Strates Matériaux pour la recherche en sciences sociales

10 | 2001 Villageois et citadins de Grèce L'autre et son double

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/strates/77 DOI : 10.4000/strates.77 ISSN : 1777-5442

Éditeur Laboratoire Ladyss

Édition imprimée Date de publication : 1 mai 2001 ISSN : 0768-8067

Référence électronique Strates, 10 | 2001, « Villageois et citadins de Grèce » [En ligne], mis en ligne le 06 mai 2004, consulté le 02 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/strates/77 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ strates.77

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SOMMAIRE

Edito

Présentation Stathis Damianakos

Espaces, Populations, Mobilités

Organisation de l’espace et nouvelles tendances de la ruralité en Grèce Guy Burgel

L’automobile en Grèce : à la source d’une nouvelle relation entre villes et villages Michel Sivignon

Les équivoques de la statistique : dépeuplement et double appartenance sociale en Épire (1961-1991) Stathis Damianakos

Systèmes de production, Rapports de pouvoir, Sociabilités

Y a-t-il un modèle grec d’exploitations agricoles ? Hugues Lamarche

Les agriculteurs et leurs sociétés locales dans le contexte de la nouvelle PAC : les cas de la Grèce et du Portugal Fernando Medeiros

Les conflits pour l’eau en Étolie-Acarnanie Chocs entre État et initiative individuelle, émergence d’une identité régionale Michel Bouillet

Relations familiales et sociabilité en milieu urbain : le cas du Pirée Laura Maratou-Alipranti et Andromachi Hadjiyanni

Identités, Mémoires, Représentations

« Qu’est-ce qui nous rassemble ici ? » Mémoire généalogique, histoire locale et construction de l’identité dans un village contemporain. Regard sur la Bulgarie voisine Alice Angelidou

Le village et la ville : la Grèce imaginaire dans les manuels scolaires du XXe siècle Christina Koulouri

Usage des langues minoritaires dans les départements de et d’Aridea (Macédoine) Riki Van Boeschoten

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Humeur

Humeur Mémoires d’un nésophile (extraits) Émile Kolodny

Bibliographie

Le rapport rural/urbain en Grèce Guide bibliographique (1990-2000) Stathis Damianakos

Notes de lecture

De l’objet ethnologique à l’objet littéraire : la conversion risquée Stathis Damianakos

L’Albanie : un exemple sensible du maillage européen Marie-Alix Carlander

Pour une sociologie ethnocentrée de l’Europe ? Wanda Dressler

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Edito

1 Après un temps d’interruption due à la mise en place de la nouvelle UMR Ladyss, Strates reparaît sous la forme d’une collection d’ouvrages du laboratoire « Dynamiques sociales et recomposition des espaces ». Remaniée dans sa forme, cette collection dont ce numéro est le premier poursuit cependant la ligne éditoriale qui avait été mise en place par Nicole Mathieu il y a maintenant quinze ans. Elle se veut toujours un lieu de débat et de publication de textes ou de réflexions qui ne trouvent pas leur place dans les revues habituelles. Elle conserve son originalité de rassemblement de matériaux pour la recherche en sciences sociales, ouverte à diverses disciplines. La réunion dans l’UMR Ladyss de chercheurs de la géographie et de la sociologie lui donne encore plus d’ouverture et mêle des approches diverses, mais consacrées à l’analyse du changement social et spatial.

2 C’est effectivement à cette analyse du changement en Grèce, vu à travers la double entrée du rural et de l’urbain, que cet ouvrage de la nouvelle collection Strates est dédié. Il réunit des spécialistes du monde grec et des pays voisins où urbain et rural s’entremêlent étroitement. Il contribue ainsi à alimenter le débat sur la pertinence de ces catégories sociales et spatiales que certains voudraient voir définitivement assimilées sous une unique loi, celle de la ville qui règne sur la totalité de l’espace. Ici, l’imbrication de ces catégories bouscule la division radicale qui a été à l’œuvre en Europe occidentale. La lecture de la société et de l’espace grecs ne se fait pas sous cet angle. 3 Le Ladyss remercie chaleureusement les auteurs qui ont collaboré à la rédaction de cet ouvrage et en particulier Stathis Damianakos qui l’a coordonné. Ce livre inaugure une nouvelle série de publications thématiques ou de mélanges dont les prochains seront consacrés l’une à l’œuvre de Michel Rochefort, le suivant aux travaux de jeunes chercheurs. 4 L’effort de publication de ce type d’ouvrage est lourd pour un laboratoire ; il impose une mobilisation collective soutenue des chercheurs qui composent le comité de rédaction, des coordinatrices de la rédaction Michèle Petit et Marie-Alix Carlander qui n’ont pas compté leur temps et leur minutie et qui ont porté la fabrication de l’ouvrage jusqu’à son terme. La publication de ce livre est à porter au crédit de cet effort collectif. 5 Yves Luginbühl

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6 Directeur du Ladyss

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Présentation

Stathis Damianakos

Au-delà de leurs thématiques variées et de leurs sensibilités disciplinaires diversifiées, les travaux présentés dans ce volume partagent le même objectif majeur. Il s’agit de tester, à l’aide de recherches empiriques récentes et à propos d’une société (la société grecque actuelle) qui semble prendre un malin plaisir à déjouer les prédictions du statisticien ou de l’économiste, la fiabilité et la validité d’une opposition dont le principe, faute d’avoir été pensé dans une perspective comparatiste, a fini par s’imposer en vérité universelle : l’opposition rural-urbain. Or, s’il est vrai que dans ce pays, comme partout ailleurs, on trouve bien des campagnes et des villes, des villageois et des citadins, ces termes sont loin de s’inscrire dans un clivage théorisé engageant deux types de sociétés distincts (et à plus forte raison opposés), tel que la recherche contemporaine l’a établi pour les pays nord-ouest européens. Tout semble indiquer au contraire que, pour comprendre aussi bien l’ère des transformations radicales dans laquelle est entrée la société grecque il y a bientôt une quarantaine d’années, que le sens global de son cheminement historique au cours des deux derniers siècles, cette catégorie notionnelle est inadéquate. Par conséquent, la recherche d’un nouveau découpage de l’objet théorique rendant mieux compte de l’objet social s’impose de manière urgente. Prolongeant une fructueuse tradition de coopération franco-hellénique inaugurée dans les années 1960 (après la création du Centre Grec de Recherches Sociales) et ponctuée, à intervalles irréguliers, par la publication d’ouvrages de synthèse collectifs1, le présent volume apporte une contribution substantielle à cette quête épistémologique. Centré, comme ceux qui l’ont précédé, sur la pluridisciplinarité et l’observation locale (rurale ou urbaine), appuyé sur un riche appareillage de documents et de matériaux de première main, il pose en termes nouveaux une question qui, pour être spécifique aux sociologues et aux géographes, n’a pas cessé de hanter depuis déjà plusieurs années l’ensemble des recherches sociales en Grèce : par quel biais, théorique et méthodologique, appréhender le rapport entre sociétés et territoires s’agissant d’un pays semi-périphérique récemment engagé dans les dynamiques de globalisation ? Vues sous cet angle, les contributions réunies ici se présentent à la fois comme un bilan et comme un nouveau départ, dans la mesure où à la production récente de quelques

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vieux routards de la recherche sociale en Grèce (Guy Burgel, Michel Sivignon, Emile Kolodny, Stathis Damianakos), viennent se joindre les résultats des investigations comparatistes ou interdisciplinaires entreprises au cours des quinze dernières années par les sociologues, les géographes, les ethnologues ou les historiens (Hugues Lamarche, Fernando Medeiros, Laura Maratou-Alipranti, Andromachi Hadjiyianni, Christina Koulouri, Riki Van Boeschoten), ainsi que le produit des enquêtes locales actuellement menées par de jeunes chercheurs, doctorants ou post-doctorants (Alice Angelidou, Michel Bouillet). Les anciennes problématiques sur le rapport rural-urbain sont ainsi enrichies, éclairées ou, en partie, redéfinies grâce aux regards renouvelés qu’impliquent d’une part les transformations de l’objet, d’autre part l’évolution de l’outillage méthodologique. Rappelons brièvement quelques traits de la « longue durée » qui différencient sur ce point la Grèce (et de façon plus générale l’Europe méditerranéenne et celle du sud-est) de la partie nord-ouest du continent. Ici, sauf exception, les campagnes ne connaîtront jamais la féodalité européenne, pas plus que la révolution agricole qui, au XVIIIe siècle, allait bouleverser les sociétés occidentales, résoudre une fois pour toutes leur problème alimentaire et entamer le long processus de disparition / assimilation de leurs paysanneries dans la civilisation industrielle. Le régime féodal, écrit F. Braudel, « système politique, social, économique, instrument de justice, a laissé en dehors de ses mailles la plupart des zones montagneuses », c’est-à-dire des zones qui ne vont pas « au-delà des oliviers » et dont les populations sont loin de partager les mêmes conditions d’existence sociale que les paysans asservis des grandes plaines de l’Ouest2. Grâce à la présence millénaire des villes, l’osmose poussée entre agglomérations « urbaines » et campagnes environnantes, la longue tradition d’autonomies communautaires (semblables parfois à des vraies souverainetés territoriales), enfin l’édification tardive de l’État-nation, l’industrialisation inachevée et le « développement difforme » des rapports capitalistes, ces sociétés ont pu éviter l’uniformisation à outrance (autour de l’activité agricole pour les campagnes, des activités industrielles et tertiaires pour les villes) et laisser à la localité la possibilité de choisir parmi une infinité de modes d’adaptation à la société globale. Ne trouvons-nous pas ici l’origine du caractère profondément atypique des « structures », des « mécanismes » ou des « processus » sociaux propres à la société grecque contemporaine et de la difficulté, relevée par plus d’un chercheur, d’utiliser pour son analyse les mêmes concepts, notions ou catégories statistiques qui ont fait leurs preuves pour les sociétés occidentales ? Par conséquent, rien de moins sûr pour le cas grec que cette séparation radicale, ce rapport antagoniste ou ouvertement conflictuel entre villes et campagnes décrit à propos des sociétés du capitalisme avancé, sociétés depuis longtemps engagées dans des processus de normalisation, standardisation et rationalisation des rapports sociaux. Corollaire de l’opposition en question, les dichotomies notionnelles ayant jusqu’à présent nourri l’imaginaire des géographes et des sociologues en matière des recherches « rurales » ou « urbaines » : fixité vs mouvement, tradition vs modernité, repli vs ouverture, local vs global. Dans ce coin de l’Europe, traditionnellement tourné vers le mercantilisme et la mobilité, « espaces urbains » et « espaces ruraux » ont toujours été confondus, les villes pénètrent loin dans les campagnes et les campagnes dans les villes pour former un tout social diversifié mais sans rupture de continuité. Le travail de la terre fut, par ailleurs, rarement la seule activité ou la seule ressource de la famille paysanne. Même après les années cinquante et le développement des

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agglomérations tentaculaires actuelles, la ville restera longtemps un assemblage de villages juxtaposés plutôt qu’un centre urbain moderne. K. D. Karavidas, le célèbre ruraliste grec de l’entre-deux-guerres3, trouvera le terme qui désigne le mieux ce caractère profondément hybride du campagnard grec, en parlant à son propos de astochorikos (« citadin-paysan »). Le métissage des activités, des genres de vie et des mentalités « rurales » et « urbaines » auquel reviennent depuis quelques années les campagnes du nord-ouest est donc la règle depuis plusieurs siècles déjà dans le sud-est. Même constat en ce qui concerne la dichotomie opposant fixité et mouvement censée traduire le peu de goût des paysans occidentaux pour la mobilité géographique et sociale, ainsi que leur attachement présumé à des valeurs telles que le territoire, le patrimoine ou l’autochtonie. Faut-il rappeler à ce propos la vieille tradition migratoire des populations balkaniques et anatoliennes, les vagues successives de l’émigration vers l’Amérique ou vers l’Europe occidentale ponctuant leur histoire démographique plus récente, les centaines de milliers de personnes déplacées du fait des guerres ou des traités internationaux au cours des deux derniers siècles ? Faut-il mentionner encore le poids et l’ancienneté des déplacements temporaires ou saisonniers des montagnards à travers les Balkans et le Proche Orient ou les longs voyages des navigateurs insulaires à travers mers et océans ? Il n’y a pas de doute que pour ce peuple en perpétuel mouvement (comme pour l’ensemble des peuples méditerranéens), l’autochtonie compte moins que le lien au groupe, le territoire, moins que la mémoire sociale, le patrimoine, moins que le sentiment de communauté de destin. C’est dans ces attaches que trouvent leur fondement historique les mouvements nationalitaires du sud-est européen (qui, comme partout ailleurs en Europe ne se déclenchent pas avant le XVIIIe siècle) et non pas dans la possession d’un lopin de terre cédé par le seigneur, comme le soutient H. Mendras à propos du paysan occidental4. Quant à la mobilité sociale, si le système de clientèles peut effectivement être tenu pour responsable du dysfonctionnement des institutions libérales dans l’Europe méditerranéenne, on devrait au moins lui reconnaître le mérite d’avoir facilité la perméabilité entre classes sociales ou entre catégories socio-professionnelles, et permis à la famille rurale une mobilité inter- ou intra-générationnelle inconnue dans le Nord-Ouest. Expressions au niveau des représentations et des mentalités collectives de l’opposition précédente, les antithèses tradition et modernité, repli sur soi et ouverture, ont depuis longtemps servi à décrire (plus dans le discours social que dans la recherche, il est vrai) le « conservatisme séculaire », « l’immobilisme », « le refus de l’innovation » de la société paysanne face au monde des villes censé incarner en exclusivité les forces du changement, la dynamique sociale, le progrès. Le même raisonnement vaut pour le monde rural actuel puisque tout changement qui affecte sa manière de produire, de s’organiser et de penser ne peut être inspiré ou imposé que par l’extérieur. Or, un simple coup d’œil sur l’histoire économique et sociale des peuples balkaniques au cours des derniers siècles suffit à démontrer le caractère trompeur de cette image s’agissant de leurs paysanneries. N’est-ce pas dans le Sud-Est, montagnard et insulaire, que le commerce, l’artisanat, la manufacture, les arts et les lettres connaîtront, à partir du XVIIe siècle, leur premier essor, essor dont la contribution à la création des États nationaux fut, de l’avis de tous les historiens, décisive ? Et que dire de l’inclination présumée des sociétés paysannes et/ou rurales au « conformisme » social, politique ou idéologique, à la « passivité » devant les puissants du jour, lorsqu’on sait que ces zones montagneuses ont été, de tout temps, les foyers par excellence de la dissidence politique et religieuse et qu’elles ont su, durant les siècles de la domination byzantine

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et ottomane, forger des institutions communautaires exemplaires ? F. Braudel choisit des mots lyriques pour dépeindre la montagne balkanique, « pays pour hommes libres » abritant « ces hors-la-loi pathétiques et cruels » et « refuge des libertés, des démocraties, des ‘républiques paysannes’ ». Démocraties au sens originel du terme, devrions-nous ajouter, bâties sur la seule règle qui puisse préserver la cohésion du groupe, la règle de l’unanimité, dont le principe loin de favoriser le régime autocratique comme certains le pensent, assure au contraire la justice, la liberté et l’égalité de tous face à une décision collective résultant de longues et minutieuses négociations. La tyrannique loi du nombre n’a pas de raison d’être puisque les notions même de « majorité » ou de « minorité » n’existent pas. Quant à l’absolutisme ottoman, chargé de tous les maux qui frappent depuis leur création les États de la région, voici les termes par lesquels ce fin connaisseur du sud-est européen évalue sa portée : « Pauvre despotisme des Turcs ! Maîtres des routes, des cols, des villes, des plaines, qu’aurait-il signifié ainsi pour les hauts pays des Balkans et d’ailleurs, ceux de Grèce et d’Épire, ceux de Crète où les Sfakiotes, sur leurs cimes, narguent toute autorité dès le XVIIe siècle, ceux d’Albanie, où, bien plus tard, se déroulera la vie d’Ali Pacha de Tebelen ? » (op. cit., p. 35). Dernière opposition fondatrice de la condition paysanne et/ou rurale, le rapport local/ global ne peut être recevable pour le Sud-Est que sous réserve de redéfinir, en l’élargissant, la notion de société englobante (dominatrice, industrielle et urbanisée) et de chercher son influence au-delà des frontières nationales. Dans ces pays où la paysannerie représentait il y a à peine quelques décennies la grande majorité de la population, et l’agriculture l’essentiel de ses activités productives, les normes et les valeurs sociales de la collectivité villageoise affectent profondément l’ensemble des institutions, structures et rapports sociaux « globaux ». Le clivage société locale/société nationale n’y est donc pas aussi fortement marqué que dans les pays occidentaux. Ici, la seule dichotomie valable est celle qui oppose la sociabilité rurale à la logique capitaliste d’évolution, logique véhiculée par l’État national qui lui sert de tremplin en même temps que de filtre. Avec la mondialisation actuelle, cette dichotomie est d’ailleurs en passe de remplacer la vieille dichotomie monde rural / société nationale dans les pays mêmes du nord-ouest en poussant ainsi toutes les campagnes européennes à s’aligner sur un seul modèle d’opposition. Cette manière de voir le « global » permet non seulement de comprendre le changement social dans les campagnes comme un processus contradictoire, non linéaire et imprévisible, d’adaptation à une force extérieure, mais aussi de rendre à l’objet rural, en le dépouillant de ses attributs formels, toute sa vigueur heuristique. Continuité des espaces « urbains » et « ruraux », hybridation des activités, relâchement des liens territoriaux, fluidité des catégories socio-professionnelles, ouverture sur le monde extérieur, opposition local/national atténuée, que reste-t-il alors pour circonscrire l’univers villageois et citadin en Grèce ? Ou, pour formuler autrement la même question, à partir de quels matériaux théoriques peut-on repérer la notion de rural de manière que toutes ses variantes nationales ou régionales (au moins à l’échelle européenne) y trouvent naturellement leur place, sans qu’aucune en soit exclue ? La réponse est à rechercher dans le rapport conflictuel entre sociabilité locale et force extérieure que nous venons d’évoquer, rapport largement traité jusqu’à présent par la plupart des chercheurs mais dont il s’agit de tirer toutes les implications théoriques pour la construction de notre objet.

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L’image succinctement tracée ci-dessus est-elle valable pour l’époque actuelle ? Déjà manifestes à partir des années soixante, les recompositions démographiques, spatiales, économiques, politiques ou socio-culturelles majeures auxquelles on assiste actuellement en Grèce recevront un coup d’accélérateur après 1980, lorsque le pays devient membre titulaire de la Communauté européenne. Mais il ne s’agit nullement d’un mouvement univoque excluant les revirements ou les bifurcations imprévues et orienté vers l’uniformisation. Au contraire, tout se passe comme si le processus d’intégration des sociétés locales dans le contexte national ou international accentuait les disparités, les inégalités et les déséquilibres tant au niveau social qu’à celui des territoires. Selon ses traits socio-culturels internes, son histoire sociale, sa situation démographique ou sa position vis-à-vis du marché, chaque collectivité locale ou chaque région réagit de manière différenciée aux sollicitations extérieures, ce qui témoigne de l’existence de logiques multiples rebelles aux tendances dominantes. Comment, dans ce cadre, repérer les clivages fondamentaux, les partages névralgiques qui définissent, au niveau des espaces et des rapports sociaux, les nouveaux types d’organisation territoriale, les formes nouvelles de sociabilité, les conflits sociaux inédits, les réaménagements originaux des systèmes de production, l’apparition de représentations collectives inconnues jusqu’à présent ? En tout état de cause le dualisme urbain/rural est explicitement récusé par presque tous les chercheurs réunis dans ce volume. Partant du constat d’un renforcement des disparités géographiques consécutif à « l’engagement précoce » du pays dans la mondialisation, Guy Burgel propose une modélisation en quatre types de territoires pour étudier le « complexe ruralo-urbain original » grec : la montagne, le monde insulaire, les grandes régions agricoles et les grandes agglomérations. Chacun de ces ensembles s’inscrit dans des particularités prononcées du point de vue modes de vie, mobilités, dynamiques démographiques ou économiques que « les distinctions classiques entre villes et campagnes » (au demeurant « fluides » selon l’auteur) rendent invisibles. Cette confusion entre espaces campagnards et citadins trouve, selon Michel Sivignon, une de ses principales sources dans la diffusion fulgurante, à partir des années soixante, de l’agrotiko (fourgonnette agricole détaxée) qui a favorisé le désenclavement des lieux difficiles d’accès, l’élargissement des espaces économiques et sociaux, le développement des activités non agricoles, la reconquête des finages abandonnés et la diversification des modes d’habiter, de tel sorte qu’en Grèce « la notion même d’urbain et de rural perd de son sens ». Toutefois, il ne s’agit pas que d’une simple expansion du phénomène de « résidence secondaire » réservée aux loisirs, comme c’est le cas en Europe du nord-ouest au cours des vingt dernières années. À propos de la région Epirote et par le biais d’une approche en même temps qualitative et quantitative, Stathis Damianakos montre les multiples liens (politiques, économiques et socio-culturels) qui attachent les nouveaux citadins (installés en ville après les années soixante) à leur village d’origine. Les déplacements massifs des électeurs observés le jour des élections nationales est un bon indice de la double appartenance socio-spatiale de cette partie importante de la population grecque et explique pourquoi la société villageoise, malgré les chiffres catastrophiques sur « l’exode rural », reste toujours vivante et active. L’enquête par questionnaire sur l’organisation de la famille et la sociabilité réalisée par Laura Maratou-Alipranti et Andromaque Hadjiyanni (en collaboration avec le Cnrs)

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dans quatre quartiers du Pirée confirme les relations intenses que ces immigrés de l’intérieur entretiennent avec leur village d’origine. L’entraide, les dons intrafamiliaux, la fréquence ou la périodicité des contacts, les types de communication et les lieux de réalisation des rapports interpersonnels de ces derniers s’écartent sensiblement des pratiques homologues observées par les « Piréotes de souche » dont le rayon est rigoureusement circonscrit à l’intérieur de leur voisinage urbain immédiat. Michel Bouillet s’attaque à un autre aspect des relations entre villes et campagnes : celui du rapport politique associant la périphérie au centre dans le nouveau contexte de modernisation technologique et d’évolution des institutions libérales. La monographie qu’il consacre au département d’Etolie-Acarnanie (véritable « château d’eau » de la Grèce, à l’ouest du pays) permet de voir comment le passage des techniques traditionnelles de la gestion d’eau à celles de la société post-industrielle modifie le système agro-sylvo-pastoral local et devient source de conflit avec l’État dont les grands projets de réaménagement hydraulique semblent accorder peu de place aux besoins locaux. Cependant, encore une fois, ce qui est en cause ici, ce n’est nullement l’opposition urbain/rural mais le conflit séculaire entre autorité centrale et vieilles autonomies régionales. Tout se passe comme si les nouvelles synergies économiques et institutionnelles agissant sur le pays après les années soixante laissaient aux sociétés locales une marge de manœuvre et d’adaptabilité qui leur permet, autant, sinon plus, que lors des époques précédentes, de construire et d’affirmer leur propre personnalité. Ceci est particulièrement vrai pour les systèmes de production en agriculture. L’analyse typologique des exploitations agricoles menée, il y a quelques années, par Hugues Lamarche et Fernando Medeiros dans le cadre du Réseau Européen d’Analyse Locale Comparée des Exploitations Agricoles dirigé par le premier, révèle la position tout à fait particulière tenue par l’agriculture grecque, non seulement face aux autres pays participant à l’enquête (France, Italie et Portugal), mais aussi du fait de la diversification très prononcée d’un terrain à l’autre à l’intérieur du pays. À l’inverse des autres, l’exploitation agricole grecque s’organise et se pense autour du modèle familial, sans que cette orientation contredise en rien les normes préconisées ou encouragées par la PAC (H. Lamarche), en même temps que l’extrême variété constatée à l’intérieur de ce modèle entre les terrains étudiés n’est explicable, en dernière analyse, que par les différences tout aussi prononcées entre sociétés locales d’appartenance (F. Medeiros). Cette résistance à l’uniformisation, ce refus farouche de se laisser diluer dans une entité globale monochrome sans attaches au passé ni aux lieux, apparaît aussi clairement à travers les analyses de la troisième partie du volume consacrée aux identités, mémoires et représentations sociales. Une historienne (Christina Koulouri) et deux anthropologues (Riki Van Boeschoten et Alice Angelidou) s’attaquent à la rude tâche de nous restituer quelques aspects de cet univers à la croisée de la documentation écrite et orale, univers peu étudié jusqu’à présent en Grèce. Si les représentations optimistes et fortement ethnocentriques de la Grèce rurale véhiculées par les manuels scolaires depuis le début du XXe siècle sont plutôt en recul de nos jours, ce n’est que, selon les analyses de C. Koulouri, pour être remplacées par une image foncièrement ambivalente, partagée entre la nostalgie d’un mode de vie perdu et la confiance dans la modernisation et les progrès technologiques. Les langues minoritaires, étudiées par R. Van Boeschoten dans deux départements de la Grèce du Nord, attestent de la persistance de la mémoire orale, preuve que les aspirations collectives à l’affirmation

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d’une identité locale restent toujours en éveil. Nous retrouvons ces mêmes aspirations dans les opérations de reconstitution d’une histoire généalogique et locale tentées par les habitants de Vrabevo, village de la Bulgarie voisine auquel A. Angelidou a consacré une monographie dont nous incluons ici une partie à titre de comparaison. Une note « d’humeur », un guide bibliographique et quelques comptes rendus de livres récemment parus sur la région complètent le volume. Après quarante ans d’investigations infatigables dans les îles grecques, Émile Kolodny nous livre, sur un ton humoristique, ses « mémoires de nésophile », riches en expériences d’homme de terrain et leçon à retenir pour les jeunes chercheurs en butte aux tracasseries administratives dans ce coin de la Méditerranée. Enfin, le « guide bibliographique » composé par Stathis Damianakos dresse le tableau des principales publications ayant vu le jour au cours des dix dernières années en Grèce ou à l’étranger dans le domaine de la recherche sociale.

NOTES

1. Citons les principales publications issues jusqu’à présent de cette coopération dans le domaine des sciences sociales : Cnrs, Service de documentation et de cartographie géographiques, Recherches sur la Grèce rurale, vol. 13, 1972 ; St. Damianakos (ed.), « Aspects du changement social dans les campagnes grecques », The Greek Review of Social Research (no spécial), EKKE, 1981 ; EKKE-KNE/EIE, Le monde rural dans l’aire méditerranéenne, Actes du Congrès franco-hellénique d’Athènes, 1988 ; Meridies, « Collectivités rurales et capitalisme en Méditerranée », 9/10, Paris-Lisbonne, 1989 ; The Greek Review of Social Research, « Changement social et localités », 74a (no spécial), EKKE, 1990. 2. F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin, 1985, tome 1, p. 34. 3. K. D. Karavidas, Agrotika, Athènes, Imprimerie Nationale, 1931 (reproduction photographique, Papazissis, 1978). 4. H. Mendras, L’Europe des Européens, Gallimard, Coll. Folio/Actuel, 1997, p. 30.

AUTEUR

STATHIS DAMIANAKOS Ladyss, Cnrs

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Espaces, Populations, Mobilités

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Organisation de l’espace et nouvelles tendances de la ruralité en Grèce

Guy Burgel

1 La Grèce reste un bon exemple des surprises réservées par le monde contemporain. Une présentation caricaturale, d’ailleurs soigneusement entretenue par le lobby grec à Bruxelles, voudrait que ce petit pays (11 millions d’habitants), longtemps isolé à l’extrémité de la Communauté européenne, soit le plus pauvre de l’Union. En fait, les plus-values de la construction, érigée en sport national, la pluriactivité, répandue dans tous les milieux, le tourisme, grand diffuseur de consommations et de revenus, ont depuis longtemps enrichi bien des Grecs, les transformant en citoyens aisés dans un pays aux finances médiocres. De la même façon, la mondialisation – et la Grèce, nation traditionnelle d’échanges et de migrations, y fut précocement engagée, au-delà de ce que semblait entraîner son niveau économique – devait conduire à l’uniformisation des genres et des espaces de vie, des formes de l’entreprise et des types de sociabilités. C’est le contraire qui est en train de se produire sous nos yeux. Et c’est certainement heureux. Les mêmes processus ne produisent pas les mêmes effets, parce que les histoires sociales et politiques, les inerties et les accumulations, contribuent à différencier durablement les territoires. Les pays reprennent leurs droits à l’heure des organisations supranationales, et le local renforce le global dans l’élaboration d’un monde où les rythmes s’accélèrent en même temps que les espaces deviennent discontinus. Ainsi, la Grèce est certainement le pays européen où, proportionnellement, la métropolisation est la plus forte – la région urbaine d’Athènes avoisine les quatre millions d’habitants – et la ruralité la plus ancrée dans les consciences, les paysages et même la distribution apparente de la population.

2 Ces réalités sociales et spatiales mouvantes constituent autant de mises en garde, que le chercheur doit sans cesse rappeler et se rappeler, à l’égard des approches statistiques. Elles n’interdisent pas pour autant d’utiliser les résultats des recensements grecs pour apprécier les grandes différenciations géographiques du pays et évaluer l’inégale rapidité de leurs dynamismes. Il s’agit moins de s’attacher à la véracité des données

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absolues calculées en général avec une rigueur arithmétique, qui masque, pour un observateur non prévenu, la fluidité des critères de définition, que de révéler à travers elles les grands clivages du territoire, les distinctions majeures entre les groupes et les retournements des temporalités. En Grèce plus qu’ailleurs, analyse statistique et approche sociologique, monographie locale et généralisations prudentes, doivent être conjointement pratiquées, si le chercheur et le politique veulent prendre le risque d’une compréhension raisonnée et d’un volontarisme efficace. Le pays reste un remarquable laboratoire pour les sciences sociales et un bon champ d’expérimentation des directives de l’action, qu’elle soit nationale, ou parée sous l’étiquette technocratique de « politique agricole commune » (PAC). Un bref cheminement dans les campagnes grecques en convaincra aisément. Des disparités géographiques qui s’accentuent : quatre types de territoires spécifiques1. La montagne 3 Pays de densité démographique moyenne, la Grèce présente de très grands contrastes de peuplement, qui ont eu tendance à s’amplifier au cours des dernières décennies, pour opposer de vastes ensembles vides à des zones de fortes concentrations humaines et économiques. L’exemple n’est pas unique en Europe (cf. la France), mais prend ici une physionomie caricaturale (tableaux 1 et 2, carte 1). Pour s’en tenir aux grandes lignes, une longue échine de basses densités, toujours inférieures à 30 habitants, parfois à 20, au kilomètre carré, parcourt le pays du Nord au Sud, des frontières albano- macédoniennes à l’extrémité du Péloponnèse (nomes de Drama, Florina, Kastoria, Iannina, Thesprotie, Grévéna, Évrytanie, Phocide, Arcadie, Laconie). Terres montagneuses, souvent de hautes cimes (Olympe, Pinde, Parnasse, Taygète), pauvres en hommes et en villes, vouées presque exclusivement à une agriculture et à un élevage extensifs résiduels, elles ont surtout connu pendant le XXe siècle une forte hémorragie démographique, qui a achevé d’en faire un territoire désertifié, sinon inhospitalier, de pâturages et de forêts. La décennie 1961-1971 a été ici particulièrement meurtrière, enlevant brutalement un quart, un cinquième de la population. Depuis, l’exode rural s’est assagi, faisant même parfois place à un très petit accroissement au cours de la dernière période intercensitaire (1981-1991).

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Carte 1 : Répartition dela population grecque en 1991 (urbaine, semi-urbaine, rurale)

4 Mais ne nous trompons pas sur ces quelques couleurs retrouvées. L’émigration s’est arrêtée parce que le réservoir était tari depuis longtemps. Et le regain démographique, pour réel qu’il soit, et pas purement artificiel par des retours de circonstance le jour du recensement, cache surtout des réinstallations saisonnières ou définitives de retraités, qui n’enrayent pas, loin s’en faut, le vieillissement des populations. Dans ces régions de solitude, sans dire que les politiques nationales ou communautaires sont sans conséquence sur le maintien des activités agricoles et pastorales, le principal problème devient la sauvegarde de l’environnement naturel. Il ne s’agit pas seulement de protéger des valeurs esthétiques, paysagères, végétales ou animales-refuges, pour en faire la ressource hypothétique d’un agrotourisme encore largement à créer, mais de comprendre que la Grèce riche et peuplée dépend aussi des équilibres maintenus dans cet arrière-pays pauvre et peu fréquenté. Érosion des sols, ressources en eau, pour les adductions urbaines, l’irrigation, ou l’énergie hydroélectrique, grandes forêts continues de résineux et d’espèces à feuilles caduques, tout se joue en fait dans cette Grèce du vide, où la désertification humaine fait progressivement reculer les traces de l’anthropisation : les terrasses, qui s’effondrent et accélèrent la descente des terres arables, les champs qui retournent à la friche, les vignes qui deviennent des ronciers. Il n’y a pas lieu devant ces évocations d’avoir des regrets passéistes, qui oublieraient la peine des hommes dans ces contrées dures au travail et chiches au rendement, mais de mesurer les dangers que leur abandon définitif ferait courir au pays tout entier, avant même de penser à promouvoir leurs richesses pour alléger les surcharges touristiques littorales. 5 Dans cette Grèce continentale de l’intérieur, les petites villes sont relativement rares, dépassant exceptionnellement 20 000 habitants (Tripolis en Arcadie), et souvent inférieures à la barre statistique des 10 000 habitants (Karpenissi en Évrytanie). Elles

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connaissent en général, sauf cas de récession particulière (la fourrure de Kastoria) une petite progression démographique, même en situation d’isolement géographique. C’est qu’elles concentrent services publics, commerces, possibilités de récréation, et surtout de santé et d’éducation, dont les populations sont de plus en plus en quête. Ce rôle s’est naturellement amplifié sous l’effet de l’accessibilité routière et des mobilités résidentielles saisonnières. C’est une intégration sociale et spatiale à prendre en compte, moins pour développer des activités productrices (lesquelles ? et sur quelle base de main-d’œuvre ?) que pour faire de ces petites villes des points d’ancrage et des bases de départ pour la sauvegarde des équilibres naturels montagnards. 2. Le monde insulaire 6 Avec des densités à peine supérieures, des départements insulaires (les dans l’Égée, le Lassithi en Crète) paraissent présenter des caractéristiques identiques : densités faibles, recul démographique important dans les années soixante suivi d’une stabilisation. En fait, ici la proximité ou l’immédiateté de la mer change tout. Pour certaines petites îles, l’enclavement peut demeurer plus important, notamment pendant les longs mois d’hiver, que pour bien des régions de montagne, directement reliées au réseau routier. Mais, partout, le littoral, même accidenté, signifie le tourisme estival et balnéaire et une population presque entièrement dévolue, sauf en Crète, aux activités qui lui sont liées : hôtellerie, restauration, commerces de souvenirs, services divers, depuis la location de motocycles jusqu’aux agences de voyages et aux transports en autobus et bateaux locaux. 7 Là encore, alors que souvent plus de la moitié de la population est classée rurale (64 % pour le département des Cyclades au recensement de 1991), il semble souvent vain de parler véritablement d’une économie agricole réelle, tant l’essentiel des ressources et des rythmes de vie dépend du tourisme et de ses périodicités saisonnières. Pourtant, chacun peut rester ici attaché à son lopin de terre, à quelques têtes de petit bétail, à une production céréalière résiduelle pour nourrir les bêtes, et à quelques cultures arbustives, parfois aussi symboliques que spéculatives (cas de la vigne à Santorin). Le monde insulaire cumule souvent des caractéristiques contradictoires et contrastées : une faible occupation de l’espace qui se transforme pour quelques semaines en sur utilisation des zones littorales en périodes et en zones particulièrement sensibles (l’été, la bande côtière), un médiocre engagement agricole, mais de fortes sollicitations sur l’environnement rural et maritime (effluents locaux de constructions éparpillées et multipliées, de tavernes provisoires, ramassage et traitement des ordures aléatoires, réseaux électrique et téléphonique implantés sans respect de l’impact sur les paysages). Les politiques rurales sont en fait ici – ou devraient être – avant tout d’aménagement et de conservation du domaine maritime et du littoral. 3. Les grandes régions agricoles de plaine 8 Régions de montagne au sens large et monde insulaire – à l’exception de la majeure partie de la Crète – représentent près de la moitié du territoire national, mais ne regroupent qu’environ un dixième de la population permanente de la Grèce et ne constituent qu’une partie infime de son potentiel agricole. Contraction de l’œkoumène, concentration de l’espace agricole utile autour des grandes plaines orientales du pays (Thrace, Macédoine, Thessalie), agglomération exacerbée de l’urbanisation autour de quelques grands pôles (Athènes, Thessalonique, ) ont agi dans le même sens : densifier la population sur une faible partie du territoire, additionner les dynamismes démographiques relativement médiocres de la Grèce sur quelques départements

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favorisés, accumuler les richesses agricoles, industrielles et tertiaires sur des régions proches et contiguës (carte 2). C’est décrire le fameux croissant de fertilité et de prospérité qui parcourt la Grèce sur près de 800 kilomètres du nord au sud, de Thessalonique à Athènes, puis de l’est à l’ouest d’Athènes à Patras, sur une largeur qui excède rarement 100 kilomètres, et qui parfois est beaucoup plus réduite (huerta de la côte nord du Péloponnèse). Si l’on ajoute à cet arc du développement hellénique quelques excroissances plus périphériques – la Macédoine orientale et la Thrace littorale, l’Élide dans le nord-ouest du Péloponnèse, la Crète centrale autour d’Iraklion – on a résumé les grandes disparités du pays.

Carte 2 : Tendances d’évolution des départements grecs (nomoi) 1961-1991

9 Il faut pourtant y distinguer les régions à prédominance agricole quasi absolue des zones périurbaines, au sens très large du terme, des principales agglomérations. Dans les premières (département de Karditsa et de en Thessalie, Élide dans le Péloponnèse), la population agricole reste majoritaire, même si on ne lui adjoint pas la population des bourgades semi-urbaines. C’est là que l’économie agricole, notamment autour de la triade coton-blé-tabac, à laquelle il faudrait ajouter la betterave à sucre et une partie de l’élevage bovin, domine toute la vie régionale, y compris celle des centres urbains, préfectures de quelques dizaines de milliers d’habitants, qui regroupent les services administratifs officiels, mais surtout toutes les fonctions de desserte en amont et en aval des productions végétales et animales, et l’exutoire d’une partie de leurs richesses (commerces, investissements immobiliers). Ici, la sensibilisation aux politiques agricoles nationales et communautaires est extrême, comme en témoignent les manifestations paysannes périodiques, qui s’essaient à bloquer les grands axes de circulation du pays, comme à l’automne 1996. Sans négliger les problèmes d’environnement (surabondance de l’utilisation des engrais et des pesticides, irrigation puisant dans les réserves d’eau), l’incidence des réglementations nationales et

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européennes est directe sur un milieu professionnel averti et voué à une agriculture intensive, à qui on a inculqué pendant des décennies la philosophie du rendement, sinon de la productivité. Les régions agricoles de plaine constituent évidemment la pierre angulaire de l’application de la nouvelle politique agricole commune. 4. Les zones périurbaines des grandes agglomérations 10 Enfin, autour des plus grandes villes du pays (Athènes, Thessalonique, Patras, Iraklion, ), se développent, ou s’étirent, sur plusieurs dizaines de kilomètres, voire une centaine dans le cas de la capitale multimillionnaire (plus de trois millions d’habitants dans la seule agglomération statistique en 1991), toutes les conditions d’un complexe agro-urbain, où la proximité de la mer, la demande des sociétés locales à fort niveau de vie, et l’afflux du tourisme international, ajoutent encore une utilisation ludique et récréative de l’espace. Constructions résidentielles plus ou moins saisonnières, infrastructures routières et leurs annexes (stations services, aires de parking, surfaces commerciales), desserrement industriel et tertiaire, se mêlent aux installations touristiques (plages organisées, marinas aménagées, hôtels de week-end ou de long séjour) et aux utilisations agricoles plus ou moins spéculatives. 11 La résistance de cette agriculture périurbaine est d’autant plus assurée qu’elle s’articule autour de spécialisations solidement implantées depuis longtemps : vignobles de Pallini en Attique, agrumiculture et vignes à raisin sec autour de Patras, olivettes et vergers de pommiers aux environs de Volos, oléiculture et vignes de la région d’Iraklion. La demande urbaine les complète de son lot habituel d’exploitations florales et horticoles, de production de primeurs et de laitages, sur des unités souvent minuscules, mais que la rentabilité financière justifie. Quand les conditions naturelles et techniques le permettent, il faut encore agrémenter cette concurrence aiguë des utilisations du sol du développement de grandes cultures, ici sur des surfaces importantes : riz, coton, sur les deltas irrigués et remembrés de l’Aliakmon, de l’Axios et du Gallikos, aux portes occidentales même de Thessalonique. 12 On imagine ce que cet encombrement compétitif de l’espace dans un environnement naturel fragile peut entraîner de pressions foncières, d’irrationalités subies, de pollutions graves, de consommation croissante en eau, et d’atteintes plus ou moins irréversibles au patrimoine végétal et marin. Les incendies de forêts estivaux autour de – et quelquefois dans – Athènes, Thessalonique et Patras, sont cycliques, mais ont pris ces dernières années des allures dramatiques : dévastation de la zone boisée de Seich- Sou surplombant Thessalonique à l’été 1997, tragédies humaines et écologiques dans les faubourgs nord d’Athènes sur les pentes du Pentélique au cours de l’été 1998. Dans un pays qui n’est réputé, ni par l’efficacité de son aménagement, ni par la coordination de sa protection civile, ni surtout par une prise de conscience de la solidarité des problèmes environnementaux, on mesure le chemin à parcourir et l’importance des mesures communautaires à mettre en œuvre. Il s’agit là encore moins de politique agricole que des conditions indispensables pour restaurer un développement rural durable. 13 Au total, la quadruple typologie qui vient d’être esquissée et dont on a fourni les exemples les plus caractéristiques, à l’exclusion de toute volonté d’énumération exhaustive du territoire, est très loin de recouvrir la diversité et l’hétérogénéité de l’espace rural grec, dont on connaît l’extraordinaire complexité locale. Elle montre pourtant la difficulté majeure de l’application d’une politique agricole nécessairement globalisante et unitaire, quand les problèmes essentiels sont, selon les cas, sinon

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contradictoires, du moins très circonscrits. Tantôt, il s’agit d’abord d’affronter les conséquences de la désertification humaine (espace montagnard, quelques îles isolées). Tantôt, la surcharge littorale saisonnière apparaît la difficulté majeure (domaine insulaire). Tantôt, les concurrences spatiales entre les différents usages du sol sont incontournables (régions urbaines des grandes agglomérations). C’est finalement seulement dans les grandes plaines, essentiellement en Grèce du nord, à proximité immédiate et en contiguïté, mais non en confusion avec le croissant fertile du pays, que les priorités agricoles s’imposent. Ce n’est pas le moindre paradoxe, dans ce pays où l’on signale toujours l’importance du volume de la population rurale, de constater la faible prise d’une politique agricole directe sur un secteur social pourtant vital pour l’équilibre de la nation. Un exode rural stoppé depuis les années quatre-vingt 14 Dans ce territoire de diversité, de contrastes et de vives disparités spatiales, il faut souligner très fortement la rupture des années quatre-vingt, attestée par tous les indicateurs démographiques et par leur distribution géographique. Les deux décennies des années soixante et soixante-dix avaient été marquées par une urbanisation exacerbée et un exode rural accéléré. Dans un pays qui connaît, sous l’influence de l’émigration extérieure et de la fécondité assagie, une croissance modérée (+ 1,3 million d’habitants en vingt ans), la seule population urbaine gagne plus de deux millions de citadins, et les campagnes perdent 700 000 personnes, passant de 44 % de la population totale à 30 % (Carte 3). 15 Et les pourcentages peuvent être trompeurs sur la brutalité et l’inégale répartition géographique de ces bouleversements considérables de la distribution de la population. Dans les départements (nomes) des très grandes villes du pays (Athènes, Thessalonique, , Volos, Patras, Iraklion), le nombre des citadins double pratiquement. Sans être de type tiers-mondiste, l’urbanisation grecque favorise, à la taille du pays, la création de très grandes agglomérations, dont la capitale fournit évidemment la démonstration caricaturale. Inversement, certains départements ruraux, insulaires ou continentaux, sont saignés à blanc, perdant de la moitié à un tiers de leur population. Ainsi l’Évrytanie, dans la chaîne du Pinde, voit fuir 15 000 de ses 36 000 habitants ruraux initiaux, les Cyclades 22 000 habitants (sur 77 000 en 1961). Il conviendrait souvent d’ajouter à cette dévitalisation des campagnes, le marasme des petites villes qui tentent de les animer : la capitale des Cyclades, Ermoupolis, qui connut des heures de gloire au XIXe siècle, stagne désespérément autour de 16 000 habitants. À l’opposé, les régions agricoles qui se modernisent et connaissent des débuts souvent flamboyants de spécialisations agricoles, voient leur population rurale se stabiliser ou même augmenter : l’, autour des vergers de pêchers et de pommiers de Verria et de Naoussa, Piéria, autour du coton et du tabac de Katerini (Macédoine centrale), le département d’Arta (Épire) et la Corinthie (Péloponnèse), autour de l’agrumiculture. On ne répétera jamais assez que ces vingt années furent tournantes pour la réorganisation de l’espace humain et économique de la Grèce, urbain et rural à la fois. 16 En comparaison, la décennie quatre-vingt, suivie certainement par la décennie quatre- vingt-dix (mais rappelons que le dernier recensement de population date de 1991) présente une physionomie plus assagie et des retouches plus que des remaniements, à l’architecture mise en place. Première surprise, dans un pays qui continue à avoir une très lente croissance démographique (9 750 000 habitants en 1981, 10 250 000 en 1991), les populations rurales ont cessé leur déclin, perdant seulement 50 000 unités en dix

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ans, pour se stabiliser aux alentours de 28 % de la population totale. La répartition d’ensemble des catégories statistiques reste quasiment immuable : 60 % dans les villes, 12 % dans les bourgades de 2 000 à 10 000 habitants (population semi-urbaine), le reste dans les campagnes.

Carte 3 : Population rurale en 1991

17 Encore cette stabilité apparente cache-t-elle d’évidentes inégalités géographiques. Rattrapage régional, saturation des très grandes villes, ou urbanisation en profondeur du pays, la croissance urbaine concerne désormais beaucoup plus les villes moyennes que les très grandes agglomérations : Iannina en Épire, Agrinion en Étolo-Acarnanie, Katerini et en Macédoine, Pyrgos dans le Péloponnèse. De même, la grande périphérie des principales condensations urbaines est touchée par une large périurbanisation (Eubée, Corinthie autour d’Athènes). Cette simple énumération montre que l’urbanisation désormais plus diffuse est sans rapport avec la richesse régionale, notamment agricole, et correspond plutôt à la diffusion de la modernité, à travers et dans la ville. 18 De la même manière, si la population rurale continue à décroître faiblement dans de grandes régions agricoles (Macédoine orientale et Thrace, Thessalie, et même Crète), elle est en augmentation absolue dans des zones manifestement influencées par l’essor touristique (Îles Ioniennes, Égée du Nord et du Sud), ou le développement de spécialisations agricoles (Grèce occidentale), et évidemment dans les régions des grandes agglomérations notamment en Grèce centrale, autour d’Athènes. La carte 4 montre l’ubiquité de cette reprise rurale – certainement accentuée, ne le cachons pas, par les biais statistiques déjà évoqués – et sa difficile liaison avec une causalité unique : l’Épire littorale, zone pauvre mais profitant du développement du port d’Igouménista, aux portes de l’Adriatique et de l’Albanie, et du tourisme de la charmante baie de Parga

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(Thesprotie), en bénéficie, tout autant que les bords du golfe pagasitique, autour de Volos (Magnésie), les grasses campagnes intérieures de Trikala ou de Béotie, les îles de l’Égée orientale (Lesbos, Khios), sans parler évidemment des Cyclades, paradis touristique. En tout cas, l’hypothèse d’un exode rural actuel important ou d’un potentiel démographique résiduel exagéré dans les campagnes grecques ne repose sur aucun signe statistique objectif.

Carte 4 : Évolution de la population rurale (1981-1991)

19 Pour aller plus loin, les causes profondes de ces retournements des temporalités démographiques de l’espace rural hellénique ne sont pas liées uniquement, et même souvent principalement, à la vitalité et aux dynamismes de l’économie agricole, et à l’application des différentes mesures nationales ou communautaires la concernant. Les rythmes fondamentaux sont ailleurs, dans l’ensemble de la société grecque et la place du pays dans le monde. Ainsi, l’exode rural des années soixante et soixante-dix s’explique plus par l’ouverture de la Grèce sur la modernité et le monde extérieur (urbanisation, industrialisation, début de la consommation de masse, appel migratoire de l’Europe occidentale) que par une crise interne des campagnes, qui étaient alors plus caractérisées par la pauvreté et le sous-équipement que par la mévente des produits agricoles. De la même façon, le retournement des années quatre-vingt traduit avant tout des modifications considérables des genres de vie dans les espaces ruraux (l’automobile, la télévision et la vidéo, les transports rapides, les équipements ménagers et les infrastructures publiques) avant même la bonne santé de l’économie. Tout cela n’est pas propre à la Grèce, mais comme toujours y a été assimilé et adopté avec une étonnante rapidité et flexibilité. 20 S’ajoutent certainement à cette influence majeure de la diffusion de la modernité dans l’espace grec – retard des campagnes, puis envahissement massif et brutal – d’autres

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causes plus directement liées à la conjoncture économique ou démographique. Il faut ici rappeler le retournement du comportement migratoire quasi séculaire de la Grèce à la fin des années soixante-dix, déjà évoqué plus haut. De pays traditionnel d’émigration, d’abord balkanique – sous la domination turque, une partie de l’élite du Phanar est d’origine hellénique –, puis transocéanique (États-Unis, Canada, Australie), enfin européenne, vers l’Allemagne fédérale notamment, la Grèce est devenue un pays d’immigration, plus ou moins comptabilisée. Affaiblissement de la demande de main- d’œuvre dans une Europe de l’Ouest qui s’essouffle économiquement et se tourne vers des gains de productivité, retours de travailleurs migrants nationaux, ouverture de l’Europe de l’Est et balkanique après la chute du communisme, besoins saisonniers non couverts dans l’agriculture et le tourisme, se conjuguent pour expliquer ce basculement du positionnement géostratégique de la Grèce. Sans en être les bénéficiaires prioritaires – les villes, grandes et petites, ont été, c’est bien connu, les bases principales de réinvestissement immobilier et de services banals pour les capitaux rapatriés par les travailleurs migrants, et plus récemment, les Grecs Pontiques, originaires des contrées russes de la Mer Noire, ont préféré massivement une installation à Athènes plutôt que dans les villages qui leur étaient préparés en Thrace – les campagnes ont aussi profité d’installations plus ou moins définitives. Cueillette des produits agricoles, construction, main-d’œuvre touristique non qualifiée dans la restauration et l’hôtellerie, justifient ces apports démographiques que la statistique ignore, que la compatibilité nationale sous-estime, mais sans lesquels la vie économique de l’espace rural serait impossible, en tout cas moins prospère. 21 Suffisent-ils pour autant à compenser le handicap structurel majeur de toute terre d’émigration : le vieillissement démographique ? Même si dans certains villages des Cyclades, on se félicite, à demi-mots gênés, que le maintien de l’école locale soit justifié par la présence d’enfants… albanais, on peut en douter. Les pyramides d’âges, établies toujours sur la seule base disponible des statistiques officielles, montrent bien le clivage des deux Grèces. En 1991, les plus de 45 ans représentaient plus de la moitié des actifs dans les zones rurales, et même 53 % parmi les femmes actives, contre respectivement 41 % et 33 % pour l’ensemble de la Grèce. La véritable menace des campagnes grecques, et spécialement de leurs activités agricoles, n’est pas économique, mais démographique. Une enquête personnelle, menée en Messara crétoise à la fin des années quatre-vingt, montrait déjà que les choix stratégiques dans l’orientation des exploitations modernes n’étaient pas conditionnés par un calcul de rentabilité économique, mais par l’âge des exploitants. Les plus jeunes choisissaient des cultures souvent hors sol, sous . Les plus anciens leur préféraient des olivettes irriguées, moins exigeantes en soins et en présence, mais sans être à l’époque assurés de leur succession. L’exode rural n’est pas à l’ordre du jour, mais la déprise agricole menace toujours, politique agricole commune ou pas. 22 Enfin, il faut de la même manière considérer avec circonspection la conviction univoque d’une condamnation sans appel des populations vivant dans les zones géographiques accidentées (tableau 3, cartes 5 et 6). Si l’ensemble de la croissance démographique du pays est désormais concentré dans les régions d’altitude les plus basses (+ 350 000 habitants dans les zones de plaines et + 150 000 dans les zones semi- montagneuses entre 1981 et 1991), le volume de la population réputée « montagnarde » ne varie pas au cours de la dernière période intercensitaire : 940 000 personnes en 1981, comme en 1991. Certes, il faut faire la part du caractère artificiel des délimitations statistiques. Et les retours fictifs le jour du recensement sont particulièrement signalés

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dans les villages de montagne. Mais il faut aussi tenir compte des modifications des genres de vie. Partout en Grèce, simultanément à la littoralisation de la population, la pente et le versant retrouvent leurs attraits séculaires, en même temps que la motorisation rend les montées aisées, que les engins de nivellement façonnent les terrasses pour des constructions modernes ou même que les cultures arbustives organisées se plaisent mieux sur des pans de collines exposées au soleil, à l’abri des brumes et même des gelées hivernales. La vieille logique de la descente de l’habitat et de l’économie rurale recule devant le resurgissement d’attitudes plus anciennement ancrées, que les mœurs écologiques et la volonté de jouir de vues étendues remettent au goût du jour. Battements millénaires de la nappe de l’œkoumène méditerranéen entre montagne et plaine ? En tout cas, la culture pèse ici plus lourd que l’agriculture.

Carte 5 : Répartition de la population grecque en 1991 (zones de plaines, semi-montagneuses et montagneuses)

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Carte 6 : Population en zones montagneuses en 1991

Des campagnes qui ne sont plus majoritairement agricoles 23 La clef, sans doute, de compréhension des paradoxes de l’espace rural grec et de pronostic sur son avenir, réside dans la prise de conscience de ses évolutions économiques et sociales récentes. On peut les résumer par une formule choc : il n’y a plus d’exode rural, mais l’exode agricole s’amplifie. Au-delà vraisemblablement des données fournies par les statistiques officielles. Alors que la population rurale ne connaît, on le sait, qu’une faible décroissance de 50 000 habitants, la population active agricole a régressé de 300 000 personnes entre 1981 et 1991, dont 260 000 dans les zones rurales. 110 000 d’entre elles étaient des chefs d’exploitation, et 120 000 des femmes non rémunérées travaillant sur l’exploitation de leurs proches. Ces simples approximations grossières suffiraient à démontrer l’ampleur des mutations professionnelles, sociales, collectives et individuelles, plus que géographiques, dans les campagnes grecques. Elles touchent l’équilibre des activités rurales à l’échelle du pays, des régions, des noyaux de peuplement villageois et de la cellule familiale. 24 De façon plus détaillée, l’agriculture, étendue à l’élevage et à la pêche, ne représente plus que 46 % des actifs recensés dans les zones rurales en 1991 (tableau 4, fig. 1). Désormais, les services, le commerce et l’hôtellerie-restauration, l’industrie et la construction réunis, y font presque jeu égal avec les activités agricoles et rurales classiques. Alors que la population active rurale totale a été amputée de 100 000 unités (indice 92 pour une base de 100 en 1981), l’agriculture a perdu un tiers de ses effectifs de début de période intercensitaire, tandis que ceux des services, du commerce et de l’hôtellerie et de la distribution d’énergie et d’eau, ont été presque multipliés par deux.

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Figure 1 : Structure comparative de la population active grecque en 1991

25 La répartition par tranches d’âges et par sexe permet d’affiner ces processus du changement social et professionnel dans les campagnes. Ils apparaissent toucher toutes les strates de la société rurale, mais de façon diversifiée. L’érosion des activités agricoles est plus sensible aux deux bouts de la chaîne démographique, chez les plus jeunes et chez les plus âgés, et plus rapide chez les femmes que chez les hommes. Elle affecte donc les modalités de renouvellement et de fonctionnement du personnel agricole. D’une part, les départs à la retraite d’agriculteurs âgés ont été plus amples que la déperdition moyenne, et les nouvelles générations plus abondantes à se tourner vers des professions non directement liées à l’agriculture. D’autre part, les femmes, qui fournissaient de forts contingents de main-d’œuvre dans les exploitations familiales, ont vu proportionnellement leurs effectifs fondre plus vite, passant en dix ans de 31 % de la population active agricole à 27 %. Dans une certaine mesure, ces évolutions inégales ont renforcé la part des agriculteurs dans la force de l’âge ; la population active agricole âgée de 20 à 44 ans passe de 33 à 37 % du total de 1981 à 1991. Mais à terme, si les nouvelles générations continuent sur la même tendance, le déséquilibre de la population active agricole est inévitable : l’évolution des dernières décennies n’aura fait que retarder les effets du vieillissement généralisé des zones rurales.

26 À l’inverse de l’agriculture, le commerce, l’hôtellerie et l’ensemble des services ont gagné plus de 100 000 actifs pendant la dernière période intercensitaire et représentent désormais plus du quart des actifs des zones rurales. Cette transformation est évidemment à mettre au compte inégal de l’équipement et du désenclavement des zones rurales, mais surtout du développement du tourisme. L’évolution des catégories socioprofessionnelles réserve d’autres surprises, même si elle renforce la constatation d’une urbanisation rapide des campagnes helléniques (tableau 5, fig. 2). La Grèce est certainement un des rares pays où la progression des groupes sociaux réputés liés aux activités tertiaires (professions intellectuelles et libérales, cadres administratifs,

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employés de bureau et des services, commerçants et vendeurs) a été beaucoup plus vive dans les zones rurales que dans les villes, tandis que la population active agricole diminuait un peu plus rapidement dans les villages que dans les agglomérations urbaines ! Pour apprécier ces évaluations à leur juste valeur, il faut néanmoins prendre garde aux masses absolues mises en cause (les professions intellectuelles et libérales recensées dans les campagnes ne représentent en 1991 que 12 % du total de la Grèce) et surtout à une statistique liée au lieu de résidence, et non au lieu d’emploi : beaucoup de ces actifs du secteur tertiaire exercent leur métier dans les petites villes ou les agglomérations moyennes, tout comme les 56 000 agriculteurs comptabilisés dans les villes n’y ont pas pour la plupart le siège de leur exploitation. La remarque méthodologique renforce cependant le complexe ruralo-urbain déjà mis en lumière. 27 Là encore, l’examen des structures d’âge du changement professionnel montre la rapidité des transferts parmi les plus jeunes. Dans les zones rurales, les agriculteurs de 20 à 44 ans, dont on a pourtant souligné la meilleure résistance, perdent en dix ans 75 000 actifs, gagnés exactement en termes de bilan par les activités tertiaires. Comme à l’accoutumée, les rythmes du changement ont été encore plus rapides pour les jeunes femmes. L’analyse menée sur les statuts professionnels permet en outre de suivre dans cette mutation de l’économie les permanences des spécificités de la société grecque (tableau 6). Malgré sa progression sensible au cours de la dernière période intercensitaire, le salariat reste toujours relativement faible en Grèce, ce qui est normal dans les campagnes, en raison de la présence des exploitants agricoles, ce qui est plus original en ville (49 % dans l’ensemble du pays, 62 % dans les zones urbaines). Dans les transformations actuelles des structures professionnelles, il faut souligner le maintien de l’initiative individuelle et familiale. En dix ans, le nombre d’employeurs est multiplié par 2,5 dans la moyenne nationale, par 3,5 dans les campagnes. Et la diminution statistique des travailleurs indépendants n’est due qu’aux catégories agricoles. Dans les autres secteurs d’activité, on relève au contraire une forte progression de ce statut : dans les seules zones rurales, il gagne 16 000 postes de travail dans le commerce et l’hôtellerie, 10 000 dans les services (tableaux 7 et 8).

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Figure 2 : Progression comparée des professions tertiaires en Grèce et dans les zones rurales (1981-1991)

28 Cette remarquable continuité des structures sociales, notamment dans les campagnes, permet de comprendre les performances de l’économie grecque dans un contexte objectif qui pourrait paraître difficile (insuffisance des ressources énergétiques, étroitesse du marché, faible développement des activités basiques), et de se montrer raisonnablement optimiste sur son avenir. Le pays réalise en effet une alliance subtile entre fidélité à ses modes constitutifs fondamentaux, et flexibilité et adaptation aux sollicitations contemporaines. Les solidarités familiales, les liaisons entrepreneuriales qu’elles génèrent – par exemple, magasins ou hôtels à des emplacements différents d’une même localité, qui renforcent leur clientèle, sans se concurrencer véritablement –, réalisent un véritable modèle, que voudraient bien adopter les chantres de la petite entreprise et du small is beautiful. Ces permanences, à l’intérieur d’un même cadre social et territorial et des mêmes unités familiales, expliquent finalement pourquoi le monde rural grec ne s’est pas disloqué, en dépit des changements brutaux de l’économie, des techniques, de la consommation, et même de la morale.

29 L’autre raison réside certainement dans l’extraordinaire développement de la pluriactivité, habituelle en ville, où elle permet aux citadins de maintenir un niveau de vie acceptable, malgré la relative faiblesse des rémunérations unitaires, et très commune à la campagne. Ainsi, selon le recensement agricole de 1991, un chef d’exploitation agricole passerait 139 jours sur son exploitation, travaillerait 6 jours sur d’autres exploitations, mais ne consacrerait pas moins de 45 jours à des activités autres que l’agriculture. Pour les autres membres de la famille travaillant sur l’exploitation, les nombres respectifs sont 116, 5 et 26 jours. On imagine aisément ce que ces moyennes cachent, et révèlent en même temps, de réalités diverses : actif rural exerçant véritablement plusieurs occupations (agriculteur et gestionnaire d’une petite

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unité commerciale ou touristique) au fil de la journée, ou plutôt des saisons, ou actifs d’une même famille, classée agricole en raison de la fluidité des critères statistiques et de la distribution réelle au sein d’une même exploitation d’actifs exerçant des professions dans plusieurs secteurs d’activités (fille employée dans les services administratifs d’une petite ville, fils salarié dans les transports ou chauffeur de taxi à son compte, se retrouvant évidemment chaque soir à la même table sous le toit familial). Cette pluriactivité rurale, qui pourrait apparaître comme un élément de faiblesse pour des entreprises agricoles performantes, est en fait une extraordinaire assurance contre les retournements de la conjoncture… et des politiques, nationales ou communautaires. 30 Il faudrait pouvoir nuancer ce tableau rapidement brossé par des différenciations régionales. Les statistiques aisément disponibles n’ont pas permis de le faire. Mais il est loisible d’avancer que, si les évolutions retracées sont générales dans le territoire rural de la Grèce, elles sont certainement plus affirmées dans les zones périurbaines, au sens large du terme, et dans les régions de tourisme balnéaire (littoral et îles), où les opportunités d’occupations non agricoles et de pluriactivité sont innombrables (construction, commerce, hôtellerie, restauration, etc.). Mais il ne faut pas oublier que dans les zones de montagnes, comme dans les régions de grandes cultures, les villes petites et moyennes ne sont jamais loin, et que l’élévation des revenus agricoles a multiplié ici les besoins, les désirs, et leur satisfaction. C’est terminer ce panorama par un aperçu du désenclavement de la campagne grecque. Un espace rural desservi par des infrastructures ramifiées et un réseau urbain dense 31 À cet égard, une vue rapide de la modernisation réelle et projetée dans la société et l’espace grecs, met toujours l’accent soit sur de minuscules transformations du décor familier des villes et des villages (pavage somptuaire d’une rue, d’un lieu public restreint, rendu piétonnier, réfection grandiloquente du monument aux morts, soudain pompeusement rebaptisé dans nombre de bourgades « place des héros »), soit, plus souvent encore, pour les observateurs internationaux avides de chiffres, sur de grands travaux d’infrastructures et des chantiers de travaux publics spectaculaires, nationaux ou urbains. Ainsi, on le sait bien, depuis de nombreuses années, la construction du métro d’Athènes, la reconstitution d’une voie Egnatia coupant la péninsule balkanique et unissant les rivages de la mer ionienne (Igouménitsa) au golfe thermaïque (Thessalonique) et au-delà à la Thrace et à l’Asie Mineure, l’amélioration des télécommunications, notamment par la digitalisation des réseaux, l’édification d’une base énergétique plus souple et moins coûteuse fondée sur le gaz naturel, mobilisent la majeure partie des fonds d’investissements, notamment communautaires, et de l’attention de l’opinion et des spécialistes. Il n’est pas assuré que cette myopie de promeneur et cette presbytie d’expert rendent véritablement compte des transformations profondes et de l’intégration unificatrice du territoire grec. 32 Sans en faire une critique, ni un recensement systématique, on demeure toutefois sceptique sur les résultats attendus de cette cartographie à la mode d’axes et de pôles, bientôt transformés en réalités, sous l’effet des écus, maintenant des euros, et de la puissance technique des grandes entreprises de travaux publics. Que la nouvelle voie Egnatia, déjà citée, élargisse les débouchés de la Macédoine agricole, on est prêt à l’admettre. Qu’elle reconstitue du coup un courant d’échange historique vers Brindisi et Bari, sous raison qu’il faudrait unir deux pôles déprimés de l’Europe – la Méditerranée centre-orientale et le Mezzogiorno –, on devient plus dubitatif, quand on connaît la

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pente « naturelle » actuelle du trafic vers Ancône et les régions riches de l’Europe, et l’investissement en gros porteurs maritimes rapides. De la même façon, la programmation d’un axe routier Igouménitsa- destiné à contrebalancer à l’ouest l’existence de la branche fertile de l’espace grec, Thessalonique-Athènes, peut rappeler la politique française des « arcs » – atlantique, méditerranéen. Élide mise à part, on ne voit pas bien ce que cette autoroute des régions de « l’envers », pour paraphraser les dissymétries du Japon, pourra apporter aux zones rurales concernées, sinon relier plus rapidement des centres urbains, souvent isolés au milieu de campagnes plus ou moins vides, Iannina, Arta, Agrinion. De même, il est douteux que la plaine thessalienne ait attendu pour son désenclavement l’hypothétique amélioration de la desserte ferroviaire Kalambaka-Kozani, ou que la Thrace ait une patience identique pour la voie ferrée -Xanthe. 33 En fait, au-delà des grands axes routiers, dont l’importance nationale et internationale est indéniable, et dont l’équipement et la sécurité se sont considérablement enrichis au cours des dernières années, notamment aux sorties d’Athènes, c’est bien la dissémination très diffuse des améliorations sur le réseau des routes interurbaines, voire secondaires, qui est la grande nouveauté dans les campagnes grecques depuis deux décennies. Avec l’essor spectaculaire et plus récent du téléphone mobile, il faut comprendre ce que cette révolution de l’asphalte, du franchissement sûr et permanent de petites ravines, qui peuvent soudain se transformer en torrents, a signifié de désenclavement profond pour les espaces ruraux, les hommes et leurs productions. C’est brutalement se trouver, en toutes circonstances, relié moins au monde, à Athènes ou à Thessalonique, qu’à l’univers social, économique et technique, de la petite ville proche, et guère plus lointainement de la capitale provinciale. Au XIXe siècle, dans les campagnes françaises, le débat a pu être ouvert sur les conséquences du développement du réseau ferré sur l’exode rural, accélération de la vitesse de l’émigration ou frein par l’arrivée du progrès. Dans la Grèce contemporaine, la question n’est pas permise. Les routes de terre, l’âne et le tracteur des années soixante, promettaient la poursuite de l’hémorragie rurale. Le goudron et la voiture ont permis la mobilité résidentielle et professionnelle, qui a maintenu la substance démographique – sinon la vitalité, eu égard au vieillissement des structures d’âges déjà amplement souligné – en l’état dans les campagnes grecques. En raison de l’ampleur sans précédent, en Grèce comme ailleurs, et de la rapidité des transformations des communications, matérielles et immatérielles, un retournement de tendance est peu probable. 34 Ce désenclavement généralisé de l’espace rural grec a été rendu plus facile encore par la relative proximité dans toutes les régions de petites ou de moyennes villes. Il ne s’agit pas d’affirmer ici, au contraire, l’existence en Grèce d’un réseau urbain strictement hiérarchisé, qui constituerait en outre mécaniquement les bases matérielles de « pôles décentralisés de développement ». Mais il faut souligner un paradoxe de l’évolution du territoire hellénique. On assiste simultanément à la contraction, toujours remarquée, de l’espace utile et des dynamismes urbains les plus vifs et surtout les plus massivement visibles dans le croissant Thessalonique-Athènes- Patras, et au maintien, et même à la progression de petites villes, plus isolées au milieu de régions en déprise démographique et économique (carte 7). Pour s’en tenir à des villes de moins de 30 000 habitants, c’est le cas de Ptolémaïs, Iannitsa, Edessa, , en

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Macédoine, de Tripolis, Argos, Sparte, Amalias, Nauplie, dans le Péloponnèse, de Prévéza en Épire.

Carte 7 : Tendances d’évolution des agglomérations grecques de plus de 10 000 habitants en 1991 (1961-1991)

35 En fait, au-delà de l’énumération, la Grèce démontre à la fois sa conformité par rapport au modèle européen de transformation territoriale et le maintien de spécificités historiques ou culturelles. Une recherche comparative entreprise sur l’évolution démographique des régions et des villes en France et en Grèce au cours des trois dernières décennies montre bien similitudes et différences. Le même modèle spatial s’impose, qui traverse les trois dernières décennies, mais s’est en fait mis en place bien avant : la rupture de l’uniformité du territoire sous l’effet des dynamismes démographiques. De 1962 à 1990, plus de la moitié des départements français ont connu une croissance supérieure à la moyenne nationale. En Grèce, c’est près de 40 % des unités de même type, les nomes, qui sont dans une situation identique entre 1961 et 1991. La régularité statistique entre les deux pays tend même à s’uniformiser au cours de la dernière période intercensitaire (1982-1990, 1981-1991 respectivement), en accentuant l’ampleur des zones de déprise démographique : 62 % des départements français, 59 % des nomes grecs sont comptés en stagnation ou en déclin accéléré. Dans les deux pays, les régions de croissance continue s’appuient sur les grandes villes du dispositif et s’élargissent autour d’elles. La diffusion urbaine contemporaine a en même temps dissocié l’espace national et recomposé le territoire en masses spatiales homogènes. À cause des dynamismes urbains, l’espace utile s’est à la fois rétracté dans la nation, et diffusé dans une minorité de régions sélectives. 36 Pourtant, une différence remarquable caractérise ce modèle spatial : une plus large diffusion de la croissance démographique en France, une urbanisation beaucoup plus concentrée en Grèce. Ici, non seulement les cas de croissance accélérée sont plus limités

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en nombre, mais strictement restreints aux abords immédiats des plus grandes villes : Athènes, Thessalonique, Patras, dans une moindre mesure, Iraklion et Volos. Il y a là incontestablement un effet spatial de la concentration urbaine, qui rappelle le moindre développement économique. Ces organisations géographiques du territoire se doublent d’une évolution historique des dynamismes démographiques. Dans les deux pays, la croissance urbaine se ralentit, sous l’effet conjugué de la chute de la fécondité et des dilutions périphériques des agglomérations, qui noient les villes dans leurs auréoles périurbaines. Pour les raisons déjà évoquées, le phénomène est moins net en Grèce qu’en France : sur les 110 villes de plus de 50 000 habitants étudiées, 48 connaissaient une croissance accélérée par rapport à la moyenne nationale de 1962 à 1982, elles ne sont plus que 14 de 1982 à 1990 ; sur 62 villes grecques de plus de 10 000 habitants la régression est moins nette : 26 villes en croissance accélérée de 1961 à 1981, encore 21 de 1981 à 1991. 37 Mais l’essentiel n’est pas là. La véritable dimension du changement est le coup d’arrêt apporté en France, au cours de la dernière décennie, à la progression des villes petites et moyennes qui avait marqué pendant la période précédente une réelle déhiérarchisation, voire démocratisation, du modèle urbain. Le tableau suivant montre que la Grèce est encore sur ce modèle.

Évolution typologique des villes en France et en Grèce

(nombres absolus de cas observés)

Les plus grandes villes confirment leur meilleure résistance dans la crise

En France sur 17 agglomérations En Grèce sur 12 villes de plus de 300 000 hab. de plus de 50 000 hab.

Type d’évolution démographique 1962-1982 1982-1990 1961-1981 1981-1991

Croissance accélérée 6 2 9 5

Déclin accéléré 3 4 0 1

Les villes petites et moyennes poursuivent leur dynamisme en Grèce

En France sur 53 agglomérations de En Grèce sur 36 villes 50 000 de 10 000 à à 100 000 hab. 30 000 hab.

Type d’évolution 1962-1982 1982-1990 1961-1981 1981-1991 démographique

Croissance accélérée 24 7 10 15

Déclin accéléré 2 20 9 7

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38 L’interprétation de ces résultats différenciés entre la France et la Grèce n’est pas aisée. En fait, l’intérêt est bien de suivre, dans l’espace et dans le temps, les permanences et les variations de deux cycles de l’histoire urbaine que notre période superpose et collisionne à l’envi : un cycle de diffusion qui favorise les extensions périphériques dans les auréoles périurbaines des très grandes agglomérations et, plus largement, les dilutions du système spatial dans les plus petites unités urbaines et un cycle d’innovation qui reconcentre le dispositif de commande économique, de création et même de consommation culturelles. Dans cette hypothèse, la crise économique, ou plutôt, la profonde mutation du système productif et des stratifications sociales, entraîne une nouvelle concentration, dans les plus grandes villes, de la modernité et de la créativité, sans qu’elle s’accompagne nécessairement de fortes croissances démographiques. Avec ses hypertrophies urbaines et ses diffusions citadines simultanées, la Grèce est manifestement en retard d’un cycle… ou sur un itinéraire différent. Selon la réponse, la crainte d’un regain de croissance dans les très grandes villes serait justifiée, ou au contraire l’appui sur le semis des villes secondaires conforté.

39 Un exemple amusant illustrera cette diffusion de la modernité dans l’espace grec. Tout récemment, une chaîne de distribution de petits équipements de cuisine assez luxueux, et quelquefois raffinés, même si le goût en est discutable, s’est implantée en Grèce sous le nom de Cook-Shop. Sur 16 rayons ouverts en général dans des grandes surfaces, la moitié est située dans l’agglomération athénienne, pas nécessairement d’ailleurs dans les quartiers les plus aisés, mais là où le dynamisme des couches moyennes supérieures a été particulièrement vif au cours des dernières années (Glyphada, Amaroussion). Sur les huit implantations relevées en province, seules les boutiques de Santorin, et dans une moindre mesure de Céphallonie, peuvent témoigner des attitudes et des moyens des nouveaux riches de la manne touristique. Les six autres cas sont tous localisés dans des centres de régions agricoles prospères, mais pas statistiquement dans les plus grandes villes du pays : Iraklion et Larissa, qui n’atteignent pas 150 000 habitants, Serrès, Lamia, Verria et Drama, qui ne dépassent 50 000 habitants. L’anecdote est parlante : ni la hiérarchie urbaine, ni la hiérarchie sociale ne sont strictement respectées ; et l’enrichissement agricole se résout plus en consommation ostentatoire qu’en investissement productif. De quoi faire réfléchir sur les moteurs de l’évolution dans les campagnes grecques. 40 Au terme de ce périple quelque peu cavalier dans le temps et l’espace des organisations de la Grèce contemporaine, il n’est pas inutile d’en proposer une leçon plus synthétique. La première est certainement la fluidité, plus grande qu’ailleurs, des distinctions classiques entre villes et campagnes. L’incertitude tient moins aux formes bâties ou même aux classiques discontinuités territoriales qu’à l’identité croissante des modes de vie et, depuis peu, au renforcement des attaches entre ruraux et urbains. L’exode des villages était sans doute trop récent en Grèce, les distances géographiques insuffisamment importantes entre les régions, pour que se perde la mémoire, entre gens et générations, des liens tissés entre bourgs, petites villes et grandes agglomérations. L’accélération des mobilités, la route, l’avion et le ferry rapide ont fait le reste, multipliant les contacts, les voyages, les séjours saisonniers, et rendant plus imprécise que dans bien des pays plus développés la notion même de résidence principale. Il faut y songer dans l’exploitation des recensements actuels et à venir,

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plutôt que d’accuser toujours la fiabilité des statistiques et la duplicité des politiques. C’est la réalité qui est double ou triple. 41 La seconde indication est plus économique que géographique. Elle est inspirée par la poussée spectaculaire des activités tertiaires dans les campagnes grecques. Que la présence spécifique du tourisme l’amplifie et que les mobilités résidentielles déjà évoquées la justifient en partie n’enlèvent rien à l’ubiquité du mécanisme. La tertiarisation de l’économie n’a pas seulement transformé le procès de production dans les espaces agricoles, en donnant la priorité à l’agro-alimentaire et à la réglementation dans l’élaboration des produits de la terre. Elle a durablement retourné une logique historique séculaire. La révolution industrielle avait concentré la fabrication dans la ville. La révolution tertiaire polarise tout à la fois l’invention et la gestion de l’activité dans les métropoles et la diffuse dans les campagnes. 42 Enfin, pour illustrer la continuité des cultures et des sociabilités dans l’expression de ces tendances universelles, incontestablement la Grèce témoigne de la persistance et de la vitalité des organisations familiales et de leurs liaisons avec le dynamisme de la petite entreprise. Il y a là une coïncidence qui n’est pas sans rappeler, dans un tout autre contexte, le « miracle » de la troisième Italie. Loin d’être un archaïsme, c’est un atout pour le pays. Mais l’alchimie en est incertaine, et sans doute non transférable.

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RÉSUMÉS

En trente ans, les disparités géographiques du territoire grec se sont accentuées. La montagne, le monde insulaire, les grandes régions agricoles de plaine, les zones périurbaines des grandes agglomérations, composent une typologie simple, mais assez éclairante. Malgré ces divisions, l’exode rural est stoppé depuis les années quatre-vingt et surtout les campagnes ne sont plus majoritairement agricoles. La progression des occupations tertiaires, la mobilité quotidienne et résidentielle des populations, la pluriactivité, diversifient les genres de vie et constituent dans la société et l’espace grec un complexe ruralo-urbain original. Motorisation des ménages, infrastructures routières ramifiées, réseau dense des petites villes, ne sont pas étrangers à ces traits spécifiques, où les sociabilités méditerranéennes retrouvent leurs droits.

Over the past thirty years, geographical disparities have increased. Areas such as the mountains, the islands, the large farmlands in the plains and the peripheries of large urban agglomerations display a simple typography, but which is telling nonetheless. Despite the differences, rural to urban migration stopped in the 1980s and, most importantly, rural areas no longer remain principally agricultural. The increase in employment in the service sector, in both daily and residential mobility, in the multiplication of activities, has diversified lifestyles and introduced an original rural-urban complex into Greek society and space. The motorisation of households, multiple road infrastructures, dense networks in small towns all contribute to these particular characteristics, in which Mediterranean sociability discovers new life.

INDEX

Index géographique : Grèce Mots-clés : Espace

AUTEUR

GUY BURGEL Laboratoire de géographie urbaine, UMR LOUEST, Cnrs, université de Paris X-Nanterre

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L’automobile en Grèce : à la source d’une nouvelle relation entre villes et villages

Michel Sivignon

1 Le point de vue que je veux donner ici est celui d’un observateur étranger attentif qui regarde la Grèce depuis plus de trente-cinq ans.

2 Il y a deux visions de l’espace rural dans nos pays européens. Dans la première, notre société et l’espace dans lequel elle s’inscrit sont totalement urbanisés et il existe désormais une continuité entre la ville et la campagne telle que la notion d’espace rural n’a pas de sens et que l’adjectif rural n’a plus de valeur scientifique pour une étude de la société contemporaine. Les modes de vie et les valeurs se sont totalement uniformisés et la ville est la seule référence. 3 La Grande-Bretagne peut en Europe représenter l’extrême de cette évolution, avec une part des agriculteurs dans la population active très réduite et un paysage qui n’est plus qu’une scenery pour les urbains. 4 Mais on peut aussi, à l’inverse, considérer que l’espace rural continue, à travers les faibles densités et l’éloignement des centres urbains, à garder des caractéristiques propres et qu’il n’est pas seulement une portion du territoire national desséchée et abandonnée. 5 Je ne souhaite pas entrer dans une discussion sans issue, mais participer au débat en m’en tenant à un fil directeur concret, l’usage de l’automobile comme moyen de transformation de l’espace rural et des relations entre ville et campagne durant les trente-cinq dernières années. 6 La conquête de l’espace grec par l’automobile est certainement un des faits géographiques majeurs survenus dans la seconde moitié du XXe siècle. En quelques dizaines d’années, la Grèce est passée d’une situation où la possession d’une automobile est un privilège rare à une « automobilisation » généralisée de la société, rurale comme urbaine.

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7 Les progrès de l’équipement automobile n’ont pas été seulement une amélioration technique ; ils ont modifié les rapports que les Grecs entretiennent avec leur territoire et les relations que la ville entretient avec la campagne s’en sont trouvées métamorphosées. Les statistiques nous disent qu’en 1962 on dénombrait 56 000 automobiles de tourisme en Grèce. Trente-cinq ans plus tard soit le temps d’une génération, le chiffre est passé à 2 500 000. Une répartition géographique de l’automobile montre que désormais la campagne ne souffre plus, dans ce domaine, d’aucun retard sur la ville. Bien davantage, la généralisation de l’usage de l’automobile dans les régions les plus difficiles d’accès a permis parfois de « remobiliser » les terroirs autrefois abandonnés. La circulation automobile dans la Grèce de 1950 8 1950 marque la fin de la guerre civile, d’où la Grèce sort exsangue. Les voies de communication sont très affectées par le conflit et globalement, les routes carrossables étant fort rares, l’essentiel des transports se fait par le rail et par la mer. 9 Pourtant la Grèce n’a jamais connu d’âge d’or du chemin de fer. Elle a reçu du XIXe siècle un réseau squelettique, réduit à quelques lignes. Rappelons que le réseau à voie normale se compose de la ligne d’Athènes à Salonique et de la ligne de Salonique à la frontière turque de Thrace. Les relations internationales sont assurées en quatre points : deux avec la Yougoslavie, un avec la Bulgarie et un avec la Turquie. À quoi il faut ajouter quelques voies secondaires comme celle qui relie à la voie Athènes- Salonique. En outre une voie ferrée à écartement métrique fait le tour du Péloponnèse. Les voyageurs étrangers qui circulent en Grèce empruntent ces voies ferrées et les transports maritimes. Il faut se reporter aux descriptions pittoresques du géographe Jules Sion en 1930 quand il prépare sa description de la Grèce de la Géographie universelle de Paul Vidal de la Blache et Lucien Gallois (Armand Colin, 1930). Jules Sion connaît surtout de la Grèce continentale ce qui est accessible en chemin de fer. Parlant de l’Arcadie dans le centre du Péloponnèse, il précise : « Le centre de la péninsule possède maintenant un réseau de routes carrossables. À vrai dire, elles sont peu nombreuses et mettent à une dure épreuve les automobiles qui viennent y terminer leur carrière ; un chauffeur grec ‘boit l’obstacle’ aussi aisément que l’ouzo, l’anisette de là-bas ; il n’hésite pas à prendre les raccourcis pierreux des piétons sur des pentes raides, à suivre un lit de torrent et, si le pneu tombe en lambeaux, il le remplace en tordant une brassée de cistes ou de bruyères. Mais il vaut la peine d’emprunter ses services ou ceux de muletiers pour visiter les montagnes d’Arcadie. » (« Dans Le Péloponnèse », Bulletin de la Société Languedocienne de Géographie, 1934, 2° et 3° fascicule, p. 63). 10 Ce réseau ferré embryonnaire avait beaucoup souffert pendant la guerre civile et antérieurement pendant la seconde guerre mondiale. Il était facile de détruire les multiples ouvrages d’art qui parsemaient son tracé. Et les nombreuses casemates qui l’accompagnent encore de nos jours nous disent ce que furent les affrontements entre ceux qui s’efforçaient de maintenir le trafic et leurs adversaires. 11 Le réseau routier n’était pas en meilleure situation et on ne s’étonnera pas que l’essentiel du trafic intérieur se fît par voie maritime. Comme au XIXe siècle le caïque sur la mer et la mule sur le sentier empierré ou caldérimi étaient les moyens de transport privilégiés. 12 Les charrois sur des charrettes tirées par des chevaux ou des bœufs étaient l’exception sauf dans les plaines, comme en Thessalie où en 1950 encore on rencontrait des chars à roue pleine identiques à ceux que décrit l’archéologue Heuzey en 1856. Il résultait de

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cette situation qu’il y avait peu de circulation de marchandises à longue distance, que les déplacements étaient longs et les tonnages transportés réduits. À une échelle plus modeste, celle des communautés rurales, l’accès aux différents éléments du finage était problématique. Les bergers mettaient plusieurs heures pour parvenir aux pâturages de montagne, même si ces estives étaient incluses dans les limites de la commune. Ces difficultés et la présence encore générale des loups rendaient indispensable qu’ils dorment auprès de leurs troupeaux pendant de longues semaines. Dans les régions spécialisées dans la culture de l’olive (le Pélion par exemple), la longueur des transports à l’intérieur même de la commune rendait indispensable l’habitat double : chaque famille avait une maison dans le bourg et une ou plusieurs kalyvia, sorte de mazet assez vaste cependant pour qu’une famille pût y demeurer pendant plusieurs mois, de novembre à mars, saison de la cueillette. 13 Une carte de la circulation automobile en Grèce éditée par le ministère des Travaux Publics en 1956 donne une image frappante du morcellement des transports : les routes ne sont fréquentées que dans un périmètre restreint autour de chaque petite ville et les convois à longue distance sont exceptionnels. Une seule voie carrossable permet le passage routier entre la Thessalie et l’Epire : celle de la passe de Katara (1 700 m d’altitude), commandée par la petite ville de . 14 L’absence de réseau urbain, autrement dit d’une hiérarchie urbaine articulée, s’expliquait largement par cette difficulté des communications. À une échelle plus modeste, celle de nos chefs-lieux de canton, de toutes petites bourgades jouissaient en dépit de leur taille réduite d’une activité commerciale non négligeable : l’émiettement est la règle. On a noté que dans le domaine maritime le caïque est le pendant du mulet. Sans doute sa capacité de transport était-elle plus importante que celle d’une caravane : quelques tonnes ou quelques dizaines de tonnes selon la taille. Le faible tirant d’eau du caïque lui donnait accès à de modestes rades foraines. À cette époque, on se mit à couler du béton dans quelques fûts de tôle pour construire à bon compte un appontement perpendiculaire au rivage. Le moteur diesel s’était substitué à la voile latine et de multiples lignes de navigation locale desservaient tous les littoraux. Là encore, la dispersion de ces ports multiples était bien accordée à la petite taille des agglomérations qui les accompagnent. Naissance d’un réseau routier national 15 La fin de la guerre civile et les effets du plan Marshall amenèrent un effort particulier dans le domaine du réseau routier. Pendant la guerre civile elle-même et pour des besoins militaires on s’était efforcé de multiplier les routes. La liaison entre événements militaires et développement routier est d’ailleurs ancienne en Grèce : les soldats du général Maison s’y étaient employés en 1829, entre Kalamata et la mer, et, à partir de 1917, le corps expéditionnaire français avait entrepris la construction de quelques bonnes routes comme celle qui partant d’Itéa franchit le col de Gravia et permet de relier le Golfe de Corinthe à celui de Lamia. 16 La médiocrité du réseau ferré et son incapacité à résoudre les problèmes de circulation de la Grèce continentale firent que l’essentiel des investissements se porta sur la route. L’orientation fut encore plus nette à partir des années soixante lorsque Constantin Caramanlis arriva au pouvoir. La route devint le signe même de la modernité. La création d’un vrai réseau routier supposait que l’on construisît quelques voies à grande circulation pour relier les grandes villes. La grande affaire fut la construction de la route nationale numéro 1 menant d’Athènes à Salonique. On choisit de construire une

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sorte de voie express à péage dont les caractéristiques techniques permirent de supporter le trafic pendant une vingtaine d’années. Elle avait en outre l’avantage d’un tracé moins montagneux que celui de la voie ferrée du XIXe siècle car on ne redoutait plus comme premier danger les bombardements à partir des cuirassés croisant dans la mer Egée. Certaines régions d’accès difficile comme la plaine d’Atalandi, le long du golfe de l’Eubée (Evoïkos Kolpos) furent désenclavées et purent se spécialiser dans la production de légumes à destination d’Athènes. 17 La construction d’un réseau de routes goudronnées profita au premier chef à un type de villes que l’on peut définir comme des villes moyennes intérieures vivant principalement des relations avec leur arrière-pays agricole. C’était le cas de Larissa par rapport à Volos, ville maritime favorisée dans la phase précédente. Conformément à ce modèle figurent Serres et Drama par rapport à Kavala, Agrinion par rapport à Missolonghi, Arta par rapport à Prévéza. On peut dire que d’une façon globale les villes agricoles, centres de régions que l’irrigation amenait à un développement rapide, enregistrèrent des progrès plus vifs que les organismes portuaires qui subissaient durement les effets de la concentration des trafics dans le port du Pirée : la route l’emportait désormais sur la voie maritime. 18 Dans le même temps, tous les chefs-lieux de département de la Grèce continentale, même les plus excentrés, furent reliés à Athènes et secondairement à Salonique par des lignes d’autobus à grande fréquence. La plus remarquable initiative fut la constitution, à diverses échelles spatiales (celle de la région, celle du département, et même parfois celle de l’aire de chalandise d’une petite ville) de coopératives de propriétaires d’autobus (dites KTEL), fédérés et bénéficiaires d’un système de lignes organisées par les pouvoirs publics. Dans ce domaine, la route et l’automobile jouèrent un rôle essentiel dans l’organisation du territoire national. 19 À une échelle plus modeste, celle des départements, ou nomos, la route permit pour la première fois de relier commodément les villages aux chefs-lieux. Dans un premier temps, jusque vers 1965, la totalité des villes de plus de 5 000 habitants fut reliée au monde extérieur par une route asphaltée. Dans le même temps, les villages étaient desservis par des chemins de terre empierrés mais carrossables et, vers 1970, chacune des 6 000 communes de la Grèce, ou presque, était accessible à l’automobile. Là encore, à l’échelle du département, une bonne organisation de lignes d’autobus permit de relier tous les jours toutes les communes à leur chef-lieu, soulignant le rôle de l’automobile dans l’intégration du monde rural à l’espace national en termes économiques sans doute, mais aussi en termes de relations sociales et d’accès aux équipements scolaires et de santé. La révolution automobile 20 La construction et le développement de ce réseau routier vont de pair avec un accroissement très rapide du nombre des véhicules. Le nombre total des véhicules en circulation s’élevait à 146 000 en 1962, dont un peu plus du tiers en véhicules de tourisme, et le reste en camions, autobus, motocyclettes, etc. En 1978 on est passé à 1 166 000 véhicules dont 744 000 véhicules de tourisme, et en 1997 à 4 048 000 véhicules dont 2 500 000 automobiles de tourisme. On remarquera que la proportion des automobiles de tourisme s’est accrue, indice d’une élévation certaine du niveau de vie. L’équipement en véhicules ne présente plus de différence sensible si on le rapporte au chiffre de la population, ce qui est la signe d’une sorte de saturation. Saturation bien

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relative puisque la Grèce est encore loin du degré d'équipement automobile des pays de l’Europe occidentale. 21 Si le développement privilégié du réseau routier a pu apparaître comme une forme d’encouragement au développement de l’automobile, ce dernier a été contrarié par une politique fiscale qui taxe lourdement les automobiles de tourisme. En revanche la Grèce a très tôt encouragé la possession de véhicules professionnels à l’usage des commerçants, des artisans et des agriculteurs : les véhicules professionnels sont dispensés des lourdes taxes à l’achat qui frappent les véhicules de tourisme. Ces privilèges ont amené un accroissement considérable des véhicules dits agrotiko c’est-à- dire à usage agricole. Tout agriculteur peut posséder une fourgonnette et l’utiliser dans un certain périmètre autour de son exploitation agricole. Le contrôle de cette limitation se fait grâce à l’inscription du nom et de la raison sociale du propriétaire sur la carrosserie du véhicule. Dans les régions de plaine, le développement de l’agrotiko n’a pas empêché celui du tracteur parce que l’agrotiko ne peut être utilisé pour les diverses façons culturales et qu’un motoculteur de petite taille éventuellement transportable sur le plateau d’une camionnette n’est pas adapté à la grande culture (céréales, coton, betteraves à sucre, etc.). Dans les bonnes plaines irriguées, on constate donc à la fois la multiplication du tracteur et l’usage généralisé de l’agrotiko. Dans certaines régions, comme les régions productrices d’olives où l’agriculteur ne possède qu’un petit troupeau de chèvres ou moutons à usage familial, où les outils de culture sont de petite taille (la tronçonneuse pour l’élagage), et où la plate-forme de la camionnette suffit pour transporter la cueillette journalière d’olives, l’agrotiko est le grand outil de modernisation de la campagne. Ajoutons que lorsque bon nombre d’agriculteurs exercent une autre profession (le plus souvent dans la construction), l’ agrotiko est une fois encore le bienvenu. Inversement les ânes et les mulets ont quasiment disparu. Là où une heure de trajet à dos de mulet était nécessaire pour aller élaguer des arbres, dix minutes de voiture suffisent et la charge de bois transportable est beaucoup plus importante. On ne s’étonnera pas que le développement de l’agrotiko ait abouti à un véritable reclassement des terroirs ruraux dans ces régions d’oliveraies pris à titre d’exemple. Seuls sont désormais cultivés, engraissés et élagués les arbres d’un accès facile en agrotiko. Les autres tendent à être progressivement abandonnés. Ou du moins sont-ils traités de loin en loin : l’olive qui était un produit de culture devient en quelque sorte un produit de cueillette. 22 On peut toutefois repérer des évolutions en sens opposé. Dans la Grèce centrale, la grande culture spéculative de ces dernières années a été le coton. Le coton procurait de tels revenus que chacun tentait d’en semer n’importe où. Le développement des chemins vicinaux, de simples pistes ouvertes au bulldozer, a amené un accès facile à des bouts de champs dont il suffisait qu’ils soient à peu près plans pour qu’on y fasse passer un tracteur et qu’on puisse les arroser. On observe donc des défrichements qui étendent l’espace cultivé dans l’espoir d’y récolter du coton. 23 Dans les régions qui disposent de vastes terrains de parcours, ces derniers ont été équipés de pistes carrossables. Dans cet effort d’équipement, les fonds de l’Union européenne ont joué un rôle décisif. Les bergers qui se situaient au dernier degré de la hiérarchie sociale parce qu’ils étaient contraints de passer la nuit avec leurs brebis pendant la saison d’été ont vu leur mode de vie amélioré de façon décisive grâce à la desserte de leur bergerie d’altitude au moyen de l’agrotiko. Ce véhicule leur permet de

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rentrer au village chaque soir, d’apparaître sur la place publique, de vivre cette vie urbaine qu’affectionnent tous les Grecs, même ceux des villages. Un nouveau mode d’habiter 24 On entre par le biais de cet exemple dans le chapitre des changements décisifs du mode d’habiter : mode d’habiter le village et mode aussi de concevoir le rapport entre le village et la ville voisine. La très grande facilité des communications, la multiplication et la généralisation de l’automobile ont dans une certaine mesure mis fin à la malédiction villageoise et ne justifient plus guère l’opinion péjorative que les Grecs ont du village, un lieu où il ne se passe jamais rien et où la vie de société est embryonnaire. Ces transformations sont particulièrement visibles dans les régions de plaine où la prospérité apportée par telle culture (en Thessalie le coton, sur la côte nord du Péloponnèse les agrumes) transforme un pays, qui correspondrait à peu près à une de nos sous-préfectures, en un réseau de petites villes et de villages proches où l’avantage d’habiter les premières n’est plus décisif. Soit l’éparchie ou sous-préfecture de en Thessalie. Les villages périphériques des hauteurs se sont presque vidés de leur population permanente. La seule culture est celle du blé dur qui permet de récolter du grain mais plus encore des subventions de Bruxelles. Bon nombre d’agriculteurs ont choisi de résider en appartement à Farsala et viennent en voiture cultiver leurs champs. Dans la plaine, au contraire, on remarque des maisons neuves parfois luxueuses dans les villages fortement enrichis grâce aux revenus élevés que procure le coton. Ici, l’avantage d’habiter en ville, surtout quand il s’agit d’une petite ville de 10 000 habitants comme Farsala, n’est plus incontestable. Le territoire de la sous- préfecture est sous-tendu par un réseau de villages d’accès facile où se dispersent les usines d’égrenage de coton, les ateliers de réparation de machines agricoles, les représentations des marques de tracteurs ou de produits phytosanitaires. Le centre de soins de Farsala et son lycée sont aisément accessibles en moins d’une demi-heure de voiture. La notion même d’urbain et de rural perd de son sens. Depuis longtemps déjà, l’abandon de l’élevage au profit des cultures annuelles caractérisées par le rythme saisonnier très marqué des travaux agricoles, permet un habitat double, surtout pour les plus fortunés des agriculteurs. Les femmes et les enfants d’âge scolaire résident en ville et, pour ses agriculteurs, le village devient seulement un lieu de travail. Dans le même temps, des non-agriculteurs qui, par héritage, disposent au village de quelque terrain à bâtir, habitent au village et travaillent en ville. Toutefois ce dernier cas n’est pas le plus courant. 25 Depuis 1980 surtout, des bourgs de petite taille, qui sont l’équivalent de l’un de nos chefs-lieux de canton de 2 000 habitants, ont reçu un remarquable équipement en centres de soins primaires et en lycées. Or, on observe que l’accès à l’automobile conduit les médecins de ces centres et les professeurs de ces lycées à habiter de préférence dans la ville la plus proche. 26 Dans d’autres régions, particulièrement les régions littorales où le tourisme balnéaire s’est considérablement développé (on mentionne ici aussi bien la Grèce continentale que la Grèce insulaire), les repères ordinaires du rural et de l’urbain sont encore plus difficiles à situer. La voiture permet en effet de partager sa semaine entre l’appartement en ville et les chambres d’hôtes sur le littoral que l’on vient gérer et surveiller. Nombreuses sont les familles qui résident à la ville en hiver et à la plage en été. La proximité de la ville d’une part, l’usage de la voiture de l’autre, permettent des

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modes de vie mixtes. Il en résulte un nouveau statut des littoraux qui se trouvent urbanisés même s’ils ne sont pas situés dans une ville. Conclusion 27 Dans cette Grèce profondément transformée, l’organisation du territoire oppose plutôt aujourd’hui les campagnes urbanisées grâce à la proximité de la ville et à l’usage de la voiture, et les campagnes de ce que nous appellerions le rural profond dont beaucoup sont en voie d’abandon. Ces transformations ont été soutenues par l’étonnante prospérité de certaines régions agricoles. En Thessalie, du point de vue des revenus et de la ponction fiscale, il vaut mieux être cultivateur de coton que fonctionnaire. La prospérité des agriculteurs se traduit dans le luxe de l’habitation et l’agrotiko devient un 4X4 rutilant. Il est vrai que bien des fonctionnaires, d’origine rurale proche, empochent eux aussi les dividendes du progrès agricole en louant leurs terres aux membres de la famille restés à la ferme. 28 Dans ces métamorphoses, l’automobile n’est pas le moteur principal. Mais la généralisation de son usage induit les transformations profondes de la vie relationnelle et amène de nouveaux modes d’appropriation du temps et de l’espace.

RÉSUMÉS

La conquête de l’espace grec par l’automobile est un fait géographique majeur. Les progrès extrêmement rapides de l’équipement n’ont pas seulement conduit à des améliorations techniques, ils ont aussi modifié les rapports que les Grecs entretiennent avec leur territoire et les relations de la ville et de la campagne. À l’échelle locale, la construction d’un réseau de routes praticables en toute saison date des années soixante. Ce fut un instrument important d’intégration du monde rural à l’espace national en termes économiques, mais aussi en termes de relations sociales et d’accès aux équipements scolaires et de santé. Dans le même temps qu’elle taxait lourdement les véhicules de tourisme, la Grèce a très tôt encouragé la possession de véhicules professionnels. L’usage généralisé de fourgonnettes, dites en grec agrotiko, a révolutionné la vie du village et a permis aux agriculteurs d’exercer une autre profession. Leur multiplication a en outre facilité, grâce à des pistes taillées au bulldozer, la mobilisation de finages abandonnés depuis longtemps. Elle a autorisé l’extension des cultures de bon rapport financier, comme le coton. Elle a totalement changé la condition des bergers, qui peuvent aujourd’hui rentrer au village chaque soir. On observe enfin l’émergence de nouveaux modes d’habiter : des agriculteurs ont un appartement en ville et se rendent chaque jour au village. Inversement, les villages situés à une distance raisonnable d’une ville retiennent une population de non-agriculteurs. Ici comme ailleurs, l’opposition entre villes et campagnes est une notion dont les termes sont à revoir.

The conquest of Greek space by the automobile is a major geographic event. Rapid progress in equipment has not only lead to technical advances but also to change in the types of connections that the Greeks maintain with their territory and the relations between towns and the countryside.

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At the local level, the network of roads accessible in all seasons was established in the 1960s. It served as an important instrument in the integration of rural areas into national economic activity, as well as in terms of social relations and access to education and health services. Whilst imposing heavy taxes on tourist vehicles, Greece encouraged possession of professional vehicles from early on. General use of small vans, called agrotiko in Greek, transformed village life and allowed farmers to carry out other activities. The increase in number of these vans, along with tracks laid down with bulldozers, helped stimulate previously abandoned areas. It allowed for expansion in the production of rentable crops such as cotton. It completely transformed conditions for shepherds, who were able to return to their village every night. Lastly, there is evidence of emerging new modes of living: agricultural producers will have an apartment in town and go to the village every day. Conversely, those villages located at a reasonable distance from town will contain an amount of non-agricultural professionals. Here, as elsewhere, the opposition between towns and countryside is a notion which is in need of revision.

INDEX

Index géographique : Grèce Mots-clés : Rural/urbain

AUTEUR

MICHEL SIVIGNON Ladyss, professeur émérite de l’université Paris X-Nanterre

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Les équivoques de la statistique : dépeuplement et double appartenance sociale en Épire (1961-1991)

Stathis Damianakos

Souvent, la même famille [paysanne] a donné naissance à un agriculteur, un évêque, un commissaire de gendarmerie et un bandit non moins illustre que les précédents K. D. Karavidas (Agrotika, 1931, p. 586) Recherche locale et catégories statistiques 1 La boutade ci-dessus, due à un grand connaisseur des sociétés rurales sud-est européennes de l’entre-deux-guerres, résume de manière exemplaire le caractère profondément hybride de la famille paysanne grecque, la difficulté de nommer, « taxinomer » et mesurer le ménage agricole selon les catégories notionnelles courantes, telles que statut socio-professionnel, origine des ressources ou milieu d’appartenance socio-spatiale1. La forte mobilité sociale (intra- ou inter- générationnelle) du paysan grec, nous expliquait déjà avant la dernière guerre K. D. Karavidas, doublée d’une toute aussi forte mobilité géographique (saisonnière, temporaire ou définitive, cette dernière n’affaiblissant nullement les liens étroits entretenus avec le pays d’origine), ainsi que d’une diversification de revenus fusionnant à l’intérieur du même budget familial, rendent inopérant dans ce cas le clivage rural / urbain, tel qu’il a été façonné par l’imaginaire sociologique commun dans les sociétés du nord-ouest européen : d’un côté les « sociétés rurales » plus ou moins homogènes, peuplées essentiellement d’agriculteurs enracinés dans leurs territoires et réfractaires à toute ouverture vers la « modernité », d’un autre coté les « sociétés urbaines » très diversifiées, dotées d’une forte mobilité (géographique et

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sociale) et naturellement portées vers le développement et le progrès. Deux univers qui, la plupart du temps, sont vus comme deux mondes séparés sinon antagonistes. K. Karavidas récuse même le terme de « paysan » en lui préférant celui d’astochorikos (paysan-citadin).

2 Malgré les bouleversements spectaculaires que connaît la société rurale grecque depuis la dernière guerre (St. Damianakos, 1996, 1997), la formule de K. D. Karavidas pourrait être appliquée, mutatis mutandis, au ménage agricole actuel : les vocations sacerdotales, militaires ou hors-la-loi étant plutôt en recul de nos jours, il suffit de remplacer « évêque » par « diplômé d’une université ou grande école » (même si l’orientation professionnelle ultérieure ne s’accorde pas toujours avec les études suivies, les agriculteurs grecs sont les premiers parmi leurs homologues européens à envoyer leurs enfants faire des études supérieures), « commissaire de gendarmerie » par « fonctionnaire » (l’hypertrophie légendaire de l’administration grecque est due principalement au système de clientèle régnant dans les milieux ruraux) et « bandit » par « émigrant temporaire » en Allemagne ou en Belgique, pour que le caractère hybride du ménage agricole d’aujourd’hui s’affirme aussi fort que pendant la période de l’entre-deux-guerres. 3 De nombreuses études locales réalisées au cours des trente dernières années par sociologues, géographes ou anthropologues en Grèce rurale ont amplement démontré cette spécificité du paysan grec par rapport au paysan occidental, en mettant au jour la nature composite de ses activités (au niveau aussi bien individuel que familial) ainsi que le va-et-vient incessant entre ville et village, qui brouillent son appartenance sociale ou spatiale et rendent aléatoires des opérations à première vue élémentaires, comme le calcul du nombre d’habitants d’une localité, la mesure de ses variations dans le temps ou l’estimation du taux de l’exode rural. Pour s’en tenir au seul aspect démographique du phénomène, comment établir le nombre d’habitants d’un village lorsqu’on sait que sa population « légale » (habitants inscrits dans les registres de citoyenneté de la commune) multiplie plusieurs fois la population « recensée » par l’Office national statistique (elle-même augmentée par un nombre varié de natifs affluant au village le jour du recensement pour se faire dénombrer sur place) et que sa population « réelle » oscille entre ces deux chiffres extrêmes en fonction de circonstances locales et temporaires chaque fois particulières ? On n’est pas simplement en présence d’une situation de « double résidence » ou de « résidence secondaire » réservée aux vacances et aux loisirs du week-end ; l’incertitude quant à l’affectation (citadine ou rurale) de cette partie fluide de la population vient de la réelle équivalence subsistant entre deux milieux d’appartenance sociale et spatiale, milieux qui engagent l’ensemble des conditions d’existence sociale des individus : activités économiques, relations politiques, identités socioculturelles. 4 Prenons l’exemple d’un petit commerçant installé, avec femme et enfants, depuis un quart de siècle dans une grande agglomération ou dans le chef-lieu de son département d’origine. Il se rend plusieurs fois par an à son village natal (où il possède en indivis une maison et quelques lopins de terre) tantôt pour s’occuper, assisté par son fils, de « l’entreprise touristique » qu’il fait fonctionner pendant la période estivale, tantôt pour donner un coup de main à l’exploitation agricole familiale, tenue par son frère aîné, tantôt pour participer aux moments forts qui ponctuent la vie sociale du village : élections nationales ou municipales, renouvellement du bureau de l’association culturelle locale, grandes fêtes calendaires, mariages, baptêmes ou obsèques des

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proches restés au village. Si l’on ajoute que ces séjours totalisent quatre ou cinq mois par an et que le revenu annuel réalisé au village dépasse ce qu’il gagne par ses activités en ville, nous comprenons facilement que compter ce petit commerçant parmi les habitants du village ou de la ville, en fonction soit de son « travail principal » soit du temps passé dans l’un ou dans l’autre de ces lieux, comporte une forte dose d’arbitraire. C’est pourtant le cas de plusieurs analyses démographiques, nationales ou régionales, qui, fondées sur les données des recensements décennaux, proposent des classifications entre populations « rurales », « semi-urbaines » et « urbaines », établissent des courbes d’évolution de la population rurale ou mesurent des taux de l’exode rural pour tel ou tel département ou canton. Le caractère fictif de ces analyses (et des cartographies qui vont avec) est d’autant plus évident que le poids démographique de cette population mouvante semble être extrêmement important (l’accroissement spectaculaire que connaissent les villes grecques après les années soixante est due aux migrants ruraux conservant des liens étroits avec le pays d’origine) et que l’image apocalyptique de désertification qu’elles fournissent pour des régions entières du territoire national est formellement démentie par des enquêtes locales. Celles-ci soulignent au contraire l’apport décisif de ces séjours périodiques au maintien d’une vie sociale, économique et culturelle réelle pour de nombreux villages. 5 Y a-t-il moyen d’accéder à une évaluation chiffrée de la population en question, de traduire ces observations monographiques (rebelles en principe au traitement quantitatif) en indicateurs susceptibles de nous éclairer sur la portée du phénomène au niveau régional ou national ? On sait que, en dehors même des problèmes épistémologiques majeurs posés par la confrontation des catégories sociologiques avec les catégories statistiques (St. Damianakos, 1989), ces dernières sont impuissantes à rendre compte des comportements qui s’écartent des modèles normalisés en vigueur dans les sociétés post-industrielles : la pluriactivité, manifestation par excellence de l’économie dite parallèle, passe le plus souvent à travers les mailles des enquêtes statistiques ; quant aux déplacements temporaires ou à la double appartenance identitaire, ces phénomènes sont en général ignorés des dénombrements. 6 Dans ces conditions, le seul biais par lequel nous pouvons appréhender l’ampleur et la répartition dans l’espace du phénomène reste la voie indirecte, le recours à des indicateurs de substitution. E. Zacopoulou (1998) fait appel à un indicateur de cet ordre (la « population légale ») pour étudier les liens entretenus par les migrants ruraux du département de Jannina avec leur village d’origine. La distribution, cantonale et départementale, des écarts constatés par rapport à la population recensée révèle des disparités significatives ; par ailleurs sa mise en relation avec d’autres traits socio- démographiques fait apparaître des tendances lourdes que confirment les analyses plus détaillées effectuées au niveau communal. Cependant, pour être suffisamment crédible quant à l’appréciation des liens identitaires (idéologiques ou sentimentaux) qui unissent l’expatrié à son village natal, l’indicateur « population légale » n’en reste pas moins vague quant au comportement réel et aux appartenances effectives de cette population : éviter de transférer ses droits civiques du village à la ville, même plusieurs décennies après son départ, cela pourrait être interprété, après tout, comme une simple omission due à la négligence de l’intéressé, sans autres conséquences pratiques que quelque désordre dans ses démarches administratives (récompensé de toute façon par les facilités obtenues grâce à la mobilisation des relations de clientèle au village).

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7 Ici, nous nous proposons d’étudier la double appartenance socio-spatiale des migrants ruraux épirotes entre 1961 et 1991 à partir d’un autre indicateur, celui des « voix exprimées » dans la localité lors des consultations électorales nationales qui se sont déroulées au cours de cette période. Nous verrons que le nombre des personnes exerçant leur droit électoral au village est, très souvent, plusieurs fois supérieur à la population recensée dans la commune par l’Office national statistique grec. Or, si un expatrié décide de se déplacer le jour des élections pour voter au profit de « son » député, son comportement signifie quelque chose de plus qu’un attachement symbolique au pays natal. Le sens de ce déplacement s’inscrit dans le fait qu’une partie importante de ses activités et de sa vie sociale est directement impliquée dans des enjeux politiques, socio-économiques et culturels locaux. La distribution spatiale de certaines variables composées à partir de cet indicateur et leur croisement avec des variables mesurant des caractéristiques démographiques et géographiques (plaine, semi-montagne, montagne) majeures de la localité, font dégager une configuration du rapport rural/urbain plus proche des mouvements réels de population pendant cette période que l’image fournie par les analyses statistiques habituelles. De plus, la représentation cartographique permet de déceler parmi les 314 unités communales du département des contiguïtés spatiales significatives, contiguïtés qui renvoient à des unités historiques ou socioculturelles invisibles à travers le découpage administratif d’avant 1997 de Jannina en quatre éparchies (cantons) : Dodoni, Metsovo, et (voir carte 1).

Carte 1

8 Mais l’avantage de cette approche tient surtout à son inspiration qualitative et à l’intime imbrication qu’elle suggère entre observation monographique et étude statistique. C’est pourquoi nous faisons précéder l’analyse quantitative d’un résumé des principaux résultats auxquels ont abouti nos enquêtes locales, réalisées entre 1986 et

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1990 dans trois villages épirotes2. Au-delà de la diversité des situations et des logiques locales de reproduction que ces enquêtes révèlent, elles nous aident à comprendre in concreto comment les sociétés rurales font face à la double contrainte, à la fois sociale et épistémologique, que leur impose la logique globale : d’une part en refusant de s’aligner sur la tendance dominante qui les pousse à la désertification, d’autre part en récusant les catégories statistiques courantes (sur ce qu’est, par exemple, l’urbain et le rural ou « la population réelle » d’une localité) et en démontrant le caractère formel des calculs établis en leur nom. Comme nous le verrons par la suite, il y a au moins trois modes de calcul (ni plus ni moins fiables les uns que les autres) pour évaluer la population d’un village et ses variations dans le temps. L’approche qualitative de ces phénomènes nous incite à rechercher le sens du clivage rural/urbain ailleurs que dans la délimitation des seuils quantitatifs et à nous efforcer de construire un vrai concept en tenant compte des situations historiques, spatiales et socio-culturelles propres aux deux milieux. À la recherche de la population perdue : diversité des situations locales 9 Les premières enquêtes épirotes, réalisées en 1958 et 1961 dans la Konitsa et le Zaghori oriental, montraient que, sous les effets conjugués de la dégradation continue des structures démographiques et de l’absence de perspectives crédibles de « développement économique », ces régions étaient promises à un dépeuplement plus ou moins radical et rapide. Trente ans plus tard, les nouvelles recherches entreprises dans trois localités (Pyrsoyianni, Aétopétra, Grévéniti) nous font découvrir les capacités étonnantes de résistance recélées par les sociétés montagnardes épirotes, leur aptitude à imaginer des issues à la crise qui défient toute rationalité. Ce défi lancé au « bon sens » met en question les modes d’intégration prescrits par la logique globale, la nature convenue des ressources à exploiter, la manière appropriée d’assurer leur gestion. Refusant l’alternative imposée par le système (s’incliner devant les exigences de la rentabilité économique ou disparaître), les localités choisissent des solutions qui, si absurdes ou paradoxales qu’elles apparaissent à l’observateur extérieur, font preuve d’une efficacité indéniable : mobiliser la mémoire sociale, recourir aux revenus provenant de l’émigration, faire valoir ses réseaux de clientèle, sont des moyens dont la mise en œuvre permet à la collectivité de se maintenir, à l’agriculture de se moderniser, à l’ancienne vocation d’entrepreneur du montagnard épirote de renaître. 10 Dans cette optique on peut soutenir que ces villages représentent des types idéaux correspondant aux trois modes de réaction, aux trois logiques d’adaptation différentes qui caractérisent l’évolution des collectivités rurales grecques face à la pénétration capitaliste de l’après-guerre. 11 La première logique d’insertion est celle de l’effacement matériel de la collectivité par l’exode rural : vieillissement extrême de la population, absence d’activités productives, rétrécissement de la taille de la localité en deçà d’un seuil minimal de sociabilité. 12 À cette catégorie appartiennent des villages, montagnards pour la plupart, dont la longue histoire artisanale et culturelle n’a survécu que grâce à la mémoire collective vivante d’une puissante diaspora à travers la Grèce ou à travers les continents. Pyrsoyianni, ancien chef-lieu de la région sous l’occupation ottomane et foyer, depuis le XVIIIe siècle, des célèbres artisans-maçons ayant, selon la légende, « construit l’ œkoumène », est l’un de ces villages. À cette différence près que la volonté acharnée d’affirmer une identité locale de la part des Pyrsoyiannites de la diaspora et les conflits qu’elle provoque autour de la gestion de l’histoire locale (passé artisanal et communautaire contre passé des grands seigneurs « féodaux »), ne sont pas ici de

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simples résidus idéologiques, mais prennent des formes autrement plus matérielles : fondation d’associations d’entraide dans plusieurs villes en Grèce ou ailleurs (dont la première en date fut fondée en 1908 à New-York), publication de journaux et de revues, donations ou collectes en faveur du village natal pour la construction de divers édifices d’intérêt public, création récente à Pyrsoyianni d’un Musée ethnographique modèle, multiplication des résidences secondaires (réfections des anciennes maisons ou construction de nouvelles) qui font plus que tripler la population du village au cours des vacances ou des grandes fêtes. Quelle autre localité, même parmi celles qui ont conservé intacts leurs effectifs démographiques, peut se vanter d’une sociabilité aussi intense ? 13 La deuxième logique consiste en l’engagement plus ou moins déterminé dans l’intégration verticale au système de production dominant : implication directe dans le marché, adaptation relativement « normale » aux structures économiques, politiques et culturelles de la société globale, tendance à la « dépaysannisation » en raison de l’aliénation progressive de toute autarcie, autonomie ou particularité culturelle locale, et, à la limite, dépérissement de la communauté villageoise et remplacement de celle-ci par un agrégat de petits entrepreneurs « artisanaux » ou « capitalistes ». 14 C’est le cas d’Aétopétra, seul village parmi les localités étudiées à avoir développé son agriculture. Anciens métayers dans les tschiftliks des grands propriétaires terriens de la région, les habitants d’Aétopétra deviennent, comme tous les paysans grecs, des petits propriétaires après la réforme agraire de 1917-30. Installés sur des minuscules exploitations de 0,5 à 4 ha, ils ne pratiquent guère, jusqu’aux années soixante, qu’une agriculture de subsistance basée sur le blé et les cultures fourragères. Dans les années soixante, la plus grande partie de la population active quitte le village pour la RFA ou d’autres pays de l’Europe occidentale, mais, contrairement à ce qui se passe pour la majorité des villages grecs, les retours massifs qu’on a notés à partir de la fin des années soixante-dix ne vont pas grossir les secteurs tertiaire ou secondaire des villes. Une partie, en effet, des expatriés d’Aétopétra préfèrent la réinstallation au village et l’investissement dans l’agriculture, dont l’essor est considérable au cours des dernières années grâce au remembrement de 1976, aux progrès enregistrés dans le domaine de la mécanisation agricole et de l’irrigation, à l’introduction des nouvelles cultures (maïs), à l’extension du fermage. Parallèlement, le syndicalisme agricole se développe et le village se reconstruit presque entièrement. Aucun rapport avec l’image de désolation, de misère et d’atonie sociale que dégageait le village pour le visiteur de 1958. 15 Enfin, le troisième mode de réaction est celui de la « ruse » de la société locale face à la modernité, qui lui permet de maintenir, de reproduire et, dans certains cas, de renforcer ses structures traditionelles : villages conservant un certain équilibre démographique, une économie domestique d’autosubsistance relative, des institutions locales et des traditions culturelles qui leur permettent de faire face à l’action désagrégative du système dominant, parfois grâce au détournement astucieux des forces de changement extérieures au profit de la conservation des structures en place. 16 Grévéniti est un village qui illustre bien cette logique d’adaptation. Une longue tradition d’autonomie administrative accordée à toute la région de Zaghori par la Sublime Porte à partir du XVIIe siècle et l’existence d’une riche forêt communale dont il faut sans cesse défendre le statut face à l’État, ont contribué à la formation des élites locales qui savent tirer le meilleur parti de leurs relations avec le pouvoir. Société très ouverte sur l’extérieur malgré son isolement géographique, Grévéniti a fondé sa

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prospérité sur le développement depuis le XVIIIe siècle des activités commerciales interbalkaniques et sur les migrations temporaires. Les richesses ainsi accumulées étaient investies dans de grands domaines en Épire ou en Thessalie. Après le rattachement de l’Épire à l’État grec en 1912, et la fermeture des marchés balkaniques, le village sombre progressivement dans le marasme. Au cours de la deuxième guerre, il est incendié plusieurs fois et reconstruit en 1950-52. Entre-temps, pendant la guerre civile, ses habitants sont transférés à Jannina où ils vivent deux ans grâce aux subsides de l’État, ce qui renforce leur mentalité d’« assistés » et contribue à la mise en place de nouveaux liens de dépendance interpersonnelle avec les autorités. 17 Ces liens dominent la vie locale après la guerre, quand la survie du village est assurée grâce à la mise sur pied de ce formidable système de pluriactivité généralisée qu’on pourrait appeler « économie de bricolage » et qui repose presque entièrement sur une mobilisation permanente des relations de clientèle : un peu de bûcheronnage, un peu d’agriculture, un peu de travail dans des entreprises de travaux publics, un peu d’artisanat, un peu de salariat temporaire dans la ville proche, un peu de participation enfin à l’entreprise communale d’élevage de visons (expérience parmi les plus rares en Grèce) qui a été créée à Grévéniti grâce à une généreuse subvention de l’État et qui ambitionne de transformer toute la région en centre de confection de fourrure. 18 Trois villages, trois manières appropriées de répondre aux contraintes extérieures, et en même temps, trois types d’évolution des sociétés locales centrés, le premier sur la résistance des identités locales dans le symbolique, le deuxième sur le passage de l’économie de subsistance à la petite production marchande, le troisième sur des équilibres institutionnels astucieux, fragiles mais assez efficaces. 19 Regardons maintenant comment ces réponses locales différenciées face à des sollicitations extérieures communes se reflètent au niveau du système démographique et du mouvement de la population des villages étudiés. 20 À Pyrsoyianni, l’analyse des principaux paramètres qui définissent l’évolution et l’état démographique actuel fait apparaître plusieurs paradoxes. Le premier tient au contraste entre structures démographiques depuis longtemps dégradées et sociabilité communautaire intense et variée de ce village. Dès les années soixante, la décroissance rapide de la natalité et de la nuptialité, la montée vertigineuse de la mortalité et le vieillissement extrême de la structure d’âges conjuguent leurs effets pour convaincre le chercheur de l’extinction imminente de la localité : le taux d’excédent naturel de la population, de plus en plus négatif, aurait dû conduire à sa disparition depuis ces années-là. Or, le village est toujours vivant. Que se passe-t-il donc ? D’un strict point de vue de comptabilité démographique le mystère s’éclaircit si l’on compare le mouvement naturel avec le mouvement migratoire, comparaison qui montre que le déficit est atténué ou même neutralisé par des rapatriements de plus en plus nombreux au cours des vingt dernières années. Les vieillards du village meurent, mais d’autres vieillards arrivent des quatre coins du monde prendre leur place. 21 Toutefois, les vieillards de Pyrsoyianni représentent quelque chose de plus qu’un simple apport numérique à son existence matérielle ; l’explication par la seule arithmétique des flux migratoires est donc insuffisante. Ministres du temple, gardiens du lieu de ralliement, symbolique et matériel, des Pyrsoyiannites de la diaspora, ils sont en même temps les gestionnaires d’une vie communautaire qui déborde largement les frontières de la localité. Il s’agit là du deuxième paradoxe socio-démographique de ce village, lié à l’incertitude quant à la ligne de démarcation entre « population présente »

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et « population absente » : distinction tout à fait inopérante pour rendre compte de l’existence effective d’une localité dont la population active, jusqu’aux années soixante, ne résidait que trois ou quatre mois par an au village (entre Noël et Pâques) et où, aujourd’hui, non seulement les présents ne le sont que grâce à l’absence (celle qui fut la leur et celle des proches qui subviennent aux besoins du ménage), mais aussi les expatriés ne sont pas à proprement parler des absents puisqu’on les retrouve intimement mêlés à la vie communautaire, de même que, inversement, on retrouve le « village » dans les multiples lieux de leur installation actuelle. 22 Si l’on ajoute le paradoxe de la coexistence, visible à Pyrsoyianni depuis 1950, de deux modèles démographiques opposés, un modèle « urbain » (mis en relief par la faible natalité, la forte mortalité, le nombre réduit d’enfants par couple et la structure d’âges que le gonflement des tranches d’âges mûrs rapproche de celle des populations des grandes villes) et un modèle « paysan » (illustré par la forte endogamie, répandue même parmi les Pyrsoyiannites de la diaspora, et la perpétuation, sous une forme tronquée, du groupe domestique élargi ou des traces d’organisation « lignagère » de la famille), on comprend sans peine pourquoi dans ce village la dichotomie rural/urbain et l’analyse de l’évolution de la population selon les méthodes courantes sont dépourvues de sens. 23 La lecture du tableau I - 1, rapprochant trois modes de calcul de la population villageoise depuis 1961, montre bien ces incertitudes ainsi que le décalage permanent qui subsiste entre démarche statistique et démarche sociologique. La comparaison des chiffres fournis par les recensements décennaux avec nos propres estimations (établies à partir du dépouillement des registres communaux et des informations orales, et sur la base de la présence effective d’une personne pour un laps de temps supérieur à trois mois dans l’année) révèle l’existence d’écarts considérables (colonnes 2 et 5). Si pour l’année 1961 l’écart est plutôt insignifiant, l’apparition, à partir des années soixante- dix, d’une nouvelle stratégie parmi la diaspora villageoise (consistant à affréter des autocars pour faire venir au village des expatriés le jour du recensement), entraîne un gonflement démesuré des effectifs, qui peut aller jusqu’à doubler la population dénombrée par l’enquête locale : ainsi, pour les années 1981 et 1991 les recensements créditent le village d’une population respectivement de 381 et 293 habitants, face à 164 (1981) et 168 (1986) habitants comptés par l’enquête locale.

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Tableau I - Versions de l’évolution de la population pour tris villages d’Épire (1961-91)

24 1 : Année de recensement.

25 2 : Population dénombrée par l’ONSG.

26 3 : Variation par rapport au dénombrement précédent (%).

27 4 : Population dénombrée par l’ONSG en âge de voter (estimée selon la structure d’âges du village pour chaque période). 28 5 : Population dénombrée par l’enquête locale (1986).

29 6 : Variation selon l’enquête locale (%).

30 7 : Voix exprimées aux élections nationales du 29/10/1961, 17/11/1974, 18/10/1981 et 8/4/1990. 31 8 : Solde entre voix exprimées et population dénombrée par l’ONSG en âge de voter (7 – 4). 32 9 : Population rectifiée (2 + 8).

33 10 : Variation rectifiée (%).

34 Selon qu’on considère l’un ou l’autre de ces modes de calcul, l’évolution de la population depuis 1961 prend une allure différente : – 24 %, + 32 % et – 23 % respectivement pour les années 1961-71, 1971-81 et 1981-91, d’après les recensements, – 37 %, – 34 % et + 2 %, pour les mêmes périodes (sauf pour la troisième qui va de 1981 à 1986), d’après l’enquête locale (colonnes 3 et 6). Mais, l’image change encore si l’on introduit un troisième mode de calcul, qui associe à la population recensée les expatriés de double appartenance, c’est-à-dire ceux qui viennent voter au village (colonne 9) : les effectifs villageois se renforcent considérablement (ceux qui se déplacent pour exercer leur droit électoral sont même plus nombreux que ceux qui viennent au village pour se faire recenser – cf colonne 8) ; par ailleurs la chute catastrophique de population

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indiquée par les deux premiers modes de calcul disparaît : depuis 1971 la population villageoise tend même à se stabiliser (colonne 10). 35 Plus cohérente, l’histoire démographique de Grévéniti depuis la dernière guerre n’en dénote pas moins les mêmes décalages entre population permanente et population de double appartenance. Ici, malgré la forte dévitalisation des structures démographiques amorcée dès les années quarante, des signes encourageants font leur apparition au cours de la décennie de 1980, qui différencient fortement la physionomie de ce village de celle de Pyrsoyianni : la courbe des naissances, après avoir frôlé le zéro en 1976 et 1977, remonte constamment depuis ; le taux de nuptialité représente en 1981-85 plus du double de celui enregistré en 1971-1980 ; l’émigration décroît nettement à partir des années soixante-dix et le mouvement des réinstallations au village après les années quatre-vingt accomplit un bond spectaculaire. Mais, à la différence de Pyrsoyianni, les émigrants qui retournent au village appartiennent, dans leur grande majorité, aux âges actifs, ce qui est en rapport avec une certaine relance que connaissent les activités économiques locales au cours des dernières années. 36 Multiples et variées, entièrement tournées vers des ressources extra-agricoles, ces activités reposent sur un puissant réseau de clientèles politiques, administratives et professionnelles dont le siège est à Jannina, chef-lieu du département. Signe des temps, à partir des années quatre-vingt, la ville de Jannina reconquiert la première place parmi les lieux d’accueil de l’émigration villageoise, place qui fut pendant longtemps la sienne, mais qui lui avait été ravie par Athènes au cours des années soixante-dix. Ce recentrage du mouvement migratoire sur la ville proche renforce incontestablement la double appartenance et intensifie les déplacements saisonniers (ou même journaliers), facilités par ailleurs grâce à l’amélioration récente du réseau routier départemental : en 1960 il fallait une demi-journée pour franchir les 45 km qui séparent le village de la ville, aujourd’hui on y accède en une heure. 37 Le rapprochement entre populations recensées et populations dénombrées par l’enquête (tableau I - 2, colonnes 2 et 5) ne révèle pas de différences notables, sauf pour le recensement de 1991. Celui-ci crédite Grévéniti d’un accroissement de population par rapport à 1981 de 27 %, ce qui est infirmé par l’enquête locale selon laquelle le village perdait, en 1986 déjà, 12 % de ses effectifs (colonnes 3 et 6). La pratique du « car affrété », tardivement apparue à Grévéniti, explique sans doute cet écart. Mais la situation se modifie encore si l’on considère les expatriés qui viennent voter au village (colonnes 7 à 10) : la diminution de la population entre 1961 et 1981 est beaucoup moins ample, on observe même un léger accroissement à partir de 1981. 38 Troisième cas de figure, la démographie d’Aétopétra s’écarte sensiblement de celle que nous avons vue dans les deux autres villages. Ici, pas de tradition migratoire temporaire ou définitive avant les années soixante, pas de déficit dans le mouvement naturel jusqu’aux années soixante-dix, pas de signes vraiment alarmants pour l’avenir de la population avant les années quatre-vingt. Au contraire, l’image démographique de ce village est longtemps celle d’une vitalité exemplaire : forte natalité, taux de nuptialité élevé, structure d’âges équilibrée. Tout commence à se dégrader à la suite du « boum » migratoire vers la RFA survenu entre 1960 et 1975, mouvement redoublé quelques années plus tard par une deuxième vague d’émigration, cette fois-ci intérieure, aussi importante que la première (1965-1982). Si les effets de cette rupture brutale dans l’histoire démographique du village nécessitent plus de quinze ans pour se faire sentir dans toute leur ampleur, il n’en est pas moins vrai que les symptômes du profond

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marasme dans lequel sombre aujourd’hui le village (malgré les retours enregistrés à partir de 1970), font assimiler ses structures démographiques à celles que connaissent, depuis longtemps déjà, les deux autres localités : chute rapide des effectifs villageois, raréfaction des naissances et des mariages, rétrécissement excessif des tranches d’âges des jeunes générations. 39 La lecture du tableau I-3 confirme la singularité de l’itinéraire démographique d’Aétopétra par rapport à Pyrsoyianni et à Grévéniti. Les bouleversements provoqués par les deux vagues d’émigration de la période 1960-1980 expliquent pourquoi les trois approches de la population villageoise proposées par ce tableau aboutissent à des résultats assez éloignés de ceux qu’on a vus pour les deux autres villages. En effet, la comparaison entre population recensée, population dénombrée par l’enquête et population rectifiée d’après les doubles appartenances montre que l’évolution démographique d’Aétopétra s’inscrit dans deux périodes qu’il faut nettement séparer : celle d’avant et celle d’après 1981. Au cours de la première période le nombre d’habitants enregistrés par les recensements est très inférieur à celui fourni par l’enquête (de 52 et 71 habitants respectivement pour 1961 et 1971 - colonnes 2 et 5), ce qui témoigne de l’existence d’une importante émigration saisonnière. Dans les années qui suivent, cette dernière est résorbée par l’émigration temporaire ou définitive et les chiffres donnés par ces deux modes de calcul sont du même ordre. Il faut signaler ici que le « car affrété » est une pratique totalement inconnue à Aétopétra. 40 La rupture de 1981 éclaire aussi l’évolution contrastée des effectifs villageois rectifiés selon notre troisième mode de calcul (colonnes 7 à 10) : contrairement à ce que nous avons pu constater pour les deux autres villages, le solde entre voix exprimées et population recensée en âge de voter pour les élections de 1961 et de 1974 est négatif (colonne 8). L’inexistence d’une diaspora villageoise à l’intérieur du pays explique ce déficit qui, selon toute probabilité, traduit l’abstention due à des déplacements saisonniers. La situation se renverse pour les élections de 1981 et de 1990 au cours desquelles le solde devient fortement positif, preuve que les installations de plus en plus massives maintenant à Athènes ou dans d’autres villes grecques poussent Aétopétra à s’aligner sur les autres villages. La comparaison entre les trois versions d’évolution de la population (colonnes 3, 6 et 10) montre que l’attachement des expatriés à leur village est même plus fort qu’ailleurs dans la mesure où, après 1971, l’accroissement de la population rectifié est à la fois constant et très supérieur à celui qu’enregistrent les deux autres villages. La population retrouvée : approche quantitative 41 L’analyse micro-démographique qui précède est doublement instructive : d’une part elle nous renseigne sur la complexité des rapports entre tendances lourdes et itinéraires particuliers suivis, sur la variété aussi des combinaisons internes dans chacune des situations locales observées, de ces articulations à chaque fois inédites d’éléments démographiques divers dans un tout dont l’état actuel, le passé et le devenir font appel, pour être compris, à des approches autres que celles qui sont habituellement utilisées pour les évaluations macrodémographiques. D’autre part elle met au jour un phénomène commun d’amplitude considérable (la double appartenance socio-spatiale) qui, quelles que soient les particularités de l’histoire démographique de la localité et la gravité de son dépeuplement actuel, conditionne étroitement le jeu de la reproduction sociale locale et contribue à modifier l’image de désertification démographique fournie par les études statistiques habituelles. La population villageoise

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perdue à la suite du mouvement conventionnellement appelé « exode rural » depuis au moins les années soixante, est ainsi retrouvée à l’intérieur d’une zone de no man’s land statistique où le clivage urbain/rural n’a plus de sens et où la définition même de la population d’une agglomération (rurale ou urbaine) aurait besoin d’être reconsidérée. 42 Quelle est la répartition à l’intérieur du département de Jannina de cette diaspora fortement attachée au pays natal ? Est-elle présente, avec un poids égal, dans toutes nos localités ou son importance est-elle fonction soit de la taille de la population villageoise et de sa variation depuis 1961, soit de la proximité de la ville (Jannina), soit de la position montagnarde, semi-montagnarde ou de plaine du village, soit, enfin, du groupe socio-historique ou culturel dont fait partie ce dernier ? Les cartographies et les tableaux croisés que nous présentons ci-dessous (réalisés à partir des données du dernier recensement, celui du 17 mars 1991, ainsi que de la consultation électorale nationale qui en est la plus proche, celle du 8 avril 1990) apportent un début de réponse à ces questions. 43 Le département de Jannina, situé à l’extrémité nord-ouest du pays (voir carte 1), enregistre entre 1961 et 1991 une très forte baisse de sa population rurale. La décroissance atteint 28 %, contre une augmentation de 62 % pour la ville de Jannina (unique « centre urbain » de la région) et de 165 % pour les agglomérations dites « semi-urbaines » (localités dont la population est comprise entre 2 000 et 9 999 habitants). Pendant la même période la population rurale grecque dans son ensemble recule de 21 % tandis que la population urbaine et semi-urbaine augmente respectivement de 66 % et de 21 %. La variation dans le département de Jannina couvre des disparités considérables d’une localité à l’autre. Le recul des effectifs villageois est beaucoup plus accusé dans les communes montagnardes et semi-montagnardes (36 % et 35 % respectivement de celles-ci enregistrent une baisse de plus de 46 %) que dans les communes de plaine (26 %). En revanche, il y a seulement 23 % des communes montagnardes et 26 % des communes semi-montagnardes dont le recul démographique est inférieur à 15 % (ou qui présentent une variation positive), contre 37 % des communes de plaine qui sont dans le même cas. Le tableau II met en évidence des associations à première vue irréfutables. 44 Il faut signaler que seules 54 communes (17 % de l’ensemble) présentent une évolution positive de leur population et que parmi celles-ci 28 (52 %) sont des communes de plaine, 19 (35 %) des communes de semi-montagne et 7 (13 %) des communes de montagne.

Tableau II – Variation de la population (1961-1991) selon l’altitude

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45 Cependant, la représentation cartographique de ces taux (voir carte 2) montre que l’explication de l’exode par l’altitude est insuffisante sinon fallacieuse. En réalité, la presque totalité des communes présentant un taux positif d’évolution de la population se regroupe autour de la ville de Jannina, dans la plaine du même nom. Il s’agit d’une trentaine de localités qui profitent de la forte expansion socio-économique que connaît la capitale épirote pendant cette période (premier Plan Quinquennal, 1983, 1984). En dehors de cette zone très compacte le dépeuplement touche aussi bien les villages montagnards (Konitsa, Zaghori, Metsovo, Kalaritès et une partie de Pogoni) que ceux de la semi-montagne ou de la plaine (Kourenta-Tsarkovitsa, reste du Pogoni). 46 Ces observations sont corroborées par la distribution d’une autre variable : le rapport entre le nombre des expatriés inscrits sur les listes électorales de la localité et la population en âge de voter de cette dernière (voir carte 3). De la lecture comparée des cartes 2 et 3 résulte que ce rapport est parfaitement proportionnel aux pertes subies par la population villageoise entre 1961 et 1991 ; il s’agit donc d’un phénomène qui est présent avec une amplitude égale dans toutes les communes : à quelques rares exceptions près (région de Metsovo notamment), plus la population du village recule, plus ses expatriés inscrits sont nombreux. Pour la grande majorité des communes dont la diminution des effectifs dépasse 30 % (Konitsa, Kalaritès, Zaghori est, Kourenta- Tsarkovitsa centre) le nombre de ces électeurs potentiels multiplie par plus de deux la population adulte recensée. Nous avons là une idée de la population virtuelle de nos villages, que la réunion de certaines conditions socio-économiques, politiques ou symboliques peut à tout moment actualiser. 47 Qu’en est-il du comportement électoral réel de ces expatriés ? Nous l’avons mesuré à l’aide de deux indices établis à partir du nombre des voix exprimées dans la localité au cours des élections de 1990, diminué de la population villageoise en âge de voter fournie par le recensement. Le premier (indice d’attachement I) permet d’évaluer l’importance des électeurs expatriés sur l’ensemble des expatriés inscrits du village, le second (indice d’attachement II) nous donne leur poids dans l’ensemble de la population recensée en âge de voter. Dans les deux cas nous faisons l’hypothèse que l’absentéisme électoral dû à des raisons autres que l’absence physique de l’électeur du lieu de vote est nul. Cette hypothèse n’est pas tout à fait invraisemblable quand on connaît la prégnance des réseaux de clientèle et les fonctions remplies par le vote national dans la société rurale grecque (St. Damianakos, 1981, M. Comninos, 1984, E. Zacopoulou, 1986). Nous supposons également que les mouvements migratoires de compensation (émigration d’une partie de la population occultée par une immigration de provenance d’autres agglomérations) n’ont pas d’impact significatif sur ces indices. Quant à la pratique du « car affrété » le jour du recensement, il est évidemment impossible d’évaluer son poids dans la population recensée. Il suffit de savoir qu’en règle générale les expatriés qui viennent voter au village sont beaucoup plus nombreux que ceux qui viennent pour s’y faire recenser. L’écart donc entre ces deux chiffres ne joue que dans le sens de l’affaiblissement des scores obtenus par les localités concernées sur les indices d’attachement, sans les faire disparaître.

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Carte 2

Carte 3

48 Ces deux indices sont très fortement corrélés (coefficient de corrélation des valeurs positives 0,688), ils peuvent donc être tenus pour interchangeables. La comparaison entre les cartes 4 et 5 confirme que leur distribution spatiale est plus ou moins

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identique : dans les deux cas les villages qui présentent un fort indice d’attachement sont ceux du Zaghori, du sud-ouest de la plaine de Jannina et du sud-ouest de Kalaritès. À l’inverse, l’attachement est faible (ou nul) dans le Pogoni et le nord-ouest de Kourenta-Tsarkovitsa, tandis que la région de Konitsa, le sud de Kourenta-Tsarkovitsa et la majeure partie du Metsovo occupent des positions intermédiaires. Les rares exceptions à cette répartition uniforme des deux indices renvoient aux décalages très marqués qui peuvent exister d’une localité à l’autre entre nombre d’inscrits et population recensée : dans les villages où, par suite d’un effondrement démographique, l’écart entre inscrits et population recensée est très important, l’indice d’attachement I est extrêmement faible tandis que l’indice d’attachement II se situe à des niveaux très élevés. À l’opposé, là où cet écart est relativement modéré, nous avons un fort indice d’attachement I et un faible (ou moyen) indice d’attachement II3. Les quelques localités ayant connu une immigration importante au cours des dernières années représentent un troisième type de réaction différenciée face aux deux indices. Il s’agit des communes dont la population recensée en âge de voter est supérieure au nombre d’électeurs inscrits et qui, pour la plupart, avoisinent la ville de Jannina. Prolongement du centre urbain elles semblent partager avec lui le même espace socio-démographique. Ces villages (qu’il ne faut pas confondre avec ceux dont la population est supérieure seulement aux voix exprimées et qui enregistrent par conséquent des scores négatifs sur les deux indices) sont marqués comme des « non-lieux » sur la carte 4 (indice d’attachement I), tandis que sur la carte 5 (indice d’attachement II) ils reçoivent des scores négatifs.

Carte 4

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Carte 5

49 Le croisement de nos deux indices avec la taille démographique des communes révèle quelques associations significatives (voir tableau III).

Tableau III – Indices d’attachement selon la taille démographique

50 La relation est très forte et parfaitement symétrique pour l’indice d’attachement II : plus un village est petit, plus le pourcentage de ses électeurs expatriés sur sa population en âge de voter est grand. Confirmation de la diffusion généralisée du mouvement de retour des expatriés le jour des élections dans leur village, cette symétrie résulte du rapport très étroit qui relie la variation de la population depuis 1961 et la taille démographique actuelle : en règle générale, les petites communes du recensement de 1991 ont perdu plus de population que les grandes. Par contre, pour

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l’indice d’attachement I, seules les classes de population extrêmes observent la même symétrie : parmi les villages de moins de 100 habitants, ceux qui attirent un pourcentage d’électeurs expatriés supérieur à 60 % du nombre de leurs expatriés inscrits sont cinq fois plus nombreux que ceux dont ce même pourcentage est inférieur à 30 % (47 % contre 10 %). À l’inverse, parmi les villages de plus de 400 habitants, ceux qui sont classés dans la colonne de plus de 60 % sont trois fois moins nombreux que ceux de la colonne de moins de 30 % (17 % contre 52 %). Les classes de population intermédiaires (entre 101 et 400 habitants) infirment la relation, ce qui peut être interprété comme l’effet d’interférence d’autres facteurs, tels que l’ancienneté (avant 1961) de l’émigration d’une partie des électeurs expatriés ou le jeu inégal entre les trois paramètres (inscrits, population en âge de voter et voix exprimées) que nous évoquions ci-dessus à propos du décalage entre les deux indices d’attachement. Une analyse multivariée nous aiderait sans doute à voir plus clair dans ces relations, mais elle dépasse les objectifs de notre étude. 51 Les mêmes remarques sont valables pour les associations mises au jour par le croisement de nos indices d’attachement avec la variation de la population des communes entre 1961 et 1991 et l’altitude de ces dernières (voir tableaux IV et V).

Tableau IV – Indices d’attachement selon la variation de la population (1961-1991)

52 L’indice d’attachement II est fortement associé aux deux variables, mais cette association n’est symétrique que pour les valeurs extrêmes. Ainsi, les villages dont le recul démographique depuis 1961 est très fort, sont majoritairement présents dans la catégorie de plus de 100 % de l’indice d’attachement II et cette présence diminue progressivement en passant aux autres catégories de ce même indice (voir tableau IV, partie droite). De la même façon, parmi les villages qui perdent moins leur population ou qui enregistrent des taux positifs, seule une infime minorité réalise des scores supérieurs à 100 % sur l’indice d’attachement, mais leur présence devient massive dans la catégorie des scores inférieurs à 50 %. Par contre, la classe intermédiaire des villages dont le recul démographique est modéré (la plus nombreuse), perturbe cette symétrie, ce qui montre que l’attachement n’est pas déterminé par la variation démographique de manière aussi automatique et directe que ces associations le laissent croire.

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Tableau V – Indices d’attachement selon l’altitude

53 Le tableau V ( partie droite) appelle les mêmes observations : si les communes montagnardes et les communes de plaine sont fortement et symétriquement opposées par rapport à l’indice d’attachement II (association positive pour les premières, négative pour les secondes), les communes semi-montagnardes semblent prendre leurs distances face à ces relations. Le caractère plutôt composite de cette catégorie de villages explique peut-être son comportement décalé. Toujours est-il que, comme nous l’avons déjà signalé, la complexité des rapports entretenus par ces variables avec les indices d’attachement ou entre elles, interdit d’y voir de relations de causalité univoques : l’altitude n’explique pas la variation démographique, le volume des électeurs expatriés n’est pas directement conditionné par la taille de la population recensée et cette dernière ne renvoie automatiquement ni à l’altitude ni à l’ampleur du dépeuplement. La tendance des communes qui sont à la fois très dépeuplées, montagnardes et de petite taille à réaliser de gros scores sur l’indice d’attachement II, n’est valable que « globalement » ; de nombreuses exceptions à la règle demeurent, nécessitant une analyse plus approfondie. 54 Cette remarque est confirmée par la relation incertaine liant les deux variables, variation de la population et altitude, avec l’indice d’attachement I (voir partie gauche des tableaux IV et V) : ici, seule l’association entre valeurs extrêmes reste forte, la symétrie que nous avons observée dans la partie droite des tableaux disparaît. En ce qui concerne la variation démographique, en dehors des villages qui se dépeuplent le moins, la répartition des autres classes sur l’indice manque de symétrie. Quant à l’altitude, la dissymétrie est partout manifeste, à tel point qu’on se demande si la relation a vraiment un sens, malgré les forts pourcentages marqués par les villages montagnards et semi-montagnards dans la catégorie de plus de 60 % de l’indice. 55 En définitive, la variable qui semble le mieux expliquer le comportement de ces indices d’attachement est celle qu’on appelle conventionnellement « variable contextuelle ». La lecture des cartes 4 et 5 montre que la répartition de la double appartenance sociale mesurée par ces indices est fonction, avant tout, de l’unité spatiale à laquelle appartiennent les villages. Ces unités sont fondées sur des critères aussi bien historiques et culturels que socio-économiques. Elles apparaissent de manière assez nette sur les cartes et nous indiquent une piste fiable pour comprendre les associations révélées par nos tableaux. Contentons-nous de deux exemples : le Zaghori, la région des Kalaritès et le sud-ouest de la plaine de Jannina enregistrent des scores très élevés sur les indices d’attachement. Il n’empêche que seules les deux premières régions se

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situent dans la montagne, la troisième comprenant des villages semi-montagnards et de plaine. De même, si le dépeuplement est effectivement très fort dans cette dernière, ce n’est pas le cas du Zaghori dont la population recule plutôt modérément (voir carte 2). 56 À l’autre bout de l’échelle, des scores très faibles (ou négatifs) d’attachement sont massivement présents dans la région de Poghoni, prolongée vers le nord par une partie de Konitsa et vers le sud par certains villages de Kourenta-Tsarkovitsa, ainsi que dans le groupe des villages entourant la ville de Jannina (exception faite, évidemment, des « non-lieux »). Dans ce cas aussi, si toutes les régions sont de plaine, la Konitsa est bien montagnarde. Par ailleurs, au très fort dépeuplement marquant la grande majorité de ces villages fait ostensiblement exception la « couronne » de Jannina dont l’évolution et positive. 57 L’intervention des électeurs expatriés modifie sensiblement la configuration démographique du département. La carte 6 (indice de dépeuplement II) en faisant revenir cette population dans les localités d’origine, non seulement fait baisser les taux du recul, mais, pour la majorité des communes, elle montre une variation positive (comparer avec la carte 2, indice de dépeuplement I). À l’exception des régions périphériques du nord et de l’ouest (Konitsa, Pogoni et Kourenta-Tsarkonitsa, auxquelles il faut ajouter quelques villages dans le Zaghori et les Kalaritès), dont l’évolution de la population, quoique visiblement améliorée, reste négative, l’ensemble des localités du département enregistre une augmentation de ses effectifs par rapport à 1961. Il s’agit là d’un constat qui doit être pris sérieusement en considération pour toute analyse portant sur l’état actuel de la population « rurale », comme sur son devenir.

Carte 6

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BIBLIOGRAPHIE

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ANNEXES

FICHE TECHNIQUE Unité d’analyse : la Commune Espace de référence : le Département Variables utilisées B) POP91 : Population recensée 1991 D) ALT : Altitude G) INSCRIT : Nombre des inscrits (élections du 8 Avril 1990) H) VOIX : Nombre des voix exprimées ( » ) J) POP91 MAJ : Population recensée 1991 majeure (en âge de voter), estimée d’après un coefficient de Pop91 – 28 % (ville de Jannina), – 23 % (Dodoni), – 19 % (Konitsa), – 26

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% (Metsovo) et – 16 % (Pogoni), représentant les taux des jeunes de moins de 18 ans pour ces cantons K) H-J : Nombre des voix exprimées moins population 1991 en âge de voter (retour expatriés majeurs) L) G-J : Nombre des inscrits moins population 1991 en âge de voter (total expatriés majeurs) M) K : L : Rapport entre retour expatriés et total expatriés, soit % des expatriés qui votent dans la localité (indice attachement I), [H-J/G-J] N) SC P 91 : Score de la pop. recensée 1991 (B). Classes : 1) -100, 5) 1001-2000, 2) 101-200, 6) 2001-10 000, 3) 201-400, 7) 10 001-50 000, 4) 401-1000, 8) + 50 000 P) H-J : J : Voix exprimées moins pop.1991 en âge de voter divisées par pop. 1991 en âge de voter, soit % sur la pop.91 en âge de voter du retour expatriés (indice attachement II) Q) SC ALT : Score de l’altitude (D). Classes : 1) – 550 m. (Plaine), 2) 551-800 m. (Semi-Montagne), 3) + 800 m. (Montagne) R) SC K:L : Score de l’indice attachement I (M). [Seulement lorsque G > J < H ou G > J > H et NON lorsque G < J. La pop majeure recensée ne doit pas être supérieure aux inscrits]. Classes : 1) -0, 5) 46-60 %, 2) 1-15 %, 6) 61-75 %, 3) 16-30 %, 7) 76 % + (CARTE 4) 4) 31-45 %, S) SC H-J : J : Score de l’indice d’attachement II (P). [Y compris les villes]. Classes : 1) -0, 5) 76-100 %, 2) 0-25 %, 6) 101-125 %, 3) 26-50 %, 7) 126-150 %, 4) 51-75 %, 8) 151 % + (CARTE 5) V) G-J : J : Nombre des inscrits moins pop. 1991 majeurs sur pop. 91 majeurs, soit % sur la pop. 91 majeurs du total des expatriés majeurs (L) W) POP61 : Population recensée 1961 X) B-W : Population 1991 moins Population 1961

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Y) B-W : W : Variation de la population 1961-1991 (% sur la population de 1961- indice dépeuplement I) Z) SC B-W : W : Score de la variation 1961-91.(Y). Classes : 1) – 61 %, 2) de – 60 à – 46 %, 3) de – 45 à – 31 %, 4) de – 30 à – 16 %, 5) de – 15 à – 1 %, 6) de 0 à 15%, 7) 16 % + ( Indice dépeuplement I) (CARTE 2) AA) SC V : Score rapport du total des expatriés en âge de voter sur la population 91 en âge de voter (L/J). Classes : 1) < 0, 5) 151 à 200 %, 2) 0 à 50 %, 6) 201 à 250 %, 3) 51 à 100 %, 7) 251 à 300 %, 4) 101 à 150 %, 8) 301 % + (total des expatriés inscrits sur les listes électorales de la localité). (CARTE 3) AD) (K + X)/W : Indice dépeuplement II AE) SC du AD. Score de l’indice dépeuplement II. Classes : les mêmes que Z (CARTE 6)

NOTES

1. La recherche sur le département de Jannina, dont nous présentons ici une partie des résultats, s’inscrit dans une opération plus vaste visant à tester, dans un cadre spatial élargi (régional et national) et à l’aide de données quantitatives, des observations réalisées au cours des enquêtes locales. La seconde phase étendra l’analyse sur l’ensemble des 5 560 communes et 361 dèmes que comportait le pays avant la récente réforme administrative. Ce volet, national, de la recherche fait partie du projet franco- hellénique « Les dynamiques de l’espace grec, des années soixante aux années quatre- vingt dix » mené en collaboration avec l’UMR Louest (G. Burgel) et dont l’objectif est de composer un ouvrage synthétique sur les grandes mutations démographiques, sociales et territoriales observées en Grèce au cours de cette période. Je tiens à exprimer ici mes plus vifs remerciements à Marie-Claude Herrero pour son assistance informatique, à S. Mohamed Barar pour la cartographie ainsi qu’à Ersi Zacopoulou (EKKE d’Athènes) pour son aide documentaire. 2. Ces enquêtes, étalées sur plusieurs années, ont été menées dans le cadre du programme de coopération franco-hellénique « La Grèce revisitée, analyses localisées du changement social », élaboré conjointement par des chercheurs du CNRS, de l’EKKE grec et de l’université Paris X-Nanterre. Elles ont mobilisé quatre équipes dirigées notamment par G. Burgel (Pobia en Crète du Sud), O. Guilbot et E. Sorocos (Le Pirée), M. Sivignon (région de Prévéza) et H. Mendras et St. Damianakos (Epire). Pour la partie du

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programme « Épire revisitée », voir St. Damianakos et al. (1990, 1997) et St. Damianakos (1995). 3. Deux villages, Kalaritès et Miléa, illustrent ces types de positionnement différencié face aux deux indices d’attachement : le premier, situé à l’extrémité est de la région du même nom (sur la frontière avec le département de Trikala) compte 1 587 inscrits, 120 habitants en âge de voter et 308 voix exprimées. Ses scores sur l’indice I et II sont respectivement de 13 % (308-120/1587-120) et de 157 % (308-120/120). Par contre, dans le second village (au nord-est du Metsovo, sur la frontière avec Kozani) où le recul démographique est beaucoup moins accusé, le jeu entre ces trois paramètres aboutit à un renversement d’image : les chiffres relatifs à ce village (900 inscrits, 447 habitants en âge de voter et 726 voix exprimées) donnent un score assez fort sur l’échelle de l’indice I (62 %) et un score moyen sur l’échelle de l’indice II (62 %).

RÉSUMÉS

En dépit des tendances à la désertification de l’espace rural commandées par la société moderne et les chiffres fournis par la statistique, les villages épirotes refusent de mourir. Ce double défi, à la fois socio-démographique et épistémologique, lancé à la logique dominante, s’inscrit dans un phénomène d’ampleur de plus en plus considérable au cours de ces dernières décennies, celui de la double appartenance sociale et spatiale des migrants ruraux. Quelles que soient les particularités de l’histoire démographique d’une localité et la gravité de son dépeuplement apparent actuel, ce phénomène conditionne étroitement le jeu de la reproduction sociale du village et contribue à modifier l’image de désertification fournie par les études statistiques habituelles. La population villageoise perdue à la suite du mouvement conventionnellement appelé « exode rural » est ainsi retrouvée à l’intérieur d’une zone de no man’s land statistique où le clivage urbain/rural n’a pas de sens et où la définition même de la « population » d’une agglomération aurait besoin d’être reconsidérée.

Despite trends towards the abandonment of rural areas precipitated by modern society and displayed by statistics, Epirot villages refuse to die. This double challenge, both socio- demographic and epistemological, to the dominant logic can be situated in a broader phenomenon of dual social and spatial affiliation of rural migrants, which has been increasingly prominent over the past decades. This phenomenon clearly determines the social reproduction of the village and contributes to altering the picture of rural desertification given by standard statistical research, irrelevant of the particular demographic history of the place or its apparent serious depopulation. The village population, lost through a movement most often termed “rural exodus”, finds itself in a statistical no man’s land where the urban/rural cleavage loses meaning and where the definition of the “population” of an agglomeration needs to be revised.

INDEX

Index géographique : Grèce

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AUTEUR

STATHIS DAMIANAKOS Ladyss, Cnrs

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Systèmes de production, Rapports de pouvoir, Sociabilités

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Y a-t-il un modèle grec d’exploitations agricoles ?

Hugues Lamarche

1 Tenter de répondre à cette question implique de se situer d’une part dans une démarche typologique des modes de fonctionnement des exploitations agricoles (une modélisation), et d’autre part dans une approche comparative (confronter l’agriculture grecque à celle des autres pays européens).

2 Compte tenu de la très grande diversité de la population étudiée (diversité géographique, mais aussi structurelle et socioculturelle) il est nécessaire avant tout de se doter d’une grille d’analyse théorique qui permette une classification de toutes les exploitations en fonction de leur histoire, de leur situation matérielle, de leur organisation et de leur projet. En Europe, la modernisation de l’agriculture se matérialise globalement par la disparition du mode de production paysan et l’installation d’un modèle Entrepreneurial1. C’est donc autour du développement de l’intensification des systèmes de production, de l’installation d’un modèle productiviste et de l’éventuelle remise en cause de ce dernier que nous avons construit la grille théorique d’analyse présentée plus loin. 3 D’autre part, afin de rendre opératoire cette grille d’analyse, c’est-à-dire d’être en mesure de classer chaque exploitant dans la typologie, nous avons réalisé une enquête auprès des exploitants agricoles. Un questionnaire commun permettant de recueillir les renseignements nécessaires pour opérer une classification selon cette grille a été élaboré et passé à des exploitants individuels. L’enquête menée entre 1993 et 1995, dans le cadre du REALCEA2, dans quatre pays de l’Union européenne (Portugal, Italie, Grèce et France) et sur 16 terrains a concerné 746 exploitants.

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4 S’est posée alors naturellement la question très délicate de l’échantillonnage. Nous avons distingué le niveau global du niveau local. 5 Au niveau global (choix des pays et des terrains), notre souci était de refléter la diversité (pays du Nord et pays du Sud et spécificités agraires régionales). Si l’échantillonnage au niveau des terrains est assez satisfaisant pour la Grèce, la France et le Portugal, on peut regretter que seule l’Italie du Nord ait été enquêtée ; on peut regretter aussi le déséquilibre entre pays du Nord (représenté par un seul pays, la France) et pays du Sud de l’Europe. La présence dans l’échantillon d’un second pays caractéristique de l’Europe du Nord (la Hollande ou l’Allemagne par exemple) aurait permis un rééquilibrage. 6 L’échantillon se répartit de la façon suivante :

7 Au niveau local (choix des exploitants à enquêter), nous avons voulu travailler sur un échantillon conséquent d’exploitants prenant en compte les différentes situations locales dans lesquelles se trouvent les exploitations individuelles. Celles-ci se définissent et se différencient les unes des autres à partir de critères extrêmement variés selon les pays et surtout les régions (surface, niveau technique, organisation du travail, revenu extérieur, etc.). Face à ce problème nous avons choisi d’utiliser au mieux les connaissances et les compétences des chercheurs locaux ; le choix des exploitants enquêtés a donc été effectué sur chaque terrain par un chercheur qui en avait une bonne connaissance et qui était donc en mesure de satisfaire l’exigence de construire un échantillon tenant compte de la diversité des situations de l’agriculture locale. 8 Nous présenterons dans un premier temps la démarche théorique et son application à partir des résultats de l’enquête et dans un second temps nous comparerons la situation des agriculteurs grecs enquêtés à celle des agriculteurs des autres pays européens étudiés. Présentation de la démarche

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9 Nous ne présenterons pas ici tous les présupposés théoriques sur les modèles de fonctionnement des exploitations agricoles3 à partir desquels nous avons construit notre démarche. Disons simplement que celle-ci part du postulat que l’exploitation agricole s’organise principalement autour de deux logiques de fonctionnement, centrées l’une autour de la famille, l’autre autour d’un rapport d’autonomie/ dépendance, et que des modèles de fonctionnement d’exploitations agricoles peuvent être définis à partir du croisement de ces deux logiques. Les exploitations, selon leur histoire, leur structure de production et leurs aspirations, forment un objet sociologique particulièrement hétérogène ; cette diversité se matérialise, entre autres, dans les rapports que chaque exploitant entretient avec sa famille (place et rôle de la famille dans l’organisation, le fonctionnement et la reproduction de l’exploitation) et dans la nature des relations qu’il établit avec le marché et, plus généralement, avec la société globale. 10 Quatre modèles théoriques, schématisés dans le graphique suivant, sont ainsi définis a priori : 11 1) le modèle Paysan ou Vivrier. Ce modèle se caractérise à la fois par une réalité où la famille tient une place centrale aux différents niveaux de fonctionnement de l’exploitation (aussi bien celui de l’organisation du système de production que du système de valeurs et représentations) et par une faible intégration à l’économie de marché. Modèle dominant dans les sociétés paysannes, il a été progressivement abandonné, dans les sociétés en voie de modernisation, par les agriculteurs désireux de se moderniser. Jugé traditionnel et archaïque dans les sociétés industrialisées, c’est un modèle dont la logique de fonctionnement ne permet pas de dégager un revenu suffisant pour donner accès à la société de consommation et qui, de ce fait, ne semble plus avoir sa place dans les sociétés modernes industrialisées. Cependant, dans le contexte actuel de crise économique et du travail (persistance d’un taux de chômage élevé, insécurité et flexibilité de l’emploi, réapparition et installation d’une certaine précarité et pauvreté, etc.) et de remise en cause plus ou moins profonde du productivisme, il est tout à fait envisageable qu’un tel modèle présente à nouveau un intérêt pour certaines catégories d’agriculteurs ou d’individus.

12 2 et 3) les modèles Entrepreneuriaux, modèle Entreprise ou modèle Entreprise familiale, se caractérisent par une très forte intégration au marché. C’est autour de ces deux modèles que les exploitants se sont construit un statut professionnel et social « respectable » ; ces exploitants sont reconnus comme des techniciens, des chefs d’entreprise, des professionnels modernes, et c’est autour de cette élite de producteurs agricoles que s’est ancré et développé le système productiviste. Mais, fortement contestés depuis déjà quelques années, les modèles Entrepreneuriaux devront se

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transformer s’ils veulent se maintenir, car ils génèrent trop de dépendance et deviennent donc trop vulnérables ; contraints à de plus en plus de dépendance (technique, économique, financière et idéologique), les exploitants sont de moins en moins capables de gérer les risques quels qu’ils soient (climatiques, financiers ou écologiques) et la fragilité qui en résulte les oblige à avoir recours à toujours plus d’assistance et donc à être encore plus dépendants. Il est clair, aujourd’hui, que la société est de moins en moins disposée à accepter toutes les contraintes liées au fonctionnement particulier de ces deux modèles ; 13 4) le modèle de Transition ou Alternatif. Une telle situation peut être interprétée comme une transition entre le modèle PaysanVivrier et les modèles Entrepreneuriaux, qu’ils soient familiaux ou non, c’est-à-dire un moment dans l’évolution de certains exploitants désireux de se moderniser ; ce fut le cas dans les pays agricoles les plus intensifiés et ce peut être encore le cas dans les pays qui poursuivent un processus d’intensification de leur agriculture, fondé, entre autres, sur la transformation de la paysannerie. 14 Mais ce modèle peut être porteur aussi d’un changement plus profond correspondant aux transformations qui s’opèrent parmi les exploitants du type Entrepreneur, ceux qui remettent en cause leur mode de fonctionnement antérieur dominé par la logique productiviste. Dans ce cas, il s’agit d’une évolution en profonde rupture avec les trois autres modes de fonctionnement, parce qu’il s’organise autour d’une double tendance dont l’association nous est peu familière : perte progressive de la place prépondérante de la famille et recherche d’une plus grande autonomie dans le fonctionnement de l’exploitation. 15 En ce qui concerne la famille, cette évolution est déjà bien amorcée dans certaines sociétés où les exploitations ont connu une profonde transformation des structures familiales et de leur rôle dans le fonctionnement général de l’exploitation. La famille y tient toujours une place importante, mais celle-ci ne peut plus s’analyser de la même façon, c’est-à-dire en utilisant les mêmes critères et les mêmes définitions. 16 Pour ce qui est de la logique d’autonomie/dépendance, la volonté affirmée par certains exploitants d’une plus grande autonomie dans le fonctionnement (baisse des coûts de production et de la consommation des intrants, diversification du système de production, pluriactivité, etc.) peut s’imposer comme une tendance d’évolution lourde et difficilement contournable. Notons que cette recherche constante de plus d’autonomie s’observe aux différents niveaux du processus de production. 17 Tout ceci admis, reste la question de la définition des deux axes ; à partir de quels critères et de quelles variables va-t-on classer les exploitants en fonction de leur rapport à la famille et à la dépendance ? C’est là un point important, car du niveau de précision et de finesse des variables construites pour déterminer les axes dépend la pertinence des quatre modèles définis. 18 L’axe Familial a été construit avec les quatre variables synthétiques suivantes, élaborées à partir de croisements entre diverses variables brutes : 19 – le rapport au patrimoine (PAT) ; il s’agit d’évaluer par cette variable le type de relations que l’exploitant entretient avec son patrimoine (terre, bâtiments, cheptel, etc.) et le degré d’attachement qu’il a vis-à-vis de lui (rapport à la propriété familiale et à la transmission de ce patrimoine) ;

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20 – l’organisation du travail (IMF) ; comment s’organise le travail sur l’exploitation ? Quelle place est donnée au travail familial et au travail salarié non familial ? 21 – la reproduction de l’exploitation (RPA et LGF) ; la succession est-elle un élément important dans la prise de décision et dans les stratégies élaborées par le chef d’exploitation ? ou bien l’exploitation est-elle simplement un outil de production susceptible d’être vendu le moment venu ? Fonctionne-t-elle plus ou moins dans une logique familiale de reproduction de l’exploitation ? 22 La mise en relation de ces différentes variables codées en deux item (faiblement familial et fortement familial) permet le positionnement des exploitants sur l’axe « Logique familiale », certains s’opposant en se situant à l’une ou l’autre des extrémités de l’axe et d’autres se situant sur des positions intermédiaires. 23 L’axe Autonomie/dépendance s’organise, lui aussi, autour de quatre variables synthétiques : 24 – la caractérisation du système de production (TEC), évaluée à partir de l’organisation des productions, le niveau technique, la productivité, etc. 25 – les stratégies d’investissements et de financement de ces investissements (FIN) : importance, nature et régularité des investissements réalisés, utilisation du crédit et de l’autofinancement, niveau d’endettement, etc. 26 – le rapport au marché (RPM), évalué par l’importance des produits vendus, le niveau d’auto-approvisionnement et d’auto-consommation, la nature et la diversité des circuits de commercialisation, etc. 27 – le rapport à la société globale et locale (RLG) ; l’exploitant organise-t-il, à la fois sur le plan professionnel et plus général du mode de vie, ses relations sociales principalement dans des réseaux localisés ? Ou est-il plutôt intégré dans des réseaux plus larges et extérieurs à la société locale ? 28 Comme précédemment, la mise en relation de ces différentes variables codées en deux item (faiblement dépendant et fortement dépendant) permet le positionnement des exploitants sur l’axe « Autonomie/dépendance », certains, très dépendants, s’opposant sur l’axe aux très autonomes, d’autres se positionnant entre ces deux extrêmes. 29 La mise en correspondance de ces différentes variables synthétiques (huit au total) doit définir de façon cohérente les deux axes prédéfinis à partir de leurs variables structurantes respectives et, dès lors, autoriser le positionnement de chaque exploitant dans l’espace factoriel, c’est-à-dire dans l’un des quatre modèles définis. 30 L’application de cette démarche sur la base de données informatisées, constituée à partir de l’enquête effectuée en 1996, permet le classement suivant des 746 exploitants enquêtés (cf. graphique 1 et 2) :

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31 On remarque une assez bonne répartition des exploitations dans les quatre modèles, ce qui signifie naturellement une forte hétérogénéité des situations.

Graphique 1 : Positionnement des variables dans l’espace factoriel

Graphique 2 : Positionnement des variables dans l’espace factoriel

1 = Exploitant italien 4 = Exploitant portugais 2 = Exploitant grec 6 = Exploitant français

Peut-on parler d’une spécificité de l’agriculture grecque ? 32 Pour essayer de répondre à cette question, nous avons comparé la situation grecque à celle des autres pays et situé cette comparaison à deux niveaux, celui de la réalité du fonctionnement des exploitations et celui des souhaits ou des projets formulés par ces mêmes exploitants. La réalité 33 La comparaison de la situation concrète des exploitations donne la répartition suivante :

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Les exploitants grecs, comme dans l’échantillon global, sont assez bien répartis dans les quatre modèles. Ce n’est pas le cas dans les trois autres pays ; en Italie le modèle Paysan domine nettement, alors qu’au Portugal et en France la majorité des exploitations (plus de 60 %) se partagent entre les modèles Entreprise et Alternatif. En France, la majorité des exploitants enquêtés se définissent dans les modèles Entrepreneuriaux et plus du quart dans le modèle Alternatif ; au Portugal, le quart des exploitants sont des Entrepreneurs, mais plus du tiers se situent dans le groupe des exploitants en Transition ou Alternatif (mais s’agit-il pour eux d’une situation transitoire en vue de rejoindre le modèle Entreprise ou plutôt de l’existence d’un véritable modèle alternatif ?) ; en Italie, la majorité des exploitants se classent dans le groupe Paysan et peu d’entre eux dans le modèle Entreprise. 34 Faut-il en déduire que les exploitants grecs restent encore indéterminés quant au choix d’un modèle de fonctionnement dominant ? On peut en douter comme le démontre clairement l’analyse de la situation par terrain. 35 En effet, l’étude comparative des cinq terrains grecs étudiés montre des situations très différentes et opposées. 36 Ainsi le terrain de Vergina se caractérise par une très forte présence d’exploitants classés dans le modèle Transition ou Alternatif (44 %) et par une forte présence d’exploitants fonctionnant dans le modèle Entreprise (près du quart des exploitants) ; la majorité des exploitants de Thessalie (76 %), comme ceux du Péloponnèse (60 %) fonctionnent dans un modèle entrepreneurial, qu’il soit familial ou non, à la différence des exploitants béotiens qui, eux, fonctionnent plus exclusivement dans le modèle Entreprise ; quant aux exploitants de la Thrace, ils sont en majorité Paysans (près de 45 %) ou Entrepreneurs familiaux (37 %).

37 Sous un autre angle, on remarque que la famille reste très présente dans le fonctionnement des exploitations grecques (52 % des exploitations contre 36 % en France et 34 % au Portugal), mais, à la différence de l’Italie où les exploitations sont encore plus familiales (61 %), on note une répartition assez égale entre les deux modèles familiaux (Paysan et Entreprise familiale). Au niveau des terrains, comme

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précédemment, une forte différenciation apparaît : les exploitations thraciennes, très familiales (plus de 80 %), s’opposent aux exploitations béotiennes (27 %) et verginiennes (32 %), celles du Péloponnèse se situant entre ces deux extrêmes avec 55 % d’exploitants identifiés comme familiaux. 38 Enfin, il est intéressant de noter qu’en Grèce comme en Italie, il y a beaucoup moins d’exploitants classés dans le modèle Transition ou Alternatif : 20 et 15 % contre 38 et 29 % au Portugal et en France. Doit-on en conclure une plus forte stabilité dans les modèles présents et une volonté nettement moins affirmée de remise en cause de ces modèles ? Les projets 39 En ne considérant que les souhaits et les projets des exploitants, on obtient des résultats très différents.

40 Contrairement à la situation précédente, on remarque une polarisation des exploitants grecs dans les deux modèles familiaux (plus de 83 %), avec une légère prédominance dans le modèle Entrepreneurial (+ 10 %). Si les Grecs souhaitent fonctionner dans un cadre familial, les exploitants italiens paraissent plus indéterminés et se répartissent assez égalitairement dans les quatre modèles. Par contre, en France comme au Portugal, le souhait des exploitants confirme leur volonté de ne pas fonctionner sur des bases familiales ; en effet, 80 % des exploitants français et 67 % des portugais désireraient fonctionner soit dans le modèle Entreprise, soit dans le modèle Alternatif, c’est-à-dire dans les deux modèles où la famille occupe une place secondaire. 41 Notons aussi un très faible taux de représentation des exploitants grecs (7 %) dans le modèle Entreprise et cela à la différence des quatre autres pays (27,5 % en Italie, 38,3 % au Portugal et 34,7 % en France). L’agriculteur grec ne se pense pas comme un « pur » entrepreneur. 42 Notons enfin la faible représentation, aussi bien en Grèce qu’en Italie, des exploitants dans le modèle en Transition ou Alternatif : 9 et 20 % des exploitants alors qu’en France et au Portugal le taux est respectivement de 46 et 29 %. Cela confirme la relative stabilité des exploitants grecs et italiens dans les modèles familiaux et leur peu de volonté de les remettre en cause, ce qui est loin d’être le cas surtout parmi les exploitants français, mais aussi portugais.

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43 Le souhait fortement exprimé de fonctionner sur des bases familiales se confirme, sans exception, sur les cinq terrains grecs étudiés : 86 % des exploitants de Vergina, 89 % des exploitants de Thrace, 88 % des thessaliens, 71 % des béotiens et 75 % des exploitants du Péloponnèse ; rappelons que, dans l’échantillon global, seulement 52 % des exploitants enquêtés se pensent dans un système de fonctionnement familial. 44 Néanmoins, la Béotie se distingue très nettement des autres régions par le fait que 14 % des exploitants souhaitent devenir des entrepreneurs ; et même si ce taux peut paraître particulièrement faible, il l’est encore plus sur les quatre autres terrains grecs : 6 % à Vergina et en Thrace, 5 et 4 % dans le Péloponnèse et en Thessalie. De la réalité au projet 45 Le croisement de la situation des exploitants grecs (réalité) avec leurs espérances (projets) permet d’évaluer avec plus de précisions leur niveau de satisfaction : fonctionnent-ils ou non dans le modèle qu’ils espèrent ? Sinon, par rapport au modèle dans lequel ils sont, dans quels autres modèles souhaiteraient-ils fonctionner ? 46 On obtient le tableau suivant :

47 Ces résultats appellent plusieurs observations : c’est dans les deux modèles familiaux (Entreprise et Paysan) qu’il y a le plus grand nombre d’exploitants en cohérence entre ce qu’ils sont et ce qu’ils projettent. 54 % des Entrepreneurs familiaux se projettent dans ce même modèle et 52 % des Paysans se pensent dans ce même modèle Paysan. Cela confirme le fort attachement des agriculteurs grecs à la famille. 48 Ce n’est pas le cas pour les exploitants identifiés comme Entrepreneurs : seulement 16 % d’entre eux se projettent dans ce même modèle. Il en est de même pour les autres exploitants ; aucun des Paysans ne se projette dans le modèle Entreprise et seulement 3 % des Entrepreneurs familiaux et 12 % de ceux classés dans le modèle en Transition ou Alternatif. Il apparaît clairement que le modèle Entreprise attire assez peu les exploitants

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grecs et qu’il n’est donc pas pour eux le modèle de référence, comme c’est ou ce fut le cas dans d’autres pays. 49 Cette importance donnée à la famille dans le fonctionnement de l’exploitation ne doit pas être interprétée comme une volonté de se maintenir dans la tradition et un refus du progrès ; en effet, la majorité des exploitants qui ne sont pas en cohérence se projettent plutôt dans le modèle Entreprise familiale que dans le modèle Paysan. Cet attachement à la famille des exploitants grecs n’est donc pas un refus de la modernité, mais semble plutôt s’inscrire dans une autre forme de modernité. 50 Notons, enfin, le peu de succès rencontré par le modèle Transition ou Alternatif : 14 % parmi les Entrepreneurs, seulement 7 et 8 % parmi les Entrepreneurs familiaux et les Paysans. L’exploitant grec ne se pense, pour l’avenir, ni dans une dynamique de transition, ni dans autre modèle. Ce constat, ajouté à celui du refus par une très forte proportion d’agriculteurs de fonctionner dans le modèle Entreprise, confirmerait l’hypothèse avancée précédemment selon laquelle l’agriculture grecque, contrairement aux autres, s’organise et cherche encore plus à s’organiser dans des modèles familiaux. 51 On constate peu de différence au niveau des terrains : le modèle familial est fortement présent partout. Par contre, une certaine divergence apparaît en fonction de la répartition des exploitants dans l’un ou l’autre des deux modèles familiaux (Entreprise familiale ou Paysan) ; ainsi l’agriculture du Péloponnèse semble plus fortement ancrée dans le modèle Paysan, alors que celles de Thessalie et surtout de Béotie paraissent plutôt séduites par le modèle Entrepreneurial, les Thraciens et les Verginiens restant partagés. 52 Cette analyse comparative montre clairement une spécificité de l’agriculture grecque en ce sens que, contrairement aux autres pays étudiés, elle reste (et souhaite rester) principalement organisée autour de la famille et que, à la différence de l’Italie, cette agriculture se pense dans une modernité très conforme aux normes européennes préconisées et encouragées. 53 Ceci étant, une étude qualitative doit être effectuée, en complément de cette approche comparative et quantitative, en vue d’analyser avec plus de précision les termes de cette spécificité qui, probablement, ne peut se comprendre uniquement dans le cadre des rapports sociaux de production agricole, mais doit se situer dans le cadre plus large des activités non agricoles, du marché du travail (emploi et chômage) et de la nature des rapports ville/campagne.

NOTES

1. Mendras H. La fin des paysans, Armand Colin, U2, 1970, rééd. Actes sud, 1991. Gervais M., Jollivet M. et Tavernier Y., L’histoire de la France rurale, tome IV, Paris, Seuil, 1976. 2. Réseau Européen d’Analyse Locale Comparée des Exploitations Agricoles. 3. Pour plus d’informations, se reporter aux tomes 1 (p. 9-28) et 2 (p. 49-58) de L’agriculture familiale, Hugues Lamarche, (coord.), L’Harmattan, Paris, 1992 et 1994.

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RÉSUMÉS

À partir d’une enquête effectuée dans quatre pays européens (l’Italie, le Portugal, la Grèce et la France), l’auteur tente dans une démarche comparative de répondre à cette délicate question de savoir s’il y a un modèle grec d’exploitations agricoles. Dotée d’une grille théorique d’analyse des modèles de fonctionnement des exploitations agricoles, il montre la spécificité des agriculteurs grecs, tant du point de vue de leur situation présente que des projets qu’ils souhaitent pour leur avenir. Cette analyse, bien que réalisée à partir de cinq études locales exemplaires de la diversité de l’agriculture grecque, ne fait apparaître que très peu de différence au niveau des terrains ; cela autorise à une certaine généralisation des résultats. L’exploitation grecque reste (et souhaite rester) principalement organisée autour de la famille et se pense dans une modernité qui apparaît très conforme aux nouvelles orientations de la politique européenne.

Based on research carried out in four European countries (Italy, Portugal, Greece and France), the author attempts to answer the delicate question of whether there is a Greek model of farming through comparison. Equipped with a theoretical framework of analysis of models of functioning farms, he demonstrates the specificity of Greek farmers, with regard to both their current situation and their future plans. Despite being drawn from five local studies characteristic of the diversity of Greek agriculture, this analysis reveals little difference between the areas. It allows for some generalisation of the results. Greek farming remains (and wishes to remain) organised mainly through the family unit and maintains its position in a modernity which seems compatible with new directions in European policy.

AUTEUR

HUGUES LAMARCHE Ladyss, Cnrs

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Les agriculteurs et leurs sociétés locales dans le contexte de la nouvelle PAC : les cas de la Grèce et du Portugal

Fernando Medeiros

Je tiens à remercier Yvette Harff, Michèle Petit et Hugues Lamarche pour leurs remarques et leurs suggestions. Un grand merci à Marie-Claude Herrero pour le travail sur la base de données. 1 L’objectif de cette note de recherche est de présenter les résultats d’une analyse transversale des données de l’Enquête européenne sur les exploitations agricoles, réalisée en 1992-951. L’analyse des données présentée ici porte sur les rapports des agriculteurs à leurs sociétés locales2, celles-ci étant clairement identifiées par le protocole de l’enquête au bassin agricole et à l’espace de vie dense en rapports de voisinage, liens de parenté et relations d’interconnaissance. Ainsi définis, les 16 terrains d’enquête retenus se répartissent de la manière suivante : Grèce : 5 ; Portugal : 5 ; France : 4 ; Italie du Nord : 2. L’hypothèse de départ pour cette analyse est que la diversité et la variabilité des modes de fonctionnement des exploitations agricoles européennes peut encore s’expliquer, du moins en partie, par les liens et les ancrages territoriaux locaux des agriculteurs. Par lien territorial rural, on entendra le contrat implicite rattachant l’agriculteur, sa famille et son exploitation à une collectivité territoriale d’appartenance, contrat qui confère des traits spécifiques aux rapports sociaux en milieu rural et des caractéristiques propres à l’état professionnel de l’agriculteur. Ce lien territorial local propre à l’état professionnel des agriculteurs fait que le statut de l’exploitant agricole n’est assimilable ni aux statuts de travailleur indépendant (pas de clientèle) ou d’entrepreneur capitaliste (dissociation entre capital d’exploitation et travail salarié), ni à celle de salarié (subordination contractuelle à l’employeur). En revanche, cet état professionnel n’est pas univoque ; il peut recouvrir des modalités très diverses alliant sa conception en tant que métier à celle d’une

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occupation plus ou moins professionnalisée, et c’est l’éventail de cette diversité qui caractérisera au mieux le profil socio-rural et les paysages agraires d’une région, d’un pays ou d’un ensemble de pays. En avançant cela, on admet que certains modes de fonctionnement des exploitations agricoles peuvent se déployer à très grande échelle géographique et recouvrir diverses modalités de liens sociaux territoriaux, tandis que d’autres, en raison des liens spécifiques noués entre les unités d’exploitation et leurs sociétés locales, connaissent des diffusions plus restreintes.

2 Généralement, on s’attend à voir associés aux états professionnels les plus accomplis par rapport aux normes du capitalisme avancé des liens territoriaux moins prégnants. L’hypothèse admise par ce raisonnement est que non seulement l’alignement de l’idéal professionnel de l’agriculteur sur celui d’autres catégories pousse à l’intensification capitaliste de l’exploitation en induisant par là-même une propension à la mobilité géographique, mais aussi que les projets de développement/agrandissement des exploitations agricoles s’insèrent, tant localement comme à l’échelle macrosociale, dans un jeu à somme non nulle dans lequel le nombre d’agriculteurs prétendant participer à l’édification de la norme sociale de production est resté pendant longetmps bien supérieur à celui de ceux qui y parviennent. Ces mécanismes, générateurs de concentration foncière et d’exode agricole, sont ceux du processus de développement d’un ordre social centré sur la division intensive du travail au cours duquel l’état professionnel de l’agriculteur s’affirme tendanciellement au détriment de la diversité de la vie sociale rurale, soumettant celle-ci à une dispersion et à un effilochement au fur et à mesure que les agriculteurs s’organisent en groupes d’intérêt. Aux stades plus avancés de cette évolution, les agriculteurs deviennent la « classe » territorialisée par excellence, désormais déployée/identifiée sur/à l’espace rural national, identifiée primordialement à l’agriculture et engagée, à travers les formes prises par celle-ci, dans le système de la régulation interprofessionnelle édifié pas à pas dans le cadre du capitalisme organisé de l’après-guerre. Confrontées à ces dynamiques endogènes et exogènes, maintes sociétés locales rurales n’ont pu préserver leur autonomie relative face à la société englobante, identifiée à l’État, qu’en se calant dans le sillage des transformations structurelles de la société, mobilisant pour cela toutes les ressources adaptatives susceptibles de préserver et d’accroître leurs ressources propres ou/et d’intégrer les maillages des réseaux urbains en expansion. 3 L’épure que l’on vient de tracer reprend les traits les plus saillants de l’idéal-type du développement agricole et rural en Europe occidentale continentale, du moins tel qu’on a pu le caractériser jusqu’aux années 1980. Mais depuis lors, ce tableau semble avoir évolué sensiblement, en particulier sous l’effet de la persistence d’un chômage élevé et du retour en force du territorial local dans les mécanismes de la régulation sociale, deux phénomènes qui ne sont pas sans rapport avec les transformations liées à l’internationalisation accrue de l’économie. Ainsi, les délocalisations de larges segments des systèmes productifs industriels taylor-fordistes vers les bassins de main- d’œuvre peu qualifiée des espaces périphériques ou semi-périphériques, facilitée par l’optique strictement économique de la construction européenne, n’ont-elles pas manqué de déstabiliser les systèmes de régulation néo-corporatistes auxquels participent les organisations professionnelles des agriculteurs sur la base d’un pacte « modernisateur-productiviste ». C’est à la suite de l’érosion de ce pacte que le lien territorial local intéressera à nouveau les agriculteurs, les rendant plus réceptifs aux orientations décidées par les quinze pays de l’Union européenne.

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4 Dans le domaine des politiques agricoles, la deuxième réforme de la PAC et l’institution des « contrats territoriaux d’exploitation », le programme de l’« Agenda 2 000 » ou les enjeux des négociations de l’OMC découlent des orientations qui entendent valider et promouvoir les fonctionnalités multiples d’un « monde » de production désormais reconnu comme un service de société qui déborde largement des cadres que faisaient des campagnes la composante fordiste-agricole des espace ruraux. On peut observer, cependant, que les mises en œuvre de ces nouvelles orientations des politiques agricoles inspirées des principes de précaution (traçabilité et mesures agri- environnementales) et de subsidiarité (plus grande autonomie conférée aux collectivités territoriales) butent toujours soit sur des refus péremptoires sectoriels d’une telle politique, soit sur les divergences de conception de la multifonctionalité de l’agriculture – tant en raison des non coïncidences fréquentes entre les significations transnationales, nationales et régionales de cette multifonctionnalité qu’en raison des bouleversements que celle-ci ne manquera pas d’induire au plan des politiques de soutien des prix. Le socle des politiques agricoles reste l’espace national, le seul où s’opère, à travers le déroulement plus ou moins heurté de processus d’adaptation douloureux et d’ajustements économiques périlleux, l’entrecroisement des régulations néo-corporatistes, des ajustements de marché et des représentations politiques. 5 Mais, peu à peu, la dimension territoriale locale des pratiques agricoles recouvre une plus grande visibilité, soit à travers la question « environnementale » dont on sait qu’elle est désormais positivement sanctionnée par le marché (Jollivet, 1997), soit par le truchement de l’intensification des compétitions entre territoires induite par les dérégulations qui accompagnent les actuelles modalités du processus de mondialisation (Veltz, 1996). Ce sont ces changements de fond, manifestes dans les montées de l’insécurité alimentaire et du refus de la « malbouffe », qu’il faut avoir en vue lorsqu’on s’intéresse aux différences de positionnement des agriculteurs par rapport à leurs sociétés locales et aux « terroirs ». 6 En optant pour cet angle d’approche, cette recherche peut contribuer à une analyse plus poussée des modes de fonctionnement des exploitations agricoles, de manière à mieux caractériser, par exemple, ceux que l’enquête du REALCEA a pu isoler sous la dénomination de « modes de fonctionnement en transition » (cf. H. Lamarche, article cité). 7 C’est à cette analyse des différents types de positionnements des agriculteurs par rapport à leurs sociétés locales que l’on procédera ici. En ce qui concerne les modalités de la prégnance du lien territorial local sur les modes de fonctionnement des exploitations agricoles, elles seront effleurées ici principalement à partir de comparaisons entre les différents « terrains » d’enquête en nous référant, pour cela, aux principales caractéristiques de chacun d’eux. Dans les typologies que nous avons construites à partir des données des enquêtes, on s’intéressera plus particulièrement aux cas grecs et portugais, et ceci pour deux raisons. La première c’est que, s’agissant ici d’une publication consacrée principalement à la ruralité grecque, il nous a semblé opportun d’insister sur la comparaison des « mondes » de production agricole de deux « petits » pays présentant des caractéristiques socio-économiques macro et socio- démographiques assez proches. La deuxième raison tient à une autre similitude, celle des positions géographiques « périphériques » des deux pays. Situés aux marches sud- est et sud-ouest de l’actuelle Union européenne, la Grèce et le Portugal sont des pays « frontière », aux contacts rapprochés avec des réalités géopolitiques et historiques

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distinctes – « balkanique/méditerranéenne » dans un cas, « atlantique / méditerranéenne » dans l’autre3. Considérés sous cet angle, ces deux cas de figure permettent de saisir dans sa plus large étendue l’éventail des modalités du lien territorial en Europe méridionale. I - Des statuts et des contextes socio-professionnels bien contrastés 8 Les données de l’enquête font apparaître des réalités agricoles nationales contrastées et il convient de faire ressortir quelques-unes de ces différences pour souligner les problèmes que soulèvent les démarches comparatives dans ce domaine de recherche. Les premiers contrastes à signaler sont ceux qui opposent, dans les échantillons de l’enquête, les réalités grecque et portugaise d’une part, aux réalités française et nord- italienne d’autre part. Ainsi, alors que la formation professionnelle des « chefs » d’exploitation, indice fiable du développement agricole, est nettement moins fréquente dans les cas grec et portugais que dans les deux autres cas (19 % et 30 % contre 58 % et 54 % respectivement), la fréquence de la présence de salariés dans les exploitations s’inverse, avec plus de 55 % d’exploitations avec salariés dans les deux premiers cas et moins de 31 % dans les deux autres. Concernant le statut d’agriculteur, on peut dire que la fréquence de l’exercice à l’étranger d’une autre profession avant installation constitue un indice de la moindre consistance des statuts professionnels des exploitants, et sous cet aspect les « chefs » d’exploitation grecs et portugais ont manifestement des statuts moins consolidés que leurs homologues français et nord- italiens ; il est à noter, toutefois, que ce contraste est plus prononcé pour la Grèce (45 % d’exploitants) que pour le Portugal (31 %), plus proche, sur ce point, des cas français et nord-italien (25 %). Cette forme de pluriactivité, déployée sur le cycle de vie, n’est pas sans rapport avec la pluriactivité au sens restreint ; et, là encore, la situation des agriculteurs grecs et portugais diverge puisque les exploitants grecs sont plus nombreux à y avoir recours – 40 % des exploitants enquêtés déclarant des revenus extérieurs à l’exploitation contre 18 % dans le cas portugais. On notera que les rapprochements entre pays opérés par ce clivage font apparaître des similitudes de situations plus fortes entre agriculteurs portugais et français d’une part, et entre agriculteurs grecs et nord-italiens d’autre part, qu’entre exploitants grecs et portugais4. 9 Ces éléments relatifs aux identités et aux statuts socio-professionnels des agriculteurs des seize « terrains » enquêtés dans les quatre pays fournissent deux indications à retenir. La première confirme le fait que le niveau de développement agricole s’explique davantage par le niveau général de développement économique et social du pays concerné que par les formes d’agriculture prévalant dans ce même pays. Cependant, cela n’implique nullement l’idée d’un isomorphisme strict des formes sociales de la production agricole en régime d’économie de marché ouvert, car les « préférences » nationales de structures semblent jouer ici un rôle crucial. C’est pourquoi il importe de privilégier ce niveau d’analyse pour interpréter les diversités propres à chaque pays en matière de typologies des modes de fonctionnement des exploitations agricoles. Les « préférences nationales de structures » constituent pour l’essentiel le condensé des compromis de type corporatiste et/ou interrégionaux répercutés par les responsables politiques au niveau de la PAC, celle-ci ayant pour mission de compenser les effets déstructurants des mécanismes de régulation du marché ouvert5. La deuxième indication tend à montrer que la diversité du « monde » de production agricole dans les pays européens relève de deux configurations contrastées. D’un côté, on observe une organisation agricole à forte dominante corporatiste, mais à faible prégnance du lien territorial local, comme dans le cas de la

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France ; de l’autre, c’est une réalité moins marquée par le « corporatisme » qui caractérise les cas grec, nord-italien et portugais où l’idéal de l’identité exploitation/ famille/profession reste un facteur de structuration important, mais en accusant dans ces trois cas un caractère plus « familialiste » ou/et « patrimonialiste » que dans le cas français6. Les disparités régionales sont aussi plus prononcées dans les pays méridionaux, soit par la présence d’une agriculture entrepreneuriale historiquement tributaire du phénomène du dualisme minifundia / latifundia – dans le cas du Portugal7 –, soit en raison, comme en Grèce, d’une très forte prégnance « entrepreneuriale- familialiste » dans un contexte où la pluriactivité des exploitants et des membres de leurs familles est singulièrement répandue. Par certains de ces aspects le cas grec se rapprocherait de celui de l’Italie du Nord8. Cependant, une analyse des rapports des agriculteurs à leurs sociétés locales fait ressortir d’autres contrastes mais aussi d’autres similitudes entre les spectres de la diversité des « mondes » agricoles des quatre pays. Leur analyse nous permettra de préciser les différences entre les deux configurations identifiées et de nuancer ce que nous venons de dire en première approximation sur les cas grec et portugais. II - Les agriculteurs et leurs sociétés « locales »1 - Un schéma d’explication de type « centre-périphérie » ? 10 La différenciation des agricultures européennes est souvent expliquée à partir du schéma qui oppose les formes de production et d’organisation plus évoluées du « centre » à celles, moins performantes, caractéristiques des « périphéries » ou des « semi-périphéries » (Santos, 1993). Cette grille garde sa pertinence pour établir les hiérarchies entre pays en matière de niveaux de développement économique. Elle n’est que d’un faible secours, en revanche, lorqu’il s’agit de cerner les champs d’action des acteurs ou encore d’identifier les enjeux dans des domaines aussi importants que ceux des mesures agri-environnementales ou des politiques d’aménagement du territoire, par exemple, deux secteurs dans lesquels les agriculteurs ne manquent pas d’arguments forts, tant économiques que symboliques (Wachter, 1989). En effet, au niveau élevé d’agrégation des indicateurs économiques auxquels ce genre de comparaisons fait appel, il n’est pas aisé de déterminer les dynamiques socio- territoriales propres aux différentes « périphéries » ou même les différences de la structuration socio-économique agricole des divers pays du « centre ». En outre, cette approche semble inadéquate pour rendre compte des différences nationales et régionales de structuration d’un « monde » de production qui recouvre un genre de vie et dont les dimensions de service de société (aménagement du territoire, qualité et sécurité alimentaires, préservation du milieu naturel, système d’emploi…) peuvent être différemment définies par les acteurs selon qu’ils privilégient le vecteur professionnel- entreprenneurial et la performance économique « exportatrice », ou celui d’une régulation socio-territoriale de l’activité agricole compatible avec le développement rural. Alors que la première orientation générale suppose et suscite une intégration très poussée au marché global et une forte spécialisation spatiale du travail, la seconde s’inscrit davantage dans une dynamique qui allie résistance et adaptation aux contraintes imposées par le modèle économique dominant. Les formes spatiales dont relèvent tendantiellement les activités agricoles divergeront alors du tout au tout : tandis que dans le premier cas on voit apparaître et se développer les spatialités propres aux districts agricoles, caractérisées par l’étiolement de la vie sociale rurale au profit du foncier réduit à son utilité agricole, dans le second l’agriculture et les campagnes peuvent intégrer des systèmes productifs locaux diversifiés, et parfois

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économiquement très performants, comme dans le cas des districts industriels réactivés dans les années 1970 dans l’Italie Centre-Nord (Bagnasco, 1977 ; Fuà, 1984). 11 Selon l’idéal-type du développement agricole que l’on vient d’esquisser, ces deux dynamiques apparaissaient comme antinomiques et jusqu’à une époque récente c’est bien la tendance à l’isomorphisme induite par le modèle agricole productiviste impulsé à partir du « centre » qui semblait s’imposer sans grandes résistances aux agricultures « périphériques ». Or, les enquêtes de 1992-95, réalisées au moment de la mise en place de la première réforme de la PAC, montrent que ces oppositions n’étaient pas (plus ?) aussi tranchées. L’analyse des données relatives aux représentations de la vie sociale locale délivrées par l’enquête l’attestent comme on peut le vérifier ci-dessous. 2 - Le rapport au local 12 Le rapport au local a fait l’objet d’une analyse factorielle de correspondances conduisant à la construction d’une variable synthétique (LOC)9. La distribution par pays des fréquences de cette variable est reprise dans le tableau I ci-dessous.

Tableau I : Rapport au local par pays (LOC)

Grèce Portugal France Italie (Nord)

délocalisés 16 (7,5 %) 12 (5,7 %) 31 (18,1 %) 5 (3,3 %)

distants 50 (23,5 %) 59 (27,8 %) 59 (34,5 %) 29 (19,3 %)

proches 112 (52,6 %) 106 (50 %) 68 (39,8 %) 80 (53,3 %)

grégaires 35 (16,4 %) 35 (16,5 %) 13 (7,6 %) 36 (24 %)

TOTAL 213 (100 %) 212 (100 %) 171 (100 %) 150 (100 %)

13 Pour la construction de cette variable synthétique « LOC » on a croisé 1) un indice de sociabilité reposant sur les appréciations des agriculteurs concernant l’existence ou non de conflits locaux, de manifestations d’ouverture réciproque et de convivialité et de possibilités de coopération avec les autres dans leurs sociétés locales, et 2) un indicateur des types de réseaux dans lesquels l’agriculteur s’inscrit : fréquence des participations aux fêtes locales, lieu d’habitation du premier ami, préférence ou non pour la cohabitation ou voisinage très proche avec les enfants mariés, niveau d’identité décliné (local, régional, national ou européen), origine du conjoint et qualification des relations locales (plutôt : familiales, de voisinage, davantage liées à la vie locale ou, à l’inverse, davantage tournées vers la participation aux « réseaux locaux de discussion » de la profession) (Darré, 1991).

14 Des résultats de cette analyse il ressort que c’est dans la « troisième Italie », et non en Grèce ou au Portugal, que les agriculteurs s’inscrivent le plus fortement dans les sociétés locales ; le cas particulier est ici la France avec un lien territorial local nettement plus distendu, marqué par une identité professionnelle plus affirmée qui va de pair avec un familialisme moins accentué ; mais on peut voir un petit signe du virage mentionné plus haut dans le fait que ce sont les agriculteurs français qui déclinent plus

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volontiers, en l’idéalisant, le niveau d’identité régional (32,7 %), à l’extrême opposé de la Grèce où ils ne sont que 2,4 %, alors que le Portugal et l’Italie du Nord se situent aux échelons intermédiaires. 15 Cette première analyse des rapports au local oppose le cas français aux trois autres. Signifie-t-elle que cette différenciation est à attribuer à une spécificité des caractéristiques de l’agriculture et de la ruralité méditerranéenne ? Le localisme et le familialisme plus forts observés pour les cas grec, portugais et italien semblent aller dans ce sens, mais les différences détectées auparavant entre ces trois cas ainsi que les similitudes signalées sur d’autres variables entre les cas grec et portugais d’une part, et entre les cas français, italien et portugais d’autre part, nous obligent à relativiser une telle hypothèse. Une autre piste envisageable serait celle d’une spécificité du cas grec par rapport aux trois autres, et c’est celle-ci que l’on se propose de vérifier à partir d’une autre analyse des données visant à une spécification par pays et par terrain des différents types de rapports au local. III - Appartenances identitaires et multi-appartenances aux sociétés locales 16 Pour spécifier les types de rapports au local on a eu recours à une autre analyse factorielle de correspondance mettant en relation un sous-ensemble de variables qui définit la polarité « local-global » en termes d’opposition de deux logiques d’appartenance à la société locale : logique de « mono-appartenance » versus logique de « multi-appartenance ». Les variables pertinentes de cette opposition ont été identifiées par l’analyse parmi toutes celles dont les fréquences mettent en contraste ces deux modalités de l’identification à la société locale : la modalité du lien territorial de type traditionnel, héritage vivant des sociétés paysannes européennes, est celle que l’on appellera « paroissiale » ; la modalité symétrique, celle de la « multi- appartenance », traduit le déclin de la fonction de médiation que la société locale remplissait traditionnellement pour l’intégration des individus à la société globale10. 17 L’espace factoriel défini par les corrélations entre les variables signalant la polarité indiquée fait apparaître quatre types de positionnement des agriculteurs par rapport à la société locale et par rapport à la société globale (cf. graphique 1).

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Graphique 1 : Types de liens territoriaux par rapport au local

NB : Les variables qui défnissent cet espace factoriel fgurent en souligné dans la liste en annexe.

18 Le Type 1 entremêle une orientation « paroissiale » faible et une valorisation forte de la société globale ; ce type est celui des migrants latents ; le Type 2 se définit par une orientation au « paroissial » forte et une ouverture à la société globale également forte ; il représente le profil du mobile ou de la multi-appartenance parmi les agriculteurs ; le Type 3 est celui qui combine une faible orientation au « paroissial » à une ouverture mesurée à la société globale ; on pourrait nommer ce profil celui des agriculteurs discrets ; enfin le Type 4 correspond à la position d’une orientation forte au « paroissial » combinée à une ouverture faible au global ; on appellera ce type de lien territorial celui de l’enracinement identitaire.

19 La distribution des individus dans les quatre types se présente comme suit :

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Graphique 2 : Entre ancrages et mobilités : liens sociaux territoriaux

20 La configuration de cette distribution indique que c’est le Type 4 (« enracinement identitaire ») qui se définit le mieux dans cet espace factoriel ; mais même si les centres de gravité des trois autres agrégations sont attirés par cette dominance, celle-ci n’enlève pas la validité heuristique au classement obtenu. Aussi pouvons-nous reprendre sous forme de tableau les résultats de cette analyse. 21 Les résultats du tableau II qui surprennent le moins sont ceux qui signalent la similitude remarquable de la Grèce et du Portugal en ce qui concerne l’importance du Type 1 « migrants latents », pour lequel la fréquence des occurrences d’un travail exercé avant l’installation (variable « ou ») pèse lourd. Du reste, c’est précisément le fait que ce travail exercé préalablement à l’installation se recoupe avec l’expérience de l’émigration vécue par des agriculteurs dans ces deux pays qui justifie l’appellation choisie pour ce type. Dans ce cas, l’explication en termes de situation de « semi- périphérie » (Santos, 1993) semble pertinente, car le Type 4, celui de l’« enracinement identitaire », ne départage pas de manière assez nette la Grèce du Portugal, surtout si l’on compare les deux cas à la spécificité nord-italienne. Mais ces similitudes relatives entre les deux pays ne doivent pas occulter une différence importante qui les sépare. En effet, dans la distribution du Type 3, celui des agriculteurs « discrets » dans la convention adoptée, le Portugal se situe au voisinage de la France où cette catégorie est la mieux représentée. En revanche, s’il fallait identifier un pays à l’« enracinement identitaire », le Type 4, celui qui s’en approcherait le plus serait l’Italie, du moins si l’on en juge par les résultats remarquables obtenus pour nos deux terrains situés dans la « troisième Italie ». Enfin, le profil de la « multi-appartenance », le Type 2, est celui qui ressort le plus nettement comme véritable dénominateur commun aux quatre pays, comme quoi le processus de l’intégration européenne, pour autant que l’on puisse l’évaluer à travers les corrélations des variables que l’on explore ici, se pose davantage en termes de modes de vie qu’en termes de structures socio-économiques11.

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Tableau II : Entre mobilité (types 1 et 2) et ancrage (types 3 et 4) par pays

Grèce Portugal France Italie Total

Effectif 87 70 25 16 198

% dans Type 43,9 % 35,4 % 12,6 % 8,1 % 100 % Type 1

% dans Pays 41,2 % 33,0 % 14,9 % 10,8 % 26,8 %

Effectif 48 47 40 48 183

% dans Type 26,2 % 25,7 % 21,9 % 26,2 % 100 % Type 2

% dans Pays 22,7 % 22,2 % 23,8 % 32,4 % 24,8 %

Effectif 32 72 69 18 191

% dans Type 16,8 % 37,7 % 36,1 % 9,4 % 100 % Type 3

% dans Pays 15,2 % 34,0 % 41,1 % 12,2 % 25,8 %

Effectif 44 23 34 66 167

% dans Type 26,3 % 13,8 % 20,4 % 39,5 % 100 % Type 4

% dans Pays 20,9 % 10,8 % 20,2 % 44,6 % 22,6 %

Effectif 211 212 168 148 739

% dans Type 28,6 % 28,7 % 22,7 % 20,0 % 100 % TOTAL

% dans Pays 100 % 100 % 100 % 100 %

NB : Individus non classés : Grèce : 2 ; France : 3 ; Italie : 2.

22 Les données du tableau II indiquent aussi que c’est en Grèce et au Portugal où les agriculteurs classés comme « migrants latents » sont les plus nombreux, ce qui pourrait être interprété comme un symptôme d’une relative fragilité du lien territorial du fait de la présence toujours active des dynamiques d’exode agricole et rural. Au jeu de la multi-appartenance, associé au phénomène de la pluriactivité – Types 2 et 4 –, la palme va sans conteste à la « troisième » Italie, la Lombardie et la Vénétie, riches des « districts industriels » propres à l’industrialisation diffuse qui mettent à la portée des agriculteurs et des membres de leurs familles des opportunités d’emplois salariés ou d’autres activités économiques. À ce miroir-là, la Grèce semble s’approcher davantage de ce modèle que le Portugal où ce même phénomène de l’industrialisation diffuse,

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réactivé en force à partir du milieu des années 1970, donne les signes manifestes d’un essoufflement si l’on considère les données sur les variables « AVF » et « AVG » (cf. annexe) indiquant une érosion rapide de la base sociale rurale de l’industrialisation diffuse. Du reste, si l’on fait du Type 3, les « discrets », un indicateur de la « moyennisation » de l’état professionnel des agriculteurs – discrètement tournés vers le local et ouverts mais avec réserve sur la société globale – alors les deux pays « frontière » de l’Union européenne divergent, la Grèce se rapprochant clairement de l’Italie du Nord et le Portugal de la France. On voit bien la symétrie des deux configurations : le lien territorial local apparaît comme une ressource d’autant plus importante pour les exploitants (le « chef » d’exploitation et sa famille) que l’identité professionnelle est moins affirmée à l’échelle nationale, celle-ci étant l’échelle pertinente pour l’institution de normes régulant l’état professionnel des agriculteurs.

23 L’analyse de ces données peut être effectuée aussi par terrains, de manière à faire ressortir les dominances et les contrastes régionaux par pays.

Tableau III : Distribution des types (1, 2, 3 et 4) par rangs occupés dans chaque terrain

Classement des Types par rang

Rang 1er 2e 3e 4e

Terrains

ITALIE (du Nord)

Piémont 4 2 3 1

Venise 4 2 3 1

PORTUGAL

Mafra 2 3 1 4

Aveiro 3 1 2 4

Chaves 1 3 – –

Évora 2 1 3 4

Vila do Conde 1 1 4 –

GRÈCE

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Vergina1 1 3 2 4

Thrace 1 4 3 2

Thessalie 4 2 1 3

Béotie 1 2 3 4

Péloponnèse 2 1 4 3

FRANCE

Bretagne 3 4 1 2

Marais 3 2 4 1

Causses 3 4 1 2

Beauce 2 1 4 3

24 La construction du tableau III distribue les 4 Types par rang ou ordre d’importance de leurs fréquences (1er rang = % plus élevé et ainsi de suite, en ligne) dans chaque terrain. Exemple : dans le Piémont, c’est le Type 4 qui est le plus représenté, en %, suivi au deuxième rang par le Type 2, au troisième par le Type 3, le dernier rang revenant au Type 1.

25 Les comparaisons peuvent ainsi être faites à deux niveaux, par pays et par terrain. En comparant les pays, on constate que les deux terrains de l’Italie du Nord présentent une homologie parfaite, faisant ressortir la forte homogénéité de la « troisième Italie ». Pour le Portugal, le contraste littoral/intérieur (c’est-à-dire Mafra, Aveiro, V. do Conde / Chaves, Évora) l’emporte sur le contraste Nord/Sud (remarquer, toutefois, les similitudes entre Évora, dans l’ancienne région de latifundia au Sud et Vila do Conde, au Nord littoral qui est une zone de relative concentration foncière et d’exploitations viables dans une région où domine la petite exploitation). En Grèce c’est le contraste Est/Ouest (Vergina, Thrace, Thessalie/Béotie, Péloponnèse) qui ressort le plus. Enfin la France dénote une cohérence inter-régionale plus marquée (voir l’homologie surprenante entre le terrain de Bretagne et celui des Causses), et ce en dépit des caractéristiques particulières du terrain beauceron, le plus proche de ce que M. Weber entendait par « district agricole » (Weber, 1906). 26 En comparant par terrain, on se limitera à faire deux observations, compte tenu du fait que seuls le Portugal et la Grèce sont représentés par le même nombre de terrains. La première est que ces deux pays présentent des structures de liens territoriaux bien contrastées, mais qu’en même temps ce sont eux qui présentent les disparités régionales les plus accentuées (littoral/intérieur pour le Portugal, et Est/Ouest pour la Grèce) ; la deuxième observation est que le Type 2, celui de la « multi-appartenance », devance très légèrement au premier rang les Type 1 et 3, celui des « migrants latents » et celui des « discrets », (cinq contre quatre et quatre respectivement), le Type 4, l’« enracinement identitaire », venant en dernière position à ce même rang (trois

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terrains, dont les deux italiens). Sur ce plan, on peut observer que les classements opèrent des rapprochements qui confirment de plus fortes similitudes entre les cas grec et italien d’une part, et les cas portugais et français d’autre part qu’entre les cas grec et portugais. Ce résultat est important puisqu’il atteste que la Grèce et le Portugal agricoles et ruraux représentent bel et bien deux cas distincts de « frontières » méridionales de l’Union européenne, ceci sous réserve de la sous-évaluation de la diversité italienne du fait de l’absence de terrains du mezzogiorno dans les enquêtes réalisées dans le cadre du REALCEA122. 27 Pour interpréter plus finement ces résultats on a voulu vérifier quels sont les principaux composants de la variable « rapport au local » (cf. supra LOC : 1 : « délocalisés », 2 : « distants », 3 : « proches » et 4 : « grégaires ») qui entrent dans les agrégations des Types 1, 2, 3 et 4 du lien territorial. L’analyse détaillée de cette composition des Types de liens territoriaux par pays et par terrains permet de confronter les degrés de variabilité des modalités du lien territorial. Ainsi les distributions par pays des quatre Types de « positionnement entre local et global », tableau IV, confirment que ce sont bien la Grèce et le Portugal qui présentent les configurations du lien territorial des agriculteurs les plus diversifiées. La France se distingue des trois autres cas, même si, dans ce cas, l’ambivalence des positionnements entre le local et le global signalée plus haut ne manque pas d’apporter quelques nuances à cette différenciation. L’autre résultat remarquable de ce croisement est celui de la forte prédominance des gradients intermédiaires de la variable LOC dans les Types de liens territoriaux, ce qui tend à montrer que les agriculteurs européens tendent vers un positionnement médian entre société locale et société globale, une posture qui signale un subtil équilibre entre engagement et détachement par rapport à la société locale.

Tableau IV : Les principaux composants de LOC* des quatre types par pays

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28 RAPPEL : Type 1 : « migrants latents » ; Type 2 : « mobile » ; Type 3 : « discrets » ; Type 4 : « enracinement identitaire » Pour aller plus loin… 29 En nous appuyant sur ces différents profils de l’ancrage et de la mobilité des agriculteurs nous avons affiné la connaissance des contextes socio-territoriaux qui interfèrent dans l’évaluation des chances de vie des divers modes de fonctionnement des exploitations agricoles dans l’espace de l’actuelle Union européenne. Pour aller plus loin, il serait souhaitable d’identifier les modes de fonctionnement des exploitations agricoles qui intègrent le mieux les contraintes imposées, mais aussi les potentialités offertes par des pactes territoriaux à échelles multiples, à la fois enchâssés et complémentaires. Les arbitrages complexes qu’appelle une mise en œuvre du principe de subsidiarité, qui, pour être effective, oblige à revoir des pans entiers de la politique agricole communautaire, justifient la poursuite de ces recherches. 30 Les résultats de l’analyse que l’on vient de présenter permettent aussi de préciser les continuités et les discontinuités socio-territoriales de l’espace rural européen. Sur cet aspect, ils vérifient la distinction entre sociétés à « espaces multiples » et sociétés à « espaces échelonnés » à laquelle on pouvait se référer pour marquer la spécificité bio- géographique et socio-culturelle des pays européens sous influence « méditerranéenne » par rapport aux pays de l’Europe moyenne ou nordique (Medeiros, 1988). D’après la caractérisation des liens territoriaux des agriculteurs, les spatialités rurales grecques et portugaises semblent relever du premier cas de figure, tandis que l’espace rural français et celui de la « troisième Italie » rappellent davantage le deuxième ; dans ces deux derniers cas, toutefois, l’hétérogénéité des échantillonnages des terrains pour la France et pour l’Italie faussent la comparaison car la différenciation régionale rurale italienne se révèle en creux dans la très forte homogénéité de la « troisième Italie ». Pour les deux premiers, le principal problème socio-agricole est celui des obstacles à l’institution d’un état professionnel de l’agriculteur ; pour les seconds, le problème plus aigu semble être celui de la continuité de sa reproduction sociale dans le contexte des actuels bouleversements des pactes territoriaux de type corporatiste qui ont prévalu jusqu’à l’apogée du système industriel « fordiste ». Les rééchelonnements de la médiation territoriale pour les pratiques agricoles sont à l’ordre du jour, et pour instant c’est l’intensification du processus de la mondialisation de l’économie qui impose les modalités hautement concurrentielles aux rapports entre territoires. Une autre manière de concevoir ces rapports et ces rééchelonnements c’est de s’apercevoir qu’en Europe les agriculteurs, comme le montre notre analyse, ne se départissent pas des liens qui les commettent avec « leurs » sociétés locales, changeantes, diverses et fragiles. La question qui reste en suspens est celle de savoir si les nouvelles orientations de la PAC, axées sur une agriculture de service et de qualité, sont capables de prendre en compte la richesse de la diversité des liens territoriaux des agriculteurs européens et de contenir dans des limites raisonnables la très vive compétition entre territoires à la fois induite et intensifiée par l’unicité du marché dont la logique tend à rompre les liens de solidarité et d’équité des redistributions socio-territoriales édifiés pas à pas dans les cadres nationaux13. Immense question puisque c’est elle aussi qui est au cœur des prises de position pour le moins contrastées sur la dimension politique de la construction européenne à l’heure où les crises agricoles et agri-environnementales ainsi que les élargissements à venir imposent des orientations nouvelles à la PAC.

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ANNEXES

Liste des tableaux de fréquences des variables utilisées dans les analyses de données A - Pour le § 1 FPL Formation professionnelle du chef SAL Présence de travail salarié OU Lieu de travail antérieur RVE Part des revenus extérieurs… B - Pour le § 2 LOC Rapport au local SOC Indice de sociabilité CLI Présence de conflits DFE Difficile de faire des choses ensemble ici LHA Lieu d'habitation premier ami PPA Profession premier ami FET Participation aux manifestations locales SEM Les enfants mariés doivent habiter… NID Niveau spatial d'identité RCO Les relations locales sont plutôt… C - Pour le § 3 AVG Il est préférable pour les garçons…

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AVF Il est préférable pour les filles… ORP Membre d'une organisation professionnelle FP L (Voir bloc A) RAA C'est important d'investir pour réussir TTT Type de responsabilité E23 L'environnement est un problème C68 Est-il normal de s'installer dans un autre pays D - Rapports de l’agriculture à son État et à la CEE ETA Rapport à son État NDP La politique agricole favorise… C64 La politique actuelle de la CEE est pour les agriculteurs… C65 La politique agricole européenne actuelle favorise-t-elle… C651 Si oui, lesquels

NOTES

1. Pour plus de précisions sur cette enquête du REALCEA, cf. l’article de H. Lamarche dans ce même volume. Il importe de rappeler que les « terrains » ont fait l’objet d’un choix raisonné par pays, de manière à capter les inscriptions locales de la diversité des types et des formes organisationnelles des exploitations agricoles de chaque pays. Les cohérences de chaque terrain révélées par les données des enquêtes ainsi que les principales caractéristiques socio-agricoles de chaque espace « local » choisi en connaissance de cause par les chercheurs font que chacun de ces 16 « terrains » peut être considéré comme une unité d’analyse utilisée ici en tant que variable synthétique intermédiaire. Le « local » correspond soit à la commune, soit au canton. 2. L’enquête auprès de 212 exploitations agricoles portugaises a été réalisée pour l’essentiel pendant l’automne/hiver 1992/93, avec un retour au terrain en 1994/95. L’équipe de chercheurs portugais ayant en charge les enquêtes dans les cinq « terrains » retenus était constituée par A. V. de Lima et L. Almeida de l’Instituto de Ciências Sociais (ICS, Universidade de Lisboa), A. Baptista (UNTAD -Universidade de Tràs-os-Montes), E. Figueiredo (Universidade de Aveiro), R. Casinha (Universidade de Évora) et L. Ramos (Comissão de Coordenação da Região Norte). Cette équipe que j’ai coordonnée a été acueillie par l’ICS. Le financement de l’enquête a été assuré par le ministère de l’Agriculture du Portugal, auquel a été remis en 1996 un rapport de recherche (180 p.). 3. Cette dualité du Portugal agraire a été soulignée dans les années quarante par le géographe Orlando Ribeiro (Ribeiro, 1945). 4. Pour la liste et la définition des variables utilisées dans l’analyse et pour le détail des données et des croisements par pays et par terrains se reporter aux tableaux de l’annexe, Blocs ‘A’, ‘B’, ‘C’ et ‘D’. 5. La notion de « préférences nationales de structures » a été avancée par les chercheurs du LEST (Lyon) dans le cadre de leurs recherches comparatives

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internationales (Maurice et al. 1983). Elle vise à identifier une variable synthétique explicative à laquelle doivent recourir nécessairement les recherches comparatives internationales (« cross-national ») lorsque les objets sociologiques mis en confrontation sont du ressort de configurations institutionnelles précises ou/et relèvent explicitement de choix politiques durables. Les arrière-plans des pratiques agricoles tels que les « structures agraires » propres à chaque pays, les politiques d’aménagement du territoire et le statut de secteur économique de base garanti par les tutelles des États justifient le recours à cette notion pour les objectifs de notre recherche comparative. 6. Les fréquences des deux variables « AVG » et « AVF », reproduites dans l’annexe, font ressortir une assez nette différence entre la Grèce et le Portugal en ce qui concerne les projections des agriculteurs et de leurs conjoints vers l’avenir. Si l’on confronte la répartition de ces fréquences avec celle des fréquences de la variable « CLI » sur la conflictualité de la vie sociale locale, il semble légitime de se demander si l’on n’a pas affaire à une différence significative entre les deux pays sur la question, au demeurant controversée, du « familialisme amoral » (Banfield, 1958). 7. Cette configuration se retrouve aussi en Espagne, pays où l’on assiste actuellement à une réactivation de l’exploitation agricole capitaliste par le recours à la main-d’œuvre immigrée. 8. Les données de l’enquête pour l’Italie se concentrent sur deux terrains seulement, situés dans des régions de la « troisième Italie », le Piemonte et le Venetto. Ils ne captent que très partiellement la diversité agraire de ce pays, raison pour laquelle nous précisons « Italie du Nord ». 9. Cette variable a été calculée par J.-P. Billaud et utilisée dans sa contribution au Tome I de L’agriculture familiale. Une réalité polymorphe, H. Lamarche, (Coord.), Paris, L’Harmattan, 1991. 10. L’analyse factorielle de correspondances présente souvent l’inconvénient de restreindre le cadre de l’analyse des données à des catégories dichotomiques réductrices. Dans le cas présent, les deux termes de la dichotomie adoptée renvoient aux tendances opposées qui sont à l’œuvre dans le phénomène de la dualisation de la société – société « exposée » / société « repliée » – analysé à maintes reprises dans les recherches sur les actuelles dynamiques de la mondialisation. Sur les formes des inscriptions spatiales de ce phénomène voir Giddens (1987), Medeiros (1994), Veltz (1996). 11. Ce résultat de l’analyse comparée mériterait d’être approfondi, surtout en ce moment où l’on s’interroge sur les contours assez flous des « frontières » de l’Europe. Des recherches plus suivies sur l’« européanité » comme processus constitueraient un contrepoint utile aux thèses substantivistes sur l’espace européen. 12. Pour la liste des variables utilisées dans les analyses qui précèdent, se reporter à l’annexe. 13. Voir les tableaux NDP, C65 et C651 dans l’annexe. Liste des tableaux de fréquences des variables utilisées dans les analyses des données.

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RÉSUMÉS

L’objet de cette recherche est de caractériser et de comparer les différents types d’ancrages et d’appartenances des agriculteurs grecs et portugais dans leurs sociétés locales, à partir des données de l’enquête sur les exploitants agricoles réalisée dans le cadre du Réseau européen d’analyse locale comparée des exploitations agricoles (REALCEA). Les principaux résultats de l’analyse présentée ici font apparaître des similitudes remarquables entre les situations des agriculteurs grecs et portugais, notamment celles qui soulignent les positions « semi- périphériques » des agricultures de ces deux pays dans l’Union européenne. La comparaison des situations de ces deux pays avec celles de la France et de l’Italie du Nord, plus représentatives du score de l’agriculture européenne, permet de vérifier ce résultat ; mais elle permet aussi de faire ressortir les différences qui distinguent assez nettement chacun des quatre cas étudiés. D’après les indicateurs de cette différenciation, la situation des agriculteurs grecs serait plus proche de celle des agriculteurs de l’Italie du Nord que celle des agriculteurs portugais, tandis que ceux-ci se rapprocheraient davantage des français que de leurs homologues grecs.

The aim of this study is to characterise and compare different types of bases and affiliations for Greek and Portuguese farmers in their local communities. It is based on farming data collected in the context of the European network of comparative local analysis of farming (REALCEA – Réseau européen d’analyse locale comparée des exploitations agricoles). The main findings shown here reveal remarkable similarities between conditions for Greek and Portuguese farmers, in particular those which emphasise the “semi-peripheral” positions of agriculture in both these European Union countries. Further comparison of these two countries with France and Northern Italy, which are even more representative of European agriculture, verifies this result, whilst clearly drawing out the distinct differences of each of the case studies. According to indicators of this differentiation, the situation for Greek farmers is more similar to that of Northern Italian farmers than to Portuguese farmers, the latter being closer to the French than their Greek counterparts.

INDEX

Index géographique : Grèce Mots-clés : Agriculture

AUTEUR

FERNANDO MEDEIROS Cnrs, université de Paris X-Nanterre

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Les conflits pour l’eau en Étolie- Acarnanie Chocs entre État et initiative individuelle, émergence d’une identité régionale

Michel Bouillet

Un potentiel hydraulique abondant 1 Le nome (département) d’Étolie-Acarnanie, 228 180 habitants au recensement de 1991, est situé sur la façade occidentale de la Grèce. Il présente un caractère relativement peu courant dans le monde méditerranéen par l’abondance de ses ressources hydriques naturelles. En effet, sur ses côtes son climat est tempéré par l’influence adoucissante de la mer Ionienne, tandis que la continentalité affecte les montagnes et les bassins intérieurs (plaine d’Agrínio, vallée du Bizákos). Les températures sont caractérisées par des amplitudes notables : 11°1 pour la moyenne du mois le plus froid et 23°3 pour le plus chaud à Agrínio. Toutefois, en raison des variations inter- annuelles très importantes, les minima et les maxima absolus y sont de – 7°3 et de + 44°8. Cette ville par temps de canicule est une véritable fournaise, phénomène habituel en Grèce continentale.

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2 Les dépressions hivernales sont gages de précipitations abondantes sur la façade maritime. Bien orientées face aux flux de sud-ouest, les stations d’Ákti et de Naupacte reçoivent en moyenne respectivement 930 et 944 mm d’eau par an alors que Missolónghi ne bénéficie que de 737 mm et qu’Agrínio monte à 1 027 mm, profitant du microclimat plus humide engendré par la proximité du lac Trichonída. Ces valeurs sont supérieures à celles relevées sur le versant égéen (340 mm à Athènes, 416 à Salonique) et dans le Péloponnèse (616 mm à Pátras). Les précipitations se répartissent sur l’année selon un schéma HAPE. Á Ákti, 80 % de la quantité d’eau annuelle tombe entre octobre et avril. Néanmoins, les précipitations sont encore à craindre en mai et les orages d’été peuvent être redoutables, en dépit d’une aridité dominante en saison chaude1. Les chutes de neige sont rares et de faible abondance en plaine, mais habituelles et beaucoup plus conséquentes en altitude : la route de Thérmo à Proussós est fréquemment coupée en hiver. 3 Les montagnes ont donné naissance à des cours d’eau torrentiels d’orientation subméridienne, à savoir d’ouest en est, l’Achelóos (220 km de long, deuxième fleuve hellénique, artère principale du nome et limite historique entre l’Étolie et l’Acarnanie), l’Évinos (40 km) et le Mórnos (70 km). S’ajoute le plus vaste ensemble lacustre du pays, avec une superficie supérieure à 145 km2 (24 % du total grec), dont les lacs Trichonída (le plus étendu du pays avec 95,84 km2, profondeur maxima : 57 m), Amvrakía, Lysimáchia et Ozerós, complété par trois lacs artificiels sur l’Achelóos : Kremastá, Kastráki et Strátos (près de 51 km2). L’Étolie-Acarnanie peut prétendre au titre de « château d’eau de la Grèce ». Pour l’ensemble de la Grèce occidentale, l’écoulement superficiel se monte à 20,2 km3, soit près du tiers de l’ensemble de l’Hellade2, sans compter les réserves souterraines évaluées à 0,13 km3. 4 Ce potentiel hydraulique exceptionnel a été exploité traditionnellement selon des techniques rudimentaires étonnantes en milieu méditerranéen, ailleurs si propice à l’ingéniosité dans le développement de techniques complexes d’irrigation.

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Des techniques individuelles, rudimentaires et ingénieuses 5 Ces techniques ont été développées à l’initiative du paysan, comme le notait déjà le perspicace Edmond About en 1854 : « Les paysans grecs sont très habiles à tirer parti du moindre ruisseau pour arroser leurs plantations3 .» Déjà à l’époque, les moindres sources dans les séries de flysch4 étaient captées et dirigées vers les minuscules champs, installés sur des replats naturels ou des terrasses. Aujourd’hui, les tuyaux en plastique ou les canalisations métalliques à raccords rapides serpentent le long des chemins rocailleux du Makrynóros ou de la haute Trichonide et les anciennes rigoles sont parfois encore utilisées, même si elles sont rarement empierrées. Ici, au sud du Pinde et dans son piémont, l’eau sourd en de nombreux points, jamais en grande quantité (on est loin des exurgences des pays calcaires), mais finalement de manière abondante et pérenne. Le sous-peuplement du Váltos et de la haute Trichonide5 peut expliquer le caractère rudimentaire de cette forme d’irrigation. Une technique plus élaborée, à l’image du dir d’Afrique du Nord ou des parats catalans, comportant des rigoles maçonnées6, aurait nécessité une organisation sociale plus collective et une main-d’œuvre plus nombreuse. L’ensemble de la communauté clanique se déplace encore au gré des pâtures, vivant dans des kalyves, cabanes temporaires faites de roseaux ou de bois. C’est bien un nomadisme dans un cadre familial – et non une transhumance – qui a persisté tardivement dans le Makrynóros. Il était hors de question de se livrer à un travail collectif de longue haleine tel que celui nécessaire à l’élaboration de systèmes d’irrigation complexes. Dans le Krávari, montagne-refuge plus densément peuplée, l’étroitesse des terroirs et l’individualisme ont constitué un frein à l’entreprise de grands travaux au sein de montagnes-refuges, où, du temps de la turcocratie, un raid des Turcs ou des Albanais n’était pas à exclure. 6 Dans les bassins intérieurs du Xirómero calcaire, Heuzey (1860) décrit les loútses, dolines ou vastes trous d’eau creusés à main d’hommes, remplies par les pluies d’automne et d’hiver et utilisées l’été à abreuver les troupeaux ou à arroser les champs. Cet apport est indispensable au printemps lors du repiquage des jeunes plants de tabac. La terra rossa assure leur imperméabilité, complétée souvent par des feuilles de plastique agricole. Ces installations modernisées sont toujours en usage avec des pompes mobiles installées aux prises de force des tracteurs qui assurent le transport de l’eau à travers des tuyaux métalliques à raccords rapides vers les champs. 7 Un système agro-sylvo-pastoral montagnard à la recherche d’un équilibre, par définition instable, s’est instauré au fil des siècles dans le cadre de la communauté villageoise sur la base de la liberté et de la solidarité familiales. Le but est de récolter sur sa propriété, grâce à l’eau don du ciel, d’abord de quoi nourrir la famille, ensuite seulement des produits échangeables. Le monde extérieur proche était considéré comme a priori hostile : monde des plaines occupées par les Turcs jusqu’à l’indépendance, puis par les grands propriétaires, peuplé de rayas 7 méprisés ; monde d’où venaient les collecteurs d’impôts et l’autorité étatique ; enfin, monde paludéen, malsain, à l’air vicié générateur de toutes les maladies. 8 Le peuplement progressif des plaines s’effectue sous l’impulsion d’une violente poussée démographique qui chasse des montagnes nombre d’hommes contraints au travail d’un lopin en plaine loin du village, ou encore dans le bas terroir de la commune si celle-ci en dispose8. L’eau est ici une ressource abondante à partir des sources captées et dirigées grâce à un réseau de petits canaux maçonnés, remarqués déjà par Bazin (1864) sur la rive méridionale du lac Trichonída. Elle provient également de la bonification

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aux XIXe et XX e siècles des vastes marécages occupant la plaine centrale étolienne, aujourd’hui traversée par un réseau de canaux et vouée au tabac et au maïs. Enfin, les lacs sont abondamment utilisés par des stations de pompage individuelles et parfois même, comme c’est le cas au bord du lac Amvrakía, les cultures en occupent à la belle saison les rives laissées libres par le retrait des eaux. Il est à souligner que ce travail est le fruit essentiellement des efforts individuels ou de communautés villageoises. Ainsi, la vision du monde engendrée par le système agro-sylvo-pastoral s’est-elle maintenue en plaine dans un cadre spécifiquement agricole et spéculatif, amplifiée par l’émigration lointaine vers les villes étolo-acarnaniennes, Athènes ou l’étranger. Le cœur en est constitué par la maîtrise de l’apport hydrique indispensable pour passer l’été et pour nourrir les jeunes plants de tabac, spéculation primordiale du nome, ainsi que par la prééminence de l’effort individuel reposant sur une conception viscérale de la liberté et une méfiance séculaire à l’égard de l’État. Les grands travaux d’aménagement hydraulique : satisfaire des besoins nationauxL’aménagement de l’Achelóos de 1918 à 1989 : le choc de la modernité 9 Les tout premiers grands travaux intéressent l’Achelóos, artère centrale du nome d’Étolie-Acarnanie. L’objet des concepteurs n’était pas tant d’irriguer, contrairement aux aspirations des agriculteurs locaux, que d’assurer la régularité de la production hydroélectrique9, en maîtrisant les très fortes variations saisonnières et inter-annuelles du débit d’un cours d’eau méditerranéen. 10 Les premiers projets d’aménagement hydroélectrique du fleuve datent des années 1918 à 1921, mais c’est seulement en novembre 1961 que le premier coup de pioche fut donné, pour un chantier achevé en 196610. Le coût total du barrage et de l’usine hydroélectrique de Kremastá s’est élevé à 81 770 000 dollars. Somme considérable, qui, pour être remboursée, nécessite d’exporter du courant. Les départements montagnards de Grèce occidentale sont incapables d’absorber une production prévue de 1 430 GWh. L’éloignement des centres de consommation a imposé l’édification de lignes à haute tension, vers le nord et l’ouest. Les impératifs de rentabilité financière ne passaient pas par l’Étolie-Acarnanie, espace transparent de ce point de vue. 11 Kremastá a été construit à l’entrée des gorges du même nom, solidement appuyé sur des assises calcaires. D’une hauteur maxima de 160,3 m et d’une longueur de 287 m, il développe un lac artificiel de 80 km2, contenant un volume de 4 500 millions de m3 d’eau, remontant en trois branches vers l’amont de l’Achelóos, de l’Agrafiótis et du Tavropós. C’est le deuxième lac du nome derrière Trichonída. 12 L’aménagement de l’Achelóos a été poursuivi, de 1965 à 1969, par la construction, à l’aval de Kremastá, du barrage de Kastráki, de dimensions plus modestes. Construit en terre, tandis que le précédent est un barrage-voûte en béton armé, il développe une hauteur de 95 m. Il a ennoyé le moyen Achelóos et le bas Bizákos, formant un lac de 28 km2, d’une capacité de 900 millions de m3. 13 Enfin, 8 km au sud de Kastráki, l’ouvrage de Strátos a été commencé en 1981 par une entreprise grecque de terrassement, qui a dû abandonner le chantier au bout de deux ans et demi, suite à des problèmes de trésorerie. Il a été achevé par l’entreprise italienne Torno, et les deux tranches que comporte l’installation électrique ont débuté la production en 1988 et 1989. Haut de 26 m, son lac réservoir contient 80 millions de m3 et s’étend sur 7,4 km2. 14 La capacité de production électrique étolo-acarnanienne représente, avec 921,5 MW, 10 % du potentiel national. Les trois barrages édifiés sur l’Achelóos en constituent la

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quasi-totalité : Kremastá, en amont, possède l’usine hydroélectrique la plus importante avec 437 MW, Kastráki figure au deuxième rang avec 320 MW et enfin Strátos, en aval, aligne 156 MW. L’ensemble atteint 37 % de la puissance hydroélectrique installée en Grèce, faisant du département le premier du pays et le second pour la fourniture de courant électrique, toutes origines confondues, si l’on compte les installations thermiques, loin derrière Kozáni, animé par le lignite de Ptolemaïda (4 481 MW). 15 La production, pour importante qu’elle soit, n’atteint pas les prévisions du fait de l’insuffisante alimentation hydrique des turbines. Ainsi, le niveau de l’eau dans le réservoir de Kremastá se situait, en 1993, à 20 mètres en-dessous de la normale. De même, la capacité annuelle annoncée pour Strátos de 400 GWh, n’a pas été approchée : en 1992 les deux unités, Strátos I et II, ont fourni 183 GWh. 16 Il faut souligner que l’aménagement de l’Achelóos est à l’origine de mouvements de population significatifs affectant les communes bordières entre 1960 et 1989. La commune d’Ághios Vassílios disparaît, alors que cinq autres perdent leurs meilleures terres cultivables avec l’édification de Kremastá11. La population est transférée principalement dans la plaine d’Agrínio. Comme dans les années 1923 à 1928 avec l’installation des réfugiés d’Asie Mineure et du Pont, le barrage, en liaison avec le risque sismique, sert de justification à une politique autoritaire d’aménagement du territoire pour l’ensemble des communes du haut Váltos et de Parakambylie12. Après la mise en eau de Kremastá, et pendant la dictature des colonels, les déplacements se multiplient13. Ils se poursuivront jusque dans les années quatre-vingt et toucheront au total 2 077 familles ayant obtenu des prêts ou des aides à la mobilité et à la réinstallation14. D’autres villages sont complètement destructurés. Ainsi, le barrage de Kastráki ennoie Babalió et une partie d’Amoryianí. Babalió perd la moitié de sa population entre 1961 et 1971, le reste étant regroupé au chef-lieu. Amoryianí est restructurée autour du nouveau village, qui voit sa population augmenter de 8 % dans le même temps, pendant que ses hameaux de Malatéïko et Prantikó s’effondrent, perdant 80 % de leurs habitants. 17 Le bilan démographique fait ressortir la déperdition accélérée des communes dont une partie de la population a été dirigée hors de leurs limites administratives : elles ont perdu en moyenne 56 % de leur population entre 1961 et 1991. Á l’inverse, les villages déplacés à l’intérieur du finage communal ont ralenti significativement leur déclin : la diminution a été limitée à 11,5 % durant la même période15. En outre, parmi les communes du Váltos exclusivement situées en altitude – entre 500 et 740 mètres – Alevráda, Petróna et Tríklinio déclinent plus rapidement pendant la dernière période intercensitaire – et elles sont aujourd’hui moribondes – que Vrouvianá et Perdikáki qui n’ont pas été l’objet d’une planification des départs. Un tel bouleversement humain induit par les grands travaux étatiques a été considéré comme le prix à payer pour l’industrialisation du pays. Certes, une partie des populations déplacées a pu trouver des terres irrigables et mieux valorisables, mais le reste (la majorité ?) était définitivement déracinée. 18 L’irrigation à partir des lacs-réservoirs est strictement réglementée. La prise d’eau individuelle est interdite, et la loi est respectée. L’eau est vendue à bon marché par les GOEV16 aux exploitants, pour couvrir les frais d’entretien des canaux17. Les agriculteurs de la plaine d’Agrínio et du couloir étolien bénéficient d’apport d’eau évalué à 250 millions de m3. Cependant celui-ci ne va pas sans difficulté. Les relations entre les différents partenaires se sont dégradées sur fond de concurrence pour une ressource

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raréfiée par des années successives de moindre pluviométrie et par une demande croissante provoquée par les besoins antagonistes de cultures de plus en plus massivement irriguées et d’une régulation des cours du fleuve de plus en plus difficile à obtenir pour assurer le bon fonctionnement des turbines, alors que la demande de courant électrique explose. Il s’ensuit des désillusions de la part des agriculteurs se manifestant par des refus de payer l’eau et la cotisation au TOEV, ainsi que par des actions en justice intentées par les syndicats locaux à la DEI18 afin de l’obliger à restaurer les canaux passablement dégradés faute d’un entretien régulier, comme à Lepenoú en 1997. 19 Ainsi, le passage d’un système d’apport d’eau « traditionnel » à un système « moderne », imposant une cogestion entre utilisateurs privés et société publique par l’intermédiaire d’organismes paritaires ne s’effectue pas correctement. À l’origine des conflits se posent les questions complexes de la charge de chacun dans l’entretien des canaux. La dilution des responsabilités entre les partenaires à un moment où le monde agricole subit une mutation profonde et une baisse conséquente de ses revenus liée à la baisse des prix et au désengagement de l’État imposé par la volonté affichée d’intégration à l’Union européenne, dilution favorisée par des gestions souvent laxistes de la part des organismes étatiques, a provoqué des situations inextricables se manifestant par les refus de paiement ou les actions en justice, mais également par des levées de fourches périodiques, comme celles de l’hiver 1996. Au quotidien, la réaction des exploitants agricoles consiste au repli sur soi en forant son propre puits sans en référer à quiconque, retrouvant instinctivement les réflexes ancestraux. Des grands travaux contemporains inadaptés aux nécessités locales 20 Depuis l’achèvement des barrages sur le territoire étolo-acarnanien, le cours de l’Achelóos a été l’objet de nouveaux travaux sur son cours supérieur dans les départements de Tríkala et de Kardítsa. Deux nouveaux barrages sont en construction à Mesochóra et à Sykiá, afin d’alimenter deux nouvelles usines hydroélectriques. Un cinquième à un tiers des eaux de l’Achelóos doit être détourné par un tunnel de dérivation vers la plaine thessalienne, afin de satisfaire les besoins hydriques des planteurs de coton et des citadins. Ces ouvrages ont été partiellement financés par la CEE dans le cadre du PIM19 Grèce Centrale, et non dans celui concernant la Grèce occidentale, lequel avait prévu des travaux de bonification dans la plaine du Lessíni, c’est-à-dire du bas Achelóos. La contradiction entre ces deux catégories de projets, demandeurs de la même eau du fleuve, laisse songeur quant à la cohérence de la vue d’ensemble. 21 Le deuxième grand ouvrage affectant l’Étolie-Acarnanie barre le cours amont de l’Évinos à Ághios Dimítrios et permet le détournement des eaux vers le Mórnos par un tunnel de dérivation sous le Tsekoúra. Le collectage des eaux doit s’effectuer dans l’actuel lac-réservoir de Guióna en Phocide. De là, elles sont acheminées depuis 1985 par un aqueduc vers Athènes. 22 Les études sur le terrain ont débuté en 1991, les travaux l’année suivante et sont en voie d’achèvement en 1997. Le consortium international assurant les travaux emploie pour partie des Étolo-Acarnaniens, mais également des Colombiens, embauchés pour la circonstance. Après cinq années de travaux ayant transformé la route qui monte du delta du Mórnos, où se trouvent les stations de concassage alimentant les stations à béton à Ághios Dimítrios, en un enfer de poussières et de trafic, le réseau routier s’est nettement amélioré. Les pistes cèdent la place à des voies goudronnées.

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23 La question de l’eau en Étolie-Acarnanie se pose selon trois axes : l’eau pour l’irrigation, l’eau pour la consommation urbaine et industrielle et enfin le problème du traitement et de l’évacuation des eaux usées. 24 Les terres irrigables sont effectivement irriguées à 93 %, soit une superficie de 477 320 strémmata20. Le bas prix de l’eau, l’abondance de la ressource naturelle locale et l’extension de cultures gourmandes en arrosage, notamment le maïs encore fréquemment aspergé au canon à eau, y compris dans la plaine d’Agrínio, ont concouru à accroître la demande et par conséquent à engendrer la question de l’eau, accentuée par les années 1990 à 1993 particulièrement arides. 25 Les adductions d’eau atteignent désormais 97 % de la population du nome. Toutes les villes et bourgades de quelque importance sont reliées à un réseau. L’eau est distribuée par des services publics dépendant des collectivités locales, à l’image de la DEYAA d’Agrínio et des huit syndicats intercommunaux21. Les problèmes résident dans l’archaïsme des captages de Korpí et d’Achyrá en Acarnanie, en l’absence de source suffisamment abondante sur le versant du golfe d’Ambracie (ce qui obligerait à la construction d’un aqueduc depuis l’Achelóos), dans la pénurie estivale en montagne, quand la saison sèche se combine avec un afflux de résidents secondaires, ce qui provoque des coupures d’alimentation, et dans la mauvaise qualité de l’eau, source de plaintes de la part de plusieurs communes. 26 Ainsi, désormais se posent des problèmes qualitatifs : la modernisation du réseau passe avant son allongement. Elle doit permettre d’éviter les pertes, de satisfaire le consommateur été comme hiver, d’améliorer le goût et la qualité bactériologique de l’eau. Cependant, ces travaux sont coûteux. Il est nécessaire de mobiliser des crédits sans que le retour sur investissements ne soit assuré à brève échéance. C’est ce lieu commun de tout progrès technique généralisé à l’ensemble de la population, qui définit la problématique actuelle des infrastructures étolo-acarnaniennes. Au nom de l’égalité de tous devant la disponibilité en eau et de l’économie d’une ressource aussi précieuse, il faut répartir les charges le plus largement possible, donc augmenter les tarifs, et planifier les travaux de la manière la plus rationnelle possible. Les autorités locales sont placées désormais devant l’obligation de prendre des mesures impopulaires. 27 L’insuffisance des installations d’épuration des eaux usées est flagrante. Seule Missolónghi s’est dotée d’un système d’évacuation entre 1972 et 1975, car il était inclus dans un vaste plan de bonification des terres de la commune et de Paracheloïde, ce qui était beaucoup plus important pour assurer une clientèle reconnaissante aux autorités de l’époque. Les travaux avaient été confiés à l’entreprise EDOK-ETER AE, qui a réalisé la dérivation du lac Lysimáchia vers la Paracheloïde. Mais la cité ne dispose toujours pas d’une station moderne de retraitement et d’élimination des déchets. La pollution du golfe d’Ambracie et des lacs où arrivent les rejets urbains, notamment ceux d’Agrínio déversés dans le lac Lysimáchia, n’est pas évaluée de manière suffisamment systématique ni transparente. Les données publiées sont d’une extrême minceur22. Néanmoins, ce problème existe. Il est évoqué très succinctement dans des rapports d’études23 et plus précisément par nombre d’interlocuteurs sur le terrain. En outre, on peut le remarquer par de simples observations de bon sens. Néanmoins, la commune d’Agrínio avait en projet en 1993 la construction d’une station d’épuration. 28 Le rejet de polluants d’origine agricole est implicitement reconnu à l’occasion de problèmes rencontrés à l’exportation par l’Organisme National du Tabac, par exemple, qui met en évidence l’abus d’utilisation des produits phytosanitaires, objets d’une

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propagande aiguë auprès des agriculteurs. Si leur présence anormale a été déterminée, où va le surplus non absorbé par les plantes ? La prise de conscience écologique est patente parmi une fraction de la population. Les premiers ont été les jeunes et certains responsables locaux sensibles au rôle que pourrait jouer le tourisme dans l’économie locale. Ensuite les agriculteurs (comme, par exemple, ceux de la commune de Neochóri en Paracheloïde qui manifestent leur colère devant la mauvaise qualité de l’eau en refusant de régler la facture présentée par la TOEV et comme à Lepenoú) effectuent leurs propres forages sauvages. Cependant, ils sont sensibilisés à la qualité de l’eau essentiellement en raison de ses incidences économiques. Ils jugent leur production invariablement propre et saine. Ce thème, jusqu’à présent électoralement peu porteur, n’a pas encore engendré de mesures notables de la part des autorités, ne serait-ce que pour prendre conscience de l’étendue du problème. La montée récente du sentiment régionaliste 29 Il est incontestable que l’Étolie-Acarnanie a beaucoup plus donné que reçu dans la course à la modernité menée autoritairement par les gouvernements grecs. 30 On vient de voir l’influence décisive des grands travaux sur l’exode rural, avec la déstructuration des terroirs communaux partiellement noyés par les eaux des réservoirs. Si certains ont rebâti leurs activités autour des villages reconstruits, comme à Amoryianí, d’autres ont réalisé les indemnités attribuées par l’État, correspondant, en moyenne, à une maison et dix strémmata, pour acheter un appartement à Agrínio ou à Athènes. Soit ils y ont installé leur nouvelle activité, soit ils en ont tiré un loyer. L’effet des aménagements hydrauliques ne correspond pas à ce qui avait été prévu par leurs concepteurs. Il n’est pas non plus entièrement négatif, comme tenterait de la laisser penser tout un courant écologiste, mais il doit être compris comme l’irruption de la modernité parmi des communautés rurales non préparées. La vallée de l’Achelóos se définit comme le « couloir de la modernité » perceptible, pas tant dans les chiffres d’évolution de la population, que dans les paysages où les terroirs semblent mieux exploités qu’ailleurs et laisser plus de place à de nouvelles spéculations. Les agriculteurs y manifestent une réactivité dynamique aux changements. Déjà, les descendants de réfugiés installés à Kypséli ont-ils réussi à avoir le quasi-monopole de la culture des fraises dans le nome. Plus récemment, des exploitants de Lepenoú se sont regroupés, hors des cadres coopératifs traditionnels, par affinités familiales et amicales, en une véritable « paréa productive 24 » pour réorienter une partie de leur production vers la culture des asperges destinées à l’exportation vers Munich par l’intermédiaire d’une connaissance installée là-bas. 31 Les réactions de la population rurale peuvent se répartir dans un premier temps entre des comportements négatifs et revendicatifs d’une part (procès25, refus de paiement de l’eau, dénigrement des TOEV, manifestations violentes et spontanées à l’occasion d’un mouvement national à propos de problèmes généraux du monde agricole) et des comportements positifs (recherches personnelles de méthodes d’irrigation moins gourmandes, forages individuels, réorientation des activités productives). Il convient de remarquer – et cela rejoint les remarques de M. Sivignon à propos des producteurs de coton de Pharsale26 – que les pouvoirs publics sont étrangers à ces réactions positives. Il est à noter également que les considérations de protection de l’environnement ne sont pas mises en avant et c’est incidemment que certaines mesures, comme le recours au goutte-à-goutte, sont adoptées, tandis que d’autres, dangereuses à terme, comme les forages individuels, se développent dans un même

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temps. D’ailleurs des cas de salinisation des terres à cause de ce procédé sans contrôle ont été signalés en Paracheloïde. 32 Néanmoins, les mentalités ont évolué depuis la construction du barrage de Kremastá. Quelles furent les réactions des populations à l’époque ? Une réponse précise est bien difficile à fournir. Toutefois, d’après les témoignages recueillis sur le terrain, il semble bien que la résignation fut de mise dans les années soixante et soixante-dix, à part quelques résistances individuelles présentées par des tenants de « l’archaïsme ». Cela paraît vraisemblable, tant la pression idéologique était puissante sur des populations accoutumées à subir les décisions de pouvoirs économiques et politiques lointains. 33 Dans les années quatre-vingt, la construction de Strátos a donné lieu à des manifestations. La destruction de bonnes terres, portant des cultures rémunératrices telles que le tabac, le maïs ou les fruits et légumes, est devenue un thème plus mobilisateur que la perte de maigres champs en polycultures. Mais un thème nouveau est apparu au grand jour à cette occasion, avec l’intervention d’écologistes allemands : la dégradation irrémédiable de biotopes naturels, tels que le delta de l’Achelóos, lieu d’hivernage de nombreuses espèces d’oiseaux migrateurs, ou les rives marécageuses du fleuve. Cependant, le barrage a été construit. 34 Dans les années quatre-vingt-dix, l’hostilité de la population se manifeste par des inscriptions vengeresses sur les murs, telle celle relevée à Ághios Dimítrios : « L’Évinos est parti, il est temps pour vous de partir. » Elle participe de deux registres : l’angoisse d’une pénurie du précieux liquide obérant les efforts des agriculteurs, et la destruction d’un patrimoine écologique d’autant plus précieux qu’il intéresse des étrangers. Cette conception patrimoniale du milieu s’inscrit dans une quête des racines perceptible dans les comportements et les paysages. Par exemple, pour ce jeune commerçant installé dans son village d’origine du Váltos après avoir poursuivi des études et avoir vécu quelques années à Athènes, et qui explique son retour au pays par le rapprochement avec un mode de vie moins trépidant et un cadre de vie moins pollué, même si cela doit lui coûter une perte de revenus. On peut le remarquer encore à travers l’effort architectural consenti par les bâtisseurs de maisons individuelles ou par les restaurateurs de chapelles ruinées, tous respectueux d’un style traditionnel et tournant le dos aux mornes cubes de béton qui firent florès pendant des décennies. La question de l’eau est en outre accentuée par une succession d’années moins pluvieuses et par des pompages croissants – pratiquement jamais remis en cause par les exploitants eux- mêmes. 35 La réalisation dans ce contexte des grands travaux de détournement de l’Évinos vers le Mórnos et d’une partie du haut Achelóos vers la plaine thessalienne, auxquels est venu s’ajouter le projet grandiose d’aqueduc qui doit apporter l’eau du lac Trichonída vers Athènes27, a pour effet de provoquer une situation explosive en ajoutant une dimension politico-identitaire. Le rejet de ces grands chantiers est massif – à la ville comme à la campagne – comme si désormais la subordination des intérêts étolo-acarnaniens à l’intérêt général et la soumission aux oukases des pouvoirs extérieurs étaient des états de fait révolus. On s’oppose à la dispersion du patrimoine hydrique considéré comme appartenant aux riverains également au nom d’une identité étolo-acarnanienne. Cette identité a longtemps été perçue de manière très floue pour une région ni épirote, ni moraïte, mais confondue dans un vaste espace montagnard rouméliote. Aujourd’hui cette population n’est plus majoritairement montagnarde et rurale, mais elle a participé du mouvement de migration vers les plaines et elle s’est urbanisée. Si on peut

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s’interroger sur la part des lobbies agricoles thessaliens dans le processus décisionnel du déversement des eaux de l’Achelóos28, l’opposition est générale à la livraison de ce patrimoine aux habitants du versant égéen. Le sentiment d’appartenir à une région oubliée, périphérique, se trouve résumé par une banderole placée par les autorités communales du village de Pentálofo (rive droite du bas Achelóos) en 1993. On peut y lire : « Non au détournement de l’Achelóos. Non au marasme de l’Étolie-Acarnanie. » Les habitants rencontrés adhéraient pleinement à ce slogan mêlant la question de l’eau avec les difficultés économiques, lesquelles sont évidemment plus complexes. 36 L’Étolie-Acarnanie existe, non seulement en tant qu’entité administrative, mais désormais comme unité humaine cohérente sur fond de conflit entre les intérêts du versant ionien de la Grèce par rapport au versant égéen, et pas seulement d’Athènes. La méfiance envers Athènes qui « bouffe la Grèce » m’a été maintes fois exprimée en ces termes par de nombreux interlocuteurs, mais au sentiment traditionnel de jalousie et de mépris du Rouméliote pour le Péloponnésien – que transcrit le proverbe « Toutes les pierres que Dieu avait, il les a toutes jetées en Roumélie, et la terre il l’a gardée pour la Morée29 ! » – s’ajoute le ressentiment à l’encontre des Thessaliens censés avoir été favorisés. Á la question juridique posée par le droit des populations riveraines à garder le bénéfice de leurs ressources naturelles, se superpose l’affirmation d’une identité, dont le préalable suppose toujours la différenciation par rapport à ses voisins. L’étude d’un tel phénomène ne peut guère reposer sur des données quantifiables en l’absence d’étude sociologique approfondie, c’est néanmoins une réalité perceptible par le géographe de terrain. Il permet d’évoquer à bon droit la naissance d’un régionalisme étolo-acarnanien.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Les variations inter-annuelles sont importantes également. La sécheresse de 1989 a été durement ressentie, d’autant que 1990 est resté en deçà de la moyenne décennale, et que l’année a été caractérisée par un effondrement des pluies en janvier, traditionnellement le mois le plus arrosé. Le manque d’eau est le premier sujet d’inquiétude durant les années 1990-1993, particulièrement en Acarnanie, remettant en cause les efforts de développement fondés unanimement sur l’irrigation. Les années 1995 à 1997 plus conformes ont quelque peu rasséréné les esprits. 2. Chiffres fournis par L. Davy (1990), p. 99. 3. E. About (1907), p. 96. Le célèbre auteur du Roi des montagnes fut l’un des plus lucides observateurs de la Grèce au milieu du XIXe siècle. 4. Formation rocheuse constituée d’une alternance de lits calcaires perméables et de lits marneux, souvent gréseux imperméables, présentant un aspect de mille feuille. 5. La densité de population est partout inférieure à 19 hab./km2. 6. J. M. Bernabé Y Maestre (1989). 7. Terme dépréciatif d’origine ottomane désignant les sujets non musulmans de l’Empire. Ici, par extension dans le vocabulaire populaire, il qualifie péjorativement les paysans sédentaires des plaines par opposition aux pasteurs nomades ou semi- nomades. 8. C’est le cas des communes bordières au sud du lac Trichonída, tandis que les Kravarites doivent s’expatrier, à l’instar des habitants de Livadáki (anciennement Avórani) s’en allant fonder Néa Avórani près d’Agrínio et conservant le nom originel de leur village. 9. Pour couvrir les besoins de la Grèce, pauvre en ressources énergétiques, et pour exporter du courant électrique contre des devises. 10. Pour expliquer ces soixante ans d’écart entre les premières études et le début de la réalisation du barrage de Kremastá, il suffit de se rappeler l’histoire tourmentée de la Grèce entre la Grande Catastrophe d’Asie Mineure et la guerre civile. La région a été en outre un lieu d’affrontement entre les résistants et les troupes d’occupation durant la guerre et entre les partisans communistes et les troupes royales pendant la guerre civile.

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11. Il s’agit des villages de Tríklinio, d’Alevráda, sur la rive droite de l’Achelóos, et d’Agalianós, de Psilóvrachos et de Charavghí, sur la rive gauche de la Mégdovas. 12. E. D. Karaghéorgou (1966) : « Il est urgent de trouver un nouveau lieu sûr avant que les hommes n’éprouvent le besoin de quitter le village [de Tríklinio] et de s’expatrier dans les centres urbains ou à l’étranger. » 13. Ainsi, par décision ministérielle du 18 juin 1969, 185 habitants d’Alevráda et 148 de Petróna sont déplacés au hameau de Triandéïka, commune d’Eleófyto, qui voit sa population doubler entre 1961 et 1971. 14. Soit environ 9 200 personnes issues de 19 communes. 15. L’évolution moyenne pour les communes de montagne valtinotes ressort à – 31 %. 16. Organisme Général d’Amélioration Foncière, service public chargé de distribuer l’eau d’irrigation, de promouvoir et d’entretenir les canaux et de susciter les travaux de bonification. Il regroupe les organismes syndicaux locaux présents à l’échelon communal, les TOEV. 17. À titre d’exemple le tarif forfaitaire était en 1992 de 3 000 drachmes par strémma pour l’année et moitié prix si le champ était équipé d’un système d’arrosage au goutte à goutte. 18. La compagie nationale grecque d’électricité. 19. Plan Intégré Méditerranéen. 20. Le strémma est l’unité de surface couramment utilisée en agriculture, correspondant à 0,1 ha (pluriel : strémmata). 21. La DEYAA est l’entreprise publique des eaux et d’épuration d’Agrínio. 22. L’annuaire statistique pour l’année 1988 publié en 1990, ne mentionne pour les rejets dans les fleuves et les lacs, que quelques éléments mesurés sur l’Achelóos à Kastráki, soit à l’amont des principales zones de rejets agricoles et urbains. Rien sur le lac Trichonída ! Dans ces conditions, la qualité de l’eau apparaît relativement satisfaisante (p. 54). 23. Par endroits dans K. Arvanítis et A. Gatzélia (1990). 24. Je construis cette expression à partir du mot paréa désignant en grec le groupe de copains ou d’amis, mais dont la réalité est intraduisible en français. Elle ne correspond pas exactement à une amicale qui suppose un centre d’intérêt a priori. 25. Par exemple procès au civil d’un TOEV d’une commune proche d’un lac artificiel contre la DEI pour obtenir un meilleur entretien des canaux d’irrigation contractuellement à la charge de la compagnie d’électricité gestionnaire du barrage. Dans d’autres cas, des TOEV intentent des actions en récupération des sommes dues par des adhérents mauvais payeurs. 26. Voir M. Drain (dir.) (1996). 27. Avec le retour d’une pluviométrie plus abondante en 1994 et 1995, ce projet serait abandonné. 28. Ainsi, lors du débat parlementaire sur le vote du budget 1997, retransmis par la télévision en décembre 1996, un député thessalien de la majorité s’est-il félicité de ces travaux. Ce que ses homologues des nomes occidentaux se sont bien gardés de faire ! 29. Cité par D. Loukópoulos (1983), p. 13 et que l’on peut encore entendre.

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RÉSUMÉS

L’Étolie-Acarnanie, véritable château d’eau de la Grèce dispose de ressources abondantes par ses cours d’eau torrentiels et ses lacs, lesquels couvrent un quart de la surface lacustre hellénique. Sont venus s’y ajouter, depuis une trentaine d’années, des lacs de retenue parmi les plus imposants du pays. L’exploitation traditionnelle de l’eau était le fait de techniques individuelles, rudimentaires et ingénieuses, fruit essentiellement des efforts individuels ou de communautés villageoises. Elles consistent dans le captage de multiples sources en Étolie montagnarde et par les loútses en AcarnanieLes plaines paludéennes, progressivement drainées à partir du siècle dernier et les lacs ont permis l’extension de la culture spéculative du tabac. Plus récemment, les forages individuels ont complété le dispositif. La vision du monde engendrée par le système agro-sylvo-pastoral s’est maintenue en plaine dans un cadre spécifiquement agricole et spéculatif. Le cœur en est constitué par la maîtrise de l’apport hydrique, ainsi que par la prééminence de l’effort individuel reposant sur une conception viscérale de la liberté et une méfiance séculaire envers l’État. L’État hellénique a été le maître d’ouvrage, depuis le début des années soixante, de barrages gigantesques sur l’Achelóos notamment pour l’électrification du pays, puis en détournant une partie du flot vers la Thessalie et enfin sur l’Évinos pour pourvoir l’Attique en eau. Les besoins locaux n’ont pas été pris en compte. Le mécontentement, dépassant de beaucoup les protestations de quelques organisations écologistes allemandes, a pris des formes diverses. Les manifestations sont négatives (procès, contestation) ou affirmatives (repli sur un système de débrouillardise individuelle). Elles intègrent des revendications économiques, écologiques – essentiellement patrimoniales – et une affirmation identitaire contre Athènes et la Thessalie.

Aetolia-Acarnania, real Greece’s water tower thanks to its position on the occidental front of the country, has abundant resources with its torrential waterways and its lakes, which are covering one quarter of the hellenic lacustral surface. Since about thirty years, many dam lakes amongst the biggest of the country had been added. The traditional tapping of water was made of individual, rudimentary and clever technologies essentially fruit of individual or community efforts as part of the village. They consist in doing harnessing of multiple sources in mountainous Aetolia or in loútses in Acarnania. Marshy plains, progressively drained since the last century have allowed the extension of the speculative tobacco cultivation. More recently, individual drillings completed this apparatus. The world vision produced by the agricultural-forester-pastoral system is maintained in plains in spite of agricultural and speculative activities. In the depth of this world vision is the mastership of bringing in water, as well as the pre-eminence of individual effort based on a visceral conception of freedom and a century-old mistrust towards State. Hellenic State was the work master, since the beginning of the ‘60, for building giant dams on the Achelóos, more especially to electrify the country, afterwards to turn away a major part of the flow towards plain, and at last on the Évinos to bring water to . Local needs have been neglected. Dissatisfaction, overstepping by far protests from some german ecologist organizations, took diverse forms. Manifestations are negative (action, dispute) or affirmative (turning up an individual resourceful system). They integrate into themselves economic, ecologic – essentially patrimonial – claims and affirmation of its own identity against and Thessaly.

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INDEX

Index géographique : Grèce Mots-clés : Eau

AUTEUR

MICHEL BOUILLET Professeur agrégé

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Relations familiales et sociabilité en milieu urbain : le cas du Pirée

Laura Maratou-Alipranti et Andromachi Hadjiyanni

1 En Grèce, la population des villes a augmenté de façon brusque, en quelques dizaines d’années. Juste après-guerre, la plus grande partie de la population vivait encore dans des régions rurales et exerçait une profession agricole. Ce bouleversement rapide a pour conséquence la persistance en milieu urbain de modes de vie sociale comparables à ceux du monde rural. Sont caractéristiques de cette sociabilité : les rapports étroits d’inter-connaissance et d’entraide au sein de la communauté, les liens familiaux étroits, mais aussi l’existence et le fonctionnement de réseaux sociaux puissants, dans plusieurs domaines de la vie sociale, comme les réseaux de clientèle (Mouzelis, 1978, Tsoukalas, 1985, Damianakos, 1987).

2 Nos connaissances concernant les relations sociales en ville ainsi que l’ampleur de ces évolutions sont limitées. Les recherches en sociologie urbaine traitant des relations familiales et sociales ou, plus généralement, de sociabilité, furent, jusqu’aux années quatre-vingt, peu nombreuses. Cet article présente une partie des matériaux1 réunis lors des recherches de sociologie urbaine réalisées dans le cadre d’une collaboration franco-hellénique entre 1986 et 1992 (Cnrs, Ekke grec et université de Paris X- Nanterre). L’enquête empirique s’est déroulée dans quatre quartiers de la ville du Pirée, trois quartiers ouvriers et un quartier petit-bourgeois2, auprès d’un échantillon représentatif de huit cents individus (dont la moitié de femmes), d’âge compris entre 20 et 59 ans. Menée par questionnaire, cette investigation visait à recueillir des données portant essentiellement sur la famille, la mobilité socio-professionnelle et l’emploi. L’analyse présentée ici est plus particulièrement centrée sur deux points : d’une part, les formes de relations nouées entre générations à l’intérieur de la famille et d’autre part, les types de sociabilité qui se développent au niveau de la localité. Quelques hypothèses 3 Les quartiers ou communes de la région du Pirée sur lesquels porte notre recherche font partie du Grand Athènes, c’est-à-dire du plus grand centre urbain du pays. On a donc présumé que :

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4 1. les relations sociales des habitants au niveau local seraient limitées et d’importance relative ; 5 2. les migrants n’auraient plus de relation avec leur lieu d’origine ;

6 3. le fort pourcentage de « migrants de l’intérieur » aurait des conséquences négatives sur la sociabilité au niveau local. Ces individus seraient en rupture avec leurs réseaux familiaux et sociaux ; 7 4. sachant que le pourcentage de gens qui cohabitent avec leurs parents est devenu peu important (la famille nucléaire est actuellement le modèle dominant dans l’espace urbain) les relations entre les membres d’une même famille seraient moins étroites et les pratiques d’aide limitées. I. Installation en milieu urbain 8 L’exode rural des années soixante et soixante-dix et l’installation des migrants en milieu urbain, essentiellement à Athènes, furent un phénomène social majeur aux multiples conséquences sociales (Kotzamanis, 1997). 9 Les personnes originaires de la région de la capitale représentent 57 % des personnes interviewées, et les migrants les 43 % restants (dans deux quartiers, les migrants de première génération représentent la moitié de la population). 10 Quelles sont les raisons justifiant la présence de migrants et non-migrants dans un quartier donné ? Un fort pourcentage d’entre eux évoquent la présence de leur famille : leur famille d’origine ou celle de leur conjoint, ou celle de membres plus éloignés ; tous sont logés gratuitement par elle… (tableau 1). Ce phénomène est associé aux relations qui existent entre parents proches et même entre parents plus éloignés. Les contacts sont fréquents ; la sociabilité des migrants, on le verra, est en grande partie tournée vers la famille.

Tableau 1 : Raisons évoquées par l’enquêté pour expliquer sa présence dans un quartier donné selon son lieu d’origine (% en colonne)

Lieu d’origine

Raisons Région de la capitale Autre lieu (province) Total

d’installation N%N %N%

Les parents y vivaient 250 57,3 16 4,9 266 34,7

Il y avait de la famille 10 2,3 59 17,9 69 9,0

Loyers bas 4 0,9 5 1,5 9 1,2

Beau Quartier 12 2,3 7 2,1 19 2,5

Hasard 22 5,0 44 13,3 66 8,6

Le conjoint y vivait 54 12,5 90 27,3 144 18,9

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Il avait acheté un terrain 9 2,1 12 3,6 21 2,7

Près du travail 25 5,7 61 18,5 86 11,2

La famille a prêté 50 1,5 36 10,9 86 11,2 un logement

Total 436 100,0 330 100,0 766 100,0

11 La majorité des migrants intérieurs est installée dans la région de la capitale depuis vingt, trente et même quarante ans. Pourtant, les liens qu’ils conservent avec leur lieu d’origine restent forts. Seules 37 % des personnes interviewées considèrent la région d’Athènes comme leur lieu d’origine. Or, le pourcentage de ceux qui ont grandi dans la capitale s’élève à 57 % : non seulement ceux qui ont grandi en province, mais également une part importante de ceux qui ont grandi dans la région d’Athènes se sentent originaires d’un autre lieu que la capitale. Cela prouve les rapports étroits qui les unissent avec leur lieu d’origine et constitue un indicateur de la résistance qu’ils opposent à l’intégration dans l’espace social urbain.

12 La conservation de propriétés d’une part et le maintien des droits de vote au lieu d’origine d’autre part montrent également la force des liens avec le lieu d’origine. 17,5 % des personnes interviewées quittent leur lieu de résidence pour aller voter ailleurs lors des élections (ce pourcentage est plus élevé dans les quartiers où la présence des migrants est plus forte, comme à Kaminia : 22,5 %). Les relations de clientèle ou l’identification des Grecs à leur lieu d’origine contribuent à la pérennité de ce phénomène. 13 En examinant plus en détail la relation des migrants intérieurs avec leur lieu d’origine, on s’aperçoit qu’un très petit nombre d’entre eux (4 %) à la fois votent, se font recenser et se sentent originaires d’un autre lieu que la région d’Athènes, et sont ce qu’on pourrait appeler des provinciaux « purs ». 14 Les Piréotes ou Athéniens « purs », c’est-à-dire ceux qui n’ont aucun rapport avec un autre lieu que la capitale (voter, se faire recenser ou se sentir originaire), représentent quant à eux 35 % des interviewés. Les habitants qui conservent une relation sociale (soit voter, soit se faire recenser) ou sentimentale (se sentir originaire) avec la province dont ils sont originaires, représentent presque les deux tiers de l’ensemble des personnes interviewées. 15 Notre hypothèse selon laquelle les migrants n’ont pas conservé de lien avec leur pays d’origine n’est donc pas confirmée. Au contraire, les migrants entretiennent des liens forts avec leur lieu d’origine, que ce soit les migrants intérieurs de la première génération ou de la seconde, c’est-à-dire des personnes qui sont nées et ont grandi dans la région de la capitale. On voit donc que l’identité de la personne n’est pas seulement associée au lieu où elle est née ou a grandi. Elle dépend aussi des représentations et des valeurs qui lui sont transmises. II. Famille et sociabilité 16 Dans toutes les sociétés, la vie sociale des individus est étroitement liée à la famille. Les relations familiales composent une part plus ou moins grande de leurs relations

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sociales, comme le démontrent plusieurs recherches au niveau international (Forsé, 1991, 1993). 17 D’après nos résultats, les habitants des quartiers étudiés ont beaucoup d’activités communes avec leur parentèle. Qu’en est-il plus précisément de la fréquence des contacts entre les interviewés et leurs parents/beaux parents ainsi qu’avec les membres de leur fratrie ? 18 La distance géographique du couple avec les deux « familles d’origine » (parents et beaux-parents) conditionne le rythme des contacts. Le tiers environ des personnes interrogées vit dans le même appartement ou le même immeuble qu’une des familles d’origine. Un autre tiers vit à proximité : dans le même quartier ou un autre quartier du Pirée. Dans 15 % des cas, l’une ou les deux familles d’origine vivent en dehors d’Athènes. 19 En se mariant, une grande partie des couples du Pirée ne s’éloigne pas de leur famille. Ce fait est aussi lié au modèle et au processus d’urbanisation développé en Grèce après guerre qui ont sans doute eu une influence sur les choix résidentiels des ménages (Kayser, 1978 ; Kayser et al. 1971 ; Hadjiyannis, Maratou-Alipranti, 1995 ; Maloutas, 1995). Cette proximité avec les familles d’origine laisse supposer l’importance des contacts et des pratiques d’aide entre les deux générations. a) La fréquence des rencontres 20 Les données du tableau 2 nous indiquent que dans les cas de co-résidence ou de proximité géographique (les deux ménages habitant le même quartier), 97 % des ménages se rencontrent presque quotidiennement. Cependant, les contacts deviennent moins fréquents lorsque les parents s’éloignent, c’est-à-dire habitent dans une autre partie du Pirée ou du Grand Athènes. Même dans ce cas, plus de la moitié (53,2 %) se rencontrent plus d’une fois par semaine et 40 % se voient au moins une fois par mois. 21 Au contraire, la fréquence des contacts diminue considérablement si les parents résident en dehors d’Athènes : 83,2 % des couples les voient seulement une ou deux fois par an, pendant les vacances et les grandes fêtes. Cependant, 17 % des époux dans cette situation rencontrent au moins une fois par mois leurs parents. Généralement, il s’agit de parents résidant dans les départements les plus proches de la capitale.

Tableau 2 : Fréquence des rencontres des époux avec les parents et les beaux-parents en fonction du lieu de résidence (% en ligne)

1-4 fois Plus d’une fois 1-2 fois Total par semaine par an/rarement Lieu de résidence par mois des parents N%N%N %N%

Au moins un dans le même logement ou dans le 385 97,2 8 2,0 3 0,8 396 59,2 même immeuble ou dans le même quartier

Au moins un dans la région du Pirée / 82 53,2 61 39,6 11 7,2 154 23,0 Grand Athènes

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Aucun dans le Grand Athènes – – 20 16,8 99 83,2 119 17,8

Total 467 69,8 89 13,3 113 16,9 669* 100,0

* Dans 97 cas, les parents/beaux-parents sont décédés

Tableau 3 : Fréquence des rencontres des enquêtés avec les parents et les beaux-parents selon leur origine géographique (% en ligne)

Lieu de résidence Plus d’une fois 1-4 fois 1-2 fois Total des parents par semaine par mois par an/rarement

N%N%N %N%

Les deux époux migrants 160 60 37,5 26 16,3 74 46,2 100,0 [23,9]

Un des époux migrants 246 184 74,8 33 13,4 29 11,8 100,0 [36,8]

Les deux d’Athènes 263 223 84,8 30 11,4 10 3,8 100,0 [39,3]

Total 669* 467 69,8 89 13,3 113 16,9 100,0 [100,0]

* Dans 97 cas, les parents/beaux-parents sont décédés

22 L’origine géographique des époux conditionne la fréquence des rencontres entre les générations. Lorsque les deux époux sont migrants, les rencontres avec leurs parents sont évidemment assez rares : les rencontres ont lieu seulement une ou deux fois par an. Lorsque l’un ou les deux époux sont originaires d’Athènes, ils habitent fréquemment près de leur famille et entretiennent des relations fréquentes avec leurs parents (80 % se voient plus d’une fois par semaine contre 37,5 pour les migrants) (tableau 3).

23 Quelle est la fréquence des rencontres des couples avec leurs collatéraux ? Elle dépend, comme pour les contacts avec les parents, de leur lieu de résidence. 24 La majorité des frères et sœurs des interviewés habite le Grand Athènes (70 %). Ils se voient souvent : 83 % des couples rencontrent un frère/sœur au moins une fois par semaine, 14 % au moins une fois par mois. Par contre, lorsque les membres de la fratrie sont un peu éloignés (dans un autre quartier de la capitale), les contacts sont moins aisés. Même dans ce cas, les deux tiers rencontrent leur frère ou leur sœur presque une fois par semaine. La distance agit de manière négative et les rencontres sont rares (une ou deux fois par an) lorsque le lieu de résidence des membres de la fratrie est en dehors d’Athènes (tableau 4).

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Tableau 4 : Fréquence des rencontres des enquêtés avec au moins un membre de la fratrie en fonction du lieu de résidence (% en ligne)

Lieu de résidence Plus d’une 1-2 fois 1-4 fois de la fratrie fois par an/ Total par mois par semaine rarement

N%N%N %N%

Au moins un dans le même immeuble ou 361 83,2 61 14,1 12 2,8 434 21,3 dans le même quartier

Au moins un dans la région du Pirée/ 391 37,9 524 50,8 116 11,3 1031 50,7 Grand Athènes

Aucun dans le Grand Athènes 4 0,7 65 11,4 500 87,9 569 28,0

Total 756 37,1 650 32,0 628 30,9 2034 100,0

b) L’aide dans la vie quotidienne 25 Nos données ne nous permettent pas un examen approfondi du rôle de la parentèle dans le fonctionnement de la vie familiale quotidienne – les données concernent l’apport des parents depuis le mariage de leurs enfants sans autres précisions sur le contenu de ces aides – (Coenen, J. et al. 1994). Mais la famille grecque, très présente dans les moments importants de la vie comme le mariage et l’installation du jeune couple, l’est aussi dans de nombreuses pratiques de la vie quotidienne (garde des enfants, préparation des repas, aide financière, etc).

26 Plus d’une famille sur deux a recours aux parents pour « la garde des enfants d’âge pré- scolaire » (56 %). Trois familles sur dix bénéficient d’une « aide financière », d’un don (32 %). Un tiers également reçoit « une aide domestique » dans la vie quotidienne (35 %: courses, préparation des repas, ménage, etc.). Enfin, 28 % des familles reçoit « d’autres aides importantes ». 27 Cependant, sur dix familles interrogées, quatre n’ont reçu aucune aide depuis leur mariage. Un tiers environ a reçu 1-2 « aides » et le tiers restant 3-4 « aides », le nombre moyen des « aides reçues » étant au total 1,6 « aides » (1,6 pour les femmes et 1,5 pour les hommes) (tableau 5). Le sexe ne joue donc pas sur l’ampleur de l’aide. Cela montre que l’idée qu’ont les deux époux de cette aide est la même.

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Tableau 5 : Nombre d’« aides » reçues de la part des parents/beaux-parents selon le sexe du répondant (% en ligne)

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ANNEXES

3-4 aides Total aucune aide 1-2 aides moyenne des aides

N%N%N% N%

Hommes 139 38,2 127 34,9 98 26,9 1,4 364 100,0

Femmes 139 34,6 139 34,6 124 30,8 1,6 402 100,0

Total 278 36,3 266 34,7 222 29,0 1,5 766 100,0

NOTES

1. Benoît-Guilbot O. et al. (1998). 2. Kaminia, Drapetsona, Pérama et Kastella.

RÉSUMÉS

Cet article présente une partie des matériaux réunis lors des recherches de sociologie urbaine réalisées dans le cadre d’une collaboration franco-hellénique entre 1986 et 1992 (Cnrs, Ekke grec et université de Paris X-Nanterre). L’enquête empirique s’est déroulée dans quatre quartiers de la ville du Pirée, trois quartiers ouvriers et un quartier petit-bourgeois, auprès d’un échantillon représentatif de huit cents individus (dont la moitié de femmes), d’âge compris entre 20 et 59 ans. Menée par questionnaire, cette investigation visait à recueillir des données portant essentiellement sur la famille, la mobilité socio-professionnelle et l’emploi. L’analyse présentée ici est plus particulièrement centrée sur deux points : d’une part, les formes de relations nouées entre générations à l’intérieur de la famille et, d’autre part, les types de sociabilité qui se développent au niveau de la localité. Elle révèle un décalage prononcé opposant les pratiques et les mentalités des Piréotes de souche à celles des « immigrés de l’intérieur » qui, des années après leur installation en ville, entretiennent beaucoup plus de relations avec leur village d’origine qu’avec leur quartier d’adoption.

This article presents material collected through urban sociological research carried out by a Franco-hellenic collaboration between 1986 and 1992 (CNRS, Greek EKKE and université de Paris X-Nanterre). The empirical survey was spread over four district in Piraeus, which are three

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quarters working class and one quarter petty bourgeois, using a representative sample of 800 individuals (50% women) between the ages of 20 and 59. This investigation, done by questionnaire, aimed to collect data concerning the family, socio-professional mobility and employment. The analysis presented here focuses on two aspects: on the one hand, the types of relations between generations inside the family and, on the other hand, the types of sociabilities which develop in the community. It reveals a distinct gap between the practices and attitudes of original inhabitants of Piraeus and those of immigrants from the “interior” who, after years of settling in the town, maintain greater connections with their village of origin than with their district of adoption.

INDEX

Index géographique : Grèce Mots-clés : Ville

AUTEURS

LAURA MARATOU-ALIPRANTI Centre National de Recherches Sociales (EKKE), Athènes

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Identités, Mémoires, Représentations

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« Qu’est-ce qui nous rassemble ici ? » Mémoire généalogique, histoire locale et construction de l’identité dans un village contemporain. Regard sur la Bulgarie voisine

Alice Angelidou

1 Pour l’anthropologue travaillant sur l’Europe, la question de la mémoire généalogique, telle qu’elle apparaît dans les sociétés à tradition écrite1, présente un double intérêt. D’une part, en tant qu’objet de recherche anthropologique, lorsqu’elle fait partie des stratégies familiales et des enjeux politiques au sein de la société étudiée. D’autre part, en tant qu’élément pour la fabrication d’une histoire locale qui contribue à la formation d’une identité collective spécifique. C’est dans cette deuxième perspective de la mémoire considérée comme « économie du passé dans le présent » (Nora, 1984 : VIII) que nous avons choisi de commenter ici le discours écrit et prononcé au printemps 1989 par une notable du village de Vrabevo2 en Bulgarie centrale à l’occasion d’une rencontre de parents qu’elle a organisée.

2 Dans les années quatre-vingt, comme nombre de notables locaux et de personnes originaires du village, Veska, ancienne professeur de collège, a cherché à reconstituer son arbre généalogique. Cependant, elle ne s’est pas contentée d’établir une généalogie détaillée. Après six ans de recherches, elle a également réuni un grand nombre de descendants de sa lignée en organisant une fête sur la place du village avec l’aide des dirigeants politiques locaux. Cette double action de Veska n’a rien d’extraordinaire en comparaison avec les activités des généalogistes ailleurs en Europe, qui très souvent accompagnent leurs recherches généalogiques de rencontres avec leurs parents3. 3 Néanmoins, la lecture de son texte dévoile un paradoxe : le discours n’évoque qu’en partie la lignée en question ; pour plus de la moitié il est consacré au village en tant que tel, depuis ses origines mythiques jusqu’à aujourd’hui, et à sa situation au moment où se tient la réunion. Ainsi, le discours dont le dessein supposé est la commémoration d’une histoire généalogique a finalement pour sujet un rappel de l’histoire nationale bulgare adaptée à l’échelle locale, ainsi qu’une apologie de la situation actuelle du

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village. On peut alors se demander pourquoi la remémoration de la lignée amène à celle du village. 4 L’analyse du texte que nous proposons ici à titre d’exemple permet de montrer d’une part comment, dans un village, la mémoire familiale, l’histoire locale et l’histoire nationale se croisent pour former un ensemble dans les représentations des individus ; d’autre part en quoi ces représentations constituent une réponse particulière de la collectivité rurale qui modèle son identité collective de manière à faire face aux contraintes de son adaptation à une situation de crise mettant en question son existence matérielle et symbolique. 5 Le manuscrit du discours ainsi qu’un dessin de l’arbre généalogique établi sur sept générations et une cassette vidéo de la fête nous ont été fournis par Veska lors de notre séjour au village au printemps 1997. Son auteur est une femme retraitée. Originaire du village, elle l’a quitté il y a quarante ans afin de poursuivre ses études et de travailler en tant que professeur de chimie dans un collège de la ville voisine. Comme nombre de couples, Veska et son mari sont revenus vivre à Vrabevo à leur retraite. C’est à ce moment-là qu’elle s’est mise à la réalisation d’un travail qu’elle envisageait depuis longtemps mais qu’elle avait laissé de côté, faute de temps : l’établissement d’une généalogie exhaustive de sa famille aussi bien du côté paternel que maternel. Mais, au cours de ses recherches, Veska a constaté qu’elle avait accès à un plus grand nombre d’informateurs et d’informations sur la lignée de sa mère car, selon elle, « la plus grande partie des membres de notre lignée n’a jamais quitté le village, ce qui d’ailleurs la caractérise ». C’est la raison pour laquelle elle a finalement décidé de se centrer uniquement sur cette lignée maternelle. 6 Il faut signaler ici que dans le cas de Vrabevo la parenté se définit par une filiation indifférenciée avec inflexion patrilatérale. Le terme rod utilisé par nos locuteurs désigne une parenté où l’accent est mis plutôt sur la consanguinité, les liens de sang bilatéraux (kraven rod), à savoir la parentèle. Mais si les gens de Vrabevo considèrent comme parents « tous ceux qui partagent le même sang », ils n’incluent dans leurs généalogies que l’ensemble des descendants d’un ancêtre4. Cette représentation de la généalogie sous forme de lignée n’est pas une spécificité bulgare. Comme le constate Françoise Zonabend à propos des sociétés contemporaines d’Europe occidentale, chaque fois que l’individu éprouve le besoin d’être aidé, il fait plutôt appel à sa parentèle. Par contre, « lorsqu’on souhaite retracer une identité, rechercher des racines, c’est le groupe de parents issus d’un ancêtre commun qu’on reconstitue et qu’on s’approprie » (Zonabend, 1986 : 77). Le terme rod semble ainsi désigner aussi bien la parentèle que la lignée. Tel qu’il est utilisé dans le discours, il nous a paru plus approprié de le traduire par le terme de lignée. 7 Comme Veska nous l’a expliqué, la rencontre qu’elle a préparée et le discours qu’elle a prononcé avaient pour objectif de faire connaître aux membres de la lignée les résultats de sa recherche et de « renouer autant que possible les liens entre les membres de la lignée et du village ». Dans sa majorité, l’auditoire se composait de gens qui étaient originaires de Vrabevo et qui eux aussi, ou leurs descendants, l’avaient quitté pour émigrer dans des villes bulgares. Veska profita d’un congé de trois jours à l’occasion de la fête du premier mai, largement célébrée chaque année dans le village, pour inviter ces personnes à la réunion. Bien que se connaissant, la plupart des participants ignoraient les liens de parenté exacts qui les unissaient.

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8 À ce sujet, l’auteur du discours a réalisé préalablement une enquête. D’une part, elle a eu recours aux récits des personnes âgées du village pour reconstituer les liens de parenté entre les membres de la lignée. D’autre part, elle a recueilli les légendes qui circulent entre les habitants de Vrabevo, ainsi que les travaux des érudits locaux qui avaient déjà tenté d’écrire quelques histoires du village. Elle a même consulté des sources officielles écrites, répertoriées à la Bibliothèque nationale de Sofia, dans le but de rassembler le maximum d’informations sur le village et d’accroître la légitimité de ses propos. De plus, pour le dessin de l’arbre généalogique elle a cherché l’aide de sa fille, architecte vivant à Sofia. De cette façon, elle a endossé le rôle de l’historien, un historien qui codifie et fond les souvenirs et les légendes partagés dans une version du passé familial et local, créant ainsi une histoire commune qui sera transmise aux générations à venir. 9 La question qui se pose cependant est de savoir comment s’effectue le passage d’un cas concret à une problématique plus générale. D’abord, ce texte, représentatif de l’intérêt qu’ont éprouvé ces dernières années les gens de Vrabevo pour leur passé et qui s’est exprimé par une production abondante de généalogies ou d’histoires locales, s’inscrit dans un courant plus large d’« amour de la généalogie » (Segalen, 1991 : 193) en pleine expansion en Europe et aux États-Unis5 depuis une trentaine d’années. Il s’agit d’une passion pour l’histoire qui « dépasse, de beaucoup, le cercle des historiens professionnels » (Nora, 1984 : XXIX). Dans le cas bulgare, ce courant a été alimenté par un événement particulier, à savoir la célébration officielle en 1981 des mille trois cents ans de l’État bulgare. À cette occasion, le ministère de la Culture a mis en œuvre une campagne politico-culturelle qui comprenait une série d’émissions à la télévision et à la radio ainsi que des festivités un peu partout dans le pays durant toute l’année. Au-delà de son caractère national, la célébration a eu un impact régional considérable. Par ses références constantes à l’histoire, au passé lointain et aux origines, elle a suscité l’intérêt de beaucoup d’amateurs pour l’histoire de leur village natal (roden krai) ou de leur généalogie. On peut donc dire que le texte de Veska a valeur exemplaire. 10 Si la coexistence de l’intérêt généalogique et de l’intérêt pour l’histoire locale qu’éprouvent nos contemporains a été répertoriée dans les études sur le monde rural européen, elle n’a pas été pour autant mise au cœur de leurs investigations. Il nous semble en effet que le discours de Veska se prête à une analyse qui, en replaçant la société étudiée dans un contexte plus large de comparaison, permet de comprendre cette coexistence et de nuancer la discussion sur la mémoire collective en tant que reconstruction du passé commandée par les impératifs du présent. Ce contexte concerne les phénomènes de modernisation et de bouleversement culturel et identitaire que connaît de plus en plus intensément le monde rural en Europe. En illustrant la forte liaison qui existe entre les souvenirs partagés des ancêtres et la remémoration du passé de la communauté villageoise, le texte de Veska montre la réponse spécifique que donnent les membres d’une communauté, à travers la revendication de leur identité collective, aux contraintes actuelles de son existence. 11 Le choix de ce texte a été aussi dicté par son intérêt méthodologique. Tout d’abord, il s’agit d’un texte qui a été écrit dans le but d’être plutôt écouté que lu. Se trouvant ainsi au point de passage entre l’oralité et l’écriture, il est une source prometteuse aussi bien pour l’historien du présent que pour l’anthropologue qui s’intéresse au passé récent. Il s’agit également d’un récit qui a été écrit par son auteur lui-même, et non par un enquêteur. Dans ce cas, la narration est en effet une succession de réflexions et

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d’informations au cours de laquelle le chercheur n’entre pas en interaction avec l’auteur afin d’avoir accès à son raisonnement ou à ses représentations. Veska ne s’adresse pas à l’anthropologue, mais à un ensemble de personnes qui, malgré leur dispersion géographique, partagent une identité en tant que membres de la généalogie et de la communauté villageoise. Son texte constitue ainsi un fait de communication, voire d’interaction, entre l’auteur et l’auditoire auquel elle s’adresse. Le lecteur trouvera en encadré l’intégralité6 de ce discours que nous avons traduit et découpé en suivant autant que possible sa logique interne de façon à en faciliter l’annotation. Du passé nous prendrons le feu et non la cendre Quelle est la raison pour laquelle nous nous sommes réunis ici ? Voilà la question qui nous émeut tous le plus. Qu’est-ce qui en effet nous rassemble ici ? Peut-être que le village de Vrabevo existe, et que non seulement il existe mais qu’il s’embellit et rajeunit. [En Bulgarie] les dernières données statistiques sont préoccupantes : – 94 localités ont été rayées de la carte, – 249 comptent moins de 10 personnes, – 459 ne rassemblent que 11 à 50 personnes. En tout, 1 730 petits villages avec une population très réduite. Vrabevo a aussi été touché par cette émigration, mais les dirigeants locaux ont tout fait pour arrêter ce processus. On ne peut que se réjouir et remplir son âme de foi et d’optimisme, lorsqu’on voit ce qui a été réalisé ces dernières années : toutes les rues ont été asphaltées et maintenant on aménage des trottoirs ; l’usine « Cavdar » emploie quantité de jeunes gens ; le CPP7 « Nectar » est en pleine expansion ; le premier bloc d’habitation a été construit et une pharmacie récemment inaugurée. Mais encore : – un salon de coiffure, une librairie, un magasin de produits électroménagers ; – une ferme coopérative et une station de machines agricoles bien aménagées ; – des maisons nouvellement construites, qui rivalisent avec les maisons urbaines ; – dans chaque maison un téléphone, une télévision, une voiture ; – la plaine de Vrabevo avec ses vastes vergers, un vrai paradis terrestre. Mais ce qui demeure le plus précieux, ce qui embellit le plus le village ce sont les gens, les jeunes gens, les enfants. Actuellement, Vrabevo compte 1 800 habitants, dont 95 (150 avec leurs familles) appartiennent à notre lignée (rod), soit le douzième de la population du village. Ceux-ci sont les plus grands patriotes. Ce sont des hommes qui n’ont pas quitté le foyer paternel ; c’est à eux que nous devons le plus cette rencontre. Des hommes que nous remercions de tout notre cœur. Notre lignée est une grande lignée. Le premier ancêtre (djado), sur lequel nous avons assez peu d’informations, est Stratjo Burdziiski. Il est né en 1825 au village de Vraca. À lui seul, avec son épouse, il a une descendance de 350 personnes, toutes de la même souche, du même sang (kraven rod). Parmi elles, on compte 280 descendants vivants. Essayons toutefois de revenir plus en arrière et de nous rappeler brièvement notre passé plus lointain. Quelle est l’origine du nom de notre village ? Ici je vais faire référence aux recherches menées depuis de nombreuses années par un de nos « pays » (sasselianin), le bon patriote Spas Penov, que nous remercions de tout cœur. Il est difficile de reconstituer à l’aide de documents l’histoire ancienne du village de Vrabevo. De cette période, il ne reste que des outils et des débris, qui datent des temps anciens. Ils sont une preuve brillante que notre terroir est habité depuis très longtemps. De même, le grand nombre de tumulus d’origine thrace, éparpillés sur les terres du village, prouvent que les Thraces y ont également vécu.

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Il existe des vestiges de localités disparues [suivent les noms des localités] à plusieurs endroits. Quand ont-elles existé ? Quand ont-elles disparu ? Nous n’avons pour l’instant pas de données. Le mur qui existait jusqu’en 1957 dans la localité de « Carevec », construit de petites briques et recouvert de mortier, a été réalisé de la même façon que la route pavée bâtie par les Romains découverte à un mètre de la surface du sol dans la localité de « Kassaliiski laki ». Cela prouve qu’ici aussi ont régné les Romains. Autrefois, selon des récits et des légendes, sur les terres de Vrabevo un village plus ancien a existé : Ledevo. Il se trouvait au nord-ouest du village actuel, de l’autre côté de la colline. Cette localité porte encore aujourd’hui le nom de Ledevo et on y trouve en divers lieux des traces d’un village disparu. Si on en juge par les vestiges retrouvés dans les champs abandonnés et dans les proches pâturages riches en eau de source, on peut supposer qu’autrefois, il y eut ici une vie très active, et que les habitants s’occupaient d’agriculture et d’élevage. Il n’y a pas de nos jours de données sur l’apparition ou la disparition de Ledevo en tant que localité. On suppose que ce village a disparu à l’époque des opérations militaires menées sur ces lieux par Isaac Ange8 et la dynastie des Asénides9. D’après une légende, il y eut à Ledevo une très belle fille appelée Mara. Un jour un bataillon byzantin est arrivé au village. Les Bulgares sont sortis à sa rencontre. La belle Mara est sortie aussi. Les Byzantins ont apprécié sa beauté. Ils lui ont proposé de se « gréciser » et de les suivre. Elle a refusé. Alors ils l’ont enlevée de force, l’ont attachée à leurs chevaux et l’ont emportée en bas, dans la vallée. La belle Mara a disparu, mais la vallée porte encore de nos jours le nom « Marin dol » (la vallée de Mara). Les Byzantins ont essayé par la force des armes, par le verbe grec et la religion grecque de gréciser les Bulgares pendant la période du joug byzantin. Il n’y a pas de données sur l’apparition du village de Vrabevo, mais on peut supposer qu’il est habité depuis le début du deuxième royaume bulgare, soit aux alentours de 1190. On peut en conclure que les premiers habitants du village sont des gens qui ont participé aux batailles de cette époque et qu’ils étaient esclaves (robi). Ces gens connaissaient bien ces terres et ils y sont restés. Ils ont baptisé les lieux et créé des récits et des légendes dont la mémoire populaire de notre village garde encore le souvenir, les respecte, les récite et les répète. La provenance supposée de la dénomination du village est liée à cela. Il semble que la colline appelée « Robovo bardo » (la colline des esclaves) ait donné son nom au village « Robovo selo » (village des esclaves) ou Rabevo. On trouve des informations plus concrètes sur l’existence de Vrabevo comme localité à partir de la première moitié du xve siècle, quand elle apparaît dans les documents turcs à partir de 1430 sous le nom Virabiva. À partir des anciens récits sur le village, on peut supposer que les premiers arrivants se sont installés au sud-est du village actuel plus bas dans la plaine, là où il y a encore des amas (gramadi) de pierres d’où le nom de « Gramadeto ». Ce n’est pas un hasard si, plus tard, entre 1197 et 1207, quand Kalojan, le frère cadet des Asénides, est monté sur le trône, on a construit à proximité, sur une petite colline, une église du nom de « Kalojanova » ou « Kalja carkva ». Ce fut en l’honneur des batailles dures et des victoires glorieuses qui ont eu lieu ici. Cette église a survécu jusqu’à la chute des Bulgares sous le joug turc. Cette colline porte encore de nos jours le nom de « Kalja carkva ». D’après les légendes, Kalojan a attaqué d’ici même les Byzantins à l’aide des cavaliers Coumans. On suppose qu’après la signature de la paix, Kalojan a été pris en otage à Carigrad10. Les légendes sur « Giaour bair11 » suggèrent de façon convaincante que c’est justement dans ce lieu de « Gramadeto » que se trouvait autrefois le village de Vrabevo : « Un jour, le jeune homme (ergen) Stojan, fait un pari : il dit pouvoir transporter tout seul jusqu’au sommet de la colline la belle jeune fille (moma) Diljana… il ne reste plus que quelques pas… encore deux… un…, il la pose sur le sommet. Un filet rouge de sang jaillit de sa bouche. Il meurt, mais la légende sur son

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courage d’homme (mazestvo) ainsi que le nouveau nom de la colline (Giaour bair) restent. » Plus tard, les années passant, le village s’est progressivement déplacé des endroits marécageux vers les hauteurs, de plus en plus haut, pour occuper la place du village actuel. En 1396, les envahisseurs occupent aussi le royaume de Vidin. C’est ainsi que s’est refermée la dernière page de l’existence du deuxième État [royaume] bulgare. Nous sommes alors au début du joug ottoman qui durera cinq siècles. Les habitants de Vrabevo ont subi à cette époque les cruautés de l’esclavage turc, ce qui plus tard laissera une empreinte noire dans l’existence et le développement du village. Dans les archives turques qui se trouvent dans la section des études orientales à la Bibliothèque nationale « Kiril i Metodii » à Sofia, on trouve quelques données sur le village de Vrabevo pour la période 1400-1800. Selon un de ces documents, dès 1430, seulement trente-quatre ans après la chute de la Bulgarie sous le joug turc, le nom du village fut Virabiva [copie OAK 26518 l.10a, kaaza de Hotalic – sandzak de Tarnovo]. Selon ce même document, Virabiva se composait alors de 69 unités domestiques [d’infidèles] plus les familles de deux veuves. Il est à remarquer qu’en 1430, il n’y avait dans le village aucune famille turque. Il en résulte qu’à l’époque, le village était purement bulgare. À la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, les Turcs ont commencé à transférer dans ces contrées des populations musulmanes arrivées d’Asie Mineure. Autour de 1700, des immigrants turcs viennent donc s’installer à Vrabevo. Ces derniers s’approprient les biens de la population bulgare massacrée, repoussée vers la montagne Balkan, chassée de ses foyers. La colonisation a pris la forme d’un pillage total de la population bulgare – c’est aussi le cas de Vrabevo – et de la confiscation des meilleures terres. Il n’y a pas de données sur le nombre d’immigrants turcs venus à cette époque. D’après les récits de la grand-mère (baba) Djankovica Poutovska, du grand-père (djado) Iordan Nocev et du grand-père Hristo Nocevski ainsi que de bien d’autres, il devient clair qu’avant la libération de la Bulgarie, il y avait dans le village 280 maisons turques alors qu’il n’y avait que huit maisons bulgares, dont deux dans le hameau de Barkovec, à quelques kilomètres du village : plus précisément les familles du grand-père Iordan Nocev et de son frère Nedjalko Nocev. Les six autres maisons étaient situées au sein même du village (suivent les noms des pères de ces six familles). Avant la libération, un Turc haut placé de la ville de Lovec s’est rendu au village. Il a rassemblé les Bulgares du village et leur a proposé soit de se turciser12 (poturcat), soit de quitter Rabevo. Alors les Bulgares se sont mis à le supplier de les laisser vivre ici. Le Turc a cédé à leur prière mais il les a obligés à jurer qu’ils ne dérangeraient en rien la manière de vivre des Turcs. Après la libération, ceux qui avaient prêté serment sont allés au monastère de Trojan et ont payé pour être relevés de leur serment (otkalnat). Le 15 juin, l’armée russe traverse le Danube à côté de la ville de Svichtov et le jour même, à 14 heures, la ville est libérée. En trois jours le bataillon du général Gurko arrive jusqu’à la ville de Tarnovo ; l’ancienne capitale bulgare est libérée le 25 juin 1877 tandis qu’une partie de la cavalerie russe entre dans la ville de Sevlievo. Voilà ce que raconte un Turc du village de Damianovo : il rentre le soir de Sevlievo, très effrayé, et dit à la kadana13 : « Prépare à manger, car ce soir nous n’allons pas nous coucher. Pour nous c’est la fin. Cette nuit nous allons fuir en Turquie. Les Russes sont entrés dans Sevlievo. Nous sommes allés nous battre contre eux. Nous étions quelques milliers et juste au moment où nous allions entrer dans la ville pour les chasser, quarante-cinquante Moscovites sur leurs grands chevaux [katani] se sont dressés contre nous. Nous, nous tirions sur eux et eux attrapaient les balles avec les mains et les jetaient sur nous. Nous avons eu peur, et nous avons fui. Eux, ils marchaient sur nous avec leurs sabres et nous hachaient comme des concombres ». Le soir même, les Turcs ont chargé leurs charrettes avec les biens de première nécessité et ils sont partis. Dans les rues, on entendait des cris, le grincement des carrosses, les aboiements des

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chiens, le vacarme et des sanglots angoissés. C’est dans une telle ambiance que la population turque de Damianovo a quitté le village vers minuit. La même nuit, du 2 au 3 juillet 1877, tous les Turcs de Vrabevo se sont enfuis de la même manière, jusqu’au dernier Turc. À la suite du congrès de Berlin, une grande partie de la population turque est retournée dans ces villages. Dans le cas de Vrabevo aussi, une partie des fugitifs sont rentrés, les uns pour revenir y vivre, les autres seulement pour vendre leurs biens. Les Turcs revenus sentaient qu’ils n’étaient plus les seigneurs de la raja 14, mais des intrus. Ils ont commencé à vendre massivement leurs biens et à émigrer. Pendant la période 1880-1890, tous les émigrés turcs ont quitté le village pour l’Anatolie. Les Turcs ont vécu à Vrabevo près de 220 ans. Mis à part les Bulgares, il n’y avait dans le village que trois maisons tsiganes. Les Turcs sont partis, mais les terres les plus riches portent encore leurs noms : Cantovoto, Ouzoun bozalek, Assankiovoto, Kourdovoto, Dumushovoto, Inevskoto… Pendant l’été 1877, quand les troupes des libérateurs russes ont traversé le Danube et ont pénétré en Bulgarie, la population turque du village a pris peur et s’est enfuie à travers les Balkans en Bulgarie du Sud. L’hiver de la même année, la population du village de Mitirizovo [région de Karlovo], chassée par les Turcs, est venue ici se réfugier dans les maisons turques. Une fois l’hiver passé et – au printemps – la Bulgarie libérée, les gens de Mitirizovo ont quitté notre village et sont rentrés dans leurs maisons. Ce même printemps, de nouveaux habitants ont commencé à arriver à Vrabevo : de Vraca 30 familles, de Novo Selo 27, de Vidima 3, de Zla Reka 15, de Patrechko 8, d’Orechak 4, de Trojan 3, de Kalofer 1, de Kolibeto 6, de Velcevo 4, de Gumochtnik 6, de Mlecevo 2, de Belich 14, de Skandalo 1. Trente familles seulement étaient originaires de Vrabevo. L’une d’elles fut la famille de notre arrière-grand- père Stratjo Burdziiski. Mais précisons tout d’abord l’origine du nom de la famille. D’après les récits de Enio Dobrev du village de Stefanovo, l’arrière arrière-grand- père Dobri – grand-père de notre-arrière-grand-père – a été un très bon éleveur de bétail. Il élevait beaucoup d’animaux, des chevaux, des brebis, des chèvres, des moutons. Un riche Turc lui a dit qu’il lui achèterait ses moutons, à condition qu’il les castre. Grand-père Dobri l’a fait et le Turc les a achetés. Il a bien appris ce métier et il est devenu en quelque sorte le vétérinaire du village. À partir de ce moment, les gens l’ont appelé « burdzija », ce qui désigne en langue turque la personne qui castre des animaux. Ainsi jusqu’à nos jours le nom de la famille « Burdzii » s’est maintenu. La lignée des Burdzii est une grande lignée. Le tout premier vieil ancêtre (djado) sur qui j’ai pu apprendre quelque chose, c’est Stratjo Stojanov Burdziiski, et c’est avec lui que commence ma recherche sur les personnes de la lignée, comme je l’ai mentionné au début. L’arrière-grand-père Stratjo Stojanov Dobrev Burdziiski est né au village de Vraca en 1825. Il se marie avec notre arrière-grand-mère Maria Palangurska, elle aussi de Vraca. Ils mettent au monde cinq enfants : Stojanco qui meurt enfant, Stana, Bojo, Boika et Neda. Après la libération, grand-père Stratjo, avec son épouse, grand-mère Maria, et leurs quatre enfants viennent vivre à Vrabevo. Il achète une maison sur le terrain qui appartient actuellement à Radjo Stratev, et une ferme (ciflik) avec grand-père Stratjo Rachkov. Il y construit également un moulin. Ils élevaient beaucoup d’animaux, ils avaient aussi des abeilles, ce qui était rare à l’époque. Ils produisaient beaucoup de miel qu’ils mettaient en cuve. Il y avait de tout chez eux – obtenu grâce à l’amour pour le travail (trudoljobie), l’entente et la compréhension mutuelle. Ils n’ont pas eu de valets (ratai) ou d’apprentis (ciraci). Ils travaillaient tous ensemble (zadruzno). Grand-mère Stratiovitsa15 était une femme particulièrement bonne, travailleuse et intelligente. Souvent, elle préparait des fournées entières de pains et envoyait ses filles apporter aux faucheurs, moissonneurs, bergers et laboureurs, des petits pains chauds avec un petit bol de miel, comme le raconte Stana Radoeva.

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Il n’y avait pas de voyageur de passage qui ne fût invité par la propre, accueillante et bonne grand-mère Maria. Jeune mariée déjà, elle réussit à traire la bufflonne méchante et agressive. Sa belle- mère l’appelait « la magicienne », alors que sa magie avait consisté à mettre dans son tablier du pain, à caresser l’animal, et à lui donner à manger pendant qu’elle remplissait calmement le seau avec du lait. Tous les deux, avec grand-père Stratjo, chantaient très bien. Chez eux on ne se couchait pas sans chanter. Grand-père Stratjo jouait du kaval (flûte oblique) et de la cornemuse. « Je me rappelle de lui – m’a raconté Dimitar Hristov – quand il allait faire paître les chèvres, la cornemuse sous un bras et la fourche à foin sous l’autre ». Et c’est ainsi qu’avec leurs qualités d’éleveurs d’animaux et de laboureurs de la terre, avec leur amour pour le travail, avec l’entente qui a régné dans leur famille, ils ont réussi à s’enrichir et sont devenus l’une des familles aisées de Vrabevo. La vie ne se mesure pas avec les années, mais avec la trace qui reste après nous ! 12 Passons à présent à l’analyse du texte. Il n’existe pas de meilleure preuve que l’intérêt de l’auteur dépasse la lignée que le début de ses propos. Même s’il est question d’une réunion de parents, Veska commence par une longue référence à la communauté villageoise, et même si le but est de se retourner vers le passé, elle esquisse le portrait actuel du village, qui est un contre-exemple de la situation dominante dans les campagnes bulgares. Elle constate que malgré la tendance générale au marasme, le village arrive non seulement à assurer son existence mais aussi son bien-être : expansion démographique, croissance de l’emploi, amélioration du niveau de vie (« non seulement il existe mais il s’embellit et rajeunit »).

13 Cette situation n’est pas le produit d’un hasard. Comme l’ont montré nos enquêtes sur le terrain, il s’était constituée à Vrabevo une élite de cadres du Parti communiste bulgare qui a donné à Sofia plusieurs hauts fonctionnaires. En contrepartie, ces derniers ont contribué, pendant plusieurs décennies et en coordination avec les dirigeants politiques locaux, au développement économique du village en aidant à ce qu’il soit doté d’infrastructures qui représentaient des privilèges de taille (lycées, grandes usines). De plus, cette liaison étroite entre la ville et le village ne se limitait pas aux réseaux politiques. Dans l’ensemble du monde rural bulgare, y compris à Vrabevo, les personnes qui l’ont quitté pour s’installer dans des ensembles urbains ont toujours maintenu des relations avec ceux qui sont restés16. Il s’agissait tout d’abord d’un rapport économique. D’après B. Lory, dans la majorité des pays communistes balkaniques, l’approvisionnement17 posait un problème constant qui trouvait sa solution dans le « couplage campagne-ville », celui-ci faisant partie intégrante des « stratégies de survie des familles » au profit principalement de la ville (1996 : 104). Il s’agissait également d’un rapport social, étant donné que le village a toujours constitué un lieu de vacances pour les citadins. Là, ils avaient la possibilité de se retrouver régulièrement entre parents et amis d’enfance, de célébrer ensemble les grandes fêtes du calendrier socialiste et même de créer de nouvelles alliances matrimoniales et des parrainages entre les membres de la communauté. 14 Toutefois, une telle priorité accordée par l’auteur au présent du village ne peut que nous rendre défiants : si ces références au bien-être actuel du village apparaissent en premier lieu, c’est que celui-ci n’est peut-être pas si évident et que même si Vrabevo échappe au marasme, il n’est pas épargné par les périls que connaît le monde rural, à savoir la diminution rapide et brutale18 de ses effectifs et la perte de sa cohésion sociale. Faudrait-il alors y voir plutôt les prémices d’un « lieu de mémoire » (Nora 1984), d’un

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lieu où la mémoire n’est plus vivante mais plutôt une reconstruction de ce qui n’est plus ? 15 Notre hypothèse trouve sa justification dans la suite du discours de Veska. Là, l’auteur s’exprime sur la lignée. Elle commence par recourir aux chiffres, à la statistique et la démographie, en employant en même temps un vocabulaire émotionnel (« de tout notre cœur », « remplir son âme de foi et d’optimisme »). Ce mélange d’un discours qui se veut rigoureux et objectif avec des réflexions qui font appel aux sentiments est présent tout au long de son récit. De plus, avant de conclure cette première partie du discours, l’auteur rend hommage aux membres de la lignée restés toute leur vie dans le village. Ses propos manifestent l’idéalisation du paysan qui est demeuré au « foyer paternel » et ne s’est pas laissé tenter par les attraits de la vie urbaine, jouant ainsi un rôle majeur pour la survie du collectif rural. On se demande alors si le but du discours n’est que la transmission de souvenirs et de connaissances ou s’il ne représente pas, aussi, un signal d’alarme, un désir d’action, un appel à l’engagement afin que la situation de prospérité actuelle du village se pérennise. 16 Mais, si la première partie du discours montre le poids du présent sur l’évocation des souvenirs, la deuxième manifeste l’ancrage dans le territoire des souvenirs des ancêtres et du village ainsi que l’inscription de la mémoire et de l’histoire locale d’un groupe dans l’histoire officielle et nationale. 17 De nombreuses analyses ethnologiques font apparaître le rapport qui existe entre un groupe donné et son territoire, aussi bien dans le monde rural européen19 qu’ailleurs. « Si les origines du village ont été si bien retenues, c’est qu’elles sont marquées au sol » remarque F. Zonabend à propos de Minot, un village au sud-ouest de la France (1980 : 15). Cette relation apparaît également à plusieurs reprises dans les propos de Veska. Tout d’abord quand elle cherche à dénicher sur le territoire du village des traces – ustensiles, outils, ruines –, qui pourraient prouver matériellement l’existence immémoriale du village. Aussi dans ses références à la continuité des activités économiques (agriculture et élevage) de la communauté. Ce fort ancrage territorial s’exprime surtout par le fait que l’auteur présente l’espace occupé actuellement par la communauté comme un territoire fixe et immuable dans le temps. Et en privilégiant l’espace, elle conçoit le village comme un ensemble stable et homogène, qui, malgré les déplacements, le changement des toponymes et le renouvellement des populations qui y ont habité vit dans une continuité. Ceci paraît représenter alors une identité-repère pour ses habitants ainsi que pour les personnes considérées comme membres de Vrabevo, mais n’y résidant pas. 18 D’autre part, tout le discours se tient dans un mélange constant de l’histoire savante avec les mythes et les légendes, dans un temps tantôt imprécis (« depuis très longtemps ») tantôt trop précis (comme dans le cas de l’arrivée libératrice de l’armée russe dans la région en 1877 qui est racontée dans les moindres détails, jusqu’à la date et même l’heure de tel ou tel incident, donnant l’impression que l’auteur les a vécus personnellement et avec émotion). Il en va de même de la mise en place d’un mythe fondateur local inspiré par l’historiographie bulgare ou de la recherche de la provenance du nom actuel du village dans des événements qui occupent une place importante dans l’imaginaire national bulgare (comme, par exemple, les batailles menées par le roi Kalojan à proximité de la région à la fin du XIIe siècle, à l’issue desquelles le village de Vrabevo est supposé avoir été fondé). Plusieurs ouvrages scientifiques bulgares20 ont mis l’accent sur ce manque de délimitation entre la

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mémoire collective et la mémoire historiographique qui semble caractériser la société bulgare dans son ensemble. Celle-ci, comme le remarque L. Déyanova, s’est « ‘imprégnée’ de récits folkloriques et mythologiques, diffusés par cette puissante institution nationale qu’est la littérature. Ces récits-là […] appellent une ‘mémoire totémique’, un récit mythique. C’est le récit immuable et unique d’un passé sacré. C’est une mémoire de la nation en tant que corpus mysticum et non pas en tant que contrat des citoyens » (1998 : 138). 19 À cette perception du village en tant que « lieu de mémoire » vient alors s’ajouter la question de la mémoire médiatisée, autrement dit de la nécessité du passage par l’histoire pour arriver à la mémoire. Il s’agit de ce passage, signalé par Nora, d’une mémoire « vécue » et « sans passé, qui reconduit éternellement l’héritage, renvoyant l’autrefois des ancêtres au temps indifférencié des héros, des origines et du mythe » et dont les sociétés dites traditionnelles ont représenté le modèle, à l’histoire, à la « mémoire historique […], qui est ce que font du passé nos sociétés condamnées à l’oubli, parce que emportées dans le changement » (1984 : XVIII). Si Veska se sent obligée de recourir au passé le plus lointain du village, si elle mélange constamment dans son récit des mythologies partagées au sein de la communauté villageoise avec des références à l’histoire nationale, telle qu’elle est constituée par les manuels scolaires, les commémorations et les monuments, c’est, dans une large mesure, par volonté de trouver une légitimité à l’existence de la communauté villageoise. 20 La narration sur l’histoire du village se termine par un compte rendu de toute la « généalogie » des localités d’où proviennent les familles fondatrices du nouveau village. Celles-ci sont venues s’installer à la suite de la formation de l’État bulgare en 1878 sur les terres relativement spacieuses et fertiles où habite la communauté actuelle21. Les familles avaient alors abandonné les régions plus montagneuses où s’était retirée la population chrétienne pendant les derniers siècles de l’Empire ottoman2222. Cette remémoration de la fondation du village actuel permet la transition de l’histoire locale à l’histoire de la lignée à laquelle est consacrée la troisième23 partie du texte. 21 Celle-ci se prête à une analyse de la généalogie en tant que telle. Tout d’abord, comme nous l’avons déjà remarqué, même si on est devant un système à parentèle, c’est la notion de lignée qui est utilisée par l’auteur pour retourner vers le passé familial. Toute sa recherche est axée sur le père fondateur de la lignée, l’ancêtre le plus lointain sur lequel existent des données et des souvenirs. Dans la plupart des généalogies du village que nous avons recueillies, il apparaît que les personnes interrogées arrivent spontanément, et sans recherche préalable, à retracer leurs liens généalogiques jusqu’à l’ancêtre commun venu habiter le village avec sa famille à la suite de la création de l’État bulgare. Il s’agit alors d’une mémoire peu profonde24 (deux, maximum trois générations d’ascendants), qui coïncide avec un événement politique mis en avant par l’historiographie nationale. 22 Nonobstant cette remarque, ce qui est également à souligner dans cette partie du discours, c’est son aspect édifiant et pédagogique. L’auteur attribue aux fondateurs de la lignée des vertus auxquelles se référent souvent nos interlocuteurs de Vrabevo comme étant des vertus « communistes » : amour pour le travail et réussite à travers lui, entraide, partage et collaboration entre les membres de la famille et de la collectivité. Plus encore, l’auteur met l’accent sur le personnage de son arrière-grand- mère et particulièrement sur le rôle de la femme au sein de la famille paysanne. Le

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succès de cette dernière est présenté, en grande partie, comme le résultat des charismes et des vertus (« bonne, travailleuse, intelligente ») de la « première » femme de la lignée. On pourrait dire alors que l’auteur voit la réussite de la famille originaire et le respect dont elle jouissait au sein de la communauté, comme le produit des compétences de ses membres. Leur comportement et leurs qualités sont proposés comme exemple, voire comme modèle pour les jeunes auditeurs qui sont invités à les perpétuer et garder ainsi vivante la mémoire de la lignée. 23 Face au phénomène d’expansion de la curiosité généalogique et historique dans toutes les couches de la société contemporaine, la littérature ethnologique et historique est unanime sur le fait que la reconstitution du passé familial ou local dans les sociétés occidentales sert désormais à des fins plutôt individuelles ; elle n’a pas pour fonction d’assurer la reproduction sociale ni celle de la structure de la société mais de permettre à l’individu de construire son identité. Elle exprime plus un « amour de soi » (Segalen et Michelat, 1991 : 208) qu’un « amour » de la famille ou d’un quelconque autre groupe social. Par contre, l’action de Veska montre que son objectif n’était pas uniquement de satisfaire un besoin individuel de mémoire, mais aussi d’impliquer les descendants de la lignée et même la communauté villageoise dans son ensemble. Si la mémoire collective est la « condition même de possibilité des souvenirs dont les individus sont porteurs » et que « en tant que telle, (elle) assure une fonction sociale d’intégration » (Lavabre, 1998 : 52-53), le discours de Veska est significatif de cette volonté de modéliser la mémoire individuelle par la mémoire collective. Dans une société caractérisée par le va-et-vient constant entre le milieu paysan et la ville, le rapport entre l’individu et la communauté rurale n’est pas uniquement matériel. Il est également symbolique : les souvenirs de la famille, de la lignée et du village s’articulent et cette articulation pèse sur la façon dont chaque personne se pense en tant que telle et construit son identité. 24 De plus, le fait qu’au sein d’une communauté villageoise mémoire généalogique et mémoire collective soient indissociables semble en accord avec les représentations identitaires (communistes en l’occurrence) qu’elle se fait d’elle même. Pour un village qui, pendant les cinquante dernières années, a vu toute sa « modernisation » se réaliser à travers l’application de ce que ses membres conçoivent comme des idéaux communistes (telles la promotion du bien commun et la subordination de l’intérêt familial à l’intérêt collectif), la conception connexe du passé familial et local n’est qu’une expression imaginaire de cette quête constante du succès et du prestige. Cette situation de réussite est le résultat de la volonté et des efforts systématiques du collectif dans son ensemble qui, tout au long de ces années, a mobilisé son effectif humain demeuré sur place ainsi que ses membres haut placés dans les structures du pouvoir central. C’est à cette volonté et à ces efforts, autant au niveau du village qu’à celui de la famille, que l’auteur fait appel dans son discours afin de perpétuer le passé dans l’avenir. De cette manière, la pérennité et la prospérité de la communauté a valeur de défi pour son futur. 25 Le discours commence par une question qui se répète à deux reprises : « Qu’est-ce qui nous rassemble ici ? ». En effet, ce qui rassemble les gens à Vrabevo c’est que le village n’a pas cessé d’exister, symboliquement et matériellement, dans leur vie. Mais en même temps, le besoin de commémoration de la lignée et de la communauté locale montre que celles-ci ne constituent plus des « sociétés-mémoire » (Nora, 1984), des sociétés où la mémoire est vécue, mais qu’elles sont plutôt en train de se transformer en « lieux de mémoire ». À travers l’analyse du texte, on voit que, pour les gens de

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Vrabevo, se remémorer leurs ancêtres devient une réconciliation d’ordre symbolique avec le présent. Par la reconstitution de leur passé, ils parviennent à se présenter comme un ensemble stable et homogène, aujourd’hui comme autrefois, et à maintenir la continuité indispensable à la sauvegarde de leur identité, individuelle et collective.

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NOTES

1. La question de la mémoire généalogique a depuis longtemps trouvé sa place dans la thématique de l’anthropologie des sociétés à tradition orale, vu l’importance de cette mémoire pour leur reproduction sociale. Ce n’est que plus récemment que les travaux ethnologiques en Europe ont privilégié la recherche de la mémoire généalogique dans les communautés villageoises (Zonabend, 1980 ; Segalen, 1985 ; Jolas, 1990), dans le milieu urbain (Le Wita 1984), dans l’aristocratie (Mension-Rigau, 1994) et dans la bourgeoisie (Le Wita, 1988). 2. Il est question du village où nous avons mené une enquête de terrain de douze mois dans le cadre de notre thèse de doctorat commencée en automne 1996. 3. Voir sur ce sujet Le Wita (1984) et Segalen (1991). 4. Dans tous les cas des généalogies que nous avons repérés lors de nos recherches il est question de lignées descendantes. Ce qui varie c’est la façon dont les réalisateurs se représentent la lignée. Tandis que Veska place à la tête de son schème le couple des parents initiaux, puis leurs descendants, aussi bien filles que garçons, en excluant les parents par alliance, d’autres généalogistes dans le village ne retiennent à la base de la lignée que l’homme fondateur, ses descendants hommes avec leurs familles et femmes sans leur famille. Sur les différentes définitions de la lignée dans les sociétés paysannes européennes, voir Augustins (1989 : 122). 5. Pour une comparaison du phénomène en Europe et aux États-Unis, voir Coenen (1994). 6. Sauf une dernière partie du discours dédiée aux traits de caractère et aux qualités morales de certains membres de la lignée. Étant donné que le sujet de notre article concerne fondamentalement le lien entre la généalogie et l’histoire locale, il nous a paru peu utile de l’inclure dans cette présentation déjà assez étendue. 7. Coopérativno Promisleno Predprijatie : secteur industriel faisant partie de la coopérative de consommation villageoise, c’est-à-dire d’une coopérative qui gérait les activités commerciales et industrielles au sein du village. 8. Empereur byzantin (1185-1195), G. Castellan (1991 : 43-44).

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9. Dynastie régnant lors du deuxième royaume bulgare (1187-1241). Ibid. 10. Littéralement la « Ville impériale », désignation populaire en bulgare pour la ville de Constantinople à l'époque byzantine, de l’actuelle Istanbul. 11. Littéralement « la colline de l'infidèle » en langue turque. 12. Acte de se convertir à l'islam, ce qui dans les représentations populaires signifie devenir « Turc ». 13. Femme turque. 14. Dénomination des sujets chrétiens du Sultan au sein de l'Empire ottoman. 15. C'est-à-dire « la femme de Stratjo ». Dans la société bulgare traditionnelle, après le mariage, le prénom du mari substituait dans le langage quotidien celui de sa femme. 16. Selon St. Damianakos (1996), l’interpénétration de l’espace urbain et de l’espace rural est une des composantes de la modernisation du monde paysan grec. Son hypothèse nous paraît tout à fait valable également pour le cas bulgare. Loin d’être un phénomène réservé aux pays communistes balkaniques, le couplage ville-campagne serait plutôt propre à l’ensemble des sociétés du sud-est européen, en tenant compte, bien évidement, de ses différentes expressions dans chacune d’elles. 17. Ce phénomène est présent aussi de nos jours, il connaît même une intensification depuis 1990. Voir à ce propos l’analyse de Kaneff (1998). 18. Comme le remarque Bernard Lory, dans les pays balkaniques le phénomène de la diminution de la population rurale « n’est pas exceptionnel en soi, il a seulement été plus rapide et plus brutal qu’ailleurs en Europe » (1996 : 102). Voir aussi les données démographiques qu’il publie sur la question. Ibid. : 177-179. 19. Nous nous référons aux travaux de Sagnes (1995), Jolas et al. (1990), Segalen (1985) et Zonabend (1980). Sur la relation entre territorialité et communauté en général, voir Maurice Godelier (1984). 20. Voir Déyanova (1999), Grécova (1996), Déyanov (1995). 21. Sur la relation entre la fondation d’une généalogie et son installation, l’« enracinement » dans un territoire donné, voir Burgière, 1992 : 36. 22. Pour une présentation détaillée expliquant les mouvements des populations dans l’espace balkanique au sein de l’Empire ottoman voir Castellan, 1991 et Todorov, 1970. 23. Tandis que l’auteur sépare elle-même la première de la deuxième partie de son texte, c’est nous qui avons découpé cette troisième partie correspondant à un changement de sujet. 24. Sur le nombre des générations que peut couvrir la mémoire d’un individu par transmission orale, voir F. Héritier, 1981.

RÉSUMÉS

L’auteur présente et analyse un discours prononcé au printemps 1989 par Veska, ancienne professeur de collège, lors d’un rassemblement villageois sur la place centrale de la localité de Vrabevo, en Bulgarie centrale. Il s’agissait d’établir l’arbre généalogique de sa lignée maternelle, tout en dessinant, à grands traits, l’histoire du village en liaison avec l’histoire de la nation depuis leurs origines mythiques jusqu’à l’époque actuelle. L’analyse de ce document (donné in

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extenso dans le cadre de cette publication) permet de montrer, d’une part, comment dans les représentations collectives la mémoire familiale, l’histoire locale et l’histoire nationale se croisent pour former un tout structuré et cohérent, d’autre part, en quoi ces représentations s’inscrivent dans la construction d’une identité locale dont la principale fonction serait de fournir une réponse appropriée à la situation de crise mettant en question l’existence matérielle et symbolique du village.

The author presents and analyses a speech given by Veska, a former schoolteacher, in the spring of 1989 at a village meeting in the central square of Vrabevo, Central Bulgaria. Her maternal family tree is drawn up, whilst at the same time sketching the village history connected to that of the nation from their mythical roots to present day. The analysis of this document shows, on the one hand, how, in collective representations, family memory, local and national history meet to form a structured and coherent whole and, on the other hand, how these representations help construct a local identity, whose principal function is to provide an appropriate response to the crisis which questions the material and symbolic survival of the village.

AUTEUR

ALICE ANGELIDOU Doctorante, Paris

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Le village et la ville : la Grèce imaginaire dans les manuels scolaires du XXe siècle

Christina Koulouri

Les contradictions des manuels scolaires contemporains Chaque village a son histoire. Pierre a appris l’histoire de son village et il la raconte : dans les temps anciens, ce lieu n’était pas habité. Il était couvert de sapins et les eaux y étaient abondantes. Il y avait un seul pommier. Un jour, des gens sont arrivés et ils ont dit : « Comme c’est beau ! Construisons ici nos maisons. » Ainsi furent bâties les premières maisons. Puis d’autres ont été construites et elles ont formé un village. On l’a appelé Milia (pommier). La vie des habitants était difficile. La rivière débordait et provoquait des catastrophes. En hiver la neige les coupait du monde. Les animaux sauvages dévoraient leurs troupeaux. Des brigands ravissaient leurs biens. Ils travaillaient dur pour gagner leur pain : certains étaient bergers, d’autres agriculteurs ou bûcherons… D’autres devaient émigrer. […] Peu à peu, beaucoup de choses ont changé dans le village et la vie s’est améliorée. Aujourd’hui, nous avons des rues, une école, l’électricité, une clinique… Nous avons aussi fondé une coopérative pour protéger la forêt et gagner plus d’argent1. 1 Ce passage d’un manuel contemporain « d’étude de l’environnement » destiné à la deuxième année de l’école primaire2 esquisse l’image positive de la Grèce rurale contemporaine véhiculée par un certain nombre de manuels scolaires. Dans cette représentation, la campagne grecque a bénéficié des progrès techniques et scientifiques, elle s’est modernisée, la vie de ses habitants est devenue plus aisée. La description rétrospective des changements dans le village et en Grèce rurale inspire optimisme et confiance dans le progrès.

2 Pourtant, dans la même classe de primaire, le livre de lecture donne une image diamétralement opposée : Après le tournant, le village est apparu. Ses maisons semblaient collées les unes aux autres, l’église était au centre, la petite école à la périphérie… Dans la rue, personne. La solitude régnait. Pas un animal, pas une voix, pas la moindre fumée sortant d’une cheminée. Un chien marchait, seul, la tête baissée, dans un chemin étroit et sombre… Catherine regardait les maisons. Les fenêtres étaient fermées, certaines avaient des volets cassés. Les murs n’avaient pas été crépis depuis de

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longues années, les toits tombaient en ruine. La jeune fille sentit son cœur se serrer. Soudain, dans une rue vide, elle crut voir quelque chose bouger, une ombre. Une vieille dame en noir apparut. Elle était bossue, s’appuyait sur un bâton noueux, son visage était ridé. « Tout le monde est parti », dit-elle. « Tout le monde. Personne n’est resté. Ils ont tout abandonné et ils sont partis… » Et elle s’en alla lentement, comme elle était venue, appuyée sur son bâton noueux3. 3 L’exode rural, l’abandon de la campagne grecque et le vieillissement de sa population, telle est la réalité décrite par ce texte. Le récit est empreint de mélancolie et de pessimisme, la campagne est désertée, privée de vie et d’espoir.

4 Une troisième catégorie de textes rencontrés dans des manuels scolaires contemporains évoque le paradis perdu, une vie simple près de la nature, riche de joies quotidiennes et d’affection : Je suis né et j’ai passé mon enfance dans un petit village montagnard. Mon village était pauvre et nous étions pauvres, mais personne n’y prêtait attention. On jouait du matin au soir dans la campagne, on se promenait en forêt, on grimpait aux arbres, c’était tout4. 5 Le souvenir nostalgique du village s’oppose en général à l’expérience de la vie en ville (en particulier à Athènes), marquée par le stress quotidien et le manque de communication entre les hommes. Cette représentation est complétée par celle du village comme lieu de villégiature. Dans les livres de lecture, on rencontre fréquemment des enfants qui racontent leur séjour dans un village, à la montagne ou dans une île, qui est souvent le village natal de leurs parents. Théodore a passé l’été dans le village de son père. Il avait emporté un petit magnétophone […] qui a passionné les enfants. Ils en ont fait un jeu, en enregistrant et en écoutant tout ce qu’on peut imaginer. – Allons dans la basse-cour, disait l’un. – Allons voir les petits cochons de la mère Stamatina, disait l’autre.[…] À la fin des vacances, Théodore a emporté la cassette. Quand il se lève le matin, il l’insère souvent dans le magnétophone et la maison résonne des voix de la campagne. Ses parents le grondent : – Ne mets pas toujours la même chose, Théodore ! Moins fort ! On va nous chasser de l’immeuble. – Tant mieux ! dit Théodore en riant. Qu’on nous chasse, nous irons au village5 !… 6 La lecture des textes cités, qui illustrent des aspects différents de la campagne grecque, suscite plusieurs questions. On pourrait d’abord supposer que l’image de la Grèce rurale véhiculée par les manuels scolaires est un reflet fidèle de la réalité et que ces manuels peuvent donc servir de source complémentaire pour étudier le monde rural grec. Il est vrai que ces manuels sont, dans une certaine mesure, le reflet de la société qui les produit – ou du moins de certaines de ses composantes, en position dominante. Ils ne peuvent pourtant pas être considérés comme un reflet fidèle : du fait des inerties de l’institution scolaire, l’introduction de nouveaux éléments dans le discours scolaire s’opère avec un relatif retard et les manuels n’intègrent que rarement l’innovation et le changement ; par ailleurs, le rôle édifiant de ces manuels est particulièrement marqué en Grèce, où l’État a le monopole de leur production et de leur diffusion gratuite dans les écoles, et où règne le système du manuel unique par classe et par matière6.

7 On peut donc se demander dans quelle mesure l’image proposée par ces manuels est fictive ou conforme à la réalité, et analyser, en particulier, le rapport entre les transformations de l’économie et de la société grecque tout au long du XXe siècle, et les représentations de ces transformations dans le discours scolaire. Dans le cas précis de la Grèce rurale, on peut étudier comment elle est décrite et évaluée, et quels sont ses rapports avec la Grèce urbaine : par exemple, noter si le récit se déroule dans un

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environnement urbain ou rural, si le village est défini ou apprécié en opposition à la ville, etc. 8 Pour interpréter le discours scolaire de façon cohérente, la connaissance de la réalité sociale est évidemment indispensable. Selon les données statistiques, la population rurale a diminué de façon considérable au cours du vingtième siècle, passant de 61,9 % de la population totale en 1920 à 30,3 % en 19817. Ce processus s’est accéléré dans les années 1961-19718, quand l’exode rural a nourri l’urbanisation et le développement disproportionné de la capitale grecque. La chute de la population rurale et le passage progressif à la société industrielle ont entraîné inévitablement la disparition du mode de vie traditionnel et l’émergence d’une culture urbaine qui s’est imposée comme culture nationale. Les élèves résidant désormais plutôt dans des centres urbains que dans de petits villages, les récits des manuels scolaires auraient dû se situer aussi dans l’espace urbain pour que les lecteurs puissent s’y reconnaître. 9 En fait, les manuels n’ont pas toujours tenu compte des transformations démographiques, économiques et sociales. Des descriptions idéalisantes et réalistes alternent ou parfois coexistent. Ces fluctuations du discours scolaire dépendent largement, on le verra, du contexte historique et plus particulièrement du régime politique. 10 Ce travail s’appuie sur deux types de manuels scolaires : les livres de lecture et les manuels scolaires de géographie9. Les raisons de ce choix sont simples. La discipline qui enseigne par excellence les paramètres de l’évolution du monde rural et urbain est la géographie. Mais le livre de lecture, qui résume les connaissances et les valeurs qu’on se propose de transmettre aux jeunes générations, s’avère un complément indispensable pour une telle analyse. L’importance du livre de lecture est d’autant plus grande que les manuels de géographie ne sont souvent que de sèches énumérations de données statistiques, qui ne sont ni interprétées ni commentées. 11 D’une façon générale, les livres de lecture sont conçus selon deux modèles : soit ils se fondent sur un récit continu comportant un ou plusieurs personnages principaux, soit ils comprennent des histoires indépendantes les unes des autres. Dans le premier cas, on peut noter si l’histoire se déroule à la campagne ou en ville, et quelle est l’image produite par le texte ou par l’illustration. En revanche, dans le second cas, la majorité des textes ne sont pas clairement situés dans le temps et dans l’espace – qu’il s’agisse d’histoires d’animaux, d’adultes ou d’enfants. Ce type de récit permet de formuler des règles générales de conduite et d’offrir aux enfants des modèles édifiants atemporels. Le réalisme optimiste de l’entre-deux-guerres 12 Le livre de lecture de Galateia Kazantzaki Le jeune agriculteur (1921) relève du premier modèle et, comme le révèle son titre, il se déroule entièrement dans la Grèce rurale. L’histoire, située dans un « village béni », apporte des connaissances en histoire et en histoire naturelle, des recommandations relatives à l’hygiène et des leçons édifiantes. L’image de la vie au village est manifestement idéalisée, ce qui est le cas pour la plupart des manuels scolaires parus dans les années vingt. Ce lieu est béni ! Les hommes y travaillent la terre avec patience, et la terre les récompense avec prodigalité. – Comme la terre est généreuse ! disait un vieux paysan émerveillé par l’abondance des fruits. Elle rend tout au décuple. La sueur humaine est de l’eau bénite là où elle tombe.[...] Dans ce village, les gens étaient gais et sains10 …

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13 Les manuels scolaires de l’entre-deux-guerres sont généralement optimistes. Alors qu’une crise affecte presque tous les aspects de la vie publique, ils s’efforcent d’offrir une représentation positive de l’avenir collectif. Tout en véhiculant des images idylliques du village grec habité par des paysans laborieux et bienveillants, ils plaident en faveur de la modernisation de l’économie rurale par le bais du progrès technique. On y trouve d’ailleurs souvent des conseils pour améliorer les méthodes de l’agriculture et de l’élevage, qui incitent les élèves à croire au progrès technique et à adopter l’innovation, dans l’intérêt national.

14 Ces manuels scolaires de l’entre-deux-guerres sont les héritiers du courant littéraire de l’éthographie qui s’est épanoui à partir de la fin du XIXe siècle, caractérisé par une idylle rurale, des scènes de la vie paysanne, un récit réaliste et une intrigue simple11. L’éthographie grecque, marquée par un « réalisme rêveur ou bâillonné12 », allait de pair avec le courant progressiste de « démoticisme » (démotiki = langue populaire, parlée) qui revendiquait l’introduction de la langue parlée dans l’enseignement et valorisait la culture néo-hellénique au détriment de l’admiration pour la Grèce ancienne. Le paysan simple et pur de la campagne grecque devint le héros de ce courant, ses mœurs et sa vie furent exaltées et décrites minutieusement. Aux yeux des démoticistes, c’était lui, et non Périclès, qui symbolisait le caractère national. Il faut souligner l’importance de ce tournant idéologique après un siècle d’admiration exclusive pour la gloire de la Grèce ancienne qui impliquait le mépris pour le présent et la Grèce moderne. 15 Simultanément, les manuels scolaires des années vingt délivraient, on l’a dit, un message moderniste. Les intellectuels libéraux, dont certains étaient aussi des auteurs de manuels scolaires, aspiraient à une réforme profonde de tous les aspects de la vie publique. Il n’est donc pas étonnant que dans les manuels de cette période abondent les recommandations et les attentes. Par exemple, on lit dans un manuel de géographie publié vers la fin des années vingt : Quand les marais et les lacs de Macédoine orientale seront asséchés, nous obtiendrons des plaines vastes et fertiles qui produiront du blé en abondance, du riz et du coton permettant à la Grèce d’être autosuffisante. Elles produiront aussi des betteraves sucrières. Les principales composantes de notre alimentation et de notre habillement seront ainsi produites par des régions aujourd’hui improductives et mortifères [...]. Il est facile de comprendre pourquoi la Grèce est pauvre13. 16 Les origines de cette position doivent être recherchées dans le grand courant politique et idéologique connu comme vénizélisme (du nom d’El. Vénizélos, homme politique éminent et Premier ministre de 1910 à 1920 et de 1928 à 1932) qui s’impose en Grèce de 1910 à 1932. Ce courant, qui regroupe des gens de toutes classes sociales (grande bourgeoisie d’affaires, petite bourgeoisie, paysans sans terres qui vont bénéficier de la réforme agraire de 1917, réfugiés d’Asie Mineure après 1922) et qui touche tous les aspects de la vie publique, est l’agent de la modernisation bourgeoise du pays, selon le modèle occidental du capitalisme et de la république bourgeoise libérale. Au niveau idéologique, il se caractérise par « la fermeté, l’optimisme, le réalisme, l’attachement au concret, la clarté et en général tout ce qui implique la volonté de réforme raisonnée du monde14 ».

17 Dans les livres de lecture des années trente, la ville apparaît pour la première fois comme scène où le récit est situé – à côté du village qui occupe toujours la plus grande place. La ville est encore anonyme : on ne sait pas si les petits héros vivent à Athènes ou dans un bourg. Le récit laisse pourtant entendre qu’il y a un rapport étroit entre la ville

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et la campagne. Les habitants du village – y compris les enfants – partent pour travailler à la ville comme employés de commerce ou comme domestiques15. 18 Les manuels scolaires de l’entre-deux-guerres reflètent dans une certaine mesure la réalité sociale et économique, ainsi que les mentalités dominantes. La Grèce était alors confrontée à un grave problème démographique et économique produit par l’arrivée d’un million et demi de réfugiés après la guerre en Asie Mineure en 1922. La presse quotidienne engageait à développer l’industrie pour créer de nouveaux emplois, et à moderniser l’agriculture pour réduire l’exode rural16. Dans un premier temps, la main- d’œuvre urbaine et industrielle provenait de la campagne, mais de façon saisonnière et temporaire. La famille restait au village et les hommes, ainsi qu’un nombre important de jeunes garçons, émigraient en ville17. De 1949 à 1974 : la fausse harmonie et le refuge de la campagne « pure » 19 Le réalisme de l’entre-deux-guerres recule après la fin de la guerre civile (1946-1949). Juste après la fin de la seconde guerre mondiale, on trouve encore des descriptions réalistes, qui sont empreintes d’un pessimisme manifeste. Par exemple, en 1947, on peut lire dans un manuel de géographie : Malheureusement l’agriculture n’est pas suffisamment développée, et en ce qui concerne certains produits, ses méthodes sont archaïques. L’élevage et l’exploitation forestière sont tout autant négligés. Même la pêche accuse un retard18. 20 Mais, dans les années cinquante, ce sont les silences et les descriptions idéalisantes qui l’emportent. Dans des manuels scolaires de géographie, les auteurs préfèrent le discours « neutre » des chiffres et de la sèche énumération (population, superficie, production, etc. de chaque région) ainsi que de vagues descriptions ornées d’élégants adjectifs. Par exemple, Athènes est décrite de la façon suivante, dans un manuel datant de 1952 : C’est une vaste étendue de maisons, séparées par des rues, larges, étroites ou de taille moyenne, dont la plupart sont asphaltées et où la circulation des voitures et des piétons est intense19. 21 Quant aux livres de lecture de la même période, ils ignorent la ville et situent leur récit dans la Grèce rurale, de façon plus ou moins précise. Si la ville est décrite, c’est à travers le regard du paysan : hors de portée du héros, elle apparaît comme quelque chose de merveilleux et d’exotique. Un des textes d’un livre de lecture destiné à la troisième année de primaire porte le titre éloquent : « Que la ville était différente20 ! ».

22 Le corpus que nous avons étudié pour la période d’après-guerre montre un décalage important entre la réalité sociale et le contenu des manuels. L’urbanisation croissante et l’émigration massive ne sont pas reflétées dans les livres de lecture qui, contrairement à la période de l’entre-deux-guerres, passent sous silence les problèmes de l’économie et de la société grecques et en donnent une image idéalisée. Le village grec est un lieu idyllique où les gens vivent heureux. La description de la campagne et des villes évoque des rédactions d’enfants: la beauté des paysages, la douceur du climat, les villes florissantes sont les éléments principaux du récit. Cette image vague ou harmonieuse vise à cacher une vie politique troublée, marquée par une profonde dichotomie héritée de la guerre civile. 23 La « Nouvelle Discorde » séparait alors les Grecs « patriotes » – de droite, voire d’extrême-droite – et les Grecs « non patriotes » – de gauche. Le « terrorisme légalisé21 »du pouvoir central, le rôle politique de la Couronne et de l’armée, les interventions de

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la Grande-Bretagne puis des États-Unis altéraient le parlementarisme républicain du régime. La crise politique n’était pas sans rapport avec la crise sociale due aux fortes inégalités de revenus et à l’ampleur de la pauvreté, du chômage et de l’émigration. Le pessimisme néo-réaliste du cinéma grec d’après-guerre fournit d’ailleurs des images révélatrices de cette crise multiforme. Au niveau idéologique, le pouvoir est alors confronté à une crise de légitimation qui traduit un sentiment généralisé d’insécurité. C’est à la lumière de cette réalité politique et sociale que nous devons considérer le contenu des manuels de cette période. Selon nous, la fuite vers un monde mythifié, harmonieux, sans souffrances et sans conflits, est le contrepoids d’un monde réel dévasté par le pouvoir autoritaire, la pauvreté et les inégalités sociales. 24 Le paroxysme est atteint sous la dictature des colonels (1967-1974), régime militariste d’un nationalisme extrême. Les manuels scolaires de lecture et de géographie ne se contentent plus de fournir des descriptions idéalisantes de la Grèce ; ils exaltent aussi l’œuvre du gouvernement dans le domaine du développement économique. Citons deux passages de manuels de géographie pour le primaire : L’effort constant du Gouvernement national pour industrialiser le pays, restructurer les cultures et réaliser de grands travaux productifs aura pour conséquence la hausse du revenu par tête et la prospérité du peuple grec22. La Grèce est un pays agricole […] la production nationale a rapidement augmenté. Nous avons atteint l’autosuffisance en blé et le monde rural connaît des jours de prospérité23. 25 Par cette image d’une Grèce heureuse et riche, guidée par un gouvernement éclairé, le régime dictatorial cherche à légitimer son pouvoir arbitraire. L’enseignement devient un domaine de propagande et les manuels scolaires, monopole du pouvoir central, sont mis au service du régime. L’exagération conduit à la caricature : Les habitants, aujourd’hui gais et en bonne santé, travaillent sur leurs terres du matin au soir et ne cessent d’être reconnaissants envers l’État qui n’a pas été avare d’argent et de peine pour les rendre heureux24. 26 Même dans le cas où la Grèce n’est pas présentée comme un pays prospère dans tous les domaines, même lorsqu’on laisse entendre que des problèmes existent, on le fait sur un mode optimiste, ou on évite de se référer aux causes : [Athènes] est une ville qui a sans doute ses problèmes et ses imperfections mais qui n’a rien à envier à une autre grande ville du monde. […] Chez nous, on peut constater que la population rurale émigre vers les grandes villes. La raison qui force les paysans à partir est surtout l’insuffisant rendement des terres25. 27 Les livres de lecture des années soixante et soixante-dix s’efforcent ainsi de dissimuler la réalité sociale et de donner une impression d’harmonie et de bonheur collectif. Cette harmonie est à l’image d’une Grèce rurale qui fournit l’ensemble de la matière de ces manuels. La société rurale traditionnelle est ainsi implicitement le modèle de l’organisation sociale, du travail « noble » et des valeurs collectives « pures ».

28 Cette image de la Grèce rurale, voire de la Grèce entière, véhiculée par les manuels de lecture après la fin de la guerre civile présente une remarquable cohérence idéologique et elle s’est perpétuée, du fait de rééditions successives, pendant une vingtaine d’années26. Aussi ces livres n’ont-ils plus aucun rapport avec la société grecque qui subit alors des transformations rapides (c’est la période de la plus forte urbanisation), et avec la vie des élèves. Par exemple, le livre de lecture de la deuxième année de primaire publié en 1979 (19e édition) conseille aux élèves de veiller à ne pas être piétinés par des

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chevaux (!), et il les représente en train d’acheter leurs cahiers chez l’épicier contre trois œufs27 (!). 29 Le paysan, personnage central du récit, et son travail, condensent les valeurs dominantes que l’enseignement se propose d’inculquer aux jeunes générations. Comme l’écrit Anna Frangoudaki, « le paysan est présenté de façon sentimentale et idyllique. Son labeur accompli à la sueur de son front, en toute honnêteté, est décrit en relation esthétique avec le paysage, la terre, le soleil couchant et la cloche lointaine qui sonne les vêpres. C’est une figure noble, proche de la nature et donc de la pureté originelle, enviable du fait de son bonheur tranquille. Si les livres de lecture étaient notre seule source d’information, nous pourrions croire que le paysan est le plus heureux des hommes28 ». Les travaux agricoles sont d’ailleurs l’occasion d’une fête continue ; il n’y a ni fatigue ni peine dans la vie des paysans grecs : « Les vendanges sont une longue fête. […] On n’entend toute la journée que des voix gaies, des chansons, des rires29… » 30 Dans ce monde rural, la femme travaille avec les hommes aux champs, mais elle s’occupe surtout du ménage. Du fait de l’absence totale de la Grèce urbaine dans les manuels scolaires, la représentation de la famille et du rôle des femmes est une pure fiction. On lit dans le livre de lecture de la deuxième année de primaire : Les mains de la grande-mère ne cessent de tricoter. Elle tricote des chaussettes épaisses pour le grand-père, ses fils et ses petits-enfants. La grande-mère est très habile. Ses belles-filles tissent des tapis, des couvertures… Aussi, quand l’hiver arrive, rien ne manque chez Lazaris. C’est une maison bien tenue30. 31 Le village, le champ et la petite maison villageoise sont donc les lieux autour desquels se construit le monde des livres de lecture, voire le monde des élèves de primaire. Si le livre de lecture peut être considéré comme l’abrégé du savoir fourni par l’école primaire, les enfants grecs n’apprennent presque rien sur le monde urbain jusqu’à la fin des années soixante-dix. Les expériences quotidiennes de la moitié des enfants scolarisés31, les occupations de leurs parents, les voitures, la télévision, le cinéma, le paysage urbain ne franchissent pas le seuil de l’école. Même l’image de la Grèce rurale ne traduit en rien les transformations apportées par la technologie et la machine. Le monde rural semble immobile depuis des siècles, protégé de toute altération. Il semble que sa valeur symbolique augmente en rapport direct avec l’éloignement de la réalité. Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix : nostalgie contre progrès 32 Les années quatre-vingt représentent une coupure profonde dans le contenu de l’éducation en général et dans celui des manuels scolaires en particulier. Un changement se préparait depuis la chute de la dictature des colonels (1974) par la démocratisation graduelle des institutions, mais il a fallu attendre la réforme de l’éducation de 1976 (introduction officielle de la langue parlée dans l’enseignement)32 et la rédaction de nouveaux curricula et de nouveaux manuels. Contrairement à la période précédente (1949-1974), celle-ci, qui court jusqu’à nos jours, est marquée par des changements relativement fréquents des manuels visant à actualiser leur contenu. Les manuels deviennent ainsi plus proches de la réalité sociale. 33 Les livres de lecture des années quatre-vingt sont donc situés en milieu urbain. Le livre de lecture à l’usage des élèves de la troisième année de primaire (première édition en 1979) se situe à Athènes33. L’héroïne principale, la petite Myrto, vient d’un village grec et n’aime pas la grande ville. Ses parents ont émigré en Allemagne et elle vit chez ses tantes. Dans ce livre la comparaison entre le village et la ville, entre la campagne et Athènes, est constante. Le village est presque idéalisé grâce aux descriptions

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nostalgiques de Myrto, ce qui incite les enfants à entreprendre des travaux d’embellissement de leur quartier. Toutefois, la présentation « dialectique » de la campagne et de la grande ville ne remet pas en question la prépondérance du monde urbain. Le système de référence des enfants est construit sur la ville; le village évoque un monde beau mais lointain. Parallèlement, les changements survenus dans la production agricole et la vie rurale sont évoqués. L’idéalisation nostalgique du village ne signifie pas l’exaltation du mode de vie traditionnel. Autrefois les protagonistes du labourage étaient la charrue, les bœufs et la sueur humaine. Aujourd’hui, c’est le tracteur avec ses dents d’acier. Autrefois, on labourait en chantant. Aujourd’hui, on n’entend que le bruit de la machine. Mais à cette époque, les hommes se fatiguaient au-delà de leurs forces et, le soir venu, ils se couchaient épuisés. Tandis qu’aujourd’hui le travail se fait de manière moins fatigante, plus facile et plus systématique34. 34 Le livre de lecture de la cinquième classe, publié aussi en 1979, exprime une attitude semblable, bien qu’il soit conçu selon le modèle des textes indépendants, qui ne sont pas tous contemporains : Je regarde avec plaisir la machine conquérir les plaines de Macédoine. Et je songe que le travail se fait maintenant beaucoup plus vite, beaucoup mieux et de façon plus humaine. Que soient bénies les patientes bêtes qui pendant des siècles ont inscrit avec leurs pattes le même cercle dans l’aire. Mais que soit béni plus encore l’esprit inventif qui a brisé pour toujours ce cercle inhumain35 ! 35 Dans la description de la Grèce rurale, le travail de la terre perd donc la valeur idéologique qu’il avait jusqu’alors dans les manuels scolaires. La mécanisation de la production, la modernité et le progrès technique se substituent à l’univers immobile du monde traditionnel. Le changement politique de 1974 semble secouer l’attachement à un monde dépassé, symbole de valeurs traditionnelles et conservatrices. La confiance dans le « changement » (qui devient d’ailleurs le slogan principal du nouveau parti socialiste PASOK, vainqueur des élections en 1981) transparaît dans les mentalités.

36 Le « changement » dans l’éducation se marque dans une révision profonde du contenu des manuels scolaires et de leur message idéologique. Mais la modernisation des manuels de géographie est beaucoup plus radicale que celle des livres de lecture. Nous pourrions supposer que cette particularité est due au fait que ces manuels enseignent une science, et qu’ils sont ainsi davantage susceptibles d’intégrer la modernité et la réalité contemporaine que les livres de lecture. Dans les années quatre-vingt, ces manuels scolaires de géographie font ainsi mention des changements survenus dans la Grèce rurale et des différents paramètres de l’urbanisation. L’importante diminution de la population rurale en faveur de la population urbaine et la modernisation de l’agriculture qui améliore et accélère la production sont les deux pôles du discours géographique sur la Grèce rurale. Les conséquences de l’exode rural et de l’urbanisation sont observées dans les campagnes comme dans les villes. La campagne connaît une diminution continuelle de sa population et un marasme économique, alors que l’âge moyen de la population rurale s’élève. Pour la Grèce urbaine, on évoque le gigantisme d’Athènes et de Thessalonique, les problèmes du logement, l’excès de l’offre de main- d’œuvre, les emplois parasitaires, la société de consommation36. Athènes en particulier est censée être une grande ville européenne avec ses avantages et ses inconvénients : embouteillages, pollution, absence de plan d’urbanisme rationnel37… 37 Les manuels de géographie actuellement utilisés dans le primaire et le secondaire ne s’occupent que très peu de géographie politique. Leurs sujets s’ordonnent selon de

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grandes rubriques thématiques de géographie physique et économique : rapports de l’homme avec la nature et l’environnement, climat et topographie, activités humaines et vie sociale, démographie et économie, évolution et changements dans la vie des hommes d’hier à aujourd’hui. La Grèce n’est pas étudiée en tant que telle, mais les exemples fournis sont généralement empruntés au cas grec qui est familier aux élèves38. Les manuels de géographie contemporains attestent la confiance dans la modernisation et le progrès, c’est-à-dire en fin de compte dans la civilisation contemporaine et la raison humaine39. 38 Les descriptions du village et de la ville n’ont rien de commun avec celles rencontrées auparavant, à l’exception des manuels des années quatre-vingt. De ces années quatre- vingt aux années quatre-vingt-dix, on observe une continuité, mais aussi une nette amélioration du contenu et de la forme. Le village n’est plus un lieu idyllique où règnent les valeurs traditionnelles, où les hommes travaillent la terre du matin au soir et où les femmes tricotent à la maison. « Un village grec », décrit dans le livre d’étude de l’environnement de la quatrième classe de primaire, est illustré par six photos : l’olivaie, la coopérative agricole, la rue principale, le collège, le centre médical et l’association culturelle40. Les pôles de la vie rurale ne sont plus le champ, l’église, l’école primaire, l’humble maison où la famille se rassemble. La production agricole est gérée par la coopérative, la vie quotidienne ne se limite pas à la maison ou au café pour les hommes, les gens peuvent s’instruire et être soignés sur place. Les principaux acteurs du village ne sont d’ailleurs plus l’instituteur et le prêtre ; ce sont les membres du conseil de la commune qui s’occupent des problèmes de leur région. Les manuels scolaires insistent aussi sur l’importance de la coopérative agricole pour l’amélioration de la production, l’expansion des cultures et l’offre d’emplois. Dans la deuxième partie du même manuel d’étude de l’environnement, les activités et les bienfaits de la coopérative sont décrits de la façon suivante : En deux ans elle a augmenté la production, les ventes (sur le marché national et à l’exportation) et le profit […] Elle a donné du travail pour deux mois à 200 ouvriers et ouvrières […] Elle compte étendre les cultures […] Elle répond à divers besoins des adhérents, organise des activités culturelles, etc.41. 39 Le même livre prône d’ailleurs l’interventionnisme de l’État dans le domaine de l’économie rurale : L’État montre un intérêt particulier pour le développement de l’agriculture et la protection des agriculteurs. Il intervient de plusieurs façons pour que notre pays produise plus et mieux, de façon à couvrir nos besoins et à pouvoir exporter. Par le biais de divers services publics, il programme et met en œuvre des travaux pour la modernisation de l’agriculture. Il conseille et forme les agriculteurs, à l’aide de scientifiques spécialisés dans de nouvelles méthodes de culture. Il s’occupe de la vente des produits à bon prix, accorde des subventions pour les cultures, et des indemnités en cas de catastrophes42 […] 40 Les élèves sont aussi invités à expliquer et à comprendre les changements de la structure démographique de la Grèce. Par exemple, pour les rapports entre population rurale et population urbaine, les manuels scolaires comparent l’évolution des effectifs dans différentes régions (rurales, semi-urbaines et urbaines) afin d’interpréter l’évolution spécifique à chaque cas. La diminution de la population rurale est directement ou indirectement attribuée à la mécanisation de la production agricole43. Dans le manuel de géographie de la première année de collège, les causes sont plus nuancées :

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Plus la population rurale augmentait, plus la surface cultivable par agriculteur diminuait. Parallèlement, la technologie améliorait continuellement les outils et les méthodes de culture et la terre requérait moins d’hommes. Aussi nombre de paysans sans terre et sans travail ont-ils été dans les villes qui offraient plusieurs alternatives. Ils pouvaient y devenir artisans et échanger leurs produits (mobilier, vêtements, chaussures, ustensiles divers…) contre tout ce dont ils avaient besoin. Ils pouvaient aussi trouver à s’occuper dans le commerce, parce que là où réside une importante population, il y a une plus grande demande de biens. Par ailleurs, les villes étaient sûres et elles offraient des loisirs et de meilleurs services. Toutes choses qui rendaient la vie urbaine plus agréable que la vie rurale44. 41 L’univers décrit par les manuels scolaires contemporains est indéniablement l’univers familier des élèves, proche de leurs expériences quotidiennes en famille et dans le quartier, univers qu’ils connaissent aussi par les médias – surtout par la télévision. Dans le manuel le plus récent, on comprend que la plupart des élèves habitent désormais dans un grand centre urbain, et en particulier à Athènes. L’urbanisation démesurée de la région athénienne est même un des principaux thèmes de la description du pays. Les enfants sont invités à en énumérer les causes, mais aussi les conséquences45. Les exercices qui correspondent à chaque chapitre sont en effet destinés à aider l’élève à appliquer le savoir théorique à son vécu quotidien. Voici par exemple les « activités » des élèves à la fin du chapitre « Problèmes des grandes villes » : […] b) Étudie les annonces dans les journaux et note les écarts entre le loyer d’un appartement de cinq pièces (110-140 m2) situé au centre de la ville, dans un des quartiers considérés comme privilégiés, et dans la banlieue ; c) Discute avec tes parents du temps qu’ils mettent chaque jour pour aller à leur travail et en revenir. Calcule ensuite en pourcentage de combien leur temps de travail quotidien est augmenté du fait du temps qu’ils passent dans les transports46 [...] 42 La vie dans la grande ville n’est pas idéalisée. Dans les livres de lecture des deux dernières décennies, la vie des enfants dans des appartements est même souvent présentée comme triste et contraignante : À Athènes, les enfants habitent dans des immeubles. Ils ne peuvent pas courir parce qu’ils gênent ceux qui habitent à l’étage du dessous. Ils ne peuvent pas crier parce qu’ils gênent ceux qui habitent en dessous et au-dessus. […] L’air est pollué du fait des fumées et des gaz d’échappement des voitures. Et pour voir un peu de verdure ou se promener au bord de la mer, on doit partir en excursion47. 43 Les manuels scolaires contemporains reflètent donc de façon plus ou moins précise la physionomie moderne de la Grèce, tout à la fois rurale et urbaine. La Grèce rurale semble y avoir deux faces : l’une moderne, marquée par le progrès technique et la modernisation de la vie paysanne, et l’autre, mélancolique, se référant au paradis perdu d’une vie simple et heureuse près de la nature. Ces deux aspects peuvent être tout à la fois contradictoires et complémentaires. La contradiction réside dans le fait que la Grèce rurale est décrite tantôt comme abandonnée, tantôt comme prospère. La Grèce abandonnée est la Grèce traditionnelle. De façon caractéristique, par exemple, les textes cités au début de cet article, qui évoquent le village déserté ou le village comme lieu de villégiature, se réfèrent à l’image du monde rural traditionnel. Le village abandonné a les petites maisons, les rues étroites, l’église et l’école que l’on a rencontrées dans l’analyse des manuels de la période précédente (1949-1974). En revanche, le message moderniste avancé surtout par les manuels scolaires de géographie renvoie à une campagne développée, où la vie, comparativement au passé, s’est améliorée. Le visage moderne et le visage traditionnel de la campagne grecque ne

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sont pourtant pas nécessairement contradictoires. Il est probable que deux ou plusieurs réalités, a priori contradictoires, coexistent. En fait, l’exode rural n’a pas affecté toutes les régions avec la même intensité, tout comme la mécanisation de la production agricole et la modernisation de la vie des paysans n’ont pas touché toute la Grèce rurale. La mélancolie du village abandonné par ses habitants et l’activité de la coopérative agricole sont donc les deux versants d’une réalité équivoque.

44 L’analyse rétrospective et comparative des manuels scolaires depuis la première guerre mondiale montre ainsi que l’image de la réalité sociale varie selon le moment historique. Le discours axiomatique et édifiant des manuels va à l’encontre d’une description précise et immédiate des changements politiques, économiques et sociaux. Mais le rapport – ou l’écart – entre la réalité et sa représentation est fonction du régime politique, de l’idéologie dominante et du rôle attribué à l’éducation, contrôlée par l’État. Les deux ruptures importantes de l’histoire grecque du XXe siècle – la Discorde nationale de l’entre-deux-guerres et la Guerre civile d’après-guerre – qui ont abouti toutes deux à des dictatures, n’ont pas eu les mêmes effets sur le contenu des manuels. Malgré leurs palinodies, les manuels scolaires de l’entre-deux-guerres sont imprégnés d’un réalisme optimiste et d’une confiance dans le progrès. Ils professent donc la modernisation de la Grèce rurale et l’industrialisation du pays. En revanche, les manuels scolaires d’après-guerre retournent au rêve d’une Grèce rurale traditionnelle qui condense les valeurs primordiales du caractère national. Il faut connaître cette image idéalisée de la campagne grecque véhiculée par les manuels pendant trois décennies pour évaluer comparativement l’image correspondante des manuels contemporains. La Grèce rurale sous sa forme traditionnelle est donc glorifiée sous le régime autoritaire imposé après la fin de la guerre civile et jusqu’à la chute de la dictature militaire. Cette idéalisation passéiste aide à faire silence sur les réalités gênantes et à se réfugier dans le passé. Le rétablissement du régime parlementaire (1974) et la montée au pouvoir du parti socialiste (1981), qui absorbe une grande partie de la gauche, remettent la confiance dans le présent à l’ordre du jour et permettent une réconciliation graduelle avec le passé récent. Les manuels scolaires, toujours sous le contrôle du pouvoir central, reflètent ce tournant dans les mentalités dominantes. La Grèce rurale n’est plus un lieu de rêverie passéiste ; désormais, elle acquiert sa place réelle dans la société grecque contemporaine.

NOTES

1. Nous et le monde. Étude de l’environnement (en grec), Athènes, Office d’édition des livres scolaires, 1996 (10e éd.), p. 192-194. 2. L’enseignement grec comporte trois cycles : l'enseignement primaire qui dure six ans, l’enseignement secondaire (trois ans de gymnase et trois ans de lycée) et l’enseignement supérieur. L’enseignement obligatoire dure neuf ans. 3. Ma langue pour la deuxième année de l’école primaire. Seconde partie (en grec) Athènes, Office d’édition des livres scolaires, 1996 (14e éd.), p. 49.

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4. Ma langue, pour la cinquième année de l’école primaire. Quatrième partie (en grec), Athènes, Office d’édition des livres scolaires, 1991 (8e éd.), p. 50. 5. Ma langue, pour la deuxième année de l’école primaire… (en grec), op. cit., p. 17. Cf. aussi Ma langue, pour la quatrième année de l’école primaire. Première partie (en grec), Athènes, Office d’édition des livres scolaires, 1997 (14e éd.), p. 6. 6. Les manuels scolaires sont rédigés par des auteurs nommés par le ministère de l’Éducation et publiés par un service public, l’Office d’édition des livres scolaires (OELS). 7. M. Chouliarakis, Évolution de la population des régions rurales de la Grèce, 1920-1981 (en grec), Athènes 1988. 8. P. Tsachouridis, « L’exode rural et la modification du profil démographique de la campagne grecque » (en grec), Le Monde rural dans l’Aire méditerranéenne. Actes du Congrès franco-hellénique d’Athènes, 4-7 déc. 1984, Athènes, 1988, p. 215-237. 9. Nous avons dépouillé tous les livres de lecture et les manuels scolaires de géographie actuellement utilisés dans les établissements de l’enseignement primaire et secondaire. Pour les périodes antérieures, du fait du nombre considérable de manuels, nous avons préféré analyser un échantillon, en essayant de couvrir toutes les sous périodes établies par l’historiographie grecque. 10. G. Kazantzaki, Le jeune agriculteur. Livre de lecture de la quatrième classe des écoles primaires (en grec), Athènes 1921 (première édition en 1914), p. 3-4. La plupart des livres de lecture des années vingt sont des rééditions de manuels publiés après 1913 c’est-à-dire après les nouveaux programmes de l’école primaire introduits par le gouvernement de Vénizélos. Un cas particulier est constitué par les livres de lecture en langue parlée (démotiki) publiés après la réforme de l’éducation de 1917, qui ont provoqué de vives réactions et ont été bannis des écoles en 1920. 11. Voir M. Vitti, Fonction idéologique de l’éthographie grecque (en grec), 2e éd., Athènes 1980, surtout p. 68-75. 12. Ibid., p. 74. 13. D. Dimitrakos, Le monde. IIIe partie. En voyageant dans notre patrie. Géographie de la Grèce. Atlas (en grec), Athènes [1927], p. 88. Cf. aussi G. Kazantzaki, Le soldat. Livre de lecture de la cinquième année de l’école primaire (en grec), 6e éd., Athènes 1927, p. 145-6 ; id., Le jeune agriculteur… (en grec), op. cit. ; id., La Grande Grèce. Livre de lecture de la sixième année de l’école primaire (en grec), 6e éd., Athènes 1927, p. 107. 14. G. Th. Mavrogordatos, « Vénizélisme et modernisme bourgeois », in G. Th. Mavrogordatos-Ch. Hadjiossif (ed.), Vénizélisme et modernisme bourgeois (en grec), Iraklio 1988, p. 17. 15. Voir par ex. N. Ambatzoglou-D. Loukopoulos, Zv¸. La vie. Livre de lecture en langue katharevoussa de la sixième année de l’école primaire (en grec), Athènes 1932 ; N.E. Franghiskos-N.I. Protopapas, Livre de lecture pour la cinquième année de l’école primaire (en grec), Athènes 1936 ; I. Arvanitakis, Livre de lecture de la sixième année (en grec), Athènes 1937 (3e éd.), p. 233. 16. .Voir A. Liakos, Travail et politique en Grèce dans l’entre-deux-guerres. L’Office International du Travail et l’émergence des institutions sociales (en grec), Athènes 1993, p. 55-56, 411. 17. Ibid., p. 85-87, 276. 18. G.P. Koutras-B. Georgiou, La Grèce. Géographie de la troisième et de la quatrième année de l’école primaire (en grec), Athènes, 1947, p. 15. 19. Gr. Lazarakis-Georgopoulos-A Gonos-M.Pangalos Géographie-Atlas de la Grèce. Troisième et quatrième années de l’école primaire (en grec) Athènes, 1952, p. 28.

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20. V. Petrounias-F. Kolovos, S. Sperantsas-A. Metallinos, Livre de lecture de la troisième année de l’école primaire (en grec), Athènes, OELS, 1954, p. 160-1. Cf. aussi Ch. Dimitrakopoulos, Travail et joie. Livre de lecture de la deuxième année de l’école primaire (en grec), 3e éd., Athènes, OELS, 1952, p. 129. 21. N. Svoronos, Histoire de la Grèce moderne, tr. grecque de C. Asdrachas, 6e éd., Athènes, 1982, p. 147. 22. I. Gerimoglou, Géographie pour la cinquième année de l’école primaire (en grec), 2e éd., Athènes, OELS, 1970, p. 31. 23. N.M. Katsikas,) Géographie à l’usage des élèves de la sixième année des écoles primaires (en grec), 2e éd., Athènes, OELS, 1970, p. 61. Il est vrai que la production agricole avait doublé entre 1952 et 1963 et que la Grèce était autosuffisante en blé depuis 1958. Cela ne signifiait pas que le pays était prospère : le chômage augmentait, ainsi que les inégalités dans la répartition des richesses nationales, et le taux d’émigration était égal à 7 % de la population du pays entre 1955 et 1964. Voir G. N. Gianoulopoulos,) Le monde de l’après-guerre. Histoire de la Grèce et de l’Europe (en grec), Athènes, 1992, p. 367-370. 24. G. Kalamatianos-Th. Gianopoulos-D. Doukas-D. Delipetros-N.Kontopoulos, Livre de lecture de la cinquième année de l’école primaire (en grec), Athènes, OELS, 1971, p. 159. 25. El. D. Mariolakos, Géographie de la Grèce (en grec), 5e éd., Athènes, OELS, 1974, p. 75 et 207. Dans le manuel de géographie de la troisième et de la quatrième classe de l’école primaire, publié pour la première fois en 1972, l’image de la Grèce rurale est cependant plus réaliste. On y fait mention de différents problèmes dans les villages : absence d’électricité et de transport, insuffisance et stérilité des terres, émigration des paysans. Néanmoins, le message optimiste ne manque pas à la fin. Ar. Chr. Kostopoulos - Victoria Kotoulopoulou-Kostopoulou, Géographie de la troisième et de la quatrième année de l’école primaire (en grec), 2e éd., Athènes, OELS, 1973, p. 39-40. Dans le même manuel, la description d’Athènes est clairement « touristique » (p. 118). 26. Les livres de lecture publiés dans les années cinquante (autorisés en 1954) furent utilisés jusqu’à la fin des années soixante-dix, à l’exception des années 1965-66. Pour une analyse de ces livres voir in A. Frangoudaki, Les livres de lecture de l’école primaire. Contrainte idéologique et violence pédagogique, Athènes 1979. 27. V. G. Oekonomidis, Livre de lecture de la 2e année de l’école primaire (en grec), Athènes, OELS, 1979, p. 21 et 104. 28. A. Frangoudaki, op. cit., p. 71. 29. E. P. Fotiadis-El. P. Miniatis-G. Megas-D. Oekonomidis-Th. Paraskevopoulos, Livre de lecture de la sixième année de l’école primaire (en grec), 11e éd., Athènes, OELS, 1972, p. 168. 30. V. G. Oekonomidis, op. cit., p. 102. 31. En 1970-1, la proportion des élèves de l’enseignement primaire dans des régions urbaines s’élève à 44,6 % et celle des régions rurales à 42,9 %. En 1979-80, les taux correspondants sont de 56,96 % pour les régions urbaines et de 30,70 % pour les régions rurales. Office National de Statistique, Statistiques de l’Enseignement de Grèce. 32. Sur l’importance de la question de la langue pour l’identité nationale grecque, la bibliographie est abondante. Voir notamment Chr. Koulouri, « Entre l’Orient et l’Occident : les avatars de l’identité nationale grecque », Historiens et Géographes, 366, févr. 1999, p. 4. 33. A. Varella, Livre de lecture de la troisième année de l’école primaire (en grec), 2e éd., Athènes, OELS, 1980. 34. Ibid, p. 44-45. Cf. Nous et le monde. Étude de l’environnement. Troisième classe (en grec), 14e éd., Athènes, OELS, 1997, p. 30-31, 169.

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35. Th. A. Giannopoulos, Livre de lecture pour la cinquième année de l’école primaire (en grec), 4e éd., Athènes, OELS, 1982, p. 203-4. On retrouve le même passage dans Nous et le monde. Étude de l’environnement. Quatrième classe. Deuxième partie (en grec), 13e éd., Athènes, OELS, 1997, p. 63. 36. Voir El. D. Mariolakos- Chr. I. Sideris, Éléments de géographie générale de la Grèce, troisième année de l’école secondaire (en grec), 5e éd., Athènes, OELS, 1983, p. 42. 37. Ibid., p. 46-7 ; Ar. Chr. Kostopoulos-V. Kotoulopoulou-Kostopoulou, La Grèce. Géographie de la quatrième année de l’école primaire (en grec), 3e éd., Athènes, OELS, 1981, p. 36. 38. La Grèce occupe la plus grande place dans le manuel de la quatrième année de l’école primaire : Nous et le monde, op. cit. (1re et 2e partie). 39. Voir l’analyse des manuels de géographie faite par L. Venturas, « Les manuels scolaires de géographie : des contradictions dans le message humaniste et moderniste » (en grec) in A. Frangoudaki-Thalia Dragonas (éd.), Qu’est-ce que notre patrie? L’ethnocentrisme dans l’enseignement (en grec), Athènes 1997, p. 401-441. L’analyse s’appuie sur les manuels scolaires de géographie de la première, troisième et sixième années de l’école primaire et ceux de la première et troisième années du collège. Entre temps le manuel de la première année du collège a été remplacé par un nouveau manuel publié pour la première fois en 1997. En 1998 a d’ailleurs été publié un nouveau manuel de géographie pour la deuxième année du collège. 40. Nous et le monde… (en grec), op. cit., 1re partie, p. 10-12. Cf. aussi la représentation du village incluse dans le manuel correspondant de la troisième année de l’école primaire qui comporte les points de repère suivants : l’église, l’école, l’aqueduc, l’épicerie, le café, la place, la gare des autobus, la poste et le bureau communal. Nous et le monde (en grec), op. cit., p. 8. 41. Nous et le monde…, op. cit., 2e partie, p. 64. 42. Ibid. 43. Ibid., p. 63. Beaucoup moins précise est la justification offerte par le manuel de géographie de la sixième année de primaire : « Les gens se sont déplacés vers les villes pour trouver du travail et s’assurer de meilleures conditions de vie »,) Notre Terre. Géographie de la sixième classe (en grec), 7e éd., Athènes, OELS, 1997, p. 83. 44. A. Karabatsa - A. Klonari - K. Koutsopoulos - K. Maraki - Th. Tsounakos, Géographie de la première année du collège (en grec), Athènes, OELS, 1997, p. 155 45. Nous et le monde (en grec) op. cit., 1re partie, p. 69-72. 46. A. Karabatsa et al., op. cit., p. 166. 47. G. Grigoriadou-Soureli, Livre de lecture de la quatrième année de l’école primaire (en grec), 3e éd., Athènes, OELS, 1981, p. 194-5. Cf. aussi ? Ma langue pour la sixième classe de l’école primaire. 3e partie (en grec), 7e éd., Athènes, OELS, 1991, p. 35, 45 ; Ma langue pour la quatrième classe de l’école primaire. 1re partie (en grec), 14e éd., Athènes, OELS, 1997, p. 16-17.

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RÉSUMÉS

En analysant le contenu des manuels scolaires de lecture et de géographie depuis la première guerre mondiale, l’auteur tente de montrer comment les changements démographiques, économiques et sociaux survenus en Grèce sont reflétés dans le discours scolaire. Trois grandes périodes peuvent être distinguées : la période de l’entre-deux-guerres, caractérisée par un optimiste réaliste, la période de l’après-guerre, marquée par une forte idéalisation de la Grèce rurale, censée être la gardienne des valeurs primordiales du caractère national, et la période qui va de 1974 à nos jours, où les manuels véhiculent des attitudes ambivalentes vis-à-vis de la Grèce rurale : s’y mêlent la nostalgie du paradis perdu d’une vie simple et pure près de la nature, et la confiance dans le progrès technique qui entraîne la modernisation de l’agriculture et de la vie quotidienne des paysans.

Through analysis of the content of textbooks in reading and geography since the First World War, the author attempts to show how demographic, economic and social changes in Greece are reflected in the educational discourse. Three major periods can be distinguished: the period between wars, characterised by realistic optimism; the post-war period, marked by strong idealisation of rural Greece, which was upheld as the guardian of fundamental values in the national character; and the period post-1974, in which textbooks show ambivalent attitudes towards rural Greece – a combination of nostalgia for a lost paradise where life was simple, pure and close to nature and faith in technical progress that promotes the modernisation of agriculture and of peasant life.

INDEX

Index géographique : Grèce Thèmes : Ville et village, Manuels scolaires Mots-clés : Rural/urbain

AUTEUR

CHRISTINA KOULOURI Université de Thrace

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Usage des langues minoritaires dans les départements de Florina et d’Aridea (Macédoine)

Riki Van Boeschoten

1 Ce document présente les principaux résultats d’une enquête de terrain effectuée en septembre 1993 et financée par la Commission européenne1. L’objectif de cette enquête était d’analyser l’usage des langues minoritaires dans une région de la Grèce du nord qui se présente comme une mosaïque linguistique. Dans cette région formée des départements de Florina et d’Aridea, en dehors de la langue dominante (le grec), sont encore en usage les langues minoritaires suivantes : le macédonien, le valaque (proche du roumain), l’arvanitika (proche de l’albanais), le turc, le rom et le dialecte pontique (un dialecte grec utilisé par les anciens habitants de la mer Noire ou Pontos). Notre équipe était composée de deux anthropologues néerlandaises, Riki Van Boeschoten et Helleen van der Minne. Nous avons visité en tout 72 des 139 villages de la région.

2 Notre recherche a été conçue comme une enquête intégrant les phénomènes linguistiques à tous les aspects du contexte socio-économique. Dans chaque village, nous avons pris contact avec le maire ou le secrétaire du village puis nous l’avons interrogé à l’aide d’un questionnaire. Si aucun des deux n’était présent dans le village, nous avons pris contact avec d’autres villageois. Les villageois inclus dans la recherche représentent environ 65 % du groupe slavophone, 90 % du groupe parlant le valaque et 100 % du groupe parlant l’arvanitika, sur l’ensemble de la population des deux départements. La distribution des groupes linguistiques est indiquée dans les tableaux 1 et 2.

Distribution des groupes linguistiques

Tableau 1 - Population rurale du département de Florina

Groupes Nombre Habitants % linguistiques de villages

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Slavophones 43 15 228 42

Arvanites 3 2 114 6

Valaques 6 789 2

Réfugiés grecs 13 5 554 15

Mixtes 29 12 527 35

TOTAL 94 36 212 100

Tableau 2 - Population rurale du département d’Aridea

Groupes Nombre Habitants % linguistiques de villages

Slavophones 10 5 502 22

Valaques 3 1 181 4

Réfugiés grecs 15 5 515 22

Mixtes 17 12 527 50

TOTAL 45 24 728 100

Source tableaux 1 et 2 : Recensement 1981, informations des autorités locales

3 Nos résultats sur ces trois langues sont donc représentatifs de la situation dans la région étudiée. Il est plus difficile d’estimer la représentativité des locuteurs du dialecte pontique, puisque ce groupe ne peut pas être facilement distingué des réfugiés2 grecs provenant d’autres parties de la Turquie. Néanmoins, nous avons visité 17 villages habités par des locuteurs de ce dialecte, ce qui nous a permis de nous faire une idée de la fréquence de son utilisation. Dans certains villages, les réfugiés d’Asie Mineure parlent aussi le turc (tableau 4). Aspects socio-économiques 4 Le département de Florina a toujours été une zone agricole sous-développée, en partie à cause de conditions naturelles défavorables, et en partie pour des raisons sociales et historiques. Les conditions de pauvreté extrême qui ont marqué la région, depuis la période ottomane jusqu’aux années soixante, appartiennent désormais au passé. Toutefois il s’agit toujours d’une des régions les moins développées du pays. Il n’y a presque pas d’industrie : 53 % de la population active est employée dans le secteur primaire contre 20 % seulement dans le secondaire et 27 % dans le tertiaire (les pourcentages au niveau national étant respectivement 25 %, 27 % et 47 %3). La centrale électrique DEI est l’employeur principal, mais une grande partie de la main-d’œuvre est

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recrutée dans d’autres régions de la Grèce. Il y a également douze industries de petite échelle qui emploient environ 500 travailleurs, mais la plupart d’entre eux sont recrutés uniquement sur contrats précaires à court terme. En agriculture, la propriété moyenne est de trois hectares, mais beaucoup en possède moins et il y a un nombre important de jeunes agriculteurs sans terre. Les principales productions agricoles sont les céréales, le tabac et l’élevage. L’agriculture a été modernisée et le niveau de vie amélioré, principalement grâce aux subventions de la CEE, mais le coût de production est élevé et la plupart des agriculteurs sont sous-employés pendant une grande partie de l’année. Le taux de chômage est parmi les plus élevés du pays4, tandis qu’un tiers seulement des chômeurs reçoit une indemnité de chômage5. Entre les groupes linguistiques il y a des différences marquées quant à l’accès aux emplois publics, à l’enseignement supérieur et à la propriété. Les refugiés sont les mieux lotis, tandis que les slavophones se trouvent, avec les Gitans, au plus bas de la hiérarchie sociale. 5 La région d’Aridea est plus prospère que celle de Florina. Son climat plus doux et sa plaine fertile permettent jusqu’à trois récoltes par an. La production agricole est largement commercialisée : les principales productions sont le tabac, les pêches et les cerises. Les cultures intensives pratiquées dans ce secteur de production compensent en partie le problème majeur de la région : le manque de terres. La propriété moyenne n’est que de 1,5-2 hectares. Depuis les années quatre-vingt, le niveau de vie des agriculteurs a été amélioré sensiblement grâce aux subventions de la CEE. Néanmoins, au cours des deux ou trois dernières années, la filière fruitière est entrée en crise, à la fois en raison de la surproduction et des problèmes de transport liés à la crise yougoslave. Actuellement, seuls 10 à 40 % de la production de fruits sont commercialisés, le reste étant détruit. La région a connu une importante industrialisation, mais la plupart des usines sont petites et l’emploi fourni dépasse rarement quelques mois par an. Comme à Florina, presque toutes les usines sont entre les mains des réfugiés. Le taux de chômage parmi les jeunes ayant terminé leurs études secondaires est élevé, mais moins qu’à Florina. Il y a une différence importante entre villages pauvres et villages riches : la première catégorie inclut principalement des villages de montagne habités par des slavophones, tandis que les villages riches se trouvent dans la plaine et sont principalement habités par des réfugiés6. Cependant, dans ce département, les distinctions socio-économiques entre les groupes linguistiques sont moins nettes que dans celui de Florina. La situation linguistique actuelle 6 Le grec est sans aucun doute la langue dominante dans toute la région, et les personnes qui ne le parlent pas du tout se comptent sur les doigts des deux mains. Cela s’explique par les facteurs de déclin examinés ci-dessous, ainsi que par l’absence totale de mesures en faveur des langues minoritaires. Il faut cependant souligner que malgré ce contexte peu favorable, elles ont fait preuve d’une grande vitalité. Le degré de préservation est plus élevé dans les villages relativement pauvres et isolés, mais les langues minoritaires sont également bien représentées dans certains villages qui sont parmi les plus dynamiques. Dans ces derniers, la langue minoritaire tend même à être la langue dominante dans la communication interpersonnelle. 7 Un fait plus étonnant concerne l’attitude de la population locale vis-à-vis des langues minoritaires. Les autorités grecques sont très sensibles à la question des langues minoritaires, parce que, à leur avis, une reconnaissance de ces langues ouvrirait la porte aux revendications territoriales des États voisins. Cependant, bien que cette vue

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officielle soit répercutée dans le discours local, notamment par l’intermédiaire des médias, l’existence et l’utilisation des langues minoritaires sont acceptées en règle générale comme une réalité indépendante de ses implications politiques éventuelles. Autre contradiction : les personnes d’un certain niveau d’éducation ont tendance à considérer l’utilisation des langues minoritaires comme un signe de « retard », mais beaucoup de locuteurs de telles langues sont fiers de leur patrimoine culturel, en particulier de leur langue. Nous avons constaté que ces sentiments de fierté se manifestaient surtout chez les Valaques et les Grecs pontiques. Il existe probablement aussi chez beaucoup de slavophones, mais ces derniers hésitent à exprimer publiquement de tels sentiments. 8 Une troisième remarque générale concerne l’usage des langues minoritaires par tranches d’âge. En règle générale, les personnes de plus de soixante ans parlent couramment la langue minoritaire comme première langue. Le groupe moyen, âgé entre trente et soixante ans, est bilingue, et, selon sa situation dans les différents villages, parle le grec ou la langue minoritaire comme première langue. Dans la famille, les parents parlent souvent la langue minoritaire entre eux, mais utilisent le grec pour s’adresser à leurs enfants, afin que ceux-ci puissent apprendre le grec correctement et améliorer leurs chances sur le marché du travail. Les grands-parents parlent souvent la langue minoritaire à leurs petits-enfants. Beaucoup d’adolescents en ont une bonne connaissance, mais, lorsqu’ils fréquentent les écoles mixtes en milieu urbain ou lorsqu’ils quittent leur village pour travailler ailleurs, ils tendent à la perdre. Les écoliers de l’enseignement primaire comprennent généralement la langue minoritaire, mais ne la parlent pas. Enfin, une remarque sur la différence entre les sexes : jusqu’à la génération précédente, les femmes étaient les principaux vecteurs des traditions familiales, y compris de la langue. En particulier, les grands-mères ont joué un rôle crucial dans la transmission de la langue7. Cela semble changer aujourd’hui : dans beaucoup de ménages, les femmes plus que les hommes tiennent à parler le grec à leurs enfants. Facteurs de préservation et de déclin 9 Comme c’est le cas pour la plupart des minorités linguistiques, l’influence des institutions nationales dominées par la langue nationale est un facteur majeur de déclin pour les langues minoritaires. Ces institutions comprennent le système d’éducation, l’armée et les médias. L’abandon des langues minoritaires est aussi lié aux mariages mixtes, bien que, dans cette région, les mariages entre les groupes linguistiques soient un phénomène relativement récent et limité. Les effets de cette situation sont multipliés par un certain nombre de facteurs spécifiques à la région, liés souvent à la politique linguistique des autorités nationales et régionales. Le souvenir de la répression linguistique du passé (surtout sous le régime de Ioannis Metaxas, 1936-1940, et pendant la guerre civile), ainsi que le découragement actuel ont créé un climat de crainte en ce qui concerne l’utilisation des langues minoritaires. Cette dimension psychologique est plus marquée parmi les anciennes générations de slavophones, tandis qu’elle ne semble pas affecter les locuteurs du dialecte pontique. Un autre élément qui joue un rôle important parmi le groupe slavophone a été la création, dès les années cinquante, de crèches et d’écoles maternelles dans la plupart des villages slavophones, de sorte que les enfants apprennent le grec à un âge précoce. La génération actuelle de mères slavophones a fréquenté de telles écoles, ce qui pourrait expliquer que le rôle des femmes dans la transmission de la langue est moins important aujourd’hui que dans le passé. Enfin, on doit mentionner le rôle de

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l’émigration. Généralement, ceux qui ont émigré en Europe occidentale se sont intégrés dans une communauté de locuteurs grecs dans le pays d’accueil, et non pas dans un groupe de locuteurs de la langue minoritaire. Dans la mesure où beaucoup de ces émigrés sont revenus en Grèce ou visitent leur village régulièrement pendant les vacances, leur comportement linguistique a une certaine influence au niveau local. 10 Cependant, plusieurs phénomènes ont contribué à favoriser la préservation des langues minoritaires. En premier lieu il faut mentionner l’isolement relatif de la population rurale, l’ampleur limitée de l’industrialisation et le faible degré d’urbanisation (sauf pour le groupe des réfugiés). Ces facteurs empêchent la création d’un effet de « creuset » (melting-pot). Un deuxième élément est l’existence de divisions interethniques marquées dans la sphère socio-économique et le faible degré de mariage entre ces groupes. Troisièmement, la vitalité des traditions populaires, dans lesquelles la langue minoritaire joue souvent un rôle important (particulièrement pour les slavophones et les réfugiés pontiques). Outre ces facteurs internes, il y a également un certain nombre d’influences externes qui favorisent la sauvegarde des langues minoritaires. Évoquons d’abord le rôle des médias étrangers offrant des programmes dans la même langue ou une langue similaire aux langues minoritaires parlées dans la région. Les programmes qui peuvent être saisis dans la région sont ceux de la radio et de la télévision de Skopje et Tirana, et de la radio de Sofia. Ces programmes sont souvent enregistrés sur cassette ou vidéocassette et ensuite passés d’une famille à l’autre. Un autre élément important est les contacts avec des parents vivant à l’étranger dans un pays où la langue minoritaire est dominante et qui souvent ne comprennent pas le grec, puisqu’ils ont quitté leur village natal quand l’utilisation du grec était beaucoup plus limitée. Ce dernier facteur concerne surtout les anciens réfugiés politiques, qui ont fui la région après la guerre civile (1946-1949) et dont beaucoup sont des slavophones. Enfin, on devrait mentionner la présence de nouveaux immigrés et des « visites d’achats » d’étrangers en provenance de pays où les langues minoritaires sont dominantes, c’est- à-dire d’ex-Yougoslavie et d’Albanie. C’est pour le macédonien que l’influence de ces facteurs de préservation est la plus forte. Degré de vitalité 11 Nous avons classé les villages en trois catégories, selon le degré de vitalité des langues minoritaires (tableaux 3 et 4) : 12 – dans le groupe 1, le niveau de préservation est le plus élevé. La langue minoritaire est la langue habituelle de communication, avec le grec, en public et en privé. Elle peut même être employée par les autorités communales dans leurs transactions avec les villageois ; 13 – dans le groupe 2, le pourcentage de personnes qui ont appris la langue minoritaire comme première langue est moins élevé que dans le groupe 1. La plupart des personnes de plus de trente ans ont appris les deux langues en même temps et sont bilingues, mais les personnes de plus de cinquante ou soixante ans se sentent plus à l’aise dans la langue minoritaire. Celle-ci est encore souvent utilisée dans le quotidien, mais plutôt dans le domaine privé qu’en public. En règle générale, les personnes de moins de vingt ans ne parlent pas la langue, mais ont un bon niveau de compréhension ; 14 – dans le groupe 3, la langue minoritaire est parlée uniquement par les personnes âgées et dans la majorité des cas uniquement en privé. 15 Dans les villes de Florina et d’Aridea on peut entendre toute la gamme des langues minoritaires, surtout pendant les jours de marché, quand les agriculteurs des villages

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descendent en ville pour vendre leurs produits. La langue habituelle de communication est évidemment le grec, puisque la population urbaine est en grande partie mixte. Ces deux villes sont aussi le lieu de résidence des Gitans, qui parlent, en dehors de leur propre langue (rom), toutes les autres langues en usage dans la région.

Usage des langues minoritaires

Tableau 3 - Département de Florina

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Tableau 4 - Département d’Aridea

Explication des symboles des tableaux 3 et 4 • Ad rubrique 3 (groupes linguistiques) : S = Slavophones R = Refugiés V = Valaques (Aroumains) A = Arvanites Dans les villages mixtes les groupes sont mentionnés dans l’ordre de leur poids numérique. • Ad rubrique 4 (langues) : M = macédonien P = dialecte pontique A = arvanitika V = valaque (aroumain) T = turc 1. La langue minoritaire est utilisée à tous les âges, en public et en privé. Elle a tendance a être la langue dominante dans les relations interpersonnelles. Connaissances très limitées du grec pour certaines personnes âgées. 2. La langue minoritaire est utilisée par des personnes de plus de 30 ans, en public et en privé. Les enfants ne l’utilisent pas habituellement, mais sont en mesure de la comprendre. 3. La langue minoritaire est utilisée uniquement par des personnes de plus de 60 ans, dans la plupart des cas seulement en privé. • Ad rubrique 5 (observations) : + = observations de terrain o = informations recueillies dans les villages, surtout auprès des autorités locales

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NOTES

1. Le rapport complet a été déposé auprès de la Commission européenne sous le titre Report to the European Commission. Minority Languages in Northern Greece. Study Visit to Florina and Aridea, september 1993. 2.1 Le terme « réfugié » est utilisé ici pour désigner les Grecs d’Asie Mineure qui se sont établis en Grèce dans les années vingt après l’échange de population entre la Turquie et la Grèce (Traité de Lausanne, 1924). 3. Eurostat, 1992, p. 129. 4. Selon le préfet du département à l’époque, Mme Peidou-Sidiropoulou, plus de 20 % de la population active et 35 % des jeunes était au chômage (Peidou-Sidiropoulou, Th. « Ferte kapno, molinsi kai fougara yia na doulepsei o kosmos » Oikonomikos Tachidromos, Édition spéciale sur la Grèce du Nord, 28.7.94, p. 89-90). 5. Information fournie par M. Neokaziotis, directeur de l’Agence pour l’emploi de Florina, 2.9.93. 6. Les informations sur l’économie locale proviennent d’un entretien avec M. Zisis Eleftheriadis, président du Conseil municipal d’Aridea, en novembre 1992. 7. Voir pour la région d’Aridea, G. Drettas, « Tant que les grand-mères parlent » Epitheorisi Kinonikon Erevnon, édition spéciale, 1981.

RÉSUMÉS

Ce document présente les principaux résultats d'une enquête de terrain effectuée en septembre 1993 et financée par la Commission européenne. L’objectif de cette enquête était d’analyser l’usage des langues minoritaires dans une région de la Grèce du Nord qui se présente comme une mosaïque linguistique. Dans cette région formée des départements de Florina et d’Aridea, en dehors de la langue dominante (le grec), sont encore en usage les langues suivantes : le macédonien, le valaque (proche du roumain), l’arvanitika (proche de l’albanais), le turc, le rom et le dialecte pontique (un dialecte grec utilisé par les anciens habitants de la mer Noire ou Pontos). L’équipe, composée de deux anthropologues néerlandaises, Riki Van Boeschoten et Helleen van der Minne, a visité en tout 72 des 139 villages de la région.

This document presents the results of a field survey carried out in September 1993 and funded by the European Commission. The aim was to analyse usage of minority languages in a region of Northern Greece, which resembles a linguistic mosaic. In this region made up of the departments of Florina and Aridea, aside from the dominant , the following languages are still in use: Macedonian, Valak (close to Romanian), Arvanitika (close to Albanian), Turkish, Rom and the Pontic dialect (a Greek dialect used by previous inhabitants of the Black Sea or Pontos). The team, made up of two Dutch anthropologists, Riki Van Boeschoten and Helleen van der Minne, visited 72 of the 139 villages in the region.

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AUTEUR

RIKI VAN BOESCHOTEN Université de Thessalie

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Humeur

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Humeur Mémoires d’un nésophile1 (extraits)

Émile Kolodny

Les tracasseries de la bureaucratie hellénique 1 Réaliser des enquêtes en Grèce n’a jamais été une mince affaire. Il m’arrive parfois de penser que les obstacles administratifs, qui ont découragé bien des recherches en sciences humaines dans ce pays, sont responsables de mes premiers cheveux blancs.

2 Il faut, bien sûr, avoir une certaine connaissance du grec, parlé et écrit, pour accéder au chef de service (visible en général entre midi et demi et une heure moins le quart), lui expliquer l’affaire, obtenir parfois la collaboration d’un employé compétent, puis savoir interpréter convenablement le document en question. 3 C’est possible, dans la mesure où l’on s’est muni au préalable d’une lettre de recommandation, émanant d’une autorité grecque reconnue. Malheur à qui n’a pas pris cette précaution : il accédera au bureau du responsable, aura droit à un café « hellénique » (on disait « turc » avant l’invasion de Chypre en 1974), mais sera poliment éconduit ensuite. À travers les régimes politiques qui se sont succédé depuis les années soixante, la graphiokratia (bureaucratie) a conservé intact tout son panache. 4 Je me trouvais en Crète au moment du coup d’État des colonels, le 21 avril 1967. À la mairie de Paléochora, petit port perdu de la côte sud-ouest, je pus encore dépouiller la liste des redevances de l’eau potable. Elle me servit – le lieu de naissance des imposables étant signalé – à établir l’origine géographique de la population locale. Ensuite, les choses se gâtèrent : on imposa le couvre-feu, puis la réquisition des armes. Je quittai dès que possible l’endroit, pour tenter ma chance en Crète orientale. 5 J’allai donc voir le maire d’Aghios Nikolaos. Il n’opposa aucun obstacle à mes recherches ; cependant, ma lettre de recommandation athénienne, toute fraîche, datait du début avril 1967 – soit d’avant les événements. Il fallait, en conséquence, une confirmation du nomarque (préfet) du Lassithi. Mais comment accéder à cette personnalité ? Rien de plus simple, affirma le maire, qui téléphona et m’obtint sur le champ une entrevue. Une heure plus tard, le préfet m’assurait de son soutien total. Je sollicitai une lettre de recommandation.

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6 « À quoi bon ? Si vous avez le moindre ennui, appelez immédiatement mon cabinet. Et si vous êtes disponible ce soir, je serais heureux de vous inviter au restaurant du bord de mer qui sert un excellent poisson ». 7 Limogé le jour même, le malheureux préfet ne put honorer son invitation. Quant à mes enquêtes, elles se déroulèrent tant bien que mal, après un inévitable passage par le commissariat des communes visitées. Les nouveaux maires, nommés par la dictature, étaient secondés par des officiers qui, pour donner plus de solennité à l’entretien, s’efforçaient de s’exprimer en « grec savant » (katharévoussa). 8 Rentré à Athènes, j’obtins une nouvelle attestation d’une institution publique. Elle ne s’avéra pas toujours suffisante. À Léros, île abritant le plus grand asile d’aliénés de la Grèce et un camp d’internement de prisonniers politiques en 1970, la maréchaussée fut plus conciliante. On laissa aux jeunes médecins de l’hôpital psychiatrique le soin de me montrer l’établissement. Ils firent de leur mieux, en m’amenant visiter l’effroyable pavillon des schizophrènes… 9 Le retour de la démocratie devait réduire la suspicion ambiante et, dans une certaine mesure, les formalités. À la recherche des origines des migrants grecs installés à Stuttgart (RFA), j’avais choisi d’étudier un village des environs de Katerini, en Macédoine. Je m’y présente en décembre 1975, muni comme toujours d’une lettre récente d’introduction. On m’accueille fort civilement. Toutefois, le secrétaire de mairie a des instructions formelles, et il est nécessaire de passer par le cabinet du préfet de Piérie. 10 Je m’y résigne et j’attends, le lendemain matin, dans l’antichambre du nomarque. Miracle là encore, il me reçoit assez vite. Le haut fonctionnaire en question ressemble à tous les préfets de l’Hellade : belle chevelure argentée, coiffée avec soin, costume impeccable et cravate assortie. Il m’assure de son intérêt pour la science et téléphone aussitôt au ministère de l’Intérieur à Athènes. Il explique mon cas à je ne sais quelle autorité suprême, puis la sentence tombe. Je peux, effectivement, consulter le dimotologio (registre de citoyenneté) de cette minuscule commune, à condition de ne pas relever le nom des intéressés. Ce qui fut fait. 11 Quelques jours plus tard, ma besogne achevée, je passe devant le bureau de recrutement de la main-d’œuvre (l’ANPE grec), rue Alexandre le Grand, à Katérini. Saisi par le démon de la connaissance, j’entre, me présente et accède rapidement au directeur : 12 « Je suis à votre entière disposition. Il faudra cependant me fournir une autorisation du ministère du Travail, rue Halkokondyli à Athènes… 13 – Merci pour le café, portez-vous bien et à un de ces jours ».

14 J’avais bien compris que ce chef de service voulait lui aussi se débarrasser de l’intrus. Décidé cette fois-ci à éviter la fastidieuse procédure, j’allai, l’âme en paix, écouter du bouzouki et des rembétika chez Stélios, mon ami le disquaire, puis manger en sa compagnie des brochettes. 15 Il existe probablement chez beaucoup de chercheurs une mentalité de récidiviste. Elle m’a permis encore, plusieurs années durant, de fourrer mon nez dans les registres de Chora d’Amorgos, dans les Cyclades. Ayant appris que, désormais, des photographies aériennes étaient en vente libre au public, je me rendis au ministère athénien concerné.

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16 Il fallut d’abord circonvenir le portier qui n’autorisait l’accès qu’entre midi et quatorze heures. Ce fut chose relativement facile car, en vint ans d’expérience, j’avais appris comment faire admettre l’urgence de ma démarche. Et cela sans jamais, au grand jamais, proposer le moindre pourboire ou dessous-de-table. 17 Ensuite, je monte à l’étage, et présente le bon de commande d’une institution ; en l'occurrence, l’École française d’Athènes. Je fais mon choix sur catalogue, puis grimpe encore deux étages pour acquérir un timbre fiscal. Le tout réglé, on me demande de repasser une semaine plus tard, pour prendre livraison des photos. 18 Je reviens donc, sept jours après, sur le coup de midi. Je m’apprête à acquitter une somme, d’ailleurs fort modique. Mais non, on n’accepte ici aucun paiement. Il faut se rendre obligatoirement à l’Ephoria (Trésorerie des impôts), à l’autre bout d’Athènes, et revenir muni d’un récépissé. Je regarde ma montre : même en prenant un taxi, je n’y arriverais pas aujourd’hui. 19 Il ne me reste plus qu’à employer les grands moyens :

20 « Voilà ce qu’il en coûte d’être un philhellène, d’être venu tout exprès des Gaules, pour perdre sa santé à courir d’un graphio (bureau) à l’autre ». 21 Effectivement, on trouve immédiatement une solution pratique :

22 « Prenez votre paquet et laissez-nous la somme due. On la donnera au prochain client, qui lui sera obligé d’aller à l’Ephoria… ». L’espion des Dardanelles 23 Me trouvant à Lesbos en octobre 1971, je décidai de rentrer par le chemin des écoliers. À savoir, traverser le détroit de Mytilène, visiter la côte micrasiatique puis revenir par la Thrace. Après un séjour à Bursa, l’idée me vint de profiter de mon passage par Çanakkale – port commandant l’entrée méridionale des Dardanelles – pour faire un saut à Imbros. Cette île stratégique, annexée par la Grèce en 1912 et cédée à la Turquie dix ans plus tard, avait à l’époque conservée une partie de sa population hellénique, en dépit de l’implantation de nombreux civils et militaires turcs. 24 J’achète donc un billet et m’embarque, le soir même, sur le navire desservant Ténedos, puis Imbros. Le bateau est bondé ; je cherche les passagers grecs, réunis en petits groupes silencieux. Pour le voyageur habitué au vacarme des paquebots helléniques, ce silence a déjà quelques chose d’insolite. J’essaie de nouer la conversation, mais on se méfie de l’inconnu parlant grec avec un accent bizarre. 25 Seul un papas, vêtu en clergyman, répond à mes sollicitations et me met aussitôt en garde. L’île est zone militaire, j’ai toutes les chances de m’y faire coffrer, et mieux vaudrait ne pas descendre du tout à terre. Je rétorque qu’on n’aurait pas dû me vendre de billet ; et que, de toute façon, rester à bord d’un navire qui ne poursuit pas son périple serait encore plus suspect. Le papas hoche la tête, me conseille de ne pas parler grec et me donne sa bénédiction : « La Panaghia (Sainte Vierge) est avec toi. » 26 Passé minuit, nous accostons à Imbros. Je passe entre une haie de militaires, monte dans le car qui se rend au chef-lieu, perché à l’intérieur de l’île. Là, on m’indique une modeste auberge. De bon matin, un policier arrive et m’invite poliment au commissariat (karakol). Je me rase avec soin, passe une chemise propre et mets veste et cravate : ne sachant pas trop ce qui m’attend, mieux vaut avoir l’air correct. Effectivement, l’autorité montre quelques respect envers le professeur ahuri, convenablement vêtu, qui manifestement s’est trompé de destination touristique.

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27 L’interrogatoire se poursuit, un peu en turc, un peu en anglais. On me montre le portrait d’Atatürk. J’opine de la tête et débite une phrase toute faite, extraite de l’ Alfabe, premier livre de lecture des écoliers d’Anatolie : « Bir büyük adam vardi (c’était un grand homme ) ». Tout serait parfait, s’il n’y avait pas tous ces tampons grecs et chypriotes dans mon passeport. Mais puisque je ne réagis pas quand on s’adresse à moi dans la langue d’Homère… 28 Le commissaire prend conseil avec la Sureté, qui lui intime l’ordre de me transférer à Ç anakkale. On m’installe sur un banc sur la place du village, pendant que le policier va chercher mes bagages à l’hôtel. On a oublié apparemment de les fouiller. Ils contiennent des effets personnels, ainsi qu’un relevé de l’ancien cadastre ottoman de Lesbos et un article de ma plume sur les Turcs de Chypre. Documents scientifiques anodins, mais éminemment suspects chez un touriste amateur de monuments. 29 Deux individus, assis sur le même banc, me dévisagent et commentent en grec : « Le pauvre ! Heureusement pour lui, il ne comprend pas ce qui lui arrive. » Passe à ce moment le fils du papas qui, me reconnaissant, me demande comment j’apprécie Imbros. Je lui conseille de ne pas s’attarder. Les deux individus me regardent avec gravité et m’invitent à me placer sous la protection de la Panaghia. Sur ce, un fourgon de police m’emporte au port. 30 On me confie au capitaine d’un caïque, dont les passagers font l’objet d’un contrôle et d’une fouille en règle par des gendarmes militaires, baïonnette au canon. Le capitaine, brave homme, me convie en grec (la seule langue étrangère qu’il pratique) à partager une bouillabaisse. En dépit de la faim qui me tenaille, je ne comprends décidément rien à ce langage. Il réitère son invitation en turc : « Efendim, buyurun, balik ve raki var ». Je ne me fais pas prier une troisième fois. 31 Nous arrivons enfin à Çanakkale, où le capitaine me livre au poste. L’officier de service n’est apparemment pas au courant. Il engueule le pauvre marin, le congédie plutôt brutalement, puis me présente ses excuses pour le contretemps. 32 Je ne demande pas mon reste et me dirige vers la gare routière, où je prends le premier car en direction d’Edirne (Andrinople). Là, pas question de trop s’attarder à visiter le bazar et les mosquées. Un taxi me dépose au poste frontière : encore un tampon, un grand bonjour (« Iyi günler »). Je passe devant un large panneau indiquant « Kibris türktür (Chypre est turc) », et j'arrive enfin en Grèce. Qu’Allah et la Panaghia soient loués ! La statistique allemande a réponse à tout 33 Herr H. H., responsable du département « Population » au service de la statistique de la ville de Stuttgart, était le modèle parfait du haut fonctionnaire compétent, efficace et serviable. Une véritable providence pour le chercheur : saisissant immédiatement l’objet de la requête, il sortait sur ordinateur des listings phénoménaux, détaillant par quartier et îlot la répartition des habitants par nationalité, groupe d’âge, situation professionnelle, durée de séjour, etc. 34 Un jour de printemps 1977, après avoir accumulé une tonne de données, nous vînmes le saluer et le remercier avant de rentrer à Aix. Ce fut une rencontre amicale et sympathique : Herr H. H. bénéficiait d’un sens de l'humour, pas toujours très répandu parmi ses collègues souabes. Les adieux faits, nous nous retrouvâmes, mon ami S. et moi, à l’entrée du bâtiment. Tout à coup, nous vînt à l’esprit une plaisanterie

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innocente : et si nous allions lui demander quelque chose de parfaitement farfelu ? Nous revoilà donc derechef dans son bureau. 35 « Herr H. H., il nous manque malheureusement une donnée essentielle : la distribution des vaches à Stuttgart par poids, par couleur… et par durée de séjour en Allemagne ». 36 H. H. nous regarde d’abord avec étonnement, puis nous prie de le suivre à la section de la statistique agricole. Il explique à une employée nos desiderata. La pauvre dame, affolée, balbutie : « Nach Gewitch haben wir ! (Nous l’avons par poids). » Et elle sort d’un placard une publication détaillant, année par année depuis 1815, le poids moyen des bovins passés par l’abattoir municipal. Nous remercions chaleureusement Herr H. H. , pas mécontent d’avoir trouvé la bonne réplique à notre canular. 37 De passage en gare de Strasbourg, je remarque des cartes postales humoristiques, montrant des vaches à la robe tachetée multicolore, qui ont l’air de se faire la bise dans un pré. J’en adresse une à Herr H. H., avec la mention lapidaire : « Warum doch nicht nach Farbe ? (Pourquoi donc pas par couleur ?). » 38 Piqué au jeu, notre aimable correspondant répond sur papier en-tête de la ville de Stuttgart – dûment daté et muni d’une référence – libellé dans un français qu’il a probablement puisé dans un dictionnaire, et que je transmets scrupuleusement : 39 « Merci bien pour votre carte avec les vaches, les quelles que se baisent. Je suis inconsolable que je n’ai pas une statistique des liaisons des vaches allemandes. Possible, que les nôtres se baisent plus vite ?… 40 Mille amitiés pour vous et votre collègue ».

41 Signé : H. H. Le charabia au secours des sciences humaines 42 « L’habitat informel est médiatisé dans une logique de confrontation, propre aux processus de métropolisation et de zonalité périurbaine… » 43 « Il implique une mise en œuvre synthétique et technocratique, assortie par la reproduction de capacité de l’espace locatif, dit illicite – saisi dans sa globalité, sa linéarité et verticalité ; ainsi que par sa contiguïté parcellaire, son intercommunalité enfin, dans le cadre d’une conurbation tentaculaire… » 44 « On l’individualise par son imbrication dans la friche sociétale d’un phénomène migratoire résiduel, extraverti et ambiantal… » 45 « D’où la contradiction informelle d’une vision identitaire virtuelle, opposée à une réalité conceptuelle, intertextuelle et antinomique dans sa pertinence… » 46 Propos glané au cours d’un colloque réunissant géographes, sociologues, urbanistes et autres spécialistes des « sciences humaines », tenu en l’An de grâce 1982 dans une université française.

NOTES

1. De nésos (île) et philos (ami).

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RÉSUMÉS

Spécialiste des îles de la Grèce, Émile Kolodny vient de conclure une carrière riche en pérégrinations et expériences de terrain par la composition de ses Mémoires, plutôt iconoclastes, de chercheur. Il s’agit d’un document, inédit jusqu’à présent, intitulé Mimile et les vaches (Aix-en- Provence, 1997, 130 p.)

Émile Kolodny, specialist in the Greek islands, has lived out a career rich in travel and fieldwork experience for the composition of his rather iconoclastic memoirs of a researcher. This document, previously unpublished, is entitled Mimile et les vaches (Aix-en-Provence, 1997, 130 p.).

INDEX

Index géographique : Grèce

AUTEUR

ÉMILE KOLODNY Cnrs, université d’Aix-en-Provence

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Bibliographie

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Le rapport rural/urbain en Grèce Guide bibliographique (1990-2000)

Stathis Damianakos

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1 Au cours des dix dernières, années les investigations entreprises sur la société grecque par des chercheurs grecs ou étrangers se sont considérablement enrichies et diversifiées. Prolongeant une tendance manifestée déjà depuis les années soixante-dix1, les recherches réalisées sur la thématique du rapport rural-urbain pendant cette période sont marquées par l’accent mis sur les études empiriques et qualitatives (enquêtes locales ou localisées) plutôt que sur les grandes synthèses globalisantes ou normatives, majoritaires jusqu’aux lendemains de la dernière guerre, par la prépondérance des approches interdisciplinaires au détriment du découpage, jalousement observé jusqu’alors, entre domaines « réservés » par chaque discipline, par la profonde rénovation, enfin, des objets d’étude, des thématiques et de l’ensemble des catégories notionnelles utilisées précédemment et révélées inaptes pour la compréhension d’une société en plein mouvement. Autre évolution significative par rapport aux années cinquante et soixante, conséquence parmi les plus visibles de la démocratisation des institutions politiques du pays, les chercheurs grecs occupent maintenant la majeure partie de la production scientifique dans le domaine des sciences sociales et humaines. La Grèce cesse d’être exclusivement l’objet d’étude des anthropologues, géographes ou antiquisants occidentaux, on lui découvre une société civile, un marché, une organisation du pouvoir et, surtout, une histoire moderne, dignes d’intéresser les sociologues, les économistes, les politistes et les historiens du passé récent.

2 Le guide bibliographique proposé ici reflète ces tendances majeures. Sans prétendre à la représentativité (toute entreprise de cette nature ne traduit-elle pas, en dernière analyse, la subjectivité de son auteur, son cheminement intellectuel propre et ses sensibilités particulières ?), il s’efforce de préserver une certaine exemplarité quant aux orientations majeures de la recherche sociale au cours de la décennie écoulée. Sa lecture peut être utile aussi bien pour les spécialistes de la société grecque contemporaine désireux de s’ouvrir à la recherche européenne comparée et à l’interdisciplinarité, qu’aux jeunes chercheurs souhaitant aborder de nouveaux champs d’investigation sur des questions cruciales et, en grande partie, encore inexplorées.

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EKKE Centre National de Recherches Sociales

KNE Centre de Recherches Néo-helléniques

NOTES

1. Pour une introduction aux études réalisées en Grèce du XIXe siècle à la fin des années quatre-vingt et consacrées au rapport rural/urbain, voir notre ouvrage Le paysan grec, défis et adaptations face à la société moderne, Paris, L’Harmattan, 1996. Dans ce même ouvrage, le lecteur intéressé trouvera aussi un choix de bibliographie, en grande partie commentée, d’environ huit cents titres parus au cours de cette période en Grèce et à l’étranger.

AUTEUR

STATHIS DAMIANAKOS Ladyss, Cnrs

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Notes de lecture

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De l’objet ethnologique à l’objet littéraire : la conversion risquée

Stathis Damianakos

1 Jacques LACARRIÈRE et Michel VOLKOVITCH

2 La Grèce de l’ombre, Anthologie des chants rébétika

3 Christian Pirot, 1999, 161 p.

4 Apparus vers la fin du XIXe siècle et en création permanente tout au long de la première moitié du XXe, les rébétika grecs résument la poétique des marginaux et des déracinés qui affluent pendant cette période dans les grandes villes ou les ports de part et d’autre de la mer Egée. Souvent comparés aux urban blues américains, au tango argentin ou au fado portugais, ils disent la solitude, l’errance, l’exil, le mal de vivre et d’aimer du laissé-pour-compte de la société contemporaine, mais aussi sa fierté, sa quête de dignité et sa révolte contre le sort qu’on lui fait subir. Comme ceux-ci, ils sont nés dans des lieux malfamés que fréquente la « pègre » urbaine : tavernes, fumeries de haschisch, prisons, cabarets ou maisons de tolérance. À leur instar, ils feront l’objet du mépris le plus total de la part de la société bien pensante ainsi que de multiples interdictions policières qui les contraindront à vivre, pendant longtemps, dans une situation de quasi-clandestinité. Comme eux, enfin, à un certain moment de leur parcours historique, ils seront « découverts » par des élites nationales à la recherche de nouveaux sons, d’exotisme et de spontanéité, découverte qui les transformera en chansons à la mode tout en les vidant de leur sémantique sociale. Pris en charge par l’industrie du disque, irrémédiablement falsifiés aussi bien dans leur forme que dans leur symbolique, ils disparaîtront définitivement dans les années cinquante. Depuis, leur destin est scellé par l’ambiguïté fondamentale qui accompagne toutes les entreprises de récupération culturelle de la création orale (on l’avait déjà vue d’ailleurs à propos du chant clephtique) : qu’il s’agisse d’arrangements musicaux et littéraires ou de soi-disant « études » menées dans l’esprit de l’école ethnographique grecque, la perception du rébétiko oscille constamment entre la reconnaissance de sa profonde altérité sociale et le souci d’affirmer à travers lui l’identité nationale. Fallait-il l’admettre comme expression privilégiée des bas-fonds et des « a-sociaux » des centres

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urbains ou le considérer comme incarnation par excellence de l’ethos du néo-hellène ? Il est évident que la seule voie pour lever la contradiction est celle qui fut effectivement suivie, à savoir la folklorisation de ces chants, l’aliénation de leur surface signifiante par rapport à leur signifié, leur métamorphose en mythe contemporain. 5 Présentée dans un petit volume élégant agrémenté d’annotations et de dessins, la traduction par Jacques Lacarrière et Michel Volkovitch d’une centaine des rébétika célèbres, composés essentiellement depuis les années vingt jusqu’à l’immédiat après- guerre, n’échappe pas à cette ambiguïté. À commencer par le titre de l’ouvrage : La Grèce de l’ombre (formule qui, malgré les affirmations lénifiantes de Jacques Lacarrière, en dit long sur l’étrangeté dévalorisante de l’objet) défère mal à la vision ethno- romantique du « philhellène », admirateur de la « Grèce éternelle », toujours prompt à s’extasier devant un vocable de l’argot populaire qu’il a déjà rencontré chez Hérodote ou Sophocle. Mais il y a plus. Dans quelle mesure l’entreprise d’adaptation dans une langue étrangère des œuvres de la tradition orale n’appartient-elle pas au domaine de l’impossible, ne relève-elle pas, pour reprendre les propos de Michel Volkovitch, « de l’opération suicide » ? Au-delà des raisons invoquées ou suggérées (séparation arbitraire entre paroles et musique, réduction d’une création faite pour être entendue à un texte à lire, polysémie inhérente du langage populaire), a-t-on le droit d’éluder la question de la légitimité même de la conversion d’un objet ethnologique en objet littéraire ? Choisir de présenter en français tel chant plutôt que tel autre soit en raison de sa « valeur » poétique, soit pour son exotisme insolite apte à « épater le bourgeois », soit, simplement, parce qu’il s’offre plus docilement au travail de traduction, c’est prendre le risque de déformer gravement l’esprit de ces créations. Ne sait-on pas qu’en matière de tradition orale la dimension « esthétique » de l’œuvre est inextricablement imbriquée dans sa sémantique sociale globale ? 6 Dans un domaine voisin, celui de l’organisation de par le monde des musées dits « d’art populaire », l’exemple des objets exposés (choisis selon le seul critère de leur « beauté » ou de leur « singularité ») est de ce point de vue instructif. Détachés de leur contexte, amputés de leur fonctionnalité sociale, irrémédiablement appauvris dans leur sens et dans leur symbolique, ils font naître le sentiment chez le visiteur qu’ils ne sont là – sagement couchés derrière leurs vitrines – que pour confirmer la domination de la culture bourgeoise sur toutes les autres ou pour évoquer l’acte fondateur de leur constitution en curiosités exposables : le pillage. Le regard porté par la littérature savante sur la poésie populaire n’est pas foncièrement différent. Faute de connaître à fond l’éthique et la culture du milieu concerné, l’intervention du philologue a de fortes chances de reproduire le discours de l’ethnologie traditionnelle (eurocentrique et colonialiste), à savoir le « récit-voyage » et le « récit-adaptation ». Il n’y a eu, à ma connaissance, qu’une seule opération réussie dans ce domaine bondé de pièges plus redoutables les uns que les autres : l’adaptation en français des Negro spirituals par M. Yourcenar parue en 1964 chez Gallimard. Mais tout le monde sait par quel travail acharné de documentation (portant aussi bien sur l’époque que sur le milieu) la grande dame des lettres françaises faisait précéder la composition du moindre de ses écrits. 7 Le recueil publié par Jacques Lacarrière et Michel Volkovitch contient incontestablement de bons moments, on pourrait même dire que, parfois, le souffle passe. Mais, en contrepartie, que de simplifications abusives, que de généralisations hâtives, que de maladresses inexcusables de la part de deux écrivains réputés pourtant fins connaisseurs de la culture grecque contemporaine ! Comment interpréter, par

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exemple, le croquis de la couverture représentant deux danseurs qui se tiennent par la main (figure de danse typiquement paysanne, puisque les rébétès dansaient soit seuls, soit en se tenant par les épaules), sinon comme la preuve d’un regard désinvolte sur le monde rébétique et sa symbolique ? À cela il faut ajouter l’arbitraire du choix des textes, le caractère plutôt fantaisiste des annexes ainsi que les nombreux faux pas dans la « Présentation », les « Remarques » ou les annotations qui accompagnent les traductions : la silhouette du rébétis n’a rien d’un « paumé » ou d’un « SDF » (d’ailleurs elle disparaît du paysage urbain à partir des années soixante), la bourgeoisie athénienne ne commence pas à s’intéresser au rébétiko dans les années soixante-dix, son engouement pour ce chant est bien antérieur, le tékès (fumerie de haschisch) est loin d’être synonyme de la taverne de même que le dounias (qui signifie monde, œcumène) (p. 12). En outre, la naïveté de certains commentaires (tel celui qui explique le désespoir d’un rébétis cherchant à mettre fin à sa vie par le fait que « apparemment cet homme n’a pas connu de femme » (!…) – cf. « Dans la mer », p. 25), le détournement manifeste du sens de certains textes mal compris (comme c’est le cas de l’admirable « Charos est sorti pour pêcher », p. 69), ou la perception, hors contexte, de certaines expressions populaires (le mot « sympathie » par exemple évoqué dans le « Petit boucher » que l’auteur trouve « très plat », p. 143, oubliant que dans l’éthique populaire de l’époque les vocables « amour », « éros » ou « passion » sont proscrits), ne font que confirmer le lecteur dans son sentiment qu’il s’agit là d’un travail ignorant superbement toute source ou documentation existante sur la question. 8 La bibliographie rébétique est assez riche en grec, quant à la bibliographie française ou anglo-saxonne, elle n’est pas aussi inexistante que le prétendent les auteurs. 9 Il suffit de la chercher.

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L’Albanie : un exemple sensible du maillage européen

Marie-Alix Carlander

1 Artan FUGA

2 Identités périphériques en Albanie (La recomposition du milieu rural et les nouvelles dynamiques politiques) 3 L’Harmattan, 2000, 288 pages

4 Le livre d’Artan Fuga, chercheur associé et professeur invité au laboratoire Ladyss (Cnrs, Université Paris X-Nanterre), qui vient de paraître chez l’Harmattan, analyse les deux dynamiques de la transformation post-communiste en Albanie : la réforme économique avec ses conséquences sociales et les changements politiques, en particulier les variations du comportement électoral de la société albanaise. L’aspect économique et social et l’aspect politique et institutionnel sont liés et subissent des influences réciproques dans le cadre d’une dialectique que le lecteur peut saisir au fur et à mesure des interprétations effectuées dans le livre. L’auteur privilégie l’étude du milieu rural en Albanie sachant que ce pays a une forte densité de population rurale, que son économie est largement fondée sur la production agricole et que l’exode rural a affecté sensiblement la vie urbaine et les rapports entre les villes et les campagnes. La vie économique et sociale d’une société fonctionnant comme un tout, chaque dynamique partielle s’inscrit dans un contexte social général. Artan Fuga, dans son livre, respecte ce principe méthodologique et nous présente aussi en détails les transformations économiques dans la zone urbaine. 5 En ce qui concerne la réforme économique, l’auteur nous offre plusieurs concepts indispensables pour comprendre la réalité concrète du pays. Il fait la distinction entre des notions comme, par exemple, la privatisation, la re-privatisation, la restitution des biens aux anciens propriétaires, etc., et approfondit son analyse concernant les deux principales logiques qui ont conduit la transition économique albanaise. La première est fondée sur le principe du droit historique qui privilégie les anciens propriétaires fonciers ou autres, la deuxième donne la priorité absolue au principe du droit actuel, c’est-à-dire, fait avantager les personnes et les groupes sociaux qui utilisaient les

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moyens de productions au moment de l’application des réformes commencées à large échelle à partir de 1992. Selon l’auteur, la vie sociale et politique conflictuelle qu’a connu le pays, certains dysfonctionnements qui bloquent même actuellement la reprise économique, plusieurs phénomènes sociaux négatifs, prennent racines précisément dans le conflit des logiques transformatrices appliquées par les pouvoirs locaux et par les agences internationales. 6 Dans ce livre, le lecteur peut constater la fidélité de l’auteur vis-à-vis d’une méthodologie plurifactorielle concernant la présentation du sujet. La réforme économique et le comportement électoral dont émanent les institutions politiques du pays ne sont pas le fruit du hasard. Ils sont déterminés par un ensemble de facteurs sociaux, psychologiques, de propagande, traditionnels, culturels, religieux, qui ont été largement pris en considération tout au long des analyses entreprises. Ainsi, Artan Fuga utilise des chiffres et des données empiriques riches afin d’argumenter ses thèses sur la réforme économique, entreprend une longue analyse des principaux groupes sociaux en tant que véritables acteurs de la vie sociale, décrit des modes de vie et d’habiter, surtout dans les zones rurales du pays, fait des comparaisons entre diverses zones géographiques et sociales du pays et entre l’état actuel de l’économie albanaise et l’ancien modèle d’économie socialiste, analyse les représentations collectives appartenant à diverses couches de la population albanaise et complète ses outils méthodologiques en se basant aussi sur des résultats de divers sondages réalisés par des chercheurs albanais et étrangers sur l’opinion publique en Albanie. 7 L’auteur utilise un vaste univers conceptuel pour caractériser les différentes phases de la dynamique politique du pays et le comportement politique du citoyen albanais face aux changements sociaux qui ont eu lieu durant la phase de la transition. Il parle d’une culture politique mixte qui met ensemble des tendances sociales et politiques nourries au sein de la société rurale et de la culture citadine. Le principal point de contact entre les villes et les campagnes est actuellement l’exode rural, phénomène massif qui bouleverse la société albanaise. L’auteur étudie le rythme de cet exode, les lignes principales de son orientation géographique, analyse les conséquences économiques et sociales de ce phénomène sur la stabilité politique et économique du pays et l’impact qu’il a sur la vie des familles albanaises. 8 En tant que philosophe, Artan Fuga reprend certains concepts élaborés par la pensée philosophique européenne et américaine en les utilisant comme lignes directrices pour ses propres réflexions. Il commence son livre en présentant tout d’abord le concept du temps politique cyclique, il reprend des idées concernant le rapport entre l’ouverture, la mondialisation et la modernisation et il s’engage dans un débat concernant la « nature politique » du paysan. 9 L’auteur considère que le cas albanais répond bien à une dynamique qu’il désigne comme « périphérique » par rapport à l’Union européenne. Ainsi, la société albanaise, une fois entrée en contact avec l’Europe occidentale, ne peut être étudiée qu’à travers cette interaction qui met en contact des réalités sociales, économiques et culturelles différentes. L’Albanie subit une déstructuration des anciens liens sociaux, liée à une certaine ouverture vis-à-vis 10 de l’Europe et du monde, et, d’autre part, elle en

11 bénéficie sous forme de technologie, d’infrastructure communicationnelle, de services, etc. De toute façon, l’inondation du marché albanais par des produits étrangers provenant d’Italie et de Grèce crée des difficultés presque insurmontables pour le

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fonctionnement de l’économie locale. Les grandes différences entre le rapport travail/ salaire en Albanie et dans les pays européens voisins incitent la main-d’œuvre albanaise à partir en Occident et casse l’envie de travailler de ceux qui restent au pays. Ainsi, un remaniement du modèle économique du pays dans un contexte international s’impose. 12 L’auteur termine ses réflexions en posant une question essentielle concernant l’identité sociale, économique et culturelle que doit avoir la zone des pays balkaniques mis en contact, d’une façon récente, avec l’Union européenne et manifestant l’envie de s’y associer à travers une stratégie à long terme. Au lieu d’une identité homogénéisée et homogénéisante qui perçoive automatiquement la périphérie comme une réalité prête à se construire selon les logiques qui fonctionnent au centre, l’auteur nous présente le concept d’une « identité différentielle » qui, en respectant les différences des pays avoisinant l’Union européenne, servirait à y implanter des structures qui permettent le bon fonctionnement de la société et feraient naître des besoins fonctionnels relatifs à une perspective d’intégration européenne. 13 Le livre d’Artan Fuga par son thème et la problématique qu’il met en exergue, les interprétations proposées, l’information qu’il apporte, les perspectives futures de la zone qu’il cherche à questionner, les thèses et les hypothèses qu’il met en circulation, représente un travail essentiel pour nous faire comprendre toujours mieux la réalité actuelle des pays de l’Est durant leur phase post-communiste. Venant après son premier livre L’Albanie entre la pensée totalitaire et la raison fragmentaire, publié aussi chez l’Harmattan, cet ouvrage poursuit incontestablement une recherche réussie en nous proposant, à partir du cas concret de l’Albanie, une analyse fondée philosophiquement de la transformation d’un pays à l’identité bien définie, structurellement bloqué et fermé, à un pays potentiellement ouvert et souple.

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Pour une sociologie ethnocentrée de l’Europe ?

Wanda Dressler

1 Henri MENDRAS

2 L’Europe des Européens, sociologie de l’Europe occidentale

3 Folio, Paris, 1997

4 Ce livre est une esquisse, une série d’ébauches de thèmes sociologiques autour desquels l’auteur a tenté de rassembler des données disparates disponibles pour constituer un champ d’études comparatives au plan européen et pour répondre aux interrogations qui s’y font jour sur les tendances à l’œuvre. Il tente ainsi d’alimenter un débat sur ce que pourrait être une sociologie de l’Europe ou de la construction européenne. Il a été réalisé en grande partie à partir des données comparatives fournies par l’Observatoire du changement social en Europe occidentale qui a lancé l’entreprise d’une bibliothèque comparative européenne. 5 Dans une longue introduction, l’auteur pose la question majeure pour lui : l’Europe marche-t-elle vers son homogénéité ? Ou au contraire les ressources nouvelles que recèlent les sociétés analysées permettront-elles à la diversité de s’épanouir ? L’auteur explicite le second point de vue tout au long de l’ouvrage en avançant l’hypothèse qu’en s’enrichissant, la société occidentale s’est assouplie, que les différents éléments de la société ont acquis un degré de liberté plus grand les uns par rapport aux autres, que la complexité croissante des systèmes de relations entre secteurs, acteurs, institutions redonne de la souplesse à la société toute entière. La société civile s’interpose de plus en plus entre acteurs économiques et politiques, et remobilise des ressources pour redonner de la diversité à un processus qui se veut homogénéisant. 6 L’introduction débute de façon un peu péremptoire sur une définition stricte des deux Europe calquée sur la bipartition établie par le rideau de fer et par les anciennes frontières de l’Empire ottoman jugées indélébiles. En effet, pourquoi d’entrée de jeu diviser l’Europe en deux, au moment où la question de l’insertion des pays balkaniques au sein de la Commu-nauté européenne est posée ? Il s’appuie pour ce faire sur les traits communs qui fondent, selon lui, le modèle caractéristique de l’Europe occidentale

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et qui sont des motivations idéologiques – l’individualisme évangélique et romain, l’idée de nation, le capitalisme caractérisé par l’intégration de la science et de la technique, la démocratie ou gouvernement de la majorité basé sur le contrat. L’Europe orientale, souvent confondue avec la Russie, de l’aveu de l’auteur lui-même, sert le plus souvent de faire-valoir-repoussoir à la quête identitaire de cette Europe occidentale que l’auteur mène à travers cet ouvrage. Et c’est sans doute cela sa plus grande faiblesse, car cette dichotomie par trop schématique, fondée sur l’ignorance de cette autre Europe, invalide son titre et le rend même provocateur, car il témoigne d’une idée par trop restrictive et occidentalo-centrique de l’Europe et des Européens d’où se sentent légitimement exclus le Sud-Est européen et la majeure partie de l’Europe centrale et orientale, hormis quelques heureux élus réintégrés dans le camp occidental. Il semble paradoxal de fonder un modèle valable pour l’Europe occidentale en s’adossant à des stéréotypes empruntés à cette Autre Europe tout en s’avouant en même temps incapable de penser cette dernière en raison de sa diversité. 7 Ce préalable avancé avec tous les problèmes qu’il pose quant à la légitimité du modèle proposé et des critères retenus, ce livre ambitieux a le mérite, cependant, de dégrossir la complexité du problème à traiter (l’Europe en construction et son identité) et de donner, à chaque chapitre, quelques outils de réflexion utiles pour fonder une sociologie de l’Europe dans son mouvement de construction actuel et une claire conscience des manques à combler pour réaliser des analyses plus satisfaisantes. 8 À l’aide des quatre composantes de son modèle, les grandes structures et les grandes institutions sont scrutées dans différents chapitres : religion et système de valeurs, hiérarchies et catégories sociales, famille et parenté, classes, États, capitalisme. En se développant, ce modèle a traversé les siècles et s’est agencé avec des structures sociales et des types d’économie très variés qu’il a contribué à faire évoluer. Les différences entre les deux modèles de civilisation évoqués (Est-Ouest) ne risquent pas de s’estomper de si tôt, affirme-t-il ; la proximité semble en renforcer les différences car tout emprunt culturel est réinterprété par le système qui l’accueille. Chaque chapitre confirme ces assertions et vise à illustrer la pertinence du modèle. 9 Ce survol des pays européens, bien que très schématique, invite à se plonger dans l’Europe comme dans un laboratoire. L’auteur ouvre, en effet, de nombreuses pistes à explorer systématiquement, pour lesquelles il pose de premiers jalons et invite à réfléchir sur les deux versants de la même médaille : l’unité et la diversité des sociétés européennes, diversité qui, au contraire d’une idée reçue largement répandue, a tendance à se renforcer en période de croissance économique et de mondialisation. Il évoque les manques actuels en l’absence d’études comparatives analytiques fiables. 10 En conclusion, de nouveaux schémas d’analyse du changement social ressortent : le réseau assouplit les frontières territoriales. La famille tisse des liens de parenté plus complexes et réaffirme le rôle de la parentèle. La transformation de l’État-providence entraîne l’affaiblissement des rapports hiérarchiques et de la pyramide administrative. Elle entraîne aussi le développement des réseaux divers et complexes. L’informatique joue en faveur de la décentralisation et de l’autonomie des unités appuyées sur un capitalisme réticulaire. 11 La permanence du socle des valeurs chrétiennes favorise la greffe d’une infinie variété de conceptions morales et esthétiques. La hiérarchie sociale demeure l’épine dorsale de la société mais n’ordonne plus des groupes clairement distincts, donnant une apparence de désordre sociétal étayé de plus en plus, semble-t-il, par des structures

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réticulaires nouvelles qui devraient remplacer l’ordre ancien, si l’on en juge par les indices glanés çà et là par l’auteur. La théorie et les ressorts de cette dynamique nouvelle sont de nouveaux champs d’exploration pour la sociologie. 12 Un rôle déterminant est donné à l’idéologie, donc à l’outillage mental d’une civilisation. Les innovations en matière idéologique apparaissent les plus cruciales : le progrès millénaire de l’individualisme est le triomphe final d’une conception du rapport de la créature à son Créateur, de l’homme et de la société. État-nation, gouvernement de la majorité, gestion légale et rationnelle de l’économie apparaissent comme des particularités européennes fondatrices de cette Europe libérale. L’alliance de l’unité et de la diversité est le dernier défi proposé aux sciences sociales par ce livre. Répondre à cette inquiétude est la tâche qui s’impose pour H. Mendras désormais. 13 En prolongement de cette initiative méritoire qui situe mieux les transformations actuelles des sociétés post-industrielles en général que les structures profondes qui constituent les sociétés européennes et, face aux perspectives d’élargissement qui se profilent aujourd’hui, il semble urgent de dépasser l’ignorance que nous avons de cette Autre Europe pour avoir une compréhension plus juste et plus exhaustive de ce qu’a été l’Europe jusque dans ses confins orientaux et réévaluer ainsi ses voies d’avenir.

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