-violence prônée alors par le mouvement pour les droits civiques. Enfin, en réunissant uniquement des auteurs contemporains, l’anthologie représente une critique de la littérature américaine qui la précède, critique propre à une génération nouvelle désireuse de faire table rase des œuvres de ses aînés. Cependant, la révolution souhaitée par Black Fire apparaît partielle, au mieux : l’on trouve très peu de femmes dans l’anthologie, dont les textes font par moments de la virilité l’allégorie clé de libération noire. Les problèmes dénoncés ici reflètent les critiques qui avaient été faites à l’encontre du mouvement noir, qui tout en dénonçant la discrimination raciale négligeait la discrimination à l’endroit des femmes. Yohann Lucas a aussi mis en avant l’impact du développement des African American Studies durant cette période, ce qui a créé une plus forte demande pour les anthologies africaines-américaines.

7 Selon Amy Kirschke, professeur spécialiste d’art contemporain africain à l’Université de Caroline du Nord à Wilmington, dans son intervention intitulée « African American Political Cartoonists in 1968: A Revolution in Black Ink », la révolution 1968 se dessine à l’encre noire des dessinateurs de presse africains-américains. Le dessin de presse, forme d’art à sensibilité sociale, est utilisé par ses auteurs à des fins politiques, pour dénoncer. Le plus souvent dans ces caricatures de presse des années 1960, la critique est dirigée envers le racisme, les inégalités économiques et sociales, ou encore les formes de terrorisme subies par les Africains-Américains. Le dessin de presse apparait comme une forme de dénonciation plus démocratique que le pamphlet politique, car il atteint aussi ceux qui ne savent pas lire. Pour Kirschke, le rôle du dessin de presse est double : éduquer et inciter à l’action. Distribués il y a cinquante ans comme de l’alcool de contrebande, cachés dans des enveloppes en carton pour éviter la censure notamment dans le Sud, les journaux africains-américains qui contenaient ces caricatures de presse, tels que le Baltimore Afro-American, ont contribué selon Kirschke à forger une identité noire, et un sens d’appartenance à une communauté solidaire à travers l’art. L’analyse de Kirschke a porté sur les caricatures politiques entre 1930 et la

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fin des années 1960, et notamment sur les changements et les continuités du sens des symboles utilisés, une sorte de doxa visuelle qui véhicule le sens. Dans son analyse, Kirschke a insisté particulièrement sur la puissance de cet outil, dont la nature et les caractéristiques le destinent à la critique sociale et politique (davantage qu’un article de presse traitant du même sujet) : la cristallisation des sujets et les oppositions fortes et caricaturales maximisent l’impact sur le lecteur. C’est pourquoi encore aujourd’hui, où le taux d’illettrisme est plus faible, cette forme d’art politique est toujours aussi percutante, comme en atteste la comparaison d’Amy Kirschke entre des caricatures de 1968 et de 2018, analyse qui a mis en avant la continuité de nombreux problèmes dénoncés.

8 Dans « Confessions of a Revolutionary Filmmaker: Norman Mailer’s First Feature Films », Johan Callens, professeur à la Vrije Universiteit à Bruxelles, a examiné la trilogie underground de Norman Mailer composée de trois long métrages largement improvisés comprenant Wild 90, Beyond the Law et Maidstone.

9 Plus connu pour ses écrits, en 1966 Mailer finit par se rapprocher du milieu du théâtre et des comédiens. Mailer s’est beaucoup inspiré des techniques d’Andy Warhol, notamment en utilisant ses amis comme acteurs et en les laissant développer des personnages à peine esquissés. Callens a fait remarquer que dans ses approches filmiques Mailer a aussi intégré le côté « transgenre », selon l’expression de Callens, qu’il avait utilisé dans The Armies of the Night, mais en miroir : plutôt que d’utiliser la fiction pour raconter l’histoire, il utilisait maintenant la technique du film documentaire pour raconter une fiction. Callens a mis en avant la manière dont les événements politiques ont influencé Mailer dans son questionnement et son expérimentation avec les genres, pour finir avec un « mariage alliant le reportage et la fiction, le personnel et le public, dans une sorte de journalisme gonzo cinématographique. »

10 La trilogie met en scène le glissement vers l’autoritarisme, avec notamment Wild 90 qui se préoccupe de thématiques en lien avec l’Expérience de Milgram du début des années 1960. En cela, de par leur thématique et leurs approches techniques, les films de Mailer sont très représentatifs des années 1960. Toutefois, Callens a fait ressortir le fait que si Mailer était passionné par ces sujets, il n’a pas su éviter certains écueils. Il est tombé lui-même dans l’autoritarisme et a poussé ses acteurs à bout, allant jusqu’à les harceler pour obtenir ce qu’il souhaitait.

11 Ces problèmes du milieu cinématographique ont trouvé leur écho dans le film The Party, qui a été projeté en lien avec la Journée d’Études à l’American Cosmograph, cinéma indépendant du centre-ville de Toulouse. En effet, The Party fait aussi une critique du cinéma, concernant autant le contenu des films que la manière de les réaliser, ainsi que le traitement des acteurs. Dans The Party, l’abus des actrices et leur exploitation sexuelle par les réalisateurs sont mis en avant. Ceci a une résonance forte avec les événements du mouvement #MeToo. Le type d’abus dénoncés par #MeToo est mis en scène dans The Party. Un autre écho se trouve dans le fait que The Party est aussi un film qui repose presque entièrement sur l’improvisation, et constitue de ce fait un bon exemple de l’orientation cinématographique des années 1960, comme l’a illustré le cas de Norman Mailer.

12 Dans « The Dream Betrayed: Lawrence Ferlinghetti’s Elegy for RFK », Thomas Argiro, maître de conférence à l’université de Tunghai, à Taichung, Taiwan, a abordé un autre traitement artistique de la violence. La présentation s’est ouverte par une épigramme,

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une citation tirée de l’album Infidels de 1983 : « Democracy don’t rule the world / You better get that in your head / This world is ruled by violence / But I guess that’s better left unsaid » afin d’entamer la discussion de l’approche poétique de l’icône beat Lawrence Ferlinghetti. Si RFK ne peut être considéré comme profondément de gauche à cause de son anticommunisme marqué, et s’il ne s’est tourné vers les questions de droits civiques que très tardivement, Argiro insiste que son ouverture d’esprit et ses positions plus à gauche mis en avant lors de sa campagne pour les primaires de 1968 avaient néanmoins laissé une impression forte sur le mouvement de la contre-culture.

13 Pour son élégie, Ferlinghetti avait opté pour un poème d’une forme hybride, associant lyrisme et le raga. Le raga fait partie de la tradition musicale indienne et est censé évoquer des émotions chez l’audience. Ferlinghetti a lu son Assassination Raga le 8 juin 1968 à San Francisco, qu’il avait fini d’écrire à peine quelques heures plus tôt. Argiro a fait un parallèle entre la performance de Ferlinghetti et le poème écrit par Walt Whitman à l’occasion de l’assassinat de Abraham Lincoln. Pour Ferlinghetti, qui était un pacifiste convaincu, ce raga était un moyen de gérer son deuil, de trouver la force du pardon et de ne pas tomber dans la vengeance. En cela Ferlinghetti tenait le même discours que RFK, qui, suite à l’assassinat de Martin Luther King Jr. quelques mois plus tôt, avait invoqué les idées de King pour appeler à embrasser la non-violence et l’amour, au lieu de succomber à la haine. Toutefois, Argiro a aussi souligné la dimension satirique du poème, car Ferlinghetti était un sympathisant cubain et condamnait l’anticommunisme de RFK.

14 Xavier Lemoine, maître de conférences à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée a discuté le théâtre gay dans « Enfant de 1968 ? Le théâtre gay à l’aune de The Boys in the Band de Mart Crowley ». Lemoine, qui a aussi une expérience pratique en tant que metteur en scène, a examiné une possible canonisation du théâtre gay à l’occasion de la remise en scène de The Boys au Booth Theater à Broadway en 2018. La pièce a été régulièrement rejouée depuis sa première mise en scène en avril 1968 dans une production off-Broadway par Richard Barr et Charles Woodward Jr., laquelle avait été bien reçue par la critique. Lemoine est revenu sur l’histoire de la production. Initialement la pièce avait été rejetée par Edward Albee, un dramaturge et grand producteur de théâtre, lui-même gay. Il avait jugé que la pièce serait dommageable pour un mouvement gay naissant encore très soucieux de respectabilité afin de favoriser l’acceptation de l’homosexualité. Lemoine a contrasté ces événements avec la production de 2018, qui est une mise en scène fière avec des moyens importants, autant concernant les décors, que la longue liste de têtes d’affiches venues du monde des séries. Les acteurs de 2018 sont tous ouvertement homosexuels et fiers de jouer dans la pièce.

15 Xavier Lemoine, qui a vu la pièce à Broadway en 2018, a fait part de ses impressions de la réception de la pièce. Il a insisté sur le fait que la pièce a encore « fait mouche », ce qui permet de remettre en question l’étendue du progrès fait depuis 1968 et d’attirer l’attention sur les dangers de la résurgence des forces réactionnaires à l’ère de Trump.

16 La pièce peut être critiquée dans la mesure où l’action se passe dans le Upper East Side de New York et met en scène une homosexualité bourgeoise et blanche ; une critique qui est tout à fait d’actualité et se retrouve dans les questions de la représentation de l’homosexualité dans les médias en 2018. De plus, certains voient la pièce comme un échec car, selon eux, elle met en scène la haine de soi et certains aspects

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problématiques de l’homosexualité. D’autres en font une interprétation plus positive et célèbrent la pièce pour son ouverture et son honnêteté.

17 Lemoine a aussi discuté la commercialisation de la pièce faite avec le sceau des cinquante ans. Mais de quoi exactement fêtait-on l’anniversaire : les cinquante ans de la pièce, du mouvement, du théâtre gay ? Ou de l’établissement d’un canon du théâtre gay ? Ceci a mené à un questionnement de la manière dont nous accédons à notre mémoire du passé, ainsi que la question du besoin de la réitération pour construire cette mémoire. Le manque de contextualisation lors des reproductions et de l’adaptation filmique de la pièce a été évoqué, ainsi que le problème de l’intégration dans le mainstream.

18 Dans sa présentation « Importación/Exportación : un regard latino-américain sur 68 aux États-Unis », Julien Delgado, doctorant en cotutelle à l’EHESS et à l’Instituto de Altos Estudios à l’Universidad Nacional de San Martín, s’est penché sur le transfert culturel en 1968 entre les États-Unis et l’Argentine à travers l’analyse de l’œuvre Importación/Exportación de l’artiste Marta Minujín, ainsi que de la réception de cette œuvre dans l’Argentine sous l’emprise de la dictature militaire. L’artiste avait décidé d’exporter en Argentine son expérience de la culture hippie new-yorkaise à travers son installation Importación/Exportación. Investissant plusieurs salles de l’Instituto Torcuato Di Tella de Buenos Aires en mettant en œuvre des moyens considérables : lumières (stroboscopes, verres colorés projetés aux murs au moyen de rétroprojecteurs), machines à fumée, musique… Le premier intérêt de cette installation est déjà de voir la manière dont un membre de la communauté hippie (Minujín s’était qualifiée elle-même de « prêtresse hippie de Central Park ») définit et représente, distille en quelque sorte, la culture hippie sur le vif en 1968. Pour elle, l’accumulation avait un rôle important afin de pouvoir rendre compte de la culture hippie, mais son installation comporte une certaine dominance matérialiste en exposant beaucoup d’objets, tels que des machines à rouler des cigarettes ou encore un sitar prêté par l’ambassade de l’Inde à Buenos Aires. Minujín a aussi exposé des aspects plus immatériels de la culture hippie, tels que des films, et a diffusé de la musique, notamment de Jimi Hendrix, Cream, the Grateful Dead, Jefferson Airplane et Country Joe and the Fish. Sur d’autres points, l’approche pourtant axée sur le culturel a dérapé dans le matérialisme : les 300 posters reflétant l’art hippie étaient à vendre dans le kiosque hippie, qui faisait partie de l’installation. Il est difficile ici de faire la part des choses entre consumérisme et la volonté de diffusion en donnant aux visiteurs la possibilité d’acheter un bout de l’installation pour l’emporter à la maison.

19 Au-delà de sa dimension transnationale, le phénomène 1968 était aussi ancré dans des contextes locaux et nationaux spécifiques, ce qui amène à se poser la question récurrente de « pourquoi 1968 ? ». Pourquoi cette année-là ? Quelles sont les conditions particulières qui ont permis à ce mouvement, ces mouvements de transmettre l’étincelle et de pousser de nombreux groupes à se révolter dans leur contexte d’oppression particulière ? Une « contamination positive » selon Xavier Lemoine, qui n’est pas sans rappeler la contamination révolutionnaire du Printemps des peuples en 1848 ou du Printemps arabe en 2010. Toutefois, certains des parallèles faits durant la journée font penser à une contamination négative. La violence présente en 1968 et ces dernières années, la dénonciation de problèmes et injustices similaires entre 1968 et 2018, se font écho. Les mouvements de frustration quant aux injustices socio- économiques font également penser à une contamination entre pays, qui, bien

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qu’ancrés dans leurs contextes spécifiques, expriment leur colère et leur révolte contre une logique globale oppressante. Mais il s’agit alors bien une version dystopique : si en 1968 le mouvement demandait plus de libertés sociales et plus d’ouverture au monde en plus de la justice économique, en 2018 (et les années qui précèdent), les différents mouvements de rébellion contre l’injustice économique adoptent le chemin inverse : un repli sur soi et un rejet de l’étranger. Sous bon nombre d’aspects, la comparaison semble plus facile avec 1933.

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Thèmes : Actualité de la recherche

AUTEURS

ANA ARTIAGA CAS EA 801, Université Toulouse – Jean Jaurès

LEA STEPHAN CAS EA 801, Université Toulouse – Jean Jaurès

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Slave Families and Households, 17th-19th centuries Maison de la recherche, Sorbonne Université, 18 octobre 2019

Seynabou Thiam Pereira

1 Le vendredi 18 octobre 2019 s’est tenue, à la Maison de la recherche de la faculté des lettres de Sorbonne Université, la journée d’étude intitulée « Slave Families and Households, 17th-19th Centuries » et organisée par Mélanie Cournil (Sorbonne Université, HDEA) et Élodie Peyrol-Kleiber (Université de Poitiers, MIMMOC), avec le soutien financier de Sorbonne Université, du CIRESC, de l’équipe d’accueil HDEA et du laboratoire MIMMOC. Cette manifestation scientifique s’inscrit dans le cadre d’une série de journées d’étude sur les esclavages, dont la première, organisée par Marie- Jeanne Rossignol et Andy Cabot, s’est tenue en juillet 2018.

2 Les organisatrices de cet événement ont invité les intervenants à s’interroger sur les familles d’esclaves en Amérique du Nord et dans l’espace caribéen britannique et français. Il s’agissait d’étudier les structures familiales des esclaves, le rôle des liens familiaux dans la transmission de l’héritage culturel, les besoins économiques des familles et les stratégies mobilisées pour y subvenir, ainsi que les échanges et interactions possibles entre les esclaves et les personnes libres. Pour cela, elles ont proposé quelques questions à aborder lors de cette journée. Quels étaient les rôles des hommes et femmes esclaves au sein du foyer ? En quoi les obstacles juridiques et économiques liés à la condition de parents affectaient-ils la stabilité des familles d’esclaves ? Quels types de stratégies les parents développèrent-ils afin de préserver l’unité familiale au sein d’un espace d’oppression ?

3 Dans son propos introductif Élodie Peyrol-Kleiber est revenue sur les idées reçues concernant les familles d’esclaves, notamment leur caractère supposément matriarcal ou encore la menace constante de séparation pesant sur les membres de ces familles. De nouvelles sources nous permettent aujourd’hui de mettre en avant la stabilité de certains foyers, dans certains espaces.1

4 Spécialiste des sociétés coloniales dans les Antilles françaises (particulièrement en Martinique et à Saint-Domingue entre le XVIIe et le XIXe siècle), Vincent Cousseau

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(Université de Limoges) est intervenu sur les structures familiales d’esclaves à Saint- Domingue au XVIIIe siècle. Procédant à un rappel historique, il a d’abord souligné que le sujet des familles était originellement une préoccupation majeure des autorités aussi bien religieuses que politiques dans les Antilles françaises au XVIIIe siècle, mais que le graduel désintérêt des autorités civiles contraindra bientôt les seules autorités religieuses à s’y pencher. Dans un deuxième temps, Vincent Cousseau a problématisé une analyse critique des différentes sources utilisées par les historiens, soulignant que seuls peu d’esclaves étaient inscrits dans les registres paroissiaux en Martinique et que le taux d’enfants illégitimes était, à l’inverse, très élevé (86 % d’enfants nés hors mariage). S’appuyant sur le Fond Galliffet de 1774, il a poursuivi sa présentation en développant une étude de cas menée sur cinq habitations (trois sucrières et deux caféières, 900 hectares), au nord de Saint-Domingue. Dans les habitations sucrières, il a constaté qu’un homme sur trois était marié, qu’il n’y avait pas de sur-masculinité (500 hommes pour 499 femmes, ce qui était plutôt rare) et qu’il n’y avait que 4 à 6 % d’Africains (les habitations étaient majoritairement créolisées). Vincent Cousseau conclut ainsi que si les analyses statistiques montrent que les individus célibataires et sans famille étaient minoritaires à Saint-Domingue (environ 10 %), les familles serviles étaient souvent informelles et même invisibles dans la plupart des sources secondaires.

5 La deuxième communication a été présentée par Diana Paton (Université d’Édimbourg), dont les travaux de recherche se penchent notamment sur l’histoire du genre dans les sociétés esclavagistes. Sa présentation a porté sur l’organisation du travail et des enfants dans les plantations en Jamaïque, à la fin du XVIIIe siècle. Pour lutter contre le taux de mortalité très élevé des esclaves, les enfants étaient d’abord pris en charge par des nourrices (des field nurses, installées à proximité des champs où travaillaient les mères), puis dès l’âge de six ans, par des femmes superviseures (driveresses), chargée de discipliner les enfants et de leur enseigner les travaux des champs. Selon Diana Paton, ce système d’organisation apparaît dès le début des années 1760 dans la Caraïbe britannique et se diffuse peu en Martinique, en Louisiane ou encore à Cuba. Cette forme d’organisation avait pour but de soulager les femmes esclaves, qui portaient souvent leurs enfants sur le dos pendant la journée, et ainsi d’augmenter leur productivité. Diana Paton a relevé la modernité de cette structure d’organisation et de gestion du travail actant la séparation entre les enfants et leurs mères ainsi que la prise en charge des enfants d’esclaves dans l’espace caribéen britannique. Selon Paton, ce système préfigure dans cette société pré-capitaliste une vision industrielle du travail empêchant la formation des liens familiaux et le bon développement des enfants. Elle a finalement relevé que les abolitionnistes avaient pris pour exemple ce système afin de souligner les difficultés du travail d’esclave et du rôle de mère esclave.

6 La première communication de l’après-midi, présentée par Viola Müller (Université de Florence), a porté sur les modalités de rencontres entre populations de différents statuts sociaux via le mariage des personnes libres et des esclaves dans l’espace urbain des États-Unis, à Baltimore et à Richmond. Elle a insisté sur les discriminations institutionnelles visant à maintenir les libres de couleur dans un schéma professionnel précaire et sur les difficultés de survie économique dans les espaces urbains du sud des États-Unis. Viola Müller a relevé la complexité des statuts au sein de mêmes familles (certains y sont libres, d’autres esclaves) ainsi que la corrélation du statut des enfants au statut de la mère. Dans l’espace urbain, les femmes et les enfants esclaves étaient

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souvent domestiques. Les femmes libres de couleur disposaient d’un choix de métiers plus restreint que les hommes et percevaient un salaire inférieur. En 1858, les autorités de la ville ont instauré un impôt pour les personnes libres (toutes origines confondues) résidant en ville – tout manquement provoquant l’incarcération des individus adultes et le placement forcé des enfants en apprentissage. Selon Viola Müller, cet impôt avait pour but de dissuader les libres de couleur d’habiter en ville et de les encourager à résider plutôt en périphérie urbaine.

7 La dernière communication a été présentée par Thomas Mareite (Université de Leiden), dont la thèse s’intéresse au cas des esclaves en fuite depuis le sud des États- Unis vers le nord-est du Mexique, de 1803 à 1861. Sa présentation a traité du profil des esclaves de couleur fuyant vers le nord-est du Mexique et de l’impact destructeur des sociétés esclavagistes sur les liens familiaux des esclaves.

8 Dans un rapide exposé de la politique du « sol libre » après l’indépendance du Mexique en 1821 et l’abolition de l’esclavage en 1829, Thomas Mareite a rappelé que si les fugitifs étaient protégés dès le passage de la frontière, des négociations avaient toutefois été entamées après 1829 avec les autorités des États-Unis pour renvoyer les esclaves fugitifs vers leurs maîtres. Thomas Mareite a ensuite analysé les départs de fugitifs de Louisiane vers le Texas espagnol puis plus à l’ouest, par voie maritime (principalement). Il a émis la thèse que l’absence ou la rupture des liens familiaux avaient été un important facteur de marronnage. De nombreux fugitifs, ayant une famille aux États-Unis, fuyaient seuls au Mexique, même si cela impliquait d’abandonner leurs proches. D’après les rapports des autorités espagnoles de l’Est du Texas en 1808 (lesquels comprennent une liste des fugitifs originaires de Louisiane et par la suite renvoyés vers les États-Unis), les fugitifs une fois à l’abri étaient invités à se conformer aux rites catholiques en se mariant religieusement et en formant de nouveaux liens familiaux. Thomas Mareite a rappelé que les zones frontalières favorisaient le brassage de populations diverses, par ce biais encourageaient les mariages interraciaux entre personnes libres et esclaves. Pour conclure, il a noté que les sources primaires font ressortir certains éléments intéressants : à l’issue de la guerre de Sécession sont ainsi publiés dans les journaux, des avis de recherche rédigés par des familles d’anciens esclaves libérés souhaitant retrouver leurs proches (« runaway slave ads », « wanted ads »).

9 Les communications de cette journée ont ainsi problématisé les questions de structures familiales et des enjeux économiques du travail des esclaves. La place des familles esclaves dans l’espace urbain en Amérique et le rôle des sociétés esclavagistes ont aussi été mis en lumière. Après un temps consacré aux nombreuses questions, les deux organisatrices ont chaleureusement remercié les intervenants et le public, avant de conclure la journée en appelant cet événement à s’intégrer dans d’autres projets sur les questions du genre, de la famille et de l’esclavage dans l’espace atlantique.

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NOTES

1. Wilma Dunaway, The African-American Family in Slavery and Emancipation, Cambridge : Cambridge University Press, 2003 ; Elizabeth Fox-Genovese, Within the Plantation Household, Chapel Hill :The University of North Carolina Press, 2000.

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Thèmes : Actualité de la recherche

AUTEUR

SEYNABOU THIAM PEREIRA Sorbonne Université

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Contemporary American Fiction in the Face of Technical Innovation Universités Sorbonne Nouvelle et Vincennes Saint-Denis, 23-25 janvier 2020

Marie Baudoin

NOTE DE L'AUTEUR

Lien vers le programme du colloque : https://immersions.hypotheses.org/

1 Le colloque international American Fiction in the Face of Technical Innovation, organisé par Béatrice Pire, Pierre-Louis Patoine (Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle / EA 4398 PRISMES) et Arnaud Regnauld (Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis / EA 1569 TransCrit) s’est tenu à Paris du 23 janvier au 25 janvier 2020. La collaboration entre ces deux universités et leurs centres de recherche, alliés à l’École universitaire de recherche ArTeC, a été l’occasion de rassembler des chercheurs d’horizons géographiques variés autour d’un domaine de recherche en essor. Au cours de ces journées, les échanges ont interrogé la relation entre les fictions américaines contemporaines et les innovations technologiques du début du XXIe siècle en allant d’Internet et des réseaux sociaux jusqu’au transhumanisme et au génie génétique. Comment ces nouvelles technologies inspirent-elles les fictions contemporaines américaines ? Quelles influences exercent-elles sur ces fictions ?

2 Le film Welcome to Erewhon (2018) a ouvert le colloque le jeudi soir à la cinémathèque de la Sorbonne Nouvelle (Campus Censier). Ce projet collaboratif de Pierre Cassou- Noguès, Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon a évoqué la question centrale du colloque en représentant comment les nouvelles technologies transforment nos fictions. Ce film réalisé et composé à base d’images en lignes ou found footage (vidéos, pubs, tweets, snaps, etc.) permet d’explorer une nouvelle forme de notre imaginaire en documentant les fantasmes de l’automatisation au XXIe siècle. Samuel Butler écrivit, en 1872, un roman spéculatif visionnaire, Erewhon, dans lequel une société coupée du

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monde aux mœurs étranges s’interdit l’usage des machines au motif qu’elles seraient une espèce à part qui pourrait les supplanter. Le film est une libre adaptation de cette fable philosophique en six épisodes. En 2018, l’automatisation a quand même gagné Erewhon : le travail a disparu, les robots s’occupent de toutes les tâches alors que les humains jouent et vivent en harmonie dans des maisons hyperconnectées. Les humains, les animaux, les plantes vivent au sein d’un réseau interconnecté avec des robots et des algorithmes qui s’auto-engendrent. Cette ville fantasmatique, cet idéal / parangon de bonheur domotique qui apparait à l’écran interroge nos comportements sur le mode du comique troublant.

3 La première journée était organisée autour de trois ateliers portant respectivement sur la Twitter Fiction, l’évolution du postmodernisme au XXIe siècle, et les auteurs David Foster Wallace et Don DeLillo. Stephen Burn, spécialiste des études sur David Foster Wallace, a clos la journée en présentant en conférence plénière son travail sur la relation entre les études en neurosciences et le roman américain.

4 Sophie Chapuis, maître de conférences à l’université Jean Monnet (Saint-Étienne), a offert une immersion dans la pseudo-autobiographie Taipei (2013) de l’artiste et romancier Tao Lin. À travers cette plongée dans une représentation impressionniste d’un sujet sur-médiatisé, fragmenté et disséminé sur les réseaux, elle interrogeait l’évolution de la narration du sujet et l’impossibilité pour le sujet numérique de coïncider avec le sujet réel. Tao Lin, personnalité emblématique et controversée de l’alt- lit – mouvement littéraire influencé par la culture Web et les réseaux sociaux – s’expose dans cette forme de fiction narcissique à travers un stream of cyberconsciousness. Chapuis a exploré la transformation de cette technique d’écriture au contact des nouvelles façons de se raconter en ligne (Twitter, live cam, etc.) et témoigne de la disparition paradoxale de connexion avec les autres, avec soi-même, ses sentiments ou souvenirs alors que l’alter ego fictif de Tao Lin enregistre toute sa vie en permanence. Cette étude a démontré à quel point l’artiste dans Taipei – à travers son obsession d’être en direct – répond à l’observation du philosophe Giorgio Agamben dans Qu’est-ce que le contemporain ? : « Ceux qui coïncident trop pleinement avec l’époque, qui conviennent parfaitement avec elle sur tous les points, ne sont pas des contemporains parce que, pour ces raisons mêmes, ils n’arrivent pas à la voir. Ils ne peuvent pas fixer le regard qu’ils portent sur elle. »

5 Daniella Gati, doctorante à Brandeis University (Massachusetts, États-Unis) a proposé une communication intitulée « The novel in relation to Twitter, a fiction in conversation with social media ». Selon elle, les nouvelles technologies altèrent notre capacité à décrire le monde avec lequel nous interagissons. Son argument est que des romanciers contemporains comme Chimamanda Ngozi Adichie, Paul Beatty et Jennifer Egan se réapproprient les modes de représentation des réseaux sociaux et s’en servent afin de simuler la sensation de rapidité et d’ultra connexion qui caractérise notre expérience de la réalité. Pour répondre à ce nouvel environnement numérique saturé d’informations et de faits alternatifs, ces auteurs recourent à un nouveau style descriptif qu’elle dénomme la vignette form. Il n’est plus question de longues descriptions réalistes ou de jeu linguistiques postmodernes mais de courtes descriptions qui intègrent les modes de présentation fragmentés et immédiats des réseaux sociaux et qui rejettent tout élément qui pourrait faire avancer la narration.

6 La discussion qui a suivi a essayé d’approfondir la différence entre la nouvelle forme des vignettes et les formes plus traditionnelles de descriptions, ainsi que la notion

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problématique d’archive à l’ère du numérique, lorsque tout peut devenir matière à archive.

7 Le deuxième atelier portait sur l’évolution du postmodernisme au XXIe siècle. Cela a permis d’ouvrir une discussion sur l’idée encore problématique du remplacement des expériences incarnées par un pur langage, de mots qui n’auraient plus de référentialité incarnée ni de sens en dehors de guillemets.

8 Jason Shrontz, professeur à Gogebic Community College (Michigan, États-Unis) s’est inspiré d’une citation – « The days of losing touch are almost gone » – du livre A Visit from the Goon Squad (2010) de Jennifer Egan pour parler de l’angoisse de la déconnexion autant machinique qu’humaine à l’ère des nouvelles technologies. Il a analysé comment l’utilisation du champ lexical du toucher pour la description de connexions incorporelles et numériques au fil des câbles et des notifications sur nos smartphones risque la perte de sens du mot « toucher ». À travers l’exploration d’une rhétorique de la tactilité chez Egan, il a mis en exergue la transformation du mot « toucher » en une coquille vide, la distorsion des notions d’espace et de temps et cette angoisse de la déconnexion qu’il a reliée à une plus large tradition postmoderne chez Pynchon, DeLillo ou Powers.

9 La communication de Saloua Karoui-Elounelli, professeur à l’École Normale Supérieure de Tunis, s’intitulait « Artifact of the Postmodern sublime and the technology of writing in the fiction of William Burroughs ». Elle s’est concentrée sur l’œuvre The Nova Trilogy de William Burroughs, caractérisée par l’utilisation de la technique littéraire du cut-up. À travers cette technique postmoderne de réagencement du texte original en fragments aléatoires, elle a analysé comment cette « technique narratologique » subversive et anti-mimétique devenait le miroir brisé de l’ère technologique de l’information. Le rythme vivant et trépidant de la vie elle-même est rendu à travers ce procédé machinique dont un effet de sublime émerge. Elle a notamment avancé l’idée que le vocabulaire de la critique de l’ère numérique offrait étrangement un meilleur outil pour commenter cette œuvre.

10 La dernière table-ronde était plus particulièrement centrée sur les œuvres de Don DeLillo et David Foster Wallace. Aliette Ventejoux, enseignante à l’université Paris II Panthéon-Assas, a ouvert le panel avec sa présentation : « Techne and Logos: a study of the American Zeitgeist in “Hammer and Sickle” by Don DeLillo ». Dans cette satire du monde de la finance, le narrateur, ancien gestionnaire de fonds spéculatifs, est emprisonné pour fraude suite à la crise des subprimes de 2008. Cependant, pourquoi DeLillo s’intéresse-t-il à la télévision dans la nouvelle « Hammer and Sickle » se déroulant à l’ère d’Internet ? Aliette Ventejoux a répondu à ce paradoxe en expliquant que DeLillo se concentre sur la « mère » des technologies pour expliquer les liens entre les nouvelles technologies et le néolibéralisme. Le langage se défait à l’écran, des listes de mots et de noms incohérents s’accumulent et ce jeu de langage exposant la perte de sens mène à une critique presque burlesque des excès du capitalisme. À travers cette unique fenêtre sur le monde qu’il reste aux prisonniers, DeLillo établit une critique de cette autre prison que deviennent nos appendices technologiques.

11 Partant du site fictionnel de recherche en cryogénisation la Convergence dans le roman Zero K de Don DeLillo, Gabriel Smith, doctorant à l’université de Edimbourg (Écosse), postule que ce roman et The Pale King de David Foster Wallace convergent vers un retour au corps. Il a exposé comment ces deux romans répondent à l’appel de Katherine Hayles en faveur d’une réaffirmation de la chair, qui a tendance à être effacée à l’ère du

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numérique. Il a également exploré une seconde convergence entre le champ de recherche posthumaniste et la théorie littéraire féministe qui analysent le rejet de l’expérience vécue, des substances biologiques, voire de la corporalité dans son ensemble. Alors que la frontière entre l’humain et le non-humain se fait de plus en plus poreuse dans ces œuvres, elles requièrent un langage incarné et explorent les possibilités d’intersection entre la théorie posthumaniste et féministe.

12 Pourquoi ne pas mentionner internet quand on parle des nouvelles technologies en 2004 ? Jessica Allen Hanssen (Nord University, Bodø, Norway) cherchait à répondre à cette question à propos du recueil de nouvelles Oblivion (2004) de David Foster Wallace. Elle a avancé l’hypothèse selon laquelle Wallace aurait choisi cette absence afin de dresser plus subtilement une critique de l’ère internet et de ses fausses promesses d’inclusion, de gratification ou de satisfaction. Cette expérience défamiliarisante pour le lecteur participerait d’une démarche heuristique puisque le lecteur devrait considérer alors sa propre utilisation des nouvelles technologies.

13 La conférence plénière de Stephen Burn (Université de Glasgow), « The Mind of Postmodern US Fiction », a clos la première journée. Il nous invitait à suivre le cheminement de sa recherche sur les effets des études en neurosciences sur la fiction postmoderne. Il est parti d’une lecture critique de l’article pionner de Marco Roth « The Rise of the Neuronovel » (2009) : ce dernier étudie ce nouveau canon littéraire mais limite son analyse à des écrivains blancs (Ian McEwan, Jonathan Lethem, Mark Haddons, Don DeLillo ou encore Richard Powers) et ne mentionne qu’une seule femme (Rivka Galchen). Stephen Burn a exposé l’importance d’une étude plus diversifiée et complète de ce nouveau champ d’étude. Après avoir évoqué le mythe du cerveau gauche-cerveau droit puis dressé un bref historique des études sur le cerveau au cours du XXe siècle, il s’est concentré sur une étude approfondie de l’impact du syndrome split brain ou « cerveau divisé » sur l’œuvre de Clarence Major (poème « Seine Split » [1986] et sa nouvelle « An Area of the Cerebral Hemisphere » [1975]) puis de Joyce Carol Oates (Wonderland [1971] et The Man without a Shadow [2016]). Il évoque chez eux l’apparition d’un style d’écriture fondé sur la recherche en neuroscience qui influe sur la structure, la prose et même les codes littéraires.

14 La deuxième journée était organisée autour de quatre ateliers. Le premier nous a ouvert des horizons de discussions sur les mondes virtuels et le retour du cyberpunk. Olga Thierbach-McLean (artiste et chercheuse indépendante) a commencé par sa présentation « Updating the Future to the Present: The Reboot of Cyberpunk as Social Criticism » qui nous invitait à suivre l’évolution du genre cyberpunk. Après son apothéose dans les années 80, le genre ne serait devenu qu’une coquille vide faite de stimulations visuelles mais sans aucun intérêt critique, politique ou philosophique. Cependant elle a souligné le retour à un cyberpunk qui se réinvente à travers des thèmes d’actualité comme le réchauffement climatique ou la santé mentale dans The Windup Girl (2009) de Paolo Bacigalupi, Mr Robot (2015-2019) de Sam Esmail ou encore Blade Runner 2049 (2017) de Denis Villeneuve.

15 Curtis Carbonell (Khalifa University - Abu Dhabi - Émirats arabes unis) proposait une analyse de l’influence des nouvelles technologies sur l’évolution des modes d’écriture dans sa communication « Theorizing Fiction within a virtualized Gameist mode: the Promise of VR and its imaginary world ». En se concentrant sur les jeux en réalité virtuelle, il a développé une théorie de l’imbrication du texte littéraire dans ces jeux qui reposent sur la construction de personnages et de mondes imaginaires. Les jeux en

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réalité virtuelle seraient le berceau d’un nouveau genre de texte littéraire qu’il appelle « simtexts ». Ceux-ci seraient une nouvelle forme numérique de texte littéraire composé d’agrégats de paratextes dont on peut faire l’expérience à travers le jeu multimodal.

16 La communication « Anatomy of a hacker: Deciphering The Circle » de Naomi Mandel (Hebrew University of Jerusalem) a conclu l’atelier. Elle est partie de l’importance centrale et paradoxale du « toucher » pour le hacker afin de comprendre la machine. Alors que la figure du hacker a évolué en devenant une communauté désincarnée, un fantôme sans corps qui efface toute idée de matérialité vécue ou de subjectivité, Naomi Mandel a cherché à ramener le corps dans les études sur la figure du hacker. Elle a ainsi étudié l’interaction entre le corps et le virtuel dans l’œuvre dystopique de Dave Eggers The Circle (2013), mettant en avant le dialogue entre la corporalité et le virtuel à travers les personnages de Mae Holland et de Kalden.

17 Le cinquième atelier du colloque, intitulé « Pornography, Anxiety, Touch », a commencé avec la participation de Camelia Raghinaru (Concordia University, Irvine, États-Unis) « Technological anxiety in Jonathan Lethem’s Chronic City ». Elle proposait une étude critique du roman Chronic City (2009) de Jonathan Lethem à la lumière de la théorie de Carl Schmitt sur la différence entre la technologie et la relation de l’humain à la technique. Lethem fait de la technologie une figure de style dans son roman et interroge cette religion de la technicité. À travers la relation de ses personnages en lutte avec différentes technologies, il expose l’idée de neutralité de la technique et explore les composantes éthique, économique, métaphysique et politique de notre rapport aux nouvelles technologies.

18 David Buehrer (Valdosta State University, Georgia, Etats-Unis) repense le Pilgrim’s Progress à l’ère du numérique à travers le roman Lost Memory of Skin (2011) de Russell Banks. À travers l’étude du personnage principal, The Kid, il a dressé le portrait du pèlerin du XXIe siècle plongé dans un monde perverti dont la culture est happée par les nouvelles technologies. Cette figure de l’innocent en quête d’une réelle émotion humaine, d’un toucher originel de la peau face à cet univers impersonnel d’une cyber- réalité dévorante, se développe dans ce roman aux allures de parabole posthumaine.

19 À l’ère de l’information en continu et des théories du complot exacerbées par les réseaux sociaux, comment vivre le traumatisme du meurtre d’un proche ? Rebecca Mazumdar (City University of New York) posait cette question centrale au roman graphique Sabrina (2018) de Nick Drnaso. Alors que la vidéo du meurtre est mise en ligne, la population s’empare de l’enquête à la recherche de détails, d’images, de réponses et surtout du coupable. Mazumdar a analysé la reconfiguration de la figure du voyeur et du genre policier à l’ère du numérique, qui produit de nouveaux consommateurs à distance de « la douleur des autres ». S’inspirant du travail de Susan Sontag, l’œuvre de Drnaso interroge ses lecteurs sur la perte d’une forme de relation humaine empathique dans une société régie par les innovations technologiques.

20 La discussion est revenue sur le concept d’état naturel de l’humain pré-technologie numérique, faisant écho au retour à un état originel pur évoqué dans de précédentes communications à travers la recherche d’une nature intacte ou d’un pur langage. Au cours du colloque a persisté une dichotomie entre nature et technique qui aurait gagné à être remise en question ou retravaillée.

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21 Lejla Kucukalic de l’université Khalifa à Abou Dabi (Émirats Arabes Unis) a introduit le troisième atelier, focalisé sur le lien entre les recherches en biotechnologies et la littérature contemporaine, avec sa communication « American fiction, Hybridity and Biotechnology ». Elle invitait à théoriser les nouveaux imaginaires futuristes de la littérature contemporaine reposant sur l’hybridité et le syncrétisme à travers l’apparition du sous-genre des biological fictions. Alors que la science permet de synthétiser et de reconfigurer le code génétique de tout organisme vivant, certaines œuvres hybrides introduisent de nouveaux thèmes bioéthiques et scientifiques en naviguant entre les codes postmodernes et ceux de la science-fiction. Son analyse se centrait particulièrement sur Next (2007) de Michael Crichton et Orfeo (2013) de Richard Powers.

22 Dans Orfeo (2013) de Richard Powers, Peter Els, un compositeur à la retraite qui a décidé d’effectuer des recherches sur l’ADN et les bactéries de façon complètement inoffensive, est soudainement accusé d’être un bioterroriste. C’est à travers cette œuvre composée à la manière d’une fugue musicale que Miriam Fernandez-Santiago (Université de Grenade, Espagne) a proposé une étude de la relation complexe entre les dimensions esthétiques et éthiques du bio-art. Cette nouvelle mouvance de l’art contemporain qui utilise les ressources plastiques découlant de la biotechnologie (prothèses, modifications biologiques, hybridations, etc.) souligne par ces œuvres les liens entre l’eugénisme et l’utopie transhumaniste. L’expérience de Els avec la bactérie Serratia marcensis permet, selon Fernandez-Santiago, de poursuivre l’enquête sur l’interaction entre l’aléa et le déterminisme contextuel dans la création d’une œuvre d’art.

23 Ces deux communications ont donné lieu à une discussion plus large sur l’œuvre de Powers et certains échos entre ses romans, notamment The Gold Bug variations (1991), Galatea 2.2 (1995) et Orfeo (2013). Certains se sont interrogés sur les liens entre le bio-art, plutôt controversé et révolutionnaire, et cet auteur considéré par quelques-uns comme conventionnel.

24 Le dernier atelier du colloque (« New Epistemologies ») commençait avec la présentation « Schrödinger’s Hello Kitty Lunchbox: Time, Technology and the Future of Humanity in Contemporary American Literature » de Héloise Thomas (Université Bordeaux Montaigne). À travers les œuvres A Tale For the Time Being de Ruth Ozeki, Full- Metal Indigiqueer de Joshua Whitehead et An Unkindness of Ghosts de River Solomon, elle a exploré comment la fiction contemporaine reconfigure notre façon de penser la technologie en imaginant de nouvelles identités et des futurs insoupçonnés. Ces œuvres maintiennent une représentation ambivalente des nouvelles technologies en évitant de retomber dans d’anciennes dichotomies comme le mythe du positivisme technologique contre un retour à un ordre naturel originel sans technologie. Cette ambivalence se retrouve dans la structure même de la prose de ces romans, qui oscille entre texte littéraire et code, et qui se déroule à la manière d’un origami rejetant toute notion de linéarité.

25 Le colloque s’est conclu avec la présentation « The undermining of the Scientific Criteria in The Echo Maker (2006) and The Flame Alphabet (2012) » de Stefania Iliescu (Université de Rennes 2). Elle nous invitait à observer comment ces romans de Richard Powers et Ben Marcus interrogent l’incapacité du discours scientifique contemporain à dire le monde qui nous entoure. Au contraire, ces œuvres littéraires qui opèrent un déplacement en combinant discours littéraire et discours médical permettent une

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réelle réflexion sur les notions de réalité, de désintégration, de bouleversements éthiques. À travers la question de l’identité et de la fragilité de l’existence ou du dilemme de la maladie, la fiction devient le vrai remède à l’illusion et nous rassemble dans une meilleure connaissance de nous-même et de l’altérité.

26 Ce colloque international a été l’occasion d’entendre de nombreuses voix venues de nombreux horizons sur l’évolution de la littérature américaine face aux nouvelles technologies. Une réflexion de plus en plus présente sur une incarnation qui se dématérialise, une incarnation qui se cache, se cherche et évolue à travers une société dont l’appareillage et les pratiques ont foncièrement évolué (Internet, réseaux sociaux, génie biologique, intelligence artificielle etc.), a parcouru tous les ateliers et les discussions. Ce colloque a aussi été une occasion de poursuivre l’enquête sur la reconfiguration des genres et sous-genres (science-fiction, cyberpunk, romans graphiques, biological novels, etc.) et sur l’évolution des thèmes ou de l’esthétique postmoderne qui fusionnent ou s’hybrident avec les thèmes du post-humain. Même si le désir de théoriser une reconfiguration de l’œuvre littéraire à l’ère du numérique tendait à imposer d’anciennes catégories, voire d’anciennes dichotomies, sur une œuvre contemporaine encore en devenir, ou si de nouveaux concepts pour des tendances qui ne sont pas complètement innovantes ont fait leur apparition, ce colloque a été la parfaite occasion de s’interroger sur la manière dont les nouvelles technologies transforment la fiction et notre relation à cette dernière.

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Thèmes : Actualité de la recherche

AUTEUR

MARIE BAUDOIN Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis

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« Ce qui dévore nos cœurs » : Louise Erdrich Fête du livre : « Les Écritures croisées », Aix-en-Provence, 10-13 octobre 2019

Sophie Vallas

NOTE DE L'AUTEUR

Le programme est consultable sur le site des « Écritures croisées » : http://lesecriturescroisees.over-blog.com/

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Figure 1 : Affiche de l’événement

1 Rendez-vous annuel très attendu par les Aixois, la Fête du livre organisée par « Les Écritures croisées » à la Cité du livre, à Aix-en-Provence, entre le 10 et le 13 octobre 2019, a accueilli Louise Erdrich pour trois journées extrêmement riches. Il s’agissait de la 36e édition de cette manifestation dont l’enjeu est de célébrer un auteur étranger tout en l’entourant de plusieurs invités avec lesquels ce dernier peut engager un dialogue : Louise Erdrich a ainsi été accompagnée de l’écrivaine américaine Lisa Halliday et du romancier somalien Nuruddin Farah ainsi que de l’artiste canadienne, d’origine abénaquise, Alanis Obomsawin, venue présenter plusieurs de ses documentaires.

2 Pendant les trois jours qu’a duré la manifestation, le public, nombreux et varié, a pu écouter Erdrich, seule ou en compagnie de ses invités, s’entretenir avec des critiques littéraires (Caroline Broué, Raphaël Bourgois, Gérard Meudal ou encore Michel Schneider), sa traductrice (Isabelle Reinharez) ou un spécialiste de son œuvre (Michel Feith) lors de tables rondes thématiques, mais il a pu également assister à des lectures de passages tirés des œuvres d’Erdrich par Anne Alvaro ou Hanna Schygulla, visiter les expositions photographiques de Jérôme Brézillon (Souverains, Indiens des plaines) et de Benjamin Loiseau (Oyáte) ou encore visionner les superbes documentaires d’Alanis Obomsawin consacrés aux Indiens du Canada (Kanehsatake, 270 ans de résistance, 1993 et Le chemin de la guérison, 20171) ainsi qu’une petite sélection d’autres films choisis en lien avec Erdrich. Une master class a également eu lieu, au cours de laquelle Erdrich a répondu aux questions remarquablement pertinentes d’élèves de collège qui avaient lu l’un de ses romans en classe et d’étudiants d’Aix-Marseille Université.

3 Le titre de l’événement, « Ce qui dévore nos cœurs », était une variation sur le titre français d’un des romans de Louise Erdrich, Painted Drum (Ce qui a dévoré nos cœurs). L’utilisation du verbe au présent entendait souligner les positions d’Erdrich sur « les

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bouleversements du monde » (titre de l’une des tables rondes), sur la situation des Indiens mais aussi de la littérature aux États-Unis en ce début du XXIe siècle. Erdrich, qui insiste pour qu’à côté de son nom hérité de son grand-père allemand, figure son nom Ojibwe, « Turtle Mountain Chippewa », n’a cessé de tresser, dans son œuvre, son histoire individuelle, familiale, et la grande histoire, celle d’un peuple dont, dans les mots d’Annie Terrier, elle « ravaude les déchirures » dans ses romans et celle, encore plus large, d’un pays dont elle analyse finement les violences et les faiblesses sans pour autant jamais renoncer à résister de diverses façons. Ainsi, ses différentes interventions l’ont amenée à réaffirmer son optimisme face à une population indienne qui se développe plus qu’aucun autre groupe ethnique aux États-Unis, dont les enfants reçoivent une éducation de plus en plus adaptée et riche (voir Le chemin de la guérison, d’Alanis Obomsawin), dont les jeunes sont de plus en plus créatifs, dont la culture renaît fièrement, à l’image du renouveau des Pow-wows inter-tribaux, par exemple, qui emportent un immense succès, une population que trois femmes représentent désormais au Congrès.

4 Erdrich elle-même a créé une librairie indépendante, Birchbark Books, à Minneapolis, devenue une entreprise familiale dans laquelle sont mis en valeur la littérature et plus largement les arts amérindiens. Si elle avoue s’être lancée dans l’aventure avec romantisme, elle a conscience aujourd’hui d’y militer très activement contre les géants d’internet et la Fête du livre lui a donné l’occasion de livrer un vibrant plaidoyer pour les petites librairies où l’on touche, sent et découvre des livres et des objets, où le contact humain et la sérendipité guident encore un lecteur flâneur. « The physical book is very important to me », a-t-elle ainsi souligné, « it’s a great piece of technology, you can’t really improve on it—a little like a cup for instance ». Pour autant, sa librairie qui expédie des livres aux quatre coins du monde n’est pas une tour d’ivoire, a-t-elle insisté, et de fait, ses romans comme son discours ne cessent de renvoyer au monde et à ses mutations, au désastre écologique qui nourrit sa colère, à la violence inouïe faite aux femmes indiennes, toujours extrêmement ancrée dans la société états-unienne. Mais si le travail de l’écrivain consiste pour une grande part à explorer le passé et à y déterrer les vérités enfouies, à jeter une lumière souvent crue sur des douleurs destructrices, sa tâche est également de préserver une marche vers l’avenir, qui n’est possible que par l’oubli nécessaire de ce même passé : la tâche de l’écrivain est ainsi de trouver cet équilibre entre mémoire et rédemption, entre chagrins hérités et invention du lendemain.

5 L’évocation de Painted Drum par Michel Feith, illuminée par les lectures d’Anne Alvaro, a permis des échanges très intéressants avec Erdrich, notamment sur la place des objets dans son œuvre : le tambour ou le châle, dans le roman, ont une vie, une histoire et une place à part entière dans l’intrigue tant ils influencent la façon d’agir des personnages qui s’en emparent ou les reçoivent. À la fois « tombeau et vecteur de guérison », le tambour résonne dans le livre et peut également être vu, selon M. Feith, comme symbolisant le pouvoir du verbe, cette culture orale « toujours à une génération de l’extinction » (Momaday) et qui, chez Erdrich, est célébrée grâce à une foi toujours renouvelée dans le pouvoir de nomination qui passe tout autant par les histoires que l’on raconte que par les chants que l’on entonne, ou encore par les noms du passé que l’on retrouve et que l’on prononce à nouveau, ramenant par leur simple reprise les esprits dans le monde.

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6 L’ensemble de la manifestation a été dédié à la mémoire de Toni Morrison, invitée des « Écritures croisées » en 2001 et que Philippe Jaworski a évoquée dans un très bel hommage, aux côtés de Dominique Bourgois, éditrice de Morrison en France, et d’Erdrich elle-même. Les mots de Philippe Jaworski, célébrant tout particulièrement Jazz, ce « roman des plus singuliers et des plus remarquables formellement » qui reflète si bien la liberté, l’effervescence, la créativité de Harlem dans les années 1920, qui « part d’un fait divers puis fait intervenir voix et instruments qui se relaient et improvisent, faisant la démonstration magistrale que l’improvisation n’a rien à voir avec le hasard, qu’elle exige une immense maîtrise pour faire finalement sens », ont résonné dans l’amphithéâtre, éclairés par deux lectures du roman par Anne Alvaro et par un récital du pianiste Jay Gottlieb avec, au programme, Maurice Ohana, Bill Evans, Keith Jarrett et Nina Simone. Louise Erdrich a, pour sa part, rappelé la lectrice et l’enseignante qu’a été Morrison, et la générosité dont elle a fait preuve envers de nombreux jeunes écrivains pour lesquels elle a changé le paysage littéraire aux États- Unis, faisant résonner une voix « noire, féminine et universelle ».

NOTES

1. Les documentaires d’Alanis Obomsawin sont accessibles sur le site : [email protected]

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Thèmes : Actualité de la recherche

AUTEUR

SOPHIE VALLAS Aix-Marseille Université

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