CULTURE 19 CULTURELE COURRIER le MAG VENDREDI 23 OCTOBRE 2020

Peter Hook, Ian Curtis, Bernard Sumner et Stephen Morris: Joy Division à la fin des années 1970. L’esthétique «destroy» troquée contre un look d’employé de bureau. HARRY GOODWIN/REX FEATURES

Le journaliste et auteur Jon Savage publie une histoire orale de Joy Division, groupe emblématique du post-punk britannique. Une vague qui continue à produire ses effets dans la musique

Quand le premier EP (An Factory. L’explosion était inévi- Ideal for Living) est sorti, en juin table, c’était dans l’air. 1978, j’ai écrit une critique favo- LE GRIS À L’ÂME rable qui a plu à leur manager. Qu’est-ce qui rend Joy Division Il m’a appelé et, de fl en aiguille, si unique à vos yeux? j’ai décroché un job à Manches- L’interaction des musiciens sur ter et suis allé vivre là-bas scène, leur jeu à la fois minima- quelques mois, m’immergeant liste et expressif. En 1977, vous dans le bain du label Factory n’étiez pas censé écouter autre RODERIC MOUNIR Closer , sorti à titre posthume en Avec sa rythmique minimale Vous publiez une histoire orale Records, pivot de la scène de chose que du punk. Mais eux juillet 1980. et obsédante, basse et batterie de Joy Division à partir de Manchester. s’intéressaient à , à La musique de Joy Division en avant, son jeu de guitare propos recueillis sur plusieurs Can, toute cette scène alle- Musique X Jour maussade à est emblématique d’un mal-être bruitiste et impressionniste, et décennies. Quelle en a été Comment se fait-il que la ville ait mande, et au Bowie de la période Manchester, mais peut-il en être à l’ère des crises pétrolières, du la poésie crépusculaire de son la genèse? soudain occupé l’avant-scène? berlinoise (en particulier l’album autrement dans cette ville ou- chômage de masse, de la friction chanteur à la fragilité fébrile, Jon Savage: J’ai écrit pour la La mentalité locale est farou- «Low», mécanique et synthétique, vrière du nord de l’Angleterre sur entre les valeurs traditionnelles Joy Division (Ian Curtis au mi- première fois sur Joy Division chement indépendante. Les ndlr). Et il y a le magnétisme de le déclin? Ce 18 mai 1980 est pire de la société britannique et une cro, Peter Hook à la basse, Ber- en octobre 1977, alors que le Buzzcocks avaient montré qu’il Ian Curtis, sa voix grave qui rap- que tout: Ian Curtis, 23 ans, s’est jeunesse qui se sent à l’étroit. nard Sumner aux guitares et groupe se produisait encore était possible de faire des disques pelle Jim Morrison, sa gestuelle pendu. Il est découvert au petit Manchester n’est pas Londres et claviers, Stephen Morris à la sous le nom de Warsaw à l’Elec- sans aller à Londres. Manches- saccadée tellement singulière. matin par sa femme Deborah, qui pourtant, presque d’un jour à batterie) est entré en écho avec tric Circus de Manchester, avec ter pouvait compter sur des f- se retrouve seule avec leur flle. l’autre, un boulevard s’est ou- une jeunesse en quête d’émo- The Fall et Buzzcocks. Le ma- gures comme Martin Hannett Ian Curtis semblait doté d’une Dépressif, souffrant d’un mal mé- vert. En 1976-1977, la défer- tions brutes. gazine Sounds m’avait envoyé (futur producteur de Joy Division, double personnalité, affable connu (l’épilepsie) et malheureux lante punk a pulvérisé les codes Journaliste, observateur et couvrir la scène locale avec ndlr), qui avait créé une coopé- et simple dans la vie, pessimiste en amour, le chanteur s’est ôté la musicaux et vestimentaires, les acteur de cette ébullition cultu- pour mission de repérer les rative de travailleurs de la mu- et jusqu’au-boutiste dans vie à la veille d’une tournée aux attitudes et les rôles de genre, relle, Jon Savage publie aux édi- groupes prometteurs. Warsaw sique. Tony Wilson, le cofonda- sa peau d’artiste. Etats-Unis, consécration secrète- ouvrant le champ des possibles. tions Allia Le reste n’était qu’obs- se cherchait encore, mais le teur de Factory Records, Il souffrait d’épilepsie sévère, une ment redoutée. Plus besoin de virtuosité musi- curité, biographie d’un groupe groupe dégageait déjà une in- animait une émission musicale pathologie très mal traitée à la Le monde pleure une icône, cale, trois accords suffisent. dont l’influence est plus que tensité particulière. Ses ambi- sur une chaîne de télévision fn des années 1970 et qui l’affec- le leader de Joy Division, groupe Table rase des rêves psychédéli- jamais prégnante, quarante ans tions dépassaient ses aptitudes, régionale, où il invitait toute la tait beaucoup. Je ne suis pas d’exception qui a contribué à ques, des grands idéaux des six- après. Le livre brosse aussi le mais il cherchait de toute évi- jeune garde. La ville avait un médecin mais il devait souffrir redéfnir la grammaire du rock ties, place à la réalité sans fard portait d’une ville et d’une dence à se démarquer du punk, studio d’enregistrement réputé de bipolarité, il n’était pas totale- en seulement deux albums, – le doute, le dégoût, la dépres- époque charnière, le passage dont les codes étaient désor- (Strawberry) et des labels indé- ment stable. Sa quête des ex- Unknown Pleasures (1979) et sion, pourquoi pas. aux années 1980. Entretien. mais établis. pendants: Rabid, Objects, puis trêmes l’emmenait loin. ••• le MAG À LA UNE LE COURRIER 20 WEEK-END VENDREDI 23 OCTOBRE 2020

••• Il était très cultivé et avait Public Image Ltd et Wire. Les A votre avis, les anciens un côté mystique, il se référait à disques de Siouxsie and The compagnons de Ian Curtis sont- des lieux et des temps anciens Banshees et Gang of Four n’ont ils parvenus à faire le deuil? dans une chanson comme pas tous bien vieilli et je n’ai Je l’espère. Pour le documen- «Dead Souls». J’ai vu Bowie plu- jamais pu prendre taire sur Joy Division auquel j’ai sieurs fois en concert, il gérait au sérieux – trop grand- participé en 2007, ils se sont ses émotions et savait parfaite- guignolesque. Joy Division n’a livrés à cœur ouvert. Mais on ne ment doser ce qu’il donnait au pas pris une ride, c’est l’incar- se remet probablement jamais public, tandis que Ian se livrait nation d’une explosion créative complètement d’un drame intégralement. Quand on expé- dont le punk fut l’étincelle. En pareil – Martin Hannett ne s’en rimente sur soi-même dans les novembre 1977, j’ai écrit «Le est jamais remis (il est décédé en conditions qui étaient celles de punk est mort» dans l’éditorial 1991, ndlr). Beaucoup d’acteurs l’époque, avec des publics tur- d’un numéro de Sounds qui de cette scène sont morts, ils bulents, un matériel rudimen- titrait «New Musick: The Cold étaient mes amis et j’espère leur taire qui pouvait vous lâcher, Wave», avec Kraftwerk en avoir rendu hommage avec ce c’est épuisant. Ajoutez-y la pres- couverture et des interviews de livre. sion du succès et une situation Brian Eno, Throbbing Gristle, familiale compliquée (marié et The Residents, Devo. Si vous deviez choisir père très jeune, Ian Curtis entrete- une chanson de Joy Division? nait une liaison extraconjugale, Ce virage électronique, les J’en citerai trois, qui ne fgurent ndlr), vous avez tous les ingré- survivants de Joy Division sur aucun des deux albums! dients d’un crash. Durant les le prendront résolument avec «Autosuggestion» sonne pour derniers mois, les performances New Order. La suite logique? moi comme le fait d’habiter à de Curtis s’en ressentaient. La Ian Curtis mort, les autres Manchester. «Dead Souls» se dernière fois que j’ai vu Joy Divi- devaient aller de l’avant et se rapproche le plus de leur son sion sur scène, en 1980, j’ai dû défaire du fantôme de leur ca- live. Et «These Days» a des quitter la salle tellement c’était marade. Ils se sont tournés plus paroles fantastiques. I insoutenable. Manchester dans les années 1970. DR que jamais vers l’Allemagne où Jon Savage, Le reste n’était qu’obscurité. se forgeait la disco et l’électro, L’histoire orale de Joy Division, traduit L’évolution entre les deux comme on l’entend sur le single de l’anglais par Julien Besse, Ed. Allia, albums de Joy Division est tendance à s’autoparodier, mais tion du son, ndlr). En live, Joy Di- «Love Will Tear Us Apart», qui «Everything’s Gone Green» 2020, 368 pp. stupéfiante. Martin Hannett, Ian avait une culture musicale vision privilégiait l’énergie, mais serait devenu un tube même sorti en 1981. Il faut aussi sou - Ecouter: Unknown Pleasures (1979) véritable cinquième membre très vaste, Bernard Sumner se sur disque, le groupe semblait sans le suicide de Ian Curtis. ligner que New Order intègre et Closer (1980), Factory Records. du groupe, y est pour beaucoup. passionnait pour la technologie, peindre ses sons et sa palette d’emblée une femme (Gillian Voir: le documentaire Joy Division Hannett a trouvé en Joy Division fabriquant son propre synthé était large. Sur le morceau En quoi Joy Division Gilbert aux claviers, ndlr), un fait (2007) de Grant Gee et Jon Savage, et le biopic Control (2007) d’Anton Corbijn. un terrain vierge pour expéri- pour enrichir le son du groupe. «Atrocity Exhibition», qui ouvre se distingue-t-il de ses peu commun à l’époque, en par- Et aussi 24 Hour Party People (2002), menter. Des oreilles ouvertes et Et Martin Hannett était obsédé Closer, le son de guitare est censé contemporains? ticulier à Manchester. Et même fiction de Michael Winterbottom sur une curiosité pour la musique par le «digital delay» (effet qui évoquer «des porcs allant à Il est simplement meilleur. Ses plus tard – on ne l’imagine pas Factory Records et la scène musicale électronique, le dub. Le rock a permet de jouer avec la réverbéra- l’abattoir». A l’opposé, vous avez seuls pairs à cette époque sont chez Oasis! de Manchester. «On n’allait plus se raconter d’histoires»

et la new-wave sont empreints d’une mélancolie plus profonde, qui me touche.» Sa préférence va à Joy Division, The Cure, Depeche Mode et à Bauhaus qu’elle ne désespère pas de programmer aux Docks.

Est-ce l’ambiance crépusculaire de ce début de millénaire, ou l’effet d’une énième poussée de rétromanie? Toujours est-il qu’une résurgence du post-punk est à l’œuvre. De jeunes groupes venus de tout horizons s’emploient à transcender leurs infuences. Algiers, quatuor établi entre Londres et Atlanta, y injecte de la soul music. Les Danois Iceage jouent la carte du bruit blanc sur les traces de Birthday Party, le premier groupe de Nick Cave. Savages, quatuor féminin anglais, s’affche androgyne et sex-positive. She Past Away a la particularité d’être le premier groupe «dark-wave» de Turquie.En France, Lescop ou Fishbach creusent le sillon romantico- gothique et sèment le trouble dans le genre. «C’est flagrant, ce son redevient à la mode», note Laurence Vinclair, qui envisage des soirées post-punk et new-wave aux Docks (dès que possible, cela va de soi). «Le rock a un peu fait du surplace durant quelques années, mais on observe un nouvel engouement.» En noir et blanc. RMR

PUBLICITÉ Patricia Highsmith /!Mathieu Bertholet Robert Ender, Massimo Sardi, François Wolf et Bernard Trontin: le groupe genevois Copulation prend la pose en 1984. DR Angèle Colas, Jeanne De Mont, Fred Jacot-Guillarmod, Guillaume Miramond

Témoignages X Le post-punk et la new-wave ont déferlé partout, Emporté par la vague, Bernard Trontin sent le besoin de s’exprimer au répertoire dès le y compris en Suisse. Un son qui connaît une résurgence. à son tour. Il monte avec des copains un groupe au nom choc: Copula- tion. «Il n’y avait pas besoin de faire des gammes pour provoquer des 26.10 Siouxsie and The Banshees, Wire, Public Image Ltd, Cabaret Vol- émotions puissantes. On répétait dans la chambre d’un pote, je tapais taire, Joy Division, Gang of Four, The Slits, The Cure, Killing Joke, sur des caisses à savon et on m’a prêté une batterie pour notre premier The Fall, Bauhaus, , The Raincoats... La liste concert au Centre de loisirs de Meyrin: on savait à peine jouer et notre n’est pas exhaustive, témoignant du fot créatif qui s’engouffre dans chanteur avait inscrit ‘I am a shit’ sur son t-shirt (rires).» C’est tout un la brèche ouverte par le punk en Grande-Bretagne. Les premiers mode de vie qui aspire à craqueler le vernis de la Suissitude étouffante albums de ces groupes sont sortis dans un mouchoir de poche entre (parents, armée, patron), dans un climat oppressant de guerre froide. 1978 et 1980 – de l’autre côté de l’Atlantique, Talking Heads, Pere «On n’allait plus se raconter d’histoires. On voulait regarder la ré- Ubu, Devo ou Mission of Burma leur répondent. Partout, la sauce alité en face. C’en était fni des grandes épopées du rock progressif de prend, y compris en Suisse. Yes et Genesis, les longues fresques planantes de Pink Floyd...»E En dith Suisse, la vague post-punk et électronique est incarnée par Grauzone, «J’avais 18 ans et la grisaille de Manchester était parfaite- Yello, The Zero Heroes, Kleenex ou encore The Young Gods (lire à ce (Le journal d’Edith) ment raccord avec celle de Meyrin, la cité genevoise où j’ai grandi», propos l’ouvrage de référence Hot Love. Swiss Punk & Wave 1976-1980, raconte Bernard Trontin, aujourd’hui batteur des Young Gods. paru aux Editions Patrick Frey en 2006). S’il a rejoint The Young Gods // !C’est un mensonge, Si le mouvement punk a eu le mérite de remettre les compteurs à dans les années 1990, Bernard Trontin les fréquentait dès leurs dé- zéro dans un rock devenu ronfant, le vocabulaire primaire des Sex buts et a assisté à la genèse de leur rock industriel abrasif, en état Pistols manque de subtilité aux oreilles du futur musicien. «J’écou- d’urgence. «Ils ont commencé sans mode d’emploi, avec les moyens du mais après tout, tais déjà beaucoup de musique électronique, le krautrock allemand, bord. L’important était d’essayer des choses en apprenant sur le tas.» // Kraft werk, l’album Low de Bowie. En fusionnant rock et synthés, qui va le lire.! le post-punk m’a tout de suite accroché. Tout le monde s’est mis Laurence Vinclair n’a pas vécu cela en direct, trop jeune. «J’au- à regarder vers l’Europe plutôt que vers les Etats-Unis. Chez Joy rais adoré avoir 16 ans à cette époque.» La programmatrice des Division, l’infuence du blues disparaît au proft d ’ u ne rythmique Docks est toujours vêtue de noir et programme dès qu’elle en a l’oc- Théâtre!/!Vieille-Ville minimale, batterie métronomique et basse très en avant, des gui- casion des artistes phares des années 1980. «Dès que j’entends des +41 22 310 37 59 tares vaporeuses sans véritables riffs ni solos, sans oublier la sensi- sons de cette époque, ça fait tilt. Par rapport au psychédélisme des poche---gve.ch bilité à feur de peau, févreuse, de Ian Curtis.» sixties et seventies, ou au côté rentre-dedans du punk, le post-punk