LA TRISTESSE D'

PAR

M. FERNAND BARRÉS

Dans ce qui a été le berceau de l'art musical français, je ne passe jamais devant la maison natale d'Ambroise Thomas sans éprouver, à son sujet, une espèce d'inquiétude et presque de désarroi. J'avais toujours désiré, en effet, me renseigner à fond sur ce musicien qui est, dit-on, la gloire de notre ville, et je n'ai jamais pu trouver une sérieuse et quelque peu exhaustive étude le concer­ nant. Alors qu'il existe d'abondantes biographies de Mozart, par Th. Wyzewa et Georges de Saint-Foix ; d'Antonio Vivaldi, par Marc Pincherle ; de Johannes Brahms, par Claude Rostand ; de Florent Schmitt, par Yves Hucher, et surtout du génial contempo­ rain d'Ambroise Thomas, je veux dire d', par Adolphe Boschot (qui fut secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts, et décédé il y a cinq ans), il n'y a pas, à ma connais­ sance, d'ouvrage complet sur notre musicien, qui a cependant vécu une longue vie, de 1811 à 1896 (quatre-vingt-cinq ans). Malgré mes recherches entreprises il y a quelques mois, tant à Metz qu'à , aux trois bibliothèques (de l'Opéra, du Conservatoire et du département musical de la Nationale, rue de Richelieu), et quoique guidé par les conservateurs, je n'ai rien pu trouver ; j'ai donc dû me documenter ailleurs, en ordre dispersé. D'abord, et depuis quelques mois, j'ai à mon bureau, sous les yeux, la magnifique et obsédante photographie, dans son âge mûr, d'Ambroise Thomas. Je la fais circuler parmi vous. Elle peut, je pense, vous inspirer. LA TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS 173

Ce noble visage, sous sa barbe patriarcale, est bien triste, n'est-il pas vrai ? Je pose la question : Pourquoi ? Le but de ma courte causerie est d'essayer, avec vous, de donner une réponse vraisemblable à cette question. Du Dictionnaire des musiciens de la Moselle (à couverture orangée), de Jean-Julien Barbé, en date de 1929, et de l'article si intéressant, Les compositeurs messins, Metz, 1928, p. 671, dans les Mémoires de VAcadémie, de notre savant confrère M. René Delaunay, qui fut en son temps, ici, directeur du Conservatoire, j'ai tiré le résumé suivant i

Résumé de la vie d'Ambroise Thomas.

Né à Metz le 5 août 1811, mort à Paris le 12 février 1896. Jusqu'à onze ans, son père est son premier maître, comme Léopold Mozart le fut de son illustre fils. En 1828, Mme Vve, sa mère, va à Paris avec ses deux fils. Conservatoire : 1829, premier prix de piano pour Ambroise ; 1830, premier prix d'harmonie ; 1832, grand prix de composition musicale. Je note ici que, dans la classe de composition de Lesueur, Thomas eut pour condisciples Berlioz et Gounod. 1833, grand . Villa Médicis. Voyages. 1836-1846, opéras comiques, ballets. Retour à Paris, succès et froideur du public. 1846-1848, il se recueille. Janvier 1849, Le Caïd, succès éclatant. 1850, Songe d'une nuit d'été, opéra comique, en trois actes. 1851-1860, divers opuscules communs quelconques. En 1860, il est membre honoraire de l'Académie de Metz. 1860-1866, il se recueille à nouveau. 17 novembre 1866, . 1868, . 1874, Gilles et Gïllotin. 1882, grand opéra, Françoise de Rimini et divers. 174 LA TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS

Dates honorifiques. En 1845, Chevalier de la Légion d'honneur. 1851, Membre de l'Institut. 1858, Officier de la Légion d'honneur. 1868, Commandeur de la Légion d'honneur. 1871, Directeur du . 1881, Grand officier de la Légion d'honneur. 1894, Grand croix de la Légion d'honneur (pour la millième de Mignon). 12 février 1896, sa mort à Paris.

Et ici, de René Delaunay, j'ajoute cette observation intéres­ sante : Entre 1837 et 1889, Ambroise Thomas écrivit, pour l'Opéra ou l'Opéra comique, vingt-trois ouvrages. Mais sa muse n'avait point la gaîté primesautière de celle d'Auber, ni la hauteur de celle de Gounod, mais, à mi-côte, par sa sincérité et sa distinction, avait une place respectable. N'ayant pas la hauteur voulue, il ne put s'accomplir dans le genre dramatique. Et ainsi, il aurait dû réussir complètement dans la voie de l'opéra bouffe, dont il avait, avec son Caïd, fourni un beau spécimen (janvier 1849). Situons-le donc à cette époque parmi ses contemporains. D'où la fiche chronologique suivante : Jacques Meyerbeer, 1791-1864 ; Joseph Verdi, 1813-1901 ; Jacques Rossini, 1792-1868 ; , 1818-1893 ; Hector Berlioz, 1803-1869 ; , 1819-1880 ; Ambroise Thomas, 1811-1896 ; César Franck, 1822-1890. , 1813-1883 ; Quant à , qui sera son cocasse tourmen- teur, et , qui sera son élève bien aimé, ils ne sont, en 1849, que de jeunes enfants de sept et huit ans. Ce sont : E. Chabrier, 1841-1894 ; J. Massenet, 1842-1912. Et quant à Salvador Cherubini, 1760-1842, l'ancêtre, cet important maître était mort depuis sept ans, chargé de respect et de gloire. Et maintenant, détaillons un peu : LA TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS 175

Du tableau chronologique des neuf musiciens que je viens de citer et qui enserrent Ambroise Thomas, j'extrais, pour colorer un peu ce tableau, les résumés d'un même musicologue, M. Jean Dupérier, sur trois d'entre eux. C'est dans l'album Les Musiciens célèbres (Editions Lucien Mazenod), d'où la belle et émouvante photo de Thomas est tirée, ceci :

1° De Meyerbeer, il dit : En explorant ce « marché aux puces » qu'a été son œuvre, « un jeune musicien ne perdrait pas son temps ».

2° D'Offenbach, il remarque que sa musique « a la bougeotte et possède la plus efficace des vitamines : la vitamine Offenbach ».

3° Enfin, d'Ambroise Thomas, il affirme que « c'est un authentique musicien ». Dans la période 1833-1836, Ambroise Thomas (grand prix de Rome à vingt-deux ans) est pensionnaire à la Villa Médicis, dont le grand peintre M. Ingres (il avait cinquante-cinq ans) y est le directeur plus « de conscience » qu'administratif. Imbu de Raphaël, sa gloire deviendra faite de labeur, de loyauté, de probité et d'honnêteté et, plus tard, d'autorité. Dès 1835, son disciple le plus fidèle à la Villa Médicis est le peintre Hippolyte Flandrin. Il se fait aussi un ami d'Ambroise Thomas ; et dès cette époque, les vertus d'Ingres vont se réflé­ chir, en croissant, à la fois sur Flandrin et sur le musicien Thomas, qui deviennent, à leur tour, spontanément amis. C'est la période heureuse et assez primesautière de la jeunesse commune de ce trio (car, malgré son âge, M. Ingres a un cœur jeune). Dans le salon bourgeois et peu éclairé de Mme Ingres, pendant que celle-ci tricote, Ambroise joue pour M. Ingres, qui écoute religieusement de nobles pages de Mozart, Gluck et Beethoven. A l'entour, ça et là, les pensionnaires écoutent, immobiles et baignés de la tran­ quille nuit romaine. En ce temps, le musicien avait publié quelques œuvres de chambre, cordes et piano. J'ai eu la bonne fortune de trouver, dans le cahier n° 3 de 1836, de Robert Schumann, des « Gesammelte Schriften ûber Musik u. Musiker », une critique de l'œuvre n° 2, trio avec piano, d'Ambroise Thomas, où il est dit : 17C LAf TR'iSTÈSSE D'AMBROISE THOMAS

Ce trio de salon est une amicale composition ; c'est-à-dire de celles où pendant qu'on joue de la lorgnette de ci de là, on ne perd pas complètement le fil de la musique.,Celle-ci n'est ni profonde, ni légère, ni classique, ni romantique, mais toujours sonnant bien. Nous enga­ geons, cependant, ce jeune musicien français à se protéger de ce qui est « douceâtre ». Robert SCHUMANN.

Ah ! que voilà une révélation dont Ambroise Thomas aurait dû tirer profit. Et puis, il visita cette vibrante et lumineuse Italie : Naples, Florence, Venise, Bologne lui donnèrent et exaltèrent en lui, sans doute, des effluves de joie, de gaîté et de grandeur à la fois. En en 1836, il est de retour à Paris. De 1836 à 1846, ses premiers opéras et ballets ont subi tour à tour le succès et la froideur du public. Alors, de 1846 à 1848, pendant deux ans, il se recueille. Et le 3 janvier 1849, c'est l'éclatant succès du Caïd. Qu'est ce donc que ce Caïd, sinon une « turquerie », un opéra bouffe en deux actes et en vers libres. On se demande si la verve débridée d'Ambroise Thomas (il devait rire à trente-huit ans) ne s'est pas inspirée de l'autre turquerie géniale : UEnlèvement au sérail, de Wolfgang Mozart, qu'il a eu tout loisir, sans doute, d'analyser, de réduire, voire d'entendre. D'ailleurs, ce genre d'opéra bouffe-turquerie avait,, en 1817, Hé consacré par Rossini avec L'Italienne à Alger, au Théâtre italien à Paris. C'est avec Ambroise Thomas, « d'une gaîté folle qui provoque un rire large et franc ; la musique en est heureuse, facile, charmante ironique. Et la mélodie et la charge se marient là avec un rare bonheur ». Ainsi s'exprimait en son temps le bon Théophile Gautier, qui s'y entendait. Signalons-en : L'ouverture, L'air du tambour-major, Les cou­ plets d'Ali Bajou, Le duo du barbier et de Virginie. Voilà du théâtre parfait. Que Thomas n'a-t-il persisté dans ce genre ! Or, il s'est laissé ravir cette spécialité par André Messa­ ger, dont l'œuvre entière est toujours vivante. De 1851 à 1860, et malgré qu'il vienne d'être nommé (en 1851) membre de l'Institut, d'ailleurs contre Berlioz, le visage LA TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS m d'Ambroise Thomas a dû s'assombrir, sa production est quelconque et a peu de retentissement. r. Alors, de 1860 à 1866, il se recueille pour la deuxième fois. Et, pendant ce temps, qu'a-t-il médité ? C'est à Goethe qu'il s'est adressé, c'est-à-dire au Cycle de Mignon, tiré de son Wilhelm Meister. Or, cette figure de Mignon est une des plus étranges créations du poète allemand. Elle paraît, accompagnée de cette autre figure singulière qui est à la fois son ombre et son reflet : le harpiste. Les Lieder du harpiste sont des chants du destin ; ceux de Mignon sont des chants de nostalgie. Et, à la fin, Mignon meurt. Cette mort, Ambroise Thomas l'aura esquivée. Et le 17 novembre 1866, la première représentation de l'œuvre musicale en trois actes dite « Mignon » est donnée à l'Opéra-Comique. Elle sera, du vivant de l'auteur, donnée plus de mille fois, et à la millième, qui fut jouée encore à l'Opéra-Comique, le 16 mai 1894, presque vingt-huit ans après la première, l'auteur reçut des mains du président Carnot les insignes de grand croix de la Légion d'honneur. Dans sa catégorie, il est le plus haut dignitaire de l'ordre. Telle que, cette Mignon aura enthousiasmé quantité d'âmes sensibles... mais faut-il ou non s'indigner des libertés prises avec le texte génial inspirateur de Goethe ? En 1868, deux ans après Mignon, et pensant fortement à Shakespeare, cette fois, et qu'il peut aborder le lyrisme très dra­ matique, il donne l'opéra en cinq actes d'Hamlet. N'a-t-il pas alors senti que c'est un péril pour lui ; et n'a-t-il pas constaté que sa musique n'apportait là que peu d'aide efficace ? Et le sachant, il en était assombri et triste : son noble visage le prouve. Et cepen­ dant, que de belle parties symphoniques il y a dans cet Hamlet. Ainsi : l'ombre du roi ; l'accompagnement haletant de l'Esplanade ; le cri pathétique d'Ophélie, le duo de l'oratoire et la finale du quatrième acte. Mais voici qu'il est repris du démon de son génie comique, naturel, vrai qui aurait dû lui rester familier ; et après une heureuse méditation, il donne ce charmant badinage Gilles et Gillotin, en un acte, qui fut représenté le 22 avril 1874 contre son gré. C'est fort curieux : il boudait ses éclairs intérieurs natu­ rels de gaîté, qu'il regardait comme péché de jeunesse. L'œuvre fut jouée par autorité de justice. Et Gilles et Gillotin, qui était de 178 LA TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS la classe heureuse du Caïd, fut à nouveau un succès. Mais le musi­ cien, cependant, restait sombre et triste. Alors, il fit encore oraison ; et huit ans plus tard (je dis bien huit ans), après avoir médité sur L'Enfer de Dante, il mit au jour, en 1882, un grand opéra lyrique et dramatique en quatre actes avec prologue et épilogue : Françoise de Rimini. Il y a, là-dedans, d'admirables parties syntphoniques. Le prologue est wébérien. C'est une page hors ligne, la plus belle sans doute qu'Ambroise Thomas ait jamais écrite. A noter aussi le pathétique solo de violon qui annonce l'entrée de Virgile. C'est le 12 février 1896 qu'il s'éteignit à Paris : on lui fit des funérailles nationales. On joua, selon son vœu, le Requiem de Mozart et sa marche funèbre d'Hamlet. Ce fut , son ami, membre de l'Institut, qui, dans sa séance du 9 janvier 1897, lut l'éloge funèbre du maître respecté. Les deux élèves bien aimés Théodore Dubois et Jules Massenet étaient là. Massenet affirma que la « muse de son vénéré maître s'accommodait des modes les plus divers, chantant aussi bien les amours joyeuses d'un tambour-major que les tendres désespoirs d'une Mignon ». « Elle pouvait, ajoutait-il, s'élever jusqu'aux sombres terreurs d'un drame shakespearien en passant par les rêveries d'une nuit d'été. » Et ces rêveries ne devaient rien à Mendelssohn. Puis-je encore ajouter que, déjà en 1837, Hector Berlioz, dans Le Journal des Débats, disait d'Ambroise Thomas : « De la grâce, du feu, une certaine finesse d'intentions dramatiques et beaucoup de tact dans l'emploi des masses instrumentales. » A ces éloges dithyrambiques ou mesurés, à ces plaidoyers du Massenet de 1896 et de Lenepveu de 1897, il convient d'ajouter les plus récents du 29 juin 1951, présentés à Metz, lors du festival du cent quarantième anniversaire du musicien messin, par sa nièce Josy-Ambroise Thomas et son parent Léon Machard, qui est, en quelque sorte, son biographe vigilant au sujet de l'opérette fran­ çaise. On peut se souvenir aussi que dans la Revue des deux mondes de mai 1882, Henri Blaze de Bury a donné une étude laudative de cinquante pages (que j'ai pu lire) en démontrant toutefois LA TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS 179 que, chez Ambroise Thomas, l'esprit de culture et de science primait l'inspiration, cette fée, qu'au dedans de lui-même, il implorait en vain et qui le délaissait. Songeons à Liszt, à Berlioz, à Franck et à Verdi qui, eux, furent de grands inspirés dramatiques et le prouvèrent dans leurs œuvres. Et maintenant, parlons de l'homme lui-même, de sa valeur morale, de ses vertus. Cet homme réservé n'a pas eu d'histoire : il ne fit pas de mots ; on ne lui connut pas d'aventures : ainsi, sa vie a échappé aux chroniqueurs. L'Opéra-Comique, l'Opéra et son cabinet du Conservatoire : il ne sortit pas de là. Il fut un doux, savant, dévoué et patient professeur. Et si, comme compositeur, l'inspiration avait été chez lui à la hauteur de l'érudition, sa gloire eût été, sans conteste, éclatante et durable. Voici un exemple de son jugement : Il (Ambroise Thomas) venait d'entendre une de ces composi­ tions tourmentées, sans rythme, sans tonalité, sanglantes pour l'oreille, dues à l'un de ces jeunes compositeurs français, adepte trop enthousiaste et imitateur maladroit de certain chef impi­ toyable de la nouvelle école ollemande. Ambroise Thomas, le tym­ pan lardé par les furieuses et inutiles dissonances de cette musique sans merci, regarda fixement le jeune compositeur et, d'une voix grave et solennelle, il lui dit : « Vous venez de fonder une école détestable et vous allez droit au chaos. D'autres viendront qui feront plus discordant, plus désordonné, plus épileptique que vous encore dans la voie fausse que vous leur aurez tracée, et vous serez leur Carafa ! Ce sera votre châtiment. » Il avait une mémoire abondante et fidèle et notamment celle du cœur. Lorsque, en 1864, à cinquante-cinq ans, son ami le peintre H. Flandrin mourut à Rome et que le service funèbre eut lieu à Paris à l'église Saint-Germain-des-Prés, il tint à tenir lui-même l'orgue, et, avant le service, d'y jouer l'allégretto mineur de la Symphonie n° 7 de Beethoven, à la mémoire des anciens jours et des chères émotions de la jeunesse et de la vie des deux amis de la Villa Médicis. 180 LA TRISTESSE D'AAIBROISE THOMAS

Et, dans le privé, quel feu dans son geste et quel éclair dans l'azur de son œil pénétrant et limpide, quand il commentait une belle phrase musicale. Parmi les familiers de son amicale hospi­ talité d'Hyères, en Provence, il lui arrivait de se précipiter à son vieux et fidèle piano et, de ses doigts nerveux, de ressusciter l'aus­ tère Bach, le tendre et bienfaisant Mozart, le puissant Beethoven, le romantique Weber. Et cette jouissance intime dont il était pénétré se reflétant sur son visage, il était transformé. Mais pourquoi, dans les vingt-cinq dernières années de sa vie, ce visage, à Paris, est-il demeuré aussi obstinément triste ? Nous allons tâcher d'y répondre par personne interposée. Car, après tous ces éloges mérités, voici venir la critique. Il arrive encore qu'on cite la boutade d'Emmanuel Chabrier : « Il y a de la bonne musique, et puis il y en a de la mauvaise, et puis, il y a celle d'Ambroise Thomas ». L'auteur qui l'a faite, sans songer à mal, ardent musicien lui-même, était si profondément bon, qu'il aurait rougi peut-être (tout en gardant son jugement) si on l'avait mis en face du vieil Ambroise Thomas qui était de trente ans son aîné. Mais cette boutade s'est répandue dans le monde du théâtre et de la musique ; parmi les amateurs, elle obtint autant de succès que Mignon parmi le reste des hommes. Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'elle semble corroborer, répéter et prolonger ce que, environ quarante ans auparavant (nous sommes en 1877), Robert Schumann avait dit dès les premières œuvres du jeune Thomas de la Villa Médicis. Et, ici, j'invoque le témoignage d'un ami très cher, le grand musicologue Adolphe Boschot, secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts, et décédé il y a quelques années. Il a passé sa vie à célébrer la lumière bienfaisante de Mozart et à être le biographe exhaustif, en trois gros volumes, de Berlioz. Mais il observa, enten­ dit et vit beaucoup de musiciens de son temps à Paris, et particu­ lièrement Ambroise Thomas. Il devina, en lui, de la souffrance et une souffrance qui n'est pas sans noblesse, mais qui est tragique, irrémédiable : il aspirait à la grande musique lyrique, mais il ne put pas la réaliser. Sa torture, c'est qu'il le comprit. Je laisse la parole à Adolphe Boschot. J'ai revu le visage d'Ambroise Thomas dans une circonstance que je n'oublierai pas. C'était au Châtelet, au concert Colonne, en 1894. Dans une loge de face, un vieillard admirable, un octogénaire LA TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS 181

d'une figure énergique et loyale, se dressait, calme, indifférent à tous les regards fixés sur lui : c'était , venu à Paris pour surveiller les répétitions de son Otello. Dans la loge voisine, un autre octogénaire, qui lui ressemblait un peu, se tassait frileusement sous un vaste raglan noir, c'était Ambroise Thomas. Décoré autant que l'on peut l'être par toutes les nations, directeur du Conservatoire, il paraissait être la victime de sa situation officielle et faisait cortège, de^ force à l'autre : il était, près du mâle Verdi, presque du même âge que lui (81 ans), comme l'incertain fantôme de l'inquiétude. A la fin du concert, je me postai dans le couloir, près.des loges, pour voir Verdi de tout près quand il sortirait. Bientôt, tandis que l'orchestre jouait encore, une porte s'ouvrit doucement et Ambroise Thomas, entouré, dorloté par quelques femmes vêtues de noir, se glissa vers la sortie par les couloirs déserts. Il fuyait à petits pas avant la triomphale sortie de l'autre... Combien de tristes pensées, ce jour-là et tant d'autres jours, ont dû rouler dans sa tête. Il avait eu des triomphes ; mais combien de temps pouvait-il en être dupe ? Car, lui-même, par l'aspiration, il était un poète, un sincère, un tendre. Mais il n'avait qu'une demi-fièvre, un génie de seconde zone, il était un demi-créateur. Il se mesure avec Goethe et voilà qu'il convertit le prodigieux Wilhelm Meister en opéra comique : Mignon, qui n'est que mignonne, et a, tout de suite, la vogue d'un chromo pour jeunes filles sensibles. Il se mesure avec YHamlet de Shakespeare et puis avec UEnjer de Dante : quelles chutes ! Car, sauf quelques scènes, qu'y a-t-il dans ces œuvres hybrides dominées par les formules et modes théâtrales ? Et cette Ophélie de Shakespeare, lui aussi, il a dû l'aimer. Mais comment la fait-il mourir ? Il sait quelle poésie un Berlioz lui a donnée... mais lui, Ambroise Thomas, pour conduire Ophélie jusque dans la mort, il ne lui donne que des vocalises, et lui fait repasser tous ses exercices de chants. ...Ainsi, il s'est trompé et il en a souffert. Son visage, si triste^ en est un témoignage. Et le secret même de sa tristesse, je le lis dans sa mélodie la plus célèbre de Mignon : « Connais-tu le pays ? » Tout le début est d'un sentiment attendri, un peu « romance », mais non sans grâce. Et soudain éclate le « c'est là que je voudrais vivre », dont les premières notes sont uñ cri déchirant, qui n'a pu être trouvé que par un artiste sjncère, dont l'âme donne un coup d'aile, mais retombe aussitôt. Elle ¡ r , ta 1er désir de l'espace et de la lumière ; mais elle n'a pas la force de se conquérir les solitudes supérieures.

J'arrête ici cette trop longue et belle citation d'Adolphe Boschot : elle suffit pour comprendre et justifier la tristesse réelle de notre musicien messin. 182 LA TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS

A cette tristesse, pouvons-nous apporter une consolation ? Certes ; et elle l'a déjà été apportée grâce à Jules Massenet, son élève bien aimé. Avec la maîtrise de l'orchestre, que l'élève hérita du bon maître vénéré, Massenet ajouta sa frémissante tendresse et la constante inspiration, presque rhénane, du sujet pris dans Gœthe, à savoir «. Les souffrances du jeune Werther ». On eut ainsi, en 1893, ce deuxième chef-d'œuvre (après Manon), soit Werther. Ah ! que le cœur d'Ambroise Thomas, trois ans avant sa mort, a dû battre de joyeuses pulsations de voir, que dis-je, d'entendre ce chef-d'œuvre inspiré, où l'élève Massenet, membre de l'Institut à son tour depuis 1878, réalisait les aspirations du maître à la grande musique. Mais je dois ajouter encore ceci : Quand il m'arrive (rarement, il est vrai) de passer à Paris aux abords de l'église Sainte-Clotilde, je ne manque jamais d'en­ trer dans le petit square voisin qui jouxte la rue Saint-Dominique et de me recueillir devant ce groupe émouvant de marbre blanc, où César Franck, assis à son banc d'orgue, méditatif et les bras croisés sur la poitrine, reçoit l'inspiration de son bon et grand ange qui l'enveloppe de ses ailes étendues. Et sur les lèvres de l'auteur des Béatitudes et de Rédemption s'esquisse un sourire créateur qui est le contraire de la tristesse inféconde : c'est le signe séraphique d'un musicien vraiment inspiré. Ainsi se trouve-t-il, de plus, vengé du dédain immérité que lui manifesta, en son temps, le Conservatoire Ambroisien. Mais je dois conclure : Puissent ces quelques réflexions aider, s'il se peut, à trouver, lors du prochain cent cinquantième anniversaire (11 août 1961) de la naissance de notre musisien, ou, mieux, du centième anni­ versaires de l'honorariat (1860, soit 1960) de notre confrère Ambroise Thomas à notre compagnie, la solution heureuse pour le célébrer dignement par une œuvre joyeuse : son Caïd ou son Gilles et Gillotin et des extraits sy m phoniques de ses œuvres lyri­ ques. Peut-être aussi par son quintette à cordes. (C'est à recher­ cher. ) Ainsi, retrouverions-nous son sourire, supposé perdu, et ferions-nous, pour lui, œuvre utile, ce qui est le devoir agréable et constant de notre compagnie.