Jean-Marc DREYFUS

L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE : UN ÉCLAIRAGE SUR QUELQUES PROXÉNÈTES JUIFS EN FRANCE OCCUPÉE, 1940-1944

RÉSUMÉ

Cet article se propose d'étudier l'aryanisation économique et la confiscation des maisons de prostitution considérées comme juives par les autorités françaises et al- lemandes dans la France occupée. En effet, la politique de confiscation sous le ré- gime de Vichy a touché toutes les entreprises. Les dossiers de ces maisons de pros- titution permettent de voir, pour la première fois, les bordels considérés comme juifs et de les comparer aux autres maisons, mais aussi de les confronter aux mythes de la prostitution – et du proxénétisme – juifs, encore vivaces dans les années 1930 et 1940. Il est frappant de constater que les quelques maisons de prostitution retrou- vées correspondent exactement aux maisons de ce type présentes en France à la fin des années 1930. Il est donc impossible de trouver ici une spécificité juive, sinon une forte présente de maîtresses – ou de leur mari – d'origine immigrée.

SUMMARY

This article aims at studying the Economic Aryanization and the confiscation of considered as Jewish by French and German Authorities in Occupied France. The confiscation policy implemented under the Vichy regime reached all firms. Dossiers of this prostitution houses show, for the first time, bordellos considered as Jewish and allow a comparison with other houses, but permit also to confront the myths of Jewish prostitution and , still vivid in the 1930's and 1940's. It is striking to notice that the few Jewish brothels exactly fit in the general frame of prostitution in France at the eve of World War II. It is impossible to describe here a Jewish specificity, other than a higher number of foreign born procurers – or their spouses.

Cet article se propose d'étudier l’aryanisation économique1 et la confis- cation des maisons de prostitution considérées comme juives par les autori-

1. Le terme «aryanisation économique» est entré dans le vocabulaire administratif fran- çais à l’automne 1940, traduit de l’allemand «Wirtschaftliche Arisierung», il signifie l’expul-

Revue des Études juives, 162 (1-2), janvier-juin 2003, pp. 219-246 220 L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION tés françaises et allemandes dans la France occupée. L'étude de la confisca- tion des biens juifs en France pendant l’Occupation a connu de grandes avancées depuis plusieurs années. Thème de recherche presque entièrement négligé depuis l’après-guerre, il est devenu central dans la compréhension de l’antisémitisme de Vichy et dans l’illustration en France de l’oppression nazie. Le processus de spoliation a été en France, particulièrement vaste et complexe. Il a résulté d’une politique allemande, rapidement mise en œuvre par le gouvernement de Vichy, dès l’automne 1940, qui l’a ensuite faite sienne à partir du printemps 1941. Vichy, en édictant ses propres lois, entiè- rement françaises, élargissant la mise sous administration provisoire et la vente à la zone sud, restée jusque-là en dehors du processus2. Les principa- les caractéristiques de la spoliation en France sont le caractère progressif de la construction d’un appareil répressif «légal», l’aspect hautement bureau- cratique de celui-ci et sa forte centralisation, dans la tradition administrative française. Les acteurs de la spoliation furent particulièrement nombreux, presque toutes les grandes institutions économiques françaises, les grandes banques, eurent à mettre en œuvre, d’une façon ou d’une autre, un segment des multiples procédures, différentes selon la nationalité du propriétaire juif et la nature du bien (entreprises, petites ou grandes, titres, immeubles, meu- bles, œuvres d’art, etc.). La plupart des acteurs de l’aryanisation économi- que furent des Français, qui agirent sous le contrôle plus ou moins étroit des autorités allemandes. Parmi eux, une administration et un nouveau groupe social émergèrent, qui méritent d’être mentionnés particulièrement: il s’agit du Commissariat général aux questions juives (CGQJ) et des administra- teurs provisoires.

sion des juifs de toutes les fonctions économiques qu’ils occupaient, que ce fût en détenant des postes de responsabilité dans des entreprises ou en en contrôlant tout ou partie du capital. Le terme plus général d’«aryanisation» signifia l’expulsion des Juifs de toutes leurs fonctions sociales, politiques ou culturelles et leur isolement complet de la nation dans laquelle ils vi- vaient. 2. Les études historiques sur la spoliation des biens juifs en France sont nombreuses. Les plus importantes sont: C. ANDRIEU, «L'aryanisation et les Finances extérieures», in Le droit antisémite de Vichy, Le Genre humain, , 1996, p. 267-301; J.-M. DREYFUS, «L'aryani- sation économique des banques. La confiscation des banques juives en France sous l'Occupa- tion et leur restitution à la Libération, 1940-1952», thèse de doctorat d'histoire, sous la direc- tion de A. Prost, Université de Paris I, 2000; J. LALOUM, Les Juifs dans la banlieue pari- sienne des années 20 aux années 50, Paris, 1998; P. VERHEYDE, Les mauvais comptes de Vi- chy. L'aryanisation des entreprises juives, Paris, 1999. Voir aussi les différents rapports pu- bliés par la Mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France et publiés à la Documenta- tion française en 2000 et en particulier: A. PROST, R. SKOUTELSKY, S. ÉTIENNE, Aryanisation économique et restitution, Mission d'étude sur la spoliation des juifs de France, Paris, 2000. L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION 221

Le Commissariat était une nouvelle administration française, créée par un décret du 29 mars 19413, sous la pression des autorités allemandes4. La tâche confiée à son dirigeant, dont le premier fut Xavier Vallat, était de mettre en place une politique antisémite proprement française. Rapidement, son rôle fut étendu à la gestion de l’aryanisation économique, puisque lui fut rattaché le SCAP, le Service de contrôle des administrateurs provisoires, qui avait été créé au mois de décembre précédent. Il est possible d’estimer que les deux tiers de l’activité du Commissariat ont été consacrés à l’aryanisation économique, produisant une abondante documentation archi- vistique. Chaque entreprise considérée comme juive par les lois antisémites vit l’ouverture d’un dossier à son nom, dans lequel quelques-uns des 1200 fonctionnaires du CGQJ collectaient tous les documents la concernant, cor- respondance, nomination, demande d’information du service Wi I de l’État- major militaire allemand, ainsi que les rapports des administrateurs provi- soires. Ceux-ci constituèrent une sorte de nouveau groupe, une nouvelle profession, remplissant en tout cas une fonction politique et économique inédite jusque-là. Il y eut en tout près de 8 000 administrateurs provisoires nommés en France selon des règles précises. Leurs pouvoirs furent plu- sieurs fois redéfinis et élargis. À la fin de l’année 1941, le Commissariat général aux questions juives publia un «mémento-guide», qui indiquait précisément les pouvoirs et les fonctions des administrateurs. Ceux-ci de- vaient gérer l’entreprise en lieu et place du ou des propriétaires respectifs, et mener à bien l’aryanisation économique, soit par la vente à des personnes certifiées non juives, soit par la liquidation pure et simple de la firme. L’application des mesures d’aryanisation économique fut très minu- tieuse, presque obsessionnelle de la part du Service de contrôle des admi- nistrateurs provisoires, puis du Commissariat général aux questions juives. Toute entreprise soupçonnée, même à tort, d’être juive, subit la nomination d’au moins un administrateur provisoire, même si celui-ci devait parfois se contenter de vérifier «la réalité de l'aryanité». Dans les 62 000 dossiers ouverts par le CGQJ (qui concernent cependant un nombre plus réduit d’en- treprises), quatre concernent des maisons de prostitution5. Les trois person-

3. Journal Officiel, 31-3-1941. 4. Sur la création du Commissariat général aux questions juives, voir: M.M. MARRUS, R.R. PAXTON, Vichy et les Juifs, Paris, 1981, p. 120. Sur son fonctionnement, voir: J. BILLIG, Le Commissariat général aux questions juives, 3 vol., Paris, 1955-1960. 5. L’inventaire complet des dossiers d’aryanisation produits par le Commissariat général aux questions juives a été dressé sous la direction de Mme Caroline Piketty, archiviste-paléo- graphe à la section du XXe siècle des Archives Nnationales à Paris. Lors de la rédaction de cet inventaire, Mme Piketty a recherché, à ma demande, les maisons de prostitution. Je tiens à la remercier vivement de son effort et de son aide. Cette recherche ne signifie pas qu’un dos- 222 L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION nes juives qui ont été accusées de proxénétisme représentaient une infime proportion de l'ensemble de la profession, qui comptait plusieurs centaines d'individus en France et au moins 1300 si l'on ajoute les colonies6. Il est intéressant d’étudier ces cas, certes marginaux, pour ce qu’ils montrent ou ne montrent pas du proxénétisme juif, un proxénétisme qui avait fait couler beaucoup d’encre depuis la fin du XIXe siècle, dans la dénonciation d’un phénomène historique bien réel, qui fut nommé «la traite des blanches». Le proxénétisme juif avait été l’objet de dénonciations virulentes de la part de la presse antisémite, qui en avait fait l’un de ses chevaux de bataille. «La Libre Parole», d’Édouard Drumont revenait fréquemment sur le sujet7, accusant les Juifs d’être les maîtres du trafic de femmes. Le système de la «traite des blanches» a été largement décrit, qui envoyait des femmes euro- péennes, originaires surtout d’Europe centrale et orientale, dans les bordels d’Afrique du Sud, du Moyen-Orient et surtout d’Argentine et du Brésil. Un grand nombre de ces femmes, mais pas la majorité, étaient juives. Beau- coup des organisateurs de ce commerce moderne l’étaient également, mais des non-Juifs organisèrent aussi leur propre réseau8. Le degré de coercition exercé sur ces femmes était d’ailleurs divers et les auteurs ne s’accordent pas toujours sur celui-ci. Beaucoup de femmes voyageaient seules et étaient seulement des prostituées à la recherche d’une «situation» plus enviable, tandis que d’autres étaient réellement de pauvres jeunes filles séduites et trompées, qui apprenaient sur le bateau le sort terrible qui les attendait de l’autre côté de l’Océan. De vastes campagnes internationales furent lancées, qui visaient à combattre cette «traite des blanches». Les organisations jui- ves, en particulier européennes, furent actives à lutter contre le phénomène, tant parce que les victimes de commerce étaient souvent des Juives, que parce que ces activités nourrissaient la propagande antisémite9. En 1910 eut lieu à Londres une grande conférence internationale juive qui rassemblait les responsables de la lutte contre ce commerce10. Depuis sa création en 1904, le Jüdischer Frauenbund (la ligue des femmes juives) association fé- ministe allemande, s’était associé à ces campagnes11. sier similaire n’a pas été oublié dans les archives. Cela ne signifie pas non plus que nous avons pu trouver toutes les maisons de prostitution dirigées par ou appartenant à des Juifs. 6. A. CORBIN, Les filles de noce. Misère sexuelle et prostitution aux XIXe et XXe siècles, Paris, 1978, p. 494. 7. J. SOLE, L’âge d’or de la prostitution. De 1870 à nos jours, Paris, 1993, p. 94. 8. Pour la description complète de ce système, voir SOLE, L’âge d’or de la prostitution, op. cit., p. 91-135; E. BRISTOW, Prostitution and Prejudice. The Jewish Fight against White Slavery 1870-1939, Oxford, 1982; CORBIN, Les filles de noce…, op. cit., p. 405-436. 9. BRISTOW, Prostitution and Prejudice…, op. cit., p. 215-280. 10. Ibid., p. 268-270. 11. M.A. KAPLAN, The Jewish Feminist Movement in Germany. The Campaigns of the Jüdischer Frauenbund, 1904-1938, Westport Connecticut, 1979, p. 113-137. L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION 223

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’apogée de la traite était passé depuis longtemps. La Révolution russe avait fermé les frontières et les lois d’immigration des États-Unis étaient devenues restrictives. Le mou- vement d’«exportation» des femmes était devenu plus limité12, qui partait de Pologne et de Roumanie surtout, vers l’Argentine. L’entre-deux-guerres vit cependant l’émergence — et le déclin — de l’une des organisations jui- ves de proxénétisme international la plus puissante et la mieux organisée, la Zvi Migdal13. Cette organisation mafieuse fournissait les bordels de Buenos Aires et d’autres villes d’Argentine. L’organisation fut dissoute par les autorités locales en 1930, ce qui ne veut pas dire que la traite n’a pas conti- nué sous des formes moins visibles. La France ne fut jamais un pays important pour le commerce des femmes juives. Non pas qu’il n’y ait pas eu de prostitution juive; mais celle-ci resta limitée. La France fut surtout un pays pourvoyeur de femmes non juives, vers le Moyen-Orient et l’Amérique du Sud, et celles-ci comptaient parmi les prostituées les plus chères et les plus recherchées. Il n’y eut pas non plus de proxénétisme juif international organisé en France, même si au moins un Juif français prospéra à Shanghai dans le trafic14. Ce pays restait un lieu de passage pour les femmes qui voyageaient vers leur nouveau lieu de rési- dence et de travail15. Il y eut des Juifs français pour relayer les efforts des abolitionnistes qui cherchaient à prévenir ce commerce en plaçant des co- mités de vigilance dans les gares et les ports les plus fréquentés16. La «traite des blanches» continuait cependant à nourrir des fantasmes et des dénonciations et les nazis l'utilisèrent pour attaquer la France, pays où les mœurs se seraient particulièrement relâchées et qui aurait constitué à la veille de la guerre le centre européen du trafic17. La France avait mis en place, dès le début du XIXe siècle, un système particulier d’encadrement de la prostitution, appelé «tolérance». Resté en place durant tout le siècle, il avait cependant largement évolué avant

12. Ibid., p. 288-297. 13. Ibid., p. 309-319; N. GLICKMAN, The Jewish White Slave Trade and the Untold Story of Raquel Liberman, Latin American Studies, volume 14, New York-Londres, 2000. 14. BRISTOW, The Jewish Fight…, op. cit., p. 200. Il s’agissait de Georges Haymann, dit «Georges Hayum», dit «Georges le Cuirassier», dans les années 1880. 15. SOLE, L’âge d’or de la prostitution…, op. cit., p. 92. 16. BRISTOW, The Jewish Fight…, op. cit., p. 266. 17. Voir par exemple: F. SEEKEL, Frankreich, Zentrale des internationalen Mädchen- handels, Berlin, 1940. Il s'agit d'une brochure de propagande nazie publiée avec la collabora- tion de divers instituts officiels d'étude. Il faut noter que c'est la France entière qui est dénon- cée comme responsable du trafic des femmes et qu'il n'y est pas fait référence aux Juifs. La propagande anti française, pour sa clarté, ne devait pas là être mélangée à la propagande anti- sémite. 224 L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION

191418. L’enfermement des prostituées était devenu moins strict et les mai- sons de rendez-vous s’étaient multipliées. Dans celles-ci, les prostituées n’habitaient pas à demeure, mais pouvaient racoler dans la rue et «monter» avec le client. Il semble cependant que cette évolution, qui, à la veille de la guerre, différenciait de moins en moins maisons de tolérance et maisons de rendez-vous, ait surtout concerné Paris19. Le système s’était ainsi «ouvert». De toute façon, il n’avait jamais concerné qu’une partie des prostituées, dont beaucoup étaient des femmes isolées, qu’elles aient été inscrites, «en carte» ou clandestines20. Enfin, sans que l’on puisse encore parler de survi- vance pour les années d’immédiat avant-guerre, le nombre des tolérances était en chute depuis le milieu des années 185021. Non pas que le nombre de prostituées ait diminué en France, mais les formes tolérées de prostitution s’étaient diversifiées. L’existence des grandes maisons parisiennes, pour clientèle fortunée, comme , une dizaine tout au plus, masquait la diminution générale de ce type d’établissements dans l’ensemble du pays, même si le nombre moyen de prostituées par maison avait augmenté. Le mouvement abolitionniste avait connu quelques avancées dans ses re- vendications pendant l'entre-deux-guerres et les maisons avaient déjà été fermées dans de nombreuses villes, par exemple à Strasbourg dès 1926, ou à Grenoble en 193022. Ajoutons que, si les tolérances avaient obtenu un pre- mier statut légal en 1905, lorsqu'elles furent inscrites comme hôtels meu- blés, ce fut le gouvernement de Vichy qui leur donna, après 150 ans d’exis- tence, un statut juridique propre23. Comme dans beaucoup d’autres domai- nes, Vichy légiféra à de nombreuses reprises au sujet des maisons closes, pour alourdir les peines frappant les souteneurs, augmenter l’intensité du contrôle des maladies vénériennes et rendre leur traitement obligatoire (loi du 31 décembre 1942). Une circulaire et un arrêté-type du 24 décembre 1940 permit aux tenanciers de créer des sociétés, anonymes ou en comman- dites, mais avec l’obligation que les actions émises soient nominatives. La loi du 31 décembre 1941 assimila fiscalement les maisons closes aux éta-

18. Le livre de référence sur cette question est celui de A. CORBIN, Les filles de noce …, op. cit. Voir aussi: ADLER, La vie quotidienne dans les maisons closes, 1830-1930, Paris, 1990. Pour une description du système, voir aussi J.-M. BERLIÈRE, La police des mœurs sous la IIIe République, Paris, 1992, p. 17-35. 19. J. TERMEAU, Maisons closes de province. L’amour vénal au temps du réglementa- risme à partir d’une étude du Maine-Anjou, préface de A. Corbin et M. Perrot, s. l., 1986, p. 57. 20. Ibid., p. 49 à 64. 21. CORBIN, Les filles de noce…, op. cit., p. 171-178, p. 490-491; TERMEAU, Maisons clo- ses de province…, op. cit., p. 81-83. 22. CORBIN, Les filles de noce…, op. cit., p. 497. 23. CORBIN, Les filles de noce…, op. cit., p. 499 à 502. L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION 225 blissements de spectacle de troisième catégorie. Ces mesures suivaient une politique cohérente, qui refusait l’abolition pure et simple, mais tendaient à renforcer le rôle des maisons de tolérance face à la prostitution «libre». Il nous a été impossible de documenter la présence des femmes juives dans la prostitution en France à la veille de la guerre ou même pendant l’Occupa- tion. Les dossiers d’aryanisation établissent l’existence de proxénètes juifs, non des femmes juives travaillant dans des maisons ou isolément. Les auteurs montrent la présence d’au moins une juive dans les grandes toléran- ces, où les maîtresses se devaient d’offrir à leur clientèle exigeante diffé- rents types de femmes. La «belle juive» était-elle une réalité répandue? Il est difficile de répondre, puisqu’il ne suffit pas de se baser sur le roman de Maupassant, La maison Tellier, où l'auteur affirme qu'il fallait dans chaque maison une juive pour que le choix fût complet24. Le quartier du Marais, celui de l’immigration juive d’Europe centrale et orientale, possédait ses maisons jusqu’à l’avant-guerre. Il y avait, rue des Rosiers, trois bordels, aux numéros 38, 40 et 4425. Non loin de là, rue de Fourcy, se trouvait l’une des grandes maisons d’abatage de Paris, où des dizaines de femmes recevaient des clients pour des passes rapides et bon marché26. Il est probable qu’une partie de la clientèle de ces établissements était juive, les populations immigrées connaissant des situations matrimo- niales plus instables et un déséquilibre entre les sexes. Les descriptions de prostituées juives du quartier, parlant yiddish, qui existent pour le début du XXe siècle, n'ont pas leur équivalent pour les années 193027. Durant l'Occupation, il n'y eut pas d'instructions générales valables sur tout le territoire français interdisant aux femmes juives de se prostituer. Cette profession ne subit pas une aryanisation systématique. Certes, il n'y eut jamais en France de loi semblable à celle, allemande, sur la Rassen- schande, qui interdisait les rapports sexuels entre juifs et aryens mais le texte allemand fut appliqué en France aux soldats d'occupation. Il y eut ce- pendant un cas au moins où la tenancière d'une maison close fut enjointe de se séparer de l'une de ses filles, qui était juive. Cela se passa à Chartres et l'interdiction fut prononcée par le commissaire spécial de police de la

24. G. de MAUPASSANT, La maison Tellier, Paris, 1995, p. 34. La phrase, souvent citée, est la suivante: «Raphaële, une Marseillaise, roulure des ports de mer, jouait le rôle indispen- sable de la belle juive, maigre, avec des pommettes saillantes plâtrées de rouge». 25. A. BOUDARD, La fermeture. 13 avril 1946, la fin des maisons closes, Paris, 1986, p. 311. 26. Ibid., p. 311. 27. Voir les exemples cités dans G. VALENSIN, Les juifs et le sexe. La vie sexuelle juive, préface du professeur Georges Abraham, Paris, 1983, p. 64. 226 L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION ville28. On peut se demander si les prostituées juives n'ont pas cherché dans les maisons de tolérance un havre de paix29. L’Occupation fut une période d’activité prostitutionnelle assez intense, comme toutes les périodes de guerre qui bouleversent la société et séparent les hommes et les femmes de leur environnement habituel. Les millions de prisonniers français laissèrent des femmes plus libres d’exercer une activité rendue nécessaire par les dif- ficultés économiques de l’heure. D’autre part, la présence des forces d’oc- cupation allemande créait une demande et donc un marché. L'activité de celui-ci peut être mesurée par un indice limité, celui des cas de en- registrés sur la période. L’exemple de Bordeaux est particulièrement éclai- rant et montre l'explosion du nombre de cas répertoriés entre 1940 et 194530. Les autorités allemandes d’occupation s’inquiétèrent rapidement de ré- glementer la prostitution en faveur de leurs hommes. En période de guerre, les maisons étaient considérées comme ayant une activité stratégique. Les Allemands réquisitionnèrent largement les établissements de prostitution, pour les réserver à leurs troupes et y instaurer un contrôle sanitaire très sé- vère31. Sur l'inflexion des médecins militaires, la politique, décidée dès l'été 1940 et mise rapidement en œuvre, fut d'éviter toute relation sexuelle entre un soldat allemand et une femme française qui ne puisse être contrô- lée. Il s'agit donc de mettre en place un dense réseau de bordels militaires, offrant des femmes suffisamment attirantes pour que les occupants n'aient pas la tentation d'établir des rapports «libres». Dès juillet 1940, une ordon- nance du médecin-chef Ott réglementant strictement la fréquentation des prostituées par ses hommes, interdit tout contact sexuel, entre autres, avec des femmes juives32. Une maison de prostitution considérée comme juive fut réquisitionnée à Lorient, dans le Morbihan. L’établissement était com-

28. P. BOURDREL, Histoire des Juifs de France, Paris, 1974, p. 272. 29. C'est ce que raconta en tout cas l'écrivain Alphonse Boudard, qui se fit le mémoria- liste des maisons de tolérance, voir A. BOUDARD, Madame de … Saint-Sulpice, Paris, 1983, p. 187. 30. J.-C. de BERTIER, La prostitution à Bordeaux de 1939 à 1944: son contrôle sanitaire, thèse de médecine, Bordeaux, 1945. 31. CORBIN, Les filles de noce…, op. cit., p. 503 et 504. Voir aussi l'article pionnier de I. MEINEN, «“…dass der Geschlechtsverkehr mit nicht kontrollierten weiblichen Personen unterbunden wird”. Zur Reglementierung der Prostitution durch die in Frank- reich 1940-1944», in S. MARTENS, M. VAÏSSE, (dir.), Frankreich und Deutschland im Krieg (November 1942-Herbst 1944): Okkupation, Kollaboration, Résistance: Akten des deutsch- französischen Kolloquiums «La France et l'Allemagne en Guerre», organisé par l'Institut Historique allemand de Paris et le Centre d'études d'histoire de la défense, 22 et 23 mars 1999, Bonn, 2000, p. 235-250. 32. Ibid., p. 237-238. L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION 227 posé en réalité de deux maisons, nommées l’une Benichou-Vie et l’autre Benichou-Bourriquen, du nom du propriétaire et des tenancières33. Elles étaient situées dans la même rue, aux nos 14 et 17, rue Sully à Lorient. Lo- rient était, dans l'entre-deux-guerres, une petite ville industrielle, avec des conserveries et surtout l'arsenal, mais aussi une ville de garnison et un port de pêche et de commerce. Autant de caractéristiques qui expliquent une prostitution répandue. Pendant l'occupation allemande, Dönitz s'installa dans la ville et une immense base sous-marine fut construite. Les travaux employèrent 15 000 hommes, pas tous soumis au travail forcé34. La ville avait son quartier réservé, comme la plupart des ports français. Il s'agissait de confiner la prostitution non seulement à des maisons particu- lières, mais aussi de regrouper les bordels dans une ou quelques rues bien déterminées. Normalement, une tolérance n'avait pas le droit d'être ouverte en dehors de ce quartier, même si des exceptions ont pu exister, en fonction du bon vouloir ou de la politique de la municipalité, qui avait droit d'admi- nistration sur cette question. La rue Sully, où se trouvaient les deux maisons de prostitution qui nous intéressent ici, se trouvait au cœur du quartier ré- servé de Lorient35. Celui-ci était, à la veille de la guerre, moins attrayant que quelques années auparavant. À partir du 1er janvier 1936, les enseignes lumineuses et même les traditionnelles lanternes y avaient été interdites36. Avant la guerre, le propriétaire des deux immeubles était Edmond-Éliézer Benichou, considéré comme juif dans la correspondance administrative de l’époque de l’Occupation, né à Oran, en Algérie, le 11 décembre 188637. Éliézer Benichou était donc de nationalité française, ayant bénéficié à sa naissance du décret Crémieux. Par acte devant Me Brisset, notaire à Lorient, il avait acquis, le 18 novembre 1930, l’immeuble du 17, rue Sully, moyen- nant une rente viagère annuelle de 12 000 francs. Les époux Lebon, anciens propriétaires, exploitaient déjà là une maison «à usage de tolérance»38.

33. Archives nationales, Paris, AJ38 4786, dossier 3529 «Benichou-Bourriquen» et dos- sier 3402 «Benichou-Vie». 34. Y. LUKAS, Lorient, Histoire d'une ville, préface de F. Chappé, Quimper, 1997, p. 72- 76. Ces travaux valurent à Lorient d'être bombardé, dès le mois de janvier 1941 et à de nom- breuses reprises par la suite. En août 1944, les Allemands se replièrent dans la ville. La poche de Lorient ne capitula que le 8 mai 1945. La ville libérée était presque entièrement détruite. 35. J. FALMOR, On l'appelait Lorient la Jolie. Chronique d'une ville ouvrière de Bretagne sous la IIIe République, Kerangwenn, Spézet, 1997, p. 115. Les autres lieux de prostitution de la ville étaient, outre la rue Saint-Pierre qui se trouvait elle aussi dans le quartier réservé, la ruelle des Quais et le cours Chazelle. Jeff Falmor précise que les bordels servaient aussi, avant la guerre de 1914, de fumeries d'opium. 36. Ibid., p. 115. 37. AJ38 4786, dossier 3529, lettre du préfet du Morbihan par intérim au directeur du SCAP, Service de contrôle des administrateurs provisoires (SCAP), 18-1-1941. 38. Ibid. 228 L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION

Monsieur Benichou n’exploita pas lui-même la maison, cela lui était d’ailleurs interdit puisqu’un homme ne pouvait se voir attribuer une tolé- rance. Il se contenta de confier la gérance de l’activité à une dame Verna Thérèse, à laquelle avait succédé le 1er avril 1932 une dame Stegle Margue- rite, remplacée le 1er janvier 1939 par une demoiselle Bourriquen Margue- rite, titulaire de la tolérance. Cette dernière versait à Benichou une rede- vance de 1 000 francs par mois et devait supporter la totalité des frais d’en- tretien de l’immeuble et de l’exploitation du fonds, c’est-à-dire les impôts, fonciers ou non, et les dépenses d’eau, de gaz et d’électricité. Une licence de café était attachée au fonds, et avait été cédée à Marguerite Bourriquen en 1939. Le dossier d'aryanisation contient une brève description de l'aménage- ment de l'immeuble. Il comportait, au rez-de-chaussée, une grande pièce en salle de café et une cuisine; au premier étage cinq pièces, dont quatre chambres à coucher et une salle à manger; au deuxième étage, cinq cham- bres à coucher ainsi qu'un grenier et une cave. Il s'agit là de l'aménage- ment typique d'une maison de tolérance, avec une grande salle au rez-de- chaussée servant de salon d'attente et de café et où les clients pouvaient choisir, sur les conseils de la maîtresse, la fille avec laquelle il allait monter. Le café du rez-de-chaussée est un aménagement typique des bordels de ville portuaire39. La salle à manger du premier étage montre que les filles vivaient dans l'immeuble, où les repas étaient pris en commun40. D'autre part, les progrès de l'hygiène et du confort dans l'entre-deux-guerres s'étaient aussi fait sentir dans l'aménagement des tolérances. On voit dans la maison du 17, rue de Sully que les filles disposaient chacune de leur chambre, même si le nombre de salles de bain n'est pas précisé dans le dos- sier. L'immeuble et le mobilier sont cependant qualifiés de vétustes41. L'ac- tivité de la maison avait augmenté depuis le début de l'Occupation. S'il y avait quatre femmes seulement en activité à l'été 1940, elles étaient 10 en janvier 1941. Nul doute que la présence de la marine allemande à Lorient et des ouvriers sur les nouveaux chantiers était responsable de ce regain d'ac- tivité. Le chiffre d'affaires déclaré aux impôts pour la période courant de juillet 1940 à juillet 1941 était de 155 000 francs, «nettement supérieur à celui qui fut réalisé dans la période de juillet 1939 à juillet 1940»42. Ce re-

39. ADLER, La vie quotidienne…, op. cit., p. 111. 40. Ibid., p. 107 et 116. 41. AJ38 4786, dossier 3529, lettre du préfet du Morbihan par intérim au directeur du SCAP, 18-1-1941. 42. Ibid. Si les textes législatifs de Vichy encadrèrent plus précisément le régime d'impo- sition des maisons de tolérance, cela ne signifie pas que celles-ci n'aient pas été imposables auparavant. Dans le cas de la maison Benichou-Bourriquen, l'existence d'une licence de café obligeait de toute façon à des déclarations sur le modèle des autres débits de boisson. L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION 229 venu déclaré, si tant est que tous les gains l'aient été, n'est pas très élevé. Avec 10 prostituées en activité, il correspond à un chiffre moyen de 15 500 francs annuels par femme et donc à 43 francs par femme et par jour, si on considère une activité de 360 jours par an. Le prix de la passe n'est pas connu, mais elle ne devait pas s'élever à plus de quelques francs. Les fem- mes de la maison du 17 rue de Sully devaient recevoir un grand nombre de clients chaque jour ou chaque nuit. Dès le 3 octobre 1940, Edmond-Éliézer Benichou, qui se faisait appeler Edmond, vendit l'immeuble du 17, rue de Sully à Marguerite Bourriquen, anticipant ainsi les ordonnances spoliatrices. Le premier statut des Juifs, qui ne prévoyait pas de mesures de confiscation, était signé ce même jour et aucun texte ni allemand ni français n'existait encore qui menaçait la pro- priété des personnes considérées comme juives. La première ordonnance mettant en marche le processus de spoliation fut l'ordonnance allemande du 18 octobre 194043. Le prix de la vente de l'immeuble fut fixé à 80 000 francs, convertis en rente annuelle et viagère de 12 000 francs déléguée à Madame Veuve Lebon, créancier inscrit. On a vu que l'immeuble avait été acheté aux époux Lebon en 1930. Il n'avait apparemment pas été entière- ment payé dix ans plus tard. Monsieur Lebon était entre-temps décédé. Edmond Benichou habitait un deuxième immeuble rue de Sully, au no 14, qui était aussi une tolérance. Il vivait là avec sa concubine, Olga Vie, veuve Noël. La règle qui voulait que le mari ou le concubin de la tenancière ne puisse habiter la maison était ainsi battue en brèche, ce qui était d'ailleurs assez fréquent. Le bail de cet immeuble avait été acheté aux époux Lecomte en octobre 1936. On ne connaît pas, d'après les dossiers, le nom du proprié- taire. Par acte devant Me Brisset, notaire, Edmond Benichou céda à sa com- pagne tous ses droits sur ce bail. Cette maison fut réquisitionnée par l'ar- mée allemande dès le mois de décembre 1940, qui se chargea de l'aryaniser rapidement. Les concubins Vie et Benichou furent expulsés de l'immeuble le 10 décembre et Edmond Benichou fut assigné à résidence à Chatellerault. Il semble qu'au moins Olga Vie ait été emprisonnée quelque temps à ce moment-là. Le 28 janvier 1941, Olga Vie et Georgette Lecomte, ancienne proprié- taire du bail, qui exploitait une maison de tolérance au numéro 10 de la rue, furent convoquées à la Kreiskommandantur de Lorient par le capitaine Falkenstein44. M. Benichou avait été aussi convoqué, mais il ne se trouvait

43. «Bulletin officiel de l'État-major militaire allemand» (Verordnungsblatt des Militär- befehlshaber in Frankreich), 20-10-1940. Il est possible que l'acte de vente ait été antidaté, comme cela fut parfois le cas, afin d'échapper aux textes antisémites qui permettaient un con- trôle rétroactif sur les ventes et même leur annulation. Sur ce point, voir plus bas. 44. AJ38 4786, dossier 3402, actes de la réunion du 28-1-1941. 230 L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION déjà plus à Lorient. Le capitaine imposa à Olga Vie la vente de toutes les installations de la maison du 14, rue Sully et organisa minutieusement la cession. Un huissier fixa le prix de vente du mobilier et des installations à 37 946 francs. La chambre à coucher fut retirée du lot, étant considérée comme une installation privée de Mme Vie, de même qu'une machine à cou- dre. La vente devait se faire au profit de Mme Lecomte, qui avait ainsi ac- cepté de reprendre ses anciennes activités dans la maison en rachetant le bail. Après des tractations (Olga Vie avait tout d'abord demandé 380 000 francs), le prix fixé pour la vente de celui-ci atteignit 150 000 francs, dont 112 054 francs représentaient la plus-value consécutive aux améliorations apportées au cours du bail précédent45. Georgette Lecomte exploita, à partir de janvier 1941, la maison du 14, rue Sully, à la demande des Allemands. Le capitaine Falkenstein fixa même les modalités de paiement: celui-ci de- vait être fait sur un compte ouvert au Crédit lyonnais, le reçu remis à la Kreiskommandantur qui le bloquerait et le remettrait à Olga Vie après véri- fication de la réalité de la cession du bail. Légalement, il fallait la signature d'Edmond Benichou pour réaliser la vente. Comme celui-ci était introuva- ble en ce mois de janvier 1941, la Kreiskommandantur décida de se substi- tuer à lui d'office. Le capitaine, lors de la convocation, intimida Olga Vie pour l'obliger à signer l'acte de cession, lui affirmant en même temps que l'acte rentrerait de toute façon immédiatement en vigueur, même sans sa signature. L'aryanisation fut ainsi réalisée par une autorité allemande lo- cale, sans que fussent suivies les procédures antijuives qui étaient en train d'être mises en place progressivement. Mais la maison était réservée aux soldats allemands et il était impensable pour la Kommandantur qu'elle soit habitée et gérée par un couple dont l'homme était juif. Il fallait maintenir l'activité, et pour ce faire, trouver rapidement une personne compétente, en l'occurrence Mme Lecomte, et aryaniser dans les plus brefs délais. Il existe également une brève description de la maison du 14, rue Sully46. Elle était aménagée de façon similaire à celle du numéro 17. Il y avait une grande pièce et une cuisine au rez-de-chaussée, six pièces au premier étage et six pièces au second. L'aryanisation des deux maisons de tolérance sem- ble s'être terminée au début du mois de janvier 1941, alors que les procédu- res ne faisaient que commencer dans le reste de la zone occupée. Les deux maisons furent rattrapées par les ordonnances allemandes et les lois françai- ses en novembre 1941. Un administrateur provisoire fut nommé aux deux

45. Ibid., premier rapport de l'administrateur provisoire Petitfour. 46. AJ38 4786, dossier 3402, acte de vente du bail de l'immeuble du 14, rue de Sully par M. et Mme André Lecomte à M. Edmond Benichou et Mme Armand Vie, née à Provins, 2-10- 1936. L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION 231 biens considérés comme juifs à la date du 23 mai 1940, comme le voulaient les textes, c'est-à-dire à l'immeuble du 17 et au bail du 14 de la rue de Sully. Le dossier n'indique pas comment les autorités françaises furent amenées à s'intéresser à ces deux dossiers. Il y eut, à la fin de l'année 1941, une petite correspondance entre la préfecture du Morbihan, service des Af- faires juives, et le directeur général du SCAP à Paris. En fait, les deux mai- sons semblent avoir été surveillées par la préfecture et le SCAP dès le début de 1941; or c'est seulement la loi du 22 juillet 1941 qui étendit aux baux et aux immeubles ne constituant pas le domicile principal des personnes con- sidérées comme juives, les procédures de mise sous administration provi- soire. La préfecture conclut, en novembre 1941, que l'aryanisation de l'im- meuble du numéro 17, celui qui avait été vendu, «n'était pas sincère»47. Il s'agissait donc de nommer un administrateur provisoire, ce qui fut fait seu- lement en 1942. Il s'agissait de Monsieur Petitfour, ingénieur mécanicien de 1re classe de la marine ER, à Lorient. Il était domicilié en ville et fut plus tard évacué vers Paris, où il s'installa rue du docteur Roux, dans le XVe ar- rondissement. Petitfour se mit tout de suite au travail, c'est-à-dire qu'il ré- digea des rapports sur chacun des immeubles et le traitement qui leur avait été destiné depuis le mois de mai 1940, comme le réclamait sa nouvelle fonction. À aucun moment, dans la correspondance administrative qu'il échangea avec la préfecture et le Commissariat général aux questions jui- ves, l'administrateur provisoire ne fit remarquer le caractère particulier des deux établissements dont il avait la charge de vérifier l'aryanisation. Il traita les dossiers de façon très neutre, appliquant strictement l'esprit et la lettre des textes en vigueur. La vente de l'immeuble du 17, rue Sully, ne posait à ses yeux pas de problème. La demoiselle Bourriquen était de reli- gion catholique et n'avait aucun parenté avec le sieur Benichou. De plus, «elle semble se trouver entièrement indépendante eu égard à une influence juive quelconque»48. Et Petitfour d'ajouter: «Dans les diverses tractations engagées entre M. Benichou et Mademoiselle Bourriquen au sujet de la maison du 17, rue Sully, il apparaît que Benichou n'a pas tiré profit de la vente». En effet, comme l'immeuble n'avait pas été entièrement payé, le prix de la vente revenait, sous forme d'une vente viagère, à l'ancienne pro- priétaire, Mme Lebon. Ni Marguerite Bourriquen, ni Edmond Benichou ne devait toucher un franc de cette vente. L'aryanisation pouvait donc être considérée comme valable.

47. AJ38 4786, dossier 3402, lettre du directeur général du SCAP au préfet du Morbihan, Vannes, 10-11-1941. 48. AJ38 4786, dossier 3529, rapport de l'administrateur provisoire, juillet 1942. 232 L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION

Le Commissariat général aux questions juives accepta les conclusions de l'administrateur provisoire et le dossier fut homologué. Le seul problème demeurait celui de la rémunération de l'administrateur, qui devait être pré- levée sur le produit de la vente. Converti en rente viagère, celui-ci ne pou- vait être réduit d'une somme quelconque. Il fallut alors à Petitfour déposer un dossier de demande de prélèvement de rémunération sur le fonds de se- cours prévu à cet effet par la loi du 22 juillet 1941. L'administrateur provi- soire reçut une somme forfaitaire de 3 159 francs. Il fallait ensuite qu'il obtienne la relève de ses fonctions. Elle tarda à venir. Le 24 juillet 1944 encore, Petitfour rendait visite à Gérard, l'un des directeurs du Commissa- riat. Le dossier n'était pas clos à la Libération de Paris. Le contrôle de la vente du bail de l'immeuble du 14, rue Sully, posa beaucoup plus de problèmes. Dans son premier rapport sur ce deuxième dossier, Petitfour, nommé le 23 juin 1942 à cette affaire, conclut qu'«au regard des lois françaises», cette cession ne semblait «présenter aucune ga- rantie pour l'acquéreur aryen». La formulation est un peu curieuse, puisque l'esprit de la loi ne s'inquiétait pas de garanties pour l'acquéreur, mais de la possibilité d'une éventuelle annulation de la transaction au profit de la per- sonne juive dont les biens étaient aryanisés. La lettre de la loi était bafouée en ce sens que l'acquéreur du bail en premier lieu, Olga Vie, n'était pas «indépendante de toute influence juive», en l'occurrence, parce qu'elle était la concubine d'Éliézer Benichou. Petitfour ne considéra pas la vente imposée par les Allemands comme valable. Au regard des lois françaises, elle ne l'était d'ailleurs pas, puisque l'acte n'avait été signé ni par Benichou, ni un administrateur provisoire qui aurait été nommé avec pou- voirs d'acter à sa place. Petitfour entreprit de faire annuler la vente d'octo- bre 1940, comme l'y autorisait la loi du 22 juillet 1941. Les tentatives sem- blables furent rares durant l'Occupation, le droit français général protégeant largement la propriété. En fait, l'annulation de la vente et la régularisation de la cession du bail à Mme Lecomte se trouvait dans sa lettre de mission. Le Commissariat général aux questions juives lui demandait de régulariser une décision prise par l'autorité allemande et qui bafouait le droit français, même le droit antisémite. Or, l'aryanisation économique devait se faire, aux yeux des administrations françaises, de façon «légale». L'administrateur provisoire se fit représenter par un avoué, dans le but de faire annuler la vente devant le tribunal. Le 19 juillet 1942, le Tribunal civil de Lorient ren- dit son jugement et annula la cession du bail d'octobre 1940, mais aussi, curieusement, l'achat par le couple Benichou-Vie fait en 1936. Le jugement ne put être signifié qu'à Olga Vie, dont on connaissait l'adresse à Angers, mais non à Edmond Benichou. Le tribunal ne savait pas où celui-ci se trou- L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION 233 vait à l'été 1942. Le jugement fut alors publié dans Le Nouvelliste du Mor- bihan les 30 septembre et 3 octobre 1942. L'affaire aurait pu en rester là, mais le couple Benichou-Vie, sûr de son bon droit, contre-attaqua en utilisant les moyens légaux, alors que, dans un premier temps, ils avaient semblé accepter la vente forcée. La nomination de l'administrateur provisoire les incita à se défendre; il est vrai qu'ils avaient eu jusque-là à faire à des militaires allemands et que l'administra- tion française semblait vouloir reprendre les choses en main. Par l'intermé- diaire d'un avocat, Me Normand, ils déposèrent une demande d'opposition au jugement49. L'affaire devait donc revenir devant le tribunal, la Cour d'appel de Lorient, et les plaignants engagèrent un avocat inscrit au barreau de Paris, ce qui ne fut pas sans effrayer l'administrateur provisoire. Il de- manda au Commissariat général aux questions juives l'autorisation d'enga- ger lui aussi un avocat compétent, en la personne de Me Legrand, avocat à Lorient et jurisconsulte de la sous-préfecture et de la préfecture. Ce dernier devait assister l'avoué qui avait été actif jusque-là. L'opposition déposée par Éliézer Benichou et Olga Vie portait sur le fait que la vente entre eux deux avait été décidée dès le 15 mai 1940, même si elle n'avait été signée que le 23 octobre suivant. Les ordonnances allemandes et les lois françai- ses, qui ne permettaient l'annulation d'une vente réalisée par une personne juive que si elle avait eu lieu avant la date du 23 mai 1940, ne pouvaient donc être appliquées. En attendant le jugement en appel, le Commissariat général aux questions juives s'inquiéta du devenir de l'argent de la vente du bail. Celui-ci était toujours bloqué au Crédit Lyonnais. Le Commissariat ordonna au préfet du Morbihan de faire verser la somme à la Caisse des dépôts et consignations50, organisme qui devait recueillir, sur des comptes bloqués ouverts au nom du propriétaire juif, toutes les sommes produites par l'aryanisation. L'argument du Commissariat était simple: Mme Vie n'était pas seule propriétaire du droit au bail. Normalement, seule la part des droits vendus appartenant à M. Benichou devait produire une somme à consigner. Mais le Commissariat ne s'embarrassait pas de tant de nuance. Le recours au droit des deux tenanciers de la maison close peut a priori paraître étonnant mais Edmond Benichou et Olga Vie devaient être, comme beaucoup de proxénètes de cette époque, persuadés de la légitimité de leur activité, qui était reconnue socialement. Ce fut cette même idée de légiti- mité qui les conduisit à se tourner vers les tribunaux, pour faire valoir leurs droits, même en cette période où la persécution s'intensifiait. La procédure

49. AJ38 4786, dossier 3402, requête d'opposition déposée pour M. Edmond Benichou. 50. AJ38 4786, dossier 3402, lettre du CGQJ au préfet du Morbihan, 2-2-1943. 234 L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION judiciaire suivit son cours et le jugement fut prononcé le 29 février 1944. Les oppositions furent déclarées recevables et Petitfour débouté. L'acte de vente conclu entre Benichou et Olga Vie fut déclaré valable. Jusqu'en 1944, la maison de prostitution du 14, rue Sully, fut exploitée par les autori- tés allemandes et aucun civil n'eut le droit d'y rentrer. À la suite des bom- bardements massifs sur la ville, l'activité fut arrêtée. Dans ces deux dossiers, il est étonnant de voir si peu apparaître Edmond Benichou. En homme avisé, il avait su se retirer assez tôt des affaires et les confier à des personnes de confiance, les deux maîtresses des tolérances dont l'une était sa compagne. On ne sait rien de son périple durant les an- nées d'Occupation, sinon qu'il se trouvait en 1942 à Sainte-Maxime, dans le Var51, c'est-à-dire en zone libre, et qu'il y habitait le Noël's Hôtel. On apprend également qu'Éliézer-Edmond Benichou mourut à Paris, à l'hôpi- tal de l'Hôtel-Dieu, le 12 mars 194352. Quant à sa concubine, Olga Vie, elle était encore en vie en 1946 et habitait Neuilly-sur-Seine53. La grande ville de la prostitution était Paris. Cela s’explique par le nom- bre d’habitants et par la taille disproportionnée de la ville dans le réseau urbain français, mais aussi par les milliers d’hommes de passage, hommes d’affaires et touristes, qui venaient consommer les services divers offerts par la capitale. Parmi les centaines de maisons closes parisiennes, nous n’en avons retrouvé qu’une seule considérée comme juive. Il s’agit du bordel de Blanche Lévy, situé 92, rue de Provence, fille de Aaron Lévy et de Judith Lopes. La tenancière, née à Paris dans le IVe arrondissement, était âgée de 60 ans en 1940. Elle avait été mariée à un M. Léon Koblenz, dont elle avait divorcé54. Remariée en 1921 avec un dénommé Charles Avallone, mar- seillais d’origine, elle était partie vivre à Marseille, où elle s’était séparée, en 1927, de son second mari55. Blanche Lévy avait tenu une maison de ren- dez-vous située au 7, rue de la Grange-Batelière, à Paris, entre 1924 et 1929, puis, avait pris la succession d’une dame du nom de Marcelle Rosé à la direction de la maison de la rue de Provence. Il s’agissait d’une maison de niveau moyen. Sans être une grande tolérance pour riches bourgeois, elle offrait un certain confort. Très propre, elle était pourvue de l’eau courante. Le linge à blanchir était confié à l’extérieur. Outre une sous-maîtresse, une

51. AJ38 4786, dossier 3402, requête d'opposition déposée pour M. Edmond Benichou. 52. Ibid., rapport de relève de l'administrateur provisoire, 4-5-1944. 53. Ibid., dossier 3402, formulaire du service de restitution des biens spoliés, 20-4-1946. 54. Archives de la préfecture de police de Paris (PP), dossier «92 rue de Provence», T-203 A 5, «Lévy Blanche, divorcée Avallone». 55. Archives nationales, Paris, AJ38 3149, dossier 22 504, «Lévy Blanche», rapport de l’administrateur provisoire, 27-10-1941. L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION 235 femme de chambre y était appointée56. Avec une clientèle d’employés et le prix de la passe fixé à 10 francs, plus le pourboire, les dix femmes inscrites en novembre 1940 «rapportaient» seulement, d’après l’enquête de l’admi- nistrateur provisoire, entre 150 et 200 francs. La tolérance occupait les cinq étages de l’immeuble. Elle ne comprenait pas de salle de douche, mais un réfectoire et des chambres à coucher pour les prostituées qui y dormaient à deux par chambre. L’immeuble n’appartenait pas à Blanche Lévy, qui ne détenait que les licences de tolérance et de boisson. L’immeuble — et le contrôle réel de la maison — étaient aux mains d’Antoine Peretti, un Corse qui possédait plusieurs bordels57. Blanche Lévy avait des liens familiaux avec Peretti, dont la femme, en 1940, était née Avallone. Il s’agissait donc de l’ancienne belle-sœur de Blanche Lévy. Il semble qu’il y ait eu, dès novembre 1940, un projet de cession de la tolérance à la sous-maîtresse qui n'eut pas de suite. Un administrateur pro- visoire, M. Cartier, fut nommé le 7 octobre 194158. La date relativement tardive de sa nomination, comme de celle des autres administrateurs provi- soires, montre que l’aryanisation des maisons de prostitution n’était pas une priorité pour le Commissariat général aux questions juives, conscient qu’il s’agissait là d’une question marginale dans la politique générale de déjudaïsation de l’économie française. Antoine Peretti, en homme d’affai- res avisé, réagit rapidement. Le bail de l’immeuble fut cédé dès le 20 no- vembre 1941 à Marie Kuntz, femme Vannier, née à Strasbourg en 1892 et mariée à un baryton au chômage. Elle avait travaillé pendant vingt ans comme sous-maîtresse dans diverses maisons de tolérance parisiennes. En octobre 1941, elle dirigeait la tolérance du 14, rue Montyon, remplaçant Mme Peretti qui venait de mourir. L’administrateur provisoire Cartier se montra désireux de régler rapidement l’affaire, puisqu’on lui avait annoncé que Blanche Lévy, la seule juive présente, avait été écartée. Il demanda à Antoine Peretti d’effectuer le transfert de la tolérance au nom de Marie Kuntz59. Il entreprit de vérifier l’aryanité de celle-ci, qui fournit les docu- ments nécessaires, dont son extrait de naissance et un certificat du Dr Burg, curé de la paroisse de Strasbourg-Musau, «disant qu’elle s’était toujours distinguée par son excellente conduite60». La tolérance fut transférée à son

56. PP, dossier «92 rue de Provence», T-203 A 5, «Lévy Blanche, divorcée Avallone», formulaire d’inspection de la brigade mondaine. 57. Archives nationales, Paris, AJ38 3149, dossier 22 504, «Lévy Blanche», rapport de l’administrateur provisoire, 27-10-1941. 58. Archives nationales, Paris, AJ38 3149, dossier 22 504, «Lévy Blanche», ordre de no- mination de l’administrateur provisoire. 59. Ibid;, rapport de l’administrateur provisoire, 22-01-1942. 60. PP, dossier «92 rue de Provence», sous-dossier P 1643 AS, «Kuntz, Marie Augus- tine, femme Vannier». 236 L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION nom le 19 décembre 1941, après une rapide enquête. L’administrateur pro- visoire, qui touchait un salaire de 375 francs par mois, fut rapidement re- levé de ses fonctions et le dossier clos. L’aryanisation fut conduite avec di- ligence. Aucune des parties n’avait intérêt à faire traîner les choses et la préfecture, souvent soucieuse du bon fonctionnement des maisons, surtout si celles-ci ne causaient pas de problème, s’était montrée accommodante. Il faut préciser qu’elle n’intervint pas dans l’aryanisation en tant que telle, qu’elle ne diligenta pas de recherche sur Blanche Lévy. La direction qui s’occupait des maisons closes, celle de l’hygiène, de la protection de l’en- fance et du travail, n’intervenait pas dans la persécution des Juifs. Cette tâche fut réservée à la Direction des étrangers. Il y avait peut-être d’autres maisons de prostitution juive, à Paris. Quoi qu'il en soit, qu'est-il a devenu des trois maisons qui se trouvaient rue des Rosiers, en plein cœur du quartier juif de la capitale? Ces trois maisons continuèrent à fonctionner normalement durant toute l’Occupation. Aucune n’était considérée comme juive dans la mesure où aucune des trois tenan- cières en charge, ni aucune des sous-maîtresses ne l'était. Les dossiers de la préfecture de police ne témoignent d’ailleurs pas d’enquêtes particulières visant ces maisons61, qui subissaient de toute façon des contrôles nombreux et complets. Les inspecteurs de la préfecture savaient à qui ils avaient à faire. Les trois maisons existaient depuis au moins la fin du XIXe siècle. En s’en tenant à la consonance des noms des tenancières et des sous-maîtresses qui s'étaient succédées durant les quarante années précédant l’Occupation, aucune n’était juive. Il est plus difficile, à la lecture des dossiers, de con- clure en ce qui concerne les prostituées de ces trois petits établissements, tous propres et bien tenus, aux dires des rapports d’inspection de la brigade mondaine. D'après ces derniers, à la veille de la guerre, la clientèle, était composée en majorité d’ouvriers du quartier, souvent étrangers. Les juifs n'en constituaient qu’une minorité. La maison du 38 recevait une clientèle largement italienne et juive62. Celle du 40 ne recevait «qu’une faible mino- rité de Juifs», en tout cas en 1936; celle du 44 avait une «clientèle fran- çaise et quelques juifs étrangers»63. Les maisons travaillèrent tranquillement pendant l’Occupation, et firent même des affaires honorables, puisqu’elles tentèrent toutes d’obtenir des autorisations pour mener des travaux d’aménagement de la pièce de récep- tion de la clientèle. Un seul incident, concernant la maison du 44, faillit

61. PP, dossier «38 rue des Rosiers», P 1608 As, P 1400 A5; «40 rue des Rosiers», P 1712 As, P 1698 As; «44 rue des Rosiers», P 1733 AS, P 1697 As. 62. PP, dossier «38 rue des Rosiers», sous-dossier «Poutier Augustine», P 1400 A 5. 63. PP, dossier «44 rue des Rosiers», sous-dossier «Bellon Ernestine». L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION 237 changer le cours des choses. Elle occupait deux immeubles reliés par une cour, l’un donnant sur la rue des Rosiers et l’autre sur la rue des Hospitaliè- res-Saint-Gervais. La tenancière, Mme veuve Cruzille, était locataire de l’en- semble, qui comprenait aussi deux boutiques sur rue. La première avait été louée avant la guerre à une Mme Génie (sic) Kagan, pour un loyer annuel de 4 000 francs charges comprises64. La seconde boutique, qui donnait sur la rue des Hospitalières-Saint-Gervais, avait été louée par Mme Fernand Halphen, née Alice de Koenigswarter, une femme de la grande bourgeoisie juive, qui avait installé là le dispensaire à l'usage des destiné aux élèves juifs de l’école attenante, l’école mutualiste des Hospitalières-Saint- Gervais. En raison de travaux de rénovation entrepris dans la tolérance, les ouvriers avaient passé leur matériel et entreposé leurs vélos dans la bouti- que, restée vide, alors que Mme Halphen ne payait plus les loyers depuis oc- tobre 1941. Ces mouvements, attribués à des clients, attirèrent l’attention de l’inspecteur général de l’Instruction publique, qui demanda d’urgence un rapport et la fermeture de la tolérance, afin de protéger les enfants de l’école. La veuve Cruzille affirma d’ailleurs qu’elle n’avait pas la disposi- tion des boutiques inutilisées, qui tombaient sous le coup des lois anti-jui- ves. Curieux intérêt de l’Education nationale pour la protection d’enfants juifs, alors que l’école connut de nombreuses victimes et que 165 enfants moururent en déportation65. La préfecture de police, rassurée par l’enquête qu’elle diligenta, conclut au maintien de l’activité de la tolérance du 44, rue des Rosiers. La quatrième maison de prostitution aryanisée que nous avons pu retrou- ver se situe à Marseille. Le dossier est moins épais, la question ayant été résolue, on le verra, de façon radicale. Cette maison de tolérance était située au 2, rue de Ventomagny66, dans le quartier réservé de la ville, tel qu'il avait été délimité par le Service des mœurs en 187867. Le quartier de la prostitution se trouvait presque à côté du Vieux-Port, à l'ouest de l'hôtel de ville, dans le quartier médiéval de la ville. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, ce quartier était très misérable. Il accueillait des immigrés venus de tout le pourtour de la Méditerranée. Mais les immeubles qui bordaient les ruelles avaient connu des temps meilleurs. C'était en fait l'ancien quar- tier aristocratique. Ce quartier réservé marseillais avait sa mythologie; il

64. PP, dossier «44 rue des Rosiers», sous-dossier «Louis Pétreman, veuve Cruzille», P 1697 As, rapport à M. le préfet de police, 2e bureau, inspecteur principal Saulnier, brigade mondaine, 18 novembre 1943. 65. Plaque commémorative apposée sur la façade de l’école. 66. Archives nationales, Paris, AJ38 3775, dossier 3197 «maison meublée Aline». 67. P. GALLOCHER, Marseille trottoir. 25 siècles de prostitution, Marseille, 1989, p. 175. 238 L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION avait fait l'objet, dans l'entre-deux-guerres, d'une abondante littérature. Le milieu marseillais en contrôlait beaucoup d'établissements. En 1882, il abritait quatre-vingt-neuf maisons de tolérance, dont une déjà rue de Ventomagny. En 1922, il y en avait au moins deux dans la rue, le Chicago House, au numéro 2A, et le Cythera, au numéro 868. Le Chicago House, qui doit correspondre à la maison qui nous intéresse ici, était installé dans une ancienne demeure seigneuriale. La maison dite Aline était tenue par Sultana Boariz, née Trigano, une Algérienne juive qui avait 60 ans en 1940. Elle dirigeait la maison depuis 1937, dont elle avait acheté le bail et l'activité à une Italienne, Esther Vasquez, née Troncone. Auparavant, Sultana Boariz avait tenu une crémerie chemin de Toulon. Son mari était peintre en bâti- ment, du moins quand il trouvait de l'embauche. L'autorisation de tolé- rance, de troisième catégorie, datait du 23 mars 193169. En 1942, le fonds n'était pas encore entièrement payé. Le 28 septembre 1942, Sultana Boariz fut convoquée à la section marseillaise du Commissariat général aux ques- tions juives70. On vérifia là qu'elle était bien recensée comme juive. Elle était de nationalité française. Un administrateur provisoire, Albert Boussand, fut nommé à «l'affaire» le 17 octobre 1942. Avant la guerre, il avait exercé dans le milieu du cinéma. Tout en travaillant comme journa- liste au Petit Parisien, il avait dirigé le cinéma des Champs-Elysées, puis le Balzac71. Il avait été ensuite directeur des plateaux aux studios Pathé à Join- ville. Après l'armistice de 1940, il s'était retrouvé à Vichy où il avait noué quelques relations et avait été nommé à la direction de la production ciné- matographique. À l'appui de sa demande de nomination comme administra- teur provisoire, plusieurs directeurs de Vichy lui fournirent leur caution, dont le secrétaire général de la société fermière de la ville, le propriétaire de l'hôtel Majestic et celle d'un M. Coulpied, de la direction de la radio-diffu- sion dans la nouvelle capitale de l'État français. Responsable de production d'un film de propagande français, Albert Boussand avait été accusé d'avoir volé la copie d'un film et fut condamné devant les tribunaux à la rembour- ser. Son dossier ne dit pas quand il s'était retrouvé à Marseille, où il avait réussi à se faire nommer à la tête de onze entreprises et patrimoines juifs, dont quatre sociétés de cinéma (dossier Hirsch, cinéma l'Écran; société Les

68. Ibid., p. 176-177. 69. Nous ne savons pas si cette tolérance existait déjà auparavant, mais cela est probable. 70. À Paris, l'entrée des bâtiments du commissariat était interdite aux Juifs. En province en revanche, les Juifs étaient fréquemment convoqués pour recevoir des instructions ou aux fins de vérification. 71. Les renseignements biographiques sur Albert Boussand sont extraits de son dossier personnel ouvert par le commissariat général aux questions juives: Archives nationales, AJ 38 5518, dossier «Boussand». L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION 239

Films Léon Worms; cinéma Eden; studio Wax) et un bar, le Ju's bar, ainsi que la maison Aline. Le premier rapport d'Albert Boussand décrivait la maison de tolérance. Celle-ci était dans un état de «saleté repoussante». Aucun travail d'entre- tien n'avait été fait depuis des années. «L'affaire, autrefois très prospère, est tombée dans un état lamentable», écrit-il. L'activité de la maison avait beaucoup baissé depuis l'armistice. Il est vrai que celle du port de Marseille n'était plus aussi intense qu'avant la guerre. De plus, avant l'invasion de la zone Sud par les Allemands, il n'y avait pas de troupes d'occupation pour stimuler le commerce de la prostitution. Le nombre de femmes travaillant dans la maison Aline n'était pas précisé par l'administrateur provisoire. Le chiffre d'affaires quotidien était de 300 francs par jour en octobre 194272. Le loyer de 12 000 francs par an, était d'ailleurs élevé, ce qui montre que l'immeuble était de taille importante; il était propriété de l'Assistance pu- blique de Marseille. L'affaire ne suscitait pas beaucoup d'intérêt et l'admi- nistrateur provisoire chargé de vendre le fonds écrivit qu'il n'avait pas trouvé d'acquéreur. En général, on n'acquérait pas une maison de tolérance comme une affaire ordinaire, il fallait appartenir à un certain milieu. La donne changea rapidement avec l'arrivée des Allemands à Marseille, après l'invasion de la zone libre, le 11 novembre 1942. Ceux-ci, effrayés par le quartier du Vieux-Port, qu'ils jugeaient incontrôlable, imposèrent au gou- vernement français la destruction immédiate du quartier et le filtrage de ses habitants73. Les 22 et 23 janvier, une grande rafle eut lieu à Marseille. Le lendemain, le Vieux-Port fut entièrement évacué par la police française et l'armée allemande. 27 000 personnes furent filtrées vers la gare d'Arenc, puis vers le camp d'internement de Fréjus, et, pour la plupart rapidement relâchées. Parmi elles, 1642 furent livrées aux SS et déportées. La plupart étaient juives. Elles furent transportées vers le camp de Drancy et, de là, dé- portées vers Auschwitz. Sultana Boariz se trouvait parmi elles. Elle faisait partie du convoi numéro 52 du 23 mars 1943 qui roula vers le camp d'ex- termination de Sobibor74. Le quartier du Vieux-Port fut entièrement détruit à l'explosif, dont l'immeuble où se trouvait la maison Aline. Le dossier d'aryanisation ne s'arrête pas là. L'administrateur provisoire écrivit qu'on était sans nouvelles de Sultana Boariz. Le Commissariat s'en-

72. En reprenant les chiffres connus pour la tolérance du 14, rue de Sully, à Lorient, une maison sans doute comparable, on peut en déduire qu'environ sept femmes travaillaient pour Sultana Boariz. 73. Des projets de destruction du quartier existaient cependant depuis quelques années. 74. S. KLARSFELD, Mémorial de la déportation des Juifs de France, convoi no 52. L'auteur précise que 780 Juifs de Marseille se trouvaient dans ce convoi. 240 L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION quit d'éventuelles indemnités versées à la tenancière, sommes qu'il fau- drait, le cas échéant, bloquer à la Caisse des dépôts et consignations. En mars 1943, l'administrateur provisoire cessa de répondre aux lettres du Commissariat. Ce n'est que le 22 mai 1944 que sa sœur écrivit pour faire savoir que son frère était à Vierzon «pour les besoins d'un film». L'Assis- tance publique de Marseille engagea une demande d'indemnisation75. La maison Aline fournit l'exemple d'une aryanisation à peine engagée et réali- sée par la destruction de l'activité visée. Il s'agit là d'un cas exceptionnel. La suspension de fait du dossier, à partir de la destruction du Vieux-Port, montre combien chaque dossier dépendait de la personnalité et de l'activité de l'administrateur provisoire. Albert Boussand avait déjà été auparavant plusieurs fois morigéné par le Commissariat général aux questions juives pour sa négligence. D'autre part, le manque de suivi du dossier par le Com- missariat est un fait courant, surtout en zone Sud où la pression administra- tive sur les biens à aryaniser était plus faible qu'en zone Nord. Un dernier dossier de maison de tolérance aryanisée provient de Nar- bonne, dans le département de l'Aude, celle de Mme veuve Roger. Cette dame exploitait la maison avec l'aide de sa fille. Elle lui en confia l'entière responsabilité en mai 1941. Cela réclamait une procédure complexe, vu le type d'activité. Il y eut tout d'abord un arrêté du préfet de l'Aube, en date du 31 janvier 1941, autorisant la fille de Mme Roger à continuer l'exploita- tion. Puis le maire de Narbonne donna un avis favorable, le 21 avril 1941, et l'inspecteur général de la Santé à Carcassonne, le 25 avril. Le commis- saire de police confirma ces avis le 6 mai, de sorte que le secrétaire général de la préfecture put autoriser la cession d'activité de la mère à la fille76. Les deux femmes étaient aryennes mais la fille était mariée depuis 1927 à M. Schachmann, considéré comme juif par les lois en vigueur. Le mari était d'ailleurs domicilié à Paris jusqu'en septembre 1939, où il exerçait la pro- fession de représentant en vins77. Le dossier ne précise pas si sa femme vi- vait avec lui avant 1939. Le couple s'était réfugié en zone non occupée, chez la mère de l'épouse. Israël Schachmann était né à Paris le 25 juin 1882. De nationalité française, il avait deux enfants, dont l'un, Bernard, était employé à la SNCF à Port-la-Nouvelle78. À Narbonne, le couple Schachmann habitait avec Mme veuve Roger dans une maison attenante à la tolérance. Le mari avait cessé toute activité professionnelle. Le deuxième

75. Archives nationales, AJ 38 5518, dossier «Boussand». 76. Archives nationales Paris, AJ38 4044, dossier 872, arrêté du préfet de l'Aube, 22-5- 1941. 77. AJ38 4044, dossier 872, rapport de la police aux questions juives de Montpellier, 30- 6-1942. 78. Ibid. L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION 241 statut des Juifs, loi française qui s'appliquait donc sur l'ensemble du terri- toire métropolitain, interdisait aux personnes considérées comme juives l'exercice de la profession de négociant en vins. Il n'y a pas de preuve qu'il ait secondé sa femme dans la gestion de la tolérance. Durant les deux pre- mières années de l'Occupation, le couple Schachmann ne fut pas inquiété. Il prit cependant une mesure de précaution en demandant devant le tribunal la dissolution de la communauté matrimoniale. Cela fut fait par un juge- ment rendu le 4 février 194279. Il est vrai qu'entre-temps, Mme veuve Roger avait fait donation à sa fille de l'immeuble utilisé comme tolérance, au 6, rue Rossini. L'acte de donation comprend une brève description de l'im- meuble, assez bourgeois: il avait une surface au sol de 201 m2 environ. Au rez-de-chaussée se trouvaient trois petits salons, avec un ou deux canapés dans chaque pièce, ainsi qu'une cuisine. Le premier étage comprenait cinq chambres à coucher ayant chacune une table de toilette et un bureau80. La présentation sommaire de cette maison de prostitution la montre comme plus confortable que les établissements rencontrés précédemment. La des- cription du mobilier indique combien l'ensemble était bien installé. Les pe- tits salons du rez-de-chaussée permirent que les clients soient isolés plus fa- cilement les uns des autres, une plus grande discrétion leur était offerte. Ces pièces du rez-de-chaussée, où l'on ne consommait probablement pas, of- fraient un intérieur bourgeois où pouvait être conservée l'illusion de la sé- duction. Leur existence indique peut-être aussi que la maison était, au moins en partie, une maison de rendez-vous plus qu'une maison close au sens strict. À aucun moment, d'ailleurs, l'administrateur provisoire ne fait mention des femmes qui auraient pu habiter sur place. L'activité de la mai- son de prostitution de la rue Rossini ne fut pas complètement calme durant ces deux premières années d'occupation. Le 7 janvier 1942, Mme Schach- mann fut condamnée par la Cour d'appel de Montpellier à six mois de pri- son ferme et dix mille francs d'amende, ainsi qu'à la fermeture de sa mai- son pour une durée de six mois. Elle était accusée d'incitation de mineurs à la débauche et de vente d'alcool à des mineurs de moins de vingt ans. Il semble que la peine ait bien été appliquée. Le dossier ne contient pas d'autres précisions sur la question mais on peut supputer que la nouvelle tenancière n'était pas aussi experte que sa mère à jongler entre les nom- breux contrôles que subissait une tolérance. Celle-ci avait aussi un statut de débit de boissons et l'on pouvait y servir de l'alcool.

79. Ibid., extrait des minutes et registres du greffe du tribunal civil de première instance de l'arrondissement de Narbonne, jugement rendu en date du 4 février 1942, sur la dissolu- tion de la communauté de biens entre Bernard Schachmann et sa femme, aryenne. 80. Ibid., rapport de l'administrateur provisoire Lacour, 12-12-1942. 242 L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION

La procédure d'aryanisation fut entamée relativement tard. En juin 1942, l'attention du Commissariat général aux questions juives, direction de Toulouse81, fut attirée sur la maison, probablement à la suite d'une dénon- ciation. En fait, la maison était accusée de servir de «lieu de passage et de refuge aux Juifs». Elle aurait ainsi été un lieu de rendez-vous clandestin pour les Juifs ayant traversé la ligne de démarcation, qui était proche. Ceux-ci s'y seraient cachés pour échapper à la police. La maison fut aussi décrite, dans un condensé des diatribes antisémites les plus rudes de l'épo- que, comme un «centre de propagande antinationale et pro-judéo-commu- niste» (sic). Pour cette raison, la fermeture de la maison avait été deman- dée, dès le 18 août 1942, par le Commissariat au préfet de l'Aube. Divers rapports furent requis alors sur les tenanciers de la maison et le Commissa- riat découvrit ainsi que le mari de la propriétaire était juif. Une enquête fut demandée, par exemple, à la police aux questions juives, sur les ressources d'Israël Schachmann82. Comme il était fréquent dans ce type de littérature, le rapport était très accusateur. «Schachmann», écrivait l'inspecteur «se dit représentant en vins, mais sa maison se trouvant en zone occupée, il ne peut travailler. Sa femme prétend qu'il l'aide en faisant le marché, mais ce n'est pas de cet emploi qu'il tire ses ressources. Fréquentant des gens d'un milieu spécial que la gérance de la maison de tolérance de sa belle-mère lui a fait connaître, il doit certainement trafiquer. Nous n'avons pu avoir aucun renseignement précis à ce sujet. Cet individu de mauvaise mentalité est un de ces juifs oisifs et dangereux». Un autre rapport précisait qu'Israël Schachmann gérait bien la maison de tolérance83. Cet avis était d'impor- tance, car il permettait de prouver que l'affaire était sous influence juive et donc de demander la nomination d'un administrateur provisoire. Georges Lacour fut désigné officiellement à cette fonction le 1er décembre 1942. Il prit immédiatement possession de la maison et en fit l'inventaire. Cepen- dant, il se rendit rapidement compte qu'il devait, au regard de la loi, admi- nistrer l'affaire à lui confiée, ce qui lui aurait imposé de devenir tenancier, même provisoirement. Cela était, bien sûr, difficile et il donna à Mme Schachmann l'autorisation de continuer à gérer sa maison. Dans le second rapport qu'il adressa au Commissariat, Lacour apporte quelques détails supplémentaires sur l'activité de la tolérance. Celle-ci périclitait depuis

81. Sur l'activité particulière de cette direction régionale, voir: J. ESTEBE, «La confisca- tion des biens juifs à Toulouse (1941-1944)», in C. BENAYOUN, A. MEDAM, P.-J. ROJTMAN, (dir.), Les Juifs et l'économique, miroirs et mirages, Toulouse, 1992. 82. Ibid., rapport de la police aux questions juives de Montpellier, 30-6-1942, objet: «dé- terminer les ressources de Schachmann». 83. Ibid., rapport du CGQJ Toulouse, 19-10-1942. L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION 243

1938, car Mme Schachmann n'était «pas du métier» et les déficits compta- bles s'étaient accumulés. D'autre part, il lui fut demandé de détailler l'ori- gine du fonds de commerce. Il écrivit qu'il ne pouvait répondre avec préci- sion, sinon que la maison avait «toujours été à l'usage de tolérance». «M. Roger, ajouta-t-il, père de la propriétaire actuelle, a acheté ce fonds à l'intention d'une de ses maîtresses, à la date du 8 décembre 1923». Mais le type même de l'activité n'existait pas juridiquement et on ne pouvait céder la clientèle et l'achalandage. Le propriétaire précédant M. Roger aurait lui- même acheté le fonds à une demoiselle Rose Espinas, qui l'avait créé. Malgré le vague de la description de l'administrateur provisoire, on peut déduire que la maison avait été une tolérance depuis au moins une ving- taine d'année avant 1942. Dans un premier temps, et pour s'éviter d'autres ennuis avec la justice, Madame Schachmann affirma qu'elle était prête à vendre son fonds, pour peu qu'on suspendît la nomination de l'administrateur provisoire84. Le Commissariat général aux questions juives à Toulouse entendait cependant obtenir la fermeture rapide de la maison. Il demanda à l'administrateur pro- visoire de s'en occuper mais cela n'était pas simple. Il fallait obtenir le re- trait de la tolérance et la suspension de l'autorisation de vendre de l'alcool, ce qui était du ressort de la mairie85. Cette dernière ne semblait pas prête à ordonner l'arrêt de l'activité. Le Commissariat dut chercher une autre façon de s'attaquer à la maison de prostitution et donna l'instruction à l'adminis- trateur de chercher un acheteur pour le fonds86. Celui-ci se heurta rapide- ment à des difficultés. Si la cession de l'immeuble pouvait être faite rapide- ment, celle du fonds posait problème. En effet, aucun notaire de Narbonne n'était prêt à effectuer la vente aux enchères, comme le voulait la loi du 22 juillet 1941, avançant qu'une telle vente serait illicite, en égard aux bonnes mœurs. Lacour fut alors obligé de faire une petite recherche juridique. Il écrivit: «L'article 1131 du code civil dit que l'obligation sur une cause illi- cite ne peut avoir aucun effet. La cause est illicite quand elle est prohibée par la loi, quand elle est contraire aux bonnes mœurs ou à l'ordre public. La vente d'une maison de tolérance est considérée par la jurisprudence comme ayant une cause immorale». Après un long développement sur la question, l'administrateur provisoire expliqua que seule une vente amiable serait pos- sible, l'acte ne mentionnant alors que les objets mobiliers, sans faire état de la clientèle et de l'achalandage. Il fallait trouver un courtier, qui prélèverait

84. Ibid., lettre de Mme Schachmann au CGQJ, 21-12-1942. 85. Ibid., lettre de l'administrateur provisoire au CGQJ, 22-12-1942. 86. Ibid., lettre du CGQj à l'administrateur provisoire, 25-1-1943. 244 L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION une commission de 5%87. La question s'avérait épineuse et le Commissariat à Toulouse écrivit à Vichy pour demander des instructions88. L'administrateur provisoire fit preuve de ténacité devant la difficulté de l'affaire. Il trouva un acheteur potentiel, un limonadier domicilié à Cuxac. Un projet d'acte de vente fut rédigé: les meubles devaient être cédés pour un total de 120 000 F, ce qui était une somme importante, mais qui devait couvrir aussi le fonds, même si cela ne pouvait pas, on l'a vu, être indiqué dans l'acte de vente. D'autre part, la liquidation de la communauté matri- moniale des époux Schachmann n'avait pas encore été réalisée en mars 1943 car des biens se trouvaient en zone occupée. Le Commissariat suggéra de profiter de cela pour vendre rapidement. Et les époux Schachmann con- tre-attaquèrent, se fiant à la législation française et à l'impartialité des tribu- naux, sûrs qu'ils étaient de leur bon droit. Ils déposèrent trois recours de- vant le Conseil d'État89. En octobre 1943, le service de la législation et du contentieux rédigea, les observations en défense à l'attention de cette juri- diction supérieure90. Après le rappel des faits, la maison de tolérance était décrite comme étant «sous influence juive», à cause des nombreuses activi- tés illicites d'aide aux «Juifs en rupture de ban». Sous la signature de Darquier de Pellepoix lui-même, le commissaire général, le service de la législation reprenait les arguments des rapports de police reçus, sans plus discuter le fonds. Le Commissariat général aux questions juives prenait l'affaire très au sérieux, craignant qu'un jugement ne fît jurisprudence. Clairement, dans l'analyse du cas, les époux Schachmann étaient dans leur droit en demandant l'annulation de la nomination de l'administrateur provi- soire, mais le Commissariat à Toulouse s'acharnait: à ses yeux, la priorité était l'aryanisation et il lui fallait agir sans tenir compte des failles des lois de spoliation. Le 1er décembre 1943, les époux Schachmann obtinrent du tribunal civil de Narbonne un référé décidant qu'un huissier de Narbonne devait être nommé administrateur de leurs biens encore en commun, à la place de l'administrateur provisoire Lacour. Les attendus de l'acte de référé précisaient qu'il n'était en rien prouvé que M. Schachmann intervenait dans la gestion de l'affaire de sa femme. La loi du 22 juillet 1941 spécifiait clai- rement qu'en cas de séparation de biens en cours, la nomination d'un admi-

87. Ibid., lettre de l'administrateur provisoire au CGQJ, 19-2-1943. 88. Ibid., lettre du CGQJ de Toulouse au directeur du Service central de l'aryanisation économique à Vichy, 30-12-1942. 89. Ibid., note du CGQJ de Toulouse, 1-6-1943. Les recours furent enregistrés sous les références suivantes: 74569, 74 570 et 64 571. 90. Archives nationales, AJ 38 130, Conseil d'État, dossier «R», Lettre du commissaire général aux questions juives à M. le président et à MM. les conseillers d'État composant la deuxième sous-section de la section du contentieux du Conseil d'État, 15-10-1943. L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION 245 nistrateur par le tribunal pouvait être autorisée au lieu de celle d'un admi- nistrateur provisoire par le Commissariat général aux questions juives. Il s'agissait là d'appliquer strictement la loi, et non de protéger des intérêts juifs. L'administrateur provisoire Lacour fit immédiatement appel. Le Commissariat général aux questions juives à Toulouse décida de ne pas faire appel de son côté, pour ne pas «reconnaître la compétence des tribu- naux judiciaires» (sic). Le pouvoir administratif ne voulait pas se voir con- trôler par le pouvoir judiciaire. En janvier 1944, Bernard Schachmann avait disparu de Narbonne. Sa belle-mère était morte. Probablement découragée devant les difficultés des deux années précédentes et parce qu'elle se retrouvait seule à gérer les af- faires, Mme Schachmann décida de céder la gérance de sa maison de prosti- tution à une demoiselle Legrand. En ce même mois de janvier 1944, le Commissariat général à Toulouse demanda à la Direction de l'aryanisation économique à Paris de choisir un avocat pour déposer un pourvoi en cassa- tion «pour incompétence du juge des référés». À la Libération, les recours devant le Conseil d'État n'avaient pas encore été examinés. Le dossier de la maison Roger-Schachmann s'arrête là. Il est étonnant de voir comment le Commissariat général aux questions juives, qui n'était pas très habile à manier les questions juridiques un peu subtiles, s'acharna sur cette maison de prostitution, non pas d'ailleurs à cause de l'activité de celle-ci, mais parce qu'elle était soupçonnée d'être une entreprise juive. Comme dans les dossiers des tolérances de Lorient, les tenanciers se tour- nèrent vers la justice ordinaire, témoignant d'une grande confiance envers celle-ci. Comment conclure l'étude de ces cas d'aryanisation de maisons de pros- titution? Il est difficile de tirer des idées générales d'un aussi petit nombre de dossiers. Pour des cas ressemblants, la diversité des procédures est frap- pante: aryanisation par le fait de l'autorité militaire allemande, par la des- truction de la maison, par vente. Confronté à des dossiers difficiles, pour des entreprises de peu d'importance économique, le Commissariat général aux questions juives avait pris l'habitude d'ordonner la liquidation pure et simple de l'exploitation. Cela ne fut pas possible pour les maisons de pros- titution, qui n'existaient pas réellement en tant qu'entreprises et dont la to- lérance dépendait des autorités de police et de la préfecture, dont il fallait obtenir des ordres de fermeture. Le statut même des maisons de tolérance interdisait donc cette solution radicale, et ce d'autant plus que leur exis- tence était vue comme légitime et utile, particulièrement en temps de guerre. L'obstacle posé par la chambre des notaires pour la vente du fonds de Narbonne montre aussi que les maisons rentraient difficilement dans le 246 L'ARYANISATION ÉCONOMIQUE DES MAISONS DE PROSTITUTION lot commun des entreprises juives sous l'Occupation. Sur cet échantillon forcément réduit, l'aryanisation aboutit en fait à ce que, des quatre maisons, deux fonctionnaient encore à la Libération, les deux autres ayant été détrui- tes par fait de guerre et non fermées suite aux procédures de spoliation des biens des Juifs. Un autre fait important mérite d'être noté. Les descriptions, même suc- cinctes, des maisons closes aryanisées, montrent que celles-ci correspon- daient exactement aux maisons de tolérance présentes sur le territoire fran- çais. Le fait que leur propriétaire, ou le mari de leur tenancière, fût juif, était de peu d'importance dans leur organisation (mais est-ce vraiment sur- prenant?). On ne trouve pas, dans ces bordels, une présence plus grande de prostituées juives ou la preuve de réseaux de traite des blanches. En revan- che, les rapports de police, et en particulier ceux de la police aux questions juives, dont les méthodes n'étaient pas très raffinées, concernant la maison Mathilde à Narbonne font état de «réseaux» d'aide et d'évasion destinés aux Juifs, sans preuve aucune d'ailleurs, se contentant de rapporter des ru- meurs de l'époque. Cela indique dans l'esprit de leurs contemporains, peut- être que l'on attribuait aux tenanciers liés à des Juifs davantage que leur simple activité, et que, celle-ci devait nécessairement se prolonger en de- hors de l'établissement. Il ne s'agissait plus là de complicité dans le com- merce des femmes mais d'entraide entre Juifs pourchassés. Ce retourne- ment manifeste bien les peurs et les fantasmes conçus envers les Juifs du- rant les années noires.