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Charles TILLON

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ÉDITIONS OUEST- 13 rue du Breil, @ 1991, Edilarge S.A. - Éditions Ouest-France, Rennes Préface

LES FRANCS-TIREURS DE LA RÉSISTANCE

Voici une histoire de la Résistance qui ne ressemble à aucune autre - même si la première version de ce livre que Charles Tillon publia en 1962 en a esquissé certains des thèmes originaux. En effet, l'histoire de l'élaboration, de la mise au combat et du rôle dans la libération du pays de cette armée clandestine que furent les Francs-Tireurs et Partisans, les F.T.P., exigeait que prévale l'esprit critique sur un ensemble d'événements particuliè- rement complexes, tour à tour travestis, édulcorés ou passés sous silence pour les besoins de causes antagonistes. Il y fallait certes le recul, la multiplication des témoignages et des analyses, des ouvertures d'archives, mais surtout la reconquête par l'auteur, Charles Tillon, de sa propre liberté intérieure. En 1962, exclu depuis dix ans du Bureau politique du parti communiste, après le retentissant procès ourdi contre André Marty et lui-même, et remis à la base, il lui fallait remplir son devoir vis-à-vis des combattants qu'il avait dirigés, tout en s'ef- forçant de ne pas exprimer trop directement ses divergences avec l'histoire de la période, réécrite par le parti auquel il appartenait toujours. C'était le moyen pour lui d'affirmer sa fidélité à son passé, mais aussi de permettre l'accès des militants, et de bien des survivants eux-mêmes, à son livre. Ce fut une réussite, puisque fut rétablie la vérité sur quantité de faits d'armes, de personnalités de combattants hors pair. Tâche d'autant plus indispensable que bien des F.T.P., loin d'être honorés par le P.C.F., avaient été victimes de mises à l'écart, voire de diffamations et de procès politiques. Dix ans plus tard, la publication par Charles Tillon d'un Procès de Moscou à Paris, où il démontait les dessous de sa condamnation de 1952, et surtout celle d'On chantait rouge en 1977, où il racontait sa vie, de la révolte de la mer Noire en 1919 à son exclusion du P.C.F. en 1970, brisaient définitivement la chape de plomb des « secrets du parti », qui avaient interdit toute histoire véridique. Tillon entendait ne rien laisser dans l'ombre de ce qui s'était passé dans le mouvement communiste face à ce qu'il appelait « une des grandes faillites de l'humanité : la Seconde Guerre mondiale ». Les F. T. P., soldats sans uniforme de 1991 sont le fruit de ces longues et sévères reconsidérations et réévaluations. C'est un livre qui n'aurait pas été possible sans la destruction des tabous qui a fait le succès d'On chantait rouge. Il émane du même courage intellectuel et moral. Du courage politique au sens noble du mot.

Ce qui précède suffirait à expliquer pourquoi Charles Tillon dit « je » et écrit une histoire où il s'engage. Mais il existe deux raisons plus profondes à cette personnalisation du débat. La première, que je me sens obligé de dire à sa place, est que, quand on réfléchit au rôle qui a été le sien tout au long de ces années tragiques, on reste étonné du nombre de choix décisifs non seulement pour l'histoire des F.T.P., mais pour celle de la Résis- tance française, qui ont dépendu de sa volonté inébranlable, de son esprit de décision et de son intelligence stratégique. On ne voit personne qui ait pu, qui ait eu l'autorité de faire ces choix à sa place si le destin l'avait fait arrêter lors de son passage dans l'illégalité en 1939 ou tomber dans la grande rafle des dirigeants du P.C. de 1942. ^ ^ , .. La seconde raison est que Charles Tillon offre cette singularité d'incarner, comme son aîné Benoît Frachon, cette promotion ouvrière issue de la tradition révolutionnaire de notre pays qui s'exprima pleinement dans le communisme des années héroïques et se montra capable d'assumer les plus hautes responsabilités nationales. C'est en tant que tel qu'il avait accédé au Comité central du P.C.F. en 1932, puis au Bureau politique. Aussi, quand l'approbation au pacte germano-soviétique d'août 1939 ébranla dans ses sources l'attachement politique de tant de militants à un parti brusquement dépouillé de l'aura nationale que lui valait le Front populaire, c'est ce sens national de la base que Charles Tillon exprima dans son manifeste de Bordeaux du 17 juin 1940. Sans doute était-ce la première apparition au grand jour d'une divergence jusque-là souterraine, émiettée dans la mobilisation générale, bloquée par la répression déchaînée depuis la mise hors la loi du P.C.F., entre la base du parti demeurée dans sa masse anti-hitlérienne et une direction qui obéissait à la décision du Komintern, selon laquelle les communistes étaient partie prenante au pacte de non-agression Hitler-Staline. Mais c'est de cette divergence dans les tréfonds de notre peuple que s'est développée la volonté de résistance dont sont nés les F.T.P. Elle a dû s'affirmer, se concrétiser contre la politique de la direction du P.C.F. qui passait du pacifisme aux tentatives de faire reparaître L'Humanité à Paris, sous l'occupation nazie. Et le rôle de Charles Tillon dans cette prise de conscience a été capital. C'est la clef de ce livre, comme des malentendus qui ont si fortement vicié les relations entre les F.T.P. et les services de la France libre à Londres. Il était évidemment incompréhensible pour les hommes de l'entourage du général de Gaulle - et, à plus forte raison, pour les militaires qui avaient à connaître des F.T.P. en tant qu'organisation de combat-, que ceux-ci, loin d'être le bras armé d'un parti encore officiellement S.F.I.C., Section fran- çaise de l'Internationale communiste, à qui l'on pouvait supposer des arrière-pensées venues de Moscou, étaient d'abord et bien plus l'émanation patriotique, spontanée, le plus souvent autonome de la base. Raison pour laquelle, comme on le verra au fil de ce livre, les combattants des F.T.P. n'ont cessé d'être vus comme dangereux, sitôt qu'ils prenaient de l'importance par leur réussite, de la part de ce qui subsistait de l'appareil du P.C.F. Le parti décomptait les fusillés, mais redoutait que les survivants ne disent leur mot dans ses projets politiques. Si bien qu'il freinait des quatre fers la mise en exécution d'une directive arrachée par Tillon « de faire passer 10 % des membres du parti aux F.T.P. ». C'est ainsi qu'après la dissolution de la Ille Internationale, le 15 mai 1943, Tillon raconte que, lors de la réunion de la direction clandestine du P.C.F. qui suivit, « Duclos, en stalinien averti ne nous cache pas qu'une Internationale ne disparaît pas plus que son célèbre chant. C'est pour les communistes français un encou- ragement à se rassembler davantage pour aider les soldats sovié- tiques à détruire la Wehrmacht. Le secrétaire de l'Internationale, Molotov, fait savoir à ses subordonnés que rien n'est changé quant à ses pouvoirs de tutelle (...) Je ne manque pas d'exprimer mon soulagement en pensant que cette mesure facilite notre travail de faire passer 10% des membres du parti aux Comités F.T.P. ». Cela à un an du débarquement. Et Tillon se prend à espérer ce soutien accru de la direction, puisque désormais les besoins de Staline coïncident avec la levée en masse pour la libération de la France! Voilà le climat dans lequel il faut se replonger pour mesurer la responsabilité personnelle de Tillon. Il doit assurer l'élan des F.T.P., littéralement envers et contre tous. Londres méfiant ne leur envoie pas d'armes. Mais le P.C.F. s'efforce d'éloigner Tillon de la direction militaire de l'ancienne zone Sud (alors que celle-ci a disparu depuis l'occupation en novembre 1942 de tout le pays par la Wehrmacht) et l'on verra quelles embûches Tillon dut surmonter après le débarquement allié du 6 juin 1944, quand la question de l'insurrection nationale commença à se poser concrètement. Sur la question si capitale de l'obtention de l'ar- mement, quand la direction des F.T.P. décide d'envoyer un émissaire à Alger afin d'y alerter la classe politique sur la discrimination dont ils font l'objet, elle se heurte à Duclos qui dispose seul des moyens de communication avec Alger. Aucun émissaire des F.T.P. n'y partira jamais. Méfiance du stalinien face au peuple français en armes.

Tel est le fil conducteur qui traverse toute l'histoire des F.T.P. Sortis de l'Organisation spéciale qui refusait les consignes de non- agression découlant du pacte germano-soviétique, ils allaient se heurter aux consignes attentistes émanant de Londres. Tillon, d'instinct, avait retrouvé la tactique des guérillas, qu'il résume d'une formule lapidaire : « gouttes de mercure ou soldats de plomb ». La goutte de mercure, c'est la mobilité permanente qui frappe à dix contre un, pour se débander aussitôt parce qu'on n'est qu'un contre dix. Les militaires de métier préférèrent les grands rassemblements bien contrôlés qui conduisirent aux mas- sacres tragiques des Glières et du Vercors. On a une idée, à cette lumière, des obstacles de tous ordres qu'il fallut vaincre pour aboutir à cette unification militaire si ardemment souhaitée par ceux qui luttaient sans faiblesse sur le terrain et qui s'incarna dans les F.F.I. Tillon l'avait dit depuis le début : « Couper la Résistance en deux, ce serait risquer de la faire béquiller sur deux jambes. » C'est aussi à cette lumière que la conclusion de Charles Tillon prend toute sa valeur. Pour la libération de la France, « il fallait un grand mouvement, celui d'une Résistance regroupant la patrie en armes, encore que manquant d'armes, un événement national majeur de caractère nouveau ». Tel est bien l'objet de ce beau livre qui nous fait entrer de plain-pied dans une des épopées propres au xxe siècle. Pierre Daix

Pierre Daix est né en 1922. Il adhère au P.C.F. clandestin en 1939. Étudiant, il est un des organisateurs des manifestations d'étudiants du Il novembre 1940. En 1941, il est recruteur de l'O.S. (Organisation spéciale) chez les étudiants. Arrêté le 7 janvier 1942, il s'évade. Repris, il est livré aux nazis qui le remettent entre les mains de Français. En septembre 1942, il est condamné à 3 ans de prison. En mars 1944, il est déporté à Mauthausen. 1945, le retour. Charles Tillon, ministre de De Gaulle, le fait entrer au ministère de l'Air puis de l'Armement et de la Recons- truction, comme secrétaire politique. En 1974, Pierre Daix, en désaccord profond avec ses dirigeants, quitte le parti communiste.

Chapitre premier

LA FAILLITE DE 1940

« Le chef de l'État est en même temps le chef du Gouvernement. C'est l'État français. » PÉTAIN, 10 juillet 1940

La résistance à l'occupation allemande naît en France comme un défi à tous les malheurs capables de poignarder une nation. Va-t-elle sombrer sous le poids de la plus honteuse des défaites de son Histoire? Hitler, sous le regard du monde, a préparé le peuple allemand à nous l'imposer. Et la plupart des Français savent qu'au pays de Goethe, chaque couple de nouveaux mariés reçoit pour sa lune de miel un exemplaire de Mein Kampf On y lit : « L'ennemi mortel du peuple allemand est et reste la France... Une deuxième guerre viendra. Il faut auparavant bien isoler la France... » Les politiciens français au pouvoir ont couvert cette idéologie en fermant les yeux sur les pactes qui lient les dirigeants nazis et fascistes d'Allemagne, d'Italie, du Japon pour la prépara- tion d'une seconde guerre mondiale. Depuis 1936, des forces germano-italiennes se jouent la comédie de la non-intervention en Espagne et soutiennent Franco afin de détruire la République espagnole. En mars 1938, Hitler annexe l'Autriche (Anschluss). Le 28 septembre à Munich, la démocratie, en Tchécoslovaquie, est acculée par Chamberlain et Daladier à céder à son agresseur ses moyens de résistance, sa « ligne Maginot » des Sudètes, une armée alliée de la nôtre! Le 15 mars 1939, les troupes allemandes entrent à Prague. Le 22 mars 1939, elles enlèvent Memel à la Lituanie. Le 7 avril 1939, Mussolini s'empare de l'Albanie... Lâches devant tant de peuples subvertis, les gouvernants de Paris et de Londres acceptent chaque fois le fait accompli en sachant que leur défense s'en trouvera affaiblie! L'Occident est en état de se laisser vaincre. En France, son principal adversaire, les hommes d'un pouvoir taré par Munich, n'ignorait rien de toutes les faiblesses de notre défense nationale. Et le maréchal Keitel pourra dire au procès des criminels de Nuremberg : « Nous n'avions pas, en 1938, les moyens de forcer la ligne de fortification tchécoslovaque et nous n'avions pas de troupes sur la frontière occidentale. En aucun cas, nous n'aurions recouru à des opérations militaires. » Au début de 1939, tandis qu'ils poussent la Pologne à négocier avec Hitler et que celle-ci refuse toute aide soviétique, les gou- vernements français et anglais envoient à Moscou une délégation dont la mission réelle est de gagner du temps 1. Le maître de l'Allemagne, en proposant à l'U.R.S.S. un pacte de non-agression, n'a d'autre but que d'éviter de se voir engagé sur deux fronts. Au demeurant, l'Axe Berlin-Rome, en soutenant Franco et le fascisme espagnol, l'a aidé à murailler la France au sud. La politique dite de non-intervention nous a trahis. L'avantage stra- tégique appartient à Hitler. Il peut attaquer l'Ouest, tout en se réservant les moyens de se mesurer éventuellement avec l'Est 2. Cette situation offre aux deux dictateurs, Hitler et Staline, l'am- bition pour chacun de devenir maître de l'Europe. Mais, qui pouvait dire alors que Hitler avait commencé, dès 1938, à négocier un pacte de non-agression avec Staline? Celui-ci, comme le révèle

1. «Les missions anglo-françaises arrivèrent le 11 août... Elles proposaient que l'U.R.S.S. déclarât la guerre à l'Allemagne, si celle-ci attaquait la Pologne, alors que les gouvernements français et anglais approuvaient le gouvernement polonais de refuser aux Russes de pénétrer sur son territoire », Documents on British Foreign Policy, vol. VII, Londres, 1954. 2. Ce qu'il savait inévitable. les Secrets des archives américaines n'entendait pas entrer en guerre contre Hitler. La capitulation de Munich avait comblé ses desseins en même temps que les plans de Hitler. En juillet 1939, le Führer ne peut plus attendre : il envahit la Pologne. L'occasion est ainsi donnée à Staline de sortir de sa réserve. Cette position de Staline dans la situation politique et straté- gique aggrave le désarroi au sein des gouvernements français et anglais, alliés d'une Pologne qu'ils ont armée pour en défendre le régime condamnable issu du traité de Versailles. La stratégie militaire la plus élémentaire impose alors durement sa loi au gouvernement qui, en France depuis Munich, s'est laissé acculer à ne pouvoir déclarer la guerre, pour défendre la Pologne, qu'en enfermant ses divisions dans la ligne Maginot2.

Mon premier devoir de témoin est de rappeler comment je choisis alors ma route comme membre du Comité central, responsable de la région Paris-Nord du parti communiste et député d'Aubervil- liers, la ville dont Pierre Laval était maire. J'étais revenu, le 1 er mai 1939, d'Alicante où Franco m'avait retenu prisonnier avec les dix derniers mille combattants républicains que la France, P.C.F. compris, avait abandonnés à leur sort tragique. Ce drame me tenait déjà le cœur en berne en cet été 1939, durant lequel le franquisme condamnait au massacre les républicains vaincus 3. J'avais sursauté en lisant dans L'Humanité du 21 mai un article en « gras » inspiré sans doute par l'Internationale communiste : « Ou bien on conclura un accord aux conditions proposées par l'U.R.S.S. et on sauvera la paix... Ou bien on rendra la guerre mondiale inévitable. Mais cette guerre sera impérialiste. Dans cette guerre, ne comptez pas sur nous ou sachez que les commu- nistes la combattront de toutes leurs forces. » Maurice Thorez nous dit alors qu'il s'agissait là d'une pression normale contre ceux qui, en France, avec le ministre munichois Bonnet et le socialiste Marceau-Pivert, se voulaient « pacifistes » et abandonnaient la Pologne aux exigences de Hitler. A la Chambre, Gabriel Péri se fait, en tant que député commu- 1. Nerin Gun, Secrets des archives américaines, Albin Michel. 2. Ribbentrop avait dit à Staline : « Contre la France, nous pouvons mobiliser 300 000 hommes par classe, la France seulement 150 000. » 3. J'ai raconté, dans On chantait rouge, ce drame que j'ai vécu alors à Alicante aux côtés des derniers combattants républicains et comme prisonnier de Franco. niste, le porte-parole le plus incisif de la résistance anti-muni- choise. Les membres du P.C. pensent encore que le poids de l'Union soviétique servira à peser sur les événements parce que Hitler n'osera pas se laisser entraîner dans une guerre sur deux fronts à la fois. Au matin du 23 août 1939, en vacances moroses dans le Limousin, à l'affût des nouvelles, je suis surpris de voir L'Hu- manité faire état d'un discours datant de septembre 1936 où Thorez déclarait : « Il faut s'entendre avec quiconque offre une chance de paix, avec l'Italie comme il faut s'entendre avec l'Allemagne. » Mais au fait, que dit notre radio? Daladier adresse à la Pologne des conseils de modération. Et le soir même, patatras! Les mêmes ondes annoncent qu'un pacte de paix vient d'être signé entre Staline et Hitler! La guerre était déclarée vingt-trois ans après celle de 1914- 1918. Jeune ouvrier alors, j'en avais encore gardé le tocsin dans l'oreille. Le lendemain, je suis rappelé à Paris en tant que membre du Comité central. Dans les premiers jours de septembre, le groupe parlementaire communiste à la Chambre vote l'augmentation des crédits mili- taires et le soutien convenu envers la Pologne. Le 1er septembre, la Wehrmacht entre en Pologne '. Le 3 septembre, Londres et Paris déclaraient la guerre à l'Allemagne. Aussitôt, les diplomates alliés, se fiant aux normes de la stratégie, laissent partout entendre, tandis que Hitler pousse en Pologne avec le gros de ses forces, que les alliés de Pilsudski vont attaquer la Wehrmacht à l'ouest, en menaçant la Ruhr!... Mais non, c'est à l'est, en application du pacte Hitler-Staline, dès le 17 septembre 1939, que Staline fait avancer ses troupes en Pologne. Nos chefs militaires demeurent sans réaction alors que, sûr de sa « cinquième colonne » en France, Hitler n'a laissé que huit divisions d'activé et vingt-cinq de réserve en face de nos quatre- vingt-cinq divisions. Cette situation exige que, sans abandonner la ligne Maginot mais, au contraire, en s'appuyant sur elle, on prenne l'offensive pour aider la Pologne, en faveur de laquelle la France et l'An- gleterre ont tiré l'épée... Le maréchal Keitel pourra confirmer en 1946, au procès de Nuremberg, qu'il s'attendait en septembre 1939 à une vigoureuse offensive des Français : « Nous avons été surpris de voir la France ne pas attaquer

1. L'Union soviétique allait, en accord avec Hitler, annexer les États baltes de Lettonie et de l'Estonie. l'Allemagne pendant la campagne de Pologne. Nous n'avons pas compris que la France ne saisisse pas cette unique occasion, et cela nous confirma dans notre idée que les puissances occidentales ne voulaient pas la guerre contre nous 1. » A Paris, on est si loin de songer à une offensive qui mettrait l'Allemagne dans une situation dangereuse qu'il est même interdit à nos troupes de canonner la voie ferrée qui longe le Rhin de Bâle à Karslruhe!... Le parti communiste, qui refuse de condamner le pacte ger- mano-soviétique, a été dissous le 26 septembre en même temps que 620 syndicats et 675 groupements divers où ses adhérents militaient 2. En octobre, l'Internationale communiste déclare : « La guerre entre l'Allemagne et la France est condamnable en tant que guerre impérialiste. » Le soldat Thorez déserte et passe en Union soviétique. Benoît Frachon reste seul à Paris pour maintenir au parti un semblant d'appareil de liaison. Fin octobre, Duclos s'installe en Belgique pour demeurer au plus près des services de radio du Komintern. Comme député, âgé de plus de quarante-deux ans, je me trouvais non mobilisable et décidé à rester libre de mes mouve- ments. Dès le 25 août, j'abandonnais mon logement d'Aubervil- liers déjà surveillé par la police. Mal à l'aise comme un chien mouillé, je n'entendais ni devenir rebelle à mon pays, ni devenir un panicard en cavale. En septembre 1939, la France et l'Angleterre se trouvent seules en face d'une Allemagne fanatisée, enrichie des dépouilles de la « ligne Maginot » tchèque, et de tous ses coups de force. Mais les Français se croyaient à l'abri d'une invasion derrière leurs « remparts » Maginot, bourrés d'obusiers. Les chefs de notre Défense n'ont pas pour autant négligé de prévoir l'emploi offensif de grandes unités blindées (la France en possède trois. L'Allemagne, dix!). A cet effet, une Instruction générale, connue de l'ennemi depuis le 28 mai 1937, a mérité l'appréciation suivante du spécialiste allemand Eimannsberger, dans le Militârwochenblatt : « L'emploi tactique des chars dans cette instruction constitue une méconnaissance gigantesque des réalités. » Une drôle de guerre commence. Cette sorte de non- intervention contre l'ennemi durera huit mois, laissant à la Wehr- macht le temps de renforcer ses armements après la campagne 1. Keitel, Comment s'est joué notre destin, Hachette. 2. Chiffres officiels d'alors : 11 000 perquisitions ont eu lieu, 2 778 élus communistes ont été déchus de leur mandat. La presse communiste est suppri- mée. On comptera, au 7 mars 1939: 3 400 arrestations et internements, 3 000 sanctions prises contre des fonctionnaires. de Pologne. Un répit pendant lequel notre gouvernement en guerre contre Hitler se hâte, aux applaudissements de la Chambre, de former un corps expéditionnaire pour soutenir la Finlande agressée par Staline. Cependant que le général Weygand en Syrie concentre un corps expéditionnaire de cent cinquante mille hommes, impa- tient d'intervenir en direction de la mer Noire ou ailleurs... 1 .

C'est dire que Hitler peut, à discrétion, lancer sa Luftwaffe et ses divisions de Panzer sur les Pays-Bas, la Belgique. Et, le 10 mai 1940, évitant l'obstacle puissant de la ligne Maginot, ses armées foncent déjà à travers les Ardennes. Gamelin s'effondre 2. Les divisions françaises envoyées hâtivement en Belgique n'ont même pas le temps de prendre position. Interceptées et bousculées en plein mouvement, elles sont contraintes à un repli hasardeux... L'ennemi a mis à profit le déplacement vers le nord des meilleures unités françaises pour porter son coup le plus puissant à la charnière, là où s'arrête la ligne Maginot, à travers ces Ardennes que Pétain avait garanties imprenables. C'est le secteur du général Huntziger. Celui-ci n'a pas veillé à la défense de son flanc gauche... Sa liaison avec Corap (ge armée), coupée le 15 à 21 heures, ne sera pas rétablie. Il a laissé sans bouger les Panzers allemands opérer sur les arrières de son aile droite. L'ordre de Gamelin, donné dans la nuit du 13 au 14, lui prescrivant de monter une opération pour rejeter l'ennemi sur la Meuse au-delà de Sedan le laisse sans réaction. La dislocation de la charnière est consommée. Guderian peut se lancer vers la mer. Interrogé par un officier français du Service historique de l'armée, il déclarera plus tard que si la contre-attaque française s'était déclenchée à l'aube, elle aurait surpris la 1re Panzer dans une position difficile. Dans cette conjoncture, Paul Reynaud, le 16 mai 1940, n'a d'autre recours que Weygand... Le président du Conseil, « ayant confié l'armée à des mains sûres » et déclaré, après la percée de l'ennemi au sud de la Meuse : « Nos vaillantes troupes s'appliquent à colmater la poche », s'est mis à colmater son ministère en souhaitant, le 16 mai, y voir entrer le maréchal Pétain, ambas- sadeur à Madrid et ami du général Franco. « Allez! avait-il dit au général Pujo de son Cabinet militaire, et dites-lui qu'il aura le poste qu'il voudra. »

1. Le Livre blanc suédois, p. 119, Stockholm, 1947. 2. Claude Paillat, ibid. Le 24 mai, Paul Reynaud, devant le Sénat, avoue que « les ponts (minés) sur la Meuse n'avaient pas sauté (que) des fautes incroyables avaient été commises ». Il ajoutait, évoquant le chan- gement d'état-major : « Ce que je veux dire au Sénat, c'est que, sur le plan de la conduite de la guerre, il existe entre le maréchal Pétain, le général Weygand et moi-même une communion d'idées totale. » Au même moment, partout ou presque, nos troupes se battent dans un chaos suspect d'ordres et de contrordres, avec l'impression tragique, ici ou là, d'être abandonnées à l'impéritie ou à pire encore! Le 25 mai, les blindés allemands sont à Calais. Deux cent mille prisonniers sont capturés à Dunkerque, avec une masse énorme de matériel allié. Pourtant, le territoire français occupé est encore à cette date moins étendu qu'il ne l'avait été en 1914. Fuyant l'invasion, des centaines de milliers de femmes, de vieillards, d'enfants se pressent sur les routes, dans un désarroi effroyable sous le mitraillage d'aviateurs italiens et allemands. Le 10 juin, Paul Reynaud abandonne Paris et se dirige vers les Pyrénées, derrière lesquelles l'attend, goguenard, un Franco entre- metteur de Hitler et de Mussolini. Le moment est venu pour les résignés à la défaite de brûler leurs vaisseaux. Weygand généralissime, recuit de rancunes poli- tiques, lors de la réunion du Cabinet, à Cangey (Maine-et-Loire), presse les ministres de demander l'armistice, affirme que la Grande-Bretagne sera contrainte à signer la paix avant huit jours, puis, ultime argument qui devait servir à justifier la « drôle de guerre », jure que les « communistes » sont en train de prendre l'Elysée! « Nous ne pouvons laisser le pays aux communistes! »

Déconsidéré par le pacte germano-soviétique, le parti commu- niste s'est décomposé. Dès octobre 1939, Frachon 1, demeuré seul à Paris, dispose d'un secrétariat sans moyens. Les planques font défaut. Il me demande de partir à Bordeaux pour essayer de conserver des liaisons dans la région du Sud-Ouest, des Pyrénées à La Rochelle. Il attend des informations de Duclos. L'essentiel est de sauver des cadres restés fidèles à leur passé, mais politi- quement déboussolés. Je lui dis que, pour ma part, je n'agirais que selon mon jugement. Avant toute chose : conserver des liens avec la classe ouvrière. 1. Benoît Frachon, un des secrétaires de la C.G.T., dite apolitique, était aussi membre non proclamé du Bureau politique du P.C.F. A Bordeaux, j'étais connu de vieux amis du mouvement syn- dical. Comme moi, ils rejetaient le pacte germano-soviétique et estimaient que la guerre devait commencer vraiment si nous voulions vivre. Ainsi, des centaines de camarades ne démissionnent pas dans les dix départements dont j'ai pris la charge en octobre 1939. Ils attendent un signe, une explication, un mot d'ordre, une raison d'agir. Cette solidarité nous permet de faire face au fascisme hitlérien. Bordeaux surpeuplé de dizaines de milliers de fuyards n'est plus qu'un monstrueux capharnaüm. Le 15 juin, Paul Reynaud vient de s'en remettre à Pétain en jetant son fantôme de ministère et les élus des Chambres en chienlit sur les routes. La radio donne à croire que le président Herriot, suprême espoir, peut éviter que Pétain et Laval ne proclament dans Bordeaux leur allégeance aux vainqueurs. Notre petit secrétariat clandestin de trois communistes décide que j'écrirais, en tant que député, une lettre au président de la Chambre, demandant qu'il s'oppose à la capitulation, qu'il lance un appel à la Nation. La délégation auprès de la présidence comprend : Covelet, le cheminot Sabail, le Parisien Sautel et sa femme 1. Aussitôt menacée d'être arrêtée, la délégation réussit à échapper à la police. Un geste sans relief assurément, mais qui nous engage à réagir plus avant pour entraîner les camarades fidèles au devoir de ramer à contre-courant dans cette défaite dont tout Bordeaux s'englue. Le 16 juin, on dit que Pierre Laval et le maire Marquet travaillent au corps les députés et sénateurs, entassés dans les hôtels de la ville. Le 17 juin, à midi trente, Pétain annonce à la radio : « Français, Françaises, il faut cesser le combat entre soldats et dans l'hon- neur... Je fais don de ma personne à la France! » Soudain, dans le vieux moulin de Gradignan, je me retrouvais dans ma peau de révolté de 1919 à bord du Guichen, mais, cette fois, en charge de me sentir encore le député d'. J'imaginais la horde à croix gammée s'avançant vers Bordeaux, où je savais que Laval s'apprêtait à recevoir les vainqueurs afin de leur offrir un pouvoir autour d'un maréchal toujours fier de ses morts de Verdun. Je n'imaginais pas que j'étais, en même temps, en train de me détacher de la direction de ceux qui, comme Duclos et son

1. En 1941, Sautel sera fusillé ainsi que Sabail, dont la femme mourra en déportation (voir On chantait rouge, Laffont). appareil de Belgique, attendaient les consignes de Moscou. Je me mis à écrire, sur un bout de table, que je n'acceptais pas la trahison de Pétain et des siens. Je fis porter ma déclaration par Henri Souques, mon logeur, à Paulette Lacabe, qui tapait nos tracts dans Bordeaux. Elle en témoigne toujours. Celle-là allait être reproduite, sans attendre, en tract avec pour titre mon seul recours: APPEL AUX TRAVAILLEURS. Ce tract rédigé le 17 juin 1940, après la déclaration de Pétain à l'envahisseur, ne traduit que le sursaut d'un esprit de classe qui ne capitulera jamais. Et l'espérance que des élus de la Nation refusent aussi d'abandonner leur dignité. Ce dont je me sentais sûr en écrivant ces lignes, c'était que, pour moi, elles avaient valeur d'un serment.

L'APPEL DU 17 JUIN 1940

Les gouvernants bourgeois ont livré à Hitler et à Mussolini l'Espagne, l'Autriche, l'Albanie et la Tchécoslovaquie... Et main- tenant, ils livrent la France. Ils ont tout trahi. Après avoir livré les armées du Nord et de l'Est, après avoir livré Paris, ses usines, ses ouvriers, ils jugent pouvoir, avec le concours de Hitler, livrer le pays tout entier au fascisme. Mais le peuple français ne veut pas de l'esclavage, de la misère, du fascisme. Pas plus qu'il n'a voulu de la guerre des capitalistes. Il est le nombre : uni, il sera la force. * Pour l'arrestation immédiate des traîtres; * Pour un gouvernement populaire s'appuyant sur les masses, libérant les travailleurs, établissant la légalité du parti commu- niste, LUTTANT CONTRE LE FASCISME HITLÉRIEN et les 200familles, s'entendant avec l'U.R.S.S. pour une Paix équi- table, luttant pour l'indépendance nationale et prenant des mesures contre les organisations fascistes, Peuple des usines, des champs, des magasins et des bureaux, commerçants, artisans et intellectuels, soldats, marins, aviateurs encore sous les armes, UNISSEZ-VOUS DANS L'ACTION!

Cet appel, d'abord diffusé dans Bordeaux et sa région, est tiré à répétition par milliers d'exemplaires et envoyé dans les dépar- tements du Sud-Est, où je suis en relation avec des camarades partageant mes sentiments. Le 18 juin, il est répandu clandesti- nement dans les hôtels où résident des parlementaires. Et le jour où les Allemands entrent dans Bordeaux, les tenanciers des kiosques en glissent dans les journaux. Un exemplaire original existe au centre Jean-Moulin de Bordeaux. Pour ne pas douter du lendemain, il faut faire avant tout confiance à ceux qui nous feront confiance. Nous ne sommes sûrs dans le Bordelais que de quelques dizaines de communistes qui « militent » encore. Pourtant, la trahison proclamée et la lecture des tracts redonnent vigueur à d'anciens activistes, il en est qui s'en souviennent encore. Ainsi, d'anciens guérilleros espagnols vivant en France, avec les dockers du port, diffusent notre tract. L'Appel aux travailleurs, improvisé et diffusé sous le coup de la trahison ouverte de Pétain, le 17 juin 1940, nous laisse dans Bordeaux, capitale de la déroute, avec la responsabilité de ne pas l'oublier.

Le 21 juin, une délégation de trois femmes, qui fuient Paris, arrive par les chemins de l'exode et demande à me rencontrer. Danièle Casanova, que je connaissais, vient me dire, de la part de Frachon, qu'il a pris la route de Toulouse, en un mot, que ce qui subsiste du secrétariat du parti se replie. Je dois me tenir en condition de le remplacer s'il lui arrive de ne pouvoir assurer ses fonctions. Je remets à la délégation l'appel qui circule toujours. Elle l'approuve et quitte Bordeaux par le dernier car à destination de Toulouse. La coupure de la France en deux zones va devenir effective. Paris se voit consacré capitale de l'armée d'occupation.

Nous ne savons rien, naturellement, de ce qui se passe hors de Bordeaux. Nous ne savons qu'une chose : des Français nous livrent aux mains de Hitler et la police de Bordeaux continue sa chasse aux anciens du parti communiste dans tous les quartiers. Seuls ceux qui possèdent un solide poste de radio sont en mesure d'écouter Londres et bien peu de Français ont entendu, le 18 juin, le premier appel à ne pas désespérer du général de Gaulle, le jour du sombre anniversaire de la bataille de Waterloo : « La France a perdu la guerre... La guerre sera gagnée avec des Alliés capables de dominer la puissance de l'Axe 1. » La Résistance parle de Londres d'abord. Mais la question est posée aux Français d'espérer qu'ils

1. J'ai dit dans On chantait rouge, en 1977, comment et pourquoi je n'entendis que plus tard l'appel du Général qui, je l'ignorais aussi, avait quitté Bordeaux pour Londres le 17 juin. resteront français. C'est la question que me posent aussi mes plus proches amis. Coupé de la direction du P.C.F., je dois attendre un courrier de Frachon, qui a sûrement gardé la liaison avec Duclos, lui- même en relation avec Moscou. Par ma déclaration, je me sens le plus solitaire et le plus «libre» des membres d'un Comité central toujours enchaîné à la Ille Internationale. Ce qui compte pour l'heure, c'est ce que de Gaulle exprime dans ses déclarations (dont je n'ai pas entendu l'appel à la radio) : sa volonté de « remettre les Français dans la guerre ». Les Mémoires du Général nous laissent apprécier, à l'heure où il arrive à Londres, les difficultés de sa géante entreprise. Sou- venons-nous que le 16 juin 1940, le Général, en tant que secrétaire d'État à la Guerre dans le gouvernement, était allé à Londres pour rencontrer Churchill et lord Halifax. Après cette entrevue, il avait transmis à Paul Reynaud un projet de fusion de l'Angle- terre et de la France en un seul Etat (une seule Nation, un seul Cabinet). Mais Paul Reynaud démissionnait le même jour. De Gaulle, revenu à Bordeaux, en repartait le 17 juin pour Londres dans l'avion du général Spears 1. « Ce que je savais des hommes et des choses ne me laissait pas d'illusions sur les obstacles à surmonter. Il y aurait la puissance de l'ennemi, que seule pourrait briser une longue usure... Il y aurait les difficultés morales et matérielles qu'une lutte longue et acharnée comporterait forcément pour ceux qui auraient à la faire comme des parias et sans moyens. Il y aurait la montagne des objections, imputations, calomnies opposée aux combattants par les sceptiques, les peureux pour couvrir leur passivité. Il y aurait les entreprises dites " parallèles en fait rivales et oppo- sées, qui ne manqueraient pas de susciter parmi les Français leur passion de la dispute et que la politique et les services alliés utiliseraient, suivant la coutume, afin de disposer d'eux. Il y aurait, de la part de ceux qui visaient à la subversion, la volonté de dévoyer la Résistance nationale vers le chaos révolutionnaire d'où leur dictature sortirait. Il y aurait enfin, la tendance des grands Etats... 2. » De Gaulle avait raison, mais alors pourquoi cacher nos dis- putes?... La force de son appel avait rejoint la volonté de Churchill quand il disait que, « pour vaincre l'ennemi, il faudrait du sang et des larmes ». Et le jugement du Général à propos du parti 1. Léon Marchai, De Pétain à Laval, Beauchemin. 2. Mémoires de guerre. L'Appel, Club français du bibliophile, Plon. Décla- ration qui confirme celles faites au général Spears dans l'avion qui l'emmenait de Bordeaux à Londres, le 17 juin 1940. communiste était justifié par l'attitude à l'égard du pacte germano- soviétique de sa direction et alors que notre secrétaire général vivait auprès de l'Internationale comme la plupart des principaux dirigeants des partis communistes. Il importe pour tout ce qui va suivre de retenir que la ligne politique de l'entourage du général de Gaulle s'organisera selon ses vues qui tendaient à juger le communisme en tant que parti de la subversion. J'étais décidé à ne pas oublier que l'appel de De Gaulle dans les événements futurs sera la participation de la France à la guerre pour la reconquête de son territoire. Cette considération finale ne prend toute sa mesure qu'en se rapportant à juin 1940 et au texte désormais historique du Général appelant à le rejoindre. Dans cet appel, la préoccupation dominante de celui qui va créer la « France libre », c'est donc de refaire une armée. Il lui faut, à côté de son exécutif, rassembler, selon ses faibles moyens, des soldats pour « une guerre mondiale ». De Gaulle doit d'abord se faire reconnaître par Londres pour sa capacité à y rassembler ses partisans en mesure de le rejoindre. Mais que peuvent faire les communistes pour conserver leur parti : le seul outil entre leurs mains?

Une armée, déjà vaincue le 18 juin 1940, se bat toujours avec ce qui reste d'armes, de chefs et de soldats courageux alors que le général Weygand a déjà jugé curieusement son héritage : « La France de 1940, ce sera la Prusse de 1813. » Cette bataille de France a été récemment relatée minutieuse- ment dans un livre de Pierre Miquel 1 qui mérite d'être lu, ne serait-ce que parce que notre pays conserve toujours ses nids de Munichois. Revenons au 22 juin, le jour où le pouvoir de Pétain ordonne à nos armées de capituler. Hitler n'a t-il pas prédit qu'il trouvera à l'attendre des gouvernants à sa convenance? Le 24, les Allemands passent Angoulême, Agen, Grenoble. Le 27, ils sont à Bordeaux. Trois jours après l'occupation de la ville de l'ancien maire socialiste Marquet s'opère la transmission des menottes de toutes les polices pour accompagner la transmission des pouvoirs. L'ordre des vainqueurs s'installe en meublé. L'Etat, dont Paul Reynaud était dépositaire, se trouve confié à Pétain, admirateur du régime établi par Franco en Espagne, et je sais

1. La Seconde Guerre mondiale, Fayard, septembre 1986. ce qu'il en était... Sous le masque, la guerre perdue se dénude devant la soldatesque nazie, aux yeux d'une population qu'elle voue à l'aveulissement. En France (à Compiègne), Hitler, triomphant, va pouvoir esquisser un pas de danse devant son état-major. Dans Bordeaux, la hiérarchie mitrée de l'Eglise se serre autour de l'État sauvé, que la Rome papale garantit libéral. Des forces de maintien de l'ordre sont, assure-t-on, laissées au Maréchal, comme des mouches autour de son bâton. Les deux tiers du territoire sont livrés aux occupants arrivés au son des fifres. L'autre tiers reste confié aux valets à langage de souverains. Un arrangement « entre soldats et dans l'honneur », a dit Pétain. Le sacrifice étant consommé, il faut terminer à son usage le rituel des nobles trahisons. La larme à l'œil, le personnel de la défaite, encore mal trié, consacre une journée au « deuil national ». Les chuchotements civils sont couverts dans les cathédrales par un grand remuement de crosses, la dernière arme tolérée restant la hallebarde des « Suisses ». L'encens du Te Deum brûle au chant du Dies Irae. Les morts de 1914-1918 ont droit à la consolation des fleurs qu'on n'a pas osé offrir aux vainqueurs de l'an quarante. Il est recommandé aux réfugiés, jetés sur les routes par la « grande peur » et parfois errant encore, de cesser d'être ridicules. Quelle peur? Un généreux vainqueur veille sur les foyers. Pour Paris, aux trois quarts vide, l'occupant a tout prévu. Dix mille policiers sont maintenus aux ordres d'un préfet « poète », et d'un éclectique général allemand. Dix mille prostituées ont reçu à temps, pour leur part, l'ordre de demeurer dans la capitale des plaisirs promis aux soldats de la Wehrmacht. A Bordeaux, capitale pour mauvais coups, la radio ne verse plus que de la musique. Mais pourquoi cette insistance à repasser ainsi en ces jours noirs le Boléro de Ravel? Le disque préféré de « son ami le maréchal pour son ami von Stoher, ambassadeur d'Allemagne à Madrid » ! Cependant, un silence de prison entre dans les maisons. Tout semble fini de la « drôle de guerre »... Passons à tout ce qui commence

1. Il est entendu que tout ce qui s'écrit ici, et surtout pour ce qui est des appréciations des événements et des hommes après la Libération, ne saurait engager aucun ancien F.T.P. mais l'auteur seul.

Chapitre II

LE LEVAIN DANS LA PÂTE 1

« On ne réussira pas à faire croire que notre parti, fidèle à l'enseignement de Lénine, partisan de l'action de masse soit subitement devenu partisan de l'action individuelle... » , L'Humanité du 27 mars 1940

Le 25 juin, à Rethondes, les bradeurs de la République signent l'armistice dans le wagon de la victoire de 1918. Le 30 juin, plusieurs divisions de soldats français se battent encore en Basse- Alsace et dans les Vosges. En mer, le sous-marin français Rubis coule un navire ennemi...

1. Pour l'ethnologue Germaine Tillion : « L'armistice a provoqué un clivage presque instantané de toute la société française et ce clivage n'a épargné aucun milieu. Très vite, ensuite, ce noyau s'accroît, atteint des gens de plus en plus hétérogènes, puis s'intègre dans les cadres d'un mouvement ou d'un réseau, où le souci dominant sera celui de l'efficacité », Première Résistance en zone occupée (du côté du réseau « Musée de l'Homme-Hauet-Vildé »). Le gouvernement Pétain peut quitter Bordeaux pour installer son pouvoir dans les hôtels de Vichy. Dès le 10 juillet, la Chambre et le Sénat s'agenouillent en lui laissant le loisir de promulguer les décrets instituant le nouveau régime : « La Constitution de 1875 est abolie... Le chef de l'État est en même temps le chef du gouvernement. » La « collaboration » s'établit entre les forces d'occupation et les gérants de « l'État français »... Mais déjà, des actes de violence, spontanément, font signe à ceux-là que la démission désarme au nom de l'ennemi. Près de Rouen, le 17 juin, deux patriotes sont fusillés comme « Francs- Tireurs » (une stèle sur la route en témoigne); à Chagny (Saône- et-Loire), le gérant de la Société Durognon sabote ses cuves et ses postes distributeurs d'essence et de gasoil. En silence, beaucoup de ceux qui retournent à la vie civile font don de leur colère à l'avenir en emportant leurs armes ou ramassent celles qui tombent des mains des soldats prisonniers. Mais combien de mains fébriles se mettent à écrire pour en amener d'autres... C'est ainsi que le moindre refus fait graine au vent. On a oublié ces actes spontanés de milliers de Français dont l'Histoire a négligé de rechercher les noms dans la presse régionale. Les régions que l'occupant tient militairement séparent le pays en plusieurs zones et celle du Nord est vouée à être rattachée au grand Reich. Dans la masse populaire, deux courants d'opposition prennent naissance. L'un répond aux besoins d'une espérance secrète et silencieuse commune à ceux qui, dans toutes les classes, n'acceptent pas la trahison mais fourniront cependant une plate- forme à l'attentisme. L'autre concerne ceux qui ont nécessité de vivre de leur travail, mais qui pour un besoin de solidarité ne supportent pas le rabaissement du silence imposé et chez qui l'action trouvera son fondement. J'en suis témoin dans Bordeaux, le havre d'un million de naufragés pendant le plus grand raz de marée humain de notre histoire. Cette confusion dans le désarroi a dû faire circuler plus vite qu'ailleurs les nouvelles émises par la radio de Londres après l'appel, peu entendu, du général de Gaulle, le 18 juin. Commence aussi le rôle de la parole brassée à la vitesse du son qui place petit à petit celui qui l'écoute en face de sa propre identité. A Vichy, la collaboration fleurit en se faisant litière d'un marché noir ouvert à toutes les prostitutions. Mais la voix de Londres force l'attention en ramenant l'espérance. La Résistance est donc d'abord un parti pris avant de s'enraciner, de s'organiser pour durer utilement.

Dans la région, nous recevons le renfort de militants démobi- lisés. On essaye de rétablir des liaisons en toile d'araignée afin de maintenir secret l'outil avec lequel notre résistance s'exprimera. Nos amis, d'instinct, comprennent qu'un passé est mort et que tout ce qui se rapporte à l'accord silencieux entre les occupants et les pays des Soviets sent la friponnerie. Avant tout, il faut se garder de la répression que les collabos appellent avec des hur- lements de loups. Pour ma part, après une alerte dans Bordeaux, je retourne à l'ancien moulin de Gradignan quand on vient arrêter le camarade Souques. Je peux, de justesse, fuir dans le bois. Bientôt, Souques s'évadera des mains des gendarmes '. Hormis la reconstitution de nos liaisons, rien ne subsiste en mesure d'être alors utilisable parmi toutes ces organisations mul- tiples d'où des communistes tiraient le « travail de masse ». Partout où survit l'espérance, il faut se recroqueviller et s'in- venter une façon de se battre. Sans nouvelle, de Frachon, je reçois des informations de Paris par un cheminot. Les roulants disent que, dans la région parisienne, le P.C.F. publie L'Humanité et réclame que la Kommandantur lui rende ses municipalités comme un échange à valoir du respect du pacte germano-soviétique. Dans le Sud-Ouest, la chasse aux militants continue et nos consignes exigent la plus stricte clandestinité en tout. Il me paraît alors nécessaire d'énoncer une autre façon de se dire communiste sous l'Occupation, et de dire comment je vois les choses et les moyens de s'organiser. Je rédige donc, le 28 juillet 1940, une sorte de manifeste de vingt pages, avec pour titre : L'Ordre nouveau du Gouvernement de la 5e colonne, c'est le fascisme hitlérien!

Une terrible tragédie vient de se jouer, qui précipite les tra- vailleurs de France dans de nouvelles souffrances et de redoutables épreuves. Dans le désarroi et le bouleversement où la trahison de classe la plus formidable de son histoire l'a plongé, notre pays entière- 1. A Bordeaux, j'étais logé sous une fausse identité chez mes amis Covelet, dont je reparlerai souvent. La femme et le fils de Souques moururent en déportation. ment subjugué quoique partagé en deux zones (celle de la France occupée par Hitler, de la France occupée par le gouvernement de la 5e colonne) ne peut entendre qu'une seule voix qui traduise, à la mesure des aspirations de la Nation véritable, la vérité, la colère salvatrice contre les traîtres, les lâches et les bourreaux, mais aussi l'unité de pensée et d'action des masses laborieuses. Les organisateurs de la défaite n'entendent pas être jugés par le peuple. C'est pourquoi ils n'ont revendiqué de Hitler qu'un seul « honneur », celui d'être sous ses ordres, bourreaux de ceux qu'ils ont trahis. UN ARMISTICE?... NON, UN PACTE DE BOURREAUX... Aujourd'hui, après une guerre qui a couvert de tombes, de ruines la moitié de la France, et de misère le pays tout entier, nos plus riches départements sont occupés et vont être colonisés par Hitler. Les ministres (de Vichy) ont poussé l'ignominie jusqu'à lui livrer, pour être torturés et tués, les antifascistes d'Allemagne, d'Autriche, de Tchécoslovaquie, d'Espagne, communistes et socia- listes, démocrates, Juifs, catholiques réfugiés en France. Des soldats français prisonniers seront conservés comme main-d'œuvre gratuite. Travail forcé, discipline des camps, silence des prisons... Pas plus que le Munich de 1938, l'armistice de capitulation des Munichois de Bordeaux n'est la paix. L'armistice, s'il a mis fin aux hostilités entre la France et l'Allemagne, ne signifie pas la fin de la guerre, mais la mise à la disposition de Hitler du potentiel économique et militaire de la France, de ses possessions, afin que les « 200 familles » puissent encore agir, même en favorisant la guerre contre l'Angleterre en vue de l'agression dont ils rêvent contre l'U.R.S.S. pour bénéficier d'un nouveau partage du monde. Le fascisme peut être vaincu et il le sera. Travailleurs, employés, fonctionnaires, hommes, femmes, jeunes, ne vous laissez pas duper, diviser, ni dresser contre nos alliés des campagnes, défendez votre droit au travail et votre métier. Soyez unis pour défendre le droit syndical, contre les corporations fascistes, organisez-vous en masse dans les syndicats et défendez-les. Soyez solidaires des travailleurs coloniaux et immigrés contre le racisme infâme... NOTRE DEVOIR À TOUS EST DE NOUS UNIR POUR RECONQUÉRIR « NOTRE PATRIE », DE NOUS UNIR POUR LIBÉRER SON TERRITOIRE DE TOUS LES OPPRESSEURS ET EXPLOITEURS POUR EN CHASSER À LA FOIS LES CAPITALISTES COLLABORA- TEURS, LEUR TOURBE DE VALETS ET DE TRAÎTRES ET LES ENVA- HISSEURS! Vous tous qui aimez votre pays, en haïssant ses profiteurs et ses bourreaux, aidez le parti communiste, le véritable parti du peuple. Secondez ses efforts en tous lieux, partagez ses devoirs, démasquez les provocateurs et les mouchards, combattez contre la tyrannie, pour la liberté de la France. Je signe ce long manifeste qui cherche à répondre aux questions de l'heure au nom du parti communiste, dont je reste le délégué du Comité central depuis 1939 1. Il est ronéoté pour chaque département et peut servir à la discussion entre militants, de La Rochelle aux Landes, et être utilisé pour des tracts. La police est passée sous le contrôle de la Gestapo! Il faut affiner nos pratiques à raser les murs. S'inventer une nouvelle façon de respirer l'air du temps. De nombreux incidents révèlent déjà dans la région l'opposition de patriotes ulcérés. Ainsi, à Nérac, des aviateurs allemands sont attaqués et blessés à coups de revolver. Lorsque, près de Royan, le fort de Chay est occupé, des ouvriers de la construction navale travaillant à bord de torpilleurs en réparation appellent les équipages à appareiller pour fuir en même temps que le Massilia, qui doit tenter de transporter des parlementaires en Algérie. Un convoi se forme aussi pour partir en Angleterre. Le secrétaire des syndicats dissous, notre ami Leray, nous dit que ce sont des copains syndiqués qui ont reproduit l'appel du 17 juin et aidé à susciter cette volonté de résistance. Il donne des noms de marins comme le matelot du torpilleur Kerguelen, qui avec plusieurs autres ont demandé de ne pas livrer leurs navires : l'ennemi a fait feu contre eux. Le De Salles a été touché. Le Lansquenet a réussi à s'enfuir mais, gêné par la tempête, a mis le cap sur Casablanca. La région de Bordeaux est déclarée zone de guerre pour la préparation de l'attaque contre la Grande-Bretagne, et bientôt soumise aux bombardements des Anglais. Dans les quartiers quadrillés de la ville, la police arrête Jean Rieu, Clause Scipio, René Julien. Rieu sera condamné à une lourde peine 2. 1. Ce bulletin existe dans son édition originale aux archives de la Gironde ainsi qu'aux archives du centre Jean-Moulin de Bordeaux. Ce furent les cama- rades Louis Liard et la dactylo Paulette Lacabe qui en assumèrent le tirage après maintes difficultés éprouvées pour en assurer les moyens. Plusieurs tracts furent édités, reprenant le thème du bulletin qui fut tiré à 300 exemplaires pour les cadres et diffusé dans cinq départements dès les premières semaines de septembre 1940. 2. La Résistance en Gironde. Trois filles et vingt garçons. Témoignages Recherché par la police depuis la mobilisation, j'avais eu la chance de retrouver à Bordeaux des amitiés d'avant-guerre, nées des conflits ouvriers. Il fallait se planquer, tout planquer et toujours trouver des planques, sans faire de plans... Résister?... Ça deviendra une habitude. Je fréquentais Leray, la famille du tourneur Covelet, les Souques qui « blanchissaient le linge » au moulin, les Sabail, les Lahousse, l'imprimeur Louis Liard. Côté famille, mon beau-frère Beyer, démobilisé... La consigne : oublier la nature du régime hitlérien serait inexcusable. Eh bien, à Bordeaux, nous ne sommes que des froussards pour la direction du P.C.F. qui a reconstitué à Paris un appareil qui se veut légal et qui réclame depuis deux mois la parution de L'Humanité... 1. Au point que, près de deux mois après l'arrivée de l'ennemi, je reçois une déléguée du « secrétariat » qui m'informe que Fra- chon a rejoint Duclos à Paris où l'ambassade soviétique a la liaison directe avec Moscou. Elle me demande de lui indiquer l'endroit où je peux recevoir un militant que je connais. Je lui fournis un rendez-vous au milieu de champs de vigne et elle s'étonne que nous prenions, ma femme et moi, tant de précautions. « A Saint-Denis, me dit-elle, notre député distribue L'Huma. » On l'expédie et je me mets à lire quelques exemplaires, et d'abord le numéro du 13 juillet (je n'ai jamais oublié ce texte): «Les conversations amicales entre travailleurs parisiens et soldats alle- mands se multiplient. Nous en sommes heureux. Apprenons à nous connaître... Quand on leur dit qu'en 1923 les communistes se dressaient contre l'occupation de la Ruhr, on travaille à la fraternité franco-allemande. » La fraternité franco-allemande! Il y a donc à Paris, près de Duclos, des communistes en condition de collaborer avec les occupants? Un parti du pacte! Au service de l'ambassade...? Je ne suis pas au bout de mes surprises, ainsi, ce texte dit : « Doriot peut publier son journal antisoviétique et on ne peut pas publier L'Humanité librement... » recueillis par Michel Slitinsky, jeune étudiant résistant en 1942. Presse Saint- Hubert, 1968. 1. Les consignes de la IIIe Internationale, données à Duclos en octobre 1940, étaient les mêmes que pour la plupart des pays scandinaves ou la Belgique, où il s'était réfugié. Son travail : soutenir le pacte germano-soviétique! Je lis un Appel au peuple de France 1 daté du 15 août et constate qu'il reprend le langage de l'Internationale contre les « responsables de la guerre impérialiste », en l'accompagnant d'une dénonciation du gouvernement formé par Pétain le 13 juillet 1940. Aucune condamnation du fascisme hitlérien, mais la jus- tification de la politique de soutien au pacte Hitler-Staline contre la « guerre impérialiste ». Le tout demande aux occupants, comme à Vichy, « le rétablissement de la presse communiste » et, avant tout, de « remettre la France au travail ». Bientôt, je rencontre le délégué de Duclos que j'ai bien connu à ... Il me demande la liste et les adresses des camarades de ma région. Je le prie d'aller reprendre son train et lui remets notre manifeste du 28 juillet, en le prévenant que j'attendrais pour m'abonner à L'Humanité! Dans Bordeaux courent alors des bruits sinistres. Le 22 août, un jeune homme, Raoul Arnat, est arrêté et accusé d'avoir saboté un camion allemand. Le 23, un employé de la Trésorerie générale est accusé d'écouter et de « publiciter » la radio anglaise. Le 24, la Gestapo arrête aussi Luzenkarp Israël, pour avoir levé le poing et crié son hostilité au milieu des badauds à l'instant où les nazis hissaient le drapeau à croix gammée face à la gare Saint-Jean. Ce Juif polonais est fusillé deux jours plus tard. C'est le premier des 288 fusillés du camp de Souges de 1940 à 1944. Le deuxième sera Pierre Mourgues, un viticulteur : on n'a jamais su pourquoi il fut exécuté à l'âge de soixante-dix ans. A La Rochelle, la presse annonce le 4 septembre 1940 qu'« en exécution des instructions de M. Fourt, commissaire divisionnaire, chef de la 7e brigade de police criminelle à Bordeaux : MM. Veillon et Fages, inspecteurs de cette brigade, en collaboration avec la gendarmerie de La Rochelle, ont appréhendé le sieur Pierre Roche, né le 21 août 1921 à Courbevoie, chaudronnier, domicilié 74, Grande-Rue, Tasdon, La Rochelle, lequel a reconnu, après un interrogatoire serré, avoir coupé le câble allemand reliant cette localité à Royan ». Roche comparaît le lendemain de son arres- tation devant le tribunal correctionnel de La Rochelle qui le condamne à deux ans de prison. La justice militaire allemande le juge à son tour et le fusille, le 7 septembre au matin (La France de Bordeaux et du Sud-Ouest des 4 et 10 septembre 1940). Le journal du 6 octobre relate des faits et des peines semblables. Quels sont ces citoyens qui donnent l'exemple de leur 1. C'est ce tract Peuple de France, que Duclos venait de publier vers le 15 août, qui allait devenir, une fois remanié à la Libération, le fameux appel du 10 juillet 1940, alors qu'il n'attaquait que Vichy sans un mot contre l'occupant (pas plus que dans tous les numéros de L'Humanité de l'époque). de mon entrée effective dans le « secrétariat clandestin »), dans ma planque de Palaiseau, que Duclos et Frachon, qui vivaient encore dans Paris, ne circulaient que grâce à une camionnette appartenant au Secours national de Pétain, que leur procurait alors le camarade Jean Jérôme, ou mieux, un ferrailleur de Saint- Denis... Il faut savoir ne pas mélanger nos souvenirs. En fait, j'étais profondément choqué par la façon de procéder de Duclos. Il reprenait en main l'appareil, sans avoir cru nécessaire de revoir ceux qui composaient ce « secrétariat », au nom duquel il faisait accroire qu'il avait dirigé le parti en représentant du Comité central. La réception de Duclos, ce jour-là, est pour des retrouvailles de responsables, éprouvés et récupérables, une reprise de vie générale du parti, qui commence à s'emparer de l'avenir... J'arrive dans la salle de réunion. J'ai rendez-vous avec Camphin. Il m'informe des affaires à l'heure où l'insurrection, aux côtés des soldats de Leclerc, doit en finir en grande banlieue et dans Paris avec les occupants. Fabien, au même moment, participe à la terrible bataille pour la prise du Luxembourg, et Ouzoulias veille à la poursuite du nettoyage de la périphérie nord de Paris. Je recherche Frachon pour l'embrasser. Je vois Marcel Cachin, très entouré et déjà rendu à un rôle de doyen. J'avance vers le centre de cette réunion où j'aperçois Jacques Duclos, pressé d'admirateurs qui s'égayent de sa mimique de faiseur de tours. En me voyant, il élève la voix joyeusement, comme si nous nous étions quittés depuis peu. Il m'ouvre les bras: «Ah! Charles », dit-il en me donnant une tape sur l'épaule. Autant de mouvements qui masquent le regard de l'embrasseur. Mais, déjà, le patelin court de jambes tend la main à mon suivant que je ne connais pas. Je m'étais promis de ne pas dire un mot ce jour-là... Eh bien, il faut me croire, jamais il ne me fut possible d'évoquer, avec cet homme à peau d'anguille, le temps de notre vie clan- destine. Je sais gré à Auguste Lecœur de nous avoir donné l'exemple de ses façons de diriger les hommes et de prendre ses responsabilités en publiant1 la lettre que Duclos lui a adressée, le 23 août 1944, dans Paris encore insurgé : « Bien reçu ta lettre hier soir et les matériaux joints. L'Huma est magnifique... C'est un véritable numéro d'appel à l'Insurrec- tion. Ce soir est bien... qui s'en occupe?... On a dit que le C.N.R. et le C.P.L. avaient décrété l'insurrection dans Paris le 19 et que hier, 22, les Allemands étaient battus? J'envoie un papier pour

1. Auguste Lecœur, Le Partisan, Flammarion, 1963. Extrait de la lettre de Duclos. L'Huma mais évidemment, si Paris était libéré, le problème devrait se poser un peu différemment... Je pense que tu as la liaison avec Allais (Tillon), il faudrait que tu saches où le trouver quand le moment de manifester va venir avec de Gaulle qui prépare sa rentrée, car il faudra qu'il soit avec le grand-père (Cachin), et Cogniot (rédacteur en chef de L'Humanite), Joseph (Frachon) et moi (Duclos)... Il faudra dire aux militants que, dans les manifestations, il faudra crier : " Vive la République ", " Vive de Gaulle " et de temps en temps : " Vive les dirigeants du parti. " Tu sais donc de quoi il s'agit. » Ce matin-là, avant de quitter la réception des communistes, je retrouvais quelques vieux amis. J'étais attendu dans une rue proche où nous allions décider d'installer un siège provisoire pour faire connaissance et consulter des cadres supérieurs des F.T.P. arrivant de province. Je savais par le général Dassault que de Gaulle avait décidé de dissoudre, pour le 29 août, tous les organismes de commandement et les états-majors des F.F.I. existant à Paris. Leurs attributions seront exercées par le gouverneur de Paris. Nous devions donc déjà créer une association qui continue à s'occuper des intérêts des F.T.P. engagés dans l'armée, qui allaient soit devenir des « anciens combattants », soit continuer la guerre. Cet immeuble était l'ex-siège de la Légion des volontaires français (L.V.F.), créée par Pétain '. Le lendemain, le C.M.N. devait s'y réunir. J'allais aussi embrasser Fabien à Aubervilliers, non pour y rappeler mon titre de député, mais pour revendiquer que la mairie soit rendue de droit à ses électeurs. Laval n'avait pu « l'emporter à la semelle de ses chaussures ». J'étais consterné par les infor- mations que m'apportaient des militants qui arrivaient d'Alger où ils avaient travaillé dans les services du parti, dont un ancien marin de , qui me remit des brochures éditées là-bas. L'une d'elles contenait un discours prononcé par Etienne Fajon, membre du Comité central, arrêté en 1939 en France, comme député, à la suite de sa défense, devant la Chambre, du pacte Hitler-Staline. A Alger, il s'agissait de rendre un Hommage au Paris de la Commune et de la Résistance, dressé contre l'ennemi et la trahison. Son discours était présenté ainsi : « Aux armes,

1. Situé au 19 de la rue Saint-Georges, il fut bientôt occupé par les services les plus divers du Front national, y compris le commerce de disques, organisé par un nommé Jean Jérôme, trésorier clandestin du P.C.F. de 1939, qui avait, sans perdre un jour, recouvré toutes ses autres fonctions hors commerce et ses liaisons de 1939-1940.