Le Seuil Carlo Ginzburg Après deux ans de crises, où en est Rencontre avec le célèbre historien la vénérable maison de la rue Jacob ? et intellectuel italien. Où il est question Notre enquête et un entretien des « années de plomb », des sorcières avec Hervé de La Martinière. Dossier. Pages 6 et 7. et de la littérature anglaise. Page 12. 0123 b

DesLivresVendredi 20 janvier 2006 Robert Menasse D’un siècle à l’autre, du Portugal MARC BLOCH à la Hollande, l’écrivain autrichien nous offre, dans « Chassés de l’enfer », un récit cruel, dépressif UN HÉROS et drôle. Littératures. Page 3. Le businessman du crime DE L’HISTOIRE Nick Toshes et Jerome Charyn évoquent le destin d’Arnold Rothstein, ce gangster de légende qui régna sur les Années folles de Manhattan. Essais. Page 9.

Jeunesse Portrait de Pierre Probst qui, à 92 ans, continue de dessiner Caroline, son héroïne en salopette rouge. Et aussi, une rencontre avec Jonathan Stroud. Page 10. ph. J. sassier © Gallimard

Bernard du Boucheron Coup-de-Fouet roman

"A travers la métaphorique chasse à courre, c’est la lente et noire décomposition d’une société que De nombreux textes du grand historien décrit, imperturbable, droit sur sa selle, Bernard du Boucheron. A la vitesse d’un galop assassin, il fait sont rassemblés dans un ouvrage défiler la première moitié du XXe siècle." de la collection « Quarto », chez Gallimard Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur Essais. Page 8. Gallimard 0123 2 Vendredi 20 janvier 2006 FORUM

Contributions Jacques-Alain Miller répond au texte d’André Green (« Le Monde des livres » du 6 janvier)

Jerome Charyn Ecrivain américain né à New York, dans le Bronx, en 1937. Lacan, pour de vrai Il est notamment l’auteur de Metropolis (ed. Metropolis) et Marylin la Dingue 1990). Je l’avais alors épinglé de ce trait des princes de notre République. Et voici Qui sont-ils ? Dans une joyeuse (Gallimard). Dernier (22 février) : « Donnant à voir sur tous les que, deux ans après la première bataille, bousculade alphabétique : Isabelle ouvrage paru : C’était Jacques-Alain Miller tréteaux le spectacle d’une douleur et d’une notre embusqué sort de dessous la table. Adjani et Laure Adler, Broadway (Denoël). rage enflammées par l’impuissance. » Est-ce pour se joindre au combat ? et Roland Castro, Madeleine Chapsal et e Monde des livres » daté du Nous en sommes toujours là. Stigmatiser avec nous Inserm et Livre Catherine David, Renaud Dutreil et François Dosse 6 janvier publie dans sa page Ou plutôt, non, nous n’en sommes noir ? Point du tout : c’est pour Viviane Forrester, Marc Lambron et Enseignant à -XII, Forum un texte ainsi présenté plus là. Tandis que M. G. persévère à qui vilipender justement les premiers Michèle Manceaux, Alain Minc et Paris-XIII et au lecteur : « André Green mieux mieux dans le ton et dans les éclaireurs, le premier renfort, les Christine Orban, Erik Orsenna et Sciences Po Paris, il est dénonce la place accordée aux manières qui lui sont propres et dont « Sollers, Milner, Bernard-Henri Lévy, Marie-France Pisier, Bertrand notamment l’auteur, disciplesL de Jacques Lacan dans les débats nous ne lui disputerons pas le privilège, vedettes ovationnées par le public, qui ne se Poirot-Delpech et Bettina Rheims, Guy avec Christian actuels. » Ce document appelle plusieurs tout a changé alentour. posent pas la moindre question sur leur de Rothschild et Jean-Jacques Schuhl, Delacroix et Patrick remarques de ma part. En 1990, nous avions encore tout qualification à se prononcer sur le Maren Sell et Anne Sinclair, Jean-Pierre Garcia, des Courants La première porte sur l’intitulé : « Un loisir de délibérer entre nous sur le problème ». Sueur et Maurice Szafran, Jean-Didier historiques en France mythe : la psychanalyse française ». mystérieux Meccano né d’un songe de Eh bien, c’est le contraire qui est vrai. Vincent, d’autres encore, et les derniers XIXe -XXe siècle, réédité « Un mythe », j’en suis bien aise, mais ce Serge Leclaire, cette « Instance ordinale Il se trouve que chacun a tenu à dire très peut-être des poèmes d’Arrabal. Laurent en 2005 mythe, d’où vient-il ? Si mythe il y a, il des psychanalystes » dont précisément le pourquoi de sa présence Joffrin, du Nouvel Observateur, nous fait (Armand Colin). fut entretenu, des années durant, par ce malheureusement rien ne sortit. Avec le et de son action aux « Forums des assister à la gestation du cruel « Faut-il que j’appelais naguère « une petite XXIe siècle, finie la rigolade. La psys ». Puisque nous sommes ici, et non en finir avec la psychanalyse ? », qui fit Laurent Douzou camarilla », dont les membres avaient su psychanalyse vient d’essuyer coup sur par hasard, au « Monde des livres », on des remous en septembre dernier. Quant Professeur d’histoire persuader leurs collègues de l’étranger coup trois attentats qui ne l’ont pas me permettra de renvoyer à leurs aux gens de métier, les praticiens, qui contemporaine à qu’il existait à Paris quelque chose laissée tout à fait indemne : ouvrages publiés l’an dernier : ce sont sont ici une petite moitié, ils se sont pliés l’université comme une Ecole française de – en 2003, ce fut le fameux les opuscules de Sollers, Lacan même ; à un exercice inédit en dehors des écoles Louis-Lumière psychanalyse, où ils étaient tous avec « amendement Accoyer », qui bénéficia de Milner, La Politique des choses ;etde d’orientation lacanienne : dire du mieux Lyon-II. Lacan. Mais lui étant hard, dur à avaler, en première lecture d’un vote unanime Roudinesco, Pourquoi tant de haine ? possible le souvenir qu’ils conservent de Dernier titre paru : La eux se présentaient comme Coca Light, de l’Assemblée nationale ; (tous les trois chez Navarin, diffusion leur analyse à eux. Résistance française, si je puis dire, promettant d’être de bien – 2004 vit la publication du rapport Seuil) ; ce sont, dans le recueil Récidives Si, au vu de ces noms, l’on m’objecte une histoire périlleuse meilleure compagnie. Dès que l’on se dit de l’Inserm, classant la psychanalyse de Bernard-Henri Lévy (Grasset), les que « Rasius et Baldus font honneur à la (Seuil). mit à étudier Lacan pour de bon à New bonne dernière à l’issue d’une course pages sur « Une charte pour la France », etc. (Les Femmes savantes, IV, York comme à Buenos Aires, les actions d’obstacles digne du Chapelier fou ; 3), je dirai que l’on se doit de jouer Nicolas Offenstadt de la prétendue Ecole française – 2005 enfin : à la rentrée de « Si je crois avoir agi Clitandre quand on tombe sur Trissotin. Maître de conférences chutèrent d’autant (voir ma « Lettre septembre, surmédiatisation d’un « Les yeux et les dons de la cour » existent à Paris-I, il vient de claire comme le jour », du 9 septembre ouvrage aussi obèse qu’obscène, Le Livre selon l’impulsion reçue toujours : c’est l’œil des médias et c’est préfacer les Carnets 2001, reprise dans Lettres à l’opinion noir de la psychanalyse (Les Arènes). le don des Names (noms fameux, secrets (1914-1918) éclairée, Seuil, 2002). On comprendra Qui mène le bal ? Ce sont les de Lacan, ce fut sans prétendre célèbres). d’Abel Ferry (Grasset). donc que ce soit sans déplaisir que je nouveaux « Messieurs les parler en son nom, Et en 2006 ? Quelle bataille pour quel voie l’un des plus gros actionnaires de Ronds-de-cuir », excités, enivrés par les enjeu ? M. Philippe Douste-Blazy, quand cette entreprise si équivoque déclarer fabuleuses capacités de stockage de ni non plus placer mon nom il était ministre de la santé, s’était gardé Rectificatifs enfin sa banqueroute. l’information dont ils disposent de faire rédiger les embarrassants 2. Fort de cette déconfiture, voici désormais. Ils ont de plus une idée bien au rang du sien » décrets d’application d’une loi Ce n’est pas à maintenant que notre compère met en arrêtée sur ce que doit devenir notre particulièrement mal bâtie concernant le Cibourne mais à circulation des titres mirobolants, monde « psy », à savoir ce qu’il est au psychanalyse » ; et, pour faire bonne titre de psychothérapeute. M. Xavier Ciboure « psychanalystes lacano-millériens », Québec : standardisation des mesure, c’est aussi le Pour Sigmund Bertrand, son successeur, aura-t-il la (Pyrénées-Atlanti- « institutions milléro-lacaniennes », traitements, formatage des formations, Freud, de Catherine Clément (éd. même sagesse ? Ou voudra-t-il donner ques) qu’est né « lacanisme millérien » : sont-ils mieux déqualifications des opérateurs, Mengès). un aliment au feu qui couve ? Nous le Maurice Ravel le gagés ? Il est vrai que je fus un bâtisseur, quantification des résultats, surveillance Ah, mon Dieu ! J’y songe, M. G. n’a saurons très vite. 7 mars 1875 et que je n’aurai pas créé moins de sept et évaluation à tous les étages. Résultat pas fini de souffrir. On trouvera en (« Le Monde des Ecoles de par le monde, plus une, espéré : un Panopticon speedé librairie ce mois-ci le dernier numéro de Jacques-Alain Miller est psychanalyste livres » du 13 janvier). l’Association mondiale de psychanalyse fonctionnant au rabais. La Règle du jeu, la revue de BHL. On et directeur du département de (AMP), qui compte aujourd’hui plus de Si ce n’est pas déjà chose faite en verra ce qu’est devenue la petite bande psychanalyse de l’université Paris-VIII. Nicole Lapierre, qui mille membres. Mais ces institutions, je France, si ça grince, si ça coince, si ça d’il y a deux ans, comme elle s’est dirige la collection n’en dirige plus aucune. De même, si je chauffe, si ça menace incessamment fortifiée. On compte maintenant Proposer un texte « Un ordre d’idées » crois avoir agi selon l’impulsion reçue de d’exploser, à quoi, à qui le devons-nous ? 87 signatures, d’autant plus précieuses pour la page « forum » chez Stock, est Lacan, ce fut sans prétendre parler en D’abord, à une poignée d’éclaireurs, qu’elles ne s’alignent pas au bas d’un par courriel : directrice de son nom, ni non plus placer mon nom gens de plume et de pensée, gens du manifeste ou d’une pétition. Non, c’est [email protected] recherche au CNRS et au rang du sien. livre. L’unanimité de l’Assemblée ne les en haut que vous les trouverez, en haut par la poste : non à l’EHESS (« Le 3. Enfin, je retrouve M. Green tel que intimidait pas. Ils surent, de leur du texte composé par chacun, en son Le Monde des livres, Monde des livres » du je l’avais déjà rencontré, il y a bien faiblesse même, stimuler les médias, nom propre, pour dire le rapport qu’il 80, boulevard Auguste-Blanqui, 13 janvier). longtemps, dans Le Monde (10 février émouvoir l’opinion, et toucher jusqu’à entretient avec la chose analytique. 75707 Paris Cedex 13

AU FIL DES REVUES AGENDA LE 20 JANVIER. Paradis, 19, avenue de « ESPRIT ». A Lyon,la Mazargues, 13008, à 17 h 30. « Les Temps modernes » : Franz Fanon bibliothèque de la Part-Dieu inaugure une série de LES 20 ET 21 JANVIER. conférences et tables rondes INTERNET. A Paris, le Collège et le nom « juif » sur le thème : « L’intelligence international de philosophie d’une ville, vie culturelle et organise le colloque intellectuelle à Lyon entre 1945 « Internet : espace public et POUR QUI S’INTÉRESSE révolution algérienne, Les Damnés encore elle supprimait toute possi- Dans son éditorial, Claude et 1975 » ; la première est enjeux de connaissance » en aux débats actuels sur la mémoi- de la terre et Pour la révolution bilité de réflexion ontologique sur Lanzmann critique le manifeste consacrée aux cinquante ans de collaboration avec le re et le rôle de l’histoire, il est africaine. Parmi les nombreux et soi-même ». intitulé « Liberté pour l’histoi- présence de la revue Esprit et programme Vox Internet et la essentiel de lire le dernier numé- magnifiques textes qui rendent Dans un autre article intitulé re », signé par nombre d’histo- au mouvement qui revue Sens public (à 9 h 30, ro des Temps modernes. Un hommage à cette grande figure « Fanon et Sartre : Noirs et riens de renom, réclamant l’abro- l’accompagne (à 18 h 30, Carré des sciences, 1, rue numéro qui, comme l’écrit fort de la lutte contre le colonialisme, juifs », Bryan Cheyette rappelle gation de dispositions législati- 30, bd Vivier-Merle, rens. : Descartes, 75005 ; rens. : justement son directeur Claude citons en particulier celui de combien fut grande l’influence ves votées en 1990, 2001 et 04-78-62-18-00 ou www.sens-public.org). Lanzmann, permet de « déchif- Jean Améry, inédit en français, d’Aimé Césaire sur Fanon, ame- 2005, « indignes d’un pays démo- www.bm-lyon.fr). frer en profondeur notre présent, dans lequel ce juif autrichien, nant ce dernier à écrire : «Le cratiques » et qui ont « restreint LE 23 JANVIER. d’éclairer les problèmes qui surgis- survivant d’Auschwitz et qui racisme colonial ne diffère pas des la liberté de l’historien » (Le Mon- LES 20 ET 21 JANVIER. CABALE. A Paris,la sent aujourd’hui, dans leur vérité s’est donné la mort en 1978, autres racismes. L’antisémitisme de du 14 décembre). D’accord LANGUES. A Strasbourg, les 5e conférence Alberto Benveniste et leur confusion, dans leurs rai- auteur en 1966 de Par-delà le cri- me touche en pleine chair, je avec eux pour abroger la récente 9es Journées des poétiques reçoit Gil Anidjar, de l’université sons et déraisons ». me et le châtiment, racontait sa m’émeus, une contestation effroya- loi sur les bienfaits de la coloni- « Entre deux langues » Columbia, qui parlera de Au cœur de la revue fondée découverte bouleversée de Peau ble m’anémie, on me refuse la pos- sation (« indéfendable et inepte » accueilleront notamment Anise « Cabale, littérature et par Jean-Paul Sartre et Simone noire, masques blancs qu’il com- sibilité d’être un homme. Je ne écrit-il), Claude Lanzmann s’op- Koltz, Claude Vigée, Salah séphardité », suivie d’un concert de Beauvoir, un homme, Franz prend de part en part à partir de puis me désolidariser du sort réser- pose en revanche à l’abrogation Stétié, Jean Métellus et de fado par Bevinda Fanon, qui aurait eu 80 ans cette sa propre expérience. Comme vé à mon frère. Chacun de mes de la loi Gayssot qui sanctionne Michael Edwards (à la (à 17 heures, à la Sorbonne, année. Mort le 6 décembre 1961 l’écrit Claude Lanzmann, «ilne actes engage l’homme. Chacune le négationnisme. Selon lui, ce BMS-Centre-ville, 3, rue Kuhn, salle Liard ; entrée libre, rens. : des suites d’une leucémie à la s’agissait pas alors de de mes réticences, chacune de mes texte est « une garantie et une rens. : 03-88-43-64-64). www.ephe.sorbonne.fr/5portaila- veille de l’indépendance de son “concurrence”, mais de solidarité lâchetés manifestent l’homme. » protection pour toutes les victi- benveniste.htm). pays d’adoption, l’Algérie, il et même d’universalité ». Ce numéro l’atteste, écrit mes ». Cette loi, ajoute-t-il, LES 20 ET 21 JANVIER. avait écrit quatre livres, Peau noi- « Le juif, écrit Fanon, n’est pas Claude Lanzmann en conclusion « n’est pas une limitation à la WERTH. A Paris, la BPI et les LES 23, 24 ET 25 JANVIER. re, masques blancs, L’An V de la aimé à partir du moment où il est du récit de sa rencontre avec liberté de l’historien, mais se éditions Viviane Hamy DREYFUS. A Paris, organisé dépisté. Mais avec moi, tout prend Franz Fanon à El Menzah, en déduit au contraire de la rigueur proposent deux journées sous la direction de Perrine un visage nouveau. Aucune chan- 1960, « on peut, on doit, tout à la propre à sa discipline : elle n’est autour de « Léon Werth, Simon-Nahum et Vincent ce ne m’est permise. Je suis surdé- fois, assumer le nom “juif” et hono- rien d’autre que le rappel de l’obli- l’universel curieux » pour le Duclert, le colloque « L’affaire terminé de l’extérieur. Je ne suis rer Fanon ». De ce point de vue, gation de vérité (…). Elle n’oppri- cinquantenaire de la Dreyfus. La naissance du pas l’esclave de “l’idée” que les il importe de lire deux autres arti- me personne, n’exerce nulle disparition de l’auteur et la XXe siècle », pour le centenaire autres ont de moi, mais de mon cles de ce numéro des Temps contrainte, elle défend des valeurs parution de l’essai de la réhabilitation du capitaine apparaître (…). Quand on modernes : le premier, intitulé consubstantielles à la démocra- biographique de Gilles Heuré, Dreyfus, aura lieu à la m’aime, on me dit que c’est mal- « Le juif de négation », de Jean- tie ». Et de conclure : « Qu’est-ce L’Insoumis, Léon Werth Columbia University (Reid Hall, gré ma couleur. Quand on ne Claude Milner ; le second, écrit que cette angélique liberté des his- (Viviane Hamy), avec, entre le 23 à 17 heures) ; à l’EHESS m’aime pas, on me dit que c’est à par Eric Marty, intitulé « Alain toriens ? Pourquoi cette sacralisa- autres, Jean-Pierre Azéma, (le 24 de 9 h 30 à 17 h 30), en cause de ma couleur. Ma noirceur Badiou, l’avenir d’une néga- tion enivrée de leur discipline ? » a Françoise Gerbod et Philippe Sorbonne (le 24, de 19 h à était là, dense et inscrutable. » tion », est une réfutation du der- FRANCK NOUCHI Sollers (à 11 h 15 le 20, et 21 h 30, amphi. Louis Liard) ; « Son apparence de nègre, com- nier essai du philosophe paru 14 heures le 21, petite salle, à l’Ecole normale supérieure mentait Jean Améry, contami- aux éditions Lignes (Circonstan- Les Temps modernes, niveau – 1 du Centre (le 25, de 9 h 30 à 17 heures nait toute sa personne, non seule- ces 3, portées du mot “juif”,«Le novembre-décembre 2005/ Pompidou) ; le 25 à Marseille, et de 18 h 30 à 21 h 30 à ment elle colorait sa culture, ses Monde des livres » du 25 novem- janvier 2006, Nos 635-636, 26, rue l’œuvre de Léon Werth sera l’auditorium du Musée d’art talents, ses potentialités, mais bre et du 23 décembre 2005). de Condé, 75006 Paris évoquée à la librairie Prado et d’histoire du judaïsme). 0123 LITTÉRATURES Vendredi 20 janvier 2006 3 Menasse, histoires souterraines

Dans « Chassés de l’enfer », le romancier autrichien tisse un va-et-vient magistral entre le destin des marranes et les tabous de l’Autriche contemporaine

e temps ne coule pas, quelle est présenté comme le descendant blague ! Il bondit. Passe d’une autre figure historique, Isaac avec violence d’un état pres- Abravanel, trésorier du roi Ferdinand que inerte, pétrifié, à un d’Aragon et « l’un des exégètes bibliques autre où tout s’enflamme, les plus importants de son temps »), sur vibre et se cabre. Que devien- celui de son pays et sur sa propre jeu- Lnent les hommes, livrés à ce flux capri- nesse. Né en Autriche au milieu des cieux dont ils ne maîtrisent générale- années 1950, comme l’auteur lui- ment ni le début ni la fin ? Comment même, Abravanel est issu d’une famille parviennent-ils à maintenir une conti- mi-juive mi-catholique, dont les origi- nuité, des filiations, des identités dans nes sont plus ou moins étouffées sous ce maelström ? Né en Autriche dans le poids des non-dits. Et c’est le si- une famille juive, Robert Menasse sait lence, justement, qui fait le premier les tourments et les ruptures engendrés lien entre ces jeunes gens que plus de par les soubresauts de l’histoire – si ce trois siècles séparent : les parents de n’est dans sa propre vie (il est né en Mané se taisent pour échapper à l’In- 1954), du moins dans celle de sa famille. quisition, dont Menasse décrit les agis- Aussi n’est-ce pas sans liens avec sa bio- sements avec une incroyable efficacité graphie que cet écrivain de talent a bâti dramatique ; ceux de Viktor, eux, s’abs- son passionnant roman, Chassés de l’en- tiennent de parler pour tenter fer, qui donne la mesure de ces change- d’oublier le passé encore frais – d’où le ments de rythme. Croisant les destins mutisme obstiné du grand-père quand Robert Menasse (avril 2005). ISOLDE OHLBAUM de deux jeunes hommes, à des époques son petit-fils lui demande, inlassable- et dans des climats différents, l’auteur ment : « S’il te plaît, raconte-moi com- rents : chacun des jeunes gens se trou- parents sont torturés par l’Inquisition), où il quitte les terres de l’Inquisition, projette son lecteur dans une ambitieu- ment c’était, à l’époque, au temps des ve, à un moment donné, dans le rôle du mais surtout la réclusion morale de qui tandis que Viktor provoque un scandale se réflexion sur les ressorts souterrains nazis. » traître, de celui qui a si bien absorbé le ne comprend pas, ne peut pas dire, ne au cours d’un dîner d’anciens élèves, en de l’histoire, faite de cassures et de répé- code du persécuteur qu’il en adopte le souhaite rien tant que devenir invisible affirmant que tous ses professeurs titions, de pièges et Système de correspondances comportement. Chacun tombe amou- pour ne pas endurer la fureur des étaient nazis pendant la guerre. Sous la CHASSÉS DE de mensonges, de A partir de là, le romancier bâtit un reux d’une fille nommée Maria. Cha- autres. Il s’agit, inculque-t-on à Mané plume cruelle, ironique et inventive de L’ENFER (Die faux-semblants. système de correspondances com- cun joue le rôle de la Vierge dans un chez les jésuites, de « haïr toute excep- Robert Menasse, qui sait insuffler à ses Vertreibung C’est par un sub- plexes et pourtant jamais ennuyeux, où tableau vivant. Chacun éprouve, enfin, tion. Soi-même compris ». personnages des voix inoubliables, les aus der Hölle) til jeu de miroirs les deux individus semblent, à certains de la peur face à la violence des plus Le vocabulaire du silence est hypertro- mécanismes les plus secrets de l’histoire de Robert que Robert Menas- moments, ne faire plus qu’une seule et forts. Surtout, les personnages souf- phié, dans ce « monde muet » où même semblent resurgir inlassablement, à des Menasse. se organise le même figure. Un récit répondant à frent de la claustration, de diverses les « hurlements » sont « sourds ».Etla siècles de distance. vis-à-vis entre ses l’autre, l’homme du XVIIe siècle paraît manières. Il y a l’enfermement physi- rupture de ce silence absolument specta- Illusion d’optique, pourtant : fuyant Traduit de deux personnages. se réincarner dans celui du XXe, bien que, d’abord, dans des internats (laï- culaire, comme pour illustrer ces capri- les réponses trop simples aux problè- l’allemand L’un, celui qui que les histoires conservent des identi- que pour Viktor ou religieux pour ces de l’histoire, qui jaillit de sa boîte à mes compliqués, le livre interdit finale- (Autriche) ouvre le récit, est tés tout à fait distinctes, des rythmes Mané, qui est enfermé dans un pen- la manière d’un diable : Mané se met à ment à son lecteur de penser que l’his- par Marianne un marrane (juif propres et même des styles assez diffé- sionnat de jésuites pendant que ses pousser des cris de nouveau-né, le jour toire fonctionne de façon circulaire. Et Rocher-Jacquin converti de force et c’est leur parole, ou plutôt leur manière et Daniel Rocher, resté fidèle en de briser le silence, qui différencie fina- Verdier, « Der secret à sa religion) lement les personnages en les indivi- Doppelgänger », né à Lisbonne le dualisant. Car, en arrière-plan de son 444 p., 28,50 ¤. 5 décembre 1604, « Cruel, dépressif et drôle » jeu de miroirs, Menasse entretient date d’un monu- l’idée que, non, l’histoire ne se repro- mental autodafé organisé par l’Inquisi- duit jamais exactement, contrairement tion. Dissimulé sous le prénom chrétien u jeu de massacre contre le pays et dans Machine arrière (Verdier, écrit est plus ou moins à ce que pourraient faire croire certai- de Manoel, diminutif « Mané », l’enfant d’origine, sport national des 2003), ses précédents romans traduits autobiographique, dans la mesure où nes similitudes. Les vies des deux hom- subit les menaces et les sévices de la Aécrivains autrichiens, Robert en français. Menasse, pourtant, s’élève cela part d’expériences vécues sur mes ne se superposent pas, leur tonali- société de l’époque, dominée par le fana- Menasse occupe une place contre la facilité de ceux qui «ne lesquelles on brode. » Viktor Abravanel té même comporte au moins une diffé- tisme religieux et la haine antijuive. Jus- intermédiaire : moins radicalement comprennent pas l’histoire » et fustigent lui ressemble-t-il, alors ? « Disons que rence de taille : il y a du comique dans qu’au jour où, « chassé de l’enfer » par la critique que Thomas Bernhard, moins leurs compatriotes « en confondant certaines consolations de base de sa vie la manière dont l’auteur parle de Viktor persécution, Mané fuit le Portugal pour violent qu’Elfriede Jelinek et moins toutes les formes de fascisme avec le sont aussi les miennes… » Et, s’il admet (certains épisodes concernant ses la Hollande, avec sa famille. Là, il retrou- sombre que Peter Handke – plus nazisme ». « Les mentalités que le premier Menasse arrivé à grands-parents sont à se tordre) et vera son identité, puis deviendra un rab- romanesque au demeurant et autrichiennes d’aujourd’hui, Vienne, au milieu du XIXe siècle, venait jamais dans les parties relatives à Mané- bin célèbre, du nom de Manasseh ben nettement plus drôle que ses illustres explique-t-il, ont beaucoup plus à voir bel et bien d’Amsterdam, là où s’établit Manasseh. Si la continuité peut bel et Israël – érudit qui fut l’un des maîtres compatriotes. Comme eux, pourtant, avec l’austro-fascisme qu’avec le le héros de son roman, l’auteur n’a pas bien exister, sous la forme d’une filia- de Spinoza et probablement aussi l’un cet écrivain de 51 ans pratique avec national-socialisme. Quand on effectué de recherches véritables sur ce tion spirituelle, humaine, intellectuelle, des ancêtres de Robert Menasse. La pho- une certaine délectation le bowling commence à les critiquer sur la base très probable ancêtre. « Quatre cents elle s’arrête aux frontières les plus inti- tographie d’une stèle portant son nom, littéraire contre l’Autriche et les d’une continuité, les Autrichiens ans, c’est très loin, et puis j’ai la chance mes de la personne, à sa capacité de par- en hébreu et en caractères romains, figu- Autrichiens, renversant tour à tour enragent. » de vivre à une époque où personne ler (pour écrire des romans, par exem- re d’ailleurs à la fin du livre. leur passé mal enfoui, leurs Interrogé sur le caractère n’exige des certificats généalogiques, je ple), de crier ou de raconter des histoi- L’autre, Viktor Abravanel, personna- hypocrisies, leurs égoïsmes. Une veine autobiographique de son roman qu’il ne vais pas m’en fabriquer un res, ne serait-ce que pour résister aux ge de fiction, est un historien qui se qui se trouvait déjà dans La Pitoyable juge « cruel, dépressif et drôle », moi-même ! » a convulsions de l’histoire. a retourne sur le passé de sa famille (il histoire de Leo Singer (Verdier, 2000) l’écrivain explique : « Tout ce qu’on R. R. Raphaëlle Rérolle Erika et Klaus Mann au temps de l’insouciance

ls étaient les « enfants terribles » Même si ce voyage leur montre « que Ce voyage qu’on refait avec eux est puis Tokyo, et « un peuple qui oscille peut-être la plus belle œuvre, comme le de Thomas Mann, les deux aînés l’Europe n’est pas le monde et qu’elle un vrai bonheur, dont on ne peut entre Orient et Occident », mais un montre l’excellente biographie de I des six, Erika et Klaus, nés en sera forcée de perdre sa place dans donner ici qu’une sensation. Ce sont théâtre incomparable. La Corée, avec le Dominique Laure Miermont, 1905 et 1906. Ils ont été excentriques, l’univers si elle continue à s’épuiser et à des observateurs avisés et minutieux, regret de ne pouvoir aller en Chine, et Annemarie Schwarzenbach ou le mal aventureux et fous, mais aussi très se déchirer elle-même dans une querelle curieux de tous et de tout, musique, le chemin du retour, par la Russie d’Europe (Payot, 2004). Un mal de courageux, militants antinazis de la suicidaire entre frères ennemis », c’est à théâtre, cinéma, littérature. Aidés soviétique – ils restent perplexes – et vivre qui eut aussi raison de Klaus première heure, exilés à New York où elle qu’ils appartiennent, en esprit. par leurs compatriotes émigrés, ils Varsovie, qui, après Moscou, « donne Mann – il se suicida à Nice en 1949 – ils ont créé une revue, avant que Klaus Quand ils embarquent à Rotterdam, l’impression d’être un paradis du luxe et dont Erika, morte à l’hôpital de ne s’engage dans l’armée américaine. le 7 octobre 1927, destination New abominablement bourgeois ». Zürich en 1969, fut la seule rescapée. Klaus Mann est notamment l’auteur York, ils veulent surtout oublier leurs PARTI PRIS C’est à Dominique Laure Miermont d’une autobiographie magnifique, Le problèmes professionnels – l’échec qu’on doit, depuis des années, de À TRAVERS LE VASTE MONDE Tournant (en poche, 10/18) et d’un d’une pièce de théâtre de Klaus, où JOSYANE pouvoir retrouver, non seulement les (Rundherum. Abenteuer einer Journal (en poche, « Biblio », deux jouait Erika – et privés – mariages SAVIGNEAU enfants Mann, mais d’autres figures – Weltreise) volumes). ratés. Bien que leur éditeur américain un temps oubliées – de cette Europe d’Erika et Klaus Mann. Ensemble, le frère et la sœur, aux leur ait demandé de différer leur rencontrent le Tout-New York comme d’avant 1940, comme leur amie suisse Traduit de l’allemand par relations presque incestueuses et qui tournée de conférences, ils ont décidé le Tout-Hollywood. Ainsi croise-t-on Annemarie Schwarzenbach. Les deux Dominique Laure Miermont aimaient à se faire passer pour de partir, comme s’ils n’avaient pas Garbo : « Nous l’avons surtout entendu cycles de poèmes de celle-ci, Rives du et Inès Lacroix-Pozzi, jumeaux, ont écrit quatre livres : A reçu cette information. dire qu’elle était terriblement fatiguée, Congo et Tétouan, écrits en 1941-1942 présentation et notes de Dominique travers le vaste monde (1929), qu’on Ils vont rester six mois aux mais elle n’avait pas besoin d’en faire (la dernière année de sa vie), publiés Laure Miermont, Payot, 210 p., 18 ¤. vient de traduire en français, Das Buch Etats-Unis, puis en trois mois aller à davantage car elle savait l’effet que dans un beau petit livre bilingue von der Riviera (1931), Escape to Life Hawaï, au Japon, en Corée, traverser la dégage immanquablement l’inquiétante illustré, sont plus une curiosité qu’un RIVES DU CONGO. TÉTOUAN (1939) (1), The Other Germany (1940). Sibérie pour arriver à Moscou, avant de froideur de sa beauté de sirène. » chef-d’œuvre. En dépit de la postface (Kongo-Ufer. Aus Tetouan) Ce premier texte commun, A travers rentrer en Allemagne, en juillet 1928, Mais ils veulent voir aussi l’autre enthousiaste de Nicole Le Bris, qui d’Annemarie Schwarzenbach. le vaste monde, est le récit d’un voyage en passant par Varsovie. Amérique, alors on se retrouve dans un prend le risque d’y voir « quelque Traduit de l’allemand par qui n’est pas une fuite, comme le Constamment, ils manqueront village du Kansas : « Quelle désespérante parenté » avec Les Illuminations de Dominique Laure Miermont, seront les suivants, mais le périple, en d’argent, ce qui ne les empêche pas de tranquillité ! Le plus misérable, le plus Rimbaud. & esperluète éditions Amérique et en Asie, de jeunes gens descendre dans des hôtels de luxe. Et isolé des villages d’Europe a une vie Mais ils sont le témoignage lyrique, (9, rue de Noville, bien nés, issus d’une Europe raffinée, leur entregent, leurs relations les intérieure, un rythme, il s’est organisé violent, déchirant, de la douleur de 5310 Noville-sur-Mehaigne, Belgique) cultivée, cosmopolite. Ils n’ont pas sauveront toujours à la dernière autour de son église. Mais ces rues tracées vivre qui n’a jamais quitté cette jeune 96 p., 15 ¤. encore pris la mesure de la tragédie qui minute, comme ils le racontent avec au cordeau respirent la mort. » femme passionnée et douée. Dont la menace, le temps est à l’insouciance. humour et désinvolture. Quinze jours idylliques à Honolulu, courte existence – 34 ans – est (1) Fuir pour vivre, Autrement, 1997. 0123 4 Vendredi 20 janvier 2006 LITTÉRATURES

Jean Rouaud réinvestit la grande tradition romanesque du XIXe siècle dans une histoire d’amour sur fond de drame de la Commune Le salut par le roman

i l’on devait classer les romans en modernité ». Nous sommes ailleurs, fonction de l’énergie qu’ils mais toujours, bien sûr, dans ce que contiennent et de la confiance Rouaud nomme « le grain du monde ». S dans le genre romanesque qu’ils Et puisque la littérature offre un inépui- manifestent, L’Imitation du bonheur sable moyen de déplacement, nous voya- devrait être au plus haut. Mais à ce livre geons dans les deux dimensions du débordant et généreux, qui aligne avec temps et de l’espace. Et surtout dans cel- aisance ses 600 pages, une préface était le, essentielle, fondatrice, de l’imaginai- nécessaire. Elle se trouve déjà écrite et re, qui opère la « transmutation du réel publiée, sous la forme d’un autre livre, le en phrases pour le donner à voir ». L’ima- précédent, L’Invention de l’auteur (Galli- gination est d’ailleurs la grande puissan- mard, 2004). Eclairant pour mesurer le ce dédicataire de L’Imitation du bonheur. projet, et surtout le Mais il fallait un repoussoir à cet éloge, L’IMITATION désir de l’écrivain, ce une sorte de figure adverse – ou inverse. DU livre n’est évidem- Emile Zola, qui avait annoncé en fanfare BONHEUR ment pas un préala- « la mort de l’imagination » comme s’il de Jean ble indispensable à s’agissait de « la fin d’un tyran », est Rouaud. la lecture de L’Imita- commis à ce rôle ingrat. La statue de Napoléon renversée, place Vendôme, le 16 mai 1871. COLLECTION ROGER-VIOLLET tion du bonheur. Gallimard, Avant cet adieu à Vastes horizons inventant de nouvelles « recettes » mais ses lâches, ses héros – dont Eugène Var- mondes, de deux visions du monde qui 580 p., 22,50 ¤. une certaine forme C’est vraiment une « perspective » qui en réinvestissant à sa manière, avec lin « l’admirable », chanté ici avec une trouvent, un moment, trois jours de création, qui était s’ouvre alors, avec « tout ce monde à réin- confiance et entrain la tradition roma- juste émotion –, ses méchants (les ver- durant, à s’accorder. en même temps (et surtout) une belle venter, à porter à bout de phrases (…), nesque du XIXe siècle représentée par saillais) et les « communeux », ces victi- Mais ce roman d’aventure, d’histoire déclaration d’amour à tous les possibles sachant (…) que les recettes traditionnelles ses figures tutélaires : Balzac, Dumas, mes expiatoires de leur propre utopie. et d’amour, ce récit à la fois enlevé et de la littérature, il y a avait eu cinq pour le transcrire sont depuis longtemps Chateaubriand (plus que Hugo) pour le C’est ici que l’on entre dans le vrai classique, politique et sentimental, fré- romans publiés chez Minuit, dont le pre- dépassées, obsolètes, qu’elles ne rendent souffle poétique, la hauteur du regard, roman de Jean Rouaud, qui se dévelop- missant d’approbation pour l’utopie et mier, prix Goncourt en 1990, Les plus compte de rien et que l’innocence en les vastes horizons, de « Paris à Jérusa- pe autour de deux personnages : brûlant d’indignation contre sa cruelle Champs d’honneur. Tous appartenaient ce domaine appartient au paradis perdu lem ». Les muses de la fiction ont besoin Constance Monastier, jeune bourgeoi- répression, est enchâssé dans un propos à la veine autobiographique et familiale. du roman ». du réel et de l’histoire. Pour Rouaud, se, épouse d’un industriel soyeux des beaucoup plus large. Là, l’auteur se Achevé donc le cycle des origines Mais ce « paradis perdu », paradoxale- qui n’est pas homme à s’évader ou à se Cévennes, et Octave Keller, miraculé et regarde agir, écrire, aimer et conduire dans la vieille société rurale d’une Loire- ment, est disponible, encore et toujours soustraire au monde, ce sera la Commu- témoin de la Commune. La rencontre ses personnages. Cependant, ce n’est Inférieure pluvieuse, marquée par deux à découvrir, à habiter. C’est ce à quoi ne, suite d’événements glorieux et mal- des deux amoureux est la matrice pas en surplomb au-dessus de son récit guerres, « au bord de basculer dans la s’est employé Jean Rouaud, non en heureux, avec ses morts et ses vivants, d’une autre rencontre, celle de deux que se tient Rouaud, même s’il revendi- que la position du chef d’orchestre, du démiurge. « Un roman, ça imagine, ça analyse et ça raconte… » Pour manifester la toute-puissance de « Ta révolution n’est qu’un tourbillon de mots ! » la fiction et de l’imaginaire, Jean Rouaud met en œuvre plusieurs techni- ques, joue de multiples instruments. LES MILLE MOTS DU CITOYEN Ce pari fou, le citoyen Morille Mar- rue de la Contrescarpe, abrite des lité Homère et si sa pupille Aglaé veut L’histoire du cinéma, celle de la photo- MORILLE MARMOUSET mouset, « grammairien patriote au servi- ci-devant hors la loi, des espions et une bien être une demoiselle Chat, sa tante graphie sont sollicitées, mises en parallè- de Frédéric Cathala. ce de la Nation », l’a relevé. Un drôle de secte obscure qui manque compromet- s’insurge quand il lui donne du Din- le avec les pouvoirs et privilèges de la lit- Albin Michel, 416 p., 21,50 ¤. personnage, bossu boiteux aux allures tre l’Incorruptible lui-même ! don ! –, le linguiste illuminé ne voit térature. L’écrivain dialogue avec son de Polichinelle et à l’élégance de gros Couvé par les patriotes Callimaque d’autres dangers que la confusion de la personnage, Constance, l’interpelle, tom- ans le rêve utopique qui anima, insecte, qui circule dans les rues en ser- Truineau et Spartacus Pouffard, dont le comparaison, sans ambiguïté, et de la be presque amoureux de ses « yeux cou- jusqu’au cauchemar parfois, les rant contre lui un registre vert comme le champ d’action n’excède presque jamais métaphore, dangereuse par les illusions leur de grisaille atlantique ». L’omnipré- Dhommes de la Révolution, aucu- plus précieux des trésors. C’est là que l’estaminet du marchand de vin mais qui qu’elle fait naître. sence de Rouaud tout au long de son pro- ne piste de régénération ne fut dédai- Marmouset consigne les mille mots de veulent leur part du « trésor », Marmou- On avait découvert Frédéric Cathala pre livre est la conséquence directe du gnée : définition nouvelle des droits et la langue nouvelle qui dissipera à jamais set ne voit pas les dangers qui le mena- avec un formidable premier roman, Le basculement du genre dans la « moderni- devoirs de chacun, conception refondée l’obscurité des quiproquos et autres cent, aveuglé par sa mission et l’amour Théorème de Roitelet (Albin Michel, té ». Comme si l’innocence était désor- du temps, initiation d’un système de imbroglios en déjouant le piège des de Sidonie, une jeune aristocrate qui 2004) où le service des statistiques de mais interdite, qu’il fallait sans cesse se mesures inédit, panthéons – déesse Rai- synonymes. Son « onomasticon », c’est naturellement ne le voit pas. Corruption l’armée française, aux heures sombres justifier, s’expliquer, se regarder agir et son, Etre suprême… Manqua toutefois sa contribution capitale au grand œuvre et malversations, trahisons et abus de de la Grande Guerre, devenait le cadre écrire. Cela a pour effet d’alourdir l’éner- la nécessaire refonte globale d’un lexi- républicain : la réforme du langage pouvoir, rien ne manque à une intrigue d’une farce aussi énorme qu’effroyable. gie et le rythme du livre. A force de se dis- que où chacun s’entendait à bannir pour atteindre la concorde universelle. feuilletonesque en diable, dont le langa- Même démesure ici, même roborative tribuer en mille digressions, bifurcations « monarques » et « tyrans », « saints » ge est toutefois le véritable enjeu. «Ta santé d’une intrigue qui ose tout, avec et apostilles, cette énergie se perd, se et autres tristes « sires », éradiqués des Feuilletonesque en diable Révolution n’est qu’un tourbillon de un sens du pittoresque qui ancre dura- dilue. Et on peine, non à retrouver le fil, calendriers comme exhumés de leurs Mais comment mener à bien un si vas- mots ! », s’irrite tante Marguerite. blement ses héros dans l’esprit du lec- mais à conserver l’intérêt et, surtout, le tombeaux, sans forcément s’entendre te chantier quand son travail le requiert Adepte zélé de ce grand mouvement teur. Avec une fois encore une leçon sentiment d’intense bonheur que aussi clairement sur d’autres notions, auprès de l’accusateur public Fouquier- qui renomme tout, les rues et les bâti- plus grave qu’il n’y paraît, si l’humour l’auteur sait si bien, en beaucoup de plus essentielles encore pour dire l’or- Tinville – la Terreur entre dans sa phase ments, les jours de la semaine et même n’abuse pas le lecteur. a pages, nous procurer. a dre nouveau. la plus radicale –, et que son domicile, les personnes – Morille s’appelle en réa- Ph.-J. C. Patrick Kéchichian

Le deuxième roman, mélancolique, de Gérald Tenenbaum Les dangers de la vérité comme support de la fiction Le passé, éternel horizon L’art du tueur

près Rendez-vous au bord les pistes et pousse le lecteur à Gérald Tenenbaum mêle cette LA MÉTHODE bre l’Actors Studio : se servir de est dans l’art avec lequel la d’une ombre (éd. Le Bord reconstituer un puzzle, avec les « fatalité » à celle de Perceval, le STANISLAVSKI souvenirs affectifs personnels romancière entrelace le fait A de l’eau, 2002), son pre- morceaux de passé imbriqués chevalier gallois, dont il acquiert de Claire Legendre. pour créer le personnage qu’on divers du tueur en série et sa mier roman, Gérald Tenenbaum dans le présent, distillés au gré l’ouvrage dans la librairie de Grasset, 376 p., 18,50 ¤. interprète. transposition dans la fiction par livre dans Le Geste l’histoire d’un du texte. Son présent à « lui », Léah. L’histoire du chevalier et de C’est dans cet esprit que les une œuvre dramatique qui sera homme absent, perdu dans l’effri- c’est le retour à la sa quête du Graal ’horreur fascine. Quoi répétitions commencent, le rôle l’occasion d’un meurtre rame- tement de sa quête. De ce person- vie réelle par l’in- est présente en fili- qu’on en pense, le tueur en principal étant donné à Serena, nant à la réalité. nage, on ne connaîtra jamais le termédiaire d’un grane, donnant un L série est un personnage une actrice choisie par Vlad et Ce jeu entre ce qui fut, ce qui nom : il est simplement « lui ». ami de jeunesse, écho mystérieux au qui suscite autant d’aversion acceptée difficilement par Gra- aurait pu être et ce qui est est Lui fuit sa vie, son travail de Robert Kipnis, fils récit, tout comme que de curiosité. Le placer au ziella. Le début du travail diffici- d’autant mieux maîtrisé que mathématicien, son visage dans de Samuel, resca- les allusions à ce centre d’un récit, c’est le défi le est vite interrompu ; le corps Claire Legendre l’illustre par la le reflet du miroir. Il a quitté sa pé de Buchenwald. « geste » qu’il romanesque que Claire Legen- de Serena est trouvé le long « méthode Stanislavski » et les femme. Mais elle aussi est partie. Kip lui « fait la aurait accompli dre relève et réussit en utilisant d’une voie ferrée. Elle a été poi- interférences qui naissent au Alors qu’il veut « rallier la petite place » dans sa vie, avant de reprendre les ingrédients d’un « polar » – gnardée. Léa, une élève de Vlad, « seuil du subconscient », ce que touche de bleu qui l’attendait de l’entoure d’une la route, ce « soir viols, assassinats, chasse à l’hom- la remplace. reconnaît Vlad disant à Graziel- l’autre côté du ciel », il se heurte « ombre rassu- d’autan ». Geste me – sans faire de son histoire la : « Toi, tu ne risques rien avec au vide de cette maison abandon- rante ». Il rencon- dont on sait peu de un roman policier, mais une de Ingérence du vrai tes mots… Mais moi, les êtres née par celle qu’il avait voulu tre ses proches : chose avant le ces œuvres dites psychologi- Cependant qu’au drame de la humains, c’est comme jouer avec rejoindre « un soir d’autan », Léah, libraire, et dénouement, si ce ques, c’est-à-dire tout simple- pièce se superpose l’enquête sur le feu. » L’espèce d’ingérence du croyant qu’il n’était pas trop Marie, institutrice. n’est que c’est «un ment humaines. la mort de Serena, il apparaît vrai pour donner au faux l’illu- tard. « Elle » – sa seule identité Les deux femmes LE GESTE geste d’adieu » ou Pour ce, elle crée, avec Graziel- que bien des gens avaient une sion de la vérité délite, chez l’in- – « n’avait jamais aimé ce bleu ». vont prendre une de Gérald encore « un dernier la Vaci, une narratrice qui, en raison de la tuer, dont Vlad, un terprète, la frontière entre son Motif récurrent, le bleu revient place importante Tenenbaum. geste à deux ». résidence à la Villa Médicis, se acteur, « tueur de trains » lui- moi et celui du personnage qu’il par touches, comme les autres dans sa vie. La pre- L’auteur nimbe passionne pour un « tueur des même, voire l’acteur qui don- incarne. couleurs, maniées avec poésie. mière devient sa Ed. Héloïse d’Ormesson, d’une atmosphère trains », relève tout ce que la nait la réplique à Léa quand elle Toute la force et la noire beau- « La route boueuse » est « un fil confidente, la 154 p., 16 ¤. mélancolique cet presse en dit, en compose une mourut au cours d’une représen- té du roman tiennent à la simpli- ocre », au long duquel son per- seconde, sa compa- itinéraire blessé. pièce de théâtre que monte tation dans des conditions étran- cité du texte pour traduire les sonnage tente de retrouver sa gne. Mais le désir d’exister, il ne L’hiver est « violacé », le ciel Vlad, un metteur en scène aussi ges qui mêlent le jeu et le réel. situations complexes qui condui- vie. le retrouve pas complètement. prend des reflets ocre. Son style séduisant que diabolique. Il A qui entrera dans le roman, sent aux conséquences du Il demande : « Que fait-on de Car au moindre signe le passé rythmé nous absorbe jusqu’à dirige un cours d’art dramatique laissons le soin de découvrir le maniement de ce feu, ici, la ceux qui ont perdu… ? » Mais affleure et le pousse à fuir à l’achèvement. a et pratique la méthode par coupable. C’est intéressant, mort. a perdu quoi ? L’auteur brouille nouveau. Cécile de Corbière laquelle Stanislavski rendit célè- mais l’essentiel n’est pas là. Il Pierre-Robert Leclercq 0123 LITTÉRATURES Vendredi 20 janvier 2006 5

Les déchirures d’une jeunesse marocaine habitée par un seul rêve : partir ZOOM

JE VAIS DE MIEUX EN MIEUX, de Marie-Dominique Lelièvre Gabrielle est une femme qui a tout pour être heureuse. Ben Jelloun, romancier Son mari, Pierre Delair, rencontré alors qu’elle « traversait une période de désarrois », lui donnait le sentiment d’être comprise « pour la première fois ». Ensemble, ils ont eu une fille, Inès. Parisiens, élégants, ils passent l’été dans leur maison de Spero, une île qui ressemble à la Corse. Cette existence paradisiaque, des destins croisés immortalisée par le magazine Wallpaper, n’est que la façade d’un amour froid, aussi minéral que le paysage e la trentaine de livres écrits noyés » qui n’ont jamais atteint l’Espa- cliché du jeune Marocain se vendant à pelé et « les terres anémiées du maquis ». Le livre est par Tahar Ben Jelloun, celui-ci, gne. Son cousin et ami Noureddine a un Européen homosexuel qui profite de touchant, même s’il peut parfois manquer de profondeur. Energique et Partir – le premier chez Galli- été l’une des victimes des passeurs son désarroi. pointue, l’écriture de Marie-Dominique Lelièvre restitue avec justesse les D mard, après le Seuil – est sans véreux, comme le répugnant Al Afia, La figure de Miguel, dont on com- angoisses de Gabrielle. Une femme niée par le manque d’amour, qui se bat doute l’un des plus radicaux et des plus mafieux qui surchargent les bateaux, fai- prend petit à petit la singularité, est, pour exister à nouveau. C. de C. courageux. Comme ses personnages, et sant fortune sur le malheur et la mort. comme celle d’Azel, à la fois boulever- Flammarion, 204 p., 17 ¤. avec eux, le romancier s’affronte à son Tahar Ben Jelloun, en quarante chapi- sante et repoussante. La question que pays aimé, le Maroc, à ce monde arabe tres, ne suit pas seulement Azel au bout pose Ben Jelloun à travers Azel est fina- BARNUM, de Pierre Brunet « aujourd’hui en bien mauvais état »,à de sa folie du départ. Il dessine d’autres lement : jusqu’où peut-on renoncer à Au chauffeur de taxi qui lui demande s’il revient de vacances, Antoine répond : sa ville, Tanger. Tanger, séparée de l’Eu- portraits de jeunes gens, tous habités de soi-même pour partir ? Et reste-t-il « En quelque sorte. » Comment dire qu’il vient de passer quelques mois à rope par un simple détroit. Tanger, port la même obsession : partir. C’est une alors la moindre chance de revenir ? Ou « enterrer les morts et nourrir des assassins » ? C’est pourtant ce qu’il a qui invite au départ. sorte de mosaïque, la cartographie de même de s’accomplir dans l’exil ? La l’impression d’avoir fait au Rwanda où, par désœuvrement, il est parti avec Comme souvent chez Ben Jelloun multiples détresses. Le style est précis, réponse n’est pas très encourageante une ONG. A son retour, celui qui fut un mondain indifférent aux drames de la tout commence dans un café. Un café sans le lyrisme de conteur oriental qu’af- lorsqu’on accompagne Azel dans sa planète, n’échappe pas aux effets d’un tel séjour dans le « barnum »,ce de Tanger, le Hafa, où des hommes, en fectionne souvent Ben Jelloun. Ce n’en chute, jusqu’au point de non-retour. « cirque humanitaire » qui s’installe où sont les drames de la famine ou de la silence, boivent du thé à la menthe et est que plus terrible et plus émouvant. guerre. Le sujet est vaste, délicat par ce qu’il nécessite d’esprit critique. Pierre fument de longues pipes de kif. Ils sont On voit certains de ces jeunes se faire « Trompe-l’œil » Brunet le traite sans concession ni romantisme, en choisissant le récit d’une pauvres, ont à peine de quoi payer le embrigader par les islamistes, d’autres Il faudrait aussi s’attarder auprès de vie qui se divise entre « avant » et « après » l’expérience de la misère, en ce thé et le kif. C’est là qu’on voit apparaî- s’installer en Espagne et se prostituer la mère d’Azel, Lalla Zohra, qui observe qu’elle a de plus horrible mais aussi de plus propice à décourager les bonnes tre Azz El Arab, que tout pour y survivre. tout cela et ne dit rien. Pas plus qu’elle volontés. Cynique qui se réconcilie avec lui-même dans le même temps où il le monde appelle Azel, La si délicate petite ne se prononce quand sa fille Kenza, prend conscience des autres, Antoine, qui acceptera une mission à Sarajevo, l’un des héros de ce Malika, voisine d’Azel, sœur d’Azel, demande à épouser est de ces personnages romanesques qui illustrent les réalités d’une époque. Ils roman de destins entre- qui répondait à la ques- Miguel, pour partir elle aussi. Ce qui se n’ont pas toujours cette force et cette présence que leur donne ici un évident croisés, celui qui structu- tion « Que veux-tu faire fait, Miguel se convertissant à l’islam et talent d’écriture. P.-R. L. re ce récit kaléidoscopi- plus tard ? » : « Partir », devenant Mounir. En arrivant à Barce- Calmann-Lévy, 254 p., 18 ¤. que. doit travailler dans l’usi- lone il installe Kenza dans sa chambre Jeune diplômé sans ne de crevettes où « les d’amis… Séjour qui ouvre sur bien des LES CINQ ET UNE NUITS DE SHAHRAZÈDE, emploi, à la charge de sa filles s’en allaient après six péripéties. de Mourad Djebel. mère et de sa sœur Ken- mois, les doigts rongés par C’est de la décision de Kenza – Dominant la Méditerranée, une falaise monumentale. za, Azel, comme tant l’eczéma et certaines « l’heure était enfin venue de rentrer au A sa force, viennent s’adosser deux amants, pour des d’autres, rêve de partir, atteintes de pneumonie ». Maroc » – que naît le dernier chapitre retrouvailles interdites dans l’Algérie des années 1990. de fuir ce pays qui ne lui Azel, lui, ne veut ni « Revenir », où Tahar Ben Jelloun L’Hôtel de la Falaise est leur refuge. C’est là que propose aucun avenir, rejoindre les fanatiques, retrouve son ton de conteur et de poète. Loundja, la femme, emmène son amant. En cet d’aller chercher en Espa- ni se résigner. Il proteste, Ces émigrés qui « n’ont pas trouvé leur automne 1994, l’homme a plongé dans une profonde gne, voire en France, une PARTIR insulte le « pourri » Al place » et « ont déjà oublié pourquoi ils dépression, après la vague de terreur qui endeuille autre vie. « Partir, quitter de Tahar Ben Jelloun. Afia et se fait tabasser. avaient émigré » prennent un bateau, l’Algérie. La femme entreprend de réveiller son désir à cette terre qui ne veut plus C’est ainsi qu’il rencon- « peut-être pas un bateau, juste une l’aide du verbe et de la poésie. Ainsi commence le de ses enfants, tourner le Gallimard, 270 p., 17,50 ¤. tre Miguel, un galeriste maquette, un trompe-l’œil, une simple roman virtuose de Mourad Djebel, écrivain algérien dos à un pays si beau et partageant sa vie entre image jetée sur l’eau ». encore peu connu, né en 1967 et auteur d’un premier récit, Les Sens interdits (La revenir un jour, fier et peut-être riche, par- Barcelone et Tanger, qui, une nuit, lui « Et si ce bateau n’était qu’une fiction, Différence, 2001). Trois écrits parallèles structurent ce livre exalté : l’histoire tir pour sauver sa peau, même en ris- porte secours. un roman flottant sur les eaux, un roman d’amour, qui permet de retracer l’histoire algérienne, de l’indépendance aux quant de la perdre. » L’histoire de Miguel, qui aime les gar- en forme de bouteille jetée à la mer par années noires ; les récits de la nuit, pétillant d’humour Azel souhaite devenir « un homme çons, et d’Azel, qui accepte de devenir tant de mères éplorées et fatiguées d’atten- et d’érotisme, où Loundja renoue avec la tradition des conteuses ; le carnet tenu debout, un homme qui n’a plus peur, qui son amant – tout en étant amoureux dre ? » Ou bien le rêve d’un écrivain qui par l’homme au cours de son exil parisien. La lente lacération des cœurs, les n’attend pas que sa sœur lui file quelques d’une jeune femme, Siham – pour avoir vient de décrire les déchirures de la jeu- persécutions conjuguées des islamistes, des militaires, des gardiens familiaux billets pour sortir acheter des cigarettes ». un visa et s’installer à Barcelone, Tahar nesse de son pays, possédée de ce désir de la morale semblent, le temps du roman, céder le pas devant la puissance Il n’ignore pas les dangers des traver- Ben Jelloun la restitue dans toute sa irraisonné : partir. Et qui invente un du verbe. Dans leur refuge, les amants se récitent René Char ou Kateb Yacine, sées clandestines vers l’Europe. Il a vu complexité. Il faut la suivre dans ses retour magique, un salut par le roman. a et font l’amour avec rage. C. Ba. la mer rejeter « les cadavres de quelques méandres, ses contradictions, loin du Jo. S. Éd. de la Différence, 366 p., 23 ¤.

Le premier roman pour adultes de Valérie Zenatti Rencontre Quand un écrivain relate le drame de la perte d’un enfant Là-bas et maintenant Dominique Sigaud-Rouff vers la vie

EN RETARD POUR LA GUERRE vent : peut-on, doit-on faire des pro- e son passé de grand reporter dans ma famille, dans ce que je lis, les « enfants de vieux », sur sa propre de Valérie Zenatti. jets ? « Je me demande qui était le pre- qui l’a amené à couvrir de nom- c’était insupportable. Il n’était donc pas féminité « suspecte » parce que Ed. de L’Olivier, 192 p., 17,50 ¤. mier homme, ou la première femme à D breux conflits, Dominique question que j’en fasse un roman, cela construite en hostilité à sa mère. «Je avoir employé le futur, quelle étrange idée Sigaud a gardé cette volonté farouche aurait été scandaleux par rapport au ne suis pas seulement celle que je suis, lle dit être toujours en état d’écri- de parler de ce qui n’est pas, de ce qui n’ad- de scruter le réel pour explorer la part surgissement de cet enfant. » Dès son écrit-elle. Je suis aussi fille de. Née de. ture. Parfois cela prend la forme viendra peut-être jamais, et pourtant, un sombre, misérable, de l’âme humaine. arrivée à l’hôpital pour subir une der- L’enfant que je porte me fait renouer les E d’un texte pour enfants – et des jour, quelqu’un a dit demain, dans un an, Violence, peur, honte, terreur… Tous nière échographie, Dominique Sigaud fils de cette transmission. » meilleurs : Quand j’étais soldate, Une bou- dans un siècle. Ce devait être une femme, ses romans, depuis L’Hypothèse du commence – fait inhabituel chez elle – teille dans la mer de Gaza (1) ; parfois certainement, une femme qui portait un désert (Gallimard, 1997) jusqu’au sai- à prendre des notes. « C’était ma plan- Filiation douloureuse d’une traduction – c’est elle qui a remis enfant dans son ventre. » sissant Dark Side of the Moon (Actes che de salut pour supporter l’insupporta- Elle renoue aussi avec une filiation au goût du jour Aharon Appelfeld, l’un Sud, 2004), creusent l’abîme de cette ble, mon impuissance. Ecrire quelques douloureuse qui la ramène à l’avorte- des plus grands écrivains israéliens. Presque sœur part d’inhumanité qui réside en cha- mots, c’était continuer d’exister un peu ment qu’elle a subi à 20 ans. « Vous Aujourd’hui, Valérie Zenatti s’aventure Cette femme, c’est Tamar, sa meil- cun. Et ce, d’une écriture et vraisemblablement engen- êtes trop jeune, disaient-ils quand je vou- sur le chemin des adultes, auxquels elle leure amie, cette presque sœur dont elle toujours âpre, concise, inci- drer de la matière pour que lais garder l’enfant et n’osais pas. A offre ce premier roman, bouleversant. a toujours rêvé. Cette femme si forte que sive, cependant nimbée de quelque chose survive, pour votre âge on a besoin de liberté. Vous Un premier roman qui lui ressemble Constance n’est pas encore, même si, douceur et de poésie. laisser une trace. » êtes trop vieille, disent-ils aujourd’hui. et qui s’ouvre comme une comptine : déjà, elle le sait, elle le sent, elle doit se Autant de qualités que Celle de ce passage, lumi- A votre âge on a besoin de tranquilli- une petite fille écosse des haricots avec libérer de ce passé qui la maintient dans l’on retrouve aujourd’hui neux à plus d’un titre, qui té. » Et Dominique Sigaud de s’insur- sa mère. Moment innocent s’il en est, jus- un temps qui n’est plus le sien désor- dans Aimé, où Dominique l’a révélé à elle-même, ger contre ce « calendrier de productivi- qu’à ce qu’elle découvre, en croquant un mais. Pour qu’enfin elle puisse se Sigaud relate le passage dans toutes ses contradic- té » qui pousse nombre de femmes à mauvais grain, que la pourriture existe – défaire de ces nœuds qui l’empêchent de fugitif d’un enfant qu’elle tions, dans toute sa duali- refuser d’être mère tardivement ou de « dissimulée, noire et gluante ». La pourri- grandir, de ce passé qui ne passe pas, il n’a pu porter à terme. té, ainsi qu’elle l’analyse jeunes filles à avorter. Un point de vue ture, c’est cet interdit suprême que lui faudra quitter Jérusalem et ses « Une traversée » qu’il lui sans fard : « Je peux désirer que certains pourront juger ambigu. Valérie Zenatti ne nomme qu’une fois : pierres chargées d’histoire pour Tel- fallait écrire pour dire la l’enfant que je porte et le per- « Il n’y a pas d’ambiguïté, rétor- l’inceste. Ce sont les gestes de cet oncle Aviv, ville de tous les printemps et de douleur, la tristesse de la dre. Je peux désirer l’enfant que-t-elle, je suis pour la liberté d’avor- qui, à jamais, salissent et abîment toutes les promesses. perte, la « violence inouïe » que je porte et faire l’inverse ter. C’est un crime d’obliger une femme Constance, son héroïne et narratrice, la Valérie Zenatti dit tout cela : la qu’a déclenchée cette gros- de ce qu’il faudrait. Je peux à avoir un enfant qu’elle ne veut pas. projetant dans un temps – celui des adul- guerre, ses atrocités et ses attentes ; le sesse tardive – elle est née AIMÉ désirer l’enfant que je porte Mais c’est aussi un crime que de ne pas tes – qui n’est pas le sien. Est-ce pour besoin, absolu, de passé et de mémoire ; en 1959 – chez certains de de Dominique et que sa présence, dans le rappeler ce qu’est un avortement. cela qu’elle choisit de partir étudier l’his- mais aussi la nécessité, vitale, du pré- ses proches et quelques Sigaud-Rouff. même temps, me mette face Concrètement, c’est une vie que l’on toire antique (Flavius Josèphe) à Jérusa- sent – d’être soi et à soi maintenant – médecins ; pour rendre à ce qui, en moi, rend cette arrête. Or, je trouve que l’on a un peu lem ? Qu’elle ne parle qu’au présent et sentiment israélien s’il en est. Avec En hommage aussi à cet être Actes Sud, présence si difficile. (…) La trop évacué le sens de cet acte. De même, rêve de se « façonner une enfance qui retard pour la guerre, Valérie Zenatti qui, l’espace de quelques 90 p., 12ł . vie est en jeu. Celle que je je pense que l’on ne soutient pas assez donne des forces pour vivre la suite » sans signe le livre de la libération, de la réap- mois, l’a mise face à elle- désire et celle dont, à tout ces moments. Si le discours général, pas rien effacer, pourtant, de sa mémoire ? propriation de la vie et du corps. Et fait même, et au-delà à toutes les mères prendre, je préfère me protéger jusqu’à seulement sur l’avortement, était davan- Janvier 1991. Israël ne dort plus une entrée remarquable dans le monde trop souvent repliées dans le silence et la nier. » tage du côté de la vie, sans doute ces depuis que la guerre du Golfe menace. des adultes. a la culpabilité. De cette lutte usante de quatre jeunes femmes se sentiraient-elles plus Les supermarchés sont vides. Les étu- Emilie Grangeray De fait, le choix du récit s’est impo- mois, de ces déchirements intimes fortes. » diants étrangers ont déserté le campus. sé à elle, mais pas seulement. « Dark entre celle qui désire ardemment être « Du côté de la vie », c’est bien là « Se terrer chez soi. Se tenir prêt. Avoir son (1) Paru à L’Ecole des loisirs, ce texte a Side a marqué une sorte d’affranchisse- mère une nouvelle fois et celle qui a que se situe ce récit sensible et boule- masque à portée de main. » A quelques obtenu en 2005 le prix Tam-tam/« Je ment. Il m’a fait grandir et clôt une peur de se réaliser en tant que telle, se versant. Là surtout que réside sa jours de l’ultimatum, alors que chacun bouquine » et le prix 12/14 de la Foire de période. Réécrire après me paraissait raisonne, intègre le discours des force. Celle d’un lien, d’un legs. « Etre redoute l’utilisation d’armes chimiques, Brive-la-Gaillarde, et, en 2006, figure dans presque impossible. Et puis est arrivé ce autres sur son âge ; entre la douceur mère, c’est porter la vie et la mort. Constance, elle, confectionne des la sélection du prix Sésame, décerné dans le bébé… » Après un silence, elle reprend d’une présence et l’effroi de perdre Quand on parvient à admettre cette pen- paniers de nourriture biologique – cadre de la Fête du livre de d’une voix douce mais ferme : «Jene l’enfant, émergent le doute, la honte, sée, conclut Dominique Sigaud, il peut nécessaire ironie pour ne pas se laisser Saint-Paul-Trois-Châteaux. Voir « Le pouvais plus raconter n’importe quoi. la culpabilité, l’égoïsme, et les ques- advenir une sagesse redoutable. » a abattre. Pourtant, les questions pleu- Monde des livres » du 14 janvier 2005. J’en avais assez du mensonge partout, tions sur le sens de la maternité, sur Christine Rousseau 0123 6 Vendredi 20 janvier 2006 DOSSIER

Après deux années de crise, la maison de la rue Jacob semble avoir retrouvé la sérénité. « Nous sommes en ordre de marche » assure M. de La Martinière Les nouveaux défis du Seuil

eux ans ! Deux ans de cri- Son arrivée dans la maison a provoqué Millet, Michel Rio) ; davantage des che- ses et de tensions, d’invecti- un véritable électrochoc. Pour l’instant, villes ouvrières et des « historiques » par- ves et de procès, de dou- elle a commis un sans-faute. Le 24 jan- tis en retraite. Tous ont été remplacés. Le leurs mais aussi de joies vier, se tiendra le premier comité de stra- passage de Bernard Wallet en 2005, avec partagées, d’épreuve de tégie éditoriale, qui remplace désormais sa maison d’édition, Verticales, du Seuil force et de malentendus. tous les quinze jours le comité de littéra- à Gallimard est significatif : « Ce n’est LeD 12 janvier 2004, Claude Cherki et ture générale. A sa demande, deux écri- pas une question de personne, expli- Hervé de La Martinière annonçaient la vains rejoignent ce comité : Danièle que-t-il, mais de politique. Je suis rétif à publication des bans entre Le Seuil, une Sallenave et Tiphaine Samoyault. Laure tout discours managérial sur l’édition. » vieille dame de 70 ans, et La Martinière, Adler a beaucoup consulté avant de réor- La maison Seuil est traditionnelle- un groupe adolescent de 12 ans d’âge. ganiser et entend introduire de la hié- ment déficitaire. Son compte d’exploita- Alors que la réorganisation de la maison rarchie car une maison comme Le Seuil tion était jusqu’à présent renfloué par est maintenant faite et que « tous les uni- ne peut pas être « autogérée ». Prise de les revenus de la distribution. Là aussi, vers éditoriaux du groupe sont en ordre de décision et responsabilité, tels sont les les équilibres ont changé. Les sources de marche », selon Hervé de La Martinière, deux maître mots. Elle ne connaît Hervé profit proviennent pour l’essentiel des qui s’est installé le 10 juin 2005 dans le de La Martinière que depuis peu. Ils ont filiales internationales de La Martinière fauteuil de PDG du Seuil, deux ques- déjeuné ensemble il y a un an. Aupara- (américaine, anglaise, allemande). tions se posent : La Martinière va-t-il vant, ils s’étaient seulement croisés, lors- Non coté en Bourse, le groupe La Mar- vendre ? Laure Adler, nommée le 1er qu’elle travaillait avec Christian Bour- tinière, dont Le Seuil est une filiale à décembre à la tête du pôle littérature, est- gois et lui chez Nathan Image. Doréna- 100 %, ne publie pas ses comptes. Cette elle la future patronne de la maison ? vant, elle le rencontre une fois par infraction n’est passible que d’une En 2005, « Le Seuil a marqué le pas », semaine. « Il fonctionne à la confiance et amende d’une centaine d’euros... Alors constate Emmanuel Schalit, directeur j’ai la signature », précise-t-elle. vendra, vendra pas ? La question ne sem- général adjoint du groupe. Et ce, pour ble pas pour l’heure à l’ordre du jour. deux raisons. La maison avait fait une Actionnaires américains Tant qu’Hervé de La Martinière bénéfi- bonne année 2004, avec notamment Pour beaucoup, Hervé de La Marti- ciera du soutien de ses actionnaires – l’obtention de deux prix littéraires, alors nière reste un mystère. Courtois, affable plus de 55 % sont désormais américains, que 2005 fut une année « sans ». Les même, sa discrétion est source de malen- notamment la famille Wertheimer, pro- ventes n’ont été tirées par aucune loco- tendus. Il n’est jamais intervenu au priétaire de Chanel, qui détient à elle seu- motive... Mais aussi parce que « l’histoi- cœur des crises. Toujours après. Mais le 49, 5% du groupe – , il pourra afficher re du Seuil depuis deux ans, c’est une série force est de constater que depuis deux sa confiance dans l’avenir. de crises violentes et rapprochées », résu- ans il a laissé une paix royale aux édi- Le Seuil, de son côté, semble avoir me Olivier Cohen, l’un des principaux teurs : la ligne de la maison n’a pas retrouvé des couleurs. De nouvelles col- protagonistes, pas fâché de quitter son changé. Mais d’un gouvernement rap- lections sont prévues, de nouveaux édi- poste de directeur de l’édition pour proché, incarné par « Cherki le magnifi- teurs arrivent. A croire que l’institution reprendre la présidence de L’Olivier, que », ils sont passés à un gouverne- est plus forte que les personnes. Dans devenue filiale à 90 % du Seuil, mais ment à distance, alors que cette maison ces conditions, l’année 2006 sera décisi- qui, symboliquement, a emménagé au aime avoir un chef. Jusqu’à présent, les ve. Le Seuil n’a pas eu de Goncourt 27, rue Jacob, le berceau de la maison, structures éditoriales et administratives depuis le doublé réalisé par Michel en face de l’arbre qui bouche l’horizon. avaient toujours été reliées. Chodkiewicz en 1987 avec La Nuit Les deux maisons sont désormais Face au Seuil, Hervé de la Martinière sacrée, de Tahar Ben Jelloun, suivi en concurrentes à l’intérieur d’un même est un peu comme une poule devant un 1988 de L’Exposition coloniale, d’Erik groupe. couteau. Il a cassé les équilibres. Une Orsenna. Un beau défi à relever pour « Je ne suis ni fée ni sorcière, je dis tout, soixantaine de départs ont eu lieu. Peu Laure Adler. a je partage tout », tranche Laure Adler. d’auteurs (Tahar Ben Jelloun, Catherine Alain Beuve-Méry Hervé de La Martinière : « Arrêtons de nous regarder le nombril ! »

Quels sont les résultats du groupe Concernant la distribution, encourageantes. Cependant, je ne naires. Tous les clients, éditeurs diffu- désormais de développer L’Olivier – La Martinière et de ses différentes comment entendez-vous cesse de le répéter, croire que l’avenir sés, mais aussi libraires, et bien sûr le qu’il a fondé, avec sa personnalité et filiales en 2005 ? compenser les départs d’Odile de l’édition se joue sur la distribution client final, le lecteur. C’est ce dernier son talent d’éditeur. Le Seuil agira Le groupe La Martinière réalise un Jacob, en 2004, de Payot Rivages, constituerait une erreur grave. Pour qui est l’interlocuteur incontournable, pareillement, de son côté. tiers de son chiffre d’affaires à l’interna- en 2005, et celui, en suspens, de moi, c’est la création qui fera progres- le décisionnaire. Le mouvement de concentration tional, un tiers dans l’édition française L’Ecole des loisirs ? ser l’édition. N’y a-t-il pas un distributeur de que connaît l’édition et un tiers dans la diffusion et la distri- Je ne souhaite pas m’exprimer sur le Les éditeurs distribués par trop sur le marché français ? française vous inquiète-t-il? bution. Il est donc techniquement différend qui nous oppose à L’Ecole Volumen sont pourtant convoités… Je ne sais pas s’il y a un distributeur D’ici deux ans, il peut se produire impossible, quinze jours après la fin de des loisirs puisqu’il y a une procédure Aller à la chasse, ce n’est pas diffici- de trop, mais je me demande si les beaucoup de bouleversements. Le pay- 2005, de pouvoir déjà annoncer le bilan engagée devant le tribunal de commer- le, il suffit de guetter l’échéance des outils de distribution sont bien adap- sage éditorial français va entrer, de du groupe ! Disons plutôt que la forte ce. En chiffres d’affaires, le départ contrats des éditeurs, de faire miroiter tés au marché et aux besoins des gré ou de force, dans une nouvelle ère progression constatée du chiffre d’affai- d’Odile Jacob a été compensé de 70 % une contre-proposition en diminuant consommateurs. La France est le seul de modernité et cela ne se passera pas res dans certains de nos univers édito- à 80 % par la croissance du groupe. la remise de 1 point ou de 1,5 point. pays où les maisons d’édition sont si sans adaptation douloureuse. Notre riaux, nous autorise à pronostiquer une Mais comme il s’agit de croissance Comme les taux pratiqués aujourd’hui liées à la distribution. Ailleurs, aux chance en France est de pouvoir comp- réelle embellie dans les résultats. interne, la marge bénéficiaire dégagée sont déjà ridicules, en chute de 3 à Etats-Unis, mais aussi en Europe, en ter sur le prix unique du livre, qui pro- Par exemple, à l’international, notre est plus forte, on le constatera lors de 4 points… Bonjour le casse-tête de la Grande-Bretagne, en Allemagne, ce tège un réseau brillant de libraires. filiale Abrams [une maison d’édition la finalisation des résultats. La com- rentabilisation et la fiabilité économi- sont des logisticiens professionnels Néanmoins, l’augmentation de la d’art américaine rachetée en 1997] a fait pensation du départ de Payot Rivages que de ceux qui pratiquent ce jeu mor- qui assurent la distribution du livre. vente en ligne aux Etats-Unis est un une excellente année, avec 41 millions [effectif au 1er janvier] ne nous inquiète tel de la surenchère par la baisse des Quelles sont vos ambitions en phénomène qui doit faire réfléchir. de dollars de chiffre d’affaires contre pas. Dans un contexte où la librairie taux ! La concurrence devrait se situer littérature française et étrangère Par exemple, Amazon, devenu le 39 millions en 2004. En France, le chif- est encore morose, Volumen a réalisé ailleurs, dans la performance qualita- pour 2006 ? deuxième client d’Abrams outre-Atan- fre d’affaires de notre secteur éditorial, une vraie bonne année 2005 et ses tive des systèmes logistiques, afin 2005 a été une année de progrès tique avec 12 % de parts de marché, toutes maisons confondues, devrait perspectives pour 2006-2007 sont d’améliorer le service aux clients parte- pour le groupe La Martinière. Nous avant Borders, qui dispose de engranger en 2005 une plus-value de allons, je l’espère, continuer en 2006, 800 points de vente, talonne de deux 6 % par rapport à l’exercice 2004. La en intégrant plus étroitement les édi- points Barnes & Noble, qui domine performance la plus remarquable vient tions du Seuil dans la dynamique du avec 14 %. des beaux livres de La Martinière qui groupe. Prenant appui sur le travail Par ailleurs, il n’est pas souhaitable progressent de 60 %. Le chiffre d’affai- effectué par Olivier Cohen à la tête de pour les groupes d’édition en langue res Seuil se situe à + 1,2 % en 2005, la direction éditoriale, j’ai nommé au française, face à la concurrence, de ne avec 46 millions d’euros, contre Seuil quatre responsables d’univers se focaliser que sur le marché fran- 45,1 millions en 2004. éditoriaux, Monique Labrune aux çais. Il faut conquérir un nouveau Est-ce qu’il y a des actifs que vous sciences humaines, Laure Adler à la lit- lectorat, c’est-à-dire faire davantage souhaiteriez céder ? térature, Gabriela Kaufman au pôle connaître à l’étranger nos auteurs, Non. Je n’ai jamais, pour l’instant, Image et Emmanuelle Vial au pôle écrivains ou photographes, et pour cédé une entreprise que j’ai acquise. « Points » [poche], dont le développe- cela créer des synergies hors de l’Hexa- On entend pourtant de-ci, de-là ment constitue pour nous une priorité. gone. Je serai content dans quelques qu’Hervé de La Martinière va céder Et pour ce qui est de L’Olivier ? années, lorsque je pourrai vous annon- soit Le Seuil, soit se séparer de sa L’Olivier est maintenant une filiale cer que le groupe La Martinière as- distribution (Volumen) ? du Seuil ; Olivier Cohen, qui détient sure plus de 50 % de son chiffre d’af- C’est mal me connaître, et mal com- 10 % des parts de cette nouvelle socié- faires à l’international. Morosité de la prendre nos actionnaires. Depuis té, en prend la présidence. Je suis en profession dit-on, sinistrose, inquié- 1992, aucun des actionnaires n’a parfaite relation d’amitié et de confian- tude face aux changements ? L’édition jamais reçu de dividendes. Tout a tou- ce avec lui. Il a pris des responsabilités française devrait arrêter de se regar- jours été réinvesti dans le développe- au Seuil à un moment très difficile et a der le nombril ! a ment du groupe. pleinement assumé sa mission. A lui Propos recueillis par A. B.-M. 0123 DOSSIER Vendredi 20 janvier 2006 7 Depuis soixante-dix ans, une place à part dans le paysage éditorial français

tonnamment, l’histoire du Seuil teur au Seuil, à Jean-Claude Guillebaud, n’a fait l’objet pour l’instant d’aucu- en passant par Pierre-Henri Simon, Ene monographie. Mais ce vide François Régis Bastide, Jean Lacouture devrait être bientôt comblé. Hervé Serry, et jusqu’à Philippe Sollers, on retrouve sociologue spécialiste de l’édition, char- les vestiges d’un réseau du grand Sud- gé de recherche au CNRS, enquête sur la Ouest. maison de la rue Jacob depuis plusieurs Le plus jeune des grands se démarque années. Il a eu accès aux archives de la de Gallimard de deux manières. « L’orga- maison septuagénaire, et son livre nisation verticale des éditions Gallimard, devrait être publié fin 2006. Alors que le capital familial de la maison et la succes- cela fait deux ans que Le Seuil a changé sion des fils du fondateur à la tête de l’en- de propriétaire pour intégrer le giron du treprise peuvent être opposés à l’organisa- groupe dirigé par Hervé de La Martiniè- tion horizontale peu hiérarchisée du re, il est intéressant de se demander Seuil », constate Hervé Serry. La maison pourquoi cette prise de pouvoir suscite n’est pas non plus « mondaine » comme un émoi encore perceptible aujourd’hui. Grasset. C’est avec Minuit qu’elle Quelle est la place spécifique acquise par connaît, dans le champ intellectuel, la le Seuil dans le paysage éditorial fran- plus grande proximité. « L’engagement çais depuis soixante-dix ans ? Pour Her- politique, appuyé sur des héritages diffé- vé Serry, « cela reste à prouver que Le rents issus de la Résistance rapproche Le Seuil a plus changé que les autres maisons lion d’exemplaires vendus en 1951) qui aspect de cette image éthique du Seuil Seuil et Minuit, pendant la guerre d’Algé- d’édition ». avait été refusé par toutes les autres mai- s’incarne dans son rapport ascétique à rie », note-t-il. Fondée en 1934 par Henri Söjberg, un sons. En 1956, André Parinaud, qui l’argent. « Notre force, c’est la pauvreté », publicitaire très influencé par l’abbé publie dans la revue Arts une série sur la répétait Paul Flamand. Le refus de l’os- Combats identitaires Jean Plaquevent, la maison est marquée situation de l’édition, intitule son article tentation est une autre marque de fabri- Le Seuil est marqué par des combats par un double héritage issu du catholicis- sur Le Seuil : « Le plus jeune des que. identitaires : la lutte pour la décolonisa- me et de la guerre. A l’origine, le seuil à “grands” ». Une des forces de l’entreprise est tion, le rapprochement avec l’Allema- franchir est bel et bien celui de l’Eglise Ce qui différencie Le Seuil des autres d’avoir su fédérer autour d’elle plusieurs gne, ce qui explique que, en littérature catholique, mais la laïcisation de la mai- nombreuses maisons qui éclosent puis cercles concentriques, d’abord les cadres étrangère, le domaine germanique ait son ira de pair avec la progression des périclitent à la Libération, c’est cette de la maison, détenteurs d’une partie longtemps dominé la production, avec « trente glorieuses » et l’accès de la volonté de se forger dès l’origine une des actions, ensuite les libraires, et enfin des auteurs comme Musil, Böll ou Grass. culture au plus grand nombre. La mai- identité et de « créer un éditeur de littéra- les intellectuels. Une série de revues se Ce n’est qu’au milieu des années 1970, son naît véritablement dans l’immédiat ture générale ». Plusieurs traits sont sont trouvées dans le sillage du Seuil, quand Le Seuil est en pleine phase d’ins- après-guerre, sous la direction bicéphale caractéristiques. « Le Seuil fut souvent comme Esprit, Les Temps modernes,ou titutionnalisation, que la littérature amé- de Jean Bardet (les chiffres) et Paul Fla- défini comme ayant un rapport moral à sa ont été portées sur ses fonts baptismaux, ricaine prend l’ascendant dans le domai- mand (les lettres). Le premier succès édi- production intellectuelle, à ses auteurs, à Tel Quel, La Recherche, L’Histoire.De ne étranger. Grâce à François Wahl, Le torial sera Le Petit Monde de Don ses collaborateurs ou encore à ses concur- Jean Cayrol, décédé en février 2005 et Seuil se fait également une place dans la Camillo, de Giovanni Guareschi (1,2 mil- rents », note Hervé Serry. Un autre qui a laissé durablement sa patte d’édi- psychanalyse et édite Lacan. Mais aussi Roland Barthes. La maison a évolué au rythme de ses présidences. Lorsque, après les trente années de magistère exercées par les « Ce n’est pas Total ou Canal+ » deux fondateurs, Michel Chodkiewicz prend les rennes du Seuil, il stabilise l’hé- ritage dans un contexte économique dif- our une crise de cette ampleur-là, « le pouvoir d’une maison repose sur sa Autre membre historique de la ficile et parvient à dynamiser certains les auteurs ont été incroyablement capacité d’attraction de jeunes auteurs. maison, dont il représente la tradition domaines, dont le littéraire. Pour Hervé Pfidèles », note Jean-Claude De ce côté-là, le potentiel du Seuil reste « catholique sociale », Jean-Louis Serry « il “traditionalise” l’esprit du Seuil, Guillebaud, désormais le plus vieil intact ». En revanche, dit-il, « il faut Schlegel perçoit un net « changement non sans coups d’éclat, comme le faste de éditeur du Seuil. Il avait été recruté en arrêter la production molle, c’est-à-dire d’atmosphère ». C’est comme le la célébration du cinquantième anniversai- 1977, pour reprendre la collection les livres auxquels les éditeurs ne croient passage à un nouvel âge. Revenant re de la maison ». En 1989, le recrute- « L’histoire immédiate ». « Les même pas eux-mêmes, et qui ne sont ni sur le traumatisme lié au départ ment de Claude Cherki est plus la mar- comités étaient devenus languides », rentables à court terme ni intéressants à précipité de Claude Cherki qui a laissé que d’une rupture que d’une continuité. poursuit-il, ajoutant que « par son sens long terme ». « la maison orpheline », il rappelle que Son arrivée signifie la volonté des action- politique et des relations humaines », Depuis le pôle des sciences « le problème, ce n’est pas qu’il ait naires de développer l’entreprise. Pen- Laure Adler « a la capacité de humaines qu’elle dirige, Monique empoché 2,3 millions d’euros, mais qu’il dant les quatorze ans de sa présidence, réanimer la maison ». A terme, dit-il, Labrune considère que les ait caché cette opération aux salariés ». le nouveau patron accroît le périmètre le risque serait que « l’on aille un peu publications de son secteur n’ont pas « Le Seuil, dit-il, ce n’est pas Total ou de l’entreprise, défrichant des terrains plus loin encore dans la dissolution du été affectées par les remous internes. Canal+. Il n’y a pas de parachute doré vierges, comme la jeunesse et le policier, projet et que Le Seuil finisse par se « Nous avons continué à faire ce qui pour les dirigeants qui partent. » et développe la distribution. En 2004, banaliser, comme d’autres maisons fait la spécificité du Seuil », dit-elle. Aujourd’hui, « le défi qu’Hervé de La lors de la vente du Seuil – seule solution d’édition ». Avec des ouvrages comme L’Orgasme Martinière doit relever est d’arriver à selon M. Cherki pour assurer la pérenni- Arrivé il y a dix-huit mois pour et l’Occident, de Robert Muchembled marier les impératifs d’une entreprise té de l’entreprise –, certains mobilise- prendre la succession de Denis Roche ou le livre de Paul Veyne, L’Empire d’édition avec la culture spécifique du ront en vain les valeurs fondatrices de la Illustrations à la tête de la collection « Fiction et gréco-romain, elle estime « avoir Seuil ». a maison pour s’opposer à cette cession. a de Noëlle Herrenschmidt Cie », Bernard Comment rappelle que réalisé une rentrée satisfaisante ». A. B.- M. A. B.-M.

Volumen : le maillon affaibli Un groupe d’édition très observé Le chiffre d’affaires de la filiale distribution du groupe i, en France, on sait quels même de l’esprit. Il y avait à la La Martinière a progressé de sont les deux plus gros fois la quintessence de la culture 4 % en 2005, si l’on ne tient Sgroupes d’édition – et de l’avant-garde. » Aujour- pas compte de l’activité liée Hachette, le premier, qui d’hui, dit-elle, « si Le Seuil était au départ d’Odile Jacob, qui a détient notamment les maisons à vendre, le groupe Rizzoli serait quitté Volumen au 1er janvier Grasset, Fayard et Stock, et Edi- acheteur. Le groupe Rizzoli est à 2005. En l’intégrant, il tis qui possède Plon, Julliard, la recherche de développement en enregistre en revanche une Robert Laffont, La Découverte, France, comme en d’autres baisse de 4 %. Pour l’année Bordas, Nathan, etc. –, ensuite, pays ». 2006, il faudra compenser le la situation devient plus floue. départ, au 1er janvier, de Selon le chiffre d’affaires choisi « Maisons cousines » Payot Rivages (5 % du CA). comme référence (prix public Pour Antoine Gallimard, L’autre sujet de contentieux hors taxe, net librairie ou net « les maisons Gallimard et Le est la différence de lecture éditeur), il devient en effet diffi- Seuil sont des maisons cousi- qui oppose L’Ecole des loisirs cile de classer des groupes tels nes ». « Si les gens du Seuil sou- et Volumen sur le contrat qui que La Martinière, Gallimard, haitaient un rapprochement, je lie la première à la seconde Flammarion ou Albin Michel. l’étudierais, mais la question ne pour sa distribution. Le Sans parler de Média Participa- Jacob présenterait pour son se pose pas », conclut-il. Le PDG jugement sur le fond a été tions et surtout de France Loi- groupe un réel intérêt. L’objec- de Gallimard rappelle qu’un mis en délibéré au 20 février. sirs (propriété du géant alle- tif de la filiale à 100 % de Wen- groupement d’intérêt économi- Selon Dominique Maillotte, mand Bertelsmann). del Investissement est en effet que entre Flammarion, Galli- PDG de Volumen, L’Ecole Quoi qu’il en soit, Hachette de grossir par croissance inter- mard et Le Seuil a été constitué des loisirs représente 9 % de est le seul acteur qui, en raison ne et externe – un fonds de sur les stockages d’ouvrages, son chiffre d’affaires, tout des règles de concentration 300 millions d’euros existe à avec des dépôts communs à comme Milan. Les éditeurs édictées par la Commission de cet effet – afin à la fois d’ali- Paris, Lyon et Nantes. hors groupe – environ 180 Bruxelles, ne peut pas, sauf sur menter sa plate-forme de distri- Et le groupe allemand éditeurs, distribués et/ou des secteurs ponctuels, faire de bution Interforum et d’accélé- Bertelsmann, qui s’était montré diffusés – forment 56 % du nouvelles acquisitions sur le rer son introduction en Bourse, actif sur le marché français, en chiffre d’affaires de Volumen. marché français. Les autres, si possible dès 2007. 2005 ? Après le rachat des chaî- Contrairement au dernier tous les autres, suivent avec Du côté de Flammarion et de nes de librairies Privat et Alsa- trimestre 2004, l’année 2005 intérêt ce qui se passe au Seuil. ses actionnaires italiens de tia, et la prise de contrôle du n’a connu aucun incident de Président d’Editis, Alain Rizzoli-Corriere della Sera Grand Livre du mois, les appé- gestion. Pour le groupe La Kouck se dit « prêt à étudier (RCS), on ne cache pas la volon- tits du géant allemand sont loin Martinière, une des priorités toutes les bonnes opportunités té d’étendre le périmètre du d’être assouvis. Le jour où Edi- pour 2006 est d’augmenter la qui se présenteraient ». Pas ques- groupe. Selon , tis sera coté en Bourse, Bertels- part des éditeurs maison, par tion, en revanche, de dire qu’il PDG de Flammarion, l’époque mann pourrait être tenté de croissance interne, dans le est officiellement intéressé par a changé depuis les années l’acheter. Alors pourquoi pas chiffre d’affaires de sa filiale Le Seuil. Cela ne se fait pas. 1980. « La période était magi- Le Seuil ? a distribution. Pourtant, la maison de la rue que pour Le Seuil. C’était l’éclat A. B.-M. 0123 8 Vendredi 20 janvier 2006 ESSAIS Marc Bloch ou l’esprit de curiosité

Republication d’un riche ensemble de textes de l’auteur de « L’Etrange Défaite », devenu aujourd’hui une figure tutélaire pour ses pairs historiens

uger ou comprendre ? », tel est le titre d’un richesse des notations sur la guerre elle-même, les paragraphe de l’ouvrage posthume de Marc souvenirs et propos du sous-officier puis officier Bloch, Apologie pour l’histoire, écrit pendant d’infanterie, très inscrits dans l’habitus bourgeois la deuxième guerre mondiale et édité pour du temps, disent toute l’importance que le savant la première fois en 1949. A l’heure où le sta- accordait à l’observation, son souci constant de J tut de l’histoire et la place des historiens saisir le monde qui l’entoure. Il évoque d’ailleurs dans la société contemporaine sont soumis cet « esprit de curiosité » qui ne le quitte pas, à de rudes épreuves, qui interrogent le sens même même sous les obus. Bloch a puisé dans ce qu’il a de la discipline et son articulation avec les mémoi- vécu, au front en particulier, tout un ensemble de res sociales, la republication de ce texte remarqua- réflexions et de questionnements dont il se sert ble, au sein d’un riche ensemble d’œuvres de l’his- dans ses travaux postérieurs. Dans un article célè- torien, vient à point. Marc Bloch, devenu la figure bre sur « les fausses nouvelles de la guerre », repris tutélaire de ses pairs d’aujourd’hui, y rappelle que dans ce volume, il note que celle-ci fut « une les jugements de valeur n’ont guère d’intérêt dans immense expérience de psychologie sociale, d’une le travail historien, d’autant moins que « nous ne richesse inouïe ». pouvons plus rien » quant au passé, et que tout cri- De nouveau soldat en 1939, Marc Bloch, tou- tère d’évaluation est éminemment relatif. Surtout, jours réflexif, a tiré de ses observations un texte de « à force de juger, on finit, presque fatalement, par référence, abondamment cité et utilisé, L’Etrange perdre jusqu’au goût d’expliquer ». Or, « les sciences Défaite, retour critique sur la société de l’entre- se sont toujours montrées d’autant plus fécondes (…) deux-guerres qui a conduit au désastre. Un com- qu’elles abandonnaient, plus délibérément, le vieil mentaire recueilli en 1940 se retrouve, dès l’ouver- anthropocentrisme du bien et ture de l’Apologie, pour illustrer l’idée que « cha- L’HISTOIRE, du mal ». que fois que nos tristes sociétés, en perpétuelle crise LA GUERRE, Cette salutaire réflexion ne de croissance, se prennent à douter d’elles-mêmes, on LA conduit en rien à la mise à dis- les voit se demander si elles ont eu raison d’interro- RÉSISTANCE tance du présent. Au contrai- ger leur passé ou si elles l’ont bien interrogé ». Un de Marc Bloch. re, l’œuvre de Marc Bloch est membre de l’état-major, la défaite consommée, dit largement informée par ses ainsi : « Faut-il croire que l’histoire nous ait Edition établie expériences personnelles. trompés ? »… par Annette Non pas implicitement, ce Becker et qui va de soi, mais avec la Professeur clandestin Etienne Bloch, volonté d’en faire un usage Cette Apologie à venir est dédiée, en 1941, à Gallimard, maîtrisé. Bloch rapporte, Lucien Febvre, avec qui il a lancé, en 1929, les « Quarto », pour convaincre son lecteur Annales d’histoire économique et sociale, cette revue 1 176 p., 28 ¤. de la nécessaire compréhen- décisive dans les renouvellements de l’historiogra- Marc Bloch lors d’une marche en montagne. ARCHIVES MARC BLOCH sion croisée du passé et du phie, dont sont ici republiés quelques textes qui présent, l’anecdote suivante : le grand médiéviste rappellent, entre autres, l’ouverture de ses pères l’égard d’un certain nombre de postures de cette seur clandestin : « corps frêle, grand esprit, éminent belge Henri Pirenne, avec qui il était à Stockholm, fondateurs à tous les types de documents et maté- « école sociologique ». médiéviste (…) il tranchait parmi notre faune par sa justifia la visite d’un bâtiment moderne, avant riaux. Febvre et Bloch n’avaient pas en tout la Le volume rassemble encore de multiples écrits, courtoisie d’un autre âge, sa discrétion, la modestie même celle des « vieilles choses », par cette jolie même sensibilité, comme l’ont montré les nom- plus ou moins accessibles par ailleurs, quelques- avec laquelle il faisait valoir son opinion », jusqu’à ce phrase : « Je suis un historien. C’est pourquoi j’aime breux travaux sur Bloch et les Annales – travaux uns inédits, portant sur le travail de l’historien, le jour de juin 1944 où Marc Bloch tombait sous les la vie. » Marc Bloch ajoute : « Cette faculté d’appré- dont on s’explique mal que la préface de ce rapport de Bloch à la judéité, ou sur son engage- balles nazies, laissant inachevée une des œuvres les hension du vivant, voilà bien, en effet, la qualité maî- « Quarto » les ignore –, mais ils partageaient cet ment dans la résistance (il rejoint en 1943 le mouve- plus marquantes de l’historiographie du XXe siècle, tresse de l’historien. » intérêt si fécond pour les disciplines proches de la ment Franc-Tireur). Les éditeurs, Annette Becker qui ne cesse de stimuler non seulement les médié- Ses écrits de la Grande Guerre en témoignent. leur et la sociologie pour Bloch particulièrement. et Etienne Bloch, ont judicieusement ajouté plu- vistes et les contemporanéistes, mais aussi tous Ils sont ici réédités assortis de plusieurs photos L’historien écrit que, derrière Durkheim, elle sieurs témoignages ou analyses sur l’historien et ceux pour qui la discipline historienne doit permet- inédites qui illustrent la vie aux tranchées et « nous a appris “à penser” à moins bon marché », une bio-chronologie qui reprend notamment les tre de penser… « à moins bon marché ». a offrent de nouveaux portraits de Bloch. Outre la même s’il ne manque pas d’exercer sa critique à souvenirs du résistant Alban Vistel sur le profes- Nicolas Offenstadt Un omniprésent souvenir Une fortune universelle

u couple fondateur de la revue des le plus à cette centralité nouvellement qui quitta son établi pour sacrifier sa vie MARC BLOCH valle, sur un travail dont le chantier n’a Annales en 1929, celui qui aura eu acquise. Pour Marc Bloch, tout part et apparaît comme l’emblème de cette volon- Un historien au XXe siècle cessé d’être fréquenté depuis. Dla destinée la plus prestigieuse revient au présent dans ses tissages avec té d’agir et de servir la cité sans s’asser- (Ein Historiker im 20. En fait le péril n’est pas si grand, tant n’est pas celui que l’on aurait pu croire. le passé, au point qu’il refuse de définir vir » (Dumoulin). Jahrhundert : Marc Bloch) la démarche de Raulff ignore les pistes Lucien Febvre est l’aîné, l’initiateur, le l’histoire comme science du passé. Il Son grand œuvre, Les Rois thaumar- d’Ulrich Raulff. d’investigations empruntées par ses pourfendeur polémiste prompt à sai- définit même une dimension heuristi- turges (1924), reste d’une étonnante Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, confrères. Négligeant l’ombre de Lucien gner l’adversaire, surtout quand il s’ap- que du présent pour ses recherches de actualité comme interrogation sur ce éd. de la Maison des sciences Febvre comme le vivier des Annales ou pelle Seignobos. De 1944 à sa mort, en médiéviste, préconisant une démarche qui fonde les croyances au plan collectif, de l’homme, 416 p., 38 ¤. les enquêtes collectives lancées par les 1956, il porte, seul, l’étendard des Anna- récurrente, régressive, une véritable lec- à l’intersection des modes de rationalisa- deux compères, Raulff s’est contenté les. C’est pourtant son cadet, Marc ture à rebours du passé, car la démarche tion politique et de l’irrationnel. Marc n n’en finit plus d’étudier Bloch. d’essayer « la belle quête tâtonnante » Bloch, qui est devenu aujourd’hui l’objet naturelle de toute recherche est d’aller Bloch aura par cet ouvrage interrogé la En France comme de par le mon- que Bloch aimait lui-même à appliquer. d’un culte : on se dispute son nom pour du mieux ou du moins mal connu au force du sentiment loyaliste et décrit les Ode. Sans doute autant que l’excep- Il en résulte un portrait singulier, sor- désigner ici une université, là un lieu de plus obscur. formes de ritualisation d’un politique tionnelle fécondité de l’œuvre est-ce la te d’enquête sur un génie propre, dont mémoire ou encore une fondation. Com- toujours imbriqué dans les catégories nécessité de lier exigence scientifique et on concédera qu’il n’y a pas de raison de ment expliquer un tel retournement de Message civique du religieux. Il aura initié là une lecture engagement civique qui en a fait une le réserver à l’artiste. Pour Bloch, l’expé- fortune ? L’école des Annales s’est long- Le grand spécialiste du Moyen Age symptomale des archives historiques en figure emblématique d’une brûlante rience fondatrice est double : l’affaire temps pensée comme la fille de Lucien qu’est Marc Bloch se voit récemment rendant visible et intelligible le non-dit actualité, plus de soixante ans après sa Dreyfus, puis la Grande Guerre. Avec cet- Febvre, avant de considérer l’héritage de considéré comme l’inspirateur d’une his- du dit des documents historiques. mort en martyr de la Résistance… te attention aux « fausses nouvelles » et Marc Bloch. En 1949, Lucien Febvre lui- toire du temps présent par Henry Rous- Mais, surtout, au-delà de son apport Pour preuve de cette fortune universel- autres rumeurs puisées à chaud, dont il même déplorait d’ailleurs le nombre so. Il est aussi devenu le père tutélaire comme médiéviste, il incarne une autre le, on rappellera juste les grands rendez- tire un exemplaire recueil de Réflexions encore très restreint de lecteurs de d’une socio-histoire qui entend rétablir histoire possible, un possible non avéré vous historiographiques des deux derniè- (1921), avant d’en nourrir sa méthode L’Etrange défaite de son collègue et ami. l’ordre disciplinaire sur la base de la de l’histoire des Annales lorsqu’en 1940, res décennies, depuis la biographie pion- d’exploration des formes de l’incons- Le rayonnement indéniable de l’œuvre stricte délimitation des règles du métier devant L’Etrange défaite, il amorce une nière de Carol Fink, A Life in History cient collectif dont bénéficient Les Rois de Marc Bloch est longtemps resté confi- selon l’historien Gérard Noiriel. Mais la critique radicale de la pratique historien- (1989, traduction française aux Presses thaumaturges (1924). Sans doute, né au strict milieu des historiens de référence au souvenir de Marc Bloch ne prônée depuis 1929. Elle aurait, selon universitaires de Lyon, 1997), avant le comme le pressentait Carlo Ginzburg, métier, comme l’a montré Olivier dépasse à présent de loin la corporation lui, par trop privilégié les « forces massi- stimulant travail d’Olivier Dumoulin, est-ce dans les tranchées que s’est for- Dumoulin (Marc Bloch, Presses de Scien- historienne. La reconnaissance devient ves », un certain fatalisme dans les scien- Marc Bloch (Presses de Sciences Po, gée la notion de mentalité selon Bloch. ces Po, 2000). générale au point que Marcel Detienne ces de l’homme : « c’était mal interpréter 2000), qui intègre les débats suscités Pas d’autre consigne qu’apprendre à Sa consécration symbolique n’a cessé évoque récemment un « saint Marc l’histoire », affirme-t-il, ajoutant qu’à par l’œuvre, comme la synthèse de Mas- voir. L’historien comme un détective (il de se confirmer depuis le début des Bloch » et critique sa conception du s’être confinés dans les laboratoires de simo Mastrogregori, Introduzione a envisagea d’écrire un roman policier). années 1980. Le renversement est comparatisme, qu’il juge trop étroite. Ce recherche les enjeux citoyens ont été Bloch (Laterza, 2001). Parue à Francfort Le meilleur limier n’étant pas celui qui d’autant plus étonnant que, dans les véritable « moment Bloch » exprime la délaissés. Ce tournant critique sera sans en 1995, l’étude d’Ulrich Raulff atten- accumule le plus d’indices, mais celui années 1960 et 1970, la nouvelle histoire volonté de penser ensemble l’exigence suite puisque Marc Bloch s’engage dans dait, elle, curieusement son traducteur. qui sait voir ce que d’autres négligent. triomphante en France, à l’heure du suc- scientifique et le message civique. Le la Résistance. Arrêté par la Gestapo au Serait-ce son parti pris d’exploration sub- Mais comprendre ne rend pas forcé- cès de l’histoire des mentalités, se récla- plus significatif aujourd’hui est la sortie printemps 1944, il est exécuté, payant jective de la personnalité intellectuelle ment compréhensif, et la leçon de Raulff mait surtout de l’héritage de Lucien Feb- du nom propre Marc Bloch du cercle au prix fort la mise en cohérence de ses de Bloch, en rupture avec les usages du ne peut être écartée : la signification de vre. C’est incontestablement la tension d’experts proprement universitaire et sa prises de position et de son action. Il en genre, qui est cause de ce retard ? Peut- l’œuvre de Bloch est d’abord éthique et entre le savant-historien, le juge-citoyen transformation en symbole d’une récon- est devenu une figure héroïque qui aura être. En tout cas, ce délai peut sembler politique. Sans doute est-ce pour cela et le témoin-acteur sur laquelle a beau- ciliation possible de la posture du savant traversé le tragique XXe siècle. a préjudiciable puisque aucune actualisa- que son actualité s’impose toujours. a coup travaillé Marc Bloch qui contribue et de celle du citoyen : « Le nom de celui François Dosse tion n’est apportée, à dix ans d’inter- Ph.-J. C. 0123 ESSAIS Vendredi 20 janvier 2006 9

Nick Toshes retrace le destin d’un gangster de légende : Arnold Rothstein, le « roi des juifs » Parcours et engagements d’un grand historien Une certaine idée de la pègre Les leçons d’Agulhon a légende raconte que ce fut à véreux, gros bonnets de la Mafia, célébri- vivant à assurer sa place dans l’éternité. des à la Columbia University. « Dans ce une table de jeu qu’Arnold Roth- tés, hommes politiques, pin-up, il char- Du reste, il pouvait s’en désintéresser. pays où l’expression “égalité des chances” stein fut adoubé « roi des juifs ». mait tout le monde. Mais, en fait, c’était A la fois méditation sur le gangstéris- a pris cours à la fin du XXe siècle sous la HISTOIRE ET POLITIQUE L Ce fut un autre roi, Monk East- un menefreghista (un « type qui n’en a me, sur le devenir du peuple juif, l’antisé- forme d’une législature imbécile prédisant À GAUCHE man, qui vit en ce jeune gamin fluet, rien à foutre » en italien). Les liens de mitisme aux Etats-Unis et la genèse de un changement fondamental qui ne s’est Réflexions et témoignages tout juste âgé de 15 ans, son successeur. Sonny Liston avec la pègre, sa violence la ville de New York, la saga écrite par jamais produit, Arnold Rothstein a été, de Maurice Agulhon. Au début du XXe siècle, Monk Eastman provoquée par l’alcool étaient un secret Nick Tosches travaille sur affirme Nick Tosches,le Perrin, 168 p., 15 ¤. rassemblait autour de lui la quasi- fort mal caché. Il était l’un des plus extra- un terrain d’abord symboli- premier grand employeur totalité des truands juifs de l’East Side à ordinaires poids lourds de l’histoire de que. L’accumulation de qui accordait l’égalité des aguère titulaire de la chaire d’his- New York. « C’est qui ça, nom de la boxe. Mais, lorsqu’il perdit en 1964 détails dans cette biogra- chances. » toire de la France contemporaine Dieu ? » aurait-il demandé, ébloui par la son titre de champion du monde face à phie baroque – l’intégralité En préambule de L’Idiot N au Collège de France, Maurice grâce du jeune homme. « C’est Roths- Muhammad Ali, dans un combat de du rapport du coroner à la de la famille, sa monumen- Agulhon livre ici une réflexion approfon- tein » lui répondit-on. Monk Eastman toute apparence truqué, comme le suite de l’assassinat de tale étude sur Gustave die sur quarante années de pratique pro- fut abattu de cinq balles en 1920 devant démontre brillamment Night Train,il Rothstein ; l’inventaire des Flaubert, Jean-Paul Sartre fessionnelle et de militantisme à gauche. un café. Sa mort marquait la fin du avait l’air de s’en moquer. bijoux de l’héritage Roth- posait trois questions : Un premier volet explore les chemine- gangster classique. Celui qui se reposait stein ; la liste complète des qu’est-ce que Flaubert ments par lesquels on devient historien sur sa seule force, et gagnait pénible- Une place dans l’éternité associations juives de Bessa- pour nous ? Qu’est-ce qu’il et les inflexions que connaît une car- ment son argent. Avec Arnold Rothstein Arnold Rothstein était le financier de rabie (cette région située a été à son époque et pour rière. « Essayons de comprendre et pas se profilait un avenir autrement plus la pègre. Il était impliqué dans le trafic aujourd’hui en Moldavie son époque ? Qu’est-ce que seulement de raconter. Et de nous com- doré pour le crime organisé, dans lequel de drogue et d’alcool, dans l’élevage de d’où étaient originaires les l’époque de Flaubert a été ? prendre nous-mêmes. » Cette visée d’élu- le gangstérisme allait compter parmi les chevaux, dans le truquage des combats grands-parents de Roth- Comme celui de Sartre, le cidation permet d’échapper à l’illusion traits distinctifs de l’identité américaine, de boxe. Il tissa des liens indéfectibles, et stein) – vise à soutenir une projet de Nick Tosches rétrospective d’un parcours qui eût été avec le capitalisme, le cinéma et le jazz. d’une telle porosité, entre le crime orga- idée fixe. Arrivé au faîte de LE ROI DES JUIFS déborde les cadres conven- parfaitement rectiligne. Ainsi la Républi- Le Roi des juifs, la biographie d’Arnold nisé et le monde politique, que ces deux sa gloire, fort d’un pouvoir de Nick Tosches. tionnels des disciplines. Il que n’a pas été à l’horizon de tout ce Rothstein par Nick Tosches, se situe univers devinrent aux Etats-Unis, dans que presque aucun juif a non seulement écrit la qu’Agulhon a écrit. C’est qu’il entre bien dans la lignée de deux autres biogra- une certaine mesure, les deux faces d’un n’avait été en mesure de Traduit de l’anglais grande étude sur le crime des contingences dans une carrière de phies écrites par l’écrivain américain. même miroir. Pourtant, comme le racon- détenir aux Etats-Unis, (Etats-Unis) par organisé, mais aussi le quelque longueur et, en l’occurrence, de Celle du boxeur Sonny Liston (Night te Nick Tosches, là aussi, Arnold Roth- Arnold Rothstein envisa- François Lasquin, grand roman sur New quelque éclat. En reprenant le fil biogra- Train, Rivages) et du crooner Dean stein s’en moquait. Il fut tué le 4 novem- geait son règne avec un Albin Michel, York ainsi que la grande phique, éditorial et professionnel de sa Martin (Dino. La Belle Vie dans la sale bre 1928, dans des circonstances jamais recul déconcertant. Son 438 p., 22 ¤. épopée historique sur l’im- trajectoire, l’historien décrit comment le industrie du rêve, Rivages) qui tissent, élucidées. Mais la volonté de puissance idée du pouvoir reposait migration des juifs de Bes- Provençal, ruraliste et expert en analy- dans un triptyque saisissant, une his- n’était plus depuis longtemps son souci. sur une conception toute particulière de sarabie aux Etats-Unis. Au centre de ce ses de spécificités sociales s’est mué en toire parallèle des Etats-Unis. Une Il avait déjà assuré la pérennité de son l’individu. Ce fut lui qui finança le Shuf- projet : un homme et son projet, insen- spécialiste de la IIe République, avant histoire écrite des coulisses, par des crè- empire en formant ses héritiers – Meyer fle Along d’Eubie Blake et Noble Sissle, sé, de ne pas séparer le gangstérisme de d’aborder le XXe siècle, puis l’histoire de ve-la-faim, corrompus, qui ont atteint Lansky, Lucky Luciano, Frank Cos- une comédie musicale entièrement noi- l’éthique. Comme l’écrit si bien Nick Tos- la symbolique, jusqu’à voir son nom célébrité et félicité en vendant, dans une tello –, leur inculquant une certaine idée re, dont le succès allait révolutionner ches : « Il avait pour nom Arnold Roths- indissolublement lié à l’image de quasi- indifférence, leur âme au diable. du malfrat, fondée sur la représentation, Broadway. Ce fut Rothstein qui embau- tein, était lui-même le seul dieu qu’il véné- Marianne. Selon Nick Tosches, Dean Martin était les beaux costumes et les bonnes maniè- cha comme secrétaire privé un certain rait, ainsi qu’un grand homme et un Ouvert et inventif, le chercheur n’a la poignante incarnation du rêve améri- res. Préoccupé par sa mythologie, Thomas A. Farley, gentleman dit «de grand pécheur. » a garde d’oublier une autre contingence, cain dans toute sa contradiction. Agents Arnold Rothstein avait travaillé de son couleur » à qui le gangster paya des étu- Samuel Blumenfeld celle « des révélations que vous offrent, iné- puisablement novatrices et surprenantes, archives et bibliothèques ». Pointant aussi le rôle de rencontres d’idées, de Marx à Furet en passant par Foucault, Le businessman du crime par Jerome Charyn son camarade de promotion rue d’Ulm, il plaide pour une conception exigeante du métier d’historien, préférant «un eu de gangsters exercent autant hattan. Il vivait sur Park Avenue avec premier ministre : il réglait les conflits mort, « il “paye” pour nos fantasmes, regard de spécialiste exhaustif aux raison- d’emprise sur notre imagination Caroline, sa belle et blonde épouse, mais entre gangs en même temps qu’il leur nous soulageant momentanément de (…) nements d’un spécialiste à système ». Pqu’Arnold Rothstein, un « roi du « le Cerveau » n’avait guère de temps prêtait de grosses sommes. C’est aussi la nécessité de réussir, dont il montre les Le second volet est tissé de témoigna- crime » qui n’a jamais tué un homme. pour la romance. Son repaire était une lui qui apprit à Lansky et Lucky Luciano risques. » ges sur ce qu’Agulhon a vu et compris Contrairement à la plupart des gang- delicatessen de Broadway, Lindy’s, où le comment s’habiller et cultiver une Le public était conquis par la danse de la politique, comme d’une histoire sters, il n’est pas issu des bas-fonds. chanteur Al Jolson et Harpo Marx « aura » digne d’un banquier ou d’un macabre particulière de Rothstein, qui très contemporaine. Membre du PCF C’était le fils d’un millionnaire, un hom- avaient aussi leurs habitudes. Il y avait homme d’affaires. Mais il était égale- prit les dimensions d’un rite religieux. de 1946 à 1960, il ne se penche pas sur me très pieux surnommé Abe le Juste, sa table attitrée, d’où il réglait l’essentiel ment une victime de plus du rêve améri- Rothstein fut assassiné en 1928 dans des ce passé par nostalgie, mais par goût de qui était un prince du commerce doublé de ses affaires et dirigeait la première cain – dévoré par ce besoin insatiable circonstances mystérieuses. Il avait refu- l’étude fine d’un acteur collectif impor- d’un philanthrope. Rothstein est né en école moderne du crime d’Amérique. d’accumuler, de posséder à tout prix. sé de régler une dette de jeu à quelque tant de l’histoire de la France. De l’hypo- 1882 dans l’Upper East Side de Manhat- Meyer Lansky, Frank Costello et Lucky flambeur qui l’avait attiré dans une khâgneux du lycée du Parc à Lyon, en tan, une cuillère en argent dans la bou- Luciano comptèrent parmi ses élèves les Christ misanthrope chambre d’hôtel et, selon Damon 1944, au professeur à Paris-I rédigeant che. Il aurait pu aller dans les universités plus doués. Il leur apprit comment « s’or- « La particularité du gangster est son Runyon, le chroniqueur de Broadway, en 1982 la notice nécrologique d’Albert les plus chics (tout au moins dans celles ganiser » et ne pas se faire la guerre les activité survoltée et incessante », écrit lui avait « tiré en plein dans la bite ». Soboul pour Le Monde, il s’agit bien, non ouvertement hostiles aux juifs), uns aux autres. Pourtant, lui-même Robert Warshow, un des observateurs Rothstein agonisa pendant trois nuits, par des études de cas, d’interroger la mais il quitte le lycée au bout de deux demeure une énigme, un homme qui, les plus perspicaces de la culture populai- alors que la moitié de la ville veillait, notion de culture communiste, non ans pour filer dans les quartiers sauva- selon son premier biographe, Donald re américaine. Le gangster est cet hom- dans l’attente folle qu’il révèle le nom de sans souligner un troublant paradoxe : ges du Lower East Side, où il est adopté Henderson Clarke, « en un claquement me sans « loisirs », qui évolue avec la son agresseur, ce qu’il ne fit jamais. « Le Parti communiste n’a jamais eu par Big Tim Sullivan, le manitou politi- de dents prononçait tout au plus une mono- grâce d’un danseur « parmi les multiples On rend rarement hommage aux autant d’intellectuels dans ses rangs que du Bowery, qui appelle affectueuse- syllabe ». Le monde de Rothstein nous dangers de la ville ». Rothstein était un gangsters qui meurent de causes naturel- qu’au moment où son traitement des ques- ment Rothstein « mon petit juif futé ». est devenu familier – ses tables de craps tel homme, un Christ misanthrope : les dans leur lit et on adore d’autant plus tions théoriques était le moins compatible Rothstein n’était pas seulement itinérantes, ses chevaux de course, les « Son parcours professionnel est une inver- Rothstein du fait de ses contradictions avec les normes de leur profession. » On malin, il avait aussi une sorte de don de liasses de billets de 1 000 dollars dont il sion cauchemardesque des valeurs d’ambi- – un gangster juif aux doux yeux bruns retrouve dans ces pages à forte charge Midas, transformant tout en argent. Il bourrait ses poches – mais sa vie inté- tion et d’opportunité. » Le gangster est qui a révolutionné le business du crime. personnelle la précision, la distance acquit sa propre arrière-salle de jeu rieure nous est moins connue ; peut-être condamné « non parce que les moyens « On est aussi grands que General (jamais froide), l’art d’exposer claire- avant d’avoir 20 ans. Il prospéra, investit n’en avait-il pas. Peut-être l’énergie qui qu’il emploie sont illégaux mais parce qu’il Motors », clamait un jour Meyer Lansky, ment des faits complexes, d’une intelli- dans l’immobilier et devint le banquier l’animait l’empêchait-elle de se livrer à est dans l’obligation de réussir ; car au après avoir reçu les leçons de Rothstein gence sans cesse aux aguets. Une stimu- privé et prêteur de Tammany Hall, la une véritable introspection. Il régna sur plus profond de la conscience moderne, au Lindy’s. a lante leçon d’histoire. a machine politique corrompue de Man- les Années folles à la fois comme tsar et tous les moyens sont illégaux ». Et, avec sa (Traduit de l’anglais par Cécile Nelson) Laurent Douzou Des fantômes au pays des savants

’est un moment déconcertant de que les connaissances progressent en sur la voyance et le paranormal en anticipé l’hypnose. Le XIXe s’en elle se fit remarquer parmi les l’histoire des investigations intégrant des données inhabituelles. Europe au cours des trois derniers empare : « La science des fluides monarchistes de choc de la fin du scientifiques. Des chercheurs Dans les instituts de « recherche siècles. Ce travail peut se lire comme impondérables (…) faisait d’immenses siècle. C e reconnus, souvent des sommités – psychique » de la fin du XIX siècle, la le roman – souvent drôle, toujours progrès, malgré les continuelles railleries Plusieurs registres sont donc à médecins, physiciens, philosophes, même formule finit par suggérer que mouvementé –, des rapports entre de la science parisienne », note Balzac distinguer, du bouffon au grotesque, neurologues –, ont scruté, des années tout fait extravagant est à prendre au science et occultisme dans les temps dans Ursule Mirouët. En 1852 apparaît de la charlatanerie à la recherche durant, d’invraisemblables sérieux. C’est ce que font, d’expérience modernes. S’il est évident que voyants la profession de « somnambule objective. Sur ce dernier plan, l’épisode phénomènes produits par des en expérience, cette ribambelle de et devins se rencontrent partout et extra-lucide », qui laissera place par le plus intrigant demeure celui qui « médiums » et divers « sujets » aux messieurs à lorgnons et cols toujours, il existe de fortes variations la suite à celle de voyante. rassembla fantômes et savants, ce pouvoirs supposés exceptionnels. Les amidonnés. Tous se proclament très historiques dans les types d’attitude Dans ce parcours conduit à vive moment où l’on visa une connaissance exploits recensés fournissent matière à attentifs à déjouer les supercheries. Ils qu’ils suscitent, les discours qu’ils allure, qui mène presque trop vite rigoureuse de faits psychiques une liste fantastique : déplacements de multiplient les précautions, surveillent jusqu’à Madame Soleil et à nos inclassables, actuellement petits objets par la pensée, apparitions les protocoles. Leurs travaux, au cours boulimies d’horoscope, on croise bon inexplicables. En effet, une série de formes ou de sonorités jugées de deux ou trois décennies, ont rempli CHRONIQUE nombre de personnages aux couleurs de questions se pose toujours, inexplicables, visions à distance, plusieurs rayons de bibliothèque. ROGER-POL d’outre-tombe. Ainsi Hippolyte Léon indépendante de ce travail. Une fois transmissions d’informations par S’illustrèrent, dans ce genre oublié, Rivail, plus connu sous le nom de éliminées toutes les supercheries, télépathie… sans compter le fin du fin : Charles Richet, Prix Nobel, ou Conan DROIT barde celtique qu’il aurait porté dans y a-t-il un reste, un noyau de faits la production d’« ectoplasmes », sortes Doyle, médecin de formation, père de une vie antérieure, Allan Kardec. Il attestés et incompréhensibles ? Si c’est de poupées-fantômes en trois Sherlock Holmes et pilier de diverses engendrent, les pratiques qui les publie en 1857 Le Livre des esprits, le cas, qui doit s’en préoccuper ? Et de dimensions s’échappant du corps de institutions métapsychiques. entourent. « écrit sous la dictée et publié par ordre quelle façon ? Face à ces interrogations quelques médiums. On en possède, Et puis plus rien. Ou presque. Ce Dans ces domaines, ce ne sont ni les des esprits supérieurs ». L’ouvrage naïves, on rencontre plus fréquemment dit-on, photographies et moulages. moment s’est clos. Les raisons de cette ruptures ni les transformations qui servira de pierre d’angle à la nouvelle des esquives que des réponses. « Plus un fait est bizarre, plus il est défection demeurent plus ou moins manquent. Discréditée et même religion du « spiritisme », voulant instructif », proclamait Hippolyte obscures. Mais une chose est certaine : condamnée par la connaissance allier le progrès et le salut de HISTOIRE DE LA VOYANCE Taine pour marquer la spécificité de la la forme des attitudes envers le scientifique du XVIIe siècle, l’astrologie l’humanité. Une mention spéciale pour ET DU PARANORMAL psychologie. Sous la plume de ce surnaturel est profondément fait retour avec le romantisme. la silhouette de Henriette Couédon : Du XVIIIe siècle à nos jours rationaliste, fort méfiant envers toute historique. C’est la principale leçon à Mesmer, au siècle des Lumières, avait investie d’une mission prophétique par de Nicole Edelman. forme d’occultisme, la phrase signifiait tirer de l’enquête de Nicole Edelman inventé le « magnétisme animal » et l’ange Gabriel, dans les années 1890, Seuil, 284 p., 21 ¤. 0123 10 Vendredi 20 janvier 2006 JEUNESSE

ZOOM Rencontre A 92 ans, Pierre Probst continue à dessiner sa petite héroïne, toujours aussi craquante

ULUPI, PRINCESSE CHIPIE, de Gérard Le père tranquille de Caroline Moncomble L’un des deux premiers ela ressemble à une visite chez cette louloute délurée, yeux bleus et ma fille Simone, une sacrée diablesse. Cas- ce. Chez les Frères, il passe son temps à albums, très un vieil oncle. Bois ciré et couettes blondes en salopette rouge. se-cou, indépendante. » faire des croquis, des caricatures. «Ce attendus, des encaustique. Le tapis à franges. Quarante-trois albums (1). Trente-huit De fait, Caroline se trouve assez à n’était pas sérieux du tout. J’illustrais en toutes nouvelles éditions Gulf C Le parquet à damier. Pierre millions d’exemplaires vendus en Fran- contre-courant. Contrairement à sa marge les livres de la bibliothèque. » Sa Stream. Avec une centaine de titres Probst habite au dernier étage d’un ce depuis 1953. Le premier, Une fête contemporaine Martine créée par Gil- vocation perdure. On finit par l’inscrire à son actif, Gérard Moncomble, lui, immeuble des années 1950 à La Garen- chez Caroline, remporte un succès immé- bert Delahaye et Marcel Marlier, elle ne aux Beaux-Arts de la Société industriel- est bien connu des enfants. Et cette ne-Colombes (Hauts de Seine). La fenê- diat. « Personne ne s’y attendait », racon- porte pas de robes pastel à col Claudine le de Mulhouse. Là, il apprend l’orne- délurée Ulupi-tête-à-claque, qui tre de son atelier s’ouvre sur un paysa- te-t-il en riant dans sa moustache blan- et ne joue ni à la poupée ni à « la petite ment et ce goût du détail et du travail mêne son père, l’Empereur, par le ge de tours lointaines et de pavillons de che. Probst n’est pas un débutant alors. maman ». Elle a beau avoir 7 ans, elle bien fait qu’on retrouve dans toute son bout du nez, est une délicieuse banlieue. Sur sa planche de travail, une Il a 40 ans et illustre des livres pour mène une vie pour le moins indépen- œuvre. Le textile n’a déjà plus beau- parodie des contes classiques boîte d’aquarelle, des tubes de gouache, enfants chez Hachette depuis la fin de dante. Elle conduit une voiture, voyage coup d’avenir. Pierre Probst se lance d’Extrême-Orient. Fl. N. des crayons, des pinceaux. Pas de désor- la guerre. L’« Idéale bibliothèque », la dans le monde entier. Féministe en her- dans le dessin publicitaire. Il se marie Gulf Stream, ill. de Mazan, dre. Sa documentation, ses planches, « Rose », la « Verte »… Il a inventé aus- be, Caroline ? Si l’on veut. En tout cas, et part à Lyon exercer son nouveau 48 p., 11,50 ¤. Dès 8 ans. ses esquisses sont rangées dans des si toute une tribu de drôles d’animaux. elle ne s’encombre pas de conventions. métier. Les chaussures Unic, le Toni- meubles en Formica récupérés d’une Les chatons Pouf et Noiraud. Boum malt, et, bien plus tard, le petit chien du MOI, C’EST BLOP !, cuisine. Déçu ? C’est pourtant dans cet l’ourson. Bobi, le chiot et Youpi. « Un peu envahissante » chocolat Suchard, c’est lui. Mobilisé en d’Hervé Tullet univers désarmant de simplicité que « C’était le cocker d’un des directeurs. Il « J’ai choisi le prénom en hommage à 1939, il est fait prisonnier, s’évade. A On connaît la patte et la fantaisie s’est développée une des plus belles dévorait tout dans le bureau… » Pierre ma grand-mère, continue-t-il. Une vieille Lyon pendant l’Occupation, il rencon- d’Hervé Tullet. Avec Moi, c’est aventures de la littérature jeunesse. Probst les entraîne dans de singulières dame charmante, un peu indigne, qui se tre des éditeurs réfugiés en zone libre. blop !, c’est à un festival que le C’est là que, 92 ans, le créateur de Caro- histoires. Pour fédérer cette turbulente nourrissait de café au lait et d’aspirine et Ce sont eux qui vont l’encourager à lecteur est convié. Apprentissage en line continue de dessiner. « Mais vous ménagerie, on lui demande d’imaginer qui lisait du matin au soir. » Est-ce à monter à Paris. La suite ira très vite. tout genre, du mouvement ou des savez, soupire-t-il malicieux, j’ai la vue un personnage central. Caroline est elle qu’il doit sa fibre artistique et cette Il n’y a pas que Caroline dans l’œuvre couleurs, ce livre-encyclopédie qui baisse. » née. « Cela n’a pas été facile, expli- part de rêve qui ne l’a jamais quitté ? de Probst. Il a fait du dessin historique, aurait gagné peut-être à délimiter A voir ses travaux de la veille, on que-t-il. L’éditeur voulait que ce soit un « Aussi loin que je remonte, il me semble du dessin animalier. En 1961, il crée des séquences pour qu’on puisse n’est pas trop inquiet. Le trait est vif, garçon. Question d’époque. Moi, je tenais que j’ai toujours dessiné. » Tim et Poum, cocasse tandem d’un plus aisément le lire en suivi. Mais précis. Sa petite héroïne est toujours à une fillette, moderne, délurée. Un petit Il est né en 1913 à Mulhouse. Toute la lapin et d’un chien (2). Cinq ans après, demande-t-on à un dictionnaire de aussi craquante. Caroline, vous savez, bout de bonne femme qui ressemblait à famille est dans les cotonnades d’Alsa- Fanfan, un petit garçon qu’il lance dans satisfaire un tel défi ? Alors, ne des combats écologiques avant l’heure boudons pas notre plaisir et (3). Mais l’accueil ne sera jamais le plongeons dans cet univers délirant même. « Je ne devrais pas le dire, mais si logique qu’il instruit autant lâche-t-il. Caroline m’a été parfois un qu’il distrait. Atypique – par son « Caroline baby-sitter » (2005) peu envahissante. » En 1984, l’éditeur format comme sa couverture, PIERRE PROBST/HACHETTE LIVRES réduit le format. « J’ai vécu cela comme déclinée selon le goût de l’acheteur une catastrophe. J’ai fini par m’y faire. » – une vraie réussite. Ph.-J. C. Finies les ballerines, Caroline chausse Ed. du Panama, 112 p., 15 ¤. des baskets. Aujourd’hui, ses aventures Dès 18 mois. sont traduites dans plus de quinze lan- gues. Après avoir été en 2005 une bien JE MOURRAI PAS GIBIER, peu orthodoxe baby-sitter, elle s’apprê- de Guillaume Guéraud te à faire du cinéma. « Elle en fait des En 1998, Guillaume Guéraud choses, non ? », dit-il, pas peu fier. Des- inaugurait la collection « doAdo » sins au crayon, scénario et textes. La avec Cité Nique-le ciel ; aujourd’hui, phase préparatoire de l’album est déjà il récidive avec le volet noir de la achevée. Pierre Probst est intarissable. série, polars ou textes crus sur les La Citroën Trèfle qui appartenait à son violences et les fractures du monde père et qui a servi de modèle à la voitu- contemporain. A Mortagne, la re hors d’âge de Caroline, ses longues violence est partout. Scieurs ou marches le matin tôt, ses petits-enfants, vignerons, chacun s’inscrit dans un ses arrière-petites-filles. Il a gardé de camp et en adopte les répulsions. La l’Alsace un léger accent traînant. Il sort chasse seule les unit, en une des tasses à filet doré. « J’ai fait du café. sanglante communion. Martial fait Vous en prendrez ? » a tout pour refuser cette fatalité, mais, Xavier Houssin de pactes haineux en injustices, il plonge à son tour et se fait chasseur. (1) Dernier titre paru : Caroline Sans merci ni remords. Un texte baby-sitter, Hachette Jeunesse, 26 p., 5 ¤. brutal, sans complaisance, bien (2) Les Aventures de Tim et Poum sont choisi pour donner le diapason de la disponibles aux éditions des Deux Coqs partition qu’il ouvre. Ph.-J. C. d’or. Ed. du Rouergue, « doAdo noir », (3) Les Aventures de Fanfan (7 volumes) 80 p., 6,50 ¤. Dès 13 ans. sont publiées aux éditions du Triomphe.

Le dernier volet d’une trilogie qui démontre la vitalité de la fantasy pour la jeunesse La dimension Stroud

vec La Porte de Ptolémée, construit la trilogie pour contenir pour contrer un ennemi inat- York pour satisfaire son goût Jonathan Stroud achève cette voix. Les deux autres – celles tendu. Si la Résistance ne l’a pour la littérature classique. Une A en apothéose une des plus de Nathaniel et de Kitty – sont qu’égratigné, le régime des magi- fois ses études achevées, et com- remarquables trilogies de fan- venues ensuite et j’ai tenté de ciens subit une attaque frontale me il en avait assez de travailler tasy pour la jeunesse parues ces construire le premier tome en les autrement redoutable, sous l’im- sur les œuvres des autres, il est dernières années. On retrouve faisant entendre en alternance. pulsion d’un comploteur dont la parti pour Londres et a trouvé un Nathaniel, l’ap- Mais je me suis rendu silhouette se profilait déjà à l’ar- travail chez Walker Books, une prenti magicien compte que ce serait rière-plan de L’Œil du golem. maison d’édition spécialisée qui s’est hissé trop complexe. Alors, La porte de Ptomélée, comme dans les albums pour la jeunesse, dans les sphères j’ai décidé de faire de l’amulette et l’œil, est un objet, qui a connu un formidable suc- proches du pou- Kitty le personnage mais elle est aussi bien plus que cès avec ses ouvrages Trouvez voir dictatorial de central du second cela : elle permet le passage dans Charlie. Walker souhaitait prolon- ses pairs, la jeune tome. J’avais le plan une autre dimension,«un ger le succès des « Charlie » avec résistante Kitty général de la trilogie, monde spirituel », dit Stroud. d’autres « Puzzle books ». C’est Jones et l’insolent, pas la tonalité de cha- « J’ai eu des angoisses en passant ainsi que Jonathan Stroud s’est l’inénarrable que volume. à cette dimension-là ! » lancé dans l’écriture, avec ce type djinn Bartiméus… » Quand L’Amu- d’ouvrages comportant des illus- Les précédents lette est paru, je me Fantasy « non générique » trations, des labyrinthes, des volumes – L’Amu- suis trouvé confronté Ce n’est pas là la seule audace énigmes. L’un d’eux, The Lost lette de Samar- au problème d’un de Stroud, qui s’est par ailleurs Treasure of Captain Blood, est cande et L’Œil du livre qui rencontrait le refusé au happy end. L’un des d’ailleurs paru en France chez golem – le mon- succès. Je me suis protagonistes laissera sa vie dans Gründ, en 1997, sous le titre Le traient déjà : cha- LA PORTE demandé si je devais le combat final. « Je n’ai pas écrit Trésor du capitaine Rascasse. Puis que plongée dans DE PTOLÉMÉE continuer dans cette un roman sentimental, mais une il a eu envie d’écrire des ouvra- l’Angleterre de Jonathan veine légère et humo- histoire pour montrer la complexi- ges plus ambitieux. « Buried « uchronique » de Stroud. ristique. Mais plutôt té des êtres et des mondes. Dans Fire » (1999) est une fantasy tra- Stroud est d’une que d’écrire un roman tous mes livres aujourd’hui, je mêle ditionnelle avec un dragon enter- tonalité différente. Traduit de l’anglais aussi consistant qu’un fantasy et réalité. J’essaie de voir ce ré sous une colline. The Leap L’auteur n’est pas par Hélène Collon, soufflé, j’ai décidé de qui arrive quand on mixe l’une et (2001), moins traditionnel, est homme à faire Albin Michel, « Wiz », suivre mon premier l’autre. » une fantasy psychologique où deux fois le même 616 p., 17 ¤ mouvement, de creu- En mêlant l’humour, les l’on ne sait si l’héroïne invente livre ; chaque Dès 10 ans. ser le côté sombre de dimensions politique et spirituel- les aventures qu’elle dit vivre. tome est une aven- l’intrigue. L’arrivée de le et l’horreur, Stroud voulait une The Last Siege (2003) est à l’oppo- ture. « La voix de Bartiméus s’est Kitty relègue le duel entre Natha- fantasy « non générique ». Pari sé de la trilogie : un livre minima- imposée à moi d’un coup », racon- niel et Bartiméus au second plan ; réussi et qui prouve une fois de liste avec seulement trois person- te-t-il. J’ai écrit les quatre premiers avec elle, le monde s’ouvre… » plus que la fantasy pour la jeu- nages et un décor. chapitres dans la foulée. Barti- Dans ce troisième tome, nesse est aujourd’hui plus inven- Et puis, Jonathan Stroud a méus y était déjà tout entier avec Stroud alterne les voix de ses per- tive que celle pour adultes… entendu la voix de Bartiméus. son ironie, ses sarcasmes, les notes sonnages, mais l’intrigue les Jonathan Stroud a fait des étu- On connaît la suite… a en bas de page. J’ai ensuite conduit à joindre leurs forces des d’anglais à l’université de Jacques Baudou 0123 LIVRES DE POCHE Vendredi 20 janvier 2006 11

Les éloges et les coups de griffe de l’auteur des « Fleurs du mal », critique littéraire de génie ZOOM

HOMBRES, de Paul Verlaine Baudelaire, le goût des autres En 1878, Verlaine fait paraître Les ÉCRITS SUR LA LITTÉRATURE se laisse prendre presque à corps défen- Amies, qu’il de Charles Baudelaire. dant au charme « originel et natif » de signe Pablo de Edition établie, présentée et Marcelline Desbordes-Valmore. Il n’en Herlagnez, et en annotée par Jean-Luc Steinmetz, fait qu’à sa tête. Entre lui et les autres, 1890, il signe de Baudelaire critique s’ouvre comme une son nom Le Livre de poche, « Classique », autre voie. Il cherche à dresser un Femmes.La 636 p., 8 ¤. panorama littéraire mais l’éparpille en couverture porte « Imprimé sous le mosaïque, en verre brisé. Sa propre manteau et ne se vend nulle part », e serait un événement tout nou- place le fait défenseur des essais, des précision que l’on retrouve, en 1904, veau dans l’histoire des arts ratures et de la vérité. Il est expert. dans une édition qu’il aurait voulue qu’un critique se faisant poète posthume de Hombres. Comme on l’a C (…) ; au contraire tous les grands Censeur fripé écrit de Femmes, on a dit que Hombres poètes deviennent naturellement, fatale- Ce qu’il ne supporte pas c’est la facili- multiplie « les termes orduriers, les ment, critiques. » A peine plus loin, Bau- té flatteuse, la pesanteur morale, la bêti- laborieuses gauloiseries (…), les lourdeurs delaire enfonce le clou : « Il serait pro- se attifée. Il règle ainsi des comptes. rhétoriques et pornographiques »,etque digieux qu’un critique devînt poète, et il Plutôt à bon escient. Dans L’Esprit et le ce sont là « recueils pour la main est impossible qu’un poète ne contienne style de M. Villemain, un de ses derniers gauche (…) d’une faiblesse poétique pas un critique. » Quelle conviction… textes, il pourfend la suffisance, la insigne ». Certes, on peut préférer la Ces quelques lignes qui sonnent graisse verbeuse, les opinions oiseuses délicatesse du tendre Lélian de La comme une profession de foi, il les et inutiles. Le vieux professeur en Sor- Bonne Chanson ou la Sagesse du écrit en 1861 dans La Revue euro- bonne, ministre de l’instruction publi- prisonnier pour coups de revolver sur péenne. Son article, « Richard Wagner que et secrétaire perpétuel de l’Acadé- le préféré de ses amants qui en est au et Tannhäuser à Paris », rappelle les mie en prend pour son grade. Une début de la rédaction d’Une saison en trois concerts que le compositeur alle- volée de bois vert. « Sa phrase est bour- enfer, mais si Verlaine prévient : «Ne mand a donnés à peine un an aupara- rée d’inutilités ; il ignore l’art d’écrire métaphorons pas, foutons,/ vant au Théâtre-Italien. Et il prend fait une phrase comme l’art de construire un Pelotons-nous bien les roustons,/ et cause. Il s’emballe. Il s’insurge livre. (…) S’il était modeste… – mais puis- Rinçons nos glands, faisons ripailles/ contre la « diatribe affligeante ».Il qu’il fait le méchant… » Qu’est-ce donc Et de foutre et de merde et de fesses et de défend. Il explique. Il persiste. Il qui crie vengeance ? Le poète est allé cuisses », avec Hombres, il reste convainc. Qu’est-ce au fond qu’un criti- « visiter » Abel-François Villemain à « l’artiste fort habile et fort conscient » que ? Quelqu’un qui juge. Quelqu’un sa tentative d’entrée sous la Coupole et que voyait Paul Valéry. P.-R. L. qui soupèse. Epicier d’impalpable. Qui s’est entendu dire à propos des Paradis Edition établie par Steve Murphy, met en miroir et en relation les ouvra- artificiels : « La toxicomanie, monsieur, H & O, « Poche », 128 p., 4,90 ¤. ges de l’esprit. Leur donne valeur et n’est pas la morale. » Il comprend vite corps. Et les rend au public si avide qu’il vaut mieux renoncer. Mais c’est LE MENTEUR, de Henry James d’avis. « Je hais le mouvement qui tout autant le sort que réserve le cen- Extrait des Nouvelles complètes, déplace les lignes. » Baudelaire nous seur fripé à Chateaubriand qui le fait (Gallimard, « Bibliothèque de la fait pourtant ici une histoire brouillée. sortir de ses gonds. « Villemain [le] cri- Pléiade »), ce court récit déploie tout Insolente et sincère. Contradictoire et tique (…) pour ses étourderies et son mau- l’art du portrait de Henry James. cohérente. Feu vif et mijoté. vais esprit de conduite, critique digne Mêlant la peinture à la psychologie, d’un pied-plat qui ne cherche dans les let- l’auteur fait d’Oliver Lyon, peintre de Révérence narquoise tres que le moyen d’y parvenir. » Exem- renom, un scrutateur de l’âme et de Sur une vingtaine d’années, à partir ple extrême. Mais entre son œuvre et ses penchants. Invité lors d’un de 1846, le poète se place en reflet de la Charles Baudelaire vers 1860, autoportrait. PHOTO RMN/MICHÈLE BELLOT celle des autres, Baudelaire tire sans week-end au manoir de Stayes, Lyon littérature. Celle de son époque. Celle cesse des passerelles. Tout se fait en retrouve son amour de jeunesse, d’à peine plus avant… Papiers dans les élans d’amitié mais qui rassemblés ici regard. Il s’enflamme pour Poe dont il miroir. D’où l’intérêt de ce recueil uni- Everina Brant, désormais mariée au journaux. Préfaces. Il aborde tout. Il s’enchaînent comme naturellement. vient de commencer la traduction, que. Lire Baudelaire dans un nouvel colonel Capadose. Poussé par la approche Balzac en révérence nar- Petits fragments volés aux jours qui défend Madame Bovary de Flaubert, intime. En image projetée. C’est pas- curiosité que lui inspire Capadose, quoise dans un jeu d’anecdotes qui passent vite. Beaucoup de ces écrits rend un hommage délicat à Théophile sionnant et neuf. Pourquoi donc le « menteur platonique » qui raconte peut tout rassembler. Il raconte une his- avaient déjà été publiés en 1869, deux Gautier (« Je ne connais pas de poète est-il si bon critique ? Simple- « d’étranges histoires », Lyon décide toire advenue à « la plus forte tête ans après sa mort, dans L’Art romanti- sentiment plus embarrassant que l’admi- ment, explique Jean-Luc Steinmetz, d’en faire le portrait. Quel meilleur commerciale et littéraire du XIXe siècle ». que, mais Jean-Luc Steinmetz, à qui ration »). parce que ses mots « l’engagent tout moyen de révéler à Everina le « défaut « J’ai voulu montrer, écrit-il, que le l’on doit cette édition étonnante, nous En 1861, l’année où il pose sa can- entier ». a monstrueux » de son mari pour mieux grand poète savait dénouer une lettre de les restitue dans une chronologie sim- didature à l’Académie française, La X. H. tenter de la récupérer ? James garde le change aussi facilement que le roman le ple et dépouillée. Le volume s’ouvre Revue fantaisiste de Catulle Mendès fait suspense jusqu’au bout et met à profit plus mystérieux et le plus intrigué. » Sim- avec de premières pages critiques dans paraître ses notices ciselées sur des Signalons une nouvelle édition du les ressorts de la jalousie et du plicité, clarté, implication totale. Le ton Le Corsaire-Satan, L’Esprit public ou contemporains. Il y prend subtilement Spleen de Paris. Petits poèmes en prose mensonge. St. L. est donné pour ces textes qu’on pour- La Semaine théâtrale. Puis, au fur et à distance avec un Hugo alors en exil. Il présentée, établie et annotée par Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par rait penser disparates, justes reflets du mesure, Baudelaire joue avec le recul. éreinte la paresse de Hégésippe Robert Kopp. (Poésie-Gallimard, 352 p., Muriel Zagha, Gallimard, « Folio 2 ¤ », temps, des lectures, des colères, des Remet en perspective. Déplace son Moreau, vante le courage de Banville et 5,80 ¤.) En librairie le 26 janvier. 116 p., 2 ¤.

Deux romans tout en finesse de Pascale Kramer Trois textes d’ sur le conflit israélo-palestinien Une si tendre tristesse Paroles de paix

a lucidité impitoyable de Pascale ils sont les cousins, arrogants et désar- l’autre, à peine pubère, sauvage et COMMENT GUÉRIR observer, tenter de comprendre, et, pour Kramer, son écriture incisive, au gentés, qui reviennent de Montevideo « pas élevée », Luce, qui voue à Patricia UN FANATIQUE cela, « se glisser dans la peau d’autrui ». L scalpel, font d’elle une des – dans une ville qui n’est pas nommée une adoration sans limites. «… Patricia (How To Cure A Fanatic) Ce qui, précise-t-il, ne signifie pas qu’il meilleures romancières d’aujourd’hui. – et fascinent le jeune Adrien. Tout se n’était pas toujours gentille avec elle. Elle d’Amos Oz. est prêt à défendre n’importe quelle opi- Noir, son univers ? Chacun des textes passe dans le huis clos d’un immeuble n’était pas mauvaise, mais elle s’en- Traduit de l’anglais par Sylvie Cohen, nion, mais qu’il est capable d’envisager de cette romancière née en 1961 à cossu, entre l’appartement familial et nuyait et il fallait bien que parfois quel- Gallimard, « Arcades », 88 p., 8,50 ¤. des points de vue différents du sien. Genève, qui vit et travaille à Paris une chambre sous les toits, où l’adoles- qu’un en souffre à sa place. Luce était ce Aussi en veut-il aux Européens, même depuis 1987, a la rigueur de la tragé- cent découvre sa liberté d’adulte, et la quelqu’un avec passion, avec patience, mos Oz est, on le sait, un grand les mieux intentionnés, de vouloir trop die : il y advient souvent l’irréparable, confusion des sentiments. avec espérance. » écrivain. Aussi les textes rassem- souvent réduire le conflit israélo-palesti- qu’une sourde menace laissait pressen- Là parviennent les contre- Comme dans chacun de A blés ici – transcriptions de trois nien à un western des temps modernes : tir. Le désamour, dans Onze ans plus coups d’un drame, surve- ses romans, Pascale Kra- conférences prononcées en anglais à « Je sais d’expérience que le conflit entre tard (Calmann-Lévy, 1999, « Folio » nu dans une station de mer excelle à faire ressen- Tübingen (Allemagne) en janvier 2001 et Juifs et Arabes n’est pas une affaire de bons no 3444). L’angoisse de voir survenir montagne, où une querel- tir le trouble et les remises en forme – sont-ils formidable- et de méchants. C’est une tragédie : l’affron- un de ces drames que l’on redoute : le dégénère en poursuite tensions, le désir et les ment bien écrits (1). Chaque mot est tement entre le bien et le bien. » Pour lui, il une chute, un accident, la mort d’un meurtrière. C’est un amer frustrations, les blessures pesé, poli. Chaque phrase compte. Et son ne s’agit pas d’une controverse théologi- enfant – à la fin de Manu (Calmann- et troublant roman d’ini- et le désespoir. Il y aura sens de la digression et de l’humour que ou culturelle, mais bien d’un Lévy), qui avait obtenu en 1996 le prix tiation, qu’un sombre fait un séjour en Irlande où, n’empêche pas, au contraire, malgré la « conflit immobilier quant au véritable pro- Michel Dentan, une des principales divers fait tourner, irrémé- avec une « sorte de volonté gravité du sujet – le conflit israélo-palesti- priétaire de la maison ». Et Amos Oz, tout récompenses littéraires de Suisse diablement, au gâchis. muette et crispée », Patri- nien –, d’être juste et précis. Car ces tex- comme la plupart de ses concitoyens romande, ou dès le début des Vivants Un paysage venteux du cia, décidée à fuir, entraî- tes sont autant ceux d’un brillant intellec- aujourd’hui, est d’avis qu’il existe une (Calmann-Lévy, 2000, et Folio no 3738, Nord : l’estuaire, les nera Alain. Puis leur tuel, militant de la première heure pour solution qui, pour tous, sera douloureuse prix Lipp 2001). dunes, les éoliennes – le retour, pathétique, et l’in- la création d’un Etat palestinien – il est et difficile – puisqu’elle prendra le visage ferry qui traverse vers l’An- tuition du désenchante- l’un des membres fondateurs du mouve- d’un compromis. A fleur de peau gleterre. Après les bour- ment à venir. ment La Paix maintenant –, que ceux Amos Oz n’est pas un sentimental, L’art de la romancière tient à la fines- geois déchus de Retour RETOUR C’est un amour amer – d’un fils unique, né dans une famille mais un pragmatique. Il ne croit pas en se des notations sensorielles, à fleur de d’Uruguay, Pascale Kra- D’URUGUAY déchiré, déchirant – où la modeste d’intellectuels à Jérusalem, deve- « une soudaine lune de miel entre les Juifs peau ; à la façon de faire surgir le malai- mer a attaché son regard, de Pascale Kramer. jalousie et la violence ne nu écrivain à cause du dénuement, de la israéliens et les Palestiniens », mais à un se d’un détail ténu, à peine perceptible dans son dernier roman, sont jamais loin. Et pour- solitude et des crèmes glacées qu’on lui « divorce juste et équitable ». Et, s’il se gar- – comme un store qui bat. Mais aussi à L’Adieu au Nord, paru à Gallimard,« Folio », tant une grâce improba- promettait s’il se tenait sage alors de bien de prophétiser, de donner des une sorte de tendresse triste, qui rend l’automne 2005 (Mercure 190 p., 5,40 ¤. ble, parfois, laisse espérer qu’autour de lui on refaisait le monde… leçons, il émet juste un souhait : s’il fal- attachants même des personnages cris- de France, 238 p., 17 ¤), à un répit – la « chance » Sans jamais donner de réponse défini- lait absolument choisir un camp, que pés, irritants. Ainsi Ann, adolescente des humbles, des taciturnes. Sven, Ser- d’un douloureux bonheur, proche du tive ou catégorique, Amos Oz s’interroge cela soit celui de la paix. a brillante et adulée, dans le remarqua- ge et Alain, qui travaillent comme chagrin. Il n’y aura que la détresse et interroge le lecteur. Qu’est-ce que le Emilie Grangeray ble Bateau sec (Calmann-Lévy, 1997). cueilleurs dans la cressonnière du frère d’une solitude à deux, la jeunesse fanatisme ? Où commence-t-il ? Pour lui, Ou la précoce Nina, âgée de 7 ans, dont aîné de ce dernier : Jean – le seul d’en- gâchée de Patricia, et le désastre c’est « forcer autrui au changement » qui (1) Le troisième texte, « Un conflit entre deux la tension ambiante galvanise les « for- tre eux à « avoir su se mettre très tôt en auquel chacun, inéluctablement, ne en constitue l’essence. Pour tenter de l’en- causes justes », a été publié par Gallimard ces minuscules », dans Retour d’Uru- paix avec l’amour et les marchandages cesse de tendre. Ce récit âpre et poi- diguer, il préconise, entre autres, l’auto- en 2003 sous le titre Aidez-nous à divorcer ! guay (Mercure de France, 2003) – qui du sexe ». gnant, traversé d’éclats lumineux, dérision et la nécessité de recourir à vient de paraître en « Folio ». Deux filles viennent rôder, l’une, confirme le talent sensible et la com- l’imagination. L’auteur d’Une histoire Signalons aussi l’essai d’Anne Savery : Nina, ses parents, Raphaël et Béa- encore mineure, Patricia, en guerre passion aiguë de Pascale Kramer. a d’amour et de ténèbres (Gallimard, 2004) Ecrire Israël. L’œuvre d’Amos Oz trice, ainsi que son frère et sa sœur : avec son père qui tient l’épicerie, Monique Petillon démontre que, avant de juger, il faut (L’Harmattan, 212 p., 19 ¤). 0123 12 Vendredi 20 janvier 2006 RENCONTRE Carlo Ginzburg « Je préfère faire confiance au réel »

De ses études sur le Frioul au XVIe siècle à ses prises de position très actuelles sur l’affaire Sofri, rencontre avec un anticonformiste pour qui l’histoire est tout sauf une discipline close

e 17 mai 1972, à Milan, un droit et écrire l’histoire. « Tout procès, dit-il, homme est abattu à bout portant. est une sorte d’expérimentation historiogra- Son nom : Luigi Calabresi, chef phique in vivo. » de la section politique de la poli- Tout Carlo Ginzburg est là. Un intellec- ce milanaise. Portrait-robot du tuel engagé dans les débats de l’heure en Carlo Ginzburg dans l’église San Rocco à Montereale Valcellina (Frioul). DANILO DE MARCO tueur : homme jeune, cheveux même temps qu’un chercheur capable de châtains,L 1,80 mètre. Faussement absorbé consacrer des années à éplucher les minutes ne travaillaient pas sur les archives de l’Inquisi- « Mes sujets A partir de cette opacité, il tire un fil. dans la lecture d’un journal, l’assassin atten- de procès en sorcellerie. Un historien plongé tion. » D’où l’idée qu’il fallait inventer des par- « Souvenez-vous, dans Les Lumières de la dait sa victime à la sortie de son domicile. Il dans les livrets de comptes d’un meunier du cours nomades, se frotter à des disciplines paraissaient ville, il y a cette scène où Chaplin est là avec a pris la fuite à bord d’une Fiat 125 bleue. Frioul au XVIe siècle ; un anticonformiste de connexes : l’anthropologie, le droit, l’écono- douteux. son maillot décousu. Soudain arrive la jeune Toujours vivant dans la conscience collec- l’histoire de l’art, passant à son crible (très mie… et, pourquoi pas, la littérature. fille aveugle qui, sans le savoir, commence à le tive italienne, ce meurtre est l’un des plus personnel) les œuvres de Giotto ou de Piero Justement, avec Nulle île n’est une île, Carlo Ces histoires détricoter entièrement. J’aime beaucoup ce troublants des « années de plomb ». L’un della Francesca. Un trublion aux fulguran- Ginzburg butine sur les terres des écrivains. de sorcières, passage. Le rire corrigé par la cruauté. La des plus embarrassants aussi. Le procès qui ces géniales, intéressé par Berlusconi (qu’il C’est un champ qui lui est familier. L’année ma tentative métaphore du tout qui vient avec le simple l’a suivi, entièrement construit sur la parole ne ménage pas) autant que par les margi- de sa naissance, en 1939, son père fonde – bout de fil. Dans mon métier, il y a ce « contradictoire et vacillante » d’un pseudo- naux et les sans-voix. « J’ai toujours eu l’intui- avec Giulio Einaudi et Cesare Pavese – les édi- de réconcilier moment, l’un des plus beaux pour moi, où l’on repenti, a abouti à la condamnation à vingt- tion que “les autres”, les enfants, les idiots, les tions Einaudi. « Il enseignait la littérature les procès forge des hypothèses dans le noir. On se dit : deux ans de prison d’Adriano Sofri, l’un des animaux même, saisissent quelque chose de russe. Mais, comme il avait refusé de prêter “On pourrait voir ça et ça.” On construit quel- leaders du Mai 68 italien. très profond que ne voient pas ceux qui vivent serment au régime fasciste, il a perdu son et les croyances que chose qui peut s’avérer complètement faux Un Dreyfus transalpin ? C’est ce qu’a tou- au cœur des événements. » poste. » Lorsqu’il meurt, en 1944, à la prison des gens et qu’il faudra alors entièrement détricoter. » jours soutenu l’historien Carlo Ginzburg, de Rome, le petit Carlo a 5 ans. Sa mère, la accusés Malgré la cohérence souterraine de son dont le nom vient immédiatement à l’esprit Entre Freud et Sherlock Holmes romancière Natalia Ginzburg, refait sa vie œuvre, Ginzburg avoue que sa manie de lorsqu’on évoque cette affaire. Comme Vol- A ses yeux, l’histoire est tout le contraire avec un spécialiste des lettres britanniques. de sorcellerie, « s’attaquer sans cesse à des sujets différents taire pour Calas, comme Zola pour Dreyfus, d’une discipline close. Il faut savoir enquêter Pendant la guerre, l’enfant fait son miel des tout ça relevait est peut-être liée à cela : au plaisir de ce Ginzburg, persuadé de l’innocence de son dans les marges, accueillir les rencontres contes et légendes des Abruzzes, où sa mère recommencement ». A la griserie des intui- ami Sofri, s’est jeté à corps perdu dans la imprévues – une anecdote, un rituel, une affi- et lui se sont réfugiés. « On peut dire que j’ai plutôt du tions. A la fragilité des châteaux de cartes. bataille du droit et de la vérité. che de propagande… –, être attentif au détail, grandi dans un milieu où la littérature faisait domaine des Quant à la littérature, il n’est pas près de la « Comment est-il possible, à la fin du à la trace, au presque rien. La prunelle de son partie de l’environnement, intellectuel et même anthropologues. laisser tomber. Il travaille actuellement sur XXe siècle, dans un pays démocratique dont la œil (noir intense, pétillant sous des sourcils physique », note-t-il avec nostalgie. Dante mais refuse d’en dire plus. Et son Constitution est une des plus éclairées épais et insoumis) ressemble à une lentille de Est-ce pour retourner à ces sources qu’il Le problème, recueil sur l’Angleterre sera bientôt pro- d’Europe, que soit tranquillement énoncée une microscope. Lorsqu’il la braque sur un se penche, aujourd’hui, sur la littérature c’est que longé par des essais sur Stendhal, Voltaire condamnation juridiquement irrévocable et minuscule événement, celui-ci, par miracle, anglaise ? Dans Nulle île n’est une île, Carlo et Montaigne. systématiquement réitérée qui équivaut de fait devient parlant. C’est ainsi qu’il a « inventé » Ginzburg propose « quatre regards » sur les ceux-ci ne Aurait-il l’envie inconsciente de passer de à une condamnation à mort ? », s’indignait- la « microstoria » ou « microhistoire ». écrivains d’outre-Manche, à travers des figu- travaillaient l’autre côté du miroir ? Il rit. « J’écrivais des il, il y a quelques années, dans les colonnes « C’était dans les années 1970, avec un groupe res aussi diverses que Thomas More – l’An- pas sur romans lorsque j’étais jeune, mais non, non… du Monde. Dans Le Juge et l’Historien, il dit de copains. Notre idée était d’examiner quel- cien et le Nouveau Monde vus depuis Uto- Je préfère faire confiance au réel. Son imagina- sa « fureur » face à un procès sans preuves : ques réalités à la loupe et de poser le problème pie ; Sir Philip Sydney, auteur d’une Défense les archives de tion est beaucoup plus puissante que la « La balle trouvée dans le cadavre du commis- de la généralisation à travers des cas. » Ces de la poésie à l’époque élisabéthaine ; Lauren- l’Inquisition » mienne. Elle m’intéresse bien davantage. Et saire ainsi que ses vêtements ont été détruits « microhistoriens » pratiquent la « méthode ce Sterne, dont le célèbre Tristram Shandy se puis, qu’est-ce que l’histoire sinon une par la police elle-même, sous prétexte qu’elle de l’indice », se réclamant de Freud comme présente, pour lui, comme une réponse au fiction… qui peut être prouvée ? » a manquait de place pour les conserver ! Même de Sherlock Holmes. Ce qui ne va pas sans dictionnaire de Bayle ; et Robert Louis Ste- Florence Noiville chose pour la Fiat, au motif que… la vignette susciter quelques remous parmi les tenants venson, dit Tusitala (« le conteur », en n’avait plus été payée depuis cinq ans ! » de l’orthodoxie ! langue samoa), dont l’historien montre l’in- NULLE ÎLE N’EST UNE ÎLE En décembre 2005, l’affaire Sofri a rebon- « Mes sujets paraissaient douteux. Ces histoi- fluence qu’il a pu avoir sur les recherches Quatre regards sur la littérature di. Le ministre italien de la justice a fait res de sorcières, ma tentative de réconcilier les ethnographiques en Polynésie. anglaise savoir qu’il s’opposait à la grâce acceptée procès et les croyances des gens accusés de sorcel- Chaque « regard », extrêmement dense et (Nessuna isola è un’isola) par le président Ciampi. Mais Ginzburg, lerie, tout ça relevait plutôt du domaine des érudit, mériterait (en plus d’un coup de cha- de Carlo Ginzburg. cette fois, ne souhaite plus rien commenter. anthropologues. Le problème, c’est que ceux-ci peau au traducteur) une critique à lui seul. Traduit de l’italien par Martin Rueff, Prudence ? Tristesse ? Mais la réunion des quatre montre combien Verdier, 144 p., 13,50 ¤. Au dernier étage d’un immeuble médiéval l’isolement insulaire est un leurre ; comment de Bologne, à deux pas des célèbres tours Carlo Ginzburg les livres traversent les océans et les frontiè- (1) Adriano Sofri a quitté l’hôpital mardi penchées, Carlo Ginzburg reçoit les visiteurs res, à l’image de L’Utopie, dont les principes 17 janvier. Il a regagné son domicile. Sa peine dans sa cuisine. Par simplicité autant que… Né à Turin en 1939, Carlo communautaires ont été mis en pratique jus- a été suspendue pour six mois à la fin du par nécessité. Les murs, les sols, les tables Ginzburg enseigne au département qu’au fin fond du Mexique. mois de novembre 2005. de toutes les autres pièces sont envahis par d’histoire de l’université de Plus important : Ginzburg nous guide vers les livres, journaux, dossiers, articles, docu- Californie-Los Angeles (UCLA). Fils une question qui, depuis longtemps, lui tient ments… Seule la cuisine échappe à ce de la romancière Natalia Ginzburg, à cœur : les rapports entre « littérature de fic- capharnaüm. Halte bienfaisante pour intel- il a été formé par la lecture de tion et littérature historienne ». « J’ai toujours LE CHOIX DU «MONDE DES LIVRES» lectuel hyperactif, elle ressemble à toutes les Freud, Adorno, Auerbach… et été passionné par ce sujet, explique-t-il. Je vois cuisines, avec soudain, loin des concepts, profondément marqué par les le rapport entre ces deux formes de narration LITTÉRATURES des torchons à carreaux et des photos d’en- travaux de Marc Bloch (Les Rois comme une compétition permanente. Une joute fants sur le réfrigérateur. Carlo Ginzburg a thaumaturges, La Société féodale). qui remonte à l’Antiquité – Hérodote reprenant Le Gang de la clef à molette, d’Edward Abbey (éd. Gallmeister). posé ses grosses lunettes et ses coudes sur la En France, il a notamment publié Homère –, qui se poursuit à travers les siècles – Canicule et oiseaux fous, de Gabriela Avigur-Rotem (Actes Sud). table. Sa voix grave et profonde, son éloquen- Les Batailles nocturnes (Verdier, c’est Balzac s’exclamant : “Je suis le plus grand Homère, Iliade, d’Alessandro Baricco (Albin Michel). ce et son érudition à donner le tournis : tout 1980), Enquête sur Piero della historien du XIXe siècle” – et qui trouve un Œuvres complètes, d’Albert Cossery (éd. Joëlle Losfeld). en impose chez cet homme à la stature d’im- Francesca (Flammarion, 1983), point d’orgue au XXe, avec Proust ou même L’Homme sans passé, de Robert Crais (Belfond). perator. Mais, soudain, il hésite. « Vous Mythes, emblèmes, traces Joyce. Il me semble qu’il y a là un défi implicite Jonas, suivi de Les Ponts de Budapest, de Jean-Paul de Dadelsen savez, dit-il, visiblement affecté. Sofri est très (Flammarion, 1989), Le Sabbat des lancé par les romanciers aux historiens. Pensez (Poésie/Gallimard). malade en ce moment. Il est dans une section sorcières (Gallimard 1992) et Le à la façon dont La Recherche lie les destins indi- Ravel, de Jean Echenoz (éd.de Minuit). de réanimation, on ne peut même plus le Fromage et les Vers (Aubier, 1993). viduels aux grands événements historiques ESSAIS voir… (1) » Ses considérations sur le procès comme l’affaire Dreyfus, justement. En général, Un silence. L’homme passe la main dans Sofri, Le Juge et l’Historien (Verdier, les historiens n’ont pas relevé ce défi. Pourtant, Suicide, l’envers de notre monde, de Christian Baudelot et Roger cette grosse tignasse poivre et sel qui lui 1997), ont donné lieu, pour Arte, à il me semble qu’il est important d’y répondre. Establet (Seuil). donne parfois des allures bachiques. Puis il un passionnant documentaire de En diagonale peut-être, mais c’est un point La Naissance du hassidisme, de Jean Baumgarten (Albin Michel). reprend, dans un français impeccable. Il Jean-Louis Comolli. Avec le même auquel il faut réfléchir. » Autobiographie d’une esclave, de Hannah Crafts (Payot). raconte la similitude qui l’a toujours frappé cinéaste, Carlo Ginzburg prépare un Comment ? Selon la méthode Ginzburg : Mémoires de la mer, sous la direction de Marie-Pierre Demarcq entre ce procès-là et ceux de l’Inquisition, nouveau film, dont un extrait – sur je ne sais rien et je me sers de ce rien comme et Jean de Préneuf (éd. L’Iconoclaste). sur lesquels il a longuement travaillé. Logi- Giotto et Dante à Padoue – a été d’un levier. Ginzburg dit qu’il est devenu his- La Condition politique, de Marcel Gauchet (Gallimard). que pervertie, « subterfuges, pressions projeté en décembre à Florence. torien « parce qu’il ne savait rien » et que c’est Le Peuple du Livre. Canon, sens et autorité, de Moshé Halbertal indues, volonté obstinée de punir » : ce qui le Cet automne, Carlo Ginzburg « très utile d’avoir cette impression d’ignorance, (éd. In Press). passionne, c’est la manière dont on peut, à enseignera pendant un mois à de se poser des questions là où les autres n’en La Question religieuse et ses turbulences au XXe siècle, partir de présupposés comparables, dire le l’université Paris-VII. voient pas ». d’Emile Poulat (Berg International).