AU DELÀ DU NATIONALISME Collection dirigée par

DÉJÀ PARU :

CONSIDÉRATIONS SUR LA

DE JOSEPH DE MAISTRE préface de Jean Tulard

À PARAÎTRE :

LES MODÉRÉS D'ABEL BONNARD préface de Philippe Baillet

Illustration de couverture : Redon Les Éditions des Grands Classiques (ELP) correspondance 37 rue d'Amsterdam 75008 Paris

ISBN 2-909923-01-0 @ , 1993. THIERRY MAULNIER

AU-DELÀ DU NATIONALISME

Préface de Paul Sérant

Les Grands Classiques de l'Homme de Droite

PRÉSENTATION

Par un beau jour du printemps 1930, les rédacteurs de L'Étu- diant français, l'organe des étudiants d'Action française, partent en claquant la porte. Le mouvement a déjà connu des crises de cet ordre, il en connaîtra d'autres. Mais le prochain numéro du journal ainsi abandonné devait normalement paraître dans les quarante-huit heures. Un étudiant de l'École normale décide qu'il faut le « sortir » à tout prix dans les délais prévus. Cet étudiant, qui s'appelle Jacques Talagrand, prend pour l'occasion le pseudonyme qu'il gardera toute sa vie : Thierry Maulnier. Avec ses camarades Robert Brasil- lach, Maurice Bardèche et José Lupin, il réussit cet exploit : le jour- nal paraît comme si rien ne s'était passé. C'est important, car L'Étu- diant français joue, dans la vie de l'Action française, un rôle non négligeable : il est lu par beaucoup de garçons qui ne lisent pas — ou pas régulièrement — le quotidien du mouvement. Thierry Maulnier vient ainsi de confirmer son tempérament de militant, tout comme sa vocation de journaliste et d'écrivain. Lorsqu'il recevra Thierry Maulnier sous la coupole en 1966, Mar- cel Achard rappellera cet épisode. Il dira aussi que tous les condisciples de Maulnier — Simone Weil, , Maurice Bardèche, Henri Quéfellec, Jacques Soustelle, Roger Vaillant, Maurice Merleau-Ponty, Robert Merle, Paul Gaenne, Julien Gracq — considèrent alors Thierry Maulnier comme « le meilleur esprit de leur génération ". Il ne tarde pas, en effet, à donner la preuve de ses dons. Il n'a que vingt-trois ans quand il publie son premier essai, La crise est dans l'homme. Dès cette époque, les directeurs de l'Action française, Léon Daudet et , se sont avisés du talent exceptionnel de Maulnier, comme de celui de son camarade Brasillach. Ils leur proposent d'entrer à leur journal. Maulnier y fera la critique littéraire, puis la revue de la presse politique. Le moment vient toutefois où Thierry Maulnier ne se conten- te pas d'écrire dans L'Action française. Il va fonder avec Jean- Pierre Maxence l'hebdomadaire L'Insurgé, et avec Jean de Fabrègues la revue Combat. Nous sommes en 1936. Charles Maurras a mené une très violen- te campagne contre l'éventualité d'une déclaration de guerre de la France à l'Italie, que les démocrates condamnent pour avoir envahi l'Ethiopie. La Société des Nations a adopté le principe de sanctions contre Mussolini. Pour Maurras, l'Italie a tout autant que l'Angleterre le droit de défendre ses intérêts en Afrique, et la France n'a pas à se mêler de l'affaire. Il s'est adressé aux parlementaires : si certains d'entre eux osent entraîner la France en guerre contre Rome, ils seront « exécutés » par les militants de l'Action française, ne serait- ce, précise-t-il, qu'à l'aide d'un couteau de cuisine ! Jugé pour provocation au meurtre, Maurras a été condamné et interné à la prison de la Santé. Les fondateurs de L Insurgé lui font parvenir leur journal. Maurras est consterné. Comment diable Thierry Maulnier a-t-il pu s'engager dans une pareille aventure ? Les positions de ce nouvel hebdomadaire lui semble incompatibles avec celles de L'Action française. Il demande à son ami Henri Massis, venu lui rendre visite, de remettre une lettre d'avertissement à Thierry Maulnier dans laquelle il s'en explique sans détours. Maurras reprochait à son jeune disciple de prôner un « anti- capitalisme » qui, disait-il, risque de détruire, non pas le capita- lisme, mais le capital libre, au profit d'un capitalisme d'État, au profit d'un étatisme démocratique universel. « Et quelle tactique de vaincus ! » s'écriait Maurras. « Au moment où il faudrait au contraire la soutenir et lui donner du cœur, vous tendez à détruire l'armature morale de la fortune pri- vée. Cette fortune ne fait pas son devoir ? Au moins existe-t-elle ! Tant qu'elle existe, elle peut être induite à le faire où à en faire une partie. Vous serez bien avancé quand cette possibilité sera détruite et que, dans l'ordre économique, vous serez, comme on l'est déjà dans l'ordre politique, en tête-à-tête avec un État géant, maître absolu de tout ! » Maurras ne reprochait pas seulement à Maulnier et à ses camarades leur « anticapitalisme », mais aussi l'{( antipatriotisme " que leur inspirait leur désespoir devant l'état du pays : « Vous vous mettez à taper sur la patrie, sur les Français, comme pour enlever aux braves gens leur dernière espérance et les déshonorer d'un coup sournois devant l'étranger. Les commu- nistes se font "patriotes" et cela cause déjà du trouble. Vlan ! Vous avez l'air de vous faire "antipatriotes" comme pour y ajouter ! Non vraiment, ce langage (qui n'est qu'un langage, je le sais bien) est aussi déraisonnable qu'il paraît impie. On ne manoeuvrerait pas plus mal si l'on voulait détruire toutes les chances de salut, et, de façon presque extensible, faire les affaires de l'ennemi ! » Et le directeur de L'Action française terminait sa lettre en invoquant « l'intérêt général ", « la vie du pays, la vie des gens » pour demander à son jeune disciple de ne pas « s'atteler à une mauvaise action ". Cette lettre a été rendue publique par Henri Massis (1). Maul- nier a-t-il répondu à son maître ? Nous ne le savons pas. L Insur- gé — hebdomadaire vivant et agréable à lire — n'eut qu'une vie brève : fondé en 1936, il disparut moins de deux ans plus tard. Mais avant cette disparition, Thierry Maulnier eut l'occasion de « rassurer » son vieux maître, en participant au numéro spécial de La Revue universelle que publia Massis en hommage à Maur- ras pour son jubilé littéraire. Thierry Maulnier y traita un sujet sans doute inédit pour certains lecteurs de la revue : « Maurras et le socialisme ». UN SOCIALISME INSOLITE

Le gouvernement socialiste porté au pouvoir en 1936 par le succès du Front populaire n'a pas d'adversaire plus véhément que Maurras. On pourrait en conclure qu'il est fortement hostile aux revendications de la classe ouvrière soutenues par ce gou- vernement. La question est plus complexe que cela. « Ceux qui connaissent tant soit peu la pensée maurrassienne, écrit Maulnier, savent qu'elle fut orientée dès ses débuts contre ce qu'elle considérait comme le principal adversaire — on pour- rait dire le seul adversaire : le libéralisme. Or le libéralisme a deux faces : l'une politique, l'autre économique. Ces deux faces, l'analyse maurrassienne ne pouvait les séparer. Si l'action, si l'intérêt portaient de préférence Charles Maurras vers l'aspect proprement politique du problème libéral : la critique de la démocratie, les terribles désordres provoqués dans l'économie par le libéralisme capitaliste ne pouvaient lui échapper. Si le libre jeu des volontés individuelles ne produit pas naturellement, en politique, le bien de la cité, il n'y a aucune raison pour que le libre jeu des volontés individuelles produise davantage, en économie, le bien de la cité. » De ce fait, remarque Maulnier, la pensée politique de Maur- ras a rejoint à une époque la pensée socialiste, à la fois sur l'idée d'un intérêt général qui est autre chose et plus que la somme des intérêts particuliers, et aussi sur l'idée que la société où les individus sont livrés à eux-mêmes est une société barba- re, vouée à l'anarchie ou à la tyrannie des plus forts. Et pour en apporter la preuve, Maulnier se réfère au Dictionnaire politique et critique, qui contient l'ensemble des positions de Maurras. Il y a trouvé une sévère condamnation de l'attitude bourgeoise en face du monde ouvrier : « L'histoire de la grande industrie en témoigne, écrit Maurras, si le prolétariat résiste, si cette résistance a pris la forme d'une offensive violente, ce n'est pas lui qui a commencé : l'oppres- sion ou l'exploitation capitaliste est la première en date. " Dans d'autres textes, Maurras a montré que la condition du prolétaire moderne était pire que celle du serf et de l'esclave de jadis ; il a également souligné que les revendications ouvrières procédaient non seulement de besoins matériels, mais d'une exi- gence de dignité. Bien mieux : Maurras lui-même a employé le mot de socialis- me, pour désigner l'organisation sociale qui lui paraît souhai- table. « Il y a opposition, contradiction à angle droit, entre le marxisme, égalitaire, international, et la protection de la nation et de la patrie, a-t-il écrit. Mais un socialisme libéré de l'élément démocratique et cosmopolite peut aller au nationalisme comme un gant bien fait à une belle main. " Thierry Maulnier a égale- ment retrouvé un vieil article de Maurras sur Renan dans lequel il prédisait « de curieuses formes de contre-révolution » le jour où le nationalisme s'allierait à un mot populaire, « celui de socia- lisme, par exemple ». Et Thierry Maulnier ajoute à ce sujet : « On ne force nullement la pensée de Charles Maurras en disant que, bien avant la guerre, il avait songé à la formule de ce "national-socialisme" qui devait connaître en Europe, sous des formes d'ailleurs différentes, une fortune si singulière. » Et cependant Maurras se sépare de la pensée socialiste, car, s'il accepte les positions critiques des socialistes tels que Proud- hon et Sorel en face de la démocratie, il ne peut accepter les principes socialistes qu'à l'intérieur du nationalisme et de la monarchie. Il ne résout point le problème économique par la révolution économique, mais au contraire par la révolution poli- tique. De la pensée socialiste, Maurras rejette à la fois l'optimis- me naïf, l'égalitarisme et l'internationalisme. C'est qu'il croit à l'autorité, alors que le socialisme met tout son espoir dans l'insurrection populaire : « Le socialisme donne à la masse révolutionnaire ce que Maurras donne à la nation constituée, continuée, organisée en sages hiérarchies. Aussi bien Maurras, rapproché du socialisme par l'attention donnée au problème ouvrier et par le souci de resserrer le lien social, autour des individus, est-il séparé du socialisme non pas seulement par une question de méthode — politique d'abord - mais par toute l'étendue du problème de l'autorité et de la civilisation. » En conclusion, Thierry Maulnier invoquait à la fois l'attitude de Léon Blum se rendant dans le Nord sur la convocation des grévistes, et les incendies de musées et d'églises en Espagne, pour montrer la légitimité de la condamnation portée par Maur- ras contre le socialisme révolutionnaire. Cet article permet de comprendre les questions que se posait un jeune intellectuel maurrassien à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Maurras ne pouvait évidemment pas reprocher à son disciple de citer des textes qui figuraient dans une antho- logie de son œuvre. Mais ces textes appartenaient à des temps depuis longtemps révolus dans la vie de l'Action française. L'échec du « Cercle Proudhon » créé par Henri Lagrange, la rupture entre Maurras et Valois quand celui-ci avait fondé le parti fasciste français « Le » en 1926, avaient marqué la fin de la période « socialiste » de Charles Maurras. Et en dépit de sa conclusion rassurante, l'article de Thierry Maulnier semblait quelque peu insolite parmi les hommages académiques à Maur- ras rassemblés par Henri Massis. Fidèle à l'Action française, Thierry Maulnier n'en éprouvait pas moins le besoin d'adopter la doctrine maurrassienne à l'évo- lution générale de la société française. C'est dans cet esprit qu'après d'autres essais (La crise est dans l'homme, Mythes socia- listes) il fait paraître en 1938 Au-delà du nationalisme (2).

POUR DÉPASSER LE NATIONALISME

Thierry Maulnier tient d'abord à préciser que le livre en ques- tion n'a rien à voir avec les polémiques qui ont mis récemment le nationalisme en cause, mais il ajoute : « Le titre que j'ai choisi est destiné à rappeler qu'en face des problèmes actuels du monde, le culte de la nation ne constitue pas en lui-même une réponse, mais un refuge, une effusion mys- tificatrice, ou, pis encore, une redoutable diversion aux pro- blèmes intérieurs par la crainte et la préparation d'une guerre d'ailleurs très réellement menaçante. Il est donc nécessaire d'aller « au-delà » du nationalisme, c'est-à-dire de mesurer à quelles conditions réelles, politiques et sociales, au prix de quelles trans- formations politiques et sociales peuvent être assurés d'abord le salut immédiat de la communauté à laquelle nous appartenons, ensuite une plus satisfaisante organisation du monde. » Aller au-delà du nationalisme, ce n'est pas le refuser : « On peut dépasser le nationalisme : refuser le nationalisme est une position utopique et anti-historique, puisque les nations existent, et la conscience nationale. » Refuser le nationalisme, ce serait en somme, pour Maulnier, refuser l'histoire : et « refuser l'histoire, c'est risquer de se voir refuser par elle ». Mais ne pas refuser l'histoire, ce n'est pas nier que l'histoire dépend de l'action humaine. S'il est absurde de nier le progrès, il est non moins absurde de croire que les progrès délivrent l'homme : « Tout progrès de l'homme est une charge nouvelle qu'il assume, un risque nouveau à courir... » A ce propos, Thierry Maulnier rend hommage à la lucidité du marxisme. « Le marxisme, dit-il, a eu le mérite d'apercevoir, sans en discerner les causes les plus profondes, cette impuissance actuelle de l'intelligence, dépossédée pour ainsi dire insensible- ment du pouvoir de régir l'histoire des sociétés humaines. » Mais cette « dépossession de l'intelligence » n'a pas seulement engendré une réaction « matérialiste » de la pensée socialiste, elle a aussi provoqué la réaction empirique et mystique d'un certain nationalisme contemporain : « Le recours à l'Action, à la Race, au Sang, au Chef prédesti- né, à la mission supérieure d'un peuple, tout l'attirail suspect du nationalisme moderne ne sont pas autre chose que les substituts de l'intelligence défaillante, l'appel de l'homme pour ressaisir la maîtrise d'un monde où la raison est impuissante à le guider. » 'Les grands mouvements nationalistes contemporains (fascis- me et national-socialisme) ont vaincu le marxisme. Mais rien ne prouve qu'ils sauront accomplir les réformes qui, seules, ren- draient leur victoire durable. Or, souligne Maulnier, « le véritable événement historique est celui qui frappe de caducité tout l'état de choses qui l'a précédé ». Mais la même remarque peut être faite en ce qui concerne la situation inverse, celle où le marxisme prendrait sa revanche : on peut la prévoir, mais on ne peut rien dire de « son triomphe final dans la durée ". Toujours est-il que le marxisme tire sa force de sa référence à la lutte des classes. Or, pour Maulnier, on ne peut pas prétendre résoudre cette lutte par une « réconciliation des classes » senti- mentale. On ne peut davantage la nier : « L'interprétation qui fait d'un des phénomènes sociaux les plus importants de notre époque une catastrophe gratuite provo- quée par les Juifs, les intellectuels ou par l'envie, l'interprétation qui fait de ce phénomène la loi universelle de l'histoire sont deux formes également absurdes du fétichisme politique. » Autrement dit : si la lutte des classes existe, on ne peut en faire « le principe général du développement de l'histoire humai- ne ». « Le marxiste, en acceptant l'unité nationale comme un fait irréductible aux compétitions de classe, le conservateur — démocrate, individualiste, ou patriote d"'union sacrée" — en tenant compte de l'importance réelle des faits économiques et des divisions qu'ils engendrent, ont l'un et l'autre conscience de s'affaiblir. Pour la pensée bourgeoise comme pour la pensée prolétarienne, nier ce qu'elles ne peuvent expliquer est donc une condition de l'efficacité. " Thierry Maulnier renvoie ainsi dos à dos l'explication indivi- dualiste et l'explication marxiste de la société humaine, qui lui semblent « frappées d'une même impuissance ». Il pense toutefois que ce qui unit les sociétés humaines est plus profond que ce qui les divise : « ...la naissance et l'opposition des classes dans la lutte éco- nomique ne peuvent plus être considérées comme comme un fait déterminant, mais comme un fait déterminé de l'histoire. » Et dans cette perspective, l'influence des faits économiques sur le développement de l'histoire est en quelque sorte secondaire. Thierry Maulnier estime en effet que les nouvelles forces économiques se sont développées dans un monde où persis- taient d'anciennes forces : de ce fait, « nulle part au monde, le "capitalisme" n'a pu réaliser sa forme parfaite, le libéralisme pur ". Car la nation organisée représentait dans le monde capita- liste l'héritage vivant légué par une société antérieure, que le capitalisme devait se résigner à voir subsister. Ainsi, l'État « national » de type fasciste tente de mettre le capitalisme à son service, au nom de l'indépendance nationale. Et en URSS, d'autre part, « un État de forme nationale prend pro-' gressivement la place d'une société prolétarienne internationalis- te ". Capitalisme et marxisme doivent donc l'un et l'autre tenir compte de la complexité des formes historiques, et renoncer à croire que l'économie exerce le gouvernement de l'histoire. L'évolution historique montre en effet que « les données éco- nomiques, au moment même où leur rôle dans l'histoire a démesurément grandi, peuvent se composer avec les autres don- nées sociales pour déterminer le cours de l'histoire, non le déterminer à elles seules ". Au reste, avant que la richesse soit l'élément essentiel de la hiérarchie sociale, les factions en lutte se disputaient « ce qui se trouvait être alors le moyen le plus effi- cace de la puissance dans la société ». Il est impossible de soutenir que les causes religieuses, poli- tiques ou idéologiques des grandes aventures militaires de l'histoire n'ont été que « des masques hypocrites destinés à cou- vrir les buts économiques cachés ». Thierry Maulnier y insiste : « Penser que les rois et les barons d'Occident, en menant les chrétiens à la délivrance de Jérusalem, tendaient seulement à ouvrir les voies commerciales de l'Orient, sous prétexte que ces voies se sont trouvées ouvertes après les Croisades, est à peu près aussi absurde que de supposer, par exemple, que les croisés avaient pour but d'aller chercher en Orient et d'acclimater en Euro- pe l'arc brisé persan pour en faire des cathédrales gothiques — ce qui fut un des résultats historiques réels de leur expéditions. " Bref, Thierry Maulnier estime que l'explication matérialiste des guerres n'est pas moins fragile que leur explication idéaliste. Il remarque que Marx a été logique en revendiquant les philo- sophes du xviir siècle qui croyaient à la « bonté naturelle de l'homme » parmi les pères de sa pensée : ce philosophe matéria- liste pense qu'il suffirait de changer la forme des institutions pour que les hommes vivent dans une société harmonieuse. Et pourtant « les divisions et les conflits naissent dans les sociétés humaines, non de la volonté des groupes humains — races ou nations — de conquérir ou de conserver un certain niveau du bien-être matériel, mais de leur volonté d'affirmer leur prédomi- nance dans tous les modes de vie et d'affectivité ». A ceux qui veulent absolument donner une explication pure- ment économique des antagonismes humains, l'auteur d'Au-delà du nationalisme rappelle que la communauté nationale tend naturellement à ériger au-dessus de toutes les compétitions la puissance souveraine de l'État, quelle que soit l'idéologie que l'on invoque. La résistance des antagonismes sociaux à des solu- tions purement économiques apparaît aussi en URSS, où la failli- te de la révolution collectiviste semble bien être la faillite de la tentative de mettre fin à tous les antagonismes sociaux par la suppression de la propriété individuelle des moyens de produc- tion. De même, on peut constater dans le monde fasciste une différence criante entre la puissance sociale des cadres poli- tiques dictatoriaux et la puissance sociale « capitaliste ".

LA DOMINATION D'UNE SEULE CLASSE

Il est vrai que l'histoire a vu apparaître une nouvelle forme de puissance sociale avec la transformation économique de l'ère industrielle. Celle-ci a suscité « de nouveaux et formidables ins- truments de puissance ». L'essor économique, il est vrai, s'est heurté à l'opposition des cadres de l'ancienne économie, aussi bien qu'à celle des détenteurs de la puissance sociale. La reven- dication libérale s'est notamment élevée contre cette opposition en lui répliquant par un mot d'ordre anti-étatique : « Laissez faire, laissez passer ». Le nouveau pouvoir économique a ainsi tenté de « conquérir l'État après l'avoir affaibli ». Et assurément, la société moderne est sans doute la première société dans laquelle la puissance sociale « se soit exercée tout entière au profit d'une classe ". Le rêve de 89 a ainsi signifié, « non seulement la destruction des anciennes corporations, des barrières intérieures opposées au libre échange des produits, et en général de toute réglementation de la vie économique, mais surtout la destruction ou du moins l'affaiblissement de toutes les anciennes formes de hiérarchie non économique ", autrement dit des hiérarchies juridique et militaire. La faiblesse même des moyens de l'autorité dans ce nouvel Etat démocratique mettait cet État dans l'impossibilité absolue d'oppo- ser un barrage à la puissance grandissante de la caste économique, préparait sa dépossession indirecte par cette caste, et ouvrait la voix à une tyrannie nouvelle. Et c'est ainsi qu'en 1792, 1830, 1848, 1870, « les ouvriers parisiens furent écrasés par ceux qu'ils n'avaient pas portés au pouvoir ». Après celle des anciens cadres sociaux, le peuple qui s'était cru libéré connaissait « une nouvelle domination », qu'on lui imposait avec une redoutable habileté : « La force de la bourgeoisie démocratique, maîtresse de la société libérale, a été d'habituer les masses populaires à vénérer et à défendre comme leurs propres conquêtes les instruments les plus efficaces de la puissance qui les opprimait. » Démocratie et capitalisme ne sont que les deux aspects d'une même idéologie. La nouvelle caste dirigeante a créé « un sur-État invisible, maître de l'État apparent ». « La noblesse économique moderne... a asservi l'État, mais elle n'est jamais devenue l'État, parce qu'elle a toujours mainte- nu hors de l'État les centres de sa puissance : elle n'a pas été absorbée dans l'État ; elle a attiré à elle la puissance de l'État. " Dans l'histoire antérieure, les castes dominantes étaient pro- gressivement absorbées par l'État national : au contraire, on a vu dans les deux derniers siècles « l'État national absorbé progressi- vement dans la caste économique ». C'est ainsi que toute la vie sociale s'est organisée en vue d'assurer le profit du capital. Le libéralisme lui-même est sacrifié au profit du capitalisme. Mais il faut distinguer « entre ceux qui veulent détruire le libéralisme pour sauver la domination d'une classe sur la société, et ceux qui veulent au contraire détruire le libéralisme pour abattre cette domination ". C'est évidemment dans cette seconde catégorie qu'il convient de ranger la classe qui est apparue comme un fait nouveau sus- cité par le libéralisme, c'est-à-dire le prolétariat. Celui-ci se com- pose d'hommes chassés de leurs cadres sociaux par l'expansion économique, victimes de la ruine de leurs activités tradition- nelles écrasées par la concurrence industrielle. Le prolétariat apparaît avant tout comme une classe asservie plus qu'aucune autre n'a pu l'être dans les sociétés antérieures : « Dans toutes les sociétés connues, la dépendance du plus faible lui donne une certaine sécurité : dans les sociétés domi- nées par les détenteurs de la puissance économique, la dépen- dance du travailleur a créé pour lui une insécurité de plus. » En outre, l'ouvrier s'est trouvé retranché des plus hautes valeurs de la vie sociale : pensée, art, culture, éducation, et les croyances religieuses elles-mêmes « semblent s'adresser à d'autres qu'à lui ». Cette description du prolétariat peut évidemment paraître étrange de la part d'un écrivain classé à 1'« extrême droite ». N'oublions pas cependant que l'anticapitalisme le plus détermi- né appartenait à la tradition légitimiste — et qu'il était professé par un penseur du XIXe siècle, le marquis de La Tour du Pin, que l'Action française reconnaissait comme un de ses maîtres en matière économique. La gauche reprochait toutefois à cet anticapitalisme de droite son caractère à ses yeux négatif : elle ne voulait y voir que la nos- talgie de la société « pré-industrielle ", alors qu'à ses yeux le capi- talisme appartenait à un processus de progrès auquel devait suc- céder le socialisme. Or il ne s'agissait évidemment pas, pour Thierry Maulnier ni d'ailleurs pour Maurras lui-même, de restaurer une économie « pré-industrielle ", mais d'harmoniser les nécessités de la justice sociale avec celles de l'ordre national.

VERS LA RÉVOLUTION SOUHAITABLE

Si Thierry Maulnier critique implacablement le libéralisme, il n'est, on s'en doute, pas plus indulgent pour le marxisme. Sans doute estime-t-il logique que la doctrine de Marx ait exercé une profonde séduction sur le prolétariat opprimé. Mais il lui reproche de réduire systématiquement la vie sociale à la production des données économiques, et au temps de tra- vail manuel que cette production réclame : le travailleur manuel apparaît ainsi comme « le seul créateur de cette société ". Le travailleur peut alors exiger, non seulement une participation au bénéfice de la vie sociale correspondant à son apport à cette vie même, mais aussi « le droit de gouverner la vie sociale et d'imposer son style propre à la civilisation, cor- respondant à son monopole créateur dans la production de la civilisation ". Contrairement à Marx, Thierry Maulnier refuse d'admettre que la création des richesses économiques détermine ce qu'il appelle « la biologie sociale » : cette création est elle-même condamnée par les conditions de la vie en société, elle suppose « l'organisation, le commandement, la paix collective, la commu- nauté et l'organisation des tâches dans la communauté, toutes données qui, pour n'être ni manuelles ni économiques, n'en sont pas moins considérées comme créatrices ». De même, la lutte pour la réduction du temps de travail et pour l'accroissement du rendement technique (considérée avec raison par les marxistes comme un principe de progrès occiden- tal) est une activité non prolétarienne et non manuelle. Le mythe marxiste (le travail manuel considéré comme « le plus purement créateur ») donnait au prolétariat la possibilité de déclarer secondaires toutes les activités « bourgeoises » dont il était exclu. Mais cependant « d'avoir découvert qu'un certain état de civilisation subit l'influence des conditions matérielles de vie n'autorise pas à affirmer qu'il en est le produit et en émane inté- gralement ». Le succès du marxisme vient de ce qu'il est apparu au moment où l'accroissement du profit capitaliste coïncidait avec l'importance grandissante de la main-d'œuvre exploitée. Mais il a conduit le prolétariat « beaucoup moins à réclamer à la com- munauté humaine les valeurs de civilisation dont il est privé qu'à imposer les valeurs nées de son propre dénuement et de sa propre humiliation sur la ruine des valeurs existantes ". En agissant comme il l'a fait, le prolétariat a vu se dresser contre lui « toutes les forces non économiques de la communau- té nationale, non parce qu'il était le prolétariat, mais parce qu'il se déclarait antinational ». D'où ses défaites, et « la plus cuisante de toutes, celle qu'il a subie dans la victoire elle-même ", c'est-à- dire la renaissance de l'idée nationale au sein de la société marxiste. En un mot, pour Thierry Maulnier, la faute du marxisme a été de confondre les valeurs dont la bourgeoisie s'était emparée avec la bourgeoisie elle-même. Antimarxiste, Maulnier ne croit pas pour autant au réformis- me : il rejette à ce propos les illusions étatistes ou paternalistes. Le travailleur a l'impression « qu'on lui rend une faible partie de ce qu'on a commencé par lui prendre (ce qui n'est pas inexact)... " Tout en créant des catégories intermédiaires (entre le proléta- riat et la bourgeoisie) que le marxisme n'a pu conquérir, l'évolu- tion sociale contemporaine a provoqué le développement de la lutte syndicale. Si cette lutte n'a pas toujours échappé « au double piège de la démocratie réformiste et du marxisme révo- lutionnaire », sa force a pourtant été si grande que les mouve- ments nationalistes modernes ont dû incorporer le syndicalisme « sous des formes plus ou moins satisfaisantes, à la nouvelle structure de la société ». A ce propos, Thierry Maulnier souligne l'importance qu'ont à ses yeux les mouvements nationalistes et fascistes, qui, dit-il, ont fait apparaître « la seule puissance de synthèse assez forte pour résoudre le formidable antagonisme créé par l'essor industriel entre la puissance économique et l'univers des anciens rapports humains ». Sans se prononcer sur l'avenir de ces mouvements, il estime que la chance du prolétariat serait de « sceller l'alliance avec les autres classes qui, sans avoir été comme lui retranchées de la société, n'en subissent pas moins la tyrannie de la caste économique dominante... » Il ne faut pas détruire l'État national, mais « rendre à la nation l'appareil de l'État confisqué par une classe [...] rendre à l'État national le contrôle et la disposition des moyens les plus efficaces de la puissance sociale... " Cette analyse montre assez clairement que, sans faire du fas- cisme sa profession de foi, l'auteur d'Au-delà du nationalisme est séduit par certains aspects de ce dernier. En même temps, tout en reprochant aux réactionnaires de ne pas tenir compte des circonstances historiques, et aux conservateurs de travailler en vain à « stabiliser le présent ", il insiste sur la nécessité de délimiter le possible : « tout ordre tire sa forme du désordre qu 'il réduit ». Il faut faire la part du déterminisme et celle de la liberté : « Lorsqu'une certaine société se désagrège, et crée en elle- même des forces antagonistes, elle ne peut échapper au change- ment de structure, à la nouvelle synthèse qui triomphera de ses contradictions : c'est là le plan du déterminisme. Mais il appartient à la volonté de l'homme d'imposer la figure de son choix au chaos des possibles : et c'est là le plan de la liberté. " « D'où il résulte qu'une situation révolutionnaire étant donnée, la révolu- tion ne peut être vaincue que par une révolution qui la dépasse. " Cette révolution souhaitable, cette révolution qui apportera avec elle progrès et dépassement du mode de vie existant, elle est, pour Maulnier, « nationale par définition : la communauté nationale est en effet le mode de vie sociale organisé en Occi- dent et par conséquent le véritable producteur des transforma- tions dialectiques de l'histoire. Aucune vie ne progresse par dis- sociation. Mais il ne peut y avoir de nationalisme valable dans le cadre capitaliste de la société : « Il ne peut y avoir aujourd'hui de nationalisme, c'est-à-dire de conscience de la continuité vivante de la nation, qui ne soit en même temps révolutionnaire ». Contrairement aux marxistes, qui n'ont pu recruter que dans les milieux victimes de la misère et de l'oppression, les nationa- listes, en recréant la conscience communautaire, ont pu recruter dans presque tous les milieux sociaux. Malgré ses erreurs et ses compromissions, le nationalisme contemporain a prouvé qu'il était la base d'une action politique « singulièrement efficace, bien qu'incomplète ". C'est que la lutte nationaliste n'intéresse pas seulement le prolétariat, mais la masse de la communauté nationale « menacée par le dépérissement de la nation ". Cette lutte ne peut être qu'antidémocratique : « La libération de toutes les catégories sociales qui subissent la tyrannie économique ne peut être obtenue que par la construc- tion d'un État nouveau et la destruction de la démocratie. L'État nouveau ne peut être construit que par les hommes qui ressen- tent directement le poids de la tyrannie économique et ne peut être conçu que comme l'instrument de leur libération. La libéra- tion de la nation sera obtenue dans le même mouvement révolu- tionnaire que la libération des classes ouvrières, et notamment du prolétariat. » Sans doute reprochera-t-on à l'action nationaliste d'être totali- taire. Mais, pour Maulnier, il s'agit d'un état de choses provisoire, qui doit aboutir à l'édification d'une structure nationale « plura- liste et équilibrée » : si la révolution elle-même est totalitaire, la société dont elle permettra l'édification ne devra pas l'être. Thierry Maulnier ne prétend pas définir les futures institu- tions : il entend seulement déterminer " les conditions histo- riques et les directions essentielles de leur création ». La conscience nationale, associant la réalité nationale à la défense des forces qui la détruisent, est devenue conservatrice : la conscience révolutionnaire, travaillant à anéantir ce qu'elle veut en principe libérer, est devenue anti-historique, et antinatio- nale. « Le problème, conclut Maulnier, est aujourd'hui de dépasser ces mythes politiques fondés sur les antagonismes économiques d'une société divisée, de libérer la nationalisme de son caractère "bourgeois" et la révolution de son caractère 'prolétarien ", d'intéresser organiquement, totalement à la révolution la nation qui seule peut la faire, à la nation la révolution qui seule peut la sauver. » DANGER DES IDÉOLOGIES

Parmi les œuvres des écrivains des années trente qui enten- dent dépasser les notions de droite et de gauche, et arriver à rendre complémentaires des notions qui semblaient auparavant contradictoires, Au-delà du nationalisme est assurément l'une des plus remarquables. Les idées maîtresses de cette œuvre sont d'ailleurs partagées par les autres collaborateurs, et de l'Insurgé, et de Combat. Mais ces idées vont être mises en cause par l'évo- lution foudroyante de la politique internationale. Compte tenu de cette évolution, Thierry Maulnier estime lui- même que la notion de « fascisme français » risque de créer l'équivoque. Il avait écrit en 1933 une phrase qui lui fut beau- coup reprochée : « Nous nous sentons plus proches d'un natio- nal-socialiste allemand que d'un pacifiste français. » Mais ce juge- ment d'ordre éthique n'impliquait aucune volonté d'appliquer à la France le système hitlérien, ni de militer pour une alliance entre les fascistes des différents pays européens. Thierry Maul- nier est, de ce point de vue, toujours maurrassien : il croit davantage au fait national qu'aux idéologies. Les passions idéologiques, dit-il, ne facilitent pas les choix des nationalistes français. Ceux-ci ne peuvent évidemment pas montrer beaucoup d'enthousiasme pour défendre une politique et une phi- losophie dont ils ont éprouvé la malfaisance. Mais si l'on retourne le problème, on aboutit également à l'impasse : « Un patriotisme aveugle, remarque-t-il au lendemain de Munich, finit par se mettre au service de la politique antifasciste. Un antidémocratisme ou un antimarxisme aveugles finiraient par se mettre au service de la politique antifrançaise. "La démocratie attire la foudre", avons-nous écrit il y a quelques mois, mais c'est la France qui brûle." Nous ne pouvons pas faire que la France ne soit pas actuellement soumise à la démocratie, qu'une partie de ses amis dans le monde ne soient précisément des démocrates, que des gens qui dans de nombreux pays luttent contre la dictature ne tournent naturelle- ment leurs regards vers elle. Nous ne pouvons pas faire que le drapeau de la lutte contre la démocratie et de la lutte contre le marxisme ne soit un excellent prétexte pour les nations qui sont en train d'étendre leur influence en Europe au détriment de l'influence française. La démocratie affaiblit la France ; mais les défaites de la démocratie l'affaiblissent aussi... " (3). Cette position de Thierry Maulnier est aussi celle de la majo- rité des collaborateurs de Combat (René Vincent, Pierre Andreu, Jean de Fabrègues, Louis Salleron, Jean-Pierre Maxence, Robert Francis, Kléber Haedens, Jacques Laurent-Cély — le futur Jacques Laurent —, François Sentein, Maurice Blanchot, Claude Roy). D'autres collaborateurs de la revue se sépareront d'elle, parce qu'ils pensent que la France ne peut au contraire résister efficacement aux menaces des fascismes étrangers que par un fascisme français. Tel est le cas de Robert Brasillach et de , qui, sur ce point, partagent les vues de leurs camarades de l'équipe de Je suis partout : Pierre Gaxotte, , Claude Jeantet, Alain Laubreaux, Dorsay (Pierre Villet- te), Pierre-Antoine Cousteau et d'autres. Ces divergences, cependant, n'empêchent pas Brasillach et Maulnier de rester ensemble à L'Action française jusqu'à l'éclate- ment de la guerre de 1939. Thierry Maulnier n'en réitère pas moins ses avertissements contre l'équivoque fasciste dans Com- bat. La France, pour lui, ne doit pas tomber dans le piège que constituerait une « révolution » qui, pour l'instant, ne peut lui convenir : " Les expériences des partis qui ont tenté de conquérir l'opinion française et de se faire porter au pouvoir par des millions d'hommes unanimes ont échoué en France ; et une insurrection "nationale" du modèle espagnol aboutirait presque nécessairement, comme la révolution marxiste, à l'intervention étrangère » (4). La position de l'auteur d'Au-delà du nationalisme irrite cer- tains de ses camarades : on lui fait observer que si Maurras lui- même a formellement condamné le national-socialisme alle- mand, il a, en revanche, fait l'éloge du fascisme italien et du franquisme espagnol. Du côté de l'Action française, on ne peut certes que se félici- ter de voir Thierry Maulnier rejeter ce mythe de l'" Internationale blanche » que Maurras a toujours dénoncé et réaffirmer la pri- mauté de la nation sur l'idéologie. Mais certains le jugent peut- être trop pessimiste, lorsqu'il affirme que l'Allemagne est désor- mais le " chef désigné des nationalismes fascistes » : Maurras espère toujours que l'Italie et l'Espagne maintiendront leur indé- pendance vis-à-vis de Hitler (ce qui se révélera exact pour la seconde). D'autre part, la démonstration de Maulnier concernant les dangers pratiques d'un « antidémocratisme ou un antimarxis- me aveugles » ne s'accorde pas exactement avec le ton des cam- pagnes de Maurras. Certes, Maulnier demeure fidèle à ce der- nier, et son « antifascisme " ne l'entraîne nullement du côté de Bernanos, qui, révolté par la guerre d'Espagne et les accords de Munich, laisse éclater sa colère contre l'Action française dans Les grands cimetières sous la lune et Nous autres, Français. Il y a toutefois, dans sa démarche de pensée, un élément qui n'est pas tout à fait conforme à la « scolastique » maurrassienne, et peut- être certains lecteurs de L'Action française accepteraient-ils diffi- cilement ce qu'il écrit dans Combat. RESTER LA FRANCE

La défaite de 1940 ne pouvait qu'accentuer les divisions au sein du milieu nationaliste français. Comme toutes les autres familles politiques françaises, celle-là va rapidement se diviser en trois tendances principales : l'attentisme, la collaboration et la Résistance. Thierry Maulnier rejoindra Lyon, où s'est repliée une impor- tante partie de la presse parisienne, y compris L'Action françai- se. Dès le lendemain de l'armistice, Maurras a pris vigoureuse- ment position pour le maréchal Pétain et pour la Révolution nationale proclamée à Vichy. La position de Maulnier sera quelque peu différente de celle de son vieux maître. Sans doute reprendra-t-il sa collaboration à L'Action française, mais il donnera aussi des articles au Figaro. Sans doute approuvera-t-il les principes de la Révolution natio- nale ; mais il évitera, contrairement à Maurras, d'attaquer le régi- me défunt, les partis politiques dissous, les Juifs, les francs- maçons et les puissances alliées. S'il pense comme le directeur de L'Action française que la France doit pour l'instant se tenir à l'écart du conflit et bâtir un de style français, c'est sur le ton de l'essayiste qu'il en traitera, et non sur celui de l'écrivain de combat. C'est dans différentes revues — surtout dans La Revue universelle qu'Henri Massis a fait reparaître — qu'il s'expliquera. Il insistera d'abord sur le fait que si la France doit prendre conscience de l'étendue du désastre et en analyser les causes, elle ne doit pas céder à la mauvaise conscience et au pessimis- me. Rester la France, tel est son mot d'ordre. « La mesure des fautes, la critique d'institutions désastreuses, la critique d'un esprit public qui a trop longtemps préféré l'illu- sion de la prospérité, les facilités de la décadence, le bien-être, l'inertie, l'ignorance du réel, aux tâches dures et viriles que les événements proposaient, doivent être conçues comme la condi- tion et le commencement de la restauration nationale : elles ne doivent pas être le moyen de l'abaissement national. Or, un cer- tain nombre de Français cèdent aujourd'hui à une passion sin- gulière qui est celle de l'humiliation, pour ne pas dire de la ser- vitude » (5). Maulnier insiste comme avant la défaite sur le fait que la Révolution nationale ne doit pas être une imitation servile des expériences étrangères. Cette imitation n'aurait d'ailleurs pas de sens, car les problèmes de la France sont très différents de ce qu'étaient ceux de l'Allemagne ou de l'Italie après 1918. Et de toute façon « une révolution nationale reçue de l'étranger est contradictoire dans les termes... Ce qui a favorisé entre toutes choses le succès de la révolution nationale allemande, c'est préci- sément le soin qu'elle a eu d'être allemande avant tout, l'étroite fusion qu'elle a réalisée entre l'idée nationale et l'idée révolution- naire » (6). Il existe pour la France une autre raison de ne pas choisir entre les mythes et les principes de l'étranger : c'est que le déve- loppement de la guerre révèle l'insuffisance des mythes et prin- cipes en question. Malgré les principes démocratiques, l'Angleter- re et l'Amérique obéissent en fait à deux hommes prestigieux, Churchill et Roosevelt ; de leur côté, les dictateurs fascistes ne peuvent négliger l'opinion publique. Partisans du « droit » et de la « force » ont donc recours aux mêmes moyens pour mener la lutte. Celle-ci n'oppose pas, comme le dit certaine propagande, les peuples « jeunes » aux peuples « vieux » : l'Amérique et le Canada sont jeunes, l'Italie est beaucoup plus ancienne. On ne peut davantage parler de lutte entre le capital et le travail : les belligérants sont tous engagés dans un même effort gigantesque. De même, la morale du sacrifice est devenue nécessaire chez les uns et chez les autres. Les raisons au nom desquelles les peuples se font la guerre perdent ainsi leur signification idéologique. L'évolution du conflit confirme donc aux yeux de Thierry Maulnier ce qu'il disait déjà avant qu'il n'éclate dans Au-delà du nationalisme : la révolution nationale souhaitable — et officiel- lement entreprise depuis la défaite — ne sera viable que si elle La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41 d'une part, que les copies ou reproductions strictement réser- vées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collecti- ve, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute représentation ou reproduction inté- grale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon, sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

@ 1993, Éditions des Grands Classiques (ELP), 37, rue d'Amsterdam 75008 Paris.

Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris la CEI et les pays scandi- naves.

Éditions des Grands Classiques (ELP). Éditeur. N° d'Éditeur : 2-909923

Dépôt légal : 2ème trimestre 1993.

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

Couverture : Conception graphique ‒ Manon Lemaux Typographie ‒ Linux Libertine & Biolinum, Licence OFL

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d’une licence confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.