Association des Lauréats de la Fondation Nationale Entreprise et Performance LA LETTRE N°68 – septembre 2013

. TRIBUNE LIBRE .

Découvrir l’Inde : A chacun son guide …

Jean-François Cuvier (MP 1975)

Partir à la découverte de l’Inde est pour ceux qui se lancent dans ce projet, une gageure. En effet quelle Inde veut-on découvrir ? Pour certains ce sera celle que leur a révélée Jules Verne et son héros Phileas Fogg, pour d’autres ce sera le monde de Rudyard Kipling, ou celui de Rabindranath Tagore, tous deux Prix Nobel de littérature. Pour certains, le guide s’appellera , voire Indira Gandhi. La liste des démiurges pourrait être longue, pertinente ou impertinente : un film de Satyajit Ray, ou de Bollywood, une vue du Taj Mahal, un reportage sur Varanasi (Bénarès).

J’ai effectué 5 voyages en Inde, le premier en 1976 et le dernier en 2013, pourtant je ne connais que peu de choses du sous-continent : quelques villages, quelques temples, quelques palais, mais j’ai surtout rencontré des Indiens dans les villages du grâce à un homme extraordinaire, Father Ceyrac, comme on l’appelait ici, qui est décédé il y a un an, le 30 mai 2012 à l’âge de 98 ans. Mais pour commencer, je voudrais parler d’un autre guide qui a entrepris en 1961 un voyage en Inde avec sa femme Elsa Morante et leur ami Pier Paolo Pasolini, tout le monde a reconnu Alberto Moravia. De ce voyage, sont nés deux livres qui se complètent : L’Odeur de L’Inde de Pasolini et Une certaine Idée de l’Inde de Moravia.

Father Ceyrac

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Alberto Moravia

Dans son livre, concis (120 pages), Moravia décrit ses visites et en profite pour faire des digressions sur la religion, le paysan et sa famille, les bûchers de Bénarès, Nehru l’intellectuel, …, la pauvreté, Tanjore, Colonialisme et symbiose, l’impureté, le scandale de Khajuraho. L’énoncé des chapitres montre un éclectisme et une variété des problématiques qui interpellent toujours le voyageur qui découvre l’Inde, même si le contexte a bien changé entre l’Inde rurale de 1961 et celle d’aujourd’hui qui s’urbanise rapidement avec des mégapoles tentaculaires.

Dans le premier chapitre, parfois déroutant, il affirme que l’Inde c’est la religion, contrairement à l’Europe, « ce continent où l’homme est convaincu qu’il existe réellement ; où le passé s’appelle l’Histoire ; où l’on préfère l’action à la contemplation ». En aucun cas il ne faut confondre les nombreuses religions de l’Inde, bouddhisme, hindouisme, jaïnisme, islam avec la religion. « L’Inde est le pays de la religion comme situation existentielle ». Voilà pourquoi un européen ne peut que se sentir perdu, sans repères en Inde, voilà pourquoi on ne peut comprendre l’Inde sans y aller pour sentir l’odeur des rues de Bénarès, pour contempler les « sublimes tours des temples du sud, à Tanjore, à Madura, à Kumbakonam, ces tours qu’on appelle gopuram … », pour deviner « le symbole phallique gardé dans les salles des temples, stylisé sous la forme d’une énorme pierre noire ».

Les bûchers de Bénarès lui permettent de distinguer le rapport à la mort en Europe et Inde. Ainsi « en Europe, la terreur de la mort a suscité la plus vive aspiration à l’immortalité civile et spirituelle ; tandis qu’en Inde la terreur de la vie …suscite au contraire un désir d’anéantissement, à travers l’ascèse, pour atteindre le Nirvana ». Ici la mort est partout présente, mais « cette présence n’a rien de terrifiant, comme c’est le cas en Europe. Elle est ici acceptable, aimable, désirable ». On ne peut parler du sentiment de mort en Inde sans évoquer Bénarès, car « la mort c’est la nuit qu’il faut la voir, au moment où Bénarès se réduit à l’essentiel, les bûchers qui çà et là rougeoient dans l’obscurité ». Les proches regardent tranquillement le feu dans lequel brûle leur défunt et ceci nous amène à comprendre que « leur indifférence stoïque n’est pas insensibilité, ni froideur, mais la conséquence d’une religion qui considère la mort comme un simple changement d’habit ou de dépouille ». Ici « la mort est légère, simple, philosophique et sans importance … (mais) l’opération religieuse et psychologique ayant permis cette transformation a coûté – et coûte encore – un prix élevé d’inadaptation à la vie sociale, pratique et politique ».

Dans le chapitre consacré à Nehru, Moravia se félicite qu’ « un véritable intellectuel, indemne de toute contamination démagogique et irrationnelle, au terme d’une longue lutte, menée principalement avec ce moyen propre à l’homme d’esprit qu’est la persuasion, (ait) accédé au pouvoir suprême dans un grand pays ». Pour lui, Nehru, « l’intellectuel, le libéral et l’introspectif …est enclin au compromis, … (non parce qu’il) lui manque l’énergie autoritaire nécessaire dans un pays comme l’Inde, (qui) n’a connu que le pouvoir despotique, (mais parce qu’il) s’inscrit dans une tradition philosophique très ancienne qui commence avec le Bouddha et se prolonge jusqu’à Gandhi ». Pour lui l’Inde, dix ans après son indépendance « se trouve dans une situation comparable à celle de l’Italie dix ans après qu’elle eut réalisé son unité… (elle) doit faire face à une multitude de problèmes économiques et sociaux ». La différence se situe dans le contexte, d’une part l’Europe libérale du XIX° siècle, d’autre part l’Asie socialiste du XX° siècle. Le socialisme indien de Nehru, issu d’une famille brahmane, doit « puiser dans la sagesse archaïque des légendaires Indo-Aryens, autrement dit dans le brahmanisme ». Moravia a eu deux entretiens avec Nehru, mais pour lui ce qui compta, « bien plus que le contenu,… ce fut le rapport direct avec la personne du Premier Ministre… la véritable personnalité de Nehru ne pouvait se révéler dans les choses qu’il me disait, mais par sa seule présence et par le magnétisme particulier de cette présence ». Nous devrons donc chercher dans d’autres sources les raisons qui ont poussé Nehru : - à rompre en 1956 le pacte passé avec les princes rajputs qui apportaient leurs territoires pour constituer l’Union fédérale, en supprimant la fonction de Rajpramukh pourtant inscrite dans la Constitution, - à garder secrètes les incursions chinoises sur le territoire indien à partir de 1954, et à ignorer en 1960 les conseils des chefs des armées qui insistaient pour renforcer les troupes sur la frontière nord, en modernisant leurs équipements, ce qui a conduit à la déroute d’octobre 1962 dans le conflit sino indien, à la perte de l’Aksai Chin au Cachemire, mais surtout à la démoralisation du pays qui s’est senti humilié par la défaite, - à laisser le Parti du Congrès se faire gangréner par la corruption et le népotisme….

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Jinnah, le chef des musulmans a commencé à avoir des dissensions avec Gandhi, chef des factions brahmaniques, dès 1938, Jinnah et la ligue musulmane prônant fermement la partition, alors que le Congrès, approuvant Gandhi soutenait la thèse de l’unité. Le Gouvernement intérimaire établi en 1946, sous la présidence de Nehru, comme prélude à l’indépendance n’amena qu’une plus grande confusion. Aussi le gouvernement travailliste délégua Lord Mountbatten en qualité de vice-roi avec des instructions pour un règlement définitif. Il fut rapidement convaincu que partition était inévitable du fait de la position inflexible de Jinnah. Il convainquit également les Princes à adhérer à l’Union, condition indispensable à la viabilité, du nouvel Etat. Mais il ignorait que Jinnah était gravement malade et sa décision aurait, peut-être été différente s’il avait su que Jinnah n’avait plus que quelques mois à vivre.

Moravia nous apprend que Jinnah avait perdu sa première femme avant de la connaître et que son second mariage fut de courte durée, car son épouse le quitta peu après avoir mis au monde un enfant et décéda avant que Jinnah ait pu entreprendre une tentative de réconciliation. Ceci influa sur sa personnalité, il devint solitaire, dur, amer, irritable et surtout « intransigeant », et adopta une position inflexible qui conduisit à la création du Pakistan, pays impraticable avec une partie à l’ouest de l’Inde et l’autre à l’est, distantes de milliers de kilomètres, ce qui conduisit rapidement à l’indépendance du Pakistan oriental qui prit le nom de Bengladesh. A la mort de Jinnah Nehru déclara « comment pouvons-nous le juger ? J'ai souvent été très en colère contre lui dans les dernières années. Mais je n'ai maintenant plus d'amertume envers lui, uniquement une grande tristesse pour tout ce qui a été fait… Il a réussi sa quête et a remporté son objectif mais à quel prix et avec quelles différences par rapport à ce qu'il avait imaginé». Ainsi le décès de la femme de Jinnah serait le battement d’ailes de papillon qui conduisit à déplacer des millions d’êtres humains qui passèrent du « statut de citoyens actifs et sédentaires à celui de vagabonds misérables », sans compter les millions de morts car « la fureur religieuse se doubla de haines raciales, sociales et sexistes, surtout au Bengale, où les intouchables (généralement musulmans) étaient les plus nombreux ». Ce bilan lamentable ne conduisit même pas à satisfaire les objectifs des nationalistes, puisque sur « les quatre- vingt-dix millions de musulmans, cinquante seulement se regroupèrent à l’intérieur des frontières du nouvel Etat ; les quarante millions restants vivent encore en Inde ».

Dans un bref chapitre intitulé « Colonialisme et symbiose », Moravia analyse à partir de la vue de Cochin, ville du Kerala, qui fut successivement un comptoir des Portugais, des Hollandais, des Anglais, mais qui a surtout été marquée par les Hollandais, comme Pondichéry a été marquée par les Français. Selon lui, si le terme de colonialisme convient parfaitement pour les tentatives des Portugais, des Français ou des Hollandais, il faut inventer un autre mot pour parler du colonialisme anglais car celui-ci « a quelque chose d’irrationnel, d’extravagant, d’excessif et, par conséquent, de très dur, de très cruel et punitif. Tandis que les premiers ne cherchaient que leur profit et le faisaient ouvertement et sans vergogne, les Anglais, eux, éprouvèrent dès le début le besoin de se dissimuler et d’apporter des justifications morales à leurs intérêts ». Il propose le mot symbiose, « association entre deux animaux très différents, qui vivent ensemble en étroite communion et qui, dans le meilleur des cas, tirent réciproquement avantage de la situation ». Les Anglais ont clairement transformé, en un siècle et demi, l’Inde : « fondation des trois villes principales – Bombay, Calcutta et Madras –,…, adoption de la langue anglaise par la classe dirigeante, généralisation du style victorien, appareil judiciaire, démocratie parlementaire… Quant aux transformations que l’Inde a produites en Angleterre, elles sont avant tout de nature politique et psychologique». Selon lui ceci s’explique par l’histoire de l’Inde qui serait une suite de symbioses réussies : « mythique migration des Aryens (qui) engendra la civilisation indienne classique…, l’invasion et l’occupation islamiques, durant huit siècles (qui) donna naissance à la civilisation indo-islamique ».

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Compte-tenu de la brièveté du livre de Moravia, le mieux est de lire in extenso Une certaine Idée de l’Inde et j’espère que ce bref aperçu, vous en a donné l’envie.

Né en Corrèze en 1914, Pierre Ceyrac a 23 ans quand il quitte la France pour l’Inde pour devenir missionnaire jésuite. Avant de partir, il a souhaité rencontrer le père de Lubac qui le reçoit en présence de Jean Daniélou et Jules Montchanin, deux pères qui ont marqué l’histoire de l’Eglise et qui connaissent parfaitement les religions indiennes. Il découvre ce pays gouverné par les anglais et les maharajahs et participe à toutes les phases de la construction indienne : indépendance, modernisation sous l’impulsion de Nehru, conquêtes sociales des « intouchables ». Il apprend le tamoul et le sanscrit à l’université de Madras, devenant le premier diplômé européen dans ces disciplines.

Pendant la guerre 39-45, il est au nord de l’Inde, dans l’Himalaya et étudie de 1941 à 1945 la théologie à Kurseong, petite ville située à une trentaine de kilomètres de Darjeeling et il y poursuit son apprentissage du sanscrit à travers les textes sacrés des Upanishads et des Vedas. A l’issue de ses études, l’idée de « monter au Tibet » se concrétise avec deux camarades jésuites, un Colombien, Denis Arango et un Suisse, Paul Haefeli. En 1946, une telle expédition est une réelle performance et leur reportage sera publié en 1947 dans la revue des missionnaires jésuites, Missi, sous le titre « Au Tibet pays interdit », mais l’expédition a ses limites, ils ne parviendront pas à Lhassa car la police tibétaine les a arrêtés à mi- chemin et refoulés. Il a toujours gardé un souvenir ému de cette escapade et aimait par la suite la raconter à ses visiteurs.

Pierre Ceyrac a connu les figures tutélaires de l’Inde du XXème siécle : Gandhi, Nehru, Mère Teresa, mais aussi le Dalai Lama. En 1947, il est introduit auprès du « mahatma » Gandhi, âgé de près de soixante-dix-huit ans, qui marchait courbé sur une canne mais dont émanait selon ses termes « la spiritualité de l’Inde ». Il vit ce que les indiens appellent le darsham de Gandhi, la vision de Gandhi qui confère à celui qui l’a reçu un statut quasi divin…Quand l’Inde accédera à l’indépendance, le 15 août 1947, Gandhi se taira et hostile à la partition de l’Inde, passera cette journée dans le jeûne et la prière, la suite lui donnera raison car c’est à partir de ce jour que commencent des années de luttes entre l’Inde et le Pakistan.

Il n’est pas en Inde, lors de l’assassinat de Gandhi à New Delhi le 30 janvier 1948, car il est revenu en France où il retrouve sa famille, à l’exception de son père, décédé quelques semaines avant qu’il ne prenne le bateau à Madras. A son retour en Inde, des statues de Gandhi se dressent partout mais personne ne met en application ses idées : il souhaitait « l’Inde du rouet » et l’Inde des années cinquante rêve de modernité. Après le mahatma « la grande âme », voici le pandit, « l’homme du savoir ». Nehru était un brahmane du Cachemire, dont le père était fortuné et célèbre, et par son éducation anglicane il était davantage de culture occidentale qu’indienne. Nehru veut transformer l’Inde en profondeur, fonder un Etat indépendant, combattre la pauvreté et éviter l’éclatement de la nation en une mosaïque de communautés (ce qu’aujourd‘hui on appelle le « communitarisme » en le vantant sans voir les risques qu’il porte). En s’inspirant du modèle soviétique, il lance un grand programme d’industrialisation et une politique d’aménagement rural pour désenclaver les six cent mille villages indiens où vivent alors plus de 80% de la population.

A son retour en Inde, après un poste d’aumônier de collège à Trichy, Father Ceyrac est nommé, au prestigieux Loyola College de Madras () aumônier général des étudiants de l’Inde et prend la tête du mouvement des étudiants, All India Catholic University Federation (Aicuf). Il se lance immédiatement, sous le regard goguenard de ses collègues plus âgés, dans l’organisation d’un congrès national prévu quatre mois plus tard. Le succès est au rendez-vous : plus de trois mille « congressistes » arrivent, ils entendent Father Ceyrac les pousser à « prendre (leurs) responsabilités, à participer à la

4 construction de cette Inde nouvelle ». Le congrès s’achève par un défilé joyeux dans les rues de Madras au rythme d’une fanfare… Les étudiants catholiques indiens ont trouvé leur guide, ils ne seront pas les seuls… C’est le temps de l’action, il enrôle ces jeunes étudiants indiens, dont nombre viennent de familles riches et éduquées, sur des chantiers de travail. Ils se mettent à construire des routes, des maisons, des dispensaires, ils donnent le coup de main aux champs, instruisent les enfants, ils travaillent dans les villages, dans les bidonvilles. Ils aménagent un terrain donné par le maire de Madras, à Tondiarpet, pour installer dans des conditions décentes cinquante familles issues du sud de l’Inde et qui ont échoué sur les trottoirs de la capitale du Tamil Nadu, dans les années 80, ce seront quinze à vingt mille personnes de toutes religions qui habiteront ce lieu… Le 31 décembre 1958 pour le 3ème congrès de l’Aicuf à Bombay, il invite son ami l’abbé Pierre qui parle aux jeunes des Indiens mais s’adresse aux jeunes de tous les continents « si vous savez tout sans savoir ce qu’est la misère de ceux qui souffrent, vous serez – avec toutes vos connaissances – des chefs désastreux pour demain ».

Au cours des années 50/60, Father Ceyrac participe lui-même à ces chantiers et il sillonne l’Inde, à moto, en train, au volant de sa camionnette 403 grise pour constituer ces réseaux d’étudiants, mais aussi visiter les gares, les hôpitaux, où se croisent les diverses populations de l’Inde, et notamment les intouchables, ces qui lui inspirent une saine colère « Quand des hommes, des femmes, des enfants sont méprisés à cause de leur naissance, il faut se mettre en colère ». Il est conscient des limites de l’Eglise qui est riche, grâce à l’argent venu de Rome, et dont les évêques bien nourris paradent dans de beaux vêtements aux côtés d’un Nehru sobrement vêtu de sa célèbre tunique blanche. Il s’indigne que l’Eglise ne remette pas en cause le système des castes, alors que la grande majorité des chrétiens sont des intouchables. Alors il rappelle aux milliers d’étudiants qui deviendront médecins, ingénieurs, professeurs, voire ministres que « nous ne pouvons pas rester sans bouger face à la tragédie de ces milliers de personnes de notre peuple. … Sans eux il n’y aurait pas de vie universitaire et pas d’ambitions intellectuelles, pas de papier pour nos livres et pas d’électricité pour nos nuits d’études… ».

A partir de 1960, il profite de la possibilité d’effectuer des allers-retours en France pour donner des conférences dans les grandes écoles françaises et convaincre de jeunes étudiants français à venir passer quelques semaines en été en Inde pour donner un coup de main sur les chantiers. En effet « on peut avoir fait Polytechnique et ne pas savoir bâtir un mur. Vous devez vous mettre à l’écoute des maçons de l’Inde. Ils ont construit le Taj Mahal, vous savez… ». Ce sont maintenant des centaines d’étudiants français qui vont trouver un guide pour l’Inde, mais surtout pour leur vie. Ils viennent généralement en groupe et sont issus pour l’essentiel des collèges jésuites ou des grandes écoles, et pour la plupart deviendront des personnes d’influence…

En 1967, il démissionne de ses fonctions d’aumônier national de l’Inde, pour redevenir un missionnaire. Il reste en charge du travail social au sein de l’Aicuf, et est élu Président du Service Civil international de l’Inde. Or en 1967 une grande famine dévaste l’Etat du Bihar. L’idée lui vient d’aider au développement d’un village du sud de l’Inde, autour d’une ferme-pilote installée sur une terre aride, ce sera la ferme « Ameidhi » - mot qui signifie paix en tamoul – de Manamadurai qui deviendra une oasis que beaucoup voudront imiter. Ce sera l’occasion d’appliquer les enseignements et les expériences qu’il a tirées de ses années d’aumônier national : les employés touchent un salaire supérieur au minimum gouvernemental, l’écart homme-femme est rétréci, un compte d’épargne est ouvert pour chacun, pour éviter la spirale de l’endettement à l’occasion du mariage… La ferme est déficitaire, mais ce n’est pas une ferme de colons, c’est une ferme de développement qui doit redonner fierté et dignité à des êtres brisés par la pauvreté et les dons venus de France aideront à la survie de la ferme. Chaque année des groupes d’une trentaine d’étudiants viennent consacrer trois semaines en été pour servir dans cette ferme du bout du monde (dans laquelle ils se succèdent) aux conditions de vie plutôt spartiates.

Grâce aux dons et à la vente des produits de la ferme, les activités vont s’élargir dans les années 70 avec l’opération « Mille puits ». En effet dans cette zone aride du sud de l’Inde, l’eau est une ressource vitale qu’on évite souvent de partager entre castes, entre villages. Father Ceyrac désire faire de cette opération, une « entreprise de développement local,… pas une simple activité caritative ». Cent puits donnent de l’eau à cinquante mille personnes, mille en donneront à cinq cent mille. Mais chaque puits est creusé pour l’ensemble du village – et non pour une caste – sur un terrain communautaire – et non privé – par les habitants eux-mêmes, qui seront rémunérés pour ce travail. Le puits devient instrument de conscientisation sur trois niveaux : le puits appartient à tous, l’eau appartient à tous (nous sommes tous frères), et enfin, c’est en travaillant ensemble que l’on pourra s’en sortir. Cette opération est pilotée par un jeune indien, Natarajan Thanapppan qui deviendra un des piliers de l’organisation qui se met en place autour de la ferme, il n’est pas catholique, il est hindou. En France, dans ces années 70, une partie de la jeunesse parle de conflits de classe, de retour à une vie simple, le père Ceyrac qui vient donner des conférences décrit l’Inde, « ce pays riche de gens pauvres », ses chantiers, et évoque les valeurs universelles : amour, humanité, justice, respect et sens des autres… Des groupes de plus en plus nombreux d’étudiants viendront creuser un puits en Inde, en apportant non seulement le financement mais aussi leurs bras, leur cœur…

C’est ainsi qu’en 1976, un an après la mission FNEP, je débarque à Loyola College, avec l’argent que j’ai économisé pour un puits. Je ne fais partie d’aucun groupe, pourtant le père que j’avais contacté quelques mois auparavant mais qui, compte- tenu de ses multiples activités a oublié ma lettre, va me trouver un chantier dans lequel m’intégrer. En attendant il m’amène à Vedanthangal et me confie à une jeune anglaise qui vient passer deux ans en Inde pour le Service Civil International, Trisha (Patricia) dans des conditions simplissimes. Je l’aide à entretenir le jardin qui lui sert à enseigner aux femmes

5 indiennes comment cultiver et cuisiner des légumes pour la vitamine A, la vitamine de la vue, je l’écoute le soir expliquer aux paysans, avec des volontaires indiens de passage, leurs droits face aux grands propriétaires qui n’hésitent pas à déplacer les bornes des champs… Et surtout je découvre la vie d’un village, je suis invité à dormir chez les parents d’une volontaire, j’ai droit au lit parental, alors que toute la famille va dormir à même le sol pour me traiter royalement. Je suis bouleversé car je reçois plus que je ne donne et je regrette que Marie, ne soit pas là pour vivre ces moments très forts.

Au bout de dix jours, le père vient me chercher pour rejoindre la ferme de Manamadurai à bord de sa célèbre camionnette 403. Le voyage durera plusieurs jours car il faut livrer du matériel à divers chantiers, rendre visite à des pères missionnaires, ne pas oublier de visiter le Temple de Vishnou à Kanchipuram, celui de Shiva à Chidambaram, il faut penser à aller boire un Whisky à Pondichéry, car le Tamil Nadu est un « Etat sec ». Et pendant la longue route, j’écoute Pierre Ceyrac raconter son Inde, ses chantiers, j’entends ces phrases extraites des textes sacrés de l’Inde, de la Bible, ou simplement qu’il invente et qu’il répète sans cesse. Comme tous ceux qui le rencontrent, je me sens unique et ses mots me marquent comme ils touchent tous ses interlocuteurs : - Tout village est mon village, tout homme est mon frère : ma seule tristesse est de ne pas aimer davantage… - Nous avons des promesses à tenir et des kilomètres à faire avant de nous endormir : on ne passe qu’une fois le chemin de la vie… - Je crois profondément que l’amour est plus fort que la mort et que nous sommes des machines à aimer la beauté. Quand nous parviendrons à aimer, nous résoudrons les problèmes de la planète. - L’Eglise ne sera universelle que lorsqu’elle aura intégré toutes les richesses spirituelles et culturelles du monde. - Il nous faut voir une étoile et avoir le courage de faire le grand saut pour la rejoindre, tout en gardant solidement un pied sur terre, dans un engagement solide au service des pauvres. C’est dans le sourire des Pauvres que nous verrons Dieu. - Tout ce qui n’est pas donné est perdu.

La fin du séjour se déroulera entre les travaux à la ferme et le creusement d’un des mille puits avec un groupe d’étudiants de Ginette. Ces quelques jours marqueront ma vie pour toujours.

De retour à Paris, je demande à Marie de m’épouser, et, sans me rendre compte du caractère inouï de ma demande, j’écris au père Ceyrac pour lui demander de bénir notre union. La réponse ne tarde pas, comme toujours avec lui, c’est un oui enthousiaste. Il reste maintenant à tout organiser. Nos parents acceptent de se contenter d’un mariage civil en toute intimité, nos témoins de mariage se préparent à nous accompagner, il s’agit de Christine et Bruno Rambaud. J’ai fait la connaissance de ce dernier à l’occasion de la mission FNEP et nous sommes devenus très proches. A la mi-janvier 1977, me voici de retour à Madras avec mes trois comparses. Lors de la visite d’un chantier de remise en état de bidonvilles détruits par les inondations, nous croisons un jeune routard français, Alain, qui lassé de l’absence de contacts avec les indiens et ayant entendu parler de Father Ceyrac, a décidé de participer à des chantiers. Le père nous demande notre accord pour qu’il se joigne à notre projet, comment refuser alors que quelques mois auparavant un groupe de jeunes français m’a accueilli à bras ouverts. Nous serons donc cinq européens pour creuser près de Manamadurai, un « puits panglossien ». La procédure est respectée et nous inaugurons le chantier puis participons avec les villageois choisis au creusement du puits.

Après 2 semaines de travaux qui nous épuisent, nous participons à la fête de la moisson et le père Ceyrac célèbre notre mariage. Le matin du grand jour, nous découvrons, émus le cadeau des personnels de la ferme, un orchestre indien : un

6 tambour et une flûte. La cérémonie respecte les règles locales : couleurs fastes, mariage le matin, procession en charrette de la maison du marié à celle de la mariée, offrande du sel, du feu, de l’eau… Pour notre repas de noces nous avons 80 invités heureux… Nous aurons la chance de voir notre puits achevé, l’année suivante.

En attendant nous nous accordons une semaine de tourisme qui nous mènera du Tamil Nadu (Manamadurai, Madurai, la réserve de Tekkady…) au Kerala où nous découvrons les célèbres canaux, les pêcheurs d’Allepey, de Cochin. Nous veillons à prendre les transports en commun, autocars bondés, train aux couchettes en bois pour garder contact avec les indiens et leurs sourires. Le père insiste pour que nous allions à Bangalore, car selon lui, c’est dans cette ville que se prépare le futur de l’Inde. Effectivement nous trouverons une ville en chantier qui rénove sa gare et construit de nombreuses Universités, qui font sa renommée actuelle.

Quant à Father Ceyrac, le 28 juillet 1978, cent cinquante maisons ayant été incendiées et quinze intouchables assassinés à Villupuram, il participe à la reconstruction des maisons incendiées et à l’assistance, matérielle et juridique des victimes. Avec le père Anthony Raj, lui-même , il se lance dans le combat contre l’intouchabilité…

En 1980, il répond à la demande du père provincial de partir comme volontaire pour le Cambodge. Il y est encouragé par le père général des jésuites, Pedro Aruppe de passage à Madras. Il passera près de quinze ans dans les camps de réfugiés cambodgiens, mettant toute son énergie à les écouter et à prendre en charge leur éducation dans « l’Université de la frontière ». Il découvre l’horreur muette des camps et doit se battre pour que la France honore son engagement d’accueillir 5600 réfugiés cambodgiens qui attendent depuis plus d’un an leur départ. Il quitte ce travail en 1992 et accepte finalement de ne pas partir à Sarajevo ou au Rwanda et donc de revenir en Inde. Il y crée le mouvement Les mains ouvertes qui accueille les enfants des familles très pauvres dans des lieux de vie. A plus de 90 ans il continue de sillonner le sud de l’Inde. Il y décède le 30 mai 2012 à l’âge de 98 ans, nous aurons eu la chance de revoir souvent en France mais surtout une dernière fois en Inde en 2009 pour ses 95 ans. Maintenant c’est son message qui nous guide.

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