Perspective Actualité en histoire de l’art

1 | 2011 Période moderne/Époque contemporaine Early Modern/Modern and Contemporary

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/perspective/954 DOI : 10.4000/perspective.954 ISSN : 2269-7721

Éditeur Institut national d'histoire de l'art

Édition imprimée Date de publication : 30 juin 2011 ISSN : 1777-7852

Référence électronique Perspective, 1 | 2011, « Période moderne/Époque contemporaine » [En ligne], mis en ligne le 08 avril 2013, consulté le 01 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/perspective/954 ; DOI : https://doi.org/10.4000/perspective.954

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Période moderne De Jennifer Montagu à Malcolm Baker, la sculpture affirme sa dimension heuristique. Peut-on saisir la diversité de la peinture napolitaine du Seicento ? Temporalité, matérialité, mondes de l’art : l’histoire de l’art au prisme de ses méthodes. Époque contemporaine Reconsidérer l’impressionnisme, théoriser la relation entre cinéma et musée. Discipline aux frontières, l’histoire de l’art s’ouvre à une géographie plurielle : les échanges artistiques France/États-Unis, l’art entre colonisation, discours local et mondialisation.

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SOMMAIRE

Doppelgänger : la science au miroir de l’art, histoires parallèles Lorraine Daston

Période moderne

Débat

« Au point de départ, une énigme… » : la pratique d’une historienne de l’art Jennifer Montagu, Anne-Lise Desmas, Bénédicte Gady et Marion Boudon-Machuel

Les études sur la sculpture : le XVIIIe siècle en questions Malcolm Baker, Hans Körner, Erika Naginski et Guilhem Scherf

Travaux

Une histoire de l’art sans héros ? Études récentes sur la peinture napolitaine du XVIIe siècle Andrea Zezza

Actualité

Temporalité de l’œuvre d’art et anachronisme Guido Rebecchini

« … aux Pays-Bas, chez les grands artistes » : nouveaux regards sur Dürer et son temps Thomas Schauerte

L’art dalmate à la Renaissance Renata Novak Klemenčič

Jacques Androuet du Cerceau : les nouveaux contours d’une œuvre Sara Galletti

Intermédiaires et mondes de l’art à Paris au XVIIIe siècle : approches et méthodes comparées Noémie Étienne

Histoires d’objets : arts décoratifs et culture matérielle au XVIIIe siècle Mimi Hellman

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Choix de publications

Époque contemporaine

Débat

Impressionnisme(s) aujourd’hui Marianne Alphant, Hollis Clayson, Richard Thomson et André Dombrowski

Cinéma et musée : nouvelles temporalités Érik Bullot, Angela Dalle Vacche, Philippe-Alain Michaud et Hervé Joubert-Laurencin

Travaux

Les échanges artistiques entre la France et les États-Unis, 1950-1968 Sarah K. Rich

Actualité

Lieu et pouvoir dans l’orientalisme britannique du XIXe siècle Shalini Le Gall

L’art danois au XIXe siècle : autour de l’« École de Copenhague » Regine Gerhardt

Construire la ville : la dimension mondiale dans l’urbanisation moderne Marta Gutman

Modernité préhistorique : techniques d’« auto-imitation » et temporalités à rebours chez Max Ernst et Joan Miró Maria Stavrinaki

Discipline autonome ou pratique instrumentale ? L’architecture d’après-guerre en Afrique Johan Lagae

L’art des deux Allemagne Debbie Lewer

Approches féministes et pensées queer en Europe Fabienne Dumont

Ateliers d’artistes aux XXe et XXIe siècles, du lieu à l’œuvre Rachel Esner

Choix de publications

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Doppelgänger : la science au miroir de l’art, histoires parallèles Doppelgänger: parallel histories of science and art

Lorraine Daston

1 Depuis au moins une génération, histoire de l’art et histoire des sciences avancent avec une étonnante similarité. Le cheminement peut se résumer ainsi. Toutes deux ont engagé des débats passionnés pour savoir lesquels des discours, « internes » ou « externes », étaient les mieux à même d’expliquer une œuvre artistique ou scientifique : la logique interne des techniques, des matériaux et des formes (celle des technologies, des concepts et des formalismes pour les sciences) s’opposait ainsi aux forces extérieures de la société, de la politique et de l’économie. De part et d’autre, l’aboutissement fut le même : un examen critique de la ligne de front. La frontière entre éléments internes et externes dans une œuvre artistique ou scientifique était-elle si clairement dessinée, ou bien n’était-elle pas elle-même le produit de circonstances historiques spécifiques ? Poursuivant leur parcours en parallèle, historiens de l’art et historiens des sciences en vinrent à privilégier le contexte dans l’approche de leurs objets d’étude, élargissant alors la définition de l’art ou de la science (et, par extension, celle de l’artiste ou du scientifique) pour inclure des éléments et des personnages jusque-là exclus de leurs canons respectifs. (Il y eut toutefois une tendance marquée chez les promoteurs les plus brillants et les plus originaux de cette veine expansive à légitimer ces nouvelles approches en les raccrochant à des noms bien établis, tels Manet ou Galilée1.) Dans certains cas, historiens de l’art et historiens des sciences portèrent leur attention sur les mêmes sujets jusque-là occultés, à l’exemple de l’atelier artisanal à l’aube de l’Europe moderne, considéré comme un lieu d’innovation artistique et scientifique, mais aussi comme un modèle d’organisation du travail dans les deux domaines. De même, historiens de l’art et historiens des sciences se tournèrent au même moment, mais sans pourtant se concerter, vers l’analyse des pratiques en tant qu’objet de recherche – des pratiques qui, dans certains cas, réunissaient art et science, telle que la collection d’œuvres d’art et de merveilles de la nature dans les cabinets de curiosités de la Renaissance.

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2 Lorsque historiens de l’art et historiens des sciences commencèrent à se croiser régulièrement lors de colloques et à collaborer dans le cadre d’expositions ou de publications au milieu des années 19902, ce fut de part et d’autre avec le sentiment étrange de se retrouver face à son Doppelgänger, un vrai jumeau qui ne l’est pourtant pas. Cet effet de miroir déroutant dépassait le simple fait d’étudier les mêmes personnages et les mêmes objets de manière semblable. Historiens de l’art et historiens des sciences avaient bien conscience, par exemple, du lien qui unissait naturalisme et sciences de la nature (ou la perspective dans l’optique et dans l’art) à des périodes et dans des lieux donnés. Que les influences aient été mutuelles n’avait alors rien d’une révélation : les physiciens des Lumières s’étaient attachés de près au discours des artistes sur les effets de la couleur et de la lumière, tandis que les Impressionnistes pour leur part avaient trouvé une partie de leur inspiration dans les expériences menées en physiologie sensorielle. Plus étrange et plus stimulante fut, en revanche, la découverte qu’art et sciences semblaient participer d’un même projet, forçant les historiens à reconsidérer l’opposition entre subjectivité et objectivité qui structurait les relations entre artistes et scientifiques depuis le milieu du XIXe siècle.

3 Longtemps, défenseurs des arts comme défenseurs des sciences s’étaient en effet satisfaits du contraste entre personnalité artistique et personnalité scientifique hérité de l’âge romantique : le premier solitaire, original jusqu’à l’excentricité, soucieux de marquer son œuvre du sceau indélébile de son individualité propre, le second immergé dans la communauté scientifique, discret jusqu’à l’effacement, attaché à des méthodes standardisées. Une distinction qui poussa Charles Baudelaire à dénigrer la peinture de paysage présentée au Salon de 1859 (sans même parler de la photographie) pour son assujettissement servile au naturalisme : « De jour en jour l’art diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu’il rêve, mais ce qu’il voit »3. Dans le camp de la science, Claude Bernard retourna le compliment en 1865 : « Pour les arts et les lettres, la personnalité domine tout. […] Un poète contemporain a caractérisé ce sentiment de la personnalité de l’art et l’impersonnalité de la science par ces mots : l’art, c’est moi ; la science, c’est nous »4. Il s’agissait là de caricatures à l’évidence, mais l’idéologie de la science objective et de l’art subjectif s’est avérée tenace dans l’histoire de chaque domaine – aussi tenace que les catégories philosophiques que sont l’objectivité et la subjectivité5.

4 Le frisson mutuel né de la rencontre entre ces Doppelgänger disciplinaires ne doit donc pas grand-chose au fait que les historiens de l’art auraient découvert la face objective de l’art et que les historiens des sciences se seraient éveillés à la dimension subjective de la science. Il doit en revanche beaucoup à une prise de conscience, de part et d’autre, de l’incapacité du binôme objectivité-subjectivité à s’adapter au champ élargi de chaque discipline. Prenons l’exemple des représentations de plantes, d’animaux ou d’autres éléments naturels destinés aux objets d’arts décoratifs, aux natures mortes ou à la peinture de paysage, ou encore aux traités illustrés d’histoire naturelle, toutes de la main d’artistes qui naviguaient avec aisance entre des genres que seul un regard rétrospectif rendit étanches. Quel fut – pour ne citer qu’un cas – le statut des vélins botaniques réalisés par Nicolas Robert à la fin du XVIIe siècle ? S’agissait-il d’abord de natures mortes à l’attention de son mécène Gaston d’Orléans, de patrons très lucratifs destinés à la broderie, ou d’illustrations censées trouver leur place dans l’ambitieux projet de l’Académie royale des sciences, une Histoire des plantes restée inachevée 6 ?

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Mais le véritable défi vient des images contemporaines et des objets produits par des artistes et des scientifiques engagés dans une appropriation délibérée de matériaux, de techniques, d’idées et de styles empruntés à la partie adverse. Une exposition récente présentée à Strasbourg – l’une des nombreuses manifestations qui mettait un coup de projecteur sur ces nouvelles collaborations entre art et sciences – a ainsi permis de juxtaposer des spécimens minéralogiques conservés dans la collection de l’université avec des cailloux taillés d’Alicja Kwade, montrés côté à côté dans les vitrines du XIXe siècle, ou encore de présenter les microfiches de Gaëlle Boucand qui « préservent », sur un support censé résister durant cinq siècles, la mémoire photographique de pierres dont la durée de vie est de cinq cent millénaires encore7. Le biologiste travaillant à la modélisation de l’évolution des espèces, l’architecte dans ses projets de construction et l’artiste planifiant ses installations ont tous à leur disposition des outils de simulation virtuelle offrant plus de possibilités plastiques que les métamorphoses d’Ovide et plus de possibilités créatives que la Genèse. Dans un monde où les artistes s’invitent dans les expéditions polaires destinées à mesurer les variations du climat et où les scientifiques s’inquiètent de savoir jusqu’à quel point ils peuvent travailler une image avec Photoshop sans dénaturer leurs données, faut-il vraiment s’étonner qu’historiens de l’art et historiens des sciences se retrouvent finalement sur le même bateau – et pareillement entre deux eaux ?

5 De telles évolutions sont le signe d’une même confusion épistémologique, voire d’une fusion tout court du champ épistémologique. La remise en question de l’opposition entre objectivité et subjectivité emporte avec elle l’un des grands schèmes catégoriques qui, depuis Kant, structure et distribue le champ de la philosophie des sciences comme celui de la philosophie de l’art. Des pratiques contemporaines tant dans le domaine de l’art que dans celui des sciences défient cette logique complémentaire dans une approche aussi stimulante que déstabilisante. À partir de là, de nombreux historiens et philosophes des sciences ont entrepris de forger une nouvelle épistémologie apte à rendre compte des pratiques scientifiques effectives tout en continuant à servir les visées traditionnelles de l’épistémologie – garantir la validité de la connaissance en établissant les méthodologies de son acquisition (y compris les techniques de visualisation). Mais du point de vue de l’histoire et de la philosophie de l’art, c’est tout le champ épistémologique lui-même qui semble remis en question, si rénové fût-il. L’épistémologie ne se préoccupe pas d’ontologie, autrement dit du mobilier du monde. Elle la considère comme un acquis dont il lui revient de faire l’inventaire et d’expliquer la construction – pour filer la métaphore du menuisier. Pour l’heure, cependant, l’art comme la science semblent de plus en plus concernés par des questions d’ontologie, par ce processus de remeublement du monde. Il est devenu courant d’affirmer que la réalité virtuelle a pris le pas sur la réalité ; pourtant les implications de cette affirmation pour l’histoire de l’art et celle des sciences demeurent très incertaines. Quelle que soit l’issue de ces reconfigurations à venir, les deux disciplines risquent de poursuivre ce rôle de Doppelgänger mutuels durant quelque temps encore.

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NOTES

1. Voir, par exemple Mario Biagioli, Galileo Courtier: The Practice of Science in the Culture of Absolutism, Chicago, 1993, ou Jonathan Crary, Suspensions of Perception: Attention, Spectacle, and Modern Culture, Cambridge, 1999. 2. Parmi ces nombreux colloques et expositions, on en retiendra deux en particulier dont l’influence fut marquante et qui ont fait l’objet de publications : Caroline A. Jones, Peter Galison éd., Picturing Science, Producing Art, New York/Londres, 1998, et Iconoclash: Beyond the Image Wars in Science, Religion and Art, Bruno Latour, Peter Weibel éd., (cat. expo., Karlsruhe, ZKM, 2002), Karlsruhe/Cambridge, 2002. 3. Charles Baudelaire, « Salon de 1859 », dans Curiosités esthétiques : l’art romantique et autres œuvres critiques, Henri Lemaître éd., Paris, 1962, p. 319. 4. Claude Bernard, Introduction à l’étude de médecine expérimentale, François Dagognet éd., Paris, 1966, p. 77. 5. Voir Lorraine Daston, Peter Galison, Objectivity, New York, 2007, p. 191-252. 6. Luc Vezin, Les Artistes au Jardin des plantes, Paris, 1990, p. 19-25 ; Madeleine Pinault, Le Peintre et l’histoire naturelle, Paris, 1990, p. 22-23 et 150-151. 7. Éclats, exposition organisée par le Musée de minéralogie et le Centre Européen des Actions Artistiques Contemporaines de Strasbourg du 30 octobre 2010 au 30 janvier 2011. Commissaire de l’exposition : Bettina Klein.

INDEX

Mots-clés : art et science, objectivité, subjectivité, épistémologie, ontologie, Doppelgänger Index chronologique : 1800, 1900, 2000 Index géographique : Europe, France Keywords : art and science, objectivity, subjectivity, epistemology, ontology, Doppelgänger

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Période moderne

Débat

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« Au point de départ, une énigme… » : la pratique d’une historienne de l’art “Beginning with an enigma…”: the practice of an art historian

Jennifer Montagu, Anne-Lise Desmas, Bénédicte Gady et Marion Boudon- Machuel

1 Jennifer Montagu a accordé deux entretiens à Perspective : à Rome le 3 mars 2010, dans la chapelle du Monte di Pietà, et à Londres le 16 novembre 2010, au Warburg Institute, dont elle a géré la collection de photographies pendant plus de vingt ans. À l’occasion de son quatre- vingtième anniversaire, cette grande spécialiste de la sculpture et de l’orfèvrerie italiennes des XVIIe et XVIIIe siècles, qui s’est imposée au début des années 1960 par ses recherches sur les dessins de Le Brun et l’expression des passions, a bien voulu revenir pour Perspective, avec Anne-Lise Desmas, Associate Curator au département des Sculptures et des Arts décoratifs du J. Paul Getty Museum, et Bénédicte Gady, collaboratrice scientifique au département des Arts graphiques du Musée du Louvre à Paris, sur les temps forts de son parcours, sur sa pratique et sur sa perception de la discipline.

***

Marion Boudon-Machuel. Les chercheurs en histoire de l’art moderne ont des perceptions différentes de votre personnalité scientifique selon qu’ils travaillent sur le dessin ou la sculpture, la France ou l’Italie. Serait-ce en partie dû à l’évolution même de votre carrière ? Pourriez-vous nous rappeler pour commencer comment vous êtes venue à l’histoire de l’art ? Jennifer Montagu. Tout m’est arrivé par hasard, sauf peut-être mon entrée dans l’histoire de l’art. J’étais petite-fille d’un artiste, et ma mère m’avait donc toujours parlé d’objets d’art. Comme je n’ai pas le sens des couleurs et n’ai jamais compris la perspective, j’étais particulièrement attirée par la sculpture, à laquelle je m’étais déjà essayée à l’école primaire et qui me paraissait plus facile. Enfant, je voulais être artiste – comme un bon nombre d’historiens de l’art, d’ailleurs –, mais comme je

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n’avais aucun don pour la sculpture et que je ne pouvais que copier, j’ai décidé d’être historienne de l’art, sans pour autant savoir ce que cela voulait dire. À l’époque où je commençais mes études universitaires, il fallait aller à Londres pour faire de l’histoire de l’art ; le Courtauld Institute était alors presque la seule institution à proposer une formation dans la discipline. Sur les conseils de mes parents mais aussi d’Anthony Blunt, que mon père connaissait, j’ai pris le chemin d’Oxford et me suis spécialisée en science politique – l’économie, la politique, la philosophie – mais toujours avec l’idée de faire de l’histoire de l’art après. Pendant mes études, j’ai passé la plupart de mon temps à l’Ashmolean Museum. À l’époque, il était beaucoup plus facile d’étudier la collection qu’aujourd’hui : on me donnait la clé des vitrines et je pouvais prendre les bronzes dans mes mains ! En me voyant faire, les visiteurs du musée souhaitaient d’ailleurs eux aussi manipuler les bronzes, ce qui compliquait un peu ma tâche.

Anne-Lise Desmas. Après Oxford, comment êtes-vous arrivée au Warburg Institute ? Avez-vous fait des rencontres particulièrement marquantes ? Quelle est votre perception du Warburg depuis ? Jennifer Montagu. À Oxford, j’ai fait la connaissance d’Ernst Gombrich, qui était alors le Slade Professor of Fine Art et qui m’a invitée à aller au Warburg Institute à Londres, dont je me suis mise à fréquenter assidûment la bibliothèque. Je souhaitais toujours faire de l’histoire de l’art, mais pour entrer au Courtauld, il fallait faire un an de préparation. Cela me gênait car je ne voulais pas passer mon temps à lire ce que les autres avaient déjà trouvé, je voulais faire des recherches moi-même. Le Warburg, où l’on pratiquait l’histoire de l’art plus qu’on ne l’enseignait, offrait beaucoup plus de liberté et j’ai eu la chance de pouvoir l’intégrer. Ernst Kris avait donné sa collection de photographies de pierres gravées au Warburg et, comme je n’avais pas d’emploi à ce moment-là, Gombrich m’a demandé de les inventorier ; c’est comme cela que j’ai fait mon entrée à la photothèque de l’institut. Parmi les rencontres marquantes que j’y ai faites, je me souviens entre autres de celles avec André Chastel et Jean Seznec… Il y avait aussi à cette époque-là Leopold Ettlinger, qui est devenu un grand ami et m’a beaucoup aidée. Il n’a peut-être pas été une grande figure de l’histoire de l’art, mais il était très bon avec les étudiants ; si quelqu’un demandait : « Qui est Michel-Ange ? », il n’était pas choqué et il expliquait. Aujourd’hui, le Warburg reste plus ou moins fidèle à une conception de l’histoire de l’art comme faisant partie intégrante de l’histoire des civilisations (la nouvelle histoire de l’art est moins révolutionnaire qu’elle ne le prétend…) ; il ne s’est jamais intéressé aux orientations à la mode et a continué à suivre des méthodes plutôt traditionnelles.

Bénédicte Gady. Vous sentez-vous « warburgienne » ? L’orientation de l’institut et la nature du travail dont vous étiez chargée ont-ils infléchi votre parcours scientifique ? On a le sentiment, par exemple, que votre fonction à la photothèque, où les clichés sont classés par thèmes et non par

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artistes, ne vous a pas conduite à vous spécialiser dans les études iconographiques, mais que vous avez développé une voie qui vous est propre. Jennifer Montagu. Je ne suis pas vraiment warburgienne, même si je ne conçois pas non plus la monographie comme un genre fermé dont le seul objet serait un catalogue raisonné. J’ai écrit quelques articles qui sont iconographiques, mais je ne suis pas assez érudite pour me consacrer à ce genre ; certes, j’ai lu Ovide, la Bible, mais je n’ai pas l’éducation classique d’un vrai iconographe. Toutefois, si j’ai évité l’étude des énigmes iconographiques, l’identification des sujets des œuvres me semble essentielle pour leur compréhension. Quant à ma voie propre, comme vous dites, ce n’est pas moi qui l’ai tracée mais le hasard. Au point de départ de chacune de mes investigations, il y a surtout un problème qui m’intéresse, une énigme, quelque chose à comprendre. Cela a été le cas dès ma première recherche sur la céramique de Wedgwood. J’avais identifié des modèles de figures utilisées pour décorer cette céramique : il s’agissait d’œuvres du maniérisme italien, de Guglielmo della Porta, d’un pseudo-Michel-Ange, etc. J’ai écrit alors un petit article sur le sujet que le Burlington Magazine a refusé avec raison et que le Warburg a finalement publié. C’était une notice modeste, mais même pour cela, je suis allée dans les archives de Wedgwood. De même, quand j’étais à Oxford, j’ai beaucoup lu les ouvrages d’Adolfo Venturi. J’ai constaté que lui comme d’autres parlent toujours des œuvres « de l’atelier de » mais sans jamais vraiment définir cette notion. Le terme est ainsi généralement employé pour désigner des œuvres dont la qualité est inférieure à celles de la main du maître mais que l’on ne sait pas attribuer. À cette époque déjà, et ma vie durant, j’ai toujours voulu savoir comment les artistes travaillaient. C’est ce que j’ai essayé de faire dans Roman Baroque Sculpture: The Industry of Art, en examinant le rapport entre les artistes et leurs travaux du point de vue du processus de création plutôt que du « génie ». J’aime partir de l’objet pour arriver à la société.

Marion Boudon-Machuel. En l’occurrence, plutôt que de travailler sur la question de l’atelier, vous êtes partie d’une monographie d’artiste, celle d’Alessandro Algardi. Peut-être était-ce pour mieux y revenir, puisqu’elle a été suivie par Roman Baroque Sculpture: The Industry of Art, qui traite plus largement des différentes facettes du travail des sculpteurs à Rome. De quel objet ou de quelle énigme êtes-vous partie pour étudier Algardi ? Jennifer Montagu. J’avais été intriguée par l’article de Walter Vitzthum sur les dessins d’Algardi1 : je voulais savoir comment un artiste qui a réalisé des œuvres si classiques pouvait être tellement anticlassique dans ses dessins : les figures sont allongées, souvent instables, même maniéristes pourrait-on dire. De même, les premiers petits modèles pour les sculptures sont plus proches de ses dessins, tandis que d’autres plus avancés sont beaucoup plus classiques. Mon idée de départ était de réaliser un ouvrage modeste, mais quand on se met à travailler sur un artiste, on amasse une grande quantité de matériaux dans laquelle on doit ensuite mettre de l’ordre, et on finit par se rendre compte que l’on a constitué une monographie. Avec le soutien de Yale puis du Getty, j’ai publié ainsi trois ouvrages, la monographie sur Algardi (1985), Roman Baroque Sculpture: The Industry of Art (1989) et enfin Gold, Silver and Bronze: Metal Sculpture of the Roman Baroque (1996)2. Une e xposition à Rome

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consacrée à Algardi est venue beaucoup plus tard, plus de dix ans après la monographie (1999)3. Je ne pense pas que mon approche ait été foncièrement différente de celle des quatre autres chercheuses qui travaillaient alors sur Algardi (Adriana Arfelli, Olga Raggio, Minna Heimbürger et Antonia Nava Cellini), mais je m’intéressais davantage aux arts mineurs, aux œuvres réalisées dans l’atelier – pour utiliser l’acception littérale de ce terme –, aux dessins et à l’ambiance dans laquelle l’artiste travaillait.

Marion Boudon-Machuel. Vos travaux témoignent de l’attention très sensible que vous portez aux œuvres et qui vous conduit à en renouveler l’analyse. Une réflexion sur une seule sculpture a-t-elle pu enrichir votre compréhension d’autres œuvres ou ensembles d’œuvres, voire d’objets appartenant à d’autres périodes ? Jennifer Montagu. Puisque nous sommes dans la chapelle du Monte di Pietà, face aux grands reliefs de Domenico Guidi, Jean-Baptiste Théodon et Pierre Legros, nous ne pouvons pas ne pas évoquer Algardi, lequel a participé à une évolution plus générale du relief à Rome au XVIIe siècle qui, je crois, n’aurait pas été possible sans lui. Il est difficile d’imaginer cette évolution sans, par exemple, le relief de La rencontre du pape Léon le Grand et d’Attila d’Algardi à Saint-Pierre et surtout le projet du sculpteur pour Le miracle de sainte Agnès commandé pour l’église Sant’Agnese in Agone, dont un modèle en stuc fut réalisé par ses suiveurs. C’est sans doute pour des questions pratiques et par une volonté de magnificence qu’Innocent X Pamphili a préféré commander un relief en marbre pour la basilique Saint-Pierre plutôt qu’une peinture, comme l’a suggéré Louise Rice4 : la noblesse du matériau, sa résistance (surtout dans la basilique, où l’humidité minait les tableaux) et sa valeur conféreraient à ce type d’œuvre un prestige particulier. Mais la renommée de l’œuvre tient aussi à des qualités strictement artistiques. La force des reliefs d’Algardi réside dans leur manière de combiner la perspective réelle et la perspective artificielle, et de créer ainsi un rapport entre les personnages du premier plan et ceux du fond. En entrant à l’instant dans la chapelle du Monte di Pietà de Rome, j’ai été frappée par une chose que je n’avais pas perçue auparavant, qui est le point de vue : ces sculptures ont vraisemblablement été conçues pour être vues depuis l’entrée, c’est-à-dire de biais plutôt que de face. Contrairement à l’ Assomption de Pietro Bernini à Sainte-Marie-Majeure, qui doit seulement être vue de face – sinon l’image se désagrège –, le relief d’Algardi à Saint-Pierre peut être observé sous plusieurs angles. Cette question du point de vue m’a toujours intéressée, pour le XVIIe siècle et plus encore pour le XVIIIe siècle. J’avais été très marquée par l’article de Leo Steinberg sur la chapelle Cerasi à Santa Maria del Popolo5, dans lequel il disait qu’il fallait regarder les peintures de Caravage de l’extérieur. J’ai commencé à m’interroger en ces termes pour les sculptures et pour beaucoup d’autres objets, notamment pour les deux reliefs qui se trouvent au Panthéon dans la chapelle San Giuseppe in Terrasanta – Le Repos pendant la Fuite en Égypte de Carlo Monaldi et Le Songe de Joseph de Paolo Benaglia –, sujet auquel j’ai consacré une conférence6. Je crois que l’on commençait à s’intéresser beaucoup plus au problème du point de vue à l’époque d’Algardi, qui a toujours cherché des solutions pour le dépasser. Ces questions ont continué à captiver les artistes du XVIIIe siècle, comme en témoigne

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l’exemple de l’anamorphose. Pensons à Andrea Pozzo, qui a créé des images conçues pour être vues d’un seul point de vue ; c’est l’exact contraire de la sculpture, qui devait être parfaitement lisible de tous les côtés. Les sculpteurs ont cherché à contrôler l’effet de leurs œuvres en prenant en compte leur emplacement et le point de vue du spectateur : ils réalisaient parfois des modèles à grandeur qui étaient disposés dans le lieu prévu avant l’exécution des marbres, ce qui permettait de régler les questions de lumière et de volumes dans l’espace. Pour Saint-Pierre, par exemple, on a éprouvé la nécessité au XVIIIe siècle de placer de tels modèles afin de mesurer combien la lumière, qui change au cours de la journée, modifie l’aspect d’une sculpture. Notre perception des reliefs, au Monte di Pietà par exemple, est indéniablement faussée par l’éclairage électrique ; toute la subtilité des ombres que peuvent projeter les flammes dansantes des bougies est perdue. Autrefois, il y avait un sacristain charmant à Santa Maria in Vallicella qui mettait de la lumière devant le grand groupe en marbre de Saint Philippe Neri et l’Ange d’Algardi conservé dans la sacristie. Parfois je l’éteignais, précisément pour voir l’effet du groupe en marbre à la lumière naturelle. Au XXIe siècle, nous avons perdu la capacité de regarder sans lumière alors qu’on était obligé autrefois de s’en passer ; il fallait s’accommoder au mieux d’une chandelle placée devant l’œuvre. Or, cela change de manière considérable tous les rapports de profondeur.

Anne-Lise Desmas. En partant des sculpteurs que vous avez étudiés – Alessandro Algardi, Antonio Arrighi, Giovanni Battista Maini… –, pouvez-vous préciser quels sont à vos yeux les avantages et les limites du genre monographique ? Jennifer Montagu. Je crois que le genre monographique est fondamental, mais il est indispensable de prendre également en compte dans ce cadre les mécènes et les questions de société. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les artistes avaient tellement l’habitude de travailler ensemble, à plusieurs mains sur un même chantier, sur une même œuvre ou sur un même ensemble d’œuvres, qu’il est difficile, voire impossible aujourd’hui, d’isoler leurs interventions et de tronçonner la réalité pour reconstruire un œuvre monographique. C’est le cas des reliefs des portiques de Sainte-Marie- Majeure et de Saint-Jean-de-Latran, qui ont été réalisés à plusieurs mains : on peut partir de ce que l’on sait grâce aux sources visuelles et aux documents, mais cela reste très limité.

Il est plus difficile encore de faire la monographie d’un sculpteur du XVIIIe siècle que du XVIIe siècle, car il n’y a plus alors d’artistes qui s’imposent comme un Bernini ou un Algardi. J’ai eu des difficultés pour Algardi, certes, mais quand je travaillais sur lui, je pouvais dire que j’étudiais un artiste italien du XVIIe siècle qui n’était pas Bernini ; avec Maini, auquel je me suis intéressée grâce à deux fonds de dessins7, je travaille sur un artiste qui n’était pas Pietro Bracci, ce qui est beaucoup moins parlant ! Personne ne publiera jamais de monographie sur Maini. La première raison est économique : il serait difficile de trouver un éditeur. Mais il y a aussi une raison scientifique : comme il n’existe aucune biographie ancienne de l’artiste, on ne dispose pas d’une liste de commanditaires. Or, c’est grâce aux noms des commanditaires et non à ceux des artistes que l’on peut découvrir des documents sur les œuvres. En revanche, j’espère toujours écrire un ouvrage sur « Maini et la sculpture du XVIIIe

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siècle », en partant d’une œuvre de sa main et en la comparant à des œuvres similaires d’autres artistes. Comment a-t-on réalisé, par exemple, les quatre reliefs des portiques du Latran ou de Sainte-Marie-Majeure, ou les dessus-de-porte de la chapelle Chigi à Sienne ?

Bénédicte Gady. Vous décrivez votre motivation comme le fruit du hasard et votre démarche comme empirique, mais vous offrez au lecteur des études très abouties dans lesquelles vous associez des découvertes documentaires, des recontextualisations, des analyses formelles renouvelées et des points de vue assumés fondés sur le connoisseurship. Avez-vous rencontré des cas dans lesquels les archives ne correspondaient pas à l’œuvre ou à votre regard sur l’œuvre ? Dans ce cas, avez-vous tendance à privilégier l’œil ou le document ? Jennifer Montagu. On peut se tromper avec les deux : lorsqu’on fait des attributions sans aide documentaire, il faut tenir compte de notre connaissance limitée des artistes actifs à un moment donné et des compétences des artistes, même ceux qui sont assez connus. Mais un document peut aussi nous égarer : il arrive parfois qu’un marché n’ait pas été exécuté, ou pas par l’artiste nommé dans le contrat ; en outre, l’œuvre a souvent été restaurée, voire complètement refaite. Il faut toujours contrôler les œuvres documentées avec l’œil. De manière générale, je suis très sceptique sur la validité des chronologies « visuelles ». On postule que les artistes font des choses logiques, mais ce n’est pas toujours le cas. Faire la chronologie d’un œuvre, c’est comme faire des gammes en musique : c’est un exercice, ce n’est pas l’objectif ! Mais il faut tout de même s’entraîner, comme je l’ai fait pour Algardi. C’est Warburg qui avait l’habitude d’accrocher toutes ses photographies sur grand panneau pour les comparer. Je l’ai fait avec des clichés des bronzes d’Algardi pour essayer de définir, de manière plus ou moins juste, la chronologie des œuvres. Je garde présent à l’esprit que ce n’est qu’une proposition qu’un document pourra éventuellement invalider.

Marion Boudon-Machuel. À propos des photographies précisément, quelle est leur valeur documentaire selon vous ? Quel rôle jouent-elles dans votre travail ? Jennifer Montagu. Panofsky, je crois, a dit : « Dans ce jeu, le gagnant est celui qui possède le plus grand nombre de photos ». Pour ma part, je suis une très mauvaise photographe, mais je m’y suis mise surtout parce qu’il est impossible d’acheter des clichés de tous les points de vue d’une œuvre que l’on souhaiterait garder en mémoire, ce qui est fondamental pour qui veut étudier la sculpture. Des photographies impubliables ou prises d’un point de vue inesthétique peuvent néanmoins être des aide-mémoire précieux. Pour mon étude sur Algardi, j’ai bénéficié d’un privilège grâce à Oreste Ferrari du Gabinetto Fotografico, qui avait fait photographier des bustes du sculpteur dans les églises sans échafaudage ni lumière rapportée. Des campagnes photographiques systématiques de ce type seraient essentielles pour faire progresser la recherche sur la sculpture. La photographie remplit aussi la fonction de notes : au lieu de prendre des notes, je prends une photo, ce qui est plus facile et plus sûr. Si l’on trouve intéressante la manière dont le sculpteur a réalisé les pieds, par exemple, au lieu de l’écrire, on en

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capture l’image. Le plus important, ce n’est pas d’avoir une belle image, mais d’avoir une image utile. Il en va de même pour les documents : de nos jours, il est possible d’aller en bibliothèque avec seulement son sac à main, son appareil photographique et son netbook, de visiter les archives le matin, puis les églises l’après-midi, sans avoir besoin de retourner chez soi. Cela permet de travailler beaucoup plus rapidement et d’avoir tout sous la main. Pour ma part, j’ai toujours procédé par campagnes systématiques. Ainsi, au début des années 1960, j’ai photographié toutes les estampes d’après Charles Le Brun à la Bibliothèque nationale de France : à l’époque, on avait le droit de le faire une après-midi par semaine. Pour les dessins ou les peintures, lorsque je ne pouvais pas photographier, je les dessinais, mais le résultat était forcément moins bon ! Dans ma « photothèque » personnelle, les photographies sont classées par artiste et, pour les œuvres anonymes, par dossier thématique. Mes anciens négatifs ainsi que toutes mes photographies numériques sont classés par lieu et selon la date à laquelle je les ai prises. Quant à mes carnets de notes, je les conserve tels quels, en respectant le cours de mes recherches. J’en avais déjà trop fait avant l’arrivée de l’informatique pour réaliser un vrai index, mais j’ai constitué un index manuscrit des artistes et de quelques sujets qui m’intéressent. Ma bibliothèque suit plus ou moins l’ordre de la section Art de la bibliothèque du Warburg, avec les tirés à part mêlés aux livres.

Anne-Lise Desmas. Quel est votre regard sur les expositions consacrées à la sculpture comme Bronzes français : de la Renaissance au Siècle des Lumières8, où les œuvres étaient pour partie présentées dans les salles d’exposition permanente du musée ? Les musées devraient-ils repenser leurs expositions permanentes – on pense aux nouvelles salles du Victoria & Albert Museum ? Selon vous, quel musée serait un modèle – ou un contre-modèle – pour la présentation de la sculpture ? Jennifer Montagu. Les expositions attirent une large audience et aident le public à regarder, comme cela a été le cas pour l’exposition sur l’argenterie9, bien qu’elle ait eu lieu à Urbino. On va plus souvent au musée pour voir les expositions que les collections permanentes, mais je crois néanmoins que le nombre d’expositions est exagéré aujourd’hui. Sur ce sujet, je suis plutôt d’accord avec Francis Haskell, qui dénonçait déjà cette inflation et le risque que constituent les déplacements pour les œuvres10. Naturellement, c’est au conservateur de musée de décider si une œuvre est ou non en état de voyager, et je n’irais jamais à l’encontre de ses choix, mais je suis parfois choquée, comme pour le cas de l’exposition Médicis en 197411, où on a envoyé des porcelaines fragiles. On ferait mieux de consacrer l’argent dépensé pour organiser certaines expositions à la restauration des œuvres in situ, dans les églises. Quant à une exposition temporaire au sein de salles permanentes, elle risque d’entraîner des confusions. Dans Bronzes français, il était beau de voir un petit bronze à côté d’un grand marbre, mais les visiteurs qui n’avaient pas le catalogue entre les mains ne pouvaient pas facilement comprendre ce qui était dans l’exposition et ce qui n’y était pas. On suit toujours la mode, et celle d’aujourd’hui privilégie l’idée de la civilisation par rapport aux objets eux-mêmes. Mettre les choses dans un nouvel ordre permet de les regarder différemment – et dans vingt ans, on changera encore la disposition. Les nouvelles salles du Victoria & Albert Museum sont très belles. Ce qui manque – et ce

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que j’aimais dans les anciennes salles –, c’est cette manière de présenter des salles générales, des study collections, où étaient rassemblés, par exemple, tous les bronzes du XVIIe siècle. Je crois qu’il faut attendre la fin des installations, mais pour le moment, beaucoup de choses sont en réserve et les salles des œuvres du XVIIe siècle sont fermées. Il est vrai toutefois que les expositions peuvent être le seul moyen de publier. Je me souviens que Pierre Rosenberg m’avait dit que, pour réussir à publier un ouvrage sur un artiste, il était beaucoup plus facile de faire une exposition que de faire un livre ; et il n’a pas tort. Je suis convaincue, d’ailleurs, qu’un catalogue doit être un objet portatif qui vous accompagne dans l’exposition. J’ai créé pour ma part un système très simple pour porter les catalogues pendant la visite d’une exposition, qui consiste en deux planches reliées entre elles, accrochées à mon cou et appuyées contre mon ventre, à l’image d’un porte-catalogue que j’ai aperçu dans une exposition à Paris. À ce titre, je suis persuadée qu’il faut avoir en tête le mode d’utilisation d’un catalogue lorsqu’on le rédige. Les notices devraient commencer par les éléments les plus importants – l’artiste, le sujet, le commanditaire, la date – et les discussions sur l’œuvre même doivent seulement venir après. Ainsi on peut lire rapidement, le catalogue à la main devant les œuvres, puis approfondir la lecture des notices après.

Bénédicte Gady. Vous n’avez jamais fait de gender studies et on ne vous sent pas particulièrement attirée par cette approche, mais en guise de conclusion amusée, on aimerait savoir comment une chercheuse venue d’Angleterre pour faire sa thèse sur Le Brun, l’artiste par excellence du Grand Siècle, a été reçue dans la France des années 1960, et si l’Italie vous a fait un accueil différent par la suite ? Jennifer Montagu. L’accueil que j’ai reçu en France a toujours été très sympathique et je n’ai jamais eu le moindre problème. Je suis allée chez André Chastel, qui connaissait bien le Warburg Institute – ce qui a facilité la rencontre – et qui a été très ouvert, peut-être en partie parce que mon travail portait sur l’expression des passions et non sur Le Brun en tant qu’artiste. Chastel m’a invitée à rencontrer Jacques Thuillier. L’idée de faire une exposition sur Le Brun12 est venue de ce dernier, qui m’a tout de suite adoptée dans ce projet, lequel était au départ d’une plus grande envergure. Le passage de la France à l’Italie s’est fait à peu près de la même manière, en douceur. Italo Faldi, qui était à la Soprintendenza à ce moment-là, était très sympathique avec les jeunes Italiens, mais il aimait surtout les étudiants plus « exotiques » – s’il y avait eu une jeune chercheuse esquimaude, je suis sûre qu’il aurait été ravi, mais une jeune Anglaise, ce n’était pas mal non plus ! Il m’a toujours aidée, notamment en me fournissant les permis d’entrée dont j’avais besoin et qui sont difficiles à obtenir quand on est jeune et inconnu. Je n’ai eu aucune difficulté, ni du fait d’être étrangère, ni du fait d’être femme, à une exception près. J’avais demandé à Rudolph Wittkower comment accéder aux archives de la Fabbrica di San Pietro et lui, à son tour, avait enquêté auprès de Howard Hibbard, qui avait répondu : « c’est très facile, mais il faudrait aller en Scandinavie faire faire une petite opération parce qu’on ne permet pas aux femmes d’entrer » ! J’aime beaucoup l’histoire de l’art, mais il y a quand même des limites… J’ai donc écrit à la Fabbrica en signant la lettre « Dr J. Montagu »

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et on m’a répondu que Dr Montagu pouvait venir quand il le souhaitait. Lors de ma première visite aux archives, j’ai eu la chance de tomber sur Irving Lavin qui m’a servi de chaperon (l’archiviste, un olivétain, était inquiet dans un premier temps de ce que pouvaient penser ses supérieures), et j’ai pu revenir travailler non accompagnée par la suite. L’unique chose que j’ai vraiment faite pour l’histoire de l’art, c’est donc de permettre aux femmes d’entrer aux archives de Saint-Pierre !

NOTES

1. Walter Vitzthum, « Disegni di Alessandro Algardi », dans Bollettino d’arte, 48, 1963, p. 75-98. 2. Jennifer Montagu, Alessandro Algardi, 2 vol., New Haven/Londres, 1985 ; Jennifer Montagu, Roman Baroque Sculpture: The Industry of Art, New Haven/Londres, 1989 ; Jennifer Montagu, Gold, Silver and Bronze: Metal Sculpture of the Roman Baroque, New Haven/Londres, 1996. 3. Algardi: l’altra faccia del barocco, Jennifer Montagu éd., (cat. expo., Rome, Palazzo delle esposizioni, 1999), Rome, 1999. 4. Louise Rice, The Altars and Altarpieces of New St. Peter’s: Outfitting the Basilica, 1621-1666, Cambridge, 1997. 5. Leo Steinberg, « Observations in the Cerasi Chapel », dans The Art Bulletin, 41/2, 1959, p. 183-190. 6. Jennifer Montagu, Why François du Quesnoy should have « Dy’d Mad »: A consideration of Roman baroque sculptors’ intentions, (The Council of the Frick Collection Lecture Series), New York, 2007. 7. Jennifer Montagu, « Giovanni Battista Maini, draftsman and sculptor », dans Guilhem Scherf éd., Dessins de sculpteurs I : troisièmes rencontres internationales du Salon du dessin, (colloque, Paris, 2008), Paris, 2008, p. 39-48. 8. Bronzes français : de la Renaissance au Siècle des Lumières, Geneviève Bresc-Bautier, Guilhem Scherf éd, (cat. expo., Paris, Musée du Louvre/New York, Metropolitan Museum of Art/ Los Angeles, J. Paul Getty Museum, 2008-2009), Paris, 2008. 9. Ori e argenti: Capolavori del ‘700 da Arrighi a Valadier, Gabriele Barucca, Jennifer Montagu éd., (cat. expo., Urbino, Palazzo Ducale, 2007), Milan, 2007. 10. Francis Haskell, Le musée éphémère : les maîtres anciens et l’essor des expositions, Paris, 2002 [éd. orig. : The Ephemeral Museum: Old Master Paintings and the Rise of the Art Exhibition, New Haven/ Londres, 2000]. 11. The Twilight of the Medici: Late Baroque Art in Florence, 1670-1743, (cat. expo., Detroit, Institute of Arts/Florence, Palazzo Pitti, 1974), Florence, 1974. 12. Charles Le Brun, 1619-1690, peintre et dessinateur, (cat. expo., Versailles, Château de Versailles, 1963), Paris, 1963.

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INDEX

Mots-clés : sculpture, monographie, iconographie, atelier, exposition Keywords : sculpture, monography, iconography, atelier, exhibition Index géographique : Italie, France, Angleterre Index chronologique : 1700, 1600

AUTEURS

JENNIFER MONTAGU

Elle a été conservateur de la collection photographique du Warburg Institute de 1971 à 1991, après y avoir été assistante depuis 1964. Elle a assuré plusieurs charges temporaires de professeur, notamment celle de Slade Professor à l’Université de Cambridge (1980-1981). Élue en 1986 à la British Academy, elle a fait partie des Trustees de la Wallace Collection (1990-2002) et du British Museum (1994-2000). De 1973 à 2005, elle a été membre du comité consultatif du National Art Collections Fund et, de 1987 à 1996, du comité de contrôle des exportations d’œuvres d’art. Elle est aujourd’hui Honorary Fellow du Warburg Institute et du Lady Margaret Hall (Oxford) où elle a fait ses premières études.

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Les études sur la sculpture : le XVIIIe siècle en questions Sculpture studies: querying the eighteenth century

Malcolm Baker, Hans Körner, Erika Naginski et Guilhem Scherf

Malcolm Baker | Les études sur la sculpture : le XVIIIe siècle en questions

1 La sculpture occupe-t-elle désormais une place dans le champ des études sur le XVIIIe siècle ? A-t-elle enfin trouvé grâce aux yeux de l’ensemble des historiens de l’art ? Mon impression est que ce n’est pas simplement – pour un historien de l’art avec un intérêt particulier pour la sculpture – prendre ses désirs pour des réalités ; c’est surtout le reflet de la manière dont ceux qui écrivent sur la sculpture du XVIIIe siècle ont soulevé des questions ayant des répercussions sur la discipline entière, ainsi que sur les études interdisciplinaires relatives à cette période. La reconnaissance du caractère central de la sculpture a nécessité, dans une certaine mesure, de réécrire l’histoire traditionnelle de l’art du XVIIIe siècle, une histoire construite avant tout sur les peintres et leurs œuvres. Ce faisant, les études sur la sculpture ont été redynamisées et certains des postulats des spécialistes du XVIIIe siècle ont été remis en question.

2 Je commencerai par évoquer l’exposition des têtes et bustes de Franz Xaver Messerschmidt organisée à la Neue Galerie à New York, puis au Musée du Louvre à Paris, sous la direction de Guilhem Scherf1. Sans attirer les foules comme certaines des manifestations blockbuster du Metropolitan Museum, les trois salles de la Neue Galerie étaient remplies d’un flux ininterrompu de visiteurs lors de ma visite en décembre 2010. Il était frappant de voir combien la plupart de ces visiteurs prêtaient véritablement attention aux œuvres qui étaient présentées, séduits en grande partie par leur ambiguïté mais aussi par leur étrangeté immédiatement perceptible. Certes, Messerschmidt est un cas exceptionnel et il règne encore une incertitude sur ce que ces portraits représentent : s’inscrivent-ils dans une tradition de têtes de caractère ou relèvent-ils d’un phénomène idiosyncrasique à lire au prisme de la biographie

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incertaine de Messerschmidt ? Le bon accueil que reçut cette exposition n’a toutefois rien d’exceptionnel lorsqu’on considère la réaction positive que suscite plus généralement la sculpture du XVIIIe siècle, dont l’intérêt est enfin plus largement reconnu. J’ai le sentiment que l’étude de cette production vit un moment historiographique particulièrement intéressant et fécond. Quels sont les angles d’approches privilégiés et quelles sont les questions clés qui en ressortent ? Je proposerai ici quelques pistes thématiques.

Un art public ?

3 Bien que la sculpture ait longtemps été considérée comme un art doté d’une fonction essentiellement publique, ce n’est que récemment qu’elle a été étudiée à la lumière de l’espace public (selon les termes de Jürgen Habermas) tel que celui-ci a émergé au XVIIIe siècle. La prise en compte grandissante de la sculpture comme partie intégrante de la culture artistique du XVIIIe siècle – qui va à l’encontre des lieux communs que l’on trouve dans les manuels d’histoire de l’art et les cursus de licence – est en partie liée à l’utilisation de la notion habermassienne de sphère publique pour repenser la conception d’un espace public et social dans lequel la sculpture et l’architecture ont joué un rôle de premier ordre. Des textes récents aussi divers que Sculpture and Enlightenment d’Erika Naginski et The Silent Rhetoric of the Body de Matthew Craske ne font pas seulement la démonstration convaincante de la place prédominante accordée à la sculpture à cette époque, mais s’interrogent également (bien que de manière différente) sur le caractère public de la sculpture, et sur son rôle et son fonctionnement dans ce contexte2.

4 L’étude de Craske nous rappelle que le monument sculpté, bien que souvent vu dans le cadre élitiste d’une chapelle privée, était un mode de représentation publique aussi important que l’estampe comme en témoignent ses relations avec la culture urbaine et commerciale qui caractérise l’espace public habermassien. Craske voit la sculpture du début du XVIIIe siècle comme un moyen de consolider la continuité des lignages, largement conservateur dans sa dimension publique. En revanche, Naginski, qui traite de la fin du XVIIIe siècle en France, voit dans ce support prétendument traditionnel un acteur essentiel (au même titre que l’architecture) de ce qu’elle appelle « la transformation de l’art public entre 1750 et 1800 », impliquant la constitution d’une « imagination du monument au siècle des Lumières français »3. Selon elle, ces monuments travaillaient « par-delà et contre la foi en l’Église et la Couronne pour commémorer une vision du monde citoyenne et séculière ». Le déplacement de la sculpture, comme de l’architecture, d’une fonction religieuse à une fonction civique ne s’est pas déroulé de la même manière en France, dans une culture empreinte d’un système de croyances enracinées dans le catholicisme et l’absolutisme, et en Grande- Bretagne, un pays protestant doté d’une monarchie constitutionnelle. Dans ces deux sociétés, cependant, l’articulation de la nouvelle notion du public s’est fortement appuyée sur le pouvoir de la sculpture. Pour comprendre la relation entre l’espace public et le visuel, la sculpture est capitale. Mais que dire, par exemple, des genres sculpturaux tels que le décor des frontons, si important et pourtant si peu étudié ?

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Matérialité : pratiques et perceptions

5 Si les monuments, les bustes et les statues peuvent revêtir des significations idéologiques, ce n’en sont pas moins des artefacts dotés d’une matérialité insistante. Cela peut sembler évident, certes, mais il est frappant de voir comment les discussions sur la sculpture ont contourné les questions des matériaux et de la fabrication, du moins jusqu’aux écrits pionniers de Michael Baxandall et de Jennifer Montagu4. Ces dix dernières années, dans le sillage de ces travaux, les visual studies et l’étude de la culture matérielle ont partagé plus largement cet intérêt pour la matérialité, les objets et les pratiques artisanales, dont le travail de Pamela Smith est le meilleur exemple5. En ce qui concerne les études sur la sculpture du XVIIIe siècle proprement dites, la voie a été ouverte par Cinzia Sicca et Alison Yarrington dans leur fondamentale anthologie d’essais, The Lustrous Trade, et par Pascal Julien dans son étude sur les carrières françaises et le commerce du marbre6. Si la compréhension des processus de création a été importante, il a été tout aussi probant de voir naître une nouvelle conscience de la perception des matériaux7. Cette approche a trouvé écho dans la remarquable conférence « The Aesthetics of Marble: from Late Antiquity to the Present », organisée en 2010 par Gerhard Wolf et Dario Gamboni au Kunsthistorisches Institut à Florence. Mais, pour autant qu’il s’agisse de la sculpture du XVIIIe siècle, c’est dans les recherches d’Hans Körner sur l’attention que portaient les spectateurs au travail des surfaces et sur le soin que prenaient les sculpteurs à leur finition, que l’on trouve son application la plus poussée. Dans son analyse de l’« épiderme », Körner combine des indices tirés de sources académiques et des témoignages de contemporains avec l’examen minutieux des œuvres de Pierre Puget, d’Étienne Falconet et de Jean-Baptiste Pigalle8. Cet intérêt nouveau pour les surfaces et la finition des sculptures en marbre s’affirmait aussi dans les pratiques de Louis-François Roubiliac et de Jean-Antoine Houdon. La contemplation soutenue et détaillée de la sculpture, autrefois réservée aux groupes de petite échelle et aux figures en bronze ou en ivoire, semble témoigner d’un changement dans les modes de perception de la sculpture. Mais comment cette émergence de la sculpture en tant qu’objet esthétique autonome s’accorde-t-elle avec le rôle public de la sculpture, en particulier dans une société de plus en plus séculière et civique ? Doit-on faire une distinction entre la manière de regarder les sculptures de Pigalle et leur finition d’une part, et l’attention portée à la surface dans l’œuvre de Canova (par le sculpteur lui- même et par le spectateur) d’autre part ? La dimension phénoménologique de l’acte de regarder la sculpture, telle qu’Alex Potts l’a développée dans le chapitre introductif The Sculptural Imagination9, est devenue un champ d’investigation de plus en plus important. Cela a été développé dans une perspective néo-kantienne dans Chains: David, Canova, Canova, and the Fall of the Public Hero in Postrevolutionary France de Satish Padiyar, dont l’analyse des corps sculpturaux de Canova soulève aussi la question des résonances homo-érotiques de la sculpture néoclassique10. Mais comment aller plus loin dans le développement d’un paradigme permettant d’appréhender les enjeux des manières de voir et de percevoir la sculpture au XVIIIe siècle ?

Exposer et (perce)voir

6 Une première série de questions concerne les contextes de présentation et d’exposition de la sculpture au XVIIIe siècle. Aujourd’hui, on s’intéresse notamment aux éléments prétendument secondaires, comme la terrasse et le socle, qui jouent un rôle clé dans la

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manière dont le spectateur appréhende l’œuvre sculptée (peut-être les éditeurs pourront-ils à l’avenir éviter de couper les images en éliminant les socles et même reconnaître la tridimensionnalité de l’objet sculpté en incluant des vues de dos !). De même que les cadres des peintures bénéficient – à juste titre – d’une nouvelle attention, les supports sur lesquels les sculptures étaient placées sont également devenus un objet d’étude dans le travail d’Étienne Jollet et les essais de l’ouvrage dirigé par Alexandra Gerstein, Display and Displacement11.

7 Mais l’exposition de la sculpture doit également être comprise dans le contexte plus large de l’histoire des collections. Grâce à l’impulsion donnée notamment par les travaux de Francis Haskell et d’Antoine Schnapper, l’histoire de l’art de la dernière décennie a peu à peu développé des histoires plus complètes des collections et des formes d’exposition. La galerie de sculptures, qui témoigne clairement du changement de perception et d’appréciation que l’on porte à cette forme d’art, est ainsi devenue un sujet majeur de la recherche. La réouverture de la Glyptothek de Munich il y a plus de trente ans a servi de prétexte à la publication d’un recueil d’essais, resté fondamental, qui interroge la galerie de sculptures en tant que phénomène international depuis le XVIe siècle. Citons également Jonathan Scott et Ruth Guilding, qui ont proposé une cartographie des récits relatant le développement de la galerie de sculptures en Grande-Bretagne12, ou encore Anne-Marie Leander Touati et Magnus Olausson, avec leur étude de la galerie de sculptures de Gustave III à Stockholm13. Plus récemment, l’heureuse réinstallation de la galerie de sculptures de Chatsworth selon les vœux du 6e duc de Devonshire a été une révélation. Comme Alison Yarrington l’a montré, le caractère international des sculptures exposées était lié à un intérêt très local pour la géologie du Derbyshire, un thème également abordé par Greg Sullivan dans son étude à paraître sur Francis Legatt Chantrey. Sculpteur à la renommée aussi bien internationale que locale, il était impliqué au début du XIXe siècle dans l’étude et la classification de spécimens géologiques14.

8 Les modes d’exposition à Rome occupent en outre une place centrale dans l’ensemble de ce débat. Bien que le volume publié par la Liebieghaus sur la Villa Albani soit particulièrement riche en références et que les différentes publications de Jeffrey Collins et d’Alex Potts sur le redéploiement des collections vaticanes dans le nouveau Musée Pio-Clementino fournissent des indications sur les aménagements de la fin du XVIIIe siècle15, une analyse détaillée du Musée du Capitole, qui semble avoir été un modèle essentiel pour les collectionneurs et mécènes de l’Europe entière, fait toujours défaut. On ne peut que souhaiter que cette lacune soit comblée par l’étude à paraître de Carole Paul16. Mais qu’en est-il de la relation entre l’antique et le moderne ? Outre le volume du Center for Advanced Study of the Visual Arts (CASVA), Collecting Sculpture in Early Modern Europe, et les recherches novatrices de Guilhem Scherf et de Colin Bailey pour appréhender la manière dont la sculpture française était présentée, cette question reste relativement inexplorée. Que le spectateur du XVIIIe siècle ait eu conscience du passé antique semble évident, mais comment cette relation entre l’antique et le moderne se manifestait-elle dans la manière dont les œuvres de l’une et l’autre période furent exposées17 ? Comment, par exemple, la réception de la sculpture contemporaine a-t-elle été influencée par la diffusion d’œuvres classiques ?

9 Les collections et les expositions du XVIIIe siècle ne doivent pas seulement être comprises au regard de la constitution de galeries aristocratiques privées, mais aussi dans le contexte d’une culture émergente de l’exposition des objets, sujet très étudié au

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cours de la dernière décennie. En Grande-Bretagne, l’exposition Art on the Line organisée au Courtauld Institute a ainsi révélé les choix de présentation de la Royal Academy. Dans le catalogue, Yarrington interroge en particulier le statut inconfortable et marginal attribué à la sculpture18. Dans l’état actuel des choses, les questions relatives aux collections et à leur présentation sont inextricablement liées à celles qui portent sur les institutions dans lesquelles les artistes étaient formés et montraient leur production. Le rôle des sculpteurs en tant qu’artistes et exposants en France a été récemment approfondi par Anne Betty Weinshenker19 ; Tomas Macsotay explore quant à lui la complexité de la production (et particulièrement le rôle des compagnons) à l’aune du contexte plus large de la pratique et de la théorie académiques20. On est alors confronté à une tension entre la visibilité accrue de la sculpture et le statut marginal qui lui était assigné dans la théorie académique et la critique.

Repenser le champ des études sur la sculpture

10 L’impulsion qui sous-tend ces nouveaux axes de recherches découle de l’intérêt de certains spécialistes de la sculpture du XVIIIe siècle pour des questions qui n’entrent pas aisément dans les formats et les discours traditionnels. L’un des facteurs les plus décisifs a été de s’affranchir des études monographiques qui, plus encore que dans les autres champs de l’histoire de l’art, dominaient le secteur. L’étude des sculpteurs du XVIIIe siècle est, bien entendu, une entreprise loin d’être terminée et d’importantes avancées sont encore faites ; il suffit de penser à la publication du monumental Biographical Dictionary of Sculptors in Britain 1660-1851 ou encore, en France et aux États- Unis, à quelques expositions monographiques notables, comme celles sur Jean-Antoine Houdon et sur Augustin Pajou21. Un changement perceptible s’opère toutefois dans l’exercice de la monographie, qui tantôt vise la forme et la trajectoire d’une carrière individuelle, telle celle de Giovanni Baratta tantôt replace des sculpteurs individuels dans un contexte plus large, comme cela a été fait avec Johan Tobias Sergel et le modello en terre cuite22. Mais il y a aussi une tendance bienvenue qui consiste à télescoper les carrières individuelles. La nature et l’antique d’Aline Magnien, dans lequel l’auteur aborde un thème au cœur de la pratique sculpturale et de l’appréciation esthétique de la figure, en constitue un exemple notoire23. L’intérêt renouvelé pour la manière dont certains genres étaient retravaillés et utilisés constitue un autre développement important. La valeur d’une telle approche est évidente dans la subtile et récente exposition Jean-Antoine Houdon: die sinnliche Skulptur, qui a intelligemment juxtaposé des bustes réalisés par une palette étendue de sculpteurs24. Pourtant, bien qu’il existe déjà des études portant sur des catégories plus larges telles que le monument, la sculpture, avec les genres et les conventions qui lui sont propres, exige une attention plus ciblée. Il est saisissant de voir que, en dépit de la prolifération d’écrits sur le portrait peint au XVIIIe siècle, il n’existe toujours aucune étude exhaustive sur le genre du portrait en buste sculpté au XVIIIe siècle.

11 Une autre manière de penser l’approfondissement ou le croisement des genres est de s’interroger sur les schémas de répétition et de variation. Si les aspects théoriques de la répétition sont devenus une préoccupation centrale dans les sciences humaines en général, ce concept s’est avéré particulièrement approprié et fécond pour l’étude de la sculpture25. En partie à cause de ses processus de fabrication, impliquant fréquemment le modelage ou le moulage, la sculpture a nécessairement suscité une réflexion sur la

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répétition. En effet, à mesure que nous avons pensé le XVIIIe siècle comme une période de commercialisation croissante aussi bien que d’esthétisation (comme elle est décrite précédemment), le rôle de la reproduction dans la fabrication et la consommation de la sculpture a pris de l’importance. Élargie à l’ensemble de la discipline, l’interrogation de l’histoire de l’art sur le statut de la copie a permis de porter un regard plus averti sur les copies de toutes sortes dans le domaine de la sculpture, comme en témoignent les essais réunis dans Das Originale der Kopien, édité par Tatjana Bartsch et ses collaborateurs26. Les études sur le XVIIIe siècle ayant encouragé à estomper les limites usuelles, ces phénomènes de répétition dans la sculpture peuvent être perçus dans la diffusion de modèles réalisés dans des matériaux comme la céramique, au sein d’une culture où la production et la vente d’objets de luxe allaient grandissant. Par-delà toute considération technique, la sculpture a grand besoin d’être pensée en termes de continuités, comme y invite la notion de répétition. Exécutée dans des matériaux qui étaient supposés défier le temps (le marbre et le bronze), la sculpture fait appel à des conventions qui, en réélaborant sans cesse des formules traditionnelles, semblent avoir pour fondement la notion même de répétition. La reconnaissance par les contemporains (et plus tard aussi) de ces formes de répétition dans la sculpture revêt une importance particulière au XVIIIe siècle, avec l’apparition du néoclassicisme. Émergeant à une époque marquée par une réflexion renouvelée sur le passé – comme l’ont démontré Anthony Grafton et Mark Salber Phillips –, l’apparition d’une sculpture néoclassique spécifique – telle que l’ont interprétée Johannes Myssok, Viccy Coltman et Daniela Gallo, entre autres – doit être comprise dans ce contexte27. Mais de quelle manière cette réinterprétation du passé (avec ses propres modèles de répétition) diffère-t-elle de celle des périodes précédentes ?

12 Si les études sur le XVIIIe siècle ont pris un tournant interdisciplinaire depuis bien longtemps, celles relatives à la sculpture y jouent enfin un rôle clé. La sculpture, en occupant comme l’architecture un territoire à la frontière entre les « beaux-arts » (le sujet traditionnel de la recherche en histoire de l’art) et les « arts décoratifs » ou « appliqués » (en grande partie annexés par l’étude de la culture matérielle), a les qualités nécessaires pour défier et perturber bien des frontières disciplinaires préétablies, comme Martina Droth l’a montré28. C’est précisément parce que les conditions de production de la sculpture ont autant en commun avec celles de l’atelier de l’orfèvre qu’avec celles du studio du peintre que l’étude de la sculpture permet de défier certaines des frontières traditionnelles de l’histoire de l’art. Même dans le champ de l’histoire du style, une réflexion sur la sculpture peut soulever avec profit des questions complexes. Pour diverses raisons, les divisions stylistiques fondées sur la peinture ne sont tout simplement pas adéquates. En effet, comme Herbert Keutner l’a constaté il y a longtemps dans Sculpture: Renaissance to Rococo – qui est toujours, à mon sens, une des vues d’ensemble les plus utiles pour les étudiants –, une histoire des styles façonnée pour élaborer un récit de la peinture ne se calque pas facilement sur une histoire de la sculpture29. L’étude de la sculpture a mis en lumière un autre problème, celui de l’inadéquation des histoires nationales toujours dominantes. De nombreux spécialistes de l’art français du XVIIIe siècle (quoique moins souvent les historiens de la sculpture !) ne montrent aucune sorte d’embarras à exprimer leur désintérêt pour l’art britannique, tandis que ceux qui étudient l’art britannique n’ont d’aucune manière besoin de connaître l’art allemand (la même chose ne s’applique pas à l’art italien, bien entendu !). Ce discours tient à peine compte des réalités en matière de production et de consommation de la sculpture au XVIIIe siècle – marquées par une perméabilité des

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frontières nationales –, lesquelles se concilient difficilement avec les histoires nationales de l’art. En prêtant une attention particulière aux manières dont la sculpture et les sculpteurs franchissent des limites conventionnelles – que ce soit en termes de pratiques, de genres ou de trajectoires de carrières transnationales –, l’étude de la sculpture du XVIIIe siècle fait émerger un malaise bienvenu, une perturbation potentiellement productive, dans une histoire de la peinture, fondée sur une histoire de la peinture.

Hans Körner | Réalité esthétique et matérialité de la sculpture du XVIIIe siècle

Sculpture, « espace public bourgeois » et réception privée

13 Malcolm Baker propose une réflexion très précise sur l’évolution de la réception de la sculpture dans l’espace public depuis la fin du XVIIe siècle, qu’il met en rapport avec la constitution d’un « espace public bourgeois » (Habermas). Cette réflexion féconde devrait aussi s’étendre à l’art des expositions au XVIIIe siècle. Le Salon, réintroduit en 1725 sur ordre du jeune roi et tenu régulièrement à partir de 1747, était un lieu où des œuvres d’art conçues pour la sphère privée se trouvaient confrontées à un nouveau public. D’une part décontextualisées – ou plutôt recontextualisées – dans le monde autoréférentiel de l’exposition, et d’autre part créées en vue de la délectation privée de l’acheteur ou du futur commanditaire, ces œuvres devaient nécessairement susciter des tensions dans le regard qui était porté sur elles, entre leurs dimensions publiques et privées. À la circulation réelle des œuvres dans l’espace venait s’ajouter la mobilité potentielle des contenus de l’image et du champ de ses connotations, un constat qui vaut autant pour des œuvres peintes que pour des œuvres sculptées. Que l’on nous permette ici de donner un exemple.

14 L’Enfant à la cage de Jean-Baptiste Pigalle (1749, Paris, Musée du Louvre) présente dans un premier temps un portrait du fils de Pâris de Montmartel, le dernier marquis de Brunoy ; il est conçu dans un deuxième temps pour dialoguer avec une sculpture en albâtre qui représentait un enfant tenant dans ses mains un oiseau, une œuvre antique – ou considérée comme telle – qui se trouvait en la possession de Montmartel. Le rapprochement délibéré entre l’œuvre de Pigalle et la sculpture plus ancienne explique la nudité de l’enfant, qui souligne l’universalité du portrait et lui confère le réalisme esthétisé d’un putto, entre l’art et la vie ; le portrait du marquis de Brunoy acquiert ainsi un statut intermédiaire, celui d’une figure de genre dans une narration imagée. L’ Enfant à la cage était conçu enfin pour remplir la fonction d’objet d’exposition et, en tant que tel, il charma le public du Salon et suscita ce jugement de Diderot : « C’est ma foi la plus belle chose qu’il ait faite et qui soit sortie du ciseau de nos sculpteurs français »30.

15 Après le rachat de l’œuvre par son inventeur en 1776, Pigalle sculpta pour lui faire pendant la Fillette à l’oiseau et à la pomme en 1784 (Paris, Musée du Louvre). Une nouvelle constellation était ainsi créée, qui mettait désormais l’accent exclusivement sur l’identification de l’enfant au putto et sur les connotations sexuelles de l’oisillon envolé ou mort. Ce symbole, si important dans l’iconographie néerlandaise, fut au centre du dialogue fictif et riche de sous-entendus que Diderot imagina en 1765 entre le spectateur et la Jeune fille qui pleure son oiseau mort de Jean-Baptiste Greuze.

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16 L’Enfant à la cage de Pigalle ne peut être tout à fait compris si l’on s’en tient aux modèles traditionnels d’interprétation. La recherche sur la sculpture au XVIIIe siècle se doit d’incorporer les significations changeantes d’une iconographie destinée à se modifier à chaque fois que l’œuvre s’inscrit dans une nouvelle constellation ; elle demeure donc par essence équivoque, de sorte que l’historien de l’art devra définitivement renoncer à la quête du « sens intrinsèque » (Erwin Panofsky) des œuvres pour s’atteler à la tâche ardue de la description de leur réalité esthétique complexe.

Les parerga dans la sculpture

17 Sous l’influence de la lecture « déconstructiviste » que Derrida a faite du § 14 de La Critique de la faculté de juger d’Emmanuel Kant portant sur les ornements, le parergon est devenu l’objet par excellence de quelques publications ces dernières années31. Cependant, parmi toutes les recherches menées dans cette direction en histoire de l’art, seul un petit nombre s’est intéressé aux éléments accessoires de la sculpture. À ce titre, Malcolm Baker propose une étude critique des réflexions récentes sur le socle dans la sculpture32.

18 Pour compléter son analyse, je voudrais signaler une autre piste de recherche attendue : l’étude des éléments de support des statues. Ce sujet est encore largement inexploré pour les périodes postérieures à l’Antiquité33 ; il mérite pourtant une attention particulière pour le XVIIIe siècle, siècle de la réception par excellence de l’antique. Avant que l’idée ne s’impose que les statues antiques héritées des époques passées étaient pour la plus grande part des œuvres romaines réalisées d’après des bronzes grecs, le support était considéré purement et simplement comme faisant partie de l’original. Les copies modernes de marbres antiques étaient ainsi généralement très fidèles à l’original supposé, allant jusqu’à reprendre ces éléments (troncs, vases, draperies…) qui participent à l’équilibre structurel de la figure. Les rares cas d’omission de ces ornements dans l’œuvre moderne renvoient donc de facto à une interprétation volontaire de l’artiste. Quelles intentions se cachaient derrière ces pratiques ? Quel rôle jouait le maintien ou la suppression de ces accessoires dans le paragone des matériaux ?

19 Si les éléments étaient généralement copiés sans que le sculpteur moderne cherche à mieux les intégrer, on trouve au XVIIe siècle dans l’art de Gian Lorenzo Bernini (et assurément avec l’intention de surenchérir sur l’héritage antique) des solutions particulièrement ingénieuses pour légitimer leur présence dans la composition en jouant sur le rendu illusionniste, conformément au principe de la « vraisemblance » mis en avant par la théorie artistique. Dans les groupes de la Galleria Borghese, Ascagne qui accompagne Énée et Anchise, Cerbère dans l’Enlèvement de Proserpine ou encore le laurier qui saisit Daphné et la terrasse couverte de végétation dans Apollon et Daphné sont autant de parerga qui stabilisent les figures tout en complétant leur iconographie.

20 Il est intéressant de se poser la question de la légitimité que les sculpteurs du XVIIIe siècle donnèrent aux éléments de support de leurs figures. Furent-ils considérés comme essentiels à la structure ou remplissaient-ils d’autres fonctions ? Houdon use fréquemment de tels parerga formels ou iconographiques, parfois même sans que la structure de l’œuvre ne le requière. Citons, à titre d’exemple, les versions de la Vestale avec l’autel de sacrifice (1777), la version réduite en marbre de la Diane de 1786, qui s’appuie sur un buisson de roseaux, ou encore le biscuit du Maréchal de Tourville devant la proue de son navire (1783). Enfin, lorsque Houdon, dans la Frileuse en bronze de 1787,

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abandonna le vase cassé et le tissu qui stabilisent le personnage dans la version en marbre de 1785, renonçait-il seulement à un moyen technique superflu ? Ou créait-il une nouvelle œuvre d’art qui, privée de son accessoire et donc de son statut allégorique (allégorie de l’hiver/reflet d’une innocence perdue), s’offrait au spectateur dans son habillage-déshabillage ?

Guilhem Scherf | Esthétiques de la sculpture au XVIIIe siècle

La position « centrale » de la sculpture dans les études sur le XVIIIe siècle

21 Si la sculpture ne figure pas au cœur des études sur le XVIIIe siècle, elle a cependant gagné en légitimité : elle n’est plus ignorée. Dans le cas français, les historiens de l’architecture ont souvent associé les interventions de la sculpture dans leurs objets d’étude34, et des expositions thématiques récentes ont mêlé avec bonheur la peinture et la sculpture35. On aimerait toutefois que ces exemples se généralisent, notamment en région où trop souvent seule la peinture est appelée à traiter des thèmes qui pourraient être analysés avec profit de manière transversale, en incluant la sculpture. Les artistes se côtoyaient à l’Académie, à Rome, chez les amateurs, puisaient aux mêmes sources iconographiques, développaient souvent les mêmes aspirations. L’étude des collections au XVIIIe siècle est ainsi à la mode. Le sujet est traité avec régularité depuis plusieurs années, tant par des livres36 que par des articles, mais il est regrettable qu’en général la part de la sculpture soit souvent ignorée ou minorée, à l’exception des travaux mentionnés par Malcolm Baker et quelques autres37. Il est révélateur de cette cécité que les études sur des amateurs aussi importants qu’Aignan-Thomas Desfriches38 et Jean de Jullienne39 ignorent délibérément l’intérêt de ces derniers pour la sculpture, ce qui tend à fausser l’analyse plus générale de leurs personnalités.

Un champ d’étude plein d’avenir

22 Parmi les territoires prometteurs de la recherche sur la sculpture, il faut signaler celui du dessin. C’est un véritable continent à explorer pour les historiens de la sculpture. Tout sculpteur du XVIIIe siècle dessinait et toute sculpture publique et, dans une moindre mesure, privée était susceptible d’être dessinée. Les fonds de dessins sont des mines à exploiter, comme ceux des architectes voyageurs Carl Wilhelm Carlberg et Jean Eric Rehn au Musée Röhsska à Göteborg et au Nationalmuseum à Stockholm, ou les albums de Joseph Camberlain (collection particulière) qui ont mis au jour des ensembles sculptés capitaux (aujourd’hui disparus) comme les statues en marbre du dôme des Invalides ou celles de Falconet à l’église Saint-Roch40. Bien d’autres restent encore à découvrir et à exploiter.

23 Il existe aussi d’autres axes de recherche négligés jusqu’à présent, comme le fronton, que Malcolm Baker évoque à juste titre. C’est un sujet difficile : beaucoup de frontons d’édifices ont été détruits ou remplacés (assez souvent par des copies, comme pour nombre de bâtiments parisiens). Les recherches sont ardues pour établir le premier corpus : il faut faire appel aux photographies anciennes et à des dessins souvent

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anonymes. Mais le résultat peut être spectaculaire : le langage du fronton est une devise parlante et dévoile la signification de l’architecture.

24 Un autre sujet, difficile mais passionnant, est celui de la statuaire de jardin. On peut mettre en évidence un programme iconographique, plus ou moins cohérent si l’ensemble est conservé dans son état d’origine, ou encore retracer les multiples voies de transmission des œuvres et des modèles (par exemple le commerce de la statuaire italienne, celle-ci étant très en vogue dans les grands parcs privés de la fin du XIXe siècle).

25 Une publication récente enfin41 nous rappelle combien sont essentielles pour la connaissance des œuvres les analyses scientifiques menées en laboratoire. À l’occasion d’une confrontation au Philadelphia Museum of Art de différents bustes de Houdon représentant Benjamin Franklin, une équipe a pu conduire des investigations passionnantes sur des terres cuites, des plâtres et des marbres, révélant, au fil d’analyses serrées, le processus de travail du grand sculpteur42.

Le renouvellement des études monographiques

26 À côté de ces champs de recherche que l’on invite à explorer davantage, les études monographiques restent toujours indispensables : c’est par l’étude précise de la vie d’un artiste, avec les nécessaires recherches en archives, que l’on peut mettre en avant les différents réseaux qui contribuent à dessiner sa personnalité : parents, alliés, commanditaires, affiliations, ennemis… L’établissement d’un catalogue raisonné permet – est-il encore nécessaire de le rappeler ? –, de construire une production sûre, seul élément qui rende possible l’analyse d’une œuvre (en premier lieu en séparant les œuvres sûres des pastiches).

27 De tels catalogues restent rares pour la sculpture française du XVIIIe siècle : nous restons toujours fidèles, même pour les plus grands sculpteurs, à d’anciens manuels. Le travail, même d’envergure relativement modeste, est bien souvent riche de promesses. C’est ainsi que le catalogue de l’exposition Claude-François Attiret au Musée des beaux-arts de Dole43 a pu faire le tri dans une riche production de bas-reliefs décoratifs ayant fleuri en Bourgogne et en Franche-Comté, révélatrice d’un goût spécifique pour les décors d’enfants et dégageant un passionnant réseau d’influences stylistiques.

28 Dans ce contexte, le succès de l’exposition sur Franz Xaver Messerschmidt, tant à New York qu’à Paris, est très intéressant. L’artiste avait déjà été montré à Paris, mais à chaque fois dans un contexte thématique spécifique portant sur les expressions du visage44, sur le rapport de la science et des arts45 ou encore sur la mélancolie46. Il faut souligner d’ailleurs que les têtes de Messerschmidt montrées lors de ces expositions, ou illustrées dans les catalogues qui les accompagnaient, n’étaient pas analysées en tant qu’œuvres d’art, de superbe qualité plastique, mais comme des pièces, seulement prétextes à commentaires. C’est ainsi que furent montrées sans précaution des reproductions d’après les œuvres de Messerschmidt – surmoulages en plâtre, copies en métal47 –, au lieu des sculptures originales de l’artiste en plomb/étain ou en albâtre. Nous sommes en présence ici d’un cas extrême où le discours se fabrique à propos d’une création plastique, sans prendre en compte l’œuvre d’art elle-même, avec sa richesse propre. À cet égard, le succès remporté par l’exposition Messerschmidt est moins celui d’un sculpteur, largement inconnu du public français, que celui d’une

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personnalité singulière et fascinante, tentée par le spiritisme et atteinte de troubles psychosomatiques.

Erika Naginski | Sculpture, muse violente

29 Malcolm Baker résume parfaitement les directions multiples dans lesquelles l’étude de la sculpture européenne au XVIIIe siècle nous a entraînés ; ce faisant, il met la discipline au défi, suscitant ni plus ni moins une crise de l’interprétation. Lire son analyse, c’est se rendre compte que nous commençons à peine à énoncer pour nous-mêmes les moyens expressifs propres à la sculpture du XVIIIe siècle et donc à comprendre son formalisme, sa terminologie, ses conventions, ses genres et son ekphrasis – autrement dit, la façon dont elle organise ses références ou ses citations. Quelle relation percevait-on, par exemple, entre matière et illusion dans une figure religieuse comme le Christ mort de Giuseppe Sanmartino (1753, Naples, Museo Cappella Sansevero) ? Ou encore comment la saillie très marquée de la terre cuite préparatoire au bas-relief de Sainte Geneviève rendant la vue à sa mère par Pierre Julien (1776, Paris, Musée du Louvre) créait-elle un conflit potentiel avec les profondeurs spatiales suggérées par le cadre architectural qui lui était destiné (en l’occurrence le péristyle de l’église Sainte-Geneviève à Paris – l’actuel Panthéon – dessiné par Jacques-Germain Soufflot) ? Et quelle était, exactement, la signification visuelle du méplat, procédé qui permettait au sculpteur d’« indiqu[er] les divers plans de toutes les parties d’une figure »48 ?

Le « paragone » en question

30 Comme l’affirme Baker, les récits historiques qui mettent en avant la primauté de la peinture et les glissements stylistiques du rococo vers le néoclassicisme ne prennent pas en compte l’instabilité des termes employés en rapport avec la sculpture de la période : idéologie et représentation, séquences et continuité, la source antique et la copie qui l’interprète, le spectre de l’idolâtrie et la réification intransigeante, incarnation et érotisme, cadres de présentation et contextes urbains, traditions nationales et circulation des formes. Le problème, pour le dire simplement, c’est que le récit de la peinture continue d’obscurcir la valeur singulière des apports de la sculpture au paysage intellectuel des Lumières. Il suffit de lire La tache aveugle de Jacqueline Lichtenstein49 pour comprendre, dans toute leur violence, les conséquences philosophiques d’une sujétion de la sculpture aux discours de la peinture : servilité, infériorité, inutilité et finalement annihilation. Cette variante sur le paragone mène à la mort de la sculpture.

31 Si nous nous attardons sur la conclusion désolante du brillant essai de Lichtenstein, c’est notamment parce qu’il paraît légitime, dans une certaine mesure, d’insister sur l’autonomie des champs artistiques et sur la vocation changeante de la sculpture dans la période qui nous intéresse. Certes, les réponses formulées par les critiques et les philosophes du XVIIIe siècle tendaient à accorder à chaque médium un sens – la vue à la peinture, le toucher à la sculpture –, ce qui a conduit à une réflexion sur la nature du plaisir esthétique et, plus précisément, sur la façon dont les différences entre peinture et sculpture étaient perçues par le spectateur. Rappelons toutefois qu’Emmanuel Kant, dans sa Critique de la faculté de juger (1790), insiste lui aussi sur la distinction entre peinture et sculpture, tout en associant la sculpture et l’architecture d’une manière

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générale : « La plastique, écrit-il, première espèce des beaux-arts figuratifs, comprend la sculpture et l’architecture »50. L’une est incarnation artistique de la nature (la statue) et l’autre abstraction artistique de l’idée (le temple), mais toutes deux, selon Kant, sont le fruit de la même intransigeante matérialité.

Nouveau contexte : espace public, sculpture et architecture

32 Cette réorientation du paragone mérite qu’on le prenne au sérieux, car il permet de situer la sculpture dans un contexte entièrement nouveau. Chacun s’accorde désormais à dire que le rôle public de la sculpture a été redéfini au cours du XVIIIe siècle ; cela fournit un point de départ éloquent pour affirmer, de surcroît, que l’expression visuelle de la res publica allait bien au-delà de la simple exposition. Il y eut d’une part le Salon, mais n’oublions pas d’autre part l’immense parallélogramme dessiné par la scénographie architecturale de la place Louis XV – l’actuelle place de la Concorde – conçue par Ange-Jacques Gabriel pour mettre en scène la statue équestre d’Edmé Bouchardon : jamais promenades, fossés, gradins, balustrades, esplanades, bâtiments et rues n’ont été orchestrés pour offrir une telle multiplicité de points de vue.

33 Que la cité et l’objet sculpté puissent entamer un dialogue riche de sens apparaît, pour ne citer qu’un exemple, dans le rêve d’une métropole étincelante évoqué par Voltaire dans le Temple du goût (1733). Le dialogue se poursuit dans les écrits des pédagogues et des praticiens, à l’exemple de Jacques-François Blondel, qui note dans l’introduction de son Cours d’architecture civile… (1771-1777) : « Sans la sculpture, l’architecture se trouverait souvent réduite à la sûreté, à l’utilité et à la solidité. C’est par son secours que nos Édifices sacrés, nos Places publiques, nos Maisons royales, deviennent des monuments dignes de la Nation. […] Ces ouvrages exécutés par la plupart de nos statuaires célèbres font autant d’objets intéressants qui attirent les regards, fixent l’attention, et symbolisent l’Architecture qui leur a donné lieu »51. La sculpture rappelle ici le troisième terme de la triade vitruvienne utilitas, firmitas, venustas (utilité, solidité, beauté) et, en tant que tel, c’est elle qui proclame la puissance symbolique de la réalité architecturale.

34 Souligner la dimension publique que prend la sculpture au XVIIIe siècle – et l’échange qui s’ensuit avec l’architecture dans un espace public lui-même en pleine expansion – n’a pas pour seul mérite d’ouvrir le regard sur les idéologies politiques et les transformations sociales. Du piédestal au pendentif, cette dimension publique fournit aussi une clé de lecture des choix formels, des mécanismes et des dynamiques qui participent à ce que l’on pourrait nommer « l’optique ». Cette notion trouve un écho dans certains textes scientifiques tels que Le mouvement de la lumière, ou premiers principes d’optique… (1753) de Daniel Trabaud, dans lequel l’auteur conseille aux architectes comme aux sculpteurs d’adapter les plans des objets en fonction de la distance à laquelle ils seront perçus. Dans cet ordre d’idées, l’importance accordée par Baker aux frontons sculptés en tant que genre doit être considérée comme une invitation à nous interroger sur la relation complexe entre forme et visibilité, entre adaptation des surfaces et espace en perpétuelle expansion, et à dévoiler ainsi les nouveaux principes de lisibilité de la sculpture. En d’autres termes, il est grand temps de reconsidérer le jugement selon lequel, comme le disait Jacques de Caso il y a quelques années, ces œuvres colossales « n’ont pas retenu l’attention »52.

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35 Les histoires plurielles de la sculpture peuvent-elles amener ce que Baker qualifie de « perturbation productive dans une histoire de la peinture fondée sur une histoire de la peinture » ? Lorsque Diderot, dans son « Salon de 1765 », dit que la sculpture, à la différence de la peinture, est « une muse violente »53, c’est parce qu’arracher une forme à un bloc de marbre lui apparaît comme un défi physique et esthétique. Il est tentant d’appliquer la formule à ce que dévoile seulement aujourd’hui l’étude de la sculpture du XVIIIe siècle : un ensemble de possibilités d’interprétation qui ouvrent des terres inconnues où s’écrira l’histoire des arts visuels.

NOTES

1. Franz Xaver Messerschmidt, Maria Plötzl-Malikova, Guilhem Scherf éd., (cat. expo., New York, Neue Galerie, Paris, Musée du Louvre, 2010-2011), Milan/New York/Paris, 2010. 2. Erika Naginski, Sculpture and Enlightenment, Los Angeles, 2009 ; Matthew Craske, The Silent Rhetoric of the Body: A History of the Monumental Sculpture and Commemorative Art in England, 1720-1770, New Haven, 2007. 3. « […] the transformation of public art between 1750 and 1800 » […] « the monumental imagination of the French Enlightenment » […] « Enlightenment […] monuments worked over and against faith in church and crown to commemorate a civic and secular world-view » (Naginski, 2009, cité n. 2, p. 1-2). 4. Michael Baxandall, The Limewood Sculptors of Renaissance Germany, New Haven/Londres, 1980 ; Jennifer Montagu, Roman Baroque Sculpture: The Industry of Art, New Haven/Londres, 1989. 5. Pamela H. Smith, The Body of the Artisan: Art and Experience in the Scientific Revolution, Chicago, 2004. 6. Cinzia Sicca, Alison Yarrington éd, The Lustrous Trade: Material Culture and the History of Sculpture in England and Italy, c. 1700-c.1860, Londres/New York, 2000 ; Pascal Julien, Marbres : de carrières en palais, Manosque, 2006. Voir aussi Dominique Hervier, Pascal Julien, « Pierres de France et marbres d’Italie : la circulation des matériaux du Moyen Âge au XIXe siècle », dans Bulletin monumental, 168, 2010, p. 189-190. 7. Malcolm Baker, Figured in Marble: The Making and Viewing of Eighteenth-Century Sculpture, Los Angeles, 2000. Pour la publication la plus récente sur ce sujet, voir Sébastien Clerbois, Martina Droth éd., Revival and Invention: Sculpture through its Material Histories, Oxford/Berne, 2011. 8. Hans Körner, « ‘Die Epidermis der Statue’ Oberflächen de Skulptur vom späten 17. bis zum frühen 19. Jahrhundert », dans Daniel Bohde, Mechthild Fend éd., Weder Haut noch Fleisch: das Inkarnat in der Kunstgeschichte, Berlin, 2007, p. 106-131. 9. Alex Potts, The Sculptural Imagination: Figurative, Modernist, Minimalist, New Haven, 2000. 10. Satish Padiyar, Chains: David, Canova, Canova, and the Fall of the Public Hero in Postrevolutionary France, University Park, 2007. 11. Alexandra Gerstein éd., Display and Displacement: Sculpture and the Pedestal from Renaissance to Post-Modern, Londres, 2007. 12. Jonathan Scott, The Pleasures of Antiquity: British Collectors of Greece and Rome, New Haven, 2003 ; Ruth Guilding, Marble Mania: Sculpture Galleries in England 1640-1840, Londres, 2001 ; Glyptothek München 1830-1980: Jubiläumsausstellung zur Entstehungs- und Baugeschichte, Klaus Vierneisel, Gottlieb Leinz éd., (cat. expo., Munich, Glyptothek, 1980), Munich, 1980.

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13. Anne-Marie Leander Touati, Magnus Olausson, Ancient Sculptures in the Royal Museum: The Eighteenth-Century Collection in Stockholm, Stockholm, 1998. 14. Alison Yarrington, « ‘Under Italian Skies’. The 6th Duke of Devonshire, Canova and the Formation of the Sculpture Gallery at Chatsworth House », dans Journal of Anglo-Italian Sculpture, 10, 2009, p. 41-62 ; Matthew Greg Sullivan, « Sir Francis Chantrey : Sculpture, History and Geology », dans Mark Salber Phillips, Peter Burke éd., Rethinking Historical Distance, à paraître. 15. Herbert Beck, Peter C. Bol éd., Forschungen zur Villa Albani: antike Kunst und die Epoche der Aufklärung, Berlin, 1982 ; Jeffrey Laird Collins, Papacy and Politics in Eighteenth-Century Rome: Pius VI and the Arts, Cambridge/New York, 2004 ; Alex Potts, « The Classical Ideal on Display », dans Ricerche di Storia dell’arte, 72, 2000, p. 29-36. 16. Carole Paul, « The Capitoline Hill and the Birth of the Modern Museum », dans Jochen Luckhardt, Michael Wiemers éd., Museen und fürstliche Sammlungen im 18. Jahrhundert/Museums and Princely Collections in the 18th Century, Brunswick, 2007, p. 66-72 ; Carole Paul, « Capitoline Museum, Rome: Civic Identity and Personal Cultivation », dans Carole Paul éd., The First Modern Museums of Art: The Birth of an Institution in 18th- and Early 19th-Century Europe, Los Angeles, à paraître. 17. Nicholas Penny, Eike D. Schmidt éd., Collecting Sculpture in Early Modern Europe, (colloque, Washington, 2003), (Studies in the History of Art, 70), Washington/New Haven, 2008 ; Guilhem Scherf, « Collections et collectionneurs de sculptures modernes : un nouveau champ d’étude », dans Thomas W. Gaehtgens et al. éd., L’Art et les normes sociales au XVIIIe siècle, Paris, 2001, p. 147-164 ; Colin B. Bailey, Patriotic Taste: Collecting Modern Art in Pre-Revolutionary Paris, New Haven, 2002. 18. Alison Yarrington, « Art in the Dark: Viewing and Exhibiting Sculpture at Somerset House », dans Art on the Line: The Royal Academy Exhibitions at Somerset House, David H. Solkin éd., (cat. expo., Londres, Courtauld Institute Gallery, 1990), New Haven/Londres, 2001. 19. Anne Betty Weinshenker, A God or a Bench: Sculpture as Problematic Art during the Ancien Régime, Berne, 2008. 20. Tomas Macsotay, « Chronos Triumphant: Sculpture in Ancien Régime and Revolutionary France », dans Oxford Art Journal, 33, 2011, p. 253-258. 21. Ingrid Roscoe, Emma Hardy, M. G. Sullivan éd., A Biographical Dictionary of Sculptors in Britain 1660-1851, New Haven/Londres, 2009 ; Houdon 1741-1828, sculpteur des Lumières, (cat. expo., Versailles, Musée national du château de Versailles/Washington, National Gallery/Los Angeles, J. Paul Getty Museum, 2003-2004), Paris, 2004 ; Augustin Pajou, sculpteur du roi, 1730-1809, James David Draper, Guilhem Scherf éd., (cat. expo., Paris, Musée du Louvre/New York, The Metropolitan Museum of Art, 1998), Paris, 1997. 22. Francesco Freddolini, Giovanni Baratta e lo studio al Baluardo: scultura, mercato del marmo e ascesa sociale tra Sei e Settecento, Pise, 2010 ; Sergel och hans romerska krets: europeiska terrakottor 1760-1814, Magnus Olausson éd., (cat. expo., Stockholm, Nationalmuseum, 2004), Stockholm, 2004. 23. Aline Magnien, La nature et l’antique, la chair et le contour : essai sur la sculpture française du XVIIIe siècle, Oxford, 2004. 24. Jean-Antoine Houdon: die sinnliche Skulptur, Maraike Bückling, Guilhem Scherf éd., (cat. expo., Francfort, Liebieghaus Skulturensammlung/Montpellier, Musée Fabre, 2009-2010), Munich, 2010. 25. Malcolm Baker, « Multiple Heads: Pope, the Portrait Bust and Patterns of Repetition », dans Lorna Clymer éd., Ritual, Routine and Regime: Repetition in Early Modern British and European Cultures, Toronto, 2006, p. 224-245. 26. Tatjana Bartsch et al. éd., Das Originale der Kopien als Produkte und Medien der Tranformation von Antike, (colloque, Berlin, 2007), Berlin/New York, 2010. 27. Anthony Grafton, The Footnote: A Curious History, Cambridge, 1997 ; Mark Salber Phillips, « Reconsiderations on History and Antiquarianism: Amaldo Momigliano and the historiography of eighteenth-century Britain », dans Journal of the History of Ideas, 57, 1996, p. 297-316 ; Viccy Coltman, Fabricating the Antique: Neoclassicism in Britain, 1760-1800, Chicago, 2006 ; Daniela Gallo,

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Modèle ou Miroir ? Winckelmann et la sculpture néoclassique, Paris, 2009 ; Johannes Myssok, Antonio Canova: die Erneuerung der klassischen Mythen in der Kunst um 1800, Petersberg, 2007. 28. Taking Shape: Finding Sculpture in the Decorative Arts, Martina Droth éd., (cat. expo., Leeds, Henry Moore Institute/Los Angeles, J. Paul Getty Museum, 2009), Leeds/Los Angeles, 2009. 29. Herbert Keutner, Sculpture: Renaissance to Rococo, Greenwich, 1969. 30. Denis Diderot, « À Grimm, le 13 décembre 1776 », dans Denis Diderot, Œuvres complètes, XI, Herbert Dieckmann éd., Paris, 1971, p. 1183. 31. Jacques Derrida, La vérité dans la peinture, Flammarion, 1978 ; voir dernièrement Hans Körner, Karl Möseneder éd., Rahmen – Zwischen innen und aussen: Beiträge zur Theorie und Geschichte, Berlin, 2010. 32. De nouvelles publications mettent en avant l’étude du socle dans l’art moderne : Das Fundament der Kunst: die Skulptur und ihr Sockel in der Moderne, (cat. expo., Heilbronn, Städtische Museen, 2009-2010), Heidelberg, 2009 ; Johannes Myssok, Guido Reuter éd., Der Sockel in der Skulptur des 20. Jahrhundert, à paraître. 33. Une première tentative : Hans Körner, « Les supports dans l’œuvre de Jean-Antoine Houdon », dans Jean-Antoine Houdon : la sculpture sensible, Maraike Bückling, Guilhem Scherf éd., (cat. expo., Francfort, Liebieghaus Skulpturensammlung/Montpellier, Musée Fabre, 2009-2010), Paris, 2010, p. 258-277. 34. Daniel Rabreau, Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806) : l’architecture et les fastes du temps, Bordeaux, 2000 ; Christian Taillard éd., Victor Louis et son temps, (colloque, Bordeaux, 2000), Bordeaux, 2004. 35. Portraits publics portraits privés, 1770-1830, Robert Rosenblum et al. éd., (cat. expo., Paris, Galeries nationales du Grand Palais/Londres, Royal Academy of Arts/New York, Solomon R. Guggenheim Museum, 2006-2007), Paris, 2006 ; L’école de la liberté : être artiste à Paris, 1648-1817, Anne-Marie Garcia, Emmanuel Schwartz éd., (cat. expo., Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 2009-2010), Paris, 2009 ; L’Antiquité rêvée : innovations et résistances au XVIIIe siècle, Guillaume Faroult, Christophe Leribault, Guilhem Scherf éd., (Paris, Musée du Louvre/Houston, Museum of Fine Arts, 2010-2111), Paris, 2010. 36. Colin B. Bailey, Patriotic Taste : Collecting Modern Art in Pre-Revolutionary Paris, New Haven, 2002 ; Patrick Michel éd., Collections et marché de l’art en France au XVIIIe siècle, (colloque, Bordeaux, 2002), Bordeaux, 2002 ; Guillaume Glorieux, À l’enseigne de Gersaint : Edme-François Gersaint, marchand d’art sur le pont Notre-Dame (1694-1750), Seyssel, 2002 ; Patrick Michel, Le commerce du tableau à Paris dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Villeneuve d’Ascq, 2007 ; Charlotte Guichard, Les amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle, Seyssel, 2008. 37. Patrick Michel, « Le goût pour les petits bronzes de collection en France au XVIIIe siècle », dans Marc Favreau, Patrick Michel éd., L’objet d’art en France du XVIe au XVIIIe siècle : de la création à l’imaginaire, (colloque, Bordeaux, 2006), Bordeaux, 2007, p. 141-169. 38. Michèle Cuénin, Mr Desfriches d’Orléans, 1715-1800, Orléans, 1997. 39. Isabelle Tillerot, Jean de Jullienne et les collectionneurs de son temps, Paris, 2010. 40. Voir les deux volumes des « Rencontres internationales du Salon du Dessin » : Guilhem Scherf éd., Dessins de sculpteurs I, Paris, 2008 ; Dessins de sculpteurs II, Paris, 2009. 41. Encountering Genius. Houdon’s Portraits of Benjamin Franklin, Jack Hinton, Melissa Meighan et Andrew Lins éd., (cat. expo., Philadelphie, Philadelphia Museum of Art, 2011), New Haven, 2011. 42. Les auteurs ont ainsi pu établir que le buste en terre cuite de Franklin du musée du Louvre (RF 349) est une œuvre modelée (et non moulée), comme les bustes de Washington (Mount Vernon) et des enfants Brongniart (Louvre : RF 1197 et RF 1280), et que celui de Diderot (Louvre : RF 348) est probablement aussi une sculpture modelée. Ces conclusions sont importantes, car les terres cuites modelées par Houdon sont exceptionnellement rares. Le livre permet de définir une méthode d’investigation qui aura certainement un bel avenir. 43. Claude-François Attiret, (cat. expo., Dole, Musée des beaux-arts, 2005), Dole, 2005.

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44. À visage découvert, Georges Didi-Huberman éd., (cat. expo., Jouy-en-Josas, Fondation Cartier, 1992), Jouy-en-Josas/Paris, 1992. La tête illustrée à la p. 35 est légendée comme étant de Messerschmidt ; elle est correctement identifiée comme étant un moulage dans la liste à la fin de l’ouvrage, p. 223. 45. L’âme au corps : arts et sciences 1793-1993, Jean Clair éd., (cat. expo., Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 1993-1994), Paris, 1993. Sur les douze têtes présentées dans l’exposition et dans le catalogue comme étant toutes de Messerschmidt (liste p. 538), seules quatre sont originales (n° 246, 247, 251 et 253) ; toutes les autres sont des copies, soit des plâtres de la série du Belvédère de Vienne, soit des plombs fondus à une date relativement récente par la galerie nationale de Bratislava. 46. La Grande Parade : portrait de l’artiste en clown, Jean Clair éd., (Paris, Galeries nationales du Grand Palais/Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 2004), Paris/Ottawa, 2004. Les trois œuvres illustrées dans le catalogue (n° 11, 12 et 13) sont des originaux. Mélancolie, génie et folie en Occident, Jean Clair éd., (cat. expo., Paris, Galeries nationales du Grand Palais/Berlin, Neue Nationalgalerie, 2005-2006), Paris, 2005. L’œuvre présentée (n° 218) est un original. 47. Le cas le plus éminemment contestable est celui de l’exposition Franz Xaver Messerschmidt, sculpteur baroque (1736-1783), têtes de caractère, présentée au musée d’Art et d’Histoire de Nice en 1993, qui ne montrait dans l’exposition et ne commentait dans le catalogue que des reproductions (provenant de la galerie nationale de Bratislava, en plomb et en bronze), celles-ci étant bien entendu signalées comme étant des œuvres authentiques de Messerschmidt… 48. Michel François Dandré-Bardon, Histoire universelle traitée relativement aux arts de peindre et de sculpter…, I, Paris, Merlin, 1769, p. 92. 49. Jacqueline Lichtenstein, La Tache aveugle : essai sur les relations de la peinture et de la sculpture à l’âge moderne, Paris, 2003. 50. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Alexis Philonenko éd., Paris, 1993, p. 224. 51. Jacques-François Blondel, Cours d’architecture…, I, Paris, Desaint, 1771, p. 172. 52. Jacques de Caso, « La Sculpture en crise : aspects d’une révision », dans Daniel Rabreau, Bruno Tollon éd., Le Progrès des arts réunis 1763-1815, Bordeaux, 1992, p. 313. 53. Denis Diderot, Œuvres, XIII, Paris, 1800, p. 288.

INDEX

Mots-clés : sculpture, espace public, matérialité, réception, exposition, galerie de sculptures Keywords : sculpture, public space, materiality, reception, exhibition, sculpture gallery Index géographique : Grande-Bretagne, France, Europe Index chronologique : 1700

AUTEURS

MALCOLM BAKER

Distinguished Professor of the History of Art, University of California, Riverside, et Honorary Senior Research Fellow au Victoria and Albert Museum à Londres.

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HANS KÖRNER

Il a fait ses études à Würzburg, Salzburg et Munich. Il est professeur depuis 1992 à l’Institut für Kunstgeschichte de la Heinrich-Heine-Universität à Düsseldorf.

ERIKA NAGINSKI

Associate Professor à la Graduate School of Design, Harvard University. Ses recherches portent en particulier sur la philosophie esthétique du baroque et du siècle des Lumières, sur les théories de l’espace public, et sur les traditions critiques de l’histoire de l’art et de l’architecture.

GUILHEM SCHERF

Conservateur en chef au département des Sculptures du Musée du Louvre. Spécialiste de la sculpture du XVIIIe siècle, il a travaillé sur des monographies d’artiste (Clodion, Pajou, Julien, Houdon…) et sur des thèmes variés (le bas-relief, le portrait, la collection...).

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Période moderne

Travaux

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Une histoire de l’art sans héros ? Études récentes sur la peinture napolitaine du XVIIe siècle Art history without heroes? Recent studies on 17th-century Neapolitan Painting Eine Kunstgeschichte ohne Helden ? Jüngste Forschungen über die neapolitanische Malerei des 17. Jahrhunderts Storia dell’arte senza eroi? Studi recenti sulla pittura a Napoli nel XVII secolo ¿Una historia del arte sin héroes? Estudios recientes sobre la pintura napolitana del siglo XVII

Andrea Zezza

1 « À l’image des tableaux de batailles d’Aniello Falcone et Andrea De Lione, l’histoire de l’art napolitaine donne souvent une impression de désordre certes très beau, mais confus et déroutant »1 constate Xavier Salomon dans son compte rendu des expositions napolitaines du Ritorno al barocco. Il observe le manque de clarté qui caractéristise la littérature relative à l’art napolitain des XVIIe et XVIIIe siècles, exprimant avec prudence le sentiment de désorientation et d’insatisfaction que manifestent ceux qui abordent ce domaine d’études. Ces dernières années ont été marquées par une profusion de parutions : de brèves interventions consacrées à des questions philologiques pointues, des propositions d’attributions, des publications consacrées à des tableaux apparus sur un marché de l’art florissant et des notices de catalogues d’expositions par milliers, grandes, petites ou minuscules. Un groupe aguerri de connaisseurs très spécialisés et d’érudits locaux s’y livre à des batailles rangées que le lecteur, comme le spectateur des tableaux évoqués par Salmon, se retrouve souvent à observer avec détachement, parfois en admirant la subtilité des détails, mais assez fréquemment sans pouvoir en saisir le sens et les éventuelles implications.

2 Il apparaît donc légitime, avant de s’engager dans la mêlée, d’en parcourir à nouveau les principaux épisodes, même les plus éloignés, au risque de tomber dans des simplifications excessives.

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L’étude de l’art napolitain au prisme de son histoire

3 Durant tout le XVIIe siècle et les premières décennies du XVIIIe, à l’époque du plein épanouissement de son école picturale, Naples n’eut ni Baglione, ni Mancini, ni Passeri, ni Malvasia. Bernardo De Dominici, un modeste peintre de paysages, se proposa de combler ce manque et se fit historien par amour pour sa patrie. Ses Vite de’ pittori, scultori e architetti napoletani parurent entre 1742 et 1745 (DE DOMINICI, [1742-1745] 2003-), au terme de dix-sept ans de gestation, dans la ville qui avait assisté à l’essor de Luca Giordano et de Francesco Solimena sur la scène européenne, et qui, après plus de deux siècles, avait retrouvé le statut de capitale d’un royaume avec l’avènement de Charles de Bourbon en 1734.

4 Pour la peinture d’une large partie du XVIIe siècle, les Vite sont moins une « source » qu’un singulier travail historiographique, où une riche moisson d’informations, d’annotations critiques et d’anecdotes s’insère dans une architecture narrative soigneusement construite sur la base d’une lecture stylistique intelligente des œuvres. Au sein de cette construction, l’intrigue principale s’incarne dans l’opposition entre la « manière violente et spectaculaire » inventée par le Caravage – une tentation fascinante mais périlleuse pour tous les peintres napolitains du début du siècle – et le « beau coloris » et la « manière correcte » des Bolonais et de Guido Reni. Pendant toute la première moitié du siècle, cette distinction caractérisa l’affrontement de deux écoles, celle qui se développa dans le sillage du Caravage et eut à sa tête , et celle qui s’inspira de la « divine manière » de Guido Reni et eut pour chef de file . Vers le milieu du siècle, l’activité de Mattia Preti et l’étoile montante qu’était alors Luca Giordano introduisirent un changement radical en posant les bases du style grandiose et convenable de Francesco Solimena, que De Dominici situe à l’apogée de son récit, dans une position analogue à celle autrefois attribuée par Vasari à Michel-Ange.

5 La publication des Vite, qui suivit de quelques années la découverte des antiquités d’Herculanum et précéda de peu la mort du très âgé Solimena (1747), coïncida avec un changement révolutionnaire du goût. Dans le monde nouveau qui se faisait jour, peu d’auteurs eurent envie d’aborder – et encore moins d’approfondir – l’histoire de la peinture napolitaine, et le livre de De Dominici ne suscita que de rares réactions. Malgré quelques signes de scepticisme, il fournit cependant l’ossature de la partie consacrée à l’Italie méridionale dans la Storia Pittorica de Luigi Lanzi et finit par être accueilli nonchalamment et presque sans débat contradictoire. Ce n’est qu’à la fin du XIXe et au début du XXe siècle que les recherches en archives des chercheurs positivistes révélèrent le substantiel manque de fondement d’une bonne partie de l’ouvrage et la désinvolture de sa méthodologie, mélange d’histoire et d’invention ; le biographe fut dès lors accusé d’être un « faussaire » et son ouvrage marginalisé.

Vers une étude critique de l’art napolitain

6 L’étape moderne des recherches ne commença que dans les années 1910, lorsqu’Hermann Voss et Roberto Longhi dépassèrent peu à peu les limites chronologiques définies par Vasari et que les études sur l’art italien, de Cavalcaselle à Berenson, avaient pour l’essentiel respectées. Longhi, en particulier, consacra ses

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études de jeunesse aux spécificités de l’école napolitaine du XVIIe siècle et à l’affirmation de son importance. Parti à la recherche, chez Caravage et ses héritiers, des antécédents de Courbet et Renoir et plus largement de « l’aube de l’âge moderne, du réalisme à l’impressionnisme »2, il renouvela les études sur le Seicento napolitain avec une série d’articles sur Mattia Preti, Battistello Caracciolo et les Gentileschi, et avec des interventions plus courtes et occasionnelles sur Luca Giordano et . Il consacra par la suite d’autres études, plus rares et plus mûres, aux relations picturales entre l’Italie et l’Espagne et aux caravagesques italiens et européens, esquissant ainsi rapidement, par allusions, une histoire du siècle tout entier.

7 Longhi, qui admirait De Dominici, compta parmi les premiers et les plus importants artisans de la réhabilitation du biographe. Il ne perdit jamais une occasion de souligner son acuité critique, tout en renversant ses prémisses esthétiques : à ses yeux, ce qu’il y avait de vivant dans la peinture napolitaine et ce qui constituait son aspect le plus intéressant, c’était justement sa composante caravagesque, dont Battistello Caracciolo et Bartolomeo Passante (également connu sous le nom de Maître de l’Annonciation aux bergers), mais aussi Bernardo Cavallino et Mattia Preti, devaient être considérés comme les meilleurs interprètes. Longhi cherchait en eux les racines de la modernité, de Diego Velázquez, de Louis Le Nain et d’artistes ultérieurs, et voyait en Naples l’un des centres les plus importants de la diffusion de la peinture dite « moderne » – c’est-à- dire caravagesque – aussi bien en direction de l’Espagne que de l’Europe septentrionale.

8 À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’essai de Sergio Ortolani qui introduit la section du catalogue de la Mostra della pittura napoletana dei secoli XVII-XVIII-XIX (Mostra…, 1938), consacrée au XVIIe siècle, représente une brillante tentative visant à rassembler l’activité des principales personnalités du Seicento napolitain à la lumière des ouvertures suggérées par Longhi, enrichie d’éléments nouveaux issus d’un examen approfondi du patrimoine des églises de Naples et de sa province. Le contexte historique difficile de son inauguration limita son impact immédiat sur les études consacrées à ce sujet. Mais on s’en souvint longtemps comme de la « claire, limpide, vivifiante et authentique ouverture moderne de ce chapitre multiforme des études » et de « l’acte initial d’une gestion moderne »3 du patrimoine artistique napolitain. Elle servit en effet longtemps de modèle, car ce fut justement sous le signe d’une activité liant étroitement recherche, conservation du patrimoine et pratique de la restauration que s’ouvrit, dans les années postérieures à la Seconde Guerre mondiale, un nouveau chapitre de l’histoire critique de la peinture méridionale du XVIIe siècle. La cartographie et la sauvegarde du grand patrimoine, la réalisation de restaurations et l’organisation d’expositions devinrent les instruments privilégiés pour faire progresser les études dans le domaine. Les protagonistes de cette période furent Ferdinando Bologna et Raffaello Causa, élèves de Roberto Longhi – au sens idéal si ce n’est littéral – et les collaborateurs de ce dernier à la revue Paragone, fondée en 1950.

9 L’Italie vivait alors l’époque du retour à la vie démocratique après le fascisme, l’affirmation du néoréalisme en littérature et au cinéma, et le développement de la culture marxiste. La peinture caravagesque était plus que jamais au centre de l’attention générale et l’exposition e i caravaggeschi, organisée à Milan en 1951, fit du peintre lombard un sujet d’une actualité brûlante. Ce fut dans ce climat que plusieurs interventions brillantes de Ferdinando Bologna (BOLOGNA, [1952] 1998, 1955, 1958) définirent une nouvelle périodisation, plus articulée, de l’histoire de la peinture méridionale au XVIIe siècle. Dans celle-ci, Ribera, un peintre que Longhi n’appréciait pas

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beaucoup, devenait le « centre de toute la peinture napolitaine ». Ainsi Bologna le suivit depuis ses débuts, marqués par un « véhément caravagisme » que Ribera infléchit « d’un sombre mysticisme aux intentions moralisatrices », jusqu’à l’éclosion d’une nouvelle « plénitude naturaliste » vers 1630, année où le Spagnoletto rencontra à Naples le jeune Velázquez. C’est ainsi que s’ouvrait la période « de la plus grande peinture napolitaine du XVIIe siècle, mais presque inconnue », où se firent place des peintres comme Bartolomeo Passante, Francesco Fracanzano, Francesco Guarino, les artistes d’une nature « démocratisée » et les « naturalistes… du sentier d’alpage ; les éclaireurs de la vérité tragique des faubourgs et de la province… »4. Cet apogée fut cependant de courte durée, car dès avant 1635, on note dans l’œuvre de Ribera et dans celle des principaux artistes de l’époque une nouvelle orientation, caractérisée par une désagrégation picturale presque baroque du naturel du début des années 1630. C’est alors le moment d’« une crise de recherche de la picturalité qui marque la dissolution de l’ascendant caravagesque »5, une crise liée à la diffusion de l’œuvre de Van Dyck, au séjour du Grechetto et du Monrealese à Naples dans les années 1630, et enfin à l’arrivée d’œuvres de Rubens. Ainsi s’affirmait une lecture qui constitua le fondement des travaux de Bologna puis de Raffaello Causa (CAUSA, 1957 ; CAUSA, 1972) ainsi que de toute autre tentative d’interprétation globale de l’histoire de la peinture méridionale, et ce jusqu’à une époque très récente.

10 Les années 1960 et 1970 voient le débat s’élargir : les études s’enrichissent de nouvelles contributions et de nouvelles modalités d’approche. Francis Haskell consacre un important chapitre de Mécènes et peintres : l’art et la société au temps du baroque italien aux Napolitains (HASKELL, [1963] 1991). Oreste Ferrari et Giuseppe Scavizzi publient une grande monographie sur Luca Giordano, la première et pendant longtemps la seule à être consacrée à un artiste napolitain du XVIIe siècle (FERRARI, SCAVIZZI, 1966). Alfonso Pérez Sanchez explore les richesses des collections espagnoles ; Walter Vitzthum révèle la qualité, les spécificités et l’intérêt du dessin méridional dans une série d’études d’une grande finesse, tandis que Gérard Labrot introduit des méthodes moins abstraites pour l’analyse des rapports entre les arts et la société. Des chercheurs étrangers à l’enseignement de Longhi et à l’époque héroïque de la redécouverte de la peinture naturaliste, anglo-saxons pour certains – tels que Craig Felton, Michael Stoughton, John Spike et Ann Percy – ou originaires d’Europe centrale, comme Erich Schleier et Wolfgang Prohaska, publient une série d’études remarquables. Ils introduisent des méthodes d’approche différentes, découvrent de nouvelles œuvres et relancent les recherches d’archives que les spécialistes des générations précédentes avaient abandonnées après la grande période positiviste de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.

L’époque des grandes expositions

11 L’intérêt international croissant pour la peinture napolitaine du XVIIe siècle aboutit au projet, né en Angleterre mais vite repris à son compte par Causa à Naples, d’une grande exposition de peinture intitulée Painting in Naples 1606-1705: From Caravaggio to Giordano (Painting in Naples…, 1982 [1983]), inaugurée à la Royal Academy en 1982 au lendemain du tremblement de terre qui avait secoué la Campanie en 1980. Les dommages subis par les églises et par les édifices de la ville, fermés et vidés pour des raisons de sécurité ou pour lancer des travaux de restauration, permirent de mettre sur pied une exposition inédite, qui rassemblait des œuvres aussi importantes que les Sept œuvres de miséricorde

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du Caravage, la Déposition peinte par Ribera pour la chartreuse de San Martino ou encore les immenses toiles de Giordano pour les églises Sant’Agostino degli Scalzi et Santa Maria del Pianto. Conscients qu’une manifestation de ce genre pouvait difficilement offrir des occasions de recherche et de débat, les organisateurs choisirent de la concevoir comme une anthologie spectaculaire, dont la trame historique était largement construite à partir des études menées par Longhi, Bologna et Causa dans les années précédentes.

12 Le succès fut à nouveau au rendez-vous lors de la présentation de l’exposition à Washington, à Paris, à Turin et, dans une version enrichie, à Naples. La manifestation prit l’aspect d’un blockbuster qui décrivit la peinture napolitaine comme un fascinant monde inconnu. Les catalogues publiés à ces occasions représentent l’ultime tentative de présenter la période à travers un panorama de grande ampleur et fournissent un bon point de départ pour aborder le sujet. Les expositions eurent pour effet de stimuler de nouvelles recherches ; ainsi, à partir du début des années 1980, les études sur la peinture napolitaine du XVIIe siècle se multiplièrent. On redécouvrit des personnalités mineures ou tombées dans l’oubli et simultanément on amorça ou on reprit sur de nouvelles bases l’examen des œuvres napolitaines conservées dans les collections espagnoles (Pintura napolitana…, 1985) et américaines (Taste for Angels, 1987). On se lança aussi dans une reprise massive des recherches d’archives, dirigées par des spécialistes comme Edoardo Nappi, Renato Ruotolo et Antonio Delfino, dont les découvertes vinrent constituer le point fort du périodique Ricerche sul ‘600 napoletano. Cette expérience réussie, promue par le collectionneur mécène et chercheur Giuseppe De Vito, visait à établir un annuaire spécialisé, publié à intervalles réguliers à partir de 1982. L’approche proposée par les catalogues d’expositions, largement focalisée sur la peinture caravagesque et sur le thème de la continuité de la peinture naturaliste, apparut partiale et limitée aux observateurs de culture anglo-saxonne. Certains trouvèrent surprenant le peu de poids donné à l’expérience inspirée des Carrache et mirent en évidence la nécessité d’une vision moins univoque et plus articulée de l’héritage même du Caravage ainsi qu’une plus grande attention aux rapports entretenus avec la culture romaine (SPEAR, 1983 ; CROPPER, 1983).

13 Au début des années 1990, les deux principaux artistes du XVIIe siècle napolitain firent chacun l’objet d’une publication monographique. En 1991, Caracciolo se vit ainsi consacré lors d’une grande exposition ayant pour thème général les débuts du naturalisme à Naples (Battistello Caracciolo…, 1991) ; l’année suivante, Ribera fut le protagoniste solitaire d’une exposition, plus grande encore, présentée à Naples, à New York et enfin à Madrid (Jusepe de Ribera…, 1992). Au même moment, parurent une importante monographie de Sebastian Schütze et Thomas Willette sur Massimo Stanzione (SCHÜTZE, WILLETTE, 1992 ; voir aussi LEONE DE CASTRIS, 1992 ; BONFAIT, 1993) et une nouvelle édition, entièrement revue, de celle désormais ancienne de Ferrari et Scavizzi sur Luca Giordano. En outre, Gérard Labrot publia un important volume consacré aux inventaires des collections napolitaines des XVIIe et XVIIIe siècles (LABROT, 1992), qui se révéla d’une grande utilité pour l’étude du collectionnisme. On avait ainsi révélé (ou créé ?) l’existence d’un vaste public de visiteurs d’expositions, de lecteurs et de collectionneurs. Une maison d’édition spécialisée, Electa Napoli, avait été fondée pour la publication du catalogue de l’exposition de 1984-1985, et elle édita la quasi- totalité des catalogues et des volumes mentionnés précédemment. Enfin, la Soprintendenza napolitaine devint une structure capable d’organiser des

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manifestations ambitieuses, en liaison avec de grandes institutions étrangères. Pendant un moment, on eut l’impression que les études, du moins celles consacrées aux plus grandes personnalités artistiques, en avaient fini avec la phase des explorations et pouvaient s’engager dans celle de la maturité.

Parcourir le Seicento napolitain

« Le premier temps de la peinture caravagesque »

14 Le titre de ce paragraphe reprend celui de l’essai de Ferdinando Bologna (BOLOGNA, 1991) qui ouvre le catalogue de l’exposition Battistello Caracciolo e il primo naturalismo a Napoli. Essai complexe, fruit d’une très longue élaboration, fragmenté en mille incises et ponctué de parenthèses polémiques, il constitue à n’en pas douter l’un des écrits les plus influents des dernières décennies qui conditionna, plus que tout autre, le débat sur les trente premières années du siècle. Ce texte difficile, mais appréciable pour la vue d’ensemble qu’il propose, utilise les rares documents et les quelques données factuelles disponibles pour appuyer des lectures stylistiques concises. Celui-ci restitue la vivacité des rapports dialectiques unissant les artistes, sans céder à la tentation d’une juxtaposition paratactique de monographies en miniature. Il présente en outre une énorme quantité de tableaux inédits dont l’historique est inconnu et aborde sans hésitation tous les problèmes ouverts.

15 La reconstitution proposée par Bologna a un caractère collectif : les apports caravagesques ne se limitent pas aux peintures sévères de Caracciolo et de Carlo Sellitto ; ils sont aussi assimilés et réélaborés par un nombre considérable d’artistes, pour la plupart encore inconnus, parfois locaux, parfois étrangers (le plus souvent originaires du nord de l’Europe). Ils définissent un contexte d’une grande vivacité, riche en propositions et en interactions, où il n’est pas possible de distinguer un véritable chef d’école. Aux côtés des protagonistes traditionnels – Battistello, Ribera, Stanzione et Sellitto – une place de premier plan est accordée à Filippo Vitale, un artiste ignoré par De Dominici et redécouvert par Bologna dans l’après-guerre. Caravagesque convaincu dans les années 1610, proche de Battistello et de Sellitto, il se rapproche de Ribera dans les années 1620, puis d’Artemisia Gentileschi et de Stanzione vers 1630, avant de « céder » à la « crise révisionniste » vers 1635, sous l’influence de Domenichino et de Van Dyck. Dans l’histoire des débuts du naturalisme, un rôle important est également attribué à l’artiste Tanzio da Varallo, originaire d’Italie du Nord, dont Bologna signale la présence à Naples entre 1614 et 1616, ainsi que dans les Abruzzes. À côté de noms déjà connus, on note aussi un nombre considérable de personnalités moins bien définies, souvent construites autour du rapprochement de seulement deux ou trois tableaux : le Maître de la Libération de saint Pierre d’Aurillac, le Maître de la Madeleine de Capodimonte, le Maître de la Madeleine du Prado, le Maître de Resina, le Maître du Mariage mystique de sainte Catherine de Capoue, le Maître des Pèlerins d’Emmaüs de Pau, le Maître des Pèlerins d’Emmaüs de Sarasota, et ainsi de suite. L’essai est aussi riche qu’imparfait : le discours se perd dans d’innombrables directions, sa construction est décousue et, surtout, il semble souvent perdre le sens de la hiérarchie des valeurs historiques et artistiques des œuvres examinées. Le propos se concentre en grande partie sur la production destinée aux collections privées et l’exposition s’occupe de tableaux que l’auteur a rencontrés au

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cours de ses recherches mais dont la qualité n’est pas toujours suffisamment digne pour les faire figurer au sein d’une construction historique aussi ambitieuse ; à l’inverse, les principaux ensembles décoratifs restent indistincts, à l’arrière-plan. Il est à peine fait allusion aux dessins de Battistello, qui distinguent pourtant, de manière notable, sa pratique artistique de celle du Caravage. De même, aucune valeur n’est accordée aux recherches de Vitzthum sur l’œuvre graphique de Ribera, de Falcone et d’autres artistes napolitains, recherches qui avaient pourtant constitué la nouveauté la plus marquante des travaux des années 1960 et 1970.

16 La multiplicité des problèmes abordés par le texte de Bologna, son caractère problématique et l’importance du thème traité ont suscité de nombreuses études qui ont emprunté à l’essai de Bologna sa structure, son sujet et même sa forme fragmentaire. Cette nuée de contributions, conçues comme des approfondissements ou des apostilles, portait surtout sur des problèmes d’attribution, et sur la définition de personnalités mineures (motivée aussi par la volonté de valoriser des tableaux continuellement mis sur le marché). Elles ont concouru à restituer une image très complexe de la « première période » de la peinture naturaliste à Naples. Tirant de leur isolement aussi bien le Caravage des séjours napolitains que ses premiers suiveurs, ces études ont fait une large place à la reconstitution des moments passés à Naples par des naturalistes nordiques précoces comme Louis Finson et Martin Faber (CAUSA, 1999). Elles ont démontré, documents à l’appui, la présence en ville, pendant au moins neuf ans (entre 1601 et 1610), de Tanzio da Varallo qui, après avoir travaillé à Rome pendant trois ans et fréquenté l’atelier du Chevalier d’Arpin, s’établit dans la capitale méridionale (PORZIO, 2009b). En outre, en se fondant sur des arguments stylistiques, elles ont avancé l’hypothèse de la présence à Naples, peut-être dans le sillage de Caravage lui-même, de l’un de ses plus importants suiveurs, Francesco Boneri, dit Cecco del Caravaggio (PAPI, 1992, 1996).

17 Parmi les regroupements de tableaux anonymes, un succès particulier a été obtenu par le Maître des Pèlerins d’Emmaüs de Pau, considéré par Bologna comme un maître nordique anonyme (BOLOGNA, 1991), mais dont les œuvres ont récemment été rattachées par plusieurs auteurs à la période de jeunesse de Filippo Vitale ; cette hypothèse, repoussée par certains, est cependant de plus en plus acceptée (Filippo Vitale, 2008). Vitale a ainsi gardé, dans les études récentes, le rôle de premier plan que lui avait assigné Bologna, même si la découverte continuelle de nouveaux tableaux, souvent d’une qualité médiocre, semble donner raison à ceux qui considèrent qu’on est trop vite passé à des louanges excessives6.

18 Concernant Carlo Sellitto, peintre formé à la fin du XVIe siècle et tôt converti au caravagisme, qui avait fait l’objet d’importantes études dans les années 1970, les nouveautés récentes viennent de l’attribution de quelques tableaux conservés en province et de la découverte de documents qui permettent de suivre sa métamorphose caravagesque et d’éclairer ses débuts au contact de Girolamo Imperato et de Giovan Andrea Ardito, représentants du maniérisme napolitain tardif (DE MIERI, 2008).

19 À propos de Caracciolo, on dispose aujourd’hui d’une bonne monographie de Stefano Causa, commissaire de la section consacrée à l’artiste lors de l’exposition de 1991 (Battistello Caracciolo…, 1991 ; CAUSA, 2000). Dans les deux dernières décennies, les principales nouveautés sont venues de la découverte d’importants dessins (MOIR, 1993 ; CAUSA PICONE, 1993, 1997 ; surtout DI MAJO, 1999 ; LOISEL, 2009-2010). En outre, l’étude d’Elena Fumagalli (FUMAGALLI, 1993) sur son séjour à Rome en 1612 permit de mieux

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appréhender le parcours de l’artiste et la façon dont il se rapprocha d’abord du Caravage, puis du milieu romain du début des années 1610. La datation précoce (1611) des fresques représentant l’Histoire de Consalve de Cordoue, peintes au palais royal de Naples pour le vice-roi, duc de Lemos, incite à reconsidérer cette surprenante interprétation naturaliste d’un thème historique de propagande (CAUSA, 2000, p. 180 ; PALOS, 2010).

20 Quant à Paolo Finoglio, l’exposition Paolo Finoglia e il suo tempo organisée en 2000 à Conversano (Paolo Finoglio…, 2000) a retracé l’ensemble de sa carrière et a apporté quelques nouveautés, principalement sur sa période de jeunesse.

Jusepe de Ribera

21 En 1991, un article de Gabriele Finaldi ouvrit la voie à une meilleure compréhension des premières années napolitaines de Ribera, permettant de proposer une datation précoce (1618) pour la Crucifixion d’Osuna et d’établir un lien entre le peintre et le mécénat du duc et de la duchesse d’Osuna (FINALDI, 1991). Il devient ainsi clair que Ribera avait obtenu une position de premier plan au sein du milieu napolitain bien plus tôt qu’on ne le pensait auparavant. Dès l’exposition sur Battistello, on tenta d’établir une chronologie plus précise des œuvres de jeunesse de Ribera, longtemps concentrées autour de 1626, année de réalisation de sa première œuvre portant une datation estimée fiable, le Silène de Capodimonte. On s’efforça aussi d’éclairer la façon dont les artistes napolitains, en particulier Vitale, réagirent à l’arrivée du peintre espagnol (BOLOGNA, 1991).

22 L’année suivante, la grande exposition monographique Jusepe de Ribera 1591-1652 « montra non seulement à quel point les connaissances sur l’œuvre de Ribera s’étaient enrichies dans les dernières décennies, mais aussi combien il restait encore à découvrir »7. Ce jugement reste valable pour la bibliographie des vingt dernières années. Plus encore que celle sur Battistello, cette exposition favorisa la multiplication des études et, dans les années suivantes, le nombre des publications sur Ribera augmenta de façon spectaculaire. La présentation d’une grande quantité d’œuvres autographes de la meilleure qualité permit de bonifier en partie le catalogue de l’artiste, très compliqué à établir en raison de la présence d’innombrables copies, imitations et répliques d’atelier (on put d’ailleurs observer une amélioration d’une version de l’exposition à l’autre). Le regain de popularité de Ribera a favorisé la publication continue de nouvelles œuvres, avant tout des tableaux, mais aussi des dessins. On s’est efforcé d’interpréter la spécificité du naturalisme de l’artiste et de le resituer dans la culture de son temps (SANTUCCI, 1992 ; CLIFTON, 1995), de préciser son rapport avec le monde classique et les maîtres du XVIe siècle (LANGE, 2003), et d’analyser des thèmes particuliers, parmi lesquels les liens qu’il a entretenus avec l’ordre des Chartreux (CHENAULT, 1993).

23 Des études particulièrement significatives ont été menées sur la jeunesse de l’artiste, à commencer par le bel essai de José Milicua dans le catalogue de l’exposition de 1992 (MILICUA, 1992) et par le catalogue des tableaux peints jusqu’en 1626, soigneusement établi par Lange (LANGE, 2003). Des études sur les années antérieures à l’installation de Ribera à Naples ont mis au jour de nombreux éléments nouveaux, en particulier sur son séjour romain d’avant 1616. Connu jusqu’alors presque exclusivement à travers les mentions des sources du XVIIe siècle, il est aujourd’hui mieux cerné grâce à

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d’importantes découvertes d’archives (GALLO, 1998 ; MACRO, 2003 ; DANESI, 2006) et aux lettres de Giulio Mancini à son frère, retrouvées par Michele Maccherini (MACCHERINI, 1994-1995, p. 141-146).

24 En 2002, Gianni Papi proposa de voir dans le groupe d’œuvres longtemps rassemblées sous le nom de convention de Maître du Jugement de Salomon la première production de Ribera ; l’hypothèse provoqua un débat très animé : défendue à maintes reprises (PAPI, 2002, 2003, 2007), elle a été accueillie avec scepticisme par quelques-uns des meilleurs spécialistes (Finaldi dans Ribera …, 2003, p. 18, n. 14 ; LANGE, 2005), mais elle semble avoir gagné du terrain et bénéficie désormais de la faveur de plusieurs chercheurs, dont Mina Gregori, José Milicua et Pierre Rosenberg (voir GREGORI, 2005, p. 9-10 ; GASH, 2010), au point d’avoir été peu à peu reprise à son compte par Nicola Spinosa, auteur d’une influente monographie sur l’artiste (SPINOSA, 2003 [2006], p. 30-34 ; SPINOSA, 2008b).

25 Toutefois, malgré la grande qualité des publications et des nombreuses expositions consacrées à Ribera, il reste sans aucun doute encore beaucoup à faire. Le catalogue de ses œuvres s’est enrichi, mais notre connaissance de son évolution stylistique n’en a pas été beaucoup améliorée. La distinction entre œuvres autographes, œuvres d’atelier, copies et répliques semble souvent reposer sur des bases très subjectives, répondant davantage à l’intention de fournir des étiquettes utiles à la valorisation ou à la dévalorisation des nombreuses œuvres présentes sur le marché qu’au souci de mieux connaître la pratique de l’artiste et de son atelier, dont la composition et le rôle restent des plus obscurs. On ne semble pas non plus avoir beaucoup progressé en direction d’une meilleure compréhension du rapport entretenu par le maître avec ses élèves, ses assistants, ses imitateurs et ses suiveurs. En conséquence, les changements d’opinion, les revirements et les hésitations sur la valeur des œuvres sont assez fréquents, le catalogue de l’artiste reste très fluide et indéfini, et il manque encore une monographie qui examinerait l’intégralité de sa personnalité et l’ensemble de ses activités de peintre, de dessinateur et de graveur.

26 Enfin – et c’est peut-être là l’élément qui eut le plus de répercussions sur les progrès des études sur la peinture napolitaine –, bien que depuis une cinquantaine d’années on se soit peu à peu convaincu qu’une grande partie de l’histoire de la peinture méridionale, des années 1620 aux années 1640, avait été déterminée par les choix stylistiques et l’exemple de Ribera (surtout dans les années 1630, pendant lesquelles il adopta une peinture plus large et plus ouverte et un coloris plus clair et plus riche ; JORDAN, 1992), la chronologie de son œuvre reste largement indéfinie et sujette à d’étonnantes oscillations.

Les suiveurs de Ribera

27 Le recul de la datation des œuvres de Ribera caractérisées par un réalisme plus incisif a posé le problème d’une éventuelle datation plus précoce des réalisations les plus anciennes et les plus réussies du groupe d’artistes connus sous le nom de « Maîtres aux terribles empâtements », une appellation forgée par Bologna à partir de l’extrapolation d’une phrase de De ominici pour désigner les héritiers du maître espagnol qui reprirent à leur compte son style pictural caractérisé par un coloris dense.

28 Parmi les élèves les plus proches de Ribera, De Dominici avait mentionné Errico Fiammingo, Bartolomeo Passante et Giovanni Dò. Selon la reconstitution proposée en

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1991 par Bologna, il y aurait en réalité deux Errico Fiammingo, tous deux en rapport avec Ribera ; celui cité par De Dominici serait identifiable à Errico Semer ou « de Somer », fils de Gil, à qui on a attribué ces dernières années un groupe désormais substantiel de peintures, souvent des figures à mi-corps, réalisées dans les années 1630 et les années 1650, et dont certaines portent le monogramme « H. S. » (BOLOGNA, 1991, 1996a ; SPINOSA, 1995, 2001c). Passante étant mentionné par les sources comme un excellent imitateur de Ribera et par les anciens inventaires comme un spécialiste de sujets bibliques et pastoraux ; August Meyer et Roberto Longhi proposèrent de le considérer comme l’auteur anonyme de quelques tableaux au naturalisme prononcé représentant souvent l’Annonce faite aux bergers (MEYER, 1923 ; LONGHI, [1935] 2000 ; LONGHI, [1969] 1979). Longhi en particulier lui accorda beaucoup d’importance, soulignant davantage ses différences que ses analogies avec Ribera, et le considéra plutôt comme une alternative que comme un suiveur, plus intéressant que le maître espagnol lui-même et plus proche que lui de Velàzquez. Cette identification n’ayant pas convaincu, cet artiste important continua d’être surnommé « Pseudo Passante » ou de « Maître de l’Annonciation aux bergers », qui encore aujourd’hui sert le plus souvent à le désigner (BOLOGNA, 1958, p. 30-32). Bien qu’il soit demeuré anonyme, il est toujours considéré comme l’un des peintres les plus intéressants de toute l’école ; les tentatives d’identification à l’un des artistes sans œuvres mentionnés par De Dominici, ou apparus à l’occasion de recherches d’archives, se sont révélées aussi fréquentes que décevantes. Ces dernières années, plusieurs chercheurs reconnaissent en lui l’espagnol Giovanni Dò, une hypothèse d’abord avancée par Maurizio Marini, puis reprise par Causa et défendue avec une vigueur particulière par De Vito (DE VITO, 1998 ; DE VITO, 2004a ; DE VITO, 2009). Repoussée par Bologna et dans un premier temps par Nicola Spinosa, elle semble avoir bénéficié ces derniers temps d’un soutien renouvelé (BOLOGNA, 1991, SPINOSA, 1996 ; Spinosa dans Ritorno…, 2009), même si aucun argument définitif n’est venu l’étayer. L’enjeu de la question dépasse l’onomastique : pour s’en tenir aux deux noms les plus plausibles, Passante est né en 1616 et mort en 1646, tandis que Dò est né en 1601 et mort en 1656 ; identifier l’auteur des tableaux à l’un ou à l’autre artiste revient donc à en situer l’activité à des moments historiques différents. La rétrodatation dans les années 1620 des œuvres les plus anciennes du groupe, proposée par Bologna (BOLOGNA, 1991) sur le fondement d’une comparaison avec la diachronie des œuvres de jeunesse de Ribera établie par Finaldi (FINALDI, 1991), rend l’hypothèse Dò plus crédible. Dans ce cas, la chronologie probable des œuvres coïnciderait plus facilement avec celle de ce dernier artiste, dont on sait aujourd’hui qu’il naquit à Jativa en 1601, dix ans après Ribera, et qu’il s’établit en Italie dans les années 1620, à temps pour se marier à Naples en 1625, avec pour témoins Battistello et Vitale. D’un autre côté, les liens, souvent remarqués, entre les œuvres de l’artiste anonyme et celles, plus anciennes, de Francesco Guarino, Francesco Fracanzano et Bernardo Cavallino, qui font leur apparition sur la scène artistique au milieu des années 1630, ferait plutôt pencher la balance en faveur d’un peintre plus jeune, et donc de Passante. Dans cette hypothèse, résoudre la question permettrait non seulement de donner un nom à de nombreux tableaux en circulation sur le marché, mais aussi de situer à des moments différents cette période particulièrement heureuse du naturalisme napolitain. Le débat reste très ouvert, car on ne connaît aucun tableau attribuable avec certitude à Dò. La découverte récente, dans la cathédrale de Grenade, d’un tableau portant l’étrange double signature

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de Dò et de Ribera permettra peut-être de reprendre la discussion sur de nouvelles bases (Esplendor recuperado, 2009).

Massimo Stanzione

29 De même que celles sur Battistello et Ribera, les études sur Massimo Stanzione ont bénéficié d’une forte impulsion au début des années 1990. L’ambitieuse monographie rédigée à quatre mains par Schütze et Willette (SCHÜTZE, WILLETTE, 1992) adopte cependant un point de vue différent et critique par rapport à la tradition historiographique méridionale. On reproche à cette dernière – non sans raison – de se limiter à l’étude de l’évolution stylistique de l’artiste en termes de ses « influences » – ce qui, dans le cas de Stanzione, finissait souvent par aboutir au concept d’éclectisme – et de rester trop liée à l’idée de continuité de la tradition caravagesque. Les auteurs situent l’art de Stanzione au sein de la « production picturale issue de la pratique artistique des Carrache et de leurs suiveurs »8 et mettent l’accent sur l’importance de ses contacts avec la tradition classiciste romano-bolonaise, représentée en particulier par Guido Reni. Schütze a par la suite tenté d’établir un lien entre les académies romaines, la pratique de l’artiste et les positions théoriques de Giovan Battista Marino, via l’activité de l’Accademia degli Oziosi, établie à Naples et décrite comme le lieu de transmission des « impératifs catégoriques sous-tendus au style moderne des Carrache »9. Bien qu’une grande partie des assertions abruptes de l’ouvrage ne s’appuie sur aucune démonstration – comme on l’a très tôt fait remarquer (BONFAIT, 1993 ; DE MIRANDA, 2000) – et que la personnalité de Stanzione demeure obscure, le livre a le mérite de remettre en question des positions trop commodément données pour acquises. Il attire en outre l’attention sur le problème des liens étroits et continus que le milieu artistique napolitain entretenait avec Rome avant même l’arrivée à Naples de Domenichino et de Lanfranco dans les années 1630, un problème souvent évoqué mais qui a rarement fait l’objet d’investigations spécifiques.

30 Le volume est appréciable tant pour sa tentative de traiter de manière systématique le problème de l’activité de l’atelier et des suiveurs de l’artiste, et pour la distinction qu’il fait entre l’œuvre du maître et celle de ses disciples, que pour l’analyse des biographies de De Dominici que propose Willette. Hormis ce livre, les études sur Stanzione restent rares et insuffisantes, peut-être aussi en raison de la relative rareté de ses œuvres sur le marché. Il faut cependant signaler les efforts déployés par Causa pour éclairer le problème délicat de l’activité de jeunesse de l’artiste, à travers quelques propositions d’attributions intéressantes qui retiennent l’attention (CAUSA, 1995, 2000), ainsi que la récente étude de Schütze sur les dessins (SCHÜTZE, 2010 ; voir aussi FARINA, 2010b).

Entre l’éruption et la peste : la peinture à Naples de 1631 à 1656

31 La période de production la plus intense de la peinture naturaliste napolitaine arrive à son terme entre 1630 et 1640, dans les années qui voient l’affirmation définitive de Stanzione et l’arrivée en ville, pour de longs séjours, d’Artemisia Gentileschi (1629-1630), de Domenichino (1631) et de Lanfranco (1634), mais aussi, pour des séjours plus brefs, de Velàzquez (1630), de Pietro Novelli, il Monrealese (vers 1633), et du Grechetto (1635). En 1630, la collection du marchand et collectionneur Gaspar Roomer comprend déjà, outre des toiles de Saraceni, de Ribera, de Caracciolo, de Stanzione, de Valentin et de Vouet, des œuvres de Van Dyck et des batailles du tout jeune Aniello

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Falcone, auxquelles vient s’ajouter un célèbre Festin d’Hérode de Rubens. Le milieu artistique s’enrichit de personnalités nouvelles, tandis que disparaissent ou perdent de leur importance les peintres formés au XVIe siècle, comme Fabrizio Santafede et Belisario Corenzio, qui cèdent le pas à une jeune génération talentueuse : Annella De Rosa, Andrea Vaccaro, Cesare Fracanzano, Aniello Falcone et Pacecco De Rosa, tous nés entre 1602 et 1607. Peu après leur font place Domenico Gargiulo, Francesco Guarino, Francesco Fracanzano, Antonio de Bellis et Bernardo Cavallino, nés dans les années 1610 et qui furent actifs à partir des années 1630, et enfin Salvator Rosa, né en 1615. Auteurs de quelques rares tableaux d’autel, ils ont beaucoup produit pour le marché et leur regain de notoriété a favorisé l’apparition d’innombrables peintures oubliées ou tout à fait inconnues. Le corpus de leurs œuvres s’est énormément enrichi, de même que s’est accru l’intérêt du marché et des chercheurs. En conséquence, on dispose aujourd’hui, pour plusieurs d’entre eux, de catalogues complets et à jour, y compris pour Gargiulo (SESTIERI DAPRÀ, 1994), pour Guarino (LATTUADA, 2000) et pour Pacecco de Rosa (PACELLI, 2008).

32 L’accroissement des connaissances est allé de pair avec celui de l’agacement des spécialistes envers une lecture trop univoque de l’évolution de l’école napolitaine, qui accorde un poids excessif à la continuité de la tradition caravagesque et au « réalisme » comme élément substantiel et durable d’un Kunstwollen napolitain, au détriment d’une compréhension plus nuancée de la variété des personnalités, des poétiques, des conditions culturelles et des dynamiques du goût en cours à l’époque. Cette polémique a été attisée en particulier par Wolfgang Prohaska, qui a aussi contesté durement la persistance, comme par inertie, d’autres concepts critiques, par exemple l’idée d’une période « vandyckienne » de la peinture napolitaine vers 1635, hypothèse proposée par Bologna en 1952 et depuis reprise comme une donnée de fait par une grande partie de la littérature ultérieure, sans jamais avoir été soumise à un véritable contrôle (PROHASKA, 1996b).

33 Pour une meilleure compréhension du lien unissant l’évolution de la peinture napolitaine et la diffusion à Naples, comme à Rome, du goût pour une peinture plus large, plus ouverte et au chromatisme plus riche – en un mot « néo-vénitienne » – au cours des années 1630, les progrès les plus intéressants découlent des recherches sur le mécénat et sur le collectionnisme lancées par Anthony Blunt dans les années 1930, et qui ont connu un renouveau d’intérêt ces derniers temps. Spinosa (SPINOSA, 1990) et surtout Schütze (SCHÜTZE, 1996) ont écrit des textes sur la fortune de Poussin auprès des collectionneurs et des artistes napolitains, et les études consacrées au rôle exercé par les vice-rois espagnols en tant que mécènes et protecteurs des arts ont été particulièrement florissantes ces dernières années. Il apparaît en effet de plus en plus clair que certains de ces illustres fonctionnaires, qui avaient souvent exercé d’autres charges à Rome avant d’en recevoir de prestigieuses à Naples, servirent non seulement de porte-étendards de la renommée pour des artistes méridionaux en Espagne, mais jouèrent aussi un rôle important d’intermédiaires dans les rapports culturels entre la capitale parthénopéenne et la capitale pontificale. On a accordé une attention toujours plus grande à la personnalité et au long gouvernement du vice-roi Manuel de Zuñiga y Fonseca, comte de Monterrey et apparenté au duc d’Olivares, qui prit la direction du gouvernement napolitain en 1631 (ANSELMI, 1998 ; FARINA, 2007). Après avoir séjourné à plusieurs reprises à Rome en qualité d’ambassadeur d’Espagne et y avoir vécu les années de la naissance du baroque, il s’y était déjà distingué comme un collectionneur

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compétent et ambitieux. Devenu vice-roi, fort du prestige de sa nouvelle fonction et de son influente position politique, il put se constituer une collection personnelle d’une grande importance et protéger des artistes tels que Ribera et Lanfranco. Il fut aussi le principal artisan des commandes de tableaux passées pour le palais du Buen Retiro et l’intermédiaire pour le passage des Bacchanales de Titien de la collection romaine des Ludovisi à celle du roi d’Espagne. On a récemment donné beaucoup d’importance à l’information, découverte par Alessandra Anselmi (ANSELMI, 1998) et mise en valeur par Viviana Farina (FARINA, 2007), selon laquelle les Bacchanales transitèrent par Naples, dans la collection de Monterrey, d’août 1633 à 1637, juste au moment de la prétendue « crise de la picturalité » de Ribera et de la peinture napolitaine. Dans la mesure où l’on accorde depuis toujours un grand mérite au prestige et à l’attrait des chefs-d’œuvre de Titien dans le renouvellement de la peinture romaine des années 1620 et 1630 en un sens « néo-vénitien », il devient aujourd’hui tout à fait intéressant de pouvoir étudier l’effet de leur long séjour, en ces années cruciales, dans les salles du palais royal de Naples, où Ribera était comme chez lui. Ces œuvres jouèrent sans doute un rôle de premier plan pour la réorientation dans un sens moderne, néo-vénitien, d’une grande partie de la peinture napolitaine de l’époque.

34 Une donnée de fait établie en revanche depuis longtemps est la présence d’Artemisia Gentileschi, elle aussi active à Naples de 1629 à sa mort au début des années 1650. De Dominici lui attribuait, dans la diffusion à Naples des nouveautés romaines, un rôle presque exclusif, ramené à de plus justes proportions par les publications des dernières décennies (par exemple Lattuada dans Orazio e Artemisia…, 2001), plus enclines à percevoir une relation d’admiration et d’influence réciproques, surtout avec Stanzione et les artistes les plus proches de lui, mais importante aussi dans l’orientation de Bernardo Cavallino et Antonio De Bellis, encore tout jeunes. Dans les études les plus récentes, il faut signaler la redécouverte et la définition progressive du profil d’Onofrio Palumbo, le peintre à Naples qui suivit le plus étroitement Artemisia, auquel on a consacré plusieurs études spécifiques (CAUSA, 1993 ; DE VITO, 2005b ; PORZIO, 2008 ; voir aussi Spinosa dans Ritorno…, 2009, p. 158-160).

35 Diana De Rosa, dite « Annella », devait jusqu’à ces derniers temps l’essentiel de sa renommée à la biographie romantique peu fiable rédigée par De Dominici, tandis qu’aucune des tentatives effectuées pour restituer sa physionomie artistique n’avait atteint son objectif. La récente identification de deux de ses toiles en l’église napolitaine de la Pietà dei Turchini a ouvert la voie à une définition plus plausible (voir désormais PETRELLI, 2009).

36 On n’a en revanche pas encore accordé l’attention qui leur est due à des peintres d’importance comme Aniello Falcone, Francesco Fracanzano et Andrea Vaccaro. Ce dernier figure parmi les artistes les plus admirés et les plus collectionnés de son temps à Naples et en Espagne, mais aussi parmi les plus maltraités par la critique du XXe siècle. Sa cote a cependant été réévaluée récemment grâce à quelques bonnes études (DE VITO, 1996 ; SCHLEIER, 2004b ; CAUSA, 2007 ; TUCK SCALA, MAURO, 2010).

37 Sur Cavallino, qui avait fait l’objet d’importants travaux dès la première moitié du XXe siècle et d’une belle exposition itinérante de Cleveland à Naples en 1985 (Bernardo Cavallino, 1985), la littérature la plus récente a surtout été marquée par la publication de nombreux tableaux inédits, parfois de grande qualité (SPINOSA, 1990, 1996, 2001a, 2007 ; DE SARNO, 2002), et d’importantes analyses sur le marché de ses peintures (MARSHALL,

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2004). Des études récentes (présentées dans CAUSA, 2007) ont commencé à donner une physionomie autonome à De Bellis, que les sources mentionnent comme un élève de Stanzione. Des recherches se sont efforcées, non sans mal, de reconstituer son activité, celle d’un peintre qui commença par être naturaliste dans le sillage de Ribera (on a souvent avancé aussi le nom de Velázquez), avant de se rapprocher de Cavallino, dont il serait devenu, à la fin de sa carrière, une sorte de sosie, moins gracieux et moins sentimental. Causa lui a dernièrement consacré un essai spécifique (dans CAUSA, 2007) et il comptait, dans les récentes expositions du Ritorno al Barocco, parmi les artistes les plus représentés (Ritorno…, 2009, p. 201-212). L’apparition continuelle de nouvelles œuvres est en train d’en faire peu à peu un personnage de première importance de la peinture napolitaine des années 1640.

38 Salvator Rosa, napolitain mais actif presque exclusivement entre Rome et Florence, est un artiste très connu auquel on a consacré encore récemment d’importantes études (VOLPI, 1998, 2005 ; ROSA, 2003) et trois expositions (Salvator Rosa, 1999, 2008, 2010). Il est cependant demeuré substantiellement absent des histoires de la peinture napolitaine jusqu’à récemment. Dès le XVIIIe siècle, De Dominici fut contraint, pour établir sa biographie, de se fier à celles publiées précédemment par Passeri, Baldinucci et Pascoli. La tendance s’est spectaculairement inversée au cours des dernières années et pas moins de deux volumes ont été publiés sur sa formation et sa relation avec Naples : celui de Causa se concentre sur l’analyse de la littérature critique (CAUSA, 2009), tandis que l’étude de Farina, d’un abord plus aisé, contient une intéressante tentative de reconstitution du milieu de formation de l’artiste. Elle couvre la période tardive de Ribera, Falcone, les frères Cesare et Fracanzano, tout comme les débuts de Gargiulo, entrouvrant ainsi la porte sur un chapitre encore très négligé de l’histoire de la peinture napolitaine (FARINA, 2010a).

La seconde moitié du XVIIe siècle : de 1656 à 1699

39 Les études consacrées à la seconde moitié du siècle sont traditionnellement bien moins nombreuses que celles sur la première moitié et se concentrent pour l’essentiel sur ses principales personnalités, en particulier Mattia Preti et Luca Giordano. Il faut cependant signaler l’intérêt accru porté à des artistes jusque-là négligés, par exemple Andrea Malinconico (BOLOGNA, 1996b), Giacomo Farelli (RAUCCI, 2004) et Nicola Vaccaro (SCHLEIER, 1995a, 1995b ; SIRACUSANO, 1997), à qui on a récemment consacré une monographie accompagnée d’un catalogue raisonné (IZZO, 2009).

40 Francesco De Maria, à qui les sources du XVIIe siècle et De Dominici accordent un rôle de premier plan dans le milieu artistique des années immédiatement postérieures à la peste, continue cependant d’occuper une place marginale dans les études (voir LORIZZO, 2010). Les notes très détaillées de Fiorella Sricchia qui accompagnent la nouvelle édition des Vies de Dominici (DE DOMINICI, [1742-1745] 2003-) fournissent toutefois un apport très utile à une meilleure connaissance de l’artiste, ainsi qu’à celle de Paolo de Matteis et de Giacomo del Po. Concernant ce dernier, signalons également l’existence d’une bonne étude consacrée à la formation et à l’activité à Sorrente de Del Po (RUSSO, 2009).

41 Un article d’Elena Fumagalli sur le décor baroque entre Naples et Rome (FUMAGALLI, 2007) a attiré l’attention sur la présence, dans la capitale méridionale, du décorateur

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Giovan Battista Magno, dit le Modanino. Ce peintre spécialisé dans l’ornementation en clair-obscur fut actif à Rome dans les années 1630 et 1640, puis à Naples dans les années 1650 et 1660, peut-être grâce à l’entremise de Cosimo Fanzago, avec qui il avait collaboré à San Lorenzo in Lucina. L’article contient des indications utiles pour une histoire comparée de la peinture décorative entre les deux capitales (un sujet jusque-là traité presque exclusivement dans le cadre d’études consacrées à Domenichino, à Lanfranco et à Stanzione), permettant ainsi de combler une lacune patente des études (voir aussi Lattuada, 1997 ; SPINOSA, 1998, 2001b).

42 Concernant Mattia Preti, malgré les trois expositions qui lui furent consacrées à Naples, à Cosenza et à Rende en 1999 à l’occasion du troisième centenaire de sa mort (Mattia Preti, 1999a, 1999b, 1999c), peu de nouveautés sont apparues sur ses séjours napolitains et ses rapports avec les artistes locaux, deux thèmes qui avaient fait l’objet d’études soignées dans les années 1970 et 1980. On signalera donc le recueil substantiel des documents connus et le catalogue raisonné des œuvres, tous deux établis par John Spike (SPIKE, 1998, 1999), ainsi que les essais de Luigi Spezzaferro et de Mariella Utili publiés dans les catalogues des expositions. Le premier (Mattia Preti, 1999a) est consacré au problème encore ouvert de la période de jeunesse de Preti, tandis que le second (Mattia Preti, 1999b) aborde l’ensemble de l’activité de l’artiste.

43 La situation de Luca Giordano est tout autre. Sa bibliographie s’accroît de manière exponentielle : outre le travail de révision radical mené par Ferrari et Scavizzi sur leur ancienne monographie, réimprimée en 2000 avec un nouvel avant-propos et suivie en 2003 par la publication d’un volume d’ajouts (FERRARI, SCAVIZZI, 1992 [2000], 2003), des expositions monographiques lui ont été consacrées à Naples, à Madrid et même à Mexico (Luca Giordano, 2001, 2002, 2005). L’annuaire Ricerche sul ‘600 napoletano lui a par ailleurs réservé une rubrique spécifique de 1998 à 2007. Parmi la pléthore d’études récentes, il faut signaler au moins les interventions de De Vito et de Scavizzi sur les débuts du peintre, suscitées par la découverte de ses œuvres les plus anciennes, notamment une Bataille apparue sur le marché de l’art, signée et datée de 1651, et les deux Miracles de saint François-Xavier, qui ont rouvert les débats sur la formation et la prime jeunesse de Giordano et sur l’héritage de Ribera (DE VITO, 2004b, 2005a ; SCAVIZZI, 2004, 2005). Signalons également l’intervention de Schleier sur la chronologie, encore mal définie, des peintures réalisées entre les années 1660 et les années 1680 (SCHLEIER, 2004a), l’enquête minutieuse menée par Fumagalli sur la fortune de l’artiste dans les collections florentines (FUMAGALLI, 2007) et le beau volume d’Andres Úbeda sur le séjour de l’artiste en Espagne, centré sur le Cason del Buen Retiro (ÚBEDA, 2008).

Ouvertures

À la redécouverte du dessin napolitain

44 Grâce aux études de Walter Vitzthum, la redécouverte du dessin napolitain fut peut- être la plus grande révélation des années 1960 et 1970. La mort prématurée du grand chercheur allemand a de nouveau plongé cet aspect de l’art napolitain dans l’oubli, pendant les quarante années qui ont suivi : dans les expositions des années 1980 et celles, monographiques, des années 1990, le dessin fut exposé indépendamment de la peinture, comme s’il s’agissait d’un sujet distinct, réservé aux spécialistes.

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45 Le regain d’intérêt pour le XVIIe siècle non caravagesque et l’attention concomitante accordée aux relations entre l’art napolitain et l’art romain et à l’activité graphique de peintres comme Stanzione, Gargiulo et Falcone semblent avoir contribué à la revalorisation du dessin napolitain. On peut signaler les récentes investigations menées dans les musées italiens, allemands, français et danois (SIMANE, 1994 ; CAUSA PICONE, 1999 ; FISCHER, MEYER, 2006 ; Splendeurs…, 2006), et certaines recherches importantes portant surtout sur l’histoire des collections (EPIFANI, 2006-2007 ; FARINA, 2009). On peut désormais se faire une idée détaillée de l’état des études à partir du colloque Le Dessin napolitain (SOLINAS, SCHÜTZE, 2010) dédié à Vitzthum, qui représente la première étape d’un projet destiné, selon les organisateurs Solinas et Schütz, à stimuler la reprise des recherches.

Collections privées et mécénat

46 Les études sur les collections et sur le mécénat ont abouti à quelques-uns des travaux les plus ambitieux, les plus méthodiques et peut-être les plus significatifs sur l’art napolitain du XVIIe siècle. Les recherches de l’historien Gérard Labrot sur les comportements et les résidences de l’aristocratie de la ville l’ont conduit depuis trente ans à aborder les rapports entre peinture et société, à travers la découverte et l’analyse de centaines d’inventaires et la publication d’une masse considérable de matériaux. Ses travaux ont permis de mieux comprendre les relations unissant les artistes et la société, le rôle des marchands, la variété et l’élargissement progressif des classes sociales s’intéressant à la peinture, et la manière dont elles conditionnaient la production artistique (LABROT, 1992, 2010). Les potentialités offertes par ces études sont loin d’avoir été pleinement exploitées par les historiens de l’art, qui se sont souvent limités à en extraire – très utilement – des données sur les créations des peintres et sur leur fortune, ou à en tirer des indications sur la présence en ville d’œuvres étrangères.

47 Si l’étude du marché de l’art est un champ assez peu fréquenté – à l’exception des travaux de Christopher Marshall (MARSHALL, 2000, 2004) –, le mécénat des vice-rois constitue, au contraire, un domaine exploré ces dernières années avec beaucoup de succès. La tradition napolitaine, depuis De Dominici, a certes insisté sur leur rôle négatif et sur les spoliations auxquelles ils se livrèrent au détriment du patrimoine culturel napolitain ; aujourd’hui encore, Labrot peut écrire que « le patronage vice- royal, en plus de sa discontinuité, voire de sa médiocrité, est parfois caractérisé par un certain désintérêt pour les artistes napolitains (voyez le comte de Monterrey) et plus encore par un certain manque de moyens » (LABROT, 2010, p. 41). Des études récentes auxquelles on a déjà eu l’occasion de faire allusion tendent cependant à révéler le rôle actif, et dans certains cas déterminant, joué par des vice-rois comme Osuna, Monterrey ou Carpio dans les développements de la peinture napolitaine (FINALDI, 1991 , 2003 ; LATTUADA, 1997 ; Palacio…, 2005 ; FARINA, 2007). On peut s’en faire une bonne idée d’ensemble grâce au recueil d’études consacré au sujet et dirigé par José Luis Colomer, qui aborde aussi bien l’œuvre de Caravage ayant appartenu au duc de Benavente (1603-1610) que le cas spectaculaire du mécénat du marquis del Carpio (1683-1687 ; COLOMER, 2009 ; voir aussi DE FRUTOS, 2009).

48 Concernant les deux grands marchands flamands Caspar Roomer et Ferdinand Van den Eynden, bien étudiés dès les années 1960 (HASKELL, 1966 ; RUOTOLO, 1982) et « sans lesquels la peinture à Naples ne serait pas ce qu’elle fut » (LABROT, 2010, p. 504), ne sont apparues

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ces derniers temps que des nouveautés marginales. En revanche, on a mené d’importantes recherches sur des collections napolitaines célèbres, comme celle du cardinal Filomarino (LORIZZO, 2006) ou celle, tout à fait extraordinaire, du fonctionnaire espagnol Juan de Lezcano (VANNUGLI, 2009), mais aussi sur la présence précoce de peintures napolitaines dans les collections génoises (FARINA, 2002), vénitiennes (BOREAN, CECCHINI, 2002 ; MORETTI, 2005) et florentines (« Filosofico umore »…, 2007).

Contextualiser De Dominici

49 La nature particulière des Vite de Dominici n’a cessé d’infléchir les études sur l’art napolitain du Seicento. Lorsque, au XIXe siècle, les philologues leur ôtèrent toute fiabilité en tant que source directe, on tenta de marginaliser les écrits de Dominici et de valoriser plutôt les informations issues des textes érudits, des chroniques ou des poèmes antérieurs. La tradition bien enracinée des guides du XVIIe et du XVIIIe siècle, qui constituent un ensemble de sources tout à fait valables, est particulièrement utile : la seconde partie du volume Libri per vedere (Libri…, 1995) contient un catalogue de la littérature périégétique du XVIe au XIXe siècle, qui offre une précieuse introduction à l’examen de ces sources indispensables. De bonnes études ont en outre été consacrées aux guides de Pompeo Sarnelli publiés en 1685 puis en 1688, et à celui de Domenico Antonio Parrino paru en 1700 (PINTO, 1997), tandis que la fondation Memofonte procède à la numérisation de plusieurs de ces textes, dont certains sont devenus très rares (www.memofonte.it).

50 La naissance des études modernes sur la peinture du XVIIe siècle impliqua la reconnaissance des qualités critiques de Dominici – que défendirent particulièrement Longhi puis Bologna –, mais aussi la nécessité de manier son texte avec beaucoup de précaution. Le débat a récemment été rouvert par Willette, qui a attiré l’attention sur le dense réseau de personnalités, parmi les plus importantes de la culture napolitaine du XVIIIe siècle, avec lesquelles le biographe fut en contact au moment de la rédaction de ses Vite, remettant ainsi en question son image d’obscur écrivailleur isolé, falsificateur de documents (WILLETTE, 1986). Le chercheur a ensuite mené une enquête soignée sur la Vita de Stanzione, dont il a mis en évidence la nature complexe et montré comment les lieux communs, les données historiques et les anecdotes s’y entrelacent de manière à tisser la trame d’une existence réelle (SCHÜTZE, WILLETTE, 1992).

51 Les publications de Willette vont peut-être trop loin dans la réhabilitation du biographe et surtout de ses sources manuscrites, qui ne résistent pas à un examen critique précis, mais elles ont le mérite d’avoir ouvert un nouveau débat sur la question. La notice rédigée par Bologna pour le Dizionario biografico degli italiani peut désormais servir d’introduction utile sur le sujet (BOLOGNA, 1987). L’édition commentée des Vite, en cours de publication (DE DOMINICI, (1742-1745) 2003-), analyse le texte de manière systématique et met en lumière les sources utilisées par le biographe, ainsi que sa méthode de travail. Il offre également une mise à jour bibliographique détaillée, à laquelle on peut renvoyer à propos de plusieurs des thèmes abordés de façon très synthétique dans le cadre de cette étude.

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52 Les grandes expositions spectaculaires des années 1990 constituent un moment clé dans l’histoire des études sur la peinture méridionale du XVIIe siècle, qui ont depuis connu une croissance tumultueuse, du moins en ce qui concerne le nombre de publications consacrées au sujet. Causa et les organisateurs de ces manifestations déclaraient les avoir conçues en fonction de finalités plus politiques et culturelles que scientifiques : après la tragique épidémie de choléra qui avait frappé Naples en août 1974 et le tremblement de terre de 1980, on jugea utile d’élargir au-delà du cercle restreint des spécialistes la connaissance du riche patrimoine artistique napolitain, avec l’espoir déclaré que cette diffusion permette d’arrêter, ou au moins d’entraver, le processus de dégradation en cours, la fermeture des édifices de culte et aussi – dit-on – l’« offensive des antiquaires », qui avait déjà largement dépouillé les collections familiales tout en sollicitant de plus grands investissements pour l’activité de protection et de conservation. Mais, conformément au principe énoncé par Haskell selon lequel « les expositions de Maîtres anciens nourrissent d’autres expositions de Maîtres anciens »10, ces expositions produisirent avant tout d’autres manifestations comparables. Une liste complète de leurs catalogues aurait épuisé à elle seule l’espace mis à notre disposition pour la bibliographie, sans fournir aucune information sur les progrès réels des études. Le succès, y compris d’un point de vue économique, de ces spectaculaires machineries itinérantes, en fit de plus en plus une fin en soi plutôt qu’un moyen et conduisit à l’abandon des sages précautions jusqu’alors observées dans l’organisation de manifestations de ce genre quant au nombre et aux dimensions des œuvres à exposer et à la mise en avant d’aspects purement événementiels au détriment de leurs finalités scientifiques.

53 Parmi les objectifs mis en évidence par Causa au début de la période des grandes expositions, le plus difficile à atteindre, claironné avec un optimisme excessif, était sans aucun doute celui d’arrêter l’« offensive des antiquaires ». Le marché pour la peinture napolitaine, déjà en forte expansion dans les décennies précédentes, compta assurément parmi les principaux bénéficiaires du succès international des manifestations. Les études bénéficient, elles aussi, de ce phénomène : le renouveau d’intérêt pour le sujet manifesté par les principaux musées européens et américains, venu s’ajouter à celui des collectionneurs privés, a élargi le front des recherches et encouragé la valorisation de tableaux inconnus. Mais le manque de mise en perspective et d’ambition est une caractéristique commune à de nombreuses études à caractère « philologique » publiées ces dernières années. L’instrument de l’attribution et celui de l’analyse stylistique semblent souvent perdre leur caractère d’outil pour devenir une fin en soi. Il en résulte aussi d’innombrables publications fragmentaires visant à mettre en valeur des tableaux isolés et l’extraordinaire floraison des catalogues raisonnés de peintres de deuxième ou de troisième catégorie, au détriment des recherches, presque au point mort ou fortement minoritaires, sur les principaux ensembles décoratifs, sur la peinture à fresque, sur les contextes monumentaux et sur tout ce qui ne peut être exposé ou commercialisé. Et ce phénomène ne manque pas d’avoir sa part de responsabilité dans la situation de confusion dont nous sommes partis.

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– SCHLEIER, 2004a : Erich Schleier, « Luca Giordano: una nota sulla datazione dei quadroni, già nelle Collezioni Grillo e Balbi di Genova », dans Arte Collezionismo Conservazione: scritti in onore di Marco Chiarini, Florence, 2004, p. 318-325.

– SCHLEIER, 2004b : Eric Schleier, Una ‘Crocifissione’ della fase tarda di Andrea Vaccaro, Avellino, 2004.

– SCHOLZ-HÄNSEL, 2000 : Michael Scholz-Hänsel, Jusepe de Ribera 1591-1652, Cologne, 2000.

– SCHÜTZE, 1996 : Sebastian Schütze, « Exemplum Romanitatis: Poussin e la pittura napoletana del Seicento », dans Olivier Bonfait et al., Poussin et Rome, (colloque, Rome, 1994), Paris, 1996, p. 181-200.

– SCHÜTZE, 2002-2003 : Sebastian Schütze, « ‘Die sterbende Mutter des Aristeides’ Ein Archetypus abendländischer Affektdarstellung und seine Restitution durch Cesare Fracanzano », dans Jahrbuch des Kunsthistorichen Museums Wien, 4-5, 2002-2003, p. 165-190.

– SCHÜTZE, 2010 : Sebastian Schütze, « Teoria e pratica del disegno napoletano e l’arte del Cavalier Massimo », dans SOLINAS, SCHÜTZE, 2010, p. 81-90.

– SCHÜTZE, WILLETTE, 1992 : Sebastian Schütze, Thomas Willette, Massimo Stanzione: l’opera completa, Naples, 1992.

– SESTIERI, 1999 : Giancarlo Sestieri, Pittori di battaglie: maestri italiani e stranieri del XVII e XVIII secolo, Rome, 1999.

– SESTIERI, DAPRÀ, 1994 : Giancarlo Sestieri, Brigitte Daprà, Domenico Gargiulo detto Micco Spadaro: paesaggista e « cronista » napoletano, Milan, 1994.

– SIMANE, 1994 : Jan Simane, Neapolitanische Barockzeichnungen in der Graphischen Sammlung des Hessischen Landesmuseums Darmstadt, Darmstadt, 1994.

– SIRACUSANO, 1997 : Citti Siracusano, « Ai margini di un itinerario seicentesco a Napoli: aggiunte a Nicola Vaccaro », dans Scritti in onore di Alessandro Marabottini, Rome, 1997, p. 231-244.

– SOLINAS, SCHÜTZE, 2010 : Francesco Solinas, Sebastian Schütze éd., Le dessin napolitain, (colloque, Paris, 2008), Rome, 2010.

– SPEAR, 1983 : Richard Spear, « Notes on Naples in the Seicento », dans Storia dell’arte, 48, 1983, p. 127-137.

– SPIKE, 1992 : John T. Spike, « Naples Battistello Caracciolo and Neapolitan Painting », dans Burlington Magazine, 134/1067, 1992, p. 140-141.

– SPIKE, 1998 : John T. Spike, Mattia Preti: I documenti/The Collected Documents, Florence, 1998.

– SPIKE, 1999 : John T. Spike, Mattia Preti: catalogo ragionato dei dipinti, Florence, 1999.

– SPINOSA, 1990 : Nicola Spinosa, « Altre aggiunte a Bernardo Cavallino e qualche precisazione sui rapporti con Nicolas Poussin e la sua cerchia », dans Paragone, 485, 1990, p. 43-61.

– SPINOSA, 1995 : Nicola Spinosa, « Aggiunte a Hendrick van Somer, ‘alias’ Enrico Fiammingo », dans Francesco Abbate, Fiorella Sricchia Santoro éd., Napoli, l’Europa: ricerche di Storia dell’Arte in onore di Ferdinando Bologna, Catanzaro, 1995, p. 223-230.

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– SPINOSA, 1996 : Nicola Spinosa, « Il Maestro dell’Annuncio ai pastori, Bartolomeo Bassante, Antonio de Bellis o Bernardo Cavallino? Riflessioni e dubbi sul primo Seicento napoletano », dans Ricerche sul ’600 napoletano: scritti in memoria di Raffaello Causa. Saggi e documenti per la storia dell’arte 1994-1995, Naples, 1996, p. 242-256.

– SPINOSA, 2001a : Nicola Spinosa, « Un autoritratto e altri inediti di Bernardo Cavallino », dans Michela Scolaro, Francesco P. Di Teodoro éd., L’intelligenza della passione: scritti per Andrea Emiliani, San Giorgio di Piano, 2001, p. 575-585.

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– SPINOSA, 2001c : Nicola Spinosa, « Battistello e dintorni : aggiunte e sottrazioni », dans Mélanges en hommage à Pierre Rosenberg : peintures et dessins en France et en Italie, XVIIe-XVIIIe siècles, 2001, p. 427-435.

– SPINOSA, 2003 (2006) : Nicola Spinosa, Ribera: l’opera completa, Naples, 2003 [éd. rev. et aug., Naples, 2006].

– SPINOSA, 2007 : Nicola Spinosa, « Nuevas aportaciones al catalogo de Bernardo Cavallino », dans In Sapientia Libertas: escritos en homenaje al Profesor Alfonso E. Pérez Sanchez, Madrid/Séville, 2007, p. 365-374.

– SPINOSA, 2008a : Nicola Spinosa éd., Museo e Gallerie nazionali di Capodimonte: dipinti del XVII secolo, la scuola napoletana, Naples, 2008.

– SPINOSA, 2008b : Nicola Spinosa, Ribera: la obra completa, Madrid, 2008.

– SPINOSA, 2010 : Nicola Spinosa, Pittura del Seicento a Napoli: da Caravaggio a Massimo Stanzione, Naples, 2010.

– Splendeurs…, 2006 : Splendeurs baroques de Naples: dessins des XVIIe et XVIIIe siècles, Lizzie Boubli et al. éd, (cat. expo., Poitiers, Musée Sainte-Croix, 2006-2007), Montreuil, 2006.

– Taste for Angels, 1987 : A Taste for Angels: Neapolitan Painting in North America 1650-1750, (cat. expo., Yale University Art Gallery et al., 1987-1988), New Haven, 1987.

– TEDESCO, 2010 : Irene Tedesco, « L’opera grafica di Giovan Battista Spinelli: i legami culturali tra il Regno di Napoli e l’ambiente settentrionale nel primo Seicento », dans Napoli nobilissima: rivista di arti, filologia e storia, 6/1-2, 2010, p. 3-22.

– TUCK SCALA, MAURO, 2010 : Anna K. Tuck Scala, Ida Mauro, « Tracing the Success of Andrea Vaccaro’s paintings in Spain », dans Ricerche sul’600 napoletano: saggi e documenti 2009, Naples, 2009, p. 157-179.

– ÚBEDA, 2008 : Andrés Úbeda de los Cobos, Luca Giordano y el Casón del Buen Retiro, Madrid, 2008.

– VANNUGLI, 2009 : Antonio Vannugli, Le collezioni del segretario Juan de Lezcano: Borgianni, Caravaggio, Reni e altri nella quadreria di un funzionario spagnolo nell’Italia del primo Seicento, Rome, 2009.

– VOLPI, 1998 : Caterina Volpi, « Salvator Rosa e Carlo De Rossi », dans Storia dell’Arte, 93-94, 1998, p. 356-373.

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– VOLPI, 2005 : Caterina Volpi, « Salvator Rosa e il cardinale Francesco Maria Brancaccio tra Napoli, Roma e Firenze », dans Storia dell’arte, 112, 2005, p. 119-148.

– VOLPI, 2008 : Caterina Volpi, « Salvator Rosa. Nuovi documenti e riflessioni sul primo periodo romano e si quello fiorentino », dans Storia dell’arte, 120, 2008, p. 85-116.

– WILLETTE, 1986 : Thomas Willette, « Bernardo De Dominici e le vite de’ pittori scultori ed architetti napoletani: contributo alla riabilitazione di una fonte », dans Ricerche sul ’600 napoletano: dedicato a Ulisse Prota-Giurleo nel centenario della nascita, Naples, 1986, p. 255-273.

– WILLETTE, 1997 : Thomas Willette, « Art History as Political History. The Image of the Spanish Viceregency in the Kunstliteratur of the 18th Century », dans Barbara Borngässer éd, Künstlerischer Austauch zwischen Spanien und Neapel in der Zeit der Vizekönige, (colloque, Hambourg, 1996), (Mitteilungen der Karl Justi Vereinigung E.V., 9), Göttingen, 1997, p. 52-54.

NOTES

1. « Like the Battle Paintings of Aniello Falcone and Andrea De Lione, Neapolitan Art History often feels like a confused and confusing – yet beautiful – mess » (SALOMON, 2010, p. 201). 2. « … albeggiare dell’età moderna, dal realismo all’impressionismo » (LONGHI, 1956, p. IX). 3. « … chiara, limpida, vivificante, autentica apertura moderna di questo multiforme capitolo di studi», e «atto iniziale di una moderna gestione » (Causa dans Pittura napoletana..., 1983, p. 11-12). 4. « … naturalisti … del tratturo ; i riconoscitori della tragica verità del suburbio e della provincia...» (BOLOGNA, 1955, p. 53). 5. « ... una crisi di pittoricismo che segna il dissolvimento dell’ascendente caravaggesco » (BOLOGNA, [1952] 1998, p. 149. 6. « Filippo Vitale, an artist whose reputation has metamorphosed in recent years from overlooked to overrated » (SPIKE, 1992, p. 140). 7. « In 1992 a major retrospective exhibition of the works of Jusepe de Ribera visited Madrid, Naples and New York. The exhibition made clear not only how hugely knowledge about Ribera’s œuvre has advanced in recent decades but also how much still remains to be discovered » (SCHOLZ-HÄNSEL, 2000, p. 6). Voir aussi JORDAN, 1992, et SPINOSA, 2003 (2006), p. 5-6. 8. « ... produzione pittorica […] che deriva dalla pratica artistica dei Carracci e dei loro seguaci » (SCHÜTZE, WILLETTE, 1992, p. 10). 9. « ... gli imperativi categorici che sottendevano lo stile moderno dei Carracci » (SCHÜTZE, WILLETTE, 1992, p. xxx). 10. Francis Haskell, La nascita delle mostre: I dipinti degli antichi maestri e l’origine delle esposizioni d’arte, Milan, 2000, p. 191 [éd. orig. : The Ephemeral Museum: Old Master Paintings and the Rise of the Art Exhibition, Yale, 2000].

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RÉSUMÉS

Réservées, il y a encore quelques décennies, à un nombre restreint de spécialistes, les études sur la peinture napolitaine du XVIIe siècle se sont considérablement développées depuis les grandes expositions des années 1990. Leur multiplication a permis la publication d’un grand nombre de données nouvelles, de tableaux, de documents d’archives et d’inventaires. Une bonne partie des recherches s’est concentrée sur les attributions, sur la reconstitution de trajectoires individuelles et sur la rédaction de catalogues des œuvres, concernant essentiellement la peinture naturaliste des premières années du siècle, ou en tout cas la peinture de collection, traditionnellement la plus étudiée. En revanche, les études ayant eu pour ambition de resituer ces éléments au sein d’une trame historique plus large ont été beaucoup plus rares. Après plusieurs décennies de recherches visant à mettre en évidence les spécificités propres à l’école napolitaine, les secteurs les plus prolifiques aujourd’hui explorent les relations avec l’extérieur, et principalement avec Rome, et se nourrissent des enquêtes sur le marché et sur le collectionnisme : elles permettent de brosser un nouveau tableau des rapports entre l’art et la société, de la fortune de l’art napolitain et enfin de la contribution apportée au développement de la peinture parthénopéenne grâce aux exemples étrangers connus à travers les collections privées et le mécénat des vice-rois.

Although the affair of a limited number of specialists until only a few decades ago, the study of Neapolitan painting from the 17th century has evolved considerably since the landmark exhibitions of the 1990s. Their exponential increase has led to the publication of quantities of new data, paintings, archival documents and inventories. A majority of this research has focused on attribution, piecing together the history of individual careers, and the preparation of catalogues of works – for the most part naturalist paintings from the beginning of the century, or in any case works intended for private viewing, which have traditionally attracted the most attention. Studies aiming to resituate such elements within a broader historical framework have, however, proved to be much rarer. Following several decades of research that focused on identifying and highlighting the particularities of the Neapolitan school, the most rewarding studies of recent years have instead explored the links between Naples and the outside world, Rome in particular, and are further enriched by investigations into the art market and collecting. Such research has allowed for a more complete picture of the relations between art and society, the critical fortune of Neapolitan art, and the influence of foreign works – known through private collections and the patronage of the vice-rois of Naples – on the development of Parthenopean painting.

War die Forschung im Bereich der neapolitanischen Malerei des 17. Jahrhunderts noch vor einigen Jahrzehnten auf einen engen Kreis von Spezialisten begrenzt, so hat sich diese seit den großen Ausstellungen der neunziger Jahre entschieden ausgeweitet. Durch dieses erhöhte Interesse konnten zahlreiche neue Informationen – Bilder, Archivdokumente und Bestandskataloge – veröffentlicht werden. Ein Hauptteil der wissenschaftlichen Beiträge hat sich auf die Zuschreibungen, die Erstellung von Werkkatalogen und die Rekonstruktion individueller Werdegänge konzentriert, die vor allem die traditionell am meisten studierte naturalistische Malerei bzw. Sammlungsmalerei zu Beginn des 17. Jahrhunderts betreffen. Im Gegensatz dazu waren die Beiträge, die diese Elemente in einem breiteren historischen Kontext erfassen, wesentlich seltener. Nachdem es mehrere Jahrzehnte galt, die spezifischen Merkmale der neapolitanischen Schule zu erarbeiten, erweisen sich heute die Arbeiten als besonders fruchtbar, die die auswärtigen Beziehungen, hauptsächlich mit Rom, sowie den Kunsthandel und die Sammlungsaktivität in

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Augenschein nehmen. Diese Studien werfen ein neues Licht auf die Beziehungen zwischen Kunst und Gesellschaft, auf den historischen Wuchs der süditalienischen Malerei und schließlich auch auf den Einfluß ausländischer Produktionen auf die neapolitanische Kunst, die durch die private Sammlungstätigkeit und das Mäzenatentum der Vizekönige bekannt waren.

Praticati fino a qualche decennio fa solo da un numero ristretto di specialisti, gli studi sulla pittura napoletana del Seicento hanno avuto un enorme incremento dopo le grandi mostre degli anni ottanta del Novecento. L’incremento quantitativo degli studi ha avuto il merito di rendere pubblici un gran numero di dati nuovi, dipinti, documenti d’archivio, dati inventariali. Un buon numero di ricerche si è concentrato su questioni di attribuzione e sulla ricostruzione di singole personalità, sulla redazione di cataloghi delle opere, soprattutto per quel che riguarda la pittura naturalista dei primi anni del secolo, o comunque la pittura da collezione, tradizionalmente quella più studiata. Sono stati invece rari gli studi che abbiano avuto l’ambizione di elaborare tali elementi all’interno di una più ampia trama storica. Dopo molti decenni di studi dedicati a mettere in evidenza le peculiarità proprie della scuola napoletana, i settori più vitali appaiono oggi quelli che indagano le relazioni con altre realtà, principalmente con Roma, e quelli, a questi intrecciati, sul mercato e sul collezionismo, che stanno dando importanti frutti sia per quel che riguarda il rapporto tra arte e società, sia per quel che riguarda la fortuna dell’arte napoletana, sia infine per quel che riguarda il contributo dato allo sviluppo della pittura napoletana dagli esempi stranieri noti tramite il collezionismo privato e il mecenatismo vicereale.

Reservados hace tan sólo unas décadas a un restringido número de especialistas, los estudios dedicados a la pintura napolitana del siglo XVII han venido desarrollándose después de las grandes exposiciones de los años noventa. Su multiplicación dio paso a la publicación de numerosos datos nuevos, cuadros, documentos de archivos e inventarios. En su mayoría las investigaciones se centraron en las atribuciones, la reconstitución de trayectorias individuales y la redacción de catálogos de obras, tratando principalmente de la pintura naturalista de principios de siglo, o al menos la pintura de colección, por tradición la más estudiada. En cambio, los estudios que se proponían resituar dichos elementos en el marco de una trama histórica más amplia resultaron bastante más escasos. Después de varias décadas de investigaciones destinadas a evidenciar las especificidades propias de la escuela napolitana, los sectores más prolíficos hoy exploran las relaciones con el exterior, sobre todo con Roma, nutriéndose de las encuestas sobre el mercado y el coleccionismo: gracias a ellas se va perfilando un nuevo cuadro de las relaciones entre el arte y la sociedad, la fortuna del arte napolitano, y por fin la contribución al desarrollo de la pintura partenopea mediante los ejemplos extranjeros que se dieron a conocer a través del coleccionismo privado y el mecenazgo de los virreyes.

INDEX

Index géographique : Naples, Italie Mots-clés : peinture napolitaine, seicento napolitain, caravagisme, néovénitien, baroque italien Keywords : neapolitan painting, Neapolitan seicento , neovenetian, italian baroque Index chronologique : 1600

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AUTEUR

ANDREA ZEZZA

Maître de conférences en histoire de l’art moderne à la Seconda Università di Napoli. Il a étudié la peinture de la Renaissance en Italie centrale et méridionale (Marco Pino: l’opera completa, Naples, 2003) et dirige avec Fiorella Sricchia Santoro l’édition commentée des Vite dei pittori, scultori e architetti napoletani (1742-1745) de Bernardo De Dominici (Naples, vol. I, 2003 ; vol. II, 2008 ; vol. III, publication prévue en 2011).

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Période moderne

Actualité

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Temporalité de l’œuvre d’art et anachronisme Temporality and anachronism of a work of art

Guido Rebecchini

RÉFÉRENCE

Georges Didi-Huberman, La ressemblance par contact : archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Paris, Les Éditions de Minuit, 2008. 384 p., 102 fig. en coul., ISBN : 9782707320360 ; 29,50 €. Alexander Nagel, Christopher S. Wood, Anachronic Renaissance, New York, Zone Books, 2010. 455 p., 127 fig. ISBN : 978-1-93540-802-4 ; $ 39.95 (26,90 €). Christopher S. Wood, Forgery, Replica, Fiction: Temporalities of German Renaissance Art, Chicago, University of Chicago Press, 2008. 416 p., fig. en coul. ISBN : 978-0-22690-597-6 ; $ 55 (37 €).

1 Faux, copies, empreintes, objets trouvés, pastiches, répliques et spolia font désormais durablement partie du terrain d’enquête de l’histoire de l’art, dont ils ont forcé les frontières et qu’ils ont ainsi engagée à une réflexion continuelle sur ses propres objets d’étude. Cet élargissement implique d’abord une ouverture pluridisciplinaire. Dans les dernières décennies, la réflexion anthropologique, par exemple, a permis à l’histoire de l’art d’approfondir l’interaction entre les images et l’univers des croyances et du rituel, tandis que la sémiologie a favorisé une identification plus précise des dispositifs figuratifs qui sous-tendent la création du sens. Mais il ne s’agit pas seulement de cela : l’intérêt pour les œuvres hybrides, les images rituelles et les icônes sacrées incite aussi à une redéfinition radicale, sur le plan théorique, des objets de l’histoire de l’art – c’est- à-dire les œuvres –, qui ne sont plus conçus seulement comme des instances esthétiques, mais aussi comme des manifestations des principes théoriques qui structurent la nature et la fonction des images dans les sociétés.

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2 Dans les livres examinés ici, cet intérêt se fonde sur les intuitions d’Aby Warburg quant à la conception vitaliste de l’œuvre, et sur son hostilité à l’égard de l’historicisme rigide qui avait dominé l’histoire de l’art au XIXe siècle. Aussi bien Anachronic Renaissance d’Alexander Nagel et Christopher S. Wood que La ressemblance par contact, ouvrage de Georges Didi-Huberman, mettent en évidence l’importance du célèbre essai de Warburg sur le portrait florentin du Quattrocento (1902), dans lequel le thème était examiné, selon un point de vue très original, dans son rapport avec la pratique magique et religieuse consistant à réaliser des ex-voto en cire à partir de moulages et à les accrocher en l’église de la Santissima Annunziata. Grâce à la réflexion de Warburg, le statut de l’œuvre d’art, ainsi libérée de sa condition d’objet esthétique, dévoilait toute la complexité de son interaction avec l’univers des rituels et des croyances, et provoquait une prise de conscience croissante de l’efficacité des images sur le plan symbolique et matériel. Dans cette perspective, la distinction entre images cultuelles et images artistiques jouait un rôle fondamental. Établie d’abord par Hans Belting1 en 1990 sur la base des réflexions de Walter Benjamin sur le statut cultuel ou la valeur d’exposition des images, cette distinction s’est précisée durant les deux dernières décennies, jusque dans ses articulations les plus secrètes, grâce à un nombre croissant d’études, à commencer par celles que Gerhard Wolf a menées ou promues sur les images sacrées2.

Contre Vasari

3 Forts de ces prémisses, Nagel, Wood et Didi-Huberman, dans les livres examinés ici, relèvent le défi qui consiste à retrouver les valences sémantiques complexes des œuvres d’art du passé par-delà les perspectives idéologiques historicistes et rationalistes qui ont longtemps dominé la pratique de l’histoire de l’art. Même s’ils utilisent des langages et des instruments d’analyse différents, ils ont pour objectif commun la démystification d’une construction humaniste des œuvres d’art, élaborée par une discipline fondée dans son principe sur les catégories d’idée, d’invention et d’imitation, sur la théorie du dessin et sur le culte de l’auteur.

4 Dans la partie de son livre consacrée à la Renaissance, Didi-Huberman renvoie justement à l’essai de Warburg mentionné plus haut et reconnaît dans le processus de l’empreinte un élément d’« impureté » susceptible de remettre en cause la perspective historiciste et idéalisante caractéristique de l’histoire de l’art. Nagel et Wood, de leur côté, dénoncent l’inefficacité du paradigme herméneutique selon lequel la reconnaissance d’une « distance cognitive » aurait permis à la culture humaniste de concevoir l’idée d’un âge intermédiaire et par conséquent de récupérer peu à peu, en toute lucidité, la culture antique. Ce paradigme présuppose une conception moderne du temps, et donc la capacité d’établir des distinctions temporelles précises. Cette thèse fondamentale, qui se cristallise dans les Vies de Vasari après plus de deux siècles d’élaboration depuis Pétrarque, devint l’axe central de la réflexion d’Erwin Panofsky et serait responsable, selon les auteurs, de la censure exercée par l’histoire de l’art sur tous les processus qui semblaient mettre en question l’authenticité et l’unicité de l’œuvre d’art, empêchant ainsi toute reconnaissance de l’ambiguïté de ces valeurs fondées sur leur qualité temporelle. Une telle limitation du domaine de l’histoire de l’art devait donc amener à perdre toute possibilité de comprendre un univers de pratiques et de significations plus complexe, stratifié et contradictoire, où invention et

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reproduction cohabitaient sans pour autant se neutraliser ou entrer nécessairement en conflit. Dans cette perspective, les répliques ou les variantes, ainsi que l’empreinte même du réel, ne perdaient pas du tout leur valeur artistique, mais se trouvaient au contraire dotées d’un pouvoir renforcé par leur lien étroit avec leur référent d’origine. La réplique et l’empreinte apparaissent donc, à la lecture de ces pages, comme des pratiques artistiques originaires, et le manque d’invention y semble même la garantie d’une « authenticité de l’image » (DIDI-HUBERMAN, 2008, p. 65).

5 Ces thèmes sont développés, presque sous forme de manifeste ou de programme politique, par Nagel et Wood dans Anachronic Renaissance, et repris et articulés par Wood de manière autonome dans une étude consacrée à la Renaissance allemande, Forgery, Replica, Fiction: Temporalities of German Renaissance Art. Ces deux ouvrages se proposent d’offrir non pas tant une histoire de l’art alternative que l’infrastructure théorique de nombreuses histoires devant être récupérées au-delà des frontières de l’histoire de l’art « officielle » (NAGEL, WOOD, p. 19). Ces volumes sont le fruit d’un projet de longue haleine, entrepris par les deux auteurs à l’occasion d’un article paru en 2005 dans The Art Bulletin3. L’article était suivi dans le même numéro d’un débat enflammé entre ceux qui saluaient l’intervention des deux auteurs comme un renouvellement nécessaire de la discipline et ceux qui, au contraire, soulignaient son radicalisme, qui semblait vouloir balayer des décennies d’études en les remplaçant par un point de vue jugé réducteur à l’excès4. Dans la suite de cette théorie, Anachronic Renaissance et Forgery, Replica, Fiction développent et confirment, avec une profonde érudition et une tension théorique soutenue, l’efficacité interprétative du modèle proposé en 2005, autour duquel Nagel et Wood déploient une multiplication kaléidoscopique d’exemples fascinants et pour la plupart peu connus, qui permettent de nuancer un modèle théorique parfois trop rigide au contact des contextes spécifiques de son application.

6 Un esprit polémique plus accentué sous-tend les réflexions de Didi-Huberman sur l’empreinte. La Ressemblance par contact ne retrace pas une histoire générale de cette notion, ne s’attarde pas, contrairement aux volumes précédents, sur une époque précise, et ne cherche pas non plus à élaborer une catégorisation des différents types d’empreintes. Le livre se concentre sur certaines instances problématiques disséminées le long d’un arc chronologique très vaste, de la préhistoire au XXe siècle et aborde tour à tour les empreintes présentes dans les grottes d’époque préhistorique, la notion d’empreinte chez Pline, son caractère sacré au Moyen Âge, sa polyvalence à la Renaissance, son refus théorique et sa diffusion dans la pratique artistique du XIXe siècle et, enfin, son ample et multiforme récupération au XXe siècle, en particulier dans l’œuvre de Marcel Duchamp, auquel s’intéresse la troisième partie du volume. Ces instances sont évoquées afin d’élaborer une « contre-histoire de l’art » susceptible de retrouver les valeurs symboliques et anthropologiques profondes de formes d’expression visuelle dont l’histoire de l’art dite humaniste est incapable d’apprécier la complexité. L’auteur relève en effet dans son livre que le processus de réplique par empreinte, où l’image se crée par contact avec une matière ductile qui en accueille la forme et en permet la reproduction, n’est rudimentaire qu’en apparence et présente en réalité une extrême complexité, d’un point de vue technique et, surtout, théorique.

7 L’approche des deux chercheurs américains et celle du très prolifique auteur français s’inspirent explicitement des réflexions de Walter Benjamin sur l’impératif de « brosser l’histoire à contre-poil », c’est-à-dire d’aller au-delà du point de vue dominant pour redécouvrir des perspectives inhabituelles, exemptes de toute orientation téléologique,

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mais limitrophes du territoire de l’irrationnel et, surtout, de dimensions temporelles incompatibles avec l’idée d’un développement chronologique linéaire. Une perspective anachronique donc, ou plutôt achronique, comme le suggèrent Nagel et Wood pour éviter la nuance péjorative implicite dans le premier terme.

8 Tels sont donc, en résumé, les fondements théoriques sur lesquels reposent les textes de Nagel, Wood et Didi-Huberman, qui visent à redécouvrir des parcours temporels contradictoires, des images instables sur le plan de leur signification et de leur place dans l’histoire. Ensemble, ils proposent une alternative radicale à l’historicisme dominant et mettent en évidence l’importance du concept d’anachronisme comme forme de temps non linéaire, mais où « passé et présent se dévoient, se transforment, se critiquent l’un l’autre » (DIDI-HUBERMAN, 2008, p. 11) pour redéfinir une histoire de l’art exempte de préjugés et de censures.

L’hypothèse de la « substituabilité » de l’œuvre d’art

9 Dans cette perspective, l’empreinte est décrite comme un objet intrinsèquement anachronique, en ce qu’elle représente un passé « qui ne cesse de travailler » dans le présent (DIDI-HUBERMAN, 2008, p. 11). Pour l’auteur, elle conserve en toute légitimité le pouvoir et l’autorité de sa matrice d’origine, justement en vertu du fait que sa duplication résulte d’un processus technique et non pas d’une imitation. Son pouvoir apparaît donc paradoxal : « d’un côté, le contact […] lui garantit le pouvoir de l’unicité ; de l’autre, sa répétition […] lui garantit que ce pouvoir est capable de se reproduire de manière illimitée » (DIDI-HUBERMAN, 2008, p. 67). De là naît sa magie, qui saisit aussi bien la présence réelle du référent que son absence et sa distance ; cette articulation du problème est illustrée à travers l’exemple paradigmatique de la Sainte Face (p. 71-86). Si le contact est à l’origine de l’unicité et de l’autorité des images, ce ne serait donc pas la reproduction technique qui les priverait de leur aura, mais la perte de contact due à l’imitation. Cette affirmation nous mène au cœur du problème, abordé aussi par Nagel et Wood, relatif à l’origine de l’autorité de l’image et aux conditions de sa dissémination.

10 Selon les deux chercheurs américains, dans le monde médiéval tardif et au XVe siècle, les œuvres d’art possédaient une temporalité multiple, peu ancrée dans le moment et le lieu de leur production matérielle, mais oscillant plutôt entre le présent et un lointain passé. Cette dimension temporelle vague et ancestrale caractérisait les œuvres « originaires » dont provenaient d’innombrables répliques qui, tout en présentant des variantes locales, conservaient les traits essentiels de leurs archétypes. Dans une telle perspective, les œuvres d’art perdent leur situation temporelle précise, liée à l’époque et à l’endroit de leur création, pour devenir des « objets structurels » (NAGEL, WOOD, 2010, p. 12), des éléments d’une chaîne qui re-produit un prototype originaire, dont ils descendent sans rien perdre de leur valeur référentielle, précisément comme des calques ou des empreintes. L’œuvre ne serait donc rien d’autre que la re-proposition d’un original dont l’autorité provient du contact direct (peu importe qu’il soit réel ou imaginaire, pourvu qu’il soit partagé) avec son référent. Selon cette théorie, l’identité substantielle des différents éléments de la chaîne de répliques et de variantes remontant à une origine commune ne leur est pas conférée par l’immuabilité de leur aspect extérieur, qui n’en constitue pour ainsi dire qu’un aspect secondaire, mais par le lien figural, « structurel » justement, qui rattache l’œuvre à son prototype et en

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garantit l’identité. Bien entendu, ce prototype est d’ordinaire perdu en un passé lointain et introuvable, mais son existence est rétrospectivement postulée comme la seule source légitime de l’autorité des œuvres. Dans un tel mode de pensée, ces dernières sont donc réciproquement et indéfiniment substituables, sans que leurs inévitables différences esthétiques et les circonstances spécifiques de leur production puissent interférer avec leur fonctionnement ou leur capacité à rendre littéralement présent le passé.

11 Ce modèle de la substitution précipite donc l’œuvre dans une dimension temporelle ambiguë dont elle se nourrit, capable de re-présenter l’autorité d’une origine lointaine et de la réactiver dans le présent, en la livrant à ses spectateurs avec une efficacité inaltérée. Cette théorie, non exempte de nuances magiques, est dominée par l’idée de la similitude et de la conception typologique ou figurée présente, par exemple, dans l’interprétation de l’Ancien et du Nouveau Testament, selon laquelle les épisodes bibliques et évangéliques entretiennent une relation d’identité mystique.

Une Renaissance « impure »

12 Une telle hypothèse théorique expliquerait, selon ses auteurs, pourquoi certains artefacts manifestement récents pouvaient encore, en plein XVe siècle, légitimement être considérés comme anciens, à l’image du Baptistère de Florence – consacré en 1059 et sans doute fondé sur un édifice antérieur datant de l’Antiquité tardive – mais dont personne ne mettait en question l’origine augustéenne et l’identification avec un temple antique dédié à Mars. Cette « flexibilité » temporelle permettait à l’œuvre d’art de relier le présent au passé, en le réactivant selon l’optique warburgienne de la « survie ». Les images étudiées par Nagel et Wood oscillent donc entre présence et absence, entre visible et invisible, entre l’unicité irréductible de la relique et sa parfaite substituabilité, aboutissant ainsi à des résultats inhabituels et surprenants, par exemple la multiplicité des formes prises par les nombreuses reproductions du Saint Sépulcre, qui compliquent en profondeur des notions apparemment aussi solides que celles de copie et de faux.

13 Le point de vue anachronique ne permet pas seulement de comprendre l’étrange temporalité de certains objets, il indique aussi la voie à suivre pour redéfinir le cadre d’ensemble servant à remettre dans leur contexte certains phénomènes historico- artistiques en apparence incompatibles avec la perspective évolutive humaniste. Aussi bien l’intérêt pour les icônes (NAGEL, WOOD, 2010, chap. 10 et 11) que la réutilisation, aux XVe et XVIe siècles, de pavements de style cosmatesque (NAGEL, WOOD, 2010, chap. 16), sont ainsi inscrits dans le processus plus général de redécouverte de l’antique, même si ces œuvres n’étaient vieilles en réalité que de quelques siècles. Les deux auteurs voient dans l’indétermination chronologique de leur origine la condition essentielle qui rend possible de tels glissements temporels. Les icônes acquéraient en effet du prestige grâce à leur provenance orientale, c’est-à-dire venant d’un monde unanimement perçu comme entretenant une relation de stricte continuité avec l’Antiquité et donc en contact direct avec les débuts du christianisme, dont elles transmettaient une image faisant autorité. Ces œuvres étaient donc capables de suggérer une présence réelle, où l’intervention des artistes inconnus était, ou apparaissait, minime et sans importance. On percevait les tesselles en marbre coloré des pavements de style cosmatesque – qui étaient invariablement des fragments antiques provenant de pillages – comme des

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éléments en contact matériel avec l’Antiquité ; au début du XVIe siècle, on leur attribuait donc encore le prestige d’une origine très ancienne, qui assura leur succès en des lieux aussi importants que la chapelle Sixtine, la chambre de la Signature et le tempietto de Bramante. De manière tout à fait contre-intuitive, ces œuvres se caractérisent donc par leur instabilité temporelle, leur capacité à être à la fois modernes et très anciennes, et c’est en ce sens qu’elles sont anachroniques.

14 Wood approfondit ces dernières considérations dans Forgery, Replica, Fiction. Il se concentre en effet sur les conséquences d’une telle perspective théorique pour la compréhension de la culture de la Renaissance allemande, dont la propension à multiplier des temporalités différentes de l’image et à confondre des plans chronologiques apparaît en syntonie avec la construction théorique énoncée plus haut. Comme dans l’Empire romain d’Orient, il n’existe pas en Allemagne de Moyen Âge interposé entre le présent et un passé à retrouver, et il semble par conséquent n’y avoir aucune solution de continuité entre l’Antiquité et le présent ; cette sensation est confortée, sur le plan politique, par l’institution impériale, qui plongeait ses racines dans le monde romain et dont l’Allemagne se sentait l’héritière légitime. Même les cathédrales gothiques et les inventions technologiques apparaissaient, selon cette perspective, dans la lignée des accomplissements de la culture antique. Cette sensation de continuité et l’indétermination chronologique du passé rendaient possible une confusion, ou plutôt une superposition, du mythe et de l’histoire, sans aucune contradiction apparente. Ainsi s’explique la floraison des légendes sur les origines fantasmagoriques de villes ou de dynasties, des croyances aux géants, corroborées par des évidences visuelles qui, précisément en vertu de la théorie de la « substituabilité », constituaient autant de confirmations de la crédibilité de ces mêmes légendes. Les figures sculptées sur les portails gothiques apparaissaient ainsi encore en plein XVIe siècle, aux yeux d’un humaniste aussi érudit que Conrad Celtis, comme les images des druides mythiques (des figures éloignées dans le temps et entourées d’un halo de mystère), au point de devenir des preuves des origines très anciennes de la culture allemande. Dans cette perspective, Wood vise à comprendre « les faux, les contrefaçons, les reliques, les spolia et les prophéties picturales » non pas comme des « aberrations », mais comme des instances révélatrices « de la structure profonde de la pensée relative aux objets et au temps »5, que le « désenchantement » produit par la sécularisation du récit historique a peu à peu relégué dans l’ombre.

15 Comme celle de Nagel et Wood, la Renaissance de Didi-Huberman est anti-canonique. Dans la section consacrée à cette période, il développe, dans le sillage de Warburg, une réflexion sur l’importance à Florence au XVe siècle des pratiques liées à la réalisation des masques mortuaires et des ex-voto en cire, et révèle l’importance de l’expérimentation dans ce domaine, en particulier chez Donatello. Sa Judith (vers 1453-1457, Florence, Palazzo Vecchio) se révèle ainsi un assemblage d’éléments aux styles hétérogènes, qui vont du classicisme le plus éthéré au calque direct de la réalité, par exemple dans le cas du voile de l’héroïne, sur lequel on peut encore apercevoir la trame de la toile utilisée par l’artiste comme matrice. Des formes composites, hybrides et temporellement contradictoires cohabitent donc dans l’art de Donatello, et c’est seulement après l’affirmation du point de vue académique du XVIe siècle que cette multiplicité de processus créatifs et reproductifs devait être réduite à sa seule dimension classiciste et humaniste. Loin de disqualifier l’objet, la pratique de l’empreinte chez Donatello – par exemple pour le buste polychrome de Niccolò da

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Uzzano (Florence, Musée national du Bargello), autrefois discrédité par la critique précisément à cause de son réalisme excessif résultant du recours à un processus de calque – met au contraire en lumière son audace expérimentale et révèle la permanence d’une conception de l’image comme lieu de rencontre entre réalité et représentation, une superposition qui « désoriente » l’histoire et précipite le passé dans le présent, produisant ainsi un effet d’éloignement anachronique.

16 De même que les valeurs positives et expérimentales du calque – et du processus de l’empreinte plus généralement – furent marginalisées à mesure que s’imposait l’idéologie dominante qui n’accordait de valeur qu’à l’invention, la théorie de la production des œuvres d’art définie par Nagel et Wood comme « référentielle » ou « substitutive » entra peu à peu en compétition avec celle « performative » ou « auctoriale » qui, au contraire, lie l’œuvre à l’intervention créative, unique et singulière de l’auteur ou l’artiste, ainsi qu’à un moment qui peut être situé précisément sur la ligne du temps.

17 L’hypothèse « substitutive » pouvait fonctionner seulement à condition que les images flottent sur une dimension temporelle privée d’ancrages solides, que les signes spécifiques de leur historicité et de leur unicité ne soient pas trop évidents. Lorsque les images – afin de produire un effet de réel accru sur un horizon historique dont la chronologie allait en se précisant grâce aux instruments de la philologie et des nouvelles techniques de transmission de la culture – finirent par offrir trop de détails ou des informations trop précises sur leurs origines, le principe « substitutif » commença à se fissurer et à céder le pas au principe « auctorial », c’est-à-dire lié au moment, unique et impossible à répéter, de la création de l’œuvre par l’artiste. À ce propos, l’un des exemples les plus fascinants est offert par les statues d’ancêtres réalisées pour le tombeau de Maximilien Ier à Innsbruck (WOOD, 2008, p. 306-322), où le paradigme magique de substitution qui renvoie à leur origine romaine entre en conflit avec la multiplication des détails descriptifs qui les caractérisent, instaurant ainsi une dialectique particulière entre images ancestrales et œuvres d’art, au sens moderne du terme. Comme le note Wood avec acuité, l’imprimerie joua un rôle crucial dans ce décalage, car elle permit au public de confronter et de comparer des images, dont elle mit en évidence les différences et qu’elle précipita donc de leur dimension mythique dans le royaume du saeculum.

18 Malgré leurs différences profondes quant à l’utilisation des instruments d’argumentation, historico-analytiques dans le cas des auteurs américains et plus proprement philosophiques dans celui de l’auteur français, il existe – comme on aura pu le remarquer – de nombreux éléments de convergence entre les études examinées ici. Curieusement, alors que les premiers font mention explicite des précédents travaux de Didi-Huberman (NAGEL, WOOD, 2010, p. 34, bien qu’ils ne semblent pas citer La ressemblance par contact, pourtant paru en 2008), ce dernier ne fait en revanche aucune allusion à l’hypothèse des deux chercheurs américains. À ce propos, qu’il me soit permis d’observer à quel point les bibliographies sont importantes, surtout celles des études les plus originales et les plus novatrices, en ce qu’elles permettent de saisir, pour ainsi dire d’un seul coup d’œil, leur arrière-plan intellectuel ; je trouve donc tout à fait dommage que les livres de Nagel et Wood, si riches en notes érudites d’une grande utilité, ne disposent pas d’un appendice bibliographique.

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Les contingences de l’histoire

19 Dans leur ensemble, ces trois ouvrages constituent de puissantes critiques de l’idée humaniste de la Renaissance, idéalisée et vidée de ses problématiques par des siècles d’académisme, et ils permettent de dévoiler quelques-uns des éléments idéologiques qui ont le plus fortement conditionné la lecture des œuvres d’art du passé.

20 Toutefois, même si toute démystification est bienvenue – comme dans les ouvrages ici recensés –, on reste sur l’impression que les infrastructures théoriques permettant d’appréhender la culture visuelle du passé ne sont pas à reconstruire depuis leurs fondations, et que certaines voies désormais ouvertes n’ont peut-être pas été parcourues jusqu’au bout. Je pense en premier lieu aux réflexions rassemblées dans les textes de Michael Baxandall sur la Renaissance italienne, à commencer par son célébrissime texte sur le « Period Eye »6, qui avait déconstruit la vision canonique de la Renaissance pour s’ouvrir à de nouveaux horizons de recherche et à de nouvelles façons de comprendre l’image, tressant les fils d’une culture complexe, articulée et que l’on doit reconnaître non pas tant comme un modèle de la modernité que, d’un point de vue anthropologique et par différenciation, pour ses spécificités particulières. De manière plus générale, je pense au courant baptisé du nom de New Historicism, qui met l’accent sur la contingence et valorise le concept d’agency comme antidote à une vision de l’histoire prédéfinie par des tendances totalisantes, dans le cadre desquels les individus sont animés par des forces qui les dépassent. Ce fut l’occasion d’une rude bataille contre des formes de pensées systématiques, allant du marxisme au structuralisme, menée sur plusieurs fronts, notamment par Peter Burke et Stephen Greenblatt7, ou encore, sur un autre versant, par Clifford Geertz qui, dans un des essais de Local Knowledge, rend hommage justement à Baxandall, dont il reprend clairement à son compte l’approche non systématique, analytique et étroitement liée aux contingences de l’histoire8.

21 En conclusion, on est tenté de se demander si l’insistance polémique des ouvrages examinés ici, tout à fait compréhensible, n’est pas quelque peu excessive, dans la mesure où la pratique de la recherche, en histoire et en histoire de l’art, du moins dans leurs secteurs les plus avancés, a en effet depuis longtemps cessé d’adopter de manière acritique le modèle historiciste de Vasari, au profit d’instruments d’enquête sur le passé plus subtils, moins schématiques et capables de saisir des contradictions, des ambiguïtés, des résistances et des régressions, par-delà le voile rhétorique du progrès que jette sur le passé une conception linéaire du temps. On est ainsi quelque peu surpris par l’acharnement polémique de Didi-Huberman envers un connaisseur comme Ulrich Middeldorf et par l’absence dans son ouvrage de références à Baxandall ou à Richard Trexler, dont l’héritage est important dans le panorama actuel des études et dont il est tout aussi certain qu’ils ne se seraient pas sentis offensés si on leur avait fait noter l’importance du procédé de l’empreinte dans l’œuvre de Donatello. Il ne s’agit donc peut-être pas tant d’ouvrir de nouvelles voies et d’établir de nouveaux paradigmes théoriques que de parcourir à nouveau, avec une conscience théorique accrue, des sentiers moins battus.

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NOTES

1. Hans Belting, Bild und Kult: Eine Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst, Munich, 1990. 2. Parmi les nombreuses publications de Gerhard Wolf, voir en particulier Schleier und Spiegel: Traditionen des Christusbildes und die Bildkonzepte der Renaissance, Munich, 2002. Parmi les publications le plus récentes sur ce sujet, voir par exemple Michael W. Cole, Rebecca E. Zorach éd., The Idol in the Age of Art: Objects, Devotions and the Early Modern World, Farham, 2009. 3. Alexander Nagel, Christopher S. Wood, « Toward a New Model of Renaissance Anachronism », dans The Art Bulletin, 87/3, 2005, p. 403-415. 4. Les réponses à l’article de Nagel et Wood ont été publiées dans The Art Bulletin, 87/3, 2005 : Charles Dempsey, « Response: ‘Historia’ and Anachronism in Renaissance Art », p. 416-421 ; Michael Cole, « Response: ‘nihil sub sole novum’ », p. 421-424 ; Claire Farago, « Response: Time out of Joint », p. 424-429. Nagel et Wood réaffirmèrent leur proposition théorique dans un essai intitulé « What Counted as an ‘Antiquity’ in the Renaissance ? », dans Konrad Eisenbichler éd., Renaissance Medievalisms, Toronto, 2009, p. 53-74. 5. « The interest of this book is to understand forgeries, counterfeits, relics, spolia, and pictorial prophecies, all sites of great chronological density, not as aberrations but as moments where the deep structure of thinking about artifacts and time are revealed » (WOOD, 2008, p. 12). 6. Michael Baxandall, L’œil du quattrocento : l’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, Paris, 1985 [éd. orig. : Painting and Experience in Fifteenth-Century Italy: A Primer in the Social History of Pictorial Style, Oxford, 1972]. 7. Voir, en particulier, Stephen Greenblatt, « Resonance and Wonder », dans Learning to Curse: Essays in Early Modern Culture, New York/Londres, 1990, p. 216-249. 8. Clifford Geertz, « Art as a Cultural System », dans Local Knowledge: Further Essays in Interpretive Anthropology, New York, 1983, en particulier p. 102-109.

INDEX

Keywords : Renaissance, anachronism, temporality, historicism, invention, reproduction Mots-clés : Renaissance, anachronisme, temporalité, historicisme, invention, reproduction Index géographique : Europe, Italie, Allemagne Index chronologique : 1400, 1500

AUTEURS

GUIDO REBECCHINI

New York University, Florence

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« … aux Pays-Bas, chez les grands artistes » : nouveaux regards sur Dürer et son temps “… in the Low Countries, where the great artists live”: new readings on Dürer and his time

Thomas Schauerte

RÉFÉRENCE

Larry Silver, Jeffrey Chipps Smith éd., The Essential Dürer, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2010. 294 p., 89 fig. en n. et b. ISBN : 978-0-81224-187-7 ; $ 55 (42,99 €). Robert Suckale, Die Erneuerung der Malkunst vor Dürer, 2 vol., (Historischer Verein Bamberg [für die Pflege der Geschichte des ehemaligen Fürstbistums] e. V. Schriftenreihe, 44), Petersberg, Michael Imhof, 2009. 463 + 320 p., 736 fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 978-3-86568-130-0 ; 150 €. Van Eyck bis Dürer: Altniederländische Meister und die Malerei in Mitteleuropa, Till-Holger Borchert éd., (cat. expo., Bruges, Groeningemuseum, 2010), Stuttgart, Belser, 2010. 552 p., 350 fig. en coul. ISBN : 978-3-76302-579-4 ; 59,95 € (paru également en néerlandais et en anglais). Norbert Wolf, Dürer, Munich/Londres, Prestel, 2010. 300 p., 50 fig. en n. et b. et 200 fig. en coul. ISBN : 978-3-79134-208-5 ; 99 €.

1 L’abondance de publications et d’expositions traitant de l’art dans les pays germaniques au tournant du XVIe siècle témoigne des beaux jours que ce courant d’études a toujours devant lui. En 2010, les grands noms de la peinture étaient représentés dans de multiples expositions, d’Holbein l’Ancien à Dürer, en passant par Cranach, Furtmayr et Altdorfer. Une étude transversale du phénomène des peintres de cour dans les années 1500 et de l’influence italienne et néerlandaise sur les maîtres de

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l’époque révèle que d’importantes avancées ont été réalisées au cours de l’année passée sur l’âge d’or de l’art du XVe et du XVIe siècle dans l’Europe centrale du nord. En effet, outre ces expositions, plusieurs publications intéressantes ont également vu le jour.

2 Les quatre ouvrages présentés dans le cadre de cet article peuvent être regroupés par deux. Le livre de Robert Suckale et le catalogue d’exposition de Bruges offrent des perspectives strictement opposées, tandis que l’ouvrage de Norbert Wolf et le recueil dirigé par Larry Silver et Jeffrey Chipps Smith se concentrent uniquement sur Dürer et brossent deux approches opposées.

Dürer, entre Franconie et Flandres

3 L’ouvrage de Suckale, Die Erneuerung der Malkunst vor Dürer1 inspire dès le titre d’importantes réflexions puisqu’il indique le refus de céder aux préjugés qui placent Dürer au premier plan du renouvellement de la peinture allemande de la Renaissance ; l’idée est renforcée par le terme « art pictural », préféré ici à celui, plus simple et plus courant, de « peinture ». Enfin, la section VII intitulée « Remarques sur la relation entre peinture et théorie au XVe siècle », qui constitue le fil directeur de l’ouvrage (SUCKALE, 2009, I, p. 419-435), présente certains éléments concis qui dépassent l’objet de la recherche et le cadre habituel du genre. L’auteur y fait appel à des citations provenant de sources privilégiées et sûres qui étayent sa réticence face à l’extension, dans le champ de l’histoire des arts anciens, d’approches s’appuyant sur la théorie des médias ou sur la psychologie de la perception, des modes d’interprétation dont la terminologie s’avère ici particulièrement inadéquate. Même à la fin de la période examinée par Suckale, qui constitue le point culminant de l’humanisme en Allemagne, l’environnement théorique de l’époque se réduit à une transmission de la peinture au sein des ateliers, dont Dürer est encore et toujours identifié comme l’unique représentant2. D’autre part, les chapitres « Vers la construction d’une théorie artistique : art et rhétorique », « L’apprentissage des styles de compositions », ainsi que « Inventio » fournissent la preuve documentée qu’il existe une autre approche – par- delà les fondements théoriques – qui permet de faire sortir l’art de la peinture du simple artisanat dans lequel il avait initialement été relégué. En témoignent notamment Leone Battista Alberti, Aeneas Silvius Piccolomini ou Érasme, qui recommandent des échanges entre arts de l’image et rhétorique afin de composer des œuvres avec davantage de complexité et de trouver aussi le style approprié au sujet représenté.

4 Suckale n’aborde pas tous les efforts de théorisation de Dürer depuis les années 1500, ni les problèmes persistants d’attribution de ses œuvres de jeunesse – écueil qu’évitent aussi Silver et Smith –, ce que l’on peut regretter au regard des découvertes récentes sur le travail du jeune Dürer (SUCKALE, 2009, I, p. 389-391). En réalité, Suckale soutient la thèse plutôt prudente que le paysage à l’arrière-plan du retable réalisé par Michael Wolgemut vers 1490, que l’on peut admirer dans l’église Saint Lorenz à Nuremberg, aurait pu être exécuté par Dürer, son élève le plus doué. À la fin de son apprentissage, celui-ci devait sans doute maîtriser les techniques de ce type de réalisation et l’on observe que le tracé puissant du paysage présente des caractéristiques qui lui sont propres3. Le tableau controversé intitulé le Sauvetage de Ludwig Etterlin, conservé dans la collection Kister de Kreuzlingen, aurait quant à lui mérité un développement plus important : attribué à Dürer par Fedja Anzelewsky4, il est classé dans le catalogue de

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Wolf sous la mention « œuvres sujettes à discussion », sans plus de précisions (WOLF, 2010, p. 276). Or, ce tableau et le paysage du retable présentent des similitudes dans la gamme de couleurs des détails architecturaux, le rendu graphique et schématique des arbres, et la douceur du paysage visible au loin. Les deux œuvres peuvent ainsi être rattachées à une même main, qui n’est pourtant pas nécessairement celle de Dürer5.

5 Cette observation nous entraîne vers l’une des particularités de l’ouvrage de Suckale : l’absence notable de l’atelier de Wolgemut, établi à Nuremberg en Franconie à partir de 1473. Le détail précédemment reproduit du Sauvetage de Ludwig Etterlin n’est que l’une des deux mentions accordées par Suckale au maître de Dürer, avec le portrait qui lui fut consacré en 1516. Wolgemut est en outre pratiquement inexistant dans l’important chapitre final, qui retrace la chronologie des relations artistiques de Dürer, tout comme dans le catalogue très détaillé. Seule la copie de deux polyptyques de son maître Hans Pleydenwurff6 lui est effectivement attribuée.Dans cette perspective, la faible attention prêtée aux disciples directs de l’atelier entrave l’argumentation et laisse la place à de futures recherches. Au vu de ces éléments, l’ouvrage de Peter Strieder paru en 1993 offre une vue d’ensemble incontournable aujourd’hui encore, ne serait-ce que par sa plus grande maniabilité7.

6 Ce traitement de Wolgemut n’est qu’un exemple indiquant que le travail monumental de Suckale porte un titre équivoque. La lecture du catalogue montre en effet qu’il n’est pas question de remplacer l’œuvre de référence de Strieder, mais au contraire de permettre une compréhension plus précise des ateliers de Pleydenwurff et de Wolfgang Katzheimer, pour déterminer leur rôle dans la diffusion de la peinture flamande au sein de l’espace germanique ou du moins auprès du jeune Dürer. Cet objectif est atteint grâce à l’abondance des reproductions, représentées de manière satisfaisante souvent pour la première fois, notamment en ce qui concerne l’atelier de Katzheimer, qui est révélé ici sous une lumière nouvelle. L’ouvrage de Suckale et le catalogue d’exposition de Bruges sont complétés par la publication récente d’un corpus de dessins de la fin du Moyen Âge conservé à la bibliothèque de l’Université d’Erlangen-Nuremberg8. Ce catalogue, qui remplace un inventaire pesant et peu accessible établi en 1923, apporte sa pierre à l’édifice, en particulier pour ce qui concerne les dessins en Franconie au XVe siècle, et répond ainsi à un véritable besoin. En effet, certains dessins mentionnés dans cet ouvrage peuvent être resitués immédiatement dans leur contexte plus large, puisqu’ils apparaissent aussi dans l’ouvrage de Suckale ou dans le catalogue de Bruges.

7 Contrairement à l’ouvrage de Suckale, le catalogue d’exposition Van Eyck bis Dürer: Altniederländische Meister und die Malerei in Mitteleuropa, approfondi et extrêmement bien structuré, prévient toute offensive sur le sujet de Wolgemut comme maître de Dürer : la jaquette arbore le portrait qu’il réalisa de Levinus Memminger (cat. 227). À cette occasion, le peintre de Nuremberg eut recours au genre du portrait imaginé par Dieric Bouts – devant une fenêtre, avec vue d’un paysage en arrière-plan –, choisissant ainsi de représenter son puissant modèle selon la dernière mode, à laquelle Dürer fit aussi appel en 1496 pour son autoportrait conservé au Prado à Madrid, le deuxième de ses trois célèbres autoportraits. À lui seul, ce petit tableau rassemble une bonne partie de la gamme thématique, historique et géographique de l’exposition de Bruges, qui bénéficia en outre d’excellents prêts.

8 Au sein de ces deux publications, le triptyque de la crucifixion anonyme de Leipzig- Stötteritz joue un rôle majeur, notamment dans l’introduction de Suckale, dans laquelle il établit de façon méthodique les caractéristiques et les limites du type d’image qui fut

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sans doute le plus important de la peinture du XVe siècle, celui de la peinture de calvaire [Volkreichen Kalvarienberg]9. L’auteur de cette œuvre, un disciple inconnu de Pleydenwurff, fait naître dès 1470 des vues paysagères poétiques remarquables par leur innovation. Preuve supplémentaire de sa portée, une esquisse de l’ensemble du panneau intérieur du retable est conservée au Kupferstichkabinett de Berlin et porte la marque, par son mouvement assuré, d’un dessinateur expérimenté. Les esquisses authentiques du XVe siècle ont rarement été conservées, à l’exception de celles de Dürer, dont nous disposons aujourd’hui d’un nombre important. Il est donc probable qu’une quantité colossale de dessins néerlandais et allemands a été perdue10, une hypothèse largement soutenue par Suckale.

9 Toutes les nouvelles observations ne sont pas aussi convaincantes : on peut prendre l’exemple du Départ des apôtres (conservé à la chapelle Kaiserburg, Nuremberg) d’une main anonyme, le premier retable polyptyque appartenant à la mouvance de Pleydenwurff retrouvé entier, qui avait été à l’origine daté de 1490 mais que l’on fait aujourd’hui remonter à près d’un quart de siècle plus tôt, aux alentours de 1465 (voire 1466-1467), ce qui lui donnerait une tout autre importance11. Cependant, la nouvelle datation de Suckale, présentée rapidement, est, du fait de ses accents apodictiques, difficilement acceptable : elle ne nécessiterait « ... aucune argumentation plus poussée, étant donné que la représentation de la mort de Marie [sur le panneau de droite] a fait l’objet d’une copie partielle sur un retable écossais achevé en 1469 »12. Or, une comparaison des deux images en question met au contraire en évidence diverses – ou pour le moins deux – approches nettement différentes d’un même thème.

10 Une telle rigidité dans le point de vue demeure exceptionnelle et se trouve largement contrebalancée par la majeure partie de l’ouvrage. Celui-ci porte notamment un regard aigü sur la représentation du paysage chez le jeune Dürer. Suckale a effectué un travail de recherche surprenant, si abouti que l’art de Dürer n’apparaît plus que difficilement comme précurseur, mais s’inscrit plutôt dans la continuité d’un courant artistique. S’ensuivent plus de soixante dessins conservés à l’Université Erlangen-Nuremberg représentant un délicat paysage, accompagnés des détails de tableaux qui leur correspondent13. L’éventail des motifs abordés dans ce paysage composite rappelle fortement une récente exposition présentée à Regensbourg, qui pose la question d’une possible interférence entre les gravures de Berthold Furtmayr et les représentations paysagères dramatiques d’Albrecht Altdorfer, son élève présumé14. Si cette coïncidence ne permet pas d’apporter une preuve définitive du lien étroit entre les contemporains de Dürer et le cercle de Furtmayr, elle permet du moins de pousser plus avant la comparaison entre peinture et gravure. Cette dernière demeure en effet malheureusement sous-représentée – elle est généralement cantonnée à ses propres expositions15 –, avec pour résultat un désintérêt pour les pratiques d’atelier qui conjuguaient peinture et gravure, ainsi que pour les nombreux artistes portant une double casquette, parmi lesquels on peut citer dans l’entourage de Dürer Jacob Elsner, l’éminent graveur et enlumineur de Nuremberg.

Le jeune Dürer : enjeux et apories d’une biographie

11 De prime abord, les différences entre Dürer de Norbert Wolf et The Essential Dürer dirigé par Larry Silver et Jeffrey Chipps Smith ne pourraient pas être plus frappantes : il s’agit pour le premier d’un ouvrage au format surdimensionné, sous étui, débordant

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d’agrandissements pleine page de détails de tableaux en tous genres et commercialisé à prix fort. Le second est une publication aux sobres reproductions en noir et blanc et à la reliure plastifiée dépouillée. Hormis leur intérêt commun pour Dürer, les deux ouvrages partagent la volonté de s’adresser aussi bien à l’amateur éclairé qu’au spécialiste.

12 Silver s’empresse d’expliciter son titre ambitieux dès la première phrase de l’introduction, en indiquant que l’ouvrage « devrait apporter une vue d’ensemble des traits les plus marquants de [l’]œuvre [de Dürer], destinée aux novices comme aux observateurs expérimentés »16. Cet ouvrage abordable, dont le format robuste est clairement destiné à l’usage en bibliothèque (universitaire), est un type de publication qui n’existait pas jusqu’alors dans ce domaine en langue allemande : un recueil de textes accessibles, rédigés par des experts à la renommée internationale, présentant les principaux aspects de la vie et de l’œuvre de Dürer. Les douze chapitres couvrent trois disciplines artistiques majeures dans un ordre peu conventionnel – en commençant par le dessin et l’estampe avant de présenter la discipline reine qu’est la peinture – et sont assortis d’une contribution intéressante de Smith sur les affinités de Dürer avec la sculpture. L’ouvrage présente les relations de l’artiste avec l’Italie et les Pays-Bas, son lien avec la culture de cour des empereurs Maximilien Ier et Frédéric le Sage de Saxe, son rôle dans la Réforme, et la difficile relation triangulaire entre Dürer, son épouse et son ami Pirckheimer, pour finir enfin sur un historique des recherches, avec un aperçu sur Matthias Grünewald. Les relations précoces et multiples de Dürer avec l’humanisme, ses ambitions de théoricien et les affinités qu’il entretint sa vie durant avec le medium du livre apparaissent certes en filigrane, mais ces thèmes auraient mérités d’être approfondis. Les auteurs, qui reprennent majoritairement des positionnements de recherche déjà connus sans proposer d’approche véritablement novatrice, s’inscrivent en raison du vaste cadre historique et culturel dans la droite ligne des travaux d’Erwin Panofsky. Il n’en ressort que plus cruellement la difficulté, voire l’impossibilité, de rédiger une biographie de Dürer qui soit audacieuse sur le plan scientifique.

13 Cette aporie, réelle ou supposée, s’est en effet muée en banal aveu d’impuissance dans les biographies de Dürer que l’on a vu fleurir à un rythme quasi annuel. Wolf fait écho à ce sentiment à deux reprises, notamment lorsqu’il fait allusion aux 10 271 titres déjà compilés par Matthias Mende dans sa célèbre biographie de Dürer parue en 1971 (WOLF, 2010, p. 20 et 286)17. En dépit de cela – et de l’agrandissement abusif de certains détails des reproductions –, le livre est clairement destiné à l’utilisateur averti, comme en témoignent les notes de bas de page et le catalogue des peintures placé en annexe, qui représente environ un cinquième du volume. Conçu en deux parties, celui-ci comporte un premier corpus de cinquante-cinq peintures que Wolf qualifie d’authentiques suivi d’un second groupe de dix-huit œuvres « sujettes à discussion ». On ne peut reprocher à l’auteur d’avoir passé sous silence les apports des publications les plus récentes : il y développe aussi bien les théories intéressantes d’autres auteurs que ses observations propres18. Il est plus difficile en revanche d’accepter l’adoption, pour les deux catalogues, d’abréviations jusqu’alors jamais employées dans la littérature sur Dürer : la lettre « K » suivie de nombres de 1 à 55 pour les œuvres authentiques et « FW » pour celles dont l’attribution est discutable. Wolf semble alors implicitement s’attendre à ce que les entrées de son catalogue soient citées dans des articles aux côtés de celles d’Anzelewsky, voire les remplacent, et ce sans travail de

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recherche complémentaire de la part des auteurs. Dès lors, ce livre attrayant, à l’accès facile et à l’illustration (trop) luxueuse, qui tire son épingle du jeu parmi une multitude de publications comparables parues la même année, pourrait commencer à poser problème sur le plan scientifique si, présenté comme à l’habitude dans une bibliothèque universitaire, il en vient à être utilisé comme ouvrage de référence.

14 On peut alors se poser la question de l’efficacité de faire cavalier seul au vu de l’ampleur des ressources et de la difficulté des recherches, particulièrement laborieuses pour cette période. À cet égard, les travaux de Suckale, représentant des décennies de recherches, offrent un catalogue pionnier sur bien des points et font figure d’exception qui confirme la règle. Car enfin, comme l’ont montré les recherches sur les tableaux de Dürer conservés à l’Alte Pinakothek de Munich tout comme celles, plus récentes, sur la Vierge de la fête du rosaire à la galerie Národní de Prague, l’orientation actuelle semble privilégier la collaboration entre experts venus de plusieurs disciplines19. Le nouveau corpus des dessins de Dürer résultera sans doute de semblables opérations de collaboration internationale, ce qui contribuera aussi à réduire drastiquement le corpus de plus d’un millier d’entrées des volumes de Friedrich Winkler et de Walter L. Strauss20.

15 Hans Rupprich, grand maître de l’étude philologique de Dürer, n’en sort pas grandi : il a l’habitude de compiler des comparaisons de divers textes d’archives sur Dürer, difficilement vérifiables, et dont bon nombre de passages, fortement ambivalents, n’engendrent que des résultats en demi-teinte. On peut prendre l’exemple du texte de Dürer concernant son père daté de 1524, et très souvent cité : il y est question de son tour de compagnonnage, au cours duquel il serait « resté longtemps aux Pays-Bas, chez les grands artistes »21. Il faut rappeler qu’Albrecht Dürer l’ancien était orfèvre et non peintre ; Dürer fils fait-il donc référence à des orfèvres célèbres ? Ou la vision propre du jeune Dürer transparaît-elle déjà ? Les Pays-Bas, patrie de bien des peintres majeurs, furent une destination privilégiée pour le jeune peintre en 1520-1521 et, d’après Suckale, Pleydenwurff comme Katzheimer, tous deux contemporains de Dürer père, y auraient puisé leur inspiration22.

16 Les spéculations sans fin suscitées par l’étude des sources sur Dürer ne sont pas sans incidence sur la reconstitution des débuts encore largement inconnus de l’artiste. Pour Silver et Smith, comme pour Wolf, son inspiration ne proviendrait pas des Pays-Bas via des adaptations des traditions de Nuremberg23, comme l’a affirmé Ruprich, mais d’Italie, qui semble ainsi occuper une place centrale dans le débat sur les « influences ». Selon la description que fait Wolf du premier séjour de l’artiste à Venise : « à son retour d’Italie, Dürer manifeste sa créativité en un débordement d’œuvres, qui concèdent une gloire internationale au jeune maître du jour au lendemain »24. Si ce mythe postromantique selon lequel l’art de Dürer aurait jailli suite à sa visite dans cet « Eldorado d’un nouvel art » relève d’un stéréotype passé de mode, Wolf poursuit un débat pourtant récent. Il reprend notamment l’argument d’Ulrich Grossmann, qui cherchait à prouver que ce premier voyage a eu lieu en 1496-1497 plutôt qu’en 1494-1495, sans lequel Dürer n’aurait pas été en mesure d’assister à l’édification de la tour d’armes d’Innsbruck25. Quand bien même la datation ultérieure du premier séjour de Dürer en Italie était avérée, elle n’apporte pas la preuve d’une éventuelle adaptation de Dürer à l’art italien. Dans son étude détaillée de la signature des peintures de Dürer, Katherine Crawford Luber, qui avait, dans sa propre biographie du peintre, passé presque sous silence le premier séjour à Venise, écrit : « Il n’a pas fait qu’absorber ce

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qu’il voyait ; il a adapté certains éléments de la technique vénitienne, conjointement avec ses traditions d’origine, pour affiner la signification de ses propres tableaux »26. Elle note toutefois que l’influence vénitienne serait suffisamment faible pour n’apparaître que ponctuellement dans la manière de signer du peintre. Enfin, la question peut se poser, marginalement peut-être, de savoir si le discours national qui avait cours chez les humanistes allemands de la fin du XVe siècle n’a pas empêché Dürer de se réclamer d’une influence par trop « romande »27.

17 L’ensemble des publications évoquées ici permet de dresser un bilan sur les origines et les débuts de Dürer et permet de constater que l’intérêt pour l’écheveau des traditions ayant laissé une empreinte sur son œuvre s’est déplacé depuis la région des anciens Pays-Bas vers celle d’Italie. Il ne s’agit là que d’un aspect parmi d’autres, et les recherches doivent naturellement se poursuivre dans le domaine des œuvres de jeunesse de Dürer. Un projet de recherche qui dure déjà plusieurs années se concrétisera ainsi en 2012 autour d’une exposition au Germanisches Nationalmuseum de Nuremberg entièrement consacrée au jeune Dürer28. Les travaux avertis de Suckale et l’excellent catalogue d’exposition de Bruges n’auraient pas pu mieux préparer le terrain.

NOTES

1. Cet ouvrage est le fruit d’un projet de recherche amorcé par Suckale en 1983 avec l’Otto- Friedrich Universität Bamberg et la Technische Universität de Berlin, aux côtés de nombreux contributeurs, dont la participation est reconnue dans la postface et, de manière indirecte, dans les notes de bas de page, voir SUCKALE, 2009, II, p. 8 et rem. 1510. 2. Voir Thomas Schauerte, « Erst die Schrift – dann das Bild? Kunstgeschichte zwischen Humanismus und Theologie in der neueren ‘Altdeutschen’-Literatur », dans Kunstchronik, 59, 2006, p. 374-387. 3. Kurt Löcher place la datation vers 1490-1495 : voir Nürnberg 1300-1550: Kunst der Gotik und Renaissance, Gerhard Bott, Philippe de Montebello éd., (cat. expo., Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum/New York, Metropolitan Museum of Art, 1986), Munich, 1986, n° 38 (voir également la reproduction en couleur). Pour la comparaison, Suckale aurait également pu s’appuyer sur le paysage à l’arrière-plan de l’ange de l’Annonciation figurant sur le revers du polyptyque. 4. Fedja Anzelewsky, Albrecht Dürer: Das malerische Werk, 2 vol., Berlin, 1991, n° A 5. 5. Il est important de noter que les œuvres de Dürer connaissent encore aujourd’hui ajouts et défections : ainsi, le portrait de Barbara Dürer née Holper, exposé au Germanisches Nationalmuseum, fait partie du corpus depuis sa redécouverte en 1983 (Anzelewsky, 1991, cité n. 4, rem. 6, n° A 4 ; WOLF, 2009, cat. K1), tandis qu’une œuvre problématique, l’« Opus quinque dierum », a récemment été envisagée comme contrefaçon de la période de renouveau de Dürer, aux alentours de 1600 : « ... so es der natur entgegen ist so ist es böß. Das Madrider Gemälde ‘Christus unter den Schriftgelehrten’ und seine Stellung zum Werk Albrecht Dürers » (Thomas Schauerte, dans Dürer-Jahrbuch des Germanischen Nationalmuseums Nürnberg, 2, 2009, p. 227-258).

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6. SUCKALE, 2009, II, cat. 41 (Germanisches Nationalmuseum, n° Gm 129 et 130). Dès l’introduction, un très net mépris se fait sentir (vol. I, p. 8). Cependant, dans la postface, Suckale nuance et qualifie son travail d’« ébauche » en mentionant expressément l’omission de Wolgemut, sans toutefois l’expliquer plus avant (vol. II, p. 320). 7. Voir Peter Strieder, Tafelmalerei in Nürnberg 1350-1550, Königstein im Taunus, 1993. 8. Hans Dickel éd., Zeichnen vor Dürer: die Zeichnungen des 14. und 15. Jahrhunderts in der Universitätsbibliothek Erlangen, Petersberg, 2009. 9. Van Eyck bis Dürer, 2010, cat. 219 et 220 (Stephan Kemperdick), et Guido Messling, « Zeichnen in den Niederlanden und Deutschland », dans Van Eyck bis Dürer, 2010, p. 103 ; voir aussi SUCKALE, 2009, I, p. 63-75. 10. Lorsque Silver et Andersson mentionnent l’importance des dessins dans les « pays germaniques », il n’est pas précisé si cela comprend également les dialectes bas-allemands des Pays-Bas ; voir Christiane Andersson, Larry Silver, « Dürer’s Drawings », dans SILVER, SMITH, 2010, p. 14-15. 11. SUCKALE, 2009, II, p. 81 et 86 (cat. 30). 12. « ... keiner längeren Beweisführung, weil das Bild des Marientodes [auf dem rechten Flügel] bereits im 1469 vollendeten Schotten-Retabel teilkopiert wurde » (SUCKALE, 2009, I, p. 174). 13. SUCKALE, 2009, fig. 606 ; voir aussi Dickel, 2009, rem. 11, n° 95, et Van Eyck bis Dürer, 2010, cat. 224. 14. Voir notamment Nils Büttner, « Landschaftsmalerei um 1500 », dans Berthold Furtmayr: Meisterwerke der Buchmalerei und die Regensburger Kunst in Spätgotik und Renaissance, Christoph Wagner, Klemens Unger éd., (cat. expo., Regensbourg, Historisches Museum, 2010-2011), Regensbourg, 2010, p. 145-153. 15. Thomas Eser, Anja Grebe éd., Heilige und Hasen: Bücherschätze der Dürerzeit, (cat. expo., Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum, 2008), Nuremberg, 2008. Suckale remarque en postface que son projet de recherche initial avait été dépassé et que, malgré tout, des « gravures dont l’omission était impardonnable dans le cadre de ces recherches » ont tout de même été laissées de côté (SUCKALE, 2009, II, p. 454). 16. « … should provide newcomers as well as experienced viewers of his work an overview of the most important features of his œuvre » (SILVER, SMITH, 2010, p. xii). 17. Matthias Mende, Dürer-Bibliographie. Zur 500. Wiederkehr d. Geburtstages von Albrecht Dürer, 21. Mai 1971, Wiesbaden, 1971. 18. Il prend fermement parti pour ces nouveaux éléments dans les documents de recherche existants, notamment pour la question épineuse de la datation d’un autoportrait de Dürer réalisé en 1500, qui était jusqu’à peu daté de l’année 1509 (WOLF, 2010, p. 126). Cette hypothèse intéressante a immédiatement soulevé de véhémentes critiques, qui n’ont cependant pas réussi à s’imposer. Voir Gabriele Kopp-Schmidt, compte rendu de Philipp Zitzlsperger, Dürers Pelz und das Recht im Bild: Kleiderkunde als Methode der Kunstgeschichte, Berlin, 2008, dans Kunstform, 10/7, 2009 (http://www.arthistoricum.net/index.php?id=276&ausgabe=2009_07&review_id=14862). 19. Gisela Goldberg, Bruno Heimberg, Martin Schawe, Albrecht Dürer: Die Gemälde der Alten Pinakothek, Heidelberg, 1998 ; Albrecht Dürer: The Feast of the Rose Garlands, Olga Kotková éd., (cat. expo., Prague, Národní galerie, 2006), Prague, 2006. 20. Friedrich Winkler, Die Zeichnungen Albrecht Dürers, 4 vol., Berlin, 1936-1939 ; Walter Leopold Strauss, The Complete Drawings of Albrecht Du?rer, 6 vol., New York, 1974 (supplément, 1977). 21. « Darnach ist Albrecht Dürrer, mein lieber vater [...] lang in Niederland gewest bej den großen künstern » (Hans Rupprich, Albrecht Dürer: Schriftlicher Nachlass, I, Autobiographische Schriften, Briefwechsel, Dichtungen. Beischriften, Notizen und Gutachten. Zeugnisse zum persönlichen Leben, Berlin, 1956, p. 28). Voir aussi Dagmar Eichberger, « Dürer and the Netherlands: Patterns of Exchange and Mutual Admiration », dans SILVER, SMITH, 2010, p. 150.

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22. Juliane von Fircks partage ce point de vue : « Zwischen Nürnberg und Antwerpen. Zur wechselseitigen Wahrnehmung deutscher und niederländischer Künstler in der Dürerzeit » (BRUGES, 2010, p. 83). 23. Dans un autre texte consacré au voyage de Dürer en 1520-1521, Dagmar Eichberger ne fait qu’évoquer de précédentes observations : « Dürer and the Netherlands: Patterns of Exchange and Mutual Admiration », dans SILVER, SMITH, 2010, p. 149-165. 24. « Nach der Rückkehr aus Italien explodierte die Kreativität Dürers in einer wahren Bilderflut, die dem jungen Meister über Nacht internationalen Ruhm einbrachte » […] « Eldorado einer neuen Kunst » (WOLF, 2010, p. 53). 25. Georg Ulrich Grossmann, « Albrecht Dürer in Innsbruck. Zur Datierung der ersten italienischen Reise », dans Georg Ulrich Grossmann, Franz Sonnenberger éd., Das Dürer-Haus: Neue Ergebnisse der Forschung, (Dürer-Forschungen, 1), Nuremberg, 2007, p. 227-249. 26. « He did not merely absorb what he saw; he adapted elements of Venetian technique in conjunction with his own native traditions in order to refine the meanings in his own paintings » (Katherine Crawford Luber, « Dürer as Painter », dans SILVER, SMITH, 2010, p. 67). Voir aussi Katherine Crawford Luber, Albrecht Dürer and the Venetian Renaissance, Cambridge, 2005. 27. Pour un résumé du phénomène Caspar Hirschi, Wettkampf der Nationen: Konstruktion einer deutschen Ehrgemeinschaft an der Wende vom Mittelalter zur Neuzeit, Göttingen, 2005 ; Thomas Schauerte, « Die deutschen Apelliden. Anmerkungen zu humanistischen und nationalen Aspekten in höfischer Bildkunst der Dürerzeit », dans Apelles am Fürstenhof: Facetten der Hofkunst um 1500 im Alten Reich, Matthias Müller et al. éd., (cat. expo., Coburg, Kunstsammlungen der Veste Coburg, 2010), Berlin, 2010, p. 34-43. 28. Pour plus d’informations, consulter l’adresse suivante : http://forschung.gnm.de/htm/ htm2/p0111.html

INDEX

Index géographique : Allemagne, Pays-Bas, Italie, Nuremberg Mots-clés : Renaissance, humanisme, peinture allemande, peinture flamande, peinture italienne Keywords : Renaissance, humanism, German painting, Flemish painting, Italian painting Index chronologique : 1400, 1500

AUTEURS

THOMAS SCHAUERTE

Museen der Stadt Nürnberg, Albrecht-Dürer-Haus und Graphische Sammlung

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L’art dalmate à la Renaissance Dalmatian art during the Renaissance

Renata Novak Klemenčič

RÉFÉRENCE

Predrag Marković, Jasenka Gudelj éd., Renesansa i renesanse u umjetnosti Hrvatske: Zbornik radova sa znanstvenih skupova »Dani Cvita Fiskovića« održanih 2003. i 2004. godine, Zagreb, Institut za povijest umjetnosti, Odsjek za povijest umjetnosti Filozofskog fakulteta Sveučilišta u Zagrebu, 2008. 501 p., fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 978-9-53610-675-2 ; 280 HRK (38 €). Milan Pelc, Renesansa, Zagreb, Naklada Ljevak, 2007, 672 p., fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 978-9-53178-883-0 ; 689 HRK (93 €). Giuseppe Maria Pilo, The Fruitful Impact: The Venetian Heritage in the Art of Dalmatia « for Three Hundred and Seventy-Seven Years », (Atti e memorie della Società Dalmata di Storia Patria, 32), Venise, Edizioni della Laguna, 2005. 343 p., fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 8-88345-207-0 ; 34 €. Ivan Supičić, Eduard Hercigonja éd., Croatia in the Late Middle Ages and the Renaissance, (Croatia and Europe, 2), Londres, Philip Wilson/Zagreb, Školska knjiga, Croatian Academy of Sciences and Arts, 2008. 624 p., fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 978-0-85667-624-6 (Philip Wilson) ; 978-9-53061-251-8 (Školska knjiga) ; 978-9-53154-792-5 (CASA) ; 70 £ (80 €) [aussi publié en croate, 2000, et en français, 2005].

1 Les quatre ouvrages présentés ici proposent des approches diversifiées de l’art dalmate du XVe siècle et de ses contextes. Giuseppe Maria Pilo, dans The Fruitful Impact: the Venetian Heritage in the Art of Dalmatia « for Three Hundred and Seventy-Seven Years », présente l’art dalmate du point de vue italien, tandis que l’ouvrage collectif Croatia in the Late Middle Ages and the Renaissance, paru dans la collection Croatia and Europe, inscrit l’art croate au sein du patrimoine artistique européen. Renesansa de Milan Pelc, conçu dans l’esprit de l’ancienne idée yougoslave, lie l’art dalmate et celui de la Croatie continentale aux XVe et XVIe siècles, alors que les influences mutuelles à cette époque y étaient négligeables. Enfin, Renesansa i renesanse u umjetnosti Hrvatske, réalisé sous la

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direction de Predrag Marković et de Jasenka Gudelj, est un recueil d’articles, dont certains placent l’art dalmate du XVe siècle dans le contexte de la Renaissance européenne.

2 En 2000, Giuseppe Maria Pilo, professeur à l’Université de Venise, publie son volume sur l’art dalmate à l’époque de la Sérénissime, dont la version anglaise revue est parue en 2005. L’ouvrage s’ouvre avec la présentation de localités particulières et de leurs monuments : à la suite de Zadar, Šibenik, Trogir, Split, Hvar et Korčula, Dubrovnik est présentée comme « la cinquième république maritime d’Italie » (PILO, 2005, p. 219). Si le titre de l’ouvrage ne reflète pas parfaitement la sélection des monuments abordés – ils n’appartiennent pas tous à l’époque de la domination vénitienne – l’accent est toutefois mis sur ceux qui se rattachent au milieu de l’art vénitien, les autres ne recevant qu’un traitement sommaire (à l’exemple de la chapelle de Jean Orsini dans la cathédrale de Trogir, un des monuments les plus importants de la Renaissance en Dalmatie, p. 136-137). On constate avec regret que l’ouvrage contient de nombreuses erreurs – comme l’attribution d’un sarcophage en marbre rouge à Andrija Aleši, alors qu’il s’agit d’une œuvre de l’atelier vénitien De Sanctis, antérieur d’une centaine d’années (p. 136) – et les photographies sont pour la plupart anciennes et de mauvaise qualité.

3 L’ouvrage de Pelc, directeur de l’Institut de l’Histoire de l’Art à Zagreb, est complètement différent en ce qu’il traite de tous les monuments de la Renaissance en Croatie et, par conséquent, aussi de ceux situés en Croatie continentale. S’il est vrai que la classification typologique des monuments entrave quelque peu leur comparaison stylistique, le corpus riche et réfléchi et les excellentes photographies permettent de connaître la Renaissance en Croatie, d’autant plus que les nouvelles découvertes et la bibliographie y sont bien présentées. Malheureusement, la langue de publication de l’ouvrage, le croate, limite son accessibilité et donc sa portée éventuelle.

4 La collection Croatia and Europe, quant à elle, a été fondée justement pour présenter le patrimoine artistique et la littérature croates à l’étranger. L’art du XVe siècle en Dalmatie est étudié dans ce deuxième tome consacré à l’art du Moyen Âge et de la Renaissance ; mais au regard de l’importance des textes sur l’archéologie, la langue, la littérature, la musique, la science et la philosophie, on ne peut que regretter le nombre réduit de pages consacrés aux arts visuels et au patrimoine artistique.

5 Le dernier ouvrage présenté ici relève encore d’un autre genre, puisqu’il s’agit de la publication des actes de deux colloques « Dani Cvita Fiskovića » sous le titre Renesansa i renesanse u umjetnosti Hrvatske. Plusieurs articles sont consacrés à l’art dalmate du XVe siècle, dont il faut signaler en particulier ceux portant sur la région de l’Adriatique, à l’instar de l’article de Nada Grujić sur Onofrio di Giordano della Cava et le Palais du recteur à Dubrovnik (MARKOVIĆ, GUDELJ, 2008, p. 9-50) ou celui de Milan Pelc sur les portraits figurant dans les peintures du XIVe au XVIe siècle (parmi lesquelles les peintures de Vittore Carpaccio et de Lazzaro Bastiani de Zadar, p. 51-68). Comme l’article de Samo Štefanac sur les changements stylistiques dans les années 1460 à Venise et en Dalmatie (p. 89-98) et celui de Predrag Marković sur la « partie de Malipiero » de la cathédrale de Šibenik (p. 99-122), ces textes replacent le patrimoine artistique dalmate dans un contexte adriatique plus large.

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Le conflit des mémoires

6 Les recherches sur l’art dalmate ont été dominées depuis la Première Guerre mondiale par des intérêts nationalistes puis par une tendance à l’enfermement au sein des frontières nationales. La monographie Dalmazia monumentale d’Adolfo Venturi, datée de 1917, fournit un premier exemple des tendances irrédentistes italiennes. Reprenant les points principaux développés pour la première fois lors de sa conférence « Dalmazia artistica » donnée à Rome en 1916, Venturi postule qu’en Dalmatie, l’art italien autochtone s’est développé sans influences « frontalières », c’est-à-dire qu’il ne serait aucunement question d’un art « frontalier » né au carrefour de cultures diverses, mais d’un art italien à part entière1. Cet argument ressurgit en effet à chaque nouvelle vague irrédentiste. Alessandro Dudan s’y réfère notamment dans sa Dalmazia nell’arte italiana: venti secoli di civiltà, monographie très répandue et plusieurs fois rééditée, dont la première publication en deux volumes date de 1921-19222. Il est encore cité à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, par exemple dans l’article de Sergio Bettini et Giuseppe Fiocco paru dans les actes Italia e Croazia en 19423.

7 Les historiens d’art croates ont à leur tour défendu le patrimoine artistique de la Dalmatie en cherchant à souligner son caractère slave. Dans un premier ouvrage daté de 1930 et consacré au premier art chrétien, Ljubo Karaman, étudiant de Josef Strzygowski et de Max Dvořak à Vienne, a réfuté les thèses des influences byzantines, asiatiques et nordiques sur l’architecture des églises en pierre typiques de Dalmatie et de l’arrière-pays en affirmant qu’elles avaient été construites par des artistes croates sur commande de clients croates. De même, pour Karaman, l’apparence extérieure d’un grand nombre d’édifices reflétait leur situation en périphérie, au croisement d’influences italiennes et autochtones4. Toutes les thèses avancées par Karaman ont profondément marqué l’histoire de l’art croate jusqu’à nos jours. Dans la période suivant la Seconde Guerre mondiale, les historiens de l’art croates (tel que Cvito Fisković) se sont lancés dans une quête inlassable dans les archives afin de déterminer le rôle des maîtres slaves dans l’évolution de l’art dalmate. Chez certains chercheurs croates, ces tendances ont abouti à une affirmation exagérée de l’importance des artistes slaves et à une dénégation de l’influence italienne, voire de toute relation avec l’Italie. La conséquence en était l’autoréférentialité et le traitement isolé des monuments dalmates. Ainsi, la formation des artistes-migrants n’a souvent pas été prise en compte, de même qu’ont été exclues de l’analyse les nouveautés formelles développées en Dalmatie qui ont par la suite influencé d’autres centres artistiques de la côte occidentale de l’Adriatique. De plus, les monuments dalmates n’ont été que rarement présentés dans les monographies artistiques et les histoires publiées au-delà des frontières yougoslaves, situation qui résulte sans doute d’un enfermement de l’art croate et yougoslave, et qui a donné lieu à une vraie méconnaissance du matériel dalmate à l’étranger. La difficulté supplémentaire que constituait la barrière linguistique a été en partie résolue par l’historien de l’art slovène Janez Höfler, qui publia une synthèse sur l’art dalmate en allemand en 19895.

8 En effet, malgré les nombreuses contributions de chercheurs différents parues dans des périodiques allemands, italiens ou anglo-saxons ; en dépit des colloques qui ont essayé de lier le patrimoine artistique de part et d’autre de la mer Adriatique, telle la conférence Quattrocento Adriatico ; malgré enfin les monographies sur les artistes ayant travaillé en Dalmatie, de nombreuses découvertes sur l’architecture et la sculpture

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dalmates ne sont toujours pas parvenues à bien des chercheurs de renommée internationale6. En fait, parmi les contributions mentionnées, il y en a très peu qui se trouvent citées dans l’ouvrage de Pilo sur l’art vénitien en Dalmatie, de sorte que cet ouvrage ne fait pas état des découvertes pourtant entrées dans l’historiographie depuis plus d’une décennie.

9 Deux exemples caractéristiques du passage du style gothique au style renaissant permettent d’illustrer la complexité de ces problèmes et les erreurs qui persistent encore dans la littérature sur l’histoire de l’art dalmate. Il s’agit de la cathédrale Saint- Jacques à Šibenik et de l’œuvre sculpté de Pietro di Martino da Milano à Dubrovnik.

Les premiers éléments architecturaux de style renaissant

10 Comme il est communément admis que Šibenik est le lieu de naissance de la Renaissance en Dalmatie, la question de savoir par qui et quand les premiers éléments renaissants ont été employés sur la cathédrale de Šibenik demeure jusqu’à nos jours l’une des plus importantes pour les chercheurs travaillant sur l’art dalmate. Les ouvrages recensés ici abordent ce problème de manières différentes. Dans Croatia in the Late Middle Ages and the Renaissance, la question est seulement effleurée par deux auteurs. Radovan Ivančević, dans son texte sur l’architecture en Croatie, situe la cathédrale de Šibenik dans la partie consacrée à la Renaissance et plus précisément dans le chapitre intitulé « La Croatie adriatique », sans doute pour éviter le terme Dalmatie et pour souligner l’appartenance de la région à l’État croate (SUPIČIĆ, HERCIGONJA, 2008, p. 594). L’apparition de l’architecture et de la sculpture de la première Renaissance en Croatie est datée dans l’ouvrage de 1441, l’année où Giorgio da Sebenico entreprend la direction des travaux de construction de la cathédrale (p. 595). Dans le chapitre du même volume consacré à la sculpture, Igor Fisković souligne le lien entre les deux putti qui soutiennent la plaque commémorant la construction de la cathédrale – portant l’année 1443 et la signature de Sebenico – et les modèles antiques (p. 654).

11 On trouve plus de précisions concernant les phases de construction de la cathédrale chez Pelc, qui distingue trois étapes (PELC, 2007, p. 179-188). Il définit la première, englobant les travaux de Francesco di Giacomo, de Lorenzo Pincino et d’Antonio di Pier Paolo Busato, comme gothique, alors que la deuxième phase, couvrant la période de construction dirigée par Giorgio da Sebenico entre 1441 et 1473, correspondrait au style gothico-renaissance combiné. De cette période datent les deux putti mentionnés ci- dessus, que Pelc caractérise comme les premiers putti renaissants en Dalmatie, tout en soulignant l’influence de la Porta della Carta à Venise. À cette phase appartiendrait aussi, selon Pelc, la « partie de Malipiero », construite entre 1465 et 1468 sous le recteur Stefan Malipiero, et qui fait l’objet de nombreuses interprétations et attributions divergentes. Enfin la dernière étape, définie par Pelc comme la phase Renaissance, commencerait après 1477 à l’époque de Niccolò di Giovanni Fiorentino, lorsque sont élaborées la coupole, la voûte de la cathédrale et la façade trilobée.

12 Les actes de colloque Renesansa i renesanse u umjetnosti Hrvatske apportent de nouveaux éléments pour l’interprétation de la « partie de Malipiero », des deux putti et, plus généralement, des débuts de la Renaissance en Dalmatie. Le spécialiste de l’œuvre de Niccolò di Giovanni Fiorentino, Samo Štefanac, essaie de dater l’éclosion de la

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Renaissance, de déterminer s’il y a retard ou non par rapport aux autres centres artistiques en Italie et de saisir le caractère général de l’art dalmate en examinant le bien-fondé des thèses de Karaman sur l’art provincial, périphérique et frontalier en Dalmatie (MARKOVIĆ, GUDELJ, 2008, p. 89-98). Štefanac affirme notamment que Sebenico puise des éléments contemporains de l’atelier vénitien de Bartolomeo Bon, et que sa Loggia dei Mercanti et son portail de San Francesco alle Scale d’Ancône représentent l’apogée du style « gotico fiorito » vénitien (en sachant que des éléments all’antica n’apparaissent dans l’architecture vénitienne qu’à partir de 1450). Cependant, d’après Štefanac, la véritable architecture Renaissance n’apparaît en Dalmatie qu’avec Niccolò di Giovanni Fiorentino et les éléments que celui-ci rapporte de Florence, même s’il ne faut pas négliger le rôle de Sebenico dans l’introduction des éléments de l’Antiquité. Dans son étude, Štefanac, par une argumentation concise et convaincante, conclut que les thèses de Karaman, au moins pour ce qui concerne la période du passage du gothique en style renaissant ne sont pas fondées : la Dalmatie n’est pas une province vénitienne colonisée par des maîtres mineurs et elle n’est pas non plus une région périphérique, à l’écart du développement et de l’effervescence artistique.

13 Dans ces mêmes actes de colloque, Predrag Marković (MARKOVIĆ, GUDELJ, 2008, p. 99-122) propose une analyse détaillée des éléments particuliers de la « partie de Malipiero » en les comparant à d’autres références du style Renaissance, entre autres la production des élèves du peintre Francesco Squarcione de Padoue, dont le beau-frère de Giorgio da Sebenico, Giorgio Schiavone. Dans son analyse de la frise aux putti, Marković, à l’instar de Štefanac et de quelques autres auteurs avant lui, constate que Sebenico a certes été capable d’adopter et d’utiliser certains éléments renaissants, mais sans pour autant mettre en place une architecture et sculpture proprement renaissantes7.

14 Les actes des colloques Renesansa i renesanse, et particulièrement l’étude de Pelc publiée dans le même volume, apportent quantité de nouveautés importantes et fournissent une base aux recherches ultérieures. Quant aux volumes de la collection Croatia and Europe, ils ne sont pas assez précis pour servir de point de départ à des recherches plus approfondies et ne contiennent pas non plus une bibliographie exhaustive. Le lecteur qui ne comprend pas le croate se retrouve donc, parmi les ouvrages présentés dans notre article, avec un seul livre, la synthèse de Pilo. Mais la situation y est bien pire, puisque cet ouvrage, sans doute en raison de la barrière linguistique, ne tient pas compte de découvertes pourtant déjà anciennes. Ainsi, il ignore même le matériel archivistique sur les premiers maîtres de Šibenik publié par Petar Kolendić dès 1924, et continue à identifier le maître vénitien Antonio di Pier Paolo avec Antonio di Pier Paolo dalle Masegne (PILO, 2005, p. 108)8. Il méconnaît aussi l’année de décès de Bonino da Milano, mort pendant une épidémie de peste en 1429, de sorte qu’il n’a pas pu diriger la construction la cathédrale Saint-Jacques jusqu’en 14329, sa date de mort selon Pilo (p. 108). Enfin, l’auteur attribue les voûtes de l’église à Sebenico (p. 113), une attribution déjà remise en question par Hans Folnesics et réfutée plusieurs fois dans des recherches ultérieures10.

Les origines de la Renaissance dans la République de Raguse

15 Dans la République ragusienne, les idées de l’humanisme et de la Renaissance se sont manifestées de façon bien différente, le plus nettement sans doute au Palais des

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recteurs, rebâti à neuf après l’incendie de 1435 selon les plans de l’architecte napolitain Onofrio di Giordano della Cava. En raison d’une nouvelle explosion de poudre en 1463, on ignore l’apparence exacte de l’édifice construit par Onofrio, mais on peut supposer, grâce aux documents conservés sur le matériel de construction, que le palais ressemblait beaucoup plus aux palais vénitiens de style « gotico fiorito » qu’il n’y paraît aujourd’hui. Quelques chapiteaux du porche seulement sont conservés de cet édifice, dont un figurant le dieu antique Esculape vêtu comme un médecin médiéval dans sa pharmacie, à qui deux patients apportent un coq en cadeau.

16 L’historique du décor sculptural du Palais des recteurs et plus particulièrement le rôle que le sculpteur lombard Pietro de Martino a joué dans sa réalisation demeurent sujets à débat. Pilo ne mentionne qu’en passant la phase d’Onofrio (PILO, 2005, p. 240). Nada Grujić propose une analyse exhaustive du Palais dans les actes de colloque, mais son étude ne propose pas d’analyse du décor sculptural (MARKOVIĆ, GUDELJ, 2008, p. 9-50). Dans son précis sur la sculpture, Igor Fisković mentionne brièvement Pietro di Martino en citant parmi ses œuvres les reliefs d’Esculape, Hercule, Salomon et la Vertu, ainsi que les deux fontaines municipales (SUPIČIĆ, HERCIGONJA, 2008, p. 653). Les chapiteaux d’Esculape et de Salomon du Palais des recteurs sont certes identifiés, mais on ignore toujours à quoi se réfèrent les reliefs d’Hercule et de la Vertu. De même, on peut attribuer à Pietro les statuettes nues portant de l’eau sur la Petite Fontaine, mais il est impossible de le croire l’auteur de la décoration sculpturale de la Grande Fontaine. Dans l’ouvrage de Pelc également, Pietro di Martino est très brièvement présenté comme un sculpteur du gothique tardif qui aurait introduit des éléments renaissants dans la sculpture ragusienne, à savoir les putti nus sur les consoles du Palais des recteurs et les statuettes nues de la Petite Fontaine (PELC, 2007, p. 321-322). Or, on ne peut attribuer à Pietro les reliefs de la Grande Fontaine en s’appuyant sur la supposition infondée de Vladimir Gvozdanović selon laquelle le jeune Francesco Laurana aurait travaillé à Raguse comme aide de Pietro11. Nous ne pouvons pas non plus être d’accord avec l’attribution du chapiteau d’Esculape à Pietro que Pelc reprend d’ouvrages antérieurs (PELC, 2007, p. 321-322), les différences de style entre les chapiteaux d’Esculape et de Salomon d’une part, et la grande figure de l’ange réalisée par sa main pour la cour du Palais d’autre part étant en effet trop grandes.

17 Dans ce débat sur le rôle de Pietro di Martino dans l’introduction d’éléments renaissants à Raguse, la sculpture de l’ange située dans la cour intérieure du Palais des recteurs – qui, curieusement, n’est presque pas évoquée dans les ouvrages recensés – est une œuvre importante. Cette figure, probablement taillée par le sculpteur lombard à la fin des années 1440, correspond parfaitement, par sa composition et la réalisation de la draperie, au style international gracieux caractéristique du dôme du Milan, où l’artiste s’était formé dans les années 1420. En contraste avec l’aspect « gothique » de la figure, l’inscription sur le bandeau est gravée en Capitalis Monumentalis, tandis que l’inscription en grecque sur la console l’identifie comme Iερά Вονλή, le Saint Conseil. Stanko Kokole attribue la conception de la figure à l’humaniste et antiquaire Ciriaco d’Ancona12, qui avait dessiné et décrit une sculpture de l’Antiquité tardive mise au jour en 1444, représentant une femme identifiée par la même inscription Iερά Вονλή. Alors que l’humaniste considérait la sculpture antique comme la personnification du conseil des habitants de Thasos, la réplique du « Saint Conseil » conçue pour le Palais des recteurs serait l’incarnation non pas d’un corps institutionnel spécifique mais du conseil entendu de manière générale. Ainsi, tout aspect renaissant que l’on peut attribuer à la

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figure de l’ange ne serait nullement le reflet de changements stylistiques introduits par Pietro, dont l’œuvre demeure principalement gothique, mais plutôt des idées humanistes qui florissaient à la même époque.

18 Ces deux études de cas nous amènent à conclure que parmi les ouvrages qui peuvent servir de base à une recherche plus approfondie de l’art dalmate du XVe siècle se trouvent le précis de Milan Pelc doté de l’essentiel de la bibliographie nécessaire, et les actes des colloques Renesansa i renesanse, malgré le fait que les deux études demeurent enfermées dans les frontières croates, souvent sans tenir compte du contexte plus large de l’espace adriatique. Or, la langue paraît toujours le plus grand obstacle, presque insurmontable, pour maints chercheurs de l’art italien qui voudraient mettre en relation les œuvres dalmates des artistes avec leurs analogues italiens.

19 Enfin, signalons quelques ouvrages qui, bien que plus anciens, s’avèrent toujours utiles pour l’étude de l’art dalmate et peuvent fournir un complément aux publications dont il est ici question. Die Kunst Dalmatiens de Höfler13 reste toujours utile comme synthèse, alors que l’on trouvera des données plus précises et une bibliographie exhaustive plus récente dans les catalogues de deux expositions. Tesori della Croazia Restaurati da Venetian Heritage Inc., organisée à l’église de Saint-Barnabé à Venise en 2001, a présenté les œuvres d’art restaurées de Trogir ; plusieurs chercheurs de renommée internationale ont collaboré à la rédaction du catalogue14. La seconde, La Renaissance en Croatie, réalisée sous l’égide du président croate Stjepan Mesić et du président français Jacques Chirac à la Galerie Klovićevi dvori à Zagreb et au Musée national de la Renaissance au Château d’Écouen en 2004, a mis en lumière la Renaissance croate15.

NOTES

1. Adolfo Venturi, Ettore Pais, Pompeo Molmenti, Dalmazia monumentale, Milan, 1917, p. 19-20. 2. Alessandro Dudan, La Dalmazia nell’arte italiana: venti secoli di civiltà, I, Milan, 1921, p. 1. 3. Sergio Bettini, Giuseppe Fiocco, « Arte italiana e arte croata », dans Accademia d’Italia, Italia e Croazia, Rome, 1942. 4. Ljubo Karaman, Iz kolijevke hrvatske prošlosti, Zagreb, 1930, p. 52 et 56 ; Ljubo Karaman, O djelovanju domaće sredine u umjetnosti hrvatskih krajeva, Zagreb, 1963. 5. Janez Höfler, Die Kunst Dalmatiens: vom Mittelalter bis zur Renaissance (800-1520), Graz, 1989. 6. Voir, par exemple, les recherches effectuées par Janez Höfler, Samo Štefanac, Stanko Kokole, Ann Markham Schulz, ou Charles Dempsey éd., Quattrocento Adriatico: Fifteenth-Century Art of the Adriatic Rim, (colloque, Florence, 1994), Bologne, 1996. 7. Voir Stanko Kokole, « Auf den Spuren des frühen Florentiner Quattrocento in Dalmatien. Das Toskanische Formengut bei Giorgio da Sebenico bis 1450 », dans Wiener Jahrbuch für Kunstgeschichte, 42, 1989, p. 155-167. 8. Petar Kolendić, « Šibenska katedrala pre dolaska Orsinijeva (1430.-1441.) », dans Narodna starina, 8, 1924, p. 170. 9. Signalons toutefois que Pilo n’est pas le seul à se tromper, car on retrouve la même erreur chez d’autres auteurs : Petar Kolendić, « Je li Bonin iz Milana radio na Šibenskoj katedrali », dans Bulićev zbornik, Zagreb, 1924, p. 467 ; Milan Prelog, « Le opere dalmate di ‘M. Boninus de Milano’ »,

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dans Arte Lombarda, 7/2, 1962, p. 37 ; Predrag Marković, « Bonino da Milano – primus magister ecclesie nove sancti Jacobi », dans Prilozi povijesti umjetnosti u Dalmaciji, 39, 2001-2002, p. 207-225. 10. Voir Ileana Chiappini di Sorio, « Giorgio da Sebenico architetto e imprenditore del XV secolo », dans Bonita Cleri éd., Adriatico: un mare di storia, arte, cultura, II, (colloque, Ancône, 1999), Ripatransone, 2000, p. 107-112 ; Deborah Howard, « San Michele in Isola: Re-Reading the Genesis of the Venetian Renaissance », dans Jean Guillaume éd., L’invention de la Renaissance, (colloque, Tours, 1994), Paris, 2003, p. 30. 11. Vladimir Gvozdanović, « The Dalmatian Works of Pietro di Martino da Milano and the Beginnings of Francesco Laurana », dans Arte Lombarda, 42-43, 1975, p. 113-123 ; voir Renata Novak Klemenčič, « Laurana, Francesco », dans Dizionario biografico degli italiani, 64, Rome, 2005, p. 55-63. 12. Stanko Kokole, « Cyriacus of Ancona and the Revival of Two Forgotten Ancient Personifications in the Rector’s Palace of Dubrovnik », dans Renaissance Quarterly, 49, 1996, p. 225-267. 13. Höfler, 1989, cite n. 5. 14. Tesori della Croazia restaurati da Venetian Heritage Inc., Joško Belamarić éd., (cat. expo., Venise, Saint-Barnabé, 2001), Venise, 2001. 15. La Renaissance en Croatie, Miljenko Jurković, Alain Erlande-Brandenbourg éd., (cat. expo., Zagreb, Galerie Klovićevi dvori/Écouen, Musée national de la Renaissance, Château d’Écouen, 2004), Zagreb, 2004.

INDEX

Index géographique : Dalmatie, Croatie, Šibenik Mots-clés : Renaissance, art dalmate, art croate, architecture, sculpture Keywords : Renaissance, Dalmatian art, Croatian art, architecture, sculpture Index chronologique : 1400

AUTEURS

RENATA NOVAK KLEMENČIČ Université de Ljubljana

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Jacques Androuet du Cerceau : les nouveaux contours d’une œuvre Jacques Androuet du Cerceau: the new outlines of an oeuvre

Sara Galletti

RÉFÉRENCE

Françoise Boudon, Claude Mignot, Jacques Androuet du Cerceau : les dessins des Plus excellents bâtiments de France, Paris, Picard/Le Passage/Cité de l’architecture et du patrimoine, 2010. 256 p., 250 fig. en coul. ; ISBN : 978-2-70840-879-1 ; 49 €. Sylvie Deswarte-Rosa, Daniel Régnier-Roux éd., Le recueil de Lyon : Jacques Ier Androuet du Cerceau et son entourage : dessins d’architecture des XVIe et XVIIe siècles de la bibliothèque de Camille de Neufville de Villeroy, Saint-Étienne, Université de Saint-Étienne, 2010. 360 p., fig. et plans. ISBN : 978-2-86272-538-3 ; 50 €. Jean Guillaume, Peter Fuhring éd., Jacques Androuet du Cerceau, « un des plus grands architectes qui se soient jamais trouvés en France », Paris, Picard, 2010. 352 p., 416 fig. en coul. ISBN : 978-2-70840-869-2 ; 65 €.

1 Les spécialistes de l’architecture française de la Renaissance ne sont pas les mieux lotis de leur discipline : les édifices auxquels ils consacrent leur attention ont été pour la plupart détruits ou bien ont subi au cours des siècles des transformations radicales. Si les dessins sont nombreux, les archives sont avares de dates et de noms ; et il ne reste apparemment aucune trace des maquettes dont parlent les sources textuelles. En outre, à l’exception de Delorme, de Serlio et du Primatice1, les architectes du XVIe siècle français ayant fait l’objet ces dernières années d’études exhaustives ne sont pas nombreux et plusieurs grands maîtres, parmi lesquels Pierre Lescot et Jean Bullant, attendent encore leur monographie et un catalogue de leurs œuvres. À cela il faut ajouter les majeures réalisations demeurées anonymes. Jean-Marie Pérouse de Montclos n’a pas tort de dire que l’histoire de l’architecture française de la Renaissance est celle des « grands auteurs sans œuvre et des grandes œuvres sans auteur »2.

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2 Jacques Androuet du Cerceau (vers 1511-15863) compte parmi ces « illustres méconnus ». Bien que ses contemporains l’aient décrit comme « un des plus grands architectes qui se soient jamais trouvés en France »4, on ne connaît aucun édifice que les documents permettent de lui attribuer avec certitude. Il est aujourd’hui surtout célèbre en tant que « divulgateur » d’architecture et d’apparats ornementaux, grâce à un corpus constitué d’environ 2 900 estampes et dessins, et d’une douzaine de livres sur l’architecture, dont deux volumes des Plus excellents bâtiments de France (1576-1579). Malgré l’intérêt que lui ont récemment manifesté plusieurs chercheurs5, l’ouvrage général de référence sur son œuvre était resté jusqu’à présent la monographie d’Heinrich von Geymüller publiée en 18876, qui servit aussi de fondement au catalogue établi dans l’Inventaire du fonds français de la Bibliothèque nationale (1932).

3 La tenue conjointe de deux événements autour de Du Cerceau en 2010 est une nouveauté importante, symptomatique d’un regain d’intérêt pour le XVIe siècle français. Outre l’exposition Androuet du Cerceau, l’inventeur de l’architecture à la française ?, organisée à la Cité de l’architecture et du patrimoine, un recueil d’essais d’une très haute qualité scientifique intitulé Jacques Androuet du Cerceau : « un des plus grands architectes qui se soient jamais trouvés en France » a été publié cette même année sous la direction de Jean Guillaume et Peter Fuhring. Ce recueil est de plus complété par une série d’images numériques de haute définition qui seront bientôt consultables à la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art. Ces travaux sont le fruit de dix années de recherches, menées par un groupe international de spécialistes dans un esprit d’étroite collaboration – un modus operandi qui se manifeste dans l’homogénéité qualitative des contributions comme dans l’abondance des références croisées, et qui fait du volume dirigé par Guillaume et Fuhring davantage une œuvre à plusieurs mains qu’un recueil d’essais ordinaire. Il faut ajouter à la liste des auteurs David Thomson, que la maladie qui l’emporta en 2009 empêcha de participer à ce groupe de recherche, mais qui y contribua généreusement en mettant à disposition sa documentation photographique et le catalogue de l’œuvre de Du Cerceau auquel il travaillait depuis longtemps. Fuhring en a tiré parti pour rédiger ses catalogues sommaires publiés en annexe du volume (GUILLAUME, FUHRING, 2010, p. 301-332). Est venue s’ajouter à ces initiatives la publication de deux importants recueils inédits de dessins : les vélins des Plus excellents bâtiments de France du British Museum, publiés par Françoise Boudon et Claude Mignot sous la forme de notices monographiques consacrées aux édifices pris un à un, précédées d’un essai restituant l’album dans le contexte de la production de l’artiste (BOUDON, MIGNOT, 2010) ; et les dessins sur papier de la Bibliothèque municipale de Lyon, que Sylvie Deswarte-Rosa et Daniel Régnier-Roux ont publiés en fac-similé, accompagnés d’un essai technique sur les filigranes auquel fera suite, dans un second volume annoncé pour 2012, une série d’essais critiques (DESWARTE-ROSA, RÉGNIER-ROUX, 2010)7.

4 Dans la diversité de leurs ambitions respectives – du regard analytique concentré sur l’objet isolé qui caractérise les volumes dirigés par Boudon et Mignot et par Deswarte- Rosa et Régnier-Roux à la synthèse de grande envergure que proposent Guillaume et Fuhring – et malgré quelques répétitions et erreurs éditoriales8, ces ouvrages se caractérisent par leur excellente qualité scientifique, par l’importance des nouveautés documentaires et par l’originalité des approches critiques, qui en font des instruments dorénavant indispensables aux historiens de l’art de la Renaissance. Surtout, en retraçant une carrière et une personnalité artistique bien plus articulées et complexes

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qu’on ne le croyait jusqu’à présent et en publiant deux considérables recueils de dessins inédits, ces livres offrent au lecteur un Du Cerceau « jamais vu ».

Du Cerceau éditeur

5 On n’insistera jamais assez sur l’importance de Du Cerceau dans le domaine de l’estampe. Non seulement il fut – et de loin – le graveur le plus prolifique du XVIe siècle, avec une production d’environ 1 700 eaux-fortes, mais il transforma aussi le marché éditorial des estampes, comme le montre Fuhring, à travers une série d’innovations d’une grande importance (GUILLAUME, FUHRING, 2010, p. 35-58). Ce fut avant tout l’un des premiers artistes français à faire de la publication d’estampes une activité « à part entière, prenant l’initiative de la publication et finançant toutes ses étapes, de la préparation à la vente » (p. 46), dans un contexte jusqu’alors dominé par la séparation des rôles entre graveurs et imprimeurs. Du Cerceau semble en outre avoir été le premier à publier des suites d’estampes cohérentes, consacrées à un thème spécifique, alors que l’usage commun consistait à publier des images sur des feuilles volantes ou des pages de livres. Précédées d’une page de titre – selon un usage emprunté à l’édition de livres, que Du Cerceau expérimenta pour la première fois en 1549 avec la série des Arcs – ces suites devenaient de véritables livres d’illustrations. En 1559, avec le premier Livre d’architecture, il introduisit un texte qui suivait la page de titre, précédait les estampes et fournissait une brève description quantitative et qualitative des projets représentés – offrant ainsi encore, à un public habitué à des livres où le mot prévalait sur l’image et où les estampes étaient insérées dans le texte, non pas une variante sur le livre tel qu’il existait, mais un nouveau genre de livre tout court.

6 Les sujets auxquels se consacra Du Cerceau furent d’abord l’ornement et les arts décoratifs, puis l’architecture antique et, à partir des Logis domestiques (vers 1547), les projets architecturaux et les restitutions des Plus excellents bâtiments de France. La variété est le fil rouge qui unit cet extraordinaire opus : variété des motifs et des types proposés, dans les suites consacrées aux ornements comme dans celles de projets architectoniques, mais aussi variété des styles de gravure et des formes de représentation – des figures ébauchées à main levée aux relevés soignés des Plus excellents bâtiments de France, et de l’expressivité poétique des Vues d’optique (1551) aux abstractions des plans-masses du Livre de 1559. Geymüller avait interprété cette variété comme l’expression d’une évolution artistique de type linéaire ; les auteurs des essais contenus dans les volumes examinés ici y voient en revanche le signe des choix précis d’un artiste qui sut tour à tour adapter sa main et son regard à la spécificité de l’objet à représenter et qui, en homme de son temps, considérait la capacité d’invention comme une qualité artistique en soi.

7 Aux estampes vient s’ajouter un corpus d’environ 1 200 dessins, dont beaucoup sont publiés ici pour la première fois. De même que pour les estampes, on ne connaît pas de dessins isolés de Du Cerceau (ceux qu’on lui avait attribués par le passé ne sont pas de sa main), mais seulement des recueils. Il s’agit pour l’essentiel de dessins exécutés sur vélin, à l’exception du recueil de Lyon, qui constitue le plus grand ensemble de dessins de l’artiste sur papier connu à ce jour. Contrairement à ce que l’on croyait jusqu’à présent, et malgré les nombreuses correspondances dans les sujets, aucun des dessins sur papier actuellement répertoriés ne constitue un vrai dessin préparatoire pour les estampes. Les formats ne correspondent pas et les dessins ne sont ni inversés ni passés

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au stylet pour le transfert sur cuivre (Fuhring dans GUILLAUME, FUHRING 2010, p. 60) ; ils illustrent plutôt des étapes intermédiaires dans la mise au point de certains des modèles imprimés9. Diversement, les recueils sur vélin formaient une production parallèle aux suites d’estampes, destinée à une élite (ils font penser en cela aux manuscrits enluminés qui circulaient, au XVIe siècle, à côté des livres imprimés). Chez Du Cerceau, parallèle ne signifie pas identique : les dessins sur vélin du recueil du British Museum, par exemple, ne reproduisent pas les images des Plus excellents bâtiments de France, même s’ils représentent les mêmes édifices (BOUDON, MIGNOT 2010, p. 25-26). Selon Boudon et Mignot, ces dessins furent conçus comme des dons destinés à Renée de France et à Catherine de Médicis, afin d’obtenir leur soutien financier pour la réalisation des volumes imprimés (p. 21-22).

8 Le thème du public envisagé par Du Cerceau revient souvent dans les essais que rassemblent ces volumes. Son œuvre graphique se partage en trois groupes : les esquisses et dessins destinés à l’usage de l’artiste, comme le recueil de Lyon ; les vélins réservés à une élite raffinée ; et les suites d’estampes conçues pour le grand public (BOUDON, MIGNOT, 2010, p. 14). Ces dernières se subdivisent en deux catégories supplémentaires : les recueils à destination des amateurs d’architecture et de motifs décoratifs, et ceux qui, comme les Livres de 1559 et de 1582, semblent s’adresser à des commanditaires potentiels, auxquels Du Cerceau offre une série d’informations techniques (unités de mesure, matériaux, prix) dans les textes d’accompagnement (Chatenet et Guillaume dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, respectivement p. 200-201 et p. 23). Une clientèle n’exclut pas l’autre et, loin de constituer de simples catalogues de modèles « clés en main », les Livres contiennent plusieurs « bâtiments étranges », pour le pur plaisir du lecteur. En outre, dans certaines suites, par exemple le Livre de 1559 et les Plus excellents bâtiments de France, la présence de légendes en latin à côté de celles en français indique que Du Cerceau pensait aussi à une clientèle internationale.

9 Les études examinées ici, en particulier celles d’Estelle Leutrat, de Chatenet et de Fuhring (dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, respectivement p. 183-195, p. 197-218 et p. 35-58 et 59-71), font apparaître le « côté Dürer » de Du Cerceau : le caractère à la fois ambitieux et clairvoyant d’un artiste entrepreneur qui comprit que les estampes, plus mobiles, moins coûteuses et plus faciles à produire que les ornements ou édifices qu’elles représentaient, étaient en mesure de toucher un public immensément plus vaste, assurant ainsi une diffusion virtuellement illimitée et des flux de bénéfices aussi constants que consistants. Parmi les nombreuses suggestions pour de nouvelles recherches qu’offrent ces volumes, celle qui concerne les aspects logistiques de l’activité de Du Cerceau et ses relations avec le marché de l’estampe, français et international, est l’une des plus prometteuses. De nombreuses questions restent en suspens – pourquoi, par exemple, Du Cerceau demanda-t-il et obtint-il, en 1545, un privilège pour ses suites qu’il ne renouvela pas à échéance en 1548 ? comment se fait-il qu’il ne signa aucune de ses estampes et aucun de ses dessins ? – et plusieurs aspects de l’organisation de son travail demeurent obscurs comme la question de l’existence ou non d’un atelier, sur laquelle les spécialistes sont encore partagés10, et celle, tout aussi complexe, de la relation entre les dessins et les estampes.

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Du Cerceau architecte

10 Malgré le grand nombre de projets élaborés par Du Cerceau (environ 150, dont un tiers ne fut jamais imprimé), aucun édifice ne lui est attribué par les documents et plusieurs chercheurs (dont Thomson) ont considéré que ses architectures demeurèrent sur le papier. Chatenet et Mignot identifient au contraire, sur la base d’arguments stylistiques et contextuels, une série de projets qui peuvent lui être associés : l’hôtel Groslot à Orléans ; le château de Laréole ; la Maison Blanche de Gaillon ; le deuxième et le troisième projet pour Verneuil ; et certaines entreprises de Catherine de Médicis et de Charles IX, à savoir Charleval, Chenonceaux et les Tuileries11. Intervenant directement ou indirectement (à travers les modèles publiés) dans la phase de conception, parfois en collaboration avec d’autres architectes (en particulier son fils Baptiste), et réélaborant dans certains cas des projets antérieurs, Du Cerceau semble avoir apporté au monde de l’architecture « réelle », entre 1549 et 1575, des édifices plus nombreux et plus importants qu’on ne l’avait imaginé jusqu’à présent.

11 Du Cerceau se qualifiait, et était qualifié par ses contemporains, comme « architecte ». Mais curieusement, aussi bien son titre que sa réputation professionnelle précédèrent son œuvre bâti. Son privilège sur les estampes, le plus ancien des documents connus qui le mentionnent en qualité d’« architecte », date de 1545. La médaille à son effigie – signe manifeste de prestige à une époque où seule une poignée d’artistes en France se vit honorer de tels portraits, en général réservés à la famille royale et aux grands duroyaume (Guillaume dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, p. 24-25) – remonte à 155212, date à laquelle lui sont attribuables seuls le plan de l’hôtel Groslot et les arcs de triomphe éphémères pour l’entrée d’Henri II à Orléans (1551). En l’état actuel de nos connaissances, le monde de Du Cerceau était donc un monde où on accordait le titre d’« architecte » à ceux qui inventaient des projets architecturaux, comme il le fit abondamment à partir du début des années 1540, sans nécessité de les voir bâtis. La vieille question de savoir si Du Cerceau fut un « vrai architecte » ou un « simple divulgateur » se révèle donc au fond inutile, voire anti-historique. Deux éléments sont en revanche essentiels à la compréhension de son œuvre : la relation – à double sens – entre édifice sur papier et édifice construit ; et le parcours de la fantaisie à la vraisemblance (ou à la praticabilité) de l’architecture dessinée.

12 Contrairement à ce que croyait Geymüller, ce ne fut pas à l’occasion d’un séjour romain (qui n’eut jamais lieu selon Guillaume, dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, p. 9) que Du Cerceau apprit le vocabulaire et la syntaxe de l’architecture, mais à travers l’étude de sources secondaires et la connaissance d’architectes et d’édifices français de son temps. L’analyse de ces sources, développée par plusieurs auteurs13, révèle la richesse de l’univers d’idées et de formes qui circulaient dans la France du XVIe siècle, allant de l’antique au contemporain, des collections d’antiquités aux édifices construits, et du sud au nord de l’Europe. Du Cerceau fut avant tout fasciné par les restitutions fantaisistes ou altérées de l’architecture antique – sur les médailles de la collection de Guillaume du Choul ou dans les dessins de Santarelli (Günter dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, p. 76-77 et 89) – qui inspirèrent ses « exercices de style » du début des années 1540 sur une Antiquité imaginaire très ornée. La rencontre avec Serlio – qui ne semble pas avoir eu lieu uniquement sur papier (Frommel et Günter dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, respectivement p. 132 et p. 82) – puis celle avec l’Imago urbis Romae antiquae de Pirro Ligorio et les Quattro libri de Palladio, canalisèrent cette exubérance vers plus de

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sobriété et de réalisme, comme on le voit déjà dans les suites des Arcs et monuments (1547-1548), sans pour autant supprimer chez Du Cerceau la passion pour une architecture ornée et combinatoire qui resta l’un des traits distinctifs de son œuvre. Cette passion s’alimenta par ailleurs à ses sources nordiques et en particulier au Précurseur, l’artiste (ou les artistes) des anciens Pays-Bas auquel Krista De Jonge attribue un groupe d’estampes et de dessins jusqu’à présent rattaché à la « première manière » de Du Cerceau ou à l’œuvre d’un de ses collaborateurs (De Jonge dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, p. 93). Sont également originaires du nord les personnages qui animent les vues architecturales de Du Cerceau, inspirés de Leonard Thiry, et peut-être aussi le format circulaire inhabituel des Vues d’optique (Fuhring et Leutrat dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, respectivement p. 67 et p. 191). Le rassemblement de données, de dessins et de maquettes pour la préparation des Plus excellents bâtiments de France, commencé sous Henri II, mit Du Cerceau en relation directe avec les grandes œuvres et les grands maîtres de son temps – Pierre Lescot, Jean Goujon, Philibert Delorme et Jean Bullant –, qui laissèrent une empreinte indélébile sur son imaginaire. Son premier contact avec la pratique de l’architecture avait cependant eu lieu plus tôt, à Orléans et en Normandie, comme l’indique le fait que son premier recueil de projets, les Logis domestiques, doit davantage aux manoirs normands et aux châteaux de Tilly, de Fontaine-le-Bourg et de Martainville qu’aux architectures de la Loire et aux exemples de Serlio (Chatenet dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, p. 200). Mais le rapport entretenu par l’artiste avec ses modèles fut tout sauf banal. Il ne se contentait pas de les reproduire, mais les revisitait sans tenir compte du fait qu’il les avait connus à travers des dessins – comme dans le cas des variations sur le temple d’Isis, qu’il élabora à plusieurs reprises – ou qu’il en avait eu l’expérience directe. C’est le cas des décors de Fontainebleau, qui ne furent pas purement et simplement copiés dans les Compartiments (Fuhring dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, p. 120), et de nombreux édifices représentés dans les Plus excellents bâtiments de France, qu’il « corrigea » ou « compléta » lors du passage de l’édifice bâti à sa représentation (Boudon dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, p. 272-273).

13 Dans les suites de projets aussi, comme dans celles consacrées à l’antique, le parcours de Du Cerceau consista à passer d’un univers principalement fantastique à un univers principalement réel (ou réalisable), des Logis domestiques au Livre de 1582. Cependant, comme le montre Chatenet, ni la réalité ni la fantaisie ne furent jamais entièrement absentes de ces recueils, et leur rapport fut complexe : la réalité construite fournit le matériau de certaines des fantaisies des Logis domestiques, comme dans le cas du château de Martainville, et quelques-uns des « bâtiments étranges » du Livre de 1582 ou du recueil du British Museum s’apparentent aux projets grandioses des derniers Valois (GUILLAUME, FUHRING, 2010, p. 197-218 et 219-229). De même que les élaborations sur l’antique, les projets de Du Cerceau évoluèrent au fil du temps vers une régularité accrue – par exemple en ce qui concerne les volumes et les symétries externes – tout en maintenant une préférence pour une ornementation abondante et pour l’accentuation, plutôt que l’aplatissement, des contrastes (Guillaume et Mignot dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, respectivement p. 143-182 et p. 231-240). Tout aussi ambiguë que dans les modèles d’après l’antique est enfin, dans les recueils de projets, la relation entre architecture de papier et architecture construite : il est souvent difficile de distinguer les cas où Du Cerceau a inclus dans ses recueils d’estampes des architectures existantes – comme dans le cas des variations sur Ancy-le-Franc, Tanlay et Thoiry – et ceux où, au

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contraire, les recueils d’estampes ont donné vie à des nouveaux projets, comme à Laréole ou à Wideville (Mignot dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, p. 242-243).

14 Une partie des complexités auxquelles se heurte l’analyse de la production de Du Cerceau vient de ce qu’il n’eut pas d’ambition de théoricien et que ses recueils ne constituent pas une tentative de systématisation des matériaux qu’ils contiennent. Les projets des Livres d’architecture ne suivent pas un ordre typologique, même si l’on peut y reconnaître une logique liée aux hiérarchies sociales (Chatenet dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, p. 201-207). Les Plus excellents bâtiments de France furent sélectionnés selon des critères allant de la nouveauté des édifices représentés aux possibilités limitées de déplacement dont disposait Du Cerceau, pendant les guerres de religion, pour rassembler les données ou les vérifier in situ (Boudon dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, p. 260 ; BOUDON, MIGNOT, 2010, p. 20). Même en ce qui concerne les nombreuses nouveautés qu’il introduisit dans la manière de montrer les édifices – représentations planimétriques « hybrides », où les murs sont noircis (selon l’usage italien) mais sectionnés au-dessus des appuis des fenêtres (selon l’usage français), plans-masses en perspective, vues aériennes, élévation à développement linéaire de Montargis, etc.14 – Du Cerceau n’offrit pas à ses lecteurs d’encadrement théorique. Il mit plutôt à leur disposition un univers formel d’une extraordinaire richesse, articulé en une variété d’inventions oscillant en permanence entre le réel et l’imaginaire. Contrairement à Serlio et à beaucoup d’autres, Du Cerceau ne semble pas tant avoir voulu « expliquer » ou « enseigner » l’architecture que transmettre sa propre passion : le plaisir, sensuel et intellectuel, consistant à regarder et à imaginer l’architecture, auquel il se réfère souvent dans ses « avis aux lecteurs ». Un plaisir que les volumes examinés ici nous restituent aujourd’hui pleinement.

NOTES

1. Sabine Frommel, Sébastien Serlio, architecte de la Renaissance, Paris, 2002 [éd. orig. : Sebastiano Serlio architetto, Milan, 1998] ; Jean-Marie Pérouse de Montclos, Philibert de L’Orme : architecte du roi, 1514-1570, Paris, 2000 ; Sabine Frommel, Flaminia Bardati éd., Primatice architecte, Paris, 2010 [éd. orig. : Francesco Primaticcio architetto, Milan, 2005]. 2. Pérouse de Montclos, 2000, cité n. 1, p. 14. 3. Sur la date de naissance de Du Cerceau, voir Guy-Michel Leproux, « Un artiste de la Renaissance peut-il tricher sur son âge ? Précisions sur l’état civil de Germain Pilon et de Jacques Androuet du Cerceau », dans Documents d’histoire parisienne, 11, 2010, p. 15-18. 4. Étienne Pasquier, Les Recherches de la France, 1596, l, III, chap. 38, cité par Jean Guillaume dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, p. 30. 5. Voir en particulier Brigitte Wagner, « Zum Problem der ‘französischen Groteske’ in Vorlagen des 16. Jahrhunderts: das Groteskenbuch des J. A. Ducerceau (1550/62) », dans Kunsthistorisches Jahrbuch Graz, 9-10, 1974-1975, p. 123-184 ; David Thomson, Jacques Androuet du Cerceau the Elder: A Profile of a French Architectural « Vulgarisateur » of the Sixteenth Century, thèse, Londres, Courtauld Institute, 1976 ; Janet S. Byrne, « Du Cerceau’s Drawings », dans Master Drawings, 15, 1977, p. 147-161 ; Brigitte Wagner, « Zum Problem der ‘französischen Groteske’ in Vorlagen des

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16. Jahrhunderts: das Groteskenbuch des J. A. Ducerceau (1566) », dans Kunsthistorisches Jahrbuch Graz, 14, 1979, p. 153-198 ; Françoise Boudon, « Les livres d’architecture de Jacques Androuet du Cerceau », dans André Chastel, Jean Guillaume éd., Les traités d’architecture de la Renaissance, Paris, 1988, p. 367-396 ; Jacques Androuet du Cerceau, Les plus excellents bâtiments de France, David Thomson éd., Paris, 1988 ; Myra Nan Rosenfeld, « From Drawn to Printed Model Book: Jacques Androuet du Cerceau and the Transmission of Ideas from Designer to Patron, Master Mason and Architect in the Renaissance », dans RACAR, 16/2, 1989, p. 131-154 et 227-250 ; Naomi Miller, « Blow up: A French Sixteenth-century Homage to Rome », dans Wolfgang Böhm éd., The Building and the Town: Essays for E. F. Sekler, Vienne, 1994, p. 188-202 ; David Thomson, « France’s Earliest Illustrated Architectural Pattern Book: Designs for Living à la française of the 1540s », dans Jean Guillaume éd., Architecture et vie sociale à la Renaissance, Paris, 1994, p. 221-234 ; Monique Chatenet, « Les maisons de papier de Jacques Androuet du Cerceau: le Livre d’architecture de 1582 pour ‘bâtir aux champs’ », dans Monique Chatenet éd., Maisons des champs dans l’Europe de la Renaissance, Paris, 2006, p. 69-86. 6. Heinrich von Geymüller, Les Du Cerceau, leur vie et leur œuvre, Paris, 1887. 7. Le recueil de Lyon est une découverte récente de Guy Parguez, tandis que l’album du British Museum, bien que découvert il y a plus d’un siècle par William H. Ward, n’avait jamais été publié intégralement. La publication de ces dessins a aussi été rendue possible par la générosité du British Museum et de la Bibliothèque municipale de Lyon, qui ont renoncé à leurs droits sur les images, créant ainsi un précédent important de ce qui devrait devenir une habitude – du moins on le souhaite – dans la collaboration entre historiens de l’art et institutions détentrices d’archives. 8. L’essai introductif du volume consacré aux vélins du British Museum reprend, en l’enrichissant et en en modifiant certains aspects, celui publié par Françoise Boudon dans le volume dirigé par Guillaume et Fuhring ; les catalogues d’estampes et de dessins publiés par Deswarte-Rosa et Régnier-Roux reprennent quant à eux ceux établis par Fuhring (GUILLAUME, FUHRING 2010, p. 301-332). Le lecteur exigeant trouvera agaçantes les erreurs de pagination du sommaire du volume placé sous la direction de Deswarte-Rosa, de même que le choix fait par la maison d’édition de publier en doubles pages certains dessins, dont la partie centrale devient en conséquence illisible. Tout aussi désagréable est le flou de certaines images provenant de la Biblioteca Apostolica Vaticana, dans le volume dirigé par Guillaume et Fuhring. Il faut toutefois rappeler que ladite Biblioteca n’a rouvert au public qu’en septembre 2010, après trois ans de fermeture pour travaux de restructuration, ce qui a rendu difficile l’acquisition d’images provenant de ses archives. 9. Chatenet dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, p. 210, et Deswarte-Rosa dans DESWARTE-ROSA, RÉGNIER- ROUX, 2010, p. 15, n. 21. 10. David Thomson et Myra Nan Rosenfeld croyaient à l’existence d’un atelier, que Du Cerceau mentionne dans l’avis aux lecteurs des Temples ; Guillaume et Fuhring sont en revanche sceptiques, sauf pour les années passées par l’artiste à Orléans (Fuhring et Guillaume dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, respectivement p. 42 et 21). 11. Chatenet et Mignot dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, respectivement p. 200 et 208, et p. 248-254. À cela s’ajoute le château de Wideville, inspiré, selon Catherine Grodecki, d’un des modèles du Livre de 1582 (Grodecki, « La construction du château de Wideville et sa place dans l’architecture française au dernier quart du XVIe siècle », dans Bulletin monumental, 1978, p. 135-175). 12. Pour cette datation et la discussion qu’elle entraîne sur la médaille, voir Leproux, 2010, cité n. 3, p. 17. 13. En particulier Hubertus Günter, Krista de Jonge, Peter Fuhring et Sabine Frommel dans la deuxième partie de GUILLAUME, FUHRING, 2010, p. 75-139.

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14. Valérie Auclair et Jean Guillaume dans GUILLAUME, FUHRING, 2010, respectivement p. 276-285 et p. 23, n. 39-40.

INDEX

Index géographique : Europe, France Mots-clés : Renaissance, architecture, édition, estampe, dessin Keywords : Renaissance, architecture, publishing, print, drawing Index chronologique : 1500

AUTEURS

SARA GALLETTI

Duke University

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Intermédiaires et mondes de l’art à Paris au XVIIIe siècle : approches et méthodes comparées Go-betweens and art worlds in eighteenth-century Paris: comparative methods and approaches

Noémie Étienne

RÉFÉRENCE

Gilberte Émile-Mâle, Pour une histoire de la restauration des peintures en France, Paris, Institut national du patrimoine/Somogy Éditions d’art, 2008. 373 p., 100 fig. en coul. ISBN : 978-2-75720-232-6 ; 35 €. Charlotte Guichard, Les amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2008. 388 p., 67 fig. en n. et b. ISBN : 978-2-87673-492-0 ; 29 €. Patrick Michel, Le commerce du tableau à Paris dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2007. 377 p., 16 fig. en n. et b. ISBN : 978-2-75740-001-2 ; 23 €. Helmina von Chézy, Leben und Kunst in Paris seit Napoléon I, Bénédicte Savoy éd., Berlin, Akademie Verlag, 2009. 766 p., sans fig. ISBN : 978-3-05004-628-0 ; 79,80 €.

1 En 1987, dans un éditorial de La Revue de l’Art, André Chastel et Krzysztof Pomian relevaient l’importance pour l’histoire de l’art d’une étude des « intermédiaires », présentés comme des individus qui « assument des responsabilités entre les artistes – présents ou passés – et le public »1. Depuis les années 1980, l’histoire de l’art accorde une place toujours plus importante aux acteurs faisant le lien entre le producteur, l’œuvre et ses spectateurs, que ce soit des marchands, des collectionneurs, des amateurs, des commissaires-priseurs, des experts, des restaurateurs, des conservateurs de musée ou encore des critiques d’art. Parallèlement, la sociologie de l’art s’est considérablement développée, étudiant non seulement les personnes mais aussi les

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institutions qui contribuent à la production artistique et à la réception des œuvres. Le concept des « mondes de l’art », élaboré par Howard Becker, a été investi pour analyser les « chaînes de coopération » associant les artistes, les œuvres, le public et les différents intermédiaires2. Celui de « médiateur », utilisé par Antoine Hennion, désigne les éléments, humains ou non, qui modulent plus directement la vision d’une œuvre d’art, y compris la lumière, l’accrochage, ou encore le vernis d’un tableau3. Quatre livres récemment publiés témoignent de l’essor de ce domaine de recherche en histoire de l’art. Ils partagent un cadre géographique identique – Paris – et une période historique analogue couvrant intégralement ou partiellement le XVIIIe siècle. Ils présentent aussi de nombreuses similitudes dans les thèmes abordés, tels que le marché de l’art, l’essor des musées, ou encore la critique d’art. Si ces ouvrages traitent d’œuvres ou de protagonistes identiques, ils relèvent de projets intellectuels très variés. Les travaux de Charlotte Guichard et de Patrick Michel sont des productions universitaires – et même le fruit d’une thèse de doctorat pour la première – tandis que l’ouvrage d’Émile-Mâle est un recueil de textes déjà publiés pour partie, écrits par une spécialiste du monde des musées et augmentés d’un appareil critique. Enfin, l’ouvrage de Helmina von Chézy est une source ancienne, dont la publication a été dirigée par Bénédicte Savoy. Alors qu’Émile-Mâle et Michel documentent des réseaux d’acteurs spécifiques, et que le texte publié par Savoy donne à entendre une voix allemande méconnue, l’ouvrage de Guichard fait émerger un nouveau sujet d’étude.

2 En tenant compte de la diversité de ces publications, et en questionnant leurs positions méthodologiques respectives, ce compte rendu souhaite réfléchir à ce que l’étude des intermédiaires peut encore apporter à l’histoire de l’art, vingt ans après l’article de Chastel et Pomian. Alors que l’histoire des collections a connu une véritable crise de croissance à la fin des années 19904, qui menace actuellement aussi l’histoire de la restauration, il convient en effet de s’interroger sur les perspectives actuelles et la manière dont celles-ci renouvellent la recherche. D’une part, la comparaison de ces ouvrages permet de souligner des objectifs divergents, qu’il s’agisse de dresser la vue d’ensemble d’une activité, comme le fait Patrick Michel, ou de définir plus spécifiquement l’identité d’une figure, suivant la démarche de Charlotte Guichard. D’autre part, la confrontation de ces livres montre la variabilité du rôle conféré à ces intermédiaires, qu’ils soient étudiés comme des « passeurs » d’objets ou comme des acteurs modifiant directement les œuvres.

Restaurateurs et marchands : des intermédiaires polyvalents

3 Dès la fin des années 1950, Gilberte Émile-Mâle inaugurait une démarche innovante en s’intéressant à l’histoire de la restauration des œuvres d’art et en montrant son importance pour l’historique des tableaux. Faisant fructifier son expertise en tant que conservatrice au Musée du Louvre, l’auteur a croisé ses recherches dans les archives avec une observation attentive des œuvres et livré ses réflexions dans de nombreux articles édités tout au long de sa carrière. Publié en 2008, peu après sa disparition, Pour une histoire de la restauration des peintures en France présente un aspect composite : articulé en trois parties, il réunit dix articles déjà parus séparément, comme celui concernant la transposition de la Charité d’Andrea del Sarto en 1750 (ÉMILE-MÂLE, 2008, p. 231-245), ainsi que deux chapitres inédits, rédigés entre 1956 et 1957 (ch. 1 et 2,

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p. 39-186). Destinés à inaugurer un livre jamais terminé, ces premiers chapitres, consacrés à l’histoire de la restauration des peintures au Louvre entre 1789 et 1796, représentent l’un des points forts de l’ouvrage, même s’ils pâtissent de leur caractère inabouti. Un important appareil critique, coordonné par Ségolène Bergeon Langle et Gennaro Toscano, ainsi qu’une riche documentation sur les peintures restaurées complètent encore ce volume. L’absence d’index est toutefois regrettable et ne permet pas d’exploiter au mieux la quantité d’informations développées dans ces chapitres.

4 Si les recherches de Gilberte Émile-Mâle portent sur l’institution des Bâtiments du roi et sur le futur Louvre, le livre de Patrick Michel s’attache au milieu marchand et au commerce des tableaux. Fondé sur un important dépouillement d’archives et de catalogues de vente, et bénéficiant des recherches entreprises par Jean Chatelus5, Le commerce du tableau… propose un examen successif des pratiques et des individus, dont il esquisse les profils complexes et polyvalents, comme celui de l’expert Pierre Rémy (MICHEL, 2007, p. 12). Le travail de restauration à Paris au XVIIIe siècle y est également abordé par le biais de certains protagonistes tels que Jean-Baptiste Slodtz, qui travaille à Paris pour le prince de Conti (p. 87-92), Joseph-Ferdinand Godefroid, qui restaure les œuvres de la Cour mais tient aussi boutique (p. 51), ou encore François-Louis Colins, brocanteur, copiste et pensionnaire du roi pour son travail de restauration (p. 126).

5 Si les livres de Gilberte Émile-Mâle et de Patrick Michel portent sur des sujets différents, la restauration et le commerce des tableaux, ils touchent néanmoins à un même milieu, caractérisé par une intense circulation des compétences et des acteurs. Certains protagonistes agissent en effet à la fois dans le contexte institutionnel et le monde marchand : Marie-Jacob Godefroid, tout à la fois restauratrice, négociante et experte de tableaux, travaille par exemple au service des Bâtiments du roi mais aussi dans les réseaux commerciaux (ÉMILE-MÂLE, 2008, p. 236 ; MICHEL, 2007, p. 88). La lecture croisée de ces études dessine un espace artistique parisien traversé par des personnalités évoluant simultanément dans différents mondes, au sens que Howard Becker a donné à ce mot. En outre, et même si cette dimension n’est pas toujours explicitée dans ces deux ouvrages, les figures étudiées interviennent directement sur les tableaux et modifient donc la relation que les spectateurs peuvent entretenir avec eux : les peintures du roi exposées au Palais du Luxembourg à partir de 1750 sont, par exemple, des œuvres dont l’apparence a été modifiée par les restaurateurs du XVIIIe siècle (ÉMILE-MÂLE, 2008, p. 231), tandis que les amateurs d’art acquièrent des tableaux remis à neuf par les marchands (MICHEL, 2007, p. 88).

Écrits et pratiques de l’amateur : voir, recevoir, transmettre

6 S’opposant à l’usage commun, qui assimile l’amateur au collectionneur ou au dilettante, Charlotte Guichard réinscrit la figure de l’amateur d’art parisien du XVIIIe siècle dans un contexte historique précis. Alors que naît progressivement un espace public du jugement sur l’art, l’amateur est présenté par l’Académie royale de peinture comme le seul modèle légitime du public (GUICHARD, 2008, p. 85). Par-delà cette définition normative, son existence est également définie par ses réseaux de sociabilité et ses contacts privilégiés avec les artistes, qu’il cherche notamment à conseiller, comme le fait le comte de Caylus (p. 79). Enfin, l’auteur montre que l’amateur ajoute à son activité

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de polygraphe et de théoricien une pratique artistique qui garantit son expertise (p. 239-298). Il est ainsi celui qui commente et évalue les œuvres, mais aussi un acteur à part entière de la vie artistique qui contribue à en faire bouger les lignes : Claude-Henri Watelet collectionne les gravures de Rembrandt, mais en réalise aussi des copies et des pastiches, participant de ce fait à moduler la réception du maître hollandais (p. 286-299). D’un point de vue méthodologique, l’auteur développe une analyse qui emprunte certains outils aux sciences sociales, se situant à mi-chemin entre une sociologie critique et une sociologie pragmatique, qui croit aux acteurs comme constructeurs de leur monde et édificateurs de leur propre cadre de référence6. Elle refuse aussi bien une analyse uniquement stratégique de l’amateur, qui dénoncerait l’amour de l’art comme volonté de distinction sociale, qu’une vision essentialiste ou encore dépolitisée de cette figure.

7 Leben und Kunst in Paris seit Napoléon I, qui présente les écrits de Helmina von Chézy édités sous la direction de Bénédicte Savoy, a un statut différent des trois ouvrages précédents. Jeune Berlinoise arrivée dans la capitale française à l’âge de 18 ans, au début de l’Empire, Von Chézy relate en allemand son expérience de la vie parisienne, décrivant aussi bien les collections publiques que les cabinets privés, la création artistique contemporaine observée au Salon et dans les ateliers, ou encore la Manufacture de Sèvres. Cette édition permet ainsi de découvrir la voix d’une jeune étrangère fréquentant différents milieux culturels, qui vit chez le couple Schlegel, côtoie Dominique-Vivant Denon, et contemple au Louvre les peintures confisquées dans son pays d’origine. Les écrits de Von Chézy, partiellement publiés au début du XIXe siècle dans le périodique allemand Journal des Luxus und der Moden (VON CHÉZY, 2009, p. 607) représentent un témoignage personnel, mais participent aussi à moduler la perception allemande du monde culturel français sous l’Empire. Le bel appareil critique de ce livre facilite et précise enfin la lecture d’un récit que Von Chézy présente elle- même comme intuitif, voire peu informé, suivant une « stratégie de fraîcheur » mise en place par la jeune femme pour légitimer son discours. Étendu sur plus de trois cents pages (p. 417-766), le commentaire de Savoy regroupe de brefs textes généraux et des entrées plus spécifiques abordant divers aspects de l’activité de Chézy, ainsi que de nombreuses notes critiques sur le texte donnant des précisions historiques ou bibliographiques et situant les œuvres mentionnées.

Diversité des approches méthodologiques

8 Appréhendés conjointement, ces quatre ouvrages mettent en évidence différentes options méthodologiques pour aborder les intermédiaires dans les mondes de l’art. Sous l’impulsion d’auteurs comme Gilberte Émile-Mâle, mus par une quête de légitimité les incitant à isoler leur objet d’étude pour en démontrer l’importance, certaines de ces études se sont développées comme des champs de recherche autonomes. Les deux premiers ouvrages présentés ici s’inscrivent dans cette logique. Travail d’une pionnière, le livre d’Émile-Mâle se rapproche de celui de Michel en ce qu’il entend dresser le panorama d’une activité, fondé sur des archives et rendu aussi complet que possible. Mais l’identité et le rôle de ces figures peuvent aussi être étudiés dans une perspective plus analytique, comme le fait Charlotte Guichard. Une proposition théorique et méthodologique plus précise sous-tend en effet ce travail, qui soumet les données historiques à une réflexion qui développe le thème d’une spécificité de

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l’amateur à Paris au XVIIIe siècle. L’auteur démontre ainsi la dimension politique de cette figure, érigée en modèle du public par l’institution académique.

9 Ces différences de méthodes s’expriment à de nombreuses occasions, particulièrement lorsque les auteurs étudient un même objet ou abordent un thème commun. Le terme d’« amateur », par exemple, revient très fréquemment dans les trois premiers livres en raison de son omniprésence dans le vocabulaire artistique et technique du XVIIIe siècle. Si sa définition est l’objet même du livre de Guichard, il apparaît en revanche sans thématisation spécifique dans le livre de Michel. Des sources identiques peuvent être aussi utilisées différemment : alors que Michel se saisit des divers catalogues de vente pour les décrire comme instruments de travail et supports publicitaires (MICHEL, 2007, p. 238-244), Guichard s’appuie pour sa part sur ces documents afin d’exposer l’une des spécificités de la figure qu’elle décrit, étudiant en effet la manière dont les rapports entre amateurs et artistes stimulent l’acquisition des œuvres françaises (GUICHARD, 2008, p. 149). La collection de Watelet est ainsi largement composée de peintres français contemporains. Qu’il commande des tableaux, les reproduise ou conseille les artistes (p. 74), l’amateur est ici un véritable acteur du monde de l’art. Analysé comme un « médiateur » plus encore que comme un simple « intermédiaire », il assume une dimension participative et active. En comparaison, les livres d’Émile-Mâle et de Michel insistent moins sur la manière dont les restaurateurs et les marchands influencent le milieu artistique dans lequel ils s’inscrivent, et dessinent des images plus figées des métiers étudiés.

10 Si les livres de Gilberte Émile-Mâle et celui de Michel ne prennent pas de position méthodologique explicite, ils n’en sont cependant pas moins des constructions historiographiques redevables à plusieurs présupposés. Le livre d’Émile-Mâle est ainsi sous-tendu par des partis pris intimement liés à son propre travail au sein du Musée du Louvre. Ses options ont marqué durablement l’histoire de la restauration au Louvre, longtemps écrite en France au sein même de l’institution. Un exemple particulièrement révélateur du positionnement implicite de l’auteur concerne l’histoire du secret des méthodes de restauration. Émile-Mâle présente ainsi la publication du rapport de la restauration réalisée sur la Madone de Foligno en 1802 comme l’une des réalisations majeures du Louvre : « Le grand événement qui fit entrer à Paris la restauration dans une ère nouvelle fut le traitement de la Madone de Foligno de Raphaël [...] La publication de ce rapport désormais célèbre est la volonté de bannir le secret […]. C’est l’amorce des présentations modernes et des catalogues consacrés à la restauration » (ÉMILE-MÂLE, 2008, p. 334). D’une part, l’auteur télescope ici deux temporalités, reliant très directement la publication du rapport avec les pratiques récentes de l’institution dont elle fait l’éloge. D’autre part, elle sous-estime la grande controverse qui explique en partie la divulgation de ce rapport, ainsi que plusieurs documents conservés aux Archives des musées nationaux à ce sujet. La publication et la consultation des sources, encadrées par un appareil critique, comme dans la publication du texte de Von Chézy, restent ainsi fondamentales et nécessaires à toute étude historique, mais ces documents ne sont qu’un matériau nécessairement soumis à une lecture et à une sélection critique. Aucune des études présentées ne fait l’économie d’un travail interprétatif et sélectif des documents ; elles sont ainsi positionnées méthodologiquement et souvent aussi idéologiquement. Elles pourraient alors sans doute assumer leur part construite, comme le fait le livre de Guichard, pour développer des approches innovantes.

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Le prisme des médiateurs : l’œuvre d’art comme work in progress

11 Dans la continuité des recherches initiées par Francis Haskell7, ces études invitent toutes à complexifier la classique triangulation entre producteur, commanditaire et spectateur de l’œuvre d’art. En multipliant les médiateurs, humains (restaurateurs, marchands, amateurs) ou non (vernis, repeints, nouveaux supports, lumière, descriptions, copies), ces approches rendent visibles les éléments agissant non seulement entre l’artiste, l’œuvre et son public, mais aussi sur l’œuvre elle-même, la transformant de manière irréversible. Ainsi, même l’étude d’Émile-Mâle, qui n’exploite pourtant pas cette perspective, pourrait tendre vers une théorie de la médiation apparentée à celle que développe Guichard, tant le restaurateur qui travaille l’objet en modifie la structure physique et l’apparence.

12 La mise en parallèle de ces études nous permet en effet de comprendre comment certaines peintures sont transformées tout au long de leur existence. Au Musée Napoléon, devant les tableaux du cycle de la vie de saint Bruno par Eustache Le Sueur, Von Chézy commente les restaurations réalisées antérieurement (VON CHÉZY, 2009, p. 134-135), les comparant aux reproductions qu’elle en a vues auparavant. Les peintures décrites par Von Chézy sont en outre celles que les amateurs comme le comte de Caylus érigent comme modèles à copier (GUICHARD, 2008, p. 70). Un même tableau peut donc être successivement ou simultanément copié, reproduit, diffusé, contemplé et critiqué. De manière paradoxale, ces livres confèrent cependant une place spécifique et parfois difficile aux œuvres elles-mêmes, les réduisant souvent au rôle d’illustrations, comme c’est de temps à autre le cas dans les études de Guichard et de Michel. Chez ce dernier, l’œuvre d’art apparaît presque uniquement comme un objet de commerce, circulant entre différentes mains et divers espaces, de l’atelier à la boutique, de la salle des ventes au cabinet ; elle est successivement montrée, expertisée, évaluée, achetée et vendue, et est étudiée ici principalement en tant que monnaie d’échange.

13 La lecture croisée de ces ouvrages permet néanmoins de saisir la dimension évolutive de l’œuvre d’art, non seulement comme objet circulant dans le monde après le moment de sa création, mais aussi comme artefact construit et reconstruit. En cela, ces ouvrages invitent à complexifier plus radicalement encore l’opposition entre production et réception des peintures : bien qu’elle témoigne d’une forme de réception, la médiation est ainsi toujours une interprétation, que celle-ci intervienne directement sur l’œuvre ou non. L’étude des intermédiaires et des médiateurs ne saurait donc être simplement une théorie de la réception, mais s’impose plutôt comme l’occasion d’étudier la chaîne d’interactions complexes et matérielles qui produisent et re-produisent l’œuvre d’art tout au long de son existence.

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NOTES

1. André Chastel, Krzysztof Pomian, « Les intermédiaires », dans La Revue de l’art, 77, 1987, p. 5-9. 2. Howard S. Becker, Les mondes de l’art, Paris, 1988 [éd. orig. : Art Worlds, Berkeley, 1982]. 3. Antoine Hennion, « L’histoire de l’art : leçons sur la médiation », dans Réseaux, 60, 1993, p. 11-38. 4. Dominique Poulot, « L’histoire des collections entre l’histoire de l’art et l’histoire », dans Monica Préti-Hamard, Philippe Sénéchal, Collections et marché de l’art en France, 1789-1848, Rennes, 2005, p. 431-443. 5. Jean Chatelus, Peindre à Paris au XVIIIe siècle, Nîmes, 1991. 6. Pierre Bourdieu, Alain Dardel, L’amour de l’art : les musées et leur public, Paris, 1966 ; Luc Boltanski, Les cadres : la formation d’un groupe social, Paris, 1982 ; Antoine Hennion, La grandeur de Bach : l’amour de la musique en France au XIXe siècle, Paris, 2000. 7. Francis Haskell, Nicholas Penny, Pour l’amour de l’antique : la statuaire gréco-romaine et le goût européen 1500-1900, Paris, 1988 [éd. orig. : Taste and the Antique: The Lure of Classical Sculpture, 1500-1900, New Haven, 1981].

INDEX

Keywords : intermediaries, mediation, art market, restoration, amateur Index géographique : Paris, France Mots-clés : intermédiaires, médiation, marché de l’art, restauration, amateur Index chronologique : 1700

AUTEURS

NOÉMIE ÉTIENNE

Université de Genève

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Histoires d’objets : arts décoratifs et culture matérielle au XVIIIe siècle Histories of things: the decorative arts and material culture of the eighteenth century

Mimi Hellman

RÉFÉRENCE

André Charles Boulle 1642-1732 : un nouveau style pour l’Europe, Jean Néré Ronfort éd., (cat. expo., Francfort, Museum für Angewandte Kunst, 2010), Paris, Somogy, 2009. 467 p., 350 fig. en coul. ISBN : 978-2-75720-314-9 ; 55 €. Fragile Diplomacy: Meissen Porcelain for European Courts ca. 1710-68, Maureen Cassidy- Geiger éd., (cat. expo., New York, The Bard Graduate Center for Studies in the Decorative Arts, Design, and Culture, 2007-2008), New Haven, Yale University Press/ New York, The Bard Graduate Center for Studies in the Decorative Arts, Design, and Culture, 2007. 369 p., 355 fig. en coul. ISBN : 978-0-300-12681-5 ; $125 (84 €). Rococo: The Continuing Curve, 1730-2008, Sarah D. Coffin et al. éd., (cat. expo., New York, Cooper-Hewitt National Design Museum, 2008), New York, Cooper-Hewitt National Design Museum, 2008. 263 p., 356 fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 978-0-91050-392-1 (relié) ; $60 (40 €) ; 978-0-91050-391-4 (broché) ; $40 (27 €). John Styles, Amanda Vickery éd., Gender, Taste, and Material Culture in Britain and North America, 1700-1830, (Studies in British Art, 17), New Haven, Yale Center for British Art/ Londres, The Paul Mellon Centre for Studies in British Art, 2006. 358 p., 26 fig. en n. et b. et 50 fig. en coul. ISBN : 978-0-30011-659-5 ; $65 (44 €).

1 Les arts décoratifs du XVIIIe siècle ont longtemps été marginalisés par l’histoire de l’art, en raison de ce que Katie Scott appelle « une double inculpation » : leur association avec les agréments de la vie privée, conçus au féminin, plutôt qu’avec la sphère publique et son discours masculin, mais aussi avec les « structures héréditaires du privilège et les mœurs extravagantes qui leur donnaient supposément vie sous l’Ancien

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Régime »1. Grâce à elle et à d’autres chercheurs, cette image cède progressivement le pas à une perception plus nuancée du luxe et de la décoration intérieure, dont les objets sont aujourd’hui conçus comme des agents actifs de la production de sens sur différentes scènes du jeu social. Cette évolution touche non seulement le monde universitaire et savant, mais gagne aussi celui des musées, plus lent toutefois à intégrer interdisciplinarité et points de vue théoriques car plus enclin à mettre en avant l’imagination artistique et à valoriser le coup d’œil du connaisseur2. Dans la mesure où ce domaine d’étude est en pleine expansion, il est difficile de dire lesquelles, parmi les publications récentes, retiennent le plus l’attention. Les livres choisis ici l’ont été en raison de la diversité des sujets et des points de vue abordés. Ces ouvrages collectifs forment une sorte de chœur à plus de quarante voix qui témoignent de parcours, d’objectifs et de méthodes variés. S’ils montrent la permanence des questions traditionnellement posées par l’étude des arts décoratifs, à savoir l’attribution, la commande, la technique et le style, ils répondent également à des préoccupations plus nouvelles de l’histoire de l’art concernant notamment la circulation des œuvres et leur réception, et vont jusqu’à soulever des interrogations sur le concept même d’art décoratif.

La définition d’une œuvre

2 La constitution de corpus d’œuvres reconnues, depuis longtemps accomplie pour les arts figurés dits majeurs, est une tâche encore inachevée pour les arts décoratifs. Le catalogue André Charles Boulle 1642-1732 : un nouveau style pour l’Europe accompagne la première rétrospective dédiée à l’ébéniste, célèbre pour ses marqueteries de métal, d’écaille de tortue et de bois exotique. Magnifiquement illustré, à l’usage des spécialistes autant que des amateurs, il regroupe les essais de neuf contributeurs ainsi que des notices consacrées à une sélection de dessins, d’estampes et d’objets virtuoses provenant des ateliers de Boulle ou de ses contemporains, y compris bureaux et cabinets, bronzes et tapisseries3. Plusieurs articles relatent la biographie et le parcours de l’artiste, resitué dans le cadre plus général de la culture et de la vie urbaine de l’époque. D’autres montrent que son travail fut apprécié par un très vaste public, depuis Max Emanuel, électeur de Bavière au tournant du XVIIIe siècle, jusqu’aux collectionneurs russes ou anglais du XIXe siècle. Pour une meilleure compréhension des techniques employées par Boulle, Jean Nérée Ronfort présente une étude scientifique très poussée – recourant entre autres aux méthodes de la dendrochronologie – qui a d’ores et déjà permis de corriger certaines erreurs d’attribution ou de datation (André Charles Boulle, 2010, p. 103-113). Une brève conclusion rend hommage à la tradition toujours vivante du mécénat d’État en France, avec des exemples de mobiliers contemporains et modernes, dessinés par une sélection d’artistes internationaux et produits par les mêmes manufactures (des Gobelins, de Beauvais et de la Savonnerie) qui soutenaient les arts sous l’Ancien Régime.

3 Un des apports les plus frappants du livre concerne la circulation des meubles Boulle sur le marché international au cours des XVIIIe et XIXe siècles, des objets qui sont d’ailleurs souvent restaurés, copiés ou modifiés pour s’adapter au goût du jour. Aussi le cabinet Cheremetiev, réalisé par Boulle dans les années 1710 et conservé à l’Hermitage, a-t-il vu son piètement remplacé par un élément néoclassique dans les années 1760 et sa niche intérieure équipée de tiroirs au cours du XIXe siècle. Un pendant – non

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identique toutefois – a été réalisé dans les années 1770. Inventoriée dans une collection française en 1797, la paire entre dans les collections du musée en 1923, par l’entremise d’un collectionneur russe qui possédait un certain nombre d’objets Boulle (André Charles Boulle, 2010, p. 169 et 208-211).

4 Cette histoire et d’autres du même genre soulèvent des questions importantes pour l’histoire de l’art. Elles mettent en lumière l’instabilité absolue qui caractérise les articles de luxe, du point de vue non seulement de leur transformation matérielle et de leur migration géographique, mais aussi de l’éventuel déplacement de leur signification sociale. Quel sens donner à la présence des cabinets de l’Hermitage dans la demeure du fermier général français Laurent Grimod de La Reynière au cours des années 1780 ou dans celle de l’aristocrate russe Nicolas Petrovitch Cheremetiev en 1803 ? De même, que nous disent les meubles Boulle (ou ceux réalisés dans le même style) du goût et de la construction d’une image de soi, qu’on imagine passablement différents chez le quatrième marquis de Hertford, qui exposait dans ses demeures de Londres et de Paris des originaux mais aussi des copies qu’il avait commandées, et chez le tailleur John Jones, dont la résidence à Piccadilly, beaucoup plus modeste, s’agrémentait également de meubles en marqueterie, quoique d’attribution incertaine (p. 145-147 et 149) ? Aujourd’hui, alors que l’œuvre de Boulle est mieux inventoriée, se présente aux chercheurs la réjouissante occasion d’interroger de plus près la signification et le pouvoir à la fois esthétique et social de ces pièces prises dans des environnements spécifiques.

La reconstitution de réseaux d’échanges

5 La circulation des objets est justement au cœur de l’ouvrage Fragile Diplomacy: Meissen Porcelain for European Courts ca. 1710-68. Ce catalogue d’exposition, richement illustré, s’inscrit dans la série de publications et d’événements commémorant le troisième centenaire de la première manufacture européenne capable de produire de la porcelaine dure, à Meissen4. Dans une démarche novatrice, un groupe international de quinze chercheurs s’attache à la manière dont les objets issus de la manufacture de Meissen ont marqué les relations politiques entre les grandes puissances européennes à l’époque où les électeurs de Saxe étaient aussi rois de Pologne. Tabatières ou surtouts de table, meubles d’autel ou portraits royaux, les présents n’étaient pas adressés aux seuls souverains, mais aussi à d’autres personnages influents, conjoints ou ambassadeurs.

6 L’introduction brosse la situation politique complexe de la Saxe et de la Pologne- Lituanie et décrit les nombreux objets extraordinaires qui firent leur entrée au trésor et à l’armurerie de Dresde entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Neuf chapitres sont ensuite consacrés aux dons en porcelaine de Meissen effectués respectivement aux cours de Russie, de Prusse, de Vienne, de France, de Danemark, de Hanovre et de Cologne, d’Italie et d’Espagne, de Suède et de Hesse-Cassel, et enfin d’Angleterre. Un dernier chapitre concerne l’influence des commandes de présents diplomatiques sur l’économie de la manufacture et sur ses productions destinées au marché. Ces recherches offrent des aperçus passionnants sur la manière dont valeur esthétique et relations internationales se sont articulées autour de la porcelaine au cours de cette période de tensions politiques et d’interdépendance dynastique. Outre les nombreuses sources d’archives, souvent inédites, qui nourrissent les différentes contributions, un

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appendice donne la liste de tous les dons connus reçus ou effectués par la cour de Saxe et de Pologne entre 1711 et 1756, avec les transcriptions des procès-verbaux originaux.

7 La signification particulière des dons reste toutefois difficile à déterminer. Dans de nombreux cas, les objets conservés ne peuvent être assimilés avec certitude à ceux dont nous est parvenue une trace écrite. Et même lorsque les témoignages écrits et visuels concordent, les motifs, la réception et l’impact politique des dons demeurent relativement obscurs. Chaque exemple donné fait intervenir des modes de sélection, de transport, de présentation, d’exposition, de jugement et de réciprocité dont la trace n’est que partiellement conservée. Cherchant d’abord à rendre compte d’un phénomène, de nombreux auteurs semblent hésiter à s’avancer hors du terrain de la description et de l’étude des sources pour aborder l’analyse de situations particulières. La porcelaine est décrite comme l’« instrument subtil de la politique » (Fragile Diplomacy, 2007, p. 301), « chargé de symboles », « renforçant à la fois la position du donateur et du donataire » (p. 43), mais dont la fonction demeure imprécise.

8 Certains des résultats les plus intéressants concernent la complexité et l’instabilité du système de dons et de contre-dons. Pour ne citer que quelques exemples, tirés de l’article de Maureen Cassidy-Geiger : un service de table pour la reine de Naples nécessita trois années de travail (Fragile Diplomacy, 2007, p. 217-218) ; une cargaison destinée à la reine d’Espagne fut subtilisée par l’affréteur (p. 213-215) ; un cadeau au roi de Sardaigne, complété par des chevaux de valeur, donna lieu à un contre-don sous la forme de tapisseries (p. 211) ; un ambassadeur d’Espagne à Paris accueillait ses hôtes avec un service reçu lorsqu’il était en poste à Venise (p. 228-229) ; un cardinal, qui avait reçu un portrait en buste, l’a offert à son tour au pape (p. 234). Ces péripéties soulèvent toutes sortes de difficultés pratiques, mais éclairent aussi le rôle que tint la porcelaine dans un circuit d’échanges dans lequel l’objet était investi de significations changeantes.

9 D’autres exemples laissent entendre que certains dons n’étaient pas couronnés de succès : les courtisans français décrièrent les meubles en porcelaine envoyés à la dauphine (Fragile Diplomacy, 2007, p. 164) tandis que retards et déceptions accompagnèrent l’échange d’un service à dîner contre des chiens de chasse d’Angleterre (p. 292-293). Tout ceci complique l’hypothèse selon laquelle le message véhiculé par ces dons était constant, bénéfique et compris de tous. Mettre à profit l’abondante littérature théorique produite par les anthropologues, les sociologues et les historiens, à commencer par l’Essai sur le don (1950) de Marcel Mauss, aurait favorisé un examen plus analytique des tensions inhérentes à l’échange de présents. La tradition critique issue de cette branche de la sociologie française met l’accent non seulement sur la concurrence et l’obligation de réciprocité qui sous-tendent l’échange de présents au sein de différentes sociétés, mais aussi sa capacité à générer des méprises, voire des conflits5.

10 Autre thème saillant, qui mériterait qu’on le considère de plus près : le rôle des femmes – et plus précisément de celles qui ne sont pas chefs d’État – en tant que destinataires des dons de porcelaine. Les exemples abondent tout au long du livre et sont souvent liés à un mariage ou une naissance, à l’instar d’une tasse d’apparat qui fut l’un des nombreux présents d’Auguste II à la reine de Prusse Sophie Dorothée. Samuel Wittwer examine comment, par le biais de ce gage d’allégeance, l’hommage délivré avec art – la figure de Minerve, de plaisantes chinoiseries, le monogramme de la reine – se mêle à la quête vraisemblable d’une influence politique (Fragile Diplomacy, 2007, p. 98-100). Il y a

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là beaucoup à puiser pour les chercheurs qui s’intéressent la manière dont le goût, le savoir et l’autorité des femmes – et pas seulement leur fertilité – ont pu infléchir la culture politique moderne.

11 En écho au titre du catalogue, Wittwer suggère aussi une analogie entre la délicate beauté de la porcelaine et les « liaisons fragiles » du « monde équivoque de la diplomatie et du protocole » (Fragile Diplomacy, 2007, p. 87 et 99). La métaphore vaut aussi pour le travail subtil et minutieux des nombreux auteurs ayant collaboré à cet ambitieux projet, qui ont passé au crible les archives et restitué une information fragmentaire et souvent sibylline. Le résultat est en lui-même un don qui appelle réciprocité.

Les aléas du style

12 À l’inverse de ces études détaillées, Rococo: The Continuing Curve, 1730-2008 se veut beaucoup plus généraliste, tant dans son sujet d’étude que dans ses conclusions. Les neuf contributeurs de ce catalogue d’exposition généreusement illustré retracent l’esthétique de la courbe à travers une grande variété d’objets créés entre le XVIIIe siècle et nos jours, appartenant à des domaines aussi divers que le mobilier, la joaillerie et les arts graphiques.

13 Le volume s’ouvre sur une divergence d’interprétations : si l’introduction des commissaires célèbre l’opposition universelle et genrée entre les impulsions rococo et classique, Melissa Lee Hyde retrace la fortune critique du rococo au cours du XIXe siècle pour dévoiler certaines des préoccupations culturelles qui ont produit l’idée essentialiste d’un éternel féminin (Rococo, 2008, p. 12-21). Les articles qui suivent sont consacrés aux questions usuelles de l’histoire de l’art concernant la commande, les collections et l’interaction de l’innovation et des courants sur les styles individuels ou nationaux. Le développement et la diffusion de l’esthétique au XVIIIe siècle sont étudiés à l’aune de la carrière de Juste-Aurèle Meissonnier (p. 22-39), de l’analyse d’une riche collection d’estampes et de dessins conservée au Cooper-Hewitt National Design Museum de New York (p. 40-71), d’une définition formaliste de l’évolution du « style Louis XV » (p. 72-89), ou encore d’une explication de l’expansion du style rococo à travers l’Europe et les États-Unis (p. 102-135). Les incarnations visuellement et techniquement différenciées produites en Allemagne et en Hollande, ainsi qu’à Nancy sous l’égide de Stanislas Leszczinski, font l’objet d’une autre série d’articles. L’attention donnée aux variantes régionales et internationales est bienvenue dans un champ qui a tendance à se concentrer de manière disproportionnée sur la France.

14 Les contributions restantes sont consacrées à la renaissance du rococo en Angleterre, aux États-Unis et en France au XIXe siècle, ainsi qu’à ce qu’Ellen Lupton nomme l’« énergie de la courbe » en tant que « conception de la vie et de la forme » dans le design moderne et contemporain (p. 219-220). C’est là que surviennent les questions les plus troublantes, et donc les plus intéressantes. Les cas choisis font résonner des échos provocants. Ainsi une lampe à huile des années 1850 affiche un air de famille avec des vases montés que l’on disposait au XVIIIe siècle sur les manteaux de cheminée ; la même sensualité semble émaner de luminaires réalisés à presque un siècle d’écart, le premier par l’artiste art nouveau Émile Gallé (vers 1900), le second par le verrier américain Dale Chihuly (1996). Au gré de ces juxtapositions, le style rococo apparaît comme le ferment, sur un laps de temps de deux cent cinquante ans, de références délibérées et d’affinités

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spirituelles inconscientes. Ainsi les mêmes questions, déjà soulevées par les meubles Boulle et les porcelaines de Meissen, ressurgissent. Que cela signifie-t-il de situer dans un continuum esthétique le canapé somptueusement sculpté et garni, réalisé en 1735 par Meissonnier pour la demeure varsovienne du comte François Bielinski, et la chaise longue de carton ondulé conçue en 1987 par Frank O. Gehry ? Peut-on attribuer à la courbe un sens intrinsèque qui transcende des applications radicalement différentes ?

15 Il est aisé de citer les faiblesses du récit morphologique, qui néglige les différences culturelles et historiques. Déjà au XVIIIe siècle, le langage rococo était mobilisé différemment par des consommateurs variés, depuis les somptueuses commandes de la Cour et de l’Église, jusqu’aux biens de consommation « populuxe » proposés par un marché en expansion6. De la même manière, la renaissance du rococo exprime des valeurs diverses, depuis l’esthétisme des frères Goncourt jusqu’aux ambitions sociales des industriels américains ; et les discours du modernisme et du postmodernisme ont leur propre rhétorique de la courbe7. Si faire de l’histoire de l’art, c’est expliquer la production d’un sens visuel dans un contexte spécifique, alors ce livre n’a d’autre intérêt que de satisfaire le regard.

16 Pourtant, avec Georges Didi-Huberman, ne peut-on penser qu’il est erroné de vouloir investir l’histoire de l’art de la résurrection des contextes originels8 ? Le philosophe doute que la « consonance euchronique » – entre des matériaux visuels ou écrits provenant du même espace et de la même époque – suffise pour reconstruire des valeurs culturelles disparues. Il laisse même entendre que toute interprétation est nécessairement anachronique, l’accès au passé étant conditionné et, en dernière instance, condamné par les sensibilités présentes. L’art du passé n’exerce une fascination sur le présent que par « pseudomorphose », qui fait surgir une apparence de ressemblance entre des objets non corrélés. C’est cela, selon Didi-Huberman, qui est fécond du point de vue de l’analyse car, par son incongruité, l’impression de reconnaître suscite de nouvelles questions et de nouvelles approches, et souligne les contraintes méthodologiques.

17 Dans cet esprit, ce que nous révèle le catalogue du Cooper-Hewitt de plus intéressant (sans toutefois développer et, semble-t-il, involontairement), c’est que la fascination contemporaine qu’exerce le style rococo – sur les chercheurs comme sur les artistes – gagnerait à être théorisée en termes d’esthétique postmoderne et de politique culturelle. Peut-être est-il encore trop tôt, mais gageons que nous finirons par comprendre combien notre intérêt pour l’Autre du classicisme révèle les fantasmes et les angoisses du nouveau millénaire. Le propos de cet ouvrage est avant tout de prolonger la mission du musée, à savoir d’instruire le grand public sur l’histoire du design et de susciter l’innovation dans sa pratique contemporaine. La mission est remplie, mais elle engage aussi à un débat plus provocateur sur la manière dont l’histoire de l’art choisit ses objets, prétendant exhumer leur contexte originel et retrouver leur signification.

La matérialité du quotidien

18 Gender, Taste, and Material Culture in Britain and North America, 1700-1830 assume cette fonction de restitution du passé avec ferveur. Comparé aux autres ouvrages commentés dans cet article, celui-ci peut sembler beaucoup plus modeste. S’appuyant non pas sur une exposition mais sur un colloque, il est aussi d’un format plus petit, comporte moins

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d’illustrations et ne s’intéresse guère aux objets d’exception qui font la gloire des grands musées. Pourtant, à bien des égards, il est le plus révélateur des nouvelles orientations dans le domaine. Autour du thème de la culture de consommation, il regroupe, dans un ensemble d’articles interdisciplinaires confiés à treize chercheurs, un large éventail d’études de cas, avec une attention particulière portée aux classes moyennes et inférieures. Ce ne sont ni le fabricant, ni le matériau, le style, le commanditaire ou des critères institutionnalisés de valeur qui servent ici de point commun aux exemples choisis, mais plutôt le postulat que les objets matériels de toutes sortes, comme le soulignent les directeurs de cette publication, « permettent au monde social d’advenir » (STYLES, VICKERY, 2006, p. 22). L’illustration en couverture donne le ton de cet intérêt pour les lieux et la mise en scène de la consommation : de part et d’autre du comptoir d’une boutique londonienne à la mode se jouent des interactions prescrites par le genre des protagonistes.

19 Bien que son titre semble a priori purement descriptif, chacun des termes qui le composent invite à des révisions. Le mot « genre » renvoie ici tant à la construction du masculin que du féminin et réfute également l’idée que les femmes du XVIIIe siècle ne disposaient d’aucun pouvoir économique. Le goût est entendu ici ni comme concept philosophique ni comme position unitaire, mais plutôt comme un processus constamment renégocié par les individus et par les groupes, sur la scène publique comme dans la sphère privée. Le terme « culture matérielle », issu du vocabulaire de l’anthropologie plus que de celui de l’histoire de l’art, annonce une mise à distance des hiérarchies et de l’élitisme associés aux arts décoratifs, pour rehausser l’importance sociale de l’objet usuel, ordinaire, anonyme9. Enfin, en appréhendant le monde atlantique – les îles Britanniques et l’Amérique du Nord –, ce livre participe de l’intérêt croissant pour l’étude des résonances culturelles et des tensions au sein d’ensembles géographiques intercontinentaux plutôt que dans le cadre étroit des frontières nationales ou à travers une compréhension binaire de la rencontre entre puissances impériales et sujets coloniaux.

20 Après une introduction perspicace qui replace l’ouvrage dans le champ plus vaste des études consacrées à la culture matérielle, les différents essais appréhendent de manière ciblée tant les objets, les textes et les sites que les consommateurs et leurs pratiques spécifiques. Les auteurs proposent des analyses culturelles convaincantes d’objets que l’on aurait pu croire sans grand intérêt ou de sources primaires dont on n’aurait pas auguré une telle pertinence. John Styles fouille les archives judiciaires et y retrouve, avec les objets volés dans les meublés, les traces de choix de consommation populaires (STYLES, VICKERY, 2006, p. 61-80). Amanda Vickery distingue attitudes sociales et esthétiques dans des lettres de clients adressées à un marchand de papier peint (p. 201-222). Nombreuses sont les contributions qui complexifient notre compréhension de la manière dont genre et classe façonnent la consommation. Nous découvrons autour des choix vestimentaires des hommes politiques américains ou des élites londoniennes des angoisses surprenantes ; les habitudes vestimentaires des femmes et des domestiques ne sont pas moins étonnantes dans la liberté de choix qu’elles manifestent.

21 Surtout, les auteurs sont parfaitement conscients que les significations attribuées aux objets et aux documents dont nous nous servons pour les expliquer sont essentiellement instables. L’impact social, soulignent-ils, n’est jamais inhérent à l’objet ou à l’événement ; il dépend plutôt de conjonctions particulières entre protagonistes,

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attitudes, comportements et situations. Ils s’opposent aussi à l’illusion de la transparence des sources de première main censées révéler les réalités historiques et procèdent à une lecture critique, interrogeant ce qui semble le plus évident et ne craignant pas la spéculation. L’idée selon laquelle l’interprétation est une question de « contingence, d’ambiguïté, de suggestions et de suppositions » (p. 103), si elle est familière aux sciences humaines et sociales comme à de nombreux domaines de l’histoire de l’art, commence seulement à informer l’étude des objets privilégiés habituellement classés dans les arts décoratifs. Ce livre nous rappelle que l’objet tout comme l’archive doivent être interrogés.

22 Les quatre ouvrages commentés ici illustrent (sans toutefois en venir à bout) l’ampleur de la recherche actuelle et montrent combien le dialogue et la collaboration, à l’échelle internationale, sont fructueux. S’il est un souci commun qui émerge de leurs différentes découvertes, c’est celui de la mobilité : les objets ne sont pas statiques, ni dans leur forme, ni dans leur localisation, ni dans leur signification. De mon point de vue, l’avenir, en ce domaine, réside dans une exploration encore plus audacieuse de cette complexité. Nous devons fouiller les contradictions, mesurer le potentiel des nouvelles approches interdisciplinaires et théoriques, accueillir la spéculation dès lors qu’elle est informée, apprécier enfin autant la merveille qu’est la conservation d’un objet que les limites des traces matérielles laissées par l’histoire et de ce que nous pouvons en comprendre.

NOTES

1. « … the structures of hereditary privilege and habits of extravagance that under the Ancien Régime supposedly gave them life » (Katie Scott, « Introduction: Image-object-space », dans Art History, 28/2, avril 2005, p. 137). 2. Pour ne citer que quelques exemples, principalement consacrés à la France : Katie Scott, The Rococo Interior: Decoration and Social Spaces in Early Eighteenth-Century Paris, New Haven/Londres, 1995 ; Natacha Coquery, L’Hôtel aristocratique : le marché du luxe à Paris au XVIIIe siècle, Paris, 1998 ; Taking Shape: Finding Sculpture in the Decorative Arts, Martina Droth éd., (cat. expo., Leeds, Henry Moore Institute/Los Angeles, J. Paul Getty Museum, 2008-2009), Leeds, 2009. 3. Le Projet Boulle, dirigé par Jean Nérée Ronfort, ne se limite pas à l’exposition et à son catalogue, puisqu’il comprend également un catalogue raisonné, une étude scientifique et une compilation d’archives. 4. Parmi les autres réalisations occasionnées par le tricentenaire : Triumph of the Blue Swords: Meissen Porcelain for Aristocracy and Bourgeoisie 1710-1815, Ulrich Pietsch, Claudia Banz éd., (cat. expo., Dresde, Staatliche Kunstsammlungen, 2010), Leipzig, 2010 ; The Fascination of Fragility: Masterworks of European Porcelain, Ulrich Pietsch, Theresa Witting éd., (cat. expo., Dresde, Staatliche Kunstsammlungen, 2010), Leipzig, 2010. 5. Pour sa recension de la littérature théorique et son importante réflexion, y compris sur les situations de dons ratés, voir Natalie Zemon Davis, Essai sur le don dans la France du XVIe siècle, Paris, 2002 [éd. orig. : The Gift in Sixteenth-Century France, Madison, 2000].

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6. Voir, par exemple, Karsten Harries, The Bavarian Rococo Church: Between Faith and Aestheticism, New Haven, 1983 ; Cissie Fairchilds, « The Production and Marketing of Populuxe Goods in Eighteenth-Century Paris », dans John Brewer, Roy Porter éd., Consumption and the World of Goods, Londres/New York, 1993, p. 228-248. 7. Voir notamment Debora Silverman, Art Nouveau in Fin-de-Siècle France: Politics, Psychology, Style, Berkeley, 1989 ; Peter Lodermeyer, « Rokoko und Postmoderne: eine Interpretation von Jeff Koons’ Spiegelobjekt ‘Christ and the Lamb’ (1988) mit einem Exkurs zu ‘Rabbit’ (1986) », dans Wallraf-Richartz-Jahrbuch, 66, 2005, p. 191-220. 8. Georges Didi-Huberman, « Before the image, before time: the sovereignty of anachronism », dans Claire Farago, Robert Zwijnenberg éd., Compelling Visuality: The Work of Art in and out of History, Minneapolis/Londres, 2003, p. 31-44 [voir, en français, Georges Didi-Huberman, Devant l’image : question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, 1990 ; Devant le temps : histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, 2000]. 9. S’appuyant en cela sur des ouvrages fondateurs, comme celui de John Brewer et Roy Porter (cité n. 6), ou encore de Daniel Roche, Histoire des choses banales : naissance de la consommation dans les sociétés traditionnelles (XVIIe-XIXe siècle), Paris, 1997.

INDEX

Keywords : decorative arts, furniture, porcelain, material culture, rococo, consumer culture Mots-clés : arts décoratifs, mobilier, porcelaine, culture matérielle, rococo, culture de consommation Index géographique : Europe, France, Russie, Allemagne, Angleterre, États-Unis Index chronologique : 1700

AUTEURS

MIMI HELLMAN

Skidmore College

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Choix de publications Selected readings

1 – Gilles BERTRAND, Le Grand Tour revisité. Pour une archéologie du tourisme : le voyage des Français en Italie, milieu XVIIIe siècle – début XIXe siècle, (Collection de l’École française de Rome, 398), Rome, 2008.

Ce gros volume de 791 pages va rendre d’immenses services. Un tiers de l’ouvrage est consacré aux sources et à la bibliographie, donnant une liste vertigineuse de titres et de références diverses. Les textes recensés par l’auteur, tant manuscrits que publiés, sont très abondants et se trouvent dans les lieux les plus divers ; les références données sont souvent commentées et orientent précisément le lecteur. Le corps principal du livre est une mise en perspective bien charpentée et très informée de ces guides et souvenirs de voyages en Italie [G. Scherf].

2 – Jacques FOUCART, Catalogue des peintures flamandes et hollandaises du Musée du Louvre, Élisabeth Foucart-Walter éd., Paris, Gallimard/Musée du Louvre, 2009.

À l’heure où les expositions thématiques se multiplient, le catalogue de collection demeure un instrument fondamental qui, tout en reflétant l’état transitoire d’une recherche, permet d’évaluer une collection, et d’en comprendre l’histoire et l’identité. C’est pourquoi il convient de saluer la parution du catalogue des peintures flamandes et hollandaises du Louvre, établi par Jacques Foucart. L’ouvrage, qui met à jour et approfondit le catalogue sommaire de 1979, s’inscrit dans une série amorcée par le catalogue des peintures italiennes en 2007. Il recense près de 1 140 tableaux répartis alphabétiquement à l’intérieur de sections chronologiques. On peut se demander si un parti pris entièrement chronologique, déterminé par le moment de réalisation de l’œuvre plutôt que par la date de naissance de son auteur, n’aurait pas permis une meilleure lisibilité de l’ensemble, en évitant par exemple de placer au XVe siècle les tableaux d’Ambrosius Benson ou le Christ parmi les docteurs d’un suiveur tardif de Bosch, pour nous Gielis Panhedel. Le découpage par siècles permet en tout cas de visualiser la

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prédominance écrasante du XVIIe siècle, qui laisse appréhender toute la variété de la peinture produite dans les Pays-Bas de cette époque. Chaque notice est illustrée et accompagnée d’indications relatives aux attributions successives et à la provenance, fournissant nombre d’informations précieuses sur l’histoire des collections et du goût [F. Elsig].

3 – Sabine FROMMEL, Flaminia BARDATI éd., La réception de modèles cinquecenteschi dans la théorie et les arts français du XVIIe siècle, Genève, Droz, 2010.

Issues d’un colloque qui s’est tenu en 2006, les dix-sept contributions réunies dans ce volume examinent divers exemples d’emprunts et d’appropriations par les artistes et les théoriciens français du XVIIe siècle de modèles nés en Italie au siècle précédent. Certains se rapportent à des épisodes déjà bien connus – l’édification du palais du Luxembourg à Paris sur le modèle du palais Pitti de Florence, le voyage à Paris de Nicolas Poussin en 1640, le concours pour la façade orientale du Louvre – mais tous sont examinés ici avec la volonté de mettre en évidence les effets de la migration des artistes, de leurs créations et de leurs langages. Prenant la forme de voyages, de transferts de textes et de modèles graphiques, ou tout simplement de déplacements d’œuvres bien identifiables, ces mouvements sont évoqués à travers des études de cas complémentaires qui devraient favoriser une compréhension plus fine de la pensée et de la production artistique du Grand Siècle. Ainsi, l’accent est mis sur le rôle de précurseur de Roland de Fréart de Chambray pour la formulation d’un discours théorique national, sur la réception discrète des modèles transalpins par des sculpteurs français du XVIIe siècle, ou encore sur l’assimilation critique des traités italiens dans le Cours d’architecture (1675) de François Blondel. C’est d’ailleurs pour l’architecture, s’agissant de monuments réalisés ou simplement de projets, que l’examen des relations avec le Cinquecento s’avère le plus stimulant : qu’il s’agisse de la multiplication des églises à coupoles dans le paysage urbain parisien, de la réception des modèles graphiques de Vignole ou de l’adaptation du chapiteau ionique de Scamozzi, l’art de bâtir paraît bien avoir été un domaine privilégié pour l’assimilation et le dépassement des modèles italiens [S. Loire].

4 – Bénédicte GADY, L’ascension de Charles Le Brun : liens sociaux et production artistique, préface de Jennifer Montagu, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2010.

Ce livre est la publication de la thèse de Bénédicte Gady, soutenue en 2006. Comme le suggère son titre, il s’attache à la première partie de la carrière de Charles Le Brun, avant sa nomination comme Premier peintre. Le sous-titre indique bien son orientation et son ambition : démêler les liens serrés et intriqués de la production artistique en définissant un réseau de commanditaires et de protecteurs. Ne comprenant pas de catalogue, l’ouvrage n’est donc pas une monographie au sens strict, même si les quelque 180 reproductions – dont certaines d’œuvres inéditées – et le très utile index

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des œuvres permettent de visualiser largement la production de cette période. En huit chapitres, regroupés en trois parties (« Se former », « S’établir », « Produire ») à peu près chronologiques, nous suivons une véritable enquête, qui combine la rigueur d’une interrogation historienne des sources, souvent de première main, et celle d’une enquête sociologique portant sur les dynamiques de clans et des valeurs qui les animent, dans la veine d’Antoine Schnapper. L’enquête s’appuie notamment sur le domaine trop négligé de la gravure, outil de diffusion publicitaire mais aussi vecteur des protections et des liens sociaux. Au-delà d’un enrichissement considérable des connaissances sur Le Brun, le livre offre une vision précisée et renouvelée de la question de l’atelier – et donc du statut du grand décor –, par une étude fouillée du cercle des collaborateurs, composée d’une série de petites monographies d’artistes méconnus ou obscurs. Même si l’on peut, avec Jennifer Montagu, préférer la production de cette période à celle de la suivante, et la beauté de l’ascension au rayonnement de la domination, il ne reste plus qu’à souhaiter que cette brillante étude soit prolongée par un second volume consacré au Premier peintre de Louis XIV, qui blanchirait tout autant la légende noire de l’artiste [E. Coquery].

5 – Eva HANKE, Malerbildhauer der italienischen Renaissance von Brunelleschi bis Michelangelo, Petersberg, Michael Imhof Verlag, 2009.

Le phénomène des artistes actifs dans plusieurs arts est très courant, surtout à la période moderne, mais n’avait pas encore fait l’objet d’une étude approfondie. Eva Hanke établit un catalogue exhaustif de 105 peintres-sculpteurs de la Renaissance italienne – de Brunelleschi et Pisanello à Michel-Ange et Beccafumi, des Abruzzes et de l’Ombrie jusqu’à Gênes et au Frioul, en tenant compte de tous ceux qui, au-delà de la peinture, furent aussi orfèvres, médailleurs, sculpteurs de bois, de pierre ou de bronze. Le livre combine l’analyse de la théorie des arts et une recherche sociologique de l’éducation des artistes, du marché et des corporations avec l’étude approfondie d’œuvres peintes et sculptées par le même artiste. Il en ressort que l’avantage d’une double profession était tout d’abord d’ordre économique, permettant de mieux s’adapter à la demande. Avec la croissance du prestige social de l’artiste, la polyvalence devint un critère d’estime. Les pages les plus marquantes du livre sont celles dédiées à l’analyse des formes et du style des peintres-sculpteurs. L’auteur montre dans de nombreux exemples comment la sculpture a influencé la peinture et réciproquement. Elle établit une nouvelle base pour la comparaison des deux media et développe une série de catégories novatrices qui pourront servir à la comparaison des deux arts bien au-delà de la Renaissance italienne [R. Rosenberg].

6 – Hervé HASQUIN éd., L’Académie impériale et royale de Bruxelles: ses académiciens et leurs réseaux intellectuels au XVIIIe siècle, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2009.

Cet ouvrage collectif coordonné par Hervé Hasquin est un hommage érudit aux premières décennies de l’existence de l’Académie impériale et royale de Bruxelles,

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créée par Marie-Thérèse d’Autriche en 1772 et dont les statuts furent promulgués dès décembre 1773. La seconde moitié de l’ouvrage est consacrée à de très utiles notices biographiques [G. Scherf].

7 – Oliver KASE, Mit Worten sehen lernen: Bildbeschreibung im 18. Jahrhundert, Petersberg, Michael Imhof Verlag, 2010.

Le XVIIIe siècle est un grand tournant dans l’histoire de la description des œuvres d’art. C’est vers 1750 que se développèrent la multiplication des textes et la popularisation du genre, et c’est alors que furent forgées de nombreuses formes de description toujours en usage aujourd’hui. Oliver Kase en fait pour la première fois un tour d’horizon en recueillant et en analysant la (quasi-)totalité des descriptions de peintures publiées en France et dans l’espace germanique, tout en maintenant un regard sur les descriptions de sculptures et sur le reste de l’Europe. Il met au jour deux modes bien distincts de la description d’œuvres d’art au XVIIIe siècle : d’une part la description enthousiaste par laquelle le spectateur entre de façon imaginaire dans le tableau et s’identifie avec les personnes représentées et d’autre part la description didactique et analytique de sa composition. Si le premier de ces modes est de loin le plus courant, tous deux furent perfectionnés au cours du siècle. Kase analyse des textes connus, tels ceux de Diderot et Richardson, ainsi qu’un très grand nombre d’auteurs plus ou moins oubliés, à l’exemple de François Raguenet qui, avec ses Momumens de Rome (1700), a profondément marqué l’histoire du genre [R. Rosenberg].

8 – Thomas KIRCHNER, Le héros épique : peinture d’histoire et politique artistique dans la France du XVIIe siècle, (Passages/Passagen, Centre allemand d’histoire de l’art, 20), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008.

En mobilisant un concept de politique artistique qui était inconnu même du Roi Soleil, Thomas Kirchner développe dans cet ouvrage une analyse riche et foisonnante de la politique, de l’art et de la conception de l’histoire au temps de Louis XIV. Pour ce faire, l’auteur s’appuie naturellement sur les œuvres connues de Charles Le Brun et de Pierre Mignard, mais aussi sur un vaste corpus d’estampes et de textes de la littérature artistique, mettant ainsi en regard les descriptions contemporaines des œuvres et des textes théoriques sur l’écriture de l’histoire et sur les genres littéraires.

9 Il distingue quatre temps dans cette histoire : celui du portrait inscrit dans la galerie traditionnelle, lié à Louis XIII ; celui de la poésie épique italienne, illustrée par l’histoire d’Alexandre de Le Brun ; celui, après 1663, de la transformation du héros historique en héros contemporain, dans un récit élevé ou non par l’allégorie ; celui enfin, après la mort de Colbert, du retour à la mythologie. Ce fut enfin, pour Thomas Kirchner, Watteau qui sut récupérer pour ses fêtes galantes les schémas de composition inventés par Le Brun pour glorifier le moderne Louis XIV. Un récit, on le voit, passionnant et toujours stimulant [O. Bonfait].

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10 NDLR : Dans sa version originale, cet ouvrage a fait l’objet d’une Actualité par Milovan Stanic dans Perspective. La revue de l’INHA, 2007-2, p. 387-392.

11 – Patrick MICHEL, Peinture et plaisir : les goûts picturaux des collectionneurs parisiens au XVIIIe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010.

Trois ans après la parution d’un important ouvrage détaillant le fonctionnement du marché de la peinture (Le commerce du tableau à Paris dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : acteurs et pratique, Villeneuve d’Ascq, 2007), Patrick Michel propose cette fois un état des lieux de la curiosité pour le même domaine. Alors qu’il s’agissait auparavant de préciser les cadres institutionnels d’une activité commerciale, d’en détailler les pratiques et d’en cerner les acteurs, le point de vue retenu est ici celui de la clientèle, l’abondance et la richesse des cabinets privés faisant alors de la capitale le lieu le plus actif en Europe pour le collectionnisme de la peinture. Prenant pour objet la seconde moitié du siècle, l’enquête croise avec beaucoup d’efficacité des sources très diverses et particulièrement abondantes, qu’il s’agisse de textes littéraires contemporains ou issus de la presse périodique, de catalogues de ventes qui accompagnent l’essor des enchères publiques, d’inventaires après décès, de correspondances privées ou des œuvres elles- mêmes. En réaction à une histoire du goût trop exclusivement fondée sur la critique des Salons, il s’agit moins d’une contribution à la réception de l’art contemporain qu’un enrichissement de nos connaissances sur la composition des collections, dans lesquelles les maîtres du passé, principalement ceux du XVIIe siècle, occupent souvent la place la plus importante. Outre l’examen des milieux et des usages des connaisseurs et amateurs, l’ouvrage envisage la collection de peinture en tant que pratique sociale et à travers ses modes de présentation. Quant à l’analyse des variations du goût, elle est menée avec une grande précision : portant sur les écoles et sur les genres picturaux, elle permet, en particulier, de préciser les conséquences du succès croissant des peintures des écoles du Nord, ainsi que des scènes de genre et de paysage, sur la création contemporaine [S. Loire].

12 – Paolo PINO, Dialogo di pittura /Dialogue sur la peinture, 1548, éd. Pascale Dubus, Paris, Honoré Champion, 2011.

Depuis la monumentale Kunstliteratur de Julius von Schlosser (1924), la littérature artistique n’a cessé d’attirer l’attention des historiens de l’art. En dehors des informations factuelles sur les œuvres et les artistes, elle permet notamment d’analyser les relations complexes entre la théorie et la pratique artistique, et de mieux définir le filtre culturel à travers lequel une production est perçue et décrite par ses contemporains. Édité en 1548, le Dialogo di pittura de Paolo Pino revêt de ce point de vue une grande importance. Il met en scène le débat entre deux peintres, l’un vénitien, Lauro, l’autre toscan, Fabio. Stimulé par l’édition italienne du De Pictura de Leon Battista Alberti par Lodovico Domenichi l’année précédente, il s’organise en trois sections, respectivement dévolues à l’invention, au dessin et au coloris. Il prône un

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idéal de fusion des traditions toscano-romaine et vénitienne. Cependant, en accordant au coloris une importance égale à celle du dessin, il annonce les polémiques qui opposeront un Lodovico Dolce, partisan du Titien, à Giorgio Vasari, dont les premiers fragments des Vite circulent à Venise dès 1547 sous forme manuscrite, célébrant la gloire de Michel-Ange. Le texte de Pino est bien connu. Republié en 1872 par Max Jordan, il est évoqué par Julius von Schlosser et fait notamment l’objet d’éditions critiques en 1946 par Rodolfo et Anna Pallucchini, en 1954 par Ettore Camesasca, et en 1960 par Paola Barocchi. Mais son édition française permet véritablement de faire le point des recherches sur le contexte du traité et sur Paolo Pino lui-même, dont la langue et le vocabulaire sont analysés avec soin par Pascale Dubus [F. Elsig].

13 – Christian QUAEITZSCH, « Une société de plaisirs » Festkultur und Bühnenbilder am Hofe Ludwigs XIV. und ihr Publikum, Berlin et Munich, Deutscher Kunstverlag, 2010.

Les fêtes des cours européennes furent un élément capital de la représentation du pouvoir, de l’organisation des élites et du développement des arts. Leurs programmes, orchestrés autour des arts plastiques, du théâtre, de la danse et de la musique, ont fait l’objet de nombreuses recherches interdisciplinaires, basées généralement sur les publications « officielles » de ces événements. Mais comment les spectateurs ont-ils perçu ces fêtes ? Quelles furent leurs réactions ? En ont-ils compris les programmes complexes ? Christian Quaeitzsch pose ces questions apparemment anodines pour la première fois de façon systématique. Pour y répondre, il fait une analyse très circonstanciée de plusieurs sources, en particulier du courrier diplomatique des ambassadeurs à la cour de Louis XIV. Il en ressort que le public comprenait peu les allégories savantes et que le clivage entre intention et réception entraîna une évolution des fêtes et de la politique des images royales [R. Rosenberg].

14 – Pablo SCHNEIDER, Die erste Ursache: Kunst Repräsentation und Wissenschaft zu Zeiten Ludwigs XIV. und Charles Le Bruns, Berlin, Gebr. Mann, 2011.

Avec Louis Marin, Louis XIV est devenu l’objet privilégié d’une théorie sur le rôle des arts dans la représentation du pouvoir. C’est l’optique choisie par Pablo Schneider et élargie à l’histoire des sciences et des épistémè. L’auteur fait une analyse approfondie du plan de Le Brun pour le Parterre d’Eau du Château de Versailles. Il interprète la géométrie de l’ensemble et l’iconographie des statues comme une image des quatre Éléments et donc du cosmos, à comprendre comme une affirmation du Roi Soleil en tant que « première cause de tout » (André Félibien). Ce plan, à l’origine des travaux menés à partir de 1672, fut abandonné à la mort de Colbert en 1683. Le Parterre fut alors achevé suivant un programme plus vague. Quelles sont les raisons du changement de plan ? Schneider contredit les explications courantes. D’après lui, le problème essentiel fut l’effacement de l’épistémè de la ressemblance qui était à la base du programme de Le Brun [R. Rosenberg].

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15 – Christian TAILLARD, Victor Louis (1731-1800) : le triomphe du goût français l’époque néo- classique, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2009.

La publication de cette monographie sur Victor Louis par Christian Taillard était très attendue. Cet imposant ouvrage fait d’ores et déjà date dans l’histoire de l’architecture française du XVIIIe siècle. L’auteur n’a pas ménagé ses références : 1 648 notes en bas de page, 14 pièces justificatives en fin d’ouvrage (imprimées sur 32 pages), 218 illustrations… Cette masse documentaire très importante est mise au service d’une démonstration lumineuse soulignant l’importance de l’architecte, aussi bien dans la vie des formes que dans l’espace culturel européen [G. Scherf].

16 – Hendrik ZIEGLER, Der Sonnenkönig und seine Feinde die Bildpropaganda Ludwigs XIV. in der Kritik, Petersberg, Michael Imhof Verlag, 2010.

Depuis le livre de Peter Burke (The Fabrication of Louis XIV, 1992), nous savons que la politique des images du Roi Soleil dépasse de loin celle de ses prédécesseurs. Hendrik Ziegler élargit ce sujet en étudiant le contexte international de cette politique. Il reconstruit minutieusement et à l’aide de sources partiellement inédites une vraie guerre des images que se livrèrent la France de Louis XIV et les puissances étrangères, la Hollande et surtout l’empire des Habsbourg. Les trois chapitres se concentrent sur l’évolution de l’iconographie solaire, sur les monuments de Louis XIV (Place des Victoires, Place Vendôme, Villa Médicis) et sur la voûte de la Grande Galerie de Versailles. Comme les ouvrages plus spécifiques de Quaeitzsch et de Schneider (voir ci- dessus) et bien que les trois auteurs, dont la perspective et la méthodologie diffèrent, semblent ne pas avoir eu connaissance mutuelle de leurs recherches, Ziegler aussi explique comment la représentation du monarque a dû profondément évoluer au cours de son règne [R. Rosenberg].

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Époque contemporaine

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Époque contemporaine

Débat

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Impressionnisme(s) aujourd’hui Impressionism(s) today

Marianne Alphant, Hollis Clayson, Richard Thomson et André Dombrowski

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce texte résulte d’un échange de courriels.

1 Il nous est devenu de plus en plus difficile de reconnaître l’étrangeté du projet impressionniste et d’en apprécier la complexité à sa juste valeur. À une époque où, exposition après exposition, on loue la délicatesse esthétique d’une peinture plus souvent associée aux maîtres classiques qu’à l’art moderne et contemporain, un effort particulier s’impose à qui veut retrouver l’intensité avec laquelle elle s’est attachée à exprimer les traductions matérielles et concrètes de la vision induite par le monde moderne. La modernité des peintres impressionnistes nous paraît de plus en plus étrangère, même si leurs thèmes – le mouvement vers un monde gagné par la technologie, la marchandisation et la virtualité, l’incroyable accélération de la vie et des modes de communication, l’idéologie du sol et de la nation – sont demeurés d’actualité, avec peut-être plus d’acuité encore aujourd’hui. Les échanges qui suivent visent deux objectifs : diagnostiquer d’abord ce qui a conduit à cet état de fait et tenter ensuite d’inverser la tendance afin de permettre à une nouvelle génération de spécialistes et de visiteurs de musées de retrouver toute l’actualité de ce mouvement, sur d’autres critères d’évaluation. Ainsi que le confirment les trois intervenants, la tâche est vaste et le champ d’investigation encore fertile. Soumettre l’impressionnisme aux démarches qui sont les nôtres, soit celles d’interprétations construites au croisement des disciplines et des cultures, soulève de nombreuses questions, à commencer par celle de la faisabilité de l’exercice. Un tel réexamen nous permettra-t-il de repenser des méthodologies fondées sur les notions de « traduction » et d’« échange » ? (Ou, pour sérier la question : comment et pourquoi l’impressionnisme fut-il érigé en style presque mondial après sa disparition en France ? Sur quelles bases certains sujets et certaines destinations furent-ils sélectionnés dans un contexte moderne de circulation mondiale des biens ? Quelle fut la nature de son interaction avec des cultures de l’image en pleine expansion ? Pourquoi l’impressionnisme en est-il venu à incarner la notion même d’art dans la culture populaire globalisée ?) Mais peut- être surtout : serons-nous à même de produire les nouvelles catégories descriptives et

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interprétatives aptes à ranimer chez l’observateur la conscience des spécificités propres à ce mouvement, à raviver le sens des hésitations et des sublimations inscrites dans sa volonté farouche de traduire l’éphémère, à rappeler combien il a cru dans la corrélation mutuelle entre vision plurielle et peinture à la touche pour décrire au mieux ce que sont l’expérience humaine et la culture moderne ? Autrement dit, l’impressionnisme peut-il aujourd’hui nous inviter à réexaminer nos existences et nos valeurs plutôt qu’à simplement les conforter [André Dombrowski] ?

***

André Dombrowski. L’impressionnisme a longtemps été considéré comme un mouvement artistique dans lequel s’équilibraient de manière très complexe la forme et le contenu, le travail pictural et l’histoire. Après une longue période imprégnée de préoccupations socio-historiques, le pendule a-t-il de nouveau oscillé vers l’étude des formes de l’impressionnisme en tant que telles ? Comment notre analyse des opérations/techniques/histoires de la vision dans la peinture impressionniste a-t-elle déplacé la frontière séparant forme et contenu ? Les débats récents nous ont-ils permis de déterminer si l’impressionnisme, en tant que style, était critique ou, au contraire, complaisant vis-à-vis des modernités qu’il a dépeint ? Marianne Alphant. Résumée comme ici avec ses périodes, ses modes, ses flottements, ses oscillations pendulaires, l’histoire de l’impressionnisme paraît curieusement victime de ce trouble que produit dès la première heure la peinture impressionniste. Comment voir cette peinture ? C’est la seule question. Concrètement formulée, ce sera souvent : où se placer pour regarder ces toiles ? S’en approcher ? C’est un fouillis de touches, « un mortier versicolore »1, « un chaos de raclures de palette »2. S’en éloigner ? Ce n’est rien : une route vide, un pré. Ce rien, et l’inexplicable ivresse qu’il produit, Baudelaire les découvre en feuilletant dans l’atelier de Boudin sa collection de pastels de ciel et de nuages. Des tableaux ? Non. Quelque chose leur manque, la présence de l’homme peut-être, l’achèvement, le fini, l’imagination ? Mais ces « beautés météorologiques » le grisent « comme une boisson capiteuse ou comme l’éloquence de l’opium »3. Premier vertige du critique. Il y en aura d’autres. Ces images tant regardées, d’où vient leur emprise ? Comment ont-elles encore le pouvoir de nous toucher ? On a tout essayé pour l’expliquer, en vrac : l’époque, le milieu, le déclin de la peinture d’histoire, l’hédonisme, le photographique, le prosaïsme, la sublimation, la France républicaine, la légèreté transportable des tubes de couleurs, l’œil, la vitesse de la pochade et des échanges, la nouvelle organisation du marché de l’art, la civilisation des loisirs, la lumière, la naissance du cinématographe, l’intericonicité4. L’histoire cherche des concordances, un ordre, c’est son métier, elle rassure. Au risque de perdre de vue ce qui était pourtant constitutif de cette peinture, et qui a tant frappé ceux qui la découvraient : sa dimension d’outrance. Couleurs trop intenses, valeurs trop voisines, falaise trop grosse, cathédrale trop proche, nymphéas en séries, partout l’excès (on pourrait dire : jusque dans les conditions de vie qu’un artiste comme Monet s’imposa). En avons- nous fini avec ce malaise ? Peut-être, dirait-on, puisqu’on n’en parle plus, le consensus populaire et le travail de la théorie ayant réussi ce que Zola avait entrepris : ramener le chahut autour des toiles à « un accès de folie bête »5. Et pourtant non, dirait-on, comme en témoigne la persistance de la question : comment voir ces toiles ? Ainsi se réjouit-on que cette jeune violence, toute affadie qu’elle soit,

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et neutralisée par le temps qui passe et l’engouement consensuel, se fasse encore sentir. Elle ne peut que rendre sympathique cette histoire de l’art en proie au doute et qui devient à force un personnage : hésitant, tâtonnant, traversant des crises – comme l’artiste, en somme, et c’est ainsi qu’on l’aime (même si elle ne s’aime pas forcément dans cette image), aussi débordée par son sujet qu’un peintre. Ce qui ne cessera jamais de m’intéresser chez Monet, ce sont en effet les blancs de sa biographie : mutisme, aveuglement, sentiment que ses toiles ne sont que des essais, expérience d’états paniques ou de désorientation, d’improvisation, de débordement, d’échecs. Aussi révélateurs et mystérieux que les réserves de sa peinture, l’inachèvement maintenu des Dindons ou bien encore cette zone aveugle, en bas à gauche d’un panneau de l’Orangerie (Nymphéas, soleil couchant, salle 1, mur ouest). Richard Thomson. Considérer l’impressionnisme du point de vue de l’histoire sociale de l’art, un angle d’approche qui a dominé les études sur le sujet depuis plus de trente ans, s’est révélé extrêmement utile en tant qu’instrument analytique. On se souviendra que cette démarche de contextualisation historique, sociale et économique de l’impressionnisme a pris des formes multiples, des approches aussi variées que les écrits exemplaires de Robert Herbert et de Timothy J. Clark – dans des perspectives différentes – ou encore les analyses du mécénat et du marché de l’art par des chercheurs comme Anne Distel6. Sans aucun doute, ce genre de méthode socio-historique, couvrant de larges pans de la recherche, a approfondi notre compréhension de l’impressionnisme et a servi de modèle pour l’étude d’autres périodes de l’histoire de l’art. Ceci dit, l’histoire sociale de l’art a eu ses angles morts, sa propre terra incognita. Ainsi, alors que nous bénéficions d’une étude importante et détaillée sur Pissarro à Pontoise par Richard Brettell7, rien de tel n’existe sur Cézanne à Pontoise ou à l’Estaque, et rien de très étoffé sur Monet – ou Guillaumin – dans la Creuse, sur Bazille dans l’Hérault ou encore sur Pissarro à Montfoucault. Est-ce parce que l’histoire sociale de l’art n’accepte que certains artistes dans son giron ? Est-ce dû au fait que la truculence de Cézanne en tant que peintre en appelle à d’autres systèmes d’analyse, ou que l’œuvre de Guillaumin n’est pas d’une qualité suffisante pour que l’on s’y intéresse ? Ou bien l’histoire sociale de l’art requiert-elle trop de données pour pouvoir considérer certains projets artistiques, auquel cas le peu de statistiques applicables à la production de blé de Fresselines n’offrirait pas les fondements nécessaires à l’étude des toiles de Monet figurant la Creuse ? Autrement dit, l’histoire sociale de l’art n’a-t-elle pas été trop exclusive dans son objet d’étude, ou offre-t-elle toujours des perspectives intéressantes aux spécialistes ? Il pourrait être utile d’en revenir aux études de style. Bien entendu, l’analyse formelle fait partie de la manière dont certains historiens de l’art appréhendent l’impressionnisme. Certains auteurs – parmi lesquels T. J. Clark et Carol Armstrong – procèdent à une lecture rapprochée et novatrice des images, faisant de leur propre écriture une sorte de palimpseste des œuvres8. À l’inverse, d’autres chercheurs peuvent faire preuve de trop de circonspection dans leur analyse d’une œuvre, s’en méfiant parce qu’il s’agit d’un objet façonné par un artiste à un moment donné, quelque chose de fabriqué, de métier, et ne se fiant pas à leur propre appréciation. Certaines analyses, quoique menées par des chercheurs chevronnés, peuvent être résolument erronées. J’ai récemment lu un ouvrage publié par des presses universitaires dans lequel l’auteur proposait une comparaison entre deux œuvres qui

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aurait été douteuse même venant d’un étudiant de première année. Peut-être les historiens de l’art devraient-ils oser agir comme les meilleurs critiques d’art et regarder vraiment attentivement les œuvres. Nous devrions être plus critiques. Il y a de la mauvaise peinture dans la production impressionniste. L’œuvre peint de Renoir était trop abondant et de qualité inégale, celui de Monet parfois de mauvais goût, et celui de Cézanne franchement mauvais dans certains cas. Trop peu d’historiens de l’art le constatent et moins encore cherchent à en éclairer les raisons. Hollis Clayson. Organiser un débat axé sur l’« impressionnisme » pourrait entraver l’élaboration d’une réflexion novatrice sur l’art de la fin du XIXe siècle9. La « re- création » révolutionnaire par Charles Moffett des expositions « impressionnistes » (1874-1886) a donné une grande leçon aux spécialistes du XIXe siècle : il n’existait pas d’unité de style ni de contenu proprement impressionniste10. En effet, si différents artistes se sont rassemblés dans une aventure commune à huit reprises, c’était avant tout pour des questions de carrière. En outre, les motivations, comme les participants, ont changé au cours de ces douze années d’expositions. Ainsi, bien que le « -isme » consacré qui s’en est suivi ait été bénéfique pour l’histoire des sociabilités artistiques et de la critique d’art, il nuit à la lecture rapprochée de l’image que pratiquent bon nombre d’historiens de l’art. Il existe deux alternatives : soit le débat abandonne le lit de Procuste qu’est l’« impressionnisme » pour considérer les approches interprétatives actuelles sur le vaste panorama de la culture visuelle parisienne de la fin du XIXe siècle ; soit il se focalise sur une constellation certes plus conventionnelle mais aussi plus homogène, à savoir l’art des peintres de la vie moderne (dont la nomenclature revient entièrement à Edmond Duranty et à Charles Baudelaire). Il n’est pas inhabituel de traiter les membres du groupe pionnier de la modernité comme une entité à part entière11, esquivant ainsi la question gênante de la diversité idéologique et formelle des œuvres originellement présentées. La seconde option est la grande gagnante. Nonobstant cette clarification, il est difficile, étant donné la variété vertigineuse qui caractérise non seulement les expositions fondatrices mais aussi les œuvres qui constituent le « noyau impressionniste », de dire si les œuvres « impressionnistes » sont critiques ou complaisantes vis-à-vis des sujets modernes qu’elles dépeignent. J’en appellerai à Michel Butor, auteur d’un des meilleurs textes jamais écrits sur la peinture de paysage « impressionniste »12. Plusieurs générations de spécialistes de l’histoire sociale de l’art ont nié le caractère fondamentalement non descriptif du paysage « impressionniste », mais Butor souligne de manière convaincante le paradoxe entre l’hypothétique fidélité à la nature de Monet et l’abstraction de son projet global : « L’instantanéité de Monet, loin d’être passive, exige un pouvoir inhabituel de généralisation et d’abstraction »13. La lecture virtuose que fait Butor de l’angle inférieur droit des Régates à Argenteuil de Monet (1872, Paris, Musée d’Orsay) est l’occasion d’une mise au point sur les priorités de l’artiste : « Les reflets invitent à une analyse. […] La partie supérieure correspond à ce que l’on reconnaît […], la partie inférieure […] équivaut à l’acte du peintre. L’eau devient une métaphore de l’acte de peindre »14. Tenir en estime cette appréciation de Butor permet d’établir à la fois une ligne de base et un point de départ pour une interprétation éclairée. Sa lecture – qui n’est en aucun cas incompatible avec les desseins de l’histoire sociale de l’art – offre un rappel salutaire : l’innovation esthétique (la forme) et la relation d’une image à son époque (le contenu) sont autant déterminées par les traditions artistiques (l’art)

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que par les dimensions temporelles de l’histoire (le contexte). Leur rencontre est invariablement maladroite et souvent étrange ; la forme est plus souvent une rupture de l’histoire que son écho. L’interprétation d’une œuvre d’art « impressionniste » doit toujours souscrire à ce credo fondamental, ce qui nous prémunira du choix manichéen entre « critique » et « complaisance ».

André Dombrowski. Au cours des dernières décennies, nous avons progressivement ouvert notre champ de vision aux premiers modernismes (et aux cultures visuelles) formulés en dehors de la France (et Paris en particulier), à savoir en Europe, en Asie, aux Amériques, dans les provinces françaises et les colonies européennes, etc. Parler de la modernité comme découlant d’un contexte spécifiquement parisien et de la première peinture moderniste française fait-il encore sens ? Si oui, quelles raisons peuvent justifier une telle entreprise ? Hollis Clayson. Comme Charles Harrison nous l’a appris, ce n’est pas la modernité parisienne qui a été le déclencheur décisif du modernisme, mais plutôt le fait que la capitale française a hébergé et promu un riche discours sur la modernité15. C’est une constatation à ne jamais perdre de vue. Nous avons toutefois nuancé notre compréhension de la nature hybride des choses modernes de la ville. Le tournant post-colonial dans les sciences humaines a rendu impossible de ne pas voir certains des divertissements, des infrastructures et des aspects de la culture matérielle de la Belle Époque à Paris comme indissociables des investissements économiques et politiques de l’Hexagone à travers le monde16. Parce que ces liens apparaissaient clairement dans les Expositions universelles et dans la peinture orientaliste, des chercheurs exceptionnellement habiles autant dans l’approche théorique que dans l’étude des situations coloniales ont traité ces deux sujets, dans lesquels l’identité de Paris comme capitale impériale mais aussi comme capitale du monde de la modernité et des arts était manifeste17. La conscience d’une connexion entre colonialisme et commerce mondial n’a cependant pas éclairé au même degré les études sur l’art du noyau dur des « impressionnistes », sauf là où le globalisme était inéluctable et explicite, à l’exemple de Pierre-Auguste Renoir, dont l’art a incité Roger Benjamin à forger le terme « orientalisme impressionniste » (voir l’Odalisque, chef-d’œuvre de « l’orientalisme d’atelier », 1870, Washington, National Gallery of Art)18. En effet, l’élan de la jeune recherche anglophone qui, dans les décennies antérieures aurait gravité vers l’art dont nous discutons ici, s’est orienté vers un orientalisme non impressionniste19 et on assiste aujourd’hui à un intérêt grandissant pour l’étude de la culture matérielle (la « matière » du commerce) figurant dans les peintures impressionnistes20. Prenons l’exemple du châle de femme de 1860-1870 conservé au Los Angeles County Museum of Art, une version française d’un châle indien tissé sur un métier Jacquard (qui utilisait un système de cartes perforées), fait de laine comme l’« original » mais dont le fil est enroulé autour d’un cœur de soie permettant de simuler l’effet de légèreté du cachemire21. C’est un type d’accessoire que l’on rencontre dans d’innombrables peintures de l’époque figurant la vie moderne. En tant que tel, il incarne le genre de vêtement polysémique et riche en connotations qui se prête par excellence à une analyse savamment éclairée par un contexte mondialisé. Les « études impressionnistes » sont-elles autrement mondialisées22 ? Excepté le « rapport » France-Japon, la réponse est non, du moins pas encore. Même les études sur le japonisme ont été d’un formalisme décevant, non éclairées par une

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conscience de l’enchevêtrement des réseaux mondialisés à la fin du XIXe siècle. Mais deux études récentes ont fait preuve d’une perspicacité historique exceptionnelle, peut-être parce qu’elles ont été menées depuis Hawaï et l’Australie, deux lieux dotés d’une conscience aiguë de leur propre histoire de rencontre avec l’autre, une histoire forgée par l’impérialisme23. Certes, même une connaissance profonde des liens innombrables entre les économies et les régimes politiques français et japonais ne permettra pas de rendre compte de la bizarrerie de l’une des peintures les plus étranges de l’époque, la Japonerie de Monet (comme elle a été intitulée en 1876 ; aujourd’hui La Japonaise, Boston, Museum of Fine Arts). Mais sans cette compréhension, associée à la connaissance indispensable des attentes esthétiques et des préoccupations sociales et personnelles, aucune appréhension de la toile ne pourra jamais être convaincante ni même exhaustive. Richard Thomson. Penser que la modernité est exclusivement parisienne ne fait plus vraiment sens. D’imposantes publications ont montré comment des villes telles que Bruxelles, Berlin, Munich, Vienne, Barcelone et Prague ont généré leurs propres identités modernes sophistiquées et selon des circonstances différentes, que ce soit un élan économique ou politique, des ambitions nationalistes ou régionales, l’immigration ou l’émigration, etc. En ce qui concerne la France, il y a eu des tentatives visant à montrer la vitalité des mouvements artistiques régionaux à cette période – on pense à la série exemplaire des expositions organisées afin de célébrer l’École de Nancy en 1999 et l’attention portée à Rouen en 201024. Mais beaucoup reste à faire pour évaluer la manière dont les régions françaises ont contribué à l’art de la Troisième République. Il nous faut de surcroît mettre fin à la réitération inconsidérée des clichés concernant Paris tels que celui de la « modernité baude-lairienne », colporté comme s’il s’agissait d’une sorte de code maçonnique auquel les peintres impressionnistes auraient adhéré. Des spécialistes de Baudelaire, à l’instar de David Kelley, soulignaient il y a plus de trente ans déjà que beaucoup de critiques dans les années 1850-1860 encourageaient les artistes à s’attaquer aux sujets modernes et leur prodiguaient des conseils sur la manière de procéder25. Une lecture rapprochée des écrits critiques consacrés aux huit expositions impressionnistes, compilés par Ruth Berson en 199626, révèle finalement le peu d’occurrences du nom de Baudelaire – ce qui n’empêche pas les spécialistes de l’impressionnisme d’en revenir inlassablement au Peintre de la vie moderne (1863). Un concept « parisien » de la modernité continue à infléchir profondément notre interprétation de l’art de la fin du XIXe siècle. Ce constat, qui s’applique non seulement aux chercheurs mais aussi au grand public, a un impact de poids, par exemple sur la planification des expositions. Tandis que, il y a vingt ans, elles avaient principalement lieu dans de grandes villes dont les collections publiques offraient un nombre substantiel de peintures impressionnistes, on assiste depuis ces dernières années à une multiplication d’expositions plus modestes, mais parfois non moins importantes, organisées dans de plus petites agglomérations. Quelles conclusions peut-on en tirer ? On pourrait voir cela comme l’affirmation louable du goût du public pour une certaine sorte d’art et comme la réussite des conservateurs et des chercheurs à l’interpréter. Mais l’on pourrait aussi envisager cela comme la perpétuation d’une attitude stéréotypée vis-à-vis de l’art tel qu’il existerait dans l’imaginaire populaire, et comme une distraction stérile qui nuit à la considération

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d’expositions réellement scientifiques consacrées à d’autres sphères culturelles plus importantes.

Marianne Alphant. Modernité : fièvre et tourments, passion persistante, la voilà donc qui fait retour et s’interroge sur son histoire. On aimerait croire le sujet épuisé. Kandinsky et sa Meule, Matisse et ses premières statuettes africaines, Henry Moore et Giacometti épris d’art aztèque, Gauguin en Polynésie, le cabinet d’André Breton, Bataille dans la grotte de Lascaux, les Fauves et les images d’Épinal, Die Brücke et Der blaue Reiter juxtaposant les sculptures d’Afrique et d’Océanie, les dessins d’enfants et l’art populaire bavarois. Tant de livres et d’études, tant de mises en regard. La référence à Paris se dilue, mais a-t-elle jamais eu de pertinence ? Baudelaire est parisien, comme Manet et Degas. Ni Cézanne, ni Monet ne le sont. La déclaration de Rimbaud, « Il faut être absolument moderne »27, n’est pas d’un parisien mais d’un vagabond, trafiquant, voyant, brouillant les pistes, valorisant l’idiot et le démodé dans sa formation poétique : « J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs »28. Modernité sans complexe, hybride, mauvais genre, programmatique.

Liés à Paris, les impressionnistes ? Ils sont Japonais, ils sont XVIIIe29. On a beau les dire « de leur temps » – et ils le sont aussi, bien entendu –, ce sont les décalages, les mélanges de genres à la Rimbaud, les enjambements d’époques qui sont instructifs. Pissarro écrivant à son fils : « Le 18e était notre tradition »30. Degas quittant le salon de Berthe Morisot pendant la conférence de Mallarmé sur Villiers de L’Isle-Adam mais se faisant lire en boucle Les Mille et une nuits, adorant Manon Lescaut et choisissant Gluck contre Wagner. Renoir détestant Madame Bovary et les Fleurs du mal. Cézanne relisant Apulée, portant aux nues Poussin, Véronèse et Chardin. Monet et sa collection d’estampes japonaises, mais on a tant parlé de ce par quoi il touche au Japon qu’on aurait envie de voir explorer d’autres pistes : son goût pour la prose de Saint-Simon, par exemple, comme si la liberté de sa touche trouvait un écho dans les audaces syntaxiques, les idiomes et les raccourcis de l’écrivain. Il faut prendre à la lettre la phrase de Roland Barthes, « Tout d’un coup, il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne »31. Renoir envoie Gabrielle lui acheter La Dame de Monsoreau et Monet, entre tous les tableaux du Louvre, choisit l’Embarquement pour Cythère.

André Dombrowski. Étant donné que l’impressionnisme est en grande partie un art du paysage, dans quelle mesure notre intérêt continu pour cet aspect dépend-il des préoccupations actuelles à l’égard de la géographie culturelle et de l’environnement ? Quelles autres problématiques essentielles à l’impressionnisme résonnent encore avec nos préoccupations du XXIe siècle, comme le capitalisme, la technologie, la science, ou la virtualité ? Pourquoi, à l’inverse, certains sujets sont-ils tombés en relative défaveur ces dernières années, telles les considérations de classe et de genre ? Marianne Alphant. Sans doute sommes-nous préoccupés par le capitalisme, la technologie, le virtuel. Mais nous sommes aussi fatigués de ces Bords de Seine et de ces Champ de coquelicots dont les reproductions se retrouvent partout, aux murs des

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chambres d’hôtel et des salles d’attente. Qu’une peinture décriée, brutale, atterrante (pour reprendre la phrase de Bataille sur l’Olympia de Manet : « l’apparition brutale de ‘ce qu’on voit’ atterrait »32) se soit si facilement transformée en poncif du beau, ou pire, du joli, n’a cessé d’intriguer. Même si on peut ces temps-ci, dans la distribution actuelle des titres de cette noblesse culturelle qu’étudie Bourdieu, gagner quelques quartiers en s’intéressant à Mantegna ou à Jeff Koons plutôt qu’à Renoir, aimer l’impressionnisme ne se discute pas. Un consensus qu’il est bien sûr tentant de voir légitimé et comme renforcé par les préoccupations de notre époque pour le paysage. Mais ce qui se justifie s’agissant de Pissarro et de Sisley, qui sont essentiellement des paysagistes, ne se soutient pas pour Berthe Morisot. Ni pour le Renoir des portraits et des nus, ni pour le Cézanne des natures mortes et des grandes Baigneuses. Encore moins pour Degas à l’hostilité déclarée envers les « peintres-paysagistes », ces « impudents farceurs »33 qu’il a toujours envie de canarder quand il en rencontre un dans la campagne – « Pan ! pan ! », conclut-il en visant avec sa canne celui qui aurait pu se glisser parmi les meubles du salon. La scène se passe chez Valéry, en 1909, au sortir de l’exposition des Nymphéas de Monet chez Durand-Ruel. Degas n’est pas trop sûr de ce qu’il voit – « Tous ces reflets d’eau me font mal aux yeux » – mais il s’est réconcilié avec Monet pour la circonstance : paysagiste, alors, Monet ? Car il reste Monet, bien sûr, mais en gardant à l’esprit l’ambition qui est la sienne, avouée dans une lettre d’Antibes en 1888, de sortir du paysage, d’être sauvé « de cette terrible spécialité de paysagiste et de cet état d’abrutissement » où, écrit-il, « je me morfonds »34. Le Monet qui se révèle ici annonce le tournant des séries et la dilution finale du paysage dans les grandes décorations de l’Orangerie. Et c’est bien en ce sens qu’il touche à nos préoccupations actuelles : dans un basculement où le paysage n’est plus une vue mais le principe et le partenaire d’une expérience d’immersion. Les délaissés urbains ou ruraux, friches, landes, bords de routes, talus de voies ferrées, lieux incultes ou en réserve d’aménagement – ces espaces de biodiversité que Gilles Clément appelle le « Tiers Paysage »35 – sont souvent les premiers lieux de l’impressionnisme. Il faudrait étudier comment ils font retour dans les paysages d’eau, au sein même du jardin, par une superposition confondante de maîtrise et d’abandon. Richard Thomson. Je ne suis pas convaincu que notre étude de l’impressionnisme se soit intéressée aux préoccupations relevant de la géographie culturelle et de l’environnement. Il n’est pas facile de trouver, pour l’impressionnisme, un équivalent du livre de Greg Thomas sur Théodore Rousseau et l’écologie, publié il y a plus d’une décennie36. Il serait intéressant de voir de telles questions occuper le devant de la scène dans les recherches sur le paysage impressionniste. L’une des questions clés, à mon sens, porte sur la relation entre l’impressionnisme et le naturalisme. Ces dernières années se sont tenues en France de nombreuses expositions intéressantes portant sur des artistes qui, rattachés au large courant du naturalisme, étaient des figures importantes de la période « impressionniste » (1870-1890) : Alfred Roll, Émile Friant, Jules Bastien-Lepage, Charles Maurin, Fernand Pelez et d’autres. Pourquoi les musées français ont-ils organisé ces expositions ? L’on pourrait invoquer des raisons de coût et de commodité, mais l’on pourrait aussi soutenir que de tels artistes ont exprimé une certaine vue de la France dont les

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valeurs – républicaines, collectives, régionales, lisibles – provoquent une réponse nostalgique au vu du contexte socioculturel actuel. Si de tels peintres et de telles valeurs étaient très significatifs au début de la Troisième République, ils sont peu convoqués pour comprendre l’impressionnisme, tant du point de vue français qu’anglo-saxon. Il y a une tendance persistante à considérer, par exemple, Degas et Caillebotte dans le giron des impressionnistes, fondée sur le fait qu’ils présentaient leurs œuvres aux expositions impressionnistes. Mais il existe de solides plaidoyers en faveur d’un assouplissement des frontières. L’exposition sur Giuseppe De Nittis organisée au Petit Palais en 201037 a montré à quel point Degas et De Nittis étaient proches et synchrones dans l’innovation que présentaient leurs compositions. Mais cela reste à étudier. Comment la réputation grandissante de l’œuvre de Manet, entre son exposition au Salon de 1880 et sa rétrospective posthume en 1884, a-t-elle influencé la peinture d’Alfred Roll à la même période ? C’est parce que nous maintenons ces artistes artificiellement à distance que nous ne posons pas ces questions. La recherche sur l’impressionnisme gagnerait à ce que le goût soit libéralisé, plutôt qu’à ce que les distinctions claniques conventionnelles et excluantes se perpétuent. Voir l’impressionnisme au prisme des questions de classe et de genre a été bénéfique mais s’avère désormais un peu obsolète ; pour les jeunes chercheurs, ces préoccupations semblent être celles d’une génération antérieure. Une nouvelle génération arrivera certainement avec ses propres préoccupations idéologiques, et celles-ci pourraient bien s’avérer être utiles. Il est peut-être trop tôt pour les identifier mais, si elles ne négligent ni l’étude attentive des œuvres d’art ni celles des preuves historiques, et si elles évitent l’afféterie des modes intellectuelles, elles seront certainement intéressantes. Hollis Clayson. Les préoccupations environnementales contemporaines ont favorisé la naissance d’une approche du paysage « impressionniste » centrée sur l’écologie, un angle d’attaque qui offre indéniablement une nouvelle lecture des images. Stephen Eisenman soutenait récemment, par exemple, que « les impressionnistes ont formulé un nouvel holisme radical – une vision écologique – et l’ont mis à la disposition de l’art et de l’imagination future » ; leur vision « expos[ait] le dynamisme et la contingence d’un système social et ainsi son potentiel pour le changement »38. Il illustre en cela l’insistance appuyée des chercheurs sur la portée socio-politique des tableaux de paysage d’avant-garde. Mais « l’impressionnisme » en tant qu’image des terres n’occupe plus le devant de la scène. Les matières premières, la subjectivité et l’intérieur sont des thèmes et des centres d’intérêts qui ont battu en brèche celui du paysage39. D’ailleurs la ville a éclipsé le pays (banlieues incluses) une fois pour toutes. Le déclin concomitant du genre et de la classe en tant que catégories d’analyse est évident mais difficile à expliquer. Leur éclat se serait peut-être affaibli – du moins en partie – en raison du fait que les jeunes chercheurs associent le caractère indispensable de ces catégories avec la recherche des décennies antérieures. Dans les universités américaines, l’idée chimérique circule que la pertinence de la « classe » pour une analyse globale a disparu avec la chute de l’Union Soviétique et que si votre travail met l’accent sur des questions de « race », d’« ethnicité », de « genre » (et de « sexualité »), il risque de devenir un travail de seconde zone.

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André Dombrowski. Comment expliqueriez-vous que l’impressionnisme n’ait plus une place de choix parmi les recherches les plus innovantes en histoire de l’art ? Étant donné que l’étude actuelle des impressionnistes est menée entre le musée et l’université, quels rapports entretiennent ces deux institutions ? Richard Thomson. L’impressionnisme ayant occupé le premier rang de la recherche pendant plus de trente ans, le temps du changement était venu. Cela a été favorisé par l’attraction croissante pour l’art moderne et l’art contemporain en tant que domaine de la recherche en histoire de l’art. L’art contemporain offre toutes sortes d’attraits pour les chercheurs, en particulier une latitude suffisante pour mettre au point des méthodologies nouvelles permettant de répondre aux œuvres contemporaines, sans oublier un attrait concomitant pour la célébrité. Il peut sembler à certains jeunes chercheurs tentés de travailler sur l’impressionnisme que les travaux les plus pertinents et les interprétations pionnières occupent une place forte, ne laissant pas ou peu la possibilité d’approfondir davantage le sujet. C’est une erreur : il reste encore beaucoup à faire. En 1996, Ruth Berson a publié les textes bruts de toutes les critiques sur les huit expositions impressionnistes, mais ceux-ci doivent encore être analysés en détail. Comment le regard d’un éminent critique de l’impressionnisme tel que Philippe Burty ou Ernest Chesneau a-t-il changé au cours des années et pour quelle raison ? Ce qui me frappe au plus haut point, c’est de voir que la seule exposition dédiée à la pratique du dessin par les artistes impressionnistes remonte à un quart de siècle. À ma connaissance, il manque pour Renoir, comme pour d’autres, une étude exhaustive de l’artiste en tant que dessinateur. Et même des périodes cruciales dans la carrière de peintres majeurs restent à étudier, comme les premières œuvres de Monet à Giverny réalisés entre 1883 et 1890. Bon nombre de ces sujets pourraient être abordés dans des formats divers : thèse de doctorat, livre ou exposition. Autrement dit, ils n’imposent en eux-mêmes aucune distinction entre le travail fait par des historiens de l’art universitaires et par des conservateurs. Les musées et les universités produisent souvent des types de travaux différents, non seulement à cause d’habitudes ancrées en terme de méthodologie – le conservateur est peut-être plus concerné par des questions de conservation et de présentation, et l’universitaire par celles de l’interprétation et du contexte –, mais aussi à cause de pressions extérieures. Le musée doit être rentable et l’université garantir un certain niveau scientifique. Pour cette raison, il est aussi peu probable d’avoir une exposition sur l’interprétation deuleuzienne des autoportraits d’Émile Friant qu’une publication universitaire sur les dernières natures mortes de Renoir. Et c’est aussi bien ainsi. Hollis Clayson. Les jeunes chercheurs, les doctorants en particulier, sont principalement intéressés par la photographie, les phénomènes d’exil et de diaspora, les rencontres coloniales et « interculturelles », et les arts dans le monde entier depuis 1970. La modernité parisienne n’est pas absente de la liste des principaux centres d’intérêts, mais elle n’est plus en tête, en partie parce que quelques étudiants supposent que l’« impressionnisme » a été épuisé et qu’il est désormais « fini ». De manière plus significative, les aspects de l’art « impressionniste » qui exigent d’être analysés à l’aune de la mondialisation attendent encore d’arriver sur le devant de la scène. D’autres facteurs décourageants, qui dépassent l’enseignement universitaire, ont pesé. La division évidente qui règne entre la recherche menée à l’université ou dans les musées sur l’art français de la fin du XIXe siècle, sans doute plus frappante

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que dans d’autres champs de l’histoire de l’art, décontenance tout naturellement les jeunes dix-neuvièmistes. L’important appareil muséal qui génère tant d’expositions et de catalogues sur divers aspects de l’« impressionnisme » – parce que l’art est excellent et que ces manifestations attirent des visiteurs qui remplissent les caisses des musées – amène certains jeunes gens à considérer les études impressionnistes comme contaminées par l’argent. L’autre versant de cette phobie est une suspicion vis-à-vis du goût des masses et de la nécessité d’être populaire. Un aspect étroitement lié de la pratique muséale contemporaine fut manifeste dans une exposition de 2010 des « chefs-d’œuvre » du Musée d’Orsay aux États-Unis. Bien qu’intitulée Birth of Impressionism40, son contenu a néanmoins reflété l’énorme variété des collections de peintures du Musée d’Orsay (fondées comme expression d’une idéologie d’inclusion culturelle et esthétique de l’ère Mitterrand). Le titre contradictoire de l’exposition a fait entrer de force son assortiment d’ingrédients dans une téléologie anhistorique projetant une marche vers l’« impressionnisme » chimériquement uniforme. Dès lors, il devient difficile de ne pas voir le choix de placarder le mot « impressionnisme » à toutes les entrées de musée comme un geste quelque peu cynique, fortement commercial et opportuniste. Cette omniprésence du mot « impressionnisme » signale son utilisation réflexe par les musées, qui s’en servent comme stratégie de marketing par excellence. En qualifiant ainsi les arts de la fin du XIXe siècle, il semble que ce sont les musées (du moins aux États-Unis) plutôt que les universités qui ont mis l’accent sur le terme « impressionnisme ». Dans mon cas, par exemple, qui ne peut pas être complètement atypique, je n’ai utilisé le mot « impressionnisme » qu’à deux reprises dans mes titres de cours en trente ans d’enseignement sur l’art du XIXe siècle.

Marianne Alphant. L’impressionnisme a-t-il jamais eu la place de choix que cette dernière question lui confère ou lui suppose ? Ce qui me frappe, c’est plutôt le silence qu’il crée, comme en écho à ce que dit Bataille du Déjeuner sur l’herbe de Manet : « Ce dont il s’agissait, assez bizarre, était le silence de la peinture ». Mallarmé pouvait bien dire : « Une chose dont je suis heureux, c’est de vivre à la même époque que Monet » 41, il n’y aura bientôt plus de regard innovant sur ces œuvres. À peine les derniers héros du mouvement sont-ils morts que l’attention se détourne. Clemenceau trouve désertes les salles de l’Orangerie. Le cubisme, les Fauves, le surréalisme – l’aventure de l’art semble plus ou moins abandonner l’impressionnisme aux reproductions qui le vulgarisent et à la spéculation du marché de l’art. Les considérations, en dehors du milieu des spécialistes, ressemblent trop souvent à celles de Madame de Cambremer, née Legrandin, claquant de la langue avec réprobation sur la terrasse de Balbec quand le narrateur, après avoir comparé les mouettes à des nymphéas, lui dit que, la veille, la lumière sur la plage lui rappelait Poussin : « Au nom du ciel, après un peintre comme Monet, et qui est tout bonnement un génie, n’allez pas nommer un vieux poncif sans talent comme Poussin. […] Qu’est-ce que vous voulez, je ne peux pourtant pas appeler cela de la peinture. Monet, Degas, Manet, oui, voilà des peintres ! » Mais déjà, sans que la snob en elle s’en doute, voilà qu’elle glisse au goût qui sera bientôt, comme le bon sens, la chose du monde la plus partagée : « J’admire toujours Manet, c’est entendu, mais je crois que je lui préfère peut-être encore Monet. Ah ! les cathédrales ! »42. On ne peut que s’étonner du silence intellectuel qui entoure l’impressionnisme, au sens où Jacques-Émile Blanche pouvait voir Monet comme « un peu primaire, point très habile à la conversation, lourd, un brave matelot, silencieux ». Si Degas, Cézanne,

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Renoir lui paraissent des personnes « raisonnantes, subtiles, tourmentées », on dirait que le côté « insuffisamment intellectuel »43 de Monet l’emporte dans le sort qui sera fait à l’impressionnisme. À l’exception de Manet étudié par Bataille, et de Cézanne dont les propos rapportés n’ont cessé de trouver un écho, qu’il s’agisse du groupe de Bloomsbury, de Merleau-Ponty ou, plus récemment, de leur exploitation cinématographique par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, les impressionnistes n’ont pas intéressé les philosophes. Gilles Deleuze écrit sur Bacon, Roland Barthes sur Twombly, Michel Serres sur Carpaccio, Jean-François Lyotard sur Cézanne (décidément), mais aussi sur Kandinsky, Duchamp et Barnett Newman. Hors champ, les impressionnistes ? Impossible de le croire, mais l’histoire de l’art a pu souffrir d’être laissée seule sur ce terrain. Allons, « Try again. Fail again. Fail better », comme disait Beckett.

NOTES

1. Georges Clemenceau, « Révolution de Cathédrales », dans La Justice, 20 mai 1895. 2. Georges Chesneau, Paris-Journal, 7 mai 1874. 3. Charles Baudelaire, Salon de 1859, Paris, 1859. 4. Voir, pour ce dernier terme, Ségolène Le Men, Monet, Paris, 2010, p. 199. 5. Émile Zola, « Sur Édouard Manet », dans Écrits sur l’art, Paris, (1867) 1970, p. 112. 6. Anne Distel, Les collectionneurs des impressionnistes : amateurs et marchands, Paris, 1989. 7. Richard R. Brettell, Pissarro and Pontoise: The Painter in a Landscape, New Haven/Londres, 1990. 8. T. J. Clark, The Painting of Modern Life: Paris in the Art of Manet and his Followers, New York/ Londres, 1985 ; Carol Armstrong, Odd Man Out: Readings in the Work and Reputation of Edgar Degas, Chicago/Londres, 1991. 9. J’adresse mes sincères remerciements à Elizabeth Benjamin pour ses conseils. 10. The New Painting: Impressionism 1874-1886, Charles S. Moffett et al. éd., (cat. expo., Washington, National Gallery of Art/San Francisco, Fine Arts Museums, 1986), San Francisco, 1986. 11. Ce groupe est composé de : Edgar Degas, Camille Pissarro, Claude Monet, Alfred Sisley, Berthe Morisot et Auguste Renoir. Mary Cassatt et Gustave Caillebotte sont couramment cités, tout comme Édouard Manet, le non-exposant. Signalons l’importance pour la connaissance de ces artistes d’étudier leurs estampes en même temps que leurs peintures. 12. Michel Butor, « Monet, or the World Turned Upside-Down », dans Art News Annual, 34, 1968, p. 21-32. Cette référence est absente de la bibliographie de Claude Monet, 1840-1926, Guy Cogeval et al. éd., (cat. expo., Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 2010-2011), Paris, 2010. 13. « The instantaneity of Monet, far from being passive, requires an unusual power of generalization, of abstraction » (Butor, 1968, cité n. 12, p. 21). 14. « The reflections incite an analysis of what is enumerated above. […] The upper part corresponds to what one recognizes […] the lower […] corresponds to the painter’s act. The water becomes a metaphor for painting » (Butor, 1968, cité n. 12, p. 25). 15. Charles Harrison, « Introduction: Modernity and Bourgeois Life », dans Charles Harrison, Paul Wood, Jason Gaiger éd., Art in Theory 1815-1900: An Anthology of Changing Ideas, Oxford, 1998, p. 311.

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16. Il reste encore beaucoup à apprendre de l’ouvrage d’Edward Said, Culture and Imperialism, New York, 1993. 17. Sur ce sujet, voir Robert Aldrich, « Colonial Culture in France », dans Greater France: A History of Overseas Expansion, New York, 1996, p. 234-265 et 338-340. 18. Roger Benjamin, « Renoir and Impressionist Orientalism », dans Orientalist Aesthetics: Art, Colonialism, and French North Africa, 1880-1930, Berkeley, 2003, p. 33-55 ; Renoir and Algeria, Roger Benjamin éd., (cat. expo., Williamstown, Clark Art Institute, 2003), New Haven, 2003. Voir aussi la discussion incisive de Susan Waller sur la place éloquente donnée par Frédéric Bazille à son propre tableau orientaliste La Toilette (1870, Montpellier, Musée Fabre), accroché au-dessus du canapé rose dans son Atelier, rue de la Condamine (1869-1870, Paris, Musée d’Orsay) : Susan Waller, « Posing Professional and Proprietary Models in the 1860s », dans The Art Bulletin, 89/2, juin 2007, p. 259. 19. Scott Allan, Mary Morton éd., Reconsidering Gérôme, Los Angeles, 2010. 20. Arjun Appadurai éd., The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, Cambridge, 1986, et Christoph Asendorf, Batteries of Life: On the History of Things and Their Perception in Modernity, Berkeley, 1993, sont les textes fondamentaux dans cet axe de la recherche. 21. Fashioning Fashion: European Dress in Detail 1700-1915, Sharon Sadako Takeda, Kate Durland Spilker éd., (cat. expo., Los Angeles County Museum of Art, 2010-2011), Los Angeles, 2010, p. 145. 22. Y a-t-il un pan de l’histoire de l’art contemporain qui est mondialisé ? Deux études récentes s’attaquent à ce vaste sujet : David Carrier, A World Art History and its Objects, University Park, 2008, et James Elkins et al éd., Art and Globalization, University Park, 2010. 23. Japan & Paris: Impressionism, Postimpressionism, and the Modern Era, Christine M. E. Guth et al. éd., (cat. expo., Honolulu Academy of Arts, 2004), Seattle, 2004 ; Monet and Japan, Virginia Spate, Gary Hickey éd., (cat. expo., Canberra, National Gallery of Australia, 2001), Canberra, 2001. 24. L’École de Nancy : peinture et Art nouveau, Jean-Paul Midant, Béatrice Salmon éd., (cat. expo., Nancy, Musée des Beaux-Arts, 1999), Paris, 1999 ; Une ville pour l’impressionnisme : Monet, Pissarro et Gauguin à Rouen, Laurent Salomé éd., (cat. expo., Rouen, Musée des Beaux-Arts, 2010), Paris, 2010. 25. Charles Baudelaire, Salon de 1846, David Kelley éd., Oxford, 1975. 26. Ruth Berson, The New Painting: Impressionism, 1874-1886, Documentation, I, Reviews , San Francisco, 1996. 27. Arthur Rimbaud, « Adieu », dans Une saison en enfer, Paris, (1873) 1988, p. 116. 28. Arthur Rimbaud, « Délires II : Alchimie du verbe », dans Rimbaud, (1873) 1988, cité n. 27, p. 106. 29. Augustin de Butler, Lumières sur les impressionnistes, Paris, 2004. 30. Camille Pissarro, « À Lucien », 8 mai 1903, et Correspondance de Camille Pissarro, V, 1899-1903, Paris, 1991, p. 337 31. Roland Barthes, « Tel Quel », dans Délibération, 82, hiver 1979, vol. III, p. 1011. 32. Georges Bataille, Manet. Études biographique et critique, Lausanne, 1955, vol. IX, p. 147. 33. André Gide, Journal, 4 juillet 1909. 34. Claude Monet, « À Alice », 28 janvier 1888, dans Daniel Wildenstein, Monet, vie et œuvre, III, 1887-1898. Peintures, Lausanne/Paris, 1979. 35. Gilles Clément, Manifeste du Tiers Paysage, Paris, 2004. 36. Greg M. Thomas, Art and Ecology in Nineteenth Century France: the Landscapes of Théodore Rousseau, Princeton, 2000. 37. Giuseppe de Nittis : la modernité élégante, Gilles Chazal, Dominique Morel, Emanuela Angiuli éd., (cat. expo., Paris, Petit Palais – Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, 2011), Paris, 2010. 38. « … the Impressionists articulated a new and radical holism – an ecological vision – and made it available to future art and imagination » ; « it exposes the dynamism and contingency of a social system, and thus its potential for change » (From Corot to Monet: The Ecology of Impressionism, Stephen F. Eisenman éd., [cat. expo., Rome, Complesso Monumentale del Vittoriano, 2010], Rome,

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2010, p. 18). Voir aussi James H. Rubin, Impressionism and the Modern Landscape: Productivity, Technology, and Urbanization form Manet to Van Gogh, Berkeley, 2008. 39. Bien que ne traitant pas exclusivement de l’art « impressionniste », une nouvelle anthologie démontre les courants émergents dans l’étude de l’art du XIXe siècle : Temma Balducci, Heather Belnap Jensen, Pamela Warner éd., Interior Portraiture and Masculine Identity in France, 1789-1914, Farnham, 2011. Pour une approche transversale des principaux sujets d’intérêts des premières études, voir Mary Tompkins Lewis éd., Critical Readings in Impressionism and Post-Impressionism: An Anthology, Berkeley, 2007. 40. Birth of Impressionism: Masterpieces from the Musée d’Orsay, Guy Cogeval et al éd., (cat. expo., San Francisco Fine Arts Museums, de Young Museum, 2010), San Francisco, 2010. 41. Denis Rouart éd., Correspondance de Berthe Morisot et de sa famille, 1950, p. 154. 42. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, IV, Sodome et Gomorrhe, Paris, 1921-1922, vol. III, p. 206. 43. Jacques-Émile Blanche, Propos de peintre, III, De Gauguin à la Revue nègre, Paris, 1928, p. 28-29.

INDEX

Mots-clés : impressionisme, modernité, premiers modernismes, geographie culturelle, naturalisme, écologie, paysage, histoire sociale, orientalisme Index chronologique : 1800, 1900, 2000 Index géographique : Paris, France Keywords : impressionism, modernity, early modernism, cultural geography, naturalism, ecology, landscape, social history, orientalism

AUTEURS

MARIANNE ALPHANT

Écrivain et journaliste, elle a dirigé les « Revues parlées » du Centre Pompidou et a organisé les expositions Roland Barthes (2002) et Samuel Beckett (2007). Elle a publié entre autres Claude Monet : une vie dans le paysage (1993, 2010) et Claude Monet : cathédrale(s) de Rouen (2010).

HOLLIS CLAYSON

Professor of Art History et Bergen Evans Professor of the Humanities, Northwestern University, elle a notamment publié Painted Love: Prostitution in French Art of the Impressionist Era (1991, 2003). Elle travaille sur le projet Electric Paris: The Visual Cultures of the City of Light in the Era of Thomas Edison.

RICHARD THOMSON

Watson Gordon Professor of Fine Art, Edinburgh University. Parmi ses écrits sur l’art français de la fin du XIXe siècle, on compte des monographies sur Seurat et Degas et La République troublée (2008). Il a collaboré à de nombreuses expositions, dont Monet (2010-2011).

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ANDRÉ DOMBROWSKI

Assistant Professor, University of Pennsylvania, il est l’auteur de Cézanne, Murder and Modern Life (à paraître en 2012), et spécialiste de l’art et de la culture matérielle français et allemands de la fin du XIXe siècle.

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Cinéma et musée : nouvelles temporalités Film and the museum: new temporalities

Érik Bullot, Angela Dalle Vacche, Philippe-Alain Michaud et Hervé Joubert- Laurencin

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce débat a eu lieu en public à l’INHA le 12 janvier 2011.

1 Les contributions qui suivent partaient d’un constat apparemment indiscutable et admis d’avance, soit qu’on l’admette pour s’en réjouir, soit qu’on l’estime décadent : toutes les formes possibles de cinéma, archaïques ou actuelles, commerciales ou expérimentales, dessinées ou enregistrées, sont aujourd’hui présentes au musée. Or, cela ne va pas de soi. Cette évidence d’époque n’est peut-être ni évidente ni propre à notre temps. Rapprocher musée et cinéma n’a tout d’abord rien d’évident parce que, par-delà toute archéologie et toute technologie, le « cinéma » est une boîte noire, dont la vérité originelle consiste à capturer la vie extérieure dans une « chambre obscure » mécanisée, fût-elle une caméra numérique ou un dispositif de motion capture, pour la redonner en images et en projection dans une « salle obscure ». Le musée de son côté, pris dans le sens plus large d’expérience d’exposition, serait par opposition un white cube aux murs blancs illuminés, sur lesquels ou devant lesquels l’objet d’art, venu d’une subjectivité, se projette vers l’extérieur. Questionner leur rapprochement revient à reprendre à nouveaux frais les questions de philosophie de l’art posées jusqu’ici au cinéma en termes de spécificité, et c’est à ce point qu’Angela Dalle Vacche reprend le débat, avec son excitante proposition de cinéma comme « musée sans murs », qu’elle confronte de manière très originale à la théorie du réalisme d’André Bazin, située brièvement mais avec pénétration. La nouveauté du rapprochement peut nous paraître frappante depuis la fin des années 1980, et même relancée plus récemment par l’importance croissante de la technologie numérique dans notre vie quotidienne comme dans l’industrie du cinéma. Les écrans plats ont promu un temps l’accrochage des images mouvantes aux côtés des tableaux comme si de rien n’était : nous avons connu, en France, les impressionnistes flanqués des films Lumière, les Disney exposés avec la

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peinture européenne plus ou moins kitsch du XIXe siècle, ou encore les œuvres de Jean Renoir avec celles de Pierre-Auguste Renoir… Nouveauté rien moins que discutable pourtant quand on y regarde de plus près, comme le font ici d’Erik Bullot et de Philippe-Alain Michaud.

2 Depuis les années 1910 et jusqu’aux années 1980, le débat cinéma-musée – si on devait le repérer sachant qu’il n’était pas alors constitué pour lui-même – se trouvait plutôt pensé dans le cadre du « film d’art » (le documentaire sur l’art, le critofilm à la Ragghianti1, l’analyse d’un tableau ou d’une œuvre) ou encore au sein du discours de l’avant-garde, qui fournit régulièrement des artistes complets réalisant des films expérimentaux en même temps que des œuvres plastiques, et dont le rôle de passeurs reste essentiel pour comprendre comment le cinéma put entrer un jour au musée. Ces questions ne sont évidemment pas éteintes et ont pu se renouveler. On peut donc supposer que la question spécifique musée-cinéma, malgré sa supposée évidence, est nouvelle non pas en tant que réalité, mais bien en tant que discours. L’écriture suscitée par le cinéma a toujours dédaigné le concept de « postmodernité », mais Jean-Claude Biette inventa en 1987 l’idée de « films-visites guidées du vieux cinéma », version proprement muséale de ce qu’il avait appelé dix ans plus tôt le « cinéma filmé »2, consistant à recréer artificiellement dans le goût du jour le devenir patrimonial du cinéma du passé, de mieux en mieux connu dans le détail par ses reproductions domestiques télévisées, en cassettes vidéo, puis en DVD. Plusieurs « fins » du cinéma sont évoquées au passage dans ce débat : leur multiplicité même (car on pourrait en ajouter quelques-unes, de ces « morts » du cinéma) les rend ironiques, et aucun des intervenants ne les tient pour des réalités historiques ou conceptuelles : le cinéma est toujours là et il prend diverses formes, inattendues, comme ce fut le cas depuis son origine à la fin du XIXe siècle. Cela signifie seulement que le temps du débat comme celui de la question débattue n’est pas un problème de datation chronologique, car le cinéma, depuis son apparition historique avérée au sein des arts plus immémoriaux (ou – c’est paradoxalement égal – plus historiquement déterminés) et de leurs habitudes d’exposition, répond à une temporalité propre, ou plutôt met en jeu des temporalités changeantes, diversifiées et paradoxales [Hervé Joubert-Laurencin].

Érik Bullot | Éloge de la voie de garage

3 On peut observer depuis une quinzaine d’années un déplacement profond des territoires de l’art et du cinéma. Des films destinés a priori à la salle ou aux festivals ne rencontrent plus l’accueil attendu. Désormais le lieu de diffusion de ces films est souvent celui des arts plastiques. À l’intérieur de ce déplacement du cinéma vers le champ de l’art, marqué par un certain nombre de déterritorialisations et de reterritorialisations, le musée occupe une place centrale. Il n’est en aucun cas un lieu antinomique au médium. Dès les années d’après-guerre, on peut percevoir des signes manifestes d’un devenir-musée du cinéma. Je m’attacherai à évoquer ici trois exemples, relatifs aux seules années 1946-1947.

« Art in cinema »

4 « Art in Cinema » est le titre générique d’une série d’événements annuels, parfois accompagnés de conférences, conçue par Frank Stauffacher et Richard Foster en 1946 et poursuivie par Stauffacher jusqu’en 1954, en partenariat avec le San Francisco Museum of Art. Organisée à l’automne 1946, la première série privilégie les artistes et cinéastes européens et donne lieu à l’édition d’un catalogue l’année suivante, obéissant aux critères scientifiques de la muséologie moderne (notices des œuvres, textes

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critiques, anthologies, panoramas). Selon la feuille de programme parue en septembre 1946, « Art in Cinema » se propose d’explorer les relations entre le cinéma et les autres arts (sculpture, peinture, poésie), de stimuler l’intérêt du spectateur pour le cinéma comme art créatif et d’offrir une diffusion aux artistes contemporains américains qui travaillent dans l’obscurité. L’intérêt de cette manifestation réside dans sa conscience très nette du musée comme ressaisie de l’avant-garde. La proposition est assez exemplaire. L’après-guerre représente en effet un moment critique de l’avant- garde. Celle-ci a-t-elle disparu ? A-t-elle un avenir ? Les avis divergent. On trouve un signe éloquent de ce débat dans l’article d’André Bazin, publié en 1948, « Défense de l’avant-garde »3 – un titre totalement trompeur puisqu’il en sonne le glas. Sa condamnation de l’avant-garde repose sur le souhait d’une autonomie artistique du cinéma (ce fut l’objectif de la « politique des auteurs »), débarrassé de la tutelle, voire du surmoi artistique de l’avant-garde, et la prise en compte du caractère populaire et industriel du cinéma. « Toute recherche esthétique », écrit-il en évoquant l’avant- garde, « fondée sur une restriction de son audience est donc d’abord une erreur historique vouée d’avance à l’échec : une voie de garage »4. L’avant-garde est pour Bazin un chapitre clos de l’histoire du cinéma. « Art in Cinema » est une réponse à cette situation. Non seulement la manifestation programme la production d’avant-garde contemporaine, qui prendra le nom d’expérimentale peu après, mais elle inscrit cette nouvelle étape dans l’espace du musée – même si celui-ci constitue davantage un cadre symbolique qu’un espace d’exposition. D’une certaine manière, le musée est devenu lui- même une « voie de garage », non au sens d’une butée ou d’une impasse (tel est le sens donné par Bazin à cette expression), mais au sens plus exact d’une voie de service parallèle aux voies principales pour faciliter la circulation. Le musée est un principe d’aiguillage du cinéma.

Romantic Museum

5 En décembre 1946, sur la côte Est, l’artiste américain Joseph Cornell, dont on connaît les liens avec le cinéma (collectionneur de films et de photographies, réalisateur de Rose Hobart premier film de found footage5 – ou du moins l’un des premiers consacrés comme tel –, présenté dès 1936 dans la galerie Julien Levy), se transforme en commissaire et présente une exposition personnelle dans une galerie à New York, The Hugo Gallery, intitulée Romantic Museum. L’exposition est constituée de boîtes et d’objets de sa collection dédiés à des ballerines, des divas et des stars du cinéma (on y trouve des hommages à Lauren Bacall et Jennifer Jones). Il expose notamment Penny Arcade Portrait of Lauren Bacall qui constitue un hommage vibrant à l’actrice mais également au cinéma lui-même. En ces années-là, Cornell retrouve chez quelques actrices du cinéma contemporain, notamment chez Hedy Lamarr, les éclats du cinéma muet dont il conserve la mémoire la plus vive. Le présent représente pour lui une puissance d’actualisation du passé. Ce sentiment de nostalgie exprime la conscience d’une finitude paradoxale. Il est curieux d’en trouver un écho direct dans les propos de Serge Daney au sujet de la cinéphilie. « Arriver in extremis, presque trop tard, en faisant mine de croire que le festin a encore lieu, c’est sans doute l’essence de ce qu’on appelle la cinéphilie. Le cinéphile, ce n’est pas celui qui a la nostalgie d’un âge d’or, qu’il a connu ou pas, et dont il pense que rien ne l’a égalé depuis. Le cinéphile, c’est celui qui, même à un film qui vient de sortir, un film au présent, sent déjà passer l’aile du ‘cela aura été’ » 6. Cornell prend l’exacte mesure de cette temporalité en proposant un musée à

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l’intérieur d’une galerie pour rendre hommage au cinéma. Temporalité au futur antérieur, qui caractérise également la programmation d’« Art in Cinema » : le cinéma est envisagé dans une double perspective de finitude (la fin de l’avant-garde historique ou du cinéma muet) et de renouveau (l’héritage européen, les premiers signes du cinéma expérimental américain pour « Art in Cinema » ou la fabrication de boîtes et d’objets). Le musée n’est pas envisagé comme un lieu de conservation, mais comme un espace de production qui relaie la mémoire du cinéma.

Dreams

6 En septembre 1947, c’est-à-dire un an plus tard, Hans Richter réalise Dreams That Money Can Buy. Par le choix des artistes (Max Ernst, Fernand Léger, Man Ray, Marcel Duchamp, Calder) et des compositeurs (John Cage, Paul Bowles, Darius Milhaud, entre autres), le film se caractérise assurément par un effet de label, tiré du côté de la respectabilité culturelle – il fut d’ailleurs très mal accueilli par Henri Langlois. Le projet est la réponse donnée par Richter à une offre financière de Peggy Guggenheim qui lui proposa de réaliser une suite d’épisodes pour encadrer ses anciennes bandes d’avant-garde en vue d’une diffusion en salle à New York. La situation est comparable à celle d’« Art in Cinema ». Quelle est la suite possible de l’avant-garde ? A-t-elle un avenir ? Comment exposer le cinéma ? Léger parvint à convaincre Richter de réaliser un nouveau film à cette occasion. Dreams comporte dès le début une dimension anthologique et rétrospective. En proposant une sorte de musée imaginaire de l’art moderne, proche du catalogue d’exposition, le film apparaît aujourd’hui comme une anticipation du devenir muséal du cinéma. Il peut clairement être vu (on en trouve l’énoncé chez Richter) comme un film-musée à des fins rétrospectives et pédagogiques. Le Musée imaginaire de Malraux, dont on connaît la postérité à travers les Histoire(s) du cinéma de Godard, paraît en octobre 1947. Le musée est la forme prise par le cinéma, sous différentes formes, pour penser son histoire. Le film lui-même peut devenir un musée, à l’instar d’une valise duchampienne ou d’une boîte cornellienne.

Futur antérieur

7 Si j’ai choisi trois exemples américains, c’est parce que le cinéma trace une ligne de démarcation très nette entre les traditions américaine et européenne. Le destin de l’avant-garde cinématographique ne sera pas le même en Europe. Son entrée au musée est plus tardive (le programme conçu par Peter Kubelka sous le titre Une histoire du cinéma pour le Centre Georges Pompidou date de 1976). La « politique des auteurs » aura tenté à la fois d’historiciser le cinéma et de prolonger son devenir populaire. Mais au-delà de ce différend culturel, ces manifestations offrent trois exemples d’un devenir-musée du cinéma : la programmation de films (le musée remplace la salle de cinéma et exerce une fonction critique), la fabrication d’objets, dont on connaît la postérité à travers Marcel Broodthaers ou les Yellow Movies (1973) de Tony Conrad, par exemple, et le film comme musée qui exprime une conscience métahistorique du médium, au sens donné à ce terme par Hollis Frampton.

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Aujourd’hui

8 Si la situation n’est plus la même (ce n’est plus la nostalgie du cinéma muet ou de l’avant-garde qui aimante massivement les artistes mais plutôt le cinéma d’auteur), il n’en reste pas moins que les trois modalités de cinéma au musée offertes par ces exemples se retrouvent aujourd’hui en conjuguant très souvent l’effort d’anamnèse à la promesse, à la manière d’un éternel retour qui semble caractériser l’histoire du cinéma. Il est loisible dès lors d’analyser à partir de ces prémisses les modalités de présence du cinéma au musée : les questions de la boucle, de la projection, de la salle, de la place et de la circulation du spectateur, de l’entrée et de la sortie, du sens de la visite insistent sur cette double temporalité. Lorsque Steve McQueen propose dans son exposition au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 2003, Speaking in Tongues, un trajet pour le visiteur à sens unique, il renouvelle les figures de la voie de garage et de l’aiguillage. Ce n’est pas un hasard non plus si Godard choisit, dans son exposition Voyage(s) en utopie, en 2006, de ne pas faire passer le train miniature qui relie les salles « Avant-hier » et « Hier » dans la salle « Aujourd’hui ». Cela est fidèle à son credo. Je persiste pour ma part à penser, au regard de cette histoire, que l’aujourd’hui, sous la forme du musée, est une voie de garage – au sens littéral – qui actualise une promesse du cinéma au futur antérieur.

Philippe-Alain Michaud | Le film-musée : un changement de durée

9 Le point de départ de ma réflexion sera 1943 : la fin du cinéma selon Hollis Frampton. J’aime particulièrement l’un de ses textes, publié dans Circles of confusion7, dans lequel il imagine une fiction qui met en scène un archéologue découvrant un site Anasazi – les ancêtres des Hopis dans la Mesa Verde –, une caverne dans laquelle il trouve des rouleaux de boyaux de chiens séchés sur lesquels sont peints des pictogrammes. Après un certain nombre de déductions, il arrive à comprendre qu’il s’agit de films qui étaient projetés sur des bassines remplies d’eau au moyen d’un système de réfraction : les images reflétées dans l’eau étaient projetées sur les murs. Il en conclut, avant de commencer à déchiffrer ce que signifient les pictogrammes, que les Anasazi ont été les véritables inventeurs du cinéma. En dehors de son caractère merveilleux, l’intérêt de cette fiction est de montrer que le cinéma n’est pas lié à son destin technique, c’est-à- dire qu’il a existé bien avant le moment historique où la conjonction d’un certain nombre de paramètres techniques (l’émulsion rapide, la perforation, le support souple transparent…) donne naissance à l’invention du cinéma tel qu’on l’a entendu au XXe siècle et tel que, probablement, on a arrêté de le comprendre au seuil du XXIe siècle. On s’aperçoit rétrospectivement aujourd’hui que tout au long du siècle précédent, le cinéma, les arts plastiques et les lieux où ces derniers sont présentés – galeries et musées – ont une histoire qui ne recoupe pas l’histoire du cinéma au sens technique du terme.

10 On peut retracer très rapidement quelques dates essentielles de cette conjonction cinéma/arts plastiques, outre « Art in Cinema » de 1946, dont Érik Bullot a déjà parlé. Je citerai rapidement, en 1902, les installations de Franz Boas pour l’American Museum of Natural History de New York, où l’agencement des vitrines est conçu comme un véritable dispositif « para-cinématographique », pour reprendre le terme de Hollis

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Frampton qui désignait ainsi la manière dont on peut retrouver des phénomènes liés à l’expérience cinématographique en dehors du dispositif technique du cinéma. Le parcours du visiteur est conçu comme un défilement devant les vitrines, elles-mêmes pensées comme des écrans éclairés de manière cinématographique, avec un arrière- fond peint, devant lequel des mannequins sont placés de sorte qu’une profondeur se creuse entre l’avant-plan et l’arrière-plan. Boas se sert des vitrines pour exprimer sa vision contextualisante de la culture vernaculaire (un objet ne prend de signification que replacé dans son contexte) ; en même temps, le dispositif relève du spectaculaire et d’une idéologie du cinéma qui est en train de se mettre en place à la même époque.

11 Dans les années 1920, il faut citer les expositions conçues par El Lissitzky en Allemagne, à commencer, en 1927, par l’Abstraktes Kabinett du Landesmuseum de Hanovre : dans cet espace (aujourd’hui reconstitué), le visiteur est invité à activer des effets dynamiques dans l’exposition des œuvres ; les murs sont recouverts de cannelures noires d’un côté et blanches de l’autre, si bien que le déplacement non seulement du regard mais aussi du corps du visiteur produit un effet de variation dans les contrastes et donc un effet de dynamisation de l’espace. L’Abstraktes Kabinett de Hanovre laissera des traces dans l’histoire de la muséographie. On peut notamment penser au pavillon finlandais de l’Exposition universelle de New York (1939) où Alvar Aalto reprend cet effet de cannelures et produit une sorte de façade ondulée dans laquelle il incruste des écrans : un dispositif cinématographique étendu et repris à l’échelle muséale. Ce procédé sera réutilisé par Ray et Charles Eames à Osaka pour l’Exposition universelle de 1970. À l’intérieur du pavillon Pepsi, ils conçoivent ainsi un mur d’images le long duquel s’élève une nacelle, dans laquelle les visiteurs découvrent les images animées par le mouvement mécanique de cette même nacelle.

12 Un an après avoir conçu l’Abstraktes Kabinett, Lissitzky conçoit le Pavillon soviétique pour l’Exposition internationale de la presse de Cologne, comme une sorte de gigantesque montage à l’échelle du musée dans lequel on distingue l’ombre portée de la culture constructiviste cinématographique faisant retour sur le dispositif muséal.

13 Parmi les dates qui me semblent les plus importantes dans cette histoire du cinéma appliquée à la muséographie, je citerais 1942, l’année où se tient l’exposition de Frederick Kiesler intitulée Art of this Century, conçue pour Peggy Guggenheim. Kiesler y élabore des dispositifs spécifiquement cinématographiques : les toiles (non encadrées) sont placées sur des bras portants comme flottant dans l’espace ; l’éclairage des œuvres est intermittent ; une lumière clignotante permettant d’éclairer les œuvres les unes après les autres ; certaines œuvres défilent sur des tapis roulant ; un bruit de train – dispositif inspiré de la culture foraine de l’entertainment – résonne dans la galerie surréaliste de l’exposition. 1942 est aussi la date de Road to Victory, une exposition de propagande conçue par Edward Steichen et Herbert Bayer au MoMA à New York, visant à préparer l’entrée en guerre des États-Unis. Il s’agit cette fois d’une exposition entièrement dématérialisée : il n’y a plus d’œuvres d’art mais uniquement des photographies non signées. L’exposition est conçue sur un schéma narratif, un dispositif de montage qui reprend en filigrane l’esthétique du grand cinéma épique américain, et notamment celui de John Ford.

14 Enfin, le dernier exemple que je voudrais citer est celui du pavillon de la Crazy House conçu par Richard Hamilton, l’un des inventeurs du Pop Art, pour l’exposition This Is Tomorrow, organisée à Londres en 1959 à la Whitechapel Art Gallery. Comme dans l’exposition de Steichen et Bayer à New York, la Crazy House est entièrement conçue

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sans œuvre d’art et comme un plateau de cinéma dont l’agrandissement d’une silhouette de Marilyn Monroe et une grande reproduction de Robby, le robot de Forbidden Planet, apparaissent comme les fétiches. Le dispositif de Richard Hamilton révèle une divergence inédite entre le dispositif muséographique et la présentation des œuvres : le dispositif muséographique rejoint le cinéma et fait même l’économie des œuvres d’art. Dans cet ensemble d’exemples, on voit très bien comment les différentes propriétés du film, à savoir les propriétés projectives, narratives, celles du défilement et du montage sont dissociées de leur application technique pour être utilisées dans un contexte muséographique. Et ces propriétés continuent à produire des effets une fois dissociées les unes des autres.

15 On assiste depuis la dernière décennie au moins, peut-être même depuis les années 1980-1990, au moment où l’absorption du film par la scénographie d’exposition est parvenue à son point d’achèvement à un mouvement inverse ou, du moins, à un retournement : le film étant conçu comme un musée ou comme une collection, le cinéma vient à son tour s’identifier au dispositif muséographique. Dans Flash in the Metropolitan, un film réalisé de nuit en 2006 (16 mm, 3 minutes, en boucle) sur les collections du Metropolitan Museum of Art à New York, Rosalind Nashashibi et Lucy Skaer éclairent les œuvres (choisies dans les départements archéologiques et ethnographiques) au moyen d’une torche lumineuse et les replongent dans l’obscurité, susbstituant la problématique de l’apparition et de la disparition à celle de l’exposition. Dans Ethnologisches Museum, réalisé en 2009 dans le musée ethnologique de Dahlem, Alexandra Leykauf – qui travaille d’une manière générale sur les rapports entre architecture, film et sculpture8 – cherche par le film à arracher l’objet à sa temporalité muséale. Elle montre les objets suspendus, comme flottant dans l’air, coincés entre les lamelles transparentes des vitrines très réfléchissantes qui fonctionnent comme des masques autant que comme des présentoirs. Ces images évoquent précisément un passage du Problème de la forme dans les arts figuratifs d’Adolf von Hildebrand9, sculpteur et théoricien de la sculpture de la fin du XIXe siècle. Dans le cinquième chapitre de son ouvrage, intitulé « La saisie du relief », il explique que pour produire un effet de profondeur à partir de la surface, il faut que le spectateur imagine que l’objet, placé sur un fond plat, est installé entre deux lamelles de verre transparentes – la lamelle la plus éloignée du spectateur touchant l’arrière de la figure, la plus proche touchant sa face antérieure. Une fois ce dispositif mental mis en place, l’effet de profondeur se produit dans la bi-dimensionnalité. Or Hildebrand affirme que cet effet de profondeur est à l’origine du mouvement : le creusement de l’espace est dynamique. Lorsque les artistes transforment le film en espace muséal ou en collection, ils n’injectent pas du mouvement dans les œuvres conservées dans les vitrines des musées, mais arrachent celles-ci à leur durée objectale.

16 Dans Figure 3 (2008), Paul Sietsema expose une étrange collection d’exotica et d’antiquités chinoises factices (il produit les objets, les casse et les recolle) qu’il filme les unes après les autres en plans fixes d’une durée régulière. Les objets sont présentés comme un enchaînement de vues d’objets entièrement neutralisées. Sietsema retrouve là un dispositif qui existait dans les années 1910-1920, qui était celui des musées d’objets filmés, des slideshow avant la lettre : les objets défilaient les uns après les autres entrecoupés de cartons descriptifs. S’ils ressemblent à des portefeuilles d’images à la manière des « musées de papier » qui naissent au XVIe siècle, ces films – aujourd’hui

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conservés dans les archives cinématographiques – étaient teintés et virés, c’est-à-dire qu’ils n’étaient pas faits pour la recherche mais destinés à la projection publique.

Angela Dalle Vacche | Bazin ou Eisenstein : le cinéma entre l’art et la vie

17 Échappant au principe de la spécificité du médium formulé par Gotthold Ephraim Lessing10 et au concept wagnérien de l’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk), le cinéma recouvre bien plus que les seuls arts et médias produits par l’homme. Depuis les toutes premières expérimentations de la photographie sans appareil, le cinéma jaillit de la rencontre entre la lumière et la matière, donnant ainsi naissance à une trace qui, si elle peut certes être indexée, est encore dépourvue de valeur iconique et symbolique. Le cinéma peut ainsi être assimilé à un ersatz ontologique, à un fantôme matérialisé, ou encore à l’automate spirituel de Gilles Deleuze : son ontogenèse prend source dans le monde extérieur (des feuilles sur une surface photosensible, par exemple) dans la mesure où la matière – une matrice – réagit à l’énergie, à l’entropie ou à la lumière. Cette image naturelle, loin d’être une illusion platonicienne, est un film ou du collodion, c’est-à-dire une pellicule (du latin pellis, peau) qui enregistre les contours d’un objet doté d’une existence matérielle. Dans ce contexte, l’ontologie ne se réfère pas à la genèse de l’objet ou de son support, mais à la genèse d’une troisième entité à part entière, d’où l’impossibilité d’appliquer au cinéma la notion de spécificité du médium développée par Lessing.

18 L’œil-de-verre de la caméra, bien qu’il « voie » à la manière d’un être humain, s’érige aussi en œil non-humain : il instaure une relation particulière avec des phénomènes scientifiques visibles et non-visibles du monde, les rendant visibles à l’œil humain sous la forme d’images qui se meuvent au sein d’une matrice spatio-temporelle. Engagé dans un dialogue avec les arts, le cinéma est cependant différent des arts plus anciens façonnés par l’homme, ainsi que de l’imagerie numérique actuelle, qui se fonde aussi sur une conception de façonnage humain. Il démontre en effet une affinité tant avec la contingence et l’arbitraire incontrôlables de la nature qu’avec le télescope et le microscope, qui donnent à voir le monde tel qu’il existe au-delà des limites imposées par l’œil humain et permettent donc de congédier le sujet tel qu’il est conçu par un humanisme éculé et nombriliste. Or, c’est sur cet humanisme suranné que s’appuie la philosophie du musée d’art.

19 Cette définition recouvrant l’ontologie du cinéma est au cœur de la théorie du film d’André Bazin. Mais, dans un débat sur le cinéma et le musée, pourquoi faire état de la théorie réaliste de Bazin plutôt que de l’approche formaliste soutenue par Eisenstein ? Car il faut admettre que le cinéma et le musée ont bien des points communs dans le maintien de l’apparence des choses : le premier par le biais d’un enregistrement sur une surface épidermique nommée « film », le second par la collection et la présentation d’objets. La signification du paradigme « Bazin ou Eisenstein » tient à ce que, pour Eisenstein, le cinéma est un art façonné par l’homme, dont la spécificité réside dans le montage. Pour ce dernier, le cinéma est assimilable à un musée sans murs et en mouvement : il synthétise l’histoire de l’art puis la fait voler en éclats afin de pouvoir la reconfigurer par le biais du montage, au nom du changement social.

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Russian Ark : une visite au musée

20 Cette question du film qui regarde le musée se dégage clairement dans Russian Ark d’Alexander Sokurov (2002), produit par le musée de l’Hermitage à Saint-Pétersbourg et tourné dans ses salles. Ce film, constitué d’un plan-séquence de 90 minutes, offre un cas d’étude fascinant car il s’apparente à une visite du musée qui, bien que planifiée à l’avance, est aussi imprévisible qu’un chemin glissant. Sokurov a mis en scène mille figurants et des présentations simultanées de danse et de théâtre dans un espace complexe constitué de petites salles, d’escaliers et de couloirs, et peuplé d’objets fragiles. Au terme du tournage, auquel le personnel de l’Hermitage a participé, le musée n’avait subi aucun dommage et le réalisateur avait accompli son rêve de créer un film d’« un seul souffle ». Le film reçut un accueil tiède de bon nombre de critiques, qui le considérèrent comme une réponse réactionnaire et nostalgique au Cuirassé « Potemkine » d’Eisenstein (1925).

21 Faisant en sorte que la temporalité filmique corresponde au temps réel nécessaire pour traverser l’Hermitage à pied, muni d’un nouveau modèle de caméra allemande attelée à l’opérateur steadicam Tilman Buttner, Sokurov élabore un réalisme à la fois perceptuel et phénoménologique. Il interroge en effet les manières directes et indirectes dont les objets et les personnes croisent consciemment la caméra en mouvement ou bien glissent à leur insu le long du champ de vision. Au fil du plan séquence de 90 minutes, le temps se déploie en strates successives, faisant se chevaucher dans un même espace- temps les administrateurs du musée et des acteurs amateurs vêtus d’habits des XVIIIe, XIXe ou XXe siècles. Évidemment, Sokurov sait pertinemment que les enfants du tsar sont morts et ne peuvent réellement occuper le même espace que celui exploré par l’opérateur steadicam.

22 Ce film incarne ainsi le fantasme du voyage dans le temps et celui de la transformation du cinéma en un fantôme matérialisé qui, doté d’une sensibilité et d’une respiration non-humaines, parvient à convoquer les ombres du passé. La peinture fait figurer des personnages étrangers et éternels que l’on ne peut que contempler avec fascination, sans pour autant pouvoir se glisser dans leur peau ; en revanche, le cinéma, par le biais du plan-séquence, rend visible l’expérience de ce musée-maison comme si l’on traversait les siècles d’une seule traite, avec leurs coutumes, leurs ambiances et leurs modes de perception. Cependant, assimiler cette expérience à une immersion dans le passé, avec la perte de soi wagnérienne ou la fusion quelque peu primitive du soi avec l’autre que cela implique, serait une erreur. Au contraire, le guide-narrateur interne et visible – le marquis de Custine, joué par Sergei Dreiden – se présente comme étant à la fois au-dedans et en dehors du film.

23 La caméra, comme nous l’apprend le marquis de Custine, plutôt que de parcourir les salles d’une exposition bien définie, préfère errer au fil des sujets sacrés et profanes de différents tableaux, observer une dame aveugle qui touche des doigts une œuvre ou encore contempler une visiteuse qui s’adresse à une peinture comme à son amant. Le comportement incongru de certains de ces visiteurs, à l’exemple des domestiques qui dressent la table, fait oublier les murs du musée, qui est habituellement un lieu de silence et de parole contrôlée, un lieu de solitude. La hiérarchie des sens propres au musée qui dicte le primat de la vue sur le toucher – « regarder, mais ne pas toucher » – est bousculée par la présence de marins et d’enfants qui investissent pour la première fois l’espace muséal. À l’inverse du musée où la vue domine, le cinéma s’est spécialisé

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dans le scénario érotique de la vie à l’orée de sentiments secrets, à l’image de la sensualité subtile qui unit la dame aveugle et la sculpture qu’elle effleure.

24 De manière révélatrice, la géologie instable de Saint-Pétersbourg renvoie à la géographie éclectique du musée telle que la saisit l’œil mouvant de la caméra. Construit sur des terres marécageuses, le musée de l’Hermitage est un colosse aux pieds d’argile, à l’image de l’empire russe avant la révolution Bolchevique. Le spectre de Lénine et de l’hiver glacial que traversa la ville pendant le siège de Léningrad semble hanter le paysage enneigé et les nombreux regards fuyants qui ponctuent la fin du film de Sokurov. Dames et officiers du XIXe siècle qui assistent à un bal au palais, tels des figurants participant à un spectacle d’opulence condamné à disparaître, ne peuvent se regarder en face, habités par une conscience aiguë du caractère imaginaire et éphémère de leur existence. Les personnages qui entrent au musée au début du film ne connaissent pas leur chemin : une incertitude de l’avenir que Sokurov associe à la Russie de Poutine. Leurs regards entrecoupés donnent un aperçu éclair du réel comme un abîme qu’il est impossible de connaître ou de maîtriser et que nous ne pouvons que soupçonner tout au plus. La foule costumée sortant du musée se montre aussi inconsciente de l’imminente révolution bolchévique que les révolutionnaires l’ont été du régime staliniste qui les guettait. Mais c’est précisément cette absence de perspective historique qui caractérise la réalité de la vie au temps présent.

Plan séquence et télescopage des temps

25 Jens Meurer, producteur du film, raconte que l’on a permis à Sokurov et son équipe d’utiliser des objets oubliés dans les réserves, ce qui explique en quelque sorte les nombreuses petites scènes qui se déroulent en marge de l’opérateur steadicam et qui interrogent la réalité des 1 000 figurants habillés en grande tenue : ce sont des moments de violence et d’outrance qui ont été réprimées afin de maintenir la réputation digne et inattaquable du musée. À l’image de l’histoire officielle, le musée traditionnel exalte un seul récit dominant, écartant ainsi toute histoire marginale ou d’opposition.

26 Contrairement au musée bien rangé, où les objets gisent, figés dans une attente éternelle et silencieuse qui les distancie des vivants, le cinéma est un être plus hybride. C’est notamment la visite du musée par le cinéma qui pousse à constater que la frontière entre le soi et l’autre n’est rien d’autre qu’un phénomène de perception. La nature changeante de la perception est ce qui nous rend humains et éphémères, au contraire de la machine qu’est le cinéma, un automate spirituel capable de ressusciter une expérience perdue dans le temps. En tant qu’espace de conservation dépourvu de vie, le musée rappelle inévitablement le musée de cire ; en tant qu’espace habité par le mouvement, le film renferme un semblant de vie mais évoque aussi la mort à l’œuvre. La rencontre entre ces deux mondes est comparable au reflet que se renvoient deux miroirs identiques, le jeu entre les deux devenant intéressant lorsque quelque chose d’imprévisible vient rompre le cadre de l’une ou de l’autre des surfaces réfléchissantes.

27 Les objets de musée sont déracinés de la vie quotidienne et sont présentés comme des objets ayant une grande valeur d’échange. Ils ne sont pas seulement chargés de mémoire mais aussi de capital culturel. Certes, il n’y a pas de cinéma sans argent, mais sa diffusion coûte bien moins cher qu’une exposition itinérante. Même dans le cas d’une rencontre éloquente entre objet de musée et visiteur, l’échange est tellement

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aseptisé que toute spontanéité en est évacuée. Le cinéma, en revanche, grâce au mouvement et à la possibilité d’une large diffusion, offre l’expérience d’une rencontre mise en scène publiquement et dans un espace commun, mais qui relève de nos fantasmes individuels les plus intimes. Il nous fait participer collectivement à l’émotion d’une rencontre imminente et extraordinaire, un événement dont on ne peut être sûr qu’il arrivera réellement mais dont la possibilité exceptionnelle demeure toujours, à portée de main, à savoir l’impossibilité miraculeuse de la vie-dans-la-mort.

28 Russian Ark, en utilisant une approche elliptique de divulgation indirecte pour attirer l’attention sur le précipice au bord duquel nous vivons tous, permet de prendre la mesure de la « réalité ». Telle est la fonction du cinéma : c’est un médium à la frontière entre l’art et la vie. L’utilisation du temps présent pour raconter un récit tiré de l’histoire évoque la fragilité, l’expérience du temps et de la perception, ou encore l’absence de contrôle sur le processus historique. C’est ce désir de l’humanité de maîtriser la marche de l’histoire que reflètent les montages d’Eisenstein ou les manuels d’histoire. Russian Ark porte finalement sur le pouvoir destructeur du temps, dont la force est capable d’anéantir toute nostalgie humaine. Seul le réalisme du cinéma, qui en appelle à la perception et à l’illusion – en passant par le processus de l’enregistrement –, peut remplacer l’éternité de l’art par le temps court du plan séquence. Seul le cinéma peut naviguer, telle une arche, sur les flots des ombres du passé du musée de l’Hermitage.

NOTES

1. « Critofilm » est le néologisme inventé par Carlo Ludovico Ragghianti pour désigner son travail dans le cinéma, consistant à produire un « film » qui soit aussi une « critique » (d’art). 2. Jean-Claude Biette, Poétique des auteurs, Paris, 1988, p. 156 (derniers mots du livre) et p. 38. 3. André Bazin, « Découverte du cinéma : Défense de l’avant-garde », dans Le Cinéma français, de la Libération à la Nouvelle Vague : 1945-1958, Paris, 1998, p. 325-330 [éd. orig. dans L’Écran français, 21 décembre 1948]. 4. Bazin, (1948) 1998, cité n. 3, p. 326. 5. Le found footage caractérise une pratique filmique basée sur le réemploi, selon des modalités très diverses (film de montage, interventions plastiques, refilmage…), d’un métrage préexistant. 6. Serge Daney, Persévérance : entretien avec Serge Toubiana, Paris, 1994, p. 88-89. 7. Hollis Frampton, Circles of Confusion: Film Photography, Video Texts 1968-1980, Rochester, 1983. 8. Château de Bagatelle : Alexandra Leykauf, François Michaud, Kathleen Rahn, Alexandra Leykauf éd., (cat. expo., Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris), Nuremberg, 2010. 9. Adolf von Hildebrand, Le problème de la forme dans les arts figuratifs, Strasbourg, 1909 [éd. orig. : Das Problem der Form in der bildenden Kunst, Strasbourg, 1893]. 10. Gotthold Ephraim Lessing, Laocoön: An Essay upon the Limits of Painting and Poetry, Mineola, 2005 [éd. orig. : Laokoon, oder über die Grenzen der Mahlerey und Poesie, 1766].

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INDEX

Index chronologique : 1900, 2000 Keywords : cinema, museum, cinema-museum, avant-garde, museum film, projection, exhibition, editing, temporality, museology, cinematography Mots-clés : cinéma, musée, musée-cinéma, avant-garde, film-musée, projection, exposition, montage, temporalité, muséographie, cinématographie Index géographique : États-Unis, Russie, Allemagne, France

AUTEURS

ÉRIK BULLOT

Cinéaste et critique, il a coordonné Pointligneplan : cinéma et art contemporain (2002) et prépare un essai, Sortir du cinéma. Directeur des études à l’École européenne supérieure de l’image (Angoulême-Poitiers), il enseigne à la State University of New York, Buffalo.

ANGELA DALLE VACCHE

Elle est l’auteur de Cinema and Painting: How Film Is Used in Film (1996) et Diva: Defiance and Passion in Early Italian Cinema (2008), et a dirigé l’anthologie The Visual Turn: Classical Film Theory and Art History (2002). Elle prépare un livre sur André Bazin: Art, Film, Science.

PHILIPPE-ALAIN MICHAUD

Historien de l’art et théoricien du cinéma et des images, il est chef du service cinéma du MNAM- CCI, Paris. Il a notamment publié Sketches : histoire de l’art, cinéma (2006) et conçu l’exposition Le Mouvement des images (MNAM, 2006-2007).

HERVÉ JOUBERT-LAURENCIN

Il est professeur d’études cinématographiques et directeur du Centre de Recherches en Arts de l’université de Picardie. Spécialiste de l’œuvre de Pasolini et du cinéma d’animation, il a co-dirigé l’ouvrage Opening Bazin.

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Époque contemporaine

Travaux

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Les échanges artistiques entre la France et les États-Unis, 1950-1968 Artistic exchanges between France and the United States, 1950-1968 Die Kunstbeziehungen zwischen Frankreich und den USA, 1950-1968 Gli scambi artistici tra la Francia e gli Stati Uniti, 1950-1968 Los intercambios artísticos entre Francia y los Estados Unidos, 1950-1968

Sarah K. Rich

1 Faire le bilan des études concernant les échanges artistiques entre la France et les États-Unis dans les années 1950 et 1960 n’est pas chose aisée. Les identités des deux pays sont subtilement mêlées depuis les premiers temps de la colonisation de l’Amérique et leurs relations n’ont fait que se resserrer et gagner en complexité après la Seconde Guerre mondiale, avec autant de compréhension que d’animosité de part et d’autre. Cependant, ces relations ne sont pas exclusives ; d’autres pays y ont leur part. Il serait ainsi difficile de comprendre les relations entre la France et les États-Unis au milieu du XXe siècle si l’on n’y intégrait, comme point de triangulation, l’Union soviétique. La perte d’influence de Pablo Picasso aux États-Unis durant les années 1950, par exemple, est intimement liée à son appartenance revendiquée au parti communiste, position politique honnie qui explique en partie pourquoi d’autres artistes de premier plan, comme Matisse et plus tard Dubuffet, furent propulsés sur le devant de la scène américaine dans ces mêmes années. C’est également l’époque de la décolonisation, qui s’accompagne d’un certain essoufflement du prestige de la France et de l’expansion concomitante de l’Amérique, ce qui ne fut pas sans effet sur les relations artistiques transatlantiques1.

2 Les premières études dans le domaine, comme la grande exposition Paris-New York : 1908-1968 organisée en 1977 au Centre Georges Pompidou par Pontus Hulten, ne se sont guère attardées sur ces questions et n’ont pas problématisé la notion d’appartenance nationale. En revanche, le catalogue qui accompagnait l’exposition parisienne est devenu un ouvrage de référence – d’ailleurs récemment réédité – en raison de la quantité d’informations que l’on y trouve (Paris-New York, 1977 [1991]). Il rassemble des biographies d’artistes français et américains, s’attachant plus particulièrement aux

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aventures des uns et des autres sur l’autre rive de l’Atlantique, et fournit en outre une chronologie détaillée d’excellents articles historiques signés par des conservateurs de renom, comme Daniel Abadie ou Alfred Pacquement, consacrés à des galeristes ou à d’autres acteurs clés de la relation transatlantique. Notons toutefois que ces articles, plutôt anecdotiques, ne s’intéressent pas aux ramifications plus larges de la relation artistique franco-américaine.

Comment Serge Guilbaut a redéfini l’idée d’échange artistique entre la France et l’Amérique

3 Aux États-Unis à la même époque, une histoire de l’art différente était en gestation, dont la provocante peinture de Mark Tansey The Triumph of the New School (1982, New York, Whitney Museum of American Art) est une traduction visuelle astucieuse. Empruntant son titre à l’ouvrage effrontément nationaliste d’Irving Sandler, The Triumph of American Painting: A History of Abstract Expressionism (SANDLER, 1976), Tansey dépeint les relations artistiques de l’après-guerre comme des relations militaires, qui prennent la forme d’une reddition de Paris à New York. Sous l’œil effaré d’André Breton, de Pablo Picasso et des autres éminences de l’École de Paris, Clement Greenberg préside à la signature du traité de capitulation. Jackson Pollock se tient nonchalamment, les mains dans les poches (la manière photoréaliste de Tansey et la composition classique forment un contraste ironique avec l’abstraction qui fut l’arme de la victoire pour l’École de New York). Si les Français ont perdu, c’est en partie du fait de leur retard technologique semble-t-il – ils sont une armée de cavaliers face aux Américains équipés de tanks. Mais le conflit est aussi celui des styles. Les uniformes français sont élégants, seyants et impeccablement coupés ; les Américains sont presque négligés, ils se moquent des bonnes manières et le montrent. Cette opposition met en scène les termes mêmes utilisés par de nombreux critiques des années 1950 pour décrire les différences artistiques entre New York et Paris. On considérait généralement que les artistes français étaient trop classiques, trop élégants, tandis que les Américains étaient simples, directs, plus contemporains, d’où, finalement, leur victoire. Mais la traduction de ce contraste en termes militaires n’est pas seulement allégorique : comme le note Nancy Jachec (JACHEC, 2003), des recherches de plus en plus nombreuses du côté américain commençaient à s’intéresser, dans les années qui ont précédé la réalisation de la toile de Tansey, au rôle de l’art comme arme de propagande durant la guerre froide. L’art américain était devenu, explicitement, un moyen d’accroître l’influence culturelle et politique des États-Unis en France.

4 Les premiers articles qui s’engagèrent dans cette voie plus politique furent ceux de Max Kozloff, « American Painting during the Cold War » (KOZLOFF, 1973), et d’Eva Cockroft, « Abstract Expressionism, Weapon of the Cold War » (COCKROFT, 1974). Les échanges artistiques entre la France et les États-Unis subissaient, affirmaient-ils, l’influence de la rhétorique et les idéologies de la guerre froide. Plus précisément, ces articles montraient que certaines institutions muséales, dont le Museum of Modern Art à New York, collaboraient avec des organismes publics pour utiliser l’art américain comme outil de propagande. Grâce aux liens institutionnels avec le MoMA, qui prêtait des œuvres et proposait son assistance technique et scientifique au Musée national d’art moderne, à Paris, pour des expositions comme Advancing American Art (1946-1947) et 12 peintres et sculpteurs américains contemporains ( 12 peintres et sculpteurs…, 1953), le

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gouvernement américain espérait bâtir une sorte de volet artistique complémentaire au plan Marshall, destiné à contrer l’influence soviétique en Europe de l’Ouest2.

5 Emboîtant le pas de ces articles brefs mais influents, Serge Guilbaut écrit alors un ouvrage capital, Comment New York vola l’idée d’art moderne : expressionnisme abstrait, liberté et guerre froide (GUILBAUT, 1983), qui marqua un tournant dans la discipline et servit de base à de nombreuses recherches ultérieures concernant les relations artistiques entre la France et les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Rappelant à son lecteur combien l’intelligentsia américaine avait été déçue par le communisme après le pacte de non-agression germano-soviétique et l’invasion de la Finlande, Guilbaut décrit brillamment la « démarxisation » de la gauche américaine dans les années 1940, par laquelle le marxisme radical des décennies précédentes fit place à un antifascisme idéologiquement plus composite. Durant les années de guerre et celles qui ont suivi, les États-Unis se perçurent comme les sauveurs économiques, politiques et culturels potentiels de l’Europe contre le péril du fascisme d’abord, puis du communisme. Cherchant une forme d’art compatible avec le monde libéral de l’après-guerre, des intellectuels appelèrent de leurs vœux un art qui incarnerait le triomphe américain et se lirait dans le même temps comme l’accomplissement d’un modernisme international. L’expressionnisme abstrait en fut le résultat : un art formellement abstrait qui semblait le seul héritier légitime du modernisme français (désormais mourant) et exprimait toute la vigueur de l’Amérique. Libérée des opinions socialistes des générations précédentes, cette nouvelle abstraction (particulièrement chez Pollock) illustrait, durant les années du plan Marshall, les valeurs que le gouvernement des États-Unis revendiquait également dans sa propagande : liberté d’expression et d’autres libertés individuelles, contre la répression et le contrôle social staliniens (associés au réalisme socialiste). Si Guilbaut se livre peu à l’analyse d’œuvres singulières, il recense méticuleusement les expositions en galerie et cite par centaines les critiques et les archives, montrant comment les Américains ont construit une nouvelle image de New York, héritière du prestige de Paris sur la scène artistique internationale et épicentre de la liberté.

6 Rares ont été les tentatives de contredire les thèses de Guilbaut sur l’enrôlement de l’art dans le discours géopolitique au cours des années 1940 et 1950. Stephen Polcari, dans un essai consacré à l’expressionnisme abstrait, Abstract Expressionism and the Modern Experience (POLCARI, 1991), ne convainc guère lorsqu’il en appelle à l’absence de toute intention politique chez les artistes (dont on voit mal comment elles auraient empêché l’utilisation idéologique de leur œuvre). David Galenson de l’université de Chicago (GALENSON, 2002), est plus original : il se livre à une analyse statistique des manuels d’histoire de l’art en France pour conclure que, puisque les œuvres de Dubuffet et de Klein y sont reproduites plus souvent que celles Pollock et Warhol, New York a échoué, finalement, à subtiliser l’idée d’art moderne. Une étude comme celle de Galenson, aussi intéressante soit-elle, n’est pourtant pas essentielle : plusieurs expositions et études ont déjà démontré l’abondance et la vitalité de l’art français pendant la guerre froide (AFTERMATH, 1982 ; VIATTE, 1984 ; BERTRAND DORLÉAC, 2004, 2010 ; GUILBAUT, 2008). L’enjeu est plutôt celui de l’idéologie, de la construction d’un récit officiel qui constate, pour des raisons politiques, que l’art américain représente un paradigme nouveau et suprême.

7 Le paradigme de Guilbaut comporte, convenons-en, des avantages et des inconvénients. Si ses conclusions sont justes (comme l’admettent la plupart des chercheurs), il existe

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néanmoins une limite à ce que l’histoire peut dire des raisons et des manières pour lesquelles et par lesquelles les objets d’art sont ce qu’ils sont. Méthodologiquement, ce type de recherche définit un champ de l’histoire de l’art où les archives sont exploitées avec science, où les réponses critiques sont scrutées à l’aune des présupposés culturels, où les articulations politiques du discours artistique sont comparées avec un indéniable talent aux grandes périodes rhétoriques de la guerre froide. Mais cette histoire de l’art (à quelques exceptions près toutefois, et significatives) n’est pas de celles qui s’attachent longuement et soigneusement à la structure et à la forme d’œuvres singulières, pas plus que l’on n’y trouve l’application rigoureuse de méthodes philosophiques destinées à enrichir ou à problématiser le processus d’interprétation.

8 Quoi qu’il en soit, Comment New York vola l’idée d’art moderne est devenu l’un des textes les plus marquants de l’histoire de l’art de l’après-guerre, et son influence non seulement perdure mais s’étend. On remarquera notamment ce que Jachec doit à Guilbaut – comme à Cockroft et à Kozloff également – dans son étude de l’impact politique international de l’expressionnisme abstrait (JACHEC, 2000). Particulièrement intéressant au regard des thèmes développés dans la présente recension apparaît son article sur « Transatlantic and Cultural Politics in the Late 1950s: the Leaders and Specialists Grant Program » (JACHEC, 2003), dans lequel elle exploite des documents concernant le programme de subventions accordées aux « dirigeants et spécialistes » (LSGP) qui venaient alors juste d’être déclassifiés. Jachec montre que la promotion de l’expressionnisme abstrait en Europe de l’Ouest relevait certes d’une approche globale mais pouvait aussi refléter des choix politiques ciblés. Ainsi le soutien du LSGP à l’expressionnisme abstrait était-il secrètement destiné à renforcer le lien transatlantique grâce à l’aide de conservateurs et d’officiels européens. On pourra également consulter à ce propos l’article « The Launching of American Art in France » de Gay McDonald (MCDONALD, 1999 ; voir aussi MCDONALD, 2004), qui reprend nombre des méthodes de Guilbaut en s’intéressant plus spécialement au rôle du Musée national d’art moderne et à la stratégie de son directeur Jean Cassou, soucieux de ne pas trop mettre en valeur la provenance d’œuvres prêtées par le Museum of Modern Art pour les expositions parisiennes des années 1950 (voir également SIVARD, 1984 ; ELDERFIELD, 1995).

9 Au cours des vingt dernières années, Guilbaut a publié nombre de sources supplémentaires qui donnent plus de détails sur les dynamiques artistiques entre la France et les États-Unis au cours des années 1950. Si Comment New York vola l’idée d’art modern est écrit du point de vue de l’Amérique, ses études ultérieures envisagent d’une façon plus équilibrée la relation entre les deux pays. Son article « Postwar Painting Games, the Rough and the Slick », dans le recueil Reconstructing Modernism: Art in New York, Paris and Montreal 1945-1964 (GUIBAULT, 1990) analyse cette relation, où les deux pays souffrent d’une « étrange incompréhension l’un envers l’autre » et se partagent les rôles suivant une dichotomie trop simple, les Français censés faire un art classique et superficiel à force d’élégance et d’habileté, tandis que les Américains s’épanouiraient dans le brut.

10 On peut aussi consulter sa contribution au numéro spécial des Yale French Studies consacrés à la France des années 1950, « 1955 : The Year the Gaulois Fought the Cowboy » (GUILBAUT, 2000), qui analyse en une vingtaine de pages très denses les réactions françaises face à l’invasion artistique américaine. Guilbaut s’intéresse là aux réponses critiques face à la perte d’influence de la France, perçue sinon réelle, sur la

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scène artistique internationale. Des critiques comme Michel Tapié, explique Guilbaut, encouragèrent l’échange international en organisant des expositions et en prenant position dans leurs articles pour une pollinisation mutuelle des styles entre l’Amérique et la France (TAPIÉ, 1952a) mais aussi d’autres pays, par exemple le Japon et l’Italie. Au contraire, le vétéran surréaliste André Breton et le critique Charles Estienne adoptèrent une attitude plus combative face à l’idée de plus en plus prégnante de la France comme prisonnière de son héritage classique (ESTIENNE, 1950). Estienne, explique Guilbaut, avait découvert des textes soutenant que les pièces celtiques et gauloises déconstruisaient les représentations figurant sur des pièces grecques ; il croyait du même coup avoir mis la main sur le paradigme qui permettrait de revigorer l’abstraction « lyrique » française. Cette abstraction lyrique devait être, pour Estienne, un art abstrait qui ne succomberait pas aux stéréotypes de la stérilité française, mais qui incarnerait plutôt un élan primitif venu de l’ancienne Gaule, une peinture, pensait- il avec Breton, qui fût un puissant reconstituant de l’art français, et lui eût permis de reprendre l’avantage sur le champ de bataille (voir également HARRIS, 2005, pour une analyse de l’esprit « gaulois » dans la peinture abstraite française et le contexte de la guerre froide).

11 Le travail de Guilbaut s’accorde avec nombre des études historiques qui se sont penchées sur la rivalité franco-américaine dans la période d’après-guerre. Bien qu’ils ne relèvent pas du champ de l’histoire de l’art, ces travaux n’en déterminent pas moins le contexte dans lequel l’art était produit, exposé et critiqué, dans une compétition internationale pour l’importance et la prééminence. Ainsi le très recommandable ouvrage de Richard Kuisel, Seducing the French: The Dilemma of Americanization (KUISEL, 1993), examine le choc entre le consumérisme américain et ce que l’on n’appelait pas encore l’« exception culturelle » française, à travers une série de cas concrets. Le livre montre comment communistes, gaullistes et catholiques « de gauche » ont uni leurs forces à la fin des années 1940 pour alerter le peuple français sur les dangers de l’hégémonie politique et culturelle américaine. Des intellectuels, craignant le développement d’un consumérisme rampant et inculte, mirent en garde contre le risque de voir servir à table, sous l’influence de l’Amérique et du plan Marshall, du Coca-Cola en lieu et place du vin – la plus française des boissons – ou de voir la façade de Notre-Dame se couvrir d’enseignes publicitaires. Le souffle de cette rhétorique exacerbait la rivalité franco-américaine dans les arts, et les États-Unis, dans le déplacement de la capitale artistique mondiale de Paris à New York, étaient considérés comme l’usurpateur vulgaire ou l’agent contaminateur du modernisme français d’après-guerre (voir aussi PELLS, 1997). Très fouillée, l’étude de Harvey Levenstein We’ll Always Have Paris: American Tourists in France since 1930 (LEVENSTEIN, 2004) analyse avec méthode les séjours touristiques des Américains en France, depuis le milieu jusqu’à la fin du XXe siècle, à l’aune de catégories comme le genre, la classe, la race ou les opinions politiques, en même temps qu’il tente de saisir la réaction ambivalente des Français devant cette invasion bien intentionnée.

12 It’s So French! Hollywood, Paris, and the Making of Cosmopolitan Film Culture de Vanessa Schwartz (SCHWARTZ, 2007) vient rectifier les travaux antérieurs qui avaient tendance à considérer de façon trop univoque le trafic cinématographique d’une rive à l’autre de l’Atlantique. Contrairement aux histoires du cinéma qui ressassent généralement les figures de la domination américaine et de la résistance européenne, Schwartz cherche, selon ses propres termes, à « redonner à la France sa place légitime quoique négligée –

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et à Paris en particulier – dans le développement du consumérisme et de la culture de masse »3. Elle affirme qu’émerge en France, après les années 1950, une collaboration étroite avec l’industrie cinématographique américaine qui est en décalage complet avec le protectionnisme culturel officiellement revendiqué par le gouvernement français. La conséquence en est une culture cinématographique plus cosmopolite. Le festival de Cannes, par exemple, projette non seulement des films du monde entier, mais entretient une culture du vedettariat international, dans laquelle le poids des médias est un ingrédient déterminant. Surtout, par une lecture attentive de la pléthore de films américains qui, du début des années 1950 au début des années 1960, puisent allègrement dans la culture française (An American in Paris, Gigi, Funny Face), Schwartz montre comment une certaine idée de la frenchness s’est fondue dans l’imaginaire américain.

Conflit ou collaboration ? La réponse des conservateurs

13 Dans son imposante contribution au catalogue de l’exposition Sota la bomba: el jazz de la guerra d’imatges transatlántica, 1946-1956 (GUILBAUT, 2007a), Guilbaut offre une synthèse de sa réflexion entamée presque trente ans plus tôt et en propose des prolongements (comme il fait également dans son récent article « Disdain for the Stain: Abstract Expressionism and Tachisme » [GUILBAUT, 2007b], dans lequel il marque plus d’intérêt pour les peintres proprement dits et pour leurs différences stylistiques que dans ces précédents travaux). Organisée par Guilbaut et Manuel Borja-Villel au Museu d’Art Contemporani de Barcelone (MACBA), l’exposition Sota la bomba rassemble des matériaux politiquement connotés – œuvres d’art, documents et artefacts issus de la culture populaire – produits dans la décennie suivant les essais nucléaires américains du programme Crossroads sur l’atoll pacifique de Bikini en 1946. Le champ de l’exposition est très vaste : l’art et la Bombe, le discours culturel franco-américain au cours de la guerre froide, les relations complexes et fluctuantes du modernisme avec la culture populaire en plein avènement du consumérisme, l’art et la haute couture, l’art et le communisme, l’art et le jazz, et même l’art et l’existentialisme. En fin de compte, l’exposition englobe tout ce que fut la marche funèbre du modernisme après la fin de Seconde Guerre mondiale et qui prit fin au seuil de ce que l’on a appelé la néo-avant- garde.

14 Guilbaut donne au catalogue un texte ambitieux, au ton vibrant. Dans les premiers paragraphes de ce qui se lit parfois comme un manifeste, il convoque le spectre de Clement Greenberg. Il écrit : « L’un des objectifs premiers de cette exposition est de décoloniser l’œil occidental. L’idée, c’est finalement que nous puissions déambuler dans la culture de l’immédiate après-guerre sans œillères formelles ». Plus loin, il souhaite que l’exposition brise « le sacro-saint cube blanc de la galerie et la camisole des traditions formelles pour le moins prégnantes du connaisseur »4. Jonathan Katz en fait la remarque dans l’article qu’il consacre à l’exposition dans Art in America : elle aurait été très difficile à monter aux États-Unis, où l’accent est mis sur la singularité des artistes et des mouvements, et où on présente très peu de documents secondaires ou archivistiques qui puissent politiser les œuvres ou distraire de quelque manière que ce soit de leur autonomie formelle (KATZ, 2008). L’ouvrage qui accompagne l’exposition Sota la bomba ressemble d’ailleurs plus à un manuel qu’à un catalogue, avec de

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nombreuses sources primaires – on y entend notamment la voix des critiques de l’époque, Charles Estienne, Michel Tapié et Clément Greenberg – mais aussi secondaires et plus récentes, par exemple sur les expériences des artistes afro-américains dans le Paris d’après guerre. On y trouve de belles reproductions d’œuvres de Wols, Georges Mathieu, Pierre Soulages, Jackson Pollock, Alfonso Ossorio et de nombreuses autres figures majeures des années 1950.

15 Sota la bomba est le dernier exemple en date de plusieurs expositions européennes où l’échange franco-américain est présenté comme une sorte de bataille, non exempte parfois d’une certaine reconstruction idéologique de la part d’organisateurs soucieux de redorer le blason de l’art français. Il est remarquable que pratiquement aucune exposition franco-américaine de la taille de Sota la bomba ou de Paris-New York ne se soit tenue aux États-Unis, en partie, doit-on supposer, parce que chercheurs et conservateurs y sont parfaitement satisfaits du scénario dominant de la suprématie artistique incontestée de l’Amérique.

16 Pas plus que Sota la bomba, l’exposition Paris: Capital of the Arts, 1900-1968 (Paris…, 2002) n’a pas été présentée aux États-Unis ou en France, mais en Angleterre et en Espagne (en terrain neutre, pourrait-on dire, susceptible donc d’apporter une bouffée d’objectivité, quoique le travail de Guilbaut soit toujours diplomatiquement polémique). Les deux derniers chapitres de Paris: Capital of the Arts nous concernent directement. Ils sont signés par deux grands spécialistes du domaine, Sarah Wilson pour « Paris in the 1960s: Towards the Barricades of the Latin Quarter » et Éric de Chassey pour « Paris-New York: Rivalry and Denial ». Le second offre un exposé condensé mais détaillé de la rivalité entre les deux métropoles durant l’après-guerre. L’article de Sarah Wilson s’attache plutôt aux politiques distinctes mises en œuvre par le pop américain et l’avant-garde française au début des années 1960. Si un ethos du cool prévaut alors chez les Américains, affirme-t-elle, les Français – notamment les situationnistes, les artistes « décolleurs » et les nouveaux réalistes – privilégient des pratiques plus engagées qui favorisent une lecture plus politique de leur œuvre.

17 Cette tendance à comparer et à hiérarchiser les degrés de conscience politique des artistes d’une rive à l’autre de l’Atlantique, récurrente dans la recherche, remonte à l’une des premières publications de Benjamin Buchloh, « Formalism and Historicity – Changing Concepts in American and European Art Since 1945 », publiée pour la première fois en 1977 et récemment rééditée dans le catalogue de l’exposition Nuevos Realismos, 1957-1962: strategias del objeto entre ready-made y espactáculo, présentée en 2010 au musée Reina Sofía à Madrid (Nuevos Realismos, 2010, p. 77-97). Buchloh s’y livre, comme on le sait, à une série de comparaisons – Mathieu contre Pollock, Kaprow contre Klein – qui confronte les artistes les uns aux autres selon leur degré de compromission ou de radicalité. Pour Buchloh, Pollock était parvenu à créer des formes qui traduisaient une relation dialectique avec le capitalisme : si ses peintures incarnaient la liberté accrue offerte par le capital, ils symbolisaient en même temps le décentrement de la subjectivité auquel condamne son règne. Mathieu, en revanche, conservateur par excellence, esquissait des « gestes gelés », des combinaisons ésotériques qui ne se donnaient pas la peine de problématiser le régime dans lequel elles étaient produites. À partir du milieu des années 1950, pourtant, le courant s’inverse. Judd, dit Buchloh, réduit l’histoire de l’abstraction et son héritage politique à des questions purement formelles, tandis que des artistes comme les « décolleurs » ou Daniel Buren demeurent « plus préoccupés par les conditions régissant la réalité sociale que par un idéal abstrait

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de production culturelle »5. Trente ans après, on peut remettre en cause les classements opérés par Buchloh (des travaux plus récents nous inclinent à voir ce que des minimalistes comme Donald Judd pouvaient avoir de radical politiquement ; REEVE, 1992), mais l’énergie qu’il déploie dans son argumentation pousse encore de jeunes chercheurs à examiner les productions de l’après-guerre en fonction de leur capacité ou de leur disposition à critiquer (ou à réaffirmer) l’idéologie capitaliste.

18 D’autres expositions, en France, ont aussi interrogé les points communs et les différences entre artistes français et américains du début des années 1960, mais pour la plupart sans la richesse ni la hardiesse des premiers textes de Buchloh. De Klein à Warhol : face-à-face France/États-Unis (De Klein À Warhol…, 1997) fit ainsi preuve d’une timidité paradoxale. On y présentait des pièces françaises et américaines des années 1950 et du début des années 1960 puisées aux sources de deux grandes collections, celle du Musée national d’art moderne (MNAM) et celle du Musée d’art moderne et d’art contemporain de Nice (MAMAC). Le ton du catalogue laisse entendre qu’il défend une cause ou demande raison d’une offense. Les articles sont courts et semblent voués au noble projet de sortir l’art français des ténèbres où il est plongé depuis que l’Amérique a « volé » l’idée d’art moderne. Mais les dés sont pipés : puisque les pièces exposées proviennent des collections permanentes de deux musées français, les compétiteurs américains sont souvent représentés par des œuvres d’importance secondaire, parfois même des œuvres sur papier, tandis que leurs adversaires français s’y parent de leurs travaux les plus somptueux. L’ouvrage retient cependant l’attention pour un entretien avec le légendaire conservateur et commissaire d’exposition Pontus Hulten, qui commente le tour qu’ont pris les échanges artistiques transatlantiques depuis l’exposition séminale de 1977, Paris-New York.

19 Avec un spectre plus large, l’énorme exposition Les Années Pop : 1956-1968 (Années Pop…, 2001), organisée au Centre Georges Pompidou par Catherine Grenier, proposait plus de trois cents œuvres – peintures, sculptures, installations et assemblages, performances et films – françaises (à l’étrange exception d’Yves Klein) et américaines, mais aussi italiennes, suédoises, britanniques ou allemandes. Le catalogue est en lui-même une merveille de design : la bouche détourée de la Marilyn de Warhol sur fond rose, argenté ou doré en couverture et, à l’intérieur, plus de cent vingt-six typographies différentes comme l’a noté David Anfam, qui s’amuse : « Le lire serait naïf […]. C’est plutôt (comme pour beaucoup qui lancent des effets de mode) un objet de plaisir passager, destiné à être feuilleté » (ANFAM, 2001, p. 392). Le trait est un peu forcé. Car l’article comparatiste de Catherine Grenier analyse avec succès la volonté partagée d’une rive à l’autre de l’Atlantique, parmi les artistes pop comme parmi les nouveaux réalistes, de briser les barrières entre l’art et la vie, quoiqu’avec des stratégies différentes (les artistes pop américains étant plus attachés aux modes traditionnels de figuration) ; Jean-Michel Bouhours, quant à lui, livre une analyse fine, quoique succincte, de la production cinématographique internationale sur la période. Cela dit, Mark Francis, organisateur de l’exposition, confesse dans la préface du catalogue que son projet était de produire une sorte de « poster » – un collage géant où la juxtaposition brutale d’œuvres des années 1960, qu’elles viennent des États-Unis, de France ou d’ailleurs, pourrait recréer la dynamique de l’époque.

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Ambassadeurs et expatriés américains à Paris

20 Si, pour beaucoup, Paris avait déjà cédé le pas à New York dans son rôle de capitale mondiale des arts, de nombreux artistes américains choisirent de s’y installer dans les années d’après-guerre. Ils avaient à cela de multiples raisons. Certains de ces expatriés étaient des soldats démobilisés bénéficiaires du projet de loi « G.I. Bill » qui leur octroyait des bourses d’études. Un certain nombre de ces artistes étaient des Afro- Américains, venus chercher en France un refuge contre la ségrégation raciale qui, aux États-Unis, leur interdisait le succès. Arrivés en France, ils furent souvent surpris par le rationnement, encore en vigueur à Paris. Ces artistes se réjouissaient pourtant de voir s’ouvrir à eux les portes de l’École des Beaux-Arts ou des ateliers privés animés par des membres de l’École de Paris, ceux de Fernand Léger et d’Ossip Zadkine notamment ; ils fréquentaient le Musée d’art moderne de la Ville de Paris et le Musée de l’Homme, qui possédait d’importantes collections d’art africain.

21 Explorations in the City of Light: African American Artists in Paris, 1945-1965, au Studio Museum de Harlem (Explorations…, 1996), fut la première exposition consacrée à l’art produit par la diaspora afro-américaine dans la période suivant la Seconde Guerre mondiale. Elle présentait les œuvres de sept artistes : Barbara Chase-Riboud, Ed Clark, Harold Cousins, Beauford Delaney, Herbert Gentry, Lois Mailou Jones et Larry Poter. Oliver Harrington, l’un des artistes les plus reconnus et les plus marquants de ceux qui travaillèrent à Paris dans ces années-là, était malheureusement absent car, ni peintre ni sculpteur, il était caricaturiste et dessinateur de presse. Avoir négligé Romare Bearden, sans doute l’un des artistes afro-américains les plus importants de l’après- guerre, est tout aussi malheureux. Cette omission, toutefois, n’est pas tant du fait des organisateurs de l’exposition que de l’artiste lui-même : parti à Paris en 1950, il n’y reste que neuf mois et inaugure alors la période la moins productive de sa vie artistique, dont ne subsistent que quelques fusains. Quoi qu’il en soit, cette exposition eut le grand mérite de rassembler des toiles vibrantes et ambitieuses, rarement montrées – on pense notamment à Jones et à Delaney, présent avec certains de ses plus beaux portraits. Le catalogue de l’exposition offre une documentation de première main, qui comprend des récits par les artistes de leur séjour à l’étranger ainsi qu’un choix de textes des grandes figures littéraires afro-américaines de l’époque, comme James Baldwin. On y trouve aussi des notices consacrées au contexte culturel dans lequel évoluaient ces expatriés et à l’art moderne dans la capitale française au milieu du siècle, dues respectivement à Michel Fabre et à Peter Selz. Dans une belle préface, la commissaire d’exposition, Valerie Mercer, fournit les précisions nécessaires sur les opportunités mais aussi sur les difficultés que les artistes expatriés rencontrèrent à Paris.

22 L’année même de l’exposition au Studio Museum, Tyler Stovall (historien de formation, et non historien de l’art), publiait un ouvrage au titre très similaire, Paris Noir: African Americans in the City of Light (STOVALL, 1996), qui s’attache autant à la littérature qu’à l’art proprement dit, et qui embrasse une période plus large, de la Première Guerre mondiale à la fin des années 1990. Si l’on y trouve malheureusement plus d’informations sur James Baldwin, Richard Wright ou Chester Himes que sur Beauford Delaney, les recherches de Stovall sur ce qui constituait le quotidien de la communauté afro-américaine en exil, tant rive gauche que rive droite, sont inestimables. Il sonde plus particulièrement la façon dont la complexité de l’identité raciale en France est

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perçue par les Afro-Américains. Dans les années 1950 et 1960, le colonialisme et les mauvais traitements subis par les minorités raciales en France ternissent l’image de Paris aux yeux des Afro-Américains opprimés. Si les Français semblent désireux et même anxieux d’offrir un havre dans leur propre patrie à ceux qu’ils considèrent comme des victimes de la ségrégation, les Parisiens se montrent de plus en plus agressifs envers les immigrants venus des colonies françaises. Ainsi exigeait-on implicitement des Afro-Américains séjournant à Paris qu’ils ne participent pas aux manifestations dénonçant le sort des Nord-Africains et des autres populations « immigrées ». S’il était de bon ton qu’ils dénoncent le racisme américain, le racisme français ne faisait pas partie des sujets sur lesquels on les encourageait à s’exprimer publiquement. C’est dans ce contexte que travaillaient les artistes afro-américains – un environnement accueillant pour les Noirs, à condition qu’ils ne soient pas issus de l’(ancien) empire colonial et qu’ils ignorent (du moins qu’ils taisent) les mauvais traitements réservés autour d’eux aux (anciens) colonisés. Stovall examine de plus près encore le rapport des expatriés afro-américains à la condition post-coloniale en France (STOVALL, 2000), tandis qu’Eileen Julien propose une comparaison des idées de Franz Fanon et de Richard Wright à propos de décolonisation (JULIEN, 2000).

23 Des monographies ont aussi contribué à une meilleure connaissance des artistes afro- américains à l’étranger. Il en est ainsi des articles rassemblés à l’occasion de l’exposition Beauford Delaney: From New York to Paris, qui s’est tenue au Minneapolis Institute of Arts (Beauford Delaney…, 2004), parmi lesquels une excellente chronologie de Sylvain Briet (ami personnel du peintre) et une analyse en profondeur du travail de Delaney à Paris, due à l’organisatrice de l’exposition, Patricia Sue Canterbury, fruit d’une attention méticuleuse portée aux archives et d’une lecture particulièrement perspicace des objets. Dans le même volume, Michael Plante se livre à une passionnante exégèse de la période abstraite de Delaney en France, décrivant les œuvres en termes leur « silence » – l’abstention de toute description étant comme une sorte de résistance muette.

24 On ne saurait trop déplorer que l’excellente thèse de Michael Plante (PLANTE, 1992) sur les Américains expatriés en France après guerre (parmi lesquels émergent les figures de Delaney, Sam Francis, Joan Mitchell et Ellsworth Kelly) ait attendu si longtemps pour paraître sous forme d’un livre, intitulé Paris’s Verdict: American Art in France, 1946-1958 (PLANTE, à paraître). Des morceaux en ont toutefois été portés à la connaissance du public, sous forme de courts articles. Ainsi, dans « Fashioning Nationality: Sam Francis, Joan Mitchell and American Expatriate Artists in Paris in the 1950s » (PLANTE, 2004), Plante note que les critiques français avaient tendance à considérer Mitchell et Francis comme « demi-français » – des figures de seuil qui avaient perdu leurs références artistiques américaines et, quoique n’étant pas tout à fait françaises elles-mêmes, rendaient hommage au modernisme français. Cela en dépit du fait, observe Plante, que Francis et Mitchell avaient manifesté une sensibilité très différente à l’influence française : si Francis trouva dans l’œuvre de Matisse des résonances profondes, Mitchell ne faisait pas mystère d’avoir pris ses distances avec l’héritage des maîtres français, notamment avec Monet.

25 C’était une période, nous rappelle Plante, que les Français qualifiaient souvent de « seconde occupation ». En ce début des années 1950, une nouvelle vague d’Américains traversait l’Atlantique en pèlerinage, comme Gene Kelly dans le film Un Américain à Paris, aspirant à l’hédonisme français, au romantisme et, pour de nombreux peintres, à

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l’authenticité artistique. Plusieurs expositions se sont penchées, ces dernières années, sur les trajectoires singulières de ces pèlerinages. Sam Francis: les années parisiennes, 1950-1961 (Sam Francis, 1995), présentée au Jeu de Paume en 1995, offrait une excellente sélection des travaux parisiens de l’artiste et rassemblait pour le catalogue une série d’articles extraordinairement pénétrants. Un article de Pierre Schneider (organisateur de l’exposition) y considère la fonction de l’« infini » dans l’œuvre de Francis, particulièrement dans le contexte du modernisme, tiraillé entre différentes conceptualisations du fond et de l’arrière-plan qui mettent en jeu, voire suppriment, la notion d’infini. De son côté, Éric de Chassey y interroge les rapports subtils que Sam Francis cherche à maintenir avec l’œuvre de Matisse6.

26 Autre catalogue monographique qu’il nous faut mentionner : le volume accompagnant la rétrospective The Paintings of Joan Mitchell au Whitney Museum en 2002 (Paintings…, 2002). L’introduction de Jane Livingston y aborde la biographie de l’artiste, insistant (quoique brièvement) sur son séjour en France, mais c’est l’article captivant de Linda Nochlin sur la fonction de la « rage » dans la peinture de Mitchell (et dans l’expressionnisme abstrait en général) qui emporte l’enthousiasme. Le catalogue de Françoise Bonnefoy pour l’exposition Joan Mitchell au Jeu de Paume en 1994 (Joan Mitchell, 1994) apporte au chercheur plus d’informations et de détails sur le travail du peintre en France. Quant au catalogue Joan Mitchell: Leaving America, New York to Paris, 1958-1964 (Joan Mitchell, 2007), publié pour la petite mais mémorable exposition de la galerie Hauser & Wirth à Londres, il s’intéresse aux premières années de Mitchell en France. La notice concise d’Helen Molesworth offre de belles descriptions et une lecture rapprochée des peintures qui marquent l’orientation nouvelle que prend alors la production de l’artiste : des toiles qui s’éloignent des compositions d’ensemble aériennes pour acquérir une matérialité plus brute (voir aussi BERNSTOCK, 1988).

27 Le plus important des expatriés américains des années 1950 est bien sûr Ellsworth Kelly. Les années qu’il passa en France, entre 1948 et 1954, comptent parmi les plus prolifiques et les plus créatives, puisque ce sont celles pendant lesquelles il commence à réaliser les abstractions aux lignes claires qui en ont fait l’un des maîtres de l’art contemporain. Le catalogue de l’exposition du Jeu de Paume Ellsworth Kelly : les années françaises, 1948-1954 (Ellsworth Kelly, 1992) comprend l’article le plus marquant sans doute de tous ceux écrits sur l’artiste, « Ellsworth Kelly en France ou l’anti-composition dans ses divers états », signé Yve-Alain Bois, dans lequel l’auteur décrit différentes techniques d’appropriation de la forme (par le tracé notamment), en tant qu’elles servent à éliminer la « touche » (la marque de l’artiste) et à déconstruire les choix qui président généralement à la composition. Cet article, outre qu’il introduit une problématique récurrente dans les recherches de Bois, est un texte crucial dans l’histoire et la théorie de l’abstraction, et dans l’histoire de l’art de l’après-guerre plus généralement. Dans le même catalogue, un article d’Alfred Pacquement guide le lecteur, avec sûreté et précision, dans l’œuvre produite par Kelly à cette époque, dont il s’avère l’indispensable introduction.

28 Là encore, en l’occurrence dans le chapitre consacré à Kelly, la thèse de Michael Plante apporte une contribution décisive à l’état de la recherche dans ce domaine, notamment parce que c’est l’une des rares sources à s’intéresser à la sexualité de l’artiste. On pourra lire aussi sa contribution à la revue du Smithsonian American Art Museum, American Art ( PLANTE, 1995), dans laquelle Plante analyse comment les mouvements politiques de gauche des années 1950 en France influencèrent les installations et les

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peintures murales de Kelly. Selon Plante, c’est en réfléchissant à ces idées et à leurs implications pour la fonction sociale de la peinture murale que Kelly en est venu à comprendre la peinture comme chose éphémère.

29 Kelly a souvent affirmé que Matisse n’avait eu aucune influence sur lui lorsqu’il était à Paris (il reconnaît plus volontiers l’influence de Jean Arp ; voir D’ORGEVAL, 2002) ; mais Éric de Chassey a mis au jour des lettres datant des années parisiennes dans lesquelles l’artiste américain exprime ouvertement son enthousiasme après avoir vu des œuvres de Matisse. Sur l’importance de Matisse dans le travail de Kelly, on pourra encore consulter la contribution de Chassey au catalogue de l’exposition du Centre Georges Pompidou, Henri Matisse, Ellsworth Kelly : dessins de plantes (Henri Matisse, Ellsworth Kelly…, 2002).

30 Certains artistes, au premier rang desquels Robert Rauschenberg, eurent aussi des échanges féconds avec la France sans pour autant s’expatrier. L’article souvent cité de Laurie Monahan sur le triomphe de Rauschenberg à la biennale de Venise en 1964 (MONAHAN, 1990) rappelle le scandale qu’il a suscité. Les officiels français pensaient que les Américains avaient fait pression sur les juges et interprétaient ce premier prix comme le signe brutal de l’hégémonie politique et culturelle rampante de l’Amérique. La thèse récente d’Hiroko Ikegami (IKEGAMI, 2007) retrace l’activité internationale de Rauschenberg, consacrant un chapitre aux performances réalisées au théâtre de l’ambassade américaine à Paris avec Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely et Jasper Johns.

À la tête de l’invasion française, de Matisse et Dubuffet à Duchamp

31 Quelques grandes figures des années 1950, Henri Matisse au premier chef, incarnent l’influence française sur l’art américain. L’étude érudite de John O’Brian, Ruthless Hedonism: The American Reception of Matisse (O’BRIAN, 1999) couvre toute la carrière du peintre telle qu’elle a été perçue sur la rive gauche de l’Atlantique. Les derniers chapitres sont particulièrement éclairants sur l’art de l’après-guerre ; O’Brian y considère la curieuse évolution de la réputation de Matisse aux États-Unis. Dans les années 1920 et 1930, l’artiste, souvent décrié, apparaissait comme un sybarite, un play- boy du monde de l’art. O’Brian note que dans la description de Matisse donnée par Thomas Craven en 1934, l’accusation d’hédonisme se noie dans une certaine francophobie ; il raille notamment l’esthétique de l’« odalisque en chambre d’hôtel », typique du « ravissement charnel de l’homme français »7. Pourtant, dans les années qui précèdent et suivent la Seconde Guerre mondiale, l’attention se détourne de la séduction exercée par les sujets pour se porter sur la sensualité des surfaces de la peinture, ce qui fait de Matisse l’une des références maîtresses de l’expressionnisme abstrait. En outre, si l’indifférence de Matisse à la question sociale scandalisait le public des années 1930, partisan d’un art plus radical, elle devenait un atout dans une période plus « centriste ». De fait, affirme O’Brian, après la guerre, l’hédonisme de Matisse pénètre plus facilement le marché, en partie parce qu’il rejoint le consumérisme qui se développe au même moment : « Le plaisir est une éthique de la consommation, rappelle O’Brian, et dans les années 1950, les États-Unis connaissaient une économie d’abondance qui encourageait la consommation »8. L’estime croissante dans laquelle Clement Greenberg tient Matisse après guerre est plus complexe. À la fin des années 1940, Greenberg (qui a toujours été plus réceptif au travail de Picasso) loue en Matisse

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l’esprit « pastoral ». O’Brian explique cette curieuse terminologie en la reliant à l’engagement qui fut toujours celui de Greenberg en faveur de l’autonomie artistique. Pour le critique, l’artiste d’avant-garde, à l’instar du berger de la poésie pastorale, rejette la société et vit en marge, même s’il ne lui ôte pas sa confiance et profite de la stabilité relative de cette société. Les toiles pastorales pleines de charme de Matisse sont, du point de vue de Greenberg, l’expression d’un art qui se tient hors du monde, non par dégoût, mais par renoncement raisonné.

32 Plus récemment, l’exposition Ils ont regardé Matisse : une réception abstraite États-Unis/ Europe au Musée départemental Matisse du Cateau-Cambrésis (Ils ont regardé Matisse…, 2009) a proposé une exploration beaucoup plus large de l’influence exercée par Matisse sur les artistes français et américains après la guerre (et, pour faire bonne mesure, sur quelques artistes allemands). En tant que tel, le catalogue est un outil particulièrement utile à l’étude de l’abstraction sur cette période. L’ouvrage comporte une merveilleuse chronologie illustrée allant de 1948 à 1968, due au minutieux travail de Lucile Encrevé. Il s’enrichit aussi d’un entretien roboratif entre Éric de Chassey et Yve-Alain Bois, qui rivalisent dans la maîtrise de l’historique des expositions de Matisse et de sa réception aux États-Unis9. Un article de De Chassey, « L’Effet Matisse : abstraction et décoration » retient encore et tout particulièrement l’intérêt (Ils ont regardé Matisse…, 2009, p. 66-98). L’auteur s’y livre à une explication tout en nuances de l’influence de Matisse sur les artistes plus jeunes, sans avoir recours aux facilités des similitudes morphologiques ni aux théories de Harold Bloom, trop souvent appelées en renfort, sur la question de l’influence en général. De Chassey ne décrit pas tant l’influence de Matisse que celle de « Matisse » – en d’autres termes non pas de sa singularité artistique essentielle, mais de l’accumulation des occurrences de son œuvre à travers des prismes différents (avec leur capacité d’infléchissement et de distorsion).

33 La puissante influence qu’exerça Henri Matisse sur l’art américain après la guerre peut en bonne part être attribuée au travail de son fils Pierre. La galerie Pierre Matisse ouvre à New York en 1931. Dans les années 1940, représentant certains des plus importants modernes européens (Dubuffet, Giacometti, Balthus, Miró), elle est l’une des galeries de la ville qui connaît le plus de succès. L’étude controversée de John Russell Matisse, père et fils (RUSSELL, 1999) – une collection d’anecdotes journalistiques et familières à propos du rapport entre le père et le fils – constate que Henri collabora avec son fils Pierre pour renforcer son influence à New York, particulièrement après la guerre. Russell, ancien critique d’art au New York Times et ami personnel de Matisse le jeune, a eu accès aux archives de la galerie (en l’occurrence à soixante-dix ans de correspondance professionnelle et privée) déposées à la fondation Pierre Matisse de la bibliothèque Pierpont Morgan en 1997, alors même que les plus de huit cents lettres échangées entre le père et le fils devaient rester confidentielles jusqu’en 2008. Comme Russell le suggère, Matisse veillait d’un œil attentif aux affaires de son fils, lui fournissant des œuvres pour la galerie et lui prêtant de l’argent (à taux d’intérêt élevé). Le livre de Russell explique aussi comment Matisse enseigna à son fils l’art de retenir, voire de garder en magasin les œuvres, afin d’augmenter la cote d’un artiste sur le marché. En retour, le fils soutint efficacement le travail de son père en Amérique, cultivant l’amitié d’un groupe de riches et admiratifs collectionneurs, dont l’appui encouragea Matisse à entreprendre certaines de ses œuvres les plus importantes des années 1950. D’autres textes consacrés aux relations entre le père et le fils sont plus érudits et plus légitimes sur le plan scientifique, à l’exemple de ceux publiés à l’occasion de l’exposition de la

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collection Pierre Matisse au Metropolitan Museum of Art en 2004 (REWALD, DABROWSKI, 2009). L’ouvrage présente en outre les nombreuses œuvres importantes des artistes de la galerie que Pierre avait choisi de conserver par-devers lui, avec des notices qui précisent les circonstances de leur creation. Le catalogue de la Pierpont Morgan Library sur Pierre Matisse (Pierre Matisse…, 2002) et l’étude par Pierre Schneider (Matisse, 1996) sont aussi des textes incontournables pour comprendre l’impact de Matisse aux États- Unis.

34 Dans les conversations transatlantiques des amateurs d’art de ce milieu du siècle comme Pierre Matisse, le nom de Jean Dubuffet surgissait souvent. Bien représenté à New York, grâce aux galeries de Pierre Matisse et de Daniel Cordier, et bénéficiant également du soutien de grands collectionneurs et mécènes américains, l’œuvre de Dubuffet était facilement accessible aux artistes américains des grandes villes, de New York et de Chicago particulièrement. Peintre, mais aussi écrivain prolifique10, Dubuffet offre aux chercheurs qui s’intéressent à ses relations avec le Nouveau Monde une splendide matière première. L’excellente biographie de Marianne Jakobi et Julien Dieudonné (JAKOBI, DIEUDONNÉ, 2007) fournit plus d’informations qu’on n’en a jamais eu sur les voyages de Dubuffet aux États-Unis au début des années 1950 ; il est donc probable que de nouvelles recherches sur le sujet paraîtront bientôt.

35 Si le catalogue de Peter Selz pour la rétrospective Dubuffet au MoMA (Work of Jean Dubuffet, 1962) évoque déjà les rapports de l’artiste avec les États-Unis, il faut attendre 1997 et l’article d’Aruna D’Souza, « I Think Your Work Looks a Lot Like Dubuffet [Je pense que votre travail ressemble beaucoup à Dubuffet]: Dubuffet and America 1946-1962 » (D’SOUZA, 1997), pour que s’en dégage une analyse rigoureuse. D’Souza s’intéresse aux circonstances dans lesquelles l’influence de Dubuffet est perçue par la presse américaine, puis par les artistes. En Amérique, Dubuffet fait figure de rebelle au sein de l’avant-garde parisienne, venant lui-même du modernisme français, mais rejetant la virtuosité de ses maîtres consacrés (Matisse et Picasso). Dubuffet séduit donc des amateurs américains cherchant à renforcer leurs collections d’art français tout en apparaissant protester contre la suprématie culturelle de Paris (supposée moribonde). Mieux, note D’Souza, Dubuffet représente alors une solution de rechange par rapport à Picasso, dont la stature se trouve réduite aux yeux des Américains en raison de ses sympathies communistes. Au bout du compte pourtant, si critiques et collectionneurs américains préfèrent Dubuffet aux autres artistes français, c’est parce qu’il semble confirmer leur penchant pour ce qui est brut et rude, sans pour autant pouvoir rivaliser en ces matières avec un maître américain de l’agitation comme Pollock. Avec Dubuffet, les critiques pipent les dés contre les Français : il incarne l’artiste français en meilleur second rôle, mais au jeu de l’art brut et sauvage, l’acteur américain aura toujours la vedette.

36 On doit à Kent Minturn (dont la thèse, Contre-Histoire: The Postwar Art and Writings of Jean Dubuffet, est probablement la meilleure étude en anglais sur l’artiste ; MINTURN, 2006) un excellent texte, publié dans l’ouvrage Abstract Expressionism déjà cité, sur la réception critique du peintre par Clement Greenberg, « Greenberg Misreading Dubuffet » (MINTURN, 2007). L’auteur fait remarquer que Greenberg, dans une série d’articles signés à la fin des années 1940, reproche à Dubuffet d’être trop « littéraire ». Sont visées l’emphase figurative du peintre et sans doute sa tendance existentialiste, alors même qu’il avait pris position, rappelle Minturn, contre l’existentialisme et son éthique de l’engagement politique. Du point de vue « littéraire », Dubuffet se rapprochait, précise

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encore Minturn, du nouveau roman, qui revendique une objectivation du langage, une dépersonnalisation, qui met à distance le récit. L’article, à partir de cette idée d’un Dubuffet « littéraire », montre comment son influence se fait sentir de différentes façons dans l’œuvre d’artistes américains comme Claes Oldenburg, Cy Twombly et Ray Johnson.

37 Sophie Berrebi, dans « Paris Circus/New York Junk: Jean Dubuffet and Claes Oldenburg, 1959-1962 » (BERREBI, 2006 ; voir aussi BERREBI, 2001), s’intéresse également à l’influence de Dubuffet sur Oldenburg. À contre-pied d’autres historiens d’art qui attribuent à Allan Kaprow et à sa généalogie purement américaine le développement du junk art et des happenings à la fin des années 1950, Berrebi affirme que la « culture de la récupération » chez Dubuffet joua un rôle de catalyseur dans l’émergence de ces formes de langage artistique, et plus particulièrement dans l’œuvre d’Oldenburg (qui avait assisté à la célèbre conférence sur les « Anti-Cultural Positions » donnée par Dubuffet à Chicago en 1950 ; DUBUFFET, [1951] 1996). Si Oldenburg puisa chez Dubuffet sa vision de l’homme ordinaire (c’est dans sa performance/installation The Street qu’elle est le plus palpable), il devait aussi l’étendre jusqu’à embrasser le consumérisme, ce que Dubuffet eût refusé. Il est par ailleurs réjouissant que Sophie Berrebi s’intéresse à la réciproque de cette relation, c’est-à-dire à la façon dont l’Amérique a influencé Dubuffet. En tout état de cause, elle considère le Paris Circus de Dubuffet comme une réponse ratée au pop américain, qui peine à atteindre l’impact environnemental, tridimensionnel, de l’œuvre d’Oldenburg.

38 Le passage des années 1950 aux années 1960 marqua un changement d’influences. Si Matisse et Dubuffet s’étaient affirmés juste après la guerre comme les deux grandes présences françaises aux États-Unis (pour une bonne part grâce à Pierre Matisse), Marcel Duchamp allait dominer les années 1960. Rappelons que, de tous les artistes français exilés aux États-Unis, Duchamp fut le seul à ne pas considérer ce pays comme un désert culturel. S’il avait évité presque tout contact avec les peintres américains durant la guerre et s’était empressé de revenir en France dès la reddition de l’Allemagne (SAWIN, 1995), Duchamp vécut, travailla et exposa périodiquement aux États-Unis au cours des vingt ans qui suivirent la fin de la guerre. Cela dit, les écrits de Duchamp n’accordent guère d’importance aux questions d’appartenance nationale, ni au conflit ou à la collaboration transatlantiques. L’histoire de l’art, telle qu’elle s’est développée autour de Duchamp, sur un mode post-structuraliste ou plus philosophique, est elle-même à peu près indifférente à ces questions. Il n’est guère surprenant que Serge Guilbaut (analyste du discours nationaliste et de sa percolation chez les critiques et les artistes) ait trouvé peu de matière première chez Duchamp, dont la sensibilité, à l’instar de ses amis dadaïstes, était plutôt antinationaliste.

39 L’influence de Duchamp de l’autre côté de l’Atlantique fut pourtant profonde et complexe. À la fin des années 1950 et jusque dans les années 1960, se développa un véritable culte de Duchamp, encouragé par l’exposition de 1957 au Guggenheim Museum consacrée aux trois frères Duchamp (Jacques Villon…, 1957), suivie de la publication des écrits de Duchamp en 1958 (DUCHAMP, 1958), de la première rétrospective de son œuvre à la galerie de Sidney Janis en 1959 et en 1963, et de la rétrospective très remarquée organisée par Walter Hopps au Pasadena Art Museum en Californie (Marcel Duchamp, 1963), qui allait assurer au créateur de La Mariée mise à nu par ses célibataires une autorité durable sur la côte ouest, entraînant Bruce Nauman, John Baldessari et une foule d’artistes conceptuels dans son sillage.

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40 Notons d’abord un court mais très utile article de Judith Delfiner, « Quelques gouttes de sauvagerie sur Manhattan : la perception de Dada à New York » (DELFINER, 2005), qui retrace minutieusement comment Duchamp en est venu à incarner l’artiste paradigmatique de Dada dans l’Amérique d’après-guerre, alors même qu’il ne se considérait pas particulièrement lui-même comme un membre du mouvement. Dans sa démonstration, Delphiner apporte une excellente contribution à l’histoire des expositions, mais c’est à un livre qu’elle attribue le rôle principal : l’anthologie de Robert Motherwell, The Dada Painters and Poets (MOTHERWELL, [1951] 1981). Selon elle, en se livrant à une sorte de dépolitisation de Dada, Motherwell donne la place centrale à Duchamp au détriment des artistes dada de Berlin comme John Heartfield ou Hanna Höch, dont les œuvres radicales correspondaient mal au goût américain « démarxisé » de ce milieu du siècle. Elle examine alors comment la forme donnée à Dada par Duchamp, politiquement moins lisible, vint nourrir les œuvres ultérieures d’artistes comme John Cage.

41 Pour une documentation plus spécifique, on pourra se reporter à la déconcertante exposition le Dossier Duchamp de Joseph Cornell, organisée en 1999 par le Philadelphia Museum of Art (Joseph Cornell…, 1998). Il s’agit d’une collection de bouts de papiers, de fragments divers, de cartes postales, de souvenirs ténus et (peut-être) d’œuvres d’art rassemblées principalement lors de la collaboration de l’artiste américain avec Duchamp. Le contenu du dossier est mis en valeur par les reproductions du catalogue et par des articles forts où l’on retiendra, parmi d’autres, les signatures de Susan Davidson et d’Ann Temkin.

42 Plusieurs biographies s’attachent en détail au séjour de Duchamp en Amérique (CROS, 2006 ; MARQUIS, 2002 ; SEIGLER, 1995 ; TOMKINS, 1996) et de nombreux ouvrages abordent, quoiqu’un peu superficiellement, l’influence de Duchamp sur les artistes américains (MASHECK, 1975 ; Übrigens…, 1988 ; HAPGOOD, 1994). Effectivement, il serait difficile de trouver un livre sur l’art des années 1960 qui ne tienne pas compte de son prestige. Duchamp Effect: Essays, Interview, Round Table ( BUSKIRK, NIXON, 1996) est sans doute le meilleur ouvrage dans cette dernière catégorie. C’est une version augmentée du numéro spécial de la revue October consacré à l’influence de Duchamp. En réponse aux propos de T. J. Clark, pour qui Duchamp, « à la différence de Picasso ou de Pollock, mais tout à fait comme Edgar Allan Poe, appartenait à l’héritage du XIXe siècle et relevait de l’invention quelque peu frauduleuse de soi […] qui s’avère d’une actualité durable »11, Martha Buskirk et Mignon Nixon rassemblent de nombreux articles qui nouent et dénouent les fils de l’influence duchampienne, à travers des artistes comme Joseph Kosuth, Robert Morris ou ceux de la « Pictures » generation, comme Sherrie Levine ou Cindy Sherman.

43 Il reste encore beaucoup de travail à faire sur les échanges franco-américains durant l’après-guerre. Personne n’en doute. Les chercheurs pourraient, par exemple, se demander dans quelle mesure l’art qui est né de ce dialogue entre la France et les États- Unis réagit au contexte postcolonial. C’est sous cet angle que Kristin Ross, dans une remarquable étude historique, Rouler plus vite, laver plus blanc, modernisation de la France et décolonisation au tournant des années 60 (ROSS, [1995] 2006), aborde l’« américanisation » de la France après la guerre, non pas tant dans une relation bilatérale (comme c’était

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un peu le cas dans le livre de Kuisel) qu’en interaction avec la puissance coloniale déclinante de la France. Ross fouille aussi bien les publications destinées au grand public que les textes savants (Jacques Tati occupe une place aussi importante dans son livre que Roland Barthes, bien qu’elle n’y convoque ni la peinture ni la sculpture), pour produire des analyses en contrepoint de l’expérience française de ces années-là. Aussi, certains traits d’américanisation, dont les obsessions nouvelles de propreté domestique et corporelle, apparaissent-ils sous sa plume comme un moyen par lequel les Français parviennent à fabriquer de nouveaux fantasmes du corps, en réaction contre ce qu’ils perçoivent comme les impuretés d’une France postcoloniale, racialement plus diverse et politiquement plus turbulente.

44 Les historiens de l’art seraient avisés de s’intéresser plus fréquemment à des travaux comme celui-ci. Malheureusement, à quelques exceptions près, les chercheurs ont négligé l’importance de la situation postcoloniale dans les échanges artistiques transatlantiques de cette période (à titre de contre-exemple, remarquable mais bref, voir SHERMAN, 2004, sur les tentatives du magazine Vogue pour récupérer le bric-à-brac colonial dans ses nouvelles pages de décoration d’intérieur). Regardons un instant avec les yeux de Ross une œuvre a priori aussi imperméable aux considérations sur la colonisation qu’Étalage, Hygiène de la vision de Martial Raysse (1960, Blois, Musée de l’Objet). Nous pourrions voir alors dans cette tour de produits ménagers l’influence colonisatrice du consommateur américain, comme nous voyons dans les jouets en plastique en forme de paquebots ou dans la lessive au nom merveilleusement exotique, Génie (quoi de plus orientaliste ?) une allusion à l’immigration issue des anciennes colonies dont les Français espéraient se distinguer par leur nouvelle passion de la propreté. Nous pourrions, en d’autres termes, regarder la France et les États-Unis, non plus comme les deux grandes puissances artistiques de l’après-guerre, dont le reste du monde contemplait passivement l’affrontement, mais plutôt comme les points nodaux d’une constellation internationale, produisant en chacun de ses éléments un réseau de sens auquel notre modèle dichotomique nous rend généralement aveugles. C’est dans cette direction que s’orienteront, n’en doutons pas, les recherches les plus fructueuses.

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NOTES

1. Les répercussions de la situation postcoloniale sur la production artistique française et sur les rapports de cette dernière avec la production américaine demeurent largement inexplorées. 2. Voir aussi les expositions de galeries privées, à l’exemple de Young Painters from U.S. and France organisée à la Sidney Janis Galerie en 1950 (Young Painters…, 1950).

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3. « … restore the rightful if disavowed place of France – and Paris in particular – in developing consumerism and mass cultural entertainments » (SCHWARTZ, 2007, p. 4). 4. « To decolonize the Western eye is one of the major goals of this exhibition. The idea is to let us finally wander around the immediate post-war culture without those formalist blinders » […] « the sanctity of the white cube and the straightjacket constructed by a powerful formalist or connoisseur tradition » (GUILBAUT, 2007a, p. 16-17). 5. « … more concerned with the actually governing conditions of social reality than with an abstract ideal of cultural production » (Nuevos Realismos, 2010, p. 95). 6. L’article fut le ferment des travaux de De Chassey sur l’influence globale de Matisse ; voir Ils ont regardé Matisse…, 2009. 7. « … odalisque in the hotel bedroom » […] « the physical enthusiasm of the Frenchman » (CRAVEN, 1934, p. 168). 8. « Pleasure is a consumption ethic, and at midcentury the United States had an economy of abundance that was promoting consumptive behaviour » (O’BRIAN, 1994, p. 195). 9. Yve-Alain Bois et Éric de Chassey n’accordent pas la même importance à l’influence exercée par le Français sur Ellsworth Kelly : Bois la minimise par rapport à De Chassey, qui a antérieurement défendu des liens profonds ; voir Henri Matisse-Ellsworth Kelly, 2002. 10. Gallimard a publié pas moins de quatre gros volumes d’œuvres choisies, entre 1986 et 1995, ainsi que quelques extraits, plus minces, qui viennent compléter la correspondance, l’ensemble ne représentant qu’une fraction des écrits complets encore largement inédits (DUBUFFET, 1986-1995). 11. « … unlike Picasso or Pollock, but very much like Edgar Allan Poe, was part of a nineteenth century legacy of slightly fraudulent self-invention […] which turns out not to be of lasting relevance » (selon la paraphrase de Benjamin Buchloh, dans BUSKIRK, NIXON, 1996, p. 3).

RÉSUMÉS

On assiste, depuis environ vingt-cinq ans, à une augmentation considérable des travaux sur les échanges artistiques entre la France et les États-Unis au cours de la guerre froide. On peut imputer cette situation au temps écoulé, à la distance qui s’en suit, nécessaire à l’étude historique – puisque c’est depuis les années 1980 que l’on commence à considérer les années 1950 comme un sujet d’étude. Mais de nombreux chercheurs ont été conduits dans cette voie par des figures comme Serge Guilbaut, qui ont rompu avec les lectures formalistes et les histoires anecdotiques en montrant par quels biais complexes les relations artistiques transatlantiques s’inscrivaient dans le conflit idéologique de la guerre froide. Dans cette perspective, cet article se penche sur les travaux portant sur les échanges artistiques franco-américains dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Au nombre des sujets abordés, on retrouvera : les expatriés américains à Paris, l’influence de quelques géants français (Matisse, Dubuffet et Duchamp) sur l’art américain, et la tendance, dans les expositions récentes, à distinguer les artistes français et américains de la période selon leur degré d’engagement politique.

In the last two and a half decades, there has been a dramatic increase in scholarship about artistic exchanges between France and the United States during the first two decades of the Cold War. Part of this increase is due to the distance that the passage of time provides and which historical study requires – scholars in the 1980s increasingly began to consider the 1950s worthy

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of research. But many scholars also were drawn to the topic by figures like Serge Guilbaut, who broke free of formalist readings and anecdotal histories by demonstrating the complex ways in which transatlantic artistic relationships were implicated in Cold War ideology. This essay discusses the many subsequent scholarly works that have been written about Franco-American artistic exchanges in the decades after World War Two, with attention to such topics as: American expatriates in Paris, the influence of titanic figures from France (such as Matisse, Dubuffet and Duchamp) on American art, and the tendency of recent exhibitions to differentiate between French and American artists from this period according to their respective political radicality or complicity.

Seit den letzten 25 Jahren ungefähr hat sich die Zahl der wissenschaftlichen Abhandlungen zum Thema der französisch-amerikanischen Kunstbeziehungen während des Kalten Kriegs deutlich erhöht. Man kann dieses Interesse wohl vor allem auf die nach und nach gewonnenene zeitliche Distanz zu den Ereignissen zurückführen, die für jedwede historische Arbeit nötig ist. In der Tat hat man erst in den achtziger Jahren begonnen, sich den fünfziger Jahren als Forschungsthema zuzuwenden. Viele Wissenschaftler wurden dabei von Figuren wie z.B. Serge Guilbaut geprägt, die mit der formalistischen Lesart und den historischen Anekdoten gebrochen haben, um aufzuzeigen, durch welche komplexen Verbindungen die transatlantischen Kunstbeziehungen im ideologischen Konflikt des Kalten Krieges einzubetten sind. In Anbetracht dieser Perspektive präsentiert der vorliegende Artikel die Arbeiten, die sich mit den französisch-amerikanischen Kunstbeziehungen seit Ende des Zweiten Weltkriegs beschäftigen. Unter den behandelten Beispielen findet man: die amerikanischen Künstler in Paris, der Einfluss einiger französischer Künstlerriesen (Matisse, Dubuffet, Duchamp) auf die amerikanische Kunst, sowie die in den letzten Ausstellungen entstandene Tendenz, die französischen von den amerikanischen Künstlern anhand des Grades ihres politschen Engagements zu kategorisieren.

Da circa venticinque anni si assiste a un aumento considerevole di studi sugli scambi artistici tra la Francia e gli Stati Uniti nel periodo della guerra fredda. Questa situazione è imputabile al tempo trascorso, alla distanza interpostasi, necessaria alla ricerca storica – poiché è a partire dagli anni ottanta che si è cominciato a considerare gli anni cinquanta come un argomento di indagine. Ma diversi studiosi sono stati condotti su questa strada da figure come Serge Guilbaut, che hanno messo da parte le letture formaliste e le storie aneddotiche, mostrando attraverso quali complesse vie le relazioni artistiche transatlantiche si iscrivevano nel conflitto ideologico della guerra fredda. In questa prospettiva, l’articolo si concentra sui lavori dedicati agli scambi artistici franco-americani nei decenni che hanno seguito la seconda guerra mondiale. Tra gli argomenti trattati troveremo: gli espatriati americani a Parigi, l’influenza di alcuni “giganti” francesi (Matisse, Dubuffet e Duchamp) sull’arte americana, e la tendenza delle mostre recenti a distinguere artisti francesi e americani del periodo secondo il loro grado di impegno politico.

A lo largo de los últimos veinticinco años han ido aumentando de forma considerable los estudios relativos a los intercambios artísticos entre Francia y los Estados Unidos durante la guerra fría. Este fenómeno puede achacarse al tiempo transcurrido y a la consiguiente distancia, necesaria para un análisis histórico – ya que los años cincuenta empezaron a considerarse como tema de estudio a partir de la década de los ochenta. Numerosos investigadores sin embargo fueron llevados a esta vía gracias a figuras como Serge Guilbaut, que rompieron con las lecturas formalistas y las historias anecdóticas revelando las complejas formas en las que las relaciones artísticas transatlánticas se inscribían en el conflicto ideológico de la guerra fría. Desde esta perspectiva, el presente artículo examina los trabajos realizados sobre los intercambios artísticos francoamericanos en las décadas que siguieron a la segunda guerra mundial. Entre otros temas enfocados, el artículo trata de los expatriados americanos en París, la influencia de algunos maestros franceses (Matisse, Dubuffet y Duchamp) en el arte americano, y la tendencia,

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recurrente en exposiciones recientes, que pretende diferenciar a los artistas franceses y americanos de dicho periodo en función de su grado de compromiso político.

INDEX

Index chronologique : 1900 Keywords : abstract expressionism, Cold War, post-war period, French-American relations, expatriates Mots-clés : expressionisme abstrait, guerre froide, après-guerre, relations franco-américaines, expatriés Index géographique : États-Unis, France, Paris, New York

AUTEURS

SARAH K. RICH

Associate Professor à Pennsylvania State University. Spécialiste de l’art français et américain de la guerre froide, elle a notamment consacré des articles à Jean Dubuffet, Barnett Newman, Mark Rothko et Ellsworth Kelly, pour les revues October et American Art ainsi que pour l’Oxford Art Journal. Elle contribue régulièrement à Artforum, où elle traite habituellement de l’art abstrait des années 1950 et 1960.

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Époque contemporaine

Actualité

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Lieu et pouvoir dans l’orientalisme britannique du XIXe siècle Place and power in nineteenth-century British orientalism

Shalini Le Gall

RÉFÉRENCE

Tim Barringer, Geoff Quilley, Douglas Fordham éd., Art and the British Empire, (colloque, Londres, 2001), Manchester, Manchester University Press, 2007. 464 p., fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 978-0-71907-392-2 ; £ 60 (68 €). Isabelle Gadoin, Marie-Élise Palmier-Chatelain éd., Rêver d’Orient, connaître l’Orient : visions de l’Orient dans l’art et la littérature britanniques, (colloque, Marne-la-Vallée, Paris, 2003), Lyon, ENS éditions, 2008. 368 p., 18 fig. ISBN : 978-2-84788-137-0 ; 34 €. Zeynep İnankur, Reina Lewis, Mary Roberts éd., The Poetics and Politics of Place: Ottoman Istanbul and British Orientalism, (colloque, Istanbul, 2008), Istanbul, Pera Museum, 2011. 288 p., 120 fig. en coul. ISBN : 978-0-29599-110-8 ; 42,25 €. The Lure of the East: British Orientalist Painting, Nicholas Tromans éd., (cat. expo., New Haven, Yale Center for British Art/Londres, Tate Britain/Istanbul, Pera Museum/ Sharjah, Sharjah Art Museum, 2008-2009), Londres, Tate Publishing, 2008. 224 p., 161 fig. en n. et b. et 11 fig. en coul. ISBN : 978-1-85437-733-3, £ 24,99 (28 €). Mary Roberts, Intimate Outsiders: The Harem in Ottoman and Orientalist Art and Travel Literature, Durham, Duke University Press, 2007. 248 p., 7 fig. en n. et b. et 32 fig. en coul. ISBN : 978-0-82233-956-4 ; $ 84,95 (58 €).

1 L’orientalisme britannique a suscité ces dernières années l’intérêt non seulement des historiens de l’art mais aussi des professionnels des musées. En 2008, l’exposition The Lure of the East: British Orientalist Painting, à la Tate Britain, révélait pour la première fois la dimension britannique d’un genre plus fréquemment associé à des artistes français tels qu’Eugène Delacroix ou Jean-Léon Gérôme. Cette exposition s’inscrit dans le sillage de travaux déjà engagés portant sur les liens entre orientalisme et Empire britannique,

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et en particulier sur les implications des représentations orientalistes produites pendant la période d’expansion coloniale fulgurante qui marqua le XIXe siècle. Si l’art orientaliste, avec ses paysages moyen-orientaux et ses scènes de harems turques, ne fut certes pas l’apanage du XIXe siècle, c’est à cette époque que la dimension politique de ces œuvres prit toute son ampleur, reflet de l’implication des artistes dans un régime impérialiste européen qu’ils ne soutenaient pas nécessairement. C’est la raison pour laquelle bon nombre des ouvrages dont il est question ici se concentrent sur le « long XIXe siècle », expression anglaise qui désigne la période s’étendant de la Révolution française au début de la Première Guerre mondiale. En étudiant l’orientalisme non seulement dans sa dimension artistique mais aussi dans ses implications politiques et sociales, ces publications mettent en lumière les conditions d’émergence du phénomène ainsi que ses conséquences, tant en Grande-Bretagne que dans la vaste région communément désignée sous le terme ambigu d’Orient.

2 L’exposition The Lure of the East et les nombreuses réactions qu’elle suscita révélèrent l’étendue des approches possibles, auxquelles le catalogue richement illustré propose une première introduction : la peinture y tient une place prépondérante autour de chapitres dévolus aux grands artistes et aux grands thèmes du genre (le portrait, le harem, etc.). Présentée par la suite au Musée Pera à Istanbul, l’exposition fut accompagnée d’un colloque consacré à la question du lieu dans la peinture orientaliste, publié sous le titre The Poetics and Politics of Place: Ottoman Istanbul and British Orientalism sous la direction de Zeynep İnankur, Reina Lewis et Mary Roberts. Cet ouvrage éclaire d’un jour nouveau les études orientalistes en examinant les réactions ottomanes face à l’orientalisme européen et en offrant l’opportunité inédite de critiquer une exposition itinérante depuis des perspectives propres à chaque lieu l’ayant accueillie. La question du lieu est également au centre du livre dirigé par Tim Barringer, Geoff Quilley et Douglas Fordham, Art and the British Empire, publication qui s’appuie sur un corpus de peintures, de photographies et d’autres formes d’imagerie pour affirmer que la notion d’empire n’est pas réservée à l’art orientaliste, mais imprègne l’ensemble de la production artistique britannique. Rêver d’Orient, connaître l’Orient, publié sous la direction d’Isabelle Gadoin et de Marie-Élise Palmier-Chatelain, adopte quant à lui une perspective littéraire pour s’interroger sur les liens entre fantaisies orientalistes et connaissance de l’Orient, deux catégories trop souvent considérées de façon indépendante. La conjonction des deux est également au cœur de l’ouvrage de Mary Roberts, Intimate Outsiders, mais en abordant cette fois-ci la question du genre et de la subjectivité à partir d’une étude de portraits et de scènes de harems.

3 D’inspiration clairement postcoloniale, loin des conceptions traditionnelles de l’orientalisme, ces ouvrages se nourrissent des théories contemporaines sur les rapports de pouvoir dans divers contextes orientalistes. On doit à Edward Said d’avoir posé les bases de cette théorie en mettant en lumière la dimension politique de l’orientalisme en 19781, quand il remarqua que les représentations dites « orientalistes » s’inscrivaient dans des réseaux colonialistes et impérialistes, et participaient de fait à une forme de conquête politique. S’appuyant sur les théories de Michel Foucault et d’Antonio Gramsci dans son approche des textes littéraires, Said démontra que les écrivains orientalistes participèrent à la construction d’une vision binaire qui, en opposant l’« Occident » à l’« Orient », facilita le processus de colonisation européenne. Cette théorisation des représentations orientalistes trouva naturellement un écho chez les historiens d’art : depuis l’essai de Linda Nochlin sur

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« The Imaginary Orient » publié en 19832, une génération d’universitaires anglo-saxons s’est emparée de la théorie postcoloniale dans son approche de l’art orientaliste. D’autres, en revanche, sont revenus sur le modèle bipolaire dessiné par Edward Said, en soulignant certaines incohérences propres au discours colonialiste. Les travaux d’Homi Bhabha sur la formation identitaire3 ont ouvert la voie en démontrant que les représentations orientalistes mettent en image des rapports coloniaux empreints de peur et de désir, et peuvent de ce fait symboliser la mimesis et l’altérité qui déstabilisent la structure binaire de Said. Dans le même sens, Gayatri Chakravorty Spivak a nuancé notre compréhension de l’expérience coloniale dans un essai intitulé « Les Subalternes peuvent-elles parler ? »4, en interrogeant la capacité du sujet opprimé à se représenter.

4 Said, Bhabha et Spivak ont eu une influence considérable sur le champ des études et des théories littéraires postcoloniales. Cependant, l’application de la théorie postcoloniale dans le champ historique demeure controversée car on lui reproche de passer sous silence les spécificités critiques et historiques. En plus de retracer l’évolution de ces débats, les publications sélectionnées pour la présente analyse nous invitent à considérer dans quelle mesure la théorie postcoloniale peut être enrichie de son application dans le domaine de l’histoire de l’art. Plutôt que de parler des structures binaires que sont la domination et l’oppression, les auteurs retenus décrivent un processus d’échange dans lequel les œuvres d’art produites dans un contexte impérialiste ont tantôt facilité, tantôt tempéré ou même redéfini les relations coloniales.

Un paysage de l’Empire

5 Fort de l’argument que l’Empire occupa une position centrale dans la production artistique britannique, Art and the British Empire consacre trois chapitres à la manière dont les colonies réinventèrent la peinture dite « pittoresque », un genre connu avant tout pour ses représentations de domaines fonciers appartenant à la gentry du XVIIIe siècle. Ces trois chapitres font écho à l’introduction, dans laquelle Tim Barringer, Geoff Quilley et Douglas Fordham analysent une toile de Johan Zoffany réalisée en 1770, La Famille de Sir William Young. On y voit une famille anglaise présentée devant sa propriété, dont la richesse dépend directement de celle de l’Empire britannique : les moyens financiers nécessaires pour acquérir et entretenir la propriété proviennent d’intérêts commerciaux aux Antilles ; plusieurs des personnages représentés travaillent pour le gouvernement britannique dans les Caraïbes et en Amérique du Nord ; et la présence d’un personnage noir rappelle l’importance de l’esclavage dans les plantations coloniales. Les trois chapitres consacrés au sujet poursuivent la démonstration, révélant à quel point les réseaux coloniaux contribuèrent à transformer le genre. On découvre comment le pittoresque servit à compenser l’absence de racines britanniques dans « The expanded field of the picturesque » (BARRINGER et al., 2007, p. 23-37) ; à anticiper la disparition de civilisations indigènes dans « The picturesque and the Palawa » (p. 38-52) ; ou à explorer la tension entre les aspects artistiques et scientifiques de la peinture de paysage dans « Ideas of ‘home’ in South African landscape » (p. 84-98). Balayant le vaste territoire de l’Empire britannique depuis l’Australie jusqu’à la pointe de l’Afrique, ces trois chapitres nous montrent comment la

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notion du genre pittoresque, développée en Angleterre, évolua dans le contexte colonial.

6 Reste que cette évolution connut des variations considérables dans l’iconographie orientaliste. Le travail de Wendy Shaw sur les représentations de ruines turques en constitue un exemple frappant (İNANKUR et al., 2011, p. 115-126). Shaw s’appuie sur des travaux qui démontrent comment les représentations pittoresques célébraient les progrès modernes recherchés par les propriétaires fonciers engagés dans l’exploitation agricole. En même temps, elle montre comment dans un contexte orientaliste, les artistes s’attachèrent au contraire à mettre en valeur tout ce qui signifiait une résistance au processus de modernisation. Selon Shaw : « en valorisant une représentation pittoresque de l’Autre ottoman, le voyageur britannique favorisait le maintien du désordre, de l’inefficacité et du despotisme qu’il prétendait mépriser »5. On voit alors comment le pittoresque, qui donnait jusqu’alors forme à des notions de propriété, de progrès et de modernité, trahit ces valeurs dans un contexte orientaliste au profit d’un registre nostalgique permettant de distinguer l’Empire britannique de son équivalent ottoman.

Portraits : genre et mascarade

7 Autre grand genre pratiqué par des artistes britanniques comme Joshua Reynolds, membre fondateur de la Royal Academy of Arts, le portrait s’adapta lui aussi aux contextes orientalistes, en particulier à travers la mode du costume exotique adoptée par les modèles européens. L’un des exemples les plus connus est le portrait que Thomas Seddon réalisa de Richard Burton, voyageur célèbre qui put se rendre incognito à La Mecque en 1853, grâce à ses habits d’autochtone et à ses capacités linguistiques. C’est au Caire peu de temps après ce périple que Seddon rencontra Burton, dont il tira un portrait agrémenté d’éléments – des poignards, un paysage désertique, un chameau – qui relèvent de l’imaginaire orientaliste. Dans le récit des aventures de Burton, publié en 1855, c’est ce même portrait qui servit à illustrer le concept de « type » arabe. La mutation du portrait en document à caractère ethnographique suggère l’absence d’une démarcation très claire entre l’imaginaire orientaliste et les études entreprises par des figures comme Burton. C’est précisément le propos d’Isabelle Gadoin, dont l’introduction dans Rêver d’Orient, connaître l’Orient (GADOIN, PALMIER-CHATELAIN, 2008, p. 7-18) prolonge les travaux d’Edward Said déjà largement consacrés au sujet. Dans une perspective littéraire cette fois, Isabelle Gadoin s’attache à décrire comment l’imaginaire stimula la connaissance autant qu’il put la troubler, tous deux s’étant constitués dans un rapport à l’« autre », autrement dit à l’« Orient ». On comprend mieux alors comment le portrait de Seddon peut véhiculer des stéréotypes et des fantasmes orientalistes en même temps qu’il représente l’image d’un linguiste et ethnographe accompli.

8 À l’exception de Burton, rares furent les Britanniques à adopter cette pratique vestimentaire dans leurs voyages en Afrique du Nord ou dans le Moyen-Orient, car ils préféraient pour la plupart conserver leurs distances avec la population locale, ce qui n’empêcha pas pour autant l’engouement pour les portraits orientalistes qui balaya l’Angleterre. S’appuyant sur l’étude de plusieurs portraits de riches anglais vêtus à la mode orientale, Christine Riding assimile cette pratique au goût pour la « mascarade », inspiré par les spectacles alors très en vogue dans les parcs londoniens (Lure of the East,

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2008, p. 48-75). Mais il apparaît également qu’une même pratique du travestissement eut cours en Afrique, au Moyen-Orient et dans d’autres territoires de l’Empire, où le portrait européanisé servit à des fins de construction identitaire. Art and the British Empire cite l’exemple d’hommes noirs sud-africains qui se faisaient photographier en tenue équestre ou de polo, de manière à s’approprier le statut et le pouvoir de la bonne société anglaise (BARRINGER et al., 2007, p. 327-336). Certains sultans souhaitaient aussi se faire représenter dans le style européen, à l’instar du portrait du Sultan Abdülmecid, dont David Wilkie réalisa le portrait en 1840 (İNANKUR et al., 2011, p. 221-232). L’étude des dragoman éclaire le rôle de ces interprètes chargés de faciliter les contacts entre l’Europe et la cour ottomane (p. 211-220) : ces personnages, qui fréquentaient avec aisance les artistes et diplomates européens, figurent dans de nombreuses œuvres d’artistes aussi bien ottomans qu’européens, et allèrent même jusqu’à commander leur propre portrait. Autant d’éléments qui soulignent comment un empire, même considéré comme « oriental » selon les critères du XIXe siècle, s’employa à adopter une tradition européenne du portrait aux particularités de ses contextes locaux.

9 Mary Roberts éclaire toute la subtilité de cette interaction dans Intimate Outsiders, un ouvrage consacré plus spécifiquement aux portraits de harem, qui examine entre autres les relations entre la princesse Fatma Sultan et l’artiste Mary Adelaide Walker, engagée pour réaliser son portrait à Istanbul. Roberts relate les frustrations formulées par l’artiste devant le désir de son modèle de poser en tenue occidentale alors que, comme beaucoup de ses congénères, Walker exprimait un net penchant pour les scènes dégagées de toute influence européenne. Mais l’anecdote illustre surtout combien les riches ottomans s’appuyèrent sur les peintres britanniques pour forger leur propre image. Dans un autre exemple, Roberts décrit comment la princesse égyptienne Nazili Hanum fit appel à des peintres et photographes européens pour ses portraits, au grand dam des traditionalistes de son entourage, dont sa propre mère. Pour la peintre Elisabeth Jerichau-Baumann, Nazili Hanum incarnait l’aspect positif de l’influence coloniale : la princesse parlait couramment plusieurs langues européennes et se montrait très ouverte à la culture occidentale. Cependant, aucune de ces qualités ne transparaît dans les portraits effectués par l’artiste. On y découvre une princesse séductrice, vêtue de voiles transparents et entourée d’accessoires très stéréotypés, dont un singe et un esclave noir. Un portrait photographique conservé montre cependant un autre visage de la princesse, que l’on découvre habillée en homme en compagnie d’une femme occupée à vendre des poteries. Nazili Hanum paraît ici ridiculiser les clichés destinés à satisfaire les touristes européens ; au lieu de se soumettre aux stéréotypes, la princesse offre un exemple de résistance qui révèle à quel point l’imagerie orientaliste tient de la mise en scène. Pour reprendre les termes de Mary Roberts, c’est à présent « le stéréotype [qui] devient mascarade » (ROBERTS, 2007, p. 149).

Itinéraires orientalistes

10 Le harem fut le sujet de prédilection de John Frederick Lewis, sans doute le plus célèbre des peintres orientalistes britanniques, qui vécut dix ans au Caire. Son nom revient fréquemment dans les ouvrages précités – on rappellera d’ailleurs la part réservée à son œuvre dans l’exposition The Lure of the East qui devait, dans les premiers stades préparatoires, lui être entièrement consacrée. Comme Emily Weeks le rappelle dans le chapitre qui lui est dévolu (Lure of the East, 2008, p. 22-36), Lewis occupe une position

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unique, à la fois sur un plan historique et dans le champ des études orientalistes contemporaines. Le romancier William Makepeace Thackeray, qui le rencontra au Caire, le décrivit comme un homme d’apparence parfaitement égyptienne, descriptif qui contribua à conférer une autorité certaine à ses toiles orientalistes6. Mais les détails de sa biographie révèlent le soin qu’il apporta à cultiver en parallèle ses deux facettes d’Européen et d’Égyptien (İNANKUR et al., 2011, p. 167-182). Weeks attire l’attention sur certains choix artistiques surprenants pour un homme qui paraissait circuler sans effort d’un monde à l’autre, à l’instar de ses portraits de lui-même en tenue orientaliste, ou encore de sa peinture Femme recevant des visiteurs (La Réception) de 1873 (Yale Center for British Art, Paul Mellon Collection), figurant un harem représenté dans un espace domestique typiquement réservé aux hommes.

11 Des recherches récentes sur les conditions d’exposition de ses œuvres s’avèrent également très éclairantes. Mary Roberts, qui lui consacre deux chapitres dans Intimate Outsiders, s’intéresse à la manière dont Lewis parvint à forger un fantasme d’apparence « réaliste » dans des toiles richement détaillées (ROBERTS, 2007, p. 11). Le Hhareem (1850, collection particulière), seule toile que Lewis acheva au Caire, remporta un grand succès lors de sa première exposition devant la Old Watercolor Society en 1850, succès largement dû au statut de témoin privilégié de son auteur, qui conférait une légitimité certaine à l’abondance des détails ethnographiques présentés. Reste que c’est plutôt sur le terrain du fantasme masculin évoqué par ce type de représentation que s’attarda le critique de Illustrated London News cité par Roberts : « Il s’agit là d’un tableau magnifique : de ceux auprès desquels la gent masculine aime à s’attarder mais devant lesquels, d’après nos observations, ces dames passent sans même marquer l’arrêt »7. En 1855, Lewis présenta plusieurs toiles – dont Le Hhareem – à l’Exposition universelle de Paris. Dans une étude qui s’attache à comparer les perspectives nationales, Peter Benson Miller analyse les réactions à cette exposition, qui là encore cristallisent les attentes des spectateurs français et britanniques face aux représentations orientalistes (İNANKUR et al., 2011, p. 259-272). À la lumière d’un artiste itinérant comme Lewis, on mesure ainsi l’importance des considérations de lieu dans l’étude de l’orientalisme, pour souligner la diversité des contextes de production, d’exposition et d’interprétation des œuvres considérées.

12 Une même diversité caractérise les réactions européennes aux différentes régions réunies sous le terme d’« Orient ». Dans Rêver d’Orient, connaître l’Orient, Laurent Bury examine l’œuvre de James Tissot et de Richard Dadd, où il voit s’exprimer deux facettes de l’orientalisme victorien, « la reconstitution religieuse » et « le pur fantasme érotique » (GADOIN, PALMIER-CHATELAIN, 2008, p. 100). Bury dégage chez les deux peintres les mêmes louvoiements entre deux registres imaginaires apparemment antagonistes, l’univers du harem empreint de sensualité et l’univers biblique nimbé de spiritualité, registres qui plongent pourtant leurs racines dans le même fantasme et reflètent les tensions à l’œuvre dans les attitudes victoriennes face à l’Orient. Mais ce qui transparaît surtout à mesure que l’on suit le parcours des deux artistes de la Grèce à la Syrie en passant par la Turquie, l’Égypte, la Palestine et la Jordanie, c’est à quel point l’expérience artistique prit dans chaque région une tournure différente, appelant ainsi à approfondir les analyses précises au regard des contextes historiques locaux.

13 Ainsi, c’est donc bien à l’intersection entre représentation artistique et enjeux de pouvoir locaux que se situe chacun des ouvrages mentionnés dans la présente analyse. Nicholas Tromans étudie un orientalisme d’inspiration spécifiquement britannique, où

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cohabitent des genres propres à l’art britannique, comme la peinture de paysage et d’autres plus fréquemment associés à l’Orient, comme le harem. Isabelle Gadoin réduit l’écart entre Orient et Occident en proposant la découverte d’un orientalisme littéraire où fantasme et connaissance s’entremêlent sans véritable ligne de fracture claire. Barringer, Quilley et Fordham opèrent un rapprochement similaire dans le domaine iconographique en montrant comment l’art britannique s’élabora fondamentalement au contact de l’Empire. Et Mary Roberts fait du harem, considéré d’ordinaire comme un lieu d’assujettissement féminin, le point d’achoppement potentiel d’une réaction féministe à l’encontre des conceptions orientalistes. Mais il revient au plus récent de ces ouvrages, The Poetics and Politics of Place, d’explorer systématiquement ces relations entre lieu et pouvoir. Liant leur démarche à l’itinéraire suivi par l’exposition The Lure of the East, Mary Roberts, Reina Lewis et Zeynep Inankur proposent dès l’introduction de considérer « les diverses relations spatiales et sociales qui sous-tendent les interprétations historiques et contemporaines des cultures visuelles orientalistes »8. C’est ainsi que des photographies de l’accrochage à Istanbul, reproduites dans l’ouvrage, illustrent comment l’exposition londonienne a pu prendre une tout autre dimension à Istanbul. Ce type d’analyse, propre à attirer l’attention sur les conditions de production des œuvres d’art et sur leurs conditions d’exposition passées et présentes, ouvre de nouveaux champs de recherche informés des contextes contemporains, comme l’existence de collections de peintures orientalistes dans les états du monde arabe (p. 65-76).

14 Travailler sur la collection et l’exposition d’œuvres orientalistes devrait permettre de comprendre les conditions dans lesquelles elles furent présentées, achetées, montrées et reproduites. Car les questions demeurent nombreuses. Des reproductions d’œuvres orientalistes, telles que des scènes de harem, servirent-elles à décorer les intérieurs victoriens ? Était-il envisageable pour une église d’exposer des paysages bibliques produits en Orient ? D’un point de vue géographique, étudier une puissance européenne comme la Grande-Bretagne fait apparaître un modèle spécifique d’impérialisme ; mais se pencher sur une région précise de la mosaïque orientale, comme le suggère The Poetics and Politics of Place, ne s’avérerait-il pas tout aussi fructueux ? Élargir ainsi le champ de la discussion reviendrait très certainement à revoir la question des origines de l’orientalisme, et par là même à s’engager dans un processus d’évaluation des effets de ce discours sur le passé et sur le présent.

NOTES

1. Edward W. Said, L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, Paris, 1980 [éd. orig. : Orientalism, Londres/New York, 1978]. 2. Linda Nochlin, « The Imaginary Orient », dans Art in America, 71, mai 1983, p. 118-131, 186, 189, 191. 3. Homi Bhabha, Les Lieux de la culture : une théorie postcoloniale, Paris, 2007, [éd. orig. : The Location of Culture, Cambridge, 1988].

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4. Gayatri Chakravorty Spivak, Les Subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, 2006 [éd. orig. : « Can the Subaltern Speak? », dans Cary Nelson, Lawrence Grossberg éd., Marxism and the Interpretation of Culture, Urbana, 1988, p. 271-313]. 5. « In favoring the picturesque view of his Ottoman Other, the British traveler favored the maintenance of the very disorder, inefficiency, and despotism which he claimed to despise » ( İNANKUR et al., 2011, p. 121). 6. William Makepeace Thackeray, Notes of a Journey from Cornhill to Grand Cairo, (Londres, 1846) Heathfield, 1991, p. 142-145. 7. « This is a marvelous picture: such as men love to linger around, but such as women, we observed, pass rapidly by »(ROBERTS, 2007, p. 35). 8. « ... the diverse spatial and social relations that underlie historical and contemporary interpretations of Orientalist visual cultures » (İNANKUR et al., 2011, p. 19).

INDEX

Index chronologique : 1800 Keywords : orientalism, british orientalism, postcolonial studies, picturesque, portrait, Ottoman Empire, British Empire Mots-clés : orientalisme, orientalisme britannique, études post-coloniales, pittoresque, portrait, Empire ottoman, Empire britannique Index géographique : Grande-Bretagne, Afrique, Moyen-Orient

AUTEURS

SHALINI LE GALL

New York University, France

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L’art danois au XIXe siècle : autour de l’« École de Copenhague » Nineteenth-century Danish art: the Copenhagen School

Regine Gerhardt

RÉFÉRENCE

Patricia Gray Berman, In Another Light: Danish Painting in the Nineteenth Century, Londres, Thames & Hudson, 2007. 240 p., 25 fig. en n. et b et 230 en coul. ISBN : 978-0-50023-844-8 ; £ 38 (43 €). Échappées nordiques : les maîtres scandinaves & finlandais en France, 1870-1914, Annie Scottez-De Wambrechies, Frank Claustrat éd., (cat. expo. Lille, Palais des beaux-arts, 2008-2009), Paris, 2008. 216 p., 127 fig. en coul. ISBN : 978-2-75720-214-2 ; 29 €. Peter Michael Hornung, Kasper Monrad, C. W. Eckersberg: dansk malerkunsts fader, Copenhague, Forlaget Palle Fogtdal, 2005. 416 p., 48 fig. en n. et b. et 295 en coul. ISBN : 978-8-77248-553-9 ; 499 DKK (67 €). Die Kopenhagener Schule: Meisterwerke dänischer und deutscher Malerei von 1770 bis 1850, Dirk Luckow, Dörte Zbikowski éd., (cat. expo., Kiel, Kunsthalle zu Kiel, 2005), Ostfildern, Hatje Cantz, 2005. 282 p., 299 fig. en coul. ISBN : 978-3-77571-638-3 ; 39,80 €.

1 L’appellation « École de Copenhague » ne recouvre pas une forme d’expression de l’art danois que l’on pourrait définir aisément ou rattacher à une région donnée ; elle ne correspond pas non plus à une période spécifique de l’histoire de l’art danois du XIXe siècle. La production artistique est trop diverse, les démarches des artistes trop différentes, et il n’est pas toujours simple de repérer les liens de ces derniers avec des pays déterminés. Dans le cadre des recherches menées actuellement sur les artistes danois Anton, Vilhelm et Fritz Melbye, dont l’activité s’étend de la fin des années 1830 jusqu’au début des années 1880, cette problématique se révèle saisissante. Tout en portant l’empreinte du milieu artistique de Copenhague, l’œuvre de ces peintres et

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dessinateurs est avant tout marquée par leur activité à l’étranger, à Paris, à Londres et surtout en Amérique centrale et en Amérique du Nord1.

2 Mais si la notion d’École de Copenhague s’avère difficile à définir, elle trouve sa raison d’être dans l’histoire de l’art danois puisqu’elle renvoie concrètement à la Kongelige Danske Akademi for de Skønne Kunster de Copenhague. Fondée en 1754, cette Académie royale des beaux-arts eut une influence déterminante sur l’évolution artistique de ses élèves, qu’ils soient originaires du Danemark, de la Scandinavie ou du nord de l’Allemagne, à l’exemple de Caspar David Friedrich et de Philipp Otto Runge qui, à la fin du XVIIIe siècle, y suivirent les cours de Nicolai Abildgaard et de Jens Juel. Dans les premières décennies du XIXe siècle, et notamment sous l’influence de Christoffer Wilhelm Eckersberg qui y fut professeur de 1818 jusqu’à sa mort en 1853, on assiste au développement d’un « art Biedermeier » danois autonome. Initiateur de réformes décisives portant sur l’enseignement des arts, Eckersberg parvint à consolider la renommée et l’attractivité de l’institution dans les années 1820 et 1830. Pour l’étude du nu, celle-ci fit appel à des modèles vivants, masculins ou féminins, elle intégra un enseignement des sciences naturelles et de la perspective et, surtout, elle introduisit la peinture de plein air. Eckersberg, qui exigeait une étude sobre et réaliste de la nature, considérait l’environnement immédiat, empirique, comme un sujet digne d’être étudié et représenté. Les tableaux de la vie quotidienne bourgeoise réalisés sous l’égide d’Eckersberg de 1818 à 1848 environ, soigneusement composés, aux contours bien définis, peints avec une touche fine et baignant dans une lumière cristalline, incarnent une phase d’épanouissement de l’art danois que les historiens de l’art ont baptisée « âge d’or »2.

Eckersberg et l’« École de Copenhague » : rayonnement et échanges artistiques

3 C’est surtout grâce aux travaux de Kasper Monrad que cet « âge d’or » de la peinture danoise suscite, depuis les années 1980, un regain d’intérêt au-delà du Danemark, notamment grâce à diverses expositions organisées en Europe et aux États-Unis3. C. W. Eckersberg: dansk malerkunsts fader, publié en 2005 par Kasper Monrad et Peter Michael Hornung et richement illustré, compte parmi les travaux les plus récents et constitue la première grande monographie sur Eckersberg depuis 18984. En vingt et un chapitres qui suivent les étapes chronologiques de sa carrière, les auteurs offrent un panorama de l’état actuel des recherches sur l’évolution artistique, l’œuvre, les écrits et les activités d’Eckersberg à l’Académie. Le corpus présenté inclut des œuvres plus ou moins connues de sa production artistique et reflète sa conception de la nature et de l’art. On peut citer ses études d’après nature, réalisées durant sa formation en Italie, qui témoignent d’une grande précision d’observation, ses portraits cristallins de la bourgeoisie danoise, ses études de nus novatrices par leur caractère réaliste, ses paysages peints à partir d’études en plein air, ou encore ses marines dont la perspective témoigne d’une grande rigueur. Dans cet ouvrage, figurent également en bonne place les œuvres religieuses, moins connues, notamment de nombreux tableaux d’autels, ainsi que des peintures d’histoire essentiellement réalisées pour le château de Christianborg. L’ouvrage offre en outre une présentation détaillée de la formation de l’artiste, d’abord à Copenhague puis en tant qu’apprenti à Paris dans l’atelier de Jacques-Louis David de 1810 à 1812, en mettant aussi l’accent sur ses études de plein air

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réalisées en Italie de 1813 à 1816, qui marquèrent l’art danois des décennies suivantes. Ses dessins, gravures et peintures à l’huile évoquant la vie quotidienne au Danemark, essentiellement réalisés dans les années 1830 et 1840, reflètent l’intérêt manifesté par Eckersberg pour les mœurs et les scènes profanes. Loin d’être de simples scènes de genre, ces œuvres sont aussi des témoignages de son sens aigu de l’observation de son cadre de vie immédiat et de sa passion pour les perspectives sophistiquées. Outre sa production artistique, Eckersberg publia deux manuels sur la perspective (1833 et 1841) dans lesquels il formula ses idées sur l’esthétique et la théorie de l’art, tous deux illustrés par des gravures représentant des scènes de la vie urbaine5.

4 Si l’ouvrage de Monrad et Hornung, qui est une monographie, ne laisse qu’une place réduite aux élèves d’Eckersberg et à son cercle d’influence, le catalogue volumineux et richement illustré Die Kopenhagener Schule: Meisterwerke dänischer und deutscher Malerei von 1770 bis 1850, publié en 2005 sous la direction de Dirk Luckow et Dörte Zbikowski à l’occasion de l’exposition organisée à la Kunsthalle zu Kiel, accorde une place plus importante à son entourage. La notion d’« École de Copenhague », en tant qu’émanation de l’Académie des beaux-arts, est le sujet des neufs essais réunis. Les différents auteurs traitent aussi bien d’Eckersberg et de ses élèves – Christen Købke, Wilhelm Marstrand, Constantin Hansen, Martinus Rørbye, Jørgen Roed, Wilhelm Bendz, Dankvart Dreyer, Anton Melbye… – que des contemporains et des générations antérieures de professeurs et d’élèves de l’Académie. Outre les enseignants et les mentors, tels Nicolai Abildgaard, Asmus Jakob Carstens, Jens Juel, Johann Gebhard Lund, Bertel Thorvaldsen et Johan Christian Dahl, l’ouvrage évoque aussi les étudiants allemands Philipp Otto Runge et Caspar David Friedrich. Les biographies et les œuvres de chaque artiste sont présentées dans un chapitre séparé qui complète les essais thématiques.

5 Faisant place à des artistes plus ou moins connus, les auteurs du catalogue de Kiel brossent un riche tableau des multiples facettes de la vie artistique de Copenhague, qui rayonnait bien au-delà des limites de la capitale, en Scandinavie, en Allemagne et en Italie. D’intenses échanges artistiques eurent lieu entre les peintres allemands et scandinaves jusque dans les années 1840, non seulement à l’Académie des beaux-arts de Copenhague, mais aussi à Dresde autour de Johan Christian Dahl et à l’Académie des beaux-arts de Munich. Des contacts s’établirent à Rome surtout, où séjournaient les élèves d’Eckersberg et où le célèbre sculpteur Bertel Thorvaldsen constituait un cercle de jeunes artistes d’origines diverses. Tandis que, dans un essai malheureusement trop court, Peter Thurmann met surtout en évidence l’attractivité de Dresde et de Munich pour les étudiants de Copenhague dans la première moitié du XIXe siècle (Kopenhagener Schule, 2005, p. 158-160), Andreas Stolzenburg fait le point sur l’état des recherches sur la peinture de plein air dans l’Europe du Nord et sur les voyages des Danois en Italie à cette période6 (p. 161-168). Michael Thimann et Johannes Grave se concentrent sur la période autour de 1800 : Thimann s’intéresse à la peinture d’histoire d’artistes danois et allemands dans le milieu romain (p. 169-175), dont la tentative de renouvellement reflète des motivations avant tout politiques plutôt que la promotion de références nationales. Johannes Grave se concentre sur les expériences de Friedrich à l’Académie de Copenhague (p. 72-78), une période dans la carrière du peintre romantique qui témoigne de son attitude critique et indépendante, mais qui n’avaient guère été étudiée jusqu’ici. Dirck Luckow traque le phénomène d’une « avant-garde académique » au Danemark et souligne l’intérêt nouveau pour la société bourgeoise exprimé par les

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artistes de Copenhague (p. 10-12). Dörte Zbikowski inscrit l’orientation artistique de l’Académie dans le contexte européen contemporain (p. 14-26) ; elle retrace son histoire et son ouverture vers l’étranger, de sa fondation jusqu’en 1850, et met en lumière aussi bien l’évolution de son programme d’enseignement que son orientation précoce en faveur de la peinture de paysage. Nino Zchomelidse s’attache à montrer l’intrication étroite de l’art et des sciences de la nature à partir des années 1820 sous l’impulsion d’Eckersberg7, qui valut à l’Académie de jouer le rôle de pionnier en Europe (p. 50-57). Regina Schubert centre son étude sur l’enseignement de la perspective promue par le maître qui, combinée à sa conception esthétique de la nature, marqua de façon déterminante « l’âge d’or » (p. 58-63). Les élèves d’Eckersberg abordèrent les théories artistiques de leur professeur sous un angle critique et sondèrent les nouvelles possibilités artistiques que leur offrait la peinture de paysage, à l’exemple de Christen Købke. Dans Faîte du toit du château de Frederiksborg avec vue sur le lac, la ville et la forêt (1834-1835, Copenhague, Det Danske Kunstindustrimuseet), il expérimente la combinaison d’une vue panoramique avec une vue rapprochée d’un détail d’architecture qui semble avoir été arbitrairement choisi et qui est traité avec une grande précision. Cette association ne permet pas d’accrocher le regard, et ne fournit aucune clé de lecture. Mais avec ce procédé, Købke interroge l’effet d’illusion qui caractérise ces images. La série complète des vues du château de Frederiksborg, et l’évolution artistique de Købke plus largement, ont en outre récemment fait l’objet d’une rétrospective en Grande-Bretagne, accompagnée d’un catalogue volumineux de David Jackson8. Nous citerons enfin la contribution de Petra Gordüren dans le catalogue de Kiel (p. 64-71) qui se penche sur les nombreuses représentations d’artistes danois de l’« âge d’or ». Reflets d’une nouvelle conscience de soi des jeunes peintres, ces portraits sont les premiers tableaux à témoigner du bouleversement social et artistique qui ouvrit la voie au génie artistique moderne du XIXe siècle.

Romantisme national et École scandinave : extension chronologique et géographique

6 Si le catalogue de l’exposition de Kiel envisage un « âge d’or » qui prendrait fin aux alentours de 1850, l’historienne de l’art américaine, Patricia G. Berman, étend considérablement cette période dans un ouvrage paru en 2007, In Another Light: Danish Painting in the Nineteenth Century. Elle y inclut l’époque dite du « romantisme national » danois, qui se déploie jusque dans les années 1870 et voit les artistes danois s’isoler de la scène artistique européenne. Elle traite également la nouvelle phase d’épanouissement de la peinture danoise à la fin du XIXe siècle, née dans l’entourage du peintre Peter Severin Krøyer à Skagen et grâce à des artistes comme Vilhelm Hammershøi et Lauritz Andersen Ring. Rédigé en anglais, le livre de Patricia Berman est une contribution essentielle à la bibliographie sur l’art danois du XIXe siècle, qui souffrait depuis longtemps d’une insuffisance de publications d’envergure internationale. Dans cet ouvrage remarquablement illustré et organisé selon un parti pris chronologique et thématique, Berman ne parle pas d’une « École de Copenhague », mais d’une « école nationale » de l’art danois qui s’est développée dans la sphère d’influence de l’Académie des beaux-arts et qui réagit de manière exceptionnelle, par sa production artistique, aux courants artistiques européens du classicisme, du romantisme, du réalisme, de l’impressionnisme et du symbolisme. L’extension de la

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période considérée permet d’observer avec plus de précision les mouvements des artistes qui se rapprochent ou s’éloignent de l’art européen et d’en suivre les effets sur la production artistique danoise. Dans ce panorama, Berman insiste sur le contexte politico-historique, qui revêt donc une plus grande importance que dans les ouvrages précédemment cités. Selon elle, c’est le seul facteur qui permet de comprendre le devenir, après les années 1840, du « romantisme national », un courant qui fut essentiellement promu par l’historien d’art de Copenhague Niels Lauritz Høyen9. Le climat politique et social tendu qui, faisant suite aux tentatives de séparation des duchés de Schleswig et de Holstein, entraîna les guerres germano-danoises de 1848-1850 et de 1864, eut des répercussions considérables sur la production artistique des Danois. Høyen les incita à se mettre au service d’une politique nationale : les œuvres devaient être l’expression d’une identité danoise spécifique qui devait se refléter dans le paysage national, dans l’architecture et dans les coutumes populaires. Il convenait d’éviter les influences étrangères, que ce soit dans le sujet ou dans le mode d’expression artistique. Par la suite, les contacts avec l’étranger – si déterminants pour les artistes de l’« âge d’or » – furent rompus et les voyages hors des frontières furent remplacés par des excursions dans la campagne danoise. Cette démarche d’« introspection » des artistes danois eut finalement pour conséquence d’isoler leur art de la scène internationale et de le faire apparaître comme totalement rétrograde lors de l’Exposition universelle parisienne de 187810. Les artistes qui trouvèrent un nouveau mode de ralliement aux courants modernes – à l’impressionnisme parisien dès la fin des années 1870 et au symbolisme à partir des années 1890 –, imprimèrent cependant leurs approches artistiques d’une marque indépendante « nordique ». Dans son étude sensible, scrupuleuse et nuancée, Berman analyse avec le même intérêt la création danoise de l’« âge d’or » de la première moitié du XIXe siècle et le renouveau artistique de la seconde moitié du siècle – que l’on pourrait appeler « l’âge d’argent » – et démontre que ces deux périodes sont liées. Exécutés par des artistes regroupés à Skagen, loin de Copenhague, tels Peder Severin et Marie Krøyer, Anna et Michael Ancher ou Lauritz Tuxen, ces tableaux rappellent les études d’après nature que réalisèrent les premiers visiteurs du village de Skagen à la fin des années 1840, comme Martinus Rørbye et Vilhelm Melbye. Il en va de même pour la peinture psychologisante du symbolisme danois, qui est discrètement annoncée par les tableaux de paysage des années 1860 du peintre romantique national Vilhelm Kyhn. À l’instar des peintres de Skagen, les représentants du symbolisme, Vilhelm Hammershøi, Jens Ferdinand Willumsen ou Harald et Agnes Slott-Møller, cherchèrent également à se démarquer activement de l’Académie des beaux-arts. Mais, s’ils formèrent en 1891 une association indépendante d’artistes, Den Frie Udstilling, qui organisait des expositions de leurs œuvres, leurs travaux conservèrent cependant une marque caractéristique, que l’on pourrait qualifier de danoise.

7 Dans cette optique d’extension des frontières chronologiques et géographiques, il convient de mentionner le catalogue d’exposition Échappées nordiques : les Maîtres scandinaves & finlandais en France, 1870-1914, paru en 2008 sous la direction d’Annie Scottez-De Wambrechies et Frank Claustrat. Il s’intéresse non seulement aux artistes danois, mais aussi aux suédois, aux norvégiens et aux finlandais qui, à la fin du XIXe siècle, puisèrent leur inspiration en France. En raison de leur origine géographique, les artistes scandinaves et finlandais furent à maintes reprises réunis par les critiques d’art français de la fin du XIXe siècle comme le rappelle Claustrat dans son essai (Échappées nordiques, 2008, p. 17-25), Charles Ponsonailhe fut le premier en 1889 à percevoir les

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peintres de plein air nordiques comme les représentants d’une école homogène qu’il baptisa « École scandinave ».

8 Le choix des commissaires de l’exposition Échappées nordiques de suivre les étapes de la réception des artistes en France en se concentrant sur leurs œuvres d’art entrées dans les collections françaises depuis la fin du XIXe siècle explique la sélection peut-être inhabituelle des œuvres exposées ainsi que l’absence des chefs-d’œuvre très célèbres il permet de présenter des pièces moins connues11. Alors que les contributions de Scottez- De Wambrechies et de Claustrat mettent en lumière la réception des œuvres en France et l’histoire des collections, celles des historiens de l’art norvégiens, danois, finlandais et suédois traitent de la rencontre créative entre leurs compatriotes respectifs et l’art français. Par exemple, Peter Nørgaard Larsen aborde les peintres de Skagen et l’assimilation de l’impressionnisme par les Danois (Échappées nordiques, p. 27-35). Il souligne, par ailleurs, que le symbolisme danois avait trouvé sa forme spécifique dans la peinture de paysage, mais surtout dans les scènes d’intérieur, comme le montrent les tableaux de Vilhelm Hammershøi, Georg Nicolai Achen et Peter Vilhelm Ilsted. Les relations artistiques complexes entre les pays nordiques et la France auraient certainement mérité des contributions plus fournies et plus nettement différenciées, mais l’exposition et le catalogue n’en restent pas moins une invitation à poursuivre un travail scientifique de qualité accompagné d’expositions publiques.

9 Cette sélection de publications montre la diversité et les liens unissant les différents courants artistiques danois qui se développèrent au cours du XIXe siècle autour de l’Académie des beaux-arts de Copenhague qui tel un aimant joua tour à tour de sa force d’attraction et de répulsion. Il semble toutefois que les recherches actuelles ne couvrent pas la totalité des expressions de l’art danois au XIXe siècle. La concentration des publications scientifiques sur l’« âge d’or » et sur la modernité danoise ne prend justement pas en compte les artistes qui ne furent pas rattachés au mouvement du « romantisme national » danois du milieu du XIXe siècle, mais qui cherchèrent leur propre voie artistique à l’étranger ou en s’appuyant sur l’art européen – comme l’ont fait Lorenz Frøhlich, Anton Melbye et ses frères Vilhelm et Fritz, Elisabeth Jerichau- Baumann, Carl Frederik Sørensen ou encore David Jacobsen. Leur art, qui s’épanouit entre la scène artistique de Copenhague et les courants artistiques internationaux, en particulier à Paris, à Londres et, dans le cas de Fritz Melbye, en Amérique Centrale et en Amérique du Nord, n’a guère suscité de recherches jusqu’ici, bien que ces artistes aient parfois joui de leur vivant d’une exceptionnelle renommée internationale, comme c’est le cas d’Anton Melbye. La créativité avec laquelle les Danois réagirent à l’art européen au milieu du XIXe siècle, la réussite de leurs carrières à l’étranger et leurs premiers rapports avec les courants modernes émergents – dont témoignent, par exemple, les relations entre Anton et Fritz Melbye et Camille Pissarro dans les années 1850 – méritent d’être examinés. Longtemps négligée par l’historiographie danoise, l’étude approfondie de ces artistes pourtant désignés comme « européens » constitue une lacune considérable de la recherche en histoire de l’art12.

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NOTES

1. La thèse de doctorat que nous préparons, consacrée à Anton Melbye (1818-1875), Vilhelm Melbye (1824-1882) et Fritz Melbye (1826-1869) est dirigée par Uwe Fleckner et Hendrik Ziegler de l’université de Hambourg. Au sujet de la relation tendue entre le milieu artistique de Copenhague et la scène artistique internationale à partir des années 1830, voir Regine Gerhardt, « Ein ‘Europäer’ in Dänemark. Anton Melbye und die Kopenhagener Kunstszene », dans Uwe Fleckner, Hendrik Ziegler, Maike Steinkamp éd., Der Künstler in der Fremde: Wanderschaft – Migration – Exil, (colloque, Hambourg, 2008 et 2009), Hambourg, à paraître en 2011. 2. Le critique littéraire Valdemar Vedel employa pour la première fois en 1890 l’expression d’« âge d’or ». Ses contemporains partageaient déjà cette conscience d’une période artistique et d’un apogée particuliers, redevables à Eckersberg. 3. L’âge d’or de la peinture danoise : 1800-1850, (cat. expo., Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 1984), Paris, 1984 ; Danish Painting: The Golden Age, Kasper Monrad éd., (cat. expo., Londres, National Gallery, 1984), Londres, 1984 ; Christoffer Wilhelm Eckersberg, 1783-1853, Philip Conisbee, Kasper Monrad, Lene Bøgh Rønberg éd., (cat. expo., Washington, National Gallery of Art, 2003-2004), Washington, 2003 ; Kasper Monrad, Hverdagsbilleder: Dansk Guldalder – kunstnerner og deres vilkår, Copenhague, 1989 ; The Golden Age of Danish Painting, Kasper Monrad, Philip Conisbee éd., (cat. expo., Los Angeles, Los Angeles County Museum of Art/New York, The Metropolitan Museum of Art, 1993-1994), New York, 1993 ; Kasper Monrad, « Blick durch drei Bögen. Deutsch- dänische Künstlerbegegnungen in Dänemark, Deutschland und Italien », dans Im Lichte Caspar David Friedrichs: frühe Freilichtmalerei in Dänemark und Norddeutschland, Helmut R. Leppien éd., (cat. expo., Ottawa, National Gallery of Canada/Hambourg, Hamburger Kunsthalle/Copenhague, Thorvaldsens Museum, 2000), Hambourg, 1999, p. 2-11. Pour la France, signalons en outre les expositions organisées par la Danmarks Hus à Paris, comme De Abildgaard à Hammershøi: 75 dessins danois, Michael Bjørn Nellemann, Per Jonas Storsve éd., (cat. expo., Paris, Danmarks Hus/ København, Statens Museum for Kunst, 2007), (Exposition-dossier/Fondation Custodia, 8), Paris, 2007. 4. Emil Hannover, Maleren C. W. Eckersberg: en studie I dansk kunsthistorie, Copenhague, 1898 ; Erik Fischer, C. W. Eckersberg: His Mind and Times, Copenhague, 1993. 5. Christoffer Wilhelm Eckersberg, Forsög til en Veiledning i Anvendelse af Perspektivlæren for unge Malere, Copenhague, 1833, et Linearperspektiven anvendt paa Malerkunsten, Copenhague, 1841. 6. Voir également Lorenz Enderlein, Nino Zchomelidse éd., Fictions of Isolation: Artistic and Intellectual Exchange in Rome during the First Half of the Nineteenth Century, (colloque, Rome, 2003), (Analecta Romana Instituti Danici: Supplementum, 37), Rome, 2006. 7. Voir également Nino Zchomelidse, « H.C. Ørsted and the Royal Danish Academy of Fine Arts in Copenhagen », dans Erna Fiorentini éd., Observing Nature – Representing Experience: the Osmotic Dynamics of Romanticism, 1800-1850, Berlin, 2007, p. 125-140. 8. David Jackson, Christen Købke: Danish Master of Light, David Jackson, Kasper Monrad éd., (cat. expo., Londres, National Gallery/Édimbourg, National Galleries of Scotland, 2010), New Haven/ Londres, 2010. Le catalogue, qui présente les groupes d’œuvres selon un ordre chronologique, donne un aperçu d’ensemble de l’œuvre peint de l’artiste dans le contexte de la scène artistique danoise contemporaine. 9. Au sujet du « romantisme national », voir Hans Edvard Nørregård-Nielsen, Danish Painting of the Golden Age, Copenhague, 1995, p. 7-67 ; Hans Vammen, « National Internationalism – The Danish Golden Age Concepts of Nationality », dans Thorvaldsens Museum Bulletin, 1997, p. 9-17. 10. Peter Nørregaard Larsen, « Fear of Loss and Longings for Arcadia. The Afterlife of the Danish Golden Age c. 1850-70 », dans SMK Art Journal, 2000, p. 95-121, en particulier p. 99.

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11. Pour des choix différents d’œuvres, voir notamment Northern Light: Realism and Symbolism in Scandinavian Painting, 1880-1910, Kirk Varnedoe éd., (cat. expo., Washington, Corcoran Gallery of Art/New York, Brooklyn Museum/Minneapolis, Institute of Arts, 1982-1983), Brooklyn, 1982 ; Impressions du Nord : la peinture scandinave, 1800-1915, William Hauptman éd., (cat. expo., Lausanne, Fondation de l’Hermitage, 2005), Lausanne, 2005. 12. Concernant la classification de ces artistes comme « européens » ou « internationaux », voir Emil Hannover, « Europæerne », dans Alfred Jacobsen éd., Kunstens Historie i Danmark, Copenhague, 1901-1907, p. 309-356. Pour les séjours en France des artistes danois à cette époque, se reporter à l’article fondamental de Sigurd Schultz, « Danske Kunstnere i Paris i Tiden mellem Restaurationen og den tredje Republik », dans Franz Christopher von Jessen éd., Danske i Paris Gennem Tiderne, II.1, Copenhague, 1938, p. 215-336. Voir enfin, pour les publications plus récentes, Lotte Thrane, Tuskmørke Mesteren: 10 kapitler om Lorenz Frøhlich og hans tid, Copenhague, 2008, ainsi que les références citées n. 1.

INDEX

Index chronologique : 1800 Keywords : Danish art, Copenhagen school, Scandinavian school, Danish painting, Danish Golden Age Index géographique : Danemark, Copenhague Mots-clés : art danois, École de Copenhague, École scandinave, peinture danoise, âge dʼor danois

AUTEURS

REGINE GERHARDT

Universität Hamburg

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Construire la ville : la dimension mondiale dans l’urbanisation moderne Building the city: globalization in modern urban planning

Marta Gutman

RÉFÉRENCE

Zeynep Çelik, Empire, Architecture, and the City: French-Ottoman Encounters, 1830-1914, Seattle, University of Washington Press, 2008. 368 p., 190 fig. en n. et b. et 33 fig. en coul. ISBN : 978-0-29598-779-8 ; $ 60 (42 €). Zeynep Çelik, Julia Clancy-Smith, Frances Terpak éd., Walls of Algiers: Narratives of the City through Text and Image, Los Angeles, Getty Research Institute/Seattle, University of Washington Press, 2009. 283 p., 90 fig. en coul. ISBN : 978-0-29598-868-9 ; $ 40 (28 €). William J. Glover, Making Lahore Modern: Constructing and Imagining a Colonial City, Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press, 2008. 280 p., 75 fig. en n. et b. ISBN : 978-0-81665-021-7 (relié) ; $ 75 (52 €) ; 978-0-81665-022-4 (broché) ; $ 25 (18 €). Prashant Kidambi, The Making of an Indian Metropolis: Colonial Governance and Public Culture in Bombay, 1890-1920, Aldershot/Burlington, Ashgate Publishing, 2007. 290 p., 6 fig. en n. et b. ISBN : 978-0-75465-612-8 ; £ 65 (73 €). Dell Upton, Another City: Urban Life and Urban Spaces in the New American Republic, New Haven/Londres, Yale University Press, 2008. 416 p., 144 fig. en n. et b. et 20 fig. en coul. ISBN : 978-0-30012-488-0 ; $ 45 (31 €).

1 Nous vivons aujourd’hui de riches heures pour l’histoire urbaine, qui bénéficie désormais du travail entrepris depuis les années 1970 pour renouveler l’étude historique des villes modernes et de leurs cultures. Fort à propos, alors que le rythme de la globalisation souligne l’interdépendance des villes au sein du monde contemporain, le modèle eurocentrique de la modernisation trouve de moins en moins

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de faveur auprès des historiens soucieux de construire « une compréhension globale de la modernité urbaine comme expérience historique »1.

2 Leurs recherches ont fait voler en éclats des hypothèses auxquelles plus d’un était attaché. S’appuyant sur les découvertes de l’histoire de l’art, de la littérature comparée et de la théorie critique, de nouvelles études ont montré que les villes ont été de véritables laboratoires de la modernité, et ce dans différentes parties du monde dès le milieu du XVIIe siècle2. Les transformations spectaculaires du XIXe siècle et du début du XXe siècle ne cessent, elles aussi, de fasciner. Mais sur cette époque tumultueuse de changement rapide et mondialisé – d’où naîtrait un monde urbain aux villes démesurément grandies, tant du point de vue de leur taille que de leur complexité démographique – les récits se sont renouvelés. Les stratégies qui ont conduit à cette évolution historiographique sont multiples. Certains spécialistes se sont attachés à reconsidérer les effets de la culture de l’industrialisation – et donc de l’expansion capitaliste – sur les capitales ou les centres industriels d’Europe occidentale. Ainsi, une nouvelle monographie offre une reconstitution vivante et détaillée du développement des quartiers résidentiels à Lyon au cours du XIXe siècle3. D’autres interrogent l’impact du règne animal sur la modernisation urbaine4 ou enquêtent sur les conséquences de l’expansion impériale, de la construction des États et du fonctionnement de la société civile sur les structures, les institutions et les cultures urbaines. Une nouvelle étude consacrée au conservatisme politique à Londres, à la fin de l’ère victorienne, situe l’émergence d’une sensibilité populiste dans l’interaction entre les identités locales, nationales et impériales5.

3 Cet article voudrait souligner le rôle des historiens qui s’intéressent à la ville dans sa dimension physique et qui, à force d’exemples et d’argumentation, érodent toujours un peu plus le modèle de la domination européenne sur l’histoire urbaine. Plutôt que d’insister sur le développement axial (de l’Occident vers l’Orient), ou sur les dichotomies entre centre et périphérie (capitale/province), ils cherchent notamment à comprendre la spécificité des urbanismes coloniaux et à relier les constructions spatiales, culturelles et politiques avec les déclinaisons d’une évolution globale. Pour peu que l’on prenne la peine de comparer des exemples familiers et d’autres qui le sont moins, l’importance de l’urbanisation dans la mondialisation impériale et aux États- Unis avant la guerre de Sécession apparaît dans toute son étendue et dans toute son importance. La perspective est interdisciplinaire, avec une utilisation très inventive des sources. Outre qu’ils fouillent les archives pour y trouver une information étonnante sur le développement urbain, ces historiens convoquent comme témoins des photographies, des dessins et toutes sortes d’éléments de la culture visuelle.

La construction des empires en Afrique du Nord et au Moyen-Orient

4 Grâce aux histoires comparatives comme Empire, Architecture, and the City: French- Ottoman Encounters, 1830-1914, on peut aujourd’hui dépasser le concept de la ville moderne comme entité singulière inventé par l’Europe occidentale en réponse à sa propre culture de l’industrialisation. Cet ouvrage, dernier né de Zeynep Çelik, historienne de l’architecture et de l’urbanisme, s’est vu décerner en 2010 le très convoité Spiro Kostof Award de la Society of Architectural Historians6. Connue pour ses remarquables monographies sur Istanbul, Alger ou encore les Expositions universelles

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du XIXe siècle7, Çelik offre ici un travail d’une autre sorte : une étude transculturelle de la construction d’empires, de la modernité et de l’urbanisation en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.

5 S’inspirant de Marshal Berman, qui définit la modernité comme un processus dialectique se développant dans les espaces urbains8, Çelik offre un cadre comparatiste aux deux empires auxquels elle s’intéresse depuis longtemps, la France et l’Empire ottoman – acteurs inégaux mais puissants de la scène mondiale –, sur une période qui court de l’invasion française d’Alger en 1830 et de la proclamation de l’édit de Tanzimat en 1839 (pour la modernisation du gouvernement de la Sublime Porte), jusqu’à l’éclatement de la Première Guerre mondiale en 1914. À la fois provocatrice et très opératoire, son approche se focalise sur des villes sises aux frontières de ces configurations politiques tentaculaires plutôt qu’en leur centre. La correspondance entre les modes d’intervention, que ce soit au Maghreb sous domination française ou dans les provinces arabes gouvernées par les Ottomans, montre l’inscription physique des valeurs de l’empire sur ses confins. On y lit en effet, au-delà des différences de puissance et de présence – la France dans son essor, l’Empire ottoman sur son déclin – le même contrôle du pouvoir central en ces moments troublés de l’histoire9.

6 C’est la chronique officielle de l’action des États enregistrée par les élites qui est ici contée. Cette perspective est mûrement réfléchie par Çelik, qui précise : « Je me suis intéressée à la vision ‘du dessus’ de la lutte pour le contrôle et l’unité des territoires impériaux »10. Les modèles concentriques ou axiaux de la diffusion culturelle sont ici abandonnés au profit des notions d’« échange » et d’« influence ». Celles-ci sont évoquées dès la première figure de l’ouvrage richement illustré Empire, Architecture, and the City : avec une carte où figure le réseau complexe des lignes télégraphiques s’étendant à travers l’Empire ottoman en 1874. Cartes d’état-major, photographies, cartes postales, dessins d’architectes, schémas : une riche moisson d’informations organisées de façon thématique, hors des champs archivistiques français ou turc, permet à l’auteur de révéler les stratégies communes de traduction des ambitions impériales.

7 L’accent est porté sur l’espace public. Au fil de la lecture, la structure thématique permet de comparer les bâtisseurs d’empire à l’œuvre. Ils mettent en place de vastes réseaux d’infrastructures qui facilitent l’urbanisation (chemins de fer, ports) ; ils implantent de nouvelles rues droites, des quartiers dans le style européen et, dans les vieux tissus urbains ou les villes nouvelles, de vastes espaces publics ; ils construisent enfin toutes sortes de bâtiments publics inaugurés lors de cérémonies officielles. La panoplie des exemples proposés montre que si Alger, Beyrouth, Damas et Jérusalem sont importantes pour l’étude de la modernité urbaine, d’autres villes moins connues des historiens – Oran, Bône, Sfax, Constantine ou Bizerte – le sont tout autant. Mais la force du livre (son ampleur, sa structure thématique) fait aussi sa faiblesse, inévitable, dans la mesure où les exemples cités reviennent fréquemment au cours de la lecture. Les informations concernant telle ou telle ville sont donc disséminées dans l’ouvrage et, pour ces raisons structurelles, ne sont rassemblées nulle part.

8 En fin de compte, ce point de vue comparatiste en surplomb fonctionne. Çelik parvient à dégager des points communs, des affinités : goût partagé des grandes dimensions, de la monumentalité, de la régularité et des styles architecturaux adaptés aux besoins politiques. Les bâtisseurs de ces empires utilisent aussi de part et d’autre les réseaux de communication pour unifier les territoires ; ils ordonnent et classent leurs sujets en

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catégories rigides, exploitent des matières premières et s’adonnent à une mission civilisatrice dans les colonies et les provinces qui se justifie par la supériorité raciale (explicite chez les colonisateurs français, implicite au moins chez leurs homologues turcs). Parfois, ils apprennent de leurs erreurs, même les plus lourdes. Ainsi la politique d’association tentée par la France en Algérie, qui encourageait les architectes à prendre en compte l’ornementation locale et à préserver les monuments historiques ayant survécu à la brutalité d’une conquête accompagnée de meurtres de masse, de destructions du patrimoine architectural et d’une réorganisation urbaine à grande échelle. Or la violence de ces bouleversements apparaît d’autant plus clairement que les monuments anciens se trouvent dans un nouveau paysage, au centre des villes : une mosquée historique, environnée de constructions coloniales, de rues et d’espaces publics nouveaux, se dresse comme le souvenir tangible des institutions précoloniales et de la disparition d’un mode de vie, tout en rappelant l’expansion du pouvoir colonial français11.

9 La vision surplombante encore une fois mobilisée ici souligne également un certain nombre de différences dans l’exercice du pouvoir impérial – le caractère des bureaucraties, l’attitude envers les femmes, le rôle de la religion, la réalisation des grands projets –, tout en tenant compte du fait que l’un des deux empires est en déclin tandis que l’autre est en pleine expansion. À cet égard, l’histoire du chemin de fer du Hedjaz est emblématique. Annoncé par décret impérial en 1900 et conçu, construit et utilisé par des musulmans, il devait être une ligne sacrée, reliant Damas à La Mecque et à Médine, un symbole de l’identité impériale ottomane. Il ne fut jamais achevé car les émirs de La Mecque, craignant l’extension de l’autorité politique ottomane, tout comme les Bédouins, dont les revenus dépendaient du pèlerinage, se liguèrent contre lui. Les Bédouins stoppèrent littéralement sa construction en arrachant les rails, en lapidant les trains et en attaquant les ouvriers de la ligne.

10 L’histoire de l’opposition et de la rébellion est enrichissante. Elle est non seulement bienvenue pour l’information qu’elle délivre, mais aussi pour le point de vue qu’elle donne : celui des peuples colonisés face à l’inscription physique de l’autorité impériale sur leur pré carré. L’ouvrage, par ailleurs excellent, fait cependant peu de place aux actions et réactions des sujets (les gouvernés), ce que reconnaît l’auteur, qui dirige les lecteurs vers d’autres travaux, y compris les siens, où sont analysés les processus de réception, d’adaptation, de négociation et de contestation.

11 Parmi ces derniers, on compte Walls of Algiers: Narratives of the City through Text and Image, dirigé par Zeynep Çelik, Julia Clancy-Smith et Frances Terpak. Ce remarquable recueil, issu d’un workshop organisé au Getty Museum à Los Angeles, est un modèle d’érudition interdisciplinaire appliquée à l’étude d’un même lieu. Il est divisé en trois parties – populations, images, lieux – et compte de nombreux points forts, notamment son parti pris (l’espace est ici proposé comme un vecteur qui permet de relier les périodes précoloniale, coloniale et postcoloniale de cette ville à l’histoire mouvementée), mais aussi la saisissante collection d’illustrations présentées, et leur utilisation par les chercheurs comme autant de pièces à conviction, au-delà même des limites de l’histoire de l’art et de l’architecture.

12 Le premier chapitre, intitulé « Exoticism, Erasures, and Absence », est à cet égard significatif. Clancy-Smith, dans une perspective d’histoire sociale, y décrit le peuplement de la ville dans les premiers temps de la période coloniale. En situant Alger dans les courants migratoires de la Méditerranée, elle montre que s’y sont installés des

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hommes et des femmes – venus du Sud de l’Europe ou du pourtour méditerranéen – dont la présence n’était pas désirée ailleurs dans la région. Ces gens, note l’auteur, sont absents de la littérature de voyage, comme de la culture visuelle ou des récits des autorités coloniales, qui décrivaient les résidents comme ou français ou algériens. La critique est élégante. Elle cible notamment l’exotisme et les catégories sociales influencées par l’orientalisme, jetant les bases d’une analyse tant des préjugés de l’autorité coloniale que de la violence de sa politique urbanistique. À l’instar de Clancy- Smith, les autres auteurs abordent le problème de la disparition et parviennent à retrouver les espaces quotidiens, les lieux et les liens convoqués par les habitants pour se libérer de la domination coloniale.

La question urbaine dans l’Inde coloniale

13 L’histoire de l’urbanisation coloniale comporte au moins deux visages. C’est ce point de vue qu’adoptent deux nouvelles monographies consacrées à la modernisation des villes indiennes : The Making of an Indian Metropolis: Colonial Governance and Public Culture in Bombay, 1890-1920 de Prashant Kidambi, qui travaille lui aussi dans le champ de l’histoire sociale, et Making Lahore Modern: Constructing and Imagining a Colonial City de William J. Glover, historien de l’architecture. Les deux ouvrages montrent comment l’expansion impériale et la colonisation de l’Outre-Mer livrèrent aux Britanniques le port marécageux de Bombay (aujourd’hui Mumbai) et la petite capitale provinciale de Lahore, le premier au XVIIe, la seconde au XIXe siècle. L’intérêt pour le processus urbanistique – que font valoir les deux titres – est ici motivé tant par la dissection des mécanismes de collaboration que par la certitude que la modernité urbaine se prête parfaitement à l’analyse comparative, y compris dans un cadre monographique.

14 The Making of an Indian Metropolis s’attache à une ville qui devient, à la fin de l’ère victorienne et durant l’ère édouardienne, une métropole industrielle et le site de l’un des plus grands marchés du coton au monde (seuls New York et Liverpool dépassent alors Bombay). La colonisation y entraîne la modernisation industrielle et, sans surprise, le processus d’urbanisation accéléré rappelle à bien des égards celui de l’Occident : croissance non réglementée, changement technologique sans précédent, migrations de masse, et enfin crises sanitaires et troubles à l’ordre public. L’objet de la comparaison n’est pas la description des effets inévitables de l’occidentalisation, à savoir une ville non préméditée, mais plutôt l’explication précise de la manière dont « les changements tumultueux suscités par la modernité européenne furent négociés par les colonisés, qu’ils se les soient appropriés ou qu’ils y aient résisté »12. L’analyse du mode de gouvernement colonial souligne le rôle des classes sociales dans la politique urbaine et les conséquences de ces structures sur le renouvellement de la ville. Ainsi, une épidémie de peste bubonique dans les années 1890 est traitée par le nettoyage hygiéniste des maisons infectées, mais uniquement dans les quartiers pauvres, d’où l’on croyait que provenait l’épidémie. Les citadins pauvres, perçus comme une menace pour le bien-être des élites, deviennent la cible de l’État colonial, qui les met à distance. Le lieu commun que la saleté engendre la maladie, tout comme l’échec des projets ultérieurs d’assainissement, invitent à s’interroger sur le déplacement des populations, la dynamique des classes et la peur du désordre, des questions qui (malheureusement) sont toujours d’actualité dans la planification urbaine contemporaine.

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15 Kidambi inscrit son ouvrage dans le regain d’intérêt que les universitaires indiens portent à leur histoire urbaine ; depuis trop longtemps, insiste-t-il, le passé agraire fait figure de seule véritable source de renouvellement et de changement pour la société postcoloniale. Il entame ce poncif en mettant au jour l’histoire d’un militant de la classe moyenne, qui s’est servi des outils de la société civile urbaine pour élaborer des programmes de réforme cohérents et fournir aux citadins pauvres des services sociaux. Les divisions par classe et par religion ont conduit à la création d’une riche culture civile, polyphonique, avec un débat sur la nature du milieu associatif – y compris dans ses relations avec les castes – et sur les différentes manières de définir le bien public. Étant donné le goût de l’auteur pour cette polyvalence, on s’étonne que les femmes soient absentes d’une analyse par ailleurs très instructive. Même si on ne le retrouve pas dans la culture locale de Bombay, l’engagement citoyen des femmes dans d’autres villes elles, aussi confrontées à la modernisation industrielle, offrait un point de comparaison. Cela dit, nombre de sujets importants sont abordés – paternalisme, segmentation de la société civile, compétition entre différentes conceptions du bien public – qui dessinent la modernité à Bombay ou ailleurs dans l’Inde urbaine, et qui valent aussi pour Lahore, aujourd’hui pakistanaise.

16 Après avoir été la capitale florissante des souverains moghols puis sikhs, Lahore tombait doucement en ruines lorsque les autorités impériales britanniques la revendiquèrent en 1849. En dix ans, elle devint la capitale de la province du Pendjab et le demeura pendant toute la durée de la domination britannique.

17 Dans Making Lahore Modern: Constructing and Imagining a Colonial City, lauréat en 2008 du Junior Book Prize de l’American Institute of Pakistan Studies13, Glover met à profit ses talents d’historien de l’architecture pour décrire les transformations physiques de la ville, principalement à l’ère coloniale. Comme d’autres monographies récentes consacrées à l’urbanisme de l’Inde coloniale14, l’ouvrage de Glover dépasse le déterminisme environnemental articulé sur le modèle de la ville duale (à la mode dans les années 1970). La culture visuelle ainsi qu’une foule d’autres sources primaires sont appelées en renfort de l’architecture pour montrer comment « l’urbanisation de l’ère coloniale a produit des formes urbaines, des infrastructures, des fonctions et des idées entièrement nouvelles sur le sous-continent »15. Profondément conscient du pouvoir exercé par l’administration coloniale paternaliste, l’auteur ne le lui cède pourtant pas dans sa totalité. Lahore est au contraire présentée comme un exemple de la manière dont les dirigeants britanniques, mais aussi les élites indiennes, les architectes, les travailleurs du bâtiment et les autres acteurs sociaux intervenant dans l’espace urbain ont construit l’Inde moderne. Quand bien même l’État britannique eût espéré conformer la ville à un idéal anglo-européen, la restructuration urbaine y libéra de nouvelles formes, des « traductions grossières », comme les définit l’auteur, du modèle occidental.

18 Glover part du point de vue que l’apprentissage par les choses est au cœur de l’ambition coloniale britannique d’inscrire l’ordre anglo-européen dans les espaces urbains indiens. L’utilisation d’objets pour représenter des concepts abstraits, introduite dans l’enseignement scolaire au début du XIXe siècle, s’étend dans la seconde moitié du siècle en Grande-Bretagne comme en Inde hors de la salle de classe et jusque dans la vie quotidienne16. En Inde, l’apprentissage par les choses, apparue dans les manuels, se décline pour illustrer l’obligation des Britanniques d’impartir des valeurs morales et des bonnes mœurs à leurs sujets coloniaux ; les plans d’aménagement urbain font

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partie de la tâche. Malheureusement, Glover n’envisage pas les conséquences d’une telle infantilisation17 mais se borne à expliquer l’effet des objectifs didactiques sur l’environnement bâti. Le concept d’« imaginaire spatial » est ici central. S’inscrivant dans le sillage de Dell Upton, Glover utilise le terme pour décrire la manière dont un groupe postule l’existence d’une relation idéale entre phénomènes intellectuels, physiques et sociaux. Dans le récent – et remarquable – ouvrage d’Upton, Another City: Urban Life and Urban Spaces in the New American Republic, lauréat en 2011 du Spiro Kostof Award de la Society of Architectural Historians, ce concept est appliqué au plan en damier des villes américaines conçues avant la guerre de Sécession. L’auteur y voit le désir d’ordonner et d’unifier, tout autant que celui de traduire « des objectifs et des catégories immatériels en des termes spatiaux »18.

19 À Lahore, à mesure que le palimpseste urbain est gratté pour mettre au jour la morphologie précoloniale, Glover se livre à la description des vagues successives d’intervention motivées par l’intention de fabriquer une nouvelle ville conforme à une conception eurocentrique. Ce qui en résulte n’est ni monolithique, ni uniforme, ni nécessairement réussi. Sont abordés l’appropriation par les Britanniques des monuments historiques (des tombeaux transformés en églises) ; le mauvais usage d’enquêtes menées par l’administration coloniale (criblées de distorsions qui eurent une incidence sur les aménagements ultérieurs) ; la construction des institutions coloniales (au service des Britanniques et des élites indiennes) ; la création d’une ville nouvelle, une cité administrative à l’écart de la vieille ville fortifiée mais intégrant des éléments d’architecture indienne ; et la volonté de restructurer l’habitat vernaculaire. La documentation réunie sur certaines maisons de la vieille ville, exemplaire, comprend notamment des dessins trouvés dans les archives locales ; elle est non seulement édifiante pour l’information qu’elle apporte concernant les usages, les formes et les modes de construction, mais aussi du point de vue de l’apprentissage par les choses. Confrontés aux épidémies (la peste, qui se déclare aussi à Lahore) et à une conception nouvelle de la santé publique et de l’hygiène urbaine, les architectes indiens proposent des plans pour des maisons modernes qui accommodent l’idéal hygiéniste aux configurations traditionnelles de l’espace, reflétant aussi bien les pratiques religieuses que la ségrégation des hommes et des femmes.

20 Making Lahore Modern se conclut par une exhortation à penser avec la ville coloniale et, ce faisant, à comprendre sa pertinence historique et contemporaine – une invitation qui est bien dans le ton des réflexions sur le sujet auxquelles se livrent les autres auteurs présentés dans cette recension. Glover, Kidambi et Çelik peuvent porter sur l’histoire urbaine coloniale des regards différents, mais ils conviennent tous qu’il est nécessaire de réévaluer les forces modernisatrices lancées par les colonialismes, qu’ils soient ou non européens, à l’ère de la mondialisation impériale. Qu’il s’agisse des Français, des Ottomans ou des Britanniques, la construction des villes fut la pierre angulaire de celle des empires. Ils insistent en outre sur le fait que la réalisation de villes coloniales requérait bien plus que la construction de routes et de bâtiments nouveaux. Il fallut aussi les imaginer, tout à la fois nouvelles et modernes : lieux où les colonisateurs inscrivirent leurs valeurs politiques dans et au travers de l’espace urbain, mais lieux, également, où les colonisés utilisèrent les outils de la modernité, revendiquant pour eux-mêmes une vie nouvelle. La rencontre coloniale nécessita aussi que l’on admette la différence : différents lieux, différents peuples et différentes traditions. En fin de compte, en décentrant le récit de la modernisation urbaine d’une visée eurocentrique, on s’aperçoit, comme l’a affirmé Gyan Prakash, que la modernité

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fut le fait d’« écosystèmes décidément locaux », dans des « formulations spatiales spécifiques »19. Lahore, Bombay et Alger ont peut-être, dans leur histoire, des points communs, mais ce sont des villes différentes, résultant d’une interaction entre les forces de la modernisation et des circonstances historiquement déterminées, politiquement marquées et surtout fascinantes.

NOTES

1. « ... a global understanding of the historical experience of urban modernity » (Gyan Prakash, Kevin M. Kruse éd., The Spaces of the Modern City: Imaginaries, Politics, and Everyday Life, Princeton, 2008, p. ix). 2. Voir Karen Newman, Cultural Capitals: Early Modern London and Paris, Princeton, 2007 ; Shmuel N. Eisenstadt, Wolfgang Schluchter, « Introduction: Paths to Early Modernities – A Comparative View », dans Daedalus, 127/3, Early Modernities, juin 1998, p. 1-18. 3. Dominique Bertin, Nathalie Mathian, Lyon : silhouettes d’une ville recomposée ; architecture et urbanisme 1789-1914, Lyon, 2008. 4. Clay McShane, Joel A. Tarr, The Horse in the City: Living Machines in the Nineteenth Century, Baltimore, 2007. 5. Alex Windscheffel, Popular Conservatism in Imperial London, 1868-1906, Woodbridge, 2007. 6. Sur la Society of Architectural Historians à Chicago, voir le site Internet http://www.sah.org. 7. Voir notamment les livres de Zeynep Çelik, The Remaking of Istanbul: Portrait of an Ottoman City in the Nineteenth Century, Seattle, 1986 ; Urban Forms and Colonial Confrontations: Algiers under French Rule, Berkeley, 1997 ; Displaying the Orient: Architecture of Islam at Nineteenth-Century World’s Fairs, Berkeley, 1992. 8. Marshall Berman, All That Is Solid Melts into Air: The Experience of Modernity, New York, 1982, p. 1-2. 9. Pour un autre angle d’attaque du point de vue ottoman, voir l’excellente anthologie comparative établie par Jens Hanssen, Thomas Philipp, Stefan Weber, The Empire in the City: Arab Provincial Capitals in the Late Ottoman Empire, Beyrouth, 2002. Autre ouvrage important, consacré à l’architecture plutôt qu’aux villes stricto sensu : Gülru Necipo?lu, Sibel Bozdo?an éd., History and Ideology: Architectural Heritage of the « Lands of the Rum », numéro spécial de Muqarnas, 24, 2007. 10. « I focus on the vision from ‘above’ of the struggle to control and unite the imperial territories » (ÇELIK, 2008, p. 6). 11. Pour ce qui concerne la préservation des monuments historiques, voir également Nabila Oulebsir, Les usages du patrimoine : monuments, musées et politique coloniale en Algérie (1830-1930), Paris, 2004. Pour la réponse architecturale au cadre nord-africain, voir Mercedes Volait, Architectes et architectures de l’Égypte moderne (1830-1950) : genèse et essor d’une expertise locale, Paris, 2005. 12. « … the turbulent changes unleashed by European modernity were negotiated, appropriated, or resisted by the colonized » (GLOVER, 2008, p. 2). 13. Sur l’American Institute of Pakistan Studies à Madison, voir le site Internet http:// www.pakistanstudies-aips.org.

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14. Swati Chattopadhyay, Representing Calcutta: Modernity, Nationalism, and the Colonial Uncanny, Londres/New York, 2005 ; Jyoti Hosagrahar, Indigenous Modernities: Negotiating Architecture and Urbanism, and Colonialism in Delhi, Londres/New York, 2005. 15. « … colonial-era urbanization produced urban forms, infrastructures, functions, and ideas that were entirely novel on the subcontinent » (GLOVER, 2008, p. xiii). 16. Voir Parna Sengupta, « An Object Lesson in Colonial Pedagogy », dans Comparative Studies in Society and History, 45/1, 2003, p. 96-121. 17. À ce sujet, voir, par exemple, Anène Cusins-Lewer, Julia Gatley, « The ‘Meyers Park Experiment’ in Auckland, New Zealand, 1913-1916 », dans Marta Gutman, Ning de Coninck-Smith éd., Designing Modern Childhoods: History Space and the Material Culture of Children, New Brunswick, 2008, p. 82-103. 18. « ... nonspatial goals and categories into spatial terms » (UPTON, 2008, p. 123). 19. « ...decidedly local lifeworlds […] specific spatial formulations » (Prakash, « Introduction », dans Prakash, Kruse, 2008, cité n. 1, p. 2).

INDEX

Index géographique : Algérie, Alger, Inde, Mumbai Mots-clés : histoire sociale, modernisation, urbanisation, ville, colonialisme, modernité, empire, époque coloniale, urbanisme Index chronologique : 1800, 1900 Keywords : social history, modernization, urbanization, city, colonialism, modernity, empire, colonial period, urbanism

AUTEURS

MARTA GUTMAN

The City College of New York, Spitzer School of Architecture

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Modernité préhistorique : techniques d’« auto-imitation » et temporalités à rebours chez Max Ernst et Joan Miró Prehistoric modernity: techniques of “self-imitation” and reverse temporalities in work by Max Ernst and Joan Miró

Maria Stavrinaki

RÉFÉRENCE

Rémi Labrusse, Miró : un feu dans les ruines, Paris, Hazan, 2004. 328 p., fig. en n. et b. ISBN : 978-2-85025-924-1 ; 30 €. Ralph Ubl, Prähistorische Zukunft: Max Ernst und die Ungleichzeitigkeit des Bildes, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2004. 212 p., 64 fig. en n. et b. ISBN : 978-3-77053-911-6 ; 34,90 €.

Auto-imitation

1 Comment, se demandait Georges-Henri Luquet, l’idée de tracer une figure sur un fond a-t-elle pu traverser l’esprit du « premier artiste », auquel, par définition, faisait défaut toute référence à une quelconque tradition ancestrale ? Quel était donc le fond informe dont se détacha progressivement l’acte volontaire de peindre avec le « plaisir désintéressé » qui lui était inhérent ? Qu’y avait-il enfin avant l’imitation de la nature et des règles transmises par ses prédécesseurs ? À défaut de toute possibilité d’imitation des autres, Luquet fondait son « histoire raisonnée »1 de l’homme fossile-artiste sur l’idée de l’imitation de soi : c’est ce qu’il inférait de l’observation d’une jeune enfant, dont les premiers gribouillages lui semblaient répéter le parcours de l’humanité depuis les premières figures tracées sur les parois des cavernes2. Il écrivait ainsi dans L’art et la

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religion des hommes fossiles (1926) : « Il ne peut être question que d’une auto-imitation, c’est-à-dire de la répétition intentionnelle par un individu d’une activité qu’il avait déjà exercée lui-même auparavant sans le faire exprès, ici de la répétition intentionnelle de mouvements de la main qui avaient produit une image sans se l’être proposé »3. Avant l’imitation, il y aurait donc eu un accident. Qu’il ait été suscité par un tracé de hasard ou inhérent à la matière même du monde pré-humain, l’accident était chargé d’un potentiel de ressemblance – une ressemblance perçue par le premier artiste, puis progressivement restituée de manière à déconcerter par sa virtuosité réaliste maints spécialistes et amateurs du XIXe siècle.

2 Ce fut autour de 1860, à la suite des travaux des préhistoriens Paul Tournal et Jacques Boucher de Perthes et du géologue Charles Lyell, que la jeune discipline qu’était alors l’histoire de l’art finit par accepter, contre les dogmes bibliques, l’existence même de l’homme fossile, dont l’identité d’artiste continuerait à diviser les spécialistes jusqu’à la fin du siècle. La figure qui se dégageait de l’indifférenciation primitive n’était pas tant celle de tel ou tel animal – dont le sens ou la fonction restaient bien sûr à déchiffrer – que celle de la subjectivité de ce « premier artiste ». Chaque trait gravé sur une surface venait donc ajouter une part métaphysique à l’homme fossile, l’arrachant par là même à sa brutalité animale ou à son matérialisme sec et indigent4.

La préhistoire : projection pariétale de la modernité

3 Que de nombreux artistes des avant-gardes – de Giorgio De Chirico ou Alberto Savinio à Max Ernst, de Joan Miró ou André Masson à Amédée Ozenfant – se soient tournés vers la préhistoire, peu explorée jusqu’alors par les œuvres plastiques et curieusement négligée jusqu’à l’aube du XXe siècle par la toute jeune histoire de l’art5, tenait surtout au fait que le processus de constitution de la subjectivité semblait à ces « tard venus » de l’Occident achevé à l’excès – jusqu’à la fossilisation. Avant la Grande Guerre déjà, le combat des avant-gardes contre l’imitation de la nature naturée se doublait de leur lutte contre l’histoire historiciste dans laquelle Nietzsche, dans sa Seconde Intempestive, avait reconnu l’« esprit antiquaire » du XIXe siècle. Pour ces avant-gardes, les formes naturelles étaient comme des corporéités achevées et fermées sur elles-mêmes, destinées à une reconnaissance automatique (Carl Einstein évoquait souvent un « art mnémotechnique »), comme l’étaient aussi les formes de l’histoire : tantôt déjà produites et ayant acquis une valeur normative, tantôt présumées auto-engendrées selon une logique immanente à l’histoire, semblant défiler à l’insu de leurs contemporains. Les avant-gardes interprétaient cette auto-imitation de l’histoire comme une accumulation automatique des événements, une répétition implacable du même, une mortification des vivants par la survivance même qu’ils procuraient aux morts. La guerre industrielle était venue accentuer cette vision négative : la fin irrévocable de l’historia magistra vitae se répercutait symétriquement sur le futur, le transformant en un champ de ruines6. C’est alors que les artistes forgèrent diverses techniques pour sortir de cette impasse temporelle ; l’une d’elles fut de se projeter rétrospectivement dans le temps de la préhistoire.

4 Ce champ de recherche, dont il n’est possible ici que d’ébaucher les grandes lignes, a commencé à être défriché voici quelques années déjà par des historiens de l’art travaillant sur les rapports entre l’art du dernier quart du XIXe siècle et la thématique ou l’iconographie préhistoriques7. Plus récemment, deux autres ouvrages, publiés tous

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deux en 2004, se sont intéressés aux « usages » de la préhistoire par deux artistes de la mouvance du surréalisme parisien : celui de Ralph Ubl, Prähistorische Zukunft: Max Ernst und die Ungleichzeitigkeit des Bildes, et celui de Rémi Labrusse, Miró : un feu dans les ruines. Si ces deux livres, pour lesquels la préhistoire ne constitue pas l’unique levier conceptuel, partagent le même intérêt pour les conceptions du temps telles qu’elles se jouent et se déjouent dans la pensée et les œuvres des deux artistes, ils diffèrent sensiblement par leur méthode et leur style. L’objet même d’Ubl – les stratégies formelles et narratives d’Ernst dans ses années dadaïstes et surréalistes – légitime sa méthode, fondée sur la psychanalyse. Car aucun artiste surréaliste n’a fait aussi systématiquement de sa propre légende un palimpseste psychanalytique qu’Ernst, qui s’y consacra tout au long de sa vie. La « stratification », déclinée par l’artiste sur plusieurs registres, fut assurément l’objet théorique le plus puissant de son art. Si Ubl est marqué par les travaux de Rosalind Krauss sur l’informe et l’inconscient optique, perturbateurs de la vision immédiate et univoque du modernisme8, il échappe à la rigidité qui guette la lecture structuraliste et psychanalytique d’Ernst par l’historienne américaine et s’applique à développer plus librement les implications temporelles et théoriques du dispositif formel de cette œuvre. Quant à Labrusse, sa monographie de Miró, d’une structure volontairement zigzaguée, montre une forte empreinte phénoménologique et se propose de lire cette œuvre en explorant les ressources foisonnantes de l’histoire intellectuelle de l’entre-deux-guerres, au croisement de la littérature et de l’ethnologie9. La lecture croisée de ces livres permet de dégager quelques axes importants sur lesquels s’est articulée la temporalité préhistorique dans les avant-gardes.

Après-guerre : homéopathie et monadologie

5 Les deux auteurs nous invitent à comprendre qu’à la sortie de la guerre, la récusation de la double imitatio de la réalité et de l’histoire prenait des formes différentes chez Ernst et Miró : une technique homéopathique chez Ernst, « se servant du monde ambiant pour miner le monde ambiant » comme il l’écrira plus tard10 ; une technique monadologique chez Miró, qui s’attache à saisir la gravité existentielle que possédait le moindre détail de son monde intime.

6 En 1919, Ernst-le-dadaïste décidait de réagir à l’inertie de l’histoire par les moyens de la reproductibilité technique : des images issues des catalogues d’articles scolaires, des clichés typographiques défectueux récupérés dans une imprimerie, ou encore des photographies issues de la presse illustrée. L’absurdité involontaire qui émanait de l’esprit taxinomique et cumulatif de ces catalogues, démontrant ainsi leur parenté paradoxale avec l’historicisme du XIXe siècle11, le conduisait à explorer une technique hallucinatoire, dont les images successives couvraient un fond neutre, peuplé d’images standardisées (représentant la flore, la faune, etc.). Dans la série de ses « sur- peintures » [Übermalungen/overpaintings] de 1919-1920, la succession temporelle des hallucinations se traduisait spatialement par la stratification des couleurs apposées sur telle ou telle partie des images initiales. Le « malin plaisir »12 qu’Ernst avouait prendre à éliminer de sa mémoire la composition première s’exprimait aussi dans le collage de clichés typographiques et dans ses photomontages, où il s’appliquait à camoufler l’hétérogénéité matérielle pour faire surgir une hétérogénéité visuelle et conceptuelle. Selon Ubl, l’artiste dadaïste pratiquait une « imitation mortifère » de la nature : il ne se

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limitait pas au montage de ses images avec des « restes » mécaniques, mais allait jusqu’à enraciner ces derniers dans les tréfonds de la nature même. Ernst choisissait de cultiver le jeu de l’imitation mécanique avec la préhistoire au moyen de machines dysfonctionnelles sortant des entrailles de la terre ou encore de ready-made tels que des motifs de tapis ou des diagrammes, dont la forme évoquait de manière troublante celle des strates et des coupes terrestres. En somme, la « répétition » de l’imitation reproductible et celle de l’histoire avaient contaminé la nature elle-même : telle fut la vision cauchemardesque – parce que sans issue – d’un artiste sortant tout juste de l’expérience du front.

7 Quant à Miró, son refus d’une histoire et d’un art standardisés s’énonçait au contraire par le thème du retour aux origines, entier et salutaire, qui se concentrait dans La ferme (1921-1922, National Gallery of Art, Washington), œuvre fondatrice à bien d’égards. Si la stratégie dadaïste d’Ernst relevait de la répétition et du « retour du même », la stratégie monadologique-réaliste de Miró relevait du fantasme du retour aux origines. Labrusse souligne les liens entre le retour de Miró, après un premier séjour parisien, à son bercail ontologique (la terre catalane – son paysage, ses gens et son art primitif – et la ferme familiale de Montroing) et sa quête d’un recueillement mystique, s’accrochant aux infimes détails de son champ visuel, aux « petites choses » de la vie. Primitivisme et mysticisme du réel convergeaient au sein d’une quête de sobriété, aux accents souvent « virils », que le jeune artiste opposait au rythme de la grande ville et à la légèreté des - ismes ; aussi, primitivisme et mysticisme avaient-ils en commun leur indépendance de toute forme synthétique préconçue. La lecture de l’ouvrage de Labrusse nous conduit à la conclusion que dans l’œuvre de Miró de ces années-là s’imposaient deux temporalités : d’abord la lenteur, la longue gestation de l’œuvre, puis le temps à rebours, qui l’obligeait à se concentrer sur tel brin d’herbe, tel bout de grillage, telle lézarde du mur. On peut conclure que la technique de désapprentissage de son expérience immédiate reposait sur l’attachement de l’artiste à la traduction plastique des détails. Cet oubli de la vision synthétique préétablie au profit d’une vision microscopique inédite répétait le parcours du « primitif » – mais à l’envers, comme il incombe à la subjectivité.

Préhistoire et enfance : dispositifs formels d’une analogie

8 Les chemins d’Ernst et de Miró se croisèrent lorsque le premier chercha à ranimer dans ses œuvres son imitation et sa mémoire « fossilisées » et que le second répondit à sa quête inassouvie du primitif par sa volonté d’« assassiner la peinture »13. Cet échange croisé du négatif et du positif fut aussi celui de l’enfance et de la préhistoire. Ernst tissa les liens entre l’échelle « macro » de la préhistoire et l’échelle « micro » de l’enfance sur la trame de la « scène originelle » freudienne qui lui fut révélée en 1925 par ses frottages, tandis que Miró, de 1923 à 1930, chercha « le choc préliminaire, primitif »14 en radicalisant sa lutte contre « la forme préconçue », désormais étendue à la peinture elle-même.

9 Si Ernst-le-dadaïste travaillait l’identité cauchemardesque de la fossilisation de l’art, de la nature, de l’histoire et de la technique, Ernst-le-surréaliste s’appliquait à remettre en marche le cycle de la vie, au moyen toutefois d’une imitation qu’Ubl qualifie de « spectrale », car elle portait les traces des « ravages » du cubisme et de Dada. Dans son

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Histoire naturelle (1925), telle feuille, tel bout de cuir ou telle corde frottée contre le papier étaient à l’origine des restes, des ruines, des fossiles ; mais ils y devenaient aussi l’index et la figure originelle d’une image nouvelle et d’une nouvelle histoire. Le frottage chez Ernst participait de la longue tradition de l’« art de la tache » (revisitée par la discipline de la préhistoire avec l’hypothèse du premier « dessin évocateur ») et de la théorie freudienne de la « scène originelle ». Ernst liait la naissance de son idée du frottage – alors qu’il contemplait le plancher d’une chambre d’hôtel – à sa vision hallucinée de la « scène originelle », provoquée par la contemplation d’une surface en bois bon marché, où son père apparaissait dans son double rôle de peintre académique et de géniteur. Dans les deux cas, « la matière reculait », faisant place à la formation d’une image où se décelait « la cause première de l’obsession »15. Le Tiefenzeit [temps reculés] de l’artiste et celui de la nature coïncidaient au sein de l’image. Quant à Miró, qui avait porté en lui durant neuf mois La ferme, il décrivait ses premiers tableaux « hallucinants », peints en 1923, comme des œuvres « à l’état d’embryon, répulsives et incompréhensibles comme des fœtus »16. Ces « fœtus » se transformaient un an plus tard en êtres inconnus, exigeant des noms nouveaux : « mes dernières X », écrivait-il à Michel Leiris, ne voulant parler ni de « toile », ni de « peinture »17. Le travail de Miró entrait en résonance, comme l’écrit Labrusse, avec « la poésie […], la psychanalyse et l’anthropologie », conférant « à l’activité imaginative et plastique des enfants une puissance de fascination singulière, quoique vague, en communication directe et grave avec un chaos originel obscur dont la civilisation occidentale aurait méthodiquement – mais vainement – voulu occulter la besogne toujours menaçante » (LABRUSSE, 2004, p. 67).

10 Plus précisément, Ernst et Miró se rencontraient sur le terrain des atavismes formels et techniques, de la « tache » accidentelle à la tactilité, ce sens primordial dont, selon Herder, « la vision n’est qu’une formule abrégée »18. Le frottage que pratiquait Ernst était une technique enfantine mais aussi, comme le remarque Ubl, une technique savante de fouilles préhistoriques. Miró, quant à lui, basculait ses toiles à l’horizontale, suscitant les accidents informes et guettant leurs suggestions. Cette technique tactile, qui trouva son apogée dans les collages de 1928-1929, allait toutefois de pair avec l’élémentarisme formel de son art, cette « première ligne » tracée sur les fonds de couleur et que maints commentateurs ont rapporté à l’« enfance de l’art »19. La lecture de Labrusse, en énonçant un « double régime de visibilité » qui, chez Miró, provoque une tension créatrice entre la puissance suggestive de la matière et les formes obsessionnelles issues de la subjectivité, s’éloigne des deux traditions herméneutiques de l’œuvre de l’artiste : d’une part l’onirisme, qui met l’accent sur une peinture translucide lacérée par des lignes minimales, et d’autre part le matérialisme initié par Krauss qui, dans sa tentative de réhabilitation de l’« informe » bataillien contre l’onirisme du surréalisme orthodoxe, soulignait surtout les différentes techniques de rabaissement du médium de la peinture20.

Asynchronies : la « loi de participation » appliquée au temps

11 La stratégie de l’ambivalence formelle, jouant sur la confusion des règnes et la métaphore iconique, était assurément une leçon que les deux artistes avaient retenue du cubisme. Mais si le travail conceptuel de Picasso avait consisté à rendre manifeste

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l’absence de tout signe « motivé » et à affirmer l’infini des signes arbitraires, il s’agissait pour Ernst et pour Miró d’affirmer la possibilité d’un signe adamique qui, comme tel, serait impérieux et universellement reconnu. L’ambivalence de la feuille- arbre chez Ernst, ou la métamorphose de l’œil en soleil ou en sexe féminin chez Miró, s’accompagnait d’une ambivalence temporelle, réfractaire à tout récit linéaire. Ubl mène une analyse passionnante de la métamorphose temporelle que subissent les fossiles dont se sert Ernst, lorsque leur « surplus iconique latent » devient perceptible au spectateur : un processus inversé, menant du passé au futur, de la mort à l’après-vie [Nachleben], de la feuille à l’arbre, du petit au grand. Labrusse souligne de même, dans un beau chapitre de son livre, le ré-enchantement des fossiles industriels par leur transformation en « peintures-objets » (1930-1932, 1935-1936), effectuant ainsi une « conjuration magique de la technique ».

12 Comment briser le « bloc » de l’histoire ? Telle fut, en somme, la question des deux artistes. L’ère préhistorique elle-même fonctionnait comme une paroi, un écran de projection sur lequel se reconnaissait la modernité critique de l’entre-deux-guerres. Plusieurs raisons rendaient cette identification possible. D’abord, le refus par ces artistes d’un évolutionnisme monolithique faisait écho à l’idée d’une temporalité asynchrone qui l’avait emporté tout récemment dans les débats internes à la discipline de la préhistoire : Émile Cartailhac et l’abbé Breuil avaient établi la « coexistence de traditions culturelles distinctes au cours de la même période », c’est-à-dire la « non- contemporanéité » dans l’évolution des premiers hommes21. Ensuite, la rétroprojection vers cette origine absolue promettait d’effacer la mémoire immédiate et standardisée au profit de ce que Marcel Proust et, après lui, Walter Benjamin appelaient la « mémoire involontaire » : il fallait que les artistes renversent le processus de constitution de leur subjectivité par le désapprentissage et l’oubli. Par définition dépourvue d’annales, la préhistoire, aux yeux des artistes, éliminait le temps historique autant à travers le temps inhumain de la géologie et de la paléontologie qu’à travers la synchronie du comparatisme ethnologique22. Son manque de contours fixes et de chronologies scrupuleusement établies la dotait d’une plasticité temporelle, voire d’une atemporalité particulièrement précieuse dans ces temps de tensions historiques. Enfin, cette ère, pourtant la plus anonyme de toutes, s’accordait bien avec la biographie, alliée précieuse des artistes de ces années-là. La théorie de récapitulation d’une part, fondée sur l’hypothèse d’une analogie structurelle entre l’ontogenèse et la phylogenèse, et l’éloge de l’inconscient d’autre part faisaient se rejoindre biographie et préhistoire – une jonction souvent pensée en réaction contre la vision matérialiste de l’histoire au profit d’une vision trouvant ses ressorts révolutionnaires dans l’intériorité.

13 Cette quête d’une mémoire involontaire, ainsi que la jonction de la biographie et de la préhistoire conditionnent l’affirmation de René Crevel : « Jusqu’à la consommation des siècles, un petit rameau de rien du tout demeurera imprimé à même les cœurs des pierres, qui, malgré tant de lieux communs sur leur soi-disant dureté, n’ont point refusé en d’autres ères de se laisser marquer d’une quasi-transparence végétale »23. La « quasi-transparence végétale » qui réussit à s’imprimer sur la pierre n’était autre que la subjectivité, capable d’inverser le cours de l’histoire. Ce fut un processus à rebours : non plus de l’origine à l’histoire, mais de l’histoire à l’origine, non plus de la collectivité au sujet, mais du sujet à la collectivité, non plus de la montagne à l’insecte, mais de l’insecte à la montagne, comme l’écrivait encore Crevel24. En l’absence de tout mythe collectif, le recours à l’inconscient et au rêve était général. Einstein soulignait

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constamment leur caractère « fatal » et « objectif », afin de les soustraire à l’arbitraire de la subjectivité, à ce qu’il appelait aussi l’« autisme ». Miró était partagé entre le repli sur lui-même et le désir d’un art collectif qui serait aussi évident, disait-il, que le fait de marcher dans la rue. Selon Labrusse, cette tension créatrice trouvait dans chaque œuvre un apaisement momentané et toujours à reprendre dans le processus de l’« incarnation » picturale. Telle serait aussi selon l’auteur l’affinité profonde de la peinture de Miró avec la préhistoire : l’« épiphanie » des origines sur les parois des cavernes de la préhistoire et, chez Miró, la rencontre épiphanique de l’intériorité avec le monde, à l’instant où elle s’en différencie.

14 Cherchant à faire éclater le principe de contradiction dans l’espace-temps de l’entre- deux-guerres, ces modernes se sont donc identifiés aux « premiers hommes ». On pourrait dire qu’ils convertissaient ainsi la « loi de participation » formulée par Lucien Lévy-Bruhl en un régime de temporalité : ils ne s’interdisaient pas d’établir des liens entre ce qui demeurait séparé dans l’espace et le temps, mais établissaient, au contraire, des rapports sans causalité convenue entre les choses. « Tout est une question d’optique », écrivait Brassaï à propos de ses photographies de graffiti : « Des analogies vivantes établissent des rapprochements vertigineux à travers les âges par simple élimination du facteur temps. À la lumière de l’ethnographie, l’antiquité devient prime jeunesse, l’âge de pierre un état d’esprit, et c’est la compréhension de l’enfance qui apporte aux éclats de silex l’éclat de la vie »25.

NOTES

1. Sur l’histoire « raisonnée » ou « conjecturale » de la préhistoire avant l’utilisation des « traces matérielles » par la discipline, voir Wiktor Stoczkowski, « La Préhistoire : les origines du concept », dans Bulletin de la Société préhistorique française, 90/1, 1993, p. 13-21. 2. Voir Georges-Henri Luquet, Les dessins d’un enfant : étude psychologique, Paris, 1913. 3. Georges-Henri Luquet, L’art et la religion des hommes fossiles, Paris, 1926, p. 167. 4. Sur le débat de la possibilité, ou non, d’un art paléolithique, voir l’anthologie établie par Nathalie Richard, L’invention de la préhistoire : une anthologie, Paris, 1992 ; Marc Groenen, Pour une histoire de la préhistoire : le paléolithique, Grenoble, 1994, p. 305-356 ; François Bon, Préhistoire : la fabrique de l’homme, Paris, 2009, p. 271-325. 5. Voir Ulrich Pfisterer, « Altamira – oder: Die Anfänge von Kunst und Kunstwissenschaft », dans Vorträge aus dem Warburg-Haus, 10, 2007, p. 13-80. 6. Sur le rétrécissement du « champ d’expérience » au profit de l’« horizon d’attente » dans la modernité, voir Reinhart Koselleck, Le futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, 1990. Sur les conséquences de l’expérience du front [Fronterlebnis] sur la conception de l’histoire, la bibliographie est vaste, mais un bon point de départ est donné par Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté », dans Walter Benjamin, Œuvres complètes, II, Paris, 1997, p. 364-376. 7. Philippe Dagen, Le peintre, le poète, le sauvage : les voies du primitivisme dans l’art français, Paris, 1998 ; Philippe Dagen, « Le ‘Premier Artiste’ », dans Romantisme, 84, 1994, p. 69-78 ; Martha Lucy, « Cormon’s Cain and the Problem of the Prehistoric Body », dans Oxford Art Journal, 25/2, 2002, p. 107-126.

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8. Rosalind Krauss, « The Master’s Bedroom », dans Representations, 28, 1989, p. 55-76. 9. Labrusse propose une analyse condensée de l’art de Miró dans son article « Potlatch », dans Joan Miró 1917-1934 : la naissance du monde, Agnès Angliviel de la Beaumelle éd., (cat. expo., Paris, Centre Pompidou, galerie 1, 2004), Paris, 2004, p. 33-51. 10. Max Ernst, « Notes pour une biographie », dans Max Ernst, Écritures, Paris, 1970, p. 33. 11. Voir Siegfried Kracauer, « La photographie », dans Siegfried Kracauer, Le voyage et la danse, Paris/Saint-Denis, 1996, p. 44 ; Siegfried Kracauer, L’histoire : des avant-dernières choses, Paris, 2006. 12. Ernst, 1970, cité n. 10, p. 33. 13. Miró n’était pas été insensible au mouvement Dada, qu’il préférait de loin aux différents « retours à l’ordre » qui lui furent contemporains. Toutefois, Labrusse relève la conception différente que l’artiste se faisait de la destruction : dirigée non pas contre l’art en général, mais contre son art. Voir Labrusse, 2004, cité n. 9. 14. Joan Miró, Ceci est la couleur de mes rêves : entretiens avec Georges Raillard, Paris, 1977, p. 36. 15. Max Ernst, « Au-delà de la peinture », dans Cahiers d’art, 11/6-7, 1936, s.p. 16. Joan Miró, Écrits et entretiens, Margit Rowell éd., Paris, 1995, p. 94. 17. Miró, 1995, cité n. 16, p. 98. 18. Johann Gottfried Herder, La Plastique : quelques perceptions relatives à la forme et à la figure tirées du rêve plastique de Pygmalion, Paris, 2010, p. 19 [éd. orig., Plastik: Einige Wahrnehmungen über Form und Gestalt aux Pygmalions bildendem Träume, Riga, 1778]. 19. Voir Georges Hugnet, « Joan Miró ou l’enfance de l’art », dans Cahiers d’art, 6/7-8, 1931, p. 335-340. 20. Voir Rosalind Krauss, Inconscient optique, Paris, 2002 ; Yve-Alain Bois, Rosalind Krauss, L’informe : mode d’emploi, Paris, 1996. 21. Bon, 2009, cité n. 4, p. 69-70. Dans son étude, Bon propose des analyses très intéressantes sur l’espace-temps préhistorique. 22. Sur la tension entre la diachronie historique et la synchronie ethnographique, voir Michèle Duchet, Le partage des savoirs : discours historique et discours ethnographique, Paris, 1985. 23. René Crevel, « Histoire naturelle, par Max Ernst », dans La nouvelle revue française, 24, 1927, p. 554. 24. Crevel, 1927, cité n. 23. 25. Brassaï, « Du mur des cavernes au mur d’usine », dans Minotaure, 3-4, 1933, p. 6.

INDEX

Index chronologique : 1900 Keywords : avant-garde, prehistory, primitivism, imitation, childhood, psychoanalysis, interwar period, modernity Mots-clés : avant-garde, préhistoire, primitivisme, imitation, enfance, psychanalyse, entre- deux-guerres, modernité Index géographique : Europe

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AUTEURS

MARIA STAVRINAKI

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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Discipline autonome ou pratique instrumentale ? L’architecture d’après-guerre en Afrique Autonomous discipline or instrumentalized practice? Post-war architecture in Africa

Johan Lagae

RÉFÉRENCE

Tom Avermaete, Serhat Karakayali, Marion von Osten éd., Colonial Modern: Aesthetics of the Past, Rebellions for the Future, Londres, Black Dog Publishing, 2010. 320 p., 317 fig. n. et b. et en coul. ISBN : 978-1-90731-711-8 ; £ 29,95 (34 €). Clive M. Chipkin, Johannesburg Transition: Architecture & Society from 1950, Johannesburg, STE Publishers, 2008. 490 p., fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 978-1-91985-588-2 ; £ 92,50 (104 €). Jean Prouvé : la Maison tropicale/The Tropical House Olivier Cinqualbre éd., Jean Prouvé : la Maison tropicale/The Tropical House, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2009. 160 p., fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 978-2-84426-335-3 ; 29,90 €. Antoni Folkers, Modern Architecture in Africa, Nimègue, SUN Architecture, 2010. 376 p., fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 978-9-08506-961-4 ; 42,50 €.

Un continent redécouvert

1 Bien que les premières études historiques sur l’architecture moderne en Afrique, en particulier celle du Nord, datent du début des années 1980, le continent se fait remarquer dans les bilans de l’architecture du XXe siècle par son absence presque totale, à l’exception des projets nord-africains de Le Corbusier. Qu’on ait dû attendre 2001 pour que la carrière africaine d’Ernst May, protagoniste du mouvement moderne, fasse

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l’objet d’une étude approfondie montre bien la position marginale qu’a longtemps occupée l’Afrique dans le regard des historiens de l’architecture1. Même le sixième volume de World Architecture: A Critical Mosaic (2002) dédié à l’Afrique subsaharienne, rédigé par Udo Kultermann2, présente encore un bilan assez limité et orienté, la sélection ayant été faite en étroite collaboration avec trois informateurs anglophones.

2 L’architecture et l’urbanisme du XXe siècle en Afrique ont récemment fait l’objet d’une vraie redécouverte grâce à l’introduction dans l’historiographie de l’architecture moderne de concepts empruntés aux études postcoloniales. Développé dans un premier temps dans le milieu académique américain, ce regard critique a conduit les historiens à resituer la production africaine dans son contexte politique, économique et socio- culturel. Aujourd’hui, il existe une littérature assez large, qui témoigne d’approches divergentes du sujet. On y trouve des monographies d’architectes, de bâtiments ou de villes, dans lesquelles l’architecture figure comme discipline presque autonome, aussi bien que des ouvrages qui s’inscrivent plutôt dans le domaine des cultural studies. Les quatre publications étudiées ici permettent de présenter une esquisse de ce large spectre.

Du chef-d’œuvre au vernaculaire urbain

3 Si les premiers historiens se sont intéressés à l’architecture en Afrique en suivant d’abord les traces des grands architectes, un intérêt croissant se manifeste actuellement pour la production bâtie plus ordinaire, soit une architecture « vernaculaire »3. La publication en 2009 de l’ouvrage Jean Prouvé : la Maison tropicale/The Tropical House, s’inscrit encore dans la première catégorie. Le livre rend hommage à « l’inventivité singulière » de l’architecte et se donne pour objectif de « redonner à Prouvé une juste place ». Mais le travail de ce dernier en Afrique est en réalité déjà bien connu grâce aux premières monographies qui lui ont été consacrées, tandis que la survivance des deux prototypes de la Maison tropicale à Brazzaville a été bien documentée en 19964. En outre, le galeriste parisien Éric Touchaleaume, personnage étroitement lié à la vente des prototypes de la Maison tropicale, publia en 2006 un catalogue offrant une vaste documentation sur les projets de Prouvé en Afrique5. Dans le sillage de ces ouvrages, le livre publié par le Centre Pompidou vise à valoriser l’entrée récente du fonds d’archives Jean Prouvé dans les collections du musée et à faire connaître le don fait par le couple américain Robert et Stéphane Rubin d’une des maisons de Brazzaville, structure qui fut installée en janvier 2007 sur une terrasse au cinquième étage du musée.

4 Olivier Cinqualbre, chef du service architecture du Centre Pompidou, reconstruit la généalogie de ce projet africain datant de 1949. Il présente la maison comme le fruit d’une recherche pour mettre sur pied des bâtiments démontables et des « maisons usinées » que Prouvé, ferronnier de formation, menait depuis la fin des années 1930 en collaboration avec des architectes comme Pierre Jeanneret, Marcel Lods, Édouard Menkès ou Henri Prouvé. Pour le lecteur qui connaît déjà l’œuvre bien documentée de Prouvé, le texte n’apporte pas beaucoup d’éléments nouveaux, d’autant plus que le catalogue de dessins et de photos sur les projets de construction pour les maisons tropicales, ainsi que la bibliographie sur le sujet, ne sont malheureusement pas complets – on note en particulier l’absence presque totale de dessins et détails techniques. Tout chercheur intéressé devra donc nécessairement se référer aussi au

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troisième volume de L’Œuvre complète rédigé par Peter Sulzer6. L’intérêt du livre réside principalement dans la contribution de Robert Rubin, donateur de la maison exposée au Centre Pompidou, dans laquelle il explique les raisons de son acquisition et les réactions contrastées que provoquèrent la présentation de la maison « ressuscitée » et sa médiatisation7. En décrivant la Maison tropicale comme un exemple clé du mode opératoire de Prouvé, Rubin explique le choix d’une restauration qui « allait ramener la Maison à son moment le plus prometteur, c’est-à-dire à sa configuration avant l’Afrique », et la montrer sans cloisons ni accessoires afin de « souligner la lisibilité des systèmes de construction » (CINQUALBRE, 2009, p. 120). L’ouvrage présente donc la Maison tropicale comme le chef-d’œuvre d’un maître, la détachant ainsi de la réalité africaine à laquelle elle a pourtant participé et niant le contexte colonial dans lequel elle a été produite.

5 Plusieurs « maîtres » du XXe siècle apparaissent dans Johannesburg Transition: Architecture & Society from 1950. Dans l’introduction, Clive M. Chipkin avoue qu’« une référence thématique à Le Corbusier parcourt une bonne partie du texte »8. De façon convaincante, l’auteur montre comment les nouvelles idées, approches et pratiques de l’architecture moderne développées dans les « centres » (Europe, États-Unis) ont commencé assez rapidement à circuler à Johannesburg, ville qui, bien que située en « périphérie », était dès sa fondation, et par sa nature cosmopolite, très liée au monde. Dans son ouvrage précédent, Johannesburg Style9, dans lequel il avait analysé l’histoire architecturale de la ville jusqu’en 1960, Chipkin avait déjà dévoilé entre autres les liens privilégiés entre Johannesburg-Paris et Johannesburg-Brésil. Ainsi, l’atelier de Le Corbusier situé rue de Sèvres resta un lieu de pèlerinage pour les architectes sud- africains, tout comme son Unité d’Habitation à Marseille, tandis que les idées des membres du Team X et de Reyner Banham étaient aussi suivies de près. Dans Johannesburg Transition, Chipkin nous apprend l’influence des États-Unis, en particulier à travers l’enseignement de Paul Rudolph à Yale et de Louis Kahn à l’University of Pennsylvania, filières initiées largement par Denise Scott Brown. Les leçons de Kahn sont perceptibles, par exemple, dans le Rand Afrikaans University, projet mastodonte réalisé entre 1969 et 1975 et supervisé par l’architecte Wilhelm O. Meyer. À l’ère du postmodernisme, c’est aussi l’architecture de James Stirling qui fascine. Appartenant à cette génération d’architectes qui débutaient à Johannesburg dans les années 1950, Chipkin lui-même possède une connaissance intime du milieu, ce qui ne l’empêche pas de se montrer souvent critique à l’égard de ses confrères. Il fonde son analyse sur la circulation des publications entre les métropoles, sur une lecture détaillée du langage formel des projets et sur de multiples interviews avec les acteurs.

6 Présentant la monographie d’une ville, Chipkin s’intéresse autant aux chefs-d’œuvre qu’à une architecture plus anonyme, voire médiocre qui, elle aussi, fait partie intégrante du paysage urbain. Seules quelques maisons individuelles remarquables sont présentées, alors qu’une place importante est consacrée dans son portrait de la ville aux projets menés à l’échelle urbaine : immeubles de bureaux et d’appartements, commerces, banques, complexes éducatifs et sportifs, mais aussi townships, icônes de l’apartheid. L’exemple type de l’architecture qui l’intéresse est le « Hillbrow vernacular », la ligne moderniste particulière des appartements, parfois réussis, souvent banals, du quartier Hillbrow, qui avait déjà frappé Nicolas Pevsner lors de son passage en 1952. Aujourd’hui, ce quartier est devenu un bidonville dans le centre-ville, avec des immeubles, pour la plupart délabrés, occupés par une population africaine hétérogène. Chipkin décrit ce phénomène comme caractéristique des villes dont le

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centre-ville commercial original s’est vidé au profit de l’émergence d’espaces résidentiels et d’enclaves commerciales sécurisés situés en périphérie.

7 Portrait extrêmement riche et abondamment illustré, Johannesburg Transition constitue un ouvrage dans lequel un lecteur qui ne connaît pas cette ville pourra se perdre facilement en raison du nombre impressionnant d’architectes et de projets passés en revue. Bien que l’ouvrage contienne plusieurs photographies aériennes qui permettent de capter le contexte urbain des principaux bâtiments discutés, la quasi-absence de bonnes cartes de la ville complique la lecture d’un récit qui s’apparente parfois à un guide d’architecture.

L’Afrique comme laboratoire de l’architecture

8 Une grande partie de la production architecturale du XXe siècle en Afrique a vu le jour sous l’ère du colonialisme. Dès le début des années 1990, plusieurs auteurs ont avancé la thèse, largement acceptée aujourd’hui, que le contexte colonial générait la condition idéale d’une expérimentation architecturale et urbanistique. Le cas du Maroc dans les années 1910 et 1920, quand Henri Prost concevait, en étroite collaboration avec le Maréchal Lyautey, les villes de Casablanca et Rabat en s’inspirant d’idées théoriques novatrices qui eurent ensuite un impact considérable sur la pratique des urbanistes en France, est ainsi bien connu10.

9 Colonial Modern: Aesthetics of the Past, Rebellions for the Future se fonde en partie sur cette prémisse, tout en la rendant plus complexe. L’ouvrage collectif, rédigé par Tom Avermaete, Serhat Karakayali et Marion von Osten, résulte d’un projet de recherches et d’une exposition intitulée In the Desert of Modernity: Colonial Planning and After. Le projet eut lieu d’abord en 2008 à la Haus der Kulturen der Welt à Berlin, puis en 2009 aux Anciens Abattoirs de Casablanca11. Constitué d’une série de contributions de nature et sujets assez divers, rédigées par des auteurs aux profils différents (architectes, historiens, sociologues, artistes…), l’ouvrage est organisé en trois chapitres : « négocier la modernité », « le laboratoire urbain », « l’imaginaire post-colonial ». Des sujets aussi divers que l’appropriation, par des architectes israéliens, d’un langage vernaculaire palestinien ou que la fascination des architectes anglais Alison et Peter Smithson pour les longhouses de Sawarak (Bornéo) figurent dans le premier chapitre (AVERMAETE et al., 2010, p. 88-97 et 98-111), un texte sur l’imaginaire colonial chez Adolf Loos dans le troisième (AVERMAETE et al., 2010, p. 244-261). Les textes du deuxième chapitre, qui touchent à la notion de laboratoire, abordent plus directement les expériences architecturales et urbanistiques menées par Michel Ecochard, par les membres de l’ATBAT-Afrique (Ateliers des bâtisseurs) et par Jean Hentsch et André M. Struder au Maroc, ainsi que celles de Louis Miquel, Roland Simounet ou Fernand Pouillon en Alger (AVERMAETE et al., 2010, p. 128-187).

10 Ces noms et ces projets sont connus, ayant déjà fait l’objet de publications antérieures, parfois par les mêmes auteurs réunis dans cette étude12. Certains textes offrent néanmoins quelques nouvelles perspectives et présentent, comme dans le cas d’Alger, une étude ancienne et partiellement inédite. La contribution d’Avermaete touche explicitement à un sujet en vogue dans les analyses actuelles de l’architecture des régions non-européennes, à savoir celui du phénomène d’« import/export », et articule de façon nette l’enjeu d’une nouvelle historiographie émergente : « l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme modernes d’après-guerre doit être réécrite comme

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l’histoire de vecteurs multiples et croisés, au sein desquels les ‘experts nomades’ et les ‘perspectives itinérantes’ jouent un rôle constitutif et capital »13. Dans son analyse, Avermaete démontre comment des concepts et des techniques d’infrastructure, mis en œuvre au Maroc et en Algérie dans les années 1950, ont servi ensuite pour le développement des régions périphériques en France. L’évolution de l’urbanisme en France dans les années 1960 d’un art urbain vers une pratique plus multidisciplinaire, ajoute-t-il, trouve son origine dans les expériences nord-africaines.

11 On peut toutefois se demander si la thèse de la colonie comme « laboratoire » possède une validité générale, ou si elle ne se limite pas à l’Afrique du Nord française, dans le cadre d’épisodes historiques bien spécifiques. Si Ecochard, on le sait, « bénéficiait de pouvoirs qui s’apparentaient à ceux d’un dictateur […] et aussi d’un budget conséquent »14 ( AVERMAETE et al., 2010, p. 136), cette situation était plutôt rare non seulement au Maroc, mais aussi dans d’autres colonies. En effet, les architectes et urbanistes opèrent toujours dans des conditions sociales complexes, qui créent parfois des opportunités inattendues, mais qui imposent très souvent des contraintes à la créativité. Comme le remarque Chipkin à plusieurs reprises, la réussite d’un projet architectural ou urbanistique novateur nécessite une collaboration fructueuse entre l’architecte, le client et, pour des projets de grande envergure, l’administration municipale. Le Carlton Center (1967-1973) à Johannesburg, icône du manhattanisme auquel aspirait la haute finance de la ville, illustre cette « rencontre formidable » d’esprits (CHIPKIN, 2008, p. 145-157). Le choix d’attirer le bureau de Skidmore, Owings & Merrill de New York pour concevoir cette entreprise gigantesque comprenant la tour en béton armé la plus haute du monde à l’époque, revenait à un client convaincu qu’il fallait recruter la meilleure expertise au monde. Le développement de Johannesburg, ville coloniale capitaliste, suivait la logique de l’argent et des conjonctures économiques. Si le boom de 1965-1977 produisit plus de soixante immeubles-tours dans le centre-ville, effaçant ainsi une grande partie des « gratte-ciels » emblématiques de Johannesburg des années 1930, la tombée du prix de l’or en 1983 – ainsi que les troubles dans les townships deux ans plus tard – ont engendré une atmosphère d’incertitude financière annoncée sur la couverture d’un numéro de la revue Frontline de 1984, qui montrait une évocation du Carlton Center en ruines.

12 Dans son livre de nature autobiographique, Modern Architecture in Africa, l’architecte Antoni Folkers, lui aussi, adhère à l’idée de l’Afrique comme laboratoire, évoquant à plusieurs reprises l’esprit de liberté et d’expérimentation qu’il y avait rencontré lors de son long séjour entre 1984 et 2000. Composé en quatre volets marquant les différents domaines dans lesquels l’auteur a été actif – urbanisme, construction de bâtiment, architecture climatique, patrimoine –, l’ouvrage de Folkers présente à chaque fois des études de cas, la plupart du temps des projets qu’il a lui-même conçus, précédées par une introduction historique. Informatif et mettant en avant des architectes et des bâtiments parfois peu connus – un chapitre est consacré à l’architecture d’après-guerre de Zanzibar –, le livre manque toutefois de rigueur et ne parvient pas à être l’étude historique synthétique que promet le titre.

13 Cela n’empêche pas le livre de donner des éléments intéressants et peu connus, notamment sur le rôle de l’architecte dans le contexte de l’aide au développement en Afrique à l’époque postcoloniale. La carrière de Folkers débutait en effet en 1984, à Ouagadougou, où il était impliqué dans un programme de redéveloppement des districts urbains financé par les Pays-Bas. En partant des réalités physiques et sociales

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locales, ce programme visait à proposer une alternative au planning urbain technocratique. Un petit projet pour un bureau de terrain en adobe qu’il a conçu et réalisé avec des artisans locaux, dans l’esprit de Hassan Fathy et des architectes français comme Jak Vauthrin, respire le même esprit et témoigne de son respect pour l’architecture traditionnelle. Le contraste avec l’approche technocratique du moderniste allemand Georg Lippsmeier, auteur de la Faculté d’ingénieurs de l’Université de Dar es Salaam (1971-1974), complexe réalisé en Afrique en pleine guerre froide, est considérable. Folkers nous le présente à juste titre comme un protagoniste oublié de l’architecture climatique en Afrique, thématique qui fait l’objet de l’un des volets dans Modern Architecture in Africa et qui a reçu une attention considérable des historiens d’architecture ces dernières années15. L’analyse de Folkers nous permet de mieux comprendre pourquoi – comme l’a d’ailleurs bien démontré Tristan Guilloux – la Maison tropicale de Jean Prouvé, souvent présentée comme une solution adéquate – Rubin parle d’« ingénieux concepts ‘verts’ bien avant l’apparition de cette notion » (CINQUALBRE, 2009, p. 118) – n’est pourtant pas idéale dans un climat équatorial chaud et humide comme Brazzaville16.

Une histoire et un patrimoine disputés

14 Depuis les publications d’Anthony D. King des années 1970 sur l’urbanisme colonial dans l’Inde britannique, il existe une tendance à analyser le bâti et les formes urbaines dans les territoires d’outre-mer en relation avec la société qui les a produits et qui en est aussi influencée. L’émergence des études postcoloniales a fortement stimulé cette perspective. L’architecture et l’urbanisme, disciplines considérées comme autonomes, sont abordés dans ce cadre comme des pratiques instrumentalisées, influencées en outre par des idéologies qu’elles aident à construire17. La relation entre architecture et société est au cœur de l’ouvrage Colonial Modern. Si l’approche d’Ecochard constitue l’exemple type d’une pratique architecturale et urbanistique d’après-guerre fondée sur « la faisabilité et l’aptitude à planifier le progrès social, et l’éclosion d’une nouvelle société »18, les initiateurs de Colonial Modern peuvent aussi nous éclairer sur l’appropriation de l’infrastructure physique et des espaces urbains par les habitants. Ils s’intéressent en outre aux manières par lesquelles ces habitants, lorsqu’ils arrivent en grand nombre comme « migrants » en France après l’indépendance, y négocient la modernité, un phénomène dont il rend compte non seulement à travers l’étude des usages de l’espace urbain, mais aussi à travers la photographie et l’analyse de films. Plusieurs contributions s’éloignent ainsi fortement de l’architecture ou de l’urbanisme stricto sensu pour privilégier plutôt une discussion théorique des aspects politiques et idéologiques liés au bâti et l’espace urbain.

15 Par son extrémisme, l’Afrique du Sud pendant l’apartheid constitue un cas très parlant pour illustrer le rapport entre société et architecture et la responsabilité de l’architecte. Si la plupart des architectes travaillant à Johannesburg étaient sensibles à l’attrait de l’argent, certains prenaient des positions plus engagées. Dans sa description des « refuges » notoires du township Alexandra, on sent bien que Chipkin était l’un des principaux fondateurs de l’association Architects against Apartheid, fondée en 1986. Qui d’autre que des « disciples délirants de Le Corbusier » (CHIPKIN, 2008, p. 240)19, se demande-t-il, aurait pu dessiner ces immeubles collectifs réalisés en 1972, conçus pour

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loger une population de personnel domestique africain de presque 6 000 personnes dans des petites chambres à quatre, dépourvues de tout confort ?

16 En soulignant de façon engagée la relation entre architecture et société, Chipkin nous rappelle à quel point l’architecte se positionne toujours vis-à-vis de l’ordre social et y porte une responsabilité. L’analyse de la Maison tropicale que nous proposent Cinqualbre et Rubin frappe par son silence sur ce point. En effet, comme nous le démontre Tristan Guilloux, il ne s’agit pas seulement d’un produit publicitaire du secteur métallurgique français en quête d’un marché dans les territoires d’outre-mer, mais aussi d’une architecture coloniale qui suit de près la typologie du bungalow, prévoyant ainsi une distribution qui visait à introduire une séparation nette entre les espaces réservés à la maîtresse de la maison et à ses hôtes et ceux destinés à la circulation du personnel domestique africain. De ce point de vue, vouloir vider cette construction de son histoire africaine pour la présenter dans « sa configuration avant l’Afrique », comme nous le propose Rubin, est tout à fait redoutable.

17 Par rapport à l’affairisme des galeristes auquel ont succombé les deux autres prototypes de la Maison tropicale dans un contexte de « Prouvémania », Rubin semble conscient au moins de la nature délicate de l’entreprise qu’il a menée en « sauvegardant » une des maisons de Brazzaville. En effet, comme le démontre clairement le projet Maison tropicale de l’artiste Ângela Ferreira (2007) et en particulier les entretiens qu’elle a menés sur les sites « vidés » – documenté dans le film du même titre de Manthia Diawara (2008) – , il s’agit moins d’une « sauvegarde », comme le décrit encore maladroitement le directeur du Centre Pompidou, que d’une « spoliation » du patrimoine architectural moderne africain20. Si le catalogue de Cinqualbre et Rubin a l’avantage de sa rigueur scientifique, il n’arrive pas à formuler une réponse adéquate à la critique postcoloniale, puisqu’il nie la question fondamentale qui traverse les débats actuels sur le patrimoine colonial, à savoir à qui appartient ce patrimoine.

18 Si on peut se réjouir de l’intérêt croissant des historiens pour l’architecture moderne en Afrique, cette historiographie reste, comme l’avait déjà remarqué Anthony D. King en 1992, encore largement l’affaire des centres de production de savoirs en Occident. C’est pourquoi les initiateurs de Colonial Modern, même si l’ouvrage collectif souffre parfois d’une perspective trop éclatée, doivent être félicités d’avoir monté l’exposition non seulement à Berlin, mais aussi à Casablanca, ce qui a permis aux acteurs marocains de se réapproprier les savoirs, comme l’indique Von Osten dans le texte concluant l’ouvrage. C’est aussi pourquoi Folkers, avec un regard sur l’Afrique par moments trop romantique et une analyse qui manque de profondeur historique, mérite notre respect pour avoir monté l’association ArchiAfrika, qui s’efforce de donner une plateforme aux architectes africains et d’instaurer des dialogues. Il est tout aussi important d’attirer l’attention sur des auteurs travaillant en « périphérie » comme Chipkin, dont les ouvrages, édités localement, ne sont pas toujours bien distribués en Europe et aux États-Unis. Le cas de la Maison tropicale est particulièrement éclairant pour ce qui est des enjeux que pose le développement d’une historiographique critique de l’architecture du XXe siècle en Afrique, enjeux que Cinqualbre et Rubin n’ont pas complètement réussi à saisir. Quoiqu’il en soit, ces quatre publications démontrent, chacune à sa façon, que la production architecturale en Afrique n’est plus considérée comme marginale mais, au contraire, comme faisant partie intégrante de l’histoire de l’architecture du XXe siècle.

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NOTES

1. Eckhard Herrel, Ernst May: Architekt und Stadtplaner in Afrika 1934-1953, (cat. expo., Francfort, Deutschen Architektur-Museum, 2001), Tübingen, 2001. 2. Kenneth Frampton, Udo Kultermann éd., World Architecture 1900-2000: A Critical Mosaic, VI, Central and South Africa, New York, 2000. Les informateurs étaient David Aradeon, Nnamdi Elleh et Richard Hughes. Udo Kultermann publie sur le sujet depuis les années 1960 ; voir Johan Lagae, « Kultermann and After. On the Historiography of 1950s and 60s’ Architecture in Africa », dans Oase, 82, 2010, p. 5-24. 3. Pour l’émergence de cet intérêt dans l’historiographie de l’architecture en général, voir Paul Groth, « Making New Connections in Vernacular Architecture », dans Journal of the Society of Architectural Historians, 58/3, 2000, p. 444-451. 4. Bernard Toulier éd., Brazzaville-la-verte. Congo, Paris, 1996, p. 36. Les prototypes de Brazzaville ont été érigés en 1951 et précédés par un prototype monté à Niamey en 1949. 5. Eric Touchaleaume, Jean Prouvé : les maisons tropicales, (cat. expo., Paris, Galerie 54, 2006), Paris, 2006. 6. Peter Sulzer, Jean Prouvé : œuvre complète, volume 3, 1944-1954, Bâle, 2005. L’ouvrage de Eric Touchaleaume est plus riche pour ce qui concerne les autres projets de Prouvé en Afrique. 7. En 2005, la Maison tropicale a été présentée à Yale University et à la University of California (Los Angeles), des initiatives fortement médiatisées à travers Internet. 8. « There is thematic reference to Le Corbusier through much of the text » (CHIPKIN, 2008, p. 15). 9. Clive M. Chipkin, Johannesburg Style: Architecture and Society, 1880s-1960s, Cape Town, 1993. 10. Gwendolyn Wright, The Politics of Design in French Colonial Urbanism, Chicago, 1991 ; Hélène Vacher, Projection coloniale et ville rationalisée : le rôle de l’espace colonial dans la constitution de l’urbanisme en France, 1900-1931, Aalborg, 1997. 11. Colonial Modern ( AVERMAETE et al., 2010) est en quelque sorte la synthèse du projet de recherche et de l’exposition. 12. Outre l’excellente monographie de Jean-Louis Cohen et Monique Eleb, Casablanca : mythes et figures d’une aventure urbaine, Paris, 1999, il faut mentionner l’ouvrage collectif dirigé par Maurice Culot et Jean-Marie Thiveaud, Architectures françaises Outre-Mer, Liège, 1992. 13. « … the history of modern architecture and urbanism in the post-war period has to be rewritten as a story of multiple and reciprocal vectors in which ‘nomadic experts’ and ‘travelling perspectives’ play a constitute and paramount role » (AVERMAETE et al., 2010, p. 147). Cette thématique a déjà été abordée de façon explicite dans Joe Nasr, Mercedes Volait éd., Urbanism: Imported or Exported? Native Aspirations and Foreign Plans, Chichester, 2003. 14. « … virtually dictatorial powers and […] a generous budget » (AVERMAETE et al., 2010, p. 136). 15. Lippsmeier est auteur d’un ouvrage de référence sur le sujet intitulé Tropenbau: Building in the Tropics, Munich, 1980. Pour des analyses historiques dans le contexte anglophone, voir les travaux de Hannah Leroux, de Ola Uduku et de Jiat Hwee-Chang ; pour celles du contexte francophone, voir les travaux de Philomena Miller-Chagas et de Tristan Guilloux. 16. Tristan Guilloux, « The Maison ‘Tropique’: A Modernist Icon or the Ultimate Colonial Bungalow? », dans Fabrications, 18/2, décembre 2008, p. 6-25. 17. Une critique de l’impact des études postcoloniales sur l’historiographie de l’architecture, datant d’il y a déjà plus de dix ans mais toujours d’actualité, a été formulée par Sibel Bozdogan, « Architectural History in Professional Education: Reflections on Postcolonial Challenges to the Modern Survey », dans Journal of Architectural Education, 52/4, p. 207-215. 18. « … the feasibility and ‘planability’ of social progress and the dawn of a new society » (AVERMAETE et al., 2010, p. 10).

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19. « … deranged disciples of Le Corbusier » (CHIPKIN, 2008, p. 240). 20. Anthony D. King, « Rethinking colonialism. An Epilogue”, dans Nezar Alsayyad, Forms of Dominance: On the Architecture and Urbanism of the Colonial Entreprise, Aldershot, 1992, p. 339-355.

INDEX

Index chronologique : 1900 Mots-clés : études post-coloniales, architecture, colonialisme, après-guerre, époque post- coloniale, urbanisme Keywords : postcolonial studies, architecture, colonialism, post-war period, postcolonial period, urbanism Index géographique : Afrique, Afrique du Sud, Algérie, Alger, Maroc, Congo, Brazzaville

AUTEURS

JOHAN LAGAE

Universiteit Gent

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L’art des deux Allemagne Art of the two Germanies

Debbie Lewer

RÉFÉRENCE

60/40/20: Kunst in Leipzig seit 1949, Karl-Siegbert Rehberg, Hans-Werner Schmidt éd., (cat. expo., Leipzig, Museum der bildenden Künste/Kunsthalle der Sparkasse, 2009-2010), Leipzig, E. A. Seemann, 2009. 383 p., fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 978-3-86502-236-3 ; 34 €. Eckhart Gillen, Feindliche Brüder ? Der Kalte Krieg und die deutsche Kunst 1945-1990, Berlin, Nicolai, 2009. 512 p., 300 fig. en coul. ISBN : 978-3-89479-565-8 ; 39,95 €. Claudia Mesch, Modern Art at the Berlin Wall: Demarcating Culture in the Cold War Germanys, Londres/New York, Tauris Academic Studies, 2008. 336 p., 30 fig. ISBN : 978-1-84511-808-2 ; £ 59,50 (67 €). Christian Saehrendt, Kunst als Botschafter einer künstlichen Nation: Studien zur Rolle der bildenden Kunst in der Auswärtigen Kulturpolitik der DDR, (Pallas Athene, 27), Stuttgart, Franz Steiner, 2009. 197 p., 14 fig. en n. et b. ISBN : 978-3-51509-227-2 ; 34 €.

1 Plus de vingt années se sont écoulées depuis la chute du mur de Berlin en 1989, l’effondrement de la République démocratique d’Allemagne (RDA), puis la réunification du pays, impensable du temps de la guerre froide. Les dernières publications scientifiques consacrées aux dynamiques de l’art dans l’Allemagne divisée ont donc coïncidé avec le vingtième anniversaire de la chute du mur. Si les approches méthodologiques des quatre ouvrages retenus dans cet article diffèrent, il suffit de les comparer pour voir ce qui les réunit : tous s’intéressent aux métissages culturels, à la reconstitution d’une politique stylistique et à la pertinence d’une lecture « pan- germanique ». Tous témoignent d’un problème persistant : comment appréhender de façon satisfaisante l’histoire, les pratiques et la production artistique de part et d’autre de l’ancien rideau de fer ?

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2 Eckhart Gillen est un spécialiste reconnu de l’art allemand de l’après-guerre, un auteur prolifique dont l’érudition a su séduire un lectorat aussi bien allemand qu’international1. La dernière de ses nombreuses et substantielles publications dans le domaine s’intitule, avec un certain sens de la provocation, Feindliche Brüder? Der Kalte Krieg und die Deutsche Kunst 1945-1990. L’étude entreprise par l’historienne de l’art américaine Claudia Mesch est plus modeste. Son ouvrage, dont le titre quelque peu énigmatique – Modern Art at the Berlin Wall – est explicité par le sous-titre Demarcating Culture in the Cold War Germanys, se compose pour l’essentiel de cinq essais répartis en autant de chapitres, consacrés aux différentes formes de l’art allemand de l’après- guerre, y compris la vidéo et la performance. Dirigé par deux grands spécialistes allemands, Karl-Siegbert Rehberg et Hans-Werner Schmidt, le catalogue de la grande exposition 60/40/20: Kunst in Leipzig seit 1949 qui s’est tenue à Leipzig en 2009-2010, est le troisième ouvrage de notre étude. Avec son titre curieux, il fait allusion aux soixante années passées depuis la fondation, en 1949, des deux États, la RDA et la RFA (République fédérale d’Allemagne), aux quarante ans d’existence de la première et, enfin, aux vingt années écoulées depuis sa chute, à laquelle la ville de Leipzig et les manifestations qui s’y sont déroulées ont largement contribué2. Enfin, l’enquête très stimulante et parfois provocante menée par l’historien d’art et journaliste Christian Saehrendt sous le titre Kunst als Botschafter einer künstlichen Nation: Studien zur Rolle der bildenden Kunst in der Auswärtigen Kulturpolitik der DDR ouvre sur le rôle des arts visuels dans la diplomatie culturelle de la RDA3.

Métissages culturels entre Est et Ouest

3 L’intérêt porté au métissage culturel entre Est et Ouest durant les années 1945-1990, que celui-ci ait été officiel ou subversif, est le fil rouge qui relie ces quatre publications par ailleurs très différentes. Cela nous emmène plus loin au-delà d’une simple « histoire de la réception » car les points de contact et de conflit, souvent controversés, parfois productifs, entre l’art et la politique, en RDA comme en RFA sont mis au jour. Mesch se penche sur les explorations surréalistes expressionnistes des peintres est-allemands comme Bernhard Heisig et Wolfgang Mattheuer, aussi bien que sur l’attention portée par certains peintres ouest-allemands à la forme humaine ou au réalisme socialiste – par exemple dans l’œuvre de Jörg Immendorff. Elle va jusqu’à évoquer une « dialectique réciproque du transfuge » à l’œuvre dans les travaux de « certains des peintres les plus importants de la période » (MESCH, 2008, p. 109). La question du portrait du chancelier de la RFA Helmut Schmidt, confié en 1985 à un peintre de Leipzig et toujours accroché à la Chancellerie, est soulevée dans plusieurs des publications évoquées (SAEHRENDT, 2009, p. 111 ; 60/40/20, 2009, p. 157). Dans le catalogue de l’exposition de Leipzig, l’image métaphorique de l’artiste est-allemand en « sauteur de mur » est récurrente. Les bonnes relations entre les milieux artistiques d’Allemagne de l’Est et d’Italie, ainsi que la présence de la RDA à la Biennale de Venise à partir de 1982, font aussi l’objet d’analyses. L’une des parties les plus intéressantes du livre de Saehrendt traite du bon accueil que reçut en France l’art de la RDA : le mouvement des amitiés franco- est allemandes comptait à cette époque quelques 12 000 membres, ce qui en faisait la plus importante organisation de ce type en Europe de l’Ouest (SAEHRENDT, 2009, p. 119). L’ouvrage abonde en éclairages passionnants sur la dynamique des échanges culturels durant la guerre froide. Il montre le dilemme de la RDA devant les succès politico-

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culturels de ses arts en Europe de l’Ouest, qui relevaient le prestige de l’État, mais étaient également perçus comme des menaces pour la survie du régime mis en place par le Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED) et pour la sécurité intérieure (p. 68-69).

4 Les approches de ce type, qui soulignent l’importance des « métissages transfrontaliers » et de leurs ramifications politiques complexes, réorientent sensiblement les travaux scientifiques dans ce domaine, qui mettaient en avant depuis les premières expositions après la réunification les oppositions entre les deux États4. Gillen qualifie lui-même son livre sur l’art des deux Allemagne d’« essai sur l’iconographie politique dans l’art de l’après-guerre »5. Son texte effectue de fréquents allers-retours entre pratiques et politiques artistiques à l’Est comme à l’Ouest. Ses quatre parties, chronologiques et thématiques, déclinent autant de questions majeures, à savoir celle de la continuité avec la période précédente ou au contraire d’un « nouveau départ » à la fin de la guerre en 1945 ; des tendances conflictuelles du réalisme et de l’abstraction ; de la confrontation dans l’art des années 1960 avec la réalité du passé et du présent allemands ; et enfin, de ce qu’il nomme l’« adieu aux utopies » (Abschied von den Utopien), dans les années 1970 et 1980. Le livre est conçu – ce qui n’est pas anodin – comme un commentaire ou un addendum à la récente exposition germano-américaine Art of Two Germanys: Cold War Cultures, organisée par Gillen et le commissaire américain Stephanie Barron, qui a attiré les foules en 2009 à Los Angeles, à Nuremberg et à Berlin6. Ayant déjà recensé cette exposition et son catalogue ailleurs7, je ne me livrerai pas ici à une analyse approfondie, mais je tiens toutefois à signaler que le réexamen souvent sensible de l’art des « deux Allemagne » auquel ils invitent comptera encore dans les années à venir.

5 Malgré ces évolutions du monde scientifique, l’équilibre délicat que semble atteindre l’histoire de l’art se dérègle en certaines occasions, comme ce fut le cas avec la récente et douteuse exposition (soutenue par le tabloïd Bild) intitulée 60 Jahre 60 Werke, organisée à Berlin en 2009 pour célébrer l’anniversaire de la fondation de la République fédérale. Elle provoqua un tollé, notamment dans les Länder de l’Est, en raison de ce qui s’y dit sur l’art de RDA, disqualifié au prétexte qu’il « n’était pas libre » (60/40/20, 2009, p. 196). Le catalogue de Leipzig contient en effet plusieurs critiques très vives au sujet de cette exposition (voir, par exemple, la contribution d’Eduard Beaucamp, p. 256). Les commissaires soulignent le paradoxe entretenu par leurs collègues berlinois, qui pensent apparemment que seul un concept de liberté « constitutionnelle » puisse garantir la production d’un art « libre » (p. 12). On voit à quel point la tension subsiste8.

6 Dans l’ensemble, cependant, ces nouveaux ouvrages sapent efficacement les clichés les mieux ancrés sur l’art de la guerre froide – ceux-là même dont jouait des artistes comme Martin Kippenberger. Ils examinent non seulement les points de contact et les métissages culturels qui en résultent, mais soulignent aussi la diversité de la production artistique de l’ex-RDA (y compris l’art abstrait, « underground », privé, ou protestataire) et le conformisme qui s’était installé à l’Ouest, particulièrement dans l’abstraction des années 1950. 60/40/20 évoque avec éloquence des individualités artistiques fortes investies sur la scène locale de Leipzig, ainsi que l’importance non pas tant des relations entre l’artiste et l’État, mais entre les artistes eux-mêmes, à une époque où artistes et écoles d’art étaient confrontés à l’idéologie répressive du centralisme (Zentralismus), qui travaillait expressément à aplanir les différences régionales. Dans ce contexte, les photographies documentaires présentées dans l’exposition – dont certaines issues de la vie publique et d’autres plus intimes –, tout

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comme les textes qui révèlent l’importance de Leipzig comme centre artistique extraordinairement créatif, attirent l’attention sur le caractère distinct et idiosyncrasique de la ville. Tout cela contribue à nuancer, d’un point de vue historiographique, non seulement le puissant centralisme qui marque la jeune RDA, mais aussi la conception dominante d’une culture d’État monolithique en Allemagne de l’Est. Dans son livre, Mesch affirme vouloir « contester l’idée reçue d’une séparation étanche entre l’Ouest capitaliste et le Bloc soviétique communiste »9. On pourrait en dire autant des trois autres ouvrages qui font l’objet de cet article.

Guerre froide et stylistique politique

7 Les travaux des spécialistes que sont Gillen et les commissaires de l’exposition de Leipzig s’inscrivent également dans une autre évolution remarquable des recherches sur la période, qui montrent comment l’art dans les deux Allemagne – aussi bien dans la RFA « libre » qu’en RDA – était assujetti à des doctrines normatives et aux politiques autoritaires du « style » (Rehberg dans 60/40/20, 2009, p. 19). Saehrendt va encore plus loin lorsqu’il parle, pour la République fédérale, du « chauvinisme satisfait de la prospérité » (SAEHRENDT, 2009, p. 9). Mais la fracture est issue de temps plus amers. Pour Gillen, l’essor de l’« abstraction en tant qu’idéologie » dans l’Allemagne de l’Ouest des années 1950 doit être relié au poids de la culpabilité face au passé nazi et au désir des artistes de sortir de l’« ombre du passé » (GILLEN, 2009, p. 119). Dans le catalogue de Leipzig, Karl-Siegbert Rehberg analyse la prédominance en RDA de ce qu’il nomme un « réalisme téléologique » (60/40/20, 2009, p. 20). L’expression souligne le paradoxe inhérent à ce « réalisme » : son objectif, encouragé par l’administration culturelle soviétique, n’était pas de représenter la réalité, mais de donner à voir ce que pouvait être et ce que devait être la vie socialiste.

8 Gillen et Mesch s’attachent surtout – et à peu près dans les mêmes proportions – aux « deux » Allemagne, dans le contexte global de la guerre froide. Saehrendt porte son regard au-delà des frontières, pour s’intéresser à la réception de l’art est-allemand, non seulement en Allemagne de l’Ouest, mais aussi en France, en Grande-Bretagne, aux États-Unis et dans d’autres pays. Son livre comprend aussi un chapitre consacré à la diplomatie culturelle de la République fédérale jusqu’en 1989 (SAEHRENDT, 2009, p. 47-57). Le plus surprenant à cet égard demeure le catalogue de Leipzig. Malgré leur parti pris résolument local, et peut-être même en raison de ce que les Allemands nomment le « patriotisme local » (Lokalpatriotismus), l’exposition comme le catalogue accordent une importance considérable à la réception internationale – entendons, principalement, à l’Ouest – de l’art produit à Leipzig du temps de la RDA. Cela va de la Documenta 6 hautement symbolique de 1977, qui fit découvrir au public international et d’Allemagne de l’Ouest les « quatre grands » artistes de la RDA – Willi Sitte, Wolfgang Mattheuer, Werner Tübke et Bernhard Heisig –, avec les controverses qui s’en suivirent, jusqu’aux premières expositions à Hambourg dans les années 1970 et 198010. Ainsi, les productions des artistes de Leipzig se trouvent délivrées du soupçon d’une manipulation par le SED et peuvent se distinguer d’un art – déprécié s’il en est – fait de commandes d’État (Auftragskunst), de ce que le peintre Immendorff, qui vivait et travaillait à Düsseldorf, nommait « les plantes décoratives de la dictature » (SAEHRENDT, 2009, p. 110).

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Vers une lecture pan-germanique ?

9 On discute beaucoup, dans les milieux allemands de l’histoire de l’art, de l’opportunité d’une lecture pan-germanique. Les organisateurs de l’exposition de Leipzig, sceptiques, pensent qu’« une lecture pan-germanique de la peinture d’après-guerre n’est pas à l’ordre du jour, même vingt ans après la chute du mur »11. Saehrendt penche pour une différenciation attentive. Il s’alarme d’une tendance à « englober rétrospectivement l’art de la RDA dans une histoire de l’art pan-germanique de l’après-guerre, ce qui aurait pour conséquence de le réduire à une présence marginale […], d’en faire un phénomène temporaire et régional »12.

10 En ce qui concerne la recherche internationale, et plus particulièrement anglo- américaine, un autre problème apparaît, celui d’une lecture surdéterminée par les superstars masculines de l’art allemand, à savoir, pour l’Ouest, Gerhard Richter, Jörg Immendorff, Georg Baselitz, Anselm Kiefer, Joseph Beuys, Sigmar Polke et A. R. Penck13 et, pour l’Est, les « quatre grands » de la Documenta 6 cités plus haut. Hormis la criante absence de femmes dans ce panthéon, l’intérêt trop exclusif que le public international et le marché portent à ces artistes a malheureusement pour effet de réduire à une poignée d’individus la riche histoire de cette période complexe.

11 Nous disposons aujourd’hui du recul historique suffisant pour considérer la guerre froide avec une certaine distance. Mais en Allemagne, la distance critique est une autre affaire14. Pour des raisons compréhensibles, les histoires de l’art produites de part et d’autre de la ligne de fracture entre Est et Ouest demeurent pour beaucoup animées par un profond désir d’expier les tensions résiduelles laissées par quarante ans de luttes fraternelles – comme le rappelle le titre de l’ouvrage signé par Gillen, Feindliche Brüder. Ce champ particulier de l’histoire de l’art n’en devient que plus passionnant. En ces circonstances, la question déjà difficile des relations entre l’art et la politique, que les spécialistes de la période ne peuvent contourner, devient encore plus complexe.

12 Malgré leurs différences, les publications retenues ici travaillent toutes à une compréhension plus complète et équilibrée de cette période. En tant que telles, elles représentent un progrès par rapport à la situation de la fin des années 1990, que Hans Belting décrivait avec finesse :

13 « Nous n’aimons pas voir le double visage de l’art allemand, car rien ne représente mieux notre double histoire que cet héritage et ses deux parts inégales, trop hâtivement réduites à l’opposition entre un art que le marché libère et un autre que l’État asservit. Pour beaucoup de gens, qui préféreraient clore ce chapitre de la biographie nationale, après que la soi-disant République démocratique s’est elle-même dissoute, le sujet est a priori rebutant » 15. Les textes de ces auteurs qui, adultes, ont connu la RDA ou qui, à l’instar de Schneede, ont contribué à montrer en République fédérale des œuvres de la RDA, transmettent un vécu et ont un vrai pouvoir de conviction. Cependant, même si l’art du temps de la RDA quitte peu à peu les réserves des musées pour les salles d’exposition, nous devons nous demander ce que deviendra la recherche dans ce domaine lorsque la génération qui a vécu cette époque aura disparu16.

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NOTES

1. Voir, par exemple, Deutschlandbilder: Kunst aus einem geteilten Land, Eckhart Gillen éd., (cat. expo., Berlin, Martin-Gropius-Bau, 1997-1998), Cologne, 1997, ou Eckhart Gillen, Das Kunstkombinat DDR: Zäsuren einer gescheiterten Kunstpolitik, Cologne, 2005. 2. Dans l’introduction du catalogue, on verra que le nombre « 40 » renvoie également à l’autodestruction du socialisme d’État à partir de l’écrasement du printemps de Prague, et que le nombre « 20 » n’est pas sans rapport avec l’art actuel. Voir Hans-Werner Schmidt et Karl- Siegbert Rehberg, « Zur Einführung », dans 60/40/20, 2009, p. 12. 3. Pour ceux qui ne lisent pas l’allemand mais l’anglais, l’ouvrage comporte, en appendice, un résumé de vingt-deux pages des principaux chapitres. Voir également Christian Saehrendt, Die Kunst der « Brücke » zwischen Staatskunst und Verfemung: Expressionistische Kunst als Politikum in der Weimarer Republik, im « Dritten Reich » und im Kalten Krieg, Stuttgart, 2005, et ses analyses sur l’utilisation politique de l’expressionnisme durant la guerre froide. 4. Voir, par exemple, Aufstieg und Fall der Moderne, Rolf Bothe, Thomas Föhle éd., (cat. expo., Weimar, Kunstsammlungen zu Weimar, 1999), Weimar, 1999. 5. « Essay zur politischen Ikonografie der Nachkriegskunst » (GILLEN, 2009, p. 8). 6. Art of Two Germanys: Cold War Cultures, Stephanie Barron, Sabine Eckmann éd., (cat. expo., Los Angeles, Los Angeles County Museum of Art/Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum/ Berlin, Deutsche Historisches Museum, 2009-2010), Los Angeles/New York, 2009. Le titre allemand était légèrement différent : Kunst und Kalter Krieg: Deutsche Positionen 1945 bis 1989, Cologne, 2009. 7. Debbie Lewer, « After Fascism: Two Views of Two Germanys », dans Oxford Art Journal, 32/3, 2009, p. 466-471. 8. Voir, par exemple, « Auf die Fresse » (entretien avec Arno Rink), dans Der Spiegel, 11 mai 2009, p. 146. 9. « … contests the perception that an absolute cultural separation existed between the capitalist West and the communist Soviet Bloc » (MESCH, 2008, p. 20). 10. Voir les contributions suivantes dans 60/40/20, 2009 : Kathleen Schröter, « ‘DDR-Stars’ in Kassel. Der offizielle Beitrag der DDR auf der ‘Documenta 6’ », p. 188-191, et Uwe M. Schneede, « Der Blick aus dem Westen, damals », p. 192-196. 11. « Ein gesamtdeutscher Kanon der Nachkriegsmalerei ist auch 20 Jahre nach dem Fall der Mauer nicht in Sicht » (60/40/20, 2009, p. 10). 12. « ... die Tendenz [...] die Kunst der DDR rückwirkend in eine gesamtdeutsche Kunstgeschichte der Nachkriegszeit einzubetten und damit zu einer Randerscheinung abzuwerten. [...] wie eine vorübergehende, regionale Erscheinung » (SAERENDT, 2009, p. 154). 13. Richter, Baselitz, Polke et Penck ont tous quitté la RDA pour la RFA. 14. Eduard Beaucamp, qui signa dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung (RFA) de nombreux articles favorables aux artistes de RDA, trace les contours des tensions entre l’Est et l’Ouest, s’attachant notamment à la résurgence de la « vieille controverse » ; voir « Der deutsch-deutsche Kunststreit – 20 Jahre nach dem Fall der Mauer », dans 60/40/20, 2009, p. 256-261. 15. « Wir schauen nicht gerne in das Doppelgesicht deutscher Kunst, weil nichts so drastisch unsere doppelte Geschichte seit dem Krieg repräsentiert wie dieses ungleiche Doppelerbe, das wir so rasch auf den Gegensatz von freier Marktkunst und unfreier Staatskunst reduzierten. Für viele ist das Thema schon deswegen ungenießbar, weil sie am liebsten diesen Teil der nationalen Biographie auslöschen möchten, nachdem sich der sogenannte Staat der DDR selber abgeschafft hat » (Hans Belting, Identität im Zweifel: Ansichten der deutschen Kunst, Cologne, 1999, p. 23.)

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16. D’après mes collègues allemands, la vague de thèses portant sur l’art en RDA qui a marqué les années 1995-2005 s’est atténuée ces dernières années.

INDEX

Index chronologique : 1900 Index géographique : Allemagne, Leipzig, Berlin Mots-clés : guerre froide, après-guerre, art est-allemand, art ouest-allemand, art et politique, métissage culturel Keywords : Cold War, post-war period, East German art, West German art, art and politics, cultural miscegenation

AUTEURS

DEBBIE LEWER

University of Glasgow

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Approches féministes et pensées queer en Europe Feminist approaches and queer theory in Europe

Fabienne Dumont

RÉFÉRENCE

En todas partes: politicas de la diversidad sexual en el arte, (cat. expo., Santiago de Compostela, Centro Galego de Arte Contemporanea/Xunta de Galicia, Conselleria de Cultura e Turismo, 2009), Santiago de Compostela, Xunta de Galicia, 2009 (version espagnole et version anglaise). 339 p., fig. en coul. ISBN : 978-8-44534-834-5 ; 30 €. Female Trouble: Die Kamera als Spiegel und Bühne weiblicher Inszenierungen, (cat. expo., Munich, Pinakothek der Moderne, 2008), Munich, Pinakothek der Moderne/Hatje Cantz, 2008. 240 p., 77 fig. en coul. ISBN : 978-3-77572-203-2 ; 35 €. Gender Check: Femininity and Masculinity in the Art of Eastern Europe, (cat. expo., Vienne, Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig, 2009-2010), Vienne, Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig, 2009 (version allemande et version anglaise). 350 p., fig. en coul. ISBN : 978-3-90249-057-5 ; 32 €. XY, l’emprise du genre : tentative d’approche de la représentation masculine, (cat. expo., La Louvière, Musée Ianchelevici/Dudelange, Centre d’art Nei Liicht/Bruxelles, Maison d’Art Actuel des Chartreux, 2008-2009), La Louvière, Musée Ianchelevici, 2008. 144 p., fig. en coul. ISBN : 978-2-96006-056-0 ; non commercialisé.

1 Alors qu’outre-Atlantique les questions féministes ont commencé à intégrer l’histoire de l’art dès les années 1970, en France, le travail s’est effectué plus tardivement, et l’opération elles@centrepompidou menée en 2009-2010 au Musée national d’Art moderne à Paris semblait vouloir rattraper un retard certain1. Ces deux dernières années, plusieurs musées européens ont emprunté d’autres voies pour traiter de manière renouvelée la perspective féministe en art, qui dépassaient déjà les questions de genre, à peine abordées dans l’exposition parisienne2, pour déconstruire tant les questions des féminités que des masculinités et pour intégrer la sphère de la pensée queer3 – qui était

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en germe dans l’exposition Féminimasculin, le sexe de l’art4 en 1995. Les quatre catalogues d’exposition dont il est question ici permettent de revenir sur ce nouvel angle d’attaque des constructions genrées en art contemporain tel qu’il a été développé dans plusieurs pays européens. Female Trouble: Die Kamera als Spiegel und Bühne weiblicher Inszenierungen aborde la construction des féminités et des masculinités à partir des troubles dans le genre féminin propres aux performances photographiques et vidéo réalisées par des femmes (et quelques figures d’hommes travestis). XY, l’emprise du genre : tentative d’approche de la représentation masculine lui fait écho en abordant le même sujet à partir des masculinités, vues par des artistes hommes et femmes, et En todas partes: politicas de la diversidad sexual en el arte y adjoint les diverses formes de sexualités apparues dans les sphères artistiques et sociales des années 1960 aux années 2000. Enfin, Gender Check: Femininity and Masculinity in the Art of Eastern Europe ouvre le champ aux expériences spécifiques menées dans les pays de l’Est et tente d’inclure dans son approche toutes les recherches historiques occidentales précédentes, issues d’un renouvellement des perspectives féministes. Ces quatre ouvrages permettent de faire le point sur le travail effectué sous les appellations de genre et de queer aujourd’hui, mais aussi de montrer comment l’Europe est en train d’accueillir ces sujets et de produire ses propres connaissances dans le domaine. Chacune des expositions incluait en effet des artistes locaux, le catalogue sur les pays de l’Est étant particulièrement riche en découvertes sur ce point.

Du trouble féminin au trouble masculin

2 L’exposition Female Trouble, initiée par Inka Graeve Ingelmann à l’occasion de l’ouverture de la Pinakothek der Moderne en 2002 et réalisée en 2008, insiste sur la fluidité des rôles et des attributs féminins et masculins et met en évidence la plasticité de ces catégories. La préface de Reinhold Baumstarck défend le choix d’exposer exclusivement des médias photographiques et vidéo utilisés par des femmes, médias qui ne sont pas alourdis par une tradition de plusieurs siècleset sont donc plus susceptibles de se détacher des règles académiques (Female Trouble, 2008, p. 8-9). Les artistes retenues se confrontent toutes à l’image de la féminité, créant d’autres représentations et jouant avec les images traditionnelles, que ce soit Cindy Sherman, Sarah Lucas, Pipilotti Rist, Monica Bonvicini ou encore Mathilde ter Heijne. XY, l’emprise du genre complète ce catalogue en réunissant de jeunes artistes du Nord, hommes et femmes cette fois-ci, associés à quelques artistes déjà intégrés à l’histoire de l’art, pour réfléchir aux masculinités. Cet ouvrage souligne l’intérêt de traiter ces questions en miroir, d’interroger simultanément les constructions masculines et féminines, pour rendre manifestes les enjeux des reconfigurations de ces rapports dans nos sociétés, même si le volume restreint de l’ouvrage est frustrant.

3 Parmi les cent quatre-vingts œuvres proposées, Female Trouble retient judicieusement une sélection du XIXe siècle et du début du XXe siècle, avec des pionnières telles que la comtesse de Castiglione ou Claude Cahun, qui expérimentaient l’autoportrait comme lieu de construction des stéréotypes féminins, explorant ainsi avant la lettre la notion de « féminité comme mascarade » développée par Joan Rivière dans son article de 19295. Leurs relectures de l’autoportrait inscrivent ce que l’on nomme aujourd’hui des performances photographiques dans des enjeux identitaires qui desserrent les mailles des rôles assignés et troublent la frontière entre le soi et l’image photographique,

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mêlant étroitement une remise en question de la véracité identitaire de l’image et une utilisation stratégique de ses pouvoirs performatifs. Les artistes tentent de manipuler la façon dont elles sont perçues, déjouant les représentations traditionnelles très codées, en écho aux travaux de Judith Butler, pour qui le jeu formel sur les apparences et les performances de soi deviennent des stratégies subversives6. Elisabeth Bronfen analyse ainsi les tableaux vivants de Lady Clementina Hawarden, qui rendent visible la manière dont fonctionne l’économie traditionnelle du regard masculin, présentant les images classiques de la féminité comme des poses et comme une mascarade, une parodie du genre qui n’existe que dans leur mise en scène (Female Trouble, 2008, p. 13-16)7. Les disjonctions opérées par les artistes dans les processus de codage culturel de la féminité sont replacées dans une histoire de ces représentations sociales, car elles jouent tout autant avec la tradition artistique qu’avec l’idée contemporaine d’une identité à multiples facettes, loin d’une identité féminine universelle réductrice.

4 Ainsi, un grand nombre des œuvres exposées se situent à l’interface entre le voyeurisme du regardeur, le fétichisme de la caméra et l’exhibitionnisme de l’actrice. La photographie notamment se révèle un médium idéal pour explorer le genre car, en doublant la réalité comme un miroir, elle permet d’en dégager les influences sociales, culturelles, politiques et médiatiques. Cette tension entre la perception de soi et l’image permet la mise en place d’un canon alternatif. Les idéologies de genre se manifestent dans les photographies de l’Autrichienne Birgit Jürgenssen, redécouvertes dans les années 1990. Les productions théâtrales d’artistes telles que Cindy Sherman, Julia Margaret Cameron, Claude Cahun ou Lady Clementina Hawarden tiennent compte des aspects voyeuristes et fétichistes des œuvres pour transformer, de manière générale, un rôle stéréotypé en une forme disparate, fragile, instable, en reconstruction permanente – comme le montre Cindy Sherman, dont l’œuvre révèle le formatage de nos identités par les médias, l’histoire de l’art occidental, les codes culturels et les conventions sociales. En cela, les analyses féministes de ces œuvres s’étendent plus largement aux critiques des formatages culturels, que des artistes telles que Sherman ou Lucas associent à un humour ludique qui peut virer au grotesque. Selon Inka Graeve Ingelmann, la crédibilité de l’image formatée de la femme est remise en cause par le biais de l’exagération et de la parodie – chez Daniela Rossell par exemple (Female Trouble, 2008, p. 36-37).

5 Ces révélations du formatage par le genre sont aujourd’hui au cœur des discours, dont XY, l’emprise du genre questionne le versant masculin. Organisée par cinq commissaires, toutes femmes8, l’exposition regroupe dix artistes femmes et seize artistes hommes qui invitent « à la traversée d’un territoire en mutation, innervée par le regard complice des curatrices » (XY, 2008, p. 11). Le regard porté sur les constructions des masculinités, trop peu explorées, est particulièrement intéressant. Par le prisme de ces regards portés sur des corps d’hommes, on découvre une large palette identitaire, entre les symboles virils habituels et des fragilités moins évidentes. Nombreuses sont les artistes à souligner les rites et les stéréotypes des sphères homosociales, où les hommes interagissent uniquement entre eux. Parmi elles, des artistes comme Annika Larsson, Clarisse Hahn, Rineke Dijkstra ou encore Karine Marenne, qui appartiennent à une génération ayant acquis une plus grande liberté de regard, s’autorisent à décortiquer les codes masculins en une analyse qui intègre également des questions de classe, d’âge, de couleur, etc.

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6 Alexia Creusen souligne aussi avec justesse le nouveau rapport des jeunes hommes vis- à-vis de leur corps, aujourd’hui esthétisé et soumis à des canons de beauté exigeants, mais toujours empreints de codes de pudeur en ce qui concerne la représentation des attributs sexuels (XY, l’emprise du genre, 2008, p. 32-33). À l’image de Luke Stephenson, qui photographie ses érections matinales quotidiennes, certains artistes contemporains les représente dans leur intimité banale, bien loin de la maîtrise parfaite de soi exigée par l’idéologie diffusée dans les médias. L’exposition comprend aussi une section qui aurait pu se nommer « Male Trouble », car le travestissement et la mise en scène y sont employés pour défaire les assignations de genre et s’approprier des codes féminins, renouvelant l’intérêt pour les œuvres de Michel Journiac, Urs Lüthi ou Pierre Molinier. Nadine Plateau rappelle d’ailleurs opportunément que la subversion de la masculinité, qu’elle associe au fait de « la délier de la domination, de l’héroïsme ou de la transcendance » (p. 42), n’est pas seulement le fait des femmes, des homosexuels et des queer, mais d’artistes hétérosexuels tels Paul McCarthy, dont le travail ôte tout effet d’universalisme au masculin9 – universalisme qui a servi à justifier l’oppression – et permet d’accueillir toutes les singularités.

Une histoire plurielle des politiques sexuelles : le queer en action

7 Juan Vicente Aliaga adopte le même point de vue dans son introduction d’En todas partes, exposition qui complète Female Trouble et XY, l’emprise du genre en élargissant son angle de vision. Il envisage la multiplicité des politiques sexuelles – en partie liées à l’impact des luttes pour faire reconnaître certaines pratiques sexuelles – et la diversité des représentations artistiques. Leur répartition en trois périodes est symptomatique, selon Manuel Oliveira, des changements de paradigmes subjectifs (En todas partes, 2009, p. 9). La première, qui s’ouvre avec la révolte de Stonehenge en 1969, interroge la liberté et la permissivité sexuelles des années 1960-1970, entre le mythe du « paradis sexuel » et la réalité. Elle se clôt avec l’apparition de l’épidémie du SIDA dans les années 1980, accompagnée de représentations témoignant de la prise de conscience politique qui l’accompagne. La dernière envisage la pensée queer, la normalisation des avancées dans les années 1990-2000 et le regain de luttes pour obtenir des droits égaux (entre hommes et femmes, hétérosexuels et homosexuels, etc.). Les soixante-quinze artistes choisis, dont à peine un quart de femmes, rendent ces évolutions lisibles.

8 Ces artistes ont inventé de nouveaux usages symboliques de l’art, questionnant les liens entre les constructions identitaires de genre et la culture visuelle publicitaire et politique. La culture des gays et des lesbiennes (telles Barbara Hammer, Tee Corinne ou Nancy Grossman) s’est ainsi construite contre les normes, créant de nouveaux signes identitaires et une culture nouvelle, ces artistes étant aussi influencées par les théories d’Antonio Gramsci sur l’hégémonie (En todas partes, 2009, p. 16)10. Ces nouveaux processus identitaires et ces nouveaux discours ont forgé une communauté aux affiliations mouvantes, relayant un culte du corps qui fut stoppé net au début des années 1980 avec l’apparition conjointe de l’épidémie du SIDA et des politiques répressives de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher (p. 13). L’impact du SIDA sur la création plastique est évident, tout d’abord par la diffusion massive de l’opprobre envers l’homosexualité, qui cristallise une haine, puis la réaction activiste des artistes – notamment de Gran Fury, David Wojnarowicz et Pepe Espaliú, mais aussi, de manière

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moins visible, d’artistes femmes telle que Zoe Leonard (p. 13). L’art devient alors un outil militant et politique, brisant les frontières entre la contemplation et l’action, le privé et le politique.

9 Durant les années queer, ces déconstructions des identités genrées et sexuelles, opérées depuis les années 1960 (notamment avec les travestissements de Jürgen Klauke, Pierre Molinier, Michel Journiac, Luciano Castelli et José Pérez Ocaña, peu reconnus dans les années 1970), entrent dans les normes culturelles, provoquant en retour d’autres productions visuelles. Ce changement de paradigme se reflète dans les publications de Judith Butler ou d’Eve Kosofsky Sedgwick, qui critiquent le concept d’identité fixe et promeuvent les processus performatifs de construction de soi11. Les artistes Tom Burr et Jesús Martínez Oliva s’intéressent ainsi à l’appréhension homosexuelle de l’espace public et Nicole Eisenman détourne la culture de masse pour présenter une culture lesbienne à l’énergie explosive et hilarante (p. 45-46 et 49). D’autres formes identitaires – à l’exemple de l’intersexualité de l’Allemand Ins A Kromminga – tendent à desserrer les mailles normatives, catégories qui remettent en jeu la variété de ces représentations. Juan Vicente Aliaga précise d’ailleurs que certains artistes inclus dans l’exposition sont aussi hétéréosexuel(le)s, la production de représentations transgressives des normes de genre n’étant pas liée à un « certificat LGBT » (lesbienne, gays, bi et trans). L’éclosion de toute une iconographie de drag king, de transgenres (par Catherine Opie et Del LaGrace Volcano), est concomitante à la diffusion de la théorie queer, qui souligne la performativité du genre et permet de relire des œuvres anciennes, notamment les photographies, comme l’exposition Female Trouble le montrait. Dans les années 1990, l’idée que le genre – social et biologique – est une construction devient une évidence.

10 Le dernier point important de cette exposition est l’attention portée aux cultures sud- américaines, asiatiques et des pays de l’Est, loin des clichés, en intégrant le contexte culturel et social de création des œuvres, permettant ainsi de saisir les spécificités des constructions genrées dans ces pays. L’analyse de l’imbrication des questions de genre aux hégémonies nationales est ici pensée comme un système – position également défendue par Bojana Pejić, commissaire de l’excellente exposition Gender Check.

Le genre sous contrôle : ouverture du champ aux pays de l’ex-bloc de l’Est

11 Ce dernier catalogue, qui a accompagné l’exposition tenue à Vienne en 2009-2010, évoque les configurations propres à vingt-quatre pays de l’ex-bloc de l’Est sous l’angle des représentations de genre, produites par des artistes femmes ou hommes, de la période communiste à nos jours, en passant par les bouleversements consécutifs à la fin du rideau de fer. Les trois volets iconographiques (« l’iconosphère socialiste », « négocier les espaces privés » et « les paysages genrés postcommunistes ») sont précédés d’articles thématiques et d’une série d’entretiens12. Bojana Pejić donne accès à des points de vue inédits sur un art et des artistes encore très méconnu(e)s. Le travail de redécouverte et de réinsertion dans une histoire de l’art qui tient compte du contexte local et international est en cours, grâce à de jeunes chercheurs et chercheuses issus de ces pays. De ces travaux, il ressort une stimulante innovation et une multitude d’informations sur les divergences historiques, politiques et idéologiques à l’œuvre entre pays que l’on aurait tendance à envisager de manière uniforme. Depuis

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les années 1990, des historiennes de l’art et des commissaires d’expositions réétudient le passé socialiste à l’aune des interventions féministes, qui sont rarement incluses dans les histoires de l’art « universelles » traitant des pays de l’Est. En écrivant une histoire de l’art des personnes réprimées par le régime, en insistant uniquement sur le pouvoir étatique, une vision hagiographique de l’histoire de l’art a été créée, qui ne comprend aucune femme13.

12 Entre révision historique et vision contemporaine, Gender Check met à jour les ambivalences que suscite le féminisme occidental, considéré par le Parti communiste comme une importation des pays capitalistes. La présentation des transgressions et des avancées féministes y est donc particulièrement nuancée, pour ne pas universaliser faussement les questions de genre. Martina Pachmanová critique ainsi certaines analyses occidentales qui mésinterprétent le vécu ambigu des artistes de l’ex-bloc de l’Est (Gender Check, 2009, p. 205-212). Les études féministes relativisent par exemple le mythe de la masculinisation des femmes à l’œuvre au sein du régime communiste – l’image d’une femme sur un tracteur en étant l’archétype, alors qu’elle n’appartient qu’à l’époque stalinienne et que les nombreuses représentations de la maternité sont multiples et importantes dans les périodes pré-staliniennes, staliniennes et post- staliniennes. La femme polonaise idéale est un mélange d’iconographie catholique et communiste, la Roumaine représente la Nation-mère alors que la Tchèque est issue d’un modèle laïque. Une fois encore, la diversité des interprétations vient contredire les simplifications forgées dans le temps de la guerre froide, qu’il aura fallu une vingtaine d’années, à partir de l’effondrement du bloc de l’Est en 1989, pour reconsidérer.

13 Dans cette perspective, Izabela Kowalczyk s’intéresse à l’évolution des représentations et des conceptions de la beauté sous régime communiste, particulièrement en Pologne et en Croatie, de 1947 à nos jours (Gender Check, 2009, p. 34-41). Elle analyse en particulier l’huile sur toile Figures (1950, Lodz, Muzeum Sztuki) de l’artiste polonais Wojciech Fangor, qui représente une femme élégante aux lunettes noires et au corps érotisé, cliché de la femme occidentale, aux côtés d’un couple de travailleurs. L’auteur réinterroge les interprétations de cette toile, entre envie et condamnation de cette ennemie du peuple qui menace les valeurs morales de la famille. Les performances de Natalia LL sont aussi réinterprétées : au lieu d’être une glorification de la consommation, elles deviennent une résistance à la pruderie de la société polonaise et exaltent l’indépendance des femmes qui maîtrisent leur plaisir et leur sexualité. D’autres analyses mettent en évidence les appréhensions divergentes du maquillage, de la mode et de la beauté corporelle. Critiqués pour leur réification des femmes par les féministes de l’Ouest, ces attributs sont associés à l’Est à la liberté et au plaisir. Après la chute du Mur, de nombreux pays de l’Est ont mis l’accent sur les valeurs familiales, reléguant les femmes à des places traditionnelles et posant de nouveau la société de consommation comme une alternative libératrice à ces rôles.

14 « Gender Check » signifie autant le contrôle opéré sur le genre que sa mise en échec, selon l’ambivalence du mot anglais, c’est pourquoi les textes valorisent des perspectives féministes spécifiques aux contextes de production des œuvres. L’article d’Edit András interroge, par exemple, les assignations de genre et leurs transgressions par certains artistes hommes, pour miner l’autorité du régime (Gender Check, p. 100-104). Les performances de Tibor Hajas, considérées comme masculinistes, sont ici relues en tenant compte du contexte hongrois et de l’histoire particulière de l’artiste ; ce qui permet de les faire basculer du côté de la critique de genre, étroitement associée

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à une critique du pouvoir et de la normalisation. Les expériences de genre vécues par des populations en état de contrôle et de surveillance politiques permanentes dans les régimes totalitaires couvrent en effet autant la vie publique que privée, démystifiant l’idéal égalitaire, institué d’autorité, au profit de politiques beaucoup plus ambiguës, qui mettent en avant autant des travailleuses que des mères, des leaders affirmées autant que des femmes effacées traditionnelles. Alors même que le Parti communiste a agi pour l’émancipation des femmes, certaines féministes ont affirmé la nécessité d’« émanciper l’émancipateur ». Elles arguent que la sphère domestique, censée être un lieu de résistance à l’État, est tout autant patriarcale, lieu de violences domestiques qu’aucune loi ne prend en compte, où même les dissidents exercent une domination. Ce qui rappelle, sans que l’auteur ne l’évoque, les tensions vécues par les féministes noires, prises entre leur soutien à la lutte contre le racisme, menée avec les Noirs, contre les Blancs et les Blanches, et leur coalition avec les Blanches, contre le sexisme des Noirs14.

15 Enfin, l’exposition aborde la période « Lénine en ruines », qui correspond aux conséquences de la réintroduction du capitalisme dans les anciens régimes socialistes : chômage massif pour les femmes, pénurie, mais aussi liberté d’expression médiatique. Encore une fois, domine l’idée qu’un régime stable assurera « naturellement » l’égalité, ce que dément la réalité. Dans tous ces pays, par exemple, la question de l’avortement est redevenue primordiale, comme une reprise de pouvoir sur le corps des femmes. La remontée masculiniste est corrélée à une forte résurgence nationaliste. Cette période de transition, décrite par Ulf Brunnbauer comme le passage « de l’égalité sans la démocratie à la démocratie sans l’égalité »15, est marquée par le surgissement d’un art ouvertement féministe qui politise la sphère privée. Keti Chukhrov évoque ainsi la période socialiste, durant laquelle s’est instaurée la honte de tout érotisme, reléguant le corps à une imagerie lisse. Les œuvres traitant ouvertement de sexualité, de violence et des corps apparaissent dans la période post-socialiste, notamment dans une série de performances (Gender Check, p. 28-33). Katrin Kivimaa analyse de même le sens particulier des représentations de nus féminins dans l’art soviétique (p. 94-99). Réprimé sous le régime socialiste, le nu féminin était un symbole de liberté, car si le corps était célébré dans son aspect athlétique et reproducteur, sa charge sexuelle était niée. Les photographies de nus féminins immergés dans la nature prolifèrent donc dans l’art des pays baltes postsocialistes. Selon Zora Rusinová, l’autoportrait constituait une résistance en soi à l’imposition socialiste de la seule identité de classe – le travailleur ou la travailleuse – et permettait d’exprimer des situations autobiographiques valorisant l’individu au détriment du collectif, ouvrant donc la voie aux œuvres narratives fortement autobiographiques des années 1990.

16 À l’aune de ces travaux, on comprend mieux pourquoi, aujourd’hui, les critiques contre le nationalisme, les critiques féministes ou homosexuelles, ou encore les critiques altermondialistes sont toutes considérées comme des avatars de l’Europe de l’Ouest. L’art contemporain est précisément porteur de thèmes occultés par les régimes socialistes : la violence domestique, la maternité idéale ou l’homosexualité – thématiques qui ont fait l’objet d’expositions en Hongrie, Pologne, République Tchèque, Slovaquie, Estonie, Macédoine et Russie. La concomitance de la déconstruction menée par les études de genre et celles des pays de l’ex-bloc de l’Est repose sur une même opposition à une réflexion binaire hégémonique. L’histoire du genre qui est en train de s’y écrire cumule donc un regard rétrospectif et une connaissance des quarante années de travail théorique opéré à l’Ouest, le tout enchâssé dans une contestation des

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prérogatives des pays occidentaux et un vif désir d’opérer une transmission de cette perspective.

17 Les quatre expositions étudiées renouvellent les approches initiées et portées par les questions féministes en art et en histoire de l’art. Elles les élargissent, au-delà de l’opposition binaire habituelle homme/femme, en les articulant aux questions des constructions des féminités et des masculinités, des sexualités et des identités sexuées plurielles, des classes sociales et des particularités des régimes politiques nationaux. Ces représentations visuelles remettent en cause l’universalisme exclusif des représentations traditionnelles et/ou des lectures normatives des œuvres produites en exposant les préoccupations issues des mouvements de libération féministes et sexuels. Elles montrent aussi la dynamique enclenchée par divers pays européens et d’autres issus de l’ex-bloc de l’Est pour examiner leurs histoires particulières sous cet angle, bien loin de la vision dominante uniformisée. Ces ouvrages démontrent l’intérêt de repenser l’histoire de l’art en articulant différentes problématiques, pour tenter de mieux rendre compte de la réalité de la création et des divers courants esthétiques et politiques qui l’habitent. Cette re-fabrique permanente fait autant resurgir des œuvres inconnues qu’elle propose des angles de vue novateurs sur celles qui sont mieux connues, en une refonte de la discipline qui, loin de la léser, la dynamise et lui ouvre de nouveaux champs de diffusion et d’intérêt.

NOTES

1. elles@centrepompidou : artistes femmes dans les collections du musée national d’Art moderne, Centre de création industrielle, Camille Morineau, Annalisa Rimmaudo éd., (cat. expo, Paris, Centre Pompidou, 2009), Paris, 2009. 2. La commissaire d’exposition, Camille Morineau, étant réactive aux critiques, le renouvellement des accrochages au cours de l’exposition a permis non seulement de voir des œuvres nouvellement intégrées dans les collections, mais aussi de prendre en compte des perspectives de genre, initialement non prévu, en réintroduisant des travaux critiques des masculinités et des sexualités réalisés par des femmes et des hommes. 3. Le terme de genre comprend les études qui s’intéressent aux constructions des masculinités et des féminités, et non plus uniquement aux femmes. Le terme queer, qui signifie en argot bizarre, louche, trouble, était une insulte homophobe avant d’être transformée, par les groupes engagé(e)s gays et féministes aux États-Unis à la fin des années 1980, en un symbole militant. Il désigne une pensée qui aborde les identités dans leur multiplicité, en prenant appui sur les déconstructions du sujet WASP (blanc, anglo-américain et protestant) par les mouvements féministes, antiracistes, altermondialistes ou encore ceux œuvrant à la reconnaissance des pratiques sexuelles minoritaires. La pensée queer se veut un lieu de résistance à la normativité sexuelle et genrée en analysant les discours, les représentations et les pratiques qui fabriquent les sujets qu’ils énoncent. Trois parutions sont à l’origine de la théorie queer : Judith Butler, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, 2005 [éd. orig. : Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, New York, 1990] ; Eve Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard, Paris, 2008 [éd. orig. : Epistemology of the Closet, Berkeley, 1991] ; Teresa de Lauretis éd.,

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Queer Theory: Lesbian and Gay Sexualities, numéro spécial de Differences: A Journal of Feminist Cultural Studies, 3, 1991. 4. Féminimasculin, le sexe de l’art, Marie-Laure Bernadac, Bernard Marcadé éd., (cat. expo, Paris, Centre Georges Pompidou, 1995), Paris, 1995. 5. Joan Rivière, « La féminité en tant que mascarade », dans Marie-Christine Hamon éd., Féminité mascarade : études psychanalytiques, Paris, 1994, p. 197-213, [éd. orig. : « Womanliness as Masquerade », dans The International Journal of Psychoanalysis, 10, 1929, p. 303-313]. 6. Butler, 2005, cité n. 3. 7. Voir aussi, en français, Federica Muzzarelli, Femmes photographes : émancipation et performance (1850-1940), Paris, 2009 [éd. orig. : Il corpo e l’azione: donne e fotografia tra Otto e Novecento, Monteveglio, 2007]. 8. Il s’agit de Alexia Creusen, Valérie Formerey, Valérie Peclow, Nancy Suarez et Pascale Viscardy. 9. Voir l’excellent article d’Amelia Jones, « Jouer ou déjouer le phallus : quand les hommes artistes mettent en scène leur masculinité », dans Fabienne Dumont éd., La rébellion du Deuxième Sexe : l’histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), Dijon, 2011, p. 339-379 [éd. orig. : Amelia Jones, « Dis/Playing the Phallus: Male Artists Perform their Masculinities », dans Art History, 17/4, 1994, p. 546-584]. 10. Antonio Gramsci, Cahiers de prison, 5 vol., Paris, Gallimard, 1978-1996. 11. Butler, 2005 et Sedgwick, 2008, cité n. 3. 12. Ils sont reproduits sur le site http://erstestiftung.org/gender-check/researcher/interviews- with-researchers (consulté le 28 novembre 2010). 13. Comme archétype de cette position, Bojana Pejić cite (Gender Check, 2009, p. 24), l’ouvrage dirigé par Aleš Erjavec, Postmodernism and the Postsocialist Condition, Berkeley, 2003. 14. Pour les théories concernant le mouvement féministe noir, voir Elvan Zabunyan, Black is a Color (une histoire de l’art africain-américain contemporain), Paris, 2004, et Elsa Dorlin éd., Black Feminism : anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Paris, 2008. 15. Ulf Brunnbauer, « From Equality without Democracy to Democracy without Equality? Women and Transition in Southeast Europe », dans Southeast Europe Review, 3/2, 2000, p. 151-168.

INDEX

Index chronologique : 1900, 2000 Mots-clés : queer, études de genre, féminité, masculinité, stéréotypes, féminisme, sexualité, identités sexuelles, codes culturels Keywords : queer, gender studies, femininity, masculinity, stereotypes, feminism, sexuality, sexual identities, cultural codes Index géographique : Europe, Allemagne, Belgique, Espagne, France, Pologne, Autriche

AUTEUR

FABIENNE DUMONT

Université Lumière Lyon 2

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Ateliers d’artistes aux XXe et XXIe siècles, du lieu à l’œuvre Artists’ studios in the nineteenth and twentieth centuries, from place of work to work of art

Rachel Esner

RÉFÉRENCE

The Artist’s Studio, Giles Waterfield éd., (cat. expo., Compton Verney/Norwich, Sainsbury Centre for Visual Arts, 2009-2010), Compton Verney, Hogarth Arts, 2009. 128 p., 70 fig. en coul. ISBN : 978-0-95540-633-1 ; £ 20 (22 €). Wouter Davidts, Kim Paice éd., The Fall of the Studio: Artists at Work, Amsterdam, Valiz, 2009. 249 p., 8 fig. en n. et b. ISBN : 978-9-07808-829-5 ; 19,50 €. Michael Diers, Monika Wagner éd., Topos Atelier: Werkstatt und Wissensform, Berlin, Akademie Verlag, 2010. 234 p., 110 fig. en n. et b. ISBN : 978-3-05004-643-3 ; 39,80 €. Mary Jane Jacobs, Michelle Grabner éd., The Studio Reader: On the Space of Artists, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 2010. 328 p., 69 fig. en n. et b. ISBN : 978-0-22638-961-5; $25 (16,90 €).

1 On assiste depuis quelques années à un regain d’intérêt pour la relation entre l’artiste et son atelier, d’un point de vue pratique et matériel aussi bien que conceptuel. Grâce aux recherches en archives, on sait maintenant assez précisément à quoi ressemblaient les ateliers du XIXe siècle – qu’il s’agisse de leur forme architecturale, du type de mobilier et d’objets d’art qu’ils abritaient ou encore du genre de toiles accrochées à leurs murs. Des études techniques et historiques ont apporté de nouvelles informations sur la pratique matérielle de la peinture, sur les matériaux et les outils utilisés par les artistes, et sur les conséquences, dans leur production, de cette utilisation. Des recherches similaires sont aujourd’hui entreprises pour les ateliers du XXe et du XXIe siècle. Ainsi, l’artiste en tant que créateur et en tant que (auto)construction relevant du mythe est (re)venu au centre de l’attention, avec les questions de matériaux et de

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processus de fabrication prenant de plus en plus d’importance. Il en est non seulement résulté un flot de publications1 et de nombreuses expositions (souvent accompagnées de leurs catalogues ou de leurs propres ouvrages de référence2), mais aussi un très grand nombre de colloques scientifiques, qui ont cherché à éclairer l’impact théorique de l’atelier comme espace de production d’art et de sens, et à comprendre son fonctionnement dans l’économie de la conception de soi mise en œuvre par l’artiste3.

2 Ce regain d’intérêt pour l’atelier contraste avec le mépris où l’auraient tenu, depuis les années 1960, les artistes (contemporains) et qui s’accompagnait, dans le monde savant, d’un certain discrédit de l’artiste comme objet légitime d’étude. Autant qu’on puisse en juger par la pratique récente – des artistes comme des historiens de l’art –, l’idée selon laquelle nous serions entrés dans une ère « post-atelier » n’est qu’un mythe (comme le suggèrent Wouter Davidts et Kim Paice dans l’introduction de The Fall of the Studio: Artists at Work, p. 1-20), et l’auteur est loin d’être mort. Ce « retour de l’artiste »4 n’a pas grand-chose à voir avec les anciennes habitudes d’une discipline centrée, depuis ses débuts jusqu’au milieu du XIXe siècle, sur l’œuvre et la biographie. S’appuyant au contraire sur la phénoménologie, sur la sociologie de Pierre Bourdieu et sur le concept de « travail immatériel » cher à Maurizio Lazzarato5 – qui définit le professionnel (de l’art) contemporain par une combinaison de capacités intellectuelles, d’aptitudes manuelles et d’un certain esprit d’entreprise –, les études récentes cherchent à comprendre les conditions matérielles et sociales du processus de production artistique, et les manières dont l’artiste construit son image en réagissant simultanément aux attentes et aux exigences du monde (de l’art). On ne doit donc pas voir dans ce renouveau d’intérêt pour l’atelier d’artiste le fruit d’une fascination réactionnaire pour la personne de l’artiste et pour son lieu de travail, mais bien une tentative de mesurer les mécanismes de construction de l’identité et leurs répercussions sur notre manière d’appréhender la production et la consommation de l’art.

Question de méthode

3 Symptôme de la diversité de la recherche actuelle sur l’atelier d’artiste, nombre de publications récentes dans ce domaine prennent la forme, peu ou prou, d’une anthologie, ce qui soulève la très importante question de la méthode. Michael Diers et Monika Wagner, tout comme Wouter Davidts et Kim Paice, ont opté pour une combinaison de monographies et d’articles thématiques en donnant, dans l’ensemble, plus d’importance aux premières mais en limitant les études à l’époque actuelle6.

4 Chez Diers et Wagner, les cas étudiés vont de Marcel Duchamp à Olafur Eliasson, en passant par des artistes des années 1960 et 1970 (conceptuels – Manzoni ou Nauman –, féministes – Carolee Schneemann et Annette Messager –, ou encore Richard Serra). Dans The Fall of the Studio, les contributions se présentent comme des monographies d’artistes des années 1960 déjà consacrés ou en passe de l’être. Certains s’imposent – Bruce Nauman, Daniel Buren ou Mark Rothko – mais d’autres relèvent de choix plus surprenants ; ainsi, Kirsten Swenson s’intéresse à une série de photographies d’Eva Hesse dans son atelier entourée de ses propres œuvres, réalisée par le photographe de mode Hermann Landshoff (DAVIDTS, PAICE, 2009, p. 119-139), et John Wood se penche sur l’artiste belge Jan de Cock (p. 185-209).

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5 Le problème, toutefois, des anthologies de ce type – c’est-à-dire resserrées sur une époque précise – se cristallise dans une tendance à fétichiser l’instance individuelle et dans une certaine difficulté à rendre compte des continuités thématiques. Exception intéressante et hautement significative, le panorama historique sur l’atelier du sculpteur que propose Jon Wood (DAVIDTS, PAICE, 2009, p. 185-209) permet de contextualiser l’œuvre de De Cock, d’abord parce que le lieu de travail du sculpteur a fait couler beaucoup moins d’encre que celui du peintre, mais surtout parce que ce type de problématique pourrait bien ouvrir la voie à une compréhension renouvelée de l’atelier de l’artiste à travers le temps et les supports artistiques.

6 L’introduction de Giles Waterfield au livre qui accompagnait l’exposition The Artist’s Studio, organisée à Compton Verney en 2009 (Artist’s Studio, 2009, p. 1-41), tente lui aussi de construire un point de vue transhistorique, en créant une taxonomie des représentations – britanniques surtouts – de l’atelier d’artiste, depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours. La matière est tout à fait digne d’intérêt et largement inédite (jusqu’ici, ce genre d’études s’était, pour la plupart, concentré sur les représentations françaises, allemandes ou américaines) mais son traitement laisse à désirer, avant tout parce que la très grande majorité des pièces analysées n’est pas accompagnée d’illustrations7. En outre, si l’auteur semble soucieux de différencier les œuvres des artistes britanniques de celles de leurs homologues continentaux, il se garde d’expliquer les raisons de cette différence, à savoir un environnement économique et social très particulier qui est passé sous silence ; la pensée picturale des artistes n’est donc considérée que d’un point de vue purement formel. L’article de John Milner dans le même ouvrage (p. 64-71) prend pourtant un point de vue plus sociologique, analysant l’implantation des ateliers aux alentours de Londres, à la lumière des réseaux d’artistes, des galeries et des lieux de formation et de sociabilité. De fait, sa contribution est probablement la plus intéressante et la plus instructive de ce volume. Tout cela nous montre, sans démentir en rien sa nécessité, combien il est difficile de constituer un panorama qui comprend un éventail très large de pays, d’époques et de supports artistiques différents.

L’atelier, lieu d’une pratique

7 Un thème récurrent traverse chacun de ces volumes : l’idée d’atelier comme lieu d’un travail ou d’une œuvre, bien que les concepts de « lieu » d’une part et de « travail » d’autre part s’y appréhendent de différentes manières, de la plus pratique à la plus abstraite. The Studio Reader de Mary Jane Jacobs et Michelle Grabner illustre la première. Publié sous l’égide de la School of the Art Institute of Chicago, il reflète l’orientation pédagogique de cette institution très ancrée dans la pratique d’atelier. L’ouvrage se veut « un guide – peut-être même une source d’inspiration – à l’intention des artistes, des étudiants en art et de leurs professeurs »8 ; en tant que tel, il n’est pas exclusivement composé d’articles signés par des chercheurs ou des conservateurs de renom (dont certains repris de publications précédentes), mais encore par des textes d’artistes, du XXe siècle ou contemporains, travaillant sur différents supports. Les deux responsables de l’ouvrage définissent l’atelier avant tout comme « le lieu d’une pratique » (JACOBS, GRABNER, 2010, p. 5), un espace réel qui est abordé dans ses différentes modalités par la plupart des articles. Étant donné le lectorat visé, il n’est pas indifférent que le livre s’ouvre par les contributions de cinq artistes, qui montrent comment

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l’atelier peut servir d’inspiration à la création artistique. Les sections suivantes, déroulant chacune son propre thème, mêlent les considérations artistiques et érudites et ouvrent un large éventail de vues sur des sujets tels que « L’atelier comme théâtre et décor » ou encore « L’atelier comme espace et comme non-espace ». S’il est indubitablement intéressant de voir réunies des analyses d’une telle diversité, l’ensemble paraît tout de même un peu superficiel scientifiquement parlant9. C’est un « recueil » (reader) au sens strict du mot.

8 Topos Atelier: Werkstatt und Wissensform offre une vue très différente et une idée beaucoup moins directe de l’atelier, puisque celui-ci y est considéré dès le départ non seulement comme lieu où l’objet d’art est « œuvré » (avec l’accent mis sur l’œuvre aussi bien que sur le processus), mais aussi comme un espace de « fabrication d’idées », où « le savoir social se transforme en art »10. Partant du principe que certains processus artistiques nécessitent ou conduisent à la mise en place d’un certain type d’atelier (l’inverse, n’en déplaise à Brian O’Doherty, est également vrai), les deux auteurs qui ont dirigé l’ouvrage insistent sur un « modèle réflexif », de sorte que l’atelier contemporain, à l’instar de ses représentations des siècles passés, peut être tenu pour une « construction idéale et un manifeste artistique »11. L’utilisation du mot topos a pour but d’englober dans la notion d’atelier aussi bien sa localisation concrète – le lieu de travail – que l’espace abstrait qu’il désigne, site de la production d’un savoir (DIERS, WAGNER, 2010, p. ix).

9 Le but, dès lors, est de démontrer comment interfèrent et se déterminent réciproquement le lieu et les idées, nouvelles ou anciennes ; c’est ce qui est clairement mis en avant dans les contributions les plus intéressantes. Ainsi Monika Wagner (DIERS, WAGNER, 2010, p. 45-58) montre comment l’attention s’est déplacée, de l’œuvre créée vers le processus créatif proprement dit, à partir du moment où l’acte créatif s’est exposé en public – déplacement qui révoque la notion dominante d’atelier comme espace fermé de production d’objets autonomes, mais n’aurait pu s’effectuer sans elle. L’article de Petra Lange-Berndt sur Carolee Schneeman et Annette Messager (p. 75-91) montre comment leur critique féministe de l’atelier traditionnel fait apparaître des conditions de créativité déterminées par des notions de genre. La démystification de la notion romantique de création artistique est aussi au cœur de la contribution de Julia Gleshorn (p. 93-110). En s’attachant aux pratiques d’atelier d’artistes tels que Paul McCarthy, Matthew Barney, Martin Kippenberger ou encore Jason Rhoades, elle conclut que, malgré toute l’ironie déployée à l’encontre de l’atelier et du lien qui l’unit au génie, leurs œuvres peuvent être vues comme une confirmation, voire une célébration, du mythe de l’artiste au masculin. Son argumentation, visant à définir l’atelier comme espace genré – plus précisément comme le lieu où se forme l’identité de l’artiste au masculin – suscite des questionnements théoriques plus généraux, pertinents, une ouverture qui manque à vrai dire aux monographies centrées sur l’artiste et l’œuvre.

10 La récurrence dans différents articles et dans différents contextes de certaines idées – en particulier l’association du concept de l’œuvre, à la fois avec l’objet créé (l’œuvre d’art) et avec l’action de créer de l’artiste (« œuvrer ») – est très positive et significative. Ainsi, dans les contributions de Dietmar Rübel (DIERS, WAGNER, 2010, p. 111-135) sur le « déménagement en usine » de Richard Serra (qui n’en produit pas moins, in fine, des œuvres d’art autonomes) ; de Philip Ursprung (p. 137-150) sur l’« atelier bureau » d’Olafur Eliasson, où l’artiste conserve son autorité malgré l’accent mis sur le travail d’équipe et l’expérimentation ; ou encore de Nina Möntmann (p. 191-198), qui

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considère mobilité, travail en réseau et flexibilité comme les nouveaux modèles – quoique contestables – de l’émancipation artistique. C’est la répétition de ces thèmes qui donne au volume sa cohérence, malgré son hétérogénéité. En outre, si l’art contemporain et celui du XXe siècle sont nettement privilégiés, de nombreux auteurs n’en choisissent pas moins des exemples dans l’histoire, créant de la sorte un cadre conceptuel très vaste qui permet de mettre en évidence ce qui a (ou n’a pas) changé dans les relations qu’entretiennent l’artiste, l’atelier et le processus de création de l’œuvre.

11 Dans The Artist’s Studio, deux articles se penchent également sur l’interpénétration du lieu de création de l’œuvre et de l’œuvre proprement dite, avec tout ce que cela implique. Martin Postle, à propos du motif de l’atelier bohème dans la peinture et la littérature, adopte lui aussi un point de vue transhistorique, cherchant à faire ressortir la relation, postulée par la représentation, entre les comportements de l’artiste que reflète l’apparence de l’atelier, le style de son œuvre et ses sujets de prédilection (Artist’s Studio, 2009, p. 42-63). Malgré un début prometteur, l’article souffre d’une approche un peu naïve, prenant parfois au premier degré des propos et des comportements d’artistes qui sont souvent des postures ou des mystifications délibérées. Une méthode plus phénoménologique eût permis de voir dans le désordre revendiqué une stratégie artistique liée à la constitution d’une identité12. Antonia Hamilton commence son article (p. 72-86) en se demandant « Quelle place le genre de l’atelier tient-il dans la pratique contemporaine ? » À la lecture, on s’aperçoit que ce sont les représentations de l’atelier qu’elle a en tête, bien qu’il subsiste à cet égard une certaine ambiguïté. Toutefois, si l’on tient cette hypothèse, le texte semble effectivement vouloir analyser les moyens dont disposent les artistes contemporains pour se confronter à la question de l’atelier comme espace liminal – à la frontière des espaces public et privé – et pour en rendre compte dans leur art. L’article souffre cependant de l’absence d’une problématique clairement posée et ne traite pas de manière adéquate ce sujet pourtant très important.

Pratiques d’atelier

12 Aussi importante que la notion d’atelier comme lieu de travail et comme producteur ou révélateur d’idées, apparaît la notion de l’atelier comme œuvre (d’art) en tant que telle. Dans leur introduction, Davidts et Paice exposent les raisons de leur livre, The Fall of the Studio, à savoir la remise en question de la doxa qui voudrait qu’à partir des années 1960 les artistes aient travaillé dans des conditions qui étaient celles du « post-atelier ». Au contraire, partant de l’idée que l’on peut parler d’atelier à partir du moment où l’artiste travaille quelque part, différents cas d’études, à l’image de ceux présentés dans Topos Atelier, s’emploient à montrer que la figure – le trope – de l’atelier conserve son importance, qu’on l’adopte ou qu’on la rejette : « Les articles réunis ici s’intéressent à des pratiques individuelles, à leur appréhension du lieu de travail et à l’usage qu’elles en font – il ne s’agit pas tant de les inscrire dans l’atelier que de comprendre en quoi elles sont des pratiques de l’atelier »13. Loin d’être tombé en désuétude, comme pouvait le suggérer le discours tenu à partir de la fin des années 1960, l’atelier est encore très présent. Le but est alors d’examiner son usage dans l’art et en tant qu’art, de regarder comment il fonctionne en tant que support, outil ou caisse de résonance de la création artistique. L’objectif est légèrement différent de celui poursuivi par Diers et Wagner,

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pour qui le savoir produit dans le contexte de l’atelier a la préséance en quelque sorte sur l’œuvre qui s’y réalise ou, pour le dire autrement, pour qui l’atelier fait davantage figure de vecteur conceptuel que de lieu qui s’inscrit dans l’œuvre d’art elle-même.

13 Wouter Davidts fournit un excellent exemple de l’inscription de l’atelier dans l’œuvre de Daniel Buren (DAVIDTS, PAICE, 2009, p. 63-81), par laquelle il démontre que cet artiste, généralement connu pour avoir inventé la pratique du « post-atelier », a simplement transformé son atelier en quelque chose de transportable, indissociable de sa pratique, de sorte qu’il est présent dans chaque œuvre réalisée in situ. De la même façon, Morgan Thomas montre dans son étude consacrée à Mark Rothko (p. 23-41) comment l’atelier – l’atelier réel, mais aussi l’Atelier rouge peint par Matisse (1911, MoMA) – est à l’origine de toute la production de l’artiste américain, et comment il est reproduit et transformé dans toute son œuvre, dans la taille des toiles, leur coloris, et surtout leur impact. Bruce Nauman est un autre exemple d’artiste dont l’atelier s’inscrit profondément dans l’œuvre, à la fois objet et sujet de contemplation et de réflexion. Loin de rejeter l’atelier, le travail de Nauman conserve intacts ses tropes, même si ceux-ci sont comme vidés et subsumés par ce que MaryJo Marks nomme le « quotidien » (p. 93-117). On retrouve dans Topos Atelier deux passionnants exemples de l’atelier figuré dans l’œuvre ou considéré lui-même comme œuvre. Herbert Molderling décrit l’espace de travail de Duchamp à New York comme un laboratoire pour les expériences perceptives de l’artiste (DIERS, WAGNER, 2010, p. 21-43) ; l’atelier est transformé lui-même en œuvre, documenté par des photographies qui y sont à leur tour intégrées. L’atelier présenté comme une œuvre d’art forme le sujet de la contribution de Diers, consacrée entre autres aux « ateliers exposés » réalisés par Daniel Spoerri, Paul McCarthy, Dieter Roth et Rirkrit Tiravanija (p. 1-20).

14 Si ces quatre ouvrages présentent certes des défauts – de conception, de contenu et d’édition –, ils posent des questions importantes quant à l’avenir des recherches sur ce qu’il convient d’appeler l’atelier d’artiste. Quelle méthode adopter pour l’envisager, transhistorique ou bien au contraire monographique ? Et quels sont les enjeux de telles recherches ? Éclairent-elles la notion d’œuvre, d’identité artistique ? Inscrivent-elles l’art dans le monde matériel ? Quel rôle y tient le monde « réel », social et économique ? Dans quelle mesure celui-ci détermine-t-il la relation de l’artiste à son atelier ? Comment cette relation est-elle représentée ou pensée ? Pour conclure, j’aimerais proposer l’idée que l’atelier d’artiste sert de creuset pour une réflexion philosophique sur l’un des problèmes les plus fondamentaux de l’artiste dans le monde moderne : le conflit entre l’autonomie et l’hétéronomie, entre les exigences du discours artistique et les réalités de la vie d’artiste. Ce problème occupe les artistes depuis le XIXe siècle au moins, et l’on pourrait affirmer que bien peu de choses séparent les méditations peintes d’un Caspar David Friedrich ou d’un Frédéric Bazille de celles d’un Henri Matisse ou d’un Pablo Picasso, voire – certes sur des supports différents – d’un Bruce Nauman ou d’un Paul McCarthy. Pour comprendre la fonction de l’atelier dans les différentes économies de la modernité, il faut une méthode qui ignore les frontières du temps et de l’espace tout en respectant les conditions particulières de production d’une œuvre. Tel est le défi lancé pour une future « iconographie » de l’atelier.

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NOTES

1. Le livre de Davidts et Paice fournit une liste plus ou moins complète couvrant ces cinq dernières années (DAVIDTS, PAICE, 2009, p. 3, n. 1). Parmi les publications qui ont eu la plus grande influence dans ce domaine, il faut citer l’ouvrage de Michael Cole et Mary Pardo, Inventions of the Studio, Renaissance to Romanticism, Chapel Hill/Londres, 2005. Mentionnons aussi deux autres titres récemment publiés aux Pays-Bas : Camiel van Winkel, De mythe van het kunstenaarschap, Amsterdam, 2007, et Mayken Jonkman, Eva Geudeker éd., Mythen van het atelier: werkplaats en schilderpraktijk van de negentiende-eeuwse Nederlandse kunstenaar, La Haye/Zwolle, 2010. Les travaux les plus récents de Brian O’Doherty sur la relation entre la fabrique de l’art et son exposition méritent également l’attention : Brian O’Doherty, Studio and Cube: On the Relationship Between Where Art is Made and Where it is Displayed, New York, 2007. 2. Ces ouvrages sont répertoriés pour la plupart dans DAVIDTS, PAICE, 2009, p. 3, n. 1. Outre le travail de Giles Waterfield analysé ici et Mythen van het atelier (cité n. 1), nous pourrions également citer Bernhard Maaz éd., Im Tempel der Kunst: die Künstlermythen der Deutschen, Munich/ Berlin, 2008, ainsi qu’Alexander Sturgis et al., Rebels and Martyrs: The Image of the Artist in the Nineteenth Century, New Haven/Londres, 2006. Pour ce qui concerne l’art moderne et contemporain, deux expositions ont été consacrées au sujet ces dernières années : Mapping the Studio: Artists from the François Pinault Collection (Venise, Palazzo Grassi, 2009-2011) et Production Site: The Artist’s Studio Inside Out (Chicago, Museum of Contemporary Art, 2010), dans le cadre du projet Studio Chicago. 3. Parmi les colloques de ces deux dernières années : Hiding Making – Showing Creation: Strategies in Artistic Practice from the 19th to the 21st Centuries, Haarlem/Amsterdam, 2011 ; Creatio: Konzepte des Schöpferischen in der Moderne, Munich, 2010 ; The Material Imagination from Antiquity to Modernity, Scotland, 2010 ; Zwischen Privatem Kosmos und Öffentlichen Raum: Künslterhaus-Museen, Ligornetto, 2010 ; Poeisis: Über das Tun in der Kunst, Paris, 2010 ; Werkzeuge und Instrumenten, Florence, 2010 ; Mapping the Studio, Düsseldorf, 2010 ; Showing Making: On the Representation of Image Making and Creative Practices in Ritual, Art, Media and Science, Amsterdam, 2009 ; Nachdenken über das Handwerk. Wie reflektieren die Wissenschaften und Künste ihr eigenes Tun ?, Zürich, 2009 ; et Wo entsteht die Kunst? Das Atelier seit Caspar David Friedrich, Greifswald, 2009. 4. Cette expression reprend l’intitulé original du colloque Die Wiederkehr des Künstlers, Vienne, 2010. 5. Voir également, « Immaterial Labour », dans Michael Hardt, Paolo Virno éd., Radical Thought in Italy: A Potential Politics, Minneapolis, 1996, p. 133-147. 6. Ce qui est certainement imputable, en partie du moins, aux origines de ces articles. Topos Atelier, septième volume des Hamburger Forschungen zur Kunstgeschichte, publiés par le célèbre institut d’histoire de l’art de l’Université de Hambourg, rassemble une série de conférences données lors d’un colloque co-organisé par l’Université et par l’École des beaux-arts de Hambourg (3-4 février 2006). De même, les articles qui composent The Fall of the Studio ont été écrits pour une table ronde à l’occasion du 95e colloque annuel de la College Art Association (CAA), organisé à New York en février 2007. Deux des contributions réunies dans l’ouvrage – signées Julia Gelshorn et Philip Ursprung – ont également été présentées au colloque de Hambourg et apparaissent donc, à ce titre, dans le volume dirigé par Diers et Wagner. 7. L’ouvrage ne peut être considéré comme un catalogue d’exposition proprement dit, bien qu’une liste des œuvres exposées – d’ailleurs non-numérotée – figure en fin de volume, ce qui rend la relation au texte particulièrement ambiguë (les œuvres analysées font-elles partie de l’exposition ? où sont-elles conservées ? etc.). Le lecteur est laissé à lui-même, aux prises avec cette liste ésotérique.

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8. « … a book that aims to be a companion – perhaps even an inspiration – for artists, art students, and art educators » (JACOBS, GRABNER, 2010, p. XI). 9. Il arrive (souvent) que les textes réédités ne soient pas repris dans leur intégralité (problème courant dans les anthologies), ou soient reproduits sans leurs illustrations originales, ce qui limite leur intérêt pédagogique. Qui plus est, un grand nombre d’artistes contributeurs demeurent inconnus du public européen, ce qui n’ôte rien à la justesse de leurs remarques, mais les place parfois en porte-à-faux face aux conditions de travail très différentes des artistes allemands ou français, par exemple. 10. « ‘Fabrikation der Ideen’, durch die gesellschaftliches Wissen in Kunst transformiert wird » (DIERS, WAGNER, 2010, p. viii). 11. « Es kann sich folglich – ähnlich dem Atelierbild – als ideale Konstruktion und als künstlerisches Manifest erweisen » (DIERS, WAGNER, 2010, p. ix). 12. Ce sujet est au cœur d’un ouvrage en préparation du même auteur. 13. « The essays gathered here are devoted to individual practitioners and their understanding and use of the place of work – not necessarily in order to frame their practice in the studio, rather to analyse their practices of the studio » (DIERS, WAGNER, 2010, p. 10).

INDEX

Index chronologique : 1900, 2000 Keywords : contemporary art, atelier, creation process, post-atelier, art market, artistic identity Mots-clés : art contemporain, atelier, processus de création, post-atelier, marché de l’art, identité artistique Index géographique : Europe, États-Unis

AUTEURS

RACHEL ESNER

Universiteit van Amsterdam

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Choix de publications Selected readings

1 – François ALBÉRA, Martin LEFEBVRE éd., La filmologie, de nouveau, numéro double de CINéMAS : Revue d’études cinématographiques/Journal of Film Studies, 19/2-3, printemps 2009.

Numéro anniversaire (les 20 ans) de l’une des rares revues savantes d’études cinématographiques en langue française. La « filmologie », étonnante et presque mystérieuse volonté de science autour de l’objet « cinéma », née en France en 1947 et éteinte en 1961 après une carrière institutionnelle sans pareille (revues, colloques, séminaires, diffusion mondiale), est entièrement revisitée, ses archives et son histoire ouvertes et revues. En tant que « rupture avec le discours ambiant sur le cinéma (critique, historique, esthétique) », cette tentative de science menée stratégiquement par un seul homme, qui envisage le cinéma comme médium plutôt que comme art et qui réussit, provisoirement, « l’entrée du cinéma en Sorbonne », donne sans doute pour longtemps la forme française de l’étrange relation qui lie, dans le pays des frères Lumières, le monde du cinéma à l’université [H. Joubert-Laurencin].

2 – Mary BEARD, The Parthenon, Cambridge, Harvard University Press, 2010.

À la lumière de récents débats concernant les antiquités, notamment avec la réouverture du Musée de l’Acropole à Athènes, cette édition révisée de l’ouvrage de Mary Beard sur le Parthénon paru en 2002 se montre encore plus percutante que l’originale. Destiné à un large public, y compris des touristes, l’ouvrage livre un panorama fascinant qui englobe architecture, archéologie, histoire culturelle, contextes politiques changeants et la construction de mythes. Partant des histoires anciennes de l’édifice et des controverses soulevées par les marbres d’Elgin, Beard arrive à l’époque actuelle, présentée finalement comme un épisode de plus dans des débats qui ne cessent de questionner le monument, ses significations et son avenir. L’humour et la clarté avec lesquelles l’auteur expose ses arguments puissants, ainsi que

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l’utilité des dessins, le choix judicieux des photographies et les notes pratiques pour le visiteur en font une monographie unique [Z. Çelik].

3 – Jean-François CHEVRIER, Proust et la photographie. La résurrection de Venise, Paris, L’Arachnéen, 2009.

Ce petit ouvrage est la réédition d’un texte court et enlevé, paru pour la première fois en 1982 et qui s’inscrivait dans une collection d’essais sur la photographie contemporaine. Publié avec des reproductions de Pierre de Fenoyl et d’Holger Trülzsch, l’auteur y comparait, aux côtés de Doisneau, de Depardon, de Lisette Model et d’autres, le rapport de Proust au réel, selon différents vocations de l’imaginaire photographique : regarder, enregistrer, inscrire, reproduire, imiter, révéler, imaginer. Sa réédition le situe dans une réflexion plus large en substituant aux photographes contemporains la photographie du baptistère du Repos de Saint-Marc, dont la vision est une des clés du déclenchement de cette « mémoire involontaire » au fondement de À la recherche du temps perdu. En y associant une série de clichés, de croquis et d’aquarelles de la basilique San Marco réalisés pour et par John Ruskin, la reproduction d’une page de brouillon pour Le Temps retrouvé, une lettre inédite de Proust à Illan de Casa Fuerte alors à Venise en compagnie de sa mère et un essai inédit de Chevrier sur Proust et Ruskin (dont l’écrivain avait traduit La Bible d’Amiens), cette nouvelle édition renforce la thèse initiale de Chevrier : « De l’instantané, Proust a fait le prototype de toute connaissance relative, inachevée, provisoire, parce que la vision qu’on peut avoir d’un même être varie à l’infini, suivant le point de vue que l’on adopte, suivant nos coordonnées dans le temps et dans l’espace. Et toute variation n’est pas immédiatement visible et explicable. Il y a toujours une place pour une nouvelle révélation » (p. 51) [J. Ramos].

4 – Boris Roman GIBHARDT, Das Auge der Sprache: Ornament und Lineatur bei Marcel Proust, (Passagen/Passages, Centre allemand d’histoire de l’art , 40), Berlin/Munich, Deutscher Kunstverlag, 2011.

L’ouvrage de Boris Gibhardt, dense et très documenté car issu d’une thèse de doctorat, fonde la lecture de Proust sur le modèle de l’ornement, motif concret des objets du quotidien et métaphorique d’une temporalité et d’une perception/écriture du détail qui fait de l’œuvre proustienne une « poétique de la figuration ». Grâce à l’ornement, l’auteur nous convie à une traversée sensible et érudite d’À la recherche du temps perdu, alternant entre attention au décor et absorption dans l’écriture et la philosophie. Le premier chapitre est ainsi consacré au rapport de l’écriture de Proust avec les effets perceptifs et s’achève sur sa comparaison avec l’ornement « parlant » chez Ruskin, qui forme transition avec l’« ornementation du monde des objets » développé dans le chapitre suivant. Les liens entre empirisme et imagination, expérience et écriture, objet insignifiant et moment personnel, profondeur et pure apparence, « essence » et « décor » permettent de faire émerger l’idée que la quête proustienne d’un espace- temps réactivé par et dans l’écriture, pour ainsi dire « rendu sensible », est susceptible d’être saisie par le prisme des arts décoratifs, une catégorie esthétique aujourd’hui

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encore négligée par les chercheurs alors qu’elle est âprement discutée à l’époque de Proust. Car si l’écrivain connaît indéniablement la peinture, il ne fut pas moins attentif à la verrerie, aux ferronneries parisiennes, aux porcelaines, aux décors japonisants, voire à la mode. Comparant la construction de son livre à celle d’une église, Proust précisait en effet qu’il ne l’envisageait pas tant « ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe ». Son entourage fut composé d’individus friands d’objets d’art, de Montesquiou à Cocteau, en passant par Diaghilev, Edmond de Goncourt, Gallé, les réseaux de connaisseurs et collectionneurs proche d ´Ephrussi, de Haas, de Durand-Ruel et des femmes peintres comme Madeleine Lemaire.

5 L’auteur prend ainsi le parti d’une distance à l’égard de la plupart des études qui se sont concentrées sur les évocations, voire les analogies picturales dans l’œuvre de Proust, notamment celles des « grands maîtres ». Comme le livre de Jean-François Chevrier (voir ci-dessus), il montre un intérêt pour des genres dits « mineurs » ou « industriels », dont le rôle au tournant du siècle ne leur a pas échappé. Il tente ainsi de réconcilier approches formelles et contextuelles, tenant dans un même mouvement d’analyse l’écriture et l’époque, et montre que la monumentalité de l’œuvre proustienne n’empêche pas le travail du fragment, du détail, de l’arabesque, d’une temporalité, mais qu’ils forment ensemble un complexe qu’il s’agit de saisir jusque dans ses tensions.

6 Sans doute, les hiérarchies traditionnelles de l’histoire de l’art ont longtemps pesé sur l’orientation des études, et les grandes options méthodologiques n’ont pas toujours permis la nuance. En 1999, l’exposition pionnière « Marcel Proust : l’écriture et les arts », sous la direction de Jean-Yves Tadié, consacrait enfin un chapitre à la photographie, sorte d’écho à l’essai de Chevrier. En 2010, Kazuyoshi Yoshikawa appelait toujours de ses vœux une attention aux arts décoratifs dans son Proust et l’art pictural. L’ouvrage de Gibhardt relève le défi avec succès sans céder à un approche purement historique, en s’appuyant sur les méthodes de la littérature comparée [J. Ramos].

7 – Noah HYSLER-RUBIN, Patrick Geddes and Town Planning: A Critical View, Londres/New York, Routledge, 2011.

Hysler-Rubin propose une rééavaluation du travail urbanistique de Patrick Geddes. Puisant dans la théorie postcoloniale, elle redéfinit Geddes, considéré comme l’un des fondateurs du mouvement urbanistique moderne, comme un urbaniste colonial, et le replace ainsi dans l’histoire et la théorie urbaine. Elle analyse son idéologie à la lumière de trois lieux où il a travaillé (Grande-Bretagne, Inde et Palestine) et présente les spécificités de chaque cas d’étude. Cette perspective comparatiste lui permet de revenir sur des problèmes d’interprétation posés par des études antérieures concernant les théories et l’orientation politique de Geddes, études qui, selon Hysler-Rubin, ont simplifié à l’excès son discours complexe. Hysler-Rubin ouvre de nouvelles perspectives sur ce qu’elle appelle le caractère « inégal » et « ambivalent » du travail de Geddes. Par une argumentation soigneusement construite, elle établit les phases successives qui marquent la réception du travail de l’architecte et examine le contexte historique qui accompagne chacune de ces vagues [Z. Çelik].

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8 – Andrew LEACH, What is Architectural History?, Cambridge/Malden, Polity, 2010.

Dans cette introduction concise à l’historiographie de l’architecture, Leach rend accessible à un large lectorat la question complexe de la connaissance historique en architecture. Il démultiplie les angles d’approche de la discipline, considère l’évolution des approches théoriques et méthodologiques et les resitue dans leurs contextes. Il en révèle toute la richesse, mettant en lumière aussi bien les stratégies et les ambigüités de ce champ de recherche que ses échanges avec d’autres disciplines, aussi bien sa négociation de polarités (culture d’élite/culture populaire, le général/le particulier) que sa relation à la pratique architecturale. L’analyse qu’il propose de textes clés soulève inévitablement la question : quelle est la signification de l’histoire de l’architecture aujourd’hui ? [Z. Çelik].

9 – Ségolène LE MEN, Monet, Paris, Citadelles & Mazenod, 2010.

Comment apprécier la complexité de l’impressionnisme à sa juste valeur ? Telle est la question posée en ouverture du débat publié dans ce même numéro (p. 509-522) autour de l’Impressionnisme aujourd’hui.

10 Certainement en lisant le livre que Ségolène Le Men consacre à Monet. Cette question parcourt en effet le texte, en parallèle à celle que pose explicitement l’auteur : comment dire sans redire, tant il est vrai que l’on a trop souvent l’impression que « tout a été dit » sur de tels artistes ? À ces questions, Le Men apporte une multitude de réponses, en interrogeant la vie et l’œuvre de Monet au plus près de ses réalités, en les soumettant constamment à un feu croisé d’analyses faisant appel à toute une panoplie de disciplines et de sources (histoire de l’art certes mais aussi histoire, musique, littérature…), et en mettant en œuvre les nombreuses compétences que lui offre sa formation et sa longue expérience de l’interdisciplinarité. Rien de plus instructif – et passionnant – que les aperçus que ce travail nous offre sur des domaines souvent peu ou mal exploités : la caricature, le dessin d’amateur, la pratique du paysagiste, le sens des formats, les rapports de l’artiste avec les marchands, ses stratégies d’exposition et de reconnaissance… L’auteur examine la naissance du regard de l’artiste, la manière dont il a été nourri, au contact d’une société d’images, d’arts tant « savants » que populaires, ainsi que dans la rencontre avec ces hommes, artistes, critiques ou marchands, que l’on peut suivre à travers une lecture attentive de son importante correspondance. Si tout ce travail – exemplaire – se concentre autour d’une personnalité, il dit bien plus que cela. Il constitue un socle de réflexion sur lequel peut s’appuyer toute étude sur l’impressionnisme et, au-delà, sur l’art du paysage, sa réussite tenant pour beaucoup à ce qu’il est, à l’image de l’impressionnisme, constitué de multiples touches, très fines et pleines de lumières, se fondant dans une problématique large et un tableau propre à satisfaire pleinement les sens et l’intelligence du lecteur [Ch. Georgel].

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11 – Paul LENOIR, Le Fayoum, le Sinaï et Pétra : expédition dans la Moyenne Égypte et l’Arabie Pétrée sous la direction de Jean-Léon Gérôme, Hélène Jagot éd., La Rochelle, Rumeur des âges, 2010.

Ce joli livre est une pierre de plus à l’édifice documentaire autour de l’expédition artistique menée sous l’égide du peintre Jean-Léon Gérôme en Egypte, en Palestine et en Syrie entre janvier et avril 1868. Six compagnons voyageaient avec le maître orientaliste, parmi lesquels son jeune élève Paul Lenoir (1843-1881) et son beau-frère, le photographe et collectionneur Albert Goupil (1840-1884). Le journal de voyage publié par Lenoir en 1872 et dédié à Gérôme s’ajoute à celui d’un autre artiste, Willem de Famars Testas, qui a fait l’objet d’une publication très érudite en 1993. Ces textes, ajoutés à un album de photographies de Goupil acquis en 1996 par la Bibliothèque nationale de France et aux peintures et dessins des membres de l’expédition, éclairent abondamment un épisode canonique de l’orientalisme français sous le Second Empire. Le livre de Lenoir s’inscrit dans le sillage pittoresque du Journal d’Adrien Dauzats, récrit par Alexandre Dumas en 1839 sous le titre Quinze Jours au Sinaï : les anecdotes de rapin prévalent sur l’observation ; les erreurs historiques et géographiques abondent, qu’une édition critique aurait permis de mettre en perspective. Malgré tout, tel quel, le document vaut pour évoquer l’esprit des voyages de peintres en « Orient » aux débuts du tourisme. Les illustrations sont gravées d’après des photographies de Goupil [R. Labrusse].

12 – Wendy M. K. SHAW, Damascus: Ottoman Painting: Reflections of Western Art from the Ottoman Empire to the Turkish Republic, Londres/New York, I. B. Tauris, 2011.

Dans son ouvrage bien documenté et rigoureusement théorique, Shaw s’intéresse à l’expression de la modernité dans l’art de la fin de l’Empire ottoman et des débuts de la République turque, s’appuyant sur des cas d’études qui comprennent aussi bien les décors peints de palais que des peintures de chevalet destinées à l’exposition publique. En interrogeant l’articulation de la production artistique avec des questions d’appartenance nationale, d’histoire et d’identité, et en mobilisant l’idée de la « traduction comme peinture » (« translation as painting »), elle examine la production d’artistes ottomans à l’aune des courants artistiques européens. Elle défie les interprétations européocentriques, soutenant que ces courants vibrants, loin d’imiter l’art occidental, ont constitué une nouvelle sorte d’avant-garde. Shaw complexifie ainsi le discours plus général sur l’art de la modernité et, ce faisant, intègre quantité d’artistes travaillant à cette époque de transition (dont des femmes) – ainsi que les contextes institutionnels dans lesquels ils évoluaient – au discours de l’histoire de l’art à la fin du XIXe siècle. Ses conclusions jettent une lumière nouvelle sur les préoccupations de la scène artistique turque actuelle [Z. Çelik].

13 – Louis Henri SULLIVAN, Autobiographie d’une idée, Paris, Allia, 2011.

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Ce n’est pas pour y puiser un travail d’érudition historique qu’il faut acheter et lire cette première traduction française de l’œuvre autobiographique du plus singulier et du plus magistral des architectes de l’École de Chicago, Louis Henri Sullivan (1856-1924) : l’éditeur n’a pas souhaité en faire une édition savante, mais mettre en avant, strictement, la puissance littéraire d’un texte étrange et pénétrant, où l’histoire du fonctionnalisme architectural américain s’efface derrière un récit intime des origines, Bildungsroman à tonalités puritaines et prophétiques. Cette geste, parue pour la première fois en 1923 dans les livraisons estivales du Journal of the American Institute of Architects, rivalise avec les grands textes fondateurs de la littérature américaine, dans la lignée de Henry David Thoreau et Nathaniel Hawthorne. Ses résonances bibliques, sa poétique de la nature révèlent en Sullivan, près de mourir, un des grands écrivains de son temps autant qu’un architecte et un inventeur presque fou de formes ornementales, auteur au même moment du non moins étrange System of Architectural Ornament (1924). La traduction de Christophe Gillouët rend avec un rare bonheur l’élan poétique de ce texte où le fonctionnalisme américain s’enracine dans une métaphysique rêveuse (R. Labrusse).

14 – Bernard VOUILLOUX, Un art sans art : Champfleury et les arts mineurs, Lyon, Fage, 2009.

Relire Champfleury : tel pourrait être le sous-titre de cette étude. L’œuvre de cet ami de Baudelaire et de Courbet, dont la silhouette apparaît dans L’Atelier du peintre aux côtés d’un enfant qui dessine, est prolifique, fruit d’un travail d’érudition et d’archéologie que son auteur voulait opposer au dilettantisme des esthètes et des amateurs incarnés par les frères Goncourt. Images populaires, caricatures, assiettes décorées : ce n’est pas « l’art pour l’art » mais « l’art sans art », celui des sans voix et des sans grades, qui motivait le combat d’un homme constamment animé par le « sentiment populaire » contre l’art des élites, et par un culte de la naïveté qu’il partagea avec bien d’autres tout en se gardant avec une lucidité prémonitoire de la naïveté autoproclamée des modernes (« on n’apprend pas la naïveté » écrit-il dans son Histoire de l’imagerie populaire, en 1869). Au terme d’une analyse aiguë portant sur les textes, sur les illustrations qui les accompagnent et sur le rapport que les uns et les autres entretiennent dans les ouvrages publiés par cette figure singulière de la littérature artistique du XIXe siècle, Bernard Vouilloux parvient à dégager le « système » Champfleury – au demeurant très peu systématique et fréquemment sujet aux contradictions, comme ne manque pas de le signaler l’auteur. Il montre comment Champfleury poursuit moins une histoire des images qu’une histoire par l’image, en se dotant à cet effet d’une méthode fondée sur l’analogie. Abondamment illustré, ponctué par des citations de Champfleury qui constituent une utile anthologie de ses textes, ce livre est une précieuse contribution à l’histoire d’une alternative esthétique qui donna le jour, un siècle plus tard, à la notion d’Art brut [E. Pernoud].

15 – Jean WAHL, La Pensée du peintre: sur la correspondance de Vincent Van Gogh, préface de Frédéric Worms, postface de Nicolas Surlapierre, Thibaud Trochu, Cyrille Habert éd.,

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Chatou, Les éditions de la Transparence, 2008.

En 1960, paraissait la Correspondance de Van Gogh aux éditions Gallimard, dans l’édition de Maurice Beerblock et Louis Roëlandt. Jean Wahl en fit une recension des la Revue de Métaphysique et de Morale qu’il dirigeait alors. C’est ce texte qui fait aujourd’hui l’objet d’une réédition assortie d’une préface et de notes qui nous rappellent la place que tinrent les peintres dans la philosophie de l’existence, avant et après la Seconde Guerre mondiale. Parmi ces derniers, Van Gogh occupe une place de premier plan – la conférence que lui consacra Wahl en 1937 à la Société française de Philosophie suscita une discussion avec Levinas et une réponse d’Heidegger. La présente parution est une excellente initiative. D’abord par la méthode retenue par Wahl : révéler Van Gogh par Van Gogh, troquer le commentaire pour un montage de citations qui fait surgir la pensée au lieu de chercher à la traduire. « Dès ses premières lettres, nous trouverons de magnifiques descriptions et nous constaterons que chez lui la peinture et la parole s’unissent », écrit Jean Wahl. Il est clair, pour le philosophe, que la correspondance de Van Gogh n’est pas une pièce annexe permettant de saisir l’œuvre du peintre : elle est œuvre, elle se suffit à elle-même, elle nous livre non pas les propos d’un artiste sur sa peinture mais un parcours existentiel où l’homme et son art forment un tout insécable. Wahl fait sienne la réflexion du peintre : « je prête autant d’attention à l’homme qui produit l’œuvre qu’à l’œuvre elle-même ». Cette approche est particulièrement bienvenue après la parution d’une nouvelle édition de la correspondance, assurée par le Van Gogh Museum à Amsterdam (Vincent Van Gogh : Les lettres, Paris, 2009) qui répond certes aux exigences de l’histoire de l’art avec une érudition sans faille mais qui, par cet éclairage exclusif, risque de faire perdre de vue l’ampleur proprement philosophique de ces écrits telle que sut la restituer Jean Wahl [E. Pernoud].

16 – Stefan WEBER, Ottoman Modernity and Urban Transformation (1808-1918), 2 vol., (Proceedings of the Danish Institute in Damascus, V), Århus, Denmark: Århus University Press, 2009.

Dans cet ouvrage magistral et exhaustif, Weber offre un panorama historique de Damas à l’époque des réformes ottomanes. Il dresse la carte des nouveaux contours de la ville, agrandi par la construction d’un nouveau quartier à l’ouest, doté de larges avenues droites et ponctué de bâtiments officiels, et enfin transformé par la normalisation des souks dans le centre historique. Si ces espaces urbains s’adaptaient aux transformations de la vie publique, celles qui touchaient la sphère privée furent manifestes dans les changements de conception de l’architecture résidentielle, étudiée avec attention par l’auteur. Il démontre de façon convaincante que, bien que la transformation radicale de Damas ait participé à un mouvement plus général de développement des villes au XIXe siècle, en particulier la reconstruction de la capitale ottomane Istanbul, l’engagement très actif des élites damascènes a garanti dans cette ville la création d’espaces urbains uniques [Z. Celik].

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