26 lettres Arthur Rimbaud. Du Poète à lAventurier. Lhomme était grand, bien bâti, presque athlétique, au visage parfaitement ovale dange en exil1, avec des cheveux châtain clair mal en ordre et des yeux dun bleu pâle inquiétant Paul Verlaine (les Poètes Maudits)
médiocrité du commun des mortels : « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement13 de tous les sens. Cest faux de dire : je pense ; on devrait dire : on me pense ». Doù sa formule « Je est un autre ». En octobre Rimbaud fugue encore, cette fois vers Bruxelles puis Douai où il débarque dans la famille dIzambard. Il y recopie plusieurs de Arthur Rimbaud a été celui qui, sans de lui : « In- ses poèmes. Ce recueil14 est connu cesse, sest trouvé en instance2 de telligent, sous le nom de « Cahier de Douai ». partir. On a dit aussi de Rimbaud tant que Le 25 février 1871, il refait une quil était lhomme aux semelles de vous vou- nouvelle fugue pour Paris. Complè- drez, mais 15 16 vent, le voyageur qui, de Charleville tement fauché , il erre pendant il finira mal : quinze jours et finit par rentrer à à Paris puis dAden au Harrar, a tou- en tout cas, pied à Charleville le 10 mars. jours voulu aller plus loin. ce sera le génie Quand la Commune éclate à Paris le Rimbaud est lhomme du refus et du du bien ou du 18 mars, il est de tout cur avec les rêve. Refus de la vie de province, re- mal! » insurgés. Il exprime ses sentiments com- fus de la littérature, refus de tout ce En 1870 Rimbaud munards dans Chant de Guerre Parisien, qui structure durablement lexisten- rencontre Georges Les Mains de Jeanne-Marie, Paris se repeu- ce. Mais il a aussi rêvé à des révolu- Izambard, enseignant ple. Arthur est en pleine révolte, il devient qui lui fait lire Hugo, Théo- tions de murs, à des déplacements anarchiste, violent, commence à boire et samu- dore de Banville5, Rabelais, et lui se à scandaliser par sa tenue17. Cest le vrai dé- de races et de continents, autre- ouvre sa bibliothèque. Sa mère apprécie peu règlement de tous les sens. ment dit à de vastes mouvements cette amitié : elle ne correspond pas à léduca- Cette année-même, Rimbaud rencontre Augus- moraux et historiques qui pourraient tion stricte quelle entend6 donner à ses en- te Bretagne. Cet employé aux contributions mener les peuples ailleurs: il fallait fants. Pourtant Izambard jouera un rôle indirectes de Charleville a connu Paul Verlaine18 creuser les secrets qui permettraient important pour Rimbaud; il conserve notamment à Arras. Bretagne, passionné de poésie, féru19 de changer la vie. Rarement, ses premiers textes. doccultisme et buveur dabsinthe encourage le dailleurs, na-t-on vu dartiste se ré- La même année, éclate la guerre entre la Fran- jeune poète à écrire à Verlaine. Rimbaud, aidé ce et la Prusse. Cest lépoque des fugues7 de voltant avec autant de violence con- de Delahaye, envoie quelques poèmes. Verlaine Rimbaud à Paris, dont la première, via Charle- senthousiasme pour ces textes quil diffuse tre léternel ordre des choses, contre roi, a lieu le 29 août. Son billet nétant pas va- dans son cercle damis. Il prie Rimbaud de le 3 léternel règne des assis . lable8 jusquau bout, il finit par être incarcéré9 rejoindre à Paris: «Venez chère grande âme, on à Mazas. Sur lintervention dIzambard, il est vous appelle, on vous attend.» Jean-Nicolas-Arthur Rimbaud est né à Charle- relâché10 et sen va ville, dans les Ardennes, le 20 octobre 1854 dans passer une quinzai- la famille dun capitaine dinfanterie et dune pay- ne de jours à sanne. Le père quitte très vite le foyer familial. Il Douai, chez les laisse Vitalie seule avec cinq enfants: Frédéric, vieilles tantes de né un an avant Arthur, Vitalie (née en 1858), celui-ci. Cest aussi Isabelle (née en 1860) et une autre fille née en la période de frac- 1857 qui meurt en bas-âge4. ture11 dans la per- Dès lâge de huit ans, Rimbaud fréquente lIns- sonnalité de titut privé Rossat, à Charleville. En 1865, il y ladolescent. Lui qui entre au collège. Cest sur ses bancs quil ren- jusque là avait pour contre Ernest Delahaye. Né un an avant Rim- idéal lamour de la baud, Delahaye noue avec le jeune Arthur des nature et la pureté, liens damitié qui se prolongeront toute la vie. devient en appa- Certaines des lettres échangées entre les rence12 insensible, deux hommes ont été conservées et sont im- prêt à tout. Il écrit portantes pour retracer la vie du jeune poète, alors les célèbres mais aussi pour comprendre son rapport à la lettres dites du création littéraire. « Voyant » dans Le brillant élève Rimbaud est remarqué par ses lesquelles il exprime professeurs. Il est un excellent latiniste: « Jugur- ses doctrines es- tha », publié avec trois autres de ses composi- thétiques. Selon lui tions en latin lui vaut le premier prix du Concours pour devenir Académique. Cest de cette année que datent « Voyant » tous les Henri Fantin-Latour, Coin de table, 1872 ses premiers vers en français: «Les étrennes des moyens sont bons De gauche à droite: Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Elzéar Bonnier, Léon Valade, orphelins». Pourtant, un de ses professeurs dit et surtout fuir la Emile Blémont, Jean Aicard, Ernest dHervilly, Camille Pelletan lettres 27
A la fin du mois de septembre, Rimbaud débar- phe: mère de Rimbaud; la contemplostate: à son chevet. que dans la capitale. Cest sans doute juste contemplation, avec lidée de prostration; la En 1901 on lui élève un monument à Charle- avant ce voyage quil compose le «Bateau ivre». jûnesse: la jeunesse; Parmerde: Paris; une ville. A Paris, Rimbaud loge dabord chez les parents volumphe: Volume (de poésies). En poésie Rimbaud détestait tous ces amu- de Mathilde, la femme de Verlaine, mais il se Le 7 juillet 1872 ils fuguent tous les deux en seurs publics qui nont jamais fait que jongler rend indésirable, et est bientôt contraint à se Belgique et en Angleterre, ce qui se termine de avec les rimes et les hémistiches27. Plus ambi- réfugier chez des amis de Paul. façon tragique. Le 10 juillet, voyant que Rim- tieux queux, le poète du Bateau ivre a voulu Rimbaud participe avec Verlaine aux dîners des baud veut absolument repartir pour Paris, Ver- se faire voyant par un long, immense et rai- «Vilains Bonshommes» et aux réunions du laine tire sur lui deux coups de revolver, dont sonné dérèglement de tous les sens: cétait là «Cercle Zutique» au cours desquelles la joyeu- lun latteint au poignet. Cela met fin à leur re- lexpression dune volonté toujours renouvelée se bande compose des pastiches20 dont cer- lation, ils ne se reverront plus jamais. de donner des coups de sonde28 là où cela ne Jusquen 1879, il erre, le plus souvent à serait pas familier, là où il pourrait perdre pied pied, dans toute lEurope en éprouvant pour glisser dans linconnu. Il fallait ériger le un fort désir de fuir. Mais en juin de cet- changement en système. te année-là, Rimbaud, épuisé par une Mais si le poète sest révolté contre le monde fièvre typhoïde, regagne précipitam- tel quil était, si ses uvres ont constamment ment la France. Il revient à Roche où il évoqué laube, ladieu, le départ, le mouve- se soigne et travaille à la ferme. Un jour, ment, toutes choses impliquant une métamor- Rimbaud annonce son détachement22 de phose ou un déplacement, cétait pour en la littérature à Delahaye en pronon- arriver à quoi? Peut-être, et cela de manière çant : « Je ne pense plus à ça ». apparemment paradoxale, sest-il agi de tou- De 1880 à 1891 il voyage beaucoup, jours aller ailleurs pour, enfin, aboutir à létat fait du commerce, se lance dans le le plus statique qui soit: la contemplation. En trafic23 darmes en Afrique. En février ce sens, ces fusions où le poète se noie dans 1891 il tombe gravement malade : la les paysages quil décrit expriment sans doute tumeur cancéreuse24. Pourtant il trou- le plus haut degré de bonheur que Rimbaud ait ve la force de liquider ses affaires25, et jamais atteint. Le musée de Rimbaud, Charleville ìàòåðèàë ïîäãîòîâèë C. Áîíäàðåâ tains sont consignés dans un cahier, désigné par les éditeurs de Rimbaud sous le nom «dAl- Rimbaud a voulu inventer la couleur des voyelles. De fait, bum Zutique». le poète accole une couleur à chaque voyelle et décrit ensuite des objets ayant à la fois la forme de cette Verlaine et Rimbaud adorent jouer avec les voyelle et la couleur quil a associée à celle-ci. Il est mots. Ils inventent tout un vocabulaire quils également assez aisé de lier un sentiment à chacune des utilisent beaucoup dans leur correspondance. cinq voyelles: on passe ainsi de la cruauté à la candeur, Quelques exemples: labsomphe: absinthe21. puis à la colère, à la paix puis à une sensation dinfini. La « fée verte » quils boivent à Paris, et notam- A lépoque de la composition de Voyelles, Rimbaud voulait ment au café « LAcadémie dabsomphe »; créer une poésie directement accessible aux sens. absorculer: ennuyer. « La nature mabsorcu- lant »; Charlestown: Charleville; la darom- Voyelles A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes : A, noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombinent1 autour des puanteurs cruelles,
Golfes d’ombre ; E, candeurs2 des vapeurs et des tentes, Statue de Rimbaud, 1997 Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ; I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles le 9 mai, reprend le bateau pour Dans la colère ou les ivresses pénitentes ; la France. Le 27 mai, il est am- puté de la jambe droite à lhôpi- U, cycles, vibrements3 divins des mers virides, tal de la Conception à Marseille. Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides Le 20 juillet 1891 Rimbaud retour- Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ; ne à la maison familiale de Roche, son état de santé sempire mais il O, suprême Clairon plein des strideurs étranges, sentête26 à vouloir repartir, ce Silences traversés des Mondes et des Anges : quil fait le 23 août 1891 accom- - O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! pagné de sa sur. Cest à Mar- seille que le voyage se termine; il 1871 est transporté à lhôpital Concep- 1 bombiner le verbe bombiner désigne à la fois le bourdonnement tion de Marseille, et cest là quil Leonardo Di Caprio (Rimbaud) et David et le vol bondissant des mouches; 2 candeur candeur a ici les Thewlis (Verlaine ) dans le film dAgnieszka meurt le 10 novembre 1891 à deux sens dinnocence et de blancheur; 3 vibrements Rimbaud a Holland, Total Eclipse (1995) lâge de 37 ans, sa sur Isabelle inventé le substantif vibrements à partir du verbe vibrer.
1 ange (m) en exil îïàëüíûé àíãåë 8 valable äåéñòâèòåëüíûé 17 tenue (f) âíåøíèé âèä íîäóøíîå îòíîøåíèå 2 être en instance de faire qqch. áûòü 9 incarcérer çàêëþ÷àòü ïîä ñòðàæó 18 Paul Verlaine (1844-1896) ôðàíöóçñ- 23 trafic (m) íåçàêîííàÿ òîðãîâëÿ ãîòîâûì ÷òî-ëèáî ñäåëàòü 10 relâcher qqn. îòïóñòèòü êèé ïîýò, îñíîâàòåëü «äåêàäåíòñêîé» 24 tumeur (f) cancéreuse ðàêîâàÿ îïó- 3 assis (m) (çä.) âåäóùèé îñåäëûé îá- 11 période (f) de fracture ïåðåëîìíûé øêîëû õîëü ðàç æèçíè ìîìåíò 19 féru óâëå÷åííûé 25 liquider ses affaires ðàçîáðàòüñÿ ñ 4 en bas-age â äåòñêîì âîçðàñòå 12 en apparence âíåøíå 20 pastiche (m) ïàðîäèÿ, ïîäðàæàíèå, äåëàìè 5 Théodore de Banville (1823-1891) 13 dérèglement (m) ðàçíóçäàííîñòü ñòèëèçàöèÿ 26 sentêter à f qqch. óïðÿìèòüñÿ ÷/ë ôðàíöóçñêèé ïîýò 14 recueil (m) ñáîðíèê 21 absinthe (m) íàñòîéêà ïîëûíè íà ñäåëàòü 6 entendre faire qqch. íàìåðåâàòüñÿ 15 être fauché (ðàçã.) áûòü áåç äåíåã, ñïèðòó (âî Ôðàíöèè ïðîèçâîäñòâî çàï- 27 hémistiche (m) ïîëóñòèøèå ÷òî-ëèáî ñäåëàòü «íà ìåëè» ðåùåíî çàêîíîì ñ 1915 ãîäà) 28 donner des coups de sonde (çä.) 7 fugue (f) áåãñòâî 16 errer áðîäèòü 22 détachement (m) áåçðàçëè÷íîå, ðàâ- ïóñêàòüñÿ â àâàíòþðû