Transtext(e)s Transcultures 跨文本跨文化 Journal of Global Cultural Studies

10 | 2015 Manger, Représenter: Approches transculturelles des pratiques alimentaires

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/transtexts/556 DOI : 10.4000/transtexts.556 ISSN : 2105-2549

Éditeur Gregory B. Lee

Référence électronique Transtext(e)s Transcultures 跨文本跨文化, 10 | 2015, « Manger, Représenter: Approches transculturelles des pratiques alimentaires » [En ligne], mis en ligne le 02 octobre 2015, consulté le 26 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/transtexts/556 ; DOI : https://doi.org/10.4000/transtexts. 556

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SOMMAIRE

Editorial

Manger, représenter : approches tranculturelles des pratiques alimentaires Claire DODANE

Eating and Representing: Transcultural Approaches to Practices of Nutrition. Claire DODANE

Texte inaugural

La faim comme origine de la parole Jérôme THELOT

Marqueurs identitaires et religion

Cacherout en déroute :Étude de certains comportements remarquables vis-à-vis des lois sur l’alimentationdans le judaïsme en temps de crise Hervé GABRION

La cuisine coréenne comme représentation de la communauté nationale : analyse des rapports entre communauté et cuisine dans les films « Sikgaek » et « Sikgaek 2 » Aurelien PASQUIER

Cuisine chypriote et cuisine grecque Yiannis E. IOANNOU

Jeûner pour une offrande corporelle dans le Deungsinbul (Mi-Bouddha, mi-homme) de Kim Dong-ri Min Sook WANG-LE

Dieux et défunts au Japon : La Grande Bouffe Jean-Pierre GIRAUD

Corps, régimes, risques et santé

Se nourrir des souffles et des saveurs : la diététique de la médecine chinoise Éric MARIE

Le mythe du régime crétois Sophie Coavoux

Politique et alimentation : l'allaitement, une préoccupation ancestrale du pouvoir Emmanuelle ROMANET

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Gastronomie, plaisirs de la table, communication

Gastronomie & Maniérisme :L’Art de Manger avec les Yeux en France à partir du XVIIIème siècle Lawrence GASQUET

Cet abject objet du désir : nourriture en anamorphose dans The Hours de Michael Cunningham et l’adaptation filmique de Stephen Daldry Catherine DELESALLE

Cuisine et bonheur : la philosophie de Ferran Adrià Paloma OTAOLA

Banquets et anti-banquets dans l’œuvre shakespearienne Geneviève LHEUREUX

Woman&Home : La “ménagère”, le publicitaire et l’agro-alimentaire Muriel CASSEL-PICCOT

L’alimentation et le sourire : la communication corporative chez Danone Maria MERINO

Varia

Temps arrêté, temps augmenté et temps déréglé dans Yûkoku (Patriotisme, 1961) de Mishima Yukio Thomas GARCIN

Productive distortions: On the translated imaginaries and misplaced identities of the late Qing utopian novel Lorenzo ANDOLFATTO

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Editorial

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Manger, représenter : approches tranculturelles des pratiques alimentaires

Claire DODANE

1 Dans la première partie de ce numéro de Transtext(e)s Transcultures, nous publions les actes d’un colloque international organisé par l’IETT du 12 au 14 décembre 2013 à l’Université Lyon 3 sous le titre « Manger, représenter : approches transculturelles des pratiques alimentaires ». L’IETT trouvant son ancrage géographique dans la ville de Lyon, réputée pour sa gastronomie, la volonté des organisateurs était de fédérer l’équipe autour d’une réflexion commune susceptible aussi de créer des liens avec la société civile. L’intervention de plusieurs professionnels de la cuisine durant la manifestation est d’ailleurs venue enrichir ce débat transdisciplinaire.

2 « Lire les vivres et le vivre » aurait également pu être choisi pour désigner une recherche embrassant l’acte de manger à travers ses représentations dans le texte au sens large (littératures, cinémas, articles de presse, publicités, publications touristiques) et dans la pluralité des cultures. Se sont ainsi réunis des spécialistes venus des études anglaises, chinoises, coréennes, japonaises, hispaniques, hébraïques, néo- helléniques, littérature française et philosophie, histoire, gestion, communication et médecine chinoise pour échanger sur les pratiques alimentaires dans une approche articulée autour de quatre grands axes préalablement définis : le corps, les marqueurs identitaires, les risques et l’environnement, les plaisirs et la gourmandise. A l’heure où les Food Studies connaissent dans les pays anglophones un essor considérable et où l’actualité évoque quotidiennement à la fois le refuge qu’est le plaisir de la nourriture et les risques alimentaires planétaires, nous avons voulu dialoguer sur l’idée maîtresse suivante : à savoir que manger, acte quotidien nécessaire mais non anodin, est, une fois la faim apaisée, toujours une affaire d’identité, parce que l’on ne mange pas seulement des nutriments mais également des représentations et de l’imaginaire.

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Texte d’ouverture

3 « La faim comme origine de la parole », de Jérôme Thélot, rappelle fort à propos en préambule à ce numéro à quel point la faim, « loi de toutes les lois », précède chronologiquement, phénoménologiquement, et par conséquent conditionne, toute autre action ou décision. La faim ne se sait pas, mais s’éprouve, et cet affect originaire est la condition de tout savoir possible. De nature philosophique, la réflexion se nourrit de représentations en littérature et convoque notamment Une saison en enfer de Rimbaud, L’Iliade d’Homère et La Divine Comédie de Dante, réunis dans une même plainte : « il me faut manger pour vivre ». Et ce n’est qu’une fois cette nécessité soulagée que la pensée peut s’exercer.

Marqueurs identitaires et religion

4 La cuisine est le lieu de l’invention et de la réinvention des traditions, de la construction des identités nationales, ethniques, diasporiques, des communautarismes. De l’acceptation des interdits religieux aux logiques d’exclusion, le repas fonde et unit le groupe qui le partage. Les publicités comme la littérature touristique qui vantent les saveurs et l’exotisme culinaire de l’autre font de la gastronomie le véhicule privilégié des stéréotypes. Le souvenir d’un goût particulier, transmis de générations en générations, cultivé, cuisiné, témoigne du rapport évident entre nourriture et identité familiale. Ainsi que l’explique Pierre Bourdieu dans La distinction, « avoir bon goût, avoir du goût » est aussi souvent une affaire d’identification à une classe sociale. La notion de norme/identité est également engagée dans les relations qu’entretiennent les hommes et les femmes face à la nourriture. De l’épouse confinée à la pièce qu’est la cuisine aux chefs étoilés des plus grands restaurants, ce sont les espaces public/privé qui sont questionnés, tandis que les bâtonnets de glace renvoient dans la publicité à la gourmandise sexuelle d’une femme instrumentalisée que les voix féministes ne cessent de dénoncer. Les générations elles-mêmes ne privilégient pas les mêmes goûts alimentaires, tandis que l’aliment peut être le marqueur d’une nostalgie de l’enfance ou d’une identité nationale idéalisée.

5 • « Cacherout en déroute : étude de certains comportements remarquables vis-à-vis des lois sur l’alimentation dans le judaïsme en temps de crise », d’Hervé Gabrion, s’attache à relater les modalités singulières d’application individuelles ou communautaires du régime alimentaire imposé par le judaïsme normatif et la Bible. Sont étudiés ici le cas collectif des Sabbatéens de Pologne au 18ème siècle, et celui, personnel, d’Isaac Deutscher, connu pour être l’auteur d’une biographie de Trotsky, exemples qui démontrent qu’il n’est pas aisé de s’affranchir de l’assujettissement au ciment identitaire que sont les lois alimentaires.

6 • « La cuisine coréenne comme représentation de la communauté nationale : analyse des rapports entre communauté et cuisine dans les films « Sikgaek » et « Sikgaek 2 », d’Aurélien Pasquier, a pour objet l’aliment sud-coréen national par excellence, le Kimchi (choux fermenté et épicé), source de honte jusqu’au début des années 1960 en Corée du sud en raison de sa forte odeur, réhabilité dans les années 1980 et fabriqué en grande quantité en Corée comme au Japon en raison de ses bienfaits pour la santé. La représentation de cet aliment hautement symbolique est examinée par le biais des deux volets d’un même film, « Le grand chef » (Sikgaek), dans une démonstration qui fait

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apparaître l’enjeu se jouant autour de la nourriture dans la construction des identités nationales.

7 • Le sentiment d’appartenance à une communauté apparaît de manière frappante aussi dans l’article « Cuisine chypriote et cuisine grecque », où Yiannis E.Ioannou s’interroge sur la présence croissante à Chypre de restaurants de cuisine grecque. Plutôt qu’une simple curiosité ou service proposé aux nombreux touristes, cette implantation semble signer le rêve insatisfait d’une union de l’île avec la Grèce.

8 • « Jeûner pour une offrande corporelle dans le Deungsinbul (Mi-Bouddha, mi-homme) de Kim Dong-ri », de Min Sook Wang-Le, s’intéresse à la représentation de l’auto- immolation et de l’offrande du corps dans la nouvelle Mi-Bouddha, mi-homme (1961) de l’écrivain coréen Kim Dong-ri (1913-1995). Quête de bouddhéité et abstinence alimentaire se situent au centre d’une réflexion qui chemine des éléments biographiques vers la scène d’offrande du corps humain à Bouddha, étape ultime d’une ascèse synonyme de renoncement à soi.

9 • Jean-Pierre Giraud, dans « Dieux et défunts au Japon : La grande bouffe », ose un clin d’œil au film éponyme de Marco Ferreri pour évoquer les fastueuses offrandes faites aux dieux et aux défunts au Japon, dans les pratiques shintoïstes comme dans les pratiques bouddhistes. Du riz, du sel et du saké sont disposés sur des plateaux rituels, offrandes souvent agrémentées de mandarines ou des petits gâteaux de riz. L’article se concentre sur l’origine de ces pratiques, à rechercher dans les rites funéraires du Japon ancien ainsi que dans les mythes fondateurs tels qu’ils apparaissent dans le Kojiki (712).

Corps, régimes, risques et santé

10 Tandis que les scandales alimentaires et autres conséquences des pesticides sur l’environnement jalonnent l’histoire récente, quels rapports entretiennent dans les textes corps, nourriture et santé ? Si le « bio » occupe aujourd’hui le devant de la scène, on peut s’interroger sur la diversité des pratiques que cette notion planétaire implique, notamment le développement de l’information liée au risque (émissions, publications, blogs). Face à la circulation mondiale des aliments, à leur importation massive et à des origines toujours plus lointaines et complexes, naissent des envies et des discours sur le terroir et l’authenticité que chaque culture rend singuliers. Les régimes voyagent eux aussi, de celui du Sud-Ouest de la France à celui d’Okinawa. Slow-food, street-food, fast- food et Mac’baguette, local/global/glocal, quantité/qualité impliquent un rapport particulier à la mondialisation et au goût vrai.

11 Les discours encouragent/déconseillent/interdisent l’ingestion de tels ou tels aliments. Les médecines et les médias jouent là un rôle de premier ordre, aux injonctions variables d’une culture à l’autre, ou d’une époque à l’autre dans un même pays. Manger, se voir, s’estimer, mincir, grossir, obésité/anorexie, désir de vie et de mort: images de soi et régimes, modération et excès régulent la vie physique tout autant que la vie psychique. Le refus de manger peut parfois être une forme de résistance, tandis que la perte d’appétit est souvent le signe d’un « passage à vide ». Il en est de même concernant la consommation d’alcool.

12 • « Se nourrir des souffles et des saveurs : la diététique de la médecine chinoise », d’Eric Marié, nous apprend que la diététique chinoise se fonde sur une individualisation de la prescription, sans recourir à une distinction a priori entre aliments bénéfiques et

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aliments nuisibles. Les recommandations se fondent sur la nature complexe des énergies et des saveurs et les bénéfices de certaines combinaisons, révélant la manière particulière dont la médecine chinoise perçoit la physiologie humaine. L’auteur remonte aux sources et histoires de la diététique chinoise avant de proposer une synthèse des grands principes qui régissent les pratiques contemporaines.

13 • Dans « Le mythe du régime crétois » Sophie Coavoux déconstruit le processus d’idéalisation de l’alimentation méditerranéenne, aux définitions floues mais aux vertus unanimement et très diversement reconnues. Le régime crétois est-il un idéal médical, un concept marketing, un outil pédagogique ou une pratique alimentaire avérée ? Les textes, qui relèvent de champs très divers, apportent des clefs de compréhension à cette construction du mythe.

14 • Emmanuelle Romanet, dans « Politique et alimentation : l’allaitement, une préoccupation ancestrale du pouvoir », porte son regard d’historienne sur l’alimentation maternelle en France à travers les siècles. Le système des nourrices occupe une place de tout premier ordre dans une réflexion qui embrasse aussi plus largement la question du statut de l’enfant.

Gastronomie, plaisirs de la table, communication

15 Le temps du repas, familial, amical ou professionnel, est le lieu privilégié du lien social, de la convivialité. Des banquets de la Grèce antique qui jalonnaient la vie intellectuelle, à ceux de la Chine ancienne, en passant par les festins contemporains, il n’est pas de culture où le rite alimentaire ne prenne la couleur de la fête et du plaisir. A chacun son luxe, certes. Le vin, le saké, la bière, l’ouzo ont de tout temps été célébrés dans les textes. Dans sa quête esthétique, le cuisinier associe la qualité de la présentation à la finesse gustative, tandis que le pique-nique s’inscrit dans le plaisir de la simplicité. De l’amer au croustillant, les littératures gourmandes savent jouer du langage des saveurs et des consistances ; le mouvement du souvenir peut être associé à ces leçons d’hédonisme, tandis que le rituel du repas et du partage est l’une phase clef de la séduction. Les publicités sont en Europe un parfait exemple de l’association gourmandise/sexualité/érotisme. Qu’en est-il dans d’autres cultures ? La littérature enfantine accorde souvent, elle aussi, une grande place aux pulsions orales, l’aliment convoité côtoyant la peur d’être mangé. Si l’origine des noms d’aliments atteste depuis longtemps déjà de la circulation mondiale des saveurs, on peut s’interroger sur l’actuelle homogénéisation des plaisirs de la table.

16 • Dans « Gastronomie et maniérisme : l’art de manger en France à partir du XVIIIème siècle », Lawrence Gasquet discute de la naissance de l’intérêt intellectuel et esthétique en France concernant le jugement du goût et la légitimité de la nourriture en tant que matériau artistique. L’article explore en particulier l’œuvre d’Antonin Carême (1783-1833), cuisinier-auteur d’architectures pâtissières qui firent résolument entrer la cuisine moderne dans le raffinement de la gastronomie et transformèrent l’aliment en figure.

17 • Geneviève Lheureux, dans « Banquets et anti-banquets dans l’œuvre shakespearienne », propose une relecture des grands textes de Shakespeare en privilégiant les éléments liés à la nourriture et aux repas et en les confrontant à divers textes de diététique produits à l’époque élisabéthaine. Cette analyse permet de dresser une sorte de panorama des pratiques alimentaires du XVIème siècle, surtout celles vues

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au cours des repas de fête, plus nombreux dans le théâtre que les repas quotidiens, et révèle comment l’acte naturel de manger devient chez Shakespeare un acte contre- nature relevant de la transgression.

18 • Dans « Cet abject objet du désir : nourriture en anamorphose dans The Hours de Michael Cunningham et l’adaptation filmique de Stephen Daldry », Catherine Delesalle met en parallèle le roman The Hours (1998), de l’Américain Michael Cunningham, et son adaptation filmique (2002) par Stephen Daldry pour décrypter la place occupée par la nourriture lors d’une même journée cruciale vécue différemment par trois femmes. Symbole de leur façon d’être (mal) au monde, de leurs liens affectifs et du rapport qu’elles entretiennent avec la création, l’aliment endosse des fonctions variables qui oscillent entre pulsion de vie et pulsion de mort.

19 • Paloma Otaola, dans « Cuisine et bonheur : la philosophie de Ferrian Adrià », rend compte de la démarche du cuisinier emblématique de la cuisine espagnole contemporaine. Différents facteurs expliquant le succès mondial de ce grand chef sont examinés : éléments biographiques, médiatisation, caractère révolutionnaire de sa cuisine par la déconstruction, la sphérification, le principe d’égalité des aliments, le recours à d’autres formes artistiques, le bonheur né de la magie d’une constante nouveauté, mais aussi le soin que prend le cuisinier à transmettre à tous ses recettes dans un langage transparent.

20 • Dans « Woman & Home : la « ménagère », le publicitaire et l’agro-alimentaire », Muriel Cassel-Piccot étudie d’un point de vue sociologique ce que les publicités alimentaires publiées sur un an (2012/2013) dans le magazine féminin Woman & Home révèlent sur la société britannique. Le discours global n’y fait guère preuve d’originalité, nous dit l’auteur : ces publicités montrent en effet le plus souvent des produits manufacturés qui mettent l’eau à la bouche, présentent l’activité alimentaire comme une activité individuelle et individualiste qui permet davantage d’entrer en concurrence que de partager, reflètent une division des rôles masculins et féminins extrêmement traditionnelle et signent aussi le groupe social plus large qu’est la nation à travers l’exotisme de l’autre. Face à ces stéréotypes, le design culinaire y apparaît, en revanche, comme le lieu de l’inventivité.

21 • Maria Merino, dans « L’alimentation et le sourire : la communication corporative chez Danone », examine la campagne publicitaire lancée par Danone en 2013 en plein contexte de crise économique en Espagne sous le titre : « Danone alimente le sourire ». Afin de mieux révéler les changements récents opérés par la communication de ce grand groupe, l’auteure retrace son histoire et montre comment le facteur santé fut longtemps mis en avant alors que c’est aujourd’hui une image globale qui est recherchée, qui concilie qualité du produit et qualité de l’entreprise, Danone ayant misé sur l’émotion, le sourire, la proximité et la confiance en l’avenir.

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AUTEUR

CLAIRE DODANE

Claire DODANE, professeure de langue et littérature japonaises à l'Université Jean Moulin Lyon 3, membre de l'Institut d'Etudes Transtextuelles et Transculturelles (IETT, EA 4186) dont elle a été la directrice (2010-2015) est spécialiste des femmes écrivains du Japon moderne. Elle a, entre autres, publié l'étude Yosano Akiko, poète de la passion et figure de proue du féminisme japonais (POF, 2000), la traduction de nouvelles de la romancière Higuchi Ichiyô (1872-1896) (La Treizième nuit, Les Belles Lettres, 2008) et Cheveux emmêlés (Les Belles Lettres, 2010), traduction intégrale du premier recueil de tanka de Yosano Akiko (1878-1942).

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Eating and Representing: Transcultural Approaches to Practices of Nutrition.

Claire DODANE

1 In the first part of this issue of Transtext(e)sTranscultures we publish papers emanating from the international conference organized by IETT 12th-14th December 2012 at Lyons 3 University.

2 The conference was entitled: “Eating and Representing: Transcultural Approaches to Practices of Nutrition”. The IETT being geographically based in Lyons, a city famous for its gastronomy, the ambition of the organizers was to encourage participants to engage in a shared reflexion likely to create connections with the community; the intervention of several professionals from the world of cuisine during the seminar enriched this transdisciplinary debate. “Reading food and living it” could have also been chosen to designate this conference which discussed the act of eating through its textual representations (literature, film, media, advertisements, tourism-related publications) and through a plurality of different cultures.

3 Numerous specialists from various disciplines came together at the conference -- including colleagues from English Studies, Asian Studies, Hispanic Studies, Mediterranean Studies, French literature, philosophy, history, management, communication studies and even Chinese medicine – to reflect on practices eating and feeding centred on four pre-defined themes: the body, identity , risk and environment, and pleasure in the love of good food. At a point in time when Food Studies are gaining ground in English-speaking countries and when daily news addresses both the pleasures of eating is and at the same time expresses grave concerns over global food risks, we deliberately decided to focus on the fact that eating, a daily necessity but never an innocent deed, is always once hunger is satisfied, a matter of identity, because we just do not eat consume mere nutriments but also representation and imagination.

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Keynote Lecture

4 “La faim comme origine de la parole” (Hunger as the origin of the word) by Jérôme Thélot appropriately reminds us to what extent hunger, “the law of all laws” stands chronologically first as a phenomenon, consequently conditioning any other decision or action. Hunger is not aware of itself, but is felt and this original affect is the necessary condition of all possible knowledge. Philosophically, thinking feeds on by literary representations and calls on “A season in hell” by Rimbaud, The Iliad by HOMER and The Divine Comedy by Dante, all united by the same cry : “I must eat to live”. Once this need is dealt with, thinking can happen.

Identity and Religion

5 The kitchen is the place of invention and re-invention of traditions, the building of national, ethnic, diasporic and community identities. From the acceptance to religious taboos to logics of exclusion, the meal forms the basis and unity of the group that shares it. Advertisements just as tourist literature celebrating the flavours and culinary exoticism of the Others turns gastronomy into the privileged vehicle of stereotypes. The memory of a particular taste transmitted, cultivated and cooked from generation to generation stems from the obvious link between between food and family identity ; As Pierre Bourdieu explains in Distinction: A Social Critique of the Judgement of Taste “having taste, having good taste” is often a matter of identifying oneself with a social class. The notion of norms or identity is similarly present in the relationship between men and women in the face of food. From the wife confined to the kitchen to the Michelin-starred chefs in famous restaurants, it is public-private space that is at stake. the question deals with the private/public spaces, whereas choc ices in advertisements evoke the sexual appetite of the instrumentalized woman that feminists continuously denounce . Different generations do not harbour the same culinary tastes, while at the same time a particular food can provoke nostalgia for childhood or an idealized national identity .

6 “Cacherout en déroute : études de certains comportements remarquables vis-à-vis des lois sur l’alimentation dans le judaïsme en temps de crise” (The retreat from kashrut: reflections on certain instances of remarkable behaviour regarding Jewish dietary laws in time of crisis”) by Hervé Gabrion recounts the singular ways in which individuals or communities apply the diet imposed by normative Judaism and the Bible. He discuses the collective case situation of eighteenth-century Sabbateans in Poland, and the individual case of Isaac Deutscher, known for his biography of Trotsky, two examples that show the difficulty of breaking free from subjugation to the identity cement constituted by laws governing our eating habits.

7 “La cuisine coréenne comme représentation de la communauté nationale : analyse des rapports entre communauté et cuisine dans les films Sikgaek et Sikgaek 2” by Aurélien Pasquier, discusses the archetypal South Korean food, Kimchi, considered a lowly repast until the beginning of the 1960s in South due to its strong smell. Rehabilitated in the 1980s and produced in large quantities in both Korea and Japan because of its beneficial effects for the health. The representation of this highly

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symbolic aliment is analysed through the two parts of the film Sikgaek or Le grand chef and demonstrates the part played by food in the building of national identity.

8 The feeling of belonging to a community also clearly appears in the article “Cuisine chypriote et cuisine grecque” (Cypriot cuisine, Greek cuisine) in which Yannis E. Ioannou reflects on the growing presence in Cyprus of Greek restaurants. More than a mere curiosity or a service for tourists, this implantation seems to underline the unsatisfied dream of union of with Greece.

9 “Jeûner pour une offrande corporelle dans le Deungsinbul (Mi-bouddha , mi-homme) de Kim Dong-Ri” (Fasting for a bodiliy offering in the Deungsinbul (half-Buddha, half-man by Kim Dong-Ri) by Min Sook Wang-Le focuses on the representation of the self- immolation and offering of the body in the short story “Half-Buddha, Half-man” (1961)written by Kim Dong-Ri (1913-1995). The search for Buddhism and food abstinence are at the core of a reflexion starting with autobiographic elements and reaching the final scene of the offering of his human body to Buddha, as an ascetic symbolic of self-renunciation.

10 Jean-Pierre GIRAUD in “Dieux et défunts au Japon : La grande bouffe” (gods and the deceased in Japan: La grande bouffe” dares to draw a parallel with the eponymous film of Marco Ferreri to illustrate the lavish offerings to the gods and the dead in Japan in both Shintoist as Buddhist practices. Rice, salt and sake are laid on ritual trays, offerings often accompanied by tangerines or rice-cakes. The focus here is the origin of such practices that are to be found in the funeral rites of older Japan as well as in the founding myths such as they appear in the eighth-century Kojiki 古事記 (or Records of Ancient Matters).

The Body, Diet, Risk and Health

11 As food scandals and the consequences of pesticides on the environment become more and more common, what, textual, relations do we find between body, food and health? Even if “Organic” food is much publicised today, we may question the array of practices that this planetary notion implies. In particular, we note the development of information relating to risks (television programmes, publications, blogs). Facing the world-wide circulation of food, its mass importation, its increasingly distant and complex origins, there arise desires and discourses on the local and the authentic that are the particularities of local culture. Diets travel too, that of from the South-West Franc to Okinawa’s . Slow food, street food, fast-food and Mac’baguettes , local/global/ glocal, quantity/quality all imply a particular relationship to globalization and the desire for “real” taste.

12 Discourses encourage, dissuade/forbid the eating of such and such a food. Medicines and media play an important part with injunction varying from one culture to another, or from one period to another in the same country. Eating, meeting, self-respect, losing weight, gaining weight, obesity/anorexia, desire for life or death: images of the self and diets, moderation and excess rule our physical and psychological life. The refusal to eat can also be considered a form of resistance, whilst loss of appetite often is the sign of a depression. It is also the case with consumption of alcohol.

13 “Se nourrir des souffles et des saveurs: la diététique de la médecine chinoise” (Breathing and eating: Alimentology in Chinese medicine) by Eric Marié,

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14 teaches us that Chinese dietetics is based on an individualization of the prescription, without regard to an a priori distinction between beneficial and harmful aliments. Treatment is thus founded on the complex nature of energies and flavours and the benefits of certain combinations, revealing the particular way in which the Chinese medicine perceives the human physiology. The author retraces the origin and histories of Chinese alimentology before offering a synthesis of the main principles that inform contemporary practice.

15 In “Le mythe du regime crétois” (The myth of the Cretan diet) Sophie Coavoux deconstructs the process of the idealization of Mediterranean diet, and its vaguely defined yet unanimously heralded, and heterogeneously understood, virtues. Is the Cretan diet a medical ideal, a merchandising concept, a pedagogical tool or a proven alimentary practice? Texts emanating from very varied fields provide a means of understanding the construction of this myth .

16 Emmanuelle Romanet in “Politique et alimentation: l’allaitement, une préoccupation ancestrale du pouvoir” (Politics and nutrition: Breast-feeding, an ancestral concern of Power) provides a historian’s analysis of breast-feeding in France over the centuries. The system of wet-nurses has a most important place in a reflexion that also covers the issue of the status of the child.

Gastronomy, Pleasures of Eating, and Communication

17 The moment of the meal with family, friends or colleagues constitutes a privileged time for social bonding and conviviality.

18 From the feasts of the ancient Greece that were the landmarks of intellectual life to those of ancient China, via the contemporary banquets, all cultures associate feasting with pleasure and partying. To each, of course, their own idea of luxury. Wine, sake, beer, ouzo have long been celebrated in texts. In their aesthetic quest, cook associate the quality of presentation with gastronomic finesse, whereas the picnic represents pleasure in simplicity. From the bitter to the crisp, the writings on food have played on the language of flavours and consistencies; the memory too can be associated with these lessons in hedonism, while the ritual of meal and sharing food is one of the key phases of seduction. European advertisements are a perfect example of the associations between culinary indulgence, sexuality and eroticism. What about other cultures? Children’s literature often grants a large part to the oral desires, the longed-for food appearing side by side with the fear of being eaten. If the origin of the names for foods testify to long-standing global flow of flavours, one must question present-day homogenisation of eating.

19 In “Gastronomie et manièrisme: l’art de manger en France à partir du XVIII° siècle ” (Gastronomy and mannerism: The art of eating in France from the eighteenth-century onwards), Lawrence Gasquet discusses about the beginnings of French intellectual and aesthetic interest concerning the judgement of taste and the legitimacy of food as an artistic material. The article particularly explores the works of Antonin Carême (1783-1833), an creator-chef of architectural pastries who resolutely turned modern cooking into gastronomic refinement gastronomy and transformed the turned aliment into trope.

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20 Geneviève Lheureux in “Banquets et anti-banquets dans l’oeuvre shakespearienne” (banquets and anti-banquets in the works of Shakespeare) offers a re-reading of Shakespeare’s main texts through the elements connected to food and meals and compares them to various alimentological texts of the Elizabethan period . This analysis makes possible a panorama of alimentary practices in the seventeenth century, especially those of festive meals, more numerous on stage than everyday meals and reveals how the natural act of eating becomes an anti-natural act of transgression .

21 In “Cet abject objet du désir : nourriture en anamorphose dans The Hours de Michael Cunningham et l’adaptation filmique de Stephen Daldry” (This abject object of desire: Food and anamorphosis in The Hours of Michael Cunningham and it cinematographic adaptation by Stephen Daldry), Catherine Delesalle compares the novel The Hours (1998) by Michael Cunningham and its film adaptation (2002) by Stephen Daldry so as to decipher the part played by food on the same crucial day lived differently lived by three women. Symbolic of their way of being (ill at ease) in the world, of their affective relationships and of their relation to creation, food takes differing functions that balance between the drive to live and the drive to die.

22 Paloma Otaola in “Cuisine et Bonheur : la philosophie de Ferrian Adrià” (Cuisine and happiness: The philosophy of Ferrian Adrià) relates the approach of this chef who is so emblematic of contemporary Spanish cuisine. Various elements explaining the world- wide success of this great chef are examined: his biography, the mediatisation, the revolutionary aspect of his approach to cooking by deconstructing, the Spherification technique, the principle of balancing aliments, the recourse to other artistic forms, the happiness born of the magic of constant novelty, but also the care taken by the chef in transmitting his recipes in a clear language.

23 In “Woman & Home : la “ménagère”, le publicitaire et l’agro-alimentaire” (Woman & Home: The “housewife”, the advertiser and the food processing industry) Muriel Cassel- Picot analyses advertisements appearing in Woman and Home over the space of a year, to reveal what we can learn about British society. Globally the discourse to be found in these texts does not show much originality, the advertisement mainly showing manufactured products that make one’s mouth water, depict the alimentary activity appear as individual and individualistic one that allows one to compete rather than share, and represents an extremely traditional partition of masculine and feminine roles and presents the larger social group that is the nation via an exoticisation of the Other. However, in the face of such stereotypes, culinary design appears as a space of inventiveness.

24 Maria Merino in “L’alimentation et le sourire : la communication corporative chez Danone” (Feeding the smile: Danone’s corporate communication) examines the “Danone feeds your smile” advertising campaign launched by Danone in 2013 during Spain’s economic. Pointing out the recent changes in the communication strategy of this important firm, the author relates its history and notes that the health factor was in the past a leading argument whereas now a what is favoured is a global image reconciling the qualities of the product and the firm, with Danone opting for emotion, the smile, proximity and confidence in the future.

25 Traduit du français par Paul SOLLY et Gregory LEE

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AUTHOR

CLAIRE DODANE

Claire DODANE, professeure de langue et littérature japonaises à l'Université Jean Moulin Lyon 3, membre de l'Institut d'Etudes Transtextuelles et Transculturelles (IETT, EA 4186) dont elle a été la directrice (2010-2015) est spécialiste des femmes écrivains du Japon moderne. Elle a, entre autres, publié l'étude Yosano Akiko, poète de la passion et figure de proue du féminisme japonais (POF, 2000), la traduction de nouvelles de la romancière Higuchi Ichiyô (1872-1896) (La Treizième nuit, Les Belles Lettres, 2008) et Cheveux emmêlés (Les Belles Lettres, 2010), traduction intégrale du premier recueil de tanka de Yosano Akiko (1878-1942).En

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Texte inaugural

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La faim comme origine de la parole

Jérôme THELOT

Une dernière visite fut rendue aux nids d’albatros sur le petit plateau onduleux, parmi les touffes d’herbe, les plaques de neige et les mares gelées. […]. Très souvent, un des parents veillait auprès du nid. Cela ne nous réjouissait guère d’attaquer ces oiseaux ; mais la faim ne connaît pas de loi, et puis ils étaient d’un goût si agréable et contribuaient si bien à nous rendre des forces que chaque fois que nous venions à en tuer un, notre remords s’en trouvait singulièrement diminué.1

1 La faim ne connaît pas de loi — Shackleton, revenu de son exploration du pôle Sud, est de ceux qui l’ont dit mieux que d’autres — parce qu’elle est la loi de toutes les lois. La faim précède chronologiquement et phénoménologiquement toutes les lois possibles, puisqu’elle est leur condition originaire. Elle conditionne toute loi et n’en connaît aucune, étant l’archi-loi qui ne connaît qu’elle même et ne veut rien savoir d’autre. La faim ne veut rien savoir en particulier de ce que sait, quant à lui, le remords de Shackleton et de ses hommes, quand, explorateurs affamés, ils tuent les jeunes albatros sur la banquise, pour ne pas mourir de faim. À proprement parler, elle ne peut rien savoir d’autre, ne pouvant d’abord que se savoir elle-même. Et encore faut-il dire que ce savoir d’elle-même auquel elle est vouée n’est en vérité pas un savoir : car la faim ne se sait pas, elle s’éprouve ; elle n’est pas un savoir, mais un affect. C’est comme affect originaire qu’elle est l’archi-loi de toute loi et la condition de tout savoir possible. En l’occurrence, la faim est aussi la condition du savoir anthropologique et philosophique, lequel peut bien la perdre de vue, la méconnaître ou la dissimuler, mais ne peut pas faire qu’il ne s’origine en elle. La faim est non pas le commencement de la philosophie mais la plus ancienne passivité conditionnant tout commencement intellectuel, ou culturel, ou symbolique possible. De sorte que l’étonnement auquel la philosophie a pu identifier son commencement vient d’un oubli, l’oubli de cet affect en la profondeur duquel toute pensée et toute symbolisation sont précédées. Étonnant oubli ! Si le philosophe qui s’étonne d’être, et qui s’étonne de l’Être, ne sait pas que cet étonnement est conditionné par l’affect originaire de la faim, c’est en vertu d’une situation qui alimente (c’est le cas de le dire) son savoir et sa capacité de savoir, situation qu’on nomme la satiété. L’oubli de la faim est la satiété, laquelle est la situation du philosophe, de l’anthropologue, de l’interprète des symboles et des rites, dont le savoir méconnaît la faim en laquelle pourtant son savoir s’origine.

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2 La recherche ici entreprise — sur la symbolique des arts culinaires — ne peut avancer que si les chercheurs ont le ventre plein, assez plein du moins pour oublier la faim, pour que la pensée librement avance. C’est un enseignement important de l’exploration du pôle par Shackelton sonné au travail intellectuel : de même que l’exploration du pôle vire en chasse aux albatros, la faim s’y substituant à la découverte escomptée, et s’imposant comme la véritable aventure aussi ancienne qu’inattendue, de même le travail intellectuel rencontrera bientôt, quand les chercheurs sentiront au ventre une fringale qui les empêchera de réfléchir, sa condition de possibilité — car il faudra bientôt manger. Exploration et recherche se reconnaîtront subordonnées à l’heure de leur renoncement respectif : quand il faudra que la science abdique, quand il faudra poser la plume pour un repas, parce qu’il faut manger pour vivre. La faim s’exécute ainsi au revers de la recherche — exploration ou colloque — comme la sensation d’un il faut, à laquelle elle devra céder. D’où la nécessité maintenant de réfléchir un peu sur cet il faut antérieur au repas, sur cet affect primordial de la faim non symbolique, non verbale, non culturelle, antérieure à tout langage et hétérogène et à toute institution.

L’affect originaire

3 Rimbaud, Une saison en enfer : Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.2

4 Cette phrase, la première d’Une saison en enfer, l’une des plus belles qui soient parmi les phrases de Rimbaud, précipite d’un coup l’unité fondamentale du moi, de « ma » vie, de cette « vie » mienne, et du « festin » qu’elle était. Que ma vie fût un festin, cela veut dire que la relation entre moi et ma vie, entre ma vie et moi, était une relation d’immanence et d’intériorité réciproque. Moi-même intérieur à ma vie et ma vie intérieure à moi-même, cela se produisait selon la pure immédiateté d’une faim heureuse — un « festin » —, laquelle est le bonheur premier. Jadis, ma faim était comblée, j’étais la faim comblée, c’était le bonheur et c’était la vie, cette vie mienne, identique au bonheur de vivre.

5 Inversement l’enfer, comme dit Rimbaud, c’est la faim quand elle n’est pas comblée, ou plus comblée, ou donc le malheur. De sorte que l’entreprise du poète passant « une saison en enfer » se décrit comme suit : « J’ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit ». Le poète recherche de ce qui est perdu quand la faim n’est pas comblée et quand l’appétit s’absente, une recherche plus exactement de l’« appétit » quand même le festin perdu se retrouverait. Si non seulement l’enfer est la faim, mais si en outre la clef cherchée par le condamné est celle qui lui rouvrirait l’appétit, alors ce damné vit la contradiction la plus grande. C’est à la faim qu’il est condamné puisqu’il a perdu le festin ancien, mais c’est à l’« appétit » qu’il consacre sa recherche : sa condamnation, c’est que son besoin est clivé, que son appétit manque à sa faim, qu’il a faim de la faim qu’il n’a plus.

6 Jadis, sa vie était la sienne, et réciproquement son soi était sa vie, et c’était cela le « festin », cette coïncidence originaire du soi et de la vie, cette épiphanie réciproque du soi comme vie et de la vie comme soi. Quel « festin », le festin de la vie ! La vie est le bonheur avec lequel la subjectivité se donne à elle-même comme comblement de sa faim. La vie est la donation réciproque de la faim et de son comblement, est la venue à soi de la subjectivité en tant que cette donation. Si je me souviens bien, ma vie était cette

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faim qu’elle ne peut pas ne pas être, cette faim dans laquelle le vivre s’accomplit, inépuisable, « où tous les vins coulaient », et surabondante, « un festin », qui donnant satisfaction à ma faim lui donnait conjointement de s’augmenter elle-même. La vie comme festin est l’accroissement réciproque du rassasiement et de la faim : plus j’étais rassasié plus j’avais faim, plus j’avais faim plus j’étais rassasié.

7 Voilà pourquoi, a contrario, la définition de l’enfer que Rimbaud donne est rigoureuse, rigoureusement phénoménologique : l’enfer est la faim clivée, celle non seulement qui n’est pas comblée mais qui manque d’appétit, la condamnation à vivre hors du « festin » de la vie. L’enfer est un clivage de la subjectivité. Car que « Ma vie fût un festin », cela veut dire : d’abord il n’est de faim que mienne, et il n’est de moi que d’abord faim. Autrement dit, la faim est l’affect originaire dans la révélation duquel la subjectivité parvient à soi, le mode premier de la venue à soi de la subjectivité. L’archi- donation en laquelle se produit la subjectivité est l’apparaître à soi de la faim. La subjectivité n’est pas une substance parce que la faim n’en est pas une, elle est un apparaître affectif. « Jadis, si je me souviens bien » : la faim est antérieure à toute substance, à toute conscience, à toute identité comme à toute liberté, a fortiori elle est antérieure à toute culture, à toute élaboration symbolique, et à proprement parler elle n’est rien d’historique, car me donnant à moi-même elle m’a toujours précédé, plus vieille que moi qui la souffre depuis toujours qu’elle m’advient. Elle n’est en effet pas, au sens où moi je finis par être, car elle donne : elle me donne à moi en se donnant avant toute autre phénomène et en particulier avant tout langage et avant toute mémoire. Si je me souviens bien, jadis, dans un passé plus lointain que tout passé, avant les jours dont je me souviens, avant la mémoire avec laquelle mes souvenirs remontent aux jours mémorables, si je me souviens bien, donc, autrement que selon la mémoire, autrement que selon les représentations, si je me souviens d’un immémorial qui est l’émotion essentielle à laquelle je suis dû — ma vie était un festin. Et cet archi-passé dans lequel j’éprouve le festin de ma faim, cet immémorial irreprésentable dans l’émotion duquel, toujours, elle m’arrive, c’est son mode propre d’apparition. Elle m’a toujours déjà atteint anhistoriquement d’une atteinte me livrant à moi-même : j’ai faim donc je suis.

L’Il me faut

8 Homère, L’Iliade : Car même Niobé aux beaux cheveux a songé à manger, Elle à qui douze enfants dans sa maison périrent, Six filles et six fils à la fleur de leur âge. Eux, Apollon les tua avec son arc d’argent Dans sa colère contre Niobé ; elles, Artémis qui aime les flèches. C’est qu’elle s’était égalée à Lèto aux belles joues, Disant ‘’elle a deux enfants ; moi, j’en ai enfanté beaucoup’’. Et ces deux, quoiqu’ils ne fussent que deux, les ont fait tous mourir. Eux neuf jours furent gisants dans la mort ; nul ne vint Les enterrer. Les gens étaient devenus des pierres par le vouloir de Zeus. Et eux le dixième jour furent ensevelis par les dieux du ciel. Mais elle a songé à manger, quand elle fut fatiguée des larmes.3

9 Que Niobé qui a perdu ses douze enfants vienne, ayant faim, à manger, et ainsi à oublier ses fils, ses filles, et ses larmes, c’est la pire misère selon Homère, qui en éprouve autant d’amertume que de sollicitude. La faim est la pire misère car elle prive de tout, même de pouvoir endurer la misère. Et même de Niobé la faim a congédié la douleur. Cette

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pire misère n’a rien à voir avec la guerre sévissant alentour. Ce n’est pas que les enfants de Niobé furent tués en temps de guerre, qui dernièrement importe. Ce ne sont pas les horreurs de la guerre qui inspirent ici la dernière amertume, c’est cette servitude pire que la guerre et si accaparante que s’y oublient même ses horreurs, c’est ce pire malheur d’oublier le plus intime malheur. L’amertume d’Homère a pour motif, non la violence ni la mort, mais l’indifférence à la violence et l’infidélité aux morts, et que même Niobé ne soit pas digne de sa souffrance. La souffrance humaine est sans grandeur, si la force de la faim est plus envahissante que l’empire de la guerre, si la nécessité de manger est plus contraignante que le deuil des enfants. La question de savoir si vraiment la faim est ignoble autant qu’elle est humiliante, si vraiment Niobé s’avilit d’y perdre sa douleur, ou si ce n’est pas, au contraire, le comble de l’humain qui lui arrive avec cette faim — qui la soustrait pourtant à ses devoirs de mère —, cette question est morale comme celle de la guerre. Mais la méditation de Homère, ici, n’est pas d’abord morale ni politique. Suivre Homère, c’est approcher la nécessité antérieure à toute histoire et conditionnant celle-ci, extérieure à toute politique et où celle-ci a son fondement, cette nécessité absolue, transcendantale, qui est l’il faut manger radicalement subjectif. La pire misère est l’originaire, celle selon Homère de la persévérance du vivant dans sa vie, du vouloir-vivre de sa persévérance. Niobé apparaît à Homère et s’apparaît à elle-même dans sa soumission irrémissible à cette « force » qui se veut elle-même, et qui la veut, que Spinoza appellera le conatus essendi, et Schopenhauer le vouloir-vivre. Mais cette soumission est son assujettissement : elle s’y trouve comme sujet. La « force », à la fois antérieure et immanente à Niobé, à laquelle elle ne peut que se soumettre, et qui, se la soumettant, la donne à elle-même, est l’archi-subjectivité. L’il faut manger, cette pire misère suscitant l’amertume et la sollicitude du poète, cette nécessité plus ancienne que la morale et que la politique, cette force d’avant même le langage, est l’il faut de Niobé, où celle-ci vient à elle-même. Autrement dit, l’il faut est nécessairement d’un sujet : c’est un il « me » faut. Non seulement la faim ne s’impose que pour autant qu’elle arrive à quelqu’un, mais elle le fait du dedans de son essence, selon une arrivée qui lui est totalement immanente, non pas du dehors de ce qu’il serait sans elle, comme s’il pouvait ne pas lui être assujetti, mais comme l’épreuve qui le produit et lui est identique. Il faut manger pour vivre, signifie : il me faut manger, c’est ainsi que je vis ; ou identiquement : il me faut vivre, c’est ainsi que j’ai faim.

L’Il me faut parler

10 Rimbaud, Fêtes de la faim : Ma faim, Anne, Anne, Fuis sur ton âne. Si j’ai du goût ce n’est guères Que pour la terre et les pierres. Dinn ! dinn ! dinn ! dinn ! je pais l’air, Le roc, les terres, le fer.

11 Si la faim est l’affect non seulement originaire, mais aussi subjectivant, alors il convient sans doute de la décrire comme l’événement même de la vérité. Or c’est ce que fait Rimbaud dans ce petit poème.

12 « Fuis sur ton âne ». Qu’il faille que la faim fuie, c’est d’abord conforme à ce qu’a dégagé la description précédente. Car fuir signifie disparaître, et il faut en effet que la faim

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disparaisse dans son retournement en satiété. C’est même précisément là son mode d’apparition, cet il faut disparaître dans un repas où elle doit fuir : l’apparaître de la faim est ce vouloir intérieur, pathétiquement éprouvé, de sa disparition. Mais il y a aussi autre chose, et c’est l’apport du poème qu’il force ici la pensée à s’y reprendre : car fuir signifie également échapper (à un danger, à un poursuivant), décamper pour se garder sauf, fuis sur ton âne signifie donc : fuis ce repas qui te menace, évite cette satiété où tu disparaîtrais, garde-toi de manger. De sorte que celui, dans ce poème, qui parle à sa faim comme d’autres parlent à leur âme : « Ma faim, Anne, Anne », et qui lui parlant de cette façon se parle, ce poète qui se rejoint dans cette faim qu’il éprouve, mais qui, cependant, dans ce rapport verbalisé à soi, dans cette adresse réflexive, s’établit aussi comme une conscience de sa faim, une conscience autre que sa faim dont elle est conscience, ce poète par conséquent divisé d’avec soi, clivé entre d’une part sa faim et d’autre part sa conscience, d’une part son affect et d’autre part sa verbalisation, réclame de sa faim d’un seul coup deux choses contraires : fuis dans le repas où disparaître, et fuis le repas pour apparaître . Or cette double injonction en une seule formule ambiguë est la verbalisation du mouvement dont toute faim est faite, du mouvement de sa disparition dans le repas et de sa réapparition dès la satiété, de la fuite du besoin dans le manger et de la fuite de la satiété dans le besoin ; si bien que ce que l’injonction contradictoire de la conscience à la faim comprend de celle-ci, c’est cet accomplissement de la faim comme telle, son mode propre de manifestation, cette alternance sienne de la souffrance et du bonheur. Fuis sur ton âne, veut dire : disparais- apparais, mange-ne-mange-pas. De sorte que la leçon de ces vers, c’est que la conscience tient à la faim : elle en recueille la phénoménalité, elle en verbalise synthétiquement le mouvement alternatif, et elle en réclame la persévérance. La conscience tient à la faim non seulement comme à ce dont elle est conscience, mais comme à ce qui la conditionne dans son ambiguïté propre. Cette thèse donc s’impose : la faim est l’origine de la conscience, l’affect fonde la verbalisation, l’épreuve affective de soi est la condition transcendantale du rapport symbolique à soi.

13 Il y a donc une poïétique de la faim, en un sens fondamental. La faim essentiellement fait parler, elle est cela qui fait parler. L’expérience capitale d’Arthur Rimbaud n’est pas en profondeur d’avoir connu la faim et d’avoir connu la soif (vraisemblablement dès la prime enfance par des frustrations oubliées, ensuite quand sa mère l’aura châtié par des privations de repas, puis dans ses fugues où sa fatigue creusait sa marche, et à Londres faute d’argent, et toujours jusqu’à la fin de par le monde), mais d’avoir reconnu que la faim est la vérité. Autrement dit, Rimbaud a su — et a su dire — que la faim est l’archi-relation à soi de la subjectivité en laquelle celle-ci se manifeste, d’abord selon l’affect corporel, ensuite selon la conscience verbale. La faim est la vérité, cela signifie : c’est sur le fond de la faim et surdéterminé par elle que ce qui advient peut advenir, du corps ou de la conscience ; et le langage lui-même, et l’histoire et la symbolicité ont dans cette épreuve originaire leur condition de possibilité la plus essentielle. C’est parce que la faim est ce qui fait parler qu’on appelle « nourrisson » le nouveau né, qui se fait connaître par ses cris de faim : si le nourrisson est l’être parlant, c’est comme parlant de sa faim. Ainsi, l’obéissance à la nécessité s’accomplit poïétiquement, et ne peut pas ne pas le faire. L’épreuve de l’affect s’exécute comme expérience de la conscience. La venue à soi de la subjectivité dans l’il me faut devient représentation de soi comme affamé. Le pathos tourne en signes, en allégories, et l’intériorité de la faim s’extériorise en langage. L’il me faut veut dire ; et il veut dire ceci : il me faut dire.

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Le mangeable et l’immangeable. Du monde

14 Dante, La Divine Comédie, « L’Enfer », Chant trente-troisième : De son repas féroce il retira la bouche, Ce pécheur, et l’ayant essuyée aux cheveux Du crâne qu’il avait par derrière entamé, Il commença.4

15 Dans son trou du neuvième cercle de l’Enfer, Ugolino, pour parler, doit soulever de son repas sa bouche, cette bouche formidable par laquelle Dante est si fasciné qu’il ouvre avec elle le premier vers du Chant : « La bocca sollevo dal fiero pasto ».

16 Car comme on sait, ce repas qu’Ugolino suspend consiste à ronger, « au point où le cerveau se relie à la nuque », son bourreau Ruggieri, parce que celui-ci, sur terre, lui avait infligé un supplice épouvantable dont Dante consigne le récit. Ugolino réduit à sa bouche, le récit de ses malheurs procède d’une oralité saturée : parole prise au repas, expression avérant sa continuité avec la manducation, extériorisation verbale d’une consommation charnelle. La bouche ne cesse pas d’être première dans la parole comme dans le repas, dans l’évocation du supplice comme dans la dévoration du bourreau. Donc ce supplice, on le connaît, la bouche d’Ugolino le raconte.

17 Enfermé avec ses enfants dans la Tour de la Faim, Ugolino a rêvé que Ruggieri, avec ses chiens, chassait un loup et ses louveteaux, il s’est mordu les poings, il a entendu ses enfants lui proposer qu’il les mange, il les a vus mourir de faim l’un après l’autre, il est devenu aveugle, il les a pleurés, et il les a touchés dans l’ombre de la Tour : « Et puis ce que la douleur ne put, la faim le put » (« Poscia, piu che ’l dolor, poté ’l digiuno »). Or ce vers, le plus ambigu et l’un des plus fameux de La Divine Comédie, dit à la fois et indécidablement qu’Ugolino mourut de faim (d’une faim plus cruelle que sa douleur) et qu’il mangea ses enfants (d’une faim que même sa douleur n’aura pu retenir), sans qu’une hypothèse jamais puisse l’emporter sur l’autre, ni une certitude s’ensuivre. Borges a parlé avec justesse de cette ambiguïté, du point de vue de la narration et de la littérature, en faisant valoir qu’elle donne au texte sa profondeur et son pouvoir sur l’imagination du lecteur5. Mais c’est sur un autre plan qu’il faut trouver la grandeur du texte. Le poème de Dante est grand parce qu’il montre droitement la bouche — la bocca — et que toute ambiguïté se ressource en celle-ci, la bouche ouverte d’abord dans la Tour de la faim, puis dans le trou du neuvième cercle de l’enfer, ensuite dans le récit de la victime retournée en bourreau, et enfin dans le poème. C’est par la bouche que tout vient et revient : le récit d’Ugolino et le récit de Dante, le supplicié se mordant les poings et mangeant une cervelle, la victime dévorée par sa faim et dévorant son bourreau, la parole des enfants qui meurent de faim et celle des damnés dont la faim ne meurt jamais. Dans la bouche qui parle et qui mange, qui parle comme elle mange, qui se tait quand elle mange et mange quand elle se tait, dans cette bouche non par hasard mais par essence le premier mot du poème, ce que Dante entend et fait entendre c’est la jonction originaire de la parole et de la manducation, plus exactement leur continuité phénoménologique à partir de la même faim, où l’une comme l’autre trouve sa nécessité.

18 Ugolino — ou donc Dante, comme Rimbaud — parle d’une parole provenant du fonds même de la nécessité : il lui faut parler, il ne peut pas ne pas le faire, et c’est donc de l’il me faut qu’il lui faut parler. Robert Antelme, revenu des camps de la mort, a dit cette

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intrication, dans la bouche, de la faim et des mots. Il est permis de citer son livre après ceux de Rimbaud et de Dante : Quand je n’ai plus rien eu dans la bouche, le vide a été insupportable. Encore, encore ; le mot a été fait pour la langue et le palais ; encore une bouchée, encore une bouchée, il ne fallait pas que ça s’arrête, la machine à broyer, à sentir, à lécher était en marche. La bouche n’avait jamais éprouvé comme à ce moment-là qu’elle était une chose qui ne pouvait pas être comblée, que rien ne pouvait lui servir une fois pour toutes, qu’il lui en faudrait toujours.6

19 Car le supplice des camps de la mort est le même que celui de la Tour de la Faim, le même que celui dont sont morts tous les morts de faim de l’histoire universelle : c’est le tourment de la chair privée de s’oublier, à laquelle on a retiré le monde qui la nourrirait, autrement dit le supplice, exactement, de la vérité.

20 Ugolino a peut-être mangé ses enfants, peut-être pas. Mais ce qu’enseignerait une certitude à ce propos serait moins utile que ce qu’enseigne cette incertitude. Car celle- ci donne à penser la possibilité qu’il les ait mangés, et cette possibilité elle-même est la définition du « monde » tel qu’il vient à la faim. Le monde en effet est ce qui vient à la faim, le monde vient si nécessairement à la faim que celle-ci le trouve même dans la Tour où les prisonniers sont enfermés, elle le trouve parce qu’il le lui faut, en dépit de la prison et de l’impossibilité de s’évader, en dépit des interdits et des remords, en dépit de tout, elle le trouve comme cette nécessité de s’oublier, de disparaître sans mourir, dans n’importe quoi qui la délivre de soi. Ugolino, sa bouche, doit trouver le monde même dans sa Tour, le monde comme cette possibilité de manger (même ses propres enfants). Robert Antelme, de même, observant parmi les détenus l’un de ceux qui ont pu se restaurer, dont le corps a donc des rondeurs, note aussi sobrement que le ferait Dante : « On pourrait sans doute manger un homme tel que celui-ci. » Mais Ugolino, en revanche, ne peut pas manger les pierres de sa prison, comme Robert Antelme ne peut pas manger l’air de son camp : « Les dents mâchent l’air et la salive. Le corps est vide. Rien que de l’air dans la bouche, dans le ventre, dans les jambes et dans les bras qui se vident. » Les pierres et l’air sont immangeables, comme le fer chez Rimbaud, comme les poches du manteau chez Knut Hamsun, comme les chaussures de Charlot dans le film de Chaplin.

21 Or cette différence entre le mangeable et l’immangeable, entre l’impossibilité de manger les poches de son manteau et la possibilité de manger ses propres enfants, cette différence est la condition sous laquelle le monde se produit, est la possibilité originaire du monde, et du coup sa définition phénoménologique rigoureuse. La différence entre mangeable et immangeable est la différence première à partir de laquelle les autres différences — historiques, langagières, culturelles — se constituent. Et d’abord elle détermine la distinction entre l’intérieur et l’extérieur, entre le corps propre et le dehors. Car le corps propre, même quand la faim crée à tout prix du mangeable, lui- même demeure immangeable, — c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il est possible de torturer par la faim. Si Ugolino a mangé même ses enfants, ensuite il n’aura pourtant pas pu se manger lui-même, et c’est cette impossibilité qui fit sa condamnation. On sait que Diogène, s’adonnant à la masturbation sur la place publique, expliquait à raison : « Ah ! si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim.7 » De même, Robert Antelme : « Je mâche, je mâche, mais soi, ça ne se mâche pas. Je suis celui qui mâche, mais ce qui se mâche, ce qui se mange, où cela existe-t-il ?8 »

22 Les différences culturelles, celles qu’élaborent les sociétés au gré de leurs histoires, celles dont l’art culinaire est la mise en œuvre, distribuent le mangeable et

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l’immangeable selon des intérêts réels et imaginaires, selon des interdits et des mythes, selon des conditions environnementales et des projets sociaux, des anticipations et des craintes, des héritages et des situations, des représentations et des tabous, de sorte que se distingueront aussi, dans chaque société ou micro-société, les gras et les maigres, ceux qui ont droit à ce qui se mange et ceux qui n’y ont pas droit, ceux qui nomment les différences et ceux qui les subissent. Gras et maigres, repus et affamés, gloutons et gourmets, boulimiques et anorexiques, mangeants et mangés, jeûneurs et consommateurs, etc., apparaissent dans le monde avec les différentes pratiques alimentaires, sur le fonds de cette différence initiale entre mangeable et immangeable, elle-même ramifiée par les différences sensibles qu’éprouveront les individus, le doux et l’amer, le gluant et le croustillant, l’excitant et l’émollient, le digeste et l’indigeste, etc. Quand donc le Tentateur — ce sera mon dernier exemple —, dans l’Évangile de Matthieu, demande au Christ qui a jeûné au désert pendant quarante jours, de prouver qu’il est Dieu en métamorphosant les pierres du désert en pains, il lui suggère d’abolir cette différence fondamentale, instauratrice, entre mangeable et immangeable, il tente de ruiner la poïétique de la faim : il veut défaire, avec la faim, la possibilité même du monde9. Le refus que lui oppose le Christ vient de la conscience de celui-ci, de la valeur absolue de la faim. Car on le sait, l’homme ne se nourrit pas que de pain.

NOTES

1. Sir E. Shackleton, L’Odyssée de l’ ‘Endurance’, Texte français de M.-L. Landel, Éditions Phébus, 1988, p. 197-198. 2. Rimbaud, Une saison en enfer, Œuvres complètes, Gallimard, Pléiade, 1972, p. 93. 3. S. Weil, L’Iliade ou le poème de la force, Œuvres, Gallimard, Quarto, 1999, p. 534. (Il s’agit de la traduction du chant XXIV, v. 602-613.) 4. Dante, La Divine Comédie, Traduction par H. Longnon, Garnier, 1966, p. 163. 5. Jorge Luis Borges, « Le faux problème d’Ugolin », Neuf essais sur Dante, Traduction de Fr. Rosset, Gallimard, « Arcades », 1987. 6. Robert Antelme, L’Espèce humaine, Édition revue et corrigée, Gallimard, Tel, 1993, p. 112-113. 7. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Traduction de M.-O. Goulet-Cazé, Le Livre de poche, 1999, p. 736 (voir aussi p. 722). 8. L’Espèce humaine, op. cit., p. 144. 9. Matthieu, IV, 1-3.

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RÉSUMÉS

La faim est l’affect originaire en lequel la subjectivité arrive à soi ; elle est l’archi-fonds indubitable antérieur à la réflexion de la conscience, la loi antérieure à toute loi, l’anhistorique épreuve de soi par laquelle est fondée l’histoire elle-même. Ainsi convient-il de la décrire sous le titre d’Il me faut, comme la condition transcendantale en laquelle trouvent leur possibilité le langage et le politique, l’intentionnalité et le monde. Ce sont les poètes et les romanciers qui donnent accès à cette pensée de la faim comme origine de toute parole.

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Marqueurs identitaires et religion

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Cacherout en déroute :Étude de certains comportements remarquables vis-à-vis des lois sur l’alimentationdans le judaïsme en temps de crise

Hervé GABRION

1 Le terme hébreu Cacherout, qui dérive du mot cacher (« propre à la consommation »), désigne habituellement l’ensemble des règles qui régissent l’alimentation dans la Bible et dans le judaïsme normatif, c’est-à-dire rabbinique. Il inclut de très nombreux interdits ou restrictions alimentaires tels que la consommation de sang (ce qui induit toutes sortes de règles concernant l’abattage des animaux), le mélange de lait et de viande, auxquels il faut joindre les règles associées à certaines fêtes, comme la consommation de pain sans levain lors de la Pâque. On doit encore ajouter certains rites liés à l’alimentation tel le jeûne (dont le plus connu est celui du jour du « Grand Pardon », Yom Kippur).

2 C’est peu de dire que « jusqu’à nos jours, la cacherout a été l’une des pierres de touche de l’observance juive et l’une des marques indubitables de l’identité juive ».1 Pourtant, plusieurs mouvements importants du judaïsme moderne tels que le judaïsme réformé en Allemagne puis aux Etats-Unis au 19e siècle et le judaïsme libéral en France au 20e siècle ont rejeté ces lois et coutumes alimentaires, qui sont par ailleurs ignorées de nos jours par une grande partie des Juifs en général.

3 Notre contribution au présent colloque de l’IETT « Manger, représenter : approches transculturelles des pratiques alimentaires» s’attachera à analyser, au travers de témoignages écrits provenant de différents moments de l’histoire des Juifs, plusieurs cas d’attitudes exceptionnelles, et à donner à comprendre pourquoi il n’a pas été si facile pour certains groupes – dans des périodes de grand stress ou d’emballements hystériques comme ce fut le cas dans certaines communautés juives avec l’apparition de mouvements messianiques aux 17e et 18e siècles – aussi bien que pour des individus –

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à l’occasion par exemple d’une rupture brutale et extrême avec l’orthopraxie religieuse, comme l’illustre l’abandon douloureux (au moins sur l’instant) de sa vie de jeune Hassid par le futur historien marxiste du communisme soviétique et biographe de Staline et Trotsky, Isaac Deutscher – de s’affranchir complètement de cet assujettissement à des lois alimentaires qui constituaient le meilleur ciment identitaire.

4 Il s’agit d’une certaine manière de donner la mesure « en négatif », si j’ose dire, du poids que ces interdits ou restrictions ont eu à un niveau tant collectif qu’individuel dans un passé pas si éloigné, alors que les conditions politiques, sociales et surtout culturelles ne permettaient pas encore, comme c’est le cas aujourd’hui, de les enfreindre aisément, ou en tout cas d’envisager à la légère de les enfreindre.

Un cas collectif du 18e siècle : les Sabbatéens de Pologne

5 Que l’on ait pu considérer les personnes de Sabbataï Tzevi, qui se déclara comme Messie en 1666 pour se convertir à l’islam peu de temps après, ou encore de Jacob Frank, qui se considérait comme sa réincarnation et se convertit en 1759 au christianisme, comme des charlatans et des manipulateurs, voire des monstres, n’a pour nous aucune importance. La donnée essentielle en ce qui les concerne est qu’ils ont été suivis, y compris jusque dans leur folle et incompréhensible apostasie, par un nombre impressionnant de disciples, et que leur impact sur de très nombreuses communautés juives à travers le monde comme sur une large part du monde non-juif s’est fait sentir jusqu’à l’aube du 19e siècle. Ils ont donné lieu à une importante littérature d’une très grande qualité, même si elle est parfois marquée au sceau du nihilisme le plus noir, et dont le caractère paradoxal n’a échappé à personne.

6 Nul part ce paradoxe, qui plonge aux racines de l’antinomisme le plus absolu, n’est plus apparent que dans la façon dont la bénédiction récitée lors de la prière du matin (« Tu es béni, Seigneur, notre Dieu, roi de l’univers, Toi qui rend libres ceux qui sont esclaves », mattir assurim) est devenue dans la bouche de Sabbataï Tzevi : « Tu es béni, Seigneur, notre Dieu, roi de l’univers, Toi qui permets ce qui est interdit » (mattir issurim) !2

7 Une source importante d’informations sur les Sabbatéens de Pologne, et en particulier de Podolie, est Baer Birkenthal, appelé aussi Berl Bolechover, un marchand de vin très respecté, fils d’un aubergiste de Bolechow, qui a rapporté avec beaucoup de détails toute l’histoire du développement du mouvement proprement frankiste dont il a été le contemporain et témoin, et en particulier de la disputation de 1759 entre les adeptes de Jacob Frank et les rabbins de Podolie, dans son ouvrage Sefer Divrei Binah (« Livre des paroles d’intelligence »), écrit en 1800 et dont le manuscrit original qui avait disparu a été retrouvé récemment.

8 Parmi les nombreuses villes de Podolie gagnées par la fièvre sabbatéenne se trouvait Nadworna, laquelle, selon Jacob Emden – la plus haute autorité rabbinique à avoir combattu l’hérésie sabbatéenne –, était totalement passée sous le contrôle des adeptes de Sabbataï Tzevi.3 Baer Birkenthal raconte qu’en 1742, un Sabbatéen de Nadworna qui séjournait à l’auberge de son père rapporta à ceux qui l’entouraient les faits suivants : le jour du jeûne du 9 du mois de Av (un jeûne commémorant la destruction du Temple de Jérusalem par les Romains, et qui avait été aboli et transformé par Sabbataï Tzevi en

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jour de fête), les habitants de Nadworna se rendirent dans la campagne environnante et volèrent un mouton. Ils le tuèrent sans respecter les lois de l’abattage rituel, le cuisirent dans le lait (enfreignant ainsi un interdit majeur des lois de l’alimentation du judaïsme rabbinique) et le mangèrent en célébrant joyeusement, dans l’attente de la seconde venue de Sabbataï Tzevi et de la fin imminente de l’exil. Mais le récit de Baer Birkenthal ne nous apprend rien de plus sur les véritables sentiments éprouvés par les gens de Nadworna.

9 Un autre incident, plus circonstancié, concerne la ville de Rohatyn, située elle aussi en Podolie et où se trouvait (signe des temps) une famille passée dans le camp sabbatéen et pourtant très estimée de l’ensemble des Juifs, la famille Schorr, laquelle comptait dans ses rangs – ô paradoxe – l’une des plus hautes autorités rabbiniques, et considérée comme telle encore aujourd’hui, en matière d’abattage rituel. Dans cette ville vivait également un certain Joseph de Rohatyn, auteur d’une longue déposition devant le tribunal rabbinique réuni à Satanow en 1756 et chargé d’examiner les pratiques et doctrines des Sabbatéens. Dans ce qui constitue le plus long témoignage recueilli par ce tribunal, Joseph de Rohatyn admit avoir pris part à des rites prohibés et décrivit en détail comment durant la Pâque il avait mangé, au lieu du pain azyme, une tranche de pain frais accompagné de « l’autre chose » (c’est-à-dire du porc) ainsi que de beurre, et qu’il avait bu du vin non cacher. Entre autres châtiments qui devaient finalement conduire à son bannissement, Joseph de Rohatyn dut confesser publiquement ses péchés et décrire chaque action coupable devant la communauté tout entière.

10 Cet aspect de confession publique, très inhabituel pour la tradition juive, qui y est habituellement plutôt opposée, est également présent – mais d’une manière encore plus dramatique (si cela est possible) et surtout plus révélatrice pour ce qui nous intéresse – dans un événement qui s’est déroulé dans une autre ville de Podolie, Zholkiew, dont la maison d’étude, le bet hamidrash, était notoirement infesté par les idées sabbatéennes les plus radicales. La ville de Zholkiew fut le théâtre d’un incident qualifié de cas extrême par Gershom Scholem, le grand spécialiste de la mystique juive et biographe de Sabbataï Tzevi, qui le cite dans un article fondamental consacré à l’antinomisme et au nihilisme sabbatéens et intitulé « la rédemption par le péché ».4 Il s’agit en fait d’un récit confié par le rabbin des ashkénazes d’Amsterdam à Jacob Emden, que nous avons déjà mentionné et qui rapporte le témoignage de son collègue dans un de ses écrits consacrés à la lutte anti-sabbatéenne. Nous citons ce témoignage tel que raconté par Emden :

11 « Un jour qu’il se trouvait à Zholkiew, on le mit en relation avec un de ces hérétiques, un homme nommé Fishl Zloczow, grand érudit du Talmud, qu’il connaissait pratiquement par cœur car il avait l’habitude de s’enfermer dans sa chambre pour s’y plonger et de ne jamais interrompre son étude (c’était un homme très riche) ni de ne jamais engager une conversation vaine. Il prolongeait ses prières deux fois plus que les hassidim [« les hommes pieux »] des anciens temps et était considéré par tout le monde comme un homme très pieux et comme un ascète. Un jour, cet homme s’approcha de lui [c’est-à-dire de l’informateur d’Emden] pour lui demander de lui confesser ses péchés et lui révéla qu’il appartenait à la secte de Sabbataï Tzevi, qu’il avait mangé du pain avec du levain le jour de la Pâque, etc., manifestant tout le temps une vive contrition, comme s’il se repentait vraiment de ses actions. Or peu après, il fut arrêté pour s’être livré à de graves transgressions de la Tora et il fut excommunié par les rabbins de Lituanie et de Volhynie. Quand on lui demanda pourquoi il n’avait pas

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continué de se livrer à ses transgressions cachées en privé, et pourquoi [il s’était mis à commettre des actes qui le conduisaient à exposer ses transgressions] en public…, il répondit qu’il avait fait cela parce que plus il aurait honte de sa foi, mieux ce serait. »

12 Ajoutons que, dans un autre ouvrage d’Emden consacré toujours au même sujet, le même personnage est cité comme ayant dit que « de souffrir la honte pour l’amour de Sabbataï Tzevi constitue un grand tikkun [une grande « réparation »] pour l’âme ».

13 Scholem commente ainsi : Nous rencontrons ici le type du « croyant » sous sa forme la plus paradoxale. Il est significatif que l’homme en question n’ait pas été un Juif ordinaire mais un remarquable savant rabbinique, reconnu comme tel par une autorité éminente qui était bien placée pour le savoir. On pourrait difficilement trouver un exemple plus parfait de nihilisme. Cet homme, qui rejetait la Tora de beriah (la Torah d’ici-bas), ne l’étudiait que pour pouvoir mieux la violer en esprit ! …Et pourtant, au fond de toutes ces extravagances, il est clair qu’il y avait le désir très profond de voir quelque chose se produire.

Un cas personnel du 20e siècle : Isaac Deutscher

14 Nous en venons maintenant à notre second exemple. Isaac Deutscher restera pour beaucoup l’auteur fameux de la célèbre trilogie que constitue sa biographie de Trotsky : Le prophète armé, Le prophète désarmé, et Le prophète hors-la-loi. Ce que tout le monde ne sait pas, c’est que ce Marxiste convaincu est né et a été élevé dans une famille appartenant au hassidisme (c’est-à-dire piétisme juif) polonais le plus authentique.

15 Bien qu’il en ait eu l’intention, Isaac Deutscher n’a finalement jamais écrit sur son enfance de jeune Juif orthodoxe, mais son épouse, Tamara Deutscher, à l’occasion d’un volume paru en 1969 sous le titre paradoxal The Non Jewish Jew (rendu platement en français par Essais sur le problème juif) et rassemblant divers textes de son mari tout juste décédé, a pieusement recueilli tous les éléments autobiographiques que celui-ci avait pu lui confier au fil du temps sur cette première période de sa vie pour confectionner, en guise de liminaire, un récit qu’elle a intitulé L’éducation d’un enfant Juif.5

16 Depuis sa naissance jusqu’à la célébration de sa bar mizvah et sa consécration exceptionnelle de rabbin à l’âge tendre de treize ans, en passant par de nombreuses précisions en particulier sur le père, Jacob Deutscher, qui s’était fait imprimeur, comme son père et son grand-père, et était resté « déchiré entre son sens du devoir, son attachement à l’orthodoxie sévère de ses ancêtres et une curiosité intellectuelle insatiable qui faisait naître en lui des doutes et la tentation non pas, peut-être, de renoncer au judaïsme, mais en tout cas de le dépasser », elle y rapporte, avec de nombreux passages où Isaac Deutscher s’exprime à la première personne, le processus – certes graduel – au terme duquel l’enfant prodige qu’il était a définitivement renoncé à la religion. « Mais », comme elle l’écrit fort justement, « il est hors de doute qu’un certain épisode, très théâtral et séduisant pour lui qui avait le goût des situations dramatiques, scella la rupture. »

17 L’épisode en question débute ainsi : Quelques mois après son quatorzième anniversaire, Isaac noua une vive amitié avec un jeune apprenti de l’imprimerie. Excellent ouvrier, très mûr pour son âge, toujours bien informé des événements politiques, ce garçon était communiste et athée… et pourtant il avait les faveurs de Jacob Deutscher ! Il traitait Isaac avec un peu de condescendance et un rien d’ironie ; mais il aimait à entamer avec lui toutes

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sortes de discussions sur la politique et la religion. Il semblait résolu à le convertir à ses propres idées dans ces deux domaines. La veille du Yom Kippur, le Jour de Pénitence, il « mit Isaac au défi » : « si tu ne crois vraiment plus en Dieu », dit-il, « prouve-le. Retrouve-moi demain à la porte du cimetière juif. » Isaac accepta. Pendant que ses parents étaient à la prière, il alla au rendez-vous. L’apprenti le conduisit sur la tombe d’un rabbin. Là, il tira de sa poche deux sandwiches au beurre et au jambon. C’était multiplier le blasphème au centuple, entasser les péchés les uns sur les autres. Le jour du jeûne le plus solennel, au cours duquel le Juif orthodoxe ne devait pas même avaler une goutte d’eau, Isaac se voyait offrir la nourriture la plus coupable. La seule vue du jambon aurait dû lui être odieuse ; placer une tranche de viande, n’importe laquelle, entre deux couches de beurre était une grave infraction aux lois rituelles ; et il s’agissait de jambon, l’abomination des abominations.

18 Isaac Deutscher prend alors la parole : J’étais pétrifié par l’iniquité de ma conduite. Je mâchonnais mon sandwich et j’avalais chaque bouchée avec difficulté. J’étais partagé entre l’espoir et la crainte d’un châtiment terrible ; j’attendais le coup de tonnerre qui me frapperait. Mais rien n’arriva. Tout était tranquille. Mon camarade ne voyait dans cette expérience qu’une grosse blague. Il me serra la main et me tapota le dos pour me témoigner son approbation. Je le quittai et courus vers la ville.

19 Le récit continue ainsi : A la synagogue personne n’avait remarqué l’absence d’Isaac. Il rentra de sa coupable escapade juste à temps pour se mêler à la foule des fidèles qui, après cette journée de prières et de jeûne, rentraient chez eux où les attendait un festin solennel.

20 Isaac s’exprime alors à nouveau directement : A la table familiale, j’osais à peine lever les yeux. De ma vie, je n’ai jamais éprouvé pareils remords. Je ne me repentais pas de mon acte ; ce n’était pas le péché commis contre la loi de Moïse qui pesait si lourdement sur ma conscience. La sollicitude de mon père, la tendresse de ma mère qui, pâle et les traits tirés à la suite de son jeûne prolongé, se hâtait de nourrir sa famille affamée – et moi tout le premier – me devenaient intolérables.

21

22 On peut aisément comprendre les raisons pour lesquelles, ainsi que le note son épouse Tamara Deutscher, « Isaac racontait toujours cette anecdote avec beaucoup d’émotion. Le repas impie sur la tombe du rabbin, le sacrilège, l’irréligion, ses propres craintes, la foi et l’incroyance, tout cela n’était que le point culminant d’un processus entamé depuis longtemps, qui le conduisait à l’athéisme complet. Mais, ce soir-là, ce n’était pas Dieu qu’il tournait en dérision : c’était ses parents qu’il trompait. Voilà pourquoi les aliments, la honte, les larmes, tout cela serrait la gorge du jeune criminel. »

23 Ce récit exceptionnel, qui est aussi un extraordinaire témoignage, est remarquable pour au moins deux raisons. D’une part, il est extrêmement détaillé et précis quant aux sentiments exacts qui habitent l’esprit de notre héros malgré lui. D’autre part, il souligne parfaitement le rôle que jouent les interdits, alimentaires en l’occurrence, et le poids moral de leur transgression dans le processus de la crise individuelle qu’il traverse, et au terme de laquelle la chrysalide/enfant qu’il était se transforme en papillon/adulte. Pour sûr, il le réalise en renonçant à la religion juive pour rejoindre, selon ses propres termes, « la lignée de Juifs non-croyants qui on transcendé le judaïsme et l’ont dépassé pour essayer d’atteindre les idéaux les plus élevés de l’humanité ». Mais contrairement à Fishl Zloczow, dont les efforts presque surhumains

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n’avaient abouti à rien d’autre qu’à un triste spectacle pseudo masochiste, Isaac Deutscher pouvait toujours, par delà la distance vertigineuse qui l’en séparait, regarder en arrière avec tendresse vers la merveilleuse humanité de son enfance perdue.

NOTES

1. Article « Lois de l’alimentation » in Sylvie Anne Goldberg (dir.), Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, Paris, CERF / Robert Laffont, 1996, p. 40. 2. Sur cette bénédiction blasphématoire et pour d’autres exemples de transgressions solennelles et ritualisées chez Sabbataï Tsevi, voir Gerschom Scholem, Sabbataï Tsevi, le Messie mystique, 1626-1676, Paris, Verdier, 1983, p. 382. Voir aussi, du même auteur, l’article mentionné en note 4, p. 180 de la traduction française. 3. Les éléments qui suivent sont rapportés plus en détail dans Pawel Maciejko, The Mixed Multitude : Jacob Frank and the Frankist Movement, 1755-1816, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2011, auquel nous renvoyons le lecteur pour de plus amples développements sur le sujet. 4. Gerschom Scholem, « Mitzva ha-baah ba-averah » (« La rédemption par le péché »), in Knesset, 2, 1937, pp. 347-392 (en hébreu). Traduction française in Gerschom Scholem, Le messianisme juif. Essais sur la spiritualité du judaïsme, Paris, Calmann-Lévy, 1974, pp. 139-217. 5. Isaac Deutscher, The Non-Jewish Jew and other Essays. Edited, with an introduction, by Tamara Deutscher, London, 1968. Traduction française : L’éducation d’un enfant Juif, Paris, Payot, 1969 (collection « études et documents »).

RÉSUMÉS

Cet article traite du problème général de la transgression des interdits alimentaires, plus spécifiquement dans la sphère du judaïsme. Il s’intéresse tout particulièrement à des cas extrêmes, aussi bien individuels que collectifs, et cherche à évaluer, au travers des implications psychologiques de la rupture avec l’orthopraxie religieuse, la force du rapport qui existe entre la soumission aux interdits et l’identification culturelle.

AUTEUR

HERVÉ GABRION

Hervé GABRION est diplômé supérieur d’hébreu de l’INALCO [1974], et a soutenu fin 1979 une thèse de doctorat de 3ème cycle à l’Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris 3 consacrée à la chronique légendaire de la Renaissance Sefer ha-Yashar (« le Livre du Juste »). En tant que

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Fulbright Fellow, il a enseigné deux ans au Religious Studies Department de l’Université de Californie, Santa Barbara [1978-80], et a été Visiting Assistant Professor au Jewish Studies Department de l’Université McGill (Montréal, Canada) [1980-81]. Il est depuis 1993 Maître de Conférences à l’Université Jean Moulin – Lyon 3, où il dirige la section d’hébreu de la Faculté des Langues. Sa première publication (L’interprétation de l’Ecriture dans la littérature de Qumrân, 70 pages) était consacrée aux manuscrits de la mer Morte et a paru dans la collection Aufstieg und Niedergang der römischen Welt en 1979 [de Gruyter, Berlin & New York, 2e partie, vol. XIX, 2 tomes, http://www.bu.edu/ict/anrw/pub/II/19/gabrion.html]. Sa recherche est consacrée essentiellement au crypto-judaïsme sous toutes ses formes, y compris sur les plans culturel et linguistique.

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La cuisine coréenne comme représentation de la communauté nationale : analyse des rapports entre communauté et cuisine dans les films « Sikgaek » et « Sikgaek 2 »

Aurelien PASQUIER

De la libéralisation à la protection de la culture nationale

1 Après la colonisation japonaise, la Corée du Sud fut un des pays les plus pauvres dès son établissement en 1948. Jusqu’au début des années 1960 le pays vécut principalement de l’aide humanitaire des États-Unis. À partir des années 1960, Park Chung-hee mena la Corée du Sud sur le chemin de la croissance économique. Cependant, sans parler de l’impossibilité d’opposition politique, les droits des travailleurs et les salaires furent sacrifiés sur l’autel de la croissance économique. Avec la fin des dictatures militaires et la démocratisation, la Corée du Sud, sous la pression des États-Unis, s’engagea dans une politique de libéralisation de son économie à partir du milieu des années 1980. Cette période de dérégulations présenta un danger pour les industries nationales qui perdirent des parts de marché. L’arrivée sur les étalages de nombreux produits étrangers et l’occidentalisation de la société sud-coréenne devinrent une source d’inquiétude et posèrent la question de l’identité nationale. Durant sa présidence, Kim Young-sam entreprit de faire évoluer l’économie sud-coréenne dans la mondialisation. Non plus de la subir, mais de s’inscrire en son sein afin que l’économie sud-coréenne ne soit plus au service de la mondialisation, mais que la mondialisation soit au service de l’économie sud-coréenne. C’est pour cette raison que Kim Young-sam lança sa politique de mondialisation segyehwa 세계화. La mondialisation se devait d’être une politique de « coréanisation » hangukhwa한국화. La mondialisation et le concept d’économie

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nationale forte ou d’État-nation, si elle semblent contradictoires, entretiennent en réalité une relation plus complexe qu’un simple antagonisme. Le néo-libéralisme apparu depuis plusieurs décennies n’a pas réussi à la destruction « prophétisée » par certains chercheurs de l’État-nation. La mondialisation représenta, et est toujours, un moyen pour la Corée du Sud de se développer économiquement, mais également de renforcer l’identité nationale par une volonté des différents gouvernements depuis les années 1990 de jouer leur rôle de régulateur de l’économie, au travers des politiques de soutien et de défense des industries du pays.

Émergence d’une nouvelle classe économique et la philosophie sinto buli

2 Maria Osetrova explique le développement des études anthropologiques sur la nourriture en Corée du Sud à partir des années 1990 par l’apparition d’une génération née dans les années 1970 n’ayant pas connu de famine et jouissant de moyens financiers leur permettant de consommer selon leurs envies.1 Le gouvernement sud-coréen décida d’organiser des festivals afin de défendre la culture traditionnelle et populaire sud- coréenne. L’aisance économique des nouvelles classes moyennes popularisa le well- being, mais le plus grand symbole de l’essor de cet intérêt croissant pour la gastronomie et de la volonté des dirigeants sud-coréens est la politique sinto buli 신토불이 (身土不 二). Shin Gi-Wook décrit le développement et l’importance atteinte par cette philosophie dans la Corée du Sud actuelle ainsi :

3 Reflecting such state policy, sint’o puli (body and soil as the same) discourse has become popular in the 1990s. As the term implie, sint’o puli claims that if a person has Korean blood, he or she is Korean, regardless of class background or place of residence. Therefore, it can be claimed that Koreans remain Korean because they share the same blood. Neither globalization not any other social change can alter this fact. Moreover, the ideology of sint’o puli has not remained at the level of discourse. It has been transformed into the commercialization of the Korean culture and heritage. Food, drink, and either everyday commodities that incorporate traditional « Korean » elements have become popular products in the Korean market.2

4 C’est également à partir de cette même période que la culture culinaire devint de plus en plus une source de fierté pour les Sud-Coréens.3 Une des raisons de la revalorisation de la gastronomie sud-coréenne fut celle de ses bienfaits pour la santé et notamment ses qualités dans la prévention des cancers. Le kimchi était une source de honte jusqu’au début des années 1960 en Corée du Sud.4 Cet embarras pour le kimchi venait de l’époque coloniale durant laquelle il était source de discrimination à cause de sa forte odeur de fermentation.5 La prise de conscience des bienfaits supposés du kimchi et l’augmentation de ses exportations firent qu’il obtint un nouveau statut au sein de la société sud-coréenne :

5 […] kimchi is becoming the symbol of cultural distinctiveness to be defended from within as well as from without.6

6 Ce fut également pour ces raisons que la perception du kimchi évolua au Japon à partir du milieu des années 1990. En outre, après la libéralisation de la culture japonaise en 1998, une part des médias japonais présenta le kimchi comme étant bon pour la santé.

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Défendre le kimchi contre le kimuchi

7 Une des revendications du gouvernement sud-coréen afin de défendre les entreprises sud-coréennes agro-alimentaires et la gastronomie sur le marché mondial concerna le kimchi. En 1988, à l’occasion des Jeux Olympiques organisés en Corée du Sud, le gouvernement décida de choisir le kimchi et le comme plats représentatifs de la gastronomie nationale. L’obtention du statut de plat national pour le kimchi marque une confiance grandissante des Sud-Coréens dans leur propre culture.7 En 1996, le gouvernement sud-coréen protesta auprès de la commission du codex Alimentarius contre les produits japonais, accusés de dévoyer l’authenticité du vrai kimchi, et demanda que leurs produits aient une autre appellation8. Le gouvernement sud-coréen réussit à faire adopter des normes en 2001 pour tout produit portant l’appellation de kimchi :9 prepared from varieties of Chinese cabbage, Brassica pekinensis Rupr.; such Chinese cabbages shall be free from significant defects, and trimmed to remove inedible parts, salted, washed with fresh water, and drained to remove excess water; they may or may not bec ut into suitable sized pieces/parts ; processed with seasoning mixture mainly consisting of red pepper (Capsicum annum L.) powder, garlic ginger, edible Allium varieties other than garlic, and radish. These ingredients may be chopped, sliced and broken into pieces; and fermented before or after being packaged into appropriate containers to ensure the proper ripening and preservation of the product by lactic acid production at low temperatures.

8 Le Ministère de l’agriculture et des forêts sud-coréen décrit ainsi la différence entre le kimchi (prononcé kim-chi), et le kimchi japonais (prononcé ki-mu-chi) : 한국의 김치는 절임배추에 여러가지 양념류를 혼합해 젖산 발효에 의해 만든 식 품인데 비해 일본의 기무치는 단순한 겉절이 식품에 불과하다.10 Alors que le kimchi sud-coréen résulte de la fermentation de choux chinois saumurés et mélangés avec diverses épices, le kimuchi japonais n’est que du geotjeol’i (kimchi non fermenté).

9 On peut noter que le choix du terme kimuchi pour parler des produits japonais permet de les mettre en opposition au kimchi sud-coréen soulignant que la différence entre les deux dépasse le cadre linguistique. Toutefois, le kimchi tel que défini dans le codex Alimentarius est en fait lui-même un mets relativement récent dans l’histoire coréenne. Bien que les origines du kimchi fassent débat parmi les spécialistes, l’introduction de la poudre de piment date d’il y a un peu moins de trois siècles.11 Cependant, aujourd’hui le kimchi est un des plats les plus, si ce n’est le plus, représentatif de la cuisine sud-coréenne dans la péninsule et à l’étranger. Sa nouveauté dans la gastronomie coréenne n’atténue en rien son pouvoir symbolique, comme le prouve l’exemple du thé en Angleterre. Le thé est aujourd’hui considéré comme la boisson par excellence des Anglais en Occident, mais l’apparition du thé dans les îles anglo-saxonnes remonte seulement à l’impérialisme britannique.

10 Toujours dans l’objectif de renforcer l’image de la culture culinaire, et de ce fait l’identité nationale, le gouvernement chercha à faire inscrire au patrimoine immatériel de l’UNESCO le kimchi et le kimjang.12 Ces efforts furent récompensés en décembre 2013 avec l’inscription au patrimoine immatériel de l’UNESCO du kimchi et du kimjang. Cette reconnaissance par une institution internationale fut également une victoire symbolique sur le Japon. Dans son enquête sur la mondialisation, Shin Gi-wook pointe

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l’importance d’internet dans la construction du nationalisme sud-coréen depuis le milieu des années 1990.13 Cette volonté d’utiliser internet comme moyen de faire connaître et reconnaître sa gastronomie à l’international par le gouvernement est manifeste avec la création du site Hansik Globalization Project traduit en plusieurs langues. Ce site est accompagné de comptes sur tous les réseaux sociaux populaires actuels, Twitter, Facebook et Youtube. Une section sur le site est même réservée à la « nécessité de la mondialisation de la gastronomie sud-coréenne » hansik segyehwa pilyoseong 한식 세계화 필요성. 한식의 우수성을 바탕으로 한식을 발전시키고 한식문화의 국내외 확산을 통해 농 림축산식품산업, 외식산업, 문화관광산업 등 관련산업을 발전시키고 대한민국 이 미지를 향상시키고자 하는 것이 한식 세계화 입니다.14 La mondialisation de la cuisine sud-coréenne (hanshik) a pour but d’améliorer l’image de la Corée du Sud et de développer les différentes industries concernées (industries culturelles, restauration, industries du Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, etc.) via la diffusion de la culture gastronomique sud-coréenne et le développement de la cuisine sud-coréenne en se basant sur son excellence.

La gastronomie dans la culture populaire

11 Alors que les dictatures militaires subventionnaient presque exclusivement la culture traditionnelle, les gouvernements démocratiques prenant conscience de l’importance de la culture populaire dans l’économie capitaliste contemporaine, se mirent à soutenir les industries culturelles, vues désormais comme une source de richesse nationale ainsi qu’un moyen de populariser la culture sud-coréenne. Même s’il critiqua son prédécesseur pour n’avoir pas prévu la crise, Kim Dae-jung continua une politique semblable à Kim Young-sam. Cette continuité des politiques fut observable notamment dans l’industrie cinématographique. La période de libéralisation lui fut presque fatale. Elle continua de perdre des parts de marché pour atteindre son indice le plus faible de son histoire en 1993.15 Même si une grande partie des politiques pour soutenir l’industrie cinématographique décidées par Kim Young-sam ne prirent effet que lors de la mandature de son successeur, l’industrie cinématographique actuelle acquit ses bases à ce moment-là avec un marché dominé par les chaebol. Cependant, les chaebol, principalement Samsung, Hyundai et Daewoo, décidèrent après la crise financière asiatique de 1997 de se recentrer sur leurs activités principales et de se séparer de leurs filiales déficitaires dont faisaient partie leurs sociétés de production de cinéma. Après 1997, de nouveaux acteurs apparurent sur le marché national comme CJ Entertainment et Lotte, permettant ainsi de repasser la barre symbolique des 50% de part de marché en 2001.16

« Sikgaek », vitrine de la gastronomie de la cuisine sud-coréenne

12 Ce renouveau de la cuisine traditionnelle fut également visible dans les médias. Par un effet de résonance, cette reconsidération de la cuisine sud-coréenne dans les médias permit de renforcer la popularité grandissante de la gastronomie nationale. Le phénomène le plus représentatif de la popularité acquise par la culture coréenne à l’étranger, bien que cela concerne majoritairement l’Asie, est la « vague coréenne » Hallyu 한류. Parmi les différentes séries télévisées exportées devenues très populaires,

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Dae Jang-geum 대장금 , diffusée en Corée du Sud en 2003 sur la chaîne MBC, fut une des premières à faire connaître la culture coréenne à l’étranger. Cette série longue de 52 épisodes devint une vitrine de la gastronomie sud-coréenne. Les plats visibles dans cette série télévisée étaient préparés par des personnes de l’Institut de la cuisine royale coréenne (www.food.co.kr), parmi lesquelles Hwang Hye-song, chercheuse qui participa grandement à la popularisation de la cuisine royale coréenne à travers les médias.17 Elle participa également au film « Sikgaek » 18, aussi connu sous le nom « Le Grand Chef » (2007).

13 « Sikgaek » est basé sur le manwha (bande dessinée sud-coréenne) éponyme publié dans le journal Dong’a ilbo du 2 septembre 2002 au 17 décembre 2008. Il servit également de base à un spin-off, n’ayant que le personnage principal Seong-chan de commun avec l’œuvre originale, en 2009, « Sikgaek : la guerre du kimchi » 식객 : 김치전쟁. Alors que le premier film connut une popularité notoire dans les salles avec plus de trois millions de spectateurs, le second n’attira guère les foules, avec seulement 462 000 personnes19, bien qu’ils aient été projetés sur un nombre similaire d’écrans20 et que le deuxième opus ait profité également d’une publicité supplémentaire grâce aux deux acteurs principaux Kim Jeong-eun et Jin-Goo nommés ambassadeurs du kimchi à Gwangju en 200921. La popularité du premier film et du manwha donna, semble-t-il, confiance à des producteurs avec la création et la diffusion d’une série télévisée « Sikgaek » en 2008. Les deux films furent distribués par deux des quatre plus grands chaebol présents dans l’industrie cinématographique actuellement. Le premier par CJ Entertainment et le deuxième par Lotte Entertainment (également connu comme Lotte Cinema). Ces deux sociétés sont respectivement des filiales de CJ Group et Lotte. Il n’est sûrement pas sans intérêt de souligner que ces deux groupes, à l’instar de beaucoup d’autres, produisent également des produits alimentaires dont du kimchi. Toutefois, bien que les deux films aient été réalisés par des sociétés différentes et des réalisateurs différents, on pourra noter que le scénariste Shin Dong-ik participa à l’écriture des deux films.

14 Dans le premier film, Seong-chan et Bong-ju s’opposent lors d’un grand concours national. Les deux protagonistes se connaissent depuis longtemps pour être allés étudier dans le même institut de cuisine royale. Cependant, tout les oppose. Bong-ju, grand favori, finit par perdre lors de l’ultime épreuve face à Seong-chan à cause de son manque de respect des produits. De plus, alors que Seong-chan s’occupe de son grand- père sénile, qui le guidera malgré son décès vers la victoire, Bong-ju est quelqu’un de vil et qui n’hésite pas à tricher en mettant la vie de personnes en danger pour gagner. Dans le spin-off, Seong-chan affronte sa demi-sœur Jang-eun dans un concours national qui doit permettre de déterminer le meilleur cuisinier de kimchi de la Corée du Sud.

15 La construction de l’histoire dans les deux films est similaire. L’intrigue oppose deux personnages liés par leur passé autour d’une compétition de cuisine. De plus, nous pouvons remarquer que l’affrontement entre Seong-chan et son adversaire ne se limite pas au concours, mais que leur mode de vie lui-même les oppose totalement. Dans le premier film, alors que Bong-jun possède une chaîne de restaurant, est interviewé à la télévision et fait des affaires à l’étranger, Seong-chan vend des produits à l’arrière de sa camionnette et est proche des gens. De même, alors que le Seong-chan du second opus vend lui aussi des légumes et des fruits dans des marchés à l’arrière de sa camionnette, sa sœur est devenue une chef réputée au Japon où elle a habité pendant dix ans. Après son retour au pays, elle est invitée sur des plateaux de télévision afin de parler des raisons de son retour, de ses envies et de son futur.

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16 En outre, on soulignera que dans chacun des films la compétition oppose les deux protagonistes sur deux points, à savoir : premièrement, déterminer qui est le meilleur des deux afin de remporter la victoire, mais également devenir le représentant de la Corée du Sud ; deuxièmement, définir celui qui obtiendra la souveraineté du couteau du dernier cuisinier royal dans « Sikgaek », et du restaurant de leur mère dans « Sikgaek 2 ».

Le spectacle de la gastronomie nationale

17 Même s’il est possible de dégager d’autres problématiques au sein de ces deux films telles que la famille, la répétition de l’histoire, ou bien encore la traîtrise, nous nous limiterons dans cette étude à celle du nationalisme et plus particulièrement à la thématique de la construction de l’identité nationale sud-coréenne contemporaine en relation avec la culture gastronomique nationale.

18 Dans un article du journal Jung’ang ilbo, le critique de cinéma Cho Jae-eun écrit que le deuxième opus force la reconnaissance du traditionnel sur le moderne22. Toutefois, comme nous venons de le voir, les deux films suivent une même structure avec le personnage principal, Seong-chan, qui représente la tradition, face à son adversaire qui incarne la modernité. Qu’il s’agisse de Bong-jun ou de Jang-eun, les deux protagonistes donnent l’impression de s’être éloignés de leurs racines. Bong-jun est en fait celui qui a piégé Seong-chan lorsqu’ils étaient tous les deux étudiants dans une école de cuisine royale en empoisonnant le plat de ce dernier par jalousie, ne pouvant rivaliser avec le talent de cuisinier de Seong-chan. Ceci lui permit de diriger « Unmajeong », restaurant prestigieux, et de devenir un homme d’affaire très riche méprisant toute chose non dispendieuse. Jang-eun, quant à elle, se rendit au Japon afin de s’éloigner de sa mère dont elle avait honte.

19 La principale différence entre les deux personnages opposés à Seong-chan est que Jang- eun revient vers ses racines à travers le concours, chaque épreuve lui faisant re- découvrir le prestige de la cuisine et des produits sud-coréens. Bong-jun, lui, s’entête dans ses choix et finit par tout perdre.

20 Dans le premier « Sikgaek », le plat proposé par Seong-chan est un yukkejang. Bien que les juges le raillent car c’est un plat du peuple, il s’agira en réalité bien du dernier plat préparé par le chef royal coréen. Cependant, cette opposition entre la modernité et la tradition n’est pas qu’une simple dichotomie. De même que la tradition ne signifie pas le refus de la modernité, la modernité ne signifie pas le refus de la tradition. La dernière épreuve du concours de chaque film montre la volonté du gouvernement d’inscrire la tradition dans la modernité. Dans le cas du second film, le but est de réaliser un kimchi qui puisse plaire au monde entier. Les deux personnages principaux font, contre toute attente, le même kimchi. Ils estimèrent en effet que le meilleur kimchi possible était celui de leur mère ommaui mat엄마의 맛. Ce qui permet de remporter la victoire dans le second film est donc un kimchi traditionnel. Le kimchi, qui est censé représenter la Corée du Sud mondialement, n’est pas un kimchi adapté au goût des étrangers, comme si tous les étrangers avaient un même goût et de surcroît le respect de la tradition. La cuisine sud-coréenne ne doit alors pas s’adapter, ni dans le goût et ni dans le processus de fabrication, au reste du monde, mais la mondialisation sert à renforcer le prestige de la gastronomie sud-coréenne et sa découverte à travers le monde.

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21 Alors que dans le premier film le concours sert à retrouver l’identité coréenne perdue dans la colonisation et par allégorie dans la mondialisation, le deuxième film sert à montrer le chemin afin de « globaliser » la gastronomie (et donc la culture) sud- coréenne dans le monde actuel. Dans les deux cas, il s’agit de retrouver les racines coréennes dans la société mondialisée actuelle.

22 Claude Fischer explique que « la nourriture est centrale à notre sens de l’identité ».23 La consommation d’aliment peut ainsi être un moyen de marquer son identité culturelle. Le fait de revaloriser le prestige de la gastronomie sud-coréenne devint un moyen de consolider l’identité nationale. Claude Fischer ajoute également : Incorporation is also the basis of collective identity and, by the same token, of otherness. Food and cuisine are a quite central component of the sens of collective belonging.24

23 La défense du kimchi dans le cas de la Corée du Sud représente d’un côté la protection et un renforcement de la construction de l’identité nationale, mais permet également de créer une différence avec les autres nations. Avec la démocratisation de la Corée du Sud et l’apparition de la « génération 386 », la Corée du Nord n’apparaissait alors plus comme un ennemi mais comme un frère. À partir de la fin des années 1980, le Japon devint « l’ennemi national ». Kimura Kan justifie ce changement par la nécessité du nationalisme sud-coréen d’avoir un « ennemi fictif » kasō teki sagashi仮想敵探し.25 Toutefois, comme l’écrit Kozakai Toshiaki, tout groupe se forme en opposition à un autre groupe. Autrement dit, pour qu’un « Nous » existe il faut un « Eux ».26 Le besoin d’un « Autre » pour qu’un « Soi » existe n’est donc en rien une spécificité du nationalisme sud-coréen.

24 Le point de départ des deux films est lié au Japon. Dans le premier, après un rapide retour sur les faits qui se sont passés entre les deux protagonistes cinq années auparavant, le film enchaîne sur une conférence de presse où le fils d’un ancien gouverneur général de Corée est venu rapporter le couteau utilisé par le dernier chef cuisinier royal. Ce dernier avait préféré se couper la main plutôt que de préparer à manger pour les colonisateurs nippons. Alors que le premier film aborde la gastronomie par le passé colonial, le deuxième fait référence aux conflits territoriaux récents qui opposent les deux pays. Le titre du second opus lui-même est sans équivoque, « Sikgaek 2 : la guerre du kimchi » 식객2 : 김치전쟁. La « guerre du kimchi » fait naturellement référence à la compétition entre les deux personnages principaux, mais induit plus encore que la guerre pour le kimchi est une guerre contre le Japon. Cette lutte pour la souveraineté fait directement référence aux mots du Premier Ministre japonais au début du film. Lors d’un dîner officiel avec son homologue sud-coréen, celui-ci déclare : 今、召し上がっているのは焼肉とキムチです。我が国の代表的な料理です。 Vous êtes en train de manger du kimuchi et du . Des plats représentatifs de la cuisine de notre pays.

25 Comme nous l’avons vu précédemment, le kimchi fut une source de conflit au milieu des années 1990 entre les deux pays. Cependant, si l’on considère la gastronomie comme un élément de la construction de l’identité culturelle, l’appropriation d’un plat par un autre pays peut être considérée comme une atteinte à sa souveraineté. Hormis les problèmes liés à l’histoire coloniale, une des questions pendantes entre les deux pays est celle de la souveraineté de Dokdo/Takeshima.27 De la même manière que la revendication de l’appartenance de Dokdo/Takeshima à la Corée du Sud est une

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question de souveraineté nationale, alors la déclaration du Premier Ministre japonais que le kimchi et yakiniku (bulgogi en coréen) sont deux plats représentatifs de la cuisine japonaise apparaît comme une violation de la souveraineté nationale.

26 A partir de 2002 et le « boom de la culture sud-coréenne » kanryū būmu 韓流ブームau Japon, beaucoup d’actrices et acteurs, chanteuses et chanteurs sud-coréens devinrent très populaires dans l’archipel. Un certain nombre d’entre eux en vinrent même à participer à des émissions de divertissement japonais. En 2010, le Seoul Culture Today titrait un article « Kara, Kimuchi, une déclaration de traître! A-t-elle perdu la raison ? » ‘‘카라 기무치 매국발언 ! 제정신인가 ?’’.28 Lors d’une émission, les membres du girls- band Kara utilisèrent les mots japonais afin de parler de plats coréens. À la place de Bulgogi : Yakiniku ; à la place de Gimbap : Norimaki. Bien que toutes les chanteuses de ce groupe soient critiquées dans cet article, le nom d’une seule chanteuse était citée, Han Seung-yeon. Cette dernière avait prononcé kimchi à la manière japonaise : ki-mu- chi. Déjà en 2009, l’acteur Jeong U-seong avait créé un précédent lors d’un programme japonais durant lequel il avait écrit en alphabet romain kimuchi et non kimchi. Après cet incident, il dut présenter des excuses publiques.

27 Les liens entre le kimchi et le Japon apparaissent également dans la franchise des films « Marrying the Mafia » Gamun ui Yeonggoang가문의 영광. Déjà dans le troisième opus en 2006 de la franchise des films « Marrying the Mafia », l’intérêt des Japonais pour le kimchi se trouvait exprimé au détour d’un dialogue. Mais la différence entre kimchi et kimuchi apparaît dans le film « Marrying the Mafia 4 » (2011) : 홍회장 : 어째 이렇게 됐냐 ? 이게 뭣이여 ? 비서 : 아 저… 미주시장은 그런대로 버티고 있는데, 일본이 문젭니다. 홍회장 : 아 일본이 한류 땜시 그동안에 짭짤하게 솔찬히 재미봤는디. 왜 이 바닥 이여 ? 비서 : 김치 매출이 줄어서 그렇습니다. 그 일본 식품 회사들이 저마다 기무치를 만들어서 시장에 내놓는 바람에… 홍회장 : 기무치 ? 비서 : 예. 우리 김치보다 들 맵고요. 달달한 맛을 넣어서 싸무라이들이 좋아하는 것 같습니다. 홍회장 : 아 기무치하고 김치하고 완전 다르제 ! 아, 기무치는 빽사리여 ! Directrice Hong : Comment ça se fait que cela soit comme ça ? Qu’est ce que c’est que ça ? Secrétaire : Ah, ça… Le marché américain se maintient, mais c’est le Japon le problème. Directrice Hong : Ah, c’était très lucratif au Japon au moment du hallyu. Pourquoi c’est aussi bas ? Secrétaire : Les exportations de kimchi ont diminué. C’est à cause des entreprises japonaises qui mettent sur le marché le kimuchi qu’ils fabriquent. Directrice Hong : Kimuchi ? Secrétaire : Oui. Il est moins épicé que notre kimchi. Ils y mettent un goût sucré et apparemment les samouraïs aiment ça. Directrice Hong : Le kimuchi et le kimchi, ça n’a rien à voir ! Le kimuchi ce n’est qu’une pâle imitation.

28 Lors d’une interview à la télévision japonaise qui prend place à la fin du film, la directrice Hong insiste sur la différence de prononciation entre kimchi et kimuchi signifiant que la différence de prononciation n’est pas qu’un problème linguistique mais que la différence est également inhérente au produit en lui-même, le kimuchi ne pouvant être par définition du kimchi, ni pouvoir prétendre en être. En outre, le choix d’utiliser le terme samouraï ici n’est en rien anodin. Le caractère épicé du kimchi

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symbolise la masculinité.29 Le fait que le samouraï, symboles du guerrier japonais, préfèrent un kimchi moins épicé, souligne le manque de virilité de l’homme japonais en comparaison avec l’homme sud-coréen.

Conclusion

29 L’ouverture de l’économie au milieu des années 1980 marqua l’entrée dans la mondialisation de la Corée du Sud. Toutefois, cette libéralisation qui s’accompagna d’une occidentalisation donna l’impression de la destruction des fondements de la société et des traditions sud-coréennes. Comme souvent dans ce cas, s’ensuivit en réaction une période de recherche des traditions. Et comme dans bien d’autres cas encore, il s’agit en partie d’une réinvention de celles-ci.30 De plus, la revalorisation de la gastronomie nationale s’inscrit dans un ensemble où la culture coréenne elle-même est redécouverte, les produits culturels et alimentaires étrangers étaient devenus plus nombreux dans le cadre de la mondialisation. Cette volonté de défense de la culture coréenne vint d’une partie de la population, mais le gouvernement sud-coréen, pour faire face à la libéralisation débutée au milieu des années 1980 et à la faiblesse économique de ses industries culturelles et autres, décida de faire sienne la mondialisation. Les moyens de soutenir les entreprises et de consolider l’identité nationale se concrétisèrent par l’organisation de festivals concernant tous les secteurs culturels (gastronomie, cinéma, etc.). La nourriture, en dépassant le cadre de réponse à des besoins biologiques, acquiert le statut d’apports à la construction de l’identité culturelle. Toutefois, la mondialisation de la gastronomie sud-coréenne ne signifie pas son adaptation aux goût des étrangers, mais bien plutôt la révélation au monde entier de ce qu’est la cuisine coréenne « authentique », comme nous venons de le voir dans les deux films « Sikgaek » et « Sikgaek 2 ». Asakura Toshio fait remarquer que le kimchi a été choisi pour figurer dans le titre d’un livre rassemblant des contributions sur le thème de l’économie dans la mondialisation « The Kimchi Matters ».31 Il faut y ajouter le livre écrit par Choe Seok-yeong « Le patriotisme du Kimchi » Gimchi egukchuui김치 애 국주의. Cet ouvrage analyse l’image du Japon diffusée par les médias sud-coréens dans différents domaines, du football aux problèmes liés à l’histoire en passant par la consommation de viande de baleine. Bien qu’il ne s’agisse pas des seuls livres à comporter le mot kimchi dans leur titre, nous pensons toutefois qu’ils nous éclairent quant aux deux principales tendances du nationalisme sud-coréen actuel que nous avons essayé de dégager tout au long de cet article.

30 Nous avons vu dans les deux films, mais également dans d’autres productions du même genre, que le Japon était l’adversaire en matière de kimuchi mais également un adversaire historique. Si des différences sont pointées du doigt concernant le processus de fabrication du kimchi, nous pensons que, au moins autant que l’authenticité, l’intérêt économique est un facteur important dans la défense de cet aliment. L’augmentation des tonnes de kimchi produites et exportées par le Japon représentant une spoliation des gains potentiels des entreprises sud-coréennes. De plus, la défense d’un plat reconnu aujourd’hui comme national en Corée du Sud est également un moyen pour le gouvernement sud-coréen de défendre le concept d’identité nationale. La nation apparaît dans le cas de la Corée du Sud comme moyen pour l’État de se réaffirmer dans la mondialisation, mais également de soutenir les entreprises du pays, publiques ou privées. La preuve de cette revalorisation du « national » est le terme « produit en

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Corée du Sud » 한국산, devenu un gage de qualité32 ne se limitant pas uniquement aux aliments, mais s’étendant aux vêtements et aux produits électroniques de grandes marques sud-coréennes mondialement connues et utilisées. Le kimchi étant désormais reconnu par l’UNESCO comme appartenant à la gastronomie coréenne, l’avenir dira s’il continue ou cesse d’être associé à l’Autre japonais dans l’imaginaire cinématographique.

NOTES

1. Maria Osetrova, " and its Role in the Process of National Identity Making in Contemporary South Korea", Korean Studies in Shift, Proceedings of the 2010 Pacific Asian Conference on Korean Studies, 2010, p.180. 2. Gi-wook Shin, Ethnic Nationalism in Korea: Genealogy, Politics, and Legacy, Stanford University Press, 2006, p.216. 3. Maria Osetrova, op. cit., p.171. Kyung-Koo Han, "Some Food Are Good to Think", Korean Social Science Journal, vol. XXVII, n°1, 2000, p.222. 4. Ibid., p.229. 5. On retrouve notamment une scène dans le film My Way (2011) où un lieutenant sadique de l’armée impériale japonaise s’étonne que seulement un petit groupe de Coréens aient pu survivre après une escarmouche. Il demande alors si les Chinois les ont distingués des Japonais à cause de l’odeur de kimchi. 6. Kyung-Koo Han, op. cit., p.231. 7. Kyung-Koo Han, op. cit., p.224. 8. Calvins Sims, "Cabbage Is Cabbage? Not to Kimchi Lovers; Koreans Take Issue With a Rendition Of Their National Dish Made in Japan", http://www.nytimes.com/2000/02/05/business/cabbage- cabbage-not-kimchi-lovers-koreans-take-issue-with-rendition-their.html (consulté le 24 juillet 2010). 9. Codex Alimentarius Commission, "Codex Standard For Kimchi", www.codexalimentarius.org%2Fdownload%2Fstandards%2F365%2FCXS_223e.pdf&ei=ZqgyVMbnG8Xe7AbE6oG4Dg&usg=AFQjCNG38BV9_kWud8TWgb3MWKEX6 76802529,d.ZWU. Consulté le 12, mai, 2009. 10. Hong Byeong-gi 홍병기, Gimchi ijen gukje eumsik kimuchi nulreo suchul uui '김치' 이젠 국 제음식… '기무치' 눌러 수출우위 [Le kimchi, un mets désormais international… Des exportations supérieures à celles du kimuchi], http://article.joins.com/news/article/article.asp? total_id=955278 (consulté le 28 mars 2011). 11. Kyung-Koo Han, op. cit., p.222. 12. « La fin de l’automne correspond à la saison du kimjang, moment où les communautés préparent collectivement de grandes quantités de kimchi et les partagent de façon à ce que chaque foyer ait suffisamment de nourriture pour affronter le long et rigoureux hiver. Les ménagères suivent les prévisions météorologiques afin de déterminer à quelle date la température sera optimale pour préparer le kimchi. Le processus d’échange de kimchi entre les familles est l’occasion de partager des techniques innovantes et de nouvelles idées. Il existe des différences régionales et, les méthodes comme les ingrédients spécifiques employés pour le kimjang, sont considérés comme un héritage familial important, transmis le plus souvent par les belles-mères aux belles-filles nouvellement mariées. » "Le kimjang, préparation et partage du

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kimchi en République de Corée", http://www.unesco.org/culture/ich/index.php? lg=fr&pg=00011&RL=00881 (Consulté le 22 décembre 2013). 13. Gi-Wook Shin, "The Paradox of Korean Globalization" , http://iis-db.stanford.edu/pubs/ 20125/Shin.pdf (consulté le 28 janvier 2009). 14. Hansik segyehwa ran 한식세계화란 [Qu’est-ce que la mondialisation de la cuisine coréenne ?], http://www.hansik.org/kr/article.do?cmd=html (consulté le 09 février 2011). 15. En 1993, la part du cinéma sud-coréen dans le marché national était de 15,3%. Un quota pour les films étrangers fut mis en place dès les années 1960. Malgré cela, le cinéma sud-coréen fut dépendant des importations de films étrangers afin de financer ses productions nationales asphyxiées par les règlementations durant les différentes dictatures militaires. Cependant, la durée réservée pour les films sud-coréens baissa. En 1993, une grande partie des directeurs de salles de cinéma ne respectait pas les quotas imposés, et il est estimé que seulement 48 jours sur les 146 réglementaires étaient réservés aux films sud-coréens. 16. Jong-hwa Jeong 정종화, Hanguk yeonghwasa 한국영화사 [Histoire du cinéma sud-coréen], Séoul, Hanguk yoeongsang Jaryoweon, 2008, p.238. Cette reconquête du marché peut paraître surprenante, elle se fit par les blockbusters à la sud-coréenne, superproductions produites avec des budgets gigantesques pour l’économie sud-coréenne (mais restant incomparables avec ceux d’Hollywood). Toutefois, cette réappropriation du marché national par des films sud-coréens n’est pas sans poser de problème quant aux possibilités de production dans la structure actuelle à cause de la situation de monopole de quelques chaebol. Paradoxalement, cela neutralise la diversité qu’est censé assurer le système de quota. Hyujong Kim김휴종, "Hanguk yeonghwa saneop goa dokdoajeom isyu" 한국영화산업과 독과점 이슈 [L’industrie cinématographique sud- coréenne et les problèmes de monopole], Munwha gyeongje yeongu, vol.7, n°2, 2004, p.64. 17. Okpyo MOON, "Dining Elegance and Authenticity: Archeology of Royal Court Cuisine in Korea", Korea Journal, Spring 2010, p.51. 18. Ibid., p.51. 19. Statistiques disponibles sur le site du Korean Film Council, http://www.kobis.or.kr/ (consulté le 14 mai 2010). 20. Le premier opus fut projeté sur 406 écrans et le second sur 357. Le nombre d’écrans total en Corée du Sud était de 1975 en 2007 et de 2004 en 2008. 21. Hyeong Min-u형민우, Baeu kim jeongeun gwangju gimchi chukje honbo naseonda 배우 김정 은 ‘광주김치 축제’ 홍보 나선다 [L’actrice Kim Jeong-eun ambassadrice du ‘Festival de Kimchi de Gwangju’] http://www.yonhapnews.co.kr/bulletin/ 2009/07/28/0200000000AKR20090728097100054.HTML (consulté le 29 août 2009). 22. Cho Jae-eun, "Modern Mothers Lose in Reactionary ‘Kimchi War’", http:// koreajoongangdaily.joins.com/news/article/article.aspx?aid=2918938. (consulté le 05 mai 2010). 23. Claude Fischler, "Food, Self and Identity", Social Science Information, n°27, 1988, p.275. 24. Ibid., p.278. 25. Kimura Kan木村韓, Kindai kankoku no nashonarizumu 近代韓国のナショナリズム [Le nationalisme sud-coréen moderne], Kyōto, Nakanishiya Shuppan, 2009, p.289. 26. Kozakai Toshiaki 小坂井敏晶, Minzoku to iu kyokō 民族という虚構 [La fiction appelée ethnie], Tōkyō, Chikumashobō, 2011, p.40. 27. Pour plus d’informations sur Dokdo/Takeshima, voir Philippe Pelletier, « Tumulte des flots entre Japon et Corée. À propos de la dénomination de la « mer du Japon », Annales de Géographie, t. 109, n°613, 2000, pp. 279-305. 28. Wang Su-min 왕수민, Kara kimuchi maegukbareon jejeongshin inga카라 '기무치' 매국발언! 제정신인가? [Le « Kimuchi » de Kara, une expression de collabo ! Est-elle saine d’esprit ?], http://www.sctoday.co.kr/news/articleView.html?idxno=8304 (consulté le 04 avril 2011). 29. Kyung-Koo, op. cit., p.227.

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30. Kwang Ok Kim, "Rice Cuisine and Cultural Practice in Contemporary Korean Dietary Life", Korea Journal, vol. 51, n°1, Spring 2010, p.32. 31. Asakura Toshio 朝倉敏夫, Gendai imin no tayōsei : ekkyō suru kimuchi 現代移民の多様性: 越境するキムチ[La diversité de l’immigration contemporaine : le kimuchi qui dépasse les frontières], Kokuritsu Minzokugaku Hakubutsukan Chōsahōkoku, n°83 , 2009, p.66. 32. Kwang Ok Kim, op. cit., p.32.

RÉSUMÉS

Cet article analyse comment l’opposition entre le Japon et le patrimoine gastronomique de la Corée du Sud est utilisée dans la construction de l’identité nationale au travers des deux superproductions « Sikgaek » (2007) et « Sikgaek 2 » (2010). Les blockbusters produits localement depuis la fin des années 1990 sont devenus un pan incontournable de l’histoire de la culture populaire sud-coréenne et sont un vecteur spectaculaire du nationalisme sud-coréen lorsqu’ils traitent de l’histoire passée ou récente.

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Cuisine chypriote et cuisine grecque

Yiannis E. IOANNOU

1 Le présent article tente une première approche du phénomène de la présence à Chypre d’un nombre croissant de restaurants et de bistrots grecs, notamment durant la dernière quinzaine d’années. Il semblerait que ce phénomène, à part l’enrichissement de la cuisine chypriote souvent différente de celle du continent grec, permettrait aussi la concrétisation de la part de la clientèle chypriote d’un sentiment refoulé depuis des décennies, et notamment depuis l’invasion de la Turquie en 1974, qui est celui de l’union avec la Grèce.

2 A Chypre, ces dernières années et notamment depuis 2009, on remarque que les restaurants à menu grec se multiplient et que les Chypriotes s’intéressent de plus en plus à la cuisine grecque. Paradoxalement, bien que cette période coïncide avec le début de la crise financière, d’abord en Grèce, puis à partir de 2012 à Chypre, le goût pour la cuisine grecque et le succès des restaurants proposant exclusivement une cuisine grecque sur l’île ne semblent pas correspondre à des critères financiers.

3 La majorité de ces restaurants sont tenus par des propriétaires chypriotes qui emploient souvent des employés chypriotes et grecs et la décision d’ouvrir de tels restaurants semble reposer sur une volonté de proposer quelque chose de différent, une cuisine se différenciant de leurs habitudes culinaires. C’est ce qui explique, sans doute, que la plupart des menus proposés ne présentent pas de croisements entre la cuisine chypriote et la cuisine grecque. Au contraire, ces restaurants présentent des repas gastronomiques préparés en utilisant exclusivement des produits grecs. En réalité, il ne s’agit pas (uniquement) de plats traditionnels grecs, mais de plats assez inventifs et originaux, souvent créés par des chefs grecs célèbres. Dès lors, les Chypriotes prennent contact avec une cuisine grecque à la fois familière et tout à fait nouvelle, une cuisine grecque en quelque sorte « réinventée ».

4 Les propriétaires des restaurants questionnés affirment que leurs menus s’adressent à un public large et qu’ils ont pris soin de proposer un choix varié au niveau des prix. En effet, tandis que les propriétaires déclarent que la crise financière n’a pas affecté leur chiffre d’affaires, ils remarquent, pourtant, que les Chypriotes ne passent pas de commandes comme autrefois, mais qu’ils prennent de plus en plus en considération

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l’addition finale : ils commandent moins de plats et préfèrent prendre un verre de vin au lieu de commander une bouteille.

5 Notre enquête, fondée notamment sur un questionnaire puisqu’il n’existe pas d’enquêtes officielles de la part du Ministère du Commerce ou d’autres organismes qui permettraient d’analyser des éléments statistiques, a révélé que le succès de ces restaurants dépend largement de leur localisation. La plupart des restaurants grecs se trouvent en effet à Nicosie, la capitale, et ce sont précisément les propriétaires des restaurants à Nicosie qui déclarent que la crise financière n’a influencé ni le succès de leurs restaurants, ni leur chiffre d’affaires. De plus, la clientèle à Nicosie repose sur un public en majorité chypriote, contrairement aux villes côtières qui s’adressent surtout aux touristes. Ces restaurants ne sont pas affectés par la baisse ou par la hausse du tourisme. De plus, ces dernières années, Nicosie connaît un développement considérable : les quartiers de la vieille ville sont rénovés et attirent un public assez varié (étudiants, artistes et intellectuels etc.). L’architecture et le décor de ces restaurants témoignent du fait que les propriétaires cherchent à attirer un public « sélectif » mais non pas forcément un public d’« élite ».

6 Les mêmes données semblent être valables pour Limassol, ville qui combine une clientèle chypriote et une clientèle touristique, mais aussi une communauté russe assez aisée. Limassol est réputée être une ville de fête où les habitants ont l’habitude de sortir plus souvent que ceux des autres villes. On peut y trouver plusieurs restaurants à menus exclusivement grecs, mais aussi des restaurants à menus qui combinent des spécialités chypriotes et des spécialités grecques. Ce dernier point s’explique précisément par le fait que ces restaurants s’adressent aussi à des touristes qui souhaitent connaître la cuisine chypriote, mais s’explique aussi par le fait qu’il existe une clientèle chypriote plus conservatrice qui reste « fidèle » à ses habitudes culinaires.

7 C’est ce que l’on observe également dans les lieux touristiques par excellence que sont Ayia Napa et Protaras au sud-est de l’île. Dans cette région, les restaurants proposent des menus qui marient la cuisine chypriote avec la cuisine grecque, puisqu’ils s’adressent à la fois à une clientèle chypriote minoritaire et à une clientèle massivement touristique qui souhaite connaître la gastronomie de deux pays ou qui inconsciemment confond la cuisine chypriote avec la cuisine grecque. Pourtant, on y trouve des restaurants offrant des mets gastronomiques où la cuisine chypriote est elle aussi « revisitée » et « réinventée ». La cuisine chypriote, assez riche mais parfois lourde, devient en effet raffinée une fois revisitée et recréée à partir d’un croisement entre les deux traditions.

8 La situation change dans des régions plus touchées par la crise financière comme dans le cas de Larnaca. Dans cette ville, la crise financière a provoqué une baisse du nombre des touristes, mais aussi une baisse de la clientèle chypriote. Cependant, en interrogeant les propriétaires des restaurants grecs, on réalise vite que ce n’est pas uniquement la crise financière qui a provoqué une chute dans leur chiffre d’affaires, mais aussi le fait que la clientèle chypriote de Larnaca est plus conservatrice et affiche une préférence pour des restaurants chypriotes traditionnels de masse, tout en étant aussi attirée par les restaurants grecs de la capitale, les distances n’étant pas dissuasives.

9 Les propriétaires de ces restaurants s’accordent pour dire que ce sont les voyages effectués par les Chypriotes durant les quinze dernières années (notamment à partir de 1998- 1999), période durant laquelle l’économie de l’île avait connu un essor

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considérable, qui ont permis aux Chypriotes d’entrer en contact avec la cuisine grecque. Ce qui signifie que l’ouverture de ces restaurants à Chypre n’est pas uniquement le résultat de la crise financière, mais aussi le fruit d’une expérience culturelle récente. Ces hommes d’affaires ont ensuite investi dans un effet de mode résultant de la redécouverte de la Grèce par le voyage. Ce n’est pas un hasard si de nombreux restaurants proposent également des soirées, notamment durant le weekend, agrémentées de musique grecque. Le contact des Chypriotes avec la cuisine et la musique grecques dans une ambiance et dans un répertoire assez recherchés, et non pas massivement populaires, enrichit les possibilités de choix et ajoute une dimension culturelle bien ancrée dans la tradition de l’hellénisme.

10 À partir des années 90, des émissions grecques matinales ont fleuri à la télévision chypriote, une partie du programme étant consacrée à l’exécution d’une recette par un chef souvent célèbre. Ces dernières années ont vu le développement des émissions télévisées exclusivement culinaires, engouement qui change considérablement les habitudes culinaires.

11 Ces émissions ont eu pour conséquence l’importation croissante de produits grecs dans les supermarchés et les épiceries chypriotes, ce qui n’était pas le cas il y a une vingtaine d’années. On ne doit pas négliger non plus l’essor des livres de recettes grecques dans le marché chypriote, surtout lorsque ceux-ci sont signés par un chef rendu célèbre grâce aux émissions de télévision.

12 Ces différents éléments déterminent non seulement le contact des Chypriotes avec la cuisine grecque, mais aussi leur contact avec la cuisine chypriote. Les propriétaires des restaurants grecs, surtout à Nicosie, affirment que ce contact ne change pas, au fond, leurs habitudes culinaires, surtout dans leur quotidien. Les plats proposés représentent une cuisine raffinée qui a comme conséquence un raffinement dans les habitudes alimentaires chez une minorité de Chypriotes qui prennent conscience que le plus important n’est pas la quantité, caractéristique des restaurants typiquement chypriotes, mais la qualité. Ce nouveau comportement se situe à l’opposé des restaurants chypriotes traditionnels, où les fameux `mézédès` se rapprochent plutôt des descriptions rabelaisiennes.

13 La crise a toutefois favorisé l’arrivée assez massive des Grecs spécialisés, entre autres, dans la restauration et l’hôtellerie. En général, on peut dire que le domaine de la gastronomie présente un paradoxe. En pleine période de crise, les émissions de télévision culinaires connaissent un grand succès, le marché du livre de recettes est assez prometteur tandis que la gamme des produits alimentaires s’élargit. De plus, les restaurants grecs à Chypre marchent, selon les propriétaires, plutôt bien. Comment peut-on, alors, expliquer ce phénomène ? Il semblerait que le domaine de la gastronomie évoque le souvenir d’une période de prospérité auquel on tient et que l’on souhaite préserver l’une des dernières traces d’une société de consommation devenue de plus en plus sélective.

14 Cet article ne peut s’achever sans l’évocation d’une certaine tendance visible dans la clientèle chypriote de ces restaurants. En réalité, au fond de chaque Chypriote, malgré les développements politiques, il existe encore des traces d’un rêve politique manqué, celui de l’union de l’île avec la Grèce, comme la Crète au début du 20e siècle, le Dodécanèse après la deuxième guerre etc. La réapparition, depuis la décennie 1990, d’un discours national et même nationaliste, disparu provisoirement à cause des évènements de 1974, a ravivé le sentiment de l’appartenance nationale chez une partie

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de la classe moyenne et de la bourgeoisie nationaliste de l’île. Pour cette couche de la population, le fait de fréquenter des restaurants de cuisine grecque et si possible, avec des employés venant du continent, acquiert une dimension symbolique importante puisqu’il suggère une identification, ne serait-ce qu’au niveau culinaire avec ‘la mère patrie’. Cette pratique soulagerait d’une part le sentiment d’échec par rapport à la réalisation des aspirations nationales de l’île ; elle apaiserait d’autre part un fort sentiment d’injustice, sentiment éprouvé par les Chypriotes durant les quarante dernières années à l’égard d’une communauté internationale ne s’étant, selon eux, jamais mobilisée suffisamment pour imposer des sanctions à la Turquie qui continue, aujourd’hui encore, d’occuper la partie nord de l’île après avoir obligé le tiers de la population de Chypre à se réfugier dans la partie libre. Face aux sanctions répétées imposées à la Russie pour sa politique en Ukraine, ce sentiment d’amertume s’est d’ailleurs encore renforcé.

RÉSUMÉS

Dans l’article qui suit, nous allons tenter d’approcher un phénomène très récent qui s’attache aux réalités culinaires de l’île de Chypre et qui n’a pas encore été étudié. Il s’agit de la présence à Chypre d’un nombre croissant de restaurants et de bistrots grecs, notamment depuis une quinzaine d’années, phénomène lié en partie à la prospérité et au niveau de vie plus élevés à Chypre qu’en Grèce, du moins jusqu’en 2013, ainsi qu’à la crise durable de l’économie grecque depuis la fin de la dernière décennie. Les conclusions de cette approche pourraient être utiles pour une analyse plus approfondie de la question.

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Jeûner pour une offrande corporelle dans le Deungsinbul (Mi-Bouddha, mi-homme) de Kim Dong-ri

Min Sook WANG-LE

1 Les offrandes représentent un type de rapport que les êtres vivants entretiennent avec les morts ou les esprits : ancêtres, descendants, chefs spirituels ou politiques, dieux… Par l’offre d'objets, de nourriture, voire de corps humains, les vivants expriment leurs sentiments, leurs pensées, leur gratitude envers les défunts ou les dieux qui leur sont liés ou proches. C’est un phénomène fréquent et important dans les sociétés anciennes et les religions. Il en est de même pour le bouddhisme. L’offrande du corps brulé au Bouddha (sosin gongyang 燒身供養) est une pratique avérée dans le Sūtra du Lotus, chapitre « Récit du Roi des plantes médicinales (Bhaişajyarāja) », le Gaozeng zhuan (Biographies des moines éminents) et d’autres biographies de grands moines chinois jusqu’au Xe siècle.1 Cette auto-immolation est au centre de la nouvelle Deungsinbul (Mi- Bouddha, mi-homme) que Kim Dong-ri (1913-1995) a publiée en 1961. En effet, le moine Wanji 萬寂 (Man-jeok en transcription coréenne)2 y recourt en décidant d’offrir son propre corps au Bouddha afin de se libérer de son angoisse et de ses faiblesses.

2 Kim Dong-ri met en scène dans cette nouvelle tout le processus de cette offrande corporelle qui est strictement ritualisée : une ascèse commençant par une restriction alimentaire avant un jeûne total pour purifier le corps, lequel sera consumé dans l’étape finale. Comment Kim Dong-ri envisage-t-il les relations entre le corps et la nourriture dans un contexte lié aux rites religieux à travers le cas du moine Wanji ? Quel est le symbolique du feu dans l’esthétique romanesque de l’auteur qui s’intéresse d’ordinaire à l’univers aquatique pour la scène de la mort ? Ces questions peuvent être abordées dans la perspective des rapports que l’écrivain met en œuvre entre la quête de la bouddhéité et l’abstinence alimentaire.

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Kim Dong-ri et le bouddhisme

3 Après que le bouddhisme du Grand Véhicule (Mahāyāna) fut introduit de Chine à l’époque des Trois Royaumes (1er siècle av. J.-C. - 668 apr. J.-C.), le bouddhisme évolua en Corée en religion d’État en assimilant les bases spirituelles proprement coréennes. Il fut perpétué jusqu’à la fondation de la dynastie de Joseon (1392-1910) qui adopta une politique encourageant le confucianisme. La pensée bouddhique, étroitement liée à la culture et à la mentalité des Coréens, offre un cadre particulièrement riche pour la littérature coréenne qui ne cesse de s’en inspirer. Comme d’autres grands auteurs, Kim Dong-ri (1913-1995) y puisa des sources de création. Grâce à son style raffiné et à ses connaissances étendues sur le bouddhisme, ses œuvres parviennent à établir une véritable harmonie entre la littérature et cette religion.3

4 Sa vie même est fortement marquée par l’influence du bouddhisme. Tout d’abord, son pays natal Gyeongju est parsemé de vestiges historiques bouddhistes avec notamment le grand temple Bulguksa et la grotte Seokguram qui contient une impressionnante sculpture du Bouddha datant de l’époque de Silla (57 av. J.-C. - 935).4 L’écrivain est inspiré par le climat bouddhique unique offert par cette ville, qu’il transposera par la suite dans sa création. D’ailleurs, sa mère, avant de se convertir au protestantisme, avait longtemps fréquenté les temples bouddhiques. Le souvenir de la petite enfance où il accompagnait sa mère au temple est ancré dans sa mémoire. Son frère aîné, Kim Jeong-seol (1897-1966), alias Beom-bu, spécialiste en philosophie orientale, pour qui il a beaucoup de respect et d’admiration, entretenait d'étroits liens avec le monde bouddhique. En 1935, année de ses débuts dans le monde littéraire, l’écrivain s’installa, pour écrire tranquillement, au temple Dasolsa où son frère avait trouvé refuge en fuyant la police japonaise depuis 1934. Grâce à son frère qui y enseignait la philosophie orientale aux moines, il put lire à satiété les textes bouddhiques conservés dans ce temple tout en mémorisant des sûtras. Mais la bibliothèque du temple Dasolsa ne pouvant plus satisfaire sa soif de lecture, il se rendit au grand temple Haeinsa,5 où son frère dispensait également un cours au Centre de conférences bouddhique. Il y rencontra beaucoup de conférenciers célèbres dont Yong-bong (Yi Jae-bok, 1918-1991), Do-bong (1873-1949) et Man-hae (Han Yong-un, 1879-1944), tous invités par le Centre, et put accéder plus facilement qu’ailleurs à des ouvrages bouddhiques.6

5 Son séjour dans ce célèbre temple dura six mois, de l’été 1935 au début de l’année 1936. Il regagna ensuite le temple Dasolsa où il commença à enseigner la langue coréenne à l’Institut Gwangmyeong. Pendant toute cette période, il fut conquis par le bouddhisme et sympathisa avec les moines résistants qui avaient à cœur la destinée de la nation coréenne. Les patriotes bouddhistes qui menaient leurs activités à la capitale étaient repoussés à sa périphérie par les autorités japonaises depuis 1933.7 Choe Beom-sul (1904-1979), moine responsable du temple Dasolsa, évoquera ainsi la situation de l’époque : En faisant venir au temple Dasolsa toute la famille de Kim Beop-rin, qui avait perdu son emploi, Heo Yeong-ho, Han Bo-sun et enfin Kim Beom-bu, accompagné des membres de sa famille (sa mère et son frère cadet Kim Dong-ri) et très éloigné du monde bouddhique, je les pris en charge tout en m’occupant du quotidien du maître Man-hae. En tout cas, tout cela fit du temple Dasolsa une base de résistance contre le Japon. […] J’étais dans une situation difficile dans la mesure où prendre en charge tout ce monde fut un combat pour moi, d’autant que nous ressemblions à une

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armée en déroute. Il me semblait que si je ne tenais pas bon, notre camp s'écroulerait. 중앙에서 실직한 김법린 전 가족과 허영호 한보순과 함께 불교계와는 딴판인 김 범부 선생과 그 전 가족 (모친, 선생 동생 김동리씨도) 등의 생활을 다솔사로 데려 와 내가 맡았고 만해 선생의 생활상의 책임도 져야 했다. 어쨌든 다솔사는 이 같은 관계로 배일항일의 근거지가 되었다. […] 나는 패잔병 같은 처지의 이 식솔들을 집 결시켜 투쟁을 하여야만 하는 난경에 서게 된 셈이었다. 내가 굴복하고 말면 우리 진영은 완전히 무너지고 말 것 같았다.8

6 De même, les connaissances littéraires de Kim Dong-ri se consolidèrent grâce aux écrivains qu’il y avait rencontrés. En effet, les temples coréens, devenus lieux de refuge des écrivains vers la fin de l’occupation japonaise (1910-1945), étaient intimement liés au monde littéraire. Un groupe littéraire s’était installé autour du temple Haeinsa.

7 Les écoles privées dans lesquelles les écrivains étaient invités comme intervenants extérieurs étaient organisées à cette époque par les temples. Kim Dong-ri enseigna pendant 5 ans, de 1937 à 1942 à l’Institut de Gwangmyeong, géré par le temple Dasolsa. Tout en y enseignant, il rassembla toute une documentation qu’il lui servirait plus tard à écrire des romans consacrés au bouddhisme. Les histoires légendaires ou bouddhiques racontées par des patriotes (des résistants) tels que Choe Beom-sul, Kim Beop-rin (alias Beom-san, 1899-1964) et Han Yong-un deviendront le motif ou le thème principal de ses œuvres. Il a aussi séjourné dans d’autres grands temples et a écrit plusieurs nouvelles au sujet de cette religion.

8 La vie dans les monastères laissera une trace importante dans son écriture. S’inspirant d’une peinture bouddhique ancienne qu’il avait découverte dans un ermitage tombé en ruines, il composera plus tard la trilogie du Solgeo 솔거 (Le moine Sol-geo).9 Le Bulhwa 불화 (Une Image du Bouddha), l’Ingyeoseol 잉여설 (L’Histoire de l’excès) et le Wanmiseol 완미설 (L’Histoire de la beauté parfaite). Le Geungnakjo 극락조 (L’Oiseau du paradis), le Deungsinbul 등신불 (Mi-Bouddha, mi-homme), le Kkchisori 까치소리 (Les Jacassements de pies) et le Jeoseungsae저승새 (L’Oiseau de l’au-delà) sont également conçus selon sa pensée bouddhique avec pour décor les temples Dasolsa et Haeinsa.10 Parmi les œuvres faisant état de ses expériences bouddhiques, le Jeoseungsae et le Deungsinbul reflètent le mieux ses idées relatives au bouddhisme. Le noyau événementiel du premier provient d’un conte de la transmigration des âmes selon laquelle une femme, bien aimée de son vivant, s’est réincarnée en oiseau après sa mort. Fidèle à la théorie karmique du bouddhisme, cette nouvelle démontre l’immortalité de l’âme. Dans le Deungsinbul (Mi- Bouddha, mi-homme) qui fait l’objet de cette étude, Kim Ding-ri développe sa propre conception du Bouddha chez l’homme. La transmigration des âmes et l’image de l’homme habité par la divinité constituent tour à tour le fondement de sa pensée bouddhique.

La source du Deungsinbul 等身佛 (Mi-Bouddha, mi- homme)

9 La légende de l’offrande du corps brûlé, qui constitue la source essentielle du Deungsinbul, fut découverte par l’auteur, lorsqu’il enseignait à l’Institut de Gwangmyeong du temple Dasolsa. Comme dans la montagne de Geumbong (province du Gangwon) où trente-trois moines se laissèrent brûler en gage d’offrande au Bouddha, il existait dans ce temple un piédestal que l’on supposait destiné à cet usage. En plus, Kim

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Dong-ri y entendit pour la première fois parler d’offrande du corps humain au Bouddha : À ce moment-là, maître Man-hae (Han Yong-un) dit à mon frère aîné, « Beom-bo, quelqu’un fit-il l’offrande de son corps brûlé au Bouddha dans les biographies des grands moines de notre pays? » lui demanda-t-il. Pendant que mon frère aîné regardait le maître Man-hae en souriant, ce dernier reprit la parole : « Dans les biographies des grands moines chinois apparaissent parfois des traces écrites d’offrande par immolation ou corps brûlé ; je ne les ai pas constatées dans notre pays… » lui dit-il. À ce moment-là, mon frère aîné commença à parler avec douceur : « Eh bien, moi non plus… Si vous ne les avez pas vues… », dit-il en ajoutant qu’il ne s’en souvenait pas non plus. J’intervins : « Qu’est-ce que l’offrande du corps brûlé au Bouddha? » C’était la première fois que j’en entendais parler. Le moine responsable du temple (Cheo Beom-sul) prit alors la parole : « Autrefois, d’éminents moines ne réussissaient pas à pénétrer parfaitement la doctrine bouddhique même s’ils pratiquaient la méditation, ils brûlaient alors eux- mêmes leur corps en signe d’offrandes au Bouddha pour atteindre le nirvâna… » « Se jetaient-ils au feu ? » « S’il en était ainsi, cela pouvait-il être encore une offrande? » « Et comment ? » « Ils devaient s’asseoir face au Bouddha les mains jointes. Il fallait déposer sur eux l’encensoir ou le brasero (le poêle) brûlants. » « ? ... » Je n’eus pas la force de m’en enquérir davantage. … 이 때 만해 (한용운) 선생이 내 백씨를 보고, ‘‘범보, 우리나라 고승전에도 소신공양 한 이가 있소 ?’’ 하는 것이다. 내 백씨가 웃는 얼굴로 만해 선생을 건너다만 보고 있는데, 만해 선생이 다시 입을 열어, ‘‘중국 고승전에서는 소신공양이니 분신공양이니 하는 기록이 가끔 나오는데, 우 리나라에서는 별로 눈에 띄질 않아……….’’ 했다. 그때야 내 백씨도 천천히 입을 열며, ‘‘글쎄요, 별로 …… 형님이 못 보셨다면야…..’’ 하고 자기도 기억이 없노라는 것이 다. 내가 참견을 했다. ‘‘소신공양이 뭡니까 ?’’ 나에게 있어서는 처음 듣는 이야기였다. 그러자 이번에는 주지스님이 그 대답을 맡았다. ‘‘옛날 수좌스님들이 참선을 해도 뜻대로 도통이 안되고 하니까 자기 몸을 스스로 불태워서 부처님께 제물로 바치는 거라. 성불할라고…..’’ ‘‘불 속에 뛰어듭니까 ?’’ ‘‘그렇게 하믄 공양이 되나 ?’’ ‘‘그럼 어떻게 ?’’ ‘‘부처님을 향해 합장하고 앉아야지, 그 위에 불덩어리 된 향로나 화로나 그런 걸 갖다 씌어야지’’ ‘‘ ?…….’’ 나는 더 물을 힘이 나지 않았다.11

10 Cette conversation entre les moines Man-hae, Beom-sul et son frère Beom-bu, fut réellement un choc créatif pour lui qui, néanmoins, ne se lança pas immédiatement dans l’écriture de cette histoire : C’était tout ce que j’ai entendu à propos du deungsinbul. Néanmoins, cette histoire si simple m’a causé un immense choc. Même si je pensais en tirer un roman, je n’osais pas. L’histoire des romans que j’avais connus jusqu’à ce moment-là était centrée sur

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des événements causés par les hommes. Je pensais qu’elle devait traduire une relation interhumaine harmonieuse ou conflictuelle. Or, même si j’ai donné un nom précis à l’éminent bouddhiste qui avait présenté l’offrande de son corps au Bouddha, son cas semblait ne pouvoir trouver aucun partenaire. Ne pouvant écrire un roman pour surmonter ce choc, je ne notais que deux ou trois lignes de l’histoire dans un cahier. 내가 ‘등신불’에 대해 들은 것은 이것이 전부다. 그렇지만 이 간단한 이야기는 나에 게 심한 충격을 주었다. 나는 그 뒤 이것을 소설로 쓸 생각을 했지만 엄두가 나지 않았다. 그때까지 내가 알고 있는 소설이란 인간과 인간 사이에 일어나는 사건을 중심한 이야기였다. 그것은 서로 부딪히든지 껴안든지, 인간과 인간이 얽혀야 된 다고 생각했다. 그런데 소신공양하는 수좌를 인간이란 이름으로 부른다 하더라도 그와 얽힐 상대 자가 없는 경우라고 생각되었다. 그래서 소설로 그 충격을 풀지 못한 채 노트에 두 어 줄 사연만 기록해 두었을 뿐이다.12

11 En novembre 1961, une fiction fondée sur ces quelques lignes vit enfin le jour. Il fallait tout réinventer : il donna libre cours à son imagination en plantant le décor du roman au nord du fleuve Yangzi en Chine. Il décrit ainsi le processus de la rédaction du Deungsinbul : Si j’ai choisi la Chine comme cadre de la narration, c’était parce que j’ai entendu dire, dans la conversation échangée entre maître Man-hae et mon frère aîné (Kim Beom-bu), qu’il était difficile de trouver cela [l’offrande du corps brûlé] dans les biographies des grands moines coréens. Mais je ne me suis pas contenté d’écrire l’histoire d’un moine chinois. J’y ai introduit aussi un « je » narrateur, qui est dans le roman un étudiant mobilisé. Je mets aussi en scène un propagandiste de l’ermitage Seogong-am situé dans la banlieue de Nankin et je mets en relation le « je » à Jin Gi-su, moine chinois, en tant qu’ancien étudiant de la même université, l’université de Daejeong [Taishō daigaku, Japon]. Ce détail tient à deux raisons : d’une part, le moine responsable de ce temple (Dasolsa) était diplômé de cette université ; d’autre part, on m’a dit qu’il y avait beaucoup d’étudiants coréens et chinois qui y étudiaient le bouddhisme. Certainement, je n’ai jamais été moi-même étudiant mobilisé. En dehors de cela, les noms des temples et des personnages- moines dans cette œuvre sont tous imaginaires. Par ailleurs, pour faire la lumière sur l’origine de Man-jeok, héros du Deungsinbul, le texte chinois en style ancien et intitulé « Récit de l’Illumination par le corps brûlé du maître Man-jeok », reproduit dans le roman sous forme de citation, est écrit également par mes propres soins. Et à propos de la question de savoir si le personnage principal de cette œuvre est Man- jeok ou le « je », je suis d’avis que l’on considère Man-jeok comme le héros. D’abord, parce que, Mi-Bouddha, mi-homme, le titre de cette œuvre, parle de Man-jeok lui- même. Ensuite, parce que le thème de cette œuvre est intrinsèquement représenté par ce personnage. Il est certain que le « je », à la fois le narrateur et acteur, est un personnage important après le héros. 내가 이 작품의 무대를 중국으로 한 것은 그날 만해 선생과 백형 (김범부) 사이에 오고가던 대화에서 그러한 사실 (소신공양)을 한국 고승전에서는 보기 어렵다고 들었기 때문이었다. 그렇다고 그냥 중국 승려의 이야기로만 쓰지는 않았다. 그래 서 나레이터 ‘나’를 학도병으로 그곳까지 끌려가게 만들었다. 남경교외의 서공암 포교사랬느니, 중국 승려 진기수와 ‘나’를 같은 대정대학 선후배 관계로 엮게 된 것 은 주지 스님이 대정대학 출신일 뿐만 아니라, 그 대학에는 불교를 전공하는 한. 중 양국의 학생들이 많았다고 들은 데서 힌트를 얻은 것이었다. 내 자신은 물론 학도 병으로 나간 일이 없다. 그 밖에 이 작품에 나오는 절 이름, 승려 이름은 전부 가공 이다. 또한 [등신불]의 주인공 만적의 내력을 밝히기 위하여 원문을 인용하는 형식 으로 쓴 ‘만적선사소신성불기’라는 고문체 한문 문장도 물론 내 손으로 지은 것이 다. 그리고 이 작품의 주인공이 만적이냐 ‘나’냐를 물어오는 경우가 많은데 나의 견 해로는 역시 만적을 주인공으로 보는 것이 옳다. 그 이유의 첫째는 이 작품의 제목 [등신불]이 바로 만적 자신이기 때문이다. 둘째는 이 작품의 주제가 만적에게 들어

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있기 때문이다. ‘나’는 물론 나레이터를 겸한 작중인물로서 주인공 다음으로 중요 한 인물임에 틀림없다.13

12 Œuvre d’une grande sensibilité, ancrée dans la légende et nourrie d’imaginaire, le Deungsinbul est né d’une expérience fondatrice de la subjectivité de l’auteur, car l’écriture n’est pas chez lui l’esclave du réel : elle est le théâtre d’une expérience intime où s’élabore sa vision personnelle du monde.

L’offrande du corps brûlé (燒身供養) au Bouddha du moine Wanji

13 Il se fonde, pour écrire Deungsinbul (等身佛), sur ces écrits en langue chinoise, découverts et lus lors de son séjour au temple Dasolsa. C’est une pratique qui continue à exister en Corée aujourd’hui même. Il décrit une statue d’un moine en position du lotus, dont les expressions traduisent un singulier mélange de quête de la voie divine et de souffrance humaine. Ayant offert son propre corps au Bouddha, le moine Wanji demeure à mi-chemin entre la bouddhéité et l’humanité. La statue représente le dernier stade du rituel de l’offrande, où le véritable motif de l’acte transparaît sur son visage. Tous ses sentiments ont laissé leurs traces sur la statue, même si le personnage est en train d’atteindre l’autre rive.

14 La nouvelle est narrée sous la forme de souvenirs faisant appel à des expériences vécues par le « je » narrateur. Le récit s’étend sur une durée de quelques jours de l’été 1943 mais remonte jusqu’à l’époque des Tang (Chine), au VIIIe siècle, lorsque le « je » narrateur rencontre une statue de bouddha de l’époque des Tang dans un temple.

15 Le « je » narrateur, étudiant coréen mobilisé par l’armée japonaise, est envoyé à Nankin en Chine pour participer à la guerre du Pacifique (1941-1945). Dans sa crainte d’être expédié à tout moment au front, il décide de s’évader de sa troupe de renfort. Grâce à Chen Qixiu, ancien étudiant chinois de l’université japonaise qu’il a lui-même fréquentée, il finit par s’évader et s’installe dans le temple Jingyuan.14 Il y rencontre un jeune moine du nom de Cheong-un, serviteur du maître Huiyun. En sa compagnie, le « je » narrateur se rend un jour à la pagode des Bouddhas en or où il voit pour la première fois la statue de bouddha du nom de deungsinbul, qui suscite en lui un immense choc : celle-ci représente un boddhisattva en position de lotus sur un socle, les mains jointes, portant un encensoir sur la tête, le cou et le dos un peu inclinés, la bouche entrouverte.

16 Le lendemain, le maître Huiyun lui apprend l’histoire du deungsinbul lors de la visite matinale et le moine Cheong-un lui raconte aussi le récit du moine Wanji transformé en deungsinbul. Mais le « je » narrateur n’arrive pas à se libérer de l’image douloureuse de la statue. Sur le conseil de maître Huiyun, il consulte alors un document relatif au deungsinbul : « Récit de l’Illumination par le corps brûlé du maître Wanji ». De là, nous passons de 1943 au VIIIe siècle en Chine. Kim Dong-ri le compose en chinois dans un style classique à l’instar des Biographies des moines éminents (Gaozeng zhuan) : Le nom profane de Wanji est Qi耆 ; et son nom de famille, Cao 曹. Il est né à Jinling (actuel Nankin) mais on ignore qui était son père. La dame Zhang 張, sa mère, se remaria avec Messire Xie Chou 謝仇 qui avait déjà un fils appelé Xin 信. Celui-ci était du même âge que Qi. Ils avaient donc tous les deux une dizaine d’années. Un jour, lorsque la mère donna à manger aux deux enfants, elle introduisit subrepticement du poison dans le bol du riz de Xin, son beau-fils. L’ayant remarqué

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par hasard à la dérobée, Qi comprit que sa mère nourrissait le dessein de se débarrasser de Xin, l’enfant de l’autre femme, parce qu’elle convoitait pour lui- même les biens de la famille qui revenaient à Xin. Lorsque Qi, rempli du chagrin, voulut de lui-même manger le bol du riz de son demi-frère, sa mère, le voyant, fut prise de frayeur et d’étonnement. Elle lui prit le bol en lui disant : « Ce n’est pas ton riz, pourquoi manges-tu le riz de Xin ? », Qi et Xin restèrent cois. Quelques jours après, Xin quitta la maison et disparut sans laisser de trace. Qi déclara qu’il reviendrait avec Xin, qu’il était déterminé à retrouver. Mais il choisit de se retirer et se fit moine en prenant le nom de Wanji. Dans un premier temps, il séjourna au Centre d’Enseignement bouddhique de Jinling, puis se rendit à l’ermitage Wufeng 無風庵 du temple Jingyuan, où il étudia les préceptes bouddhiques auprès du maître chan Haijue 海覺. Au printemps de l’année de ses vingt-quatre ans, Wanji décida « qu’il valait mieux rendre le bienfait du Bouddha en lui faisant offrande de son corps, s’estimant inapte à devenir un homme savant comprenant pleinement la vérité du Bouddha. » Il se sacrifia devant le Bouddha en se brûlant et à cet instant précis, il tomba une pluie torrentielle, qui ne mouilla pourtant pas le corps embrasé de Wanji. Qui plus est, une auréole comme celle de la pleine lune brilla soudain en diffusant une lumière éclatante. Les spectateurs furent tous témoins de cette scène de grâce du Bouddha. Ils furent guéris de leurs maladies. Pensant qu’il s’agissait de l’effet du pouvoir bouddhique de Wanji, ils dépensèrent le maximum de leurs biens privés comme oboles et couvrirent d’or son corps brûlé. Ils le vénérèrent ainsi comme Bouddha. On l’installa par la suite avec les plus grands soins dans la pagode des Bouddhas en or : c’était la 16e année du règne de Zhongzong des Tang, soit le 1 er mars de la 2e année de l’ère sainte. 만적은 법명이요, 속명은 기, 성은 조씨다. 금릉서 났지만, 아버지가 어떤 이인지는 잘 모른다. 어머니 장씨는 사구라는 사람에게 개가를 했는데 사구에게 한 아들이 있어 이름을 신이라 했다. 나이는 기와 같은 또래로 모두가 여남은 살씩 되었었다. 하루는 어미(장씨)가 두 아이에게 밥을 주는데 가만히 독약을 신의 밥에 감추었다. 기가 우연히 이것을 엿보게 되었는데 혼자 생각하기를 이는 어머니가 나를 위하 여 사씨 집의 재산을 탐냄으로써 전실 자식인 신을 없애려고 하는 짓이라 하였다. 기가 슬픈 맘을 참지 못하여 스스로 신의 밥을 제가 먹으려 할 때 어머니가 크게 놀 라 질색을 하며 그것을 뺏고 말하기를 이것은 너의 밥이 아니다. 어째서 신의 밥을 먹느냐 했다. 신과 기는 아무도 대답하지 않았다. 며칠 뒤 신이 자기 집을 떠나서 자취를 감춰버렸다. 기가 말하기를 신이 이미 집을 나갔으니 내가 반드시 찾아 데 리고 돌아오리라 하고 곧 몸을 감추어 중이 되고 이름을 만적이라 고쳤다. 처음은 금릉에 있는 법림원에 있다가 나중은 정원사 무풍암으로 옮겨서, 거기서 해각 선 사에게 법을 배웠다. 만적이 스물네 살 되던 해 봄에, 나는 본래 도를 크게 깨칠 인 재가 못 되니 내 몸을 이냥 공양하여 부처님의 은혜에 보답함과 같지 못하다 하고 몸을 태워 부처님 앞에 바치는데, 그때 마침 비가 쏟아졌으나 만적의 타는 몸을 적 시지 못할 뿐 아니라, 점점 더 불빛이 환하더니 홀연히 보름달 같은 원광이 비치었 다. 모인 사람들이 이것을 보고 크게 불은을 느끼고 모두가 제 몸의 병을 고치니 무 리들이 말하기를 이는 만적의 법력 소치라 하고 다투어 사재를 던져 새전이 쌓였 다. 새전으로써 만적의 탄 몸에 금을 입히고 절하여 부처님이라 하였다. 그 뒤 금불 각에 모시니 때는 당나라 중종 십육년 성력 (연호) 이년 삼월 초하루다.15

17 En effet, ce récit biographique qui donne des détails sur la vie et le parcours de Wanji sert de trame principale, qui sera mis en discours dans les versions racontées par maître Huiyun et son serviteur, le moine Cheong-un. C’est dans ces renvois intertextuels que le narrateur-acteur apprend, comme le lecteur, le véritable motif de l’auto-crémation de Wanji et le processus préparatoire de l’offrande centré sur l’exercice spirituel et sur le jeûne pour la purification du corps.

18 Le moine Wanji décide d’offrir son propre corps au Bouddha afin de se libérer de son angoisse et de ses faiblesses après avoir rencontré son demi-frère, devenu lépreux :

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L’hiver de ses vingt-trois ans, Wanji revint à Jinling et rencontra Xie Xin, son demi- frère, qui avait quitté la maison à l’âge de treize ans pour fuir la malfaisance de sa mère. Devenu moine après avoir quitté lui aussi la maison et cherché en vain Xie Xin, il le retrouva enfin au bout de dix ans. Mais lors de leurs retrouvailles, il ne put s’empêcher de pleurer à chaudes larmes, même s’il avait rompu ses liens avec le monde séculier. Il ne voulait pas croire que son demi-frère, si gentil et docile, ait pu attraper la lèpre, subissant ainsi « une punition du ciel ». Après avoir enlevé le chapelet accroché à son cou, Wanji le glissa au cou de Xie Xin et rentra directement au temple Jingyuan. 만적이 스물세 살 나던 해 겨울에 금릉 방면으로 나갔다가 전날의 사신을 만났다. 열세 살 때 자기 어머니의 모해를 피하여 집을 나간 사신이었다. 그리고 자기는 이 사신을 찾아 역시 집을 나옸다가 그를 찾지 못하고 중이 된 채 어느덧 꼭십 년 만에 그를 다시 만난 것이다. 그러나 그때 다시 만난 사신을 보고는 비록 속세의 인연을 끊어버림 만적으로서도 눈물을 금할 수 없었던 것이다. 착하고 어질던 사신이 어 쩌면 하늘의 형벌을 받았단 말인고, 사신은 문둥병이 들어 있었던 것이다. 만적은 자기의 목에 걸었던 염주를 벗겨서 사신의 목에 걸어주고 그 길로 곧장 정 원사에 돌아왔다.16

19 A travers la souffrance physique de son demi-frère, il voit l’injustice, l’impuissance, la faiblesse de l’homme dans le monde dominé par le Destin. Cette rencontre le conduit à se consacrer corps et âme au Bouddha. Ce n’est pas seulement une délivrance pour lui- même mais aussi pour son demi-frère. Sa détermination ultime signifie sans aucun doute la volonté de sauver son frère et ses semblables. Il s’ensuit tout le processus de cette offrande corporelle : Dès lors, il cessa de manger des aliments cuits et se tut. Il mangea jusqu’au printemps de l’année suivante qu’une assiette de sésame par jour (inutile de parler de toutes les ablutions rituelles auxquelles il procéda pendant ce temps). 그때부터 만적은 화식 (火食)을 끊고 말을 잃었다. 이듬해 봄부터 그가 먹은 것은 하루에 깨 한 접시씩뿐이었다 (그때까지의 목욕 재계는 말할 것도 없다).17

20 On constate que le jeûne est progressif. Le silence est aussi un élément important qui permet une concentration sur soi et la quiétude. Cette phase préparatoire de l’offrande est un exercice à la fois physique et spirituel. L’ascèse s’accompagne d’une pratique rituelle consistant à imbiber son corps d’huile de sésame sauvage après l’avoir enveloppé de soie : Le 1er février de cette même année, il accomplit la cérémonie de la Montée sur l’autel à l’aide de deux moines seulement, le maître Yunfeng雲峰 et le responsable des offrandes. On ôta d’abord ses habits de moine pour envelopper son corps nu d’un tissu de soie fine et propre de ses pointes de pieds jusqu’à ses épaules (à l’exception de son cou). Il monta sur l’autel et s’assit en position du lotus les mains jointes. En même temps qu’il récitait les soutras bouddhiques, le moine chargé des offrandes qui tenait à côté de lui un pot d’huile de sésame sauvage lui versa de l’huile sur les épaules. Sitôt que le versement de l’huile prit fin et que la cérémonie de la Montée sur l’autel fut achevée, les deux moines prirent congé de Wanji en joignant les mains. 이듬해 이월 초하룻날 그는 법사 스님(운봉 선사)과 공양주 스님 두 분만을 모시고 취단식을 봉양했다. 먼저 법의를 벗고 알몸이된 뒤에 가늘고 깨끗한 명주를 발 끝 에서 어깨까지 (목 위만 남겨 놓고) 전신에 감았다. 그리고는 단 위에 올라가 가부 좌를 개고 안자 두 손을 모아 합장을 올렸다. 그리하여 그가 염불을 외기 시작하는 것과 동시에 곁에서 들기름 항아리를 받들고 서 있던 공양주 스님이 그의 어깨에 서부터 기름을 들고 부었다. 기름을 다 붓고, 취단식이 끝나자 법사 스님과 공양주 스님은 합장을 올리고 그 곁 을 떠났다. 18

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21 L’huile de sésame, la position de lotus et la récitation des soutras bouddhiques sont tous les éléments constitutifs de l’auto-immolation, qu’on trouve dans le Gaoseng zhuan.

22 Avant l’offrande, le moine Wanji pratique quelques mois d’austérité stricte au cours desquelles il ne consomme qu’une assiette de sésame. Par la suite, il observe un jeûne absolu. Comme le dit Jacques Gernet dans Les suicides par le feu chez les bouddhistes chinois du Ve au Xe siècle, la diète est « une première étape dans cette transformation totale du corps qui est une des fins essentielles du sacrifice et qui sera complètement réalisée par la crémation : les moines voués à la mort cherchent à atteindre avant leur sacrifice l’état de dessiccation dans lequel meurent parfois certains religieux19… » Le jeûne du moine est destiné à endurcir son corps, qui se transforme bientôt en une sorte de combustible : De ce jour, le corps imprégné d’huile, Wanji ne quitta pas l’autel pendant un mois (jusqu’au 1er mars). Assis en position du lotus, les mains jointes, il devenait peu à peu un fossile vivant. » Nul ne pouvait soulever le rideau en tissu blanc accroché autour de l’autel. Seul le moine en charge des offrandes y pénétrait une fois par semaine avec un pot d’huile de sésame sauvage. Il en versait sur ses épaules avant de se retirer. 기름에 결은 만적은 그때부터 한 달 동안 (삼월 초하루까지) 단 위에서 움직이지 않았다. 가부좌를 갠 채, 합장을 한 채, 숨쉬는 화석이 되어 가고 있었다. 이레에 한 번씩 공양주 스님이 들기름 항아리를 안고 장막 (帳幕-흰 천으로 장막을 치고 있었다) 안으로 들어오면 어깨애서부터 다시 기름을 부어주고 돌아가는 일 밖에 그 누구도 이 장막 안을 엿보지 못했다. 20

23 Au bout d’un mois de privation de nourriture et d’autres épreuves inimaginables, Wanji devient « un fossile vivant » : Pour assister à l’offrande sacrée, les fidèles de tous les coins du pays, de près comme de loin, ainsi que les moines des montagnes, se rassemblaient en une foule emplissant la vaste cour située devant le pavillon principal du temple de Jingyuan. La grande offrande, c’est-à-dire l’offrande du corps brûlé, commença par le lever du rideau vers midi. Pendant qu’environ cinq cents moines se tenaient debout les mains jointes devant l’autel, le moine chargé des offrandes s’approcha avec un encensoir qu’il posa sur la tête de Wanji. Au même moment, les moines qui se tenaient debout, les mains jointes, en face de l’autel, commencèrent tous ensemble à chanter en l’honneur du bouddha Amitābha. 이 날의 성스러운 불공에 참여하기 위하여 산중의 스님들은 물론이요, 원근 각처 의 선남 선녀들이 모여들어, 정원사 법당 앞 넓은 뜰을 메웠다. 대공양 (大供養 - 燒身供養을 가리킴)은 오시 초에 장막이 걷히면서 부터 시작되었 다. 오백을 헤아리는 승려가 단을 향해 합장을 하고 선 가운데 공양주 스님이 불 담 긴 향료를 받들고 단 앞으로 나아가 맍ㄱ의 머리 위에 얹었다. 그와 동시에 그 앞에 합장을 하고 선 가운데 공양주 스님이 불 담긴 향로를 받들고 단 앞으로 나아가 만 적의 머리 위에 얹었다. 그와 동시에 그 앞에 합장하고 선 승려들의 입에서 일제히 아미타불이 불려지기 시작했다. 21

24 La scène se termine par le dépôt d’un encensoir brûlant sur sa tête : De l’encensoir posé sur la tête de Wanji comme une couronne, des fumées s’échappèrent. Malgré son corps presque fossilisé à force d’une longue pratique de l’ascèse, il tressaillit naturellement lorsque les flammes percèrent sa fontanelle (le sommet du crâne). Dès lors, son cou, son dos et sa poitrine s’inclinèrent imperceptiblement vers l’avant. Le corps de Wanji imprégné d’huile de sésame sauvage mit longtemps à se consumer. Néanmoins, les cinq cents moines devant l’autel ne cessèrent de chanter en l’honneur du bouddha Amitābha. 만적의 머리 위에 화관같이 씌워진 향로에서는 점점 더 많은 연기가 오르기 시작 했다. 이미 오랫 동안의 정진으로 말미암아 거의 화석이 되어가고 있는 만적의 육

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신이지만, 불기운이 그의 숨골 (정수리)을 뚫었을 때는 저절로 몸이 움칫해졌다. 그리하여 그때부터 눈에 보이지 않게 그의 고개와 등가슴이 조금씩 앞으로 숙여 져 갔다. 들기름에 결은 만적의 육신이 연기로 화하여 나가는 시간은 길었다. 그러나 그 앞 에 선 오백의 대중 (승려)은 아무도 쉬지 않고 아미타불을 불렀다. 22

25 On sait que le bouddha Amitābha est vénéré dans l’école de la Terre pure du Mahāyāna. Wanji, entouré de ses confrères qui l’accompagnent dans le rite sacrificiel, est sur le point de réaliser sa propre bouddhéité dans le feu, élément libérateur qui doit permettre de le délivrer de son attachement au monde. Or, on assiste ici à une consumation partielle, car le corps du moine n’est pas complètement réduit en cendres. Au contraire, les tressaillements de son corps seront les derniers gestes de vie sur lesquels se modèlera sa statue : Vers la fin d’après-midi [sinsi, entre 15h et 17h], la pluie tomba soudainement à verse, mais en épargnant l’autel. De la tête de Wanji s’exhala alors une fumée plus épaisse. Lorsque les moines qui invoquaient Amitābha et les fidèles qui se trouvaient derrière eux regardèrent Wanji en ouvrant de grands yeux devant cet événement mystérieux, une auréole ressemblant au halo de la pleine lune vint le coiffer. La plupart de ceux qui assistèrent à cette scène guérirent de leurs maladies. Dès lors, les oboles affluèrent et ne manquèrent pas un seul jour trois années durant. Avec l’argent des oboles, on dora le corps non consumé et raidi de Wanji et on bâtit la pagode des Bouddhas en or et la terrasse de pierre... 신시 (申時) 말 (末)에 갑자기 비가 쏟아졌다. 그러나 웬일인지 단 위에는 비가 내리 지 않았다. 만적의 머리 위로는 더 많은 연기가 오르기 시작했다. 염불을 올리던 중들과 그 뒤에서 구경하던 신도들이 신기한 일이라고 눈이 휘둥 그래져서 만적을 바라보앗을 때 그의 머리 뒤에는 보름달 같은 원광이 씌워져 있 었다. 이때부터 새전이 쏟아지기 시작하여 그 뒤 삼 년간이나 그칠 날이 없었다. 이 새전으로 만적의 타다가 굳어진 몸에 금을 씌우고 금불각을 짓고 석대를 쌓았 다……23

26 La partie de son corps non consumée se mue en lumière. Le sens de ce changement d’existence est transmis par la couleur dorée, symbole d’éternité qui représente l’immortalité spirituelle de Wanji, dont la renaissance glorieuse est mise en relief. Tout ce qui a trait au deungsinbul est doré : les avant-toits, le panneau, la peinture de la pagode des Bouddhas en or. Le titre de la couverture et le contenu même du « Récit de l’Illumination par le corps brûlé du maître Wanji » le sont également. Le feu, l’auréole, le doré forment un ensemble continuellement homogène qui signifie la sublimation physique, la splendeur de l’âme. « La mort n’est pas l’interruption de la vie, ni son affaiblissement, son ombre. »24 Pour le bouddhisme, « la mort ne s’oppose pas à la vie mais se définit comme un processus inverse de celui de la naissance. Cette conception, caractéristique d'une vision spirituelle de l'existence, s’ancre profondément dans une réflexion sur la condition humaine et la possibilité de s’affranchir de la souffrance. Dans le bouddhisme, en effet, tout effort de compréhension et d'explication philosophique a une visée sotériologique et débouche sur une pratique spirituelle libératrice. La mort apparaît à tout un chacun comme une séparation douloureuse, une rupture d’équilibre voire une injustice, bref comme une manifestation évidente de la souffrance qui est notre lot. »25

27 Il est aussi à noter que la part terrestre chez Wanji ne s’est pas envolée en fumée. Son corps courbé, l’expression de sentiments humains – la compassion envers son demi- frère atteint de lèpre, la volonté de récompenser son maître Haijue – qui

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transparaissent encore sur le visage de la statue forment un contraste frappant avec les insignes reçus lors de son offrande. On peut dire que son humanité coexiste avec sa bouddhéité. Ce deungsinbul qui est une statue mi-bouddhique, mi-humaine traduit exactement la nouvelle conception de dieu de l’écrivain Kim Dong-ri : une divinité imprégnée d’humanité. Pour lui, la voie qui mène au Bouddha est aussi celle qui ouvre à l’éternité. L’accomplissement de la vie ou la voie de salut de l’homme viennent de l’état de sainteté. C’est dans le récit de l’offrande du corps humain au Bouddha, à la source du Deungsinbul, que Kim Dong-ri voit cet état de bouddhéité en l’homme.

Conclusion

28 Kim Dong-ri n’a pas donné, dans la nouvelle, beaucoup de détail du jeûne du moine Wanji. Il n’empêche qu’il occupe une place centrale dans sa préparation de l’offrande corporelle. Connu depuis l’Antiquité pour des raisons médicales ou spirituelles, le jeûne fait partie intégrante de la pratique de nombreuses religions, le bouddhisme y compris. Dans le Deungsinbul où l’écrivain traite de la quête de la bouddhéité du moine Wanji, le jeûne est inclus dans le rituel de l’offrande et fait partie des exercices spirituels de l’ascèse, inscrits dans la tradition du bouddhisme. Car son fondateur, le Prince Siddhartha lui-même a fait ce chemin pour parvenir à l’éveil. Dans ce sens, le jeûne du moine Wanji est un acte préparatoire à la sagesse ou à la purification corporelle et spirituelle. C’est un ascétisme total. Au début du jeûne total, le moine peut se nourrir des énergies vitales qui lui permettent le maintien de sa posture dans le processus rituel. Il est certain que cela n’est possible qu’avec un degré de maîtrise de soi (côté corps) qui va de pair avec le renoncement de soi. A ce propos, la remarque suivante de Foucault sur l’ascétisme chrétien pourrait aussi s’appliquer ici au cas de Wanji : « L’ascétisme chrétien a tout de même pour principe fondamental que la renonciation à soi constitue le moment essentiel de ce qui va nous permettre d’accéder à l’autre vie, à la lumière, à la vérité et au salut. »26 Seulement, le renoncement de Wanji est graduel et peut-être pas totalement accompli. C’est peut-être aussi la différence entre Bouddha et boddhisattva.

29 Le bouddhisme lui sert surtout à analyser la relation entre le divin et l’homme27. Sur cette relation, Kim Dong-ri donne la priorité à l’humanisme plutôt qu’à la divinité. Il insiste davantage sur l’homme que sur le divin. Défendre l’humanisme est la caractéristique essentielle de son univers littéraire. Se penchant sur le problème du monde profond et mystérieux de la vie de l’homme, délaissé par la science moderne, son univers littéraire recherche avant tout la source de l’esprit de l’homme. 28

NOTES

1. Jacques Gernet, « Les suicides par le feu chez les bouddhistes chinois du V e au X e siècle », L’intelligence de la Chine, Gallimard, 1994, p. 169-206.

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2. Pour les noms dont l’écrivain a donné les sinogrammes dans cette nouvelle, nous utilisons ici le pinyin. Pour d’autres, nous les transcrivons seulement en coréen. 3. Les œuvres représentatives liées à la pensée bouddhique sont : le Bulhwa불화 [Une Image du Bouddha], le Deungsinbul등신불 [Mi-Bouddha, mi-homme], le Kkachisori 까치소리 [Les Jacassements de pies], le Jeoseungsae 저승새 [L’Oiseau de l’au-delà] et le Yunhoeseol 윤회설 [L’Histoire de la transmigration des âmes]. 4. Le Temple Bulguksa est classé 1er site historique et scénique, en ex-æquo avec la grotte de Seokguram, par le gouvernement sud-coréen. Inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1995, il est considéré comme un chef-d’œuvre de l’âge d’or de l’art bouddhiste dans le royaume de Silla. 5. Le temple Haeinsa est l'un des temples bouddhiste les plus importants de Corée du Sud, connu notamment parce qu'y est conservé le Tripitaka Koreana [écritures bouddhiques, sûtra]. 6. Yi Won-gu, « Entretien avec Kim Jeon-suk, le 5 juin 1994 », in Kim Dong-ri munhak aelbeom 김동 리 문학앨범 [Album littéraire de Kim Dong-ri], Séoul, Jipmundang, 1996, p. 43. 7. Gang Seok-ju et Pak Gyeong-hun, « Bulgyo geunse baeknyeon » 불교근세백년 [Cent ans de l’histoire moderne du bouddhisme], Jungang-ilbo 중앙일보 [Le Quotidien Jungang], le 14 novembre 1980. 8. Choe Beom-sul, « Cheongchun-eun areumdawora » 청춘은 아름다워라 [Comme la jeunesse est belle !], Gukje sinbo 국제신보 [Le Journal Gukje], le 26 janvier 1975. 9. Sol-geo était un moine du Temple Hwangryongsa à l’époque de Silla. Il avait peint trois images principales du bouddhisme : « Nosong », « la figure de Yuma », « la figure de Gwaneum » ainsi que « la figure de Dangun » dont il a produit de nombreuses copies. 10. Kim Dong-ri, « Jajeon-gi » 자전기 [L’autobiographie], Hanguk samdae jakga jeonjip, 한국삼대작 가전집 [Recueil de trois auteurs coréens], tome 6, Séoul, Samseong chulpansa, 1970, p. 402. 11. Kim Dong-ri, Saenggag-i heureun-eun gangmul 생각이 흐르는 강물 [La Rivière de la pensée], Séoul, Gapin chulpansa, 1985, p. 202-204. 12. Ibid., p. 202-204. 13. Kim Dong-ri, Kkot-gwa soyeo-wa dal-gwa 꽃과 소녀와 달과 [La Fleur, la fille et la lune], Séoul, Je 3gihoek, 1994, p. 52-52. 14. Le temple Jingyuan, qui apparaît dans le récit, censé être situé dans la région de Nankin, est une invention de Kim Dong-ri lui-même. 15. Kim Dong-ri, « Deungsinbul » 등신불 [Mi-Bouddha, mi-homme], Kim Dong-ri jeonjip [Œuvres de Kim Dong-ri], tome 3, Mineumsa, 1995, p. 89. 16. Ibid., p. 91-92. 17. Ibid., p. 92. 18. Ibid. 19. Jacques Gernet, op. cit., p. 194. 20. Kim Dong-ri, Deungsinbul 등신불 [Mi-Bouddha, mi-homme], op. cit., p. 92. 21. Ibid. 22. Ibid., p. 92-93. 23. Ibid., p. 93. 24. Jean-Pierre Vernant, La mort, les morts dans les sociétés anciennes, Cambridge University Press & Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 1990, p. 10. 25. Philippe Cornu, « La signification de la mort dans le bouddhisme », Revue Connaissance des Religions, n° 61-64, « Introduction », 2000. 26. Michel Foucault, L’herméneutique du sujet, Gallimard, 2001, p. 240. 27. Kim Dong-ri, « Buheom-deum goljjagi-ui godok » 부헝듬 골짜기의 고독 [La Solitude dans la vallée de Buheom-deum], Kim Dong-ri munhak aelbeom, op. cit., p. 142. 28. Song Ha-chun, « Ingan-ui segye hogeun sindeur-ui segye » 인간의 세계 혹은 신들의 세계 [Le Monde de l’homme ou celui des dieux], Kim Dong-ri munhak aelbeom, op. cit., p. 59.

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RÉSUMÉS

Dans la nouvelle Deungsinbul (Mi-Bouddha, mi-homme) que Kim Dong-ri (1913-1995) a publiée en 1961, le moine Wanji (Man-jeok en transcription coréenne) décide d’offrir son propre corps au Bouddha afin de se libérer de son angoisse et de ses faiblesses. Pour ce faire, il recourt à une méthode traditionnelle appelée l’offrande du corps brûlé, pratique avérée dans le Sūtra du Lotus, au chapitre intitulé « Récit du Roi des plantes médicinales (Bhaişajyarāja) », le Gaozeng zhuan (Biographies des moines éminents) et d’autres biographies de grands moines chinois jusqu’au Xe siècle. Kim Dong-ri met en scène dans cette nouvelle tout le processus de cette offrande corporelle strictement ritualisée : une ascèse commençant par une restriction alimentaire avant un jeûne total pour purifier le corps, lequel sera consumé à l’étape finale. Comment Kim Dong-ri envisage-t-il les relations entre le corps et la nourriture dans un contexte lié aux rites religieux à travers le cas du moine Wanji ? Quel est la symbolique du feu dans l’esthétique romanesque de l’auteur, qui s’intéresse d’ordinaire à l’univers aquatique pour les scènes de mort ? Ces questions peuvent être examinées en analysant les rapports que l’écrivain établit entre la nourriture et la quête de la sagesse.

In his novel entitled Deungsinbul (Half-Buddha, half-man), that Kim Dong-ri (1913-1995) published in 1961, the monk Wanji (Man-jeok in the Korean transcript) decides to offer his own body to the Buddha in order to free himself from anguish and weakness. With this aim in mind, he uses a traditional method called the offering of burnt bodies, practice proven in the Lotus Sutra, in the chapter “Story of the King of medicinal plants (Bhaişajyarāja)”, the Gaozeng zhuan (Biographies of eminent monks) and other biographies of great Chinese monks until the tenth century. Kim Dong-ri stages in this novel the whole process of the body offering, which is strictly ritualized : asceticism starting with dietary restriction before a total fasting in order to purify the body, which will be consumed in the final stage. How does Kim Dong-ri consider the relationship between the body and food in a context linked to religious rituals through the case of monk Wanji? What is the symbolism of fire in the romantic aesthetics of the author who usually focuses on the underwater world for the death scenes? These questions can be studied by analysing the relationships that the writer implements between food and the pursuit of wisdom.

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Dieux et défunts au Japon : La Grande Bouffe

Jean-Pierre GIRAUD

1 S’il est bien connu que les vivants aiment se délecter des plaisirs de la table (jusqu’à s’empiffrer d’ailleurs), il apparaît, comme nous allons le voir, qu’il en est de même des dieux comme des défunts japonais.

2 En effet, les offrandes alimentaires dans les temples shintoïstes, à l’usage des dieux et des déesses ou dans les monastères bouddhistes à l’usage des bouddhas et des boddhisattvas, ou encore celles que l’on destine aux cultes funéraires – offrandes et banquets libératoires – sont à la fois très présentes et essentielles pour accomplir les rites. En outre, ces mêmes offrandes alimentaires et les banquets qui leurs sont associés revêtent un caractère psychopompe tout à fait évident dans l’imaginaire nippon.

3 Mais y aurait-il un imaginaire sans la mort et son traitement rituel ?

4 C’est pourquoi le clin d’œil quelque peu iconoclaste du titre au célèbre film La Grande Bouffe de Marco Ferreri en vient à poser les bases de notre réflexion d’aujourd’hui.

5 Les espaces sacrés réservés aux dieux, aux bouddhas ou aux défunts (qui sont parfois les mêmes, voire voisins) vont rarement sans offrandes sur des plateaux rituels de riz, de sel et de saké. A ces offrandes de base sont parfois ajoutés des mandarines, des mochi1 voire d’autres aliments.

6 Or, de même que l’on présente ainsi aux dieux leur auguste repas, le défunt reçoit le sien, le jour de son trépas. Celui-ci est constitué d’un bol de riz blanc (sen mai) ou d’un plateau repas simple (jôsen). Un banquet est également organisé à proximité du mort pour la veillée2 funéraire (o tsûya) au domicile.

7 Tous ces rites perdurent de nos jours, certes de façon souvent atténuée. On les pratique par « tradition », par habitude, mais sans trop savoir, sans trop comprendre les pratiques et sans prendre conscience de leur double rattachement dans l’histoire de l’imaginaire cultuel du Japon ancien.

8 D’un point de vue strictement historique, c’est dans l’ancien rite du môgari impérial (c’est-à-dire la gestion de la période de deuil à l’usage de la mesnée impériale et plus

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spécifiquement relatif aux funérailles des empereurs) qu’on peut faire remonter la codification de ces rites funéraires complexes.

9 Le môgari n’était bien sûr pas uniquement constitué par des offrandes alimentaires ou des banquets, puisque bien d’autres rites y étaient rattachés. Les funérailles de l’Empereur Temmu (622 - 686), auquel succédera sur le trône l’Impératrice Jitô (645 - 703), sont bien détaillées dans les récits que nous en donnent le Kojiki3 et le Nihonshoki4, entres autres5.

10 Pourtant, si l’on peut affirmer que c’est avec Temmu que ces rites se sont peu à peu dogmatisés (jusqu’à disparaître d’ailleurs, peu de temps après, avec la disparition du môgari), ils se retrouvent d’une façon plus ou moins directe dans les mythes japonais qui nous relatent des événements centrés sur l’époque de Yayoi (soit une période qui va du 3ème siècle avant notre ère au 3ème siècle après notre ère). Ces mythes, pour certains, prennent eux-mêmes racine dans des pratiques rituelles plus anciennes, remontant au néolithique, voire au paléolithique japonais, sans pour autant que l’on puisse dater cela avec certitude.

11 C’est donc dans ces mythes que l’article se propose de tenter de découvrir les origines de l’alimentation et, dans une seconde partie, de discuter du mythème du banquet, en gardant bien en mémoire que l’alimentation des dieux comme le banquet véhiculent tous deux une très forte connotation psychopompe.

12 Les divinités des céréales :

13 Selon le Kojiki, le dieu Izanagi donne naissance à trois divinités : Amaterasu oho mikami (divinité solaire, ancêtre de la mesnée impériale), Take haya susanoo no mikoto (divinité terrestre à fonctions multiples et qui va particulièrement nous intéresser) et Tsukuyomi no kami (une divinité de la lune, qui forme un couple avec la précédente).

14 Prenant racine dans les commentaires des Kokugakusha de l’époque d’Edo tels que Motoori Norinaga, Kamo no Mabuchi ou Hirata Atsutane, la plupart des mythologues voient encore ce dieu Susanoo et les deux mythes qui suivent sa naissance6 de façon uniquement manichéenne, le dieu s’opposant à sa sœur le soleil, commettant des exactions – inondations, magie noire, provoquant la mort de la déesse … Or cette lecture paraît trop simpliste pour rendre compte de la valeur et de la fonction du mythe. Toute notion de conflit ou de sacrifice est jugée comme étant un mal lorsque ces mêmes éléments sont, à l’évidence, des actes nécessaires et créateurs qui permettent justement la suite du récit mythique.

15 Ce mythe présente d’ailleurs une fonction calendaire très précise, qui rythme le récit selon l’année rizicole. Ainsi, les actes du dieu deviennent nécessaires et compréhensibles : lorsqu’il brise les digues et provoque des inondations, c’est pour figurer le rite de ta ue qui consiste à inonder les rizières pour mettre en eau les jeunes plants; lorsqu’il pratique la magie noire (présentation d’un cheval écorché à rebours), c’est un rite de remerciement pour célébrer la récolte; lorsque son acte fait mourir une desservante d’Amaterasu (qui préfigure Amaterasu elle-même), c’est pour faire mourir le soleil (au solstice), afin qu’il puisse renaître.

16 Allant plus avant dans cette lecture des mythes concernés, nous ne pouvons pas ne pas remarquer que le dieu Susanoo accomplit son destin au centre d’un vaste système lié à l’agriculture, ainsi qu’à la nourriture qui en découle. Mais plus que cela encore, les ascendants comme les descendants du dieu s’inscrivent eux aussi dans le même système.

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17 Rien d’étonnant au Japon, où l’habitude des récits à tiroir, où l’on vous raconte plusieurs fois de suite la même chose, où les textes sont sans arrêt en relation avec d’autres par des liens intertextuels et des images palimpsestes, est profondément ancrée.

18 Chassé du ciel à l’issue du mythe de la caverne, Susanoo redescend sur terre et rencontre en chemin une déesse nommée Oho getsu hime no kami. Alors que son nom même comporte la racine « ge » (ke / ge / uke / uka et mike), c’est très clairement une divinité en rapport avec les aliments. Elle offre d’ailleurs à Susanoo des mets préparés qui proviennent de sa bouche, de son nez, de son prôktos … Comme le dieu pense alors que ceux-ci sont impurs, il tue la déesse, du corps de laquelle vont apparaître : le vers à soie (provenant de la tête), le riz (des yeux), le millet (des oreilles), les haricots rouges (du nez), le blé (du sexe) et les haricots (de son anus)7.

19 Il nous est dit ensuite que la divinité de l’énergie Kamu musuhi no kami ramasse les différentes graines et s’en sert comme semences (pour produire la nourriture nécessaire).

20 Le meurtre sacrificiel de la déesse Oho getsu hime est donc bien nécessaire et créateur et il en découle que ce récit, plus encore que le précédent (avec son cycle calendaire de la riziculture) place Susanoo en tant que dieu tutélaire des aliments et de leur production.

21 Or, si l’on cherche à convoquer la présence des divinités liées aux céréales (ou à la nourriture) dans le Kojiki, on bute indubitablement sur deux épisodes qui sont en amont, puis en aval, des récits mettant en scène directement Susanoo.

22 Pour le premier épisode, il s’agit des kami qui apparaissent lors de l’agonie d’Izanami no kami (provoquée par la naissance de son fils Kagutsuchi no kami, dieu du feu)8 ; or, la déesse Izanami peut être vue comme la mère de Susanoo.

23 Quant au second épisode, il nous renvoie aux kami qui proviennent de la hiérogamie entre Susanoo et Kamu oho ichihime no kami, dans le mythe qui suit directement le meurtre sacrificiel de Oho getsu hime.

24 Dans le premier cas, Izanami, lors de son agonie, donne naissance à des divinités de la mine, puis de la poterie et ce, par ses vomissures, puis par ses excréments. De son urine apparaît ensuite une divinité de l’eau Mitsu ha no me no kami (qui transcende l’eau nécessaire pour l’agriculture), ainsi qu’une divinité jeune de la croissance qui est clairement une divinité agricole et qui aura pour fille Toyo uke bime no kami.

25 Or, cette dernière est assimilable à Oho getsu hime par sa fonction, si ce n’est qu’elle conservera d’ailleurs cette fonction dans les rituels shintô à venir (alors que Oho getsu hime n’existe que dans les mythes). Toyo uke bime deviendra en effet une divinité fort importante dans les rituels, dès l’époque de l’empereur Tenmu, puisque l’on va dès lors l’intégrer au centre des croyances et pratiques cultuelles d’Ise (donc des rituels essentiels liés à la famille impériale). Ainsi Amaterasu sera-t-elle sanctifiée dans le naigû (le Temple intérieur d’Ise, le principal) et Toyo uke le sera dans le gegû (le Temple extérieur d’Ise).9

26 Pour ce qui est du second épisode qui nous intéresse, il a lieu après que Susanoo a accompli le meurtre rituel de la déesse Oho getsu hime. Susanoo arrive dans le pays d’Izumo (qui, pour l’imaginaire japonais, est plutôt une contrée liée à la mort10) et il se retrouve confronté à un rituel de sacrifice d’une jeune vierge céleste à une divinité terrestre, représentée par un serpent à 8 têtes et 8 queues nommé Yamata no orochi.

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Susanoo tue par ruse le serpent et met ainsi fin à cette pratique calendaire d’offrande de sacrifice11. Là encore, c’est le motif manichéen qui a été retenu de prime abord, puis exploité à l’envi. Susanoo semble certes mettre dans ce mythe sa violence au service du bien, mais il continue aussi de montrer sa violence intrinsèque, donc son caractère premier, qui est négatif.

27 Pourtant, une lecture palimpseste du texte nous montre facilement que les choses ne sont pas si simples que cela, puisque le dieu (qui a déjà pour fonction première, et comme nous l’avons montré, d’être une divinité tutélaire de l’agriculture) sauve du sacrifice Kushi inada hime qui est une divinité à la fois de la rizière (inada) et à la fois du serpent (kushi désigne certes le peigne, mais la forme du peigne nous renvoie à la tête du serpent). En outre, les parents de la divinité qui se nomment Ashi na zuchi et Te na zuchi (l’Esprit sans jambe et l’Esprit sans bras) sont clairement des serpents. La divinité (serpent-rizière) offerte en sacrifice doit être dévorée par un serpent, le dieu terrestre Yamata no orochi.

28 Or, on peut affirmer que ce Yamata no orochi est, et préfigure, le dieu agricole des rituels en devenir, soit le dieu de la montagne (Yama no kami) qui se change en dieu des champs (Ta no kami) le printemps venu. Ce dieu serpent qui va protéger la terre (les rizières) et donc la féconder symboliquement, pour engendrer la récolte.

29 Le sacrifice (meurtre rituel) du dieu terrestre est là encore un acte nécessaire, puisque Susanoo englobe à présent sa fonction. Ainsi, il s’unit à Kushi inada hime, puis à Kamu oho ichi hime no kami, dont il obtient deux enfants : Oho toshi no kami et Uka no mitama no kami.12

30 Si le second représente simplement la divinité âme (mitama) de la nourriture (uka) et ne sera que peu présent dans les rituels futurs, le premier enfant est beaucoup plus complexe et aura une présence essentielle dans les traditions populaires, puisque considéré par la suite comme un avatar du yama no kami.

31 En effet, s’il faut comprendre le terme oho (qui s’oppose à celui de wakai en japonais) comme quelque chose d’accompli (arrivé au stade ultime de son évolution), le terme toshi a certes comme en japonais moderne la valeur sémantique d’année, mais aussi par extension celle de découpage calendaire, par rapport au calendrier lunaire. Pourtant, ce même toshi peut aussi revêtir le sens de céréale (de riz qui est la céréale par excellence au Japon) lorsqu’il devient la lecture du caractère ine (ina).

32 Il est à noter qu’on retrouve encore dans les rites agricoles (Miyamoto Tsune’ichi et même Yanagida Kunio en ont tous deux parlé dans leurs essais) un Messire Toshigami (Toshigami sama), appelé parfois Shogatsu sama (Messire nouvel an (du calendrier lunaire)) et qui est comme nous l’avons déjà dit une représentation du dieu de la montagne (le protecteur des récoltes).

33 Ainsi, au début de l’année lunaire retrouvera-t-on accrochées aux portes des fermes des bûches de bois appelées saigi (arbre du bonheur) ou toshigi (arbre du riz), ou bien, planté devant les demeures, un bambou au sommet duquel est placé un panier destiné à recevoir le dieu. Par ce dernier rite, on demande au dieu de redescendre de la montagne et de reprendre sa fonction de dieu des champs.

34 Mais on peut aller encore un peu plus loin dans l’analyse du nom de ce dieu Oho toshi, lorsqu’on se réfère à l’expression, d’ailleurs encore usuelle en japonais moderne, de otoshi dama. Celle-ci désigne de nos jours les étrennes d’argent qu’on donne aux enfants. Or, à l’origine, on offrait aux enfants comme à ses supérieurs, des mochi (pâte de riz cuit

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à la vapeur et pilonné), des oho hineri (riz enveloppé dans du papier en forme de boules) ou des nigiri motchi (boule de mochi). Toutes ces offrandes étaient donc autant de formes de boules, tama en japonais, cette forme étant dès le Japon proto-historique la représentation de l’âme tamashi.

35 Le dieu Oho toshi gami est donc le dieu du riz mûr et, lors de ces rituels de début d’année lunaire, comme agraire, on l’invitait à redescendre de sa montagne et il était censé distribuer une partie (ou des parties de son âme).

36 Si l’on en revient au récit du Kojiki, on note un peu plus loin la descendance du dieu Oho toshigami13 (qui est lui-même, comme nous l’avons dit, un enfant de Susanoo).

37 Or, parmi ses enfants, il y a un kami de la montagne nommé Hayamato no kami. Ce dernier s’unit avec Oho getsu hime (que l’on retrouve à ce stade du récit quoique tuée et démembrée précédemment, mais cette pratique n’est pas forcément surprenante dans un mythe). De cette union, neuf enfants vont alors naître selon un ordre calendaire et agraire aussi symbolique qu’évident.

38 Ainsi le début de l’année agraire est marqué par l’union du dieu de la montagne avec la déesse de la nourriture abondante (qui représente la rizière), puis apparaissent dans l’ordre suivant leurs enfants : - Waka yama ku hi no kami (Kami de la jeune montagne) représente une divinité au pied de la montagne, donc le dieu serpent qui revient prendre sa fonction de dieu des champs. - Waka toshi no kami (Kami du riz jeune) s’oppose à Oho toshi et représente les pousses de riz qui seront à replanter. - Wakasaname no kami (déesse du repiquage du jeune riz). - Mizumaki no kami (divinité de l’eau). - Natsu taka tsuhi no kami (dieu du soleil de l’été). - Natsu no me no kami (déesse de l’été). - Akibime no kami (déesse de l’automne). - Kukutoshi no kami (dieu des céréales en tiges). - Kukuki wakamuro tsunane no kami (dieu des nouvelles demeures construites de tiges encordées).

39 Pour résumer ce que nous venons d’écrire sur les différents récits mythiques abordés, nous pouvons déduire que Susanoo, loin d’être un dieu destructeur, asocial et violent tel que décrit le plus souvent, est au contraire très clairement à l’origine des semences (donc de la nourriture). En outre, c’est également lui qui met en route le cycle calendaire agraire.

40 Sa fonction est donc primordiale et éclipse de loin la fonction de la divinité solaire.

41 Mais nous voudrions revenir avant de conclure sur un passage du mythe du meurtre sacrificiel de la déesse Oho getsu hime par Susanoo. Dans ce mythe, on assiste au démembrement rituel de la déesse : des morceaux de son corps apparaissent les céréales.

42 Or, ce démembrement nous renvoie à un récit à propos de Yamato Takeru (O usu no mikoto) (fils renié de l’Empereur mythique Keikô) qui tue son jumeau, mais aîné, Oho usu no mikoto14. Dans ce dernier cas, le lien à l’agriculture (voire à la nourriture) est beaucoup plus mince et seul l’emploi du terme usu, présent dans le nom des deux protagonistes, permet de l’établir, puisque usu signifie le mortier servant à écraser le riz.

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43 La nécessité rituelle du meurtre et du démembrement narrés semble s’expliquer par le banquet qui suit et qui précède un départ pour la guerre.

44 On retrouve d’ailleurs ce même motif du meurtre et du démembrement lié au banquet dans les conquêtes du premier empereur mythique l’Empereur Jimmu. Il concerne les frères Ukashi que l’empereur veut soumettre15. Le cadet vient faire sa soumission et dire à l’Empereur que son frère aîné a préparé un piège pour le faire périr. Mais finalement, c’est lui qu’on force à tomber dans son propre piège et il est démembré. Le cadet offre alors un banquet.

45 Le banquet revêt donc ici un motif expiatoire lié au meurtre.

46 Il est intéressant de noter que les travaux de Yoshida Atsuhiko16 ont permis de rapprocher ces rites mythiques de démembrement dans les récits du Kojiki ou du Nihonshoki des pratiques rituelles liées aux dôgu pendant l’époque de Jômon. Ces figurines en terre cuite ayant souvent été retrouvées brisées, puis éparpillées lors des fouilles archéologiques, permettent en outre d’envisager des rituels de substitution de pratiques plus anciennes centrés sur les sacrifices humains.

47 Pour en revenir au banquet, le lien avec des motifs psychopompes apparaît de manière évidente. Ainsi, dans le mythe de la mort d’Izanami, la déesse ne peut revenir du pays post mortem de Yomi car elle a mangé le riz cuit dans les fours du Yomi no kuni (banquet).

48 Outre ces motifs psychopompes, il semble bien également que d’un rite initial à vocation expiatoire, on soit, peu à peu, passé à un rite libératoire, tel qu’il nous est parvenu (jusqu’à nos jours) dans les cérémonies funéraires.

49 Rappelons ici qu’il faut bien distinguer deux repas distincts lors d’une veillée funéraire. Premièrement, le défunt mange le repas qui lui est offert en tant que dernier lien avec les vivants et c’est ce repas qui fait qu’il ne pourra plus revenir (les Japonais ayant particulièrement peur des revenants). En second lieu, le banquet qui rassemble les « vivants » (ceux qui restent) est un « rite » à la fois expiatoire et libératoire.

50 On peut donc y apposer une lecture dionysiaque pour prendre en charge le mort, mais rappeler aussi que les morts ont une double postérité : ils continuent à être présents dans ce monde, alors qu’ils sont aussi présents dans l’Autre monde. En cela, ils rejoignent tout à fait les dieux, mais leur sont aussi parfois supérieurs, en ce que leurs actes en ce monde dépassent le simple cadre du récit.

51 Le repas présenté au défunt, le jôsen, est une vraie survivance du vieux fond mythique et cultuel du Japon, alors même qu’au cours de l’histoire culturelle de l’archipel bien des croyances autochtones ou étrangères s’y sont greffées, jusqu’à en atténuer (voire se substituer) le sens primordial.

52 Ainsi, pour conclure sur un exemple plus proche de nous, lorsque dans Le voyage de Chihiro17 les parents mangent le repas et se retrouvent bloqués dans un autre monde, ils procèdent du même mythème que lorsqu’Izanami, ayant mangé le repas du Pays de Yomi, ne peut revenir dans le Pays au milieu de la Plaine de Roseaux (Ashi hara no nakatsu kuni).18

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NOTES

1. Les mochi sont des gâteaux de riz pilé qui peuvent être sucrés ou salés et qui ont une consistance pour le moins molle et élastique. 2. Les veillées avaient traditionnellement lieu le soir, mais de nos jours, pour des raisons pratiques, elles se déroulent le lendemain du décès. 3. Le Kojiki est un ouvrage de mythes et de récits des empereurs mythiques, légendaires puis historiques dont la compilation fut achevée en 712. Nous utilisons pour notre étude l’édition japonaise suivante : Kojiki (Chronique des faits anciens), 1, Nihon koten bungaku zenshû, Shogakkan, 1997. 4. Le Nihonshoki est, comme le Kojiki, un ouvrage de mythes et de récits des empereurs mythiques, légendaires puis historiques, mais dont la compilation fut achevée en 720. Nihonshoki (Écrits du Japon), 2,3 et 4, Nihon koten bungaku zenshû, Shogakkan, 1997. 5. Sur ces rites associés au môgari, on se reportera à François Macé, La mort et les funérailles dans le Japon ancien, POF, 1986. 6. Il s’agit du Mythe du serment (Ukehi no shinwa) et du Mythe de la caverne (Ame no Iwayato no shinwa) et qui narrent pour le premier une hiérogamie incestueuse et pour le second la réclusion de la déesse du soleil Amaterasu dans une caverne (mort symbolique) puis sa re-naissance. 7. Ibid., pp. 68-69. Il est à noter sur ce passage que le Nihonshoki laisse apparaître d’autres choses dans un ordre distinct de celui proposé par la version du Kojiki (dont gibier, bœufs et chevaux). D’autre part, Ukemochi (divinité des aliments) y est tuée par Tsukuyomi (divinité de la lune). Mais le récit garde une même structure et Susanoo et Tsukuyomi forment un couple, ou plutôt on peut affirmer que Tsukuyomi est une part de Susanoo qui transcende les forces du jour, comme celles de la nuit. 8. Ibid., pp. 40-44. 9. Sur l’évolution de ces procédés rituels, les travaux exemplaires de Yoshino Hiroko nous montrent l’émergence et la complexité des syncrétismes entre le fond rituel shintô (qui provient déjà lui-même de sources et de pratiques indigènes et étrangères) et les idées neuves du taoïsme, qui devint très à la mode à l’époque de l’Empereur Tenmu. 10. Entre autres liens symboliques à la mort, on notera que l’entrée d’un des trois domaines post mortem du Japon (et le plus mortifère), le Yomi no kuni (le Pays de Yomi) s’y trouve (il s’agit de la Descente Yomotsu hirasaka). De nombreux essais traitent de cette fonction ; on pourra se reporter à Kanda Norishiro, Kodai Izumo to shisha no sekai (L’Ancien Izumo et le monde des morts), Tairikushobô, 1986. 11. Ibid., pp. 68-72. 12. Ibid., pp. 72-75. 13. Ibid., pp. 96-99. 14. Ibid., pp. 215-216. 15. Ibid., pp. 150-152. 16. On pourra voir par exemple : Yoshida Atsuhiko, Jômon no shinwa (Les mythes de l’époque de Jômon), Seidosha, 1987 et Yoshida Atsuhiko, Nihon shinwa no tokushoku (Les spécificités de la mythologie japonaise), Seidosha, 1989. 17. Célèbre film d’animation japonais réalisé par Miyazaki Hayao en 2001, sorti en France sous le titre Le voyage de Chihiro, mais dont le titre japonais était : Sen to Chihiro no kami kakushi (L’enlèvement par les kami de Sen et de Chihiro). 18. Ibid., pp. 44-48.

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RÉSUMÉS

Le propos de notre article est de mettre en relation les motifs proposés par les mythes japonais et les rites alimentaires pratiqués lors de la veillée funéraire. Nombreux sont les récits mythiques où le mythème de l’alimentation est évident, quand il ne se révèle pas essentiel lors d’une lecture palimpseste. Le dieu Taka haya Susaoo no mikoto (frère de la grande déesse du soleil Amaterasu oho mi kami) est considéré le plus souvent par les chercheurs comme une entité asociale et destructrice ; or, tout au contraire, nous cherchons à montrer qu’il est indispensable au processus mythique, lié à la genèse de l’agriculture, et donc à celle des habitudes alimentaires de l’archipel. Ainsi, pour les dieux (kami) comme pour les défunts ou les (sur)vivants d’hier à aujourd’hui, les pratiques alimentaires se retrouvent-elles liées à un imaginaire chthonien, psychopompe et cultuel inscrit, pour partie dans les textes, et pour partie dans les mémoires (inconscientes) des pratiques collectives.

AUTEUR

JEAN-PIERRE GIRAUD

Jean-Pierre Giraud est professeur à l’Université Lyon Jean Moulin, où il dirige le département d’études japonaises depuis 2001. Membre de l’Institut des Etudes Transtextuelles et Transculturelles (IETT) de Lyon III, ses travaux portent sur l’imaginaire religieux et culturel du Japon. Parmi ses publications, on peut noter la direction du dossier : Imaginaires féminins : Japon (Iris numéro 30, CRI, Grenoble III, 2007) et la co-direction avec Christian Galan (Toulouse II) de l’ouvrage collectif Individu-s et démocratie au Japon (aux Presses universitaires du midi, 2015).

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Corps, régimes, risques et santé

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Se nourrir des souffles et des saveurs : la diététique de la médecine chinoise

Éric MARIE

1 La médecine traditionnelle chinoise présente une double particularité : elle a conservé, sur une très longue durée, une remarquable continuité épistémologique et elle bénéficie d’un statut institutionnel de médecine officielle dans son pays d’origine. Bien plus qu’un ensemble de techniques, il s’agit d’un vaste système incluant de nombreuses branches thérapeutiques. Si les plus connues, telles que la pharmacopée et l’acupuncture, sont largement pratiquées en milieu hospitalier, elle intègre également des pratiques pouvant trouver leur place dans le cadre familial ou populaire qui visent aussi bien à traiter les maladies qu’à entretenir la santé et à améliorer les fonctions vitales.

2 La diététique participe à cette finalité et joue un rôle essentiel dans la conception chinoise de l’équilibre de l’individu dans ses rapports avec l’environnement. Le terme « diététique » peut cependant prêter à confusion car les théories et les pratiques dont il est question sont très différentes de celles qui relèvent de cette discipline en Occident. Loin d’être fondé sur un ensemble de recommandations et d’interdictions, comme on en rencontre dans tant d’écoles qui divisent les ingrédients en leur attribuant des qualités ou des défauts intrinsèques, le système chinois intègre pratiquement toutes les catégories d’aliments et se fonde sur une individualisation de la prescription, ce qui est conseillé à une personne pouvant s’avérer nuisible à une autre. Les règles qui prévalent sont notamment fondées sur la nature complexe des énergies et saveurs, tropismes et actions spécifiques des ingrédients et de leurs combinaisons, ainsi que sur leurs relations avec la manière dont on perçoit la physiologie humaine dans la pensée médicale chinoise.

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Sources et histoires de la diététique chinoise

3 Il est difficile de situer précisément l’origine des pratiques diététiques en Chine. On fait souvent remonter à l’empereur légendaire Shennong la découverte des bases de l’agriculture, l’usage de la pharmacopée et de la diétothérapie. Cependant, le nom de ce fondateur mythique n’apparaît pour la première fois que dans le Huainanzi 淮南子 [Les maîtres de Huainan], un texte du IIe siècle avant J.-C. Dans le Tianguan zhonzai 天官冢 宰 [Offices en rapport avec le ciel, premier ministère] du Zhouli 周禮 [Rites des Zhou], ouvrage qui répertorie les fonctions officielles sous la dynastie des Zhou (1122-256 avant J.-C., selon la chronologie traditionnelle), la médecine comporte quatre spécialités bien identifiées1 : jiyi 疾醫 [médecine générale], shiyi 食醫 [diététique] yangyi 瘍醫 [chirurgie]2, qui inclut également le traitement des maladies de la peau ainsi que l’orthopédie, et shouyi 獸醫 [médecine vétérinaire]. Les diététiciens de cette époque sont souvent présentés comme les premiers praticiens d’un art de la santé fondé sur la prévention et le traitement par l’équilibre alimentaire. Leur fonction consistait notamment à préserver la santé du souverain par l’application des principes de yangsheng 養生 [entretien du principe vital]. 食醫掌和王之六食六飲六膳百羞百醬八珍之齊 凡食齊視春時羹齊視夏時醬齊視秋時飲齊視冬時 凡和春多酸夏多苦秋多辛冬多鹹調以滑甘 Le diététicien est chargé de combiner, pour le souverain, la préparation des six aliments, des six boissons, des six mets principaux, des cent mets délicieux, des cent sauces, des huit plats raffinés. En général, la préparation des aliments végétaux est en relation avec le printemps ; la préparation des soupes est en relation avec l’été ; la préparation des sauces est en relation avec l’automne ; la préparation des boissons est en relation avec l’hiver. En général, il convient de consommer beaucoup de saveur aigre au printemps, beaucoup de saveur amère en été, beaucoup de saveur acre en automne, beaucoup de saveur salée en hiver ; on les ajuste avec quelque chose d’onctueux et doux3.

4 Ce passage montre le rôle du diététicien qui indique à l’intendant des repas du souverain comment il convient d’associer les saveurs et comment les mets doivent être « assaisonnés », au sens originel du terme, c’est-à-dire adaptés à la saison, ici, selon la règle des wuxing 五行 [cinq mouvements].

5 Les aspects les plus anciens du système savant de la médecine traditionnelle chinoise, tel qu’il apparaît à travers sa littérature classique, se constituent surtout à partir du IIIe siècle avant J.-C. En dehors des légendes et de quelques citations éparses provenant de sources non médicales, nous ne possédons que peu d’indices sur les pratiques médicales antérieures à cette date. Le principal texte fondateur de la médecine chinoise est le Huangdi neijing 黃帝內徑 [Classique interne de l’Empereur jaune], ouvrage composite dont la rédaction s’est étalée sur plusieurs siècles, avec un grand nombre de pertes, ajouts et remaniements, pour atteindre, à partir du VIIe siècle de notre ère, la forme que nous en connaissons aujourd’hui. S’il ne contient que quelques prescriptions contenant notamment des ingrédients alimentaires, il expose les règles de base communes à la diététique et à la pharmacopée, notamment les théories sur les saveurs. Il est à noter qu’il n’existe pas réellement de frontière entre aliments et médicaments dans le système médical chinois. Tout au long de l’histoire, les matières médicales incluent aussi bien des substances d’usage strictement thérapeutique et des ingrédients entrant couramment dans la cuisine familiale, tels que l’ail, le gingembre, la ciboule… La plus ancienne matière médicale qui nous soit parvenue, probablement rédigée

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autour du premier siècle avant J.-C., le Shennong bencaojing 神農本草經 [Herbier classique de Shennong] comporte 365 substances, avec la mention de leur lieu d’origine, de leur préparation, de leurs saveurs et nature et de leurs actions thérapeutiques. Un grand nombre de ces ingrédients, principalement d’origine végétale, sont d’un usage alimentaire courant. En outre, il est fréquent d’intégrer des aliments dans des formules médicales. Un des plus anciens traités de thérapeutique, le Shanghan zabing lun 傷寒雜病論 [Traité des attaques du froid et de diverses maladies], rédigé par le fameux médecin Zhang Zhongjing 張仲景 vers l’an 200 de notre ère, et remanié ultérieurement sous la forme de deux livres distincts4, comprend des dizaines d’exemples d’associations de ce genre où le jaune d’œuf, le gingembre, le riz, le vinaigre, le miel et diverses viandes sont mélangés à des drogues d’action puissante. Cette tradition s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui et il est possible de commander, dans de nombreux restaurants de Chine, des plats traditionnels contenant des remèdes de la pharmacopée.

6 Sous les Tang (618-907), la diététique se développe et occupe une place plus importante dans la littérature médicale. Sun Simiao 孙思邈, (581-682), un des plus célèbres médecins de l’histoire de la Chine, rédige deux traités, le Beiji qianjin yaofang 備急千金 要方 [Prescriptions essentielles d’urgence valant mille onces d'or] et le Qianjin yifang 千金翼方 [Supplément aux prescriptions valant mille onces d’or] qui comprennent un grand nombre de considérations et de traitements diététiques. C’est à cette époque, entre 701 et 704, que Meng Shen 孟诜 écrit le premier recueil entièrement consacré à l’aspect médical de l’alimentation, le Shiliao bencao 食疗本草 [Matière médicale de diététique]5, ouvrage de référence pour les générations ultérieures.

Fragment du Shiliao bencao 食疗本草 de Meng Shen, manuscrit découvert dans la grotte de Dunhuang.

7 Durant les dynasties suivantes des Song du Nord aux Song du Sud (960-1279), de vastes recueils de formules de pharmacopée sont rédigés. La diététique est de mieux en mieux

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prise en considération par les patients et les médecins. En gérontologie, par exemple, Chen Zhi 陳直, dans son livre Yanglaoshou xinshu 養老壽新書 [Nouvel ouvrage pour bien s’occuper de ses parents et leur assurer une longue vie] consacre une part importante à l’alimentation. La plus grande partie des recettes (environ 70 %) est composée de prescriptions diététiques. Au XIIIe siècle, les Mongols envahissent la Chine et prennent le pouvoir en fondant la dynastie Yuan (1279-1368). C’est à cette période que vécut Hu Sihui 忽思慧. D’origine mongole, il est médecin de l’empereur et rédige un des plus importants traités sur la question de l’alimentation : le Yinshan zhengyao 飲善正要 [Principes de diététique], publié en 1330. Ce livre décrit 230 ingrédients (céréales, légumes, fruits, viandes, poissons…), de nombreuses recettes, certaines incluant des remèdes de pharmacopée ; il évoque les aliments déconseillés à certaines catégories de personnes ainsi que ceux qu’il faut éviter pendant la grossesse, l’allaitement... En outre, il insiste sur la tempérance et sur diverses règles d’hygiène.

8 Le plus célèbre médecin des Ming (1368-1644) est incontestablement Li Shizhen 李時珍 (1518-1593) dont l'œuvre la plus connue est le Bencao gangmu 本草綱目 [Compendium général de la matière médicale]. Il s’agit d’une somme magistrale contenant la présentation très détaillée de 1892 substances et comprenant de nombreuses références à la diététique, notamment plusieurs dizaines de traitements à base de céréales et autant de recettes de vins médicinaux. Sous les Qing (1644-1911), beaucoup de traités de diététique sont publiés. Le nombre d’ingrédients alimentaires décrits selon des critères médicaux dépasse les 300, avec Wang Shixiong 王士雄 (1808-1866). Les recettes se multiplient. La tendance à la compilation et à l’encyclopédisme pousse à préserver et reproduire les écrits antérieurs.

9 À l’époque contemporaine, des traités anciens sont redécouverts et les contributions à la diététique sont trop nombreuses pour être citées. Elles comprennent des matières médicales d’ingrédients6, des recueils de recettes populaires, des traités savants, des études spécialisées sur des aspects spécifiques tels que les thés ou les vins médicinaux. Plusieurs hôpitaux ont créé des départements de diététique, des unités de recherche procèdent à des investigations sur les substances traditionnelles de l’alimentation et on peut observer l’ouverture de restaurants diététiques7 où des dizaines de plats, répertoriés selon leurs propriétés thérapeutiques, sont proposés aux clients soucieux de contribuer ainsi à l’entretien de leur santé ou au traitement de leurs pathologies.

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Jujube. Planche du Shiwu bencao食物本草8,

Principes fondamentaux de la diététique chinoise

10 La diététique chinoise contemporaine s’appuie sur plusieurs grands principes. Le premier est qu’il n’existe pas de régime alimentaire idéal pouvant être appliqué à tout le monde. La prescription de conseils nutritionnels passe donc préalablement par un diagnostic différentiel, aussi précis que possible, et s’appuyant sur les règles et la nosologie particulières de la médecine traditionnelle chinoise. On ne peut donc pas élaborer un traitement diététique de l’hypertension, de l’obésité ou du diabète, en se fondant seulement sur les classifications de la médecine occidentale. La connaissance préalable des théories fondamentales et du diagnostic spécifiques de la médecine chinoise est indispensable. En effet, pour chaque maladie (bing 病), il existe un certain nombre de syndromes (zheng 證) en fonction desquels s’élabore la stratégie thérapeutique. Même des patients en bonne santé et souhaitant seulement quelques conseils préventifs peuvent relever de constitutions différentes qu’il faut savoir discerner. D’autre part, il faut considérer que la diététique peut être une méthode très efficace pour entretenir la santé et traiter de nombreux déséquilibres mais que son action s’opère généralement de façon progressive plutôt que dans l’urgence. En conséquence, le régime doit se fonder sur une alimentation agréable et réaliste sur le plan pratique. Si l’adage liangyao kukou 良藥苦口 [excellent traitement, saveur amère], qui signifie qu’un médicament efficace a souvent un goût désagréable, est accepté par les patients pendant une période courte et pour une petite quantité de substances médicinales rapidement absorbée, il est difficile de se nourrir quotidiennement d’aliments de saveur répulsive. Au contraire, la diététique chinoise se fonde sur une réconciliation entre gastronomie et santé. Il s’agit d’encourager le patient à retrouver le lien avec les perceptions visuelles, olfactives et gustatives – plusieurs sens

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intervenant dans le plaisir de manger – qui lui sont favorables. Pour agir ainsi, le diététicien doit posséder une bonne connaissance des ingrédients et de leurs combinaisons. Ce savoir ne repose pas seulement, comme en Occident, sur la composition chimique des aliments – bien que celle-ci soit mentionnée dans la plupart des ouvrages chinois contemporains – mais il s’appuie sur une connaissance de caractéristiques très différentes. Il suffit, pour le constater, d’observer comment sont présentées les matières médicales des aliments. Les substances alimentaires sont classées en catégories globales, comme on pourrait les trouver réparties dans un magasin ou sur un marché (fruits, légumes, céréales, viandes, poissons, vins, thés, condiments…) et chaque ingrédient est présenté sous forme d’une fiche regroupant les informations essentielles qui définissent son usage.

11 Caractéristiques des aliments selon la diététique chinoise

12 Dans la plupart des matières médicales de diététique, on trouve les rubriques suivantes :

13 - Identification : dénomination (avec souvent la mention de plusieurs noms) et description sommaire.

14 - Lieu et période de production, le cas échéant.

15 - Nature (xing 性) : exprime l’action de réchauffement ou de refroidissement qui se décline en cinq degrés (chaud, tiède, neutre, frais, froid).

16 - Saveur (wei 味) : on dénombre cinq saveurs principales (aigre ou acide, amer, doux, acre ou piquant, salé) et deux saveurs secondaires (insipide ou fade, astringent).

17 - Tropisme (guijing 歸經) : désigne le lieu d’action dans le corps.

18 - Action physiologique induite.

19 - Indications thérapeutiques : liste de maladies et symptômes que l’aliment peut soigner, généralement dans une recette composée avec d’autres ingrédients qui interagissent de multiples manières.

20 - Contre-indications éventuelles.

21 - Modes de préparation recommandés : désigne notamment les actions mécaniques (broyer, découper…) et l’utilisation combinée de l’eau et du feu dans la cuisson (griller à sec, frire, ébouillanter…).

22 - Exemples de recettes.

23 On peut également mentionner, bien qu’elle ne fasse pas partie de la liste des caractéristiques traditionnelles, la forme (xing 形) qui ne fait pas seulement référence à la morphologie de l’ingrédient mais également à sa couleur et sa consistance (mou, croquant, fibreux…), les perceptions visuelles et tactiles étant supposées exercer une influence sur celui qui le consomme.

24 Nature des aliments et mouvements du Qi

25 La nature (xing 性) est fondée sur les effets produits sur le corps en termes d’opposition entre froid et chaleur, qui sont deux expressions fondamentales issues de la théorie du yinyang. Les aliments sont classés en cinq grandes catégories, selon cette dialectique : re 熱 [chaud], wen 溫 [tiède], ping 平 [neutre], liang 涼 [frais] et han 寒 [froid]. Ces termes ne désignent pas ici la température physique mais le dynamisme exercé par la substance sur le corps. Ainsi, un aliment de nature froide soutient le Yin et combat les effets d’une chaleur pathogène perceptible grâce à une investigation clinique fondée

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sur les règles du diagnostic chinois. Inversement, une substance de nature chaude combat le froid corporel et tonifie le Yang. Le frais et le tiède sont des expressions modérées du froid et du chaud. Cependant, au-delà de leur caractère quantitativement plus modéré, leur mode d’action est souvent analysé comme qualitativement différent. Ainsi, ce qu’on qualifie de chaud a souvent une action plus concentrée, comme un chalumeau, tandis que le tiède est plus diffus, agissant à la manière d’un radiateur. Ces critères relèvent directement de la dialectique du Qi 氣, concept chinois difficile à traduire du fait de son champ sémantique étendu et de l’absence d’équivalent dans la langue française9. Les natures des aliments ne constituent pas le seul critère en relation avec les fonctions du Qi. Celui-ci, par l’intermédiaire de l’activité physiologique des zangfu 臟腑 [organes et entrailles], exprime ses mouvements selon quatre directions : montée, descente, extériorisation et intériorisation. Lorsque l’activité viscérale est harmonieuse, aucune prédominance n’apparaît et tous les substrats corporels circulent de façon fluide, chacun suivant la voie que la nature lui désigne. Mais dans un processus morbide, ce dynamisme peut se dérégler. Ainsi, une altération des mouvements de montée et de descente peut produire prolapsus ou diarrhées (insuffisance de montée), dyspnée, accumulation de mucosités ou constipation (insuffisance de descente), céphalées ou vertiges (excès de montée) ou encore dysenterie (excès de descente). Les mécanismes d’intériorisation et d’extériorisation peuvent également être perturbés : lorsque l’intériorisation est excessive, les agents pathogènes externes pénètrent facilement et se bloquent à l’intérieur du corps, tandis que dans le cas contraire d’extériorisation excessive, le Qi correct du corps s’échappe facilement avec la transpiration qui est profuse. Pour réguler ce mécanisme, le médecin chinois utilise des substances qui s’opposent ou compensent ces mouvements perturbés. Certains ingrédients sont donc caractérisés par un mouvement directionnel qu’ils peuvent exercer sur le corps, selon que leur dynamisme est sheng 昇 [ascendant] (s’oppose à la descente), jiang 降 [descendant] (s’oppose à la montée), fu 浮 [émergent] (s’oppose à la pénétration de l’agent pathogène) ou chen 沉 [immergent] (retient l’échappement du Qi correct)10.

Gouvernement du corps et alchimie des saveurs

26 Pour comprendre les conceptions de la diététique chinoise, il faut savoir que dans la plupart des aspects de la médecine savante qui s’est élaborée en Chine, le corps humain est perçu comme l’Empire. Les viscères (zangfu 臟腑, littéralement « organes et entrailles ») ne sont pas des groupes de tissus mais des ministères et des administrations au service d’un gouvernement. On emploie d’ailleurs volontiers les termes d’empereur, de chancelier, de général, d’intendant ou de divers fonctionnaires pour les définir. Ils n’exercent pas seulement une action physiologique, ils « gouvernent ». On dira, par exemple : gan zhu shuxie 肝主疏瀉 [le foie gouverne le drainage et la dispersion]. Il ne s’agit pas tant d’une fonction organique que d’une charge politique. De la même façon, on parlera de correspondances, de communication, de domination, d’attaque, toutes expressions utilisées pour définir des actions d’organisation sociale ou de stratégie militaire. Il est intéressant de noter que le sinogramme zhi 治 peut aussi bien signifier « gérer, administrer » que « soigner ». Il faut rappeler que, dans la Chine ancienne, la profession médicale n’a pas toujours constitué un métier à part entière, exercé pendant toute la vie. De nombreux médecins historiques ont occupé, en tant que lettrés, diverses fonctions administratives,

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politiques ou militaires. Ce facteur, associé à la conception du corps comme une représentation miniaturisée d’un empire, est sans doute à l’origine de cette terminologie. Or, dans la physiologie chinoise, les saveurs (wei 味) ne sont pas seulement considérées comme des perceptions liées au sens du goût, elles ont, au contraire, une action sur l’ensemble de l’organisme. Ainsi, lorsqu’on constate que la saveur âcre ou piquante, qu’on trouve, par exemple, dans le poivre ou le piment, provoque la sudorification, ce n’est pas seulement parce que le sujet ressent cette sensation au niveau buccal qu’il transpire. D’ailleurs, lorsqu’une formule à dominante piquante est administrée sous une forme qui échappe à la perception gustative – dans une gélule fermée, directement avalée, par exemple – l’effet sudorifique est obtenu, bien que le sujet ne perçoive pas la saveur. Les Chinois en ont déduit que les saveurs des aliments ingérés se définissaient davantage en fonction de l’effet physiologique observé que selon la sensation gustative ressentie subjectivement. Il en découle qu’une substance alimentaire ou pharmacologique est qualifiée de piquante, non seulement lorsqu’elle est perçue comme telle mais également lorsqu’elle produit les effets du piquant, quand bien même elle ne serait pas identifiée ainsi par le goût. Les conséquences de cette conception sont importantes car elle conduit à considérer que les saveurs sont perçues par l’ensemble du corps et qu’elles s’exercent par le biais des organes (zang 臟).

27 Ces saveurs sont au nombre de sept : xin 辛 [acre ou piquant], gan 甘 [doux], suan 酸 [acide ou aigre], ku 苦 [amer], xian 鹹 [salé], se 澀 [astringent] et dan 淡 [insipide, fade]. Les cinq premières sont considérées comme prépondérantes car elles sont en relation avec les cinq organes principaux, selon la classification des wuxing 五行 [cinq mouvements]. Leur fonction globale est définie dans le Huangdi neijing, dans une vision ternaire de l’univers (ciel, terre, homme), en parallèle avec les climats et les émotions. 東方生風風生木木生酸酸生肝 (…) 在天為風 (…) 在藏為肝在味為酸在志為怒 (…) 南方生熱熱生火火生苦苦生心 (…) 在天為熱 (…) 在藏為心 (…) 在味為苦在志為喜 (…) 中央生濕濕生土土生甘甘生脾 (…) 在天為濕 (…)在藏為脾 (…) 在味為甘在志為思 (…) 西方生燥燥生金金生辛辛生肺 (…) 在天為燥 (…) 在藏為肺(…)在味為辛在志為憂 (…) 北方生寒寒生水水生鹹鹹生腎 (…) 在天為寒 (…) 在藏為腎(…) 在味為鹹在志為恐 (…) L’Est engendre le vent, le vent engendre le bois, le bois engendre l’acidité, l’acidité engendre le foie (…). Dans le ciel, c’est le vent (…) dans les organes, c’est le foie (…) dans les saveurs, c’est l’acide ; dans les émotions, c’est la colère (…) Le Sud engendre la chaleur, la chaleur engendre le feu, le feu engendre l’amertume, l’amertume engendre le cœur (…). Dans le ciel, c’est la chaleur (…) dans les organes, c’est le cœur ; dans les saveurs, c’est l’amertume ; dans les émotions, c’est la joie (…) Le Centre engendre l’humidité, l’humidité engendre la terre, la terre engendre le doux, le doux engendre la rate11 (…). Dans le ciel, c’est l’humidité (…) dans les organes, c’est la rate (…) dans les saveurs, c’est le doux ; dans les émotions, c’est la pensée (…) L’Ouest engendre la sécheresse, la sécheresse engendre le métal, le métal engendre l’âcreté, l’âcreté engendre le poumon (…). Dans le ciel, c’est la sécheresse (…) dans les organes, c’est le poumon12 (…) dans les saveurs, c’est l’âcreté ; dans les émotions, c’est la tristesse (…) Le Nord engendre le froid, le froid engendre l’eau, l’eau engendre le salé, le salé engendre le poumon (…). Dans le ciel, c’est l’eau (…) dans les organes, ce sont les reins (…) dans les saveurs, c’est le salé ; dans les émotions, c’est la peur (…)13

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28 On peut résumer ce système de correspondances dans un tableau :

Bois Feu Terre Métal Eau

Ciel (climat) Vent Chaleur Humidité Sécheresse Froid

Terre (saveur) Acide Amer Doux Acre Salé

Homme (émotion) Colère Joie Introspection Tristesse Peur

Organe Foie Cœur Rate Poumon Reins

29 Les relations entre les saveurs et les organes relèvent de modalités multiples. Tout d’abord, chaque saveur entre (ru 入) dans l’organe qui lui correspond. Ainsi, l’acidité entre dans le foie. Elle exerce ensuite une action ciblée sur la forme (xing 形) de l’organe concerné qu’elle nourrit14 lorsqu’elle est absorbée en quantité modérée mais qu’elle blesse15 lorsqu’elle est consommée en excès. Si cet excès est chronique, elle finit par nuire à d’autres organes. D’autre part, l’action de chaque saveur s’exerce sur le Qi des organes, selon des règles précises : elle disperse (xie 瀉) le Qi de l’organe qui lui correspond et tonifie (bu 補) celui de l’organe opposé. Enfin, elle harmonise un autre organe lorsque celui-ci exprime une souffrance spécifique liée à un excès de son activité spécifique. Il faudrait un long développement pour exposer de façon exhaustive les interactions entre l’ensemble des saveurs et des organes mais on peut l’illustrer à partir d’une saveur, par exemple l’acide : cette saveur nourrit la forme du foie en quantité modérée, elle lui nuit en quantité excessive, de plus, elle peut également blesser la forme de la rate ; elle disperse le Qi du foie tandis qu’elle tonifie celui du poumon ; enfin elle permet d’harmoniser le Qi du cœur lorsque celui-ci souffre d’un excès de relâchement en favorisant sa contraction.

30 Chaque saveur possède, en outre, un ou plusieurs effets spécifiques qui s’expriment sur l’ensemble des fonctions et substrats de l’organisme :

31 - L’acide peut collecter et restreindre (neng shou, neng se 能收、能澀). Il lutte contre l’échappement des fluides par son pouvoir astringent qui s’exerce à travers des effets physiologiques divers : antisudoral, antidiurétique, antileucorrhéique…

32 - L’amer peut purger (ou drainer), assécher et affermir (neng xie, neng zao, neng jian 能 泄、能燥、能堅). Il permet de purifier en favorisant le mouvement de descente du poumon et de l’estomac, d’éliminer l’Humidité pathogène dans de nombreux syndromes et de consolider le Yin des reins, notamment.

33 - Le doux peut tonifier, relâcher et harmoniser (neng bu, neng huan, neng he 能補、能 緩、能和). Il est nutritif, antispasmodique et il joue souvent un rôle de médiateur pour équilibrer les autres ingrédients d’une recette.

34 - L’âcre (piquant) peut disperser et mobiliser (能散、能行). Il dissipe les agents pathogènes d’origine externe par la sudorification, fait circuler le Qi, le sang et les fluides corporels ; s’il s’agit d’un ingrédient aromatique, il transforme l’Humidité trouble (souvent générée par une mauvaise digestion).

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35 - Le salé peut ramollir et purger par une action laxative qui favorise l’évacuation intestinale (neng ruan, neng xia 能軟、能下). Il assouplit les indurations et favorise le transit par humidification.

36 En plus de ces cinq saveurs principales, l’astringent, proche de l’acide, contient les fluides et substrats corporels, prévenant leur échappement, et l’insipide (fade) exerce une action diurétique.

Tropisme et méridien destinataire

37 Le tropisme d’une substance est le lieu du corps où elle s’exerce en priorité. Le terme couramment employé est guijing 歸經, qu’on traduit souvent par « méridien destinataire » 16 mais qui a un sens plus étendu. En effet, l’aliment agit non seulement sur les méridiens concernés, mais également sur les viscères correspondants, ceux-ci communiquant naturellement avec ceux-là. L’expression guijing apparaît sous les Qing (1644-1911), dans un traité de Shen Jin’ao 沈金鰲 publié en 1713, le Yaoyao fenji 要藥分 劑 [Distinguer et prescrire les principales drogues], ouvrage qui présente et décrit 420 substances médicinales en les classant en dix catégories. Cependant, bien que le terme guijing soit d’usage relativement tardif, le principe consistant à caractériser les ingrédients, tant médicinaux qu’alimentaires, est beaucoup plus ancien et apparaît dans les traités classiques sous diverses expressions désignant le lieu de pénétration physiologique. C’est souvent l’action thérapeutique qui permet de comprendre ce tropisme. Ainsi, la noix qui « se rend aux reins et aux poumons » permet de traiter les tableaux cliniques d’asthme et de dyspnée attribués au manque de communication entre ces deux organes, avec une combinaison de symptômes respiratoires et de lombalgie et troubles urinaires.

38 Il faudrait encore évoquer la préparation mécanique (découpage, broyage…) des aliments et leurs nombreux modes de cuisson qui exercent une influence déterminante sur la nature finale. Enfin, les mélanges et combinaisons des ingrédients font l’objet de règles qui induisent l’action thérapeutique finale du plat qui sera consommé.

39 Ainsi, lorsqu’on étudie la diététique chinoise, elle se révèle sous la forme d’une discipline très élaborée dont la complexité conduit à une véritable alchimie des souffles et des saveurs, permettant à l’être humain d’établir, par une implication de la totalité de son corps, une relation sensorielle subtile avec son alimentation.

NOTES

1. . Il est difficile de dater précisément l’origine de cette division en spécialités car il est probable que le Zhouli n’ait pas été rédigé sous les Zhou mais au début des Han et qu’il ait été conçu comme une sorte de représentation rétrospective idéalisée de l’organisation sociale des Zhou. 2. . En fait, le terme peut se traduire littéralement par « médecine des ulcères ». 3. . Zhouli 周禮 [Rites des Zhou], Tianguan zhongzai 天官冢宰 [Offices en rapport avec le ciel, premier ministère], 5.

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4. . L’ouvrage est perdu, sous sa forme initiale, dès la fin des Han. Il réapparaît sous la forme des deux principaux traités qui en sont issus et qui ont été reconstitués ou compilés ultérieurement pour atteindre, sous les Song, la forme que nous en connaissons aujourd’hui : le Shanghanlun 傷 寒論 [Traité des attaques du Froid] et le Jingui yaolüe fanglun 金匱要略方論 [Formulaire des prescriptions essentielles du coffre d’or]. 5. . L’ouvrage ayant disparu, son contenu était incertain jusqu’à ce que Ma Jixing et à Xie Haizhou le reconstituent, permettant sa publication en 1984. 6. . Ye Juquan 叶橘泉 publie notamment un ouvrage de référence en 1978 : Shiwu zhongyao yu bianfang 食物中藥與便方 [Matière médicale et formulaire pratique des aliments], Shanghai, Zhongguo zhongyiyao chubanshe, 1984. Il contient la description de183 sortes d’ingrédients alimentaires et 901 prescriptions de diétothérapie. 7. . On peut citer l’hôpital Tongrentang de Chengdu qui a ouvert, en 1980, une salle de restaurant proposant 96 plats médicinaux. 8. matière médicale de diététique de l’époque des Ming. Il subsiste une incertitude quant à l’identification des auteurs. On suppose que Lu He 卢和 serait à l’origine de la version initiale du texte, qui aurait été complétée ou remaniée par un ou deux autres experts. La datation de l’ouvrage n’est pas connue précisément (probablement autour de 1500). Destiné à la cour impériale, il comprend la description, en texte calligraphié, de 387 sortes d’ingrédients alimentaires et il est illustré de 492 magnifiques planches en couleurs. 9. . On traduit parfois Qi 氣 par souffle ou énergie mais ces termes ne reflètent que partiellement le sens du mot chinois qui comprend des aspects tant cosmologiques que physiologiques. Cf Eric Marié, Précis de médecine chinoise, Labège, Editions Dangles, 2008, pp.91-93. 10. . À titre d’exemples : le rhizome frais de gingembre, sudorifique, est émergent ; l’igname, tonique, antidiurétique et anti-leucorrhéique est immergent ; la cardamome, anti-diarrhéique et anti-abortive, est ascendante ; la poire, laxative et antitussive, est descendante. 11. . Les fonctions de la Rate relèvent, au moins partiellement, de ce qui est attribué, en médecine occidentale, au pancréas. 12. . En médecine chinoise, le poumon est un organe unique, divisé en deux branches. 13. . Huangdi neijing 黃帝內徑 [Classique interne de l’Empereur jaune], « Yinyang yingxiang dalun 陰陽應象大論 [Grand traité sur les manifestations et correspondances du Yin/Yang] » dans Yang Weijie 楊維傑 (édit.), Huangdi neijing suwen shijie 黃帝內經素問釋解 [Commentaire et explications des Questions essentielles du Classique interne de l’Empereur jaune], Taibei, Taiyan guofeng chubanshe, 1986, p. 5. 14. . Selon le principe xing shi wei 形食味 [la forme se nourrit de la saveur], Ibid, p. 5. 15. . Selon le principe wei shang xing 味傷形 [la saveur blesse la forme], Ibid, p. 5. 16. . On peut aussi le traduire par « méridien dont il relève ».

RÉSUMÉS

La diététique chinoise n’est pas seulement une discipline permettant d’ajuster l’alimentation aux besoins du corps, à la prévention et au traitement des maladies. Comme de nombreux aspects de la médecine chinoise, elle constitue un mode d’application des paradigmes philosophiques et cosmologiques qui prévalaient dans la Chine ancienne. Ses règles sont notamment fondées sur la nature complexe des énergies et saveurs, tropismes et actions spécifiques des ingrédients et de

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leurs combinaisons, ainsi que sur leurs relations avec la physiologie humaine dans la pensée médicale chinoise. Il ne s’agit pas seulement ici d’interdits ou de recommandations, de quantités ou de limites, mais d’un ballet subtil dans lequel les aliments entrent en résonnance avec climats et sentiments, où la nutrition participe à l’entretien des voies et demeures des souffles et à l’équilibre politique des organes qui sont autant de fonctionnaires d’un corps humain perçu à l’image de l’Empire.

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Le mythe du régime crétois

Sophie Coavoux

1 Depuis les années 1990, la diète méditerranéenne connaît un succès international et s’est vue classée en 2010 sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO. Dans le champ scientifique, essentiellement en médecine, on relève une pléthore de références sur le sujet, qui démontrent les bienfaits sanitaires de ce modèle alimentaire, notamment dans la prévention des maladies cardio-vasculaires. De multiples indicateurs démontrent la popularité désormais acquise, même auprès du grand public, de cette diète méditerranéenne souvent présentée comme « miraculeuse », et de nombreux centres de recherche et autres fondations se consacrent à l’étude et à la promotion de cette dernière.1 De quoi s’agit-il exactement ? Qu’est-ce que la « diète méditerranéenne » ? Les multiples définitions que l’on relève dans l’abondante littérature sur le sujet rendent compte de perceptions différentes, parfois contradictoires, selon les champs disciplinaires.2 À titre d’exemple, la définition donnée par l’UNESCO, très large, ne permet pas d’identifier précisément ce qu’est la « diète méditerranéenne ».3 À ce problème définitoire vient s’ajouter une confusion terminologique : on utilise en effet pêle-mêle les expressions « diète méditerranéenne », « régime méditerranéen », « alimentation méditerranéenne », « cuisine méditerranéenne » ou « régime crétois ». Pour ce qui est du « régime crétois », qui nous intéresse plus particulièrement ici, il fut « découvert » puis promu dès les années 1950 par Ancel Keys qui a fait des pratiques alimentaires de la Crète des années 1950-1960 le modèle originaire du « régime méditerranéen », devenu ensuite terme générique avec lequel il est souvent confondu.4

2 On prête à ce régime toutes les vertus, à en juger par les titres des ouvrages consacrés à la question. Outre les vertus sanitaires que de nombreuses études médicales ont mises en avant depuis les années 1950, le régime crétois est présenté comme savoureux, authentique, millénaire, gage de longévité, écologique, facteur de sociabilité, marqueur identitaire fort.5 Dans ce contexte, difficile de ne pas trouver suspects l’anoblissement et la reconnaissance internationale de ce mode d’alimentation qui était à l’origine un exemple type de cucina povera. D’autant plus que, selon une étude menée par l’International Obesity Task Force publiée en 2005 et relayée par la Commission européenne, les Crétois détiennent aujourd’hui un triste record, celui de l’obésité

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infantile : en Crète, plus de 30% des enfants âgés de 7 à 11 ans et près de 35% des 13-17 ans souffrent d’obésité, soit le taux le plus élevé d’Europe.6 Ce hiatus entre un modèle alimentaire présenté comme « idéal » et la réalité des pratiques alimentaires révélées par les enquêtes sanitaires, les multiples contradictions et approximations qui apparaissent autour du sujet, laissent dubitatif et invitent à l’incrédulité.

3 Quoi qu’il en soit, le régime crétois pose question. S’agit-il d’un idéal médical, d’un concept marketing, d’un outil idéologique ou d’une pratique alimentaire avérée ? Nous nous proposons d’analyser, dans une perspective transdisciplinaire, la construction de ce concept (que n’ont pas inventé les Crétois), via différents facteurs (historiques, socioculturels, politiques et économiques), et d’esquisser les principaux enjeux du « régime crétois », en termes de pratiques comme sur le plan de l’imaginaire.

4 Il convient pour commencer de retracer les origines (américaines) de ce concept qui semble être devenu un véritable mythe. En 1948, dans le contexte de l’après-guerre, à la demande du gouvernement grec, la fondation Rockefeller confie à Leland Allbaugh une vaste étude épidémiologique visant à l’amélioration des conditions de vie des Crétois, et dont l’un des faisceaux de recherche concerne leurs habitudes alimentaires. Les résultats de l’étude, publiés en 1953, révèlent que l’alimentation des Crétois se caractérise par une consommation importante de plantes (plantes sauvages, herbes, fruits et légumes), inversement proportionnelle à leur consommation de viande et de produits laitiers, et par beaucoup d’huile d’olive vierge.7 Ces résultats, révélateurs, selon Allbaugh, d’un bon équilibre alimentaire (comparé notamment au modèle américain de l’époque) ne sont pas directement corrélés à des questions de santé. Il est intéressant de noter que cette première étude laisse apparaître que, de l’avis des principaux intéressés, ce modèle alimentaire n’est pas satisfaisant : seul un Crétois sur six, parmi l’échantillon de l’enquête, s’en dit satisfait, 72% souhaitent manger davantage de viande, et certains se plaignent même d’avoir continuellement faim.8 Le mode d’alimentation des Crétois des années 1950, vanté pour sa sobriété, était donc davantage le résultat d’une indigence subie, d’une frugalité de nécessité, plutôt que d’un choix délibéré.

5 La dimension sanitaire du régime crétois et la naissance du concept même émergent avec le physiologiste américain Ancel Keys, de l’Université du Minnesota. Il entame en 1947 une étude épidémiologique pour mesurer le rapport entre régime alimentaire et santé. D’abord limitée aux États-Unis, l’étude s’étend ensuite à six autres pays pour devenir la « Seven Countries Study », incluant, outre les États-Unis, la Finlande, les Pays-Bas, l’Italie, la Yougoslavie, le Japon et la Grèce. Si la Grèce fait partie de l’étude, c’est que l’équipe du professeur Keys comptait un jeune chercheur grec, Christos Aravanis. Ayant étudié la médecine en Grèce, avant de se rendre aux États-Unis, il n’avait, selon son témoignage, jamais rencontré d’infarctus dans son pays d’origine, et se disait très surpris face à la fréquence de la maladie chez les Américains. C’est Aravanis qui a choisi les deux territoires grecs qui seraient soumis à l’étude : la Crète puis Corfou. Les conclusions générales de l’étude des sept pays sont publiées en 1980.9 Entre autres choses, l’étude démontre clairement que l’échantillon crétois était de loin le moins concerné par les maladies cardiovasculaires. Il est intéressant de signaler en outre que dès 1959, Keys et son épouse avaient déjà publié un livre de recettes, Eat well, stay well (New York, Doubleday & Company), réédité en 1975, sous le titre How to eat well and stay well : the mediterranean way (New York, Doubleday & Company). Dans cet ouvrage, le couple Keys suggère qu’il existe un lien étroit entre alimentation et santé :

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le régime méditerranéen jouerait un rôle dans la prévention des maladies coronariennes et de certains types de cancer, et se trouverait par conséquent associé à une espérance de vie optimale. De surcroît, les Keys soulignent les qualités gustatives de cette alimentation décrite en outre comme facteur de sociabilité (« délices partagés »). Par ailleurs, la diète méditerranéenne y est décrite dans un registre qui tient plus de l’idéalisation romantique que de la description scientifique. Le couple Keys met littéralement en scène la naissance du concept dont la genèse (ou la cosmogonie) coïncide avec sa découverte de la Méditerranée (en Italie). Mêlant subjectivité et émotions personnelles, il échafaude ainsi une vision fantasmatique de la Méditerranée :

6 « Snowflakes were beginning to fall as we left Strasbourg on the fourth of February. All the way to Switzerland we drove in a snow-storm. The next morning Lausanne and the road up the valley was so deep in now that it was touch and go getting to Brig to load the car and ourselves on the train that goes through the twelve-mile tunnel to Italy. On the Italian side the air was mild, flowers were gay, birds were singing, and we basked at an outdoor table drinking our first espresso coffee at Domodossola. We felt warm all over, not only from the strong sun but also from a sense of the warmth of the people, a feeling we were later to experience in all of what we now call ‘our’ Mediterranean, that great stretch of land from the Strait of Gibraltar to where Europe ends at the cradle of European culture”.

7 Quoi qu’il en soit, le concept de régime méditerranéen (Mediterranean Diet) était né, issu du régime crétois. Réifié, il se trouve, dès sa création, simultanément sacralisé par la science et mythifié, vecteur d’une vision imaginaire de la Méditerranée, incarnation d’une altérité idéale.

8 Dans la continuité des travaux d’Ancel Keys, d’autres études se succèdent ensuite (notamment une enquête menée par EURATOM de 1963-1965, une autre par l’OMS entre 1961 et 1990), venant confirmer l’intérêt sanitaire du régime méditerranéen, pauvre en cholestérol.10 En 1995, des chercheurs américains, italiens et grecs élaborent la Pyramide du régime méditerranéen qui propose un modèle d’alimentation sain, faisant du régime méditerranéen une quasi injonction.11 Enfin, la dernière étude en date, publiée dans le New England Journal of Medicine le 25 février 2013, vient confirmer que le régime méditerranéen serait le « gold standard » en termes de prévention cardio-vasculaire.12

9 Soulignons par parenthèse que la conséquence directe de cette reconnaissance scientifique est la parution, partout dans le monde, à partir des années 1990, de livres de recettes « méditerranéennes » dans la lignée de l’ouvrage fondateur des Keys.

10 Pour ce qui est du champ scientifique, parmi les diverses études recensées, on peut en retenir une en particulier, en ce qu’elle me semble très significative pour notre sujet, puisqu’elle intronise le « miracle crétois ». Il s’agit de la Lyon Diet Heart Study – menée à la fin des années 1980. Le professeur Serge Renaud, de l’hôpital cardiologique de Lyon et directeur de recherches à l’INSERM, qui travaillait non sur le rôle du cholestérol mais sur celui des plaquettes sanguines sur la mortalité, a l’idée d’une nouvelle étude qu’il mène en collaboration avec le professeur Michel de Lorgeril. Un échantillon de 605 personnes de moins de 70 ans (dont 70% d’hommes), est tiré au sort parmi des sujets ayant tous eu récemment un infarctus. Deux groupes sont constitués : le premier suit un régime classique préconisé pour de telles pathologies ; le second doit suivre scrupuleusement un mode d’alimentation méditerranéen traditionnel, proche de celui des Crétois des années 1950. Les résultats de l’étude sont publiés dans le Lancet en juin

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199413 et sont très clairs : la mortalité cardiaque et les récidives des infarctus ont été réduites de 70% dans le groupe astreint au « régime crétois », par rapport à l’autre groupe. Et cette protection du régime crétois n’est pas due à une baisse du cholestérol mais à l’acide alpha-linoléique, très présent dans l’alimentation crétoise (notamment dans les escargots consommés en grande quantité). Mais l’examen de la méthodologie employée dans le cadre de cette étude apporte un bémol au succès des conclusions publiées. En effet, le « régime crétois » de la Lyon Diet Heart Study n’a finalement pas grand-chose à voir avec celui des paysans crétois des années 1950. L’huile d’olive vierge y est remplacée par de la margarine à base de colza, et les fruits et légumes crétois (pour certains variétés endogènes) par des produits de la région lyonnaise et seuls des apports nutritifs similaires servent à la référence crétoise, l’étude laissant de côté d’autres facteurs fondamentaux, liés au goût ou au mode de vie. En effet, l’étude de Lyon est appliquée en milieu hospitalier… on est bien loin du mode de vie et de l’activité physique du paysan crétois des années 1950-1960. Malgré les aspects contestables de la méthodologie et par conséquent, des résultats de l’étude, la Lyon Diet Heart Study a contribué à renforcer le mythe du régime méditerranéen, ou, pour être précis, du régime crétois.14 En outre, la seule mention du régime crétois (seul ou surqualifié de divers termes tels « magique », « authentique », « incroyable ») dans un titre d’ouvrage semble offrir la garantie d’un succès de librairie, à en juger par la pléthore de livres sur le marché qui mettent en avant les bienfaits du régime crétois ‑ notamment celui du professeur Serge Renaud (Le régime crétois, incroyable protecteur de notre santé, Odile Jacob, 1995).

11 Ce court rappel historique montre que le régime crétois/régime méditerranéen est bien distinct du mode d’alimentation des Crétois des années 1950 qui se trouvait étroitement corrélé à leur mode de vie.15 En effet, selon le recensement du Service national des statistiques (ΕΣΥΕ), en 1961, la population de l’île était encore largement installée à la campagne (58%), l’exode rural n’ayant commencé qu’au début des années 1960. L’économie y était essentiellement basée sur l’agriculture, et les paysans crétois vivaient en quasi autarcie (production de céréales, de légumes, élevage, cueillette des plantes ; même le sel était directement ramassé sur les rochers des rivages, bien que monopole d’État). À cette époque, l’agriculture n’est pas mécanisée et l’île ne bénéficie pas de réseau routier : l’activité physique est donc intense et inévitable.16 À titre d’exemple, un Crétois marchait en moyenne à cette époque 13 km par jour et effectuait tous les travaux de la terre à la main. Par ailleurs, à l’époque de l’Étude des sept pays, la Grèce sort de dix ans de guerre (deuxième Guerre mondiale, occupation, guerre civile) et l’indigence se manifeste clairement dans une alimentation très pauvre. Enfin, il faut souligner un dernier facteur déterminant : celui de l’observation scrupuleuse du jeûne imposé par la religion. Six semaines avant Pâques, deux semaines avant le 15 août, 40 jours avant Noël, on ne consomme pas de produit d’origine animale (à l’exception de crustacés et de poisson certains jours), et les plus pieux jeûnent également, l’année durant, les mercredis et vendredis. L’ensemble de ces facteurs ne sont pas pris en compte dans les études qui ont façonné le concept de « régime crétois ». Par ailleurs, il apparaît que ce concept a été créé au moment même où les modes d’alimentation auxquels il se référait, comme les modes de vie, étaient en train d’évoluer. L’agriculture se modernise au milieu des années 1960, et se trouve par ailleurs, sur le plan économique, très largement dépassée par le secteur touristique, dès les années 1970. L’émergence du tourisme de masse accélère très rapidement les mutations profondes des modes de vie, dont l’alimentation, en Crète comme partout en Grèce. Aujourd’hui,

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les Crétois ne sont épargnés ni par la mondialisation des pratiques alimentaires ni par l’industrie agroalimentaire. Leur alimentation s’est considérablement enrichie, en termes d’apports nutritionnels, et leur mode de vie a considérablement changé : moins d’exercice physique, importante augmentation de consommation de viande, de produits laitiers, de graisses saturées, de sucre (avec notamment la consommation de sodas), baisse significative de la consommation de fruits et légumes etc.17 La consommation de viande rouge en Grèce est aujourd’hui supérieure à celle des États- Unis (100 kg par an et par habitant contre 80 kg aux États-Unis).18 Et l’image quasi ascétique véhiculée par le concept oblitère une autre réalité : les Crétois sont de bons vivants et nombre de spécialités crétoises riment avec excès (citons par exemple, la staka, préparation à base de babeurre, l’eau de vie, consommé en grande quantité, etc.). Le surpoids a nettement progressé (notamment l’obésité, nous l’avons dit, chez les enfants et les adolescents), comme le taux de cholestérol par habitant, et les maladies cardiovasculaires ont augmenté de 117% entre 1971 et 2001.19

12 Ainsi, s’il ne correspond pas à des pratiques alimentaires avérées (qu’il s’agisse des Crétois des années 1950 ou de nos contemporains), et s’il n’est pas suffisamment corrélé à d’autres facteurs liés au mode de vie, le « régime crétois » apparaît bien comme un concept construit, présenté comme un idéal alimentaire. Malgré tout, cette distinction est bien souvent gommée, partiellement ou totalement, dans la diffusion de ce modèle auprès du grand public qui repose sur une rhétorique relevant davantage de la mythologie que de la science.

13 Au-delà des arguments sanitaires, avérés ou idéalisés, et de la dimension mercantile évidente qui en découle, le régime crétois véhicule, sur le plan de l’imaginaire, bien des poncifs qui font partie intégrante de sa construction mythologique et varient selon les perspectives grecques ou non grecques. Commençons par le point de vue grec qui adjoint à l’argument sanitaire l’argument identitaire. Que l’on observe la transmission du concept dans les livres de cuisine ou via les organismes de promotion touristique, le régime crétois y est le plus souvent synonyme d’authenticité (au sens de pureté). Cette idée est directement issue du dogme de la continuité, support de l’idéologie nationale, héritage de l’historiographie romantique nationaliste. Par exemple, dans un fascicule de cuisine publié en 2003 par le Comité de promotion touristique de la Préfecture de La Canée, on lit à propos du régime crétois :

14 Très vite, il est apparu qu’il s’agissait là d’une fort longue histoire et d’une expérience vieille de plusieurs millénaires, remontant sans doute dès avant l’époque néolithique, bien qu’on ne dispose que de présomptions sérieuses, à défaut de preuves absolues, sur le régime des Crétois voilà quelque 5000 ans […] d’après les découvertes provenant des fouilles archéologiques, il semble bien que les anciens Crétois aient consommé pratiquement les mêmes produits que leurs actuels descendants. […] Les conquérants passaient, mais l’âme, la religion, la langue et la cuisine des Crétois demeuraient identiques. De cette continuité naquit une tradition qui se révèle aujourd’hui fort précieuse.20

15 La référence, vague, à l’archéologie, quoique prudente, n’en est pas moins fallacieuse et sert avant tout à étayer le dogme de la continuité. Par exemple, pour une part importante, les légumes consommés par les Crétois ont été importés, notamment du Nouveau Monde (tomates, pommes de terre). En dépit de ces contre-vérités, l’argument de la continuité est relayé par certains chercheurs. Dans un article consultable sur Revues.org, on lit par exemple : « Rappelons qu’en Crète la civilisation minoenne

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atteignit son apogée au 16e siècle avant notre ère. La simplicité et le raffinement qui la caractérisaient se retrouvent aujourd’hui encore dans sa cuisine. ».

16 Dans les livres de cuisine consacrés au régime crétois, publiés en nombre dans les années 1990 en Grèce, on retrouve très fréquemment les mêmes stratégies rhétoriques qui présentent le régime crétois à travers le prisme de la continuité culturelle, et en font un vecteur identitaire (local ou national, selon les perspectives).21 Pour certains auteurs, l’argument de la continuité vient renforcer l’idée de la pureté culturelle grecque ou crétoise, et dénient l’existence d’échanges culinaires avec des populations non-grecques, en référence, notamment, aux quatre siècles d’occupation ottomane. L’image du Crétois, irrédentiste assoiffé de liberté, et imperméable à toute altération culturelle (même culinaire), devient ainsi l’instrument d’un discours helléno-centriste22 et les pratiques alimentaires deviennent facteur de résistance aux éléments étrangers.23

17 Au-delà des frontières grecques, le régime crétois fait l’objet d’une rhétorique qui s’appuie sur une authenticité fantasmatique. Le Crétois, incarnation d’une Méditerranée idéale, symbolise l’alliance du bien manger et du bien vivre. Nombre de discours le représentent via une vision figée dans le temps, ethnographique, exotique, voire primitiviste, avatar du mythe du Bon Sauvage : « les femmes vont tous les jours cueillir des plantes », « les Crétois ont bon cœur », « Les Crétois conservent dans de grandes jarres leur précieuse huile d’olive », « La Crète est une terre de pêcheurs et de bergers, simples et chaleureux » (tous ces exemples sont tirés de la presse française). Ailleurs, la mythologie qui entoure le régime crétois rend compte d’une vision syncrétique du monde méditerranéen. La désignation par un terme unique, « régime méditerranéen », notamment par l’UNESCO, construit alors un modèle alimentaire à l’identité supposée forte qui ne rend pas compte des particularités locales, alors même qu’elle semble vouloir les promouvoir et les préserver face à la mondialisation et aux affres de la modernité.

18 Concept construit, mythifié, le régime crétois ne correspond donc pas au mode d’alimentation des Crétois. S’il est présenté par les nutritionnistes et les épidémiologistes comme une panacée, ou comme un « miracle », cela se vérifie au moins sur un point. Le concept, bon sous tous rapports, est en effet opérationnel sur bien des plans : santé, environnement, identité, mais aussi commerce. En effet, le régime crétois est aussi bon pour les finances et ses vertus roboratives profitent tant aux éditeurs et auteurs d’ouvrages de nutrition ou de cuisine, qu’aux acteurs du tourisme ou aux laboratoires pharmaceutiques qui proposent des produits dérivés. Citons, par exemple, les préparations à boire commercialisées par un laboratoire français, produit présenté comme « un complément alimentaire à base d’extraits spécifiques de l’alimentation des Crétois ». Ou encore, une boisson (dont le nom fait directement référence au mythe de l’Atlantide) qui prétend avoir mis le régime crétois en bouteille et invite le consommateur à « entrer dans la légende » de cette « île extraordinaire », lui promettant d’accéder au « miracle de longévité crétoise » qui est « bel et bien une réalité incontestable ».

19 En dernière analyse, l’exemple de ce mythe du régime crétois nous renseigne et nous interroge sur notre rapport à l’alimentation, sur notre perception, multifactorielle, des pratiques alimentaires, nous renvoyant à ce qu’un historien appelle notre besoin de « philological food »24. En tout cas, il semble bien que les seuls à ne pas avoir entendu parler du régime crétois soient les Crétois eux-mêmes, du moins les derniers à suivre peu ou prou le mode d’alimentation traditionnel, en milieu rural.25

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NOTES

1. Citons par exemple l’IEAMED (Institut Européen de l’Alimentation Méditerranéenne), la FDMED (Fundación Dieta Mediterránea), ou encore le CICM (Conservatoire international des cuisines méditerranéennes). 2. Sur cette diversité des définitions et perceptions, voir Patricia Crotty, « The Mediterranean Diet as a food guide. The problem of Culture and history”, Nutrition today, vol. 33, n°6, novembre- décembre 1998, p. 230 : « It seems clear there is no one Mediterranean diet (MD). An ideal MD could be defined as a nutrient profile, a selection of foods, or as a cultural and historical artifact. However, any definition of an MD should recognize the factors that created it: social, cultural, historical, political, and economic. ». 3. Voir le site de l’UNESCO : « La diète méditerranéenne est un ensemble de savoir-faire, connaissances, pratiques et traditions qui vont du paysage à la table, y compris les cultures, la récolte ou la moisson, la pêche, la conservation, la transformation, la préparation et, en particulier, la consommation d’aliments. La diète méditerranéenne se caractérise par un modèle nutritionnel qui est demeuré constant dans le temps et l’espace et dont les principaux ingrédients sont l’huile d’olive, les céréales, les fruits et légumes frais ou séchés, une proportion limitée de poisson, produits laitiers et viande, et de nombreux condiments et épices, le tout accompagné de vin ou d’infusions, toujours dans le respect des croyances de chaque communauté. Mais la diète (du grec diaita ou mode de vie) méditerranéenne recouvre beaucoup plus que la seule nourriture. Elle favorise les contacts sociaux, les repas collectifs étant la clé de voûte des coutumes sociales et des événements festifs. Elle a donné naissance à un formidable corpus de savoirs, chants, maximes, récits et légendes. Elle s’enracine dans le respect du territoire et de la biodiversité, et assure la conservation et le développement des activités traditionnelles et de l’artisanat liés à la pêche et à l’agriculture dans les communautés méditerranéennes dont Soria en Espagne, Koroni en Grèce, Cilento en Italie et Chefchaouen au Maroc représentent des exemples. Les femmes jouent un rôle particulièrement vital dans la transmission du savoir-faire, dans la connaissance des rituels, de la gestuelle et des célébrations traditionnelles, et enfin dans la sauvegarde des techniques. ». http://www.unesco.org/archives/multimedia/index.php? s=films_details&pg=33&id=1680#.U_c7ZEBpGkw (page consultée le 20 novembre 2013) 4. Sur la distinction-confusion du regime méditerranéen et du regime crétois, voir Marion Nestle, « Mediterranean Diets : historical and research overview », The American Journal of Clinical Nutrition, 61 (suppl.), American Society for Clinical Nutrition, 1995, 1317S : « Because Keys’ studies found the typical dietary pattern of the Greek island of Crete in the 1950s and 1960s to be associated with especially good health, this pattern has come to be viewed as the model Mediterranean diet. Because olive oil was a principal source of fat in the Cretan diet, the model has been extended to include diets consumed in olive-producing Mediterranean regions. In this manner, the generic term “Mediterranean diet” is used in practice to refer to dietary patterns similar to those of Crete in the early1960s and other regions in the Mediterranean where olive oil is a major fat source. ». 5. Une étude publiée en 2008 préconise même le régime crétois contre le rhume des foins, cf. Alexandra Eschkenazi, « Contre le rhume des foins, essayez le régime crétois », Le Parisien, 25 mars 2008. http://www.leparisien.fr/societe/contre-le-rhume-des-foins-tentez-le-regime- cretois-25-03-2008-3297100218.php#xtref=http%3A%2F%2Fwww.google.fr%2Furl%3Fsa%3Dt%24rct%3Dj%24q%3D%24esrc%3Ds%24source%3Dweb%24cd%3D6%2 le-rhume-des-foins-tentez-le-regime-cretois-25-03-2008-3297100218.php%24ei%3DU0r3U4y-

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EszWauvBgdgO%24usg%3DAFQjCNH3e_hdRzH8ptQ-MCSG4eTX9I-Nfg%24bvm%3Dbv. 73373277%2Cd.d2s 6. International Obesity Task Force, EU Platform Briefing Paper, prepared in collaboration with the European Association for the Study of Obesity, March 15 2005, Brussels. http://ec.europa.eu/health/ph_determinants/life_style/nutrition/documents/iotf_en.pdf (page consultée le 20 novembre 2013) 7. L. G. Allbaugh, Crete : a case study of an underdeveloped area, Princeton, Princeton University Press, 1953. 8. Cf. Nestle (1995), p. 1315S. 9. Keys Ancel et alii « Seven countries. A multivariate analysis of death and coronary heart disease », Cambridge, Harvard University Press, 1980. 10. Pour la première, voir M. Cresta et alii « Étude des consommations alimentaires des populations de onze régions de la Communauté Européenne en vue de la détermination des niveaux de contamination radioactive », Rapport établi au Centre d’Étude nucléaire de Fontenay- aux-Roses, EURATOM, CEA « EUR 4218f », Bruxelles, 1969. Pour la seconde, WHO, FAO, « Food and Health indicators in Europe: nutrition and health 1961-1990 », Copenhagen, World Health Organization Regional Office for Europe, 1993. 11. W. C. Willet, F. Sacks, A. Trichopoulou, G. Drescher, A. Ferro-Luzzi, E. Helsing, D. Trichopoulos, « Mediterranean diet pyramid : a cultural model for healthy eating », American Journal of Clinic Nutrition, vol. 61, n°6, juin 1995, p. 1402S-1406S. 12. R. Estruch et alii, « Primary Prevention of Cardiovascular Disease with a Mediterranean Diet », The New England Journal of Medicine, vol. 368, n°14, April 4, 2013. http://www.nejm.org/doi/pdf/10.1056/NEJMoa1200303 (page consultée le 22 août 2014) 13. De Lorgeril, Renault et alii, « Mediterranean alpha-linolenic acid-rich diet in the secondary prevention of coronary heart disease », The Lancet, 11 juin 1994, 343, p. 1454-59 (1994 publication de l’analyse intermédiaire, puis les résultats seront publiés en 1999). 14. Pour le professeur Serge Renaud, le régime crétois se caractérise par davantage de céréales, de légumes et de fruits, moins de viande et de poisson, l’utilisation de l’huile d’olive comme seule graisse d’ajout, la consommation des plantes sauvages, telles le pourpier, et d’escargots (dont la composition en Crète est spécifique), riches en acide alpha-linolénique. 15. Γιώργος Αγοραστάκης, Η Κρητική Διατροφή, Χανιά, 2004, p. 110 sqq. 16. On se déplace à pied ou à dos d’âne. Les troupeaux n’ont pas d’enclos et les bergers suivent les troupeaux. 17. Joanna Moschandreas and Anthony Kafatos, « Food and nutrient intakes of Greek (Cretan) adults. Recent data for food-based dietary guidelines in Greece », British Journal of Nutrition, 81, Suppl. 2, 1999, S71-S76. Voir aussi Nikos Alexandratos, « The Mediterranean diet in a world context », Public Health Nutrition, 9(1A), 2006, p. 111-117. Sur les changements des habitudes alimentaires, voir Antonios Karafatos, « Τα trans – λιπαρά οξέα στη διατροφή μας », conférence donnée le 11 mars 2014 (http://conferences.lib.auth.gr/foodchemlab/Transfat/paper/view/339) 18. Voir Karafatos, ibid. 19. D’après le Service national des statistiques ( ΕΣΥΕ). Sur cette évolution, voir aussi Démosthènes B. Panagiotalos, Christos Pitsavos, Christina Chrysohoou, Ioannis Skoumas, Christodoulos Stefanidis, « Prevalence and Five-Year Incidence (2001-2006) of Cardiovascular Disease Risk Factors in a Greek Sample: The ATTICA Study », Hellenic Journal of Cardiology, 50, 2009, p. 388-395. 20. L’alimentation crétoise. 24 recettes traditionnelles authentiques, Comité de promotion touristique de la Canée, La Canée, 2003.

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21. Sur le sujet, voir Eric L. Ball, « Greek Food After Mousaka : Cookbooks, "Local" Culture, and the Cretan Diet », Journal of Modern Greek Studies, vol. 21, n°1, mai 2003, John Hopkins University Press, p. 1-36. 22. Ibid. p. 13 sqq. 23. Certains ouvrages n’optent pas pour cette perspective, cf. Vassiliki Yiakoumaki, « "Local", "Ethnic", and "Rural" Food: On the Emergence of "Cultural Diversity" in Greece since its Integration in the European Union », Journal of Modern Greek Studies, vol. 24, n°2, octobre 2006, p. 415-445 : « At the same time new culinary manuals appear, with an apparent intention to avoid essentialist constructions of national cuisines: some contribute to a Greco-Turkish culinary encounter and “friendship” » (p. 13). 24. Zachary Nowak, « Selling the Mediterranean Diet: Marketing a Myth » (Talk given at the Echioltremare Conference, Rome, 18 June 2011). http://www.academia.edu/1713786/Selling_the_Mediterranean_Diet_Marketing_a_Myth 25. Voir également Eπίκουρος, « Η κρητική δια(σ)τροφή », To Vima, 24 avril 2013.

RÉSUMÉS

Souvent présentée comme « miraculeuse », la diète méditerranéenne connaît un succès international, surtout depuis les années 1990. Mais les multiples définitions que l’on relève dans l’abondante littérature sur le sujet rendent compte de perceptions différentes, parfois contradictoires, selon les champs disciplinaires. À ce problème définitoire vient s’ajouter une confusion terminologique : on utilise en effet pêle-mêle les expressions « diète méditerranéenne », « régime méditerranéen », « alimentation méditerranéenne », « cuisine méditerranéenne » ou « régime crétois ». S’agit-il d’un idéal médical, d’un concept marketing, d’un outil idéologique ou d’une pratique alimentaire avérée ? Ce texte analyse, dans une perspective transdisciplinaire, la construction de ce concept, via différents facteurs (historiques, socioculturels, politiques et économiques), et esquisse les principaux enjeux du « régime crétois », en termes de pratiques comme sur le plan de l’imaginaire. The Cretan Diet Myth Since the 1990s, often described as "miraculous", the Mediterranean diet has become an international success. But the multiple definitions used in the abundant literature on the subject reflect different perceptions, sometimes contradictory, which vary among disciplines or fields of research. At this definitional problem is added a terminological confusion: diverse expressions as "Mediterranean diet", "Mediterranean food", "Mediterranean cuisine" or "Cretan diet" are jumbled together. Is it a medical ideal, a marketing concept, an ideological tool or a real feeding practice? This paper analyzes, from a transdisciplinary perspective, the construction of this concept through various factors (historical, socio-cultural, political and economic) and it outlines the main issues of the "Cretan diet" related to practices and to imaginary.

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AUTEUR

SOPHIE COAVOUX

Sophie COAVOUX est Maître de conférences de grec moderne à l’Université Jean Moulin (Lyon 3) et membre de l’IETT (Institut d'Études Transtextuelles et Transculturelles). Sa thèse de doctorat sur le poète grec C. P. Cavafy a été soutenue en 2008. Ses travaux portent sur la littérature grecque moderne et sur les questions du genre et de la diaspora. Sophie COAVOUX is Maître de conférences in Modern Greek Studies at the Jean Moulin University (Lyon 3) and a member of the IETT (Institute for Transtextual and Transcultural Studies). Her doctorate on the Greek poet C. P. Cavafy was completed in 2008. Her current research focuses on Modern Greek literature, gender and diaspora.

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Politique et alimentation : l'allaitement, une préoccupation ancestrale du pouvoir

Emmanuelle ROMANET

1 Si l'Etat ne s'est intéressé que récemment à l'alimentation de la population (à travers le célèbre « Cinq fruits et légumes par jour », par exemple), il y a cependant un domaine de l'alimentation dans lequel l'Etat a, très tôt, voulu intervenir : c'est l'alimentation des nourrissons. En effet, l'allaitement a toujours occupé une place particulière dans les questions d'alimentation.

Le lait et le pouvoir

2 Le lait maternel est un aliment à part. Dans l'Ancien Testament, le lait (et le miel) symbolisent la Terre promise.1 Le lait est avec le sang et le sperme une des grandes humeurs fondamentales du corps humain. Il est donc toujours chargé d'une haute valeur symbolique. D'ailleurs dans de nombreuses cultures, l'allaitement met en jeu les pouvoirs du lait et confère à certains nourrissons un destin singulier. C'est le cas de certains dieux ou héros de la mythologie antique comme les célèbres Romulus et Rémus, allaités par une louve. On sait (les ethnologues le confirment) qu'une parenté symbolique se construit grâce au lait, interdisant les mariages entre ceux qui ont été allaités par la même femme.2

3 La manière dont le corps fabrique le lait est restée longtemps mystérieuse. D'où des explications très variées et d'une grande richesse symbolique. En Occident, depuis l'Antiquité, on considère le lait comme du sang cuit et blanchi : le fœtus se nourrit du sang maternel in utéro puis, après l'accouchement, le sang « monte » dans les seins de la mère où, après une « cuisson » (appelée « coction ») il se transforme en lait. Il y a donc continuité biologique entre la grossesse et l'allaitement. Et c'est sur cette continuité que les médecins, de l'Antiquité jusqu'au XIXe siècle, vont s'appuyer pour inciter à l'allaitement maternel.3 C'est bien cette continuité qui est encore implicite, au

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début du XXe siècle, dans la maxime préférée du grand accoucheur Adolphe Pinard : « le lait de la mère appartient à l'enfant ».4

4 Le lait est considéré comme un transmetteur. Ainsi, on croyait que par le lait, les qualités physiques et morales de la mère ou de la nourrice passaient à l'enfant. L'idée selon laquelle le lait absorbé véhiculait les caractères ou les propriétés de qui en était l'agent est récurrente. Le lait transmettrait ainsi vices ou qualités. Stendhal écrit d'ailleurs en 1837 que : « Cet ensemble d'habitudes et de manière de voir qui vous émerveille dans votre enfant et que vous appelez son caractère, lui est donné d'abord par sa nourrice ... ».5

5 C'est pour cette raison que le médecin Soranos d'Ephèse conseille dans son ouvrage de choisir une nourrice « sensible, vigilante et paisible ». Ce livre constitue la somme de tout le savoir antique sur cette question. Et, on retrouve ces idées,à quelques détails près, dans de très nombreux ouvrages médicaux jusqu'au milieu du XIXe siècle.6

6 Au XIXe siècle, les médecins ne croient plus que le nouveau-né ingère avec le lait de sa nourrice les défauts et qualités de cette dernière. Mais tous ne semblent pas convaincus. Ainsi, en 1836, dans un des multiples ouvrages destinés à aider les jeunes mères à choisir une nourrice, on s'interroge :

7 « Peut-on choisir pour élever un enfant une nourrice bornée et peu intelligente ? Non, car son lait est bête, il pourrait épaissir l'intelligence du nourrisson.7 »

8 Tout passe dans le lait, y compris les affections morales. Comme nous l'explique un dictionnaire de médecine usuelle et domestique de 18598: « Les troubles de l'âme n'agissent pas seulement sur la sécrétion du lait, ils altèrent également ses qualités « au point de changer sa couleur et sa saveur. » Alphonse Daudet explique dans « Les Nounous » (1889) que « Quand nounou pleure (…) les sangs tournés font le lait aigre. »9 La Baronne de Staffe dans son célèbre ouvrage intitulé « La maîtresse de maison » écrit en 1892 : « Les émotions morales de la nourrice sont nuisibles à l'enfant, il faut les lui éviter. »10

9 Il y a aussi un lien entre l'alimentation de la femme qui allaite et la qualitéquantité du lait. Il y a donc des aliments à éviter comme le chou, la viande fumée, les épinards, l'ail, l'oignon … L'alcool est, déjà à cette époque, à consommer avec modération. Et, bien entendu, il faut bien (au sens de beaucoup) manger quand on allaite. La nourrice est donc bien nourrie voire très bien. D'ailleurs, il existe une locution populaire : « Le morceau de la nourrice » qui signifie le meilleur morceau.11

10 Il faut aussi noter le lien existant entre allaitement et rapports sexuels : ces derniers sont considérés comme altérant le lait. Le tabou interdisant les rapports sexuels pendant l'allaitement a longtemps persisté.

11 Au XIXe siècle, on est aussi très vigilant sur la santé de la femme qui allaite. Elle ne doit avoir aucune maladie. La maladie passe dans le lait, comme la syphilis qui est très redoutée, à l'époque, par les familles aisées qui cherchent une nourrice sur lieu.12

12 Toutes ces particularités qui concernent le lait donnent aux médecins une compétence qu'ils revendiquent comme conseillers auprès des mères dans le choix d'une nourrice.

13 Le lait maternel est donc un aliment à part. On peut parler d'une véritable apologie de l'allaitement maternel, et ce, depuis fort longtemps.13 Au XIXe siècle, les médecins incitent les femmes à allaiter. Tous les articles des dictionnaires médicaux prônent

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l'allaitement maternel. Aux avantages physiques, ils ajoutent des avantages moraux et sociaux : comme la piété filiale, … sans oublier les bienfaits pour la santé de l'enfant.

14 Le lait maternel, cet aliment à part, a donc toujours intéressé le pouvoir. La législation concernant l'allaitement est très ancienne. Le code d'Hammurabi, texte juridique babylonien daté d'environ 1750 avant J.C., statuait déjà sur l'allaitement : une nourrice qui n'allaite pas assez un nourrisson qui lui est confié, et cause sa mort, aura son sein tranché.14

15 En France, le premier texte officiel est l'Edit du roi Jean, en 1350. Il fixe le salaire des nourrices et les conditions. Il y a une multiplication de lois au XVIIIe siècle ayant pour but de protéger les nourrissons. Décrets, lois, ordonnances réglementent de plus en plus précisément « l'industrie » des nourrices dans une France, qui au XVIIIe siècle, a massivement recours à cette pratique.

16 En 171515, Louis XIV prend une ordonnance qui interdit aux nourrices, en cas de grossesse ou de maladie, de prendre des enfants pour les allaiter, sous peine du fouet et d'amende. La grossesse et la maladie étant considérées comme un empêchement à la nourriture de l'enfant. Une ordonnance de 1727 défend aux nourrices d'allaiter deux nourrissons à la fois sous peine d'amende pour les maris et du fouet pour les femmes. On pourrait continuer ainsi (1757, 1762 …). Cette réglementation est rassemblée en 1781 dans un « Code des nourrices »16, qui contient toutes les dispositions qui seront développées au siècle suivant.

17 Sous la Révolution, les choses n'évoluent guère. Un décret de la Convention de juin 179317 stipule que « les secours ne seront apportés qu'aux mères qui allaiteraient leurs enfants »18. Beaucoup de familles ont, d'ailleurs, du mal à payer les frais de « nourriture » de leurs bébés. Et au XVIIIe siècle, des quêtes sont faites dans toutes les paroisses de Paris pour le paiement des mois de nourrices. Certains princes contribuent aussi par leur générosité.

18 Le pouvoir, quand il ne légifère pas, montre son intérêt pour la « nourriture » des jeunes enfants en faisant des dons destinés à aider les familles indigentes qui ne peuvent payer les nourrices. En 1810, à l'occasion de son mariage, l'Empereur par un décret règle les dettes contractées par des parents de Paris et du département de la Seine envers les nourrices.19 En 1821, Le roi Louis XVIII, à l'occasion de la naissance du duc de Bordeaux, fait la même chose.

L’allaitement à travers la politique de la petite enfance

19 En France, au XIXe siècle, l'Etat s'empare de la question de l'allaitement à travers la politique de la petite enfance. La mise en nourrice a alors une conséquence directe sur la mortalité infantile qui est très élevée. Les chiffres de la surmortalité des enfants placés en nourrice sont, en effet, édifiants. Pour preuve, ces chiffres issus d'un mémoire de 1866 que le ministre de l'Instruction publique, Victor Duruy, a communiqué à l'Académie de médecine. Ce mémoire est l'œuvre du Docteur Monot, médecin dans la Nièvre. Il décrit le vide laissé dans les villages par le départ des femmes venues se placer comme nourrice à domicile à Paris. Entre 1858 et 1864, sur les 2 884 femmes ayant accouché dans son canton, les deux tiers (1897) ont émigré.20

20 Le Docteur Monot évoque la mort massive des enfants nouveau-nés laissés. Et le sort des « Petits Paris », ce sont les nouveau-nés de Paris en nourrice dans le canton, est

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encore pire : le taux de mortalité atteint 71% pendant la première année de leur existence.21 Le taux de mortalité infantile pour l'ensemble de la France à cette époque est de 17,9%.22

21 Les médecins et les moralistes s'emparent donc de cette question et critiquent la mise en nourrice.

22 Le mémoire du Docteur Monot et celui du Docteur Brochard, médecin dans l'Eure et Loir qui dévoile des chiffres aussi catastrophiques que ceux de son collègue, vont susciter de longs débats (dix séances) à l'Académie de médecine.23

23 Tous ces débats qui aboutiront à la loi Roussel, ont lieu dans un pays, la France, qui est malthusienne et où il y a un vrai « rejet de l'enfant ». Ce rejet prend différentes formes : infanticides, avortements, abandons, ou placement en nourrice. Les docteurs Brochard et Monot voient l'industrie nourricière comme une entreprise d'infanticide et évoquent même le fait que certaines nourrices soient recherchées pour leurs qualités « mortifères ».24

24 S'ajoute à cette considération une inquiétude sur la stagnation de la population française. Après 1870 et la défaite, l'inquiétude se transforme en obsession car la France occupe le dernier rang de toutes les puissances européennes. La situation démographique de la France s'explique par une baisse de la natalité et le maintien d'une mortalité excessive. L'Etat pense ne pas pouvoir jouer sur la natalité.25 Alors, il s'attaque à la mortalité et tout particulièrement à celle des nourrissons.

25 Pour les médecins Brochard et Monot, la cause principale de cette mortalité infantile excessive est l'abandon de l'allaitement maternel.26 «... nous perdons chaque année, sans y faire attention, 200 000 nourrissons (…) qui sont victimes de l'incurie et de l'ignorance de leurs nourrices. »27 Lors des séances à l'Académie de médecine, plusieurs médecins rappellent que la mise en nourrice est une pratique très française. Les autres pays européens restent fidèles à l'allaitement maternel.28

26 Les médecins du XIXe siècle font l'apologie de l'allaitement maternel. Ils utilisent les recherches scientifiques sur le lait pour étayer la thèse de la supériorité de l'allaitement. Mais ils sont peu suivis : leur clientèle bourgeoise est rebutée par cette contrainte qui limite la vie mondaine. Le discours des médecins est alors contradictoire : ils condamnent les familles pauvres des villes qui ont recours à l'allaitement « mercenaire » et placent leurs bébés en nourrice à la campagne. Mais ces mêmes médecins légitiment le fait que leurs riches clientes gardent leurs bébés auprès d'elles, en s'offrant les services d'une nourrice sur lieu.

27 La loi importante pour l'allaitement est la loi Roussel de 1874, du nom de Théophile Roussel, qui fut député puis sénateur républicain. Cette loi illustre l'intérêt porté par le pouvoir à la petite enfance et à travers elle à l'allaitement maternel. Cependant, il faut évoquer, un précédant, la loi du 5 mai 1869 qui a pour but d'indemniser l'allaitement maternel afin d'éviter que des fillesmères ou des femmes mariées pauvres abandonnent leurs enfants. Il s'agit d'une allocation mensuelle versée jusqu'aux trois ans de l'enfant.

28 La question financière est au cœur de cette loi : un enfant secouru coûte six fois moins cher à l'Etat qu'un enfant abandonné, selon un rapport du Ministère de l'Intérieur en 1860.29

29 La loi Roussel de 1874 protège « tout enfant âgé de moins de deux ans qui est placé moyennant salaire, en nourrice, (…) hors du domicile de ses parents. Il devient, par ce fait, l'objet d'une surveillance de l'autorité publique, ayant pour but de protéger sa vie

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et sa santé. »30 Cette surveillance est assurée par le préfet assisté de comités départementaux et de Commissions locales. Des inspecteurs sont nommés par les préfets pour une surveillance constante des nourrissons. Tout placement d'enfant en nourrice doit être déclaré, etc. … Obligation est faite aux nourrices de demander certificats ou autorisation d'exercice. Un carnet est mis en place. Il renseigne sur la nourrice, le bébé, les paiements, les visites médicales … Il contient des recommandations de l'Académie de médecine, comme : « Pendant la première année, la seule nourriture de l'enfant doit être le lait »

30 Les enfants concernés par la loi dépendent, localement, du service de la Protection des enfants du premier âge. La loi prévoit aussi des inspections médicales chez les nourrices à la campagne par des médecinsinspecteurs31, une à 2 fois par an. Ces derniers doivent rédiger des rapports annuels32. La loi Roussel, il faut le souligner, ne surveille que les enfants placés en nourrice à l'extérieur du domicile des parents. Elle exclue ainsi toute surveillance des nourrices sur lieu qui travaillent au domicile des familles aisées. Cette loi ne s'applique donc qu'à une partie de la population, la plus démunie : les familles pauvres des villes et les familles de paysans. La surveillance porte sur ce que l'on appelle alors « les classes dangereuses » mais pas sur les familles dites « honorables ». La loi exerce alors un contrôle social.33 Cette loi comporte, enfin, un aspect statistique : les départements doivent envoyer à Paris des données tous les ans afin d'évaluer l'impact de la loi.

31 La question de l'alimentation du petit enfant a donc pris un tournant au XIXe siècle. C'est devenu une affaire d'hommes : médecins, législateurs, hommes politiques ...

Application de cette politique à Lyon au XIXe siècle

32 C'est à travers l'exemple de Lyon, que nous étudierons la mise en place d'une telle politique.

33 Lyon, pendant tout le XIXe siècle, demeure en effet la ville de France qui envoie la plus forte proportion de ses nouveaunés en nourrice. Plus de la moitié des bébés sont confiés à des nourrices « à emporter » (à la campagne), sans compter les nourrissons pourvus d'une nourrice « sur lieu » (au domicile des parents). Lyon est donc un cas particulier : l'allaitement y est mercenaire. Selon les chiffres du ministère de l'Intérieur, 47% des enfants nés à Lyon en 1897 sont mis en nourrice à l'extérieur, contre 32% pour Paris.34 Et sur les 6 000 enfants placés en nourrice par an, 4 000 décèdent.35

34 Localement, les agents d'exécution de la loi Roussel sont les préfets, assistés de Comités départementaux de protection des enfants du premier âge. Les sociétés protectrices de l'enfance et autres associations sont intégrées dans ces comités.

35 Ces associations privées ont des principes moraux, catholiques et bourgeois. Elles auraient souhaité que leur soit confiée l'exécution de la loi Roussel. Mais les fonctionnaires et les législateurs ne veulent pas que les associations privées se substituent au service public, par souci de laïcisation.

36 A Lyon, l'Etat s'est beaucoup appuyé sur les œuvres déjà existantes, qui s'occupaient de la petite enfance. Il faut dire que dans cette ville, il y a beaucoup d'œuvres de bienfaisance. Dès les années 18301840, la ville a le titre de « ville des bonnes œuvres »

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ou de « capitale de la charité » : le patronat lyonnais considérant l'assistance comme un devoir.36 Lyon est aussi appelé le « Manchester français37 ».

37 Ce sont donc des œuvres privées mais l'Etat agit via ces œuvres, qu'il subventionne. D'ailleurs, parmi les agents qui exécutent la loi Roussel, on trouve des administrateurs de la Société de la Charité Maternelle de Lyon et des administrateurs de la Société Protectrice de l'Enfance de Lyon, les deux principales œuvres dédiées à ces questions.

38 Les Sociétés de Charité maternelle ont pour but de favoriser l'allaitement par la mère. Elles sont reconnues et admises à recevoir des subventions de l'Etat, des départements ou municipalités. A Lyon, la société a été créée en 1786.38 Elle compte environ 500 adhérents.39 Elle aide des mères dans l'indigence et les encourage, financièrement, à nourrir elles-mêmes leur enfant mais à condition que ce dernier soit légitime.40 Non seulement les mères doivent être mariées mais elles doivent aussi fournir un certificat de bonnes mœurs.41 La société a de bonnes relations avec les pouvoirs publics42. Elle est de loin la plus subventionnée avec des subsides publics qui représentent 30% de ses ressources.43 Mais à partir de 1880, elle perd sa subvention municipale et voit celle octroyée par l'Etat baisser considérablement. Les Républicains l'accusent de conditionner ses aides au mariage religieux des mères secourues et souhaitent laïciser l'action des œuvres.44 En 1836, elle aidait 174 mères ; en 1872, la Société en a secouru 1 150.45

39 La Société Protectrice de l'Enfance de Lyon, elle, est fondée en 186646 sur l'initiative d'un chirurgien lyonnais47. Ce médecin s'est ému de l'importante mortalité des enfants placés en nourrice48. C'est une œuvre nouvelle. Elle n'a donc pas que des objectifs éducatifs et moralisants et elle se dégage de la tutelle catholique. Ses objectifs sont plutôt médicaux et sanitaires. Elle est sous la tutelle d'éminents médecins lyonnais49. Cette œuvre préfigure la dimension hygiéniste qui se développe en France à la fin XIXe siècle.50 Elle est reconnue d'utilité publique et entend lutter contre la trop forte mortalité infantile en facilitant l'allaitement maternel dans les milieux urbains. Pour ce faire, elle distribue des prix aux mères et nourrices méritantes. Elle développe aussi un réseau de crèches.51 Quatre crèches sont créées en 1871. En 1883, il y en a neuf. 52 Les crèches en milieu urbain évitent la mise en nourrice à la campagne. Elles « incitent » à l'allaitement maternel en offrant la gratuité de la garde si les mères s'engagent à venir allaiter leur enfant deux fois par jour.53 Dans un premier temps, les pouvoirs publics se déchargent sur l’assistance privée pour développer les crèches. Mais, au tout début du XXe siècle, les crèches passent à la charge de la municipalité.

40 A Lyon, entre 1870 et 1914, neuf sociétés se créent autour de la maternité et des soins aux nourrissons. Cinq de ces œuvres font de la consultation de nourrissons qui ont pour but d'encourager les mères à allaiter. C'est le cas l'Œuvre des Poupons des Brotteaux54 ou encore de l'Œuvre des Nourrissons des Terreaux.55

41 Dans cette ville, en 1887, 1 500 à 2 000 enfants légitimes sont secourus.56

42 Ces sociétés (celles que nous venons d'évoquer ; mais aussi d'autres comme la Société d'Encouragement au nourrissage maternel, par exemple) sont animées par des Comités de dames, parmi lesquelles se retrouvent les grands noms de la haute société lyonnaise57. Il y a donc un mélange de préoccupations « sociales et hygiénistes » (préoccupations de l'Etat) et un souci « de reconquête morale et religieuse de milieux en perdition.58 » (préoccupations des élites locales). Au XXe siècle, les institutions

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publiques républicaines prennent le relais des œuvres de charité. Mais à Lyon, la substitution est plus lente qu'ailleurs, il faudra attendre l'entredeuxguerre.59

43 Lyon est connue pour sa gastronomie et ses restaurants. La ville fut aussi la première en France à créer un restaurant municipal gratuit pour les mèresnourrices. Il fut décidé en 1910 par Edouard Herriot, le maire de Lyon60 : le pouvoir municipal souhaitant encourager ainsi l'allaitement maternel. Car pour bien allaiter son enfant, il faut bien se nourrir, et ce restaurant est donc réservé aux femmes enceintes (dès le cinquième mois de grossesse) et aux mères qui allaitent ellesmêmes leurs enfants.61

Conclusion

44 Le pouvoir s'est toujours intéressé à l'alimentation des nourrissons. Il est vrai que le lait est un aliment très symbolique. Le pouvoir a donc cherché à légiférer, contrôler, organiser et favoriser l'allaitement. En France, le XIXe siècle est caractéristique du souci de l'Etat dans ce domaine. Cette période est l'apogée de « l'industrie nourricière », responsable d'une très forte mortalité infantile.

45 Dans cette politique pensée, votée et appliquée par des hommes, pour les femmes (mères et nourrices), le sort des nourrissons n'est pas la seule motivation. Le pouvoir y voit aussi des intérêts démographiques.

46 En 1896, 96 000 enfants de moins de deux ans sont protégés par la loi Roussel.62 Le contrôle établi par la loi a permis de diminuer la mortalité des bébés. Mais l'allaitement maternel en France au XIXe siècle n'a pas connu l'engouement souhaité par l'Etat.

47 La mise en nourrice va régresser avec l'allaitement artificiel. Le biberon qui était qualifié « d'engin mortel » jusqu'en 18651870 va s'imposer peu à peu, pour devenir un « parfait nourricier » vers la fin du siècle (1890), grâce aux découvertes pastoriennes sur la stérilisation.

48 Cependant, lait maternel ou lait de vache, le pouvoir va continuer à organiser et à réglementer ce domaine de l'alimentation. Après la Seconde Guerre mondiale le gouvernement mettra en place des programmes de distribution de lait à l’école : le célèbre verre de lait voulu par Pierre Mendès France (dès 1954) ! Afin de pallier les carences alimentaires de l’après-guerre, de faire de l’éducation nutritionnelle mais aussi de développer l’économie laitière.

NOTES

1. Yvonne Knibiehler, « L'allaitement et la société » in Recherches féministes, vol.16, 2003, p.12. 2. Françoise Héritier, Les deux sœurs et leur mère. Anthropologie de l'inceste, Paris, Odile Jacob, 1994 (2012), p. 274. 3. Un célèbre pédiatre, le Docteur Bouchut dans son traité de 1862 écrit que « le lait est un dérivé du sang. ». Dr E. Bouchut, Hygiène de la petite enfance, Paris, JB Baillière, 1862, p. 143144.

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4. Catherine Rollet, « Histoire de l'allaitement en France : pratiques et représentations », www.santeallaitementmaternel.com, novembre 2005. 5. Stendhal, Voyage à Lyon (1837), Christian Pirot éditeur, 1995, p.21. 6. Yvonne Knibiehler, « L'allaitement et la société », op. cit., p. 15. 7. Pierre Maigne, Choix d'une nourrice, Paris, Crochard, 1836, p. 201. 8. Bayle et Gibert, Dictionnaire de médecine usuelle et domestique, Paris, M. du Closel, 1859, p.98. 9. Alphonse Daudet, « Les Nounous », 1889, in La jeune mère, septembre 1889, p. 134. 10. Baronne de Staffe, La maîtresse de maison, Paris, V. Havard, 1892, p. 187. 11. Fanny FaÿSallois, Les nourrices à Paris au XIXe siècle, Paris, Payot, 1997, p. 199. 12. Nourrices contaminées à Lyon 18821906 (ADR 3X 1927 à 3X 1931) 13. Fanny FaÿSallois, Les nourrices à Paris au XIXe siècle, op. cit., p. 115. 14. Paragraphe 194. 15. Le 29 janvier 1715. 16. Les nourrices subissaient une visite médicale, ne pouvaient avoir la garde de plus d'un enfant… 17. Du 28/06/1793. 18. Titre I, article 27. 19. « A l'occasion de son mariage, l'Empereur, par un décret du 25 mars 1810, fit remise de toute la dette pour mois de nourrice contractée envers le Bureau des nourrices par des pères et mères de la ville de Paris et du département de la Seine. » Faulcon, Rapport au Conseil de Surveillance sur les modifications à introduire dans l'organisation de la Direction des nourrices, Paris, 30 mai 1850, p. 10. 20. Charles Monot, De l'industrie des nourrices et de la mortalité des petits enfants, Paris, 1867, p.36. 21. Charles Monot, De la mortalité excessive des enfants la première année de leur existence, ses causes et des moyens de la restreindre, Paris, 1872, p.27. 22. Chiffres de 1865. Jacques Gélis, Mireille Laget et Marie Morel, Entrer dans la vie. Naissances et enfances dans la France traditionnelle, Paris, Gallimard, 1978, p. 186. 23. Fanny FaÿSallois, Les nourrices à Paris au XIXe siècle, op. Cit., p. 67. 24. Catherine RolletEchalier, La politique à l'égard de la petite enfance sous la IIIe République, INEDPUF, 1990. p.5859. 25. « On ne veut plus de nombreuses familles. C'est là (…) une affaire de mœurs et la loi n'y peut rien » a ton même entendu à l'Assemblée Natioanle en 1874, in Durangel, Rapport … Roussel, Assemblé Nationale, séance du 9 juin 1874, p. 180. 26. « … toute mère qui confie un enfant à une nourrice mercenaire double et triple volontairement les chances de mort de cet enfant. » in Brochard, De l'allaitement maternel du point de vue de la mère, de l'enfant et de la société, Paris, 1874, p. 119. 27. Docteur Brochard, Almanch illustré de la jeune mère, 1876, p.13. 28. Devilliers, Nouveau dictionnaire de médecine et de chirurgie, article « Nourrices », 1877 et Delore, Dictionnaire encyclopédique des Sciences médicales, article « Nourrices », 1879 et Le Fort, « De la mortalité des enfants et de l'Industrie des nourrices en France », 1870 in Fanny FaÿSallois, Les nourrices à Paris au XIXe siècle, op. Cit., p. 72. 29. Ministère de l'Intérieur, Enfants assistés, Enquête de 1860, p.163. 30. Fanny FaÿSallois, Les nourrices à Paris au XIXe siècle, op. cit. p. 88. 31. ADR 3X1885 Organisation, nomination des médecins inspecteurs dans le département du Rhône. 32. Ce service est assimilé au service des Enfants assistés (créé par décret impérial du 19/01/1811). Le service de Protection des enfants du premier âge est un service à part entière mais il est administré par l'inspecteur du service des Enfants assistés. ADR 3X 1879 et 3X 1880 Rapports annuels de l'inspecteur 18791900. 33. Mais la loi Roussel dans son article 8 dit que : « Toute personne qui veut se placer comme nourrice sur lieu est tenue de se munir du certificat du maire de sa résidence indiquant si son

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dernier enfant est vivant, et constatant qu'il est âgé de 7 mois révolus, ou s'il n'a pas atteint cet âge qu'il est allaité par une autre femme... » La loi espère ainsi éviter la mort du nourrisson de la femme partie se placer comme nourrice. Cet aspect de la loi Roussel n'est pas appliqué. Un décret du 25 février 1877 rappelle cet article 8. Mais, il ne sera pas mieux appliqué ! 34. Jacques Bertillon, « Du degré d'efficacité de la loi du 23 décembre 1874 » in Journal de la société statistique de Paris, 1902, tome 43, p. 325. 35. D'après un article de FrançoisMarguerite Barrier, chirurgien de l'Hôtel Dieu de Lyon, daté de 1866 et intitulé « Note sur les moyens d'améliorer les conditions des enfants en nourrice » in site d'enseignement d'Histoire de la médecine, Université Claude Bernard Lyon 1, Diaporama Michel David. 36. Bernadette Angleraud et Catherine Pellissier, Les dynasties lyonnaises Des MorinPons aux Mérieux, du XIXe siècle à nos jours, Paris, Perrin, 2003, p. 402. 37. Bernadette Angleraud, Lyon et ses pauvres Des œuvres de charité aux assurances sociales 18001939, Paris, L'Harmattan, 2011, p. 325. 38. Bernadette Angleraud et Catherine Pellissier, Les dynasties lyonnaises …, op. cit. p. 593. 39. Bernadette Angleraud et Catherine Pellissier, Les dynasties lyonnaises …, op. cit. p. 399. 40. Bernadette Angleraud et Catherine Pellissier, Les dynasties lyonnaises …, op. cit. p. 593. 41. Bernadette Angleraud, Lyon et ses pauvres, op. cit. p. 44. 42. Bernadette Angleraud, Lyon et ses pauvres, op. cit. p. 78. 43. Bernadette Angleraud, Lyon et ses pauvres, op. cit. p. 86. 44. Bernadette Angleraud, Lyon et ses pauvres, op. cit. p. 140. 45. Rapport Roussel JO 26/07/1874. 46. Bernadette Angleraud et Catherine Pellissier, Les dynasties lyonnaises …, op. cit. p. 593. 47. FrançoisMarguerite Barrier, chirurgien de l'Hôtel Dieu de Lyon. In Site d'enseignement d'Histoire de la médecine, Université Claude Bernard Lyon 1, Diaporama Michel David. 48. Il s'en explique dans un article de 1866 intitulé « Note sur les moyens d'améliorer les conditions des enfants en nourrice ». Il en est le président. 49. Les docteurs Rougier et Rodet. 50. On y retrouve des personnalités de confessions différentes, issues du monde médical et de l'industrie. Ex : François Gillet. 51. Bernadette Angleraud et Catherine Pellissier, Les dynasties lyonnaises …, op. cit. p. 594. 52. Catherine RolletEchalier, La politique à l'égard de la petite enfance sous la IIIe République, op. cit. p. 530. 53. Un complément est assuré par du lait stérilisé. In Bernadette Angleraud, Lyon et ses pauvres, op. cit. p. 160. 54. Madame Gillet en est présidente (1ère année en 19061907) in Bernadette Angleraud et Catherine Pellissier, Les dynasties lyonnaises …, op. cit. p. 403. 55. ADR 3X 1853. 56. Rapport de la Protection Rhône, 1886, p. 39. 57. Mme Gillet et Mme Riboud. 58. Bernadette Angleraud et Catherine Pellissier, Les dynasties lyonnaises … op. cit. p. 594. 59. Bernadette Angleraud et Catherine Pellissier, Les dynasties lyonnaises … op. cit. p. 595. 60. Il est situé au 78 rue Saint Georges: une photo conservée aux AML nous montre des femmes portant leurs nourrissons. AML 4FI_3733. 61. Catherine RolletEchalier, La politique à l'égard de la petite enfance sous la IIIe République, op. cit., p. 373. 62. John Ward, De l'enfant « sans état » à l'enfant comme « personne ». L'évolution de la condition des enfants en France, du milieu du XIXe siècle aux années 1920, in www.editionsharmattan.fr

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RÉSUMÉS

Si l'Etat ne s'est intéressé que récemment à l'alimentation de la population (à travers le célèbre « Cinq fruits et légumes par jour », par exemple), il y a cependant un domaine de l'alimentation dans lequel l'Etat a, très tôt, voulu intervenir : c'est l'alimentation des nourrissons. En effet, l'allaitement a toujours occupé une place à part dans les questions d'alimentation. Le code d'Hammurabi, texte juridique babylonien daté d'environ 1750 avant J.C., statuait déjà sur l'allaitement ! Le lait est un aliment particulier, symboliquement chargé. Le pouvoir a donc cherché à légiférer, contrôler, organiser et favoriser l'allaitement. En France, le XIXe siècle est caractéristique du souci de l'Etat dans ce domaine. Cette période est l'apogée de « l'industrie nourricière », responsable d'une très forte mortalité infantile. L'Etat français a donc mis en place une politique à l'égard de la petite enfance dans laquelle l'allaitement tient une place importante. Cette politique s'adresse, bien entendu, tout particulièrement aux femmes, qu'elles soient mères ou nourrices. Lyon est un bon exemple pour étudier la mise en place d'une telle politique. Cette ville demeure, durant tout le XIXe siècle, la ville de France qui envoie la plus forte proportion de ses nouveau- nés en nourrice.

AUTEUR

EMMANUELLE ROMANET

Docteur en histoire, Emmanuelle ROMANET est chercheur associé à l'IETT (EA 4186), Université Jean Moulin Lyon 3. Elle travaille sur la situation des femmes dans leurs relations au monde du travail et la situation des femmes dans leur rôle de mère, de l'Ancien Régime jusqu'au XIXe siècle.

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Gastronomie, plaisirs de la table, communication

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Gastronomie & Maniérisme :L’Art de Manger avec les Yeux en France à partir du XVIIIème siècle

Lawrence GASQUET

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3 Alors que le concept d’esthétique se fait progressivement jour en Europe, et que l’on débat ardemment du jugement du Beau en matière d’Art, peu d’importance est relativement accordée à l’acception littérale du goût en tant que perception relevant de la physiologie humaine. En Angleterre, Edmund Burke compare le beau et le laid aux saveurs salées et sucrées1 ; en France, l’Abbé Dubos, influencé par les écrits de John Locke, souligne en 1719 la prééminence de la sensation sur celle de la raison, en s’indignant que l’on ne raisonne pas sur la beauté d’une œuvre d’art : «Raisonne-t-on, pour savoir si le ragoût est bon ou s’il est mauvais, et s’avisa-t-on jamais, après avoir posé des principes géométriques sur la saveur, et défini les qualités de chaque ingrédient qui entre dans la composition de ce mets, de discuter la proportion gardée dans leur mélange, pour décider si le ragoût est bon ?»2 La petite phrase de l’abbé fait sans doute suite à une phrase de Fénelon qui écrivait à La Motte que « Je dis historiquement quel est mon goût comme un homme, dans un repas, dit naïvement qu’il aime mieux un ragoût que l’autre. Je ne blâme le goût d’aucun homme ; et je consens qu’on blâme le mien »3. Qu’on l’appelle gustus, gusto ou goût, il semble que l’opinion commune ne lui accorde que peu d’affinité avec l’objectivité ; de gustibus non disputandum est sans doute l’un des adages les plus éculés de l’histoire. Dans le numéro 409 du Spectator du 19 juin 1712, Joseph Addison note la métaphore culinaire de laquelle découle le terme « taste », le goût, et remarque que notre façon de juger de ce qui est beau s’apparente en bien des points cruciaux à notre jugement de ce qui est bon au palais : Most Languages make use of this Metaphor, to express that Faculty of the Mind, which distinguishes all the most concealed Faults and nicest Perfections in Writing. We may be sure this Metaphor would not have been so general in all Tongues, had

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there not been a very great Conformity between that Mental Taste, which is the Subject of this Paper, and that Sensitive Taste which gives us a Relish of every different Flavour that affects the Palate. Accordingly we find, there are as many Degrees of Refinement in the intellectual Faculty, as in the Sense, which is marked out by this common Denomination.4

4 Le goût et son acception métaphorique en matière d’art, liés aux concepts du beau et du bon, s’imposent au sein des débats philosophiques en Europe ; pourtant, comme le remarque Peter Collins dans un ouvrage séminal sur l’idéal architectural5, peu de traités esthétiques se donnent la peine de discuter cette filiation. Pourquoi cet oubli ? Je m’efforcerai ici de rétablir quelques parallèles oubliés entre l’architecture et la gastronomie.

L’Homme de goût et ses paradoxes

5 A la fin du 17ème siècle, la gastronomie n’est encore que balbutiante ; ce n’est qu’à la fin du règne de Louis XIV que la table se met officiellement à relever de l’art, et l’on doit attendre le milieu du 18ème siècle pour que le raffinement moderne en matière de cuisine voie le jour. Le mot gastronomie apparaît en Français aux alentours de 1800,6 et il faut attendre Grimod de la Reynière ( L’Almanach des Gourmands, 1803-1812) et Jean- Anthelme Brillat-Savarin (Physiologie du goût, 1826) pour que le palais des Français se civilise officiellement. Brillat-Savarin introduit officiellement la dixième muse, Gasteria ; la bonne chère est pour la première fois célébrée, parce qu'elle doit sa création et confection aux facultés supérieures de l’homme : « La gourmandise est un acte de notre jugement, par lequel nous accordons la préférence aux choses qui sont agréables au goût sur celles qui n'ont pas cette qualité. 7» La forme quelque peu naïve et désordonnée de la Physiologie du goût, ouvrage que méprise Baudelaire par exemple8, ne doit pas faire oublier son importance historique capitale, qui prélude à la réhabilitation du goût, à son éducation, et donc à sa perfectibilité.

6 Avant le 19ème siècle, le goût se voit délaissé au profit des sens qui font intervenir plus directement les facultés cognitives ; la vue s'impose comme le sens auquel on donne la prééminence en Occident, comme l’ont montré les études de Martin Jay et de David Michael Levin par exemple9. La prééminence de la vision au sein de l’art est implacable, et les autres sens se voient injustement négligés. Le goût se trouve ainsi fort mal loti, du fait de sa dépendance étroite des nécessités corporelles, jugées viles, et du fait aussi qu'on l'associe majoritairement à l’excès, péché condamné par la morale. Le goût et l’odorat ne mènent à aucune distance qui permette de « contempler » intellectuellement un objet, contrairement aux autres sens qui induisent un lien direct avec l'activité de représentation ; pis, ils se voient étroitement soumis à la chimie physiologique du corps humain, et à ce titre figurent avec les instincts. Non seulement le goût est affaire de chair, mais en plus il s’acoquine souvent avec l’excès et la sensualité outrancière. Soulager son appétit fait courir le risque de s’adonner au péché de la gloutonnerie et de l’ivresse. La volupté qu’apporte la nourriture est bien trop dangereuse pour être honnête ; la sublimation du goût n’a en conséquence pas lieu, car celui-ci est trop sujet aux passions. Ernst Cassirer a souligné combien le projet central de l’humanisme des Lumières s’apparentait à une tentative de sublimation de l’humain, l’effort de sublimation du pur esprit se faisant au détriment de tout qui compose les caractéristiques jugées viles, mais pourtant tout aussi constitutives de la nature profonde de l'homme10. Pourtant, James Boswell remarque par exemple au 18ème siècle

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que le fait de préparer sa nourriture singularise l’homme de façon indéniable : « les bêtes ont de la mémoire, du jugement, et possèdent toutes les facultés de notre esprit, à un certain degré ; cependant aucune bête ne cuisine. »11 L’homo culinarius est convoqué, mais il se situe à l’intersection peu confortable qui lie les instincts à la culture. La fin du 18ème siècle donne à voir deux versions extrêmes de l’acte de se nourrir, oscillant entre la famine et le festin aristocratique ; la modération de bon ton est alors indéniablement bourgeoise, et il faut donc attendre le 19ème siècle pour qu’elle impose un voile de raison sur l’intellectualisation et la compréhension des mécanismes du goût ; alors seulement les philosophes convient le goût à leur table.12

7 Le goût apparaît donc comme bien plus complexe, subtil, et digne d’intérêt que ne le suggère la place que lui a réservée l’histoire de la philosophie. Je passerai ici sur les développements historiques complexes sur l’inné et l’acquis, qui occupent toujours une grande partie de la recherche scientifique et anthropologique contemporaines ; je souhaite ici me concentrer sur la naissance de l’intérêt intellectuel et esthétique concernant le jugement de goût.13

8 Contrairement aux préjugés largement répandus, le goût culinaire s’affûte donc, et ne serait peut-être pas aussi inné qu’on le croit. Il devient, comme les autres sens, susceptible d’être éduqué, perfectionné, orienté ; il se voit donc autorisé à instaurer une possible et authentique expérience esthétique. Cette question questionne la légitimité de la nourriture en tant que matériau artistique ; c’est-à-dire qu'il s'agit de savoir si on l’accepte dans l’aréopage des nobles entités destinées à véhiculer une expérience d’ordre supérieur, comme on accepte que le son prélude à la musique et à l'expérience du temps, de même que le pigment et la couleur permettent la forme et donc l’expérience de l’espace pictural, ou encore que les mots et la perfection de leur agencement autorisent l’extase littéraire.

Le goût et la cognition

9 Dans son ouvrage sur le sens du goût, Carolyn Korsmeyer démontre que le plaisir esthétique apporté par la nourriture ne saurait garantir la légitimité de la gastronomie comme art ; en effet, ceci ne prend pas en compte une des caractéristiques principales de la nourriture, qui a été négligée pendant de nombreux siècles selon Korsmeyer ; c’est la fonction symbolique de la nourriture. Ainsi, Korsmeyer écrit que l’aspect le plus fascinant de la nourriture repose sur les relations cognitives que celle-ci entretient avec le sujet humain ; elle possède une fonction symbolique qui dépasse toujours ses propriétés physiologiques, à savoir les saveurs les plus sophistiquées : « La nourriture et les formes d’art reconnues comme telles constituent des systèmes symboliques qui partagent des traits esthétiques communs. Je ne prétends pas pour autant que la nourriture doivent être classifiée comme un art ; ou tout du moins pas comme un art au sens où l’on entend les beaux-arts. Cela serait une revendication inutile, car les arts ne naissent pas de leur promotion philosophique. Cependant, la nourriture et les œuvres d’art partagent un certain nombre de similitudes [...] »14 qu’il est nécessaire d’observer. On peut à la suite du philosophe américain David Prall insister sur le plaisir esthétique que procure la nourriture ; il convient selon lui de cesser de limiter les plaisirs gustatifs au fonctionnement interne du corps (« le palais n’est pas plus interne que l’oreille, et le goût des fraises n’a pas plus à voir avec une fonction en particulier du corps humain que leur couleur ou que leur forme »)15 ; nous savourons la qualité avant de savourer la

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substance. Nous n’avons pas nécessairement à ingérer ce que l’on savoure. D’autres philosophes comme Elizabeth Telfer considèrent que la nourriture relève automatiquement de l’art dès lors qu’elle s’offre comme objet de considération esthétique. Tout repas préparé et présenté selon des règles précises relevant de l’espace et du temps est ainsi un objet artistique en tant qu’il propose une expérience esthétique spécifique16 ; l’anthropologue Mary Douglas quant à elle classe certains types de nourriture visant à être exposée au regard comme relevant des arts décoratifs.17 Korsmeyer remarque que la nourriture peut satisfaire aux critères symboliques de l’objet d’art énoncés par Nelson Goodman dans Languages of Art, à savoir la représentation, l’expression, et l’exemplification. La nourriture peut représenter autre chose qu’elle-même, et ainsi renvoyer à d’autres objets ou concepts ; elle peut aussi avoir valeur métaphorique (expressive) et exemplifier une qualité (par exemple, une pomme rouge exemplifie la couleur rouge parce qu’elle possède cette qualité essentielle d’être rouge). Pour Goodman, l’appréciation esthétique est essentiellement cognitive, parce qu’elle exige la conscience d’être reconnue comme telle, une reconnaissance de l’intellect doublée d’une réponse affective lors de l’appréhension des variétés de l’activité symbolique. C’est ainsi que selon Goodman, les émotions fonctionnent cognitivement : « in contending that aesthetic experience is cognitive, I am emphatically not identifying it with the conceptual, the discursive, the linguistic. Under “cognitive” I include all aspects of knowing and understanding, from perceptual discrimination through pattern recognition and emotive insight to logical inference. » 18 L’esthétique est cognitive, et le sensuel et l’émotionnel accèdent ainsi au sens par le biais du symbolique. La définition de Goodman permet ainsi de dépasser les qualités de plaisir et d'émotion auxquelles l’art se trouve souvent cantonné ; la fonction symbolique de l’art et sa capacité à faire intervenir des mécanismes cognitifs bien précis permettent ainsi de dépasser la définition restrictive des beaux-arts pour pouvoir prétendre à une légitimation des objets relevant de l’art tout court.

Antonin Carême, le pâtissier pittoresque

10 Peter Collins, au début de son essai sur les idéaux de l’architecture moderne, mentionne la première analogie qu’il considère comme essentielle dès lors que l’on aborde l’architecture : c’est l’analogie gastronomique (les autres sont les analogies mécaniques, biologiques, et linguistiques). L’analogie gastronomique est la moins usitée, la moins reconnue d’entre elles, et pourtant elle prélude à toutes les autres. C’est ainsi que Collins considère comme très révélateur le conseil que donne l’architecte écossais James Fergusson lors d’une conférence adressée à des ingénieurs militaires : « Si vous voulez comprendre les vrais principes du dessin en architecture, relisez les œuvres de Soyer ou de Madame Glass, plutôt que de lire les traités d'architectes de Vitruve à Pugin. »19 Alexis Benoit Soyer (1810-1858) était un Chef français qui devint une célébrité à Londres, et Hannah Glasse (1708-1770) publia en 1747 le best-seller The Art of Cookery, prônant simplicité, qualité et considérations esthétiques lors de la préparation des repas. L’association de la gastronomie et de l’architecture peut sembler incongrue, mais elle ne l’est pas tant que cela : les deux disciplines contribuent au plaisir des sens tout en exerçant une fonction protectrice. L’architecte abrite les hommes, de la même façon que le cuisinier les nourrit. L’œuvre d’Antonin Carême (1783-1833) est à ce titre remarquable; Carême effectue la jonction explicite entre l’architecture et la Haute-Cuisine. Tout commence par la séduction du

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Prince de Talleyrand, Ministre des Relations Extérieures de l’Empereur Napoléon, qui vibrait plus que tout pour la gastronomie, et qui avait l’habitude de se rendre lui-même dans les boutiques afin de choisir ses plats montés. C’est ainsi que Rue de la Paix, il fut séduit par un petit pâtissier. Abandonné par son père à l’âge de douze ans, autodidacte, lettré, grand lecteur à la Bibliothèque Nationale où il passait l’intégralité de son temps libre, Carême à vingt ans était sans famille, sans relation, sans passé. Impressionné par son talent, Talleyrand l’invita à servir aux Relations Extérieures. Napoléon n’aimait pas recevoir, et entendait que Talleyrand fût son amphitryon ; il lui imposait ainsi un rythme de réceptions de l’ordre d’au moins quatre dîners pour trente-six personnes par semaine, les invités de la Diplomatie étrangère appartenant à l’aristocratie et aux corps les plus nobles de l’Etat. Le service de bouche des relations Extérieures était divisé en cinq sections : panéterie, échansonnerie, cuisine, saucerie et fruiterie. Dans chaque division des chefs ordinaires et extraordinaires, des contrôleurs, des maîtres queux, des commis, des huissiers de salle, des quincailliers, des lingers, des vaguemestres des équipages, etc. Carême participait aux grands extraordinaires pour ce qui avait trait à sa discipline ; il multiplia bientôt les pièces montées, qui devinrent une des gloires de la table du Grand Chambellan. Pour le plaisir du goût, il mettait sans cesse au point de nouvelles recettes. Pour l’agrément de l’œil, il multipliait les références à l’architecture antique : pavillon chinois, musulmans, indiens, grecs ou latins ; ruines, palais, temples ou colonnades ; perspectives urbaines (Paris dans ses moindres détails) ou bucoliques (vallée de l’Ile de France au printemps). En pâtes diverses, sablées, feuilletées, confits, crèmes ou sorbets, ces reconstitutions spectaculaires couvraient souvent plusieurs mètres carrés. Leur forme et leur couleur tenaient assurément du spectacle, et c’est avant tout comme un spectacle que les invités se mirent à les attendre. Carême se surpassa, apprit bientôt l’art des rôtisseurs, celui des sauciers, travailla l’art du chaud aussi bien que celui du froid, si bien qu’il devint rapidement le chef le plus extraordinaire qu’avait jamais connu la diplomatie européenne. Au cours d’un seul dîner, Carême savait présenter jusqu’à quatre-vingt cinq entrées et plusieurs plats montés ; sa virtuosité était telle qu’il imposa très rapidement sa renommée par delà les frontières françaises. A la chute de l’Empereur, il ne fut pas oublié, et fut « prêté » par Talleyrand au Tsar de Russie, alors établi à l’Elysée-Napoléon. Il fit un séjour à St- Petersbourg avant de revenir en Europe, couvrit tous les grands Congrès, avant de passer au service du Baron de Rothschild, après douze ans passés avec Talleyrand. Rothschild lui offrit les plus grandes largesses possibles, l’installa comme son égal au sein de son hôtel particulier rue Laffitte, et fit de Carême un personnage public. Le cuisinier était invité à monter au salon avec l’aristocratie lorsque le repas était fini ; il exprimait souvent son désir de créer une Académie de la Cuisine sur le modèle de l’Académie Française, avec un dictionnaire officiel de la Gastronomie, et des repas périodiques où seraient réunis les seigneurs de l’Art culinaire. Il était capable de parler d’art, de littérature, de politesse et des ouvrages ou travaux de chaque invité. Les artistes étaient ses favoris ; les conversations que Carême eut avec Rossini, Chopin, Ingres, Delacroix sont restées célèbres, ainsi que de nombreux plats inventés pour leur rendre hommage. Il allait jusqu’à conseiller le Baron concernant l’achat de certaines œuvres d’art, si bien que les méchantes langues s’en donnaient à cœur joie : « peu importe que le Baron ne connaisse rien aux arts ; il a un cuisinier qui connaît les artistes et les protège »20. Carême fut le premier cuisinier à véritablement écrire sur son art (on sait que les tout premiers livres de cuisine sont apparus en France autour de 130021, et que les cuisiniers faisaient appel à des hommes de lettres qui dissertaient sur

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leurs recettes, le discours d’accompagnement étant ainsi séparé fort artificiellement de la partie pratique), et l’écriture lui donnait sans doute autant de fierté que la gastronomie, comme le montrent de nombreuses lettres. Son œuvre littéraire comporte onze volumes en tout22, ce qui lui demanda une somme d’efforts colossaux - car n’oublions pas que Carême travaillait en cuisine en même temps qu’il écrivait et qu’il étudiait. Louis Rodil souligne que les planches qu’il dessina furent étudiées par des architectes de renom, qui ne manquèrent pas d’être surpris par le rapports de volumes ; Carême dessina et fit graver des projets de monuments destinés à embellir la ville de Paris (1821) ; il présenta également un Projet d’Architecture pour l’embellissement de la ville de St-Petersbourg (1821), patronné par le Tsar Alexandre lui-même. Ces recueils en nombre très limité et aux finitions luxueuses sont conservés à la Bibliothèque Nationale ; les projets furent alors confiés aux frères Firmin-Didot, qui passaient pour les meilleurs imprimeurs européens, après être passés dans les mains des maîtres graveurs Normand et Hibon. Les planches montrent des structures néo- classiques, chargées d’une profusion d’ornements ; c’est précisément ce que l'on appelle en jargon d’architecte de la « pâtisserie », c'est-à-dire un édifice où la surcharge fait loi. Le roi de France et le Tsar Alexandre ne firent jamais élever aucun des monuments de Carême, car il restait bien évidemment un cuisinier, même si ses aspirations le portaient ailleurs.

11 Après la Restauration, la cuisine évolua, et la forme de la cuisine de Carême devint caduque ; cependant, le fond resta toujours d’actualité, et ses recettes sont toujours en pratique de nos jours. Sa folie des grandeurs en matière de décoration, sa conception théâtrale de la présentation fut délaissée, mais ses inventions culinaires simplifiées demeurent la quintessence de la cuisine française, à tel point que la ville de Paris lui consacra en 1984 une exposition, estimant que Carême faisait partie des plus grands acteurs de la vie gastronomique nationale, et qu'il avait contribué à faire accéder la France à la première place mondiale en matière de gastronomie ; la paternité de la toque blanche des chefs cuisiniers lui revient, ayant été adoptée à sa suite par le monde entier. La science de l’artiste culinaire réalise la synthèse de deux conceptions différentes de la cuisine ; admirateur du 18ème siècle, qui a vu naître la grande cuisine avec l’apparition des sauces, des fonds, des glaces, Carême déplore cependant le gaspillage et le désordre dans la présentation. Il se fait chimiste et réformateur : il explique que la « cuisine moderne doit savoir extraire le suc nutritif des aliments pour une cuisine rationnelle. »23 Carême met à l’honneur le profil du diététicien, et utilise les mêmes condiments qu’aujourd'hui ; on lui doit le renouveau du beau maigre ; « Carême mangeait très peu, il ne buvait pas ; il parlait fort bien… Carême, en verve, était étincelant et léger. »24

12 Lorsque l’on consulte les ouvrages d’Antonin Carême, on est immédiatement frappé par l’influence des recueils d’ornements issus de la tradition italienne de la Renaissance; on y trouve, outre les transcriptions très précises des recettes, une grammaire des formes qui connaît une application stylistique immédiate dans les exemples de constructions compliquées destinées à orner la table ; des détails empruntés à l’architecture chinoise, européenne, africaine se mêlent à des emprunts provenant de l’art paysager du 18ème siècle (l’adjectif pittoresque est bien sûr le picturesque anglais). Daniel Rabreau remarque que les planches de Carême sont des « invites à recréer dans l’espace, sous le scintillement des lustres, et des girandoles, des images aplaties. A côté de l’eau-forte pâle, l’auteur décrit donc l’illusion colorée qu’il

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imprime au matériau périssable. »25 Carême se veut donc auteur-pâtissier, mais aussi jardinier-architecte, modeleur de l’espace et grand organisateur de la perspective gastronomique et visuelle. Son rêve de gloire en nougat dépasse le cadre réduit de la table et cible la grandeur héroïque de l’histoire. Ses projets esthétiques ont un caractère finalement politique, qui doivent flatter les dirigeants du Monde et assurer la prééminence française lors des négociations ; le lien entre gastronomie et politique connaît son apogée en France avec l’association de Talleyrand et Carême, comme l’a montré Lionel Bobot.26 Carême établit le dîner gastronomique dans son rôle de production d’expérience multi-sensorielle esthétique ; la saveur se voit théâtralisée jusqu’à un point alors inconnu, même si on retrouve des rudiments de cette théâtralisation de la nourriture en France au Moyen-Age. Carême écrit que « lorsqu’il n’y aura plus de cuisine dans le monde, il n’y aura plus d’intelligence élevée, rapide, de relations liantes, il n’y aura plus d’unité sociale. »27 Le cuisinier-architecte entend faire de la gastronomie un art total, incluant l’histoire, l’art - arts décoratifs, architecture, sculpture, peinture, littérature - et la science. Il n’est pas de gastronomie sans étonnement : c’est ainsi que le cuisinier se mue en architecte, artiste, et metteur en scène. La Haute-Cuisine sous Carême relève d’une véritable esthétique, avec l’élaboration d’une série de règles strictes concernant la préparation, la présentation, la dégustation des aliments, et la création d’une véritable nomenclature des mets. Carême est un critique sans pitié qui n’hésite pas à détruire pour mieux reconstruire ; il entend régir la chaîne des différents arts décoratifs (cristal, orfèvrerie, etc.) qui servent de support aux aliments. Il repense la forme des assiettes dans laquelle doivent être servis ses mets, dessine des couverts avec l’orfèvre Odiot, met au point une organisation extrêmement précise sur l’espace de la table ; Carême refond ainsi le service à la française en le simplifiant afin de concurrencer le service à la Russe. On abandonne ainsi progressivement nombre de complications s’appliquant à la disposition des objets, et on délaisse ainsi la vaisselle octogonale et festonnée pour lui préférer la simplicité des formes ovales ou rondes. Carême s’irrite aussi du manque de considération apporté à la nomenclature des mets ; la distinction et le plaisir donné par la contemplation et l’absorption du plat dépendent également du soin apporté à le décrire ; il avait compris que la qualité de la langue influe sur l’expérience esthétique de manière considérable.28

Le maniérisme gastronomique

13 Le savoir-faire de Carême transporte ainsi le culinaire vers la manifestation d’un maniérisme : on copie, on cite, on imite, on transpose. Carême travaille à mettre en forme des repas qui sont littéralement extraordinaires, régis par un code culturel strict, et qui évoluent ostensiblement vers la représentation et le spectacle. La gastronomie selon Carême n’est rien d’autre que la transformation du manger en voir, de l’éradication du besoin primaire de se nourrir qui se mue en acte culturel et arbitraire. L’étiquette constitue ainsi une forme particulière de la maniéra ; la cérémonie du repas est une affaire compliquée qui repose sur le respect de conventions changeantes et arbitraires. Le repas avec Carême devient une affaire de regard, où le rôle de l’antique allégorise le présent, tout comme les ballets et mascarades de la Renaissance utilisaient les références à l’Antiquité comme le rappel d’une appartenance à une culture commune. Claude-Gilbert Dubois voit dans l’organisation de la fête aristocratique la réalisation d’une symphonie maniériste : symphonie artistique visuelle, verbale, musicale, gestuelle. On sait que les repas donnés par Talleyrand étaient accompagnés de musique

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(piano); Carême était apte à fournir tout le reste. « La fête maniériste est une succession de concetti : on attend des merveilles, et l’art de faire attendre et l’art d’émerveiller révèlent ces qualités. »29 L’art maniériste s’amuse à compliquer le code, cultive l’ambiguïté, l’ambivalence avec délices ; le maniérisme rend poreuses les limites, et souligne constamment sa propre artificialité et légèreté.

14 Le maniérisme fait saillir la structure 30 ; la pâtisserie emprunte indifféremment à l’architecture en ce qui concerne la structure, à la peinture en ce qui concerne la couleur, ou à l’art des jardins quant à la perspective. Carême mélange les supports et ne s’arrête jamais à leur spécificité première; il les transcende. Cette polyvalence de l’ornement est l’une des caractéristiques qui autorise le jeu virtuose et sophistiqué des artistes de la maniéra, comme le rappelle Patricia Falguières.31 La manière cherche par exemple chez Carême à faire oublier la matière : c’est l’art de manier celle-ci, qu’elle soit composée de mots, de couleurs, de structures diverses qui passionne Carême. la Haute-Cuisine de l’architecte pâtissier reproduit ainsi les modes de production et d’associations visuelles et cognitives qui prévalent à la Renaissance en Europe : mimétisme, hyperbolisation de la forme à des fins d’étonnement, obsession de la répétition, déformation, multiplication des points de vue, des perspectives et des formes, recherche de la pose et de l’effet. Toutes ces caractéristiques relèvent du maniérisme, et ce triomphe de l’invraisemblance pointe avec insistance du côté du goût des Merveilles de la Renaissance. Il n’y a pas de gastronomie sans étonnement, nous disait Carême ; il n’y a pas d’œuvre d’art sans surprise, nous démontrent les artistes maniéristes. La stratégie de fascination est toujours opérante, et la passion de la technique est intacte chez Carême ; il étudie l’architecture et les lois physiques pour sculpter ses pièces montées. Les associations imprévisibles, les coagulations alambiquées, l’agencement surprenant d’objets hétéroclites doivent surprendre, étonner, éblouir. Plus le rapport entre les termes est lointain et inattendu, meilleure est la figure ; l’ingenium de l’artiste, son sens de l’invention se manifeste alors avec une acuité particulière. C’est l’acutezza italienne, la pointe, le trait d’esprit fulgurant qui vient parfaire la maîtrise technique requise de l’artiste. La merveille désigne aussi ce qui sort de la norme, le bizarre, l’extravagant, l’exotique, voire le monstrueux ; dans une culture qui exalte le tour de force, la licence de l’artiste est son meilleur atout ; c’est cette liberté de s’affranchir des règles mêmes qui célèbre sa supériorité. C’est la désinvolture de l’artiste qui sait à bon escient mépriser les règles qu’il a lui-même respectées jadis avec application ; la stupeur qui est provoquée fait alors naître l’admiration et la curiosité, qui sont deux qualités fondamentales en ce qu’elles invitent à la connaissance, au savoir et au respect des lois de la nature.

15 L’aliment ainsi devient figure ; il est métaphorisé, allégorisé jusqu’à perdre complètement ses caractéristiques naturellement reconnaissables. Les coqs faisandés deviennent des hydres, les fruits sucrés se muent en bâtiments, les soupes se muent en mers sur lesquelles voguent des bateaux. Cet amour de la scénographie exubérante et brillante connaît son apex en Italie à la fin du 16ème siècle ; on voit qu’Antonin Carême en est l’héritier assagi. On reconnaît dans ses réalisations certains des caractères esthétiques du baroque, qui aime à se vautrer dans l’hypertrophie, qui fait proliférer les formes décoratives tout en les soumettant à une structure d’ensemble forte ; le détail prolifère, mais jamais cette surabondance esthétique ne remet en cause l’ordonnance solide de la construction. Le baroque tire du maniérisme un certain nombre de ses caractéristiques majeures : le goût du monumental, l’architecture néo-classique

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favorisés par Carême constituent une éloquente affirmation de l’effort humain pour s’élever vers la divinité. La volonté d’impressionner en agissant sur les sens et en créant l’illusion est la finalité de la mise en scène qui sous-tend le repas ; l’exhibition de la puissance matérielle, et le luxe des transformations ostentatoires sont partout. Comment ne pas s’émerveiller que la chair d’une pomme devienne sous la dextérité de Carême un des matériaux donnant naissance à une série de colonnades aussi insolites qu’inattendues ? Ces déplacements de la fonction et de la forme, ces effets de trompe- l’œil, ces distorsions composent également quelques-unes des caractéristiques attribuées au kitsch, qui est selon Abraham Moles lié à l’art d’une façon indissoluble, de la même façon que l’authentique est lié à l’inauthentique.32 Le kitsch se cristallise sur des objets mais c’est un phénomène connotatif universel et social. Patricia Falguières nous rappelle que « le maniérisme coïncide à la Renaissance avec une formidable réflexion, au sein des universités, des académies, des sociétés savantes, des salons d’Europe, sur la technique, sur l’art, sur les rapports de l’art avec la nature. [...] Le maniérisme est tout entier dans ce jeu qui consiste à dissimuler l’art sous la nature, et à cacher la nature par l’art. »33 La dimension ludique du maniérisme, qui lui fait prendre des formes facétieuses, inattendues et souvent insaisissables, est certainement à l’origine du fait qu’il est souvent mal identifié, et qu’on le cantonne à la Renaissance, alors qu'il est partout. Le maniérisme donne toute leur place aux arts dits mineurs, comme l’orfèvrerie, l’architecture, le théâtre, ou encore la gastronomie par le biais de l'œuvre d'Antonin Carême.

NOTES

1. Edmund Burke, The Writings and Speeches of Edmund Burke: Volume I: The Early Writings, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 302 : "We often apply the quality of sweetness, metaphorically, to visual objects. For the better carrying on this remarkable analogy of the senses, we may here call sweetness the beautiful of the taste." 2. Cité par Jean-Baptiste Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, Paris, Jean Mariette, 1719, Vol. 2, pp. 307-308: "On n’en sait rien. Il est en nous un sens fait pour connaître si le cuisinier a opéré suivant les règles de son art. On goûte le ragoût et même sans savoir ces règles on connaît s’il est bon. Il en est de même en quelque manière des ouvrages d’esprit et des tableaux faits pour nous plaire en nous touchant." 3. Jean-François Fénelon, Lettre à l'Académie française sur la grammaire, la rhétorique, la poétique et l'histoire : suivie du Mémoire sur les occupations de l'Académie, du discours de réception et de la correspondance entre Lamotte et Fénelon sur les anciens, publié par Adolphe Mazure, Paris, Eugène Belin, 1879. 4. Joseph Addison, The Spectator, 409, June 19th, 1712. 5. Peter Collins, Changing Ideals in Modern Architecture, Montreal, McGill University Press, 1965. A ce sujet, voir également Karen A. Franck, « Food + Architecture », Architectural Design, vol 72, N°6, Nov-Dec 2002. 6. Le terme de gastronomie apparaît en France vers 1801 ; la première occurrence connue se trouve dans un poème de Joseph de Berchoux, "La Gastronomie, ou l’homme des champs à table". A ce sujet, voir Allen S. Weiss, Feast & Folly, Albany, State University of New York Press, 2002, p. 8 ;

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voir également Stephen Mennel, All Manners of Food, Eating and Taste in England and France from the Middle-Ages to the Present, Chicago, University of Illinois Press, 1996, p. 35. 7. Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du Goût, 1826, Avant-propos, Aphorismes du professeur pour servir de prolégomènes à son ouvrage et de base éternelle à la science, Aphorisme VI. 8. Charles Baudelaire, "Du Vin et du haschisch, comparés comme moyens de multiplication de l'individualité", 1851, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard Pléiade, 1976. 9. Martin Jay, Downcast Eyes ; the Denigration of Vision in 20th century French Thought, Berkeley, University of California Press, 1994 ; David Michael Levin, Modernity and the Hegemony of Vision, Berkeley, University of California Press, 1993. 10. Voir Ernst Cassirer, The Philosophy of Symbolic Forms, 3 volumes, Yale, Yale University Press, 1965. 11. James Boswell, cité par Denise Gigante, Taste, A Literary History, Yale, Yale University Press, 2005, p. 5 : "The beasts have memory, judgment, and all the faculties and passions of our mind, in a certain degree; but no beast is a cook". Ma traduction. 12. A ce sujet, voir Carolyn Korsmeyer, Making Sense of Taste, chapter 3, "The Science of Taste", Ithaca & London, Cornell University Press, 1999 ; voir également Denise Gigante, Taste, A Literary History, op. cit., p. 10. 13. Voir les études de Jack Goody, Cooking, Cuisine and Class: A Study in Comparative Sociology, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, et de Jean-François Revel, Un Festin en Paroles : Histoire littéraire de la sensibilité gastronomique de l'Antiquité à nos jours, Paris, Pauvert, 1979. 14. Carolyn Korsmeyer, Making Sense of Taste, op. cit., pp. 103-104. Ma traduction. 15. David Prall, Aesthetic Judgment, New York, Crowell, 1929, pp. 60-61. Cité par Korsmeyer, op. cit., p. 105. 16. Elizabeth Telfer, Food for Thought: Philosophy and Food, London, Routledge, 1996, p. 57. 17. Mary Douglas, « Food as an Art Form » in In The Active Voice, London: Routledge and Kegan Paul, 1982, p.107. 18. Nelson Goodman, Languages of Art, p. 248, cité par Korsmeyer, op. cit., p. 117; citation “Reply to Beardsley” Erkenntnis 12.1, January 1978, p. 173. 19. Peter Collins, Changing Ideals in Modern Architecture, Montreal, McGill University Press, 1965, p. 167. "If you wish to acquire a knowledge of the true principles of design in architecture you will do better to study the works of Soyer or Mrs. Glass than any or all of the writers on architecture from Vitruvius to Pugin." Ma traduction. 20. Béatrice Andia, et al, L’Art Culinaire au XIXème siècle, Antonin Carême, Paris, Mairie du IIIème Arrondissement & Orangerie de Bagatelle, 1984, p. 13. 21. A ce sujet, voir « Traités de Cuisine » de Colette Gilles-Mouton, in Andia Béatrice, et al, L’Art Culinaire au XIXème siècle, Antonin Carême, op. cit., 71. 22. Marie-Antoine Carême, Le Pâtissier Royal (1815, 1 volume) ; Le Pâtissier Pittoresque (2 volumes) ; Le Maître d’Hôtel Français (1822, 2 volumes) ; Le Cuisinier Parisien (1828, 1 volume) ; La Cuisine Française au XIXème siècle (1833, 5 volumes), Paris, Firmin-Didot. Cf. Louis Rodil, Antonin Carême de Paris, 1783-1833, Marseille, Jeanne Laffitte, 1980, p. 52. 23. Colette Gilles-Mouton, in Andia Béatrice, et al, op. cit., p. 21 24. Jean-Claude Bonnet, « Le Maître d’hôtel et les gastronomes » in Andia Béatrice, et al, op. cit., p. 75. 25. Daniel Rabreau, in Andia Béatrice, et al, op. cit., p. 40. "Par exemple, à popos d'un 'Pavillon chinois sur un pont', Carême offre au lecteur la palette exotique suivante : 'le pont, écrit-il, doit être exécuté en blanc nuancé de vert-pistache, et les bandes qui le décorent en jaune, les socles des colonnes et les entablements en jaune-citron. Les colonnes et les toits doivent être exécutés encore de couleur vert-pistache. La galerie, les chapiteaux, les cadres des croisées et le

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couronnement du petit pavillon en jaune-citron, les draperies et la tenture en rose, les franges et ornements en jaune.'" 26. Lionel Bobot, "Les Jeux de la gastronomie et de la négociation : les enseignements du Congrès de Vienne (1814-1815)", Gérer et Comprendre, 106, déc. 2011. 27. Aphorisme de Carême cité par Colette Gilles-Mouton, in Andia, Béatrice, op. cit., p. 19. 28. "Il en est de même des potages à la jambe de bois (plutôt que d’écrire à la moëlle de bœuf) ; si l’on ajoute à cela la culotte de bœuf, le veau roulé en crotte d’âne tiré du Cuisinier Gascon, les culs d’artichaut, les pets-de-nonne glacés, et autres entrées et entremets du même genre, et lorsqu’à table on demande au maître d’hôtel quelle est cette entrée : 'Monseigneur, c’est du potage à la jambe de bois' ; ignoble expression ! C’est une entrée de semelles de Faisan à la Conti ; ou bien c’est une entrée de filets de bœuf sautés en étalons de botte glacés, et ainsi de suite". Antonin Carême cité par Philip Hyman, in Andia, Béatrice, op. cit., p. 98. 29. Voir Claude-Gilbert Dubois, Le Maniérisme, Paris, PUF, 1979, p. 210. 30. A ce sujet, voir Claude-Gilbert Dubois, Le Maniérisme, op. cit., p. 122. 31. Patricia Falguières, Le Maniérisme, Une Avant-Garde au XVIème siècle, Paris, Gallimard, 2004, p. 20. 32. Abraham Moles, Psychologie du Kitsch, l'art du bonheur, Paris, Denoël, 1977. 33. Patricia Falguières, op. cit, p. 132.

RÉSUMÉS

« Lorsqu’il n’y aura plus de cuisine dans le monde, il n’y aura plus d’intelligence élevée, rapide, de relations liantes, il n’y aura plus d’unité sociale » : par cet aphorisme, le cuisinier-architecte Antonin Carême révèle le rôle central qu’il attribue à la cuisine dans la société. Cependant, la cuisine n’est pas seulement politique à ses yeux, elle est également historique, esthétique, et jouxte ainsi le domaine des arts. Je m’intéresserai ici au développement de la Haute-Cuisine française, et plus particulièrement aux rapports privilégiés que l’art culinaire se met à entretenir avec les arts visuels à partir du XVIIIème siècle.En France, dès le Moyen-Age, la présentation des aliments destine le repas à se muer en spectacle, mais ce n’est que quelques siècles plus tard que la cuisine relève d’une véritable esthétique, avec l’élaboration d’une série de règles strictes concernant la préparation, la présentation, la dégustation des aliments, et la création d’une véritable nomenclature des mets. Les repas sont des affaires d’ostentation et de parade : la présentation des mets atteint son apogée avec l’art d’Antonin Carême, autoproclamé Pâtissier Pittoresque (1815), et surnommé le « Palladio de la cuisine ». Réunissant les dons du praticien et de l’érudit, Carême fit de la gastronomie un art total, incluant l’histoire, l’art - arts décoratifs, architecture, sculpture, peinture, littérature - et la science. Il n’est pas de gastronomie sans étonnement : c’est ainsi que le cuisinier se mue en architecte, artiste, et metteur en scène. Le savoir-faire de Carême transporte ainsi le culinaire vers la manifestation d’un maniérisme, moment de la vie des formes qui se répète cycliquement dans l’histoire, et que je m’attacherai à définir. La manière cherche par exemple à faire oublier la matière : c’est l’art de manier celle-ci, qu’elle soit composée de mots, de couleurs, de formes architecturales ou de marbre dur. Il est intéressant de constater que la Haute-Cuisine de Carême reproduit les modes de production et d’associations visuelles et cognitives qui prévalent à la Renaissance en Europe : mimétisme, hyperbolisation de la forme à des fins d’étonnement, obsession de la répétition, déformation, multiplication des points de vue, des perspectives et des formes, recherche de la pose et de

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l’effet. Le maniérisme fait saillir la structure ; il s’agira de voir comment la gastronomie reproduit ces modes de représentation propres aux arts visuels de la Renaissance, et comment elle se les approprie, en les soumettant toujours à la rigueur d’une structure d’ensemble imposante. Derrière les constructions utopiques ou baroques s’inscrivent ainsi également les progrès de la science optique ; je tenterai de montrer ici comment la Haute-Cuisine est l’héritière du goût des Merveilles, selon un principe esthétique cautionné par la philosophie en tant qu’il suscite la stupeur, la curiosité et l’étonnement, qui sont à la Renaissance les qualités premières qui invitent à la connaissance et au savoir.

AUTEUR

LAWRENCE GASQUET

Lawrence Gasquet est Professeur à l'université Jean Moulin - Lyon III. Elle est spécialiste des relations transesthétiques, et travaille sur l'image fixe et mouvante. Elle s'intéresse plus particulièrement à l'histoire de la photographie, et aux affinités que celle-ci entretient avec l'art et la science. Elle est l'auteur de Lewis Carroll et la persistance de l'image (Presses universitaires de Bordeaux, 2009). Elle a co-dirigé Lewis Carroll et les mythologies de l'enfance (Presses Universitaires de Rennes, 2005), L'Art de plaire (Gérard Monfort, 2006), L'Eblouissement de la Peinture, Ruskin sur Turner (Presses Universitaires de Pau, 2006). Elle est également l'auteur de nombreux articles sur John Ruskin, Julia Margaret Cameron, Damien Hirst, et Peter Greenaway.

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Cet abject objet du désir : nourriture en anamorphose dans The Hours de Michael Cunningham et l’adaptation filmique de Stephen Daldry

Catherine DELESALLE

1 Variation autour de Mrs Dalloway de Virginia Woolf, The Hours présente en parallèle une journée dans la vie de trois femmes : Virginia Woolf alors qu’elle écrit Mrs Dalloway, Laura Brown qui se réfugie dans la lecture de Mrs Dalloway pour s’abstraire de sa vie de parfaite Américaine au foyer dans les années 60, et enfin Clarissa Vaughan dont la vie à New York à la fin du XXème siècle est une transposition de celle de Clarissa Dalloway dans le Londres des années 20. 1 Dans ces trois histoires, la nourriture apparaît, pour ces femmes, emblématique du rapport à soi et à l’autre ; autour d’elle se cristallise aussi toute la complexité de l’acte créateur. Si Michael Cunningham semble ainsi développer la thématique de la fête donnée par Clarissa Dalloway dans Mrs Dalloway, Stephen Daldry, dans son adaptation filmique du roman de Cunningham, The Hours, accorde à la nourriture une place encore plus grande, celle-ci se faisant le corrélat objectif de la difficulté du sujet à être au monde. Les mouvements subjectifs de la caméra autour des aliments, les parallèles et échos visuels, font éprouver au spectateur les subtils revirements des états d’âme des personnages, tissent des liens entre les trois intrigues, laissant ainsi affleurer toute la complexité de notre humanité. Entre idéalisation et dégoût, entre partage et rejet, la relation à la nourriture, dans le roman de Michael Cunningham comme dans le film de Stephen Daldry, est en perpétuelle anamorphose, et touche ainsi à l’essentiel du sujet, aux pulsions de vie et aux pulsions de mort.

2 Sous le signe de la fête, écho de Mrs Dalloway, la nourriture se présente tout d’abord comme créatrice du lien, dans la sphère publique comme dans la sphère privée. Mais si la bonne chère crée le corps social, et assure la santé du corps physiologique, elle révèle aussi parfois sa nature charnelle, à la fois vivante et putrescible. La chair de la chère réassigne l’homme à sa nature mortelle ; d’objet du désir, la nourriture se fait abjecte, menaçant d’engloutir le sujet tout entier avec elle. Elle s’inscrit ainsi dans la diplopie

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lacanienne de l’objet a : palea/agalma, le déchet et l’objet brillant, un objet dont les deux faces coexistent et ne font qu’un en quelque sorte. Elle touche ainsi à la relation intime du sujet à la création, et au mystère de son humanité.

Nourriture et lien

3 Trois histoires, trois journées, trois fêtes : celle que Clarissa Vaughan prépare en ce jour de juin, à la fin du XXème siècle, en l’honneur de son ami Richard, écrivain atteint du SIDA à qui l’on décerne un prix littéraire pour l’ensemble de son œuvre ; celle que Laura Brown veut offrir à son mari pour son anniversaire et dont le succès doit la conforter dans son rôle d’épouse et de mère modèle dans l’Amérique des années 60 ; et enfin celle, plus modeste et à première vue moins centrale, par laquelle Virginia Woolf entend accueillir sa sœur et ses neveux en visite en cet après-midi de 1923 dans sa maison de Richmond. Cette dernière est doublée par l’écriture de Mrs Dalloway entamée le matin même par Woolf. Ainsi les trois récits sont orientés par la fête, horizon d’attente qui, dans la section sur Woolf, se superpose à l’écriture d’un roman lui aussi tout entier tendu vers la réception sur laquelle il s’achève. Par cette superposition, l’activité solitaire de l’écriture s’inscrit dans une logique ultime du partage. En effet, préparer un repas, organiser une fête, sont des dons qui permettent de construire le lien social dans le partage. Qu’il s’agisse de la famille réelle ou d’une famille élargie – le petite cercle intellectuel des amis pour Richard – la fête a pour but de recréer ou renforcer la cohésion d’un groupe. Durkheim écrit dans Les formes de la vie religieuse : Les repas pris en commun passent dans de multiples sociétés, pour créer entre ceux qui y assistent un lien de parenté artificielle. Des parents, en effet, sont des êtres qui sont naturellement faits de la même chair et du même sang, mais l’alimentation refait sans cesse la substance de l’organisme. Une commune alimentation peut donc produire les mêmes effets qu’une commune origine.2

4 Dans les trois histoires, cette cohésion est en effet fragilisée : la maladie de Richard tout comme la manière dont il vampirise la vie de ses connaissances dans ses romans l’ont progressivement éloigné de ses amis ; Laura se sent de plus en plus détachée et étrangère auprès de son mari et de son jeune fils ; la dépression de Virginia l’oblige à rester loin de Londres, de son agitation et des dîners mondains qu’y organise sa sœur. En donnant ces fêtes, les trois protagonistes entendent à la fois singulariser un moment dans l’écoulement monotone du temps et signifier aux héros du jour les égards qu’elles leur portent, créer un moment exceptionnel pour un être d’exception.

5 Car la célébration d’un prix littéraire, d’un anniversaire est aussi un signe d’affection, une expression codée, normée, des sentiments à travers le langage d’un rituel alimentaire. Comme l’explique le renard du Petit Prince, s’apprivoiser, c’est créer des liens : « Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde. »3 En cuisinant pour Richard son plat favori, « the crab thing », Clarissa essaie de l’apprivoiser, de le convaincre d’assister à la fête en lui montrant que parmi tous les invités, il est unique. Cuisiner ce plat est l’expression d’un lien intime, d’un amour que Clarissa ne peut déclarer autrement : Clarissa says, “I’ve made the crab thing. Not that I imagine that’s any kind of serious inducement.” “Oh, you know how I love the crab thing. It does make a difference, of course it does. Clarissa ?” “Yes?”

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He lifts his massive, ravaged head. Clarissa turns her face sideways and receives Richard’s kiss on her cheek. It’s not a good idea to kiss him on the lips — a common cold would be a disaster for him. Clarissa receives the kiss on her cheek, squeezes Richard’s thin shoulder with her fingertips. (68)

6 Cuisiner le plat favori vient se substituer au baiser, lui aussi central aux trois intrigues, et la nourriture se fait moins signifié que signifiant ; elle ne vaut pas tant pour ce qu’elle est que pour ce qu’elle représente, une charge d’amour à la fois maternel et érotique. De même Laura Brown, résolue à être une épouse modèle et à montrer son affection pour un mari dont elle apprécie la bonté, sait qu’elle doit pour cela obéir à un certain code, celui de la confection du gâteau d’anniversaire dont elle suit la recette scrupuleusement. En associant son fils à la confection du gâteau préparé en secret pour le père, elle endosse également le rôle de mère en désignant comme unique non seulement le destinataire du gâteau, le mari, mais aussi le fils, complice privilégié de la mère dans cette célébration de l’amour familial. Elle l’initie également aux codes sociaux et au langage du rituel alimentaire comme expression du sentiment. LAURA: Next–Now this is the next thing. I’m going to show you. The next thing is we measure out the cups. RICHIE: Mommy, it isn’t that difficult. LAURA: I know, sweet pea. I know it isn’t difficult. It’s just… I want to do this for Daddy. RICHIE: Because it’s his birthday. LAURA: That’s right. We’re baking the cake to show him we love him. RICHIE: Otherwise he won’t know we love him? Laura looks at her son a moment. LAURA: That’s right.4

7 Le petit Richie retient la leçon et souligne par sa remarque naïve la véritable nature de l’aliment. La vérité sort de la bouche des enfants. Anne Lysy, reprenant les analyses de Lacan sur l’anorexie écrit : Lacan explique que [le nourrissage devient don d’amour] parce que la mère devient pour l’enfant une puissance qui peut donner ou ne pas donner l’objet. Elle peut refuser. Et dès lors, l’objet oral, l’objet sein, la nourriture n’est plus l’objet de la satisfaction du besoin, mais devient le témoin du don d’amour, la preuve d’amour. Il devient symbolique. Donc, il devient un signifiant, dit Lacan. Il ne vaut plus pour lui-même mais pour le rien qui l’auréole. Comme le fait remarquer Augustin Ménard, c’est ce rien qui fait la valeur essentielle d’un cadeau, par exemple, au-delà de sa valeur marchande.5

8 Mais comme l’implique la citation, la valeur symbolique de l’aliment ne se limite pas au don d’amour, elle peut également s’avérer porteuse d’un désir de contrôle comme dans la scène où le gingembre confit, denrée rare marquant l’attention particulière de Virginia pour ses neveux, devient en réalité l’enjeu d’une lutte de pouvoir entre Virginia et Nelly, la cuisinière. Ici se joue le contrôle que Virginia s’efforce d’exercer sur la sphère domestique, contrôle qui lui permettrait d’assurer une confiance en soi mise à mal par les accès dépressifs et les doutes de l’artiste sur sa création et lui permettrait d’asseoir son autorité en tant que maîtresse de maison.

9 Se trouve ainsi dédoublée sur les enfants et Nelly la double valence de la nourriture plus souvent étroitement et paradoxalement mêlée : le don d’amour et l’autorité. Dans sa dimension maternelle notamment, la nourriture est porteuse de cette ambivalence comme l’attestent dans le roman les relations de Leonard Woolf, mari protecteur, vis-à- vis de son épouse, ou de Clarissa vis-à-vis de Richard. L’amour se manifeste en effet ici

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par un souci porté à la santé de l’autre, santé qui dépend de son alimentation faisant dès lors l’objet d’une attitude coercitive. Virginia comme Richard refusent de s’alimenter, et la nourriture fait donc l’objet d’un rapport de forces par lequel chacun d’eux tente de manifester son indépendance par rapport à l’être aimé. La manière dont Lacan aborde l’anorexie est à ce titre éclairante : […] l’anorexie mentale n’est pas un ne pas manger, mais un ne rien manger. J’insiste – cela veut dire manger rien. Rien, c’est justement quelque chose qui existe sur le plan symbolique. […] Ce dont il s’agit dans le détail, c’est que l’enfant mange rien, ce qui est autre chose qu’une négation de l’activité. De cette absence savourée comme telle, il use vis-à-vis de ceux qu’il a en face de lui, à savoir la mère dont il dépend. Grâce à ce rien, il la fait dépendre de lui.6

10 Deux scènes dans le film, celle où Virginia, remontant les escaliers, reprend symboliquement l’ascendant sur Leonard qui consent à ce qu’elle ne prenne pas son petit déjeuner, et celle où Richard et Clarissa s’affrontent toujours au sujet du petit déjeuner, sont révélatrices. Affaiblis par la maladie qui les rend dépendants, Virginia comme Richard tentent de reprendre le contrôle sur leur vie, reprise qui passe par un refus de s’alimenter et qui les pose comme être de désir et non de besoin. Il n’est pas anodin que dans l’extrait sur Virginia Woolf, le refus de nourriture soit immédiatement suivi par le mordillement de la plume, la pulsion orale préférant les mots aux mets. Paradoxalement ici, comme souvent dans l’anorexie, le refus de nourriture physique réactive la dichotomie corps/esprit en affirmant la supériorité de ce dernier censé affranchir le sujet de ses besoins. Selon Henri Chabrol : « L’anorexique, soumise à l’idéal ascétique, s’efforce de libérer l’esprit du corps dont elle nie les besoins en le subjuguant à la toute puissance de son contrôle ».7

Nourriture et corps : la chair de la chère

11 Le corps est en effet vécu comme ce qui trahit, ce qui peut à tout moment déborder et doit donc faire l’objet d’un contrôle permanent pour ne pas excéder ses limites. S’appuyant sur le témoignage d’anorexiques, Anne Lysy souligne que celles-ci font souvent état des sensations de légèreté, de lucidité, d’acuité accrue des sens que procure dans un premier temps l’anorexie, sensations que Cunningham attribue à Virginia : « She will write for an hour or so, then eat something. Not eating is a vice, a drug of sorts – with her stomach empty she feels quick and clean, clearheaded, ready for a fight » (34). L’ascèse, le contrôle de la nourriture est donc maîtrise du corps affirmé dans ses limites comme autonome, distinct de celui de la mère. Le refus de la nourriture manifeste un refus d’être englouti dans une fusion symbiotique avec le corps fluide de la mère, tout à la fois désiré et abject, une mère dont est perçu le fantasme latent de dévoration. L’amour de Laura pour son fils, soudain réveillé lors de la confection du gâteau, s’exprime ainsi : At this moment she could devour him, not ravenously but adoringly, infinitely gently, the way she used to take the Host in her mouth before she married and converted (her mother will never forgive her, never). She is full of love so strong, so unambiguous, it resembles appetite. (76)

12 Qui de l’enfant ou de la mère va dévorer l’autre ? Pour Patricia Moran, il y a dans l’anorexie une forme de « matrophobie » qu’elle définit ainsi : « A fear of turning into inchoate flesh, which is then conflated with the fear of an internalized maternal presence ».8 Richard, dans son roman, accomplit symboliquement le matricide en

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faisant disparaître sa mère, pourtant encore vivante, Cunningham semblant transposer dans la relation complexe de Laura et Richard celle de Woolf avec sa propre mère. L’abjection, dont « le dégoût alimentaire », écrit Kristeva, « est peut-être le forme la plus élémentaire et la plus archaïque »9 (Kristeva 10), est elle-même porteuse de cette ambiguïté : Frontière sans doute, l’abjection est surtout ambiguïté. Parce que, tout en démarquant, elle ne détache pas radicalement le sujet de ce qui le menace – au contraire, elle l’avoue en perpétuel danger. Mais aussi parce que l’abjection elle- même est un mixte de jugement et d’affect, de condamnation et d’effusion, de signes et de pulsions. De l’archaïsme de la relation pré-objectale, de la violence immémoriale avec laquelle un corps se sépare d’un autre pour être, l’abjection conserve cette nuit où se perd le contour de la chose signifiée et où n’agit que l’affect impondérable.10

13 Le dégoût qu’inspire à Richard et à Virginia la nourriture dit donc à la fois la difficulté d’individuation, le rejet du corps (et en fin de compte le rejet de soi). Le dégoût éprouvé par Virginia devant la viande que découpe Nelly dans la scène de la cuisine précédemment mentionnée, ou celui de Sally découvrant dans l’évier les crabes qui permettront à Clarissa de préparer le plat de Richard évoque une réaction fréquente des anorexiques : « en réalité, je craignais de faire entrer dans ma chair vivante de la chair morte »,11 écrit l’une d’elle dans un témoignage cité par Anne Lysy. Le dégoût est éprouvé par ceux qui voient par delà la « nappé et le glacis » dont parle Barthes à propos de ce qu’il appelle « la cuisine ornementale », « une cuisine du revêtement et de l’alibi, qui s’efforce toujours d’atténuer ou même de travestir la nature première des aliments, la brutalité des viandes ou l’abrupt des crustacés »12; il est éprouvé par ceux qui dans la bonne chère voient avant tout la chair. Car ce qui en fin de compte fait retour dans l’abjection, c’est la mort soudain révélée en semence au creux du vivant. Le corps malade et déliquescent de Richard vient dramatiquement illustrer dans les fluides qui débordent et échappent à son contrôle la nature putrescible de la chair : Up close like this, she can smell his various humors. His pores exude not only his familiar sweat (which has always smelled good to her, starchy and fermented; sharp in the way of wine) but the smell of his medicines, a powdery, sweetish smell. He smells to of unfresh flannel […] and slightly, horribly (it is his only repellent smell) of the chair in which he spends his days. […] The chair smells fetid and deeply damp, unclean; it smells of irreversible rot. (58-89)

14 Ce que donne à voir ce corps, c’est le cadavre, sans le fard du symbolique, ainsi que l’écrit Kristeva: Une plaie de sang et de pus, ou l’odeur doucereuse et âcre d’une sueur, d’une putréfaction, ne signifient pas la mort. Devant la mort signifiée – par exemple un encéphalogramme plat – je comprendrais, je réagirais ou j’accepterais. Non, tel un théâtre vrai, sans fard et sans masque, le déchet comme le cadavre m’indiquent ce que j’écarte en permanence pour vivre. Ces humeurs, cette souillure, cette merde sont ce que la vie supporte à peine, et avec peine, de la mort. J’y suis aux limites de ma condition de vivant. […] Le cadavre – vu sans Dieu et hors de la science – est le comble de l’abjection. Il est la mort infestant la vie. Abject. Il est un rejeté dont on ne se sépare pas, dont on ne se protège pas ainsi que d’un objet. Etrangeté imaginaire et menace réelle, il nous appelle et finit par nous engloutir.13

15 Richard comme Virginia iront en effet au bout de cette abjection de soi qui les voue à être déchets en se donnant la mort, le premier en se défenestrant sous les yeux de

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Clarissa, désormais impuissante, la seconde en allant se perdre dans les eaux de la rivière Ouse. C’est en effet là l’extrémité à laquelle parviennent certaines anorexiques : L’extrémité où la mène à incarner ce refus dans son corps semble parfois le but poursuivi pour lui-même, et la mène irréversiblement à la mort. Elle semble se faire le déchet, le corps monstrueux. Non pas pour aveugler l’autre, mais parce qu’une logique implacable la mène là. Une logique qui ne semble plus relever du tout de l’appel à l’Autre. […] On peut y voir une sorte d’identification à la chose […]. 14

16 Dans le roman de Cunningham, Virginia, bien avant de se donner la mort, s’identifie à l’oiseau blessé trouvé par ses neveux et pour lequel les enfants organisent une petite cérémonie funèbre, parant son lit de branchages de roses jaunes. Le soir, après le départ de ses invités, alors que ne reste que l’odeur écœurante du bœuf que fait cuire Nelly (« revolting, and Leonard will watch as she struggles to eat it » 164), Virginia sort dans le jardin où elle trouve le corps sans vie de l’oiseau : The body of the thrush is still there […], tiny even for a bird, so utterly unalive, here in the dark, like a lost glove, this little empty handful of death. Virginia stands over it. It’s rubbish now; it has shed the beauty of the afternoon just as Virginia has shed her tea-table wonder over cups and coats; just as the day is shedding its warmth. In the morning Leonard will scoop bird and grass and roses up with a shovel and throw them all out. She thinks of how much more space a being occupies in life than it does in death; how much illusion of size is contained in gestures and movements, in breathing. Dead we are revealed in our true dimensions, and they are surprisingly modest. (165) (c’est moi qui souligne)

17 La dépouille de la grive vient révéler ce que masque l’apparat de la fête, une fête dont ne nous sont données finalement que peu d’images, l’essentiel de la visite de la sœur et des neveux consistant en la cérémonie autour de l’oiseau.

18 Les trois fêtes, censées magnifier les êtres chers dans leur singularité, ne font finalement que révéler leur fragilité, le destin commun d’une chair irrévocablement vouée à la mort, une insignifiance déguisée dans chaque geste de la vie. Le catafalque de l’oiseau avec ses roses jaunes n’est pas sans rappeler visuellement le gâteau d’anniversaire de Dan ; le glaçage ne fait qu’habiller ce qui au fond n’est jamais qu’un peu de farine et d’œufs, denrées périssables. Le repas d’anniversaire de Dan, filmé par Daldry dans un clair-obscur lugubre, s’apparente d’ailleurs davantage à une veillée funèbre qu’à une joyeuse célébration, ce que confirme le plan suivant montrant dans une lumière crue une Clarissa décomposée contre le mur nu de la morgue où a été emporté le cadavre de Richard. Les trois fêtes s’avèrent en réalité veillées pour les morts ; ce qu’elles célèbrent en dernière analyse, c’est la mort du fantasme mis à nu : celui de l’épouse et de la mère parfaite puisque Laura, en ce jour d’anniversaire, prend la décision de quitter son mari et ses enfants dès que son bébé sera né ; celui de la mère dévoratrice que Richard a mis en scène dans ses romans et qui n’est finalement qu’une vieille dame dans des chaussures usées : Here she is, then; the woman of wrath and sorrow, of pathos, of dazzling charm; the woman in love with death; the victim and torturer who haunted Richard’s work. Here, right here in this room, is the beloved; the traitor. Here is an old woman, a retired librarian from Toronto, wearing old woman’s shoes. (226)

19 Mais elles célèbrent tout à la fois la vie, celle de ceux qui restent, malgré tout, pour faire face à une réalité nue, sans ornements : « Forgive us, Richard. It is, in fact, a party after all. It is a party for the not-yet-dead; for the relatively undamaged; for those who for mysterious reasons have the fortune to be alive » (226).

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20 C’est après l’épisode de la grive que Virginia décide finalement d’épargner son personnage, Clarissa : Clarissa, sane Clarissa – exultant, ordinary Clarissa – will go on, loving London, loving her life of ordinary pleasures, and someone else, a deranged poet, a visionary, will be the one to die. (211)

21 Les reliefs des plats pour la réception, que personne n’a finalement touchés, apparaissent finalement à Clarissa dans leur double nature, palea et agalama, déchet et objet brillant, promesse de mort et promesse de vie, de survie, envers et contre tout : Clarissa stands, a bit unsteadily, and goes into the kitchen. Sally and Julia have taken the food from the refrigerator and piled it on the counters. There are spirals of grilled chicken breasts, flecked black, touched with brilliant yellow, impaled on wooden picks, arranged round a ball of peanut sauce. There are miniature onion tarts. There are steamed shrimp; and glistening bright red squares of rare tuna with dabs of wasabi. There are dark triangles of grilled eggplant, and round sandwiches on brown bed, and endive leaves touched at their stem ends with discrete smears of goat cheese and chopped walnuts. There are shallow balls full of raw vegetables. And there is, in its earthenware dish, the crab casserole Clarissa made herself for Richard, because it was his favourite. […] They stand for a moment, the three of them, before the plates heaped with food. The food feels pristine, untouchable; it could be a display of relics. It seems, briefly, to Clarissa, that the food – that most perishable of entities – will remain here after she and the others have disappeared; after all of them, even Julia, have died. Clarissa imagines the food still here, still fresh somehow, untouched, as she and the others leave the rooms, one by one, forever. (223-224)

22 La relique, reste auréolé de sublime, à laquelle sont ici associés les aliments, est l’incarnation même de cette nature paradoxale et anamorphique, un reste qui défie le pouvoir de la mort sans pour autant la nier. Pour Pierre Fédida : La pleine visibilité de la relique assure la croyance contre l’angoisse de destruction. Mais pour qu’il en soit ainsi, il faut que cette réassurance de la mort dans la réalité s’assortisse d’une fonction de participation à son mystère. Si donc la réalité cachée de la mort et son sens radical doivent être rejetés hors de toute représentation, la croyance qui s’attache aux reliques substitue au savoir de cette réalité le savoir secret qu’il y a un reste dont la conservation défie les apparences et dont le pouvoir de réalité n’est pas moindre pour attester que tout de la mort ne peut être connu.15

23 Dans l’imaginaire de Clarissa, la nourriture périssable perdure, témoin d’une force de vie miraculeuse qui demeure au-delà des morts individuelles. Le mystère de cette force vive au sein même de la mort est aussi ce qui alimente la création. La cuisine et la littérature (litter- ature, comme le souligne Lacan16 en renvoyant au mot anglais désignant le déchet) ne sont-elles pas toutes deux art d’accommoder les restes ?

Nourriture et création

24 La fête de Clarissa, le gâteau de Laura apparaissent en effet comme des créations, au même titre que le roman de Virginia, des créations que toutes trois désirent parfaites : She wants this to be her best book, the one that finally matches her expectations. (69) She will give Richard the best party she can manage. She will try to create something temporal, even trivial, but perfect in its way. (123) She wants (she admits to herself) a dream of a cake manifested as an actual cake; a cake invested with an undeniable and profound sense of comfort, of bounty. She

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wants to have baked a cake that banishes sorrow, even if only for a little while. She wants to have produced something marvelous even to those who do not love her. She has failed. She wishes she didn’t mind. Something, she thinks, is wrong with her. (144)

25 La quête de la perfection reste asymptotique. Dans l’écart irréductible entre idéal et réalisation se manifeste toute la distance qui sépare l’idéal du moi de l’être réel, distance douloureuse exprimée également dans le film de Daldry par la difficile relation de ces trois femmes au miroir. Car au travers de leurs créations, c’est une image d’elles- mêmes qu’elles donnent à voir, une image toujours en-deçà de la perfection qu’elles aimeraient incarner. Et comme c’est le cas dans l’anorexie, toute imperfection court le risque de faire basculer dans l’abject et entraîne donc une abjection de soi. Le deuxième gâteau préparé par Laura, bien que plus réussi que le premier, reste selon elle un échec, et dit quelque chose de ses propres défaillances. Le premier gâteau quant à lui, avec ses miettes coincées dans le glaçage et le « n » de Dan écrasé contre une rose, n’a pas survécu au regard critique de Kitty, la voisine de Laura, image parfaite de l’Américaine sûre d’elle-même, et a fini dans la poubelle. “It’s cute,” Kitty says […]. The cake is cute, Kitty tells her, the way a child’s painting might be cute. It is sweet and touching in its heartfelt, agonizingly sincere discrepancy between ambition and facility. […] Laura is an artisan who has tried, and failed, publicly. She has produced something cute, when she had hoped (it’s embarrassing but true) to produce something of beauty.17 (104)

26 Pourtant l’image sur papier glacé de la femme modèle se fissure : Kitty et son mari, Ray – à propos duquel Laura remarque avec malice : « Ray is not an embarassment exactly– not a complete failure– but he is somehow Kitty’s version of Laura’s cake, writ large » (105) – ne peuvent avoir d’enfants et Kitty doit à présent se faire opérer de grosseurs dans l’utérus. Si le gâteau révèle l’inadéquation de Laura – sa mise au rebut est d’ailleurs une forme de rejet de soi, substitut au suicide en quelque sorte – c’est le corps même de Kitty qui s’avère monstrueux et interdit toute procréation. Ce que révèle l’abject, c’est bien la faille intime au cœur de tout être, une faille structurelle qui interdit toute complétude et fait de nous des êtres humains, simples mortels. Ce manque essentiel, auquel nous confronte l’abject, est ce qui fonde le sujet, le lieu – ou le non-lieu – où se nourrit toute création, culinaire, littéraire ou autre. Pour Kristeva : L’abjection de soi serait la forme culminante de cette expérience du sujet auquel est dévoilé que tous ses objets ne reposent que sur la perte inaugurale fondant son être propre. Rien de tel que l’abjection de soi pour démontrer que toute abjection est en fait reconnaissance du manque fondateur de tout être, sens, langage, désir. 18

27 Sans ce manque, cet écart, pas de désir car celui-ci, contrairement au besoin, ne saurait être comblé, et sans le désir, pas de création car elle est quête toujours poursuivie vers une perfection qui n’existe que comme horizon d’attente, un horizon dont l’essence même est de rester hors d’atteinte afin que sans cesse soit relancé le processus créateur.

28 La nourriture dans The Hours ne vient pas combler un manque, mais dans ses déplacements anamorphiques où se côtoient dégoût et désir, mort et vie, elle vient réveiller les failles d’un sujet puisant dans sa fragilité même la force de survivre et de créer. Elle touche ainsi au mystère de l’humanité, à cet humus originel, abject et sublime tout à la fois, qui fait sa fragile beauté, éphémère et éternelle.

29 C’est une image récurrente dans le film de Daldry qui, je crois, traduit le mieux cette place essentielle de la nourriture : dans chacun des trois récits, on voit une femme

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(Laura, la cuisinière, Clarissa) dans une cuisine casser des œufs pour préparer un plat.19 Par la riche symbolique liée à l’œuf, cette image, dans sa simplicité même, vient nous parler de notre humanité, et ne saurait épuiser les interprétations.

NOTES

1. Michael Cunningham, The Hours, London, Harper Perennial, 2006. Toutes les citations feront réference à cette édition. 2. Emile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, le système totémique en Australie, livre 3, chapitre 3, Paris, P.U.F., 1968, 5ème édition, édition électronique réalisée par Jean-Marie Tremblay en 2002, http://classiques.uqac.ca/, p.325. 3. Antoine de St Exupéry, Le Petit Prince, Paris, Gallimard, 1971, p.68. 4. David Hare, Screenplay of The Hours, London, Faber and Faber, 2003, p. 39-40. 5. Anne Lysy, « L’anorexie : Je mange rien », Le Pont Freudien, http://pontfreudien.org/content/ anne-lysy-lanorexie-je-mange-rien, consulté le 13/04/2012, p. 4. 6. Jacques Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, 1956-1957, Paris, Seuil, 2001, p.184 7. Henri Chabrol, L’anorexie et la boulimie de l’adolescente (1991), Paris, PUF, 2005, p.87. 8. Patricia Moran, Word of Mouth: Body Language in Katherine Mansfield and Virginia Woolf, Charlottesville, UP of Virginia, 1996, p.33. 9. Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Paris : Seuil, 1980, p.10. 10. Ibid. p.17. 11. Anne Lysy, op. cit., p.2. 12. Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p.120. 13. Julia Kristeva, op. cit., pp. 11-12. 14. Anne Lysy, op. cit., p. 6. 15. Pierre Fédida, L’absence, Paris, Gallimard, 1978, p.79. 16. Voir Jacques Lacan, « Le séminaire sur la lettre volée » dans Ecrits I, Paris, Seuil, 1999, p.25. 17. La pérennité de la beauté suggérée par l’allusion à Keats (« A thing of beauty is a joy forever ») vient se heurter aux allitérations en k (cute/cake/Kitty) qui font trébucher et bégayer l’aspiration du poème romantique, ici réduit au registre d’une comptine pour enfants. 18. Julia Kristeva, op. cit., p.13. 19. On notera que ce motif vient sans doute puiser sa source dans une remarque faussement anodine, abritée dans la fragile protection de parenthèses, dans la section « Mrs Woolf » du roman de Cunningham ; alors que Virginia se dérobe à ses devoirs de maîtresse de maison censée décider du menu pour les invités, pour se retrancher dans son bureau et se consacrer à une autre forme de création, l’acte d’écriture, menacé par les intrusions de Nelly, est ainsi décrit : « […] her day’s writing (that fragile impulse, that egg balanced on a spoon) […] » (85).

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RÉSUMÉS

Variation autour du célèbre roman de Virginia Woolf, Mrs Dalloway (1925), The Hours, roman de l’Américain Michael Cunningham publié en 1998, en développe les thèmes dans un triptyque présentant en parallèle une journée dans la vie de trois femmes. Pour ces femmes, la nourriture vient se faire emblème tout autant de leur difficulté à être au monde que du rapport à la création. Cette valeur emblématique de la nourriture parait encore plus clairement dans l’adaptation filmique de Stephen Daldry, sortie en 2002, grâce aux mouvements subjectifs de la caméra, aux plans rapprochés sur les aliments ou aux échos visuels. En s’appuyant notamment sur des études psychanalytiques sur l’anorexie, cet article tente de montrer comment, dans les deux œuvres, la nourriture, tantôt symbole de lien et d’amour, tantôt chair putrescible rappelant à l’homme ses limites, est en constante anamorphose. Abject objet du désir, la nourriture témoigne cependant d’une faille intime où se nourrit toute création, fragile et précieuse.

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Cuisine et bonheur : la philosophie de Ferran Adrià

Paloma OTAOLA

1 Depuis sa première étoile Michelin comme chef de « El Bulli » (Girona-Espagne) en 1990, Ferran Adrià (1962-) a poursuivi une carrière couronnée de succès, devenant ainsi la figure emblématique de la nouvelle cuisine et de la gastronomie espagnoles. Adrià est aujourd’hui un personnage médiatique et populaire, non seulement en Espagne mais aussi à l’étranger.

2 Ses réalisations et ses créations innovantes dans le domaine de la gastronomie sont devenues populaires à travers la télévision, les catalogues, les livres, les documentaires et autres moyens de diffusion. Si d’une part, son succès international a nourri la fierté des Espagnols, d’autre part, la philosophie de Ferran Adrià sur les aliments, leur élaboration en cuisine, la gastronomie, l’art de la table, etc., a eu un grand impact culturel et social. Grâce à son travail, l’art culinaire est devenu un facteur intégrant de la culture et du savoir-vivre d’un pays et d’une civilisation.

3 L’objectif de ce travail est de présenter la philosophie de Ferran Adrià ainsi que la manière dont il intègre l’art, la créativité, la recherche scientifique et la recherche personnelle pour créer de nouveaux concepts, qui vont modifier également le sens du repas dans la vie humaine. Nous commencerons par rappeler quelques jalons de sa carrière pour analyser ensuite les clés de son succès dans le monde de la gastronomie, ainsi que son influence auprès du grand public.

Le chemin vers la célébrité

4 Nous commencerons ce parcours à partir de son entrée en contact avec El Bulli, restaurant situé sur le golfe de Roses (Girona-Espagne).1 Au début des années 60, ce n’était qu’une buvette près de la plage, devenue par la suite un resto-grill, propriété d’un couple allemand. À partir de 1970, les propriétaires ont voulu introduire la cuisine française, et en 1976, il obtient sa première étoile Michelin, grâce au Français Jean- Louis Neichel.

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5 En 1983, le jeune Adrià qui accomplissait alors son service militaire, est venu faire un stage en cuisine pendant les vacances d’été. Le service militaire terminé, il a réintégré El Bulli en tant que second chef, aux côtés de Christian Lutaud. À cette époque, le restaurant fermait pendant les mois d’hiver, et les deux chefs ont profité de ce congé pour approfondir leur connaissance de la nouvelle cuisine française dans les restaurants les plus réputés.

6 En 1987, Ferran Adrià devient le chef d’El Bulli. C’est donc à partir de ce moment qu’il développera un style personnel et créatif dans la cuisine. En 1990, Ferran Adrià et Juli Soler, maître d’hôtel depuis 1981, deviennent propriétaires du restaurant, ce qui marquera un avant et un après dans l’histoire du restaurant. Outre la réfection de la cuisine, d’importants travaux de rénovation et de modernisation sont entrepris dans le restaurant : salles, parking, terrasses, jardins, etc. De plus, à partir de cette année-là, El Bulli restera fermé pendant six mois de l’année, d’octobre à mars, pour consacrer ce temps à la recherche et à la création. Dix ans plus tard, le souci de l’innovation et de la créativité amènera à n’ouvrir le restaurant que le soir. Le reste du temps, la cuisine devient un atelier de création et un laboratoire de recherche. Cet investissement portera ses fruits car à partir de 1990, les prix et récompenses se succèdent.2

7 El Bulli sera sélectionné comme « Meilleur restaurant du monde » selon The Restaurant Magazine à cinq reprises et pendant quatre années consécutives : 2002, 2006, 2007, 2008 et 2009. En 2010, le célèbre restaurant restera en deuxième position. En somme, en quinze ans, Adrià est arrivé au sommet de la nouvelle cuisine espagnole, constituant également un référent mondial dans le monde de la gastronomie.3

8 En 2004, La Fondation Alicia (Alimentation et Science), centre de recherche sur l’innovation technologique en alimentation, invite Ferran Adrià à collaborer comme Président du Conseil assesseur.4

9 En 2005, l’Université Camilo José Cela (Madrid) a créé la « Chaire Ferran Adrià » consacrée à la culture gastronomique et aux sciences de l’alimentation.

10 La consécration de son travail de créateur et de chercheur a été confirmée par le doctorat Honoris Causa décerné par plusieurs universités. En 2007, la Faculté de Chimie de l’Université de Barcelone, sous la proposition de Claudi Mans, est la première à accorder à un chef cette distinction. En 2008, c’est l’Université d’Aberdeen en Écosse, sous la proposition de Christopher Fynsk, du Centre de la pensée moderne, qui reconnaîtra le travail de l’Espagnol. Dans son discours de présentation, Fynsk compare Adrià à Picasso et à Miro, en soulignant le génie créateur du premier qui s’est révélé un penseur destiné à renouveler le lien entre l’alimentation intellectuelle et l’alimentation sensorielle de telle sorte qu’il est arrivé à changer pour toujours notre compréhension sur la relation entre cuisiner et manger.5 En 2010, le Département de Technologie des Aliments de l’Université Polytechnique de Valencia, lui octroie également cette distinction.

11 Non seulement les institutions universitaires reconnaissent son travail, mais plusieurs prix et bourses portent aujourd’hui son nom : Bourse International Ferran Adrià, de la Mairie de Girona et de la Generalitat de Catalogne ou le Prix Ferran Adrià de l’Université de Barcelone.

12 Pour conclure, Ferran Adrià est devenu une figure incontournable de la cuisine et de la gastronomie espagnoles non seulement au niveau national mais également mondial.

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Ferran Adrià et les médias

13 Sans doute, tous ces prix et ces reconnaissances dans le domaine spécifique de la gastronomie seraient passés inaperçus du grand public sans le concours des médias. La présence constante de Ferran Adrià dans des journaux et magazines a contribué à faire de lui une figure de premier ordre de la nouvelle cuisine espagnole.

14 C’est ainsi que le premier magazine à attirer l’attention sur lui en 1999 est « El Pais semanal », (supplément dominical de « El Pais »). Dans l’édition du 20 juin, Adrià apparaissait en couverture, qualifié comme le meilleur cuisinier du monde.6

Couverture El Pais semanal, 20-06-1999

15 Dans ce reportage, le journaliste Agusti Fancelli présente les clés de la cuisine du chef espagnol à partir de trois interviews différentes. Adrià raconte avec beaucoup de simplicité son parcours professionnel jusqu’à son arrivée à El Bulli, et surtout le moment où il a compris qu’il devait développer un style personnel, créatif dans la cuisine. Fancelli met en exergue certaines de ses réalisations, telles que la « déconstruction de l’omelette de pommes de terre », les espumas et les airs, le mélange de températures et de textures, dont nous parlerons un peu plus loin. Nous pouvons considérer cet article comme le début d’un véritable engouement envers le chef espagnol. Ce dernier fera l’objet de plusieurs reportages dans la presse internationale.

16 En novembre 2000, la revue Time publiait un bref article qui cependant mettait bien en évidence l’originalité de El Bulli et de son chef dans les différentes combinaisons de textures, températures et saveurs. L’auteur mentionne quelques célèbres réalisations comme les « raviolis » liquides, les œufs de caille pochés et caramélisés ou encore la crème glacée aux amandes accompagnée d’un soupçon d’huile à l’ail et de vinaigre balsamique. El Bulli est qualifié de « lieu de pèlerinage » pour les amateurs de repas non conventionnels, faisant ainsi référence à son menu de dégustation composé de

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nombreux petits plats. L’article se termine en soulignant la « recette » d’Adrià, laquelle consiste à être « froid et méthodique », à voyager, à tester et à énormément lire, afin de se renouveler sans cesse et de rompre avec la monotonie des sentiers battus.7

17 En 2003, The New York Times Magazine (le 10 août 2003) consacrait à la nouvelle « nouvelle cuisine » espagnole, un long reportage, intitulé A Laboratory of Taste.8

The New York Times Magazine, 10-8-2003

18 L’article d’Arthur Lubow dévoilait que, selon Marc Veyrat, chef étoilé de la cuisine française, la gastronomie d’avant-garde n’était plus française mais espagnole. Le journaliste, piqué sans doute par la curiosité, en avait fait l’expérience lui-même. Après un voyage en Europe, il constatait que depuis vingt ans, rien n’avait changé dans la cuisine française. Ce qui en 1970 était révolutionnaire, ne l’était plus. En Espagne en revanche, tant en Catalogne qu’au Pays Basque, une nouvelle conception de la gastronomie voyait le jour. Et d’ajouter le nom de celui qui était sur toutes les lèvres : Ferran Adrià.

19 El Bulli est présenté par Lubow comme la « Mecque des gourmets » et Adrià, comme le plus imaginatif des chefs de toute l’histoire. De son passage à El Bulli et de son menu de dégustation surprenant, le journaliste se souvient en particulier d’un plat qu’il considère être le plus sublime : un tableau constitué de sept blocs de gélatine chaude ayant l’apparence d’une aquarelle car tout en nuances. En somme, une « nouvelle cuisine » par la nouvelle technique et les nouveaux concepts. Il souligne ses trouvailles innovantes et osées, en faisant remarquer l’alliance entre cuisine et création artistique. Des commentaires de Lubow, il ressort que l’on entre dans El Bulli comme dans un musée, une galerie d’art, ou dans une salle de cinéma d’art et essai. Aussi l’on n’y va pas pour s’y restaurer mais pour faire une expérience esthétique.9

20 D’autre part, cette impression du journaliste confirme les propos d’Adrià lui-même, quand déjà dans les années 1990, il déclarait concevoir le menu de dégustation comme

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un film qui relate une histoire, ce qui explique qu’il se renouvelait chaque année car il est impossible de raconter tous les ans une même histoire, ni projeter le même film.10 Le reportage eut un grand écho et déchaîna de nombreuses réactions dans la presse internationale, notamment en France.11

21 Ainsi, « Le Monde 2 », (supplément dominical du Monde) publiait en 2004 un reportage : « Ferran Adrià, le plus grand chef ? », avec sa photo en couverture.12

22 De nouveau, certaines de ses créations étaient mentionnées – raviolis de seiche, œufs de caille caramélisés –, reconnaissant le caractère révolutionnaire de son art culinaire ainsi que sa première place dans la gastronomie mondiale. El Bulli est qualifié de « Saint Jacques de Compostelle des pèlerins gourmands ». Le reportage transmet également les commentaires de certains chefs français tels que Joël Robuchon et Pierre Gagnaire, sans doute le plus critique à l’article de The New York Times.

23 Enfin, en 2004, Time inscrivait Ferran Adrià sur la liste des 100 personnes les plus influentes de l’année sous la rubrique « Artists & Entertainers ». Ce magazine considérait Ferran Adrià comme le chef le plus innovant du moment. Sa cuisine y est décrite comme une « alchimie » où se retrouvent unis « le sucré et le salé, le froid et le chaud, le familier et les cuisines du monde ». Dans un souci de dépassement de lui-même, mais aussi dans le but de surprendre, Adrià propose à El Bulli un menu de dégustation constamment renouvelé. L’article se termine par la comparaison entre la découverte de l’Amérique par l’Espagne et l’esprit de Ferran Adrià pour conquérir de nouveaux espaces culinaires.13

24 Depuis ce jour, les articles des journaux espagnols et étrangers, qui présentent la figure et la cuisine de Ferran Adrià, tant en version papier que on line, sont innombrables.14

La révolution culinaire d’Adrià

25 Comment expliquer cette popularité rarement atteinte par un chef ? Dans quelle mesure, peut-on considérer les innovations culinaires d’Adrià comme une révolution dans le monde de la gastronomie ?

26 La réponse à ces questions se trouve probablement dans la démarche adoptée par notre cuisinier. Si pendant les premières années, Adrià continue de pratiquer la cuisine française, c’est lors d’un congrès à Nice, en 1986, qu’il découvre le point de départ d’une cuisine personnelle et créative. Dans une des sessions, le chef Jacques Maximin répond à une question par une phrase simple : « la créativité est ne pas copier »15. À partir de ce moment, Adrià cherchera sans cesse à se renouveler et à se perfectionner, en s’inspirant du monde qui l’entoure. Ainsi, il établira des alliances heureuses entre Cuisine et Art, Cuisine et Science, Cuisine et Technique, ce qui lui permettra d’atteindre son but : Cuisine et Bonheur.

Cuisine et Art : « La créativité est ne pas copier »

27 À partir de ce principe très simple mais difficile à tenir dans le monde actuel, Adrià a développé un style personnel dans le monde de la gastronomie. Le défi était de s’affranchir de la cuisine espagnole traditionnelle et de la nouvelle cuisine française, sans les abandonner mais en incluant des éléments des cuisines du monde, et en particulier les cuisines chinoise et japonaise.

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28 En 1992, pendant les mois de fermeture annuelle de El Bulli (six mois), Adrià a commencé à travailler dans l’atelier de son ami sculpteur Xavier Medina Campeny. En voyant travailler l’artiste, il comprit que la créativité en cuisine consistait à préparer de nouveaux plats à partir des sensations qui mettaient à contribution tous les sens : la vue pour les couleurs et les formes, l’odorat, le toucher dans les nouvelles textures et les mélanges de température… dans le but de créer l’émotion et pas seulement le plaisir gustatif.

29 Ce contact direct avec le monde de l’Art lui a permis d’introduire de nouvelles tendances d’avant-garde comme celle de la déconstruction. Appliquée à la gastronomie, la déconstruction présente les ingrédients d’un plat de façon inhabituelle, créant la surprise du convive qui ne reconnait pas à sa vue le plat traditionnel mais en retrouve toute la saveur, l’arôme et la couleur. Dans la déconstruction, les ingrédients sont conservés, mais en transformant leur texture et parfois également la température. L’exemple le plus célèbre est celui de la déconstruction de l’omelette de pommes de terre, plat traditionnel espagnol et apprécié par 90% de la population.

Déconstruction de l’omelette de pommes de terre

Omelette traditionnelle

30 Un autre exemple emblématique est la déconstruction de l’orange. Nombre de ses plats dénommés « en textures » sont des déconstructions de plats traditionnels tels que le panaché de légumes ou le poulet au curry.

31 C’est ainsi que la cuisine est devenu l’atelier de l’artiste : El Bulli-Taller. À partir de 1994, Adrià a formé une équipe créative qui travaillait durant la moitié de l’année à élaborer de nouvelles réalisations culinaires16.

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32 Une confirmation de l’alliance entre Cuisine et Art se trouve dans l’invitation à participer à l’exposition Feria Documenta 12 de Kassel en 2007.17 El Bulli était le pavillon G de cette exposition.

33 En dépit des critiques émises sur les méthodes employées par Adrià, nul ne met en doute que son restaurant représentait le fer de lance de la cuisine d’avant-garde, créant ainsi le nouveau langage de la gastronomie.

Cuisine et Science : nouveaux concepts et nouvelles techniques

34 Si sa première démarche pour renouveler le monde de la gastronomie a été artistique, Adrià a rapidement compris que la transformation des aliments passait par la connaissance de leurs propriétés physiques et chimiques. Une fois de plus, le contact avec des scientifiques lui a ouvert de nouveaux horizons. En 2003, l’équipe créative s’est donc enrichie de l’apport de plusieurs scientifiques et l’atelier de l’artiste est devenu également un laboratoire d’expérimentations grâce au département scientifique de El Bulli Taller.18 Dans un esprit de véritable chercheur, Adrià a relevé le défi en dépassant les connaissances acquises pour élaborer de nouveaux concepts et appliquer de nouvelles techniques qui étaient irréalisables jusqu’alors. Comme le chef le rappelle, un nouveau concept n’est pas une nouvelle recette. La nouvelle recette consiste en un nouveau mélange d’ingrédients et de saveurs. Le nouveau concept, en revanche, passe par la transformation des ingrédients dans de nouvelles textures, formes et températures.

35 Cette recherche scientifique a introduit des composantes naturelles – gélifiants, émulsifiants et autres – pour altérer les propriétés physiques des ingrédients.19 Elle a été accompagnée également d’une recherche technique et technologique de design industriel pour créer de nouveaux outils (sniffs, pipettes, cuillères), ou récupérer pour la cuisine des instruments utilisés ailleurs tels que le siphon Isi.20

36 Grâce à ces recherches, l’offre gastronomique de El Bulli s’est diversifiée en espumas (écumes), airs, nuages, sphérifications, nouvelles textures, gélatines chaudes, dont nous pouvons citer l’air de carotte à la mandarine, les sucettes aux légumes, les croquettes et les ravioli liquides, le caviar de thé vert, de pomme, de melon, les olives liquides, etc.21

Le menu de dégustation

37 Cette rupture avec la cuisine et le repas traditionnel donnera lieu à une nouvelle façon de présenter les menus là où les frontières entre le salé et le sucré, le chaud et le froid s’estompent. À partir de l’année 2006, Adrià proposera à ses clients uniquement un menu de dégustation composé de 35 plats, qui ne font qu’une bouchée, en s’inspirant de la cuisine minimaliste japonaise, mais aussi des traditionnelles tapas espagnoles. Chaque plat est servi avec ses propres instructions afin de le déguster de la meilleure façon. Ce menu sera renouvelé chaque année jusqu’à la fermeture du restaurant en 2011. Les plats sont structurés de la façon suivante : Snacks Soupes-sauces Monde salé Avant dessert : transition entre le salé et le sucré: sorbet de maïs Monde sucré Morphings (mignardises)

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38 En 2007, le menu de dégustation a inspiré une œuvre musicale Le livre des illusions du compositeur français Bruno Mantavoni, qui fut créée en juin 2009 et jouée à la Salle Pleyel à Paris.22 Cette œuvre se compose de 35 mouvements, un pour chaque plat, à travers lesquels le musicien illustre la texture de chacune des recettes du menu. À titre d’exemple, voici la liste de mouvements-plats : Olives sphériques Gin Fizz Chocolat sans chocolat n°1 (pistache) Snack doré Mercedes Frites d'ananas lyophilisé Chocolat sans chocolat n° 2 (ananas) Meringue de betterave au yaourt Boule de cacao amer Chocolat sans chocolat n° 3 (cassis) G.P. Galette curry/cacahuètes Meringue à la pistache avec espuma de yaourth Éponge de sésame Dacquoise de pignons Framboises au wasabi Fleur de horchata Amande fraîche et huile d'amande Haricot géant à l'ail japonais Meringue au Schweppes avec fraises lyophilisées Anchois à la fleur de basilic Assiette italienne Risotto de pamplemousse Gnocchi de polenta Ravioles de graines de poivrons del Padrón Couteaux aux algues Caviar d'escargots Concombres de mer avec cannellonis d'algues Anguille à la moelle/fleur de capucine/concombre Barbe à papa, glace à la banane Mûres à la liqueur de mûre Dessert blanc Fraises au vinaigre de Jerez Sablés mandarine/thé vert/menthe Papier effervescent au cassis

39 Pour conclure, dans la cuisine d’Adrià, aucun ingrédient n’est privilégié : homard, foie- gras, truffes, pour faire une cuisine raffinée, qui procure à la fois un plaisir à la plupart de nos sens : la vue, l’odorat, le goût et le toucher. Tous les produits naturels, de la terre comme de la mer, ont la même valeur, indépendamment de leur prix et de leur prestige.

La philosophie de Ferran Adrià

40 Adrià et son équipe sont conscients d’avoir créé une nouvelle philosophie de la cuisine et de l’alimentation présentée pour la première fois de manière synthétique en janvier 2006, lors du concours « Madrid Fusion ».23 Il est intéressant de s’attarder sur le premier point :

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41 La cuisine est un langage à travers lequel on peut exprimer l’harmonie, la créativité, le bonheur, la beauté, la poésie, la complexité, la magie, l’humour, la provocation, la culture.24

42 Cette façon de concevoir la cuisine : l’élaboration des plats ainsi que leur présentation et par conséquent l’alimentation, élève le simple besoin biologique qu’est celui de manger, à une réalisation humaine qui pourrait être aussi bien du domaine de l’art que de la science.

43 C’est pourquoi lorsqu’on s’attarde un peu aux différents éléments qui composent le langage de Ferran Adrià, nombre d’entre eux font référence à l’Art, d’autres aux émotions, et l’ensemble à toute la personne humaine, pas seulement à l’estomac ou aux papilles gustatives.

44 « L’harmonie, la créativité, la beauté, la poésie » renvoient au monde de l’Art dans lequel la création artistique rejoint le plaisir esthétique du spectateur, créant ainsi un lien communicatif entre l’artiste et son public. « La provocation », telle qu’elle est dans l’Art d’avant-garde tend à briser les tabous, à rompre les clichés, à ouvrir de nouveaux chemins d’expression.

45 De plus, la « complexité » demande une recherche tenace afin de trouver les solutions appropriées aux défis. Tout comme le scientifique ou l’alchimiste du Moyen-Âge, qui cherchait la pierre philosophale, derrière les réalisations de Ferran Adrià, se cachent autant de nombreuses expériences que d’heures de travail acharné.

46 Dans la cinquième partie du catalogue, un chapitre intitulé « Raison » fait référence au cerveau et établit la liste d’émotions et de réactions que la cuisine d’Adrià tend à susciter. Par exemple : « Transgression, ironie, provocation, souvenirs d’enfance, surprise, jeu, magie, décontextualisation, tromperie, mémoire et culture gastronomiques, harmonie ».25 Cette liste vient compléter les éléments cités précédemment.

47 Comme nous pouvons le constater, Adrià accorde une grande importance à l’aspect ludique de la cuisine et des repas, aux souvenirs d’enfance, et au propre background culturel et gastronomique. Dans « l’humour et l’ironie », nous pouvons trouver les émotions humaines qui peuvent se tisser, se développer autour d’un repas, et qui nous font oublier la grisaille de la vie quotidienne, tandis que dans « la provocation et la transgression » nous éprouvons des émotions intellectuelles, provoquées par la rupture d’avec les menus et les plats traditionnels.

48 Comme exemple de plat ludique, nous pouvons mentionner le plat des épices : une soupe- sauce sur laquelle les différentes épices sont placées comme les chiffres d’une montre. Il faut les manger l’une après l’autre dans le sens des aiguilles, et savoir les reconnaître.

49 Finalement, le mot qui définit le mieux la cuisine de Ferran Adrià est « la magie »26. En effet, la magie est la surprise créée par l’inattendu, l’impossible, ce qui défie les lois de la nature et nous fait rêver, ce que l’on n’a jamais vu… Nombre de ceux qui ont eu la possibilité de dîner à El Bulli décrivent leur expérience et leur émotion les comparant à de la magie.

50 Tous ces ingrédients pourraient se concentrer dans l’une des maximes d’Adrià : le but de la cuisine est le bonheur. Le bonheur du cuisinier à l’heure de concevoir et de réaliser les plats, et le bonheur de ceux qui ont la chance de les déguster. Certes, un bonheur éphémère que l’on pourrait résumer comme les bons moments de la vie, mais

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qui laissent la trace d’un souvenir bien plus grand que celui d’un simple bien-être produit par un repas délicieux.

Impact sur la société espagnole

51 Mais tout cela, ne serait qu’une cuisine de luxe pour une élite privilégiée sans la personnalité de Ferran Adrià et de son équipe. Outre sa présence dans les médias, les prix et les distinctions, ce qui a fait d’Adrià un chef populaire et aimé des espagnols est le fait d’avoir joué la carte de la transparence. Beaucoup de chefs gardent le secret de leurs trouvailles pour continuer à être les seuls à élaborer telle ou telle recette. Adrià, en revanche, non seulement a formé les meilleurs chefs du monde, qui sont passés par El Bulli, mais il a encore voulu diffuser ses recettes et ses découvertes afin que le plus grand nombre en profite. À côté de certaines techniques, qui restent sophistiquées et demandent des outils particuliers, d‘autres au contraire peuvent être réalisées à la maison et s’introduire dans la cuisine familiale. Ainsi il est chef d’une cuisine d’avant- garde à El Bulli, mais aussi de la cuisine facile à la maison. Comme il le déclare lui- même dans une interview à Muñoz Lara de El País : Ce n’est pas vrai que la haute cuisine n’a pas percé dans la société. Le menu de dégustation de El Bulli requiert une technologie qui n’existe pas à la maison, mais nous avons publié un livre pour l’adapter à la logistique du foyer. Cela veut dire que la technologie est uniquement un outil ; ce qui est important est avoir de l’imagination. 27

52 Dans ce sens, le titre de l’un de ses premiers livres, paru en 1998, est révélateur « Les secrets de El Bulli ». De plus, il a édité sous un format audiovisuel les catalogues de toutes les réalisations du fameux restaurant pendant dix ans (1999-2009).28 Chacun des livres ne se réduit pas à un simple recueil de recettes, mais il exprime la façon de concevoir la cuisine.

53 Ses livres de cuisine et la série de 11 DVD, La cocina fácil de Ferran Adrià, montrent également sa volonté de mettre son expérience au service de la cuisine familiale.29 En ce sens, Adrià parle d’une « nouvelle cuisine familiale » qui introduirait à la maison non les techniques de El Bulli, mais sa philosophie. Les recettes proposées par Adrià dans cette série documentaire parue en 2004, sont simples et rapides, car il est conscient qu’on n’a pas beaucoup de temps à la maison pour cuisiner. En même temps, il s’agit d’une cuisine innovante et imaginative, avec une présentation agréable et soignée. De plus, Adrià donne des conseils et partage les principes qui ont inspiré sa révolution culinaire.

54 Son dernier ouvrage, La comida de la familia (Barcelona, RBA Libros 2011), propose les recettes de repas cuisinés pour « la famille de El Bulli », c'est-à-dire l’équipe qui travaillait dans le célèbre restaurant et qui mangeait un repas très différent de ce qu’ils préparaient pendant toute la journée pour les clients qui arrivaient le soir. C’était un repas bon, simple et bien préparé. Il s'agit donc d'un livre de cuisine facile ; 31 menus pratiques pour cuisiner à la maison, avec des produits simples que l’on trouve dans le supermarché et accessibles à un petit budget (autour de 4 euros).30 Dans ce dernier ouvrage, Adriá propose une cuisine créative à la portée de tous, même en temps de crise. Les menus et les recettes peuvent s'adapter également à des collectivités de plus de 20 convives. En plus des recettes, le chef livre des conseils sur la manière d’organiser

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la réserve alimentaire, planifier ses courses et sur la gestion d'une cuisine familiale ou professionnelle dont l’un des points essentiels est celui de l’organisation.31

55 Adria est également relié à la cuisine espagnole traditionnelle et familiale à travers les tapas. Ces en-cas traditionnels ont connu une évolution dans la gastronomie espagnole, du simple apéritif au repas informel, en famille ou le plus souvent entre amis. C'est non seulement une façon de manger, mais aussi un style de vie marqué par la convivialité. Ce qui caractérise la tapa est le fait de pouvoir la manger souvent avec les doigts, en une ou deux bouchées et de ce fait, on peut en déguster plusieurs au cours d’un repas. Elles se sont même exportées à l’étranger, non seulement dans les bistrots et les tavernes touristiques mais aussi dans les restaurants. On pourrait même se demander si nous n’assistons pas à une nouvelle phase de cette évolution, du repas informel au repas tout court.

56 Une manifestation de l’importance croissante des tapas dans la gastronomie mondiale est l’exposition itinérante « Tapas. Spanish Design for Food »32.

57 Après l’annonce de la fermeture de El Bulli en tant que restaurant, Ferran Adrià s’est associé à son frère cadet Albert pour s’investir dans le monde des tapas et des cocktails. 33 Albert Adrià, qui s’était incorporé à l’équipe en 1985 dans la section de pâtisserie, avait ouvert en 2008 son propre établissement à Barcelone, Inopia Classic Bar, consacré aux tapas traditionnelles mais aussi d’avant-garde, en essayant de concilier tradition et modernité.34 Cette nouvelle tendance de la cuisine d'avant-garde appliquée aux tapas a donné lieu à ce qu'on appelle les « gastrobars ». En 2011, les frères Adrià en association avec les frères Iglesias ont ouvert, également à Barcelone, 41°, un bar dédié initialement aux cocktails et aux snacks, mais qui très vite est devenu un petit restaurant de 16 places, le « Mini-Bulli », avec un menu de snacks accompagnés de cocktails.35 Quelques mois plus tard, ils ont ouvert Tickets, un nouvel espace à côté de 41° consacré au monde des tapas, baptisé comme le « Bulli du quartier ».36 Dans cet espace, nous retrouvons l'aspect ludique des réalisations de El Bulli : la déco, les uniformes des serveurs et la carte des tapas évoquent le spectacle du Cirque.

Conclusion

58 Ferran Adrià a introduit un avant et un après dans le monde de la gastronomie. Non seulement par ses réalisations d’avant-garde, alliant l’art et la science à l’élaboration culinaire, mais également et surtout par sa façon de concevoir le travail du cuisinier, non comme une tâche purement manuelle, mais comme une activité humaine où toutes les facultés sont mises à contribution.

59 Il a été reconnu par ses pairs comme le chef le plus imaginatif et le plus créatif de la cuisine moderne. Entre 1987 et 2011, il a créé 1.846 plats. En ce sens, il est un exemple constant de dépassement de soi.

60 De plus, Adrià a réussi à introduire sa cuisine non seulement dans les médias, mais aussi à l’Université, dans les musées et les galléries d’Art, dans les hôpitaux, dans les foyers et dans les bistrots. Et cela non seulement en raison de la perfection ou de la qualité de ses recettes, mais aussi parce qu’il a su montrer l’importance du temps que nous consacrons à manger et du repas, qui peut être bon, attrayant, amusant, détendant, sans être forcément très cher. D’une grande souplesse, il a su s’investir dans la haute- cuisine d’avant-garde, comme dans la cuisine familiale et traditionnelle des tapas pour

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les renouveler. L'engouement en Espagne pour la cuisine créative et d'avant-garde qui s'introduit dans les foyers et dans les bars, doit sans doute beaucoup à son rayonnement.

61 À l’heure actuelle, Adrià n’est plus derrière les fourneaux, mais il est devenu l’ambassadeur de sa philosophie, qui a révolutionné le monde de la gastronomie, et de son nouveau projet : la Fondation El Bulli. Ce que Ferran Adrià veut transmettre aujourd’hui n'est pas seulement la partie technique de l'élaboration des aliments, mais les valeurs humaines qui sont transmises par la cuisine et pendant les repas.37

62 Annexes

1990 Deux étoiles Michelin

Prix National de Gastronomie 1992 Académie Nationale de gastronomie au meilleur Chef de Cuisine

1994 Grand Prix de L'Art de la Cuisine. Académie Internationale de Gastronomie

1995 El Bulli19/20 Guide Gault & Millau

1995 El Bulli 9,75/10 Guide espagnol Lo mejor de la gastronomía:

1996 Clé d'Or de la Gastronomie. Gault-Millau

1996 Restaurant de l’année, Club de Gourmets

1997 Trois étoiles Michelin

Médaille d’Argent au mérite 1997 Generalitat de Catalogne Touristique de Catalogne.

1999 Prix Giorgio Fini, Città di Modena

1999 Meilleur Chef de l’année, Gourmetour

2002 Creu de Sant Jordi, Generalitat de Catalogne

Médaille d’Or au Mérite 2002 Gouvernement d’Espagne Touristique.

Médaille d’Or au Mérite 2002 Generalitat de Catalogne Touristique,

2003 Silver Spoon. Food Arts

Prix protagonistes: 2003 Onda Cero Radio. Emisión de Luis del Olmo. Gastronomie.

2003 Catalan de l’année. “El Periódico de Catalunya”

2003 Prix Ciutat de Barcelona, Ville de Barcelone.

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Forum de Marques réputées espagnoles (Ministère de Ambassadeur de la Marque 2004 l’Industrie, du Commerce et du Tourisme. Institut Espagnol Espagne, catégorie culture. du Commerce Extérieur).

Fils préféré de la Ciudad de 2004 Ville de Hospitalet de Llobregat. Hospitalet.

Preisträger Ferran Adrià 2005 Witzigmann Preis Sektion Große Kochkunst.

Médaille d’Or au mérite de 2007 Ministère de la Culture d’Espagne Beaux Arts.

2007 Award The White Guide Gastronomy

Médaille d’Or au Mérite 2007 Fondation du Mérite Européen, UE Européen.

2008 Prix National de l’Hôtellerie. Fédération espagnole d’Hôtellerie et restauration.

2008 Prix don Quichotte. Académie de Gastronomie de Castilla-La Mancha

2009 Grande Croix du Mérite Civil. Conseil de Ministres d’Espagne

2009 Meilleur chef. Prix Augie Culinary Institute of America

2010 Meilleur chef de la décennie The Restaurant Magazine

Presidente del Basque 2010 Culinary Center

NOTES

1. Les informations sur Ferran Adrià et El Bulli proviennent du site web du restaurant : http:// www.elbulli.com/historia/index.php?lang=es&seccion=2. Consulté le 30 septembre 2013. 2. Voir annexe 1. 3. Ainsi, il n’est pas étonnant que le dîner de gala offert la veille des noces entre le prince des Asturies, Philippe de Bourbon, et doña Letizia lui soit confié à côté d’autres grands chefs espagnols. 4. Le centre a été créé en 2004 sous le patronage de la Generalitat de Catalogne et de la Fondation Catalunya-La Pedrera. Il est destiné à promouvoir les bonnes habitudes alimentaires et la mise en valeur du patrimoine agroalimentaire et gastronomique. 5. http://www.elbulli.com/historia/version_imprimible/1961-2011_es.pdf. Consulté le 30 septembre 2013. 6. El Pais semanal, 20 juin 1999.

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7. http://content.time.com/time/magazine/article/0,9171,59799,00.html#ixzz2gw74p1YO. Consulté le 5 octobre 2013. 8. http://www.nytimes.com/2003/08/10/magazine/a-laboratory-of-taste.html? pagewanted=all&src=pm. Consulté le 7 octobre 2013. 9. L’ouïe est le seul sens qui n’est pas sollicité par la cuisine d’Adrià car comme il le dit lui-même « les asperges ne chantent pas ». 10. El Pais semanal, 20-6-1999, p. 24. 11. Deux jours plus tard, le 10-8-2003, le quotidien El Mundo publiait un compte rendu de l’article de The New York Times. http://www.elmundo.es/elmundo/2003/08/10/sociedad/ 1060501524.html. The Daily Telegraph, 5-9-2003. The Canadian Press, 19-01-2004, etc. Pierre Gagnaire réagissait aux critiques du journal nord-américain à la cuisine française. 12. Le Monde 2, 24-1-2004. 13. http://content.time.com/time/specials/packages/article/ 0,28804,1970858_1970890_1971358,00.html. Consulté le 5 octobre 2013. 14. Plus de 2.500 articles et plus de 14.000 pages sur Ferran Adrià. http://press.elbulli.com/? lang=es, consulté le 25 août 2014. 15. Agustí Fancelli, “El mejor cocinero del mundo”, http://cultura.elpais.com/cultura/ 2011/11/24/actualidad/1322089226_850215.html. Consulté le 9 octobre 2013. 16. http://www.elbulli.com/historia/index.php?lang=es&seccion=3&subseccion=8. Consulté le 30 septembre 2013. 17. Feria Documenta est une exposition qui a lieu chaque année à Kassel consacrée à l’art contemporain. 18. http://www.elbulli.com/historia/index.php?lang=es&seccion=6&subseccion=2. Consulté le 30 septembre 2013. 19. Parmi les additifs utilisés dans la cuisine de Ferran Adrià nous pouvons mentionner la lécithine de soja, le calcium, les alginates, des gélifiants à base d’algues, des produits épaississants, des fruits lyophilisés, du nitrogène liquide et autres produits selon le résultat recherché de différentes textures : sphérification, gélatines, émulsions, etc. Cette technique a été très critiquée par un autre chef espagnol, Santi Santamaria, créant la polémique dans les médias. Toutefois, la renommée et la popularité de Ferran Adrià l’ont emporté sur ses détracteurs. 20. Actuellement en vente chez tous les commerçants en électroménager. 21. L’espuma a la texture de la mousse du bain, non celle de la mousse au chocolat. Pour obtenir la mousse traditionnelle, il est nécessaire d’ajouter les blancs d’œuf battu en neige et ou la crème fraîche, tandis que pour l’espuma, on introduit le jus de fruit gélifié dans le siphon Isi auquel on ajoute de l’air. Le résultat est une nouvelle texture aérienne. La procédure pour obtenir de l’air, aire, est très simple. Dans un récipient contenant du jus de légume ou de fruit, on introduit un mixeur électrique et on obtient de l’air aux différents parfums. 22. http://www.youtube.com/watch?v=Ec4b-GtzRBM. Consulté le 1 décembre 2013. 23. Le concours Madrid Fusion est un rassemblement de 60 journalistes du monde entier qui établissent la liste de chefs les plus influents de l’année. Le premier nom de la liste était celui de Ferran Adrià suivi d’Alain Ducasse et de Juan Mari Arzak. 24. La cocina es un lenguaje mediante el cual se puede expresar armonía, creatividad, felicidad, belleza, poesía, complejidad, magia, humor, provocación, cultura. http://www.elbulli.com/ historia/index.php?lang=es&seccion=7#. Consulté le 30 septembre 2013. Traduit par nos soins. 25. Transgresión, ironía, provocación, recuerdos de la infancia, sorpresa, juegos, magia, descontextualización, engaño, memoria, cultura, gastronomía, armonía. 26. C’est le titre de l’ouvrage consacré à Ferran Adrià par Manfred Weber-Lamberdière, Ferran Adrià. El mago de elBulli, traduction espagnole, Madrid, Aguilar, 2010. 27. http://sociedad.elpais.com/sociedad/2011/12/08/actualidad/1323369047_641179.html 28. Série de 10 DVD sous le titre Histoire d’un rêve.

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29. Le nombre de sites, vidéos sur YouTube et blogs qui montrent la déconstruction de l’omelette de pommes de terre est un échantillon de la popularité de la cuisine de Ferran Adrià. 30. Le livre a été publié en anglais sous le titre The family meal. Home cooking with Ferran Adria, Phaidon Press, 2011. 31. Un signe de l'aura médiatique d’Adrià et de son impact dans les foyers espagnols est le fait que le livre a été lancé également sous forme d'application pour Ipad et Tablettes, créée par Telefonica sous le titre : Adria en casa (Adrià à la maison). La présentation de la nouvelle application a été diffusée par internet via terra.es le 30 novembre 2012. 32. L’exposition de plus de 200 pièces, organisée par Acción Cultural Española (AC/E) et Spain, Arts & Culture, avec la collaboration de designers, architectes et cuisiniers a déjà été présentée à Tokyo (26 octobre-4 novembre 2013 et 15 novembre 2013-10 janvier 2014) et Miami (7 novembre-15 décembre 2013). Elle sera ouverte à Washington du 23 janvier au 23 mars. Ensuite elle sera exposée à Séoul. 33. El Bulli a fermé ses portes en 2011. Il rouvrira en 2015 comme Fondation consacrée à la recherche culinaire, à la formation de futurs Chefs et à la diffusion nouvelles créations gastronomiques. 34. L’établissement Inopia a fermé en juillet 2010. 35. Pour avoir une place, il faut réserver au moins trois mois à l'avance, uniquement par internet. 36. Il s'agit du même local avec deux entrées différentes. Sur les nouveaux concepts de « 41° » et « Tickets » on peut lire les articles de Marta Fernandez Guadaño, « 41º… ¿Se consolida la coctelería-snackería? », et « Tickets o el Bulli de barrio » http://www.gastroeconomy.com/ 2011/07/el-caso-41%C2%BA-%C2%Bfllega-la-cocteleria-snackeria/; http:// www.gastroeconomy.com/2011/07/tickets-o%E2%80%A6-elbulli-de-barrio/, consulté le 15 février 2014. 37. Depuis la fermeture de El Bulli en 2011, Adrià a multiplié les interviews sur les chaînes de télévision et pour la presse spécialisée, les conférences sur la créativité et l'innovation dans le monde éducatif et de l'entreprise, notamment à Harvard en décembre 2011. En Juillet 2013 a eu lieu l'expo sur El Bulli dans le cadre de « Art of Food at Somerset House » à Londres.

RÉSUMÉS

Depuis sa première étoile Michelin comme chef de « El Bulli » (1990, Girona-Espagne), Ferran Adrià a poursuivi une longue carrière couronnée de succès, devenant ainsi la figure emblématique de la nouvelle cuisine espagnole. Sa démarche originale a transformé le « savoir faire » des chefs en une recherche personnelle alliant la créativité, la science et la technologie à une conception anthropologique de la cuisine au service de la personne et de la société. Même si « El Bulli », nommé à cinq reprises « meilleur restaurant du monde », est resté un restaurant d’élite, Adrià a réussi à se faire connaître du grand public et à lui transmettre son message à travers des entretiens télévisés, des documentaires, de la presse et d’autres moyens de communication.

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AUTEUR

PALOMA OTAOLA

Paloma OTAOLA est Professeur des Universités à la Faculté des Langues, Université Jean Moulin Lyon 3. Docteur en Philosophie (Universidad de Navarra, 1992) et en Musicologie (Université Catholique de Louvain, 1998). En tant qu’enseignante en Master LEA, elle aborde dans ses cours plusieurs sujets concernant l’Espagne actuelle, dont la nouvelle architecture, la nouvelle cuisine, la transition à la démocratie, etc. Par ailleurs, ses recherches en musicologie portent sur l’humanisme dans la pensée musicale au XVIe siècle, musique et critique musicale au XXe siècle et l’éclosion de la musique pop dans les années 60.

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Banquets et anti-banquets dans l’œuvre shakespearienne

Geneviève LHEUREUX

1 Se nourrir est à l’évidence à la fois un besoin physiologique propre à tout être vivant et chez l’homme, une pratique culturelle, inscrite en un temps et un lieu donnés. Cependant, à l’intérieur d’une même société, ce que l’on mange dépend en grande partie de facteurs économiques. Les plus pauvres, à l’époque élisabéthaine, en sont parfois réduits à manger des herbes et des racines pendant les périodes de disette et comme le rappelle l’historien Ian Mortimer1, les registres paroissiaux des villes et des campagnes témoignent que l’on meurt encore régulièrement de faim. Les années 1594, 1595, 1596, par exemple, sont marquées par des récoltes particulièrement mauvaises en raison de précipitations très abondantes qui entraînent des inondations et de températures estivales anormalement basses, de sorte qu’à l’issue de ces trois ans, le prix du blé augmente de 170% par rapport à son cours normal, l’avoine de 191 % et il faut importer du seigle du Danemark. Le Songe d’une nuit d’été, probablement composé entre 1595 et 1596, fait du reste allusion à ces désordres climatiques et à leurs conséquences sur l’agriculture : Titania : The ox hath therefore stretched his yoke in vain, The ploughman lost his sweat, and the green corn Hath rotted ere his youth attained a beard. Le Songe d’une nuit d’été. II. i. 93- 97

2 Le recours aux enclosures, qui tend à se généraliser dans certaines régions et transforme les terres arables en pâturages, aggrave encore la situation des classes les plus démunies et conduit parfois à des révoltes paysannes, comme celles de 1607-1608, que Shakespeare transpose et adapte dans sa tragédie romaine, Coriolan. Comme le résume de manière laconique William Harrison2, dans sa Description de l’Angleterre, publiée en 1587, « As for the poor, they generally dine and sup where they may ». Cette restriction étant posée, il semble que les pratiques alimentaires sont relativement homogènes dans l’Angleterre de la deuxième moitié du XVIème siècle. On ne se contente plus de deux repas, comme au Moyen-Age. La journée débute par le petit- déjeuner, suivi du dîner, qui se prend aux alentours de 11h ou bien un peu plus tard,

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vers midi pour les marchands de la Cité de Londres, puis du souper, vers 5h de l’après- midi, ou 6h, si le dîner est décalé. Le dîner constitue le repas principal. Les plats sont apportés sur la table et chacun se sert à son tour selon le rang qu’il occupe dans la maisonnée. On dépose ensuite les aliments dans son assiette, en métal plus ou moins précieux, ou parfois sur une simple planchette de bois, voire une tranche de pain. On dispose pour ce faire d’un couteau et d’une cuillère, mais, à la différence des Italiens, on n’utilise pas de fourchette, sauf si l’on est un jeune homme fraîchement rentré d’un périple à travers l’Europe, qui ne s’appelle pas encore « Grand Tour3 » - au risque de passer pour un prétentieux.4 Les verres remplacent peu à peu les chopes mais demeurent très chers, comme en témoigne la querelle entre Christopher Sly et l’aubergiste, dans la première scène de l’induction de La Mégère apprivoisée. Les menus varient au gré des saisons, mais la part des légumes et des fruits y est relativement restreinte car ils sont censés perturber les humeurs – c’est du moins ce qu’affirme Sir Thomas Elyot5 dans son traité sur la santé, The Castel of Health, publié en 1536 et réédité à dix-sept reprises, et ce que paraît confirmer le Juge Shallow, qui invite Falstaff à goûter les reinettes de son verger assorties de graines de carvi : « [We] will eat a last year’s pippin of mine own graffing, with a dish of caraways » (Henry IV, deuxième partie. V. iii. 2-3). A.R. Humphreys, dans l’édition Arden, cite en note à propos de ce passage, deux manuels de diététique contemporains qui recommandent l’association de graines de cumin, de fenouil ou d’anis pour limiter « la ventosité » consécutive à la consommation de pommes. Cette défiance s’atténue cependant au cours du XVIème siècle avec l’introduction de fruits et de légumes cultivés dans les pays voisins : melons et courges de France, choux-fleurs d’Italie, carottes des Pays-Bas. La tomate, importée du Nouveau-Monde, et déjà très appréciée dans la péninsule cisalpine, indispose par son odeur et est uniquement utilisée en décoration, puis jetée ou donnée en pâture aux cochons. La pomme de terre fait partie des aliments d’exception et s’accommode dans des préparations sucrées réservées aux banquets – je reviendrai un peu plus tard sur le sens de ce mot.6 On ne mange pas de champignons, sans doute pour éviter les empoisonnements accidentels, comme l’indique encore Mortimer : « Mushrumps [forme archaïque de mushrooms] are well-known to Shakespeare and his contemporaries, but they never regard them as food : they consider them more suitable for elves to sit under ».7 A l’inverse, on attribue à certains fruits des vertus médicinales. Les pruneaux, en particulier, protègent, croit-on, des maladies vénériennes, c’est pourquoi on en trouve souvent sur le rebord des fenêtres des lieux de prostitution. Cette habitude donne lieu à une série de méprises dans Mesure pour Mesure. Le fromage, jusque-là réservé aux paysans, n’apparaît sur les tables de la noblesse qu’à partir de 1590 environ, quoiqu’il suscite toujours quelques réticences : dans la deuxième partie d’ Henry VI, sans doute composée aux alentours de cette même date, Smith le Tisserand fait référence à l’haleine fétide du rebelle Jack Cade qui se nourrit de fromage grillé. Outre le pain, c’est donc la viande qui constitue l’essentiel de l’alimentation, à tel point que le mot « meat » est synonyme de nourriture. Le satiriste Thomas Nashe8, constate dans son Anatomie de l’absurde (1588) : “We […] eat more meat at one meal than the Spaniard or Italian do in a month”. La chair du mouton est considérée comme la plus saine, mais on consomme les animaux d’élevage et le gibier que nous connaissons encore aujourd’hui, auxquels il faut ajouter le cygne, les oiseaux marins, comme le goéland ou la mouette et tout un éventail d’échassiers : la grue, le héron, le butor, le courlis, le chevalier gambette – la liste n’est pas exhaustive.9 La consommation de viande est cependant interdite certains jours – les mercredis, vendredis et samedis

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ainsi que pendant toute la durée du Carême. Certes, l’Eglise imposait déjà à ses fidèles des jours maigres, qui incluaient aussi l’Avent et la veille de la fête d’un certain nombre de saints, bien avant le commencement de l’ère Tudor, mais Elisabeth Ière perpétue la tradition des « fish days », non plus inspirée par une démarche pénitentielle d’ordre spirituel mais dictée par la nécessité économique de soutenir l’industrie de la pêche britannique.10 Les contrevenants à ces restrictions s’exposent à des peines assez lourdes (jusqu’à trois mois de prison), mais la querelle qui oppose Falstaff à l’aubergiste, dans la deuxième partie d’Henry IV, suggère cependant que les autorités tolèrent parfois quelques entorses : Fasftaff : Marry, there is another indictment upon thee, for suffering flesh to be eaten in thy house, contrary to the law, for the which I think thou wilt howl. Hostess : All vict’lers do so. What’s a joint of mutton or two in a whole Lent? Henry IV, deuxième partie. II. iv. 340-345

3 On ne boit pas d’eau, suspectée, sans doute à juste titre, de propager les maladies. Le lait est réservé aux enfants et aux femmes, le vin, importé de France, d’Espagne, de Grèce, ou d’Allemagne aux plus riches, en raison de son coût très élevé. On le boit généralement additionné de sucre, voire de cannelle ou de gingembre.11 La bière est par conséquent la boisson la plus répandue et consommée en quantités qui paraissent probablement étonnantes de nos jours (Mortimer12, à nouveau, précise que dans les grandes maisons, la ration quotidienne allouée aux domestiques correspond à un gallon, soit plus de 4 litres et demi). Il en existe cependant plusieurs variétés – celle que l’on nomme « ale », produite uniquement à partir d’orge fermentée et impossible à conserver, et celle que l’on appelle « beer », à laquelle on a ajouté du houblon, qui se garde plusieurs mois et dont le degré varie, selon qu’il s’agisse de « double beer », très alcoolisée ou de « small beer » davantage diluée et destinée au plus grand nombre. Dans la deuxième scène de l’induction de La Mégère, Christopher Sly, déguisé en aristocrate pendant son sommeil, refuse ainsi de goûter au vin d’Espagne qui lui est offert et réclame à grands cris « the smallest ale » (La Mégère apprivoisée. Ind. II. 76), la bière de piètre qualité qui lui est habituelle. De même, le prince Hal, dans la deuxième partie d’ Henry IV, déplore son goût pour un breuvage indigne de son rang : Prince : Doth it not show vilely in me to desire small beer ? Poins : Why, a prince should not be so loosely studied as to remember so weak a composition. Prince : Belike then my appetite was not princely got, for, by my troth, I do now remember the poor creature small beer. Henry IV, deuxième partie. II. ii. 5-11

4 Ces deux exemples justifient, je l’espère, la longueur de cette introduction, car s’il est bien entendu que le théâtre est un art mimétique, encore faut-il connaître la réalité qu’il représente. La description, nécessairement très simplifiée, lacunaire des pratiques alimentaires à l’époque de Shakespeare, révèle cependant que l’on mange et que l’on boit sur la scène du Globe, c’est pourquoi, dans une première partie j’étudierai brièvement les occurrences du verbe « eat » dans l’ensemble du corpus, afin de déterminer plus précisément la nature des aliments consommés, qui dépend, en partie, des circonstances dans lesquelles ils sont consommés. A de rares exceptions près13, ce ne sont pas les repas pris au quotidien qui sont mis en scène, mais plutôt des fêtes données à l’occasion d’une victoire militaire, d’un couronnement, d’un mariage, ou encore de retrouvailles. Pourtant ces réjouissances s’avèrent souvent perverties, ainsi que je le montrerai dans une deuxième partie. J’illustrerai ce point par une analyse de trois scènes tirées de Macbeth et conclurai cette communication par un retour sur les

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images évoquées à travers les références à la nourriture, dont la plupart ont trait à la transgression, à l’interdit, comme si se nourrir, acte naturel entre tous, s’avérait en définitive contre-nature dans l’œuvre shakespearienne.

5 Falstaff est sans doute par sa taille et son embonpoint le plus rabelaisien des personnages de Shakespeare. A la scène iv de l’acte II d’Henry IV, première partie, le prince, qui joue le rôle de son père dans l’une des pièces-dans-la-pièce, le compare tour à tour à une outre ballonnée, un tonneau rempli de vin, un énorme sac de viscères ou encore à un bœuf farci : Prince : Thou art violently carried away from grace, there is a devil haunts thee in the likeness of an old fat man, a tun of man is thy companion. Why dost thou converse with that trunk of humours, that bolting-hutch of beastliness, that swollen parcel of dropsies, that huge bombard of sack, that stuffed cloak-bag of guts, that roasted Manningtree ox with the pudding in his belly […] ? Wherein is he good, but to taste sack and drink it? Wherein neat and cleanly, but to carve a capon and eat it? Henry IV, première partie. II. iv. 440-451

6 Pourtant, lorsqu’un peu plus tard dans la même scène, il trouve dans les poches de Falstaff endormi un reçu établi par l’aubergiste, il s’étonne de la quantité disproportionnée d’alcool qu’il a absorbée par rapport à la nourriture qu’il a commandée : « O monstrous ! but one halfpennyworth of bread to this intolerable deal of sack ? » (Henry IV, première partie. II. iv. 533-534). Il semble en effet que l’on boive davantage que l’on ne mange dans le théâtre shakespearien. Ainsi, dans La Nuit des rois, Sir Toby Belch, dont le nom évoque pourtant les conséquences d’un excès de bonne chère et la corpulence celle de son prédécesseur Falstaff, est régulièrement accusé par les autres personnages d’abuser de la boisson et non de la nourriture. Selon Malvolio, il transforme la maison de sa nièce en taverne (« Do ye make an ale-house of my lady’s house […] ? » La Nuit de rois. II. iii. 83-84), ce qui pour la servante Maria, causera sa perte (« That quaffing and drinking will undo you. » La Nuit des rois. I. iii. 13). Ces deux avatars de Pantagruel ne sont du reste pas les seuls à succomber à l’attrait qu’exercent la bière et le vin, puisque, dans la tragédie Antoine et Cléopâtre, l’auguste Octave lui- même reconnaît, au terme de la fête donnée sur la galère de Pompée, qu’il n’est plus maître de son élocution (« mine own tongue / Splits what it speaks » Antoine et Cléopâtre. II. vii. 117-118) et qu’Antoine doit faire transporter à terre Lépide, le dernier membre du triumvirat, dont le teint rubicond (Antoine et Cléopâtre. II. vii. 3) révèle l’état d’ébriété ( « The third part [of the world] is drunk » Antoine et Cléopâtre. II. vi. 85). J’ai néanmoins choisi de consacrer cette première partie à l’étude du verbe manger, sous toutes ses formes (infinitive, conjuguée et participiale) et non du verbe boire, et ce pour deux raisons principales. Tout d’abord le titre de notre colloque, « Manger, représenter », m’a incitée à privilégier l’étude de la nourriture, même si manger et boire s’inscrivent l’un comme l’autre dans les pratiques alimentaires. Mais surtout, parce que la consultation des Concordances, qui permet, pour chaque pièce, d’accéder aux mots sélectionnés dans leur contexte d’énonciation, suggère que le verbe « eat » renvoie beaucoup plus fréquemment que le verbe « drink » à des associations métaphoriques. Pour résumer la situation de manière un peu caricaturale, ce que boivent les personnages est généralement mentionné à des fins de caractérisation : le penchant du prince Hal pour la petite bière est sans doute indigne de sa condition, mais il annonce le fameux discours de la St Crépin, où Harry, devenu roi, s’adresse à ses soldats comme à ses frères d’armes (« We few, we happy few, we band of brothers » Henry V. IV. iii. 60) ; Falstaff et Sir Toby incarnent l’intempérance, qui fait fi des limites14

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et des règles à l’image du bonhomme Carnaval dont ils sont en partie inspirés ; quant à Octave, il oppose l’Antoine héroïque, contraint de boire l’urine de ses chevaux pendant la traversée des Alpes (Antoine et Cléopâtre. I. iv.), à l’Antoine oisif que les « bacchanales égyptiennes » (Antoine et Cléopâtre. II. vii. 103) ont transformé en sybarite 15. Les références à la nourriture remplissent parfois la même fonction (dans le cas de Jack Cade, par exemple), mais elles suggèrent aussi d’autres pistes de réflexion, que j’aimerais aborder à présent brièvement.

7 Les occurrences du verbe « eat » sont répertoriées sous la forme d’un tableau (v. Annexe), dans lequel, si le temps imparti le permettait, il serait souhaitable de faire figurer d’autres mots-clés, en particulier des synonymes de « eat » - « feed », « dine », « sup », « swallow », « chew », ou « taste », par exemple. La colonne de gauche indique combien de fois le verbe « manger » apparaît dans chacune des pièces, classées par ordre alphabétique, mais il m’a paru nécessaire de recourir à un critère d’ordre sémantique pour dégager deux sous-catégories supplémentaires. La colonne du milieu correspond au nombre de fois où le verbe est utilisé dans son sens premier, c’est-à-dire quand il signifie ingérer des aliments. Lorsque l’objet du verbe est explicité, il figure sous le nombre d’occurrences de « eat », mais le verbe est parfois construit sans complément, ce qui explique, le cas échéant, la différence entre le nombre d’occurrences et les objets cités. A titre d’exemple : Sir Toby : [Let] us therefore eat and drink. La Nuit des rois. II. iii. 12

8 La colonne de droite inclut toutes les références qui ne relèvent pas d’un usage strictement littéral (par exemple, « I will not eat my word » Comme il vous plaira. V. iv.). Elles représentent environ 40% du total. Il est cependant parfois difficile de trancher entre les deux catégories. C’est ainsi qu’Orlando, dans Comme il vous plaira, reproche à son frère de le forcer à manger la nourriture d’ordinaire réservée aux cochons (« husks »), tandis que dans la première partie d’Henry IV, Falstaff avoue avoir recruté une armée de pauvres hères faméliques réduits eux aussi à se contenter de la pâtée dont on nourrit les porcs (« draff and husks »). Dans les deux cas, il s’agit bien pour les personnages du sens littéral du verbe manger, mais le contexte général évoque simultanément, sur un mode ironique, la parabole du fils prodigue : dans Comme il vous plaira, les rôles sont intervertis, le fils aîné, chargé par son père de prendre soin de son cadet, lui désobéit et soumet Orlando aux privations qui sont le lot du fils rebelle dans le récit biblique ; dans Henry IV, les soldats ne sont pas appelés à sacrifier le veau gras, mais comme le prédit Falstaff, à devenir eux-mêmes victimes sacrificielles, chair à canon, « food for powder » (Henry IV, première partie. IV. ii. 65). L’examen des résultats présentés dans le tableau fait en outre apparaître un autre problème : la fréquence d’emploi de « eat » dans chaque œuvre ne correspond pas systématiquement à l’importance accordée à la question de la nourriture sur un plan thématique. Ainsi, Coriolan, dont l’intrigue met en scène des émeutes causées par la famine, comme je l’ai rappelé en introduction, ne compte que cinq références au verbe manger. A l’opposé, la pièce historique Henry V, figure au premier rang, avec dix-sept références, mais sept d’entre elles consistent en la répétition de « eat a leek » ou bien « eat my leek », proférées par le capitaine Fluellen, déterminé, à la suite d’un différend, à faire avaler tout cru à l’enseigne Pistol, un poireau, emblème national de son Pays de Galles natal. La courte scène (Henry V. V. i.), située au tout début du dernier acte, sert d’intermède comique, mais relève d’une sous-intrigue très périphérique puisque la pièce montre comment le souverain anglais parvient à conquérir le royaume de France. On touche ici

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encore aux limites du procédé, qui permet malgré tout de formuler quelques remarques.

9 Il montre tout d’abord que « eat » est attesté au moins une fois dans la quasi-totalité des pièces : 36 sur 37, seule la troisième partie d’Henry VI fait exception. Sans doute n’y a-t-il rien d’étonnant à ce constat, puisque manger est une pratique naturelle autant que culturelle, et par conséquent commune à tous les personnages. Il paraît en revanche plus surprenant qu’ils recourent en guise de complément à des locutions vagues, approximatives, dépourvues dans la plupart des cas de qualificatifs : « the food », « our / your victuals », « our meal », « my dinner », « supper », « meat » (qui, on l’a vu, ne désigne pas uniquement de la viande), tout comme « viands » et « cheer », ou même « flesh » ou « fish » qui font référence à une classe plutôt qu’à un aliment particulier. Certes, les textes s’avèrent parfois plus spécifiques : parmi les fruits et les légumes, on trouve le raisin, les mûres, les pommes reinettes, les pruneaux, le fenouil, associé au congre (dans Henry IV, deuxième partie, c’est là l’unique exemple d’un semblant de recette), de l’ail et des oignons ; parmi les viandes, un chapon, du mouton, et du porc. Il faut ajouter à cette liste, un œuf, des crevettes, et du miel. La récolte semble néanmoins bien maigre, au regard de l’étendue du corpus. Où est par exemple le gibier que Shakespeare, braconnier averti dans sa jeunesse si l’on en croit la tradition, avait peut-être lui-même traqué dans la forêt d’Arden? La poursuite de la lecture du tableau suggère une explication. L’homme fait en effet parfois figure de proie plutôt que de prédateur : Antigonus, dans Le Conte d’hiver est attaqué, puis dévoré par un ours ; les amants16, dans Comme il vous plaira, le roi17, ou encore Polonius dans Hamlet sont, une fois mis en terre, digérés par les vers. L’être humain est même à l’occasion la proie de sa propre espèce, mangé par ses semblables, à l’image des chevaux de Duncan, ou de la truie qui a avalé sa progéniture et dont le sang est versé dans le chaudron par les sorcières de Macbeth. Le tableau fait ainsi apparaître trois cas de cannibalisme : dans Périclès, les pratiques anthropophages demeurent hypothétiques – les mères, précise Cléon, gouverneur de Tarse où sévit la famine, sont prêtes à dévorer leurs enfants (« Those mothers […] are ready now / To eat those little darlings whom they love » Periclès. iv. 42-44) mais la flotte du héros, chargée de blé, vient secourir à temps les affamés ; dans Othello (I. iii. 143-144), elles sont dans une certaine mesure mises à distance, d’abord parce qu’elles s’inscrivent dans un récit, certes donné pour vrai, ensuite parce que le protagoniste dépeint les mœurs des habitants de contrées lointaines (« all my travels’ history » Othello. I. iii. 139). En revanche, dans Titus Adronicus, la reine Tamora mange ses propres fils, après que Titus a tué les jeunes princes et préparé avec leur chair un pâté pour venger le viol et la mutilation de sa fille Lavinia. Ce dernier exemple, tiré d’une tragédie composée au tout début18 de la carrière de Shakespeare, pourrait être décrit comme un anti-banquet, expression que j’aimerais définir rapidement avant d’aborder la deuxième partie de cette présentation.

10 En anglais contemporain, comme en français, le banquet désigne un repas d’apparat, où sont en principe réunis un nombre assez considérable de convives. A l’époque élisabéthaine, le terme ne fait pas référence au repas de fête lui-même mais à une collation, généralement servie après le repas principal, qu’Onions19 définit ainsi : « dessert, course or slight repast of fruit and sweetmeats ». J’emploierai néanmoins le mot dans son acception actuelle20, qui traduit les termes de « feast » ou « solemn supper » dans l’œuvre de Shakespeare. Traditionnellement, le banquet est destiné à célébrer, et par là même renforcer, les liens qui unissent les participants. Or, dans les

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pièces, ces événements sont fréquemment détournés de leur fonction première, leur déroulement est interrompu par des assassinats (on ne compte pas moins de quatre meurtres successifs en l’espace de vingt lignes dans Titus Andronicus), ou bien sert à l’élaboration de complots. Le procédé n’est certes pas nouveau et est sans doute inspiré de la Cène, puisque c’est au cours de son dernier repas que Jésus annonce la trahison de Judas : « En vérité je vous le dis, l’un de vous me livrera, un qui mange avec moi […] c’est l’un des Douze qui plonge avec moi la main dans le même plat » (Marc, 14, 18-20). Le motif est ainsi repris, une fois encore sur un mode ironique, dans la scène d’Antoine et Cléopâtre citée précédemment. Il s’agit littéralement du dernier repas de Pompée (« the Last Supper » est l’équivalent anglais de la Cène) puisqu’il disparaîtra ensuite de l’intrigue et que l’on apprendra à l’acte III qu’il a été assassiné par l’un des officiers d’Antoine. Cependant, il n’est pas victime d’une trahison, mais plutôt invité à trahir ses alliés romains, à larguer les amarres et une fois en mer, tuer chacun des membres du triumvirat. Menas, l’auteur de ce plan, propose par trois fois à Pompée de devenir le maître du monde (« Wilt thou be lord of all the world ? » Ant. II. vii. 57-65), en d’autres termes, de dominer la Création, à l’égal des dieux. L’épisode est fondé à l’évidence sur le récit de la tentation du Christ au désert qui vient se superposer à celui de la Cène, si ce n’est que Satan apparaît à Jésus au terme de quarante jours de jeûne et que Menas s’adresse à Pompée au beau milieu d’un banquet. Pompée renonce finalement au projet de Menas, mais la scène illustre bien la manière dont la portée symbolique du banquet est dévoyée. C’est en ce sens que la fête devient un anti-banquet, comme le masque, ce spectacle aristocratique, qui combine théâtre, poésie, musique et danse, se transforme, sous la plume de Ben Jonson, en anti-masque, son contrepoint grotesque.

11 Macbeth, dont l’intrigue est ponctuée par trois banquets, ou plutôt trois anti-banquets, démontre à quel point ces images scéniques sont efficaces pour suggérer la perversion d’un ordre perçu comme naturel. Le premier (I. vii.) est donné en l’honneur du roi Duncan et se déroule dans les murs de Dunsinane, le château de Macbeth. Les didascalies liminaires suggèrent que le repas bat son plein : « Hautboys and torches. Enter, and pass over the stage, a Sewer, and divers Servants with dishes and service. Then enter Macbeth ». Pourtant, le banquet n’est pas montré, il est remplacé par un long monologue de Macbeth, travaillé par le désir de tuer Duncan, afin de s’emparer de la couronne. Le personnage est seul en scène, à l’écart des festivités, isolé, comme le sont souvent les « villains » du théâtre élisabéthain. Il est pourtant sur le point d’abandonner ses desseins quand il est rejoint par Lady Macbeth, qui le rappelle à son serment : Lady Macbeth : […] I have given suck, and know How tender ‘tis to love the babe that milks me: I would, while it was smiling in my face, Have pluck’d my nipple from his boneless gums, And dash’d the brains out, had I so sworn As you have done to this. Macbeth. I. vii. 54-59

12 La mère nourricière devient mère meurtrière, « fair is foul and foul is fair » pour reprendre l’incantation des sorcières qui traverse la tragédie. La catégorie des genres se brouille, Macbeth est trop rempli du lait de la tendresse humaine (« Yet do I fear thy nature /It is too full o’th’milk of human kindness » I. v. 16-17), tandis que Lady Macbeth, qui a perdu les attributs de son sexe, ne mettra plus au monde que des enfants mâles :

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Macbeth : Bring forth men-children only ! For thy undaunted mettle should compose Nothing but males. Macbeth. I. vii. 73-75

13 Ses prières adressées aux puissances obscures (« Unsex me here » I.v.41) semblent trouver là leur accomplissement.

14 Le deuxième banquet (III. iv.) débute juste après le meurtre de Banquo, ourdi dans le secret par Macbeth, et se tient cette fois-ci sur la scène. En apparence, l’ordre règne à nouveau en Ecosse, chacun occupe la place due à son rang (« You know your own degrees, sit down » III. iv. 1), le roi boit à la santé de ses hôtes et s’apprête à s’asseoir, au milieu de la table (« Both sides are even : here I’ll sit i’ th’ midst » III. iv. 10), mais il en est empêché par le spectre de Banquo (« The table’s full » III. iv. 44), qui fait de lui un proscrit. Macbeth, incapable de dormir depuis qu’il a tué Duncan dans son sommeil, est incapable de manger, parce qu’il a fait assassiner Banquo qui se rendait à son invitation. A la fin de la scène, l’harmonie est rompue, le désordre s’est à nouveau emparé du royaume : Lady Macbeth : […] At once, good night : - Stand not upon the order of your going, But go at once. Macbeth. III. iv. 117-119

15 Le chaos atteint cependant son comble dans la scène dite du chaudron (IV. i.), au cours de laquelle les sorcières se préparent à célébrer leur sabbat. Le renversement symbolique, dans ce troisième anti-banquet, paraît complet. Les trois sœurs, comme elles se désignent elles-mêmes, se sont retirées sur la lande, loin de toute communauté humaine, pour concocter un infâme brouet, dont les ingrédients sont tenus pour être autant de poisons : crapaud, serpent, œil de têtard, doigt de grenouille, poils de chauve- souris, langue de vipère, crochet d’orvet, patte de lézard, aile de chouette, écaille de dragon, dent de loup, mâchoire de requin, sang de babouin ou encore racine de cigüe et bouture d’if. Elles y ajoutent des morceaux prélevés sur des corps humains, comme si elles destinaient leur breuvage à un rite anthropophage : 3rd Witch : Liver of blaspheming Jew […] Nose of Turk, and Tartar’s lips Finger of birth-strangled babe, Ditch-deliver’d by a drab Macbeth. IV. i. 26-30

16 L’omission des articles devant les termes de « Jew », « Turk », « Tartar », et « babe » suggère que chacun d’entre eux ne représente pas un individu mais une catégorie, dont les membres ont en commun de n’être pas baptisés et se trouvent de ce fait exclus du salut. Le bouillon élaboré dans le chaudron, qui mêle plantes et animaux potentiellement mortels aux restes d’humains voués à l’enfer, constitue une sorte d’anti-Création, dans laquelle le vivant, découpé, fragmenté, a perdu toute intégrité. L’image scénique évoque certes le sort de Macbeth, dont les mains menacent de lui arracher les yeux (II. ii. 58) ou celui de Lady Macbeth, condamnée chaque nuit à rejouer dans son sommeil le meurtre de Duncan (V. i.), comme si son corps était dissocié de son esprit, mais elle suggère que ce processus de désagrégation, qui constitue l’un des principaux ressorts tragiques de la pièce, est susceptible de s’étendre à tout le royaume.

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17 Les trois anti-banquets qui ponctuent Macbeth s’écartent donc de manière de plus en plus saisissante, au fur et à mesure que progresse l’intrigue, du banquet tel qu’il est traditionnellement représenté. De la mixture empoisonnée que préparent les sorcières surgiront des apparitions qui convaincront Macbeth de se comporter en tyran (« Be bloody, bold, and resolute » IV. i. 79), ce qui lui vaudra le rejet de son peuple et précipitera sa chute. Macbeth, le « boucher » de l’Ecosse ( V. i. 35), reconnaît qu’il a « soupé de l’horreur » (V. v. 13) avant de se lancer dans la bataille qui lui sera fatale.

18 Les métaphores sont éloquentes. L’acte de se nourrir, indispensable au maintien de la vie, est associé à la mort, le banquet invite même parfois à consommer la chair d’individus de sa propre espèce. L’imaginaire shakespearien détourne ainsi un acte naturel par excellence en un acte contre-nature, qui constitue avec l’inceste, auquel il est du reste lié, une forme ultime de transgression.21 En d’autres termes, Shakespeare semble avoir spontanément recours à des images anthropophages lorsqu’il donne à voir un ordre naturel perverti, ou perçu comme tel. C’est ainsi que Richard II, pour plaire à son peuple, renonce à incarner l’autorité souveraine et se laisse dévorer des yeux par ses sujets, qui se font prédateurs et se repaissent du spectacle monarchique jusqu’à l’écœurement : King : The skipping King, he ambled up and down […] Enfeoff’s himself to popularity, That, being daily swallow’d by men’s eyes, They surfeited with honey, and began To loathe the taste of sweetness […] Being with his presence glutted, gorg’d, and full. Henry IV, première partie. III. ii. 60-84

19 Contraint d’abdiquer par son cousin Henry Bolingbroke, il déclenche un cycle de violence qui évoque à nouveau un banquet monstrueux puisque l’Angleterre se gorge du sang de ses enfants (« No more the thirsty entrance of this soil / Shall daub her lips with her own children’s blood » Henry IV, première partie. I. i. 5-6). La mère nourricière n’est plus seulement mère infanticide, pour reprendre l’image évoquée par Lady Macbeth (I. vii. 54-59), elle dévore sa progéniture en un acte de transgression ultime, dont l’horreur est inégalée.

20 Annexe

Occurrences du verbe Sens Titre de la pièce Sens littéral EAT figuré

6 Objets explicités: All’s Well that Ends Well 8 2 “grape” “homely meat”

2 Antony and Cleopatra 6 “strange flesh” 4 “meat”

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9 “men” (eaten by worms) As You Like It 10 “husks” 1 “ a grape” “the food”

4 Cymbeline 4 “our victuals” “cheer”

The Comedy of Errors 2 1 1

Coriolanus 5 2 3

5 “a king” (eaten by a worm) Hamlet 8 3 “the fish” “Polonius” “a crocodile”

2 Julius Caesar 2 “your dinner”

3 King Henry IV, “blackberries” 5 2 Part One “ a capon” “draff and husks”

6 “prawns” “this letter” King Henry IV, 13 (steeped in sack) 7 Part Two “pippin […] with a dish of caraways” “conger and fennel” “flesh”

12 King Henry V 17 “my leek / a leek” (x7) 5 “your victuals”

1 King Henry VI, 2 “thee”[Joan la Pucelle] 1 Part One (eaten by a wolf)

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5 King Henry VI, “grass” (x2) 7 2 Part Two “meat” “toasted cheese”

King Henry VIII 1 1

King John 2 2

4 “fish” “the meat [of an egg]” King Lear 4 “dried oats” “the swimming frog” “cow dungs”

2 King Richard II 4 2 “[jade eating] bread”

King Richard III 1 1

Love’s Labour’s Lost 2 2

4 “[horses eating] each other” “our meal” Macbeth 5 1 “the insane root” “[a sow that has eaten] nine of her farrows”

4 Measure for Measure 5 “mutton” 1 “prunes”

2 The Merchant of Venice 2 “pork”

The Merry Wives of 2 4 2 Windsor “a posset”

A Midsummer Night’s 1 3 2 Dream “onions”, “garlic”

3 Much Ado about Nothing 11 8 “supper”

1 Othello 3 2 “[the Cannibals that eat] each other”

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3 “[mothers eat] little darlings whom Pericles 4 they love” 1 “honey” “viands”

Romeo and Juliet 1 1

7 The Taming of the Shrew 8 1 “meat”

2 The Tempest 2 “my dinner”

7 Timon of Athens 13 “meat” 6 “root”, “roots”

5 Titus Andronicus 5 “[Tamora eating] the flesh [of her children]”

2 Troilus and Cressida 9 7 “doves”

Twelfth Night 3 2 1

The Two Gentlemen of 2 2 Verona

3 “the gentleman” [eaten by the bear] The Winter’s Tale 4 1 “adders’ heads and toads carbonadoed”

NOTES

1. Ian Mortimer, The Time Traveller’s Guide to Elizabethan England, 2012, London, Vintage Books, 2013, pp 241-243. 2. Liza Picard, Elizabeth’s London, 2003, London, Phoenix, 2004, p.179. 3. L’expression semble attestée à partir de 1670. 4. Mortimer, op.cit. , pp. 246-249.

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5. Ibid, p. 245. 6. Ibid, p. 257. 7. Ibid, p. 258. 8. Liza Picard, op.cit. , p179. 9. Mortimer, op. cit. , pp. 251-253. 10. Ibid, p. 244. 11. Ibid, pp. 260-261. 12. Ibid, pp. 262-263. 13. v. par exemple La Mégère apprivoisée, IV. i. ou Comme il vous plaira, II. vii. 14. Sir Toby : I’ll confine myself no finer than I am. La Nuit des rois. I. iii. 9 Falstaff : I live out of order, out of all compass. Henry IV, première partie. III. Iii. 18-19 15. Caesar : This is the news: he fishes, drinks, and wastes The lamps of night in revel; is not more manlike Than Cleopatra, nor the queen of Ptolemy More womanly than he […]. Antoine et Cléopâtre. I. iv. 4-7 16. Rosalind : [Men] have died from time to time and worms have eaten them, but not for love. Comme il vous plaira. IV. i. 101-130 17. King : Now, Hamlet, where’s Polonius ? Hamlet : At supper. […] Not where he eats, but where a is eaten. A certain convocation of politic worms are e’en at him. […] A man may fish with the worm that hath eat of a king, and eat of the fish that hath fed of that worm. Hamlet. IV. iii. 16-28 18. La date de Titus Andronicus est controversée. Un in-quarto fut publié en 1594, mais une remarque de Ben Jonson, qui se moque, en 1614, de ceux qui admirent la pièce depuis vingt-cinq ou trente ans, suggère qu’elle aurait pu être composée bien avant, entre 1585 et 1589. 19. C.T. Onions, A Shakespeare Glossary, Oxford, Oxford University Press, 1986. 20. La situation est en réalité plus complexe. Lorsque le roi Duncan emploie le terme de « banquet » de manière métaphorique (I. iv. 56), il semble faire référence au repas de fête tout entier, ainsi que le remarque Kenneth Muir. 21. Certains bestiaires de la Renaissance indiquent que les serpents se nourrissent de la chair de leurs parents et cette pratique est liée à l’inceste. C’est ce que montre l’énigme que doit déchiffrer Périclès, au début de la pièce : I am no viper, yet I feed On mother’s flesh which did me breed. Périclès. I. i. 107-108 Le passage est en effet immédiatement interprété par le héros comme une référence codée à des pratiques incestueuses : And she, an eater of her mother’s flesh By the defiling of her parents’ bed. Périclès. I. i. 172-173

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RÉSUMÉS

Se nourrir est à l’évidence à la fois un besoin physiologique propre à tout être vivant et, chez l’homme, une pratique culturelle, inscrite en un temps et un lieu donnés, susceptible d’être représentée au théâtre. De fait, le verbe manger (« eat ») est attesté dans la quasi-totalité des pièces de Shakespeare, mais lorsqu’il n’est pas employé métaphoriquement, il est rarement suivi d’un complément. Peut-être est-ce parce que l’homme passe parfois du statut de prédateur à celui de proie, dont se repaissent ses semblables. Macbeth met en scène de tels banquets contre- nature, ou anti-banquets, qui témoignent de la perversion de l’ordre naturel (ou perçu comme tel) en Ecosse. L’imaginaire shakespearien transforme ainsi l’alimentation, essentielle au maintien de la vie, en un acte mortifère, qui constitue une forme ultime de transgression. No living creature is exempt from the necessity of feeding themselves, but in the case of mankind, eating is a cultural practice that varies from time to time and place to place and, as such, can be represented on stage. Indeed, the verb “eat”, with very few exceptions, occurs in all of Shakespeare’s plays, but when it is not used metaphorically, it rarely has an object. The reason might be that sometimes man is eaten rather than eats, and falls prey to his fellow creatures. Macbeth stages such unnatural banquets, or anti-banquets, which reveal that what is seen as the natural order has been perverted. Shakespeare’s imagination transforms a life-giving act into a deadly one, which stands for an ultimate form of transgression.

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Woman&Home : La “ménagère”, le publicitaire et l’agro-alimentaire

Muriel CASSEL-PICCOT

1 « La ‘ménagère’, le publicitaire et l’agro-alimentaire » n’est pas une fable des temps hypermodernes1 et cet intitulé n'emprunte au genre que le titre. Pour autant, si les fables et les apologues se définissent comme de brefs textes narratifs mettant en scène des animaux ou des êtres humains représentant des catégories, des anecdotes singulières à valeur collective, alors la publicité est susceptible de s'y apparenter en quelque sorte, opérant toutefois la transformation de la sentence morale et de la réflexion critique en slogans et incitations à l'acte d'achat. Ce titre évoque aussi, dans un contexte britannique, la narration distanciée des interactions au sein d'un étrange ménage à trois avec l'industrie agro-alimentaire dans le rôle du courtisan, le publicitaire dans celui de l’entremetteur, et dans celui du parti à saisir la lectrice davantage que « la ménagère », notion marketing obsolète, puisque devenue trop vague, mais néanmoins éloquente et signifiante. Il s’agira donc ici d’analyser en termes sociologiques le discours tenu sur la nourriture et la cuisine par le publicitaire, expert au service d’un client pour le compte duquel il œuvre auprès de la consommatrice potentielle. Ce travail, qui a pour thème central l’alimentation et qui s’appuie sur un discours commercial de promotion, se situe à la croisée de l'analyse de contenu et de l'analyse sémiologique.

2 D’un point de vue publicitaire et social, le secteur alimentaire est fort intéressant car les produits vantés sont les biens de consommation les plus achetés et les plus consommés, participant de la survie, de la santé et du bien-être des individus. De surcroît, selon une enquête de 2011, 76 pour cent de la population britannique adulte se dit passionnée par la nourriture et la cuisine.2 Le choix d’un public féminin s'inscrit dans le cadre d’un rapport publié en 2012 au Royaume-Uni. Les résultats de cette étude menée auprès de 100 000 Britanniques mettent en évidence, premièrement, que les femmes mariées en âge de travailler continuent de contribuer aux tâches ménagères à hauteur de 75 pour cent ; deuxièmement, que les femmes, dont le salaire représente plus de 65 pour cent du revenu familial, voient le temps qu’elles consacrent à ces mêmes travaux augmenter ; et troisièmement, que les hommes qui gagnent plus

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d’argent que leur épouse ne participent peu ou pas aux activités domestiques.3 Plus précisément encore, la prise en compte d’un lectorat féminin, et par voie de conséquence d’un support presse, répond à des statistiques produites par le groupe de presse IPC Media.4 En 2011-2012, 66 pour cent des femmes britanniques avaient lu un magazine lors de la semaine précédant le sondage, dans le but de se détendre et de s'évader. D’autre part, si les mensuels présentent un avantage, c’est aussi parce qu’ils comportent davantage de publicités alimentaires que les hebdomadaires.

3 La sélection de Woman&Home s’est imposée car elle satisfait à plusieurs critères objectifs. C'est un magazine solidement établi sur le marché britannique. Créé en 1926, il a su s'adapter à l'évolution de la société sur presqu’un siècle en offrant une diffusion multi-supports. Selon Media Week,5 il est tiré en 2013, à 535 386 exemplaires et compte 730 000 lectrices de sa version papier et presqu’un demi-million de lectrices de sa version électronique. De plus, il s’agit d’une revue d'origine anglaise, contrairement à Good Housekeeping et Glamour qui soutiennent la comparaison en vertu d’un positionnement similaire, mais qui sont nés aux États-Unis. Par ailleurs, Woman&Home appartient à la catégorie des magazines d’intérêt général/art de vivre. Il propose des contenus variés : styles de vie, manières de concilier vie privée et vie professionnelle, divertissements, conseils en tous genres, nouvelles tendances, mode, beauté et rubriques culinaires. Si le magazine cible un lectorat raisonnablement large en termes d’intérêts, il est aussi représentatif en termes de critères sociaux : les femmes âgées de 35 ans et plus, soit un âge médian de 38 ans,6 et faisant partie des catégories socio- professionnelles ABC1.7 Les femmes appartenant à ces groupes représentent 56 pour cent de la population féminine britannique, tranche sociale qui a augmenté de 19 pour cent au cours des dix dernières années. En outre, sur le marché de l'alimentation, ces consommatrices ABC1, soucieuses des questions de santé et d'éthique, sont prêtes à dépenser plus.8

4 Dans ce contexte, cette recherche se propose d'étudier et d'évaluer d'un point de vue sociologique ce que les publicités alimentaires publiées dans un magazine emblématique nous révèlent sur la société britannique. Définissant le domaine de recherche, les bornes temporelles que sont les mois de juin 2012 et mai 2013 sont suffisamment distantes pour dégager des tendances marquées. Le but fixé est de décrypter, de déterminer et d'examiner les valeurs transmises par ces messages, valeurs définies selon Jean Stoetzel comme des références qui structurent à la fois les représentations de l'individu et ses attitudes.9 Dans ce contexte, une première partie sera consacrée à un état des lieux, soit une présentation détaillée du corpus, messages régis par The UK Code of Non-Broadcast Advertising, Sales Promotion and Direct Marketing;10 la deuxième s'intéressera aux valeurs attachées aux produits et la troisième aux relations entretenues entre publicités et société.

Etat des lieux

5 Woman&Home est vendu au prix de 3.80£, soit 4.60€. Il comporte 224 pages en moyenne, oscillant entre un peu moins de 200 pages en janvier et février (188 pages et 196 pages) et environ 250 pages à l'approche de Noël (252 en novembre, 244 en décembre et 250 en juin à l'occasion du jubilé de diamant de la reine Elisabeth II). Sur ce total, entre 25 et 30 pour cent des pages sont consacrées à la publicité, y compris les petites annonces,

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tous produits confondus. Cette proportion reste stable sur l’année prise en considération.

6 Tandis que les rubriques culinaires représentent en moyenne 6,3 pour cent du magazine, oscillant entre 4,2 pour cent et 7,9 pour cent, les publicités alimentaires, qui incluent nourriture et boissons, correspondent à en moyenne 3,4 pour cent du contenu du magazine, variant entre 2,1 pour cent en période creuse (janvier, février, septembre, octobre) et 5,3 pour cent en période pleine (juin, juillet, août, novembre, décembre). Ces chiffres sont confirmés par une étude publiée par BioMed Central11 en 2011 et portant sur les magazines féminins britanniques et la santé. Malgré leur relative faiblesse, ces pourcentages ont toute leur importance car la publicité dans la presse magazine, utilisée pour renforcer l'image de marque et prendre le relais des spots publicitaires en fournissant des informations plus détaillées, est percutante.

7 En termes quantitatifs et financiers, les dépenses publicitaires au Royaume-Uni pour l'année 2012 s'élèvent à 17 176 millions de livres sterling,12 les dépenses publicitaires pour l'alimentation et les boissons à 743 millions de livres sterling (4,3 pour cent) dont 281 millions de livres sterling (37,8 pour cent) consacrés à la presse pour une dépense alimentaire globale des ménages de 101,5 milliards de livres sterling.13 La présente étude porte sur toutes les publicités au format standard et pleine page vantant les produits alimentaires et les boissons, à l'exception de la nourriture pour animaux de compagnie. Sont exclues les mentions de produits dans les contenus éditoriaux, les publi-reportages sous forme de recettes, et les suppléments non reliés. Le nombre total de publicités étudiées est de 93. Dans ce corpus, 3 groupes d’aliments prédominent, comme le montre le tableau suivant :

TYPOLOGIE DES PRODUITS ALIMENTAIRES

ALIMENTS NOMBRE DE PUBLICITÉS POURCENTAGES

Sauces/Potages/Epices 19 20,4

Boissons 18 19,3

Matières grasses/Huiles 13 13,9

Fruits/Légumes 9 9,7

Produits laitiers 8 8,6

Produits boulangerie 6 6,4

Confiseries/Desserts 6 6,4

Plats préparés 5 5,4

Viandes/Poissons 4 4,3

Céréales 3 3,2

Sucre/Edulcorant 2 2,1

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Total 93 99,7 pour cent

Tableau compilé par l’auteur

8 On observe une assez faible saisonnalité des produits vantés, excepté sur la période de Noël où apparaissent des publicités pour la dinde et où les messages concernant les confiseries et desserts sont plus nombreux. Bien que cette étude ne soit pas comparative, on notera que ces premiers résultats suggèrent un rétrécissement de la gamme des produits vantés si une mise en parallèle est opérée avec les mêmes magazines cinq ans plus tôt.14 Ce resserrement concerne notamment la viande (New Zealand Lamb/Pork), les yaourts, les épices, les édulcorants (Canderel) et les plats préparés.

Représentations alimentaires: le bon, le beau et le bien

9 Dans les publicités alimentaires, les produits recommandés sont présentés de quatre manières différentes non exclusives: sous forme d'ingrédients qui entrent dans la fabrication du produit, emballés, prêts à la consommation, et consommés/entamés. La r épartition se fait de la manière suivante:

DE LA FABRICATION À L’ACHAT (1)

INGRÉDIENTS ET EMBALLAGE PRÊTS À LA CONSOMMATION ET EMBALLAGE EMBALLAGE SEUL

18,2 pour cent 37,4 pour cent 21 pour cent

DE LA FABRICATION À L’ACHAT (2)

INGRÉDIENTS PRÊTS À LA CONSOMMATION CONSOMMÉS EMBALLÉS

27,8 pour cent 51,5 pour cent 9 pour cent 89,4 pour cent

Tableaux compilés par l’auteur

10 Les trois types de présentations les plus fréquents regroupent à eux seuls 3/4 des messages. Sont ainsi privilégiées, d’une part, la visualisation du produit emballé et prêt à la consommation et par conséquent la reconnaissance du produit (éventuellement de sa gamme) lors de l'acte d’achat, et d’autre part, sa capacité à provoquer l'appétence malgré la fausse fraîcheur des ingrédients transformés. Dans ce contexte, le produit se doit d’apparaître comme bon, beau et bien.

11 Un bon produit est un produit qui met l'eau à la bouche (mouth-watering: Simply Beef&Lamb; viandes)15 et qui est délicieux (delicious: Princes; thon/saumon en boîte) dans 38,4 pour cent des cas. Il a du goût dans 56 pour cent des annonces, mais de manière assez peu originale, avec dans la plupart des textes le seul recours à l'adjectif goûteux (tasty: Tickler; fromage: cheddar) ou au substantif goût (taste: Wyke Farms; fromage: cheddar). Seules quatre publicités précisent la nature de la saveur du produit : fruité

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(fruity: Banrock Station; vin blanc), épicé (hot: Heinz Ketchup), frais (fresh: WeightWatchers; plat congelé), et celle du beurre (buttery: Benecol; margarine). Sur ces 56 pour cent, seul un quart (24,3 pour cent) insiste sur l'intensité des saveurs. Un bon produit est aussi un produit dont la consistance est plaisante : croquante (crunchy: Krisprolls), légère (fluffy: Birds Eye’s Rice Fusions; riz) et croustillante (crispy: Flora; margarine). Mais là encore, cette qualité n'est prise en compte que dans 12,1 pour cent des cas. Ainsi, si un peu plus de la moitié des publicités mentionne la qualité gustative des aliments vantés, cette dernière est linguistiquement évoquée d’une manière imprécise et assez banale. Mais l'évocation du goût16 passe aussi par le signe plastique et esthétique qu'est la couleur. Lorsque celle-ci est utilisée pour un décor ou un arrière-plan, elle reprend en grande majorité la couleur du produit ; seuls le bleu et le bleu-vert à hauteur de 13,6 pour cent évoquent un goût frais sans lien direct avec, à titre d’exemple, le blanc du yaourt, la teinte rosée du thon, le jaune de la margarine et le violet du jus de fruits.

12 Dans un contexte où le support est à la fois linguistique et visuel, le bon est relayé par le beau. De surcroît, de nombreuse études, notamment présentées dans l’ouvrage intitulé La couleur des aliments, de la théorie à la pratique,17 prouvent que tout être humain mange aussi avec ses yeux. Selon la loi de la similitude18 qui postule que l'image égale l'objet, les qualités gustatives d'un produit sont perçues comme équivalentes à son aspect, à sa beauté, et donc au pouvoir de sa représentation. Aussi le produit alimentaire est-il dramatisé et magnifié dans 60 pour cent des publicités grâce aux échelles de plan que sont l'insert et le gros plan d'une part et une exposition du produit seul ou accompagné d'un nombre très réduit d'accessoires dans respectivement 65 pour cent et 35 pour cent des cas. Cette focalisation sur le produit, qui existe de façon totalement autonome, le transforme alors soit en cadeau soit en star pour la lectrice. Dans le premier cas, les aliments sont photographiés en contre-plongée, prêts à être saisis ou mangés et ainsi participent d’une invitation individuelle à la dégustation par l'intermédiaire d'une page publicitaire qui fonctionne comme une ouverture sur le monde réel. Dans le second cas, exaltés et sublimés, ils sont placés au centre de l'image sans respecter la règle du nombre d'or pour la composition, photographiés en contre- plongée et valorisés par des fonds qui les rehaussent et/ou leur confèrent de l'élégance. Si la pensée magique, ou loi de la contagion, qui postule que le transfert des qualités physiques, morales et symboliques de l'aliment s'opère par le phénomène d'ingestion, alors le produit donne accès au statut de vedette.19

13 Reste le critère du bien associé au jugement moral et sensé. Les produits alimentaires jugés raisonnablement satisfaisants se divisent en deux groupes : ceux qui répondent aux exigences de qualité d'une part et ceux qui concourent à une bonne santé d'autre part. La qualité des produits est louée dans 65,2 pour cent des publicités et passe essentiellement pas les signes linguistiques que sont les adjectifs : bon (fine: Carte Noire), unique (unique: Maille), parfait (perfect: Douwe Egberts; café), exceptionnel (exceptional: Lindt).20 Ces derniers sont renforcés par la qualité visuelle des photographies et par des accessoires métaphoriques qui évoquent le raffinement et la distinction, tels un tissu soyeux, des boules de Noël argentées, des graines de moutarde dorées, la toque bouffante et plissée du chocolatier. Dans ce groupe, 67,5 pour cent des messages insistent sur la qualité superlative des produits, tandis que seuls 21 pour cent et 14 pour cent d'entre eux soulignent respectivement son origine naturelle et son caractère traditionnel avec date de création de l’entreprise à l'appui. En outre, on peut constater une absence de référence aux denrées issues de l’agriculture biologique et une seule référence à une production agricole raisonnée. Le second type d'arguments

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concerne la santé : 42,4 pour cent des messages du corpus proposent un argument en lien avec cette dernière. Sont concernés les produits d'origine céréalière (Burgen; pain), les boissons (Ribena; jus de fruit), les matières grasses (Pro-Activ; margarine), les encas (California Almonds; amandes), les desserts, en particulier ceux qui sont lactés (Müller). Les bienfaits répertoriés sont multiples mais peuvent être répartis de la manière suivante : arrivent en tête les produits minceur riches en protéines, allégés, ou peu caloriques (42,9 pour cent) ; viennent ensuite à égalité (28,6 pour cent) les aliments à base de calcium qui renforcent les os, et ceux qui sont riches en vitamines alliés aux produits anti-cholestérol.

14 Au terme de cette partie, plusieurs constatations peuvent être énoncées. Premièrement, les qualités gustatives des produits évoquées dans les textes sont peu discriminantes. Deuxièmement, les qualités esthétiques des messages iconographiques insistent sur une individualisation du produit en tant que tel et une singularisation de sa consommation, lui conférant ainsi un statut d’exception ; elles soulignent des valeurs d’immédiateté et d’instantanéité et participent d’un phénomène de « starisation » de la nourriture. Troisièmement, les qualités bienfaisantes traitent davantage du thème de la santé, souci d'une société en proie à l’obésité21 et aux maladies cardio-vasculaires,22 que de l’origine et des conditions de production des aliments. Si le bon, le beau et le bien relèvent de la dimension du plaisir personnel que procurent les produits alimentaires, qu'en est-il des rapports qui existent entre produits alimentaires et société ?

Représentations alimentaires: identité, société et esthétique

15 Seules 39,4 pour cent soit 2/5 des publicités étudiées sont révélatrices de rapports humains. Dans ce groupe, 1/5 des messages mettent en scène des mascottes personnifiées tels Clarence, l’ours blanc, de Birds Eye (Clarence the Polar Bear) et le singe de PG Tips (Monkey), 2/5 des acteurs, et 2/5 évoquent des rôles sociaux grâce aux signes linguistiques et iconiques qu’ils utilisent. Ces proportions confirment la présentation de l'activité alimentaire comme une pratique individuelle et individualiste. Si les messages donnant à voir des hommes et des femmes sont peu nombreux, ils n'en transmettent pas moins implicitement une vision des relations qu’ils entretiennent. Les hommes sont chefs d’entreprise (Cook Italian; produits italiens), experts dans les domaines agricole (Parioli; sauce tomate), industriel ou du négoce (Del Monte; jus de fruits) tandis que les femmes demeurent des mères chargées de nourrir convenablement leur famille grâce à une cuisine23 rapide et facile (quick and easy: Princes), de transmettre leurs recettes (Carnation; crème caramel), et de s'occuper de leur mari plutôt musclé (Princes). Ce rôle de mère est également renforcé par la présence des mascottes qui, en personnifiant des animaux, rappellent la proximité du monde de l’enfance et une forme de puérilité. Lorsqu’elles n'assument que leur rôle de femme, elles sont actives mais demeurent très proches de l'éternel féminin à travers leurs accessoires (California Almonds).24 Ainsi, dans les messages étudiés, la division des rôles masculins et féminins dans la société reste extrêmement traditionnelle.

16 Manger et partager un repas sont aussi signes d'intégration au groupe social. Mais la convivialité et le partage sont absents des messages, que ce soit sous forme de signes linguistiques ou iconiques, à trois exceptions près. Pour celles-ci, les repas sont non seulement représentatifs d'un statut social mais aussi d’une manière d'entrer en

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concurrence et en compétition avec les autres, d’être « la » meilleure. Ces résultats sont d'autant plus surprenants que le magazine comporte des rubriques culinaires de qualité et que le lectorat est identifié comme la génération YNOT25 par le groupe de conseil en marketing Insight.26 Au Royaume-Uni, 8,5 millions de femmes âgées de 40 ans et plus, dont le pouvoir d'achat s'élève à 92 milliards de livres, sont dépeintes comme influentes dans leur milieu de vie, libres d'esprit, indépendantes, averties, informées et leaders d'opinion, qui dégagent du temps pour elles-mêmes et qui surtout préfèrent des repas conviviaux à la maison aux sorties au restaurant.

17 Les publicités alimentaires étendent aussi leurs références au groupe social plus large qu'est la nation ; l’aliment et la nourriture deviennent alors marqueurs identitaires. 22,7 pour cent des messages étudiés ont recours à des lieux, décors ou accessoires révélateurs d'une appartenance au groupe ou d'une vision de l'autre, l'étranger. L’ailleurs, l’exotisme, avant tout gage d'authenticité du produit, sont circonscrits à l'Europe méditerranéenne : France, Turquie, Grèce et Italie. L'horizon culinaire publicitaire apparaît ainsi rétréci. La France devient le pays de la moutarde et se caractérise par la prononciation difficile de sa langue, par une précision phonétique (Maille) ; la Turquie est symbolisée par ses douceurs, ses loukoums présentés sur un plateau ciselé, sur un arrière-plan de moucharabieh (Müller) ; la Grèce, « productrice » d’un type de yaourts enrichis de crème au goût particulier, est évoquée à travers son alphabet et son architecture (toits bleus, chapiteaux de colonnes; Müller) ; enfin l’Italie est un paysage de cyprès, de champs de blés mûrs et de tomates sous un ciel bleu-azur (Bertolli; margarine à l’huile d’olives). Le message se doit certes d’être condensé et le recours au cliché métonymique reste la règle. Cependant, à travers les signes iconiques et linguistiques employés, ces représentations restent largement stéréotypées et sans aucune touche de modernité avec même un renvoi à la fois pittoresque et désuet au tracteur des années 1960 (Parioli). On peut même s’étonner de ne voir aucune référence à la mondialisation de la cuisine et aux cuisines dites ethniques et réputées être à la mode.27 La même règle s’applique au Royaume-uni, présenté comme le pays du fromage, de la crème, du beurre et du thé dans ce corpus. C’est un paysage rural aux vallons verdoyants où paissent des vaches éventuellement coiffées d'une couronne (PG Tips; thé) (Anchor; beurre). La représentation est conventionnelle, idyllique et surannée ; seules les polices de caractères utilisées apportent de l’originalité.

18 Il peut donc être avancé que lorsque les messages publicitaires alimentaires mettent en perspective produits, liens sociaux et identités, on constate d'une part, un renforcement de l'individualisme, du traditionalisme et du conventionnalisme et d'autre part, le recours à des références visuelles culturelles stéréotypées et éculées, sans aucune allusion à une intertextualité définie comme référence au monde des arts visuels. Certes, la focalisation sur le produit alimentaire a toujours été une caractéristique-clef de ce type de communication et on peut à ce sujet rappeler l’analyse, par Roland Barthes, du message pour les pâtes Panzani.28 La publicit é alimentaire semblerait n’avoir connu qu'une évolution toute relative depuis les années 1960. On peut alors s’interroger sur les ressorts dramatiques qu’elle met en œuvre et les attraits qu’elle exerce aujourd'hui au Royaume-Uni.

19 La plupart des messages étudiés, soit 63,6 pour cent, font appel à l'humour et au trait d’esprit : le comique de gestes (Cherrios; céréales), le comique de situation (Birds Eye; riz), le comique de caractères fréquemment lié à la gourmandise (Billington’s; sucre brun), la personnification d'animaux ou d'objets (Monkey: PG Tips), et le comique de

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mots, ressource identitaire et spécificité de l'humour anglais. Cette dernière catégorie, qui est utilisée comme ressort dans 80 pour cent des messages humoristiques, se divise en quatre groupes : premièrement, les figures de style telles l’allitération (Someone’s been baking with Billington’s pour Billington’s), la répétition (Irresistibly tasty, irresistibly crunchy pour Krisprolls) et le chiasme (For the Italian flavour, Cook Italian pour Cook Italian; produits italiens) ; deuxièmement, les expressions idiomatiques spirituelles faisant référence à un héritage culturel populaire telles les allusions à l’Écosse (Tickety-boo: Anchor; beurre)29, à l’armée et la Bible du roi Jacques (wakey wakey rise and shine: PG Tips), 30 à Ned Flanders ( Diddly: Anchor);31 troisièmement, les néologismes et jeux orthographiques voire typographiques (Beanz for Grown-upz pour Heinz; Turkish- delightfully pour Müller; Sizzzzle pour Flora), double-sens ou jeu de mots (Try a perfect roast this Christmas pour Douwe Egberts); et quatrièmement, des interprétations visuelles littérales des slogans (Balanced pour Blue Diamond Almonds). Comme l'écrit Paul Rozin, manger c’est s’amuser (food is fun)32 dans tous les sens du terme.

20 Cependant, si les traits d’esprit président à un grand nombre de messages, cette pensée fine et ingénieuse s’exprime aussi de manière plastique en adoptant une nouvelle approche de l'alimentation, à savoir le design culinaire. Ce concept est né à la fin des années 1990, initié par des personnes comme Marc Brétillot,33 Stéphane Bureaux34 ou encore Patrick Rogereau,35 et devenu aujourd’hui international. Le design culinaire regroupe plusieurs disciplines : les arts plastiques, les arts culinaires et de la table, la conception des produits, le graphisme, la recherche sur les perceptions multi- sensorielles, la recherche expérientielle, la science de l'alimentation ou agroalimentaire, la gestion des denrées, et la liste n'est pas exhaustive. Il se divise en plusieurs sous-catégories36 et devient design alimentaire lorsqu'il est adapté à la consommation de masse, soit la mise en œuvre d'idées artistiques pour une production en série. Dans le domaine publicitaire, il fonctionne comme générateur de liens entre innovations, saveurs et valeurs de marque et comme conceptualisation visant à faire parler les aliments, à leur donner du sens et à leur conférer un nouveau statut. Il s’agit de proposer à travers une cuisine réinventée une approche globale de l’aliment.

21 Les publicités pour Napolina et Blue Diamond illustrent pleinement cette tendance. La campagne intitulée « Bursting with Real Napolina Passion »37 pour les huiles et les tomates en conserve Napolina a un argument de vente-clef : l’engagement d’une marque à produire et vendre des aliments simples et bons qui entraînent chez le consommateur une explosion de saveurs.38 Outre cette justification, le message fonctionne quelque peu en rupture39 avec les attentes que la lectrice peut avoir dans le domaine de l’alimentation. La publicité montre, sur un élégant arrière-plan noir glacé, une boîte de conserve de tomates en morceaux ; du dessus jaillissent des demi-tomates et des tomates entières, certaines avec leur tige vert-vif ; sous la pression elles produisent une quantité considérable de jus. Aussi la violence de l’explosion et l’association du jus de tomates au sang qui gicle vont-elles à l’encontre des biais et conventions culturels associés au domaine de la nourriture. Par son originalité, le message attire l’attention et suscite l’intérêt ; la dimension polysémique du texte et de l’image stimule l’imagination. La qualité esthétique de la photographie, la dimension minimaliste de la composition et la disproportion entre la quantité de fruits et la taille du contenant dénotent l’abondance et la supériorité des tomates en conserve. La créativité associée au produit se décline de manières artistique, iconographique et culinaire grâce au slogan (Bursting with new ideas). Le thème central de la passion est évoqué en premier lieu par le rouge des tomates et l’explosion de fruits en forme de bouquet, et joue

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principalement sur deux registres : l’amour du producteur pour son métier (lovingly prepared: préparé avec amour) et l’amour charnel, l’érotisation du produit à travers l’éjection. Enfin, la puissance du goût est symbolisée par cette éruption vésuvienne (Napolina/Napoli) qui la rend en quelque sorte inextinguible. Pour leur part, les publicités pour les amandes Blue Diamond recourent au concept d’équilibre qui constitue l’offre de vente exclusive du message : nouvelle harmonie de goûts entre le fruit sec, le wasabi et le soja ; équilibre en termes de santé grâce à un apport en calcium et en vitamine E ; subtile élégance du mélange des ingrédients qui, dans une composition dépouillée, accomplissent un numéro d’équilibriste non sans lien avec le raffinement de la cuisine et de la culture japonaises. Certes minoritaires, ces publicités n'en transmettent pas moins un message sur les bénéfices fonctionnels, symboliques et émotionnels des produits tout en véhiculant des valeurs hédonistes et esthétiques sans cesse renouvelées.

Conclusion

22 Le discours global tenu par les publicités publiées dans Woman&Home entre juin 2012 et mai 2013 et vantant des produits alimentaires ne fait pas preuve d’originalité lorsqu’il traite des qualités gustatives des produits mis en scène. Le bon est linguistiquement normé, le beau transforme l’aliment en article vedette d’exception doté de capacités de transfert, et le bien s’entend en termes de concurrence et de supériorité, d’une part, et de synonymie partielle avec « l’alicament », d’autre part.40 Ce discours se fait porteur de valeurs socio-culturelles traditionnelles et défenseur de stéréotypes solides en reproduisant avec subtilité la division traditionnelle des rôles au sein la famille. Il porte haut les comportements individualistes en omettant les notions de partage et ne traitant que rarement de convivialit é. A l’opposé, il insiste sur les qualités d’immédiateté et de rapidité dans un contexte individualisé et individualiste. Les clichés sur un ailleurs proche sont curieusement reconduits alors que la société se mondialise et les ressources identitaires que sont l’humour, les traits d’esprit et les jeux de langage dans un environnement typiquement britannique sont cultivées. De manière surprenante, le témoignage du chef de cuisine et/ou de la vedette n’a pas cours dans ce plaidoyer commercial qui reste conservateur. En revanche, l’originalité, minoritaire, s’appuie sur le design culinaire qui se situe à la croisée de l’art, de la technique et du savoir-faire ; ce dernier semble traduire la qu ête hédoniste et esthétique d'une société mieux informée, plus avisée, plus responsable, peut-être plus ouverte à la transmission de concepts et aux questionnements des formes et des usages.

NOTES

1. Sebastien Charles, « De la postmodernité à l’hypermodernité », Argument, vol. 8 n°1, automne 2005-hiver 2006. 2. Allegra Strategies, How Britain Eats!TM 2011, Consumer Insight Report.

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http://www.allegrastrategies.com/Business-Publication/How-Britain-Eats-2012.aspx (consulté le 20 septembre 2013). 3. Stephanie L. McFall (ed.), Understanding Society, Findings 2012, Colchester, Institute for Social and Economic Research, University of Essex, pp. 10-11. 4. ICP Media. http://www.ipcadvertising.com. Société reprise par Time.Inc UK. http:// www.timeincuk.com/ (consulté le 20 août 2013). 5. http://www.mediaweek.co.uk/article/1170995/magazine-abcs-glamour-good-housekeeping- top-ppas-combined-ranking (consulté le 20 septembre 2013). 6. http://www.ipcadvertising.com/ipc-brands/2013/sep/12/woman&home (consulté le 12 septembre 2013). 7. La classe moyenne large y compris les classes moyennes inférieure et supérieure. http://www.abc1demographic.co.uk (consulté le 12 septembre 2013). 8. http://www.ipcmedia.com (consulté le 1 septembre 2013). 9. Jean Stoetzel, Les valeurs du temps présents, Paris, PUF, 1983. 10. http://www.cap.org.uk/Advertising-Codes/Non-Broadcast.aspx (consulté le 15 septembre 2013). 11. Jean Adams, Emma Simpson, Martin White, « Variations in food and drink advertising in UK monthly women's magazines according to season, magazine type and socio-economic profile of readers: a descriptive study of publications over 12 months », BMC Public Health 2011, 11:368. 12. Advertising Association, WARC, UK adspend hits £17bn in 2012 – the first time since 2007. http://adassoc.org.uk/news/uk-adspend-hits-17bn-in-2012-the-first-time-since-2007/ (consulté le 18 septembre 2013). 13. DEFRA. 14. Woman&Home, publications de 2008. Corpus de l’auteur. 15. Pour toutes les références aux messages, une seule publicité est citée en exemple. 16. Le jaune-vert et le vert jaunâtre sont acides. Le jaune orangé et le rouge sont doux. Le rose est sucré. Le bleu, le brun, le vert olive et le violet sont amers. Le jaune est piquant. Le gris-vert et le gris-bleu sont salés. Le violet est aussi parfumé et le vert épicé. Luc Dupont, 1001 trucs publicitaires, Montréal, Éditions Transcontinental, 2011. 17. Muriel Jacquot, Philippe Fagot, Andrée Voilley, La couleur des aliments, de la théorie à la pratique, Cachan, Tec&Doc, Lavoisier, 2011. 18. Paul Rozin, Carol Nemeroff, « The laws of sympathetic magic : A psychological analysis of similarity and contagion », in J. Stigler, G. Herdt & R.A. Shweder (Eds.), Cultural psychology : Essays on Comparative Human Development, Cambridge, England, Cambridge University Press, 1990, pp. 205-232. 19. Ibid., pp. 205-232. 20. Une seule publicité qualitative sans la mention de qualité: Heinz Beans. 21. There has been a marked increase in obesity rates over the past eight years – in 1993 13% of men and 16% of women were obese – in 2011 this rose to 24% for men and 26% for women. http://www.nhs.uk/news/2013/02February/Pages/Latest-obesity-stats-for-England-are- alarming-reading.aspx (consulté le 30 octobre 2013). 22. Over 80,000 percutaneous coronary interventions are conducted every year in the UK, more than three times as many as a decade ago, British Heart Foundation, Trends in Coronary Heart Disease, 2011, p. 8. 23. Publicités pour le poisson, la viande, les gâteaux et les boissons chaudes. 24. Rouges à lèvres, vernis à ongles, grandes lunettes de soleil et foulards de soie. 25. http://www.timeincuk.com/about/news/press-release/ipc-media-unveils-generation-y-not/ (consulté le 12 octobre 2013). 26. The Insight Group, Venture House, Arlington Square, Bracknell, Berks RG12 1WA, UK.

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27. The UK ethnic food market benefits from strong demand as six in ten adults enjoy eating foreign food and 44% of users are continually looking for new and interesting ethnic foods. A variety of factors have supported the interest, including an increasingly multicultural Britain, growth in international travel, visibility of new cuisine types in the foodservice and media and wider choice in-store. http://store.mintel.com/ethnic-foods-uk-september-2012 (consulté le 12 octobre 2013). The average spend on ethnic food per person in the UK is £425 a year. 32% of ethnic food users enjoy eating spicier food more now than a few years ago Asian food has been in Britain for centuries and Indian, Chinese and Thai are among the most popular types of ethnic cuisines. Consumers are even beginning to understand the regional differences between the cuisines found on that continent. http://www.tuco.org/grow/market-data/item/ethnic-food (consulté le 12 octobre 2013). 28. Roland Barthes, « La rhétorique de l’image », in Communication n°4, Paris, Seuil, 1964, pp. 40-51. 29. Ce terme est employé dans une comptine écossaise et reprise dans le film Merry Andrew de Michael Kidd, sorti 1958. Il est également associé une expression empruntée à l’Hindi par l’armée britannique en Inde (It’s all right, Sir). 30. Isaïe, 60:1. 31. Diddly signifie une broutille, une bricole ; c’est une expression qui caractérise Ned Flanders, personnage des Simpsons. 32. Paul Rozin, « Food is fundamental, fun, frightening and far-reaching », in Social Research, Vol. 66, N°1, Printemps 1999, pp. 13-16. 33. Marc Brétillot est designer et plasticien, professeur à l’École Supérieure d’Art de Design de Reims ( ESAD), professeur à l’école Supérieure de Cuisine Française Ferrandi à Paris. 34. http://www.stephane-design.com/images/pdf/Stephane-Bureaux-Bio-culinaire.pdf (consulté le 20 octobre 2013). 35. http://www.groupe-rougereau.com/patrick-rougereau.html (consulté le 20 octobre 2013). 36. “Design with food, Food product design, design for food, design about food, food space design.” http://ifooddesign.org (consulté le 20 octobre 2013). 37. « Bursting with new ideas » dans les messages publicitaires. 38. “It highlights the brand’s dedication to sourcing and producing simple, good quality ingredients that are bursting with flavour.” http://www.princesgroup.com/news/napolina-packs-a-punch-with-gbp-1m-bursting-campaign/ (consulté le 25 octobre 2013). 39. Jean-Marie Dru, Disruption, Village Mondial. 40. Néologisme utilisé dans l’industrie alimentaire, contraction de médicament et aliment.

RÉSUMÉS

Ce travail se propose d'étudier et d'évaluer ce que les publicités alimentaires, publiées entre juin 2012 et mai 2013 dans le magazine emblématique Woman&Home, nous révèlent sur la société britannique. Plus précisément, en se situant à la croisée de l’analyse de contenu et de l’analyse sémiotique, cette étude examine en termes sociologiques le discours tenu sur la nourriture et la

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cuisine par le publicitaire, expert au service d’un client pour le compte duquel il œuvre auprès de la consommatrice potentielle. Dans un premier temps, le domaine de recherche est justifié et le choix de Woman&Home expliqué. Une première partie est consacrée à un état des lieux, soit une présentation détaillée du corpus, messages régis par The UK Code of Non-Broadcast Advertising, Sales Promotion and Direct Marketing. La deuxième partie s'intéresse aux valeurs attachées aux produits: propriétés gustatives, individualisation des produits, singularisation et immédiateté de la consommation. La troisième partie s’attache à considérer les relations entretenues entre publicités et société et donc les valeurs socioculturelles vantées : rôles de genres, individualisme et convivialité, ressources identitaires, design et créativité.

AUTEUR

MURIEL CASSEL-PICCOT

Muriel CASSEL-PICCOT is a senior lecturer in British Studies at Université Lyon III – Jean Moulin, France. She first started her career as a researcher in mass communication, British media and advertising. Since then, she has expanded her field of research to British politics (especially the Liberal Democrats), paying particular attention to political parties’ communication strategies. She has recently focused on communication relating to key social issues such as the protection of the environment and the management of an ageing population.

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L’alimentation et le sourire : la communication corporative chez Danone

Maria MERINO

L’alimentation et le sourire : la communication corporative chez Danone

1 En plein contexte de crise économique qui frappe l’Europe et plus particulièrement l’Espagne, Danone a lancé en avril 2013, une nouvelle campagne publicitaire « Danone, alimente le sourire ». Il n’y a aucun doute sur le message véhiculé par cette campagne : son but est de donner espoir dans un contexte de crise. Le public ciblé n’est pas le client en tant qu’individu propre mais aux familles en tant que principale unité de consommation et au sein de laquelle se tissent les relations affectueuses.

2 Tout au long de son histoire, Danone a été au coté des familles en leur offrant des produits alimentaires de qualité. La nouvelle campagne publicitaire présente une différence majeure qui réside dans le fait qu’en aucune occasion n’apparaît le mot santé et que le ton des messages publicitaires ne correspond pas au domaine de la publicité, c'est-à-dire de la persuasion, mais plutôt à celui des relations publiques, dont le but est de créer des liens et des relations entre une organisation ou une marque et ses clients. Cette démarche passe particulièrement par l’utilisation du langage des émotions. Afin de mieux comprendre l’apparition de cette nouvelle campagne, il est tout d’abord nécessaire d’étudier succinctement l’histoire du produit et la communication de celui- ci au travers de la publicité.

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Les marques de fabrique de Danone

3 Même si la marque Danone n’a pas besoin d’être présentée, il est cependant nécessaire de souligner quelques aspects liés á son origine et qui constituent les marques de fabrique de l’entreprise tout au long de son histoire.

4 C’est la famille Carasso qui est à l’origine de Danone. Il s’agit d’une famille juive, séfarade, installée à Thessalonique en Grèce depuis leur expulsion d’Espagne en 1492. Cependant la famille n’a jamais renoncé à ses origines espagnoles, c’est pourquoi, quand quatre cents ans plus tard, aux prémisses de la Première Guerre mondiale la ville de Thessalonique se retrouve dans une situation instable, un des descendants, Isaac, retourna en Espagne où il s’installa à Barcelone. Sur place il se rendit compte que les enfants souffraient de nombreux problèmes intestinaux et digestifs. Isaac connaissait les découvertes du Prix Nobel russe Ilya Ilyich Mechnikov, fondateur de la science de l’immunologie qui défendait les bénéfices du lait fermenté pour la santé. Dans les Balkans la consommation de ce produit était habituelle et le professeur affirmait que la longévité de ces peuples était en partie due à la grande consommation de ce type d’aliments. En Europe occidentale le yaourt n’existait pas encore mais Isaac Carasso connaissait son existence de par ses voyages en Bulgarie où ceux-ci étaient vendus au litre dans des étals par des vendeurs de rue. Isaac décida donc de commencer la fabrication et la commercialisation de yaourt en Espagne. C’est ainsi qu’en 1919 naquit le premier yaourt Danone, nom qui tire son origine du diminutif de Daniel le fils d’Isaac, qui plus tard, reprendra les rennes de l’entreprise.

5 Durant les premières années, les yaourts se vendaient exclusivement en pharmacie, de ce fait, en plus des propriétés intrinsèques du produit liées à la santé, celui-ci bénéficia de la garantie de qualité apportée par la vente en pharmacie et la prescription médicale. Danone et la santé étaient liées à vie et ceci constitue d’ailleurs une de ses marques de fabrique. La deuxième marque de fabrique se manifeste par l´innovation issue de la personnalité de pionner du créateur Isaac Carasso. Enfin la troisième marque de fabrique réside dans la recherche, intimement liée à la qualité, qui fut présente des les débuts de l’entreprise quant Isaac envoya son fils Daniel faire des études de commerce à Marseille et étudier la bactériologie à l’Institut Pasteur à Paris. C’est dans cette ville que Daniel commencera la fabrication des produits Danone en 1929.

6 Ces quelques éléments sur les débuts de l’aventure de l’entreprise d’Isaac Carasso et continuée par son fils Daniel, marquent le ton de la culture de l’entreprise : innovation, santé et qualité matérialisé dans des aliments qui aident à protéger la santé, et en premier lieu celle des enfants. C’est sur ces valeurs que s’est basée la publicité depuis les débuts de l’entreprise. Au fil des années le terme de santé s’est vu doté d’autres nuances : santé et sport, santé et bien-être physique. Le produit est aussi recommandé pour la santé des adultes.

Faire connaître un produit alimentaire nouveau

7 Lors de la commercialisation d’un nouveau produit le choix d’un nom joue un rôle important. La simplicité du terme Danone permet à la marque d’être facilement mémorisée tant en Espagne qu’en France, où l’entreprise s’est installée par la suite.

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8 « (…) Pour que les institutions puissent jouir d’un certain prestige il est nécessaire que le public reconnaissent leurs noms et qu’il se rappelle au moins vaguement pour quelle raison celles-ci méritent leur respect. Par ailleurs une institution renommée, véhicule plus de confiance, favorise l’identification collective et permet une plus grande diffusion des valeurs qu’elle incarne » Gerd Gigerenzer, Directeur du Centre sur le Comportement Adaptatif et la Cognition de l’Institut Max Planck pour le développement humain à Berlin.1

9 L’un des problèmes auxquels est confrontée la publicité des produits alimentaires est de relier ces derniers au concept de santé. La santé est une valeur à laquelle le public est très sensible mais dans le même temps cette valeur varie selon l’évolution des tendances de la société. De nos jours certains produits contenant des ingrédients qui peuvent provoquer une prise de poids – graisses, glucides ou sucres –, ce qui reste un tabou dans notre perception actuelle du bien-être, sont véritablement diabolisés.

10 Cette situation ne s´applique pas à Danone puisque le produit depuis son origine est lié au concept de santé, ce que Carasso a bien su communiquer. Au début de son activité il a consacré une grande partie de ses efforts à informer les médecins sur les vertus du yaourt. Il entreprit même une campagne de distribution journalière d’échantillons aux membres du corps médical. Ses efforts portèrent rapidement leurs fruits, les médecins commencèrent à prescrire du yaourt à leurs patients qui à leur tour se dirigeaient dans les pharmacies afin de les acheter, celles-ci étant le seul endroit où ils étaient dispensés.

11 Les premières publicités mentionnaient déjà le terme de santé. Par exemple on peut citer le slogan que, dès 1930, R.L Dupuy imprima sur une affiche publicitaire en France « délicieux et sain, le yoghourt Danone est le dessert des digestions heureuses ! » Le message publicitaire apporte la nuance suivante : Il ne s’agit pas d’un médicament mais il ne s’agit pas non plus d’un simple aliment mais d’un aliment sain qui peut être consommé comme un délicieux dessert. Ainsi la notion de santé reste liée à celle de plaisir.

12 Une autre des marques de fabrique de Danone a toujours été, comme nous l’avons déjà signalé, l’innovation. Danone est né des fruits de l´innovation qui lui a servi de guide tout au long de son existence faisant aussi de nécessité vertu. En effet, l’invasion nazie en France contraint la famille Carasso à émigrer aux Etats-Unis. Cet exil obligé fut l’occasion d’élargir l´entreprise familiale mais aussi de l’adapter au marché américain. Des parfums furent ajoutés aux yaourts, ce fut le premier pas d´une série d ´innovations : yaourts écrémés, actimel, yaourts enrichis en propriétés renforçant la notion de santé, yaourts destinés à des publics spécifiques (yaourts pour garder la ligne, yaourts au soja pour les femmes, yaourts spéciaux pour les enfants, etc.) ainsi que de nouveaux produits. Ce mode d’action a conforté l’image de Danone comme une marque qui se développait et s’améliorait au même rythme qu’évoluaient les nécessités et les goûts des familles et vice versa. En effet les familles ont aussi modifié leurs habitudes alimentaires en fonction des changements qui se produisaient sur le marché.

13 Quelque temps plus tard, à la notion de santé s’ajoute celle du sport. La consommation de yaourt permet d`avoir un corps en forme. Danone sponsorise des évènements sportifs, de sorte que Danone et le sport soient automatiquement associés.

14 L’alliance de la santé et du sport a donné le jour à l’image des « corps Danone » : la beauté d’un corps jeune, musclé et bien dessiné est devenu l’icône de la bonne santé et

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de la beauté. Il s’agit de temps économiques prospères durant lesquels l’expression « corps Danone » passe dans le langage populaire pour définir une personne particulièrement attirante.

15 Jusqu'alors toutes les campagnes publicitaires se centraient sur les propriétés bénéfiques du yaourt. Cependant la configuration du marché et de la communication changent et les messages publicitaires se transforment jusqu'à arriver à cette dernière campagne publicitaire de laquelle la notion de santé est absente et où il est uniquement fait appel aux sentiments.

La publicité dans un monde envahi par la communication

16 Les spécialistes de la communication des entreprises Costa2 et Capriotti3 affirment que nous arrivons à la fin d’une époque dans laquelle les entreprises faisaient la promotion de leurs produits en se basant sur trois outils principaux : la propagande, la publicité à grande échelle et le marketing. Les raisons de ce changement sont dues à la nouvelle configuration du marché et de la communication. Nous nous trouvons face à un monde saturé de messages publicitaires et d’offres de produits similaires auquel nous sommes parvenu grâce au développement et à l’accès facile aux technologies de la communication, ce qui oblige les marques à adopter un autre discours plus profond que celui de la simple persuasion. La nécessité de se démarquer d’une si nombreuse concurrence a provoqué un glissement de la publicité du produit à la publicité de l’entreprise ou de la marque. C’est une image globale qui est recherchée, une image qui vante non seulement les bienfaits d’un produit mais aussi de celui qui le fabrique. L’entreprise doit non seulement montrer que les produits qu’elle commercialise sont bons mais qu’elle aussi est une bonne entreprise, elle doit répondre de son fonctionnement de ses différentes politiques, de gestion, politiques internes, commerciales, d’approvisionnement, de ses relations avec la société. Apparaît le terme « d’image corporative » par lequel s’exprime l’idée que les différents publics, pas uniquement les clients, se forgent l’idée d’une marque, d’une entreprise ou d’une organisation. Réduite à sa plus simple expression cela peut être une image positive ou négative. Entre ces deux pôles se tissent les attitudes que le public adopte envers les entreprises.

17 Au sein de l’organisation de l’entreprise on voit se développer le concept de responsabilité sociale : l’entreprise doit rendre à la société en retour de ce que celle-ci lui met à disposition pour se constituer, une partie de ses bénéfices. Elle devient un sujet actif de la vie de la société et veille à ce que le jugement que celle-ci lui porte soit positif. Au-delà du marketing et de la publicité les entreprises entrent en relation avec l’environnement dans lequel elles évoluent et avec lequel elles interagissent.

18 A la situation du marché s’ajoute la révolution qu’a traversé le monde de la communication depuis l’apparition de l’internet, avec sa facilité à favoriser la mondialisation. Le web 2.0 a de nouveau révolutionné la communication en octroyant un rôle important aux récepteurs de communications qui peuvent désormais se convertir, à leur tour, en émetteur. C’est la fin de la communication à un sens. Il faut donc penser à comment gagner des batailles dans le nouveau modèle de communication à double sens.

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Le rôle des émotions

19 Dans le contexte d’un monde envahi par la communication et saturé d’offres, des études voient le jour sur la réception de la publicité. Entre en scène l’importance des émotions, élément qu’Aristote avait qualifié d’essentiel dans les relations humaines et la communication persuasive. Les premières études menées dans les années 50 se concentrent sur la persuasion4. Elles sont reprises par l’Ecole de Yale, desquels auteurs on peut citer J. Mc Guire5 qui proposa, en 1978, un important modèle de hiérarchie des effets publicitaires. Déjà dans les années 80 le débat tourne autour du rôle des émotions dans les processus d’information. Ces dernières sont reconnues comme des facteurs de premier ordre, selon Zajonc6 et Bower7. Les émotions amènent le récepteur, stimulé par des forces externes, à répondre de manière réactive. Ceci induit un changement par rapport au modèle antérieur qui plaçait au centre de son action le caractère actif du récepteur, qui était considéré maître de ses propres pensées, sensations et conduites ce qui justifiait le besoin de développer des techniques de persuasion. Ces observations commencent à s’appliquer au monde du marketing et de la publicité, Holbrook et Hirchsman8, tendance qui reste toujours d’actualité.

20 Les émotions peuvent être définies, au niveau neurologique, comme un processus chimique qui se produit dans le cerveau en réponse à une stimulation déterminée. D’où l’intérêt de susciter des émotions positives chez le client potentiel afin d’influer sur ce dernier pour qu’il agisse au-delà du rationnel, par empathie envers la marque ou l’entreprise.

21 « Créer un lien émotionnel avec le consommateur, qui choisit la marque parce qu’elle lui plait, parce qu’elle le comprend, au-delà de ce qu’elle vend. Il est prouvé qu’à l’heure de choisir un produit, si une marque s’adresse à moi d’une manière plus directe que les autres, qu’elle se relie à moi, qu’elle évoque des choses auxquelles je m’identifie, je la choisirais, bien qu’elle soit un peu plus chère. Il s’agit de créer une sorte de tendresse envers les marques » affirme Raquel Martinez, directrice de création de l’agence McCann Erickson.9

22 C’est ainsi que la communication des entreprises s’est tournée vers la diffusion de ces valeurs qui suscitent des sentiments positifs. Revenons à Danone et arrêtons-nous sur quelques une de leurs propositions.

23 En 2008 Danone commence la campagne de solidarité « Ensemble Semons la Vie » grâce à laquelle une part de chaque achat est destinée à la collecte de fonds pour l’achat d’un milliard de semences que la Croix Rouge destine à des projets de sécurité alimentaire en Afrique.

24 La publicité se concentre plus sur la communication des émotions. Le dernier exemple étant celui que nous étudions aujourd’hui « Danone, alimente le sourire ».

25 La campagne publicitaire a commencé en avril 2013, en Espagne, avec un spot télévisuel dans lequel un enfant s’approche du ventre de sa mère enceinte pour parler à son frère qui n’est pas encore né. Le dialogue est le suivant :

26 Salut, comment ça va la dedans ? Ici tout le monde parle de la crise. Quand tu connaîtras papa et maman ils te paraîtront bizarres. Ils ne sont pas comme ça tout le temps, ils sont juste inquiets. Mais tu sais quoi ? Moi j’ai envie que tu arrives. Et je veux

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que l’on joue ensemble. Et j’ai beaucoup de choses pour toi … ! Mes T-shirts, mes dinosaures … mais mes danones ils sont à moi. Bon, un jour je te laisserai les goûter.

27 Le dialogue compte 65 mots, dans sa version originale espagnole, suffisants pour créer le climat désiré : intimiste, familier, pacifique, encourageant, optimiste, authentique. Le protagonisme de l’enfance est un symbole clair et efficace pour parler d’espérance. Celle-ci est magistralement personnifiée au travers d’une créature qui n’est pas encore née mais qui est déjà là et qui constitue le futur proche de la famille, un de ses membres avec lequel il est possible de parler, de rêver, de l’inviter à partager des jeux. La joie de la prochaine naissance qui aura bientôt lieu contraste avec le contexte pessimiste de crise économique, qui est simplement mentionné, mais dépassé par l’amour.

28 Les images sont accompagnées de la célèbre chanson des Beatles, Let It Be reprise par le groupe Vazquez Sounds, groupe musical formé par trois jeunes frères adolescents. Ce choix renforce les messages de confiance dans le futur et de soutien à la famille. Les jeunes, qui se basent sur la tradition culturelle des générations antérieures, la renouvelle en lui apportant une nouvelle vitalité et en récoltant de nouveau les fruits de son succès, comme c’est le cas du groupe mexicain.

29 Pendant que l’enfant s’adresse à son frère, les parents sont en train de se reposer tranquillement, peut-être sont-ils en train de faire la sieste après avoir mangé et fini le repas par un dessert Danone. Tous ces éléments renforcent le concept de famille, de spontanéité, d’authenticité, de paix, de tendresse, de simplicité et d’espérance. Le tout invite à esquisser un sourire. Quant celui-ci à été esquissé et que la publicité prend fin, six mots la concluent « Danone, nous sommes à vos côtés.». Le sourire représente le bonheur et Danone est assimilé à ce bonheur.

30 A cette communication émotionnelle s’ajoute toute une campagne que l’on nomme aujourd’hui communication à 360˚, c'est-à-dire une communication qui inclut la publicité, les relations publiques ainsi que le marketing dans ses différentes stratégies. L’une d’entre elles explicite la rationalité qui se cache derrière l’émotion comme c’est le cas d’un autre spot audiovisuel dans lequel sont détaillés les effets du sourire :

31 « Comment te sens-tu aujourd’hui ? Un jour de plus ? Ou tu penses que cela va être un grand jour ? De nombreux facteurs influent sur notre humeur. Mais il y a quelque chose, un geste tout simple capable de changer la journée : le sourire. Ce geste si commun cache d’incroyables pouvoirs. Il y a quelque chose de spécial dans un sourire, il n’est pas appris. Avant même de naître les bébés sourient dans le ventre de leur mère. Ce sont les enfants qui sourient le plus, jusqu’à 400 fois par jour. En revanche, les adultes sourient, tout au plus, 20 fois par jour. Quel dommage. Il a été démontré que le sourire, en plus de changer l’expression du visage, a aussi une influence sur nos émotions. C'est-à-dire que par simple fait de sourire nous nous sentons mieux. L’effet d’un sourire peut être, par exemple, comparable au plaisir procuré par la consommation de deux mille barres de chocolat. De plus, selon diverses études, il a été prouvé que les personnes qui sourient le plus sont celles qui vivent le plus longtemps.

32 Mais le meilleur de tout cela c’est que lorsque nous voyons un sourire nous l’imitons. Nous sourions 30 fois plus en groupe que seuls. C’est ainsi que lorsque nous sourions, non seulement nous nous sentons biens, mais en plus nous propageons notre bien-être aux personnes qui nous entourent. Une chaîne que l’on pourrait commencer chaque jour. Nous savons que nous ne pouvons pas changer le monde d’un jour à l’autre, mais chez Danone nous savons que nous tous nous pouvons améliorer le quotidien, en

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l’alimentant de ces petits gestes qui nous font nous sentir bien chaque jour. On commence par un sourire ? »

33 A travers son site web, Danone se place comme une marque amie qui offre tous types de conseils notamment sur la santé, la nutrition, on trouve des recettes de cuisine, on y incite à la pratique d’un sport, etc. On y trouve même une section dédiée aux femmes qui sont considérées comme les chefs de familles. Des conseils simples mais aussi l’organisation hebdomadaire d’échanges avec des experts de la santé et des conférences sur le bonheur menées par de prestigieux philosophes et psychiatres espagnols.

34 Danone encourage aussi le sentiment de sympathie en nous familiarisant avec l’entreprise par le biais de diverses stratégies. En plus des classiques concours et promotions dont la campagne est faite, il est intéressant de noter la volonté de faire partager l’histoire même de la marque et la mise en vente d’objets vintage, transformant ainsi en pièces de collections d’anciens modèles de la marque. Une autre initiative originale consiste à établir des liens de camaraderie entre les différents publics de l’entreprise : les clients, les éleveurs et les fabricants du yaourt. C’est dans cet esprit qu’a vu le jour l’espace Danone à Barcelone, dans lequel est développé le concept d’expérience de marque, une stratégie qui vise à renforcer le lien émotionnel entre la marque et les clients. Il s’agit d’un restaurant, arborant la couleur blanche caractéristique de Danone, qui propose des menus sains ainsi qu’une yaourterie où l’on peut faire de nombreuses combinaisons au moment même de la commande et où l’on peut déguster des yaourts glacés de différents parfums, etc. Une autre stratégie se centre sur les fournisseurs, c'est-à-dire les éleveurs. En plus de vidéos qui présentent la journée de travail de ces derniers, le public est invité à aller visiter les granges et un concours à été mis en place pour gagner un week-end à la campagne en famille.

35 La sympathie et la proximité que génèrent ces actions se voient multipliées par les possibilités de diffusion qu’offrent les réseaux sociaux. C’est sur Facebook qu’il est possible de participer à une ambitieuse campagne de solidarité : chaque usager peut, s’il le souhaite, envoyer une photo de lui souriant avec un nez de clown et ainsi obtenir la visite d’un Docteur Sourire à un enfant hospitalisé. Il s’agit d’un projet de collaboration entre Danone et la Fondation Theodora, dont l’activité consiste en l’accompagnement des enfants hospitalisés.

36 Enfin en octobre 2013 a été menée une opération de street marketing au travers de laquelle une des principales stations du métro madrilène s’est transformée en un supermarché virtuel. Les murs de la station ont été recouverts d’affiches représentant des rayons remplis de produits Danone, chacun d’eux étant munis d’un code QR qui pouvaient être scannés par les téléphones mobiles et ainsi obtenir des bons de réductions. Une équipe de personnel de Danone, le « Commando des Economies » a été présente toute la journée afin de répondre aux éventuelles interrogations dans la « Station des Economies », selon le nom qui lui fut donné. Cette initiative a atteint 10 000 personnes.

37 En fin de compte « chez Danone nous avons toujours voulu être aux côtés des familles, et aujourd’hui plus que jamais nous voulons continuer à l’être vu le contexte actuel (…) les petits gestes qui nous font esquisser un sourire et nous font sentir bien aident à ce que notre quotidien, et celui de ceux qui nous entourent, s’améliore. L’optimisme peut se transmettre et une attitude positive est fondamentale.» explique Carolina Clemente, Brand Manager chez Danone.10

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Conclusion

38 Dans une société envahie par la communication et avec une suroffre de produit, certains aliments, comme les yaourts Danone, ont transformé le discours publicitaire. Partant de la persuasion sur ses bénéfices pour la santé, le message publicitaire incite maintenant à l’expression d’émotions positives. Le consommateur connaît très bien la marque, ainsi que de nombreuses autres marques de la concurrence. Le besoin d’outils de communication efficaces dans un contexte concurrentiel amène au choix de messages publicitaires positifs. Ceux-ci exercent, d’une manière particulière un rôle stimulant sur le client, dans une époque marquée par de graves difficultés économiques. Le sourire représente le bien-être, l’absence de soucis, c’est le principal indicateur du bonheur, son langage est universel, il se comprend sans paroles.

39 Au-delà de l’émotion, la rationalité scientifique confirme les effets bénéfiques du sourire. Il nous met de bonne humeur et aide à vivre mieux et plus longtemps. Il a aussi des conséquences sociales puisqu’il se propage et répand la bonne humeur et la santé aux autres. C’est pour cela que Danone incite à sourire, à partager le sourire dans la vie de tous les jours, en famille, avec les fournisseurs, les enfants malades, et sur les réseaux sociaux. Sourire parce que Danone est à tes côtés.

40 On est passé de l’utilisation de la publicité comme un outil de persuasion, au développement de relations publiques visant à établir des liens entre les différents publics de l’entreprise, et ce au travers de l’expression des émotions.

NOTES

1. Gerd Gigerenzer, Decisiones instintivas: la inteligencia del inconsciente, Barcelona, Ariel, 2008, p. 12. 2. Joan Costa, Imagen corporativa en el siglo XXI, Buenos Aires, La Crujía Editores, 2006. 3. Paul Capriotti, Planificación Estratégica de la Imagen Corporativa, Barcelona, Ariel, 1999. 4. Carl Iver Hovland, Irving Lester Janis, Harold H. Kelley, Communication and persuasion: psychological studies of opinion change, New Haven, Yale University Press, 1953. 5. William J. McGuire, « An information-processing model of advertising effectiveness », In H.L. David & A.J. Silk (eds), Behavioral and Management Science in Marketing, New York: Ronald, 1978. 6. Robert B. Zajonc, R. B., “Feeling and thinking. Preferences need no inferences”, American Psychologist, 1980, 35(2), 151-175. 7. Gordon H. Bower, “Mood and memory”, American Psychologist, Vol 36(2), Feb 1981, 129-148. 8. Morris B. Holbrook, Elizabeth C., « The experiential aspects of consumption: consumer fantasies, feelings and fun », Journal of Consumer Research, 1982, 9, 132-140. 9. URL : http://granadaempresas.es/la-nueva-publicidad-emocional/noticias/4885.html, Consulté le 7.11.2013. 10. URL : http://www.prnoticias.com/index.php/periodismo/1129-tendencias-prmarketing/ 20120537-danone-se-enfrenta-con-ternura-a-la-crisis-en-su-ultimo-spot, Consulté le 7.11.2013.

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RÉSUMÉS

Danone est l’une des entreprises les plus importantes dans la production de yaourts et de produits laitiers. Sa dernière campagne de communication lancée en mars 2013, en Espagne, est fondée sur le lien entre alimentation et bonheur. Sous le slogan « Danone alimente le sourire », celle-ci tente de rapprocher l’image de marque avec le bonheur et les bons moments de la vie manifestés par le sourire. Tous les spots publicitaires abordent le thème du sourire et son rôle bienfaisant dans la vie quotidienne. Ce message corporatif s’adresse à un large public et aux femmes en particulier en tant que décideurs de l’alimentation et de la composition des courses familiales. C’est autour de ce lien entre alimentation et bonheur que s’est construit le discours de la marque : les styles de vie sains, les bienfaits du sourire, la promotion de week-ends à la campagne, la vie en famille… pour attirer les clients habituels de la marque. Un discours marqué par les valeurs d’authenticité, de proximité et de santé. L’objectif de cet article est de montrer le lien étroit entre alimentation, vie saine et bonheur mis en exergue par la campagne publicitaire du leader du secteur des produits laitiers.

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Varia

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Temps arrêté, temps augmenté et temps déréglé dans Yûkoku (Patriotisme, 1961) de Mishima Yukio

Thomas GARCIN

1 Publiée pour la première fois dans la revue Shôsetsu Chûôkôron 小説中央公論 en janvier 1961, la nouvelle Yûkoku 憂国 décrit le suicide du lieutenant Takeyama Shinji et de son épouse Reiko pendant les incidents du 26 février 1936 (ni ni-rokujiken 二・二六事件).1 Partageant l’amitié et les convictions politiques des rebelles, Shinji n’a toutefois pas été invité à participer au coup d’État. De retour chez lui à l’occasion d’une courte permission, il choisit, afin de concilier l’obéissance qu’il doit à ses supérieurs à ses convictions intimes, d’accomplir le suicide rituel par éventrement (seppuku 切腹). Sa femme propose de l’accompagner. Le couple se livre à un dernier et solennel coït avant de se donner la mort. Ce récit est inspiré d’un fait divers qui a eu lieu en marge de la tentative de coup d’État. Dans la nuit du 28 février 1936, le lieutenant Aoshima Kenkichi du Bataillon de logistique de la Garde Impériale, un ami des officiers rebelles qui n’était pas personnellement impliqué, s’éventra à son domicile de Setagaya, accompagné de sa jeune épouse.2 L’arrière-plan idéologique de la nouvelle et le motif du seppuku ont amené la plupart des commentateurs à étudier ce texte sous un angle thématique et/ou biographique. Ce récit annonce en effet l’engagement croissant de l’auteur en faveur de l’ultranationalisme dans le cours des années 1960. Dans une perspective téléologique, il pourrait aussi être perçu comme le présage de son propre éventrement. La nouvelle nous renvoie enfin à toute une série de thématiques très largement présentes dans l’ensemble de son œuvre : refus du principe de réalité, quête de la transcendance, pulsion de mort, sadomasochisme, narcissisme, etc. L’influence des obsessions politiques et des fétiches de l’auteur sur la rédaction de ce texte est donc indéniable. Il nous semble cependant qu’une attention plus grande aurait pu être portée au travail formel. Comme l’a justement noté Hasegawa Izumi3, le premier chapitre de la nouvelle, qui résume d’emblée l’intrigue et supprime ainsi tout suspens narratif, tend à mettre

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l’accent, sur le tissu même du texte. Le ton moralisateur et les désinences verbales en langue classique inscrivent d’autre part l’incipit dans un décalage manifeste avec l’horizon d’attente contemporain, suggérant au lecteur que l’auteur joue avec les conventions littéraires, travaille une matière qu’il sait pertinemment éculée et désuète.

2 Cette mise à distance des stéréotypes ne comporte toutefois aucune dimension ironique (au sens le plus répandu du terme : signifier le contraire de ce que l’on prétend dire)4 ou parodique. L’auteur n’utilise pas de façon intentionnellement comique ou burlesque ces codes littéraires surannés qui évoquent des genres comme l’épopée ou la légende (dimension édifiante du récit, personnages physiquement et moralement sans défauts, présence manifeste et orientée du narrateur). La nouvelle Yûkoku relèverait, dans cette perspective, de ce que Jean-Louis Dufays nomme le « régime sérieux » de l’exploitation des stéréotypes : l’auteur paraît accepter les connotations des clichés qu’il mobilise sans pour autant être dupe de leur banalité et de leur caractère figé.5 Se pose alors la question de savoir si le texte parvient à renouveler les stéréotypes qu’il mobilise et, le cas échéant, par quels moyens. Nous souhaiterions proposer une réponse à cet égard en nous concentrant sur la question du temps dans la nouvelle. Il s’agit là d’un point central dans la littérature de Mishima et qui semble avoir été particulièrement travaillé dans le texte de Yûkoku où trois représentations contrastées du temps se mêlent : un temps arrêté, un temps augmenté et un temps déréglé. Si la première est conforme aux topoï épiques exploités par l’auteur, les deux suivantes tendent à les enrichir et à les compliquer.

Temps arrêté et topoï épiques

3 La nouvelle Yûkoku s’insère dans un cadre temporel paradoxal. D’un côté le récit est clairement inscrit dans l’histoire (cadre du ni-nirokujiken mentionné à trois reprises dans les premières pages du récit), de l’autre il nous met en contact avec une réalité supra-historique et sacrée, un temps hors du temps qui échappe aux déterminations ordinaires de la durée : 昭和十一年二月二十八日(すなわち二・ニ六事件突発第三日目)、近衛歩兵第 一聯隊勤務武山信二中尉は、事件発生以来親友が反乱軍に加入せることに対し 懊悩を重ね、皇軍相撃の事態必至となりたる情勢に痛憤して、四谷区青葉町六 の自宅八畳の間に於て、軍刀を以て割腹自殺を遂げ、麗子夫人も亦夫君に殉じ て自刃を遂げたり。中尉の遺書は只一句のみ「皇軍の万歳を祈る」とあり、夫 人の遺書は両親に先立つ不孝を詫び、「軍人」の妻として来るべき日が参りま した」云々と記せり。烈夫烈婦の最期、洵に鬼神をして哭かしむの概あり。因 に中尉は享年三十歳、夫人は二十三歳、華燭の典を挙げしより半歳に充たざり き。 Le vingt-huit février mil neuf-cent trente-ʃix (ʃoit au troisième jour de l’incident du vingt-ʃix février), dans la pièce de huit nattes de ʃon domicile — ʃixième périmètre du quartier Aoba, arrondissement de Yotsuya — le lieutenant Takeyama Shinji du premier bataillon d’infanterie de la Garde Impériale, tourmenté au plus haut point ʃuite à l’engagement de ʃes amis aux côtés des inʃurgés, & profondément indigné par les circonʃtances qui mettaient l’armée impériale en priʃe avec ʃes propres troupes, exécuta, de son ʃabre de ʃoldat, l’éventrement rituel. ; ʃon épouʃe Reiko, fidèle à ʃon époux, retourna ʃemblablement ʃon poignard contre elle-même. Le teʃtament du lieutenant se limitait à cette simple phraʃe : « Que vive éternellement l’Armée Impériale ». Son épouʃe ʃollicitait l’indulgence de ʃes parents pour l’ingratitude dont elle ʃe rendait coupable en les précédant dans la mort, ajoutait que le jour était arrivé auquel elle était « destinée en tant que femme de ʃoldat », & cætera. Les

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derniers inʃtants de ce couple vertueux furent véritablement de nature à faire pleurer les plus terribles de nos dieux. Préciʃons que le lieutenant avait fêté ʃes trente et un ans, que ʃon épouse comptait vingt-trois printemps & que ʃix mois ne ʃ’étaient pas écoulés depuis la célébration de leurs noces.6 4 Sous le ton lisse et solennel du premier chapitre, deux discours distincts, associés à deux types de temporalités, se font jour. La datation scrupuleuse et le souci des détails factuels (adresse précise du couple, taille du salon, régiment du lieutenant, termes du testament, rappel du contexte historique) nous renvoie plutôt au style journalistique. Plusieurs critiques, comme Terada Tôru7 ont d’ailleurs établi un parallèle entre la langue de l’incipit et celle de la presse de Meiji.8 Le thème édifiant (mort exemplaire), la dimension religieuse (convocation des divinités) et pathétique (accent mis sur les sentiments des protagonistes), nous éloignent toutefois de l’écriture et du temps journalistique. La date du 28 février 1936 échappe au cours de l’histoire : le narrateur nous introduit rituellement à une temporalité mythique et sacrée. La nouvelle évoque sur ce point la légende ou l’épopée9 qui tirent du bourbier de la réalité historique certains faits et certains personnages pour en faire des modèles, des êtres et des évènements absolus, soustraits à la temporalité ordinaire. Nous retrouvons une même ambivalence au niveau des personnages. Dotés d’un état-civil (nom et prénom vraisemblables, profession, âge, adresse), le lieutenant Takeyama Shinji et son épouse Reiko ne sont pas entièrement étrangers aux codes de la représentation réaliste. Pour les décrire le narrateur utilise cependant un registre superlatif stéréotypé — beauté « incomparable », couple « exempt de défauts », « exemple le plus achevé de la beauté masculine »10 — qui les éloigne considérablement, comme l’ont noté plusieurs critiques11, des êtres incarnés et tridimensionnels dont le roman réaliste cherche à nous donner l’illusion. Réduits à une série de lignes et de courbes harmonieuses, convoquant souvent les mêmes adjectifs ou les mêmes syntagmes figés12, Shinji et Reiko échappent à l’épaisseur impure et complexe de l’univers réaliste et évoquent plutôt les effigies en bas-relief des genres naïfs et/ou archaïques (conte, mythe, épopée, légende, etc.).

5 Le thème central de Yûkoku— « les derniers instants » d’un couple vertueux —rattache plus précisément le récit au genre épique. Le terme même de saigo 最期 (derniers instants) nous renvoie en effet au motif de la fin exemplaire présent dans les épopées médiévales (gunkimono 軍記物). Ce motif, note Daniel Struve, est « étroitement lié à la représentation de la condition des guerriers pour lesquels l’instant de la mort tend à prendre une importance décisive et en vient à symboliser la réussite ou l’échec d’une vie ».13 Les saigo spectaculaires qui jalonnent les gunkimono se présentent comme des démonstrations, des preuves par l’exemple de la valeur de celui qui s’y oblige.14 Dans la même logique le personnage du lieutenant envisage la mort par éventrement — cette mort « sur la ligne de front de l’esprit » — comme un moyen de s’absolutiser dans l’acte, de coïncider pour l’éternité avec son statut de soldat destiné à mourir de façon glorieuse sur le champ de bataille.15 La répartition des rôles entre l’époux et l’épouse, qui attribue au premier les fastes de la mort somptuaire et à la seconde une mort plus discrète d’accompagnement, peut aussi évoquer les gunkimono.16 Le fait de limiter l’intrigue à cette seule fin exemplaire, de réduire le sujet de la nouvelle aux quelques heures pendant lesquelles les personnages incarnent la plus haute vertu nous renvoie, en revanche, plutôt au genre bref de la légende. Dans Formes simples, André Jolles note que les hagiographies ne s’intéressent pas à la continuité de la vie des saints, mais aux seuls instants pendant lesquels ils objectivent le Bien.17 De la même façon, les personnages de Yûkoku n’ont pas vraiment d’histoire, ils n’existent pour nous que

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pendant les heures exemplaires qui précèdent et accompagnent leur suicide. L’unique information qui remonte un peu loin dans le passé des personnages se rapporte au personnage de Reiko : nous apprenons qu’elle collectionnait, jeune fille, des petits animaux en céramique.18 Mais cette activité innocente relève précisément d’une neutralisation de la distance temporelle : le passé n’est ici qu’un jalon vitrifié, une antériorité naturelle et convenue qui ne pouvait qu’aboutir, selon une logique téléologique (jeune fille innocente → femme de soldat pure et dévouée), au temps mythique et exemplaire du récit. L’histoire personnelle des personnages se résume au fond aux six mois vertueux de leur existence conjugale. Cette courte durée est toutefois très rapidement décrite (une page à la fin du chapitre deux) et tend elle-même à se dissoudre en une série d’actes quotidiennement répétés (coïts solennels, émerveillement réciproque toujours renouvelé, prières aux divinités)19 qui lui ôte toute épaisseur. Les six mois de vie commune sont aussi un temps hors du temps, un passé sans histoire, sans trouble, sans imprévu ni altération : nulle dispute, nulle lassitude, nulle ride sur le visage statufié des personnages quand ils font l’amour.

6 Les seuls instants que le texte explore longuement sont donc les dernières heures du couple. Le lecteur n’y entre pas de plain-pied. L’incipit exerce en l’occurrence une fonction de seuil initiatique, il nous prépare au sujet élevé du récit et nous invite à adopter une lecture recueillie et révérencieuse. Le double sas introductif du premier chapitre (résumé de l’intrigue) et du second chapitre (présentation des personnages : description de la photographie de mariage, évocation de la nuit de noce et des six mois de vie conjugale) fait en l’occurrence écho aux motifs qui, au niveau de l’histoire, indiquent un seuil (porte, antichambre), dessinent un univers partagé entre deux espace-temps antithétiques séparés par un espace intermédiaire : d’un côté le monde externe, politiquement fourvoyé, enfoncé dans les eaux marécageuses de l’histoire et refusant de restaurer le temps (échec du coup d’État) ; de l’autre le domicile du couple où deux héros hors-du-commun vivent des instants glorieux, retrouvent, à l’échelle individuelle, l’essence temporelle sacrée et cosmique qui a été perdue au niveau collectif. Le narrateur trace de la sorte une relation d’homologie entre l’expérience de lecture hors du commun de ses destinataires et les heures que vivent ses personnages dans le huis clos mythifié de leur logement. Le retour du lieutenant au domicile20, qui inaugure la dernière soirée du couple, est en l’occurrence concomitante à l’instauration d’un temps scénique (temps du récit ≈ temps histoire)21 qui nous amène à suivre en même temps que les personnages leurs ultimes instants.

7 L’écart ontologique qui nous sépare du couple ne disparaît pas pour autant. La nouvelle, comme dans les genres épiques ou légendaires, est construite sur une distance insurmontable entre l’espace-temps des destinataires hors-texte et l’univers diégétique, distance qui nécessite précisément une instance intermédiaire (le narrateur-récitant). Mais la représentation du temps permet de lisser l’écart initial. Entre la fin du chapitre deux, marquée par le sommaire le plus concis de la nouvelle (page 77 : une page pour résumer les six mois de la vie conjugale du couple) et le temps scénique proprement dit vient ainsi s’intercaler, au début du chapitre trois, un sommaire de transition qui rapproche le temps du récit du temps de l’histoire (pages 79 à 81 : trois pages pour résumer le départ du lieutenant et les deux journées de Reiko seule au domicile). Cette introduction par paliers vers le temps sacré des derniers instants exemplaires permet aussi d’en signifier l’intensité en suggérant un ralentissement et une condensation progressive du temps.

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8 L’horizon de la mort donne en effet aux « derniers instants » une densité exceptionnelle, chaque laps de temps étant comme rehaussé et amplifié par son issue grandiose. L’assiette droite, les visages impassibles, les mouvements précis et ordonnés22 suggèrent une sorte de cérémonial religieux dont les personnages seraient à la fois l’objet et les officiants. Tout, note Etô Jun, « se déploie selon un formalisme rigoureux semblable à l’étiquette qui régit la cérémonie du thé ».23 Les derniers instants ne se distinguent en même temps presque en rien, comme l’indique à plusieurs reprises le narrateur, d’une soirée ordinaire. Le chapitre trois, qui représente près de la moitié de la nouvelle (16 pages sur 35), pourrait être résumé de la façon suivante : un soldat rentre chez lui, est accueilli par sa femme qui lui prépare le bain et une collation, ils se lavent, puis ont un rapport sexuel. Le lieutenant n’est pas loin de « céder à l’illusion » d’une soirée parfaitement normale (page 85). Le narrateur, focalisé sur l’épouse, lui fait écho, une page plus loin : ここには何ら特別の時間はなかった。麗子はいそがしく立ち働き、即席の肴を 作っていた。手も慄えず、ものごとはいつもよりきびきびと小気味よく運ん だ。それでもときどき、胸の底をふしぎな鼓動が走る。遠い稲妻のように、そ れがちらりと強烈に走って消える。そのほかは何一つふだんと変わりがない。 Il n’y avait rien qui indiquait ici un moment singulier. Reiko s’affairait, debout, à préparer de petits plats impromptus pour accompagner le saké. Ses mains ne tremblaient pas, tout avançait dans l’ordre et plus rapidement encore qu’à l’accoutumée. Seul le fond de sa poitrine était, de temps à autre, parcouru par d’étranges palpitations. Comme de lointains éclairs, cela la traversait d’un trait puis s’éteignait. Rien, sinon, ne différait de l’ordinaire.24

9 « Rien » et pourtant tout. Car par la grâce de la mort rituelle, la dernière soirée du couple, prend une signification entièrement nouvelle : l’ordinaire devient extraordinaire, d’autant plus extraordinaire, peut-être, qu’il reste en même temps ordinaire, attestant le courage surhumain des personnages pour qui la mort est un horizon presque aussi naturel que ne l’était la journée du lendemain quand ils avaient le loisir de vivre. Dans Le sacré et le profane, Mircea Eliade a forgé le terme de hiérophanie pour désigner la manifestation d’une force sacrée dans un objet quelconque qui « devient autre chose sans cesser d’être lui-même ».25 « Sans cesser d’être lui-même », le quotidien du couple Takeyama se transforme ainsi en une liturgie splendide dont les différentes étapes — le bain (l’ablution), la consommation rituelle du saké, le coït (le « rite d’amour ») — sont autant de rites préparatoires annonçant la fusion complète des personnages avec la transcendance (le « rite de mort »).26

10 Comme tout rituel, la dernière soirée du couple suit un ordre qui semble fixé et préétabli. Le statisme du protocole est ici d’autant plus marqué que son issue et son objet sont la mort même. Située en amont comme en aval du récit, « toujours-déjà-là », la mort rigidifie les personnages, immortalise leurs paroles et leurs gestes. La décision de mourir, qui ouvre le rituel, marque ainsi un premier mouvement de pétrification : 中尉の心はもう決まっている。言葉の一つ一つは死に裏付けられ、この黒い堅 固な裏打ちのために、言葉が動かしがたい力を際立たせている。中尉は悩みを 語っているのに、そこにはもう逡巡がないのである。 しかし、こうしているあいだの沈黙の時間には、雪どけの渓流のような清冽さ があった。中尉は二日にわたる永い懊悩の果てに、我家で美しい妻の顔を対座 しているとき、はじめて心の安らぎを覚えた。言わないでも、妻が言外の覚悟 を察していることが、すぐわかったからである。 「いいな」と中尉は重なる不眠にも澄んだ雄々しい目をあけて、はじめて妻の 目をまともに見た。「俺は今夜腹を切る」 麗子の目はすこしもたじろがなかった。

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そのつぶらな目は強い鈴の音のような張りを示していた。そしてこう言った。 「覚悟はしておりました。お供をさせていただきとございます」 Le lieutenant avait déjà pris sa décision. Chacun de ses mots prenait appui sur la mort et manifestait, en raison de cette doublure noire et infrangible, une force qu’il eût été difficile d’ébranler. Il y avait certes des traces de souffrances dans ses paroles, mais plus la moindre trace d’hésitation. Dans le silence qui se prolongeait il y avait comme la fraîcheur et la pureté d’un torrent éclos à la fonte des neiges. De retour au domicile après deux longs jours de souffrance, le lieutenant, installé vis-à-vis le beau visage de sa femme, se sentit pour la première fois le cœur en paix. Car il avait immédiatement comprit que sa femme, quoiqu’elle se tût, avait deviné ses intentions. « Bon » déclara le lieutenant qui releva ses yeux. Son regard, clair et vigoureux malgré les nuits d’insomnie, se fixa pour la première fois droit dans les yeux de son épouse : « ce soir, je m’ouvre le ventre ». Nul fléchissement dans le regard de Reiko. L’arrondi délicat de ses yeux exprimait une tension, semblable au tintement vigoureux d’une clochette. Elle éleva alors la voix : « J’ai pris ma décision. Donnez- moi la permission de vous accompagner. »27

11 Cet extrait fait immédiatement suite au retour du lieutenant au domicile. Le personnage, contaminé par l’impureté extérieure, est d’abord l’ombre de lui-même : mal rasé, les joues creuses, il apparaît comme « un autre homme »28 aux yeux de son épouse. Sa détermination et l’approbation silencieuse de sa femme effacent cependant en un clin d’œil sa fatigue et son abattement, le réinsère sans transition dans son essence héroïque. Le regard droit et limpide, les paroles décisives l’immobilisent finalement dans une « halte héroïque »29 que son double féminin réverbère aussitôt (la seconde partie de la scène comporte ainsi quatre séquences : Shinji regarde fixement Reiko / Shinji annonce sa décision / Reiko regarde fixement Shinji / Reiko annonce sa décision). De même que le portrait réduit les personnages à une série de contours parfaits dessinant un corps idéal dont « les proportions exactes » épousent une sorte de chiffre d’or géométrique, de même les actes des personnages semblent-ils reproduire, jusqu’à la scène de l’éventrement, une série d’actions préexistantes, une gestuelle grandiose dont ils retrouvent spontanément le cours glorieux et figé. Réifié, chaque instant s’enrichit aussi d’être le dernier30, porte avec lui une sorte de surplus qui le ralentit, l’intensifie et finalement le détemporalise. Le silence, qui coupe le cours des actions indique ici précisément une suspension dont l’idée est notamment rendue par les deux métaphores synesthésiques qui, connotant le rituel religieux (eaux lustrales qui coulent sans impuretés, clochettes des temples et des sanctuaires), font aussi entendre le timbre de l’éternité (le silence : Autre du son comme l’éternité est l’Autre du temps).

12 L’idée que les personnages sont déjà morts, qu’ils portent avec eux un peu de l’immobilité de la tombe qui les attend est énoncée de façon plus explicite encore dans la suite du texte. Le terme de shinigao 死顔 (visage de mort)31, utilisé à plusieurs reprises dans le chapitre trois, suggère que le visage des personnages est déjà un masque mortuaire et le rituel qu’ils accomplissent une sorte de thanatopraxie. Le personnage du lieutenant a lui-même l’impression de voir son visage « se détacher à moitié de lui et devenir celui d’un soldat mort sur un monument commémoratif ». Statufié, enfermé dans « l’armure du Beau et du Juste que les autres ne peuvent toucher du doigt »32, le corps des héros de Yûkoku est un corps minéral, étranger au trouble organique, un gisant qui marche. Shinji et Reiko illustreraient parfaitement les analyses de Christophe Imbert sur le « héros pétrifié » du poème épique, « éternel

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déployé dans le champ du temps »33 qui garde avec lui la fixité des pierres du tombeau. L’ensemble du poème épique peut dès lors, selon Christophe Imbert, être assimilé à une émanation du monument héroïque : Le poème [épique] se placerait donc dans le rayonnement du tombeau : en même temps, il s’en détache, et il anime la figure immobile du héros par la fiction, et en même temps il garde en lui une part de l’immobilité, de la fixité que lui lègue la tombe — comme un peu de poussière arraché par le vent […]. Notre idée est donc que dans le poème, ainsi rappelé, ainsi évoqué, c’est le mort qui agit, ou le héros vivant en tant que futur mort. C’est dans le fait que le héros est mort quand on le chante, ou dans le fait qu’on le chante comme un mort que réside peut-être le secret de la stature héroïque.34

13 Le héros épique ne cesse d’ailleurs de se heurter à son propre destin, de rencontrer au cours de son périple les motifs funèbres (cénotaphes, scènes de lamentations, tombeaux) qui reflètent son statut sépulcral et celui du texte dont il est l’objet. Les mouvements figés des héros de Yûkoku, leurs masques mortuaires, le monument aux morts qui les guette reflètent de même le cadre énonciatif initial du récit et la dimension fondamentalement commémorative et funéraire de la nouvelle. Il n’est pas anodin que les personnages soient d’abord décrits tels qu’ils apparaissent sur une photographie souvenir, immortalisés dans une pose fixe et immuable (la femme devant assise en kimono, l’homme debout derrière en uniforme) 35 :Shinji et Reiko appartiennent, par essence, à la surface plane et au temps arrêté de l’instantané photographique et ne s’en échappent que pour mieux (chacun de leurs gestes réitérant l’ordre d’une composition préexistante) y revenir.

14 Le style est en parfaite adéquation avec ce temps gelé du tombeau épique. Les phrases de la nouvelle suivent tout d’abord un rythme très régulier marqué par une prédominance des structures binaires (phrase composée de deux parties séparées par une virgule) ou ternaires (phrase composée de trois parties séparées par deux virgules) dont les segments internes comportent souvent un nombre d’unité phonétique très proche, voire identique.36 Ces cadences presque métronomiques créent un effet de monotonie poétique un peu artificiel qui assimile l’ensemble du texte à une sorte de poème en prose. Si le découpage métrique ne correspond pas au rythme 7/5 (shichigochô 七五調) qui imprègne la littérature épique et une grande partie de la littérature classique, il n’en contribue pas moins, par sa rigidité même, à donner à la nouvelle une note archaïsante, encore appuyée par des archaïsmes de langage. L’usage des désinences verbales en japonais classique se limite certes au seul chapitre introductif. L’auteur privilégie cependant dans le reste de la nouvelle des structures qui, bien que présentes en japonais moderne, sont très clairement héritées de la langue classique — adjectifs en ka37, négation en nu, zu ou mai (plutôt que nai)38, formes conjonctives en taru (plutôt que dearu)39. La langue de Yûkoku n’est ainsi pas sans analogie avec le style dit bibun美文 (« style élégant »)40 ou gikobun 擬古文 (« faux style ancien ») inspiré de la littérature de Heian et qui fut notamment en vogue à la fin de l’époque Edo (1603-1868) et à l’époque Meiji (1868-1912). Le gikobun n’est en l’occurrence pas tant une reprise littérale du style ancien que son adaptation moderne, sa recréation à la fois ludique et révérencieuse. Selon la même logique, Mishima élabore ici un classicisme sur mesure, une langue majestueuse et à moitié morte dont la monotonie rythmique pourrait évoquer les litanies religieuses et funéraires. À travers ces cadences fixes, pleines d’odeurs anciennes, le lecteur est finalement invité à faire

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lui-même l’expérience du temps arrêté de la poésie épique dont le rituel lent et macabre des personnages composait le versant thématique.

15 L’objet de cette première partie était de montrer que la nouvelle Yûkoku met en scène un temps épique, temps sacré des « derniers instants » du couple Takeyama dont le texte, à travers un habile travail formel (évolution graduée vers le temps scénique, représentation de l’éternité par des images synesthésiques, rythmes évoquant une forme de monotonie poétique, etc.), souligne la dimension sublime et pétrifiée. La dimension autoréférentielle du texte — jeux d’échos entre le niveau de l’histoire et le niveau du récit (parallèles entre les représentations du seuil dans l’histoire et le rôle des deux premiers chapitres, motifs mémoriels qui renvoient au statut funéraire du récit) ou entre la forme et le fond (rythmes qui évoquent les gestes lents et protocolaires des personnages) — appuient l’effet de mise à distance déjà suggéré par le décalage manifeste avec l’horizon d’attente des lecteurs contemporains (langue classique du premier chapitre, thématique surannée). Mishima semble ainsi utiliser les stéréotypes non pour faciliter la transmission d’un quelconque message mais comme support poétique, dans le cadre d’un projet esthétique singulier qui exploite l’exotisme du passé. Ce projet n’est toutefois pas sans soulever un certain nombre d’interrogations. Peut-on vraiment parler ici de renouvellement des stéréotypes ? La mise à distance n’est-elle pas un expédient commode qui permet à l’auteur de se complaire sans contrainte dans un usage naïf des stéréotypes ? Le texte de Yûkoku illustre bien le problème que pose, par nature, le régime sérieux de l’exploitation des stéréotypes qui implique à la fois une forme de second degré et un respect du premier degré.

16 Ce premier degré est d’autant plus à même d’indisposer une partie des lecteurs que le texte s’inscrit aussi dans un contexte idéologique. Les Incidents du 26 février 1936 ne sont certes jamais mentionnés en détail et le narrateur évite les développements doctrinaires. L’ultranationalisme n’en constitue pas moins l’un des référents du texte. L’amitié du couple avec les rebelles, le thème du suicide sacrificiel, des concepts tels que la nation, la famille impériale ou le drapeau41, enfin l’évocation, par le narrateur, du Rescrit Impérial sur l’éducation comme norme morale de référence42 donnent parfois à ce texte des airs de récit à thèse.43 Le travail sur la représentation du temps joue à cet égard un rôle essentiel. En plaçant le ni-nirokujiken au seuil d’un récit mi- épique mi-légendaire, Mishima tend tout d’abord à suggérer que cette tentative de coup d’État ultranationaliste fut un évènement — comme il l’indique très clairement dans sa postface Ni-nirokujiken to watakushi 二・二六事件と私 [Les Incidents du 26 février 1936 et moi] — exceptionnel et mythique.44 La représentation, dans le texte, d’un temps conforme à son essence, d’un temps qui fait coïncider l’être au devoir-être nous renvoie d’autre part au principe même de l’utopie temporelle ultranationaliste qui, à travers des concepts tels que le tennô 天皇 (coïncidence entre l’empereur-dieu et l’empereur homme) ou le kokutai 国体 (corps « intemporel » de la nation japonaise), postule l’existence d’entités à la fois dans et hors du temps, immanentes et transcendantes.

17 On pourra certes faire remarquer qu’il existe un décalage entre les visées pragmatiques que supposerait un récit à thèse, et la dimension éminemment esthétisante de la nouvelle. Mais cette esthétique même n’est pas sans implications idéologiques. Le minimalisme du récit (ténuité de l’intrigue, concentration sur les seuls « derniers instants » du couple, unité de temps et de lieu), le thème grave et sacrificiel, les

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mouvements lents et ritualisés des personnages, le style archaïsant aux rythmes réguliers qui les accompagne nous renvoient aussi à un discours diffus postulant une sensibilité spécifiquement et intrinsèquement japonaise dans laquelle l’idéal esthétique d’un temps suspendu joue en l’occurrence un rôle essentiel. Les procédés formels qui, dans le texte, participent à la représentation d’un temps arrêté et exemplaire (rythmes rigoureux, archaïsmes, constante indexation du fond sur la forme) ne sont pas non plus sans parenté avec les plans-séquences et les lents mouvements de caméra par lequel le cinéma japonais, des années 1930 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a cherché, en s’appuyant sur des intrigues illustrant l’éthique féodale, à représenter, magnifier et essentialiser une hypothétique japonité. À l’instar de l’espace diégétique de ces films au « style monumental »45, l’intérieur du couple Takeyama est saturé d’éléments (objets, costume, etc.) qui symbolisent une sorte de Japon éternel : uchikake 裲襠 (kimono à traîne) hibachi 火鉢 (brasero en céramique), tokonoma 床の間 (niche ménagée dans le mur où sont placés des objets décoratifs), kakejiku 掛け軸 (rouleau suspendu), tabi 足袋 (chaussettes japonaises), fundoshi 褌 (pagne japonais), suzuri 硯 (pierre à encre), etc.46. Les personnages eux-mêmes sont semblables à des cartes postales exotiques. Le personnage du lieutenant renvoie au type du samouraï dévoué.47Les lignes harmonieuses du corps de Reiko esquissent, quant à elles, une féminité proprement autochtone, le « type » femme-enfant de la maiko 舞子 : blancheur du teint, rotondité, cils longs et sourcils fins, « petit menton intelligent », lèvres potelées48, fuji-bitai 富士額 (front haut coupé au centre par la racine des cheveux dessinant un Mont Fuji inversé), etc.49

18 Désuétude, références idéologiques et esthétique stéréotypée de la japonité contribuent à faire de Yûkoku un texte clivant. Hasegawa Izumi remarquait ainsi que la nouvelle tendait à diviser ses lecteurs en deux camps : ceux capables de le « comprendre » parce qu’ils en acceptaient le cadre implicite, et ceux aux yeux desquels les personnages ne pouvaient qu’apparaître (involontairement) « burlesque » (kokkei 滑稽).50 Peut-être avait-il en l’occurrence à l’esprit les réactions diamétralement opposées de Etô Jun et de Hanada Kiyoteru dans la revue Gunzô un mois après la sortie de la nouvelle. Tandis que le premier se montrait extrêmement élogieux, valorisant notamment la dimension esthétisante et sacramentelle du texte, le second, considérait ce texte comme « tout à fait insignifiant » (hijô ni kudaranai 非常にくだらない)51 lui reprochant son caractère idéologique et son exotisme japonisant. L’écart entre ces deux réactions souligne à quel point l’appréciation d’un texte qui a explicitement recours à des structures et à des thématiques usées diverge selon le propre rapport du lecteur aux stéréotypes mobilisés et à la valeur qu’il leur donne. La position dépréciative est cependant plus contestable en ce qu’elle refuse de donner sa chance au texte, et risque par là de le manquer. Hanada Kiyoteru semble ainsi éliminer l’hypothèse d’un recours intentionnel et distancié aux stéréotypes, suggérant un renouvellement, voire une déconstruction. La suite de cette étude aura pour objet de montrer que la représentation convenue du temps est profondément modifiée et enrichie par rapport à son modèle épique d’origine. Nous verrons tout d’abord que le « temps arrêté » de la nouvelle est aussi un « temps augmenté » reposant sur la fusion de plusieurs modes et durées temporels. Nous nous intéresserons dans un second temps à la scène du seppuku et au dernier chapitre de la nouvelle qui perturbent considérablement les représentations hiératiques du temps arrêté.

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Le renouvellement des stéréotypes : temps augmenté et temps déréglé

19 Nous avons longuement mentionné le rôle que jouait la mort à venir dans l’intensification et la réification des derniers instants. Il faut cependant préciser que cette densification du temps tient aussi au rapprochement entre différents instants, et notamment à la constitution d’un pont temporel entre la nuit de noce et la dernière nuit du couple. Sur le cliché pris le jour de leur mariage les deux personnages avaient déjà, semble-t-il, les yeux fixés sur la mort à venir.52 Avant de pénétrer le lit nuptial, le lieutenant rappelle aussi à son épouse qu’elle doit être résolue, « en tant que femme de soldat », à accepter la mort de son mari, susceptible de survenir à tout instant. Pour toute réponse, Reiko retire de son trousseau le poignard qu’elle a reçu et le place devant elle : une « muette harmonie » se noue alors entre les deux membres du couple. 53 La dernière nuit mortuaire est, autrement dit, déjà tapie dans les premières caresses, la mort constitutive de l’hymen. Au mouvement projectif qui va de la première vers la dernière nuit fait suite un mouvement inverse et complémentaire. De nombreux passages mettent en effet en exergue l’idée que la dernière nuit rejoue la première, réitère et confirme l’heureuse et funèbre harmonie des noces. Le passage dans lequel les deux personnages prennent ensemble la décision de mourir répète ainsi strictement les trois séquences devant le lit nuptial : le lieutenant affiche sa décision de mourir → Reiko l’imite → l’harmonie du couple s’en trouve consolidée. 54 À l’issue de cet épisode, l’épouse, tout à la joie de mourir avec son époux, éprouve d’ailleurs « le sentiment de vivre à nouveau sa nuit de noce ».55 Le point de vue du lieutenant souligne lui aussi les parallèles entre les derniers instants du couple et les premiers. La contemplation des doigts délicats de son épouse amène ainsi le personnage à évoquer l’éventail qu’elle tenait dans sa main le jour de son mariage.56 Le souvenir des noces se fait plus intense à mesure que la mort approche, comme si les personnages y faisaient volontairement allusion : ils choisissent ainsi, pour la mort, les mêmes vêtements que sur leur photographie de mariage (l’époux en uniforme, l’épouse en kimono blanc)57, évoquent le sort d’un cadeau reçu par leur parrain de mariage (le kakejiku), s’asseyent l’un en face de l’autre58 exactement comme ils l’avaient fait lors de leur première nuit (puis à l’instant de choisir la mort qui, déjà, répétait cette première nuit), etc.

20 Les allers-retours constants entre les premières noces et les secondes noces funèbres tendent à effacer la période médiane qui les sépare. Cette idée se reflète d’ailleurs dans la composition même du texte. Le sommaire qui résume la durée des six mois de vie conjugale à la fin du second chapitre est, en effet, enchâssé entre deux temps proches de la « scène » : l’épisode de la nuit de noce d’un côté (chapitre 2, page 77), les deux jours de Reiko seule au domicile et la dernière nuit de l’autre (chapitres 3, 4 et 5). Le temps long (qui est le temps court du récit) est ainsi comme subsumé dans le temps court (qui est le temps long du récit), disposition qui reflète l’idée d’une projection de la durée sur les derniers instants. De fait, les trois derniers jours du couple ne réitèrent pas seulement la nuit de noce mais aussi les gestes quotidiens des six mois de vie conjugale59. Le temps qui se déploie dans l’espace intermédiaire entre la première et la dernière soirée est donc intégré aux derniers instants et participe de leur intensification, suggérant une concrétion de la durée sur l’instant. Le temps sacré est, rappelons-le, moins l’antithèse du temps profane que sa glorieuse métamorphose. La

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dernière soirée condense et sublime toutes celles qui précèdent, les réitère toutes en une seule fois et sur un mode plus grandiose encore et plus exemplaire.

21 Chaque instant cristallise ainsi, dans sa fugacité, une série de précédents répartis sur la ligne horizontale qui sépare les premières noces du couple de ses secondes noces funèbres : 麗子が階段を上がって来る足音がする。古い家の急な階段はよくきしんだ。こ のきしみは懐かしく、何度となく中尉は寝床に待っていて、この甘美なきしみ を聴いたのである。二度とこれを聴くことがないと思うと、彼は耳をそこに集 中して、貴重な時間の一瞬一瞬を、その柔らかい蹠が立てるきしみで隈なく充 たそうと試みた。そうして時間は燦めきを放ち、宝石のようになった。 Il entendit les pas de Reiko qui montait. L’escalier abrupt de cette vieille maison craquait fort. Il écouta avec nostalgie ces délicieux craquements qu'il avait entendu tant de fois par le passé, sur le lit, en attendant sa femme. Jamais plus il ne les entendrait. Il focalisa toute son attention sur ces sons soulevés par les pieds souples de Reiko. Les précieux instants qui s’égrenaient, il tenta de les remplir, jusque dans leurs moindres plis, de ces craquements. Alors le temps se mit à étinceler, comme autant de pierres précieuses.60

22 Dans les derniers craquements que soulèvent les pieds de l’épouse dans l’escalier, le lieutenant entend toutes les fois où sa femme est venue à lui, toutes ces fois où ils ont pareillement pris le bain et fait l’amour à l’étage. L’instant privilégié trace ainsi comme un sillon vertical qui perce l’épaisseur de la durée pour réunir plusieurs moments identiques dans l’espace étroit de son éternité. D’un côté l’itératif intensifie le singulatif (tous les précédents enrichissent l’instant présent), de l’autre le singulatif vient purifier l’itératif. Si le couple avait continué à vivre son quotidien réglé, s’il n’avait pas choisi le suicide rituel, des fissures se seraient en effet creusées dans la succession des jours, l’autre se serait introduit dans le même, vouant les personnages et leur vertu à un irrémédiable dépérissement. La mort à venir supprime au contraire toute discordance entre les différentes soirées qu’ils ont jusqu’alors vécues et dont les menus instants se modèlent sur le moule parfait de cette ultime veillée qui les répète et les essentialise. Le bruit des pas de Reiko signe l’intrusion de l’éternité et fait littéralement craquer le temps. Il est à noter que c’est encore une fois le son, porteur du poids silencieux de la mort (« jamais plus il ne les entendrait »), qui, dans une logique synesthésique, « fait voir » (pierres précieuses) l’éternité.

23 Cette conjonction des temps, cette subsumption d’une période dans une autre se rencontre ailleurs dans l’œuvre de Mishima Yukio. Hélène De Groote note ainsi, dans un article comparatiste sur l’œuvre du romancier japonais et celle de Marguerite Yourcenar : La perception qu’ont [ces deux écrivains] des catégories du Temps s’inscrit à la fois sous le signe de la diversité et de l’unité, et l’on assiste chez l’un comme chez l’autre à une superposition de périodes-temps, à une sorte de télescopage d’espaces-temps, une fragmentation du temps en instants uniques qui « existent » indéfiniment, se succèdent ou se rencontrent dans un flottement infini, engendrant une idée d’éternité.61

24 Les glissements temporels et l’idée d’une rencontre entre plusieurs instants et/ou espace-temps présente dans l’œuvre de Mishima peuvent aussi nous renvoyer, comme l’ont noté plusieurs critiques, à la somme de Proust et à la « révélation » du narrateur dans la cour de l’hôtel des Guermantes.62 Il paraît cependant important de rappeler que, dans le cas particulier de Yûkoku, la rencontre entre différents instants s’inscrit dans un temps mythique entièrement soustrait à la durée. Le temps retrouvé proustien, ce

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temps pur « commun à la fois au passé et au présent [mais] beaucoup plus essentiel qu’eux deux »63 est indissociable du temps long dont il s’affranchit. La distance entre l’instant passé et l’instant présent conditionne l’intensité de la révélation qui les réunit. La durée fournit donc le cadre et n’est abolie que par une effraction qui disparaît presque aussitôt qu’elle s’est formée, rendant le narrateur à l’expérience et à la description cruelle des empreintes du temps. La nouvelle Yûkoku met en revanche d’emblée en scène un temps préservé de toute forme de sédimentation chronologique. D’où l’importance de la répétition qui est précisément annulation de la durée, si maigre fût-elle (six mois). D’où aussi la compatibilité entre l’idée d’un temps arrêté épique et celle d’un temps augmenté que nous venons de décrire. C’est toujours au fond la mort et sa gloire qui jouent ici le rôle d’agent actif, mort qui à la fois fige et condense, pétrifie le temps mais aussi agglutine, fixe, comme par précipitation, des cristaux de temps qui, dans l’instant, en réunissent plusieurs autres. Les fréquentes répétitions qui soulignent cette subsumption de deux (répétition des noces) ou plusieurs instants (répétition des six mois de vie conjugale) dans un seul n’abîment pas le portrait héroïque des deux personnages et la solennité des minutes privilégiées que nous avons le privilège de partager avec eux. Elles participent au contraire au tissage d’une aura irréelle et supratemporelle qui donne aux dernières heures du couple tout leur prix.

25 Si le temps augmenté que nous venons de décrire s’accorde parfaitement avec le temps arrêté épique, le temps propre à la scène du seppuku se révèle, en revanche, difficilement compatible avec lui, le bouscule, voire le déconstruit. L’éventrement marque de fait un basculement : le couple perd son maintien glacé, le corps héroïque du lieutenant se désagrège et se liquéfie. Le narrateur suit dans ses moindres détails cette désintégration, dans un souci mimétique (énumération des organes touchés, taille de la plaie, odeur qui se répand dans la pièce, etc.)64, qui contraste fortement, comme l’ont noté plusieurs critiques65, avec le reste du récit. La représentation de l’éventrement ne relève toutefois pas uniquement de l’hyperréalisme. La fréquence des motifs éruptifs (geysers sanguins, viscères qui jaillissent), la personnification des intestins, les quantités astronomiques de sang versé66 donnent aussi à la description une dimension exubérante et hallucinée qui indiquent un puissant investissement libidinal de l’auteur. La violence de la scène, son aspect parfois insoutenable tiennent sans doute précisément à cette combinaison de réalisme presque clinique d’un côté et d’outrance fantasmatique de l’autre. Les quelques pages consacrées à la description du suicide rituel jouent en tout cas un rôle considérable dans le renouvellement des stéréotypes. L’épopée, dans laquelle s’enracine le scénario intertextuel du seppuku, ne proposait de l’éventrement qu’une image convenue et singulièrement éthérée. C’est « la mort sans le mourir »67 note Andrew Rankin dans un ouvrage récent sur le seppuku. Mishima conserve le cadre épique et monumental mais il le détruit de l’intérieur en s’attardant complaisamment sur la mort organique, et en opposant volontairement deux représentations antithétiques du trépas, et par extension, du temps. Cette façon d’introduire dans le texte sa propre antithèse, de le déconstruire de l’intérieur est conforme à un certain discours théorique de l’auteur qui fait l’apologie des œuvres qui, tout en étant composées de façon rigoureuse et géométrique, pointent vers une catastrophe qui est aussi leur propre anéantissement. L’art dramaturgique est notamment marqué, pour Mishima, par ce goût de l’effondrement interne. Il note ainsi dans l’article Gikyoku no yûwaku 戯曲の誘惑 [La tentation du drame] paru en 1955 :

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均衡と同じくらいに破壊が好きなのである。正確に言えば、ひたすら破壊に向 かって統制され組織された均衡の理念が、私の劇の理念、ひろくは芸術の理念 になった。 J’aime la destruction à peu près autant que l’équilibre. L’idée d’un équilibre contrôlé et construit uniquement en vue de sa destruction est devenu, pour être plus précis, mon premier principe dramaturgique, et plus largement esthétique.68

26 La transition, au milieu du chapitre quatre, vers la scène de l’éventrement suggère que le contraste entre celle-ci et le reste du récit est clairement intentionnel et qu’il a été travaillé par l’auteur. La note solennelle et distanciée du récit est en effet appuyée au moment précis où le narrateur s’apprête à la rompre. Le début du chapitre quatre se présente ainsi, aussi bien au niveau thématique que formel, comme une sorte de condensé des pages qui précèdent. Le narrateur souligne la noblesse et la moralité de ses personnages dans une langue qui abuse de procédés rhétoriques un peu surannés (superlatifs, répétitions des mêmes adjectifs, rythmes réguliers). Dominé par la focalisation externe, le début du quatrième chapitre met en scène une série de gestes lents et grandioses (rédaction du testament, prière devant l’autel shintô, dernier salut révérencieux de l’épouse au mari)69 qui évoque, encore une fois, la gestuelle pétrifiée des héros épiques. L’éventrement s’ouvre sur une ultime « halte héroïque » : そのとき中尉は鷹のような目つきで妻をはげしく凝視した。刀を前を廻し、腰 を持ち上げ、上半身が刃先へのしかかるようにして、体に全力をこめているの が、軍服の怒った肩からわかった。中尉は一思いに深く左脇腹へ刺そうと思っ たのである。鋭い気合いの声が、沈黙の部屋を貫いた。 Le lieutenant fixa sa femme avec le regard intense et perçant d’un oiseau de proie. Il tourna la lame vers lui-même, se détacha du sol et avança le bas du dos. À la tension des épaules sous l’uniforme, on comprenait qu’il mobilisait toutes ses forces pour arc-bouter son torse sur l’unique pointe de la lame. Il voulait percer le flanc gauche, profondément, d’un seul coup. Un ahan strident traversa la pièce silencieuse.70

27 Dans son étude, Christophe Imbert mentionne« l’équilibre parfait » des gestes martiaux du héros épique, « figure d’ordre » qui contient et purifie toute violence, la fixe dans un tableau immobile.71 Les muscles tendus, le regard perçant, l’attention concentrée suspendent, selon une logique identique, le lieutenant hors du temps, dans un geste arrêté, une pose sublime qui n’est pas sans évoquer le mie 見得 par lequel l’acteur de kabuki conclut une action « en figeant brusquement son expression dans une sorte de plan fixe spectaculaire »72. Le geste n’est toutefois pas ici conclusif mais introductif. La violence en aval, loin d’être évacuée en quelques lignes euphémiques, comme dans les épopées médiévales, va être longuement décrite. Le cri aigu sur lequel s’achève le paragraphe marque en ce sens une rupture. Le silence de la mort monumentale, l’essence immuable du geste rituel, cèdent la place au chaos et aux cris, à une mort impure et organique dont le désordre affole le récit, dérègle les images et le temps fixes du monde épique.

28 Le premier geste du seppuku est ainsi le dernier geste solennel du personnage, l’ultime signe d’une maîtrise et d’une réification du temps dans l’acte. La violence de l’éventrement, le désordre qu’il installe ôtent aux personnages leur mainmise sur les évènements. Le lieutenant éprouve ainsi d’emblée le sentiment d’avoir été frappé par un autre, perd connaissance, manque de gémir, doute d’arriver au bout. Il ne peut que « réprimer »73 une violence dont il n’a plus le contrôle et qui l’éloigne de son essence héroïque. Son épouse se trouve aussi en plein désarroi. Alors qu’elle trouvait d’instinct, dans les pages précédentes du récit, les gestes à accomplir, elle semble maintenant hésitante, n’ose regarder son mari et éprouve des difficultés à se déplacer pour l’aider à

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se donner le coup fatal sur l’artère carotide.74À moitié dépossédés d’eux-mêmes, les personnages paraissent ballotés au gré de la violence de l’éventrement. La situation — et donc le temps —leur échappe. Cette perte de contrôle du temps s’exprime notamment dans sa représentation chaotique et contradictoire. D’un côté l’instant se dilate à l’extrême : les gestes du lieutenant, sa douleur, la réaction de l’épouse, les manifestations corporelles de l’éventrement sont décrites dans leurs moindres détails. Le récit quitte d’ailleurs parfois clairement la scène pour la pause (temps du récit > temps de l’histoire).75 Mais d’un autre côté la scène est associée à l’idée d’une précipitation, d’un affolement rythmique (cœur qui bat à tout rompre, douleur qui enfle et avance à toute vitesse, geysers de sang, etc.). Les cinq pages consacrées au seppuku sont ainsi traversées par des mouvements contradictoires de décélération et d’accélération qui soulignent le décalage avec le reste du récit (où la régularité prime).

29 La description de la douleur joue sur ce point un rôle essentiel. La violence de la souffrance commence par dissocier le point de vue de l’époux de celui de l’épouse qui partageaient jusqu’alors des perspectives très proches, voire strictement identiques. Cet écart spatialise le temps dont une même période est vue à travers deux focales distinctes. Tandis que les trois premiers paragraphes du seppuku sont consacrés au point de vue du lieutenant, les quatre suivants sont ainsi consacrés à celui de Reiko.76 Mais la douleur stimule aussi l’imagination métaphorique et intellectuelle du narrateur qui décrit longuement les souffrances physiques du lieutenant et morales de l’épouse, et attribue aux deux personnages des réflexions d’ordre existentiel dont la dimension abstraite paraît d’ailleurs peu vraisemblable dans le contexte. La douleur arrête l’histoire et laisse la part belle au discours et aux fétiches de l’auteur (la souffrance comme signe de l’existence).77 Elle est cependant, et de façon simultanée, associée à l’idée d’un emballement, d’une vitesse et d’une puissance toujours plus grande. Le temps se dilate et en même temps s’accélère. La souffrance physique du lieutenant entrave de fait la poursuite de l’éventrement : le personnage tombe en syncope ou fait une pause. Mais dans cet instant de suspens, la douleur avance à grand pas, amplifie — comme la lave qui se déverse à gros bouillons, comme les cloches qui carillonnent78 — son cours toujours plus puissant et précipité dont les métaphores filées (les seules du texte) semblent mimer le débit rapide et ininterrompu.

30 L’écart entre temps du récit et temps de l’histoire permet en l’occurrence de faire coïncider les deux rythmes contradictoires qui marquent la scène du seppuku. Lorsque le narrateur retrouve le temps de la scène et la focalisation externe, les mouvements d’accélération et de décélération se présentent de façon non plus conjointe mais consécutive, soulignant ainsi le caractère heurté de l’action : 中尉は左手でそのまま引き廻そうとしたが、刃先は腸にからまり、ともすると 刀は柔らかい弾力で押し出されて来て、両手で刃を腹の奥深く押さえつけなが ら、引廻して行かねばならぬのを知った。引廻した。思ったほど切れない。中 尉は右手に全身の力をこめて引いた。三四寸切れた。〈…〉 中尉はようやく右の脇腹まで引廻したとき、すでに刃はやや浅くなって、膏と 血は辷る刀身をあらわしていたが、突然嘔吐に覆われた中尉は、かすれた叫び をあげた。嘔吐が劇痛をさらに攪拌して、今まで固く締まっていた腹が急に波 打ち、その傷口が大きくひらけて、あたかも傷口がせい一ぱい吐瀉するよう に、腸が弾け出て来たのである。腸は主の苦痛も知らぬげに、健康な、いやら しいほどいきいきとした姿で、嬉々として辷り出て股間にあふれた。 Le lieutenant chercha à poursuivre son geste de la main droite mais l’extrémité de la lame s’emmêlait dans les intestins, était repoussée par une élasticité molle. Il comprit que pour faire progresser son sabre il devait l’agripper des deux mains et le

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maintenir fermement jusqu’au fond du ventre. Il tira. L’entaille fut plus réduite que prévu. Il concentra toute la puissance disponible de son corps dans sa seule main droite et tira de nouveau. Elle s’ouvrit sur une dizaine de centimètres. […] Lorsqu’enfin le lieutenant parvint au flanc droit, la lame maintenant légèrement à découvert, était luisante de sang et de graisse. Soudain, pris de haut-le-cœur, il lâcha un cri rauque. La nausée compliquait une douleur déjà excessive. Son ventre, jusqu’alors fortement tendu, ondula subitement, la plaie devint béante et les viscères en jaillirent, tout comme si l’entaille eût dégorgée avec vigueur un mélange de vomissure et de matières excrémentielles. Semblant tout ignorer de la douleur de son propriétaire, l’intestin se glissa dehors joyeusement et se déversa entre ses cuisses, plein de santé, sous une forme si vivante qu’elle en était répugnante. Le lieutenant baissa la tête. Il respirait péniblement, les yeux entrouverts ; de sa bouche pendait un filet de bave. À ses épaules scintillait l’or des galons.

31 Le début de l’extrait suivant est d’abord marqué par une logique de stop and go : le personnage avance, rencontre un obstacle, reprend, s’arrête de nouveau, etc. La réalité organique se dresse à chaque instant sur la route du lieutenant et retire à ses gestes le liant rituel qu’ils avaient plus tôt. Encore est-il d’abord partiellement maître des mouvements inégaux de son éventrement. Mais l’éviscération proprement dite renverse la situation : il ne régit plus son propre corps mais le subit (haut-le-cœur, cri incontrôlé, ventre qui s’ouvre de lui-même). La dimension soudaine de l’évidement interne souligne la passivité finale du personnage, sa soumission au rythme contingent et désordonné de la mort organique personnifiée dans cet Autre viscéral, ce corps vivant et flasque que les représentations statufiées des pages précédentes prenaient tant de soin à refouler et qui bondit ici d’un coup, comme une sorte de diable-en-boîte, hors du ventre de son propriétaire. Notons que le rythme même des phrases, comme dans l’ensemble des pages consacrées au seppuku, se fait plus irrégulier. Le texte n’abandonne certes pas entièrement la syntaxe carrée qui le structure. Mais les phrases longues et les phrases courtes le sont un peu plus, et alternent plus fréquemment les unes avec les autres, ce qui met en exergue l’aspect saccadé de la scène. Le rythme de lecture sera d’autant plus accidenté que, devant la violence de la description, le lecteur sera sans doute aussi amené à effectuer — comme le personnage du lieutenant au cours de son éventrement — quelques pauses salutaires.

32 La différence est en tout cas flagrante entre ces lignes et le panégyrique solennel des premiers chapitres. Toute la scène du seppuku semble à certain égard construite sur l’idée d’un hiatus (hiatus entre le personnage et son propre corps, entre l’époux et l’épouse, entre le rythme lent et le rythme rapide, etc.) que les pages qui précédaient s’appliquaient à supprimer. Nous pourrions dès lors être tenté de voir dans le seppuku une sorte d’inversion ou de caricature des représentations héroïques et du temps épique. L’idée de mouvement arrêté, d’image figée scande aussi la scène de l’éventrement : la douleur, nous l’avons dit, dilate l’instant et immobilise celui qui la subit. Mais les tableaux qui en résultent n’ont absolument rien de grandiose ou d’hiératique : le lieutenant est misérablement perclus, les yeux « semblables à ceux d’un petit animal »79, avachi dans son sang, les épaules tressautant sous les hoquets que lui arrache la nausée. L’hypothèse d’un renversement volontaire paraît plus vraisemblable à mesure que l’on avance dans la scène du seppuku. L’éclat héroïque des galons sur lequel s’achève l’extrait que nous venons de citer suit ainsi immédiatement, et comme par dérision, l’évocation du filet de bave et l’image grotesque de l’intestin « plein de santé ». La suite va aussi dans le sens d’une inversion intentionnelle du registre épique :

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中尉の顔は生きている人の顔ではなかった。目は凹み、肌は乾いて、あれほど 美しかった頬や唇は、涸化した土いろになっていた。ただ、重たげに刀を握っ た右手だけが、操り人形のように浮薄に働き、自分の咽喉元に刃先をあてよう としていた。 Le lieutenant n’avait plus le visage d’un homme vivant. Les yeux étaient creux, la peau sèche. Ses joues, ses lèvres d’une telle beauté avaient maintenant la couleur d’une terre desséchée. Seule sa main droite, qui soutenait avec difficulté le poids du sabre, s’agitait de façon frivole, comme le bras d’une marionnette à fils, essayant de frapper la gorge avec la pointe de la lame.80

33 Vidé de ses intestins et de son sang, le lieutenant est une enveloppe sans vie, un pantin désarticulé qui se momifie sur place (yeux creux, peau sèche et terreuse). Le corps semble ainsi se rapprocher de son essence d’origine, emprunter le chemin de sa minéralisation. Au détour de l’éventrement, ce n’est toutefois plus le corps héroïque statufié que le lieutenant retrouve, mais son négatif monstrueux : la mort asséchée mais sans la paix du monument, le geste contraint et répétitif mais sur un mode grotesque (maladresse, absence de contrôle). La pétrification n’est pas, ici, l’instantané de la jeunesse et du beau geste épique mais le résumé accéléré du dépérissement. Héros toujours préservé des atteintes du temps, le lieutenant se retrouve ainsi, et non sans ironie, subitement vieilli, réduit en quelques instants à l’état de vieillard faible et parcheminé.

34 Le dernier chapitre de la nouvelle pourrait aussi être lu comme une hideuse anamorphose du temps épique et du geste rituel. L’éventrement achevé et son mari ad patres, Reiko renoue au contraire avec les gestes maîtrisés et retenus qui précédaient la scène du seppuku. Elle « descend les escaliers avec lenteur », accomplit sans trembler les ultimes préparatifs (vérifier le gaz, éteindre les cendres chaudes du hibachi, laisser la porte entrouverte) et se maquille longuement devant la psyché du rez-de-chaussée.81 Le contexte — cadavre à l’étage, sang partout répandu— rendent cependant cette lenteur et ce calme étranges et inquiétants. Yoshimura Teiji la décrit comme un « médium sadique » et évoque à son sujet « la cruauté inquiétante et démoniaque d’un être qui n’est pas de ce monde ».82 L’épais maquillage rouge dont elle se farde, sa robe blanche et ses tabi maculés de sang, lui donnent effectivement des airs d’entité perverse et sépulcrale. L’ultime baiser qu’elle adresse au lieutenant est aussi bien l’adieu rituel d’une épouse soumise que l’effrayante tendresse d’un succube venu boire le sang de son époux : 麗子は血だまりの中を平気で歩いた。そして中尉の屍のかたわらに座って、畳 に伏せたその横顔をじっと見つめた。中尉はものに憑かれたように大きく目を 見ひらいていた。その頭を袖で抱き上げて、袖で唇の血を拭って、別れの接吻 をした。 Reiko marcha tranquillement dans les flaques de sang. Elle s’assit près du corps du lieutenant et fixa intensément le visage de son époux, de profil sur le tatami. Il gardait les yeux grands ouverts, comme envoûté. De ses manches elle enveloppa la tête, la releva, essuya le sang sur les lèvres, enfin y déposa les siennes, en guise d’adieu.83

35 Autant la proximité des personnages avec la mort monumentale semblait conforme au portrait héroïque, autant cette familiarité avec la mort réelle, cette promiscuité sensuelle avec un cadavre dont l’odeur se répand, précise le narrateur, jusqu’à l’escalier, déborde du cadre, fissure l’ensemble du panégyrique. La fin de la nouvelle offre ainsi un éclairage neuf sur le texte, démantèle toute l’architecture épique patiemment élaborée. Il ne s’agit pas, de notre point de vue, d’une entreprise de destruction ironique. Le narrateur n’en vient pas à exprimer le contraire de ce qu’il

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semblait dire et à présenter, sur un mode burlesque, Shinji et Reiko comme des anti- héros. Mais une faille s’instaure, le temps arrêté est hors de ses gonds, le héros ne coïncide plus avec lui-même et prend un visage tour à tour ignoble et inquiétant. L’auteur insère ainsi adroitement une dose d’incertitude, de trouble et d’écart dans un univers diégétique qui semblait a priori les rejeter.

Conclusion

36 Le rapport de la nouvelle Yûkoku à la question du temps est paradoxal. D’un côté le récit s’insère dans un cadre historique déterminé (les Incidents du 26 février 1936), de l’autre il nous met en présence d’une supra temporalité préservée des atteintes ordinaires de la durée : les « derniers instants » d’un couple sans défaut, ontologiquement proches des héros épiques ou des saints légendaires. Par la grâce de la mort qu’ils vont bientôt s’infliger, chaque instant des ultimes heures du couple prend une densité exceptionnelle. Les gestes quotidiens, sans être en apparence modifiés, prennent un sens tout autre, marquent les étapes graduelles d’un rituel grandiose. Comme tous les gestes sacramentels, ceux du couple Takeyama ont quelque chose de fixe et d’immuable, semblent être indexés sur un ordre préexistant. L’impression de pétrification qui en résulte est d’autant plus marquée que l’objet et l’issue du rituel sont ici la mort même. Omniprésente, « toujours-déjà-là » la mort rigidifie les paroles et les actes, réifie les héros dans le destin qui les attend. Le temps sacré des « derniers instants » est ainsi un temps arrêté, marqué par une succession de mouvements figés et de tableaux héroïques. Les rythmes réguliers et le style archaïsant de la nouvelle sont parfaitement assortis à cette représentation du temps et assimilent l’ensemble du texte à une sorte d’hymne funéraire.

37 À l’évidence, l’auteur joue ici sur une stéréotypie surannée, reprend des codes qui appartiennent à des genres désuets (mythe, légende, épopée, tombeau, etc.) en décalage avec l’horizon d’attente. L’hypothèse d’une mise à distance est clairement suggérée, comme nous l’avions fait remarquer en introduction, par le chapitre introductif (langue classique, narrateur-récitant, ton édifiant). La question se posait alors de savoir dans quelle mesure les stéréotypes sollicités sont aussi renouvelés. Dans une seconde partie nous avons en l’occurrence montré que le stéréotype du « temps arrêté » est aussi profondément retravaillé. Tout d’abord ce temps arrêté est aussi un « temps augmenté » : les « derniers instants » en contiennent d’autres : les noces funèbres répètent les premières noces, mais aussi les six mois de vie conjugale qui ont suivi. L’impression d’un temps hors du temps que le lecteur est amené à éprouver à la lecture de la nouvelle tient en grande partie à cette condensation de plusieurs instants en un seul. Ce temps augmenté n’est pas contraire au temps arrêté dont il souligne l’intensité et les résonnances intemporelles. La fin du texte tend en revanche à bousculer, voire à renverser toutes les représentations précédentes. La violence de la scène du seppuku détruit le portrait héroïque et dérègle le temps épique. Un temps chaotique et contradictoire, marqué par des rencontres et des heurts entre rythmes contraires s’installe (accélération / décélération ; phrases courtes / phrases longues). Le temps arrêté épique semble parfois très clairement caricaturé (haltes héroïques devenus grotesque, momification in vivo). Cette défiguration du temps arrêté se poursuit dans le dernier chapitre de la nouvelle, où le personnage de Reiko renoue avec

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les gestes lents et ritualisés des premiers chapitres mais dans un décor macabre qui en modifie la perception et donne à l’épouse des airs de goule sortie du sépulcre.

38 En détruisant le temps arrêté patiemment construit dans les pages qui précèdent le seppuku, l’auteur réinsère de l’incertitude dans le texte, laisse planer un doute sur son sens : est-ce encore un panégyrique ? Shinji est-il un héros épique ou un objet dérisoire, support d’une imagination morbide et fantasmagorique ? Faut-il considérer Reiko comme une épouse exemplaire ou un « médium sadique » venu de l’outre-tombe pour contempler le rituel masochiste de son mari ? L’ensemble du texte mérite sans doute d’être relu à la lumière des dernières pages (fin du chapitre quatre et chapitre cinq). En annonçant d’emblée l’intrigue, le chapitre introductif tend d’ailleurs lui-même à orienter le lecteur vers une lecture plus tabulaire que linéaire, attentive au travail formel qui s’exprime ici notamment dans le contraste entre deux imaginaires antithétiques. Sans une relecture attentive les subtilités du « temps augmenté » qui répète ce qui précède et du « temps déréglé » qui le déconstruit dans ses moindres détails risqueront de rester inaperçues du lecteur.

39 Celui-ci sera d’autant plus exposé à manquer les aspects les plus intéressants du texte qu’il aura peut-être été, comme nous l’avons rappelé à la fin de notre première partie, irrité par le référentiel idéologique et une esthétique quelque peu stéréotypée de la japonité. Le contraste entre deux excès (excès de « distance » épique d’un côté, et de « proximité » fantasmatique de l’autre) sera aussi susceptible d’irriter une partie des destinataires qui ne verront peut-être pas l’antagonisme intentionnel des représentations. L’ensemble de ces éléments nous rappelle à quel point il est finalement essentiel d’adopter, face à toute convention littéraire, toute parole figée, une attitude de recul ouverte à l’hypothèse d’un second degré qui ne soit ni la réitération pure et simple du stéréotype, ni son inversion ironique. Ce régime sérieux de l’exploitation des stéréotypes est le plus retors, en ce sens qu’il ne refuse jamais le premier degré et les aspects les plus condamnables des représentations figées. Mais il est aussi le plus subtil, dans la mesure où il ne prend jamais de décision, refuse de trancher et laisse le lecteur dans l’indécision. Cette réversibilité est, pour certains, la signature même de la postmodernité.84

NOTES

1. Le 26 février 1936 de jeunes officiers mutins, à la tête d’environ 1400 soldats, ont tenté un coup d’État en vue de renverser un gouvernement qu’ils jugeaient corrompu et « vendu à l’étranger ». Ils espéraient recevoir le soutien de l’Empereur mais celui-ci se

déclara prêt à diriger lui-même la répression. La révolte fut rapidement matée et ses leaders exécutés. Pour une présentation

exhaustive des évènements cf. Ben Amy-Shillony, Revolt in Japan, the young officers and the February 26, 1936 incident, Princeton, Princeton

University Press, 1973. 2. Ben Amy-Shillony, ibid., p. 191. 3. Hasegawa Izumi « ῾Yûkoku᾽, ῾Tôka no kiku᾽, ῾Eirei no koe᾽ nifurete » 「『憂国』、『十日の菊』、『英霊の声』に触れ て」 [À propos de Patriotisme, Le chrysanthème du dixième jour et Les voix des mânes héroïques], Tôkyô, Gendai no esupuri 現代のエスプリ

[L’esprit contemporain], Tôkyô, Shibundô, n° 48, février 1971, p. 138.

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4. « […] une manière de se moquer de quelqu’un ou de quelque chose en disant le contraire de ce qu’on veut faire comprendre ». Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 18. 5. Jean-Louis Dufays, Lecture et Stéréotypes, Bruxelles, Mardaga, 1994, p. 245. 6. Mishima Yukio, Yûkoku 憂国 (Patriotisme), dans Eirei no koe 英霊の声 [La voix des mânes héroïques], Tôkyô, Kawadeshobôshinsha, 2005, p. 75. Tous les extraits que nous citons ont été traduits par nos soins. Dans la suite de l’article, nous précisons uniquement les numéros de chapitres et de pages. Il s’agit bien évidemment toujours de la même édition. 7. Échange entre TeradaTôru, Hanada Kiyoteru et Etô Jun sur Yûkoku paru en février 1961 dans le numéro 165 de la revue Gunzô : « Gunzôsôsakugappyô 群像創作合評 » [Échanges critiques de la revue Gunzô, vol. 7], Tôkyô, Kôdansha, 1971, p. 242. Cf. aussi : KamiyaTadataka, « Gyakusetsu to shite no junshi ῾Yûkoku᾽ » 逆説としての殉死 『憂国』 [Un junshi paradoxal : la nouvelle Patriotisme], in Mishima Yukio no Hyôgen 三島由紀夫の表現 [Le discours de Mishima Yukio], Tôkyô, Bensei, 2001, p. 240. 8. La traduction anglaise — Patriotism (1966), traduit du japonais par Geoffrey W. Sargent, New York, The New Directions Pearls, 2010 — et la traduction française qui en est tirée (Patriotisme dans La mort en été, traduit de l’anglais par Dominique Aury, Paris, 1983, Gallimard, pp. 165-202) — ne rendent pas compte de cette diglossie qui structure le récit. Il est effectivement difficile de trouver un équivalent dans la mesure où l’anglais et le français moderne se forment plus tôt que le japonais moderne. Utiliser des archaïsmes linguistiques (en français : terminaisons en « oit » de l’imparfait par exemple) donnerait ainsi au chapitre introductif une dimension burlesque qui nous semble absente du texte d’origine. Nous avons essayé de trouver un compromis en reportant l’archaïsme linguistique sur des éléments typographiques : s long noté ʃ et esperluette (&), derniers reliquats de l’ancien français qui disparaissent

à la fin du 18ème siècle. Nous nous sommes, pour ce faire, inspiré des gazettes du 18ème siècle disponibles en ligne : http:// www.gazettes18e.fr/. 9. Sur l’interpénétration du mythe et de l’histoire dans l’épopée : cf., par exemple, Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 113. Sur la place de la datation et de l’inscription historique dans le cadre plus étroit de l’épopée japonaise : Claire-Akiko Brisset, « Le Heike monogatari dans le Japon médiéval : un ῾chant pour les morts᾽ » ?, dans Judith Labarthe (dir.), Formes modernes de la poésie épique, Bruxelles, Peter Lang, 2004, p. 454. 10. Chap. 2, p. 76 et chap. 4, p. 100. 11. Hasegawa Izumi, op. cit., pp. 143-146. Cf. aussi Mitsuhana Takao, Mishima Yukio ron 三島由紀夫論 [Sur Mishima Yukio], Tôkyô, Chûsekisha, p. 155. 12. Le personnage de Reiko convoque par exemple à trois reprises le syntagme « belle épouse » (utsukushiitsuma 美しい妻 :chap. 3 p. 83 et chap. 4 p. 100) et à deux reprises « beau visage » (utsukushii kao 美しい顔 : chap. 3, p. 88 et chap. 3, p. 91), « nez d’une forme agréable » (katachi no yoi hana 形のよい鼻 : chap. 2, p. 76 et chap. 3, p. 91), « doigts blancs » (shiroi yubi 白い指 :chap. 3, p. 93 et p. 98). Le personnage est aussi très fréquemment associé à l’adjectif shiromuku 白無垢 « tout de blanc vêtue » (chap. 4, p. 98, p. 100 et p. 106 ; chap. 5, p. 107). De son côté, le visage de Shinji convoque par deux fois l’expression « sourcils virils » (ririshii mayu 凛々しい眉 chap. 3, p. 93 et chap. 4, p. 100) et « lèvres fermement serrées » (kiritto musunda kuchibiru きりっと結んだ唇 : chap. 3, p. 93 et chap. 4, p. 100). 13. Daniel Struve, « Récits de fin exemplaires — narration épique et scénicité », dans C-A. Brisset, A. Brotons, D. Struve (dir.), De l’épopée au Japon, Narration épique et théâtralité dans le Dit des Heike, Paris, Riveneuve éditions, 2011, p. 113. 14. Parmi de nombreux autres exemples : au chapitre neuf du Heike monogatari平家物語 le personnage de Ima.i no shirô, après avoir appris la mort de son maître, interpelle ses ennemis et saute de son cheval le sabre en bouche (cf. D.Struve, ibid., pp. 112-119). Selon une logique similaire, dans le Gikeiki 義経記 [La chronique de Yoshitsune], le personnage de Tadanobu s’ouvre le ventre devant ses ennemis auxquels il donne ainsi à voir « l’auto-destruction d’un homme de courage » (cf. Yoshitsune, A Fifteenth-Century Japanese Chronicle, traduit du japonais par Hellen Craig Mc Cullough, University of Tokyo Press, 1966, p. 205). Notons que le seppuku est l’un des saigo les plus fréquents dans les gunkimono les plus tardifs comme le Gikeiki 義経記 et surtout le Taiheiki 太平記 [Chronique de la grande paix] (Cf. The Taiheiki, A chronicle of Medieval Japan, traduit du japonais par Hellen Craig Mc Cullough, Rutland, Tuttle, 2004). 15. Chap. 3, p. 90 et chap. 4, p. 100. 16. Chap. 3, pp. 80-81. Dans les gunkimono la fin exemplaire (saigo) est clairement un apanage masculin. Les femmes jouent cependant aussi leur propre partition, les plus vertueuses, comme Kozaishô dans le Heike monogatari n’hésitant pas à suivre leur mari dans la mort

(Le dit des Heiké, traduit du japonais par René Sieffert, Verdier, 2012, pp. 621-629). 17. André Jolles, Formes simples, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 38.

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18. Chap. 3, pp. 79-80. 19. Chap. 2, p. 78. 20. Chap. 3, p. 81. 21. Rappelons la distinction de Gérard Genette entre la pause (temps du récit > temps de l’histoire), la scène (temps du récit = temps de l’histoire) et le sommaire (temps du récit ˂ temps de l’histoire). Cf. Figures III, Paris, Éditions du Seuil, p. 129. 22. Chap. 3, p. 83, p. 86 et p. 89 ; chap. 4, p. 98-99. 23. ここでは、すべてが茶席の作法のように厳格な様式にしたがって進行し、日常的な卑小なものはすべて慮外におかれてい る。« Tout se déploie, ici, selon un formalisme rigoureux semblable à l’étiquette qui régit la cérémonie du thé, et toutes les petitesses du quotidien sont dédaignées. » Etô Jun, article initialement paru dans le journal Asahi en décembre 1961. Cf. Mishima Yukio, Nihon bungakukenkyûshiryôsôsho 日本文学研究資料叢書 [Documents pour l’étude de la littérature japonaise, 1972], Tôkyô, Yûseidô, 1992, p. 246. 24. Chap. 3, p. 86. 25. Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965, p. 18. 26. « Rite d’amour et de mort » est le titre choisi par Mishima pour la projection de l’adaptation cinématographique de Yûkoku en occident. Cf. John Nathan, Mishima Yukio, a biography, New York, Da Capo Press, 2000, pp. 198-201. 27. Chap. 3, pp. 83-84. 28. Chap. 3, p. 82. 29. Christophe Imbert, « Le héros pétrifié : pour une approche de l’épopée comme poétique de la fixité », dans Judith Labarthe (dir.), Formes modernes de la poésie épique, op.cit., p. 227. 30. Chap. 3, pp. 90-92. 31. Chap. 3, pp. 87-88 et p. 92. 32. Chap. 3, p. 87-88. 33. C. Imbert, op. cit., p. 238. 34. C. Imbert, op.cit., p. 235. 35. Sur cette pose photographique dans le Japon de l’ère Meiji, cf. Claude Estèbe, « Les premières photographies japonaises de famille : du groupe au couple », dans C. Galan et E. Lozerand (dir.), La famille Japonaise moderne (1868-1926), Arles, Picquier, 2011, pp. 170-175. La disposition et les vêtements sur la photographie du couple Takeyama dans Yûkoku correspondent à une imagerie qui s’est développée à la fin du 19ème siècle et qui est directement inspirée de celle choisie par le couple impérial lui-même. Ainsi Shinji et

Reiko se présentent-ils comme un « autre » couple impérial venu pallier le déficit du premier, insensible à la noble cause des insurgés. 36. Voici comment se décompose rythmiquement, pour donner un exemple précis, le premier paragraphe du second chapitre (la barre oblique indique la virgule, la double barre le point) : 26/28/31 // 39/15 // 8/17/25 // 16/10 // 17 /16/11 /19 // 35/15/15.

Composées de segments qui gagnent progressivement en ampleur (phrases 1 et 3) ou d’au moins deux parties de longueur quasiment identique (phrases 1, 5 et 6), chaque phrase semble en l’occurrence avoir été patiemment élaborée pour s’inscrire dans une scansion mesurée et répétitive. Les effets d’échos rythmiques tendent aussi à se propager d’une phrase à l’autre. Ainsi le premier segment de la phrase 4 épouse-t-il un rythme identique ou très proche de celui que nous trouvons dans les membres de la phrase qui précède et des deux phrases qui suivent. 37. Cf. par exemple chap. 2, p. 76 (ふくよかな,艶やかさ, 忍びやかに) ;et chap. 3, pp. 91-93 (ほのかな, 柔らかな, 晴れやかな, 豊か な, しなやかに,清らかな). Il faut faire remarquer que ces adjectifs (parfois nominalisés ou adverbialisés) sont plus fréquemment utilisés lorsque le narrateur décrit Reiko dont ils connotent aussi la délicatesse et la féminité. 38. Cf. par exemple chap. 2, pp. 77-78 ; chap. 3, p. 79, pp. 86-87, p. 94 ; chap. 4, p. 100 ; chap. 5, p. 108. 39. La restitution du petit laïus que le lieutenant adresse à son épouse lors de la nuit de noce, offre un bon exemple de cette langue légèrement archaïsante : 床の入る前に、信二は軍刀を膝の前に置き、軍人らしい訓戒を垂れた。軍人の妻たる者は、いつなんど

きでも良人の死を覚悟していなければならない。それが明日来るかもしれぬ。あさって来るかもしれぬ。いつ来てもうろたえ

ぬ覚悟があるかと訊いたのである。« Avant de pénétrer dans le lit nuptial, Shinji déposa son sabre devant ses genoux et sermonna son épouse sur un ton militaire. Femme de soldat, il était de son devoir de se tenir toujours prête à la mort de son conjoint. Celle-ci pouvait survenir à tout moment, demain peut-être, ou après-demain. Il sonda sa résolution à accepter sereinement, quelle que fût l’heure dite, sa disparition. » (chap. 2, p. 77) Il n’est sans doute pas anodin que ce soit précisément en cet instant, et alors même qu’il glisse vers le style indirect libre pourtant censé nous rapprocher de la langue orale, que le narrateur opte pour des formes qui peuvent

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évoquer la langue classique : le registre soutenu et archaïsant est en somme prescrit par la hauteur morale du sujet. La forme conclusive en « no de aru" appuie la gravité du propos. 40. C’est précisément par ce terme que le critique Muramatsu Takeshi a décrit le style de Yûkoku : Muramatsu Takeshi 村松剛, « junzentoshitakannenshôsetsu ‘ sutaa’ » 純然とした観念小説「スタア」 [Un pur roman d’idée : « Star » de Mishima Yukio], article paru dans Nihon keizaishinbun 日本経済新聞, 27 février 1961. Cité dans Miyoshi Yukio (dir.), Bessatsukokubungaku 別冊国文学, n°19, Mishima Yukio Hikkei 三島由紀夫必携 [Vade-mecum Mishima Yukio], Tôkyô, Gakutôsha, 1983, p. 164. 41. Cf. notamment : chap. 3, p. 89 et chap. 4, p. 100. 42. Chap. 2, p. 78. 43. Cf. sur ce point Susan J. Napier, Escape from the Wasteland, Romanticism and Realism in the Fiction of Mishima Yukio and Oe Kenzaburo, Cambridge, Harvard University Press, 1995, pp. 150-153. 44. Mishima Yukio, Eirei no koe, op. cit., pp. 250-251. 45. Nous empruntons cette expression et les réflexions qui précèdent sur le cinéma à Darrell William Davis : Picturing Japaneseness, Monumental style, National identity, Japanese Film, New York, Columbia University Press, 1996, p. 39. 46. Uchikake : chap. 2, p. 76 ; hibachi : chap. 3, p. 88 et chap. 5, p. 107 ; tokonoma : chap. 4, p. 98 (le narrateur évoque aussi le pilier du tokonoma – tokobashira 床柱 – contre lequel s’adosse le lieutenant pour s’ouvrir le ventre : chap. 4, p. 99 et p. 106) ; kakejiku : chap. 4, p. 98 ; tabi : chap. 5, pp. 107-108 ; fundoshi : chap. 4, p. 101 et p. 103 ; suzuri : chap. 4, p. 97. Le rôle essentiel que joue l’entrée dans la nouvelle permet aussi à l’auteur de souligner, au début et à la fin de l’histoire (début du chapitre trois et chapitre cinq), le caractère japonais de l’intérieur du domicile : entrée en terre battue (tataki 三和土 : chap. 3, p. 81 et chap. 5, p. 107), porte coulissante (hikido 引

戸 : chap. 3, p. 81 et chap. 5, p. 108), salon au rez-de-chaussée (cha no ma 茶の間 : chap. 3, p. 82). 47. Figure largement exploitée, comme on le sait, par le Japon militariste qui a cherché à faire de la morale guerrière du sacrifice de soi un invariant de l’identité japonaise. « L’âme japonaise » (yamato damashii 大和魂) fut ainsi présentée, note Emiko Ohnuki-Tierney, comme « une propriété exclusive des Japonais qui dotait les jeunes hommes d’un caractère noble qui les rendait capables d’affronter la mort sans peur » (“an exclusive spiritual property of the Japanese that endowed young men with a noble character enabling them to face death without fear”). Cf. Emiko Ohnuki-Tierney, Kamikaze, Cherry Blossoms and Nationalisms, The Militarization of Aesthetics in

Japanese History [Kamikaze, fleurs de cerisier et nationalismes, La militarisation de l’esthétique dans l’Histoire japonaise], Chicago, The

University of Chicago Press, 2002, p. 10. 48. Chap. 2, p. 76 et chap. 3, p. 92. 49. La référence à la plus célèbre montagne du Japon est encore doublée par la comparaison entre les tétons et les boutons de yamazakura 山桜 (merisier ou cerisier sauvage). Le lieutenant est, quant à lui, comparé au soleil. Mishima associe ainsi ces personnages aux trois symboles les plus connus du Japon et de la japonité (le Mont Fuji, les cerisiers, le soleil), qui sont aussi ceux qui furent les plus fréquemment exploités par le régime militariste (cf. EmikoOhnuki-Tierney, op.cit., p. 128). 50. Hasegawa Izumi, op. cit., p. 152. 51. Gunzôsôsakugappyô 7, op. cit., p. 246. 52. Chap. 2, p. 76. 53. 麗子は立って箪笥の抽斗をあけ、もっとも大切な嫁入道具として母からいただいた懐剣を、良人と同じように、黙って自 分の膝の前に置いた。これでみごとな黙契が成り立ち、中尉は二度と妻の覚悟をたしかめたりすることがなかった。« Reiko se leva, ouvrit un tiroir de l’armoire et en silence, comme il venait de le faire, déposa devant ses genoux le poignard qu’elle avait reçu de sa mère et qui constituait l’objet le plus précieux de son trousseau. De cet instant une sublime et muette harmonie s’instaura entre eux.

Jamais plus le lieutenant ne mit à l’épreuve la détermination de sa femme. », Chap. 2, p. 77. 54. Chap. 2, pp. 83-84. 55. 麗子は新婚の夜が再び訪れるような気がした。Chap. 3, p. 85. 56. Chap. 3, p. 92. 57. Chap. 2, p. 76 et chap. 4, p. 98. 58. Chap. 4, pp. 99-100. Le personnage de Reiko note d’ailleurs, une fois encore, le parallèle avec la nuit de noce. 59. Tous les éléments évoqués par le narrateur lorsqu’il décrit les six mois de vie conjugale dans la dernière page du second chapitre (chap. 2, p. 78) sont ainsi repris dans la suite de la nouvelle : dévotion de l’épouse à l’époux absent (chap. 3, p 80), représentation très métaphorique et abstraite du coït (chap. 3, pp. 94-95), profonde moralité du couple (chap. 3, p. 87) et rituel quotidien accomplit devant l’autel shintô (chap. 4, p. 98).

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60. Chap. 3, p 90. 61. Hélène De Groote, « Marguerite Yourcenar – Yukio Mishima, Le dialogue des métaphores », dans Jean René Klein et Francine Thyrion (éds), Les études françaises au Japon, Louvain-la-Neuve, Presses Universitaires de Louvain, 2010, p. 77. 62. Plusieurs rapprochements ont notamment été proposés entre À la recherche du temps perdu et la tétralogie Hôjô no umi 豊饒 の海 [La mer de la fertilité, 1965-1970]. Cf. par exemple Inoue Takashi 井上隆, Mishima Yukio, maboroshinoisakuwoyomu, môhitotsu no « Hôjô no umi » 三島由紀夫、幻の遺作を読む、もう一つの「豊穣の海」 [Lecture d’une œuvre posthume chimérique de Mishima

Yukio : l’Autre « Mer de la fertilité »], Kôbunshashinsho, Tôkyô, novembre 2010, pp. 234-238. 63. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu IV, Paris, Gallimard éditions de la Pléiade, 1989, pp. 450-451. 64. Chap. 4, pp. 102-106. 65. Cf. par exemple Hasegawa Izumi, op. cit., p. 155. 66. Chap. 4, pp. 105-107. 67. “We might say that there is no dying, there is only death.” Andrew Rankin, Seppuku, A History of Samourai Suicide, Tôkyô, Kodansha, 2011, p. 16. 68. « Gikyoku no yûwaku », dans Mishima Yukio bungakuron-shû 三島由紀夫文学論集 [Anthologie des essais littéraires de Mishima Yukio], Tôkyô, Kodansha, 1970, p. 406. 69. Chap. 4, p. 97-99. 70. Chap. 4, p 102. 71. C. Imbert, op. cit., p 227. 72. Jean-Jacques Tschudin, Histoire du théâtre japonais, Toulouse, Anacharsis, 2011, p. 475. 73. Chap. 4, pp. 102-103. 74. Chap. 4, p. 106. 75. Les quelques secondes qui s’écoulent entre le premier geste (enfoncer la lame, chap. 4, p. 102) et le second (fendre le ventre vers la droite, p. 104) s’étalent ainsi sur plus de deux pages. 76. Chap. 4, pp. 102-104. 77. こんな烈しい苦痛の中でまだ見えるものが見え、在るものが在るのはふしぎである。« Il était extraordinaire qu’au cœur d’une si terrible souffrance le visible pût encore être vu et que ce qui était ne cessât pas d’exister » (Chap. 4, p. 103). 良人は苦痛のなか

にありありと存在し、麗子は悲嘆の裡に、何一つ自分の存在の確証をつかんでいなかった。« Et face à l’évidence de cette douleur, Reiko, dans son affliction, semblait incapable de saisir une preuve irréfutable de son être propre » (chap. 4, p. 104). 78. 呼吸が苦しく胸がひどい動悸を打ち、自分の内部とは思えない遠い遠い深部で、地が裂けて熱い熔岩が流れ出したよう に、怖ろしい劇痛が湧きだして来るのがわかる。その劇痛が怖ろしい速度でたちまち近くへ来る。« Il sentait, loin, très loin, depuis des abysses dont il doutait être le propriétaire, une souffrance effroyable qui se déversait à gros bouillons, coulait comme la lave incandescente qui sourd de la terre béante. Cette douleur intense se rapprochait de lui à une vitesse monstrueuse. » (chap. 4, p.

102) 苦痛は腹の奥から徐々にひろがって、腹全体が鳴り響いているようになった。それは乱打される鐘のようで、自分のつく

呼吸の一息一息、自分の打つ脈搏の一打ち毎に、苦痛が千の鐘を一度に鳴らすかのように、彼の存在を押しゆるがした。« La douleur se diffusait petit à petit, du fond de ses entrailles, et bientôt tout son ventre lui fit écho. C’était comme un carillon fou, comme mille cloches que l’on aurait, à chaque halètement, à chaque pulsation de son cœur, fait sonner simultanément, et sous les coups desquelles tout son être chancelait. » (chap. 4, p. 104). 79. Chap. 4, p. 103. 80. Chap. 4, p. 106. 81. Chap. 5, pp. 107-108. 82. 三島が書きたかったのは青春のさかりにおいての夫婦の自決であった。ただ彼は軍記ものにあらわれる妻をさし殺し、そ の刀で腹をかき斬って果てるという順序を逆にした。そのためにかよわい女が死の見とどけ役になってくる。否、彼女はすで

にかよわい女性ではない。夫の切腹の決心を知ったとき、ただちに自分も自決をいう。その上に見とどけ役をひきうける。こ

の瞬間に、彼女は意志の強烈な女に変身している。彼女もまたサディスティックなメディアである。夫の切腹の一切の経過

を、まばたきもせず眺めていた麗子の白無垢は、血で華麗な裾模様をなしている。彼女は階下に降りる。深夜である。夫の屍

骸の外、だれもいない家である。しかも彼女は姿見の前にすわって化粧をする。血まみれの白無垢を着た美貌の若い女が、濃

い目の化粧をする。それはこの世のものならぬ妖しい魔性の凄さがある。« Ce que Mishima voulait peindre, c’est le suicide d’un couple qui se trouve dans la fleur de sa jeunesse. L’ordre des épopées guerrières, qui veut que l’homme tue son épouse puis se tranche

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le ventre avec le même sabre, a toutefois été inversé par l'auteur. Pour cette raison, la frêle femme se voit confier le rôle de témoin de la mort. Mais elle n’est déjà plus une frêle femme. Dès lors qu'elle apprend la résolution de son mari, elle choisit de se suicider avec lui, acceptant en outre le rôle de témoin. Elle se métamorphose à cet instant précis en femme d’une volonté intense. Et elle devient aussi un médium sadique. Le kimono immaculé de Reiko, qui observe sans ciller le déroulement de l’éventrement de son mari, se change en robe à splendides motifs de sang. Elle descend ainsi au rez-de-chaussée. Nous sommes en pleine nuit. Hormis le cadavre de son mari, il n’y a personne dans la maison. Elle s’installe néanmoins devant la psyché pour se maquiller. Dans son ensemble blanc trempé de sang, la jeune et belle épouse opte pour un maquillage épais. Il y a là la cruauté inquiétante et démoniaque d’un être qui n’est pas de ce monde. » Yoshimura Teiji, « Mishima ni okeru girisha »三島におけるギリシャ[La Grèce chez Mishima] dans Gendai no Esupuri, n 48, op.cit., pp. 105-106. 83. Chap. 5, p. 108. 84. J-L. Dufays, op.cit., p. 14.

RÉSUMÉS

Publiée pour la première fois dans la revue Shôsetsu Chûô kôron 小説中央公論 en janvier 1961, la nouvelle Yûkoku 憂国 (Patriotisme) décrit longuement la dernière nuit et le suicide d’un couple héroïque, avec pour cadre les Incidents du 26 février 1936 (ni ni-roku jiken 二・二六事件). Souvent étudié selon une perspective biographique ou thématique, ce texte se distingue aussi par son travail formel. Mishima joue avec toute une série de topoï et de clichés, empruntés notamment à la littérature épique. L’objet de cet article est d’interroger ce travail sur les stéréotypes à travers une analyse de la représentation du temps dans la nouvelle. Trois représentations contrastées du temps se mêlent dans Yûkoku : un « temps arrêté », un « temps augmenté » et un « temps déréglé ». Impliquant l’idée d’une pétrification et d’une commémoration, le « temps arrêté » est tout à fait conforme aux topoï épiques exploités par l’auteur. L’interpénétration de différents modes temporels tend cependant à enrichir et à compléter les stéréotypes, soit en soulignant l’intensité des derniers instants du couple (« temps augmenté »), soit, au contraire, en suggérant une faille dans le portrait héroïque (« temps déréglé »).

AUTEUR

THOMAS GARCIN

Thomas Garcin has defended is Phd in Japanese Literature at the Institute of Transtextual and Transcultural studies at Lyon III University. His dissertation adresses the question of ideology and authoritarian fiction in Mishima Yukio's Yûkoku (Patriotism, 1961) and Honba (Runaway Horses, 1968).Thomas Garcin est docteur en littérature japonaise à l’Université de Lyon III et membre de l’IETT (Institut d’Études Transtextuelles et Transculturelles). Sa thèse porte sur la question du récit idéologique et la place du lecteur dans Yûkoku (Patriotisme, 1961) et Honba (Chevaux échappés, 1968) de Mishima Yukio.

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Productive distortions: On the translated imaginaries and misplaced identities of the late Qing utopian novel

Lorenzo ANDOLFATTO

1 The coordinates of modern Chinese literature have undergone a substantial rewriting. Whereas traditional scholarship used to locate the roots of the modern in the background of the New Culture Movement (xin wenhua yundong 新文化運動) and in the works of its iconic standard bearers, in recent years many scholars have started to question the modernist orthodoxy which was codified in the aftermath of the xinhai 辛 亥 revolution by backdating the gestation of the Chinese literary “modernity” elsewhere.1 The late Qing period in particular has been re-evaluated as a formative stage in which different variations on the theme of the modern were experimented, endorsed or discarded.2 One may argue, as David Wang does, that the subsequent canonisation of the May Fourth generation – that is, of Lu Xun’s 魯迅 nahan 呐喊 – should rather be considered the result of an uncomfortable gestation, a reaction against the vestiges of a cumbersome tradition whose encumbrance was exacerbated by the awkwardness of the early, hesitant attempts to deal with it: “late Qing literature is denigrated for other, subtle reasons: more than a remainder of an obsolete literary past, it is the reminder of what always lurks behind the façade of modern discourse”.3

2 Too ambiguous to be canonised within the capital-T tradition, many of the novels written during the late Qing period were modern before any idea of “modernity” could be defined or recognised, and as such they characterise this “obsolete literary past” as one of the most interesting to study. While, admittedly, many of the novels written along the disintegrating fringes of the Manchu empire do not exactly shine for their aesthetic qualities (e.g., character development, plot definition, narrative architecture), we can recognise in the sheer quantity and variety of these texts a collective attempt to represent, elaborate and reconnect the myriad fragments of a time that had gone out of joint. Such a task was of course unrealisable: a fragmented reality could only

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correspond to a fragmented representation of reality, and while the work of art, if bent into propaganda, may function as provisional social adhesive, its nature always remains a symptomatic one. The work of art reflects the fragmentation, it re-elaborates its contingent trauma within the pre-existing symbolic networks.4 Yet it is exactly the inherent impossibility of such a task that should grant these textual rem(a)inders our attention.

3 In considering the literary production of the late Qing as the multifaceted symptom of a time gone out of joint, it does not surprise to observe during this period not only a proliferation of novels, but also of discourses around the novel, as if the question at stake were not only “how to represent the modern or the new”, but also “how to define and categorise the results of these new modalities of representations”. The discourse of genre, for instance, appears as one of the most striking aspects of the literary production of this period: labels proliferated like never before, as if the late Qing literati-turned-novelists were motivated by a Linnaean fervour to pin the coordinates of the literary discourse within a scientific framework. This aspect has been tackled by Nathaniel Isaacson in his pioneering work on the birth of science fiction in China: Within the broad formal category of xiaoshuo, a number of generic designations emerged during the late Qing, all of them bearing clear allegiance to the cause of popular education and national renewal. In an article published in New Citizen (新民 叢報) Liang Qichao listed the following ten generic categories of novel: “historical” (歷史小說); “governmental” (政治小說); “philosophic-scientific” (哲理科學小說); “military” (軍事小說); “adventure” (冒險小說); “mystery” (探偵小說); “romance” ( 寫情小說); “stories of the strange” (語怪小說); “diaries” (札記體小說); and “tales of the marvelous” (傳奇體小說). . . . In the world of actual publication, other generic categories attached to titles in the contents of serial fiction like the All Story Monthly included “nihilist” (虛無黨小說); “utopian” (理想小說); “philosophical” (哲 理小說); “social” (社會小說); “national” (國民小說); “comical” (滑稽小說); and “short stories” (短篇小說).5

4 Yet these categories, rather than providing a periodic table for the rationalisation literary landscape of the late Qing period, heighten the feeling of disorientation that seems to pervade this age. In retrospect, they reaffirm the volatility of an age riddled by “contradictions such as quantity versus quality, elite ideal versus popular taste, classical language versus vernacular language, central versus marginal genre, foreign influence versus indigenous legacy, apocalyptic vision versus decadent desire, exposure versus masquerade, innovation versus convention, enlightenment versus entertainment”.6 Among these different categories the utopian novel (lixiang xiaoshuo 理想小說 or wutuobang xiaoshuo 烏托邦小說) emerges as a particularly interesting one both from a chronological and a theoretical point of view.

5 The history of this genre is emblematic: the utopian novel of the late empire had indeed a very short life. It blossomed in the wake of Liang Qichao’s 梁啟超 literary manifesto “Lun xiaoshuo yu qunzhi zhi guanxi” 論小說與群治之關係 (On the relationship between the novel and the government of the people, 1902), it found a partial blueprint in his unfinished novel Xin Zhongguo weilai ji 新中國未來記, and it died off around 1910, with the publication of Lu Shi’e’s 陸士諤 Xin Zhongguo 新中國 as its swan song.7 This peculiar inflorescence of utopian texts can be considered in the terms of a “Literature of the Hundred Days”, thus echoing the Wuxu bianfa 戊戌變法 episode of 1898. The short-lived history of the genre, its misplaced and hesitant idealism, and the eventual failure on the part of its practitioners to establish a new, stable form of literary expression enclosed the form in a historical cul del sac. Furthermore, the gap

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which separates Liang Qichao’s xin xiaoshuo 新小說 to Lu Xun’s iconic nahan 呐喊, while chronologically negligible, is conceptually very wide, and as such it resembles in its scope the differences between the botched reforms of 1898 and the successful failure of the xinhai revolution.8

6 Nevertheless the utopian genre, by virtue of its ambitions to re-define society as a whole, offers a much more engaging conceptual challenge than the other genres mentioned by Isaacson. The stakes that the utopian narration poses are higher, and the discrepancies between the political project it implied and the reality against which it unfolded set this particular genre apart. In the case of fin-de-siècle China, the late Qing utopian novel represents indeed the epitome of its times.

7 Given its conceptual width, the wutuobang xiaoshuo may be seen as a Genettian “archi- genre”, that is to say an overarching narratological category that encompassed all the other varieties of the xin xiaoshuo 新小說 form, or the new novel. Borrowing once again Isaacson’s terms, we could describe the utopian novel as a kind of narration that unfolds through strategies of Suvinian Verfremdung (alienation or estrangement) akin to those of the science fiction genre; it develops as a tale of the marvellous framed in political terms (utopia is the ideal goal of political action); 9 the main character’s itinerary within the utopian landscape is described as an adventure into the unknown, often narrated in the form of a traveller’s diary or that of a philosophic dialogue between the oblivious guest and the enlightened host; the utopian novel is also a social novel whose coordinates are developed to their ideological extremes; in this process, many aspects of the social discourse are engaged, such as the form of government, the role of science and technology, and the relationships (the romances?) between its characters. In this perspective, the utopian “archi-genre” develops as a hyperbolic locus of closure in which all these generic denominations are encompassed within an impossible (that is, outopian) literary project that counterposes to the fragmentation of the present a coherent, totalising world-view.10

8 Yet the coherence of this world-view is only superficial, and a closer look at the texts rather unveils the late Qing utopia as a schizophrenic form of narration in which the post-colonial future of colonised China is imagined by looking backward at the country’s pre-colonial past through a modernist act of zhengming 正名 whose “names” are rectified with the aid of a Western dictionary. The corpus of utopian novels written between 1902 and 1910 provides an interesting instance of transtextuality, a cumulative example of the practices through which foreign texts were assimilated into local textual networks, and of how the idea of (literary) modernity, which was bound to the self-referentiality of discourses such as “the atavism of the nation and its telos of modernity”, rather stemmed from mechanisms of translation, contamination and superimposition which defy boundaries and prescribed routes.11

9 The utopian novel offers both an ideal synthesis of the Chinese reformist thought that developed during the second half of the nineteenth century, as well as the ratification of its defeat, a recognition of the incapacity on the part of the intellectuals of the late Qing to translate their ideals into reality. It developed as a textual re-arrangement of those ideas of cultural and national renovation that circulated among the Chinese intelligentsia of the time, and which were given a symbolical, coherent representation in the utopian landscapes presented in the novels against the historical reality of their fragmentation.12 The utopian discourse expands where the map of ideology recedes, it unfolds in the space of discrepancy that opens up from the superimposition of the

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discourse of the Real (which is a discourse of ensembles and organised categories) upon the chaotic magma of the contingencies of history. 13 Each text provides a different itinerary within a unique landscape, partaking in the construction of a shared social imaginary which is the mirror of the ideological subtext of history, and which is constituted by those fragments of the Real which are hypothesised, but not articulated, by the discourse of ideology.14

10 The utopian texts written in China between 1902 and 1910 unfold in a network of resemblances, reiterations and imbrications. The late Qing utopian landscape can be seen as an imaginary fresco whose creation was bound by the practical necessity of the intonaco, its completion deferred in the giornata. Fragments of this fresco are scattered among a wide variety of texts: the kaipian 开篇 of Zeng Pu’s 曾樸 Niehai hua 孽海花 (Flowers in a Sea of Sins, 1904); Liu E’s 劉鶚 allegories of national salvation in Lao Can youji 老殘遊記 (The Travels of Lao Can, 1907); the landscapes depicted by Lu Shi’e in the novels Xin Zhongguo 新中國 and Xin Shanghai 新上海 (1910); the “electric world” of Xu Zhiyan’s 許指嚴 Dian shijie 電世界 (1909); Wu Jianren’s 吳趼人 Civilised Realm depicted in the novel Xin shitou ji 新石頭記 (whose early chapters appear in 1905); and Bihe Guan Zhuren’s 碧荷館主人 reborn Chinese empire in the novel Xin jiyuan 新紀元 (1908). Even though each of these texts provides its own conceptual map, all these maps refer to the same territory, to the same imaginary space. This network of utopian representations emerged as a textual by-product of the ideological subtext of China’s colonial (local, repressed, incipient, multiple, fragmented) modernity, against which the late Qing utopian discourse coalesced as a locus of negotiation of the ideological impasses that this condition of colonial submission entailed.

11 In considering the textual genesis of this genre, the utopian novel provides an interesting example of what Lydia Liu has termed as the “productive distortion” of those practices of transnational, transcultural and translingual contamination that characterised fin-de-siècle China’s colonial modernity.15 The emergence of this genre is linked to the remarkable number of foreign texts that began to circulate in China as epiphenomenon of the increasing foreign presence on Chinese soil. Among the hundreds of texts which were translated, rewritten and assimilated in this long process of cultural assimilation, was also the utopian novel Looking Backward 2000–1887, published in 1888 by American writer Edward Bellamy (1850–1898).16 Bellamy’s reveries of national renaissance and social proficiency resonated with the late Qing intelligentsia’s needs for blueprints and directions to move towards the beacon of national modernity, and as such Looking Backward was quickly translated and rewritten for its new Chinese readership.

12 The appearance of Bellamy’s novel in fin-de-siècle China represents a peculiar event for at least three different reasons: first of all, Bellamy’s Looking Backward can arguably be considered the first contemporary foreign novel to be translated into Chinese; secondly, the rapidity of this acquisition was impressive, as the American edition of the novel (1888) and its Chinese translation (1891) are separated only by three years; finally, the degree of influence that this novel exerted in the developments of the early modernity of Chinese fiction is unprecedented and remarkable.

13 The textual history of the Chinese translation of Looking Backward unfolds in three acts: Bellamy’s novel made its first appearance in China with the title Huitou kan jilüe 回頭看 記略 in the year 1891. The text was serialized between December 1891 and April 1892 on the pages of the monthly publication Wanguo gongbao 萬國公報 (A Review of the

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Times) thanks to the efforts of Timothy Richard (1845–1919), a Welsh Baptist missionary who operated in China under the direction of Young John Allen (1836–1907), and assisted by Liang Qichao himself between 1894 and 1898.17 The same text was then re-published in book format (in a limited run of 2000 copies) by Richards two years after its initial serialization. In 1894 the novel was then re-published with the title Bainian yijiao 百年一覺, and between 1894 and 1904 the Bainian yijiao edition would then be reissued regularly both in volume format and on the pages of other journals such as Zhongguo guanyin baihua bao 中國官音白話報 (in 1898) and Xiuxiang xiaoshuo 繡像小說 (in 1904).

14 The text that eventually made its way to the Chinese readers could hardly be considered a translation: Huitou kan jilüe was in fact a heavily altered adaptation of Bellamy’s novel. While this fact was not at all unusual for the time (the modus operandi of the Chinese translators of the time was often one of adaptation and rewriting), the Chinese version of Looking Backward was almost unrecognisable.18 As Liu Shusen 刘树森 remarks, Huitou kan jilüe differed from Looking Backward in many crucial aspects. Much shorter than its source material, the translated text was heavily butchered in order to domesticate Bellamy’s novel to its new readership: the original 28 chapters of the American novel were rearranged into ten shorter sections, each one introduced by a four-character title; the narrative mode was changed, and the first-person voice of Julian West’s main character was abandoned in favour of a more canonical third-person narrator;19 the chapters were embellished with emphatic introductions and hype- provoking codas which were reminiscent of the Chinese storytelling tradition. Furthermore, the potential historicity of Bellamy’s political project was neutralised, or at least overshadowed, by a new perspective of divine revelation which betrayed the ideological background of the translation’s supervisors.20

15 Nevertheless the utopian chord was struck, and its pitch was recognised as familiar: “Bellamy’s Looking Backward is the shadow of Datong”, Kang Youwei 康有為 wrote. 21 Edward Bellamy’s pastoral utopia, rooted in the rejection of the present, resonated with the traditional Confucian attitude of resistance against the present in favour of a continuous rectification of the past.22 Either because of the radical process of rewriting and adaptation through which Bellamy’s novel had undergone before reaching the Chinese public, or because of the humanist afflatus of its utopian claims, Bainian yijiao was perceived and read as – so to say – Confucian: 君主廢,則貴賤平; 公理明,則貧富均.千裡萬裡, 一家一人, 視其家,逆旅也;視其人, 同 胞也.父無所用其慈,子無所用其孝,兄弟忘其友恭,夫婦忘其倡隨.若西書中百年一覺 者,殆仿佛《禮運》大同之象焉.23 Freed by hierarchies, society becomes equal; once the rules are clear, all disparities are levelled. The family of Man expand as one to the farthest extent. Hospitality is to be found in every home and every man is treated as a brother. Father and son are not constrained by the duties of benevolence or filial piety, brothers are not bound by the formalities of respect, nor wives and husbands are oppressed any more by the constraints of conjugal harmony. Let’s consider for example the Western book Bainian yijiao: it is almost like the image of Datong portrayed in the Book of Rites.

16 The utopian discourse, in its most elementary function of social and national mythopoesis, provided a frame of reference for the elaboration of the late Qing discourse of post-colonial revanchism. During the first decade of the twentieth century, and especially after the searing failure of the Hundred Days’ Reform, the utopian novel became a tool for dealing with the question of China’s colonial impasse and transcending the apparent unreformability of reality within the conceptual space given

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by the xiaoshuo form. “As it is said in the text of Bainian yijiao, in the year 2000 the people of the world will be divided among those who administrate the state and those who work”, glossed the late Qing philosopher and calligrapher Sun Baoxuan 孫寶瑄 (1874–1924):24 Bellamy’s utopia, and by extension the modern Chinese utopia that the American novel had contributed to trigger, maintained the appeal of a radical act of zhengming, a rectification of the names to wipe out the disgraces of recent history.

17 The imprint of Looking Backward surfaces in the texture of the Chinese utopian novels of the late Qing period in a network of resemblances. One of the most striking examples of this intertextual network is the allegory of the umbrellas, which can be found both in Bellamy’s Looking Backward and in Lu Shi’e’s Xin Zhongguo (The New China). Caught by a rainstorm, Bellamy’s alter-ego Julian West is surprised by the discovery that nobody in the year 2000 uses umbrellas any more: the streets of the city are protected from the rain by a “continuous waterproof covering [that] had been let down so as to inclose the sidewalk and turn it into a well lighted and perfectly dry corridor”. As usual, Julian West’s surprise is received by his utopian companions with patronising condescension: The difference between the age of individualism and that of concert was well characterized by the fact that, in the nineteenth century, when it rained, the people of Boston put up three hundred thousand umbrellas over as many heads, and in the twentieth century they put up one umbrella over all the heads.25

18 The allegory of the collective umbrella is used by Bellamy to emphasize once more the fundamental idea at the core of his utopia: the demise of capitalism in favour of a nation-based, state-run collectivism of socialist overtones in which self interest (the individual umbrella) is superseded by the common good (the continuous waterproof covering). The same allegory resurfaces on the pages of Lu Shi’e’s Xin Zhongguo from 1910, in a passage which may very well be a homage to Looking Backward: 我與女士走出戲園,見天忽然下雨了.我道:“呀,我與你都沒有帶雨具怎麼呢?”女士 道:“如今不比從前了,雨天行路,不必定帶雨具.”我問:“衣裳不怕被雨打溫麼?”女 士道:“不妨,這會子有雨街的了.雨天隻要在雨街上走,怎會得打濕呢?”我問:“怎麼 叫做雨街?”女士道:“雨街,就在店鋪的後背,上覆著琉璃瓦,通光而不漏雨.旁立木柱 支撐著,晴閉雨開,專有人管理的. ”我喜道:“路政改良到這樣,可算得無可復加的 了.”於是,跟著女士,走到雨街上.果見通明透亮,地上潔淨無塵,沒點子水漬.26 When my female companion and I left the theater, it suddenly started to rain. – Oh, we did not bring umbrellas, what are we going to do now? – I asked. – Today is not like in the past, – she answered, – There is no need to bring around umbrellas any more when it rains. – You don’t mind having to dry your clothes every time it rains? – There’s no such thing, we have rain paths now. How can you get wet if you use them? – What’s a rain path? – Rain paths, they run behind the shops. They are paths covered with transparent tiles so that the light can pass through but the rain does not leak in. The tiles are sustained by wooden pillars, they are kept closed when it is sunny and opened when it rains. We have specialised people to take care of them. – The administration of the city really improved, we could say there’s nothing more to improve, – I said while walking along with her. The paths were perfectly clear, their surface was spotless and there was not a single drop of water inside.

19 The Chinese utopian novel, its emergence at the apex of a time gone out of joint, and the modernist yet already-obsolete worldview that it brought forward, should be all understood within the complex framework of responses upon which the Chinese colonised subject negotiated its own position within the colonial dialectic. This process

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of negotiation was articulated through the circulation, translation and contamination of texts, of which the utopian novels written during the last decade of the late Qing period represented a particular, emblematic variety. The genesis of this variety of texts can partially be reconstructed: Bellamy’s Looking Backward was translated in Chinese under the supervision of Timothy Richard in 1891; Liang Qichao joined Richard’s cabinet in 1894 as an assistant to the Baptist missionary; after the failure of the Hundred Days’ Reform of 1898 Liang Qichao flew to Japan and published his own literary manifesto, calling for a revolution in literature; he tried to apply his ideas in the unfinished novel Xin Zhongguo weilai ji (The future of New China); inspired by Liang Qichao’s nahan, Wu Jianren wrote the utopian novel Xin shitou ji, which was initially serialised in the newspaper Nanfang Bao 南方報 in 1905; in 1908 Wu Jianren’s novel was re-issued in volume format by the Gailiang xiaoshuo she 改良小說社, the very same publishing house that, two years later, would then publish the first edition of Lu Shi’e’s Xin Zhongguo, which arches back to Bellamy’s Looking Backward by tapping into the same rhetoric of national salvation.

20 As we have already remarked, the relation between the Chinese utopian novel of the late Qing period and its American counterpart provides us an example of those “translingual modes of representation in modern Chinese fiction” which highlight the “contradictory condition of Chinese modernity”.27 But even more interesting is the fact that the phenomenon of “productive distortion” through which the negotiation of this contradictory condition is played out works in both ways: it does not only characterise the Chinese fin-de-siècle visions of utopia which were modelled after Bellamy’s blueprint, but also the latter in itself. A closer look at the text of Edward Bellamy’s Looking Backward, and at the cultural turmoil generated by its publication, reveals that the seeds of this productive distortion are already ingrained at its core. If, one the one hand, the radical otherness of Looking Backward’s utopia was “productively distorted” and re-framed by the late Qing utopian novelists into the radical otherness of postcolonial China (hence the “new eras”, “new empires” and “new countries” depicted in the novels of the period), on the other hand the spectre of “China” was present already as a silent space of reference to Edward Bellamy’s re-imagination of America.

21 “China” is mentioned only once in Bellamy’s Looking Backward, yet its transient mention gestures at the possibility of an otherness, of a (utopian) alternative to the turmoil of the present. At the beginning of the novel’s second chapter, Julian West agrees with a disheartened Mrs. Bartlett when the latter, reporting the words of her husband, remarks that: [Mrs. Bartlett’s husband] did not know any place now where society could be called stable except Greenland, Patagonia, and the Chinese Empire. “Those Chinamen knew what they were about . . . when they refused to let in our western civilization. They knew what it would lead better than we did. They saw it was nothing but dynamite in disguise.”28

22 But the presence of the Chinese Other emerges even more clearly in the aftermath of Looking Backward’s publication. Whereas the translation of Looking Backward in China paved the way for a new wave of utopian novels, the publication of Bellamy’s novel in the United States reinvigorated not only the literary production of the time, but also the political debate of the country. “Nationalist Clubs” were formed where “Bellamytes” would gather in order to discuss the feasibility of Looking Backward’s political project; at the same time, as politics took inspiration from literature, literature became the training ground for politics’ most radical ideas.29 Bellamy’s idealism became

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a prolific source of inspiration for the American novelists of the time, and the utopian landscape sketched in Looking Backward was explored and expanded in a proliferation of new texts.30

23 Among the plethora of Bellamian tributes and emulations, Arthur Dudley Vinton’s Looking Further Backward stands out as one of the most peculiar ones. A dystopian novel built around the always-reliable trope of the Yellow Peril, Looking Further Backward was published in 1890 as a critique of Bellamy’s socialist penchant. Vinton’s dystopian novel tells the story of the colonisation of the American country at the hands of the Chinese, which results in the eventual “Chinese-ification” of an American population already weakened and reduced to complete apathy by the adoption of Bellamy’s nationalist agenda. Vinton’s dystopian critique is built upon the ghost of the Chinese Other, which, quite interestingly, is constructed by the American author in the same way the Chinese utopian novelists of the late Qing imagined their utopian, national Self.

24 Bellamy’s Looking Backward and Vinton’s Looking Further Backward may appear as unusual points of reference in order to understand the peculiarities of the strand of utopian thinking that developed in late-imperial China, yet this tangentiality is only apparent, and, on the contrary, it provides new and interesting perspectives from which to approach the question of Chinese modernity. Through the plain juxtaposition of these texts one can perceive what appears to be a shared political unconscious of overlapping utopian expectations and dystopian apprehensions. One may imagine, for example, that the Chinese invasion of the American soil narrated by Vinton in Looking Further Backward were undertaken by the renewed Chinese empire described in 1908 by Bihe Guan Zhuren in the novel Xin Jiyuan; that the new civilization extolled by the character of professor Won Lung Li in Looking Further Backward were actually that of the “Civilised Country” (文明國) depicted by Wu Jianren in the second half of Xin Shitou ji; or, conversely, that Liu Shi’e’s description of Neo-Shanghai in the novel Xin Zhongguo were based on the blueprint of Looking Backward’s new Boston.

25 All these references, allusions and remainders seem to hint at the presence of an underlying conceptual network whose traits, although constantly reversed and distorted, are nevertheless shared. The foundations of this network are to be found in the ideological superstructure which was pushed forward by the relentless expansion of the industrialised West from its self-established centre towards its imagined peripheries. As Ricoeur remarks, “[i]deology’s first function is its production of an inverted image”, and “this function is achieved exactly by the notion of the nowhere [...] the ability to conceive of an empty place from which to look at ourselves”.31 In this perspective, the utopian texts produced at the end of the Qing empire, as well as the utopian and dystopian narrations from the late Victorian Era in America, can be seen as fragments of the inverted image of the colonial subtext, textual constructions built upon the “notion of the nowhere” that this subtext entails.

26 By juxtaposing these images we can turn the inherent deceptiveness of the word utopia as outopia/eutopia (no-place/good-place), which is both and neither American or Chinese, to our own advantage. By juxtaposing Bellamy and Liang Qichao, Vinton and Wu Jianren, we may be able in fact to understand what happens when this “empty place”, freed by the Self, is occupied by the Other.

27 Looking Further Backward gives us a negative of the photography cumulatively created by the narrative utopias written in China between 1902 and 1910. Vinton’s novel is told in the form of

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28 a series of lectures delivered to the freshman class at Shawmut College, by professor Won Lung Li, successor of Prof. Julian West, Mandarin of the Second Rank of the Golden Dragon and Chief of the Historical Sections of the Colleges in the north-eastern division of the Chinese Province of North America.32

29 Vinton’s novel is set in the year 2012, when 70 percent of the American territory had been conquered by the Chinese Empire, and the Cooperative Commonwealth of the United States “had been re-created into a Chinese province”.33 Looking Further Backward develops the utopian scenario sketched by Bellamy into what Eric Hayot has aptly described as the uneasy narration of “the mutual (and largely unconscious) imbrication of the colonizer with the colonized, the Chinese and the American, and the immediate present with the recent past”.34 The novel defies a stable position within the conceptual range that can be carved out of the eutopian/dystopian dichotomy, and in doing so it reveals how both the extremes of this dichotomy are mutually congenital and cannot develop univocally without laying forward the ground for the generation of their opposite. In telling the story of the Chinese invasion of the United States and the consequent subjugation of the American Barbarians under the new Chinese rule, Looking Further Backward illustrates this dialectical movement to the extent that these two extremes are made to converge into a paradoxical synthesis through which what is initially perceived and narrated as a Yellow Peril eventually becomes what we may term as a “Yellow salvation” in which a new social and national stability is obtained through the irreversible imbrication of identities.

30 Vinton’s book was published in 1890, three years after the appearance of its more notorious prequel, as a warning towards the risks of unconstrained utopian thinking: “A false guide is worse than no guide”, Vinton remarks in the preface of the novel, and false guides were those “utopian schemes fraught with danger” which were offered as remedies to the evils of the present. Vinton is certainly not blind to the potential of utopian thinking, and in fact he gives credit to the sheer imaginative, exhortative power of Bellamy’s novel, praising its “truthfulness” as a sentiment that would appeal “to every honest mind”. Yet, in narrating the de-Americanisation, or Chinese-ification, of American life, Vinton is aware that the socio-geometrical perfection of the utopian allegory can be subverted with the same facility it is conceived.

31 Looking Further Backward is built upon narrative strategies of reversal, Suvinian alienation and distortion: the American voice of Julian West, the original narrator and protagonist of Looking Backward, is re-framed and integrated within the discourse of the coloniser, which is voiced by Looking Further Backward’s intradiegetic narrator, professor Won Lung Li, whose “lectures to the American Barbarians” – a counter melody to Julian West’s voice – make up the skeleton of Vinton’s critique. As Hayot remarks, by incorporating the voice of the colonised as a metadiegetic level within the discourse of the coloniser, Vinton enables a “theory of futurity” in which his “dystopian take on the American present makes visible, if only in its negative space, a post racial, bicultural, and fully utopian future”.35

32 It is in the same negative space that the Chinese utopia, i.e., the utopia of the colonised, is negotiated. Both Bellamy’s utopia and Vinton’s dystopia can be described as discourses on the nature of society and the nation which are built upon the possibility of an otherness, that is to say the possibility to envision an alternative locus of convergence for those aspects of the ideological subtext which are not yet realised in history but are left in potency. This, in the end, was the appeal that the utopian genre

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exerted on the Chinese novelists of the late Qing period.36 The Chinese utopian novel is the product of the “contradictory condition of Chinese modernity”, an inverted image of the condition of colonial impasse of fin-de-siècle China which is presented as a blueprint for its solution. After all, as Liang Qichao wrote, “If one intends to renovate the people of a nation, one must first renovate its fiction. […] Why is this so? This is because fiction has a profound power over the way of man”.37

33 What is although peculiar to Vinton’s novel is its cunning use of the mechanism of reversal through which the automatic utopian/dystopian dichotomy implied in the outopian discourse is erased and translated to a condition of undecidability. The outopian space imagined by Vinton defies any ideological closure by oscillating between extremes: the positive utopia of Edward Bellamy is turned into the dystopia of a Chinesified America whose history is told to the American Barbarians by a Chinese authority. Yet the more we are told about the Chinese invasion, the less we recognise it as an actual dystopia: “There was less change in the aspect of the city than I expected. There were fewer stragglers in the streets than usual”, remarks Vinton’s Julian West as he walks like a stranger in a strange land through a newly colonised Boston as an American ambassador to the Chinese invaders.

34 When Julian West is summoned by Captain Lee (head of the Chinese invasion of the United States) in order to discuss the conditions of the Chinese occupation of the American soil, he is welcomed as an equal and as the only American worth talking to. Because “the ancestors and the men of antiquity had been so long objects of veneration in the Celestial Empire”, Julian West (who, we should remind, is a man of the past who has been transplanted into the future in Looking Backward) is seen as a contemporary to the invaders’ ancestors, and he is thus welcomed as their equal, “entitled with the same respect” that the Americans Nationalists were not deemed worthy of.38 The fully utopian future is revealed and envisaged in the meeting between Julian West and Captain Lee, who is “anxious to see an individual who represents the highest type of the civilization of two centuries”.39 Julian West, the only American left in America, is recognised as equal by the Chinese invader: the fantasy of the colonised (that is, to be equal to the coloniser) is realised in the dystopia of the coloniser, yet at the same time the latter is not revealed any more as a dystopia, but rather as a new utopia.

35 The play of reversal at the core of Vinton’s Looking Further Backward is developed subtly: the dystopia of colonised America, which unfolds in overt juxtaposition with Bellamy’s nationalist utopia, is imbued with an unspoken sense of nostalgia for the American nation as it was before its Bellamian re-organisation. This sense of nostalgia transpires from Julian West’s remarks and in his gradual realisation of the American inadequacy to act and to respond coherently as a nation against the foreign invasion. While talking about the economic disadvantages generated by the Chinese invasion of the American soil, West deplores his compatriots’ incapability to economise, he pities their “lack of forethought,” their complete loss of coordinates and their regression to a nation of children: “In addition, for the first time in three generations, there came to them the demands of charity, which they met with the impulsive generosity of children who had just received pocket-money”.40

36 The Chinese invasion acquires the allure of a necessary act of rectification, an American zhengming against the spontaneous implosion of the Bellamian Commonwealth. These vacillations of identity, as Hayot remarks, are cleverly conveyed by Looking Further Backward’s author via the constant alternation between two

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competing modes of narration, through which the “consistent reversals of the standard features of the Asiatic stereotypes” prevents the narration to reach a definitive closure and reasserts its quality of ideological undecidability.41 The (tentative) closure of the novel’s narrative trajectory is not in fact left to Julian West’s voice, but to that of Won Lung Li, whose last lecture to the “American Barbarians” reveals to the reader that the Chinese invasion is complete and its consequences irreversible. The Chinese province of North America has been completely colonised, and millions of Americans are being deported to their new mainland in continental China: “If the United States was to be held by China, then the people of the United States must be willing subjects of China”.42 In his final lecture, professor Won Lung Li in fact addresses his students with a collective “we” and “us”: Let us now, in closing, consider hastily the benefits which the invasion of the Chinese has brought to us. We are no longer a defenseless people. . . . Chinese frugality has replaced the wasteful lavishness that prevailed in private life under the Nationalistic government. . . . What was good in Nationalism we have retained. What was bad we have discarded and replaced by what is better. Under Nationalism, individualism was reduced to a minimum; with us to-day it is honored and given every chance to develop.43 [emphasis added]

37 Won Lung Li’s emphatic conclusion, although providing a satisfying ending to the dystopian anti-Nationalistic parabola of Looking Further Backward, is in fact a false closure, as it undermines the foundations of the novel. In the end, the re- Americanisation of America by Chinese intervention clashes against the dystopian, Yellow-perilist premises of national fragmentation upon which the novel was built in the first place.

38 We are indeed looking further backward: “The country in the rear [of Boston] had been recreated into a Chinese province” and “every foot of its progress was permanent”, yet the utopian/dystopian nature of the new Chinese province of North America remains questionable, unsolved.44 The Bellamian prophecy which recited “Let us hasten the rapidly-nearing day when intellect will also reject these survivals of a ruder age – a day wherein we will reach the culminating point of our civilization, where looking forward will be synonymous with looking backward!”45 is in the end fulfilled, but its terms are displaced: “we”, “us” and “our civilization” are not entirely ours any more, they have become the woguo 我國 and taguo 他國 of another wenming 文明.46 Bellamy’s utopian scheme is reversed into a dystopian scenario of national apathy, while Vinton’s gloomy history of the de-Americanisation of America develops conversely into the unexpected utopia of its own Chinese-ification.

39 In the end, Vinton’s narration of displacement and undecidability points back to a structural feature of Bellamy’s text, a feature that Jonathan Auerbach has suitably defined as the “rejection of all representation as misrepresentation”, and which also characterise the Chinese utopias of the late Qing empire.47 This notion of “rejection” or deflection of all representation provides in fact a reasonable explanation for the adaptability of the Bellamian utopian model outside the American borders and within the Chinese ones in particular. Bellamy’s narrative strategies of rejection and deflection can be epitomised in the reluctance on the part of Julian West to provide any “scientific” explanations regarding the nature of the new society he finds himself part of, as well as in regards to the historical process that lead to it. While Bellamy often indulges in the meticulous descriptions of all that is happening around the character of Julian West, every time the reader may be tempted to ask the narrator how utopia

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works, the narration evaporates into the vagueness of statements like “I shall not describe in detail what I saw that day”, etc.48 As Auerbach remarks, these strategical ellipses poignantly summarise “Bellamy’s inability to account for change”, as well as the author’s tendency “to dispense with historical agency altogether”.49 Through the constant use of passive voice constructions and the frequent deployment of abstract and ultimately tautological terms at the most critical nodes of the narration, Bellamy portrays a nation that emerges from a time without history and that is located in a space without maps and coordinates. Even though Bellamy’s rejection of all representations can be read, as Vincent Geoghegan further notes, as a straightforward strategy of “rejection of the past” along a dichotomy of overt discontinuity vs. underlying continuity between the Old and the New World (upon which not only Bellamy’s but the whole utopian dialectic is based), the blank parentheses opened by this narrative strategy stand out in their (non)representation of absence as much as what is actually, ostensibly represented in the text.50

40 The reader of Looking Backward could easily criticise Bellamy’s work by referring to the same words that its protagonist Julian West uses to praise Berrian’s “Penthesilia”, that is to say the best selling romance of Looking Backward’s future Boston: “At the first reading what most impressed me was not so much what was in the book as what was left out of it”. While Edward Bellamy is here moving a critique to the historical romances of his own times by making Julian West praise the ability of the writers of the future to create literature without the need to draw

41 from the contrasts of wealth and poverty, education and ignorance, coarseness and refinement, high and low, all motives drawn from social pride and ambition, the desire of being richer or the fear of being poorer, together with sordid anxieties of any sort for one’s self or others,51 he is pointing at the same time at his own novel’s major weakness and strength, and by extension at the strength and weakness of the utopian narration per se: its substantial emptiness, as well as the freedom that this emptiness implies and enables. We might as well paraphrase Julian West in saying that the walls of Bellamy’s utopia are built with “bricks without straw”, that they encase a society without people in a nation whose history is left untold and in which only the present is narrated: “Bellamy defines his romance almost entirely in terms of what it banishes”.52

42 By getting rid of historical agency, Bellamy is not compelled to deal with history’s main actor, society, whose practical absence through the main character’s experience of the utopian space. Julian West’s itinerary of utopian enlightenment is in fact extremely narrow and it is marked by a peculiar scarceness of voices, places and perspectives: the only new Bostonians he manages to meet and to talk to are the members of Dr. Leete’s family (a family he will soon join through an improbable turn of events), the vanishing figure of a waiter in a communal dining room, the mechanical- looking clerk of a store, and the disembodied voice of one “Mr. Barton”, radio preacher from the twentieth-century. The utopian space of Looking Backward is described from perspectives that are either too wide or too narrow for the viewer to have a grasp of how society actually functions in the vast social space that extends between the sheer individuality of Julian West and the abstraction of the utopian society as a whole. Julian West experiences the new world either within the private enclosures of Dr. Leete’s mansions (the studio, the dining room, the library), or from the bird’s eye point of view of his belvedere on the top of the house.

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43 In the need of a pair of glasses, the reader is given either a microscope or a telescope. The spaces in between the two enclosures of the private room and the privileged belvedere – i.e., the spaces of historical agency – are left unrepresented, unseen: the communal dinner, where society is supposed to gather every day to eat and socialise, is actually divided into many private dining rooms, each one reserved to a single family and catered by ghost-like, anonymous waiters; the space of the street, whose collective “waterproof covering” is gloriously elevated as perfect metaphor for “the difference between the age of individualism and that of concert”, is quickly dismissed as a space of transition, and the people who populate it are reduced to an impersonal stream of anonymity.53 These narrative strategies of deferral, postponement and rejection of representation in the end characterise the utopian narration as one of constant displacement and neutralization, whose conceptual coordinates eschew any attempt of categorical closure on the part of the reader. Paradoxically, this particular trait of the utopian narration, its “open-endedness”, allows its model to be transplanted, adapted, translated and mistranslated outside its original, local frameworks of reference.

44 Reflecting on the nature of the construct in relation to the architecture of the city of Chicago, and to his experience of observing the city from the bird’s-eye view provided by the belvedere of the famous Sears Tower, Louis Marin arrives at a similar conclusion regarding the nature of the utopian endeavour.54 From the top of “the highest tower in the world”, Marin remarks, the gaze of the viewer “collects” and “totalizes” the space of the city, “identifying himself with the tower’s master and metonymically with the master of the world.”55 This is the same cognitive process that unfolds in Julian West’s mind when he gazes down at the city of Boston from the belvedere of Dr. Leete’s house:

45 At my feet lay a great city. Miles of broad streets, shaded by trees and lined with fine buildings, for the most part not in continuous blocks but set in larger or smaller inclosures, stretched in every direction. Every quarter contained large open squares filled with trees, among which statues glistened and fountains flashed in the late afternoon sun. Public buildings of a colossal size and an architectural grandeur unparalleled in my day raised their stately piles on every side. Surely I had never seen this city nor one comparable to it before. Raising my eyes at last towards the horizon, I looked westward. That blue ribbon winding away to the sunset, was it not the sinuous Charles? I looked east; Boston harbor stretched before me within its headlands, not one of its green islets missing.56

46 Yet, Marin also remarks, by engaging in the obvious, inevitable confrontation with the gaze of the Other, that is the gaze of “the spectator’s eye pushed down in an uncertain site, in the shadow, at a distance from the monstrum”, “the dominating gaze in its imaginary mastery” generates a dialectic between the two imaginary stances of the dominated and the dominating (or between the colonizer and the colonized), which in the end stabilize themselves “into a neutral or neutralizing relationship”.57 By focusing either on the personal dimension of utopia (which corresponds to Marin’s dominated locus of uncertainty) or on the abstractions of Dr. Leete’s endless talks about the merits of the new society as it is observed from bird’s-eye point of view of the belvedere (which is analogous to Marin’s dominating gaze), Edward Bellamy develops his utopian project towards its own neutralisation, that of a society without agents, located in a history without time.

47 From the belvedere on the roof of Dr. Leete’s house, Julian West’s eyes are able to encompass the marvellous buildings of new Boston, its beautiful trees, the statues and

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the fountains; his critical gaze indulges in the poetry of the small detail (the sun glistening on the statues in the late afternoon), bathes in the Stendhalean beauty of the river Charles flowing toward the horizon, and regards in awe the modernist sublime of the city harbour. Yet, despite such a majestic amplitude of breath and stroke, not a single human being is mentioned. In the end, Bellamy’s new Boston can be considered as the textual equivalent to Louis Daguerre’s daguerreotype Boulevard du Temple of 1838, which is considered to be the first photo ever to include a human in its frame. In this image, which is a wide-angle landscape photo of the city of Paris, the long exposure requested by the technique of the daguerreotype to fix the shadows in the silver of the camera’s mirror allowed Louis Daguerre to immortalise by chance, and only by chance, a single figure out of one of the most modern of modern cities: the blurry silhouette of a gentleman who, waiting for his shoes to be polished at the corner of the road, managed to remain still long enough for the mirror of the camera to catch his ghost (incidentally, no trace if left of the shoeshiner).

48 Looking backward to the main topic of this essay, we may entertain the idea that the sudden and unprecedented success of the utopian narration during the last decade of the Qing dynasty may in the end be attributed to genre’s “strategic emptiness”. Resistant to any attempt of categorical closure, and reluctant towards any form of representation that would not result in a dialectic of neutralization, the “strategic emptiness” of the utopian model may have provided for the Chinese intelligentsia of the end of the century (and at the end of their own world) an optimal tool for the elaboration, or the exorcism, of the ideological impasses of a time gone out of joint.

NOTES

1. The paradigm for which the “birth” of modern Chinese literature coincides with the beginning of China’s Republican Era is still the dominant one. The most recent instance of this approach can be found for instance in Yunte Huang’s The Big Red Book of Modern Chinese Literature: published in February 2016, this anthology once again poses Lu Xun’s nahan 吶喊 as the terminus post quem of China’s literary modernity; see Yunte Huang (ed.), The Big Red Book of Modern Chinese Literature, New York, W. W. Norton & Company, 2016. 2. See for example Milena Dolezelova-Velingerova (ed.), The Chinese Novel at the Turn of the Century, Toronto, University of Toronto Press, 1980; David Der-wei Wang, Fin-de-Siècle Splendor: Repressed Modernities of Late Qing Fiction, 1849–1911, Stanford, Stanford University Press, 1997; Theodore Huters, Bringing the World Home: Appropriating the West in Late Qing and Early Republican China, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2005; Patrick Hanan, Chinese Fiction of the Nineteenth and Early Twentieth Centuries, New York, Columbia University Press, 2013. 3. Wang, p. 20. 4. “The crucial point here is the changed symbolic status of an event: when it erupts for the first time it is experienced as a contingent trauma, as an intrusion of a certain non-symbolized Real; only through repetition is this event recognized in its symbolic necessity – it finds its place in the symbolic network; it is realized in the symbolic order.” Slavoj Žižek in Phillip E. Wegner, Utopia, the Nation, and the Spatial Histories of Modernity, Berkeley, University of California Press, 2002, p. 32.

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5. Nathaniel Isaacson, Colonial Modernities and Chinese Science Fiction, PhD dissertation, Los Angeles, University of California, 2011, p. 31. 6. Wang, p. 14. 7. I am not aware of any work from the early republican period that could be considered within the same category of the utopian novels written in China between 1902 and 1910. 8. The connection between the late Qing utopian novel and the Wuxu bianfa 戊戌變法 is not entirely groundless: among the victims of Empress Cixi’s 慈禧 iron hand was also Liang Qichao 梁 啟超, who managed to flee his country and find shelter in Japan together with his mentor Kang Youwei 康有為. It is from Japan that Liang Qichao launched his own nahan 呐喊 in 1902 on the pages of the journal Xin xiaoshuo 新小說. 9. On the concept of Verfremdung in science fiction, see Darko Suvin, Metamorphoses of Science Fiction: On the Poetics and History of a Literary Genre, New Haven, Yale University Press, 1979. 10. Whether the individual textual instances actually realise all the aspects that the genre implies is debatable, but it is not the point of this contribution. 11. Prasenjit Duara, Rescuing History from the Nation: Questioning Narratives of Modern China, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 28. 12. See for example Rebecca E. Karl and Peter G. Zarrow, Rethinking the 1898 Reform Period: Political and Cultural Change in Late Qing China, Cambridge, Harvard University Press, 2002. 13. “A magma is that from which one can extract (or in which one can construct) an indefinite number of ensemblist organizations but which can never reconstituted (ideally) by a (finite or infinite) ensemblist composition of these organisations”; Cornelius Castoriadis, The Imaginary Institution of Society, Cambridge, MIT Press, 1987, p. 343 14. We are moving along the theoretical lines given by German philosopher Karl Mannheim in his Ideologie und Utopie: if “ideologies are the situationally transcendent ideas which never succeed de facto in the realization of their projected contents”, the utopian mentality thus emerges in the attempt to cover the gap between the projection of ideals and the realisation of their content; see Karl Mannheim, Ideology and Utopia: An Introduction to the Sociology of Knowledge, London, Routledge & Kegan Paul, 1976, p. 175 passim. 15. Lydia Liu, Translingual Practice: Literature, National Culture, and Translated Modernity—China, 1900–1937, Stanford, Stanford University Press, 1995, p. 103. 16. For what concerns the numbers of this massive process of assimilation-through-translation, see the work of A Ying 阿英 (Wan Qing xiaoshuo shi 晚清小说史 of 1937 and Wan Qing xiaoshuo mu 晚清小说目 of 1940), and the useful amendments of Tarumoto Teruo, “A Statistical Survey of Translated Fiction 1840–1920” in David Pollard, Translation and Creation: Readings of Western Literature in Early Modern China, 1840–1918, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, 1997. 17. Joseph R. Levenson, Liang Ch’i-Ch’ao and the Mind of Modern China, London, Thames and Hudson, 1959, p. 19; concerning the experience of Timothy Richard in China, see Forty-five years in China: Reminiscences, New York, Frederick A. Stokes Company Publishers, 1916. 18. The names of Yan Fu 嚴复 and Lin Shu 林紓 come prominently to mind here. On the role of translation in the shaping of the late Qing cultural texture, and on the two most emblematic translators of the time, see for example Michael Gibbs Hill, Lin Shu, Inc.: Translation and the Making of Modern Chinese Culture, Oxford, Oxford University Press, 2013; and Benjamin I. Schwartz, In Search of Wealth and Power Yen Fu and the West, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 1964. 19. On the development of new modes of narration as a defining traits of modern Chinese fiction, see Alexander des Forges, “From Source Texts to ‘Reality Observed’: The Creation of the ‘Author’ in Nineteenth-Century Chinese Vernacular Fiction”, Chinese Literature: Essays, Articles, Reviews (CLEAR), 22 (2000), 67–84. 20. See Liu Shusen 刘树森, “Liti motai yu Huitou kan jilüe” 李提摩太与《回头看记略》, Meiguo yanjiu 美国研究, 1, 1999; and Li Xiaoxiu, Wan Qing fanyi yu minzu guojia xiangxiang: yi”xiangxiang de

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gonggong ti” lilun wei jichu 晚清翻译与民族国家想象:以“想象的共同体”理论为基础 (Translation in Late Qing Era: Imagining a New Nation), PhD dissertation, Lyon, Université Jean Moulin Lyon 3, 2013, pp. 141–159. 21. “美國人所著《百年一覺》書,是大同影子.” Kang Youwei 康有为, Kang Nanhai xiansheng kou shuo 康南海先生口说, Beijing 北京, Zhongshan daxue chubanshe 中山大学出版社, 1985, p. 31. 22. On Bellamy’s political project, see Milton Cantor’s “The Backward Looking Look of Bellamy’s Socialism”, in Looking Backward, 1988-1888: Essays on Edward Bellamy, ed. by Daphne Patai, Amherst, University of Massachusetts Press, 1988. 23. Tan Sitong 谭嗣同, Tan Sitong quanji xiace 谭嗣同全集下冊, Beijing 北京, Zhonghua shuju chuban 中华书局出版, 1981, p. 367. 24. “《百年一觉》所云:二千年后,地球之人,惟居官与作工者两种是也”, Sun Baoxuan 孙宝瑄, Wangshan Lu Riji 忘山庐日记, quoted in Xiong Yuezhi 熊月之, Xixuedongjian yu wan Qing shehui 西 学东渐与晚清社会, Shanghai 上海, Shanghai renmin chubanshe 上海人民出版社, 1994, p. 412). 25. Edward Bellamy, Looking Backward 2000–1887, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 89. 26. Lu Shi’e 陆士谔, Xin zhongguo 新中国, Shanghai, Shanghai guji chubanshe 上海古籍出版社, 2010, p. 33. 27. Liu, p. 103. 28. Bellamy, p. 12. 29. See Jean Pfaelzer, The Utopian Novel in America, 1886–1896: The Politics of Form, Pittsburgh, University of Pittsburgh, 1984; Kenneth M. Roemer, The Obsolete Necessity: America in Utopian Writings, 1888-1900, Kent, The Kent State University Press, 1976; Krishan Kumar, Utopia and Anti- Utopia in Modern Times, Oxford, Oxford University Press, 1987. 30. See for example Ignatius Donnelly’s Caesar’s Column, Amos K. Fiske’s Beyond the Bourne, Chauncey Thomas’ The Crystal Button, Henry Olerich’s A Cityless and Countryless World, William Dean Howells’ A Traveller from Altruria, Albert A.Merrill’s The Great Awakening, and Ludwig Geissler’s Looking Beyond. 31. Paul Ricoeur, Lectures on Ideology and Utopia, New York, Columbia University Press, 1986, p. 15. 32. Arthur Dudley Vinton, Looking Further Backward , Albany, Albany Book Company, 1890, p. 9. 33. Vinton, p. 106. 34. Eric Hayot, “Chinese Bodies, Chinese Futures”, Representations, 99 (2007), p. 112. 35. Hayot, p. 107. 36. This aspect appears clearly, for example, in novels such as Wu Jianren’s Xin shitou ji or Lu Shi’e’s Xin Zhongguo. 37. Liang Qichao 梁启超, “Lun xiaoshuo yu qunzhi zhi guanxi” 論小說與群治之關系 [1902], in Liang Qichao 梁啟超, Liang Qichao quanji 梁啟超全集, Beijing, Beijing chubanshe 北京出版社, 1999, vol. 9, p. 884. 38. Vinton, p. 143. 39. Vinton, p. 147. 40. Vinton, pp. 164–165. 41. Hayot, p. 107. 42. Vinton, p. 179. 43. Vinton, pp. 187–188. 44. Vinton, p. 186 and p. 58. 45. Vinton, p. 54. 46. These expressions appear frequently in the works of Lu Shi’e and Wu Jianren in particular in a complex semiotic square of connotations: “woguo” 我國 is both the Chinese utopia of the future and the dystopian reality of fin-de-siècle China upon which the utopian fantasy is build; whereas “ taguo” 他國 is at the same time synecdoche both for the Western countries and their overwhelming presence, and, once again, for the “Otherness” of the utopian construct.

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47. Jonathan Auerbach, “‘The Nation Organized’: Utopian Impotence in Edward Bellamy’s Looking Backward”, American Literary History, 1994, n. 6, p. 36. 48. Bellamy, p. 131. 49. Auerbach, p. 30. 50. See Vincent Geoghegan, “The Utopian Past: Memory and History in Edward Bellamy’s Looking Backward and William Morris’s News From Nowhere”, Utopian Studies, 1992, n. 3, pp. 75–90. 51. Bellamy, p. 100. 52. Nicholas M. Williams, “The Limits of Spatialized Form: Visibility and Obscurity in Edward Bellamy’s Looking Backward”, Utopian Studies, 1999, vol. 10, n. 2, p. 34. 53. Bellamy, pp. 90–91. 54. See Louis Marin, “Frontiers of Utopia: Past and Present”, Critical Inquiry, Spring 1993, vol. 19, n. 3, pp. 397–420. 55. Marin, p. 398. 56. Bellamy, p. 22. 57. Marin, pp. 400–404.

RÉSUMÉS

In recent times the coordinates of modern Chinese literature have undergone a substantial rewriting which lead to the reevaluation of the late Qing period as a prolific gestational stage for the development of the Chinese literary modernity. Among the different narrative forms and genres that were conceived, theorized and experimented between the end of the nineteenth and the beginning of the twentieth century, the utopian novel (or wutuobang xiaoshuo) emerges as one of the most interesting ones. Promoted by Liang Qichao as the epitome of a new literary aesthetic, this genre is a product of those cultural practices of “productive distortion” which, according to Lydia Liu, characterise fin-de-siècle China’s colonial modernity. A Genettian “archi- genre” whose narrative scope (ideally) encompasses all other forms of narration, the utopian novel of the late Qing period offers both an ideal synthesis of the Chinese reformist thought of the time, as well as a ratification of its failure. By focusing on the reception of this genre from the part of the Chinese literati of the time, and by proposing a comparative analysis of Liu Shi’e’s Xin Zhongguo, Edward Bellamy’s Looking Backward and Arthur D. Vinton’s Looking Further Backward which takes into account the modalities of representation of the Other through which these texts (and the utopian novel in general) are built, the aim of the present contribution is to understand the late Qing utopian novel as a chief product of the ideological subconscious of China’s colonial modernity, whose traits and development confirm us once again that a fragmented reality could only correspond to a fragmented representation of reality.

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