« Du solide et du concret » : concentration de la propriété et convergence journalistique au sein du groupe Média

Renaud Carbasse Université du Québec à Montréal

AbStRACt Different merger and acquisition strategies by Quebecor Media—both vertical and horizontal integration in the news sector, followed in the 90s by a diversification of the group’s media ownership in the Web and television sectors—have led to the implementation of convergence policies for content and journalistic labour in and between each of the chains owned by the conglomerate in and the rest of Canada, with at the heart of this strat - egy the Web portal Canoe. These strategies are at their most advanced in the news chain Sun Corporation where in 2009 Quebecor created its own newswire (QMI) and rationalized its coverage of events by journalists.

KEYWORDS Newsroom convergence; Québecor Media; Media ownership

RÉSUMÉ Les stratégies de fusion et d’acquisition du groupe Quebecor Média—intégration verticale, horizontale et, depuis le milieu des années 1990, propriété croisée de canaux de diffusion avec l’acquisition du groupe Vidéotron au Québec-—se sont traduites par la mise en place de stratégies de convergence des contenus et de la main-d’œuvre journalistique au sein de chacune des filières de l’information et entre les diverses plateformes de diffusion que contrôle le groupe, avec comme point nodal le portail Web Cano ë. C’est dans le secteur de la presse écrite que ces stratégies sont les plus abouties avec la création d’une agence de presse interne en janvier 2009 et l’implantation d’un programme de rationalisation de la couverture d’événements par les journalistes.

MOtS CLÉS Convergence journalistique; Québecor Media; Propriété des medias

la fois polysémique et complexe, la notion de convergence renvoie à un ensemble Àde processus distincts qu’il est possible d’appréhender à différents niveaux, à savoir : technologique, politique, économique, organisationnel, et journalistique. 1 Ainsi, La même notion de convergence renvoie tour à tour à des phénomènes techniques (la numérisation), économiques (d’une part, la concentration des entreprises œuvrant dans différents secteurs des communications; et

Renaud Carbasse, Doctorant, Doctorat Conjoint en Communication, Université du Québec à Montréal. Membre du Groupe de recherche interdisciplinaire sur la communication, l’information et la société (GRICIS). École des médias, GRICIS. Université du Québec à Montréal. Montréal, Québec, H3C 3P8. Email: [email protected] .

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d’autre part, l’intégration de services offerts aux consommateurs), politiques (l’atténuation ou la disparition des distinctions législatives ou réglementaires entre transporteurs et fournisseurs de contenus) et sociales (l’idée d’un consensus autour d’un projet industriel et d’une cohésion sociale renforcée) (tremblay et Lacroix, 1994, p. 5). Miège (1997, pp. 14-15) mentionne par ailleurs que la convergence n’est pas un phénomène inéluctable mais est plutôt un construit social, qui relève du discours et des actions des acteurs sociaux. Du point de vue du journalisme, la concentration de la propriété médiatique et le processus de convergence qu’elle facilite—entendue ici comme la convergence des contenus et la convergence de la main-d’œuvre journalistique au sein d’une même entreprise 2—ont cristallisé des peurs sur la qualité et la diversité de l’information au sein du groupe des journalistes comme au sein de la société civile et ont fait l’objet de travaux parlementaires visant à en évaluer les effets. Si les revues de littérature réalisées par St-Jean (2003) et bernier (2008) ne permettent pas de penser que le processus de concentration de la propriété ou les stratégies de convergence nuisent à la qualité et à la diversité de l’information disponible, elles n’amènent pas non plus à conclure que les stratégies de convergence contribuent à livrer au public une information de meilleure qualité. St-Jean remarque ainsi : On doit noter qu’en cette matière, les effets n’ont rien de systématique : la multiplication des titres ne garantit pas pour autant la diversité des genres et n’entraîne pas non plus la pluralité des opinions. De la même manière, les regroupements d’entreprises peuvent ne pas entraîner automatiquement une diminution des médias disponibles, une uniformisation des approches ou des traitements journalistiques ou encore une réduction des points de vue, des analyses et des opinions. tout est affaire de dosage, d’équilibre et, en dernier recours, de politique d’entreprise (St-Jean, 2003, pp. 16-17). Les acteurs corporatifs, le groupe Quebecor Média en tête, mobilisent eux un discours affirmant que leurs stratégies de convergence permettent de rationaliser leur processus de production, garantir la pérennité économique de leur activité et concentrer leurs efforts sur la recherche et l’enquête journalistique tout en rejoignant les citoyens-consommateurs plus efficacement par différents canaux. Dans ce texte, nous souhaitons voir comment l’entreprise qui est le plus souvent associée à des stratégies de convergence technologique, organisationnelle et journalistique— Quebecor Média—a mis en œuvre des stratégies d’intégration de la production journalistique et de diffusion multi-support. Un retour sur les stratégies de Quebecor se justifie à double titre : en premier lieu, l’entreprise a intensifié ces stratégies de convergence journalistique dans le contexte de la « crise des médias » de 2008-2009; en second lieu, on note l’augmentation de la part du Web dans les stratégies de diffusion. Présente, souvent dans une position dominante, dans un large éventail d’activités de la communication, de l’information et de la culture au Québec comme au Canada anglais, l’entreprise a ainsi misé sur des réorganisations de ses filières à la suite de grandes acquisitions au tournant des années 2000 pour créer des synergies industrielles importantes dans ses activités de production-diffusion. Nous aborderons Carbasse Concentration de la propriété et convergence journalistique 587 tour à tour la constitution des différentes filières du groupe et la diversification de ses propriétés, puis les stratégies retenues par le groupe pour ce qui est de la diffusion multi-supports et de la convergence journalistique. 3 La constitution des filières de Quebecor Média Contrairement à certains de ses concurrents directs, le groupe Quebecor fut fondé autour du secteur de la presse écrite et garde une structure de propriété où la famille Péladeau conserve le contrôle des décisions prises par l’entreprise. Sa croissance s’est faite par le jeu d’acquisitions et fusions comme ce fut le cas pour la plupart des entreprises du secteur des communications, de l’information et de la culture (Meier, 2005). La gestion par une société en commandite a permis d’augmenter son capital sans qu’y soit associée une dilution de la propriété des actions votantes. Les stratégies d’acquisition du groupe au cours des dernières décennies reflètent à la fois les différentes orientations retenues au fil du temps, mais également le changement de génération à la tête de l’entreprise au cours des années 1990, quand Pierre Karl Péladeau a succédé à son père. Le groupe a d’abord emprunté une politique d’intégration verticale et horizontale des activités dans le domaine des médias écrits qui persiste encore aujourd’hui, suivie au cours des deux dernières décennies par une politique d’entreprise visant à diversifier ses activités vers les médias électroniques et vers des activités connexes des secteurs de la communication et de la culture. Il s’agissait à cette occasion moins de réaliser des « coups financiers » tels que décrits par bouquillion (2008) que de créer de véritables filières intégrées capables de maintenir une certaine cohérence industrielle et de contrôler à la fois l’amont et l’aval de la production de biens informationnels et culturels. Ainsi, jusqu’au virage numérique et multiplateforme des années 1990, Quebecor a connu différentes phases d’expansion horizontales et verticales. La création des Messageries Dynamiques, l’acquisition d’activités d’imprimeries—rassemblées dans Quebecor Printing Corp. puis dans —et de produits forestiers (Donohue) lui ont d’abord permis d’intégrer l’ensemble du processus de production et diffusion de son activité de presse écrite et de créer une division d’impression commerciale fort rentable. toutefois, la baisse de rentabilité du secteur des activités forestières a poussé l’entreprise à se départir de Donohue en 2000. Les pertes financières du secteur d’impression commerciale, l’endettement accumulé par la filiale Quebecor World, et des différends stratégiques sur les mesures à prendre afin de restructurer l’activité ont par la suite poussé les dirigeants de Quebecor à baisser progressivement leur participation dans ce secteur, avant de l’abandonner définitivement en 2008 et se recentrer sur leurs activités du secteur de la culture, de l’information et de la communication. Parallèlement à cette phase d’expansion verticale, à compter de la fin des années 1960, Quebecor a diversifié son offre médiatique en rachetant des journaux francophones portant sur la vie des célébrités et sur la télévision, des hebdomadaires, des magazines et des maisons d’édition. Cette orientation s’est confirmée à l’occasion de deux acquisitions majeures, au sein du marché anglophone cette fois. Le rachat des quotidiens « tabloïds » et des hebdomadaires de en 1999-2000, ainsi qu’une participation majoritaire dans le portail Internet Cano ë, furent une première occasion pour le groupe d’élargir durablement son bassin de lecteurs au Canada anglais. 588 Canadian Journal of Communication, Vol 35 (4)

L’acquisition sera complétée par celle d’ en 2007. Que ce soit pour le marché francophone ou anglophone, les choix se sont portés sur des propriétés visant un lectorat populaire. Le tournant stratégique opéré à l’occasion du changement de génération à la tête du groupe au cours des années 1990 a marqué l’ouverture de Quebecor vers des activités qui dépassent désormais le cadre de la presse écrite. L’entreprise vise depuis cette époque à diversifier son bassin de propriétés et renforcer une convergence numérique de ses contenus centrée sur Internet. Le rachat du réseau de télévision tQS à CF Cable tV en 1997 et celui d’une participation minoritaire dans le portail Canoë à bCE—acquisition complétée en totalité par le rachat de la participation majoritaire dans le cadre de l’acquisition de Sun Media—en ont été les premiers signes. Mais de manière plus significative, c’est l’acquisition du groupe Vidéotron en partenariat avec la Caisse de dépôt et placement en 2000-2001 qui illustre le revirement stratégique. Vidéotron était déjà, notent Ménard et tremblay (2004), l’un des groupes les plus diversifiés et les plus à même de mettre en place des synergies industrielles pour l’ensemble de ses activités. Par cet achat, Quebecor a ainsi mis la main sur un service de câblodistribution, de téléphonie et de service Internet, des commerces de vente au détail (Superclub Vidéotron), une entreprise de développement Internet (Netgraphe) et plusieurs portails Internet de premier plan (Infinit, toile du Québec) ainsi que le premier réseau de télévision du Québec (tVA) et sa filiale de production de magazines (Groupe tVA). L’acquisition fut validée par le CRtC à la condition que le groupe nouvellement formé se sépare de l’un de ses réseaux de télévision. Quebecor a ainsi vendu le réseau tQS à un consortium formé de Cogeco et de bCE en décembre 2001 et conservé le réseau tVA. Outre la réorganisation des différentes filiales au sein de deux grands secteurs d’activité—Quebecor World pour l’impression et Quebecor Média pour les secteurs de contenu et diffusion-distribution—l’acquisition du groupe Vidéotron et de Sun Media s’est soldée dans les deux cas par une réorganisation des différentes filières dans le but avoué de faciliter les échanges de contenu et de rationaliser les activités de production. L’intégration des activités Web au début des années 2000 s’est accompagnée de vagues de licenciements importantes : on enregistre à cette époque, tant pour Cano ë que pour Infinit, la perte de plus d’une centaine de postes. Ramenée à la rentabilité, l’entreprise Cano ë fut par la suite intégrée à la Corporation Sun Media qui rassemble les activités de presse écrite du groupe. Le secteur de l’édition a également fait l’objet de réorganisations majeures, avec le regroupement de la plupart des maisons d’édition autour de trois grands pôles. Un temps envisagée, la cession d’une partie des activités du groupe Vidéotron, notamment celles de la téléphonie, n’a pas été poursuivie : ces activités ont renoué avec la rentabilité et s’inscrivent désormais dans la logique de diffusion multiplateforme du groupe, tant sur les supports traditionnels que sur Internet et la téléphonie cellulaire dite « intelligente ». Le champ d’activité de Quebecor s’étend désormais de l’édition de journaux et magazines à la câblodistribution, en passant par la télévision, les nouveaux médias et le conseil en commerce électronique, l’édition de livres et de disques, la promotion de spectacles, l’impression, la distribution, les télécommunications et le commerce de Carbasse Concentration de la propriété et convergence journalistique 589 détail (Centre d’étude sur les médias, 2008). Par ailleurs, chacune des activités poursuivies conserve une place importante dans son marché respectif : la Corporation Sun Media, éditrice des 37 quotidiens payants de Quebecor, arrive au second rang des chaînes de journaux au Canada pour le tirage, représente un peu moins de la moitié du tirage des quotidiens payants au Québec et détient le portail Cano ë qui se range parmi les plus visités au pays avec 8,9 million de visiteurs uniques par mois en 2009 (Quebecor, 2009). Le réseau de télévision généraliste tVA est le plus important dans la province du Québec. Ce dernier contrôle également le plus important éditeur de presse magazine de la province avec tVA Publications. Par ailleurs, les services de câblodistribution, d’accès Internet et de téléphonie par câble rejoignent une grande partie des foyers au Québec (Quebecor, 2009). Convergence : l’atteinte d’une masse critique et la diffusion multiplateformes de contenus informationnels et culturels Les stratégies visant à favoriser les concentrations verticale et horizontale de ses filières, suivies par celle de la diversification des plateformes de diffusion à compter de la seconde moitié des années 1990 et l’ouverture de nouveaux marchés vers la téléphonie cellulaire et la télévision spécialisée permettent à Quebecor d’atteindre une masse critique sur le marché québécois. L’entreprise peut désormais diffuser des contenus— informationnels et culturels—et faire valoir certaines de ses marques sur grand nombre de plateformes. La masse critique du conglomérat Quebecor est également mise de l’avant auprès d’investisseurs potentiels et auprès des annonceurs du réseau. Cette « convergence 2.0 », « concrète et solide » (Quebecor, 2002), revendiquée par l’entreprise s’est accompagnée d’un travail concerté des différentes régies publicitaires pour chacun des médias du groupe, avec l’implantation notamment de ventes conjointes d’espace pour les médias traditionnels et le Web (Carbasse, 2009). Elle s’est prolongée au cours de l’année 2009 avec la création d’un guichet publicitaire unique—le bureau des ventes nationales QMI—qui offre désormais des solutions intégrées et multiplateformes aux annonceurs du groupe. Le cas de l’émission de téléréalité Star Académie est un exemple de la promotion croisée développée au sein du groupe (Demers, 2006). Dans ce cas, note Demers, la diffusion du produit se fait sur les ondes de tVA; les magazines du Groupe tVA ont été dépêchés pour couvrir la compétition, un site Internet dédié a été créé et alimenté par la filiale Cano ë, les quotidiens francophones du groupe ont couvert l’évolution des émissions et le groupe Vidéotron a mis à la disposition de ses abonnés des flux vidéos pour suivre le quotidien des participants de l’émission. Ce sont ensuite des filiales de Quebecor qui ont pris en charge la production, la diffusion et la vente des produits dérivés (, Musicor, tVA Publications, entre autres). Pour ce qui est des contenus informationnels et culturels, la stratégie de diffusion s’est articulée autour du portail Web Cano ë, devenu le lieu où se rassemblent et sont promus la plupart des contenus produits par le groupe. Cano ë joue désormais Un rôle crucial dans la stratégie de convergence de Quebecor Média. Elle est un carrefour virtuel qui dirige les internautes vers les autres propriétés médias du groupe. Cette interaction s’effectue par l’entremise d’échanges et 590 Canadian Journal of Communication, Vol 35 (4)

de reprises de contenus provenant des émissions du Réseau tVA, des journaux de Corporation Sun Media, et des magazines édités par Les Publications tVA, ainsi que par des stratégies basées sur la visibilité croisée et les promotions conjointes pour les produits de Vidéotron et de Groupe Archambault (Quebecor, 2005). Pour donner à Canoë la place que lui réservait le groupe, des formes de collabo - ration entre médias traditionnels et nouveaux médias ont été négociées pour arriver à un « travail d’équipe avec diverses propriétés de Quebecor Média sur les canaux de diffusion complémentaires, le développement de projets interactifs sur Internet tels que blogues, nouvelles en direct, forums, clavardage, galeries de photos, extraits vidéo, podcast [...] » (Quebecor, 2006). Cette stratégie de collaboration fut achevée avec l’in - tégration de Cano ë Inc. dans le giron de la Corporation Sun Media en 2008. Cette collaboration se manifeste concrètement sous plusieurs formes. Dans la mise en œuvre d’opérations conjointes entre deux ou plusieurs composantes du groupe tout d’abord—concours et enquêtes conjointes entre Journal de Montréal, tVA et Cano ë, diffusion simultanée d’entrevues exclusives tVA-Cano ë ou visibilité des activités de divertissement du groupe dans les médias d’information traditionnels et électroniques entre autres. Il peut également s’agir de l’échange des services de chroniqueurs vedettes du groupe entre leur plateforme d’appartenance et le portail Canoë. Par ailleurs, du côté anglophone, la chaîne ontarienne Sun tV entretient des liens étroits avec les journaux de la chaîne Sun, notamment au moyen d’échanges de chroniqueurs. Il émerge de ce contexte de promotion par les médias d’information des activités de divertissement—de certains artistes et de certaines émissions phare en particulier— une logique renforcée d’ « infotainment » où la frontière entre journalisme et divertissement est parfois difficile à tracer. Ceci, comme les logiques d’affrontement entre direction et syndicats lors du renouvellement de conventions collectives, peut expliquer que Quebecor cristallise les craintes exprimées par les journalistes vis-à-vis de la convergence (voir bernier dans ce dossier). La convergence journalistique au sein de chacune des fili ères toutefois, si ces stratégies de convergence des contenus ont été mises en œuvre, tant au niveau des produits culturels que de ceux relevant de l’information journalistique, c’est dans le second cas que l’entreprise a intensifié ses efforts et que la stratégie est, à notre sens, la plus aboutie. Lors de l’acquisition du groupe Vidéotron en 2000-2001, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRtC) avait permis le transfert du réseau de télévision tVA à condition que des rédactions séparées soient maintenues pour l’ensemble de ses titres. Alors que paradoxalement l’entreprise faisait déjà la promotion auprès des annonceurs de sa capacité à rassembler un large auditoire et faire converger l’ensemble de ses plateformes de diffusion, le représentant de Quebecor plaidait devant la commission du CRtC chargée d’évaluer la transaction que Devant la nouvelle réalité de l’industrie de l’information et les réseaux de nouvelles en continu, ce serait à la base idiot de demander à un journaliste de couvrir pour LCN, pour par la suite écrire un papier pour Le Journal de Carbasse Concentration de la propriété et convergence journalistique 591

Montréal et ensuite en écrire un autre pour le portail Canoë. Ça ne marcherait tout simplement pas. Ça finirait par faire un mauvais produit, et ça tournerait à notre désavantage de faire quelque chose comme ça, et nous ne le ferons certainement pas (StIJM, 2009). Cette attitude défavorable à un journalisme multitâche a depuis cédé la place à des stratégies bien différentes, aidées en ce sens par le CRtC qui, lors du renouvellement de la licence du réseau tVA en 2008, a mis fin au cloisonnement des rédactions du groupe. Ainsi, au cours des années 2008 et 2009, on distingue deux changements profonds et complémentaires en matière d’information au sein du réseau Quebecor : l’implantation de l’agence de presse interne QMI (pour Quebecor Media Inc.) qui doit, à terme, remplacer l’abonnement à la Presse Canadienne d’une part et assurer la mise en place d’un programme de rationalisation de la couverture journalistique d’autre part. La création d’une agence de presse interne en janvier 2009, quelques semaines avant la mise en lock-out des employés du Journal de Montréal , permet désormais à l’ensemble des titres du groupe d’utiliser les contenus produits au sein du réseau sous une signature unique quelle que soit la plateforme de diffusion visée. En permettant une circulation plus libre des textes et photos au sein du groupe, l’agence QMI est présentée à la fois comme un outil permettant de rationaliser la production journalistique, maintenir la rentabilité des activités d’information dans un contexte de crise de la presse écrite et supplanter l’abonnement à la Presse Canadienne. L’agence emploie désormais ses propres journalistes et traducteurs, et fournit une partie de ses contenus au portail Canoë. Si les médias électroniques autant que ceux de presse écrite du groupe peuvent y avoir accès, c’est néanmoins autour des journalistes de presse écrite que s’est constitué le bassin de production de contenus. Plusieurs raisons peuvent être invoquées ici. Avec 37 quotidiens payants au sein de la Corporation Sun Media, l’activité de presse écrite emploie le plus gros contingent de journalistes dans les deux langues officielles. Par ailleurs, du fait de l’absence de réglementation particulière du marché de la presse écrite (cette dernière n’étant régie au Canada que par les lois sur la concurrence et la propriété), leurs conditions de pratique ne sont pas directement régies par un organisme réglementaire spécifique. Par ailleurs, la mise en place de l’agence QMI s’appuie sur une phase antérieure de rationalisation de la production journalistique et la mise en place progressive, au sein des journaux de la Corporation Sun Media, du programme ISO—Intégration, Syndication, Optimisation—qui correspond à une forme de convergence de la main- d’œuvre journalistique. Implanté d’abord pour les journaux anglophones du groupe au cours de l’année 2008, puis dans la nouvelle convention collective au Journal de Québec, le programme est censé permettre, là aussi, de maintenir la rentabilité de l’activité de presse écrite. Le programme ISO empêche le dédoublement de certaines tâches des rédactions du groupe en n’affectant qu’un seul journaliste du réseau à la couverture de certains événements sportifs, politiques, culturels ou économiques. Il laisserait donc libre les rédactions de concentrer leurs efforts sur des sujets spécialisés, l’information locale et les enquêtes de terrain. toutefois, la mise en place de ce programme de rationalisation 592 Canadian Journal of Communication, Vol 35 (4) a coïncidé avec la suppression de 600 postes—journalistes et autres—dans l’ensemble de la Corporation Sun Media en 2008 (Quebecor, 2009). Enfin, il prévoit la création de « pôles d’excellence » spécialisés pour différents « beats ». Au sein du programme, le seul journaliste du groupe envoyé pour couvrir un événement donné sera mobile (MoJo) : équipé d’une caméra miniature et d’un téléphone cellulaire intelligent, il lui sera demandé de produire des contenus écrits, des vidéos ainsi que des nouvelles de dernière heure pour l’ensemble des canaux de diffusion du groupe. Une tendance similaire est observable dans les secteurs de la télévision généraliste et spécialisée, davantage concentrés au Québec—du moins jusqu’au lancement de Sun tV, la chaîne anglophone d’information et de commentaire continus annoncée pour janvier 2011. Les journalistes ont également la possibilité de reprendre sujets et images en provenance de l’agence QMI, mais on observe aussi pour certaines émissions d’information une utilisation par le réseau tVA de sujets en provenance du Canal Argent ou du Canal Nouvelles comme stratégies de promotion croisée entre les différents canaux du groupe. Par ailleurs, en mai 2010, la direction du groupe a annoncé sa volonté de fusionner les différentes rédactions dans une logique et des objectifs similaires à ceux invoqués pour le secteur de la presse écrite. toutefois, le renouvellement de la convention collective de tVA obtenu en juillet 2010 ne prévoit pas de changement en matière d’organisation des rédactions (SCFP, 2010). Enfin, on doit noter que les réorganisations de la production dans les différentes filières ont rencontré de fortes résistances pour le secteur de la presse. Il aura fallu que Quebecor maintienne une pression constante—une année de lock-out—sur les journalistes du Journal de Québec pour que le programme ISO et la formation des journalistes en vue d’une pratique destinée à l’ensemble des plateformes de diffusion soient inscrits dans la nouvelle convention collective en 2008. Une stratégie de pression similaire est en cours pour le renouvellement de la convention collective échue du Journal de Montréal , alors que journalistes et employés sont eux en lock-out depuis janvier 2009. Ici aussi, les négociations portent sur des pertes d’emplois liées à la rationalisation de certaines activités administratives comme sur l’implantation du programme ISO au sein de la rédaction du Journal . Conclusion Les stratégies organisationnelles retenues par Quebecor Média en font le cas de convergence organisationnelle et journalistique le plus abouti tant au Québec qu’à l’échelle canadienne. Profitant de la faible taille relative du marché québécois et d’une configuration linguistique particulière, l’entreprise a pu devenir l’acteur le plus important dans le secteur de la culture, de l’information et des communications du Québec, détenant des positions stratégiques dans plusieurs secteurs, y compris la presse quotidienne et magazine, la télévision généraliste, la câblodistribution, la téléphonie, le service d’accès Internet et les services d’information et divertissement Web et mobile. Les stratégies de convergence journalistique—internes à chacune des filières puis multiplateformes—ont été implantées progressivement et se sont appuyées sur des politiques d’acquisition, de fusion et de croissance retenues par l’entreprise, marquées notamment par l’acquisition des journaux Sun Media puis du groupe Vidéotron au tournant des années 2000. Carbasse Concentration de la propriété et convergence journalistique 593

Il s’agit désormais pour l’entreprise de rationaliser la production journalistique et être capable de faire converger l’ensemble de ses contenus sur chacun de ses canaux de diffusion, à l’image des stratégies observées par bustamante (2004). Quebecor a donc visé, dès le milieu des années 1990, à accroître sa taille pour maximiser ses « pouvoirs de marché » (bouquillion, 2008) qui lui donnent des avantages concurrentiels indéniables, tant par la maîtrise des activités de production journalistique et culturelle que par celle des moyens de distribution. Le processus de convergence le plus abouti se trouve au niveau du journalisme de presse écrite. Si des échanges entre la filière presse et la filière télévision ont lieu, il n’est toutefois pas possible de parler d’intégration complète des filières, la séparation du travail y étant plus affirmée qu’au sein de chacune des filières de l’information. Notes 1. Nous ne souhaitons pas ici revenir sur la notion de convergence en tant que telle, mais observer ses manifestations dans le contexte de l’entreprise Quebecor. Pour une discussion plus approfondie de la convergence, voir George au sein de ce dossier. 2. Dailey, Demo et Spillman (2005) envisagent la convergence journalistique comme un continuum, qui va de la mise en commun de certaines ressources de façon ponctuelle à l’intégration totale de l’ensemble des activités journalistiques entre différents médias (voir le travail réalisé par bernier, 2008). 3. Les données auxquelles il est fait référence ici proviennent de différentes sources : les travaux réal - isés par le Centre d’études sur les médias (CEM, 2008), notre mémoire de maîtrise (Carbasse, 2009) ainsi qu’une monographie réalisée pour le Groupe de recherche interdisciplinaire sur l’information, la communication et la société (GRICIS) dans le cadre d’une recherche subventionnée par le CRSH (Carbasse, 2010).

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