Cahiers de la Méditerranée

87 | 2013 Captifs et captivités en Méditerranée à l'époque moderne

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/cdlm/7134 DOI : 10.4000/cdlm.7134 ISSN : 1773-0201

Éditeur Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine

Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2013 ISBN : 978-2-914-561-64-8 ISSN : 0395-9317

Référence électronique Cahiers de la Méditerranée, 87 | 2013, « Captifs et captivités en Méditerranée à l'époque moderne » [En ligne], mis en ligne le 15 juin 2014, consulté le 22 septembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/cdlm/7134 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdlm.7134

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SOMMAIRE

Dossier : captifs et captivités en Méditerranée à l'époque moderne

Introduction María Ghazali, Sadok Boubaker et Leila Maziane

L’esclave captif sur les galères d’Espagne (XVIe-XVIIIe siècles) Manuel Lomas Cortés

Esclaves musulmans en Espagne au xviiie siècle Maximiliano Barrio Gozalo

Une activité sous contrôle : l’esclavage à Malte à l’époque moderne Anne Brogini

Être esclave à Malte à l’époque moderne Elina Gugliuzzo

Captifs et captivité dans la régence d’Alger (xviie- début xixe siècle) Abla Gheziel

La captivité chrétienne de longue durée en Méditerranée (fin XVIe- début XVIIe siècle) Cecilia Tarruell

Vida y trabajos de Gerónimo de Pasamonte : entre vraisemblance et invraisemblance, un récit de vie avec la captivité en toile de fond Fausto Garasa

Jean de Francolin, officier de l’empereur Charles Quint et prisonnier de Soliman. Itinéraire d’une captivité (1547-1552) Henri Simonneau

Venice and the redemption of Northern European slaves (seventeenth and eighteenth centuries) Magnus Ressel

Tétouan, place de rachat des captifs aux XVIe et XVIIe siècles Mohammed El Jetti

Une base de données des contrats de rachat des captifs rachetés à Tunis au XVIIIe siècle Hadhami Helal

Trinitaires et Mercédaires à Marseille et le rachat des captifs de Barbarie Fabienne Tiran

Le rachat de captifs espagnols à Alger au XVIe siècle. Le cas de la rédemption de Diego de Cisneros (1560-1567) Rudy Chaulet et Olga Ortega

Les missions de rédemption effectuées sur ordre des ducs de Frías Florence Lecerf

Le rachat des captifs musulmans à Malte en 1782, d’après le récit de voyage d’Ibn Uthmân Al-Meknassî Malika Ezzahidi

Lettres de Barbarie : esclavage et rachat de captifs siciliens (xvie-xviiie siècle) Giovanna Fiume

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Quelques cas d’évasions de captifs chrétiens au Maroc, fin XVIIe- début XVIIIe siècle, selon le père Dominique Busnot Ahmed Farouk

Au-delà des rachats : libération des esclaves en Méditerranée, xvie-xviiie siècle Salvatore Bono

La grande famine de 1750 dans l’Oranais : d’autres voies vers la captivité et l’esclavage Luis Fernando Fé Cantó

Même les esclaves peuvent avoir une confrérie Giuseppe Restifo

L’esclavage à Valence. Les affranchis et leur intégration sociale Vicente Graullera Sanz

La religiosité au quotidien : la captivité à Tunis à travers les écrits de fray Francisco Ximénez (1720-1735) Clara Ilham Álvarez Dopico

Captivité et intégration au sein d’une famille beylicale de Tunis au début du XIXe siècle Mohamed Faouzi Mosteghanemi

Mustapha Ben Hamza, un captif de la course dans la régence de Tunis : de la servitude au monde des affaires (fin XVIIIe- début XIXe siècle) Mehdi Jerad

Le tribunal du Baile General de Valence. Pour une connaissance de la captivité et de l’esclavage en Méditerranée, xve-xviie siècle María Ghazali

Notes et travaux de recherche

De la Méridionalité à la Méditerranée : Le Midi de la au temps de l’Algérie coloniale Manuel Borutta

Compte-rendus

Magnus Ressel, Zwischen Sklavenkassen und Turkenpassen. Nordeuropa und die Barbaresken in der Fruhen Neuzeit (Silvia Marzagalli) Silvia Marzagalli

« Schiavi europei e musulmani d’Oltralpe (sec. XVI-XIX) », dossier thématique sous la direction de Salvatore Bono, Oriente moderno, vol. XCI, no 2, 2011, p. V-XX, 161-240 (Silvia Marzagalli) Silvia Marzagalli

Daniele Santarelli, Il papato di Paolo IV nella crisi politico-religiosa del Cinquecento : le relazioni con la Repubblica di Venezia e l’atteggiamento nei confronti di Carlo V e Filippo II (Jean-Pierre Dedieu) Jean-Pierre Dedieu

Luis P. Martin, Jean-Paul Pellegrinetti, Jérémy Guedj (dir.), La République en Méditerranée. Diffusions, espaces et cultures républicaines en France, Italie et Espagne, XVIIIe-XXe siècle (Jérôme Grévy) Jérôme Grévy

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Christine Bard, avec Frédérique El Amrani et Bibia Pavard, Histoire des femmes dans la France des XIXe et XXe siècles (Magali Guaresi) Magali Guaresi

Jacques Prévotat (dir.), Pie XI et la France. L’apport des archives du pontificat de Pie XI à la connaissance des rapports entre le Saint-Siège et la France (Nina Valbousquet) Nina Valbousquet

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Dossier : captifs et captivités en Méditerranée à l'époque moderne

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Introduction

María Ghazali, Sadok Boubaker et Leila Maziane

1 Ce dossier sur Captifs et captivités en Méditerranée à l’époque moderne est né de deux programmes de recherche du même nom, financés en partie par le ministère des Affaires étrangères français et gérés par Égide (Campus France depuis le 1er mai 2012), Partenariat Hubert Curien, avec la Tunisie (PHC Utique no 24609 UK-CMCU) et avec le Maroc (PHC Volubilis no 24511 VC-CMIFM).

2 Ces programmes triennaux (2011-2013), qui viennent d’être renouvelés, sont portés par Maria Ghazali (Université Nice Sophia Antipolis, Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine) en France, Sadok Boubaker (Université de Tunis, Laboratoire Histoire des Économies et des Sociétés méditerranéennes) et Leila Maziane (Université Hassan II, Mohammedia/Casablanca, Laboratoire Maroc-Mondes Occidentaux), pour les parties tunisienne et marocaine. Ils ont suscité de nombreuses rencontres et ont donné lieu à l’organisation d’un colloque international, de même intitulé, qui s’est tenu les 10-12 mai 2012 à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université Nice Sophia Antipolis. Cette manifestation scientifique a réuni les différentes équipes des programmes, mais aussi des collègues et des chercheurs espagnols et italiens, travaillant sur cette même thématique.

3 Pour la publication dans les Cahiers de la Méditerranée, nous avons souhaité élargir le cercle des participants, ouvrir à d’autres chercheurs, spécialistes chevronnés ou non et privilégier la jeune recherche – notre politique étant de favoriser, à travers les thèses en cours, la publication de jeunes doctorants –, dans l’espoir que la confrontation des expériences permette d’enrichir la recherche sur le thème de la captivité à l’époque moderne. Pour ce faire un appel à contribution a été lancé en février 2012. Nombreux ont été les collègues et chercheurs qui ont manifesté leur intérêt et nous ont envoyé leur contribution, qu’ils en soient tous ici vivement remerciés1.

4 La thématique choisie s’inscrit dans une réflexion plus ancienne menée depuis quelques années déjà par le Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine de l’Université de Nice. En décembre 2002, le no 65 des Cahiers de la Méditerranée (en ligne : cdlm.revues.org/159) était consacré à L’esclavage en Méditerranée à l’époque moderne et faisait suite à un colloque international organisé par le laboratoire les 30, 31 mai et 1er juin 2001. Depuis, nombreuses ont été les manifestations scientifiques et

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les publications qui ont poursuivi l’exploration de cette thématique2. « Les îles de Méditerranée occidentale. Frontière et insularité » étant l’un des thèmes de recherche du programme quadriennal 2008-2011 du CMMC intitulé « Échanges et frontières en Méditerranée (xvie-xxie siècle) », une partie de l’équipe d’enseignants-chercheurs et de chercheurs du CMMC a organisé en avril 2008 un autre colloque international sur Des marges aux frontières. Les puissances et les îles en Méditerranée à l’époque moderne3, où de nombreuses contributions traitent de la course, des razzias et de la peur des populations d’être enlevées et menées en captivité4.

5 Pendant toute l’époque moderne, de nombreux chrétiens ont été capturés en Méditerranée, dans les îles, sur les côtes ou en mer – notamment dans le contexte de la guerre de course, si active au xviie siècle –, et ils se sont retrouvés au Maroc, dans les régences d’Alger, de Tunis ou de Tripoli, ou dans l’Empire ottoman, pour y être vendus comme esclaves, attendant leur rachat par l’entremise le plus souvent des ordres religieux rédempteurs, comme les Mercédaires ou les Trinitaires. Mais, de la même façon, de nombreux musulmans se sont retrouvés captifs en chrétienté, et le plus souvent esclaves sur les galères de Malte, d’Espagne, de France ou des autres États chrétiens d’Italie. Considérés comme butin « de bonne guerre » – puisque « infidèles » pour les chrétiens –, ils ont été vendus sur les marchés des esclaves de Valence, Barcelone, Gênes ou Livourne, plaque tournante et bourse du commerce des esclaves en Méditerranée. Car la captivité et l’esclavage en Méditerranée sont nés, en grande partie, de l’affrontement religieux entre chrétiens et musulmans – pensons ne serait-ce qu’aux croisades et à la Reconquista en péninsule Ibérique, qui a duré pas moins de huit siècles –, mais aussi au choc des Empires espagnol et ottoman aux xvie et xviie siècles, transformant la mer Méditerranée en zone de frontière religieuse et politique.

6 Esclaves ou captifs ? Même si les deux termes sont souvent employés de la même manière et renvoient à la perte de liberté, le premier ne semble laisser aucun espoir alors que le second suppose que tôt ou tard l’individu retrouvera sa liberté5. Le problème réside dans le « tôt ou tard », car pendant tout le temps de la captivité les conditions de vie du captif sont les mêmes que celles de l’esclave. Le captif, destiné en principe à être racheté, s’il ne l’est pas, est de fait un esclave. Soumis à la volonté de son maître, il n’est ni plus ni moins qu’un bien que l’on exploite à loisir, que l’on achète, que l’on vend, que l’on loue. Parmi ces captifs, destinés à être rachetés, figurent les prisonniers de guerre, qui eux aussi peuvent rester en captivité de longue durée, malgré le zèle des États à les racheter. Question de vocabulaire. Si l’on examine de plus près les termes employés dans les documents des archives espagnoles6, les termes « esclave » (sclau, sclaua/sclava, sclavum), « captif » (catiu, catiua/cativa/captiva, captivum) et « serf » (servam, servum) sont utilisés de façon indifférenciée pendant tout le xve siècle, quand il s’agit de l’esclave « blanc », c’est-à-dire du Maure ou du Sarrasin du Maghreb ou du royaume nasride de Grenade, du Tatar russe ou bulgare. Au tournant des xve et xvie siècles, dès lors qu’apparaît la traite négrière, c’est le mot « esclaves » (au pluriel) qui est systématiquement employé pour cette catégorie, et encore ne parle-t-on plus uniquement que du nombre de « têtes noires » (testes negres). L’on passe de l’esclavage individuel à l’esclavage de masse, et pour les esclaves noirs le terme de « captif » n’est jamais utilisé : pour eux, le retour à la liberté est inenvisageable. Dans les textes arabes les mots utilisés sont clairs, les captifs de la course sont des prisonniers de guerre (assir, pluriel de asra), ce qui les différencie du statut de ‘abd (esclave), terme de plus en plus accolé aux esclaves noirs dont un trafic régulier continue à alimenter tout un commerce en direction du . D’autres

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termes comme mamelouks et ilj s’appliquent aux captifs de la course islamisés ou encore aux esclaves d’origine asiatique qui transitent par l’Empire ottoman et adoptent la religion musulmane. Ces statuts juridiques ne sont pas des fictions. Leur poids est énorme dans la vie quotidienne des acteurs et ils influent sur la possibilité de retrouver la liberté.

7 Depuis 2006, en France, le 10 mai est Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition. Cette journée commémore la déclaration de Louis Delgrès de 1802 et marque aussi le jour de l’adoption à l’unanimité par le sénat de la loi de 2001 reconnaissant la traite et l’esclavage comme un crime contre l’humanité. Mais n’oublions pas que, bien avant le phénomène de la traite négrière vers l’Amérique, l’esclavage et la captivité ont été pendant des siècles une réalité méditerranéenne. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, pendant toute l’époque moderne et sur les deux rives de la Méditerranée, ont été asservis, parfois pendant quelques années, parfois toute leur vie. La vie en captivité est présentée dans ce dossier côté chrétien et en terres d’Islam.

8 Manuel Lomas Cortés (« L’esclave captif sur les galères d’Espagne, xvie-xviie siècles ») et Maximiliano Barrio Gozalo (« Esclaves musulmans en Espagne au xviiie siècle ») nous présentent la dureté des conditions de vie en Chrétienté pour des milliers de musulmans tombés en captivité. Mais sans doute conviendrait-il mieux de dire pour eux en esclavage, dans la mesure où les perspectives qu’ils avaient d’être un jour libérés étaient fort réduites, leurs propriétaires – en l’occurrence le roi d’Espagne, les capitaines généraux, les armateurs et les fournisseurs des escadres – se refusant à les relâcher. Ces quelques 10 000 Maures et Turcs, âgés d’environ 30 ans au moment de la capture, pour la plupart lors des affrontements maritimes, connurent une durée moyenne de l’esclavage de 25 ans, supérieure à celle des chrétiens en terres d’Islam, qui était de moins de 10 ans7, voire au-dessous de 5 ans8. Ce qui démontre que le but principal de la captivité était la perception de la rançon le plus vite possible.

9 Autre exemple, celui de Malte, dont les conditions historiques (installation des chevaliers de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem à partir de 1530), l’emplacement géographique (au cœur même de la Méditerranée, entre Occident et Orient) et le rôle politique (défense de la Chrétienté) en font une plaque tournante de l’esclavage par excellence en Méditerranée : Anne Brogini (« Une activité sous contrôle : l’esclavage à Malte à l’époque moderne ») et Elina Gugliuzzo (« Être esclave à Malte à l’époque moderne ») nous offrent, chacune d’elles, une étude sur les conditions de vie et le quotidien des esclaves sur l’île, mais aussi sur leur nombre et leur origine, sur les péripéties depuis leur capture jusqu’à leur arrivée, leur exploitation sur les galères ou sur terre.

10 Abla Gheziel (« Captifs et captivité dans la régence d’Alger, xviie- début xixe siècle »)explore les conditions de captivité des chrétiens en terres musulmanes et plus précisément dans la régence d’Alger. Cecilia Tarruell (« La captivité chrétienne de longue durée en Méditerranée, fin xvie - début xviie siècle »), se fondant sur les pensions militaires accordées aux soldats par la monarchie espagnole à leur retour de captivité, nous montre que, si pour 54 % d’entre eux la captivité fut égale ou inférieure à 10 ans, il y en eut bien d’autres qui vécurent plus longtemps dans les sociétés musulmanes. Ce sont leurs conditions de capture, de vie et de libération que cette doctorante étudie à travers leurs témoignages.

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11 Des récits autiobiographiques temoignent également des conditions de vie en captivité. Fausto Garasa (« Vida y trabajos de Gerónimo de Pasamonte : entre vraisemblance et invraisemblance, un récit de la vie avec la captivité en toile de fond ») et Henri Simonneau (« Jean de Francolin, officier de l’empereur et prisonnier de Soliman. Itinéraire d’une captivité, 1547-1552 »), nous présentent deux expériences, forts différentes mais tout aussi instructives l’une que l’autre, sur le vécu des captifs. Si Gerónimo de Pasamonte insiste sur les souffrances endurées, Jean de Francolin met l’accent sur son parcours de captif et sur les réseaux de libération des prisonniers, en l’occurrence ceux des marchands de la République de Raguse, auprès de la Sublime Porte.

12 Magnus Ressel (« Venice and the redemption of North-European slaves, 17th and 18th centuries ») confirme également le rôle joué dans l’Empire ottoman par les réseaux marchands vénitiens dans la rédemption des esclaves originaires des pays du nord de l’Europe. Le rachat des captifs est en effet un autre thème largement abordé dans ce dossier. Si Mohammed El Jetti (« Tétouan, place de rachat des captifs aux xvie et xviie siècles ») nous présente Tétouan, comme étant un grand port corsaire en Méditerranée occidentale et une place incontournable pour le rachat des captifs au Maghreb, Hadhami Helal (« Une base de données des contrats de rachat des captifs rachetés à Tunis au xviiie siècle ») nous offre un modèle d’exploitation informatique des contrats, qui, s’il était utilisé par d’autres chercheurs dans d’autres fonds d’archives, pourrait nous permettre d’appréhender au plus juste le phénomène du rachat en Méditerranée et son évolution à l’époque moderne9.

13 Depuis le Moyen Âge, les ordres religieux de La Trinité et de La Merci poursuivent leur mission rédemptrice en Afrique du Nord, comme nous le rappelle Fabienne Tiran (« Trinitaires et Mercédaires à Marseille et le rachat des captifs de Barbarie »), d’autres acteurs, et non des moindres, tels que Charles Quint en personne ou encore des nobles du plus haut rang en Espagne, furent à l’origine de nombreuses autres rédemptions, comme nous le démontrent Rudy Chaulet et Olga Ortega (« Le rachat des captifs espagnols à Alger au xvie siècle. Le cas de la rédemption de Diego de Cisneros, 1560-1567 ») et Florence Lecerf (« Les missions de rédemption effectuées sur ordre des ducs de Frías »). À travers ces trois études, nous découvrons l’origine géographique des captifs chrétiens, le statut social et les professions exercées, les conditions et la durée de la captivité, les prix des rachats, l’origine des fonds mis en œuvre dans la rédemption (legs, donations, aumônes, apports financiers des familles et de certains particuliers). Le Maroc, notamment au xviiie siècle, envoya également des missions diplomatiques de rachat de musulmans en Chrétienté. C’est cet aspect que Malika Ezzahidi (« Le rachat des captifs musulmans à Malte en 1782, d’après le récit de voyage d’Ibn Uthmân al-Meknassî ») traite dans son article. Giovanna Fiume(« Lettres de Barbarie :esclavage et rachat decaptifs siciliens, xvie-xviiie siècle »), elle aussi, étudie les rouages du rachat et les différents acteurs qui interviennent à Palerme pendant toute l’époque moderne : le rôle des religieux, mais aussi des laïcs de la ville, ainsi que celui des familles qui reçoivent des captifs des lettres poignantes où ils se plaignent de la dureté de leur captivité en Afrique du Nord et de la lenteur des tractations.

14 Désespérés de n’être pas rachetés, certains captifs tentaient de s’enfuir : c’est ce que nous révèle Ahmed Farouk (« Quelques cas d’évasions de captifs chrétiens au Maroc, fin xviie - début xviiie siècle, selon le père Dominique Busnot »). Quant à Salvatore Bono (« Au-delà des rachats : libération des esclaves en Méditerranée, xvie-xviiie siècle »), il

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s’intéresse à d’autres voies qui ont permis la libération d’esclaves, telles que guerres et conquêtes, occupations de villes, batailles navales et terrestres, mais aussi naufrages et autres accidents dont on sous-estime souvent l’importance.

15 Si ce sont généralement les guerres qui sont à l’origine de la captivité,Luis Fe Cantó (« D’autres voies vers la captivité et l’esclavage. La grande famine de 1750 dans l’Oranais ») nous révèle un aspect, encore peu étudié, qui est celui de l’esclavage volontaire : les années de disette, les hommes font le choix de la captivité plutôt que de la liberté, et ils se vendent eux-mêmes ou, pis encore, vendent des membres de leur famille ou capturent d’autres hommes pour les vendre comme esclaves.

16 Qu’advenait-il des esclaves qui n’avaient aucune perspective de retour dans leur pays d’origine, comme par exemple les Noirs ? Giuseppe Restifo (« Même les esclaves peuvent avoir une confrérie ») etVicente Graullera Sanz (« L’esclavage à Valence. Les affranchis et leur intégration sociale ») nous expliquent comment, aussi bien en Sicile que dans le royaume de Valence, les autorités religieuses et laïques tentèrent d’intégrer les esclaves à la société par la conversion. Tout comme les autres communautés chrétiennes, les Noirs avaient leur confrérie ; mais, en même temps, si une confrérie leur était réservée, cela signifie aussi que les autres les refusaient, tout comme d’ailleurs le faisaient les métiers, notamment en Espagne où les statuts de pureté de sang interdisaient d’admettre quelqu’un « de mauvaise race, juif, nouveau chrétien ni d’une race infecte » ou encore « un apprenti noir ou de “couleur coing cuit” (color de codoyn cuit), ni esclave, ni fils d’esclave, ni maure »10. Même si, d’un point de vue légal, les affranchissements les plaçaient sur un pied d’égalité par rapport aux autres chrétiens, ils continuaient à être caractérisés par la couleur de leur peau et par leur ancien statut d’esclave : « noir affranchi » et « fils de noir affranchi » étant les annotations portées dans tous les documents.

17 Qu’en était-il sur la rive sud de la Méditerranée ? Clara Álvarez Dopico (« La religiosité au quotidien à Tunis à travers les écrits de fray Francisco Ximénez, 1720-1735 ») s’intéresse aux conditions religieuses faites aux chrétiens dans la régence de Tunis au xviiie siècle, aux espaces qui leur étaient réservés et aux mécanismes de construction d’une identité catholique. Les Trinitaires, dont fait partie fray Francisco Ximénez, étaient bien implantés dans la ville de Tunis où ils avaient depuis 1720 un hôpital, et par crainte des reniements ils accompagnaient leurs co-religionnaires, notamment captifs, dans la foi. Intermédiaires dans les rachats, ils étaient en contact permanent avec les autorités locales et avec les représentants consulaires des différentes nations européennes présentes dans la régence. Au xviiie siècle, sous l’effet des différents traités de paix et de commerce signés, le nombre d’Européens est en perpétuelle augmentation et les consuls, dont celui de France, obtiennent des beys des espaces religieux leur permettant la célébration de leur culte. Ces manifestations devaient se faire dans la plus totale discrétion, afin de ne pas heurter les musulmans : les chrétiens s’adaptent donc à leur environnement. C’est ce que Mohamed Faouzi Mosteghanemi (« Captivité et intégration au sein d’une famille beylicale de Tunis au début du xixe siècle ») et Mehdi Jerad (« Mustapha Ben Hamza, un captif de la course dans la régence de Tunis : de la servitude au monde des affaires, fin xviiie - début xixe siècle ») nous démontrent également. Le premier étudie le processus d’intégration d’une famille de captifs chrétiens au sein de la maisonnée d’un prince. Le second suit le parcours d’un individu captif de la course, dont la destinée change grâce à la conversion, mais surtout grâce aux liens matrimoniaux qui le rattachent à une famille de notables mamelouks,

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dont il prend même le nom11. Ces deux exemples sont l’occasion de nous interroger sur l’intégration des captifs à la société où ils demeurent ensuite par choix ou par obligation. Tout comme les captifs convertis et affranchis en terres chrétiennes, l’intégration des captifs chrétiens en terres d’Islam semble également avoir ses limites. En théorie, cette intégration est possible, notamment à travers la conversion, mais elle dépend beaucoup aussi du bon vouloir des maîtres et de l’acceptation de la société locale.

18 Maria Ghazali (« Le tribunal du Baile General de Valence, pour une connaissance de la captivité et de l’esclavage en Méditerranée, xve-xviie siècle »), enfin, nous plonge sur le vécu au quotidien de l’esclavage à partir de l’exploitation des fonds archivistiques du tribunal de la Bailía de Valence pour un éclairage sur le phénomène de l’esclavage et de la captivité en Méditerranée à l’époque moderne.

19 D’autres aspects, tels que la perception des captifs par les différentes sociétés méditerranéennes, la problématique du retour à la liberté et du processus de réinsertion des captifs dans les sociétés d’origine, notamment après une captivité de longue durée, ont peu été abordés et demanderaient à être étudiés avec plus d’attention. Avant de livrer aux lecteurs les textes de ce dossier, nous voudrions donner la parole à Cervantès, qui, ayant vécu l’expérience de la captivité à Alger de 1575 à 158012, fait dire à Don Quichotte : La liberté, Sancho, est un des dons les plus précieux que les cieux ont faits aux hommes. Les trésors que la terre enferme et que la mer couvre ne s’y peuvent comparer. Pour la liberté, autant que pour l’honneur, on peut et l’on doit mettre en jeu sa vie : au contraire, la captivité est le plus grand des maux qui puisse advenir aux hommes13.

NOTES

1. . Nous voudrions remercier ici Silvia Marzagalli pour ses relectures attentives et ses suggestions pertinentes, Claire Gaugain & Vincent Lambert pour leur dévouement et leur investissement dans l’édition de ce dossier, ainsi que Salem Ghazali pour ses traductions des résumés vers l’anglais et ses relectures d’abstracts. 2. . Nous ne saurions être exhaustifs sur une thématique aussi riche. Les auteurs que nous publions dans ce dossier citent abondamment les ouvrages fondamentaux publiés antérieurement. Depuis 2002, voir, entre autres : Gilbert Buti et Philippe Hrodej, Dictionnaire des corsaires et des pirates, Paris, CNRS Éditions, Collection CNRS dictionnaires, 2013 ; Fabienne P. Guillén et Salah Trabelsi (éd.), Les esclavages en Méditerranée. Espaces et dynamiques économiques, Madrid, Collection de la Casa de Velázquez, no 133, 2012 ; Lucette Valensi, Ces étrangers familiers. Musulmans en Europe (XVI e-XVIII e siècle), Paris, Éditions Payot & Rivages, Collection Histoire, 2012, notamment chapitres 4 et 5 : « Esclaves en chrétienté » et « Échapper à la servitude », p. 101-158 ; Luca Lo Basso, Capitani, corsari e armatori. I mestieri e le culture del mare dalla tratta degli schiavi a Garibaldi, Novi Ligure, Città del silenzio edizioni, 2011 ; Sadok Boubaker, « Course et corsaires à Tunis à l’époque moderne (XVIe-début XIXe siècle) », dans ‘Des galères méditerranéennes aux rivages normands’, Recueil d’études en hommage à André Zysberg, Présentation d’Emmanuel Le Roy Ladurie, Caen, Cahiers des Annales de Normandie, no 36, 2011, p. 79-86 ; Michel Fontenay, La

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Méditerranée entre la Croix et le Croissant. Navigation, commerce, course et piraterie (XVI e-XIX e siècle), Paris, Classiques Garnier, Collection Les Méditerranées, 2010, notamment toute la deuxième partie : « Entre la Croix et le Croissant. Le Corso méditerranéen », p. 209-406 ; dossier ‘La Méditerranée’, Cahiers des Anneaux de la Mémoire, no 13, 2010 ; Myriam Cottias, Élisabeth Cunin, António de Almeida Mendes (éd.), Les traites et les esclavages. Perspectives historiques et contemporaines, Paris, Karthala, Esclavages, 2010 ; Giovanna Fiume, Schiavitù mediterranee. Corsari, rinnegati e santi di età moderna, Milan, Bruno Mondadori, 2009 ; Gilbert Buti (éd.), Corsaires et forbans en Méditerranée (XIV e-XXI e siècle), Paris, Riveneuve Éditions, 2009 ; Wolfgang Kaiser (éd.), Le commerce des captifs. Les intermédiaires dans l’échange et le rachat des prisonniers en Méditerranée, XV e- XVIII e siècle, Rome, Collection de l’École française de Rome, no 406, 2008 ; François Moureau (éd.), Captifs en Méditerranée (XVI e-XVIII e siècles). Histoires, récits et légendes, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2008 ; Lemnouar Merouche, Recherches sur l’Algérie à l’époque ottomane. II. La Course mythes et réalité, Paris, Bouchène, 2007 ;Sadok Boubaker et André Zysberg (éd.), Contraintes et libertés dans les sociétés méditerranéennes aux époques modernes et contemporaines XVI e-XX e siècle, UR Histoire économique, Faculté des Sciences humaines et sociales de Tunis, CRHQ, CNRS-Université de Caen, Collection d’histoire maritime, no 3, 2007 ; Leila Maziane, Salé et ses corsaires (1666-1727). Un port de course marocain au XVII e siècle, Caen, Presses Universitaires de Caen, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2007 ; Maximiliano Barrio Gozalo, Esclavos y cautivos. Un conflicto entre la cristiandad y el islam en el siglo XVIII, Valladolid, Junta de Castilla y León, 2006 ; Anne Brogini, Malte, frontière de chrétienté (1530-1670), Rome, École française de Rome, 2006, notamment le chapitre VI : « La course, entre conflits et échanges », p. 253-331 ; Myriam Cottias, Alessandro Stella, Bernard Vincent (éd.), Esclavage et dépendances serviles : histoire comparée, Paris, L’Harmattan, coll. « Inter-national », 2006 ; Salvatore Bono, Lumi e corsari. Europei e Maghreb nel Settecento, Pérouse, Morlacchi, 2005 ; José Antonio Martínez Torres, Prisionero de los infieles. Vida y rescate de los cautivos cristianos en el Mediterráneo musulmán (siglos XVI-XVII), Barcelone, Bellaterra, 2004 ; Robert C. Davis, Christian Slaves, Muslims Masters. White Slavery in the Mediterranean, the Barbary Coast and Italy, 1500-1800, New-York, Palgrave Macmillan, 2003 (traduction française : Esclaves chrétiens, maîtres musulmans, Paris, Jacqueline Chambon, 2006). 3. . Anne Brogini et Maria Ghazali (éd.), Des marges aux frontières. Les puissances et les îles en Méditerranée à l’époque moderne, Paris, Classiques Garnier, Collection Les Méditerranées, 2010. 4. . Voir, entre autres, dans Anne Brogini et Maria Ghazali (éd.), Des marges aux frontières…, op. cit. :Özlem Kumrular, « Îles et côtes infortunées face à l’armada turque (1550-1552) », p. 39-58 ; Giuseppe Restifo, « Le sac de Lipari (1544) », p. 59-80 ; Anne Brogini, « La course maltaise au XVIIe siècle. Une activité de frontière », p. 181-200. 5. . Voir, entre autres, Michel Fontenay, « Esclaves et/ou captifs. Préciser les concepts », dans Wolfgang Kaiser (éd.), Le commerce des captifs…,op. cit., p. 15-24. 6. . Archivo del Reino de Valencia, Bailía General, Cautivos, Libros de presentaciones no 193-210 (1419-1666) ; ibid., Real Cancillería, Libro no 629 (1666-1686). 7. . José Antonio Martínez Torres, Prisioneros de los infieles…, op. cit., p. 145. À partir d’un corpus de 4 500 captifs, cet historien montre comment plus de 90 % d’entre eux restèrent au Maghreb moins de dix ans, seulement 5 % entre 11 et 20 ans et 2 % environ plus de 20 ans. Cité par Cecilia Tarruell dans ce dossier. 8. . Ellen G. Friedmann, Spanish Captivities in North Africa in the Early Modern Age, Wisconsin, University of Wisconsin Press, 1983, p. 5. Cité par Cecilia Tarruell dans ce dossier. 9. . Sadok Boubaker, « Réseaux et techniques de rachat des captifs de la course à Tunis au XVIIe siècle », dans Wolfgang Kaiser (éd.), Le commerce des captifs…, op. cit., p. 135-164. 10. . Voir, entre autres, Maria Ghazali, « Les métiers de Valence (Espagne) : identité collective et exclusions », dans ‘L’autre et l’image de soi’, Cahiers de la Méditerranée, no 66, 2003, p. 121-134, notamment p. 130-131. En ligne : http ://cdlm.revues.org/168.

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11. . Pour ce qui est des mamelouks, voir, entre autres : M’hamed Oualdi, Esclaves et maîtres. Les mamelouks des beys de Tunis duXVII e siècle aux années 1880,Paris, Publications de la Sorbonne, 2011. 12. . En ce qui concerne le rachat de Cervantès, voir Rafael Benítez « La tramitación del pago de rescates a través del reino de Valencia. El último plazo del rescate de Cervantes », dans Wolfgang Kaiser, Le commerce des captifs…, op. cit., p. 193-217. Pour ce qui est des études sur la captivité de Cervantès, et notamment de l’impact sur son œuvre, voir, entre autres : María Antonia Garcés, « El cautiverio : meollo de la creación cervantina », Revista Senderos, IX, juin 1998, p. 1323-1335 ; Willard King, « Cervantes, el cautiverio y los renegados », Nueva Revista de Filología Hispánica, XL, no 1, 1992, p. 279-280 ; Juan Bautista Avalle-Arce, « La captura de Cervantes », Boletín de la Real Academia Española, t. 48, 1968, p. 237-280. 13. . C’est nous qui soulignons. « - La libertad, Sancho, es uno de los más preciosos dones que a los hombres dieron los cielos ; con ella no pueden igualarse los tesoros que encierra la tierra ni el mar encubre ; por la libertad, así como por la honra, se puede y debe aventurar la vida, y, por el contrario, el cautiverio es el mayor mal que puede venir a los hombres. » Miguel de Cervantes, El Ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha, 2ª parte (1615), capítulo LVIII [Traduction Maria Ghazali].

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L’esclave captif sur les galères d’Espagne (XVIe-XVIIIe siècles)

Manuel Lomas Cortés

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’espagnol par María Ghazali

1 La présence d’esclaves sur les galères est un aspect important, quoique mal connu, du phénomène de la captivité en Méditerranée à l’époque moderne1. Cette méconnaissance est due à la source utilisée, en l’occurrence les registres et les listes d’esclaves des livres comptables des escadres. Ces documents présentent des données qui nous permettent de quantifier le nombre d’esclaves qu’il y avait sur chacune des galères, d’élaborer des statistiques d’âge, d’origine et de durée de captivité, qui sont autant d’éléments fondamentaux pour la compréhension de l’importance de cette catégorie à l’intérieur de ces flottes ainsi que par rapport au phénomène de la captivité dans sa globalité, mais qui, de par leur caractère éminemment descriptif, en limitent l’étude à certains aspects2.

2 Echappent ainsi largement les formes de sociabilité rattachées au quotidien de la vie sur la galère, aspects fort intéressants mais sur lesquels nous ne savons que peu de choses, les témoignages directs étant peu nombreux et pauvres en détails. Pour l’instant, nous ne pouvons en esquisser que les grandes lignes, en croisant les sources indirectes de type normatif et descriptif avec les quelques sources directes que nous possédons. Leur combinaison, alliée aux conclusions auxquelles aboutissent les études quantitatives, sert à brosser un cadre général, à établir un état de la question qui permet de mieux comprendre les modalités de l’existence de captifs esclaves sur les galères.

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La présence d’esclaves sur les galères en données chiffrées

3 Les galères étaient densément peuplées, malgré leur taille réduite. Il s’agit là d’une caractéristique bien connue, mais il convient de la rappeler pour envisager la problématique de la captivité dans ses dimensions de base3. Autour des années de Lépante, les galères du roi d’Espagne avaient une vingtaine d’officiers, une trentaine de marins, un nombre variable de soldats en fonction des objectifs de chaque campagne et environ 150 rameurs4 ; au début du XVIIe siècle, la proportion d’officiers et de marins resta la même, mais celle des rameurs tendit à augmenter, se situant en moyenne à plus de 200 hommes. Le pourcentage d’esclaves parmi ceux-ci varia également, même si normalement il tourna autour de 20 % du nombre total d’hommes, tout comme dans d’autres escadres méditerranéennes5.

4 Ces données sont surtout indicatives. Le nombre d’hommes d’équipage de chaque galère changeait en fonction des dimensions de l’embarcation, de la conjoncture économique, du type de campagne et de sa durée, des maladies, des conditions météorologiques, des combats et, dans le cas précis des rameurs, de la rigidité plus ou moins grande du capitaine dans la manière de gouverner son navire. Les listes de rameurs n’offrent, par conséquent, que des nombres fiables au moment où elles étaient établies, si nous ne tenons pas compte des possibles fraudes. Pour obtenir des chiffres plus sûrs des hommes effectivement à bord et de leur turn-over, il faudrait comparer les différents comptages que l’on faisait tout au long de l’année, dans un laps de temps représentatif et en tenant compte en outre des écarts dus aux décès ou aux libérations, malheureusement pas toujours bien documentés6.

5 Pour donner un ordre de grandeur, l’on peut estimer que chaque galère avait environ 40 esclaves à son bord7. En disant cela, nous ne prétendons pas entrer dans une nouvelle analyse de pourcentages, mais offrir une perspective approximative des proportions du phénomène dont nous parlons. Il suffit donc de multiplier ce nombre moyen d’esclaves par celui des galères utilisées dans n’importe laquelle des grandes entreprises méditerranéennes de l’époque – les 54 galères espagnoles de l’expédition de Jerba de 1560, les 90 de la bataille de Lépante ou les 64 qui servirent à l’expulsion des morisques en 1609 ; le résultat, bien qu’approximatif, indique une présence plus ou moins continue, pendant ces décennies et pour l’ensemble des escadres, de 2 000 à 3 000 captifs, ce qui fait des galères un haut lieu de l’esclavage de la Monarchie hispanique.

6 À cause de sa mobilité, et de la fréquence des escales dans les ports régis par différentes ordonnances juridiques, chaque escadre de galères était dotée d’une juridiction propre qui lui conférait une grande indépendance face aux ingérences extérieures8. Cette autonomie de gestion faisait des galères un espace propre à la captivité, un petit territoire comportant une population esclave très élevée. Cette situation était due aux besoins constants d’avoir des rameurs, aux privilèges qui favorisaient un accès facile au marché des esclaves, mais surtout au fait que les galères elles-mêmes réalisaient une part significative des captures et étaient par conséquent des acteurs centraux d’un commerce clé dans l’économie de la Méditerranée9. Cela ne doit pas nous induire à penser que les galères d’Espagne étaient autosuffisantes quant à leur approvisionnement en esclaves. Si d’autres escadres, comme celles de Toscane ou de Malte, pouvaient parfois fonctionner uniquement sur les prises qu’elles faisaient – du

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fait qu’il s’agissait de formations plus petites dont les buts n’étaient souvent que le corso et les razzias –10, les galères au service du roi catholique étaient beaucoup plus nombreuses et avaient des objectifs plus variés – comme l’approvisionnement des présides –, ce qui les obligeait à d’autres pratiques plus avantageuses11. En fait, ni tous les captifs pris par les galères d’Espagne finissaient à la rame sur leurs bancs, ni tous leurs esclaves provenaient de leurs prises.

7 Les escadres de galères obtenaient donc des esclaves par différentes voies. Outre les captures directes, elles acquièrent aussi des esclaves dans les ports. Tout comme pour les forçats, chaque escadre possédait, sur les côtes où elle opérait et avait ses bases, des prérogatives sur l’achat des captifs qui procédaient des initiatives corsaires locales – concrètement sur la part des prises qui revenaient au roi – ou sur les naufrages12. Les cessions d’esclaves entre escadres étaient fréquentes. Ce mécanisme, que nous pourrions qualifier de « solidarité forcée », avait cours quand le nombre d’esclaves d’une formation diminuait dangereusement et que les autres possibilités étaient défaillantes, ou quand on créait une nouvelle escadre et que l’on demandait aux autres de contribuer à sa mise en fonction en donnant une partie de leurs propres esclaves13.

8 Un autre moyen de les obtenir, c’était par le biais de la commutation de peine d’un forçat, pratique commune au sein de nombreuses escadres méditerranéennes. En fonction de la durée de la condamnation et de la nature du délit, le roi pouvait accorder à un forçat sa sortie des galères, voire sa liberté, s’il payait un jeune esclave pour ramer à sa place par exemple14.

9 Enfin, il y avait également les acquisitions d’esclaves que l’on pouvait faire auprès de particuliers, qui, bien que peu nombreuses, sont toutefois intéressantes. Elles avaient lieu quand un propriétaire décidait de louer les services de l’un de ses esclaves en échange d’une solde et de son entretien, ou quand, par nécessité et ne pouvant plus le nourrir, il le vendait. C’est ce que fit en 1601 le licencié De la Cuerda avec son esclave Pedro Mulato, qu’il voulut racheter ensuite seize ans plus tard en offrant de payer un autre à sa place : il avait, semble-t-il, été trop dur avec son ancien esclave du temps où il avait été à son service, et maintenant qu’il était vieux et ne pouvait plus ramer il voulait compenser les préjudices qu’il lui avait causés15.

10 Le roi était le principal propriétaire des esclaves des galères, mais pas le seul. Les capitaines généraux, les armateurs et les fournisseurs des escadres tiraient également bénéfice des captures et étaient des acheteurs habituels d’esclaves, arrivant même à en posséder parfois un nombre important. Cette pratique n’était pas uniquement espagnole, elle était commune à tous les pays méditerranéens. Selon un mémorial présenté par Frère Mateo de Aguirre à Philippe III en 1602, sur les 4 000 esclaves que l’on pensait qu’il y avait alors à Alger, 550 appartenaient au corsaire Morat Rays, 70 au raïs Isoph, 60 à Jafer « le Génois », 60 à Jafer « le Français », 60 au raïs Uchali, 40 au raïs Ali, et ainsi de suite dans une liste de huit noms d’hommes rattachés, semble-t-il, à la course algérienne et qui étaient propriétaires à eux seuls de 25 % des esclaves de la ville16. Les généraux et armateurs de galères et galiotes des deux rives de la Méditerranée occidentale faisaient donc partie des propriétaires, administrateurs et fournisseurs d’esclaves les plus importants, avantage que bien souvent ils exploitaient pour atteindre des buts personnels et de famille. Au début du XVIIe siècle, le duc d’Osuna arriva à vendre à la Couronne des esclaves issus de ses captures17, et les Doria utilisèrent l’accès privilégié qu’ils avaient au marché des esclaves grâce à leur condition de capitaines généraux des galères de Gênes non seulement pour devenir les plus

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grands propriétaires d’esclaves dans leur ville, mais aussi pour avoir de l’influence sur la Cour et sur d’autres centres de pouvoir, en utilisant l’esclave comme monnaie de change dans leur stratégie politique et clientéliste18. L’affaire était, de surcroît, très lucrative. Le plus souvent, sur les galères du roi catholique les trois cinquièmes de la valeur de chaque prise revenaient au capitaine général de l’escadre, un cinquième au capitaine de la galère qui avait réalisé la capture et le cinquième restant aux gens de guerre qui avaient participé au combat19. Cela dit, le monarque se réservait le droit sur tous les captifs et les généraux arrivaient difficilement à s’en approprier, mais ces derniers recevaient une compensation de 30 ducats par captif qui revenait à la Couronne, montant porté à 100 ducats s’il s’agissait d’un raïs20. De sorte que les commandants des escadres obtenaient, au pire des cas, des revenus importants de la vente de captifs au roi – souvenons-nous encore une fois du volume total des rameurs esclaves – et, dans le meilleur des cas, la propriété de captifs qui pouvaient atteindre des prix élevés, notamment s’il s’agissait de personnes dont on pouvait attendre un substantiel rachat. La fraude était bien entendu effective : on cachait la valeur réelle des prises – captifs inclus –, on « oubliait » de compter certaines marchandises au moment de donner sa part à chacun, et ces pratiques étaient également courantes parmi les plus hauts officiers21. Rien d’étonnant, si l’on considère l’argent que représentait le commerce des esclaves des galères. En 1646, le pape Innocent X estima les revenus de l’Ordre de Saint-Jean à 220 000 écus par an, dont 50 000 – c’est-à-dire le quart – provenait de la vente des prises et des esclaves faits par ses galères22. Une somme semblable à celle-là – 52 000 ducats – fut celle que le prince Doria calcula comme étant nécessaire à l’achat de 400 esclaves pour armer les six galères de Sardaigne, prix assez élevé si l’on considère qu’en 1601 les galères d’Espagne payèrent 13 000 ducats pour l’achat de 200 esclaves. Ce poste représenta la partie budgétaire la plus onéreuse pour la mise sur pied de cette escadre23. Ce coût d’achat élevé ainsi qu’une forte demande, sont les deux facteurs qui sans nul doute expliquent le mieux la raison pour laquelle l’esclave des galères était un bien précieux que l’on devait essayer de conserver24.

« La vie de galère : que Dieu la donne à qui la voudrait »25

11 La vie sur les galères n’était facile pour personne26, même si ceux qui étaient à la rame avaient sans nul doute la plus mauvaise part27. Obligés de rester entassés sur les bancs, enchaînés, avec peu ou aucune hygiène, la plupart du temps mal nourris et mal vêtus, sans lieu ni espace pour dormir la nuit, sans toit pour les protéger si ce n’était des bâches, fouettés et obligés de ramer par la chaleur de l’été et le froid de l’hiver, les galériens devaient supporter des conditions extrêmement dures28.

12 Séparer l’ensemble des esclaves pour analyser leurs caractéristiques spécifiques et différences par rapport au reste de la chiourme n’est pas aisé, si l’on considère qu’ils partageaient en grande partie le même sort et qu’ils étaient l’objet de considérations très similaires29. Leur positionnement sur les bancs n’est d’aucune aide non plus, dans la mesure où forçats, esclaves et rameurs libres salariés30 étaient mélangés tout du long de la galère, de façon à séparer les hommes, empêcher les amitiés et la formation d’alliances. Ainsi, la diversité culturelle et religieuse entravait les solidarités de groupes qui auraient pu s’avérer dangereuses.

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13 Il ne fait aucun doute que la complicité entre un condamné de l’intérieur de la Castille et un Algérien était beaucoup moins probable que celle entre deux compatriotes. Cela dit, cette combinaison ne répondait pas seulement à des questions liées à la sécurité interne, mais elle se devait à un impératif technique : celui de la répartition des rameurs en fonction de l’âge et de la force, les jeunes devant aider les vieux, et les forts, les plus faibles, pour obtenir une vogue uniforme et efficace31.

14 Les distinguer était parfois compliqué, même pour les officiers de la galère. La chiourme était vêtue – quand elle l’était – de la même façon. On évitait ainsi les jalousies – une ambiance trop conflictuelle et tendue était aussi dangereuse qu’une atmosphère de bonne entente – et l’on devait transmettre l’idée d’ordre, de sorte que pour les différencier l’on recourait à d’autres méthodes. Sur les galères pontificales, par exemple, on les reconnaissait par leur coupe de cheveux : les forçats avaient la tête et la barbe rasées, les rameurs libres salariés se laissaient pousser les moustaches et les esclaves une mèche de cheveux sur le haut de leur tête tondue32. Sur les galères de Naples, par contre, on marquait les esclaves au fer rouge sur les joues33.

15 L’esclave n’avait pas un traitement quotidien pire que celui que l’on réservait au forçat. Ils recevaient tous les deux la même portion de nourriture, ils ramaient pendant les mêmes tours et ils subissaient les mêmes châtiments corporels dès qu’ils commettaient les mêmes fautes, à condition qu’elles fussent légères34. Pour les délits plus graves, il y avait des différences – « que les esclaves pour de similaires manquements soient châtiés avec plus de sévérité pour la convenance du service et en raison de l’exemple », prescrivaient les ordonnances romaines35 –, même s’il y avait aussi des cas où la peine était la même, comme pour la sodomie, dont on trouve quelques exemples sur les galères pontificales. En 1578, lors d’une escale dans le port de Livourne, un chef de nage de l’escadre fut surpris en train de pratiquer la sodomie dans un local du port. Avant d’être pris par la justice du Grand Duc, il se réfugia sur sa galère et empoisonna son amant esclave pour l’empêcher d’avouer, ce qui ne lui évita pas la pendaison. C’était là le châtiment qui s’appliquait sans exception pour ce délit à tous ceux qui naviguaient sous bannière pontificale36, même si nous devons nous méfier des sources normatives qui indiquent le principe, alors que la réalité a pu être parfois bien différente.

16 Tous les esclaves ne vivaient pas de la même façon. Tout comme les rameurs libres salariés, pour pousser les forçats à s’engager à la rame à la fin de leur condamnation, ils recevaient parfois de meilleures rations. De même, les esclaves chrétiens jouissaient de certains avantages par rapport aux musulmans, dans le but d’inciter ces derniers à la conversion, même si elle ne signifiait en aucun cas la liberté.

17 Antonio de Guevara rapporte dans différents passages de son Libro de los inventores del arte de marear, que l’on se préoccupait fort peu, voire nullement, de faire respecter les préceptes de la religion chrétienne sur les galères. Ses affirmations sont de grande valeur car elles abordent une question que nous connaissons peu, celle de la religiosité sur les galères, facteur clé pour comprendre leur dynamique sociale intérieure. Si l’on en croit Guevara, les esclaves des galères bénéficiaient d’une ambiance de relâchement moral général, qui leur permettait d’exprimer sans trop d’appréhension leur foi : Ni la Pâque de Jésus-Christ, ni le jour de la fête d’un saint, ni un dimanche, les rameurs et les passagers ne cessent de jouer, voler, blasphémer, travailler ou naviguer, car non seulement les fêtes et les Pâques sur la galère ne sont pas observées, mais ils ne savent même pas quand est-ce qu’elles tombent […]. C’est un privilège de galère, pour tous ceux qui y sont, de manger de la viande pendant le Carême, les Quatre Temps, les Vendredis, les Vigiles, les Samedis, et tous les autres

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jours interdits, et le plus beau, c’est qu’ils la mangent sans aucune honte et sans aucune mauvaise conscience […]. C’est un privilège de galère que d’aller et venir, et de vivre en toute liberté, chacun dans la Loi où il est né […] de sorte que c’est sans aucun scrupule qu’ils verront les Maures faire la prière les Vendredis et les Juifs les Samedis37.

18 Réduits à l’esclavage et soumis à des conditions de vie très dures, il est certain que ces captifs avaient bien peu à perdre. Il est également tout aussi vrai que les ordonnances des escadres, si elles stipulent qu’il faut suivre les préceptes de la religion chrétienne, ne font aucune allusion au châtiment à appliquer en cas de manifestation d’infidélité – contrairement à celle de l’hérésie –38, pas plus qu’au danger de contamination qui pouvait exister pour les chrétiens – forçats, rameurs libres salariés, marins, soldats ou passagers – en raison du partage de cet espace.

19 Cette situation est d’autant plus surprenante si nous considérons que, quand les galères sortaient pour combattre les corsaires barbaresques ou se lançaient à la conquête d’un territoire sur les côtes nord-africaines, elles n’étaient plus qu’un véhicule d’évangélisation, de propagande et de défense de toute une série de convictions et de valeurs liées à la religion catholique, d’un programme idéologique et politique qui, au contraire, était bien peu respecté dans son espace d’action le plus immédiat, c’est-à- dire sur la galère elle-même.

20 Malgré tout, nous ne voulons pas dire que la question religieuse était négligée. Sur les galères pontificales, on récitait l’AveMaria deux fois par jour, chaque fois qu’il y avait un mort et quand on descendait le corps à terre pour qu’il fût enterré39. Qui plus est, une messe était célébrée tous les jours, les samedis on chantait les Litanies et la Salve Regina, et, en principe, on exhortait les marins et la chiourme à venir se confesser40. Il est probable que de nombreux captifs musulmans finissaient par connaître les principales prières catholiques, mais sur d’autres formations il est fort possible aussi que l’ambiance fût moins stricte.

21 Les captifs musulmans des galères continuaient leurs pratiques religieuses et, s’ils furent tentés par la conversion, ce ne fut que parce qu’ils entrevoyaient une amélioration de leur qualité de vie. Ils pouvaient en effet, ponctuellement ou de façon plus continue, vaquer à des occupations autres que la rame. Contrairement aux forçats, les esclaves avaient le privilège de descendre à terre, soit pour faire provision d’eau, couper du bois ou monter les victuailles que l’on se procurait dans les ports. Ils pouvaient aussi servir de moussaillons au capitaine à la poupe, aider les barbiers à la proue, les officiers dans les cales, sonner les trompes, se charger de l’entretien de l’esquif, être les taverniers de la chiourme ou les cuisiniers des officiers41. Ces tâches n’étaient pas seulement réservées aux chrétiens, mais aussi à ceux qui, comme eux, montraient une vraie volonté d’intégration et par conséquent étaient dignes de confiance.

22 Il est plus difficile de savoir jusqu’à quel point ils considéraient comme avantageux de travailler hors des galères. Comme on le sait, les esclaves des galères étaient employés dans les travaux publics – surtout dans les ports –, pendant l’hiver42. Construire ou réparer môles et fortifications, mais aussi faire cuire dans des fours le biscuit que l’on consommerait ensuite en mer, voilà le type de travaux que l’on confiait aux esclaves43. Ce choix était motivé par deux raisons : d’une part, l’on pouvait compter sur une main d’œuvre pour ainsi dire gratuite ; d’autre part, il s’agissait de maintenir en activité les esclaves pendant les longs mois d’hiver.

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23 L’adaptation à l’énorme effort qu’exigeait la vie sur le banc, n’était pas simple. Normalement, tous les rameurs avaient besoin de presque un an pour s’habituer au travail de la rame, laps de temps pendant lequel on enregistrait le plus grand nombre de pertes d’esclaves, à cause de l’épuisement que ce travail engendrait. Ce n’était qu’au bout de la troisième année que l’on considérait que le rameur avait atteint sa force physique optimale, condition qu’il pouvait perdre aisément s’il était soumis à une période d’inactivité prolongée. Les travaux sur terre pendant l’hiver servaient donc à maintenir les rameurs en bonne forme, afin de prévenir les problèmes de santé qu’ils pourraient avoir pendant l’été, et, de surcroît, cela leur permettait de gagner quelque argent44.

24 Le travail pour des particuliers n’était pas admis, mais il existait cependant. Au début du XVIIe siècle, par exemple, l’inspecteur général des galères du Portugal fut mis en cause pour avoir utilisé des esclaves des galères pour le service de sa maison. Toutefois, tous n’étaient pas jugés à la même aune45. Juan Andrea Doria utilisa systématiquement les esclaves des galères de Gênes pour la construction et l’amélioration de son palais de Fassolo, et si à un certain moment il s’en passa à cause de leur manque de professionnalisme, il ne tarda pas à les récupérer quand les coûts de fabrication augmentèrent46. La seule précaution qu’il prit, semble-t-il, fut de les empêcher de s’enfuir ou de se blesser – car il aurait dû alors payer au roi un nouvel esclave –, même si dans ces deux cas il savait comment échapper aux problèmes. En 1601, quand un esclave de la galère royale se cassa une jambe alors qu’il était en train de faire l’excavation du lac artificiel du palais, Doria se débrouilla pour qu’il fût déclaré apte pour la rame, évitant ainsi d’avoir à payer un homme de substitution47.

25 Tous ces travaux sur terre, accomplis pendant l’hiver, permettaient aux esclaves d’obtenir quelque pécule pour améliorer leur quotidien ou économiser pour leur rachat. C’était également pendant cette saison qu’ils confectionnaient des bas et des chemises qu’ils vendaient ensuite48. Sur les galères du pape, il leur était permis pour Noël d’acheter une chèvre pour la manger ou pour vendre sa viande et sa peau sans avoir à payer aucun droit, privilège qui, parfois, engendra des problèmes avec les autorités portuaires49. De la même façon, ils pouvaient aussi monter leurs baraquements de vente dans le môle de Civitavecchia, à condition de ne pas embaucher des serviteurs chrétiens50.

26 Ce type d’activités était commun aux autres escadres. En règle générale, presque tous les esclaves s’adonnaient au commerce, avec tout ce dont ils disposaient – vêtements ou rations –, quand les barques de marchands abordaient les galères pour vendre leurs produits aux marins et aux soldats. Les ordonnances interdisaient ce type de commerce – doter la chiourme en vêtements neufs n’était pas bon marché –, mais celles-ci étaient rarement appliquées ; si bien que parfois l’on exigeait d’empêcher les barques de s’approcher des galères : c’est ce que réclamèrent les fournisseurs des galères de Naples en 158751. Quand les esclaves mouraient leur peu de biens devenait propriété de l’escadre.

27 L’intégrité de l’esclave de la galère était garantie par une série de normes qui prévoyaient le châtiment de quiconque le maltraiterait, lui imposerait des punitions excessives ou provoquerait sa mort de façon injustifiée. À Civitavecchia, les condamnations allaient de la perte du métier à une amende équivalente au double de la valeur de l’esclave mort ; sur les galères d’Espagne, on exprimait avant tout la volonté qu’ils fussent bien traités, même s’ils avaient le droit de se défendre et que ce droit était

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respecté. Ainsi, en 1582, Juan Andrea Doria intenta un procès à Nicola Garibaldo, patron de la galère La Victoire, pour contrebande illégale et mauvais traitement d’esclaves. Appelé à témoigner, Morabito du Maroc, esclave de 80 ans chargé de la soute – cela faisait 57 ans qu’il était sur les galères –, accusa Garibaldo de lui avoir fait sauter plusieurs dents d’un coup de poing. Un autre esclave, Saffer de Salonique, âgé de 45 ans et moussaillon de poupe – il servait sur les galères depuis 24 ans –, se plaignit d’avoir reçu de nombreuses bastonnades sans motif52. Garibaldo fut condamné.

28 Ce procès prouve que les esclaves avaient quelques garanties de protection, que leurs plaintes étaient parfois écoutées et que, finalement, ils n’étaient pas les sujets passifs de mauvais traitements indiscriminés, malgré la dureté de la discipline sur les galères. Ce document semble indiquer que les esclaves les plus âgés, ayant passé de très nombreuses années sur les galères, bénéficiaient de la confiance des officiers et se faisaient les porte-parole de leurs compagnons devant les autorités, même si ces questions méritent des recherches plus poussées.

29 Le procès contre Garibaldo nous invite également à réfléchir sur la longévité des esclaves. L’historiographie insiste sur la haute mortalité parmi les galériens. José Luis de las Heras Santos a calculé que leur taux de mortalité sur les galères des Habsbourg d’Espagne était annuellement de 13 %53. De son côté, André Zysberg relève que pour les galères de France l’on achetait entre 150 et 200 esclaves chaque année, afin de palier les décès et les rachats – sur un total de 11 000 galériens, le pourcentage serait donc similaire, si l’on ne tient pas compte des forçats54. Dans des travaux devenus classiques, Pierre Boyer signale que la majorité des pertes d’esclaves sur les galères de France se produisaient pendant les cinq premières années de service – c’est-à-dire, durant la période d’adaptation que nous avons déjà mentionnée et pendant les années où le rachat était plus fréquent –, puis leur taux de déperdition se réduisait considérablement, ce qui faisait que l’on trouvait des rameurs d’âge avancé55. Bernard Vincent est arrivé aux mêmes conclusions quant à la durée de service et à l’âge des esclaves dans une étude récente sur les galères de Naples56, ce qui correspond à notre propre impression. Quand on parle de la vie moyenne de l’esclave sur les galères, on devrait donc éviter la généralisation. La mortalité parmi les derniers arrivés était significative mais pas massive, et, après quelque temps, les possibilités de survie n’étaient pas si mauvaises. Par ailleurs, la disparition d’esclaves sur les galères était due non seulement aux décès, mais aussi à d’autres raisons comme les rachats, la vieillesse ou l’infirmité, puisque dans ces deux derniers cas l’on vendait les esclaves devenus inutilisables de façon à financer l’achat d’esclaves jeunes et vaillants pour les remplacer.

30 Pour ce qui est des rachats, leur analyse demanderait une étude détaillée, éloignée de notre propos puisque notre objectif n’est que de brosser un tableau général de la captivité sur les galères. Il convient néanmoins de souligner au moins quelques éléments de fonds. Les généraux des escadres étaient normalement opposés à la libération de leurs esclaves. Le principal motif était d’ordre technique : sur les galères, il y avait rarement un nombre suffisant de rameurs, les obtenir n’était pas simple et leur formation était longue et revenait chère, raisons pour lesquelles on n’aimait pas s’en séparer quand ils étaient arrivés à un certain degré d’ancienneté et commençaient à avoir un bon rendement. Cette politique était, de plus, acceptée et contrôlée à Gênes par Juan Andrea Doria, qui, du moins en 1592, durcit sa position et condamna la vente d’esclaves des galères sans l’obtention préalable d’une licence royale57. Sans cette

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autorisation, le général de l’escadre, tenu pour responsable, devait payer la valeur de l’esclave libéré. C’est ce qu’il advint en 1600 à Ambrosio Spínola, fournisseur d’une galère de Gênes : il dut verser 500 ducats pour avoir libéré sans licence royale un esclave considéré comme un captif susceptible d’être racheté58.

31 Quand les rachats étaient effectués par voie légale, ils comprenaient généralement, au- delà de la compensation économique ou de l’échange par des captifs chrétiens, la remise d’un nouvel esclave pour la rame59. Le procédé était simple. En général, les captifs des galères étaient localisés par des intermédiaires, surtout par des marchands ou des patrons habitués à naviguer entre les côtes nord-africaines et les ports chrétiens de la Méditerranée, c’est-à-dire des personnes qui jouissaient d’une mobilité suffisante pour suivre les galères. Dès que le captif recherché avait été retrouvé, il commençait à négocier avec le capitaine de la galère, qui transmettait l’offre au général de l’escadre, ou au général de la mer Méditerranée quand cette charge avait été pourvue. Ce dernier examinait l’affaire et, s’il considérait l’opération comme étant avantageuse, il procédait à la libération du captif. Dans ce processus, il pouvait y avoir des fraudes, comme ce fut le cas en 1601 avec Filippo Lomellino, autre fournisseur génois qui dit avoir reçu une offre de 350 écus pour le rachat d’un Turc captif sur une galère de Naples quand, en réalité, la famille du captif en avait donné 50060.

32 Mais là aussi, pour ce qui est des rachats, il faudrait encore mener de nombreuses recherches sur les mécanismes qui ont prévalu sur les galères d’Espagne. Et il en va de même en ce qui concerne les ex-captifs chrétiens, qui servaient sur les galères en tant que conseillers, et sur lesquels nous ne savons encore que bien peu de choses. Les galères continuent à être un espace peu exploré, malgré le fait que nous pensions en savoir beaucoup, car qu’en est-il par exemple des dynamiques sociales internes ? Il faudrait savoir ce qui s’y passait réellement, au-delà des pistes que nous offrent les ordonnances, les documents officiels et les témoignages qui sont conservés dans les traités et les mémoires de certains membres d’équipage et des passagers des galères. Les témoignages directs sont peu nombreux, et il en va de même des documents de caractère judiciaire émanant de l’administration de la justice des galères, dont le volume de procès connus, très limité, se trouve disséminé dans les archives espagnoles. Une meilleure connaissance de ces deux sources nous aiderait à évaluer, à leur juste mesure, la portée réelle des dispositions que nous ne connaissons trop souvent qu’à travers les seules normatives.

33 Le phénomène de l’esclavage n’échappe pas à ce problème, bien qu’il soit possible d’en dégager quelques traits fondamentaux. En premier lieu, nous revendiquons l’étude de la galère en tant qu’espace de frontière, singulier par sa mobilité et ses particularités juridiques, et dans lequel se trouve une concentration de populations esclaves des plus importantes. Dans cet espace, il y a aussi ceux qui gouvernent les escadres et qui sont en même temps de grands protagonistes du commerce des esclaves : pour eux, à la dimension politique et défensive de l’entreprise, s’ajoute le volet économique, lié à la course – et à la fraude –, qui pouvait s’avérer des plus rentables. Là aussi, nous sommes loin de connaître à fond tous ces aspects.

34 L’esclave des galères n’était ni isolé, ni soumis au silence, ni condamné à une mort inexorable. Il occupait sans doute le niveau le plus bas de ce microcosme, mais les forçats n’étaient pas mieux lotis. On pourrait même dire que, par certains côtés, il jouissait de plus d’avantages, dans la mesure où, contrairement à ces derniers, il pouvait descendre à terre et occuper quelques fonctions, pas toujours ingrates.

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35 Toutefois, il ne s’agit pas d’opposer les uns aux autres : si, sur les bancs, le mélange entre forçats et esclaves répondait à un principe de sécurité, et que le but était de jouer la carte de la différence culturelle, cela ne signifie pas pour autant qu’il ne pouvait pas y avoir parfois bonne entente, voire amitié, entre eux. Pour preuve, l’épisode narré par Anton Francesco Cirni, concernant les galères espagnoles ensablées lors de leur fuite de Jerba, où les esclaves turcs implorèrent leurs compagnons forçats – qui avaient réussi à se libérer de leurs fers – de se lancer à l’eau et de s’échapper avant l’arrivée de l’armada turque pour éviter de tomber, tout comme eux, en esclavage61. Les groupes qui composaient la chiourme ne vivaient pas les uns opposés aux autres, pas plus d’ailleurs que le reste de l’équipage. Cela dit, seules de futures recherches pourront jeter un éclairage nouveau et améliorer notre connaissance sur la vie quotidienne à bord des galères, jusqu’ici peu connue, mais qui peut s’avérer fondamentale pour une meilleure compréhension des sociétés méditerranéennes de l’époque moderne.

NOTES

1. . Ce travail a été préparé et rédigé dans le cadre du projet Mediterranean Reconfigurations (ConfigMed) (Advanced Grant nº 295868 – European Research Council) coordonné par Wolfgang Kaiser du Centre de Recherches d’Histoire Moderne (EA 127) de l’université Paris 1 Panthéon- Sorbonne. 2. . Plusieurs recherches ont déjà analysé de ce point de vue la condition de l’esclave sur les galères. Voir : Maurice Aymard, « Chiourmes et galères dans la Méditerranée du XVIe siècle », Mélanges en l’honneur de Fernand Braudel, Paris, Privat, 1972, p. 49-74 ; Michel Fontenay, « L’esclave galérien dans la Méditerranée des Temps modernes », dans Henri Bresc (éd.), Figures de l’esclave au Moyen-Age et dans le monde moderne, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 115-143 ; Luca Lo Basso, A vela e a remi. Navigazione, guerra e schiativú nel Mediterraneo (secc. XVI-XVIII), Vintimille, Philobiblon, 2004, p. 154-157 ; Valentina Favarò, « “Chusma” e “gente de cabo” : gli uomini delle galere di Sicilia », dans Enrique García Hernán et Davide Maffi (éd.), Guerra y Sociedad en la Monarquía Hispánica (1500-1700), vol. I, Madrid, Laberinto, 2006, p. 965-980 ; Bernard Vincent, « Les esclaves des galères napolitaines en 1585 », dans Alberto Marcos Martín (éd.), Hacer Historia desde Simancas. Homenaje a José Luis Rodríguez de Diego, Valladolid, Junta de Castilla y León, 2011, p. 837-845. 3. . L’étude fondamentale sur le développement technique de la galère reste celle de John F. Guilmartin, Gunpowder and Galleys. Changing Technology and Mediterranean Warfare at Sea in the 16th Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1974. Dernièrement, cette thématique a de nouveau été abordée par Philip Williams, « Past and Present : the Forms and Limits of Spanish Naval Power in the Mediterranean, 1590-1620 », dans Mario Rizzo, José J. Ruiz Ibáñez et Gaetano Sabatini (éd.), Le Forze del Principe. Recursos humanos, instrumentos y límites en la práctica del poder soberano en los territorios de la Monarquía Hispánica, Murcia, Universidad de Murcia, 2003, p. 237-278. Pour une analyse récente des flottes de galères espagnoles voir Miguel Ángel de Bunes Ibarra, « La defensa de la cristiandad ; las armadas en el Mediterráneo en la Edad Moderna », dans Magdalena de Pazzis Pi Corrales (coord.), ‘Armas y marear en los siglos modernos’, Cuadernos de Historia Moderna, V, 2006, p. 77-99. 4. . Archivio Segreto Vaticano (dorénavant, ASV), Miscellanea Armadi (dorénavant MA) II, 101, f. 125-129. « Relatione di quello costa un buco di galera sottile di banchi 24 […] al Regno di Napoli

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senza essention nissuna » ; ibid., f. 211-214. « Relazión de la costa que puede tener una galera con ochenta y dos hombres de cabo, officiales y soldadas, y ciento y cinquenta remeros ». 5. . Manuel Lomas Cortés, « Les galériens du Roi Catholique : esclaves, forçats et rameurs salariés dans les escadres de Philippe III (1598-1621) », dans Gilles Désiré dit Gosset, Bernard Garnier, Alain Hugon, Leila Maziane et Élisabeth Ridel (éd.), ‘Des galères méditerranéennes aux rivages normands. Recueil d’études en hommage à André Zysberg’, Cahiers des Annales de Normandie, n° 36, 2011, p. 103-114. C’est le même pourcentage que pour les galères françaises. Voir André Zysberg, « Les galères de France sous le règne de Louis XVI : Essai de comptabilité globale », dans Martine Acerra, José Merino et Jean Meyer (éd.), Les marines de guerre européennes (XVII e-XVIII e siècle), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1998, p. 423. Certains auteurs indiquent un pourcentage plus élevé pour la France. Voir Michel Fontenay, « L’Esclave galérien… », art. cit., p. 119. 6. . Pour l’instant, nous ne disposons d’aucune étude de ce type pour les galères d’Espagne. Au contraire, il existe des études importantes et d’une grande utilité en ce qui concerne les forçats. Voir Manuel Martínez Martínez, Los forzados de marina en la España del siglo XVIII (1700-1775), Almería, Universidad de Almería, 2011. La monographie de référence reste toujours celle d’André Zysberg, Les galériens. Vies et destins de 60 000 forçats sur les galères de France, 1680-1748, Paris, Éditions du Seuil, 1987. 7. . Ce chiffre a été obtenu en comparant une dizaine de comptages généraux établis entre 1570 et 1621, mais la réalité était parfois tout autre. Bernard Vincent nous dit, par exemple, qu’en 1585 les 26 galères de Naples avaient une moyenne de 26 esclaves par embarcation : Bernard Vincent, « Les esclaves des galères… », art. cit., p. 839. Au contraire, un autre cas extrême, indique qu’en 1617 les galères “Capitaine” et “Patronne” d’Espagne avaient, seulement à elles deux, 258 esclaves. Archives Générales de Simancas (dorénavant, AGS), Guerre et Marine (dorénavant, GM), 823. Selon le document adressé à Philippe III par les officiers payeurs des galères à Philippe III le 24 novembre 1617 (Los oficiales del sueldo de las galeras de España a Felipe III, El Puerto de Santa María, 24 de noviembre de 1617). 8. . À ce propos, voir Manuel Lomas Cortés, « Justicia y gobierno en las galeras de Felipe III », dans Davide Maffi (éd.), Giustizia e giurisdizione militare nell’Europa della prima età moderna (secc. XVI- XVIII), Milan, Franco Angeli, 2012, p. 125-152. Il convient de préciser que sur les galères d’Espagne il y eut à différents moments une juridiction ecclésiastique, celle de l’inquisition de la Mer, mais son contrôle ne s’étendait qu’aux chrétiens et aux renégats. Sur cette question, voir Bartolomé et Lucile Bennassar, Les Chrétiens d’Allah : L’histoire extraordinaire des renégats, XVI e et XVII e siècle, Paris, Perrin, 2006 (1989) ; Gianclaudio Civale, Guerrieri di Cristo. Inquisitori, gesuiti e soldati alla battaglia di Lepanto, Milan, Unicopli, 2009, p. 47-66. 9. . Sur les captures effectuées lors du corso et de la guerre maritime par rapport à l’ensemble du commerce des esclaves en Méditerranée, voir Wolfgang Kaiser, « Introduction », dans Wolfgang Kaiser (éd.), Le commerce des captifs. Les intermédiaires dans l’échange et le rachat des prisonniers en Méditerranée, XV e-XVIII e siècle, Rome, École française de Rome, 2008, p. 1-14 ; Michel Fontenay, « Routes et modalités du commerce des esclaves dans la Méditerranée des Temps modernes (XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle) », Revue historique, 308/4, 2006, p. 822-829. 10. . Les propriétaires de ces escadres approvisionnaient aussi d’autres galères. Voir Salvatore Bono, « Achat d’esclaves turcs pour les galères pontificales (XVIe-XVIIIe siècle) », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 38, 1985, p. 80. 11. . Notamment au XVIe siècle. Au siècle suivant, des escadres de galères plus petites, beaucoup plus proches du modèle toscan, apparaîtront en Catalogne ou à Valence. Les escadres plus traditionnelles, malgré tout, continueront à avoir de multiples fonctions. Voir José Manuel Molina, « Las Galeras de España a fines del reinado de Felipe II : un instrumento de poder y defensa en el Mediterráneo », dans El Mediterráneo : hechos de relevancia histórico-militar y sus repercusiones en España, Séville, Universidad de Sevilla, Secretariado de Publicaciones, 1998,

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p. 599-612 ; Irving A. A. Thompson, « Las galeras en la política militar española en el Mediterráneo durante el siglo XVI », Manuscrits, 26, 2006, p. 95-124 ; Manuel Lomas Cortés, « Las galeras en el aprovisionamiento marítimo de Orán-Mazalquivir, 1599-1621 », dans Miguel Ángel de Bunes Ibarra et Beatriz Alonso Acero (coord.), Oran. Historia de la Corte Chica, Madrid, Polifemo, 2011, p. 195-222. 12. . AGS, GM, 820, Martín de Aróztegui au gouverneur de Dénia, Saint-Laurent de l’Escorial, 12 août1617. 13. . AGS, Estado, 459, Avis (Consulta) du Conseil d’État, 23 janvier 1616. 14. . L’on peut trouver quelques exemples pour les galères d’Espagne dans Manuel Lomas Cortés, « Les galériens… », art. cit., p. 110. 15. . AGS, GM, 820, Philippe III à Emmanuel Philibert de Savoie, Madrid, 13 février 1617. 16. . ASV, Segretaria di Stato (dorénavant SS), Spagna, 55, f. 183, Domenico Ginnasio au cardinal Aldobrandini, Valladolid, 8 mai 1602. « Segunda escritura del P. Aguirre in detta materia ». 17. . AGS, Estado, 496, le marquis de Villafranca au Conseil d’État, Madrid, 1er janvier 1616. 18. . Sur cette pratique, voir Manuel Lomas Cortés, « Renovar el servicio a la monarquía tras la muerte del rey. Juan Andrea Doria y el pasaje de la reina Margarita (1598-1599) », dans Alicia Esteban Estríngana (éd.), Servir al rey en la Monarquía de los . Medios, fines y logros del servicio al soberano en los siglos XVI y XVII, Madrid, Silex Universidad, 2012, p. 216. 19. . AGS, GM, Livre 38, f. 51-66, « Título de capitán general de seis galeras de las de Nápoles y de las demás de particulares de Génova que andan a sueldo de S. M. », Madrid, 28 avril 1568. 20. . Le capitaine général avait de plus le privilège de choisir un « joyau », c’est-à-dire un prix spécial qui s’étendait à tout autre captif à condition que ce ne fût pas un raïs. Le choix se portait généralement sur la personne qui avait le plus de probabilités d’être rachetée. AGS, GM, Livre 38, f. 1-3, « Título de capitán general de la mar al señor don Juan de », Madrid, 15 janvier 1568. 21. . AGS, GM, Libro 38, f. 29-30, Philippe III à don García de Toledo, Aranjuez, 24 septembre 1569. 22. . ASV, SS, Particolari, 15, f. 367-382, Innocent X au Grand Maître de l’ordre de Malte, Rome, mars 1646. Sur cette question voir Michel Fontenay, « La place de la course dans l’economie portuaire : l’exemple de Malte et des ports barbaresques », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 43e année, 6, 1988, p. 1321-1347. 23. . Archivio Doria Pamphilj di Roma(dorénavant ADP), Scaffale 70, busta 25, interno 22, « Relatione del costo delle 6 gallere alla vela, et delle arme et chiusme di due altre » ; AGS, GM, 579, f. 485-486, la “Junta” des Galères à Philippe III, Madrid, 20 février 1601. Les prix du commerce des esclaves variaient considérablement et dépendaient de multiples facteurs. Pour une vision plus générale, voir Jean Mathiex, « Trafic et prix de l’homme en Méditerranée aux XVIIe et XVIIIe siècles », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 9e année, 2, 1954, p. 157-164. 24. . Autour des années de Lépante, on estime que pour 100 nouveaux esclaves pour les galères, Philippe II dépensait 10 000 ducats. ASV, Miscellanea Armadi, II, 101, f. 219 : « Cosas que convendría hazerse en las galeras que se sustentan a costa del subsidio ». Par ailleurs, nous avons déjà signalé que l’ensemble de la chiourme était dans une galère armée ce qu’il y avait de plus cher : Manuel Lomas Cortés, « Les galériens… », art. cit., p. 104. 25. . “La vida de la galera : déla Dios a quien la quiera”,Antonio de Guevara, Libro de los inventoresdel arte de marear, y de los muchos trabajos que se passan en las galeras, Pamplona, Tomás Porralis, 1579,p. 1. 26. . Voir Manuel Lomas Cortés, « Renovar el servicio… », art. cit., p. 211. 27. . Antonio de Guevara, Libro de los inventores…, op. cit.,p. 258-276. 28. . Pour le cas des galères espagnoles, un premier essai de description de toutes ces conditions a été tenté récemment par José Manuel Marchena Giménez, La vida y los hombres de las galeras de España (siglos XVI y XVII), thèse de doctorat inédite, Madrid, 2010, p. 357-498. Voir aussi José Luis

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de las Heras Santos, « Los galeotes de la Monarquía Hispánica durante el Antiguo Régimen », Studia Historica. Historia Moderna, 22, 2000, p. 283-300. 29. . Ce n’est pas un hasard si la peine de galères des forçats a été considérée par certains auteurs comme une forme d’esclavage. Cette idée apparaît dans l’étude de la « Somme de la vie infernale des galères » élaborée par Benedetto Croce, « La vita infernale delle galere », dans Benedetto Croce, Varietà di storia letteraria e civile, Serie seconda, Bari, Laterza, 1949, p. 83-92. Ce travail est né comme le pendant napolitain de l’œuvre très utile de Jean Marteilhe, Mémoires d’un protestant condamné aux galères de France pour cause la religion, Rotterdam, 1757 (voir l’édition critique de ce texte établie par André Zysberg, Mémoires d’un galérien du Roi-Soleil, Mesnil-sur-l’Estrée, Mercure de France, 2006.) 30. . Le terme employé était buenaboya ou bagarino, en espagnol, et bonnevoglie, en italien. 31. . Pantero Pantera, Armata navale del capitan Pantero Pantera, gentilhuomo comasco & cavalliero dell’habito di Cristo, divisa in doi libri nei quali se ragiona del modo che si ha à tenere per formare, ordinare & conservare un’armata maritima [sic], Rome, Egidio Spada, 1613, f. 151-152. 32. . Ibid.,f. 131-132. 33. . Bernard Vincent, « Les esclaves des galères… », art. cit, p. 842. 34. . José Manuel Marchena Giménez, La vida y los hombres…, op. cit.,p. 381-399. 35. . « gli schiavi per mancamenti simili siano castigati più severamente per la convenienza del servitio e ragione dell’essempio [sic] », ASV, MA, 54, f. 36 : « Ordini per la nuova infermeria di Santa Barbara nella darsena di Civitavecchia », Rome, 2 juin 1660. 36. . ASV, SS, Particolari, 3, f. 231. 37. . « Ni por ser Pascua de Cristo, o día de algún gran Santo, o ser día de Domingo, no dejan en ella los remeros y pasajeros de jugar, hurtar, adulterar, blasfemar, trabajar, ni navegar ; porque las fiestas y Pascuas en la galera no sólo no se guardan, más aún ni saben cuándo caen […] Es privilegio de galera, que todos los que en ella andan, coman carne en la Cuaresma, en las Cuatro Temporas, en los Viernes, en las Vigilias, en los Sábados, y en todos los otros días vedados : y el placer de ello es, que la comen sin ninguna vergüenza, ni menos conciencia […] Es privilegio de galera, que en ella anden, y tengan libertad de vivir, cada uno en la ley que nació […] por manera que, sin ningún escrúpulo, verán los Viernes hacer a los Moros la zalá, y a los Judíos hacer los Sábados la barahá ». Antonio de Guevara, Libro de los inventores…, op. cit.,p. 266-268. 38. . Sur les galères du pape, offenser le nom de Dieu, la Vierge ou un autre saint était sanctionné par cinq ans de galères qui venaient s’ajouter à la durée de la condamnation, et, dans le cas d’un condamné à la perpétuité, ce qui l’attendait c’était la bastonnade (cent coups) ou la mort. Par contre, les ordonnances ne prévoyaient aucun châtiment contre les esclaves musulmans qui le feraient. ASV, MA, 54, f. 85, édit de Fr. Vincentio Rospigliosi, général des galères pontificales, Rome, 22 février 1668. 39. . Pantero Pantera, Armata navale…, op. cit.,p. 133. 40. . ASV, MA, 54, f. 102, édit de Carlo Marini, commissaire général de la mer et protonotaire apostolique, Rome, 15 janvier 1709. 41. . Pantero Pantera, Armata navale…, op. cit.,p. 133-136. 42. . Michel Fontenay, « Pour une géographie de l’esclavage méditerranéen aux temps modernes », Cahiers de la Méditerranée, 65, 2002 (http://cdlm.revues.org/index42.html#text). 43. . ASV, SS, Particolari, 3, f. 45, « Memoriale per li signori dove toma meglior conto alla Reverendisima Camera da fare li biscotti, a Roma o a Corneto ». 44. . Pantero Pantera, Armata navale…, op. cit.,p. 114. 45. . AGS, GM, 726, Luis Bravo de Acuña à Philippe III, Malaga, 5 septembre 1609. 46. . ADP, Scaffale 85, busta 20, Juan Andrea Doria à Pietro Serra, Loano, 23 janvier 1601. 47. . ADP, Scaffale 82, busta 23, Pietro Serra à Juan Andrea Doria, Gênes, 16 janvier 1600. 48. . Pantero Pantera, Armata navale…, op. cit.,p. 134.

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49. . ASV, SS, Particolari, 3, f. 120, Marco A. Zani à Bastiano Sangioseppe, Civitavecchia, 15 décembre 1577. 50. . ASV, MA, 54, f. 103, édit de Lorenzo Corsini, archevêque de Nicomédie, Rome, 19 décembre 1705. 51. . ADP, Scaffale 70, busta 25, interno 5, les fournisseurs des galères de Naples à Juan Andrea Doria, Pegi, 6 juillet 1587. 52. . ADP, Scaffale 70, busta 25, interno 5, procès contre Nicola Garibaldo. 53. . José Luis de las Heras Santos, « Los galeotes de los Austrias : la penalidad al servicio de la Armada », Historia social, 6, 1990, p. 132. 54. . André Zysberg, « Les galères de France… », art. cit., p. 421. 55. . Pierre Boyer, « La chiourme turque des galères de France de 1685 à 1687 », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 6, 1969, p. 67-68. 56. . Bernard Vincent, « Les esclaves de galères… », art. cit., p. 841-844. 57. . ADP, Scaffale 82, busta 24, Juan Andrea Doria à Pompeo Arnolfini, Pegi, 1er août 1592. 58. . ADP, Scaffale 82, busta 24, « Relazione della causa contra Ambrosio Spínola e suoi agenti per haver venduto Sabà, schiavo della Velona », Gênes, 5 octobre 1600. 59. . Voir Manuel Lomas Cortés, « Les galériens… », art. cit., p. 111-112. 60. . ADP, Scaffale 85, busta 20, Juan Andrea Doria à Pietro Serra, Loano, 5 février 1610. 61. . Anton Francesco Cirni, Successi dell’armata della maestà catolica destinata all’impresa di Tripoli di Barberia, Florence, Lorenzo Torrentino, 1560, p. 125.

RÉSUMÉS

Les escadres de galères furent un espace important de la captivité en Méditerranée à l’époque moderne. Par leur besoin constant en rameurs et l’accès privilégié de leurs généraux au marché d’esclaves dans les ports, elles concentrèrent un nombre très élevé de captifs dont on sait encore peu de choses. Dans cet article, nous nous proposons de dresser un état de la question sur la présence des esclaves sur ces embarcations et d’avancer quelques hypothèses sur le rôle qu’elles jouèrent dans la constitution d’une société de frontière, tout en mettant l’accent sur la réalité des galères d’Espagne aux xvie et xviie siècles.

Galley ships were an important space of captivity during the early modern period in the Mediterranean. Because of the constant need for oarsmen and ship captains’ easy access to slave markets in ports, there were far more captive men on board than have been studied in detail. This article reviews the presence of slaves on galley ships, particularly those of sixteenth- and seventeenth-century Spain, and suggests hypotheses on the role they played in the constitution of frontier society.

INDEX

Mots-clés : galères, captivité, esclaves, société de frontière, rachats Keywords : galleys, slaves, captivity, frontier society, rescue

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AUTEUR

MANUEL LOMAS CORTÉS

Manuel Lomas Cortés est actuellement post-doctorant au sein du projet européen Mediterranean Reconfigurations (ConfigMed) (Advanced Grant nº 295868 – European Research Council) coordonné par Wolfgang Kaiser du Centre de recherches d’histoire moderne (EA 127) de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et il est également chercheur visiteur à l’université espagnole de Valence. Il est l’auteur d’ouvrages tels que El puerto de Dénia y el destierro morisco, Valencia, PUV, 2009, El proceso de expulsión de los moriscos de España, 1609-1614, Valencia, PUV, 2011, ou encore (avec Juan Francisco Pardo Molero, éd.) Oficiales Reales. Los ministros de la Monarquía Católica (siglos XVI-XVII), Valencia, PUV, 2012. Il a également publié de nombreux articles.

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Esclaves musulmans en Espagne au xviiie siècle

Maximiliano Barrio Gozalo

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’espagnol par María Ghazali

1 Les esclaves et les captifs sont omniprésents sur les deux rives de la Méditerranée à l’époque moderne. Contrairement à l’idée communément admise d’une baisse progressive de l’esclavage en Europe à la fin du Moyen Âge, les travaux les plus récents montrent une présence massive et soutenue d’esclaves, aussi bien d’origine chrétienne que musulmane (Maures ou Turcs), suite à l’avancée de l’empire Ottoman à travers toute l’Europe centrale et la Méditerranée, et à l’intensification de la guerre de course1.

2 La captivité et ses représentations sont courantes, parmi toutes les populations de l’Europe du sud, mais aussi dans les pays du nord, comme aux Pays-Bas et dans les Îles Britanniques2. Toutefois, les pages qui suivent ne s’intéressent qu’aux Maghrébins qui ont servi à augmenter le contingent d’esclaves musulmans en Espagne au xviiie siècle, suite à la guerre de course. En effet, dès leur capture ils devenaient esclaves, soit de l’État, s’ils avaient été pris par des bateaux de la couronne, soit de particuliers, même si par la suite ils étaient vendus à l’État. Je me propose donc de les suivre pas à pas depuis le moment de leur capture jusqu’à leur libération ou leur mort3.

Premiers pas vers l’esclavage

3 Quand les Maures et les Turcs capturés en mer lors de la course arrivaient à terre, ils étaient conduits au lazaret ou à un autre bâtiment semblable pour effectuer la quarantaine. Le gouvernement, par l’intermédiaire d’un Conseil de la Santé (Junta de Sanidad), prenait toutes les précautions avec les nouveaux esclaves pour éviter tout danger de contamination de la peste ou de tout autre virus. Ainsi, s’il y avait une

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épidémie de peste au Maghreb, les corsaires n’étaient pas autorisés à s’emparer des Maures ou des Turcs vaincus lors des combats, mais ils devaient couler leurs embarcations et les laisser se noyer4. La quarantaine était donc une étape obligée, mais, parfois, si les armateurs ne pouvaient pas payer les frais du lazaret, les esclaves effectuaient sa durée dans les arsenaux où ils travaillaient pour couvrir eux-mêmes toutes les dépenses. Quant à savoir à partir de quel jour commençait la quarantaine – celui de la capture ou celui de l’arrivée au port –, la pratique communément suivie était celle préconisée par l’intendant de Carthagène : il fallait compter à partir du jour de la capture, ce qui réduisait de facto les coûts et permettait de mettre plus tôt l’esclave à la disposition de son propriétaire5. À la fin de cette période d’isolement forcé, il fallait aussi qu’à première vue, ils fussent robustes et sains, et qu’il n’y eût pas d’épidémie de peste au Maghreb.

4 Pendant la quarantaine, le Conseil de la Santé s’occupait de tout ce dont ils avaient besoin. Il nommait un médecin pour soigner les malades et les blessés, il prenait des dispositions pour leur approvisionnement alimentaire et vestimentaire, il informait l’intendant du département de ce qu’il fallait faire pour s’occuper des esclaves blessés et malades. C’est ce que dit l’intendant de Malaga au secrétaire de la Marine : L’on a envoyé au lazaret 24 couvertures et 12 chemises que l’on demandait pour le vêtir et le coucher des 120 Maures et Turcs qui font la quarantaine au lazaret de Malaga. Dernièrement, on a redemandé 50 chemises et 24 couvertures de plus, à cause des grands froids que l’on subit en ce lieu si peu abrité, le chirurgien redoutant qu’à cause de cela ils ne tombent encore plus malades6.

5 Autre exemple, en janvier 1766, l’escadre de Barceló débarqua à Malaga 120 Maures et Turcs, produits des prises réalisées, et on les transféra au lazaret pour la quarantaine. L’intendant, prévenu par le Conseil, donna l’ordre de mettre à disposition des nouveaux esclaves nourriture et vêtements ; mais, quelques jours plus tard, le chirurgien dénonça les déficiences qu’il y avait dans l’assistance aux malades et aux blessés. L’intendant accusa alors le Conseil d’être responsable des carences, car il ne faisait que mettre en œuvre ce que le Conseil demandait :

Chaque jour l’on pourvoit au nécessaire pour que les malades ne subissent aucun retard dans leur guérison ; en effet, les ordonnances sont adressées à notre institution, où l’on prend immédiatement toutes les dispositions afin de les transmettre à l’apothicaire qui doit exécuter aussitôt les préparations7.

6 Peu après, le médecin donna des informations sur l’état des malades et des blessés, et il demanda pour les esclaves des chemises et des couvertures pour faire face au froid de l’hiver en ce lieu si peu abrité. L’intendant visita le lazaret et, se rendant compte qu’ils étaient presque nus, donna l’ordre d’y remédier. De même, quant à leur nourriture, à la demande du médecin, aux quatre onces de soupe auxquelles ils avaient droit, l’intendant demanda à ce qu’on leur ajoutât huit onces de viande salée pour pouvoir mieux supporter les basses températures que l’on enregistrait alors8.

7 Les dépenses effectuées en nourriture, vêtements, médicaments, salaires de médecin et de gardiens étaient à la charge des finances royales quand les esclaves appartenaient à l’État, et à celle des armateurs et des privés quand les esclaves étaient leur propriété. Si les frais de la quarantaine étaient supérieurs aux bénéfices tirés de la vente des esclaves, les armateurs faisaient appel au roi pour lui demander une aide financière et en général ce dernier la leur accordait pour les encourager à poursuivre la course. En 1753, la ville de Palma de Majorque adressa au roi une requête, dans laquelle, se

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plaignant de la misère de l’île, elle disait ne pas pouvoir payer les dépenses de la quarantaine d’une galiote prise par Barceló : elle s’élevait à 1 880 pesos, auxquels il fallait ajouter 1 500 pesos en vivres et munitions donnés aux chébecs qui avaient effectué la prise, alors que la vente de la galiote et des esclaves n’avaient rapporté que 3 091 pesos, laissant ainsi un déficit de 289 pesos9. En d’autres occasions, surtout à partir de la moitié du xviiie siècle, le roi décidait que les dépenses de la quarantaine seraient entièrement prises en charge par les finances royales et que, de surcroît, l’on remettrait à l’armateur et à l’équipage une gratification « pour encourager les corsaires privés à armer leurs bateaux contre les barbaresques »10.

8 Au terme de la quarantaine, et après vérification effectuée par le Conseil de la Santé du bon état physique des esclaves, l’on entrait alors dans une autre étape du devenir des esclaves : les uns revenant à l’État, d’autres à des privés qui le plus souvent les vendaient alors à la Couronne ou à des marchands nationaux ou étrangers, selon les dispositions royales de 1718 et 1724 qui régulaient le marché des esclaves11.

9 Les esclaves de l’État, aussi bien ceux capturés par les navires de la couronne que ceux achetés aux armateurs privés, en fonction de leur condition physique ou de leur qualification, servaient sur les galères – selon les époques – ou sur des chantiers d’utilité publique. Quand les galères étaient en service, la majorité des esclaves y servaient à la rame ou dans des fonctions auxiliaires ; les autres travaillaient dans l’arsenal de La Carraca de Cadix. En 1748, quand les galères cessèrent de fonctionner, tous les esclaves furent employés dans les arsenaux et dans les travaux publics.Quant au traitement réservé aux raïs et à leurs seconds des embarcations corsaires barbaresques, il change aussi tout au long du siècle en fonction de l’évolution de la législation. L’instruction du 25 mars 1647 avait déjà corrigé l’ordonnance sur la course des Rois Catholiques du 148012qui stipulait « que les raïs fussent pendus s’ils avaient résisté lors de leur prise, ou envoyés au service des galères s’ils s’étaient rendus sans combattre, ou encore pendus s’ils étaient dans l’incapacité de travailler », en ordonnant qu’ils fussent envoyés à la rame jusqu’à leur mort ou leur éventuel libération13. Mais, quand l’on cessa d’utiliser les galères, ils furent emprisonnés dans la forteresse Santa Catalina de Cadix et à l’Alhambra de Grenade, puis, à partir de 1761, dans l’Alcazar de Ségovie et dans le château de Lérida.

Nombre, provenance et âge des esclaves

10 Bien qu’il ne soit pas possible de connaître de façon exhaustive le nombre de musulmans capturés par les corsaires espagnols, ni leur origine géographique, âge ou durée précise de leur esclavage, dans la mesure où nous ne disposons que de récits détaillés partiels, malgré tout, grâce à la documentation dont nous disposons, nous pouvons en avoir une idée approximative.

11 Tout au long du xviiie siècle, les corsaires espagnols capturent un peu plus de 10 000 Maures et Turcs lors des affrontements maritimes : 87 % d’entre eux restent en vie et les autres sont tués lors des combats. Les années 1750-1767 sont celles où l’on fait le plus grand nombre de captures : presque 42 % du nombre total14.

12 Il n’est pas facile de connaître l’origine géographique exacte des esclaves, à cause de l’imprécision des réponses faites aux fonctionnaires chargés d’établir les fiches d’identification : parfois les esclaves ne disent pas la vérité par intérêt, parfois ils donnent des noms de villages ou de douars que les fonctionnaires ne savent pas situer.

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Ainsi, si avant la signature du traité de paix avec le Maroc, en 1767, tous ceux qui sont originaires de ce sultanat disent être Algériens, après sa signature tous prétendent être Marocains, même ceux qui ne le sont pas. Cette attitude s’explique du fait que, jusqu’en 1767, les rachats entre les domaines du sultan du Maroc et l’Espagne étaient rares et difficiles, de sorte que le seul moyen qu’avaient les esclaves d’origine marocaine pour arriver à obtenir leur liberté, c’était de se faire passer pour des Algériens, les rédemptions avec Alger étant fréquentes et comprenant toujours un grand nombre d’esclaves. Quoi qu’il en soit, si nous nous en tenons à une indication élargie de leur lieu d’origine, l’on peut dire qu’ils étaient originaires du Maghreb, avec une prépondérance de la régence d’Alger, même si l’on trouve aussi un nombre important d’esclaves originaires de la zone européenne de l’empire Ottoman.

13 La documentation différencie les esclaves par leurs traits ethniques et les désigne par l’appellation de Maures et Turcs. Les premiers, les plus nombreux, sont ceux originaires d’Afrique du Nord ; par contre, les seconds constituent la classe dirigeante d’Alger et ce sont les descendants des anciens Turcs installés dans la régence ou de renégats qui avaient obtenus le statut de Turc. Il y a également quelques noirs, esclaves des Maures ou des Turcs faits prisonniers. Par exemple, le récit de deux prises algériennes faites par les corsaires espagnols en 1755 et 175815indique que tous ceux qui ont été capturés sont des hommes, qu’il n’y a que quelques enfants de moins de quatorze ans, que les Turcs sont plus nombreux que les Maures, que la majorité est originaire d’Alger et que bon nombre d’entre eux se disent de Turquie et des zones côtières de l’empire Ottoman (19 %), même si parmi eux, quoique en nombre plus réduit, il y a aussi des Marocains, des Tunisiens et des Tripolitains.

14 La documentation indique généralement aussi l’âge qu’ils avaient au moment de la capture – en moyenne, un peu plus de 30 ans –, ainsi que la durée de l’esclavage, bien supérieure à celle des captifs espagnols au Maghreb, car jusqu’à la moitié du xviiie siècle les gouvernements des régences barbaresques et le sultan du Maroc n’avaient pas pour habitude de racheter leurs sujets, préférant négocier et tirer profit de la rédemption des captifs chrétiens que de s’occuper du rachat des leurs. Par exemple, les 151 esclaves marocains qu’il y avait en Espagne en 1739 étaient privés de liberté depuis plus de douze ans, et ils durent encore attendre treize ans de plus avant d’être libérés, c’est-à-dire que la durée de l’esclavage fut pour eux d’environ 25 ans16. En 1751, les 545 esclaves algériens que l’on voulut échanger avec des captifs espagnols étaient privés de liberté pour la plupart depuis 21 ans, et le tiers était en captivité depuis plus de 30 ans17. Par contre, les 797 captifs pris sous bannière algérienne en 1755 et 1758 ne restèrent que douze ans en esclavage, car en 1768-1769 on rendit la liberté à tous les esclaves algériens18.

15 Enfin, à titre indicatif l’on peut dire que le nombre d’esclaves appartenant à l’État espagnol est d’environ 1 000 pendant la première moitié du xviiie siècle, qu’il monte à 1 300 pendant les deux décennies suivantes et descend sensiblement à partir de 1769, suite au rachat général réalisé avec Alger. En d’autres termes, leur nombre fluctue en fonction de deux facteurs : le nombre de Maures et de Turcs pris chaque année par les corsaires de la couronne ou achetés aux armateurs privés, et le nombre d’esclaves que le roi accordait aux pères rédempteurs pour les échanger contre des chrétiens captifs en Barbarie. À cela, il faudrait ajouter un troisième paramètre, valable seulement pour la première moitié du xviiie siècle : leur principale affectation étant le service des galères, le gouvernement ne se préoccupait pas d’augmenter leur nombre s’il y avait

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suffisamment de rameurs. Cela explique donc aussi que pendant toute la première moitié du siècle leur nombre soit resté stable, autour de mille. La majorité servait sur les escadres des galères basées à Barcelone et Carthagène19.

16 Par la suite, du fait du retrait des galères en 1748 (substitués par des chebecs et des navires à voile), les esclaves furent envoyés travailler dans les arsenaux, où l’on avait besoin d’une main-d’œuvre abondante et peu chère pour réaliser les plans de construction navale programmés par le marquis de La Ensenada. Le nombre d’esclaves augmenta progressivement, quand les navires de la couronne prirent directement part à la course dans les années 1760.

17 En 1766, il y avait 1 453 esclaves d’État et ils étaient distribués ainsi : 929 dans les arsenaux (18 à La Carraca de Cadix, 5 à El Ferrol et 906 à Carthagène), 495 dans les travaux de construction de routes (230 pour le chemin de Guadarrama et 265 pour celui de la Catalogne), et il y avait 29 raïs et seconds de raïs emprisonnés dans les châteaux de Lérida et de Ségovie20. À partir de 1767, le nombre d’esclaves baissa rapidement à cause des libérations massives auxquelles l’on procéda et du fait de la diminution des captures. En 1767, on libéra 255 esclaves à l’occasion de la signature du traité de paix avec le Maroc, et en 1768-1769, 1 249 autres esclaves furent libérés au motif du rachat général que l’on fit avec Alger. Il n’y avait donc plus que 226 esclaves, mais l’année suivante ils étaient déjà 476, et ce nombre demeura à peu près constant jusqu’en 1780, diminuant ensuite légèrement les années suivantes. À compter du 14 juin 1786, date de la signature du traité de paix entre l’Espagne et la régence d’Alger, les esclaves maures et turcs disparurent ou furent réduits à un nombre insignifiant.

Conditions de vie

18 Malgré la dureté de vie des esclaves, nous ne devons pas oublier qu’ils partageaient le sort des prisonniers et des forçats : mêmes travaux, mêmes lieux de vie, même nourriture ; mais aussi mêmes soins quand ils étaient malades et mêmes possibilités de communication avec le monde extérieur.

19 À l’époque où les galères étaient en service, les esclaves qui s’y trouvaient avaient pour lieu d’habitation ces mêmes galères ; par contre, ceux qui travaillaient dans l’arsenal de la Carraca étaient logés dans des baraquements, où parfois ils devaient supporter l’entassement et la misère. D’après un texte de 1766 : « la nuit on les met à dormir dans un lieu si étroit que, là où ne peuvent dormir que dix ou douze personnes, on en met cinquante, et ils doivent ainsi dormir recroquevillés, emplis de misère et d’immondice » 21.

20 Quand l’on mit fin au service des galères, ceux qui travaillaient dans l’arsenal de Carthagène continuèrent à utiliser les galères qui se trouvaient dans le port comme lieu d’habitation où ils s’y reposaient la nuit et où ils passaient leurs journées libres. Par contre, les raïs ne furent pas soumis au travail forcé, ils recevaient une aide financière journalière pour leur nourriture et ils furent envoyés dans plusieurs forteresses, où ils vivaient enfermés mais sans oppression. Ceux qui étaient à l’Alcazar de Ségovie avaient la liberté de circuler au premier étage et de recevoir les visites autorisées par le gouverneur de la forteresse (el alcaide),desept heures du matin à sept heures du soir, moment où on les enfermait dans les cellules. Dans chacune d’elles, il y avait deux

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prisonniers et ils y avaient chacun leur lit en bois et couche, composée d’une paillasse, d’un oreiller et de deux couvertures. Mais voyons comment ils décrivent leur situation : Nous sommes dans une ville appelée Ségovie, très loin de la mer. La nuit, on nous enferme et, le jour, on nous ouvre les portes. Nous avons nos aises dans les étages élevés de la demeure, où il y a des gardes dans l’escalier. Chacun ne descend que pour prendre l’eau dont il a besoin pour lui-même. Quand les chrétiens viennent, on ne les laisse pas entrer pour parler avec nous, tant que le gouverneur ne les y autorise. On ne nous donne aucun objet qui soit en fer ; chacun a son lit ; on nous donne du linge tous les ans et nous sommes bien vêtus ; chacun de nous reçoit trois réaux par jour, qui équivalent à cinq blancs de là-bas, et Hachimusa et Barbusa en reçoivent quatre22.

21 Quant au régime alimentaire, s’il est différent selon le lieu de détention, en règle générale il se composait de pain et de légumes. Lorsqu’ils étaient dans les quartiers des galères, même s’ils passaient leur journée au repos, la ration journalière à laquelle ils avaient droit était de 24 onces de biscuit, sept onces de fèves et un petit quart de vin. Quand ils travaillaient dans l’arsenal, pour les travaux ordinaires, ils recevaient la même ration mais bénéficiaient d’un supplément de quatre onces de riz ou de vermicelles, et pour ceux qui accomplissaient les travaux les plus durs, le supplément était de huit onces de riz ou de vermicelles, distribués en deux fois, au petit-déjeuner et au déjeuner23. La viande était absente et ils n’en mangeaient que les jours de Pâques et des Rois, seuls moments de l’année où ils recevaient quatre onces de viande de bœuf ou du lard24.

22 En plus des vêtements qu’on leur donnait quand ils arrivaient à terre après la capture, s’ils étaient dénudés, tous les ans, en novembre, ils recevaient « deux chemises, un sarrau, une culotte de toile bleue ou rouge, une capote de toile grossière, un bonnet de drap, des espadrilles de sparte, une once de fil fin et une autre de fil de voile ». Cependant, parfois, la norme n’était pas suivie, et nombreuses étaient les voix qui s’élevaient pour dénoncer la nudité des esclaves25. En décembre 1737, le commissaire de la Marine de Cadix informe le gouverneur que les esclaves de l’arsenal souffrent beaucoup du froid, car en deux ans ils n’ont reçu qu’une culotte confectionnée dans une grosse toile pour bâches ou voiles usée26.

23 La même situation se présenta dans l’arsenal de Carthagène, où, là aussi, en 1761, l’on dit que depuis deux ans les esclaves n’avaient reçu aucun vêtement27. Parfois, les responsables de leur nudité, c’étaient les esclaves eux-mêmes qui vendaient ou jouaient leurs vêtements.

24 Le milieu dans lequel ils vivaient était propice à contracter toutes sortes de maladies et celles qui les affectaient le plus étaient les maladies de cœur et des poumons, la teigne, la lèpre et les paralysies de tout type. Nombreux étaient ceux aussi qui souffraient d’épuisement, qui s’étant cassés un membre étaient estropiés, borgnes ou aveugles, mutilés, à cause d’un accident de travail ou d’une bagarre entre eux qui avait mal tournée. Tous étaient conduits à l’hôpital, où l’on s’occupait d’eux relativement bien, au point que l’ambassadeur du Maroc lors de sa visite de l’hôpital de Carthagène en 1766 fut étonné de voir les soins qu’ils y recevaient. Cela lui sembla si extraordinaire qu’il dit que « son souverain ne le croirait pas, si ce n’était lui qui le lui affirmait »28. Jusqu’en 1766, les malades étaient entravés par des chaînes dans l’hôpital et on ne les leur ôtait que quand ils étaient dans un état très grave ; mais, cette année-là, à la demande de l’ambassadeur marocain, les autorités décidèrent de les leur enlever et de ne leur laisser qu’un fer de quatre ou cinq livres de poids, qu’on retirait aussi quand le malade

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était au plus mal29. Nonobstant, malgré les efforts que faisaient les autorités pour que les esclaves fussent bien soignés, les plaintes transmises à l’ambassadeur marocain et envoyées au gouvernement algérien laissent à penser qu’il y avait encore assez de négligences. En temps normal, le nombre d’esclaves malades tournait autour de 10 %, si l’on en croit ce que dit l’intendant de la Marine : « il y a à l’hôpital à ce jour, et l’on doit considérer que le nombre est toujours plus ou moins le même, à quelque différence près, 91 esclaves sur un total de 994 »30. Le taux de mortalité parmi les esclaves était d’environ 35 ‰ par an, alors que parmi les forçats il était de 50 ‰31. Ils communiquent avec l’extérieur par une correspondance écrite, bien que parfois les autorités prennent des mesures restrictives et interdisent d’écrire en arabe32. De plus, c’était un service cher et peu pratique, car il y avait seulement un encrier pour tous, et ils devaient payer un ochavo33 pour l’utiliser et autant pour le facteur qui se chargeait des lettres. La confidentialité n’était pas non plus respectée, dans la mesure où ils devaient remettre au contre-garde les lettres ouvertes.

25 Quant à l’expression religieuse, elle se réduisait à l’espace personnel de chaque individu pour les prières et aux rites funéraires collectifs quand l’un des esclaves venait à mourir. Bien qu’il y eût une maison qui servait de mosquée à Carthagène pendant une grande partie du xviiie siècle, ce lieu était interdit aux esclaves qui ne pouvaient s’y rendre que pour la cérémonie réservée aux morts34. Seuls les Maures originaires de pays musulmans, libres ou affranchis, qui résidaient dans la ville, pouvaient y aller pour faire leurs prières, quand le muezzin qui y habitait avait fait l’appel en se mettant à l’une des fenêtres. Ils entraient pieds nus et ils embrassaient les escaliers par où ils passaient, puis faisaient leurs prières, « en criant tous en même temps »35.

26 En 1770, le Conseil de l’Inquisition ayant considéré que l’existence d’une mosquée était intolérable36, le roi donna l’ordre de la démolir et d’expulser les Maures originaires des pays musulmans ou libres : Le Conseil de l’Inquisition a présenté au Roi les graves préjudices que cause l’existence dans ces royaumes de Maures originaires de pays musulmans, libres ou affranchis, s’opposant ainsi à plusieurs lois et pragmatiques qui interdisent qu’ils y résident, et l’existence à Carthagène d’une mosquée… Alors que ce que demande le Conseil de l’Inquisition, dans son rapport motivé présenté au Roi et qui se fonde sur des lois royales en conformité avec le catholicisme de Sa Majesté, c’est l’entière extinction et destruction de ladite Mosquée de Carthagène, et que l’on procède à l’expulsion de tous les Maures originaires de pays musulmans, libres ou affranchis qu’il y aient dans cette ville ou dans tout autre lieu de ces domaines37.

27 Les autorités espagnoles, en même temps qu’elles tolèrent la religion musulmane des esclaves, ont à cœur de favoriser les conversions, en leur présentant des raisons qui pouvaient les attirer. Les jeunes enfants esclaves seront une cible privilégiée. Confiés à des artisans ou vendus à des particuliers, l’on fait en sorte de les séparer des autres esclaves adultes, et l’on espère que, dans un contexte de vie chrétienne, ils vont devenir à leur tour de bons chrétiens. Les résultats n’étaient cependant pas toujours ceux escomptés, et, en l’occurrence, l’âge de l’enfant esclave devait également y être pour beaucoup. Les esclaves adultes, qui manifestaient leur désir d’embrasser le christianisme, étaient interrogés par un prêtre, afin de connaître la sincérité de leurs intentions. Si l’examen était probant, ils étaient séparés des autres esclaves, instruits dans le dogme catholique et baptisés, quand on les avait jugés dignes de recevoir ce sacrement. Même si la conversion au catholicisme ne signifiait en aucun cas affranchissement, les autorités mettaient tout en œuvre pour les conforter dans leur nouvelle religion. On les employait à des tâches qui leur permettaient d’assister à la

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messe et d’accomplir leurs devoirs de chrétiens ; parfois on les vendait aussi à des particuliers, ou on les attribuait aux hôpitaux, couvents et collèges, pour les maintenir éloignés des moqueries et mauvais traitements des autres esclaves. En certaines occasions, après être restés en esclavage pendant un certain temps, ils obtenaient gratuitement leur liberté38. Par exemple, en 1728 les Franciscains de Carthagène échangent un esclave musulman par un esclave qui s’était fait chrétien, « pour qu’il vive dans le couvent et puisse être fidèle à sa nouvelle religion ». En 1733, ils transfèrent un autre esclave néo-converti du service des galères à l’hôpital de la marine de Carthagène pour qu’il prenne soin des malades. En 1738, un autre nouveau converti, esclave à Cadix, demande la liberté « à cause du nombre important d’années qu’il avait été esclave dans les chantiers navals », et on la lui accorde pour qu’il puisse continuer à y travailler en touchant une solde. D’autres, même s’ils n’obtiennent pas la liberté, voient leur condition socio-économique s’améliorer, grâce à leur nomination comme aide-alguazils ou contremaîtres des esclaves39.

Utilité économique

28 L’esclave peut être acheté, vendu ou échangé, tout comme n’importe quel autre bien. Voilà pourquoi la dimension économique est l’un des principaux mobiles de l’esclavage. Tout d’abord, le fisc royal percevait des droits sur chaque Turc ou Maure capturé, même si, peu à peu, tout au long du xviiie siècle, l’État s’est désisté en faveur des corsaires. Jusqu’à la promulgation de l’ordonnance sur la course de 1718, la couronne avait droit à percevoir le cinquième (quinto real) sur toutes les prises qui étaient réalisées, tant sur les personnes que sur les marchandises ou les bateaux, ainsi que des droits sur les douanes et les ventes. Si l’État renonce alors au quinto qui lui revenait, il n’en va pas de même des droits sur les douanes et les ventes. Ces derniers continueront à être versés par les armateurs des côtes méditerranéennes jusqu’à la décision du 7 juin 1724 qui les exemptera du paiement en raison de la vente des prises.

29 En second lieu, les caisses royales tiraient aussi des revenus de la vente des esclaves déclarés inaptes au travail, des enfants et des convertis au christianisme. Chaque année, les esclaves passaient une visite médicale, et ceux qui ne pouvaient plus travailler à la rame, ni dans l’arsenal ou les travaux publics, parce qu’ils étaient handicapés, malades, ou simplement trop âgés, étaient déclarés inaptes. Les motifs d’incapacité que l’on donne concernant les 100 Maures que l’on remet au sultan du Maroc en 1773 sont les suivantes : huit sont estropiés, deux fous, quatre vieux, trente hernieux ou cassés, seize manchots, quatre aveugles et les trente autres « sont malades du cœur, asthmatiques, lépreux, paralytiques et teigneux »40. Parfois les esclaves simulaient quelques maladies, afin d’être exclus du nombre de ceux déclarés aptes pour le travail et pouvoir faire partie de ceux qui seraient échangés contre des chrétiens. Les cas de ce type étaient fréquents : en 1762, l’intendant de Carthagène confie au secrétaire de la Marine que le médecin de l’hôpital a des doutes sur la maladie d’un esclave hospitalisé, car il pense « que le sang qu’il crache est dû au fait qu’il se gratte exprès les gencives et qu’il fait semblant d’avoir des contractions des petits doigts de sa main gauche »41. Les enfants esclaves de moins de 14 ans étaient remis aux officiers de marine ou vendus à des particuliers, aussi bien aux enchères publiques qu’en privé. Leur prix oscillait en fonction de la demande, et il était au minimum d’environ 30 ducats de billon, et au maximum il pouvait atteindre les 120/140 ducats, comme à

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Carthagène dans les années 176042. Lors de la vente des esclaves convertis au christianisme à des particuliers ou à des institutions, qui les demandaient au prix de revient et à condition de n’avoir pas à leur accorder la liberté, se conjuguaient la préoccupation de les protéger des dangers qui pouvaient surgir de leur contact avec les autres esclaves et l’intérêt des finances royales de tirer d’eux un bénéfice économique43.

30 Troisièmement, la rentabilité de l’esclave provenait essentiellement de son utilisation comme main-d’œuvre : toujours disponible, il accomplissait les travaux les plus durs et les plus dangereux, que les travailleurs libres refusaient ou faisaient pour un salaire élevé. Les lieux où ils étaient essentiellement exploités étaient : les galères, les arsenaux et les travaux publics. Cette main-d’œuvre était si appréciée par les autorités que, parfois, les intendants se disputaient pour elle, soulignant ainsi le besoin qu’ils en avaient et les avantages économiques pour les finances royales. C’est ce qui se passe en 1755, quand les intendants de Barcelone, Cadix et Carthagène demandent au secrétaire de la marine des esclaves parmi ceux nouvellement capturés pour effectuer les travaux les plus durs des arsenaux et des chantiers de fortification de la ville comtale44.

31 En tant que bateau de guerre à rames et à voiles, la galère avait besoin d’hommes pour la faire avancer : on les appelait les galériens45. Cette chiourme était formée d’hommes condamnés aux présides et de vagabonds enrôlés de force, ainsi que d’esclaves. Pendant la première moitié du xviiie siècle, elle était en grande majorité composée d’esclaves maures et turcs. Quand un esclave arrivait aux galères, il était tout d’abord enregistré sur un livre où étaient consignés des renseignements sur sa personne, ainsi qu’une brève description physique : taille, couleur des yeux et des cheveux, forme du visage et signes particuliers ; par exemple : « Soliman, de taille moyenne, robuste, peau couleur de coing cuit, âgé d’environ 45 ans »46. Chacun recevait un numéro d’identification, qui le suivait pendant toute sa vie d’esclave. Les esclaves considérés comme aptes à la rame étaient envoyés aux galères qui avaient toujours besoins de bras pour ramer, et on attribuait aux autres des tâches auxiliaires. Sur-le-champ, le barbier leur rasait la tête, ils abandonnaient leurs vêtements et en recevaient de nouveaux, composés de deux chemises, deux culottes de toile grossière, une paire de chausses, un bonnet, une casaque de laine rouge, ainsi qu’un manteau et une cape avec capuche, confectionnée dans un tissu de laine marron qui leur servait aussi de sac de couchage. Les galères sortaient en mer du printemps à l’automne, et chaque escadre avait un service de trois mois. Sur les 90 jours de campagne, presque la moitié du temps elles étaient ancrées dans un port pour l’aiguade et pour s’approvisionner en bois, moments où les officiers pouvaient se divertir et la chiourme se reposer. Quand la campagne était finie, on renvoyait la majorité de l’équipage libre et les soldats, et seuls restaient à bord le comite, les seconds des comites et les gardiens pour surveiller les galériens. Les galères étaient recouvertes d’une bâche pour protéger la chiourme qui passait l’hiver à bord. Quand les galères furent supprimées, le personnel passa sous dépendance de la marine royale et la chiourme fut mise à travailler dans les arsenaux47.

32 Les chantiers navals qui employèrent une main-d’œuvre esclave furent La Carraca (province de Cadix), El Ferrol (La Corogne, Galice) et Carthagène (près de Murcie, sur la côte méditerranéenne). Dans le premier, la présence d’esclaves est très ancienne, et cet arsenal exista en même temps que le service des galères et continua même par la suite à fonctionner, au moins jusqu’en 1779. Dans le second arsenal, c’est en 1752 que l’on y envoya pour la première fois 150 esclaves, mais en 1766 il n’y en avait plus que cinq, et ils firent partie de l’échange général de 1768, date à partir de laquelle il n’y eut plus

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d’esclave sur ce site. Enfin, dans l’arsenal de Carthagène, où l’existence d’esclaves y était très ancienne, leur présence en masse débuta avec le transfert de ceux qui servaient sur l’escadre des galères48. Dans les années 1750, le nombre d’esclaves travaillant à l’arsenal de Carthagène tourne autour de 800, mais ce nombre augmente progressivement jusqu’en 1768. En 1763, ils sont 1 260, mais 300 sont envoyés alors pour construire le chemin de Catalogne. L’année suivante, ils sont 994, mais là aussi l’on en envoie 300 pour faire le chemin qui va de la cour au col de Guadarrama. En 1765, ils sont 906 ; en 1767, leur nombre diminue légèrement, car Charles III, en signant la paix avec le Maroc, autorise l’ambassadeur marocain à emmener 123 esclaves de son pays. Au début de l’année 1768, leur nombre atteint 1 237, mais, à cause de l’échange d’esclaves qu’il y eut avec Alger cette année-là, il n’en resta plus que 226. À partir de cette date, et suite aux libérations que l’on accorde et à la baisse des captures que l’on fait, leur nombre demeure relativement bas et diminue progressivement : 476 en 1770, 154 en 1780 et 54 en 1783. En 1786, avec la signature du traité de paix avec Alger, la main-d’œuvre esclave a pratiquement disparu, ou est devenue simplement symbolique49.

33 Ceux qui travaillent à l’arsenal sont soit des ouvriers libres qui reçoivent donc un salaire, soit des esclaves ou des forçats. Bien que de condition juridique différente, ils étaient traités de la même façon (même alimentation, mêmes horaires) et ils se relayaient dans les mêmes tâches, ce qui explique les plaintes de ces derniers qui considèrent qu’ils sont traités « comme des esclaves renégats »50. Les Maures et Turcs, esclaves du roi, faisaient dans l’arsenal tout type de travaux : ils travaillaient aux pompes pour écoper et maintenir les cales sèches quand il pleuvait ou qu’il y avait des infiltrations, à la construction de navires, à la fabrication de bâches ou de voiles, de cordages et d’agrès, sur les docks, à l’entretien et aux tâches de caractère général. Ils étaient répartis en fonction de leur robustesse, âge et santé. Les plus faibles restaient dans le quartier des galères pour tisser et faire de l’étoupe et, parfois, ils étaient vendus à des particuliers, ou échangés avec des captifs chrétiens pour éviter des dépenses aux finances royales51. Si les enfants de moins de quinze ans étaient confiés à des artisans ou vendus à des particuliers, les adolescents âgés entre quinze et dix-huit ans étaient employés dans des travaux moins pénibles que ceux réservés aux adultes. Ainsi, 33 garçons qui étaient dans l’arsenal en 1764 travaillaient à la fabrication de bâches et de voiles « à ourdir, embobiner et apporter l’eau nécessaire »52.

34 Par conséquent, les activités auxquelles on employait la main-d’œuvre esclave étaient très variées et elles évoluaient au fur et à mesure que l’on avançait dans les travaux. Un rapport de 1764 détaille les travaux que sont en train de réaliser à ce moment-là les 994 esclaves de l’arsenal : la majorité (44 %) écopent pour garder les digues sèches et c’était là le travail le plus dur qu’ils effectuaient avec les forçats53. Par conséquent, 444 esclaves, distribués sur trois tours, pompaient pour écoper et maintenir les digues sèches, 137 faisaient des travaux d’ordre général, 100 étaient employés dans la construction de six navires, 90 dans la construction de digues, 33 jeunes dans la fabrication de bâches et de voiles, 16 à la forge pour actionner les soufflets, 6 plongeurs pour les digues, 12 pour l’entretien de l’hôpital, 91 étaient malades à l’hôpital et 65 invalides travaillaient dans le quartier des galères54.

35 Les esclaves, tout comme les forçats, devaient travailler avec chaînes et fers et ils étaient soumis à la surveillance des contremaîtres qui étaient généralement choisis parmi les nouveaux chrétiens, c’est-à-dire les esclaves qui s’étaient convertis au

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christianisme. La dureté de traitement de leurs anciens coreligionnaires suscita la plainte des esclaves et en 1766 l’on interdit de nommer des contremaîtres parmi les néo-convertis et l’on releva de leurs fonctions ceux en poste55.

36 La durée de la journée de travail était proportionnelle aux efforts que l’on devait faire. Dans les pompes pour assécher les digues, comme l’effort est supérieur, la journée ne durait que six heures, trois de jour et trois de nuit. La journée de travail de ceux qui travaillaient dans d’autres emplois variait en fonction des saisons. On travaillait du lever au coucher du soleil, mais en été on se reposait à midi pendant trois heures, alors qu’en hiver le temps de repos n’était que d’une heure et demie. Quand sonnait la cloche, ils arrêtaient de travailler et ils allaient se reposer sur les galères qui servaient de quartier, sauf ceux qui travaillaient à écoper et qui demeuraient « dans un endroit à côté, à l’abri des inclémences du temps »56.

37 Les Bourbon mirent en place une politique de développement urbanistique et de construction d’un réseau de communication, où l’on employa de la main-d’œuvre esclave. Rappelons les nouvelles routes ouvertes en Catalogne et en Castille sous le règne de Charles III, ainsi que le renforcement des fortifications de Barcelone et Carthagène à la même époque. Le 4 octobre 1763, on donna l’ordre à l’intendant de Carthagène d’envoyer à Barcelone 300 esclaves pour travailler à la construction du chemin de Catalogne57. L’année suivante, on demanda à l’intendant de fournir 300 esclaves de plus, parmi les plus robustes de l’arsenal, si possible tous turcs, pour les envoyer construire le chemin royal de Castille, que l’on faisait alors entre Madrid et le col de Guadarrama. L’intendant n’y était pas très favorable car il avait grand besoin d’eux à l’arsenal, mais il dut s’y résoudre, et il envoya en même temps six gitans pour leur servir de contremaîtres58. Leur travail se prolongea durant trois ans, et les survivants revinrent à Carthagène59. Mais, soit à cause de la dureté du travail, soit à cause du froid, pendant les trois ans qu’ils demeurèrent là-bas, le taux de mortalité fut très élevé : il dépassa 125 ‰, alors qu’au même moment il n’était que de 43 ‰ dans l’arsenal de Carthagène ; c’est-à-dire que sur les 300 esclaves qui partirent de Carthagène en 1764, il n’y en eut que 187 qui revinrent, plus les six gitans que l’on avait élevé au rang de contremaîtres60.

38 Un nombre indéterminé d’esclaves travaillèrent dans les fortifications de Barcelone et de Carthagène, ainsi que dans les mines d’Almadén. On continua à utiliser des esclaves dans ces mines au xviiie siècle, bien que le flux fût réduit en comparaison avec celui du siècle antérieur. Dans les premières années du siècle, il y avait 160 esclaves, mais la dureté du travail était telle que vers la moitié de l’année 1704, il n’en restait plus que 38 : 117 étaient morts, quatre s’étaient échappés et un autre avait été libéré. L’envoi aux mines équivalait à une condamnation à mort certaine, car peu étaient ceux qui arrivaient à survivre pendant dix ans pour atteindre la liberté promise, selon ce qui était prescrit61.

En guise de conclusion

39 L’historien algérien Belhamissi a regretté à juste titre que « en gonflant de façon démesurée et en répétant tout le temps le problème de la course, des captifs et de la cruauté des Algériens, on a fini par tomber dans une monotonie fatigante et dans une histoire inutile »62.

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40 Effectivement, il est vrai que la mémoire collective européenne, avec son historiographie, a oublié à quel point la piraterie et la course, sont anciennes et enracinées dans l’histoire millénaire de la Méditerranée. De plus, aux corsaires infidèles, animés par la convoitise des captures et le fanatisme religieux contre les chrétiens, on a opposé l’héroïsme des chevaliers de Malte et des corsaires de Majorque et d’Ibiza, qui défendaient héroïquement le monde chrétien de la barbarie islamique.

41 Quant à la conséquence la plus importante de la guerre de course, à savoir l’esclavage, on rappelait et on regrettait le sort de ces malheureux chrétiens tombés aux mains des Barbaresques, alors que l’on oubliait complètement, ou que l’on n’admettait qu’avec réticence, en en limitant la portée, l’esclavage contemporain des musulmans dans les pays chrétiens, spécialement en Espagne et en Italie, en France et à Malte. L’esclavage des musulmans en Espagne, de même que dans d’autres États européens, est une réalité qui se prolonge jusqu’au début du xixe siècle. Cette histoire, ignorée par de nombreux chercheurs européens pendant longtemps, fait l’objet dernièrement d’une importante production d’études, mais toutes ou presque se centrent sur le xvie et xviie siècle, considérant que le phénomène n’a au xviiie siècle qu’un caractère résiduel. Bien que j’aie déjà consacré un ouvrage à ce siècle délaissé63, j’ai repris ici quelques aspects, en essayant de suivre et d’accompagner les esclaves musulmans en Espagne, depuis le moment de leur capture et l’installation dans leur nouvelle vie jusqu’à leur éventuelle libération, par la fuite ou l’échange avec des captifs chrétiens.

NOTES

1. . Ces dernières années, les études sur cette thématique sont si nombreuses que je me limiterai à ne citer que quelques titres parmi les publications les plus récentes : Salvatore Bono, Schiavi musulmani nell’Italia moderna. Galeotti, vu’ cumprà, domestici, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 1999 ; Steven Epstein, Speaking of Slavery. Color, Ethicity, and Human Bondage in Italy, Londres, Ithaca, 2001 ; Maximiliano Barrio Gozalo, Esclavos y cautivos. Un conflicto entre la cristiandad y el islam en el siglo XVIII, Valladolid, 2004 ; Wolgang Kaiser (dir.), Le commerce des captifs. Les intermédiaires dans l’échange et le rachat des prisonniers en Méditerranée, XV e-XVIII e siècle, Rome, École française de Rome, 2008 ; etc. 2. . François Moureau (dir.), Captifs en Méditerranée (XVI e-XVIII e siècle). Histoires, récits, légendes, Paris, Presses Université Paris-Sorbonne, 2008. 3. . J’ai déjà traité ce sujet, il y a plus de trente ans : Maximiliano Barrio Gozalo, « La esclavitud en el Mediterráneo occidental en el siglo XVIII. Los esclavos del rey », Critica Storica, nº 17, 1980, p. 199-256. 4. . Archivo General de Simancas (dorénavant AGS), Marina, leg. 703, Ordre royal (Real orden), Aranjuez, 18 avril 1753. 5. . Ordonnance de la course du 17 novembre 1718,art. 15. Une copie se trouve aux archives AGS, Marina, leg. 701. 6. . « Se han mandado al lazareto 24 mantas y 12 camisas que pedían para abrigo y reposo de los 120 moros y turcos que hacen cuarentena en el lazareto de Málaga. Últimamente se han vuelto a pedir 50 camisas y 24 mantas más por los grandes fríos que se experimentan en aquel sitio tan desabrigado, temeroso el

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cirujano de que por esta razón no caigan más enfermos ». AGS, Marina, leg. 705, l’intendant de Malaga à Arriaga, 7 février 1766. 7. . AGS, Marina, leg. 705, Crespo Samaniego à Arriaga, Malaga, 4 février 1766 : « Cada día se asiste con lo necesario para que los enfermos no experimenten el más leve atraso en su curación, pues las recetas vienen dirigidas a este ministerio, donde se da la providencia inmediatamente de pasarlas al boticario para su despacho ». 8. . Ibid., Malaga, 7 février 1766. N. B. En Castille, la onza équivalait au seizième de la livre, soit à 28,7 gr. Ils recevaient donc 114,8 gr de soupe et 229,6 gr de viande salée par jour et par personne (note de la traductrice-éditrice). 9. . Ibid., Les procureurs syndics de Palma au Marquis de Cayro, Palma, 4 septembre 1753. 10. . « Para animar a los corsarios particulares a armar sus embarcaciones contra los berberiscos », AGS, Marina, leg. 704, Wall à Arriaga, Aranjuez, 28 juin 1756 ; Arriaga au Marquis de la Mina, Madrid, 13 décembre 1757 ; et ainsi de suite. 11. . AGS, Marina, leg. 701, Ordonnance sur la course du 17 novembre 1718, art. 3 et 35 ; et décision royale du 7 juin 1724. 12. . AGS, Marina, leg. 709, Ordonnance sur la course des Rois Catholiques : « que los arráeces fueran ahorcados, si habían hecho resistencia al ser apresados, o se los destinase al servicio de las galeras si se rendían sin combatir, ahorcándoles cuando fueran inútiles para el trabajo ». 13. . AGS, Marina, leg. 709. Même si l’ordonnance sur la course des Rois Catholiques fut en vigueur jusqu’à l’instruction de 1647, dans la pratique il y eut peu de raïs pendus, sans doute pour éviter que les Barbaresques ne prissent la même mesure avec les capitaines des bateaux espagnols pris en course. 14. . Les données sont tirées des archives : AGS, Marina, legs. 701-709 y 721. 15. . AGS, Marina, leg. 704, Relation des Turcs et des Maures de trois chebecs algériens qui furent sauvés le 16 avril 1755, quand les chebecs du roi, commandés par le capitaine de frégate don José Mon, envoyèrent par le fond lesdits chebecs, et Relation des esclaves turcs et maures capturés vivants sur le navire algérien Castillo Blanco en juin 1758. 16. . AGS, Guerra Moderna, leg. 1531. 17. . Ibid., leg. 1532, Relation des pères rédempteurs concernant le rachat d’Alger de 1751. 18. . Ibid., Marina, leg. 706, Relation de l’échange d’esclaves algériens par des captifs chrétiens, 1768. 19. . Ibid.,leg. 702, Relation des esclaves maures et turcs qui se trouvent sur les escadres de galères en 1739. 20. . AGS, Marina, leg. 705. 21. . Ibid., leg. 709, L’administrateur de l’hôpital d’Alger à Medina, Alger, 12 octobre 1766 :« Por la noche los meten a dormir en un lugar tan estrecho que, adonde no pueden dormir más que diez o doce, meten cincuenta, y así tienen que dormir en cuchillas, llenos de miseria e inmundicia ». 22. . Archivo Histórico Nacional (dorénavant AHN), Estado, leg. 4308, Les raïs esclaves à Ségovie au dey d’Alger, Ségovie, à la mi-Carême 1180 (qui correspond à l’an 1766 de l’ère chrétienne) : « Estamos en una ciudad llamada Segovia, muy distante del mar. De noche nos encierran y de día nos abren las puertas. Nuestro desahogo es en los cuartos altos de la casa, en la que hay una guardia en la escalera. No bajamos sino para tomar el agua que necesitamos cada uno de por si. Cuando vienen los cristianos no les dejan entrar para que hablen con nosotros hasta que les da licencia el que gobierna. En cuanto a hierro, no nos ponen ninguno y cada uno tiene su cama ; ropa nos dan todos los años y estamos bien vestidos ; nos dan tres reales a cada uno todos los días, que valen cinco blanquillos de los de ahí, y a Hachimusa y Barbusa cuatro. » [N.B. En Espagne, le réal de billon valait 34 maravédis.] 23. . Si nous reprenons les calculs sur la base d’une once castillane équivalant à 28,7 g, ils recevaient : 688 g de biscuit et 200,9 gr de fèves par jour ; 114,8 g de riz ou de vermicelles de plus quand ils travaillaient à l’arsenal, ou le double, soit 229,6 g, s’ils effectuaient des travaux

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difficiles. Mais il est bien évident que la quantité qu’on leur servait, si toutefois on respectait la ration qui devait leur revenir, n’était pas non plus au gramme près. 24. . AGS, Marina, leg. 705 et 709. 25. . Ibid., leg. 705, Medina au gouverneur du Conseil, Carthagène, 19 août 1761 : « Dice que cada año les entregaban dos camisas, una chamarreta, un par de calzones de paño azul o encarnado, un capote de jerga, un bonete de paño, las esparteñas que necesitan, una onza de hilo delgado y otra onza de hilo de vela ». 26. . Ibid., leg. 701, Nicolás Colón, commissaire de la Marine à Juan de Varas y Valdés, Arsenal de la Carraca, 23 décembre 1737. 27. . Ibid., leg. 705, l’administrateur de l’hôpital d’Alger à Arriaga, Alger, 22 juillet 1761. 28. . Ibid., leg. 721, Medina à Arriaga, Carthagène, 29 novembre 1766 : « expresó que no lo creería su soberano hasta que él mismo se lo afirmase ». 29. . Id. 30. . Ibid., leg. 705, Medina à Arriaga, Carthagène, 10 mars 1764 : « hay en el hospital en el día y debe considerarse siempre igual número, con corta diferencia, siempre más que menos, noventa y un esclavos de un total de novecientos noventa y cuatro ». 31. . Id. 32. . Ibid., leg. 709, le consul de Venise à Alger à Arriaga, Alger, 10 novembre 1766. 33. . Ochavo : ancienne monnaie de cuivre qui valait deux maravédis (environ un liard). 34. . Maximiliano Barrio, Esclavos y cautivos…, op. cit., p. 154-158. 35. . AGS, Marina, leg. 709, Le gouverneur du Conseil à Medina, Madrid, 31 décembre 1765 :« Asistían los moros cortados o libres que residían en la ciudad a “conchar misa” […] hacían sus oraciones ‘dando grandes voces todos a un tiempo’ ». 36. . Ibid., Décision du Conseil de l’Inquisition, Madrid, 28 septembre 1769. 37. . Ibid., Ordre royal établi au Palais le 5 avril 1770 :« El Consejo de Inquisición – dice la real orden – ha hecho presente al Rey los graves perjuicios que se originan de existir en estos reinos los moros cortados o libres, contra varias leyes y pragmáticas que mandan que no se los permita residir en ellos, y la de existir en Cartagena una Mezquita… Siendo lo que pide el Consejo de Inquisición en su consulta tan fundado en leyes reales, como conforme al catolicismo de S. M. ha resuelto se extinga y destruya enteramente la referida Mezquita de Cartagena y se ejecute la expulsión de todos los moros cortados o libres que existan en aquella ciudad o en cualquier otro paraje de estos dominios ». 38. . Maximiliano Barrio Gozalo, « Trasvase de religiones y culturas. Los renegados y conversos en el Siglo Ilustrado », Cuadernos Dieciochistas, n° 4, 2003, p. 135-174. 39. . Exemples tirés des archives, AGS, Marina, leg. 701 et 707. Pour de plus amples informations, voir Maximiliano Barrio Gozalo, « Conversione o simplice cambio de religione degli schiavi musulmani y cristiani nel XVIII secolo », dans Giovanna Fiume (dir.), Schiavitù, religione e libertà nel Mediterraneo tra medioevo ed età moderna, Palerme, Luigi Pellegrini Editore, 2001, p. 150-157. 40. . AGS, Marina, leg. 707, Medina à Arriaga, Carthagène, 25 septembre 1773 : « son enfermos habituales de mal de corazón, asmáticos, leprosos, paralíticos y tiñosos ». 41. . Ibid., leg. 705, Medina à Arriaga, Carthagène, 1 er septembre 1762 : « quela sangre que suele escupir es rascada artificiosamente de las encías y que finge la contracción de los dedos menores de la mano izquierda ». 42. . Ibid., leg. 704 et 706. Voir Maximiliano Barrio Gozalo, Esclavos y cautivos…, op. cit., p. 161. 43. . Ibid., leg. 703 et 704, pour quelques exemples. 44. . Ibid., leg. 704, Barrero à Arriaga, Carthagène, 14 mai 1755. 45. . La galère est le bateau par excellence utilisé en Méditerranée aux XVIe et XVIIe siècles. 46. . AGS, Marina, leg. 702, Relation des esclaves maures qui sont sur les galères en 1739. 47. . Novísima Recopilación de las leyes de España, Madrid, 1805, libre 12, titre 40, loi 10. 48. . Maximiliano Barrio Gozalo, « La mano de obra esclava en el Arsenal de Cartagena a mediados del Setecientos », Investigaciones Históricas, n° 17, 1997, p. 79-99.

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49. . Ces données sont tirées des archives AGS, Marina, leg. 701-709 et 721. 50. . AGS, Marina, leg. 694 : « como si fueran esclavos renegados ». Cité par Rosa Pérez Estévez, El problema de los vagos en la España del siglo XVIII,Madrid, CCA, 1976, p. 252. 51. . En 1753, l’on vendit à l’encan 66 Maures, déclarés inaptes pour les travaux de l’arsenal, pour la somme de 11 083 réaux de billon et 28 maravédis ; en 1755, la vente d’esclaves de cette catégorie rapporta 6 000 réaux. 52. . AGS, Marina, leg. 705, Medina à Arriaga, Carthagène, 10 mars 1764 :« para urdir, encanillar y traer el agua que en ella se gasta ». 53. . Avec la construction de l’arsenal, il fallut disposer de digues sèches pour caréner les bateaux et l’on commença leur construction. Pour les maintenir au sec, on utilisait des pompes manuelles mues par 900 esclaves et forçats confondus. En 1770, Manuel de Zaldive introduisit une nouvelle méthode qui produisait de meilleurs résultats avec moins d’efforts, et en 1774 l’on utilisa pour la première fois les pompes à la vapeur, qui se substituèrent aux pompes manuelles. 54. . AGS, Marina, leg. 705, Medina à Arriaga,Carthagène, 10 mars 1764. 55. . Ibid., leg. 709, Ordre royal donné à l’Escurial le 20 novembre 1766. 56. . Ibid., Medina à Arriaga, Carthagène, 6 octobre 1767 : « en un paraje inmediato, al abrigo de todas las inclemencias del tiempo ». 57. . Ibid., leg. 704, Arriaga à Medina, Madrid, 4 octobre 1763. 58. . Ibid., leg. 705, Arriaga à Medina, Madrid, 2 et 17 mars 1764. 59. . Ibid., leg. 706, Grimaldi à Arriaga, El Pardo, 8 février 1767. 60. . Ibid.,Medina à Arriaga, Carthagène, 17 mars 1767. 61. . AHN, Almadén, leg. 987, exp. 352 ; Antonio Matilla, Historia de las minas de Almadén, II (1646-1799), Madrid, Ministerio de Economía y Hacienda, 1987, p. 82 et 291-292. 62. . Voir Moulay Belhamissi, Marine et marins d’Alger, 1518-1830,t. I : Les navires et les hommes, Alger, Bibliothèque nationale, 2003 (1996), p. 12. 63. . Maximiliano Barrio Gozalo, Esclaves et captifs…, op. cit.

RÉSUMÉS

Après avoir démontré la présence constante d’esclaves musulmans en Espagne tout au long du xviiie siècle, cet article met en lumière des aspects de leur vie en captivité depuis le moment de leur capture jusqu’à leur libération ou mort. Leur nombre, origine, âge, ainsi que l’activité économique dans laquelle ils sont employés, sont également étudiés.

After discussing the continual presence of Muslim slaves in Spain throughout the eighteenth century, this article sheds light on certain aspects of their life in captivity from the time of their capture to the moment of their liberation or death. Name, place of origin, age, as well as any job they held, are all analyzed.

INDEX

Mots-clés : Espagne, xviiie siècle, captifs, esclaves musulmans, galériens, arsenaux Keywords : Spain, eighteenth century, captivity, Muslim slaves, galley slaves, naval dockyards

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AUTEUR

MAXIMILIANO BARRIO GOZALO

Maximiliano Barrio Gozalo enseigne l’histoire moderne à l’université de Valladolid. Il est membre de l’Académie royale d’Histoire en Espagne et de l’Institut espagnol d’Histoire ecclésiastique de Rome. Ses recherches portent sur le clergé en Espagne à l’époque moderne, les relations entre l’Espagne et l’Italie et l’esclavage en Méditerranée occidentale. Il a publié une quinzaine d’ouvrages et plus de 150 articles et chapitres de livres sur ces thématiques. Parmi ses ouvrages les plus récents, on peut citer : Esclavos y cautivos. Un conflicto entre la cristiandad y el islam en el siglo XVIII, Valladolid, Junta de Castilla y León, 2006, 360 p. ; El Clero en la España Moderna, Cordoue, Consejo Superior de Investigación Científica, 2010, 512 p. Il a collaboré à plusieurs ouvrages de divulgation en histoire, telle que le Diccionario de los papas y concilios, Barcelone, Ariel, 1998.

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Une activité sous contrôle : l’esclavage à Malte à l’époque moderne

Anne Brogini

1 L’esclavage n’est pas une nouveauté à Malte à l’époque moderne : il existe de manière résiduelle, privée et essentiellement rurale, lorsque les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem s’établissent dans l’archipel en 1530. Mais il prend une ampleur inégalée au milieu de l’époque moderne, lorsque l’île, fief corsaire des chevaliers à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, devient un centre de commerce des captifs et de détention d’esclaves juifs, musulmans et – dans une moindre mesure – chrétiens, pour la plupart présents dans l’espace portuaire. Le maintien volontaire et officiel d’un nombre constant de deux mille esclaves environ dans le port s’accompagne d’une progressive réglementation de l’esclavage maltais, par la promulgation de plusieurs lois visant à contrôler sévèrement cette activité, depuis la capture des esclaves jusqu’à leur vie quotidienne dans l’île.

De la capture à l’arrivée à Malte

2 C’est avec la création du tribunal des Armements en 1605 que l’activité corsaire maltaise devient strictement normée et règlementée1. Le Conseil de l’Ordre définit, pour tout corsaire public ou privé (qu’il soit laïc ou religieux), non seulement les routes à suivre, les marchandises à rapporter dans l’île, pour approvisionner le marché maltais, mais également les catégories d’esclaves à capturer et à ramener à Malte. En 1660, une ordonnance du grand-maître réclame ainsi expressément aux corsaires en partance de « capturer le plus grand nombre possible d’esclaves infidèles » afin de ravitailler les chiourmes des galères2. Depuis 1625, l’Ordre s’est en effet doté d’une sixième galère3 (il en avait cinq depuis 1584), puis d’une septième en 1651, sous l’influence du grand-maître Jean-Paul de Lascaris-Castellar, qui en finance la construction, mais que l’Ordre ne conserve pas longtemps : sept ans plus tard, en 1658, son maintien pose déjà de gros problèmes financiers au Trésor4. Outre les galères

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proprement dites, l’Ordre dispose de plusieurs navires mixtes d’appoints (felouques, galiotes, brigantins) qui requièrent également la force de rameurs.

3 De sorte qu’au milieu du XVIIe siècle, l’activité corsaire maltaise nécessite un nombre moyen constant d’environ 1 500 esclaves de rame disponibles, à raison de 900 à 1 050 rameurs pour les 6 à 7 galères (soit une moyenne de 150 rameurs par galère) et de 500 esclaves supplémentaires pour les navires mixtes. Le nombre d’esclaves s’accroît donc régulièrement en liaison avec le développement de la course, avec l’augmentation du nombre de galères et de la part des esclaves dans la chiourme : quand en 1594, les esclaves représentent 58 % de l’ensemble des rameurs, cette proportion ne cesse d’augmenter au cours du XVIIe siècle, se stabilisant aux environs des 2/3 de l’effectif, soit 69,7 % en 1632 et 71,2 % en 16695.

L’évolution du nombre d’esclaves dans les chiourmes maltaises (1594-1669)6

Sources : ASV, SS Malta 3, f. 228v-229r, 28 juin 1594 ; Michel Fontenay, « L’esclave galérien dans la Méditerranée des Temps Modernes », dans Henri Bresc (dir.), Figures de l’esclave au Moyen Âge et dans le monde moderne, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 119.

4 Élément essentiel de toutes les chiourmes méditerranéennes, l’esclave constitue donc une prise de choix pour les corsaires maltais : rien qu’entre 1654 et 1674, les Registres de la quarantaine témoignent que près de 4 000 esclaves ont été capturés au Levant, soit une moyenne minimale de 200 captifs par an7 – car même si le Levant constitue plus de 70 % des destinations corsaires de l’île, il faut ajouter toutes les nombreuses captures d’esclaves qui sont réalisées le long des côtes barbaresques. Les prises sont parfois impressionnantes, comme celle qui se produit en mai 1603, lorsqu’un galion de l’Ordre, assisté de quatre galères, de quatre frégates et de quelques tartanes conduisent un assaut contre les deux forts ottomans qui gardent le golfe de Lépante : ce ne sont pas moins de 235 esclaves, dont un grand nombre de femmes et d’enfants, qui sont emmenés à Malte8. L’origine des esclaves maltais est très variable ; sur les 935 actes de ventes et de rachats d’esclaves juifs et musulmans entre 1545 et 16709, 280 ne mentionnent pas de ville de provenance des esclaves, mais seulement le bassin maritime dans lequel ils vivaient avant leur capture. Le Ponant représente donc 47,4 % des origines de la population servile et le Levant 52,6 %.

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5 En Méditerranée occidentale, ce sont évidemment les trois régences barbaresques qui fournissent la quasi-totalité des esclaves juifs et musulmans, parmi lesquelles celle de Tunis, qui rassemble 62 % des captifs. Ces derniers proviennent pour une très large majorité de Tunis et de Jerba, qui concentrent à elles-deux plus de 80 % des captifs de la régence ; les autres ports tunisiens d’où proviennent les esclaves sont en toute logique eux-aussi situés sur le littoral : Hammamet, Sousse, Monastir et Sfax. La deuxième régence à pourvoir Malte en esclaves est celle de Tripoli (24 % des origines d’esclaves) ; hormis le port lui-même, nous ne trouvons aucune autre occurrence. La régence d’Alger est moins représentée (5 % des esclaves), du fait de son éloignement géographique de Malte, quand les deux autres régences en sont nettement plus proches. Mentionnons enfin que 14 % des esclaves détenus à Malte sont d’origine italienne : il s’agit dans la grande majorité des cas de marchands juifs qui ont été capturés par les galères maltaises sur les routes levantines. Ce sont d’ailleurs des Vénitiens pour la quasi-totalité (80 % des cas), les autres étant originaires de Ferrare et de Rome. En ce qui concerne les esclaves du Levant, leur provenance est plus diverse : ils sont pour une très large majorité d’entre eux (73 %) originaires de Turquie (particulièrement d’Istanbul) et d’Égypte, surtout résidants du port d’Alexandrie. Les échelles de Beyrouth, Alep, Jérusalem et Tripoli de Syrie représentent 8 % des captifs ; enfin, la Grèce fournit 13 % des esclaves, essentiellement en provenance de Modon, Patras, Salonique et de l’île de Zante. Les juifs sont plutôt originaires d’Alexandrie, de Salonique, Zante et Istanbul.

L’origine des captifs du Ponant (1545-1670)

Image 200000A2000044C800002BB30C78E48F.wmf Source : AOM 415 à AOM 482, LibriBullarum, passim.

L’origine des captifs du Levant (1545-1670)

Image 200000D200004D770000317DC0E79B25.wmf Source : AOM 415 à AOM 482, LibriBullarum, passim.

6 La géographie de la provenance des captifs se calque parfaitement sur celle de la course maltaise et reflète les lieux de fréquentation des navires insulaires. La surreprésentation du Levant tient aux habitudes des chevaliers de Malte, qui conservent de leur passé à Rhodes (1309-1522) la tradition d’une course au Levant, au large de la Crète et de Rhodes, au sud de la côte turque et surtout, au cœur de l’Archipel, de part et d’autre d’un canal qui serpente au sein du semis insulaire des Cyclades et du Dodécanèse, là où les galères peuvent profiter des haltes et des caches offertes par les multiples petites îles grecques. Les chevaliers opèrent le long des grandes routes de liaison de l’empire ottoman, qui relient les échelles à Istanbul et la « caravane d’Alexandrie », la plus fameuse et la plus fréquentée des routes commerciales turques, constitue leur cible favorite. Les corsaires du Ponant y arraisonnent les lourds navires musulmans ou vénitiens reliant l’Égypte à Istanbul. Si la mer Noire demeure hors de leur portée, la route d’Alexandrie est quant à elle particulièrement exposée : deux fois par an, les navires de la caravane quittent Istanbul chargés de bois de la mer Noire et de liquidités destinées à acheter en Égypte les marchandises du Delta (riz, lin, sucre), ainsi que celles qui transitent par l’océan Indien et la mer Rouge (épices, café). En mer Égée, la route longe la côte anatolienne ; mais

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entre Rhodes et l’Égypte, la route peut soit rejoindre Damiette et Alexandrie en droiture, soit longer le littoral de Syrie et de Palestine, et rejoindre, via Chypre, la côte turque au niveau des Sept-Caps10. Au Ponant, les corsaires maltais, chevaliers comme laïcs, se postent le long des côtes africaines, guettant les navires qui relient les ports des régences barbaresques à Alexandrie, et qui transportent aussi bien des denrées orientales ou africaines que des pèlerins se rendant à La Mecque. Les galères de l’Ordre se positionnent en quelques lieux stratégiques : au large de Tunis et de Jerba, au niveau du cap Misurata et du cap Bon André en Libye, puis au large de Damiette et d’Alexandrie.

7 Tous les esclaves ainsi capturés ne sont pas ramenés à Malte. Les ordonnances des grands-maîtres de l’Ordre sont formelles : les corsaires doivent séparer les « captifs » (ceux qui peuvent être immédiatement rachetés) et les « esclaves » (qu’on ne destine pas au rachat immédiat et qui viennent alimenter la masse servile insulaire)11. Les captifs peuvent être vendus en terre musulmane ou chrétienne, en certaines escales privilégiées par les Maltais : dans les possessions vénitiennes12, notamment en Crète13, dans les échelles du Levant14, comme Saint-Jean d’Acre15, Tripoli de Syrie, ou Chypre16, et en Méditerranée occidentale, à Messine17. La fréquentation de Messine est telle que l’Ordre est contraint d’y règlementer les ventes maltaises et de rappeler l’interdiction faite aux corsaires de vendre des hommes dans la force de l’âge (ceux-ci doivent être réservés pour les chiourmes) ; seuls les enfants de moins de 12 ans et les femmes peuvent être vendues, et toujours pour le bénéfice exclusif de l’Ordre et de son Trésor18.

Les esclaves à Malte

8 Ceux qui sont gardés comme esclaves et emmenés à Malte doivent porter au cou un bulletin sur lequel est inscrit leur prix de vente estimé. Débarqués dans le port, ils seront pour certains d’entre eux vendus à ce prix lors de ventes aux enchères à la chandelle, sur la place du marché de La Valette.

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9 Le nombre d’esclaves de l’Ordre s’accroît régulièrement à Malte entre le XVIe et le XVIIe siècle, passant de 1 600 en 1599 à 1 846 en 1632, puis à 2 190 en 1669. Quant aux esclaves privés, leur nombre stagne vraisemblablement aux environs de 200 pour toute la période ; comme en Espagne ou en Sicile, si l’esclavage privé ne disparaît pas complètement à Malte durant l’époque moderne, il tend proportionnellement à se réduire au profit d’un esclavage public destiné essentiellement au ravitaillement des chiourmes19. L’esclavage privé est presque exclusivement urbain depuis que l’esclavage rural, qui existait encore à Malte à l’époque médiévale20, s’est effacé au profit d’une domesticité urbaine et d’un esclavage public de galère. De sorte que le nombre moyen d’esclaves résidant en permanence dans le port est officiellement stabilisé à partir de 160321, et semble avoir tourné autour de 2 000 environ durant tout le XVIIe siècle, soit 9 à 10 % de la population portuaire de l’époque. De confession juive ou musulmane, les esclaves sont définis par les archives de l’époque selon leur origine géographique et leur couleur de peau : ainsi, bien qu’étant tous musulmans, les Noirs sont comptabilisés à part, tandis que les vocables « Maure » et « Turc » servent à distinguer les musulmans d’Afrique du Nord de ceux du Levant. Les registres du Trésor dressent le compte de 216 esclaves publics qui ont été rachetés entre 1620 et 1645 : on constate que les musulmans sont largement majoritaires, représentant 64,6 % des esclaves de l’Ordre. Ils se répartissent entre les Maures, qui sont les plus nombreux (34,4 %), les Noirs (18,1 %), qui vivent eux-aussi en Barbarie et sont généralement capturés par les galères maltaises le long des côtes africaines, et enfin les Turcs (12,1 %).

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Source : AOM 737 et 738.

10 Précisons néanmoins que la population servile maltaise n’était pas exclusivement non- chrétienne : sur 252 comparutions d’esclaves devant le tribunal de l’Inquisition entre 1580 et 1670, 53 sont chrétiens ou en passe de le devenir, soit une proportion de 21 %22. Outre les convertis volontaires, les esclaves chrétiens sont les renégats contraints par le Saint-Office de rentrer dans le giron de l’Église (et généralement maintenus dans la servitude) et tous les enfants nés sur le sol maltais et baptisés sur le champ. La raison de cette faible proportion de conversion au christianisme tient au fait que le temps de résidence des esclaves à Malte apparaît réduit, grâce à des procédures de rachats rapides et efficaces dès la fin du XVIe siècle. Soucieux d’éviter une surpopulation servile dans un port qu’il souhaite exclusivement catholique, l’Ordre de Malte favorise le commerce des captifs, notamment par l’octroi de sauf-conduits aux intermédiaires laïcs, qu’ils soient chrétiens, juifs ou musulmans. Il apparaît que les esclaves qui se convertissent sont ceux qui ont perdu tout espoir de rachat, faute de fonds disponibles ou de soutien familial, et qui résident depuis un certain temps déjà dans l’île.

11 Avec 142 hommes sur 171 actes de rachat qui précise le sexe du captif, la part d’esclaves masculins est de 83 %, ce qui n’a rien d’étonnant : la grande majorité des prises s’effectuant par guerre ou en mer, elles touchent des populations uniquement masculines. Les femmes sont donc capturées en majorité lors des razzias sur les littoraux ennemis, ou bien lors de déplacements maritimes qu’elles effectuent en compagnie de leur époux. Ces esclaves sont aussi certainement jeunes. Les statistiques conduites sur les renégats qui comparaissent devant le Saint-Office dégagent un âge moyen de 25 ans, ce qui s’explique là encore par les métiers que les captifs exercent avant leur capture, et qui exigent des corps solides : presque tous sont marins, soldats, capitaines de navires, corsaires. L’âge moyen peut même être revu à la baisse du fait des nombreuses femmes capturées et vendues avec leurs enfants. Ainsi, au cours d’une vente d’esclaves en 1626, 10 femmes sur 27 sont vendues en compagnie de leurs enfants en bas âge : la fille de Carasia a par exemple deux ans, celle de Fatima quatre, le fils de Dura en a six tandis que celui d’Anatina est encore au sein23. La jeunesse moyenne des esclaves n’empêche pas la présence d’esclaves beaucoup plus âgés : en 1607, l’esclave d’un chevalier est âgé d’au moins 60 ans24, de même que La Mammana, une esclave juive présente à Malte en 162325, tandis que Marietta est pour sa part âgée de 55 ans en 164626.

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12 Le nombre d’esclaves, faible en soi mais proportionnellement élevé par rapport à la population portuaire chrétienne (10 % environ), ainsi que trois révoltes serviles (1531, 159627, 174928), expliquent que l’Ordre ait multiplié les lois sécuritaires concernant le quotidien des esclaves et la protection des insulaires. Les esclaves sont ainsi répartis entre trois grands bagnes, nommés Prisons des Esclaves, construits au fil de l’expansion géographique du port : la Prison de Vittoriosa bâtie en 153929, celle de La Valette édifiée en 1571 et celle de Senglea en 162930. Depuis 1539, les esclaves sont contraints de porter un anneau de fer à la cheville, d’un poids fixe d’une demi-livre ; le fer devant être parfaitement visible, la longueur des pantalons des esclaves est règlementée : il doit arriver obligatoirement à mi-mollet, afin de toujours laisser découverte la cheville. Un esclave sans anneau est condamné à 50 coups de fouet en public ; puis à partir de 1673, son patron encourt une amende en cas d’irrespect du règlement31. La grande révolte servile de 1749, conduite par Mustafa Pacha, ancien gouverneur turc de Rhodes, et groupant une cinquantaine d’esclaves, prévoit un attentat contre le grand-maître (l’un des révoltés est esclave au palais du grand-maître) et une attaque armée du fort Saint- Elme à La Valette32. Elle renforce encore la crainte viscérale qu’éprouve l’Ordre depuis 1596 de voir les esclaves musulmans de l’île s’allier aux Barbaresques pour attaquer Malte. Peu après le supplice public des insurgés, dont les meneurs ont successivement les os brisés et la chair arrachée au fer rouge avant d’être écartelés par quatre galères dans le port de Malte33, l’Ordre impose désormais que les esclaves non-chrétiens, publics comme privés, soient enchaînés deux à deux pour quitter leur prison le matin et se rendre à leur travail. Seuls les convertis au catholicisme gardent le privilège du port simple de l’anneau34.

13 Chaque nuit en effet, les esclaves du port, aussi bien privés que publics, sont contraints de dormir dans les prisons ; cette obligation, limitée en 1539 aux esclaves de rame, est progressivement élargie aux esclaves de terre en 1574, puis aux esclaves privés en 159735. La loi n’apparaît pas toujours suivie par les chevaliers et en 1578, puis encore en 1582, le grand-maître rappelle la nécessité de faire dormir en prison, sous peine d’amende ou de confiscation, les esclaves privés des Hospitaliers36. En 1673, un âge limite est fixé pour les jeunes esclaves : avant 15 ans, ils peuvent vivre sous le toit de leur maître, mais passé cet âge, ils doivent, comme les adultes, dormir dans les Prisons des Esclaves. Enfin, le 23 juin 1749, au lendemain de la révolte servile, l’Ordre élargit l’obligation aux esclaves baptisés et convertis, qui échappaient jusqu’alors aux règlementations car considérés comme moins dangereux pour la société chrétienne37.

14 Dans les prisons, les esclaves sont placés sous la surveillance étroite d’un personnel nombreux et varié, dont le supérieur est l’argousin. Logé dans la prison, de même que son assistant, le sous-argousin, il est employé de l’Ordre qui lui verse un salaire mensuel, lui fait livrer de la nourriture pour sa famille (pains, mesures d’huile d’olive, pichets de vin, poules…), le fait soigner gratuitement par les médecins de la Sacrée Infirmerie ; il jouit de certains privilèges, tels que la perception d’une petite somme pour chaque esclave de l’Ordre racheté ou pour chaque esclave châtié. L’argousin et le sous-argousin commandent aux gardiens, qui sont au nombre de 11 par prison au XVIIIe siècle et sont assistés de plusieurs soldats38. Depuis 1673, deux prud’hommes élus parmi le personnel des prisons sont chargés de visiter une fois par mois les cachots et pièces de vie des esclaves (pièces de détention, pièces assignées à la prière, pièces assignées aux soins des captifs malades…), accompagnés de soldats, afin de vérifier qu’ils sont bien traités et qu’aucune contestation servile ne s’ébauche39.

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15 Hors des prisons, la surveillance apparaît tout aussi sourcilleuse, et depuis 1602, aucun esclave musulman ou juif, taillé40 ou libre, public ou privé, ne peut plus passer les portes des cités portuaires de La Valette, Vittoriosa et Senglea, sans être accompagné d’un gardien, sous peine de recevoir 50 coups de corde en public pour un esclave et de devoir payer une amende de 10 écus pour un esclave taillé41. De même, toute personne apercevant un esclave hors de l’enceinte portuaire est tenu de le ramener de force à la Prison des Esclaves la plus proche, et peut encaisser une récompense d’un écu. La récompense est même relevée à 10 écus en 1663, afin d’inciter les Maltais à la plus grande vigilance42. De même, depuis 1673, aucun esclave ne peut dépasser l’embouchure du port, à bord d’un bateau, sans la présence de son patron ou d’un gardien, sous peine du fouet43.

Le quotidien servile à Malte

16 Le quotidien servile à Malte, comme ailleurs en Méditerranée, est évidemment caractérisé par un travail permanent, qui diffère selon que les esclaves sont de terre ou de rame. Si les esclaves de rame sont assignés exclusivement au service des galères, les esclaves de terre qui, comme leur nom l’indique, travaillent dans le port, accomplissent des travaux plus divers, tels que la réfection des murailles et des habitations, la construction de routes, ou le service quotidien dans les différents locaux de l’Ordre. Chaque auberge de chevaliers est ainsi dotée d’esclaves qui assurent le service des repas et des religieux : quatre esclaves dans les auberges d’Italie, de Castille, d’Aragon et d’Allemagne ; cinq dans l’auberge de France et six dans celle de Provence, plus peuplée en chevaliers que les autres44. Depuis 1648, s’y ajoutent également 39 esclaves au service permanent de la Sacrée Infirmerie (il y en avait seulement deux en 155545, puis dix en 158846) qui ont interdiction formelle de toucher aux potions et médicaments47. Les esclaves sont également employés dans les fours de l’Ordre, chargés uniquement de la cuisson du pain et du nettoyage des locaux, n’ayant jamais le droit de toucher au froment, la pesée et la mesure étant réservées aux hommes libres et chrétiens48. Enfin, on dénombre deux esclaves utilisés en permanence à la fontaine de l’Ordre, un esclave à la fauconnerie, deux dans les fonderies et plusieurs à l’arsenal49.

17 Depuis 1597, les chevaliers de Malte ont la possibilité de louer des esclaves de terre publics (c’est-à-dire propriété de l’Ordre) pour leur propre service50, et le Chapitre- général de 1603 précise que si les chevaliers n’ont pas l’argent pour payer la location, ils doivent assurer à l’esclave emprunté la nourriture et la vêture51. La location d’esclaves publics devient du reste une pratique courante et ouverte à tous, y compris aux Maltais, à partir de 163152, à condition que la location ne concerne pas des hommes dans la force de l’âge, qui peuvent, si besoin, être employés à la rame53, ni que les locataires ne commettent de violences à l’encontre de l’esclave, sous peine de dédommager le Trésor en lui remboursant le prix de l’esclave décédé54. Du reste, pour éviter toutes sortes d’abus, la règlementation sur les esclaves à Malte s’enrichit en 1631 d’une obligation de tenir désormais trois registres des esclaves. Le premier concerne les esclaves de rame, et est tenu par les argousins des galères, ces derniers devant dresser la liste exacte des esclaves sains ou malades, des esclaves emmenés en course et de la nourriture qu’ils consomment à bord. Les deux autres registres concernent les esclaves de terre : l’un est conservé dans la Chambre des Comptes du Trésor de l’Ordre tandis que le second est tenu par les prud’hommes des Prisons des Esclaves et dresse la liste

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des esclaves, précisant leur nom, leur âge, le travail qu’ils effectuent à Malte et s’ils sont en cours de rachat55.

18 Les esclaves n’accomplissent pas uniquement un labeur gratuit ; ils reçoivent parfois l’autorisation de travailler pour leur propre compte, le but étant de permettre qu’ils se rachètent. Néanmoins, à partir de l’ordonnance de 1602, peu après la révolte de 1596, la règlementation se durcit et les ventes faites par les esclaves sont désormais plus sévèrement contrôlées : il leur est désormais interdit de vendre de la nourriture ou des boissons, ou bien des marchandises de coût élevé et il leur est interdit de vendre des objets dans des maisons ou des boutiques, ni même dans les ruelles du port. Seule leur est autorisée la vente sur la place principale de La Valette, au vu et au su de chacun. Nul ne peut plus d’ailleurs louer une maison ou une boutique à un esclave, qu’il soit taillé ou non, sous peine, pour le propriétaire, d’une amende d’abord, puis de la confiscation du bien immobilier en cas de récidive, et sous peine, pour l’esclave, de cinquante coups de fouet en public. Seules les femmes esclaves disposent de deux boutiques qui leur sont allouées directement par l’Ordre (une à La Valette et une à Vittoriosa) où elles peuvent vendre des marchandises, à condition, à partir de 1749, que les portes des boutiques soient grand-ouvertes pour éviter que les boutiques ne servent de foyers de conciliabules et de rébellion pour les esclaves hommes qui s’y rendent56.

19 Conformément à son vœu premier d’hospitalité, l’ordre de Malte se montre également soucieux de la nourriture, de la vêture et des soins aux esclaves. Marchandise précieuse pour les galères et pour le fructueux trafic de l’homme, ceux-ci doivent être maintenus en bonne santé pour éviter des pertes humaines et financières trop importantes. À l’origine, l’Ordre se charge donc de l’entretien de tous les esclaves relevant directement ou indirectement de lui (esclaves publics ainsi que ceux qui sont propriété des chevaliers) jusqu’en 1631, date à laquelle il décide de ne plus offrir de vêtements aux esclaves fortunés que sont les cadis, les raïs ou les pachas, ou bien aux esclaves taillés (sauf dans le cas des tailles longues, qui excèdent une année). De même, dès 1631, les esclaves privés des chevaliers ne sont plus vêtus par l’Ordre, ce qui a pour conséquence un renvoi par les chevaliers de plusieurs esclaves privés dans les prisons de Malte, afin qu’ils soient vêtus de neuf par l’Ordre57. Vers le milieu du XVIIe siècle, le Conseil décide enfin que le Trésor ne puisse plus payer la nourriture des esclaves privés, y compris de ceux que les chevaliers prêtent à l’Ordre dans le cadre de certains travaux publics58.

20 Il est vrai que les règlementations concernant l’alimentation et l’habillement des esclaves publics sont extrêmement précises. Les esclaves de rame sont nourris quotidiennement d’une soupe épaisse et d’une ration de biscuits, et reçoivent deux fois par semaine du pain et de la viande. Quant aux esclaves de terre, soumis à des travaux moins pénibles, ils ne consomment au quotidien que la soupe et trois pains chacun59. Tous reçoivent deux fois par an, en hiver et en été, un vêtement neuf composé d’une chemise de grosse toile, d’un pantalon court (pour ne pas masquer l’anneau de fer), d’un manteau en toile muni d’une capuche, d’un béret et d’une paire de chaussures bicolores (noires et blanches), qui sont uniquement utilisées par les esclaves et permettent non seulement de reconnaître au premier coup d’œil le statut de l’individu, mais également de lutter contre les éventuels trafics de chaussures et les tentatives de vols. Les dépenses de l’Ordre sont nettement plus limitées en ce qui concerne les esclaves âgés : hommes et femmes ne reçoivent que la nourriture et plus aucun habit neuf, devant se contenter des vêtements récupérés sur les dépouilles des esclaves décédés60.

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21 En revanche, les esclaves malades reçoivent des soins assez rares, qui reflètent à la fois l’importance du vœu d’hospitalité prononcé par les chevaliers et leur souci de conserver leur main-d’œuvre en bon état. Chaque prison dispose donc d’une infirmerie (la Sacrée Infirmerie de La Valette n’est pas ouverte aux non-chrétiens), où les esclaves alités sont soignés et bien nourris, afin de hâter leur guérison : on leur donne du poulet et du veau, du pain blanc, du vin. Ils sont couchés sur des paillasses individuelles qui sont régulièrement aérées ou changées, contrairement aux autres litières des prisons. Ils sont pansés avec des bandes de coton propres, régulièrement opérés, visités et soignés par le barbier et le chirurgien du lieu ; en cas de guérison, ils reçoivent à leur sortie de l’infirmerie de nouveaux vêtements neufs et propres61.

22 À l’origine, l’esclavage n’était pas pour l’ordre de Malte une volonté politique définie. C’est l’essor de l’activité corsaire, ayant pour corollaire une augmentation spectaculaire du nombre de captifs juifs et musulmans – dont il faut organiser le rachat ou la gestion du quotidien dans le port –, qui a fait de l’esclavage un point crucial de réflexion pour les Hospitaliers. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la plupart des règlementations sont prises, ou renforcées, peu après trois révoltes serviles, qui réveillent la crainte latente des chevaliers de voir s’allier aux Barbaresques les esclaves musulmans détenus à Malte. Depuis la capture des hommes jusqu’à leur détention dans l’île, une politique de gestion de l’esclavage est ainsi progressivement définie, afin que cette activité apparaisse toujours compatible avec le rôle même de l’Ordre en Méditerranée, qui est de lutter contre l’islam et de faire de Malte un boulevard de la chrétienté au Ponant.

NOTES

1. . Archives of the Order of Malta (AOM), 101, f. 158v-166r, 17 juin 1605. 2. . AOM 260, ff. 74v-75r, 8 avril 1660. 3. . AOM 108, f. 62v, 16 janvier 1625. 4. . Archivio Segreto Vaticano (dorénavant ASV), Segretaria di Stato (dorénavant SS), Malta 13, f. 6v, 5 janvier 1658. 5. . Michel Fontenay, « L’esclave galérien dans la Méditerranée des Temps Modernes », dans Henri Bresc (dir.), Figures de l’esclave au Moyen Age et dans le monde moderne, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 119. 6. . Les chiffres correspondent à la moitié de la flotte seulement, le document ne donnant la composition de la chiourme que pour deux galères, alors que l’Ordre en possède quatre. 7. . Michel Fontenay, « L’Empire ottoman et le risque corsaire au XVIIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. XXXII, avril-juin 1985, p. 195-196 (l’article est réédité dans Michel Fontenay, La Méditerranée entre la Croix et le Croissant. Navigation, commerce, course et piraterie, XVI e- XIX e siècle, Paris, Classiques Garnier, Collection Les Méditerranées n° 1, 2010). 8. . AOM 100, f. 278v, 15 mai 1603. 9. . AOM 415 à AOM 482,LibriBullarum, passim. 10. . Michel Fontenay, « Routes et modalités du commerce des esclaves dans la Méditerranée des Temps Modernes (XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles) », Revue Historique, n° 640, 2006/4, p. 813-830.

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11. . Sur cette nuance entre captifs et esclaves, et sur le commerce des captifs en Méditerranée, je renvoie particulièrement à Wolfgang Kaiser, « L’économie de la rançon dans la Méditerranée occidentale (XVIe-XVIIe siècle) », Hypothèses, 2006/1, p. 359-368 ; Wolfgang Kaiser (dir.), Le commerce des captifs. Les intermédiaires dans l’échange et le rachat des captifs en Méditerranée, XVI e-XVII e siècle, Rome, Collection de l’École française de Rome, 2008. 12. . ASV, SS Malta 3, f. 120v, sans date. 13. . AOM 456, f. 286v, 1er novembre 1608. 14. . AOM 456, f. 292v, 20 mars 1609. 15. . AOM 457, f. 268v, 14 juin 1610. 16. . AOM 457, f. 268r, 14 juin 1610. 17. . AOM 255, f. 30r, 2 décembre 1623 ; AOM 256, f. 42v, 2 décembre 1625. 18. . AOM 260, ff. 125r-125v, 18 mai 1662. 19. . Bernard Vincent, « L’esclavage en milieu rural espagnol au XVIIe siècle : l’exemple de la région d’Alméria », dans Henri Bresc (dir.), Figures de l’esclave au Moyen Âge…, op. cit., p. 165-176 ; Maurice Aymard, « De la traite aux chiourmes : la fin de l’esclavage dans la Sicile moderne », Bulletin de l’Institut Historique Belge de Rome, n° 44, 1974, p. 20. 20. . Godfrey Wettinger, « Agriculture in Malta in the Late Middle Ages », dansProceedings of History week 1981, Maltese Historical Society, Malte, 1982, p. 58. 21. . AIM (Archives of the Inquisition of Mdina), 6571, DegliSchiavi,f. 94r-94v. 22. . Anne Brogini, Malte, frontière de chrétienté (1530-1670), Rome, École française de Rome, 2006, p. 359-361. 23. . AIM, Proc. 41B, f. 461r-462v, 30 mars 1626. 24. . AIM, Proc. 27, f. 9r, 18 juin 1607. 25. . AIM, Proc. 43B, f. 520r, 20 juillet 1623. 26. . AIM, Proc. 60, f. 32r, 4 septembre 1646. 27. . Anne Brogini, Malte, frontière de chrétienté…, op. cit., p. 663-664. 28. . Godfrey Wettinger, Slavery in the Islands of Malta and Gozo, ca. 1000-1812, Malte, Publishers Enterprises Group Ltd, 2002, p. 145-151. 29. . AOM 287, Chapitre général de 1539, f. 43v. 30. . AOM 109, f. 214r, 3 juillet 1629. 31. . AOM 6571, DegliSchiavi, f. 92v. 32. . Godfrey Wettinger, Slavery in the Islands of Malta and Gozo…,op. cit., p. 145-146. 33. . Bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence (BMA), Ms 1104, Sopra la congiuradeglischiavi di Malta scoperta il di 6 giugno 1749, non folioté. 34. . AOM 6571, f. 92r-92v. 35. . AOM 287, f. 43v, Chapitre général de 1539 ; AOM 290, f. 38r-40v, Chapitre général de 1574 ; AOM 293, f. 108v-109r, Chapitre général de 1597. 36. . AOM 95, f. 115r, 6 septembre 1578 ; AOM 96, f. 43r-43v, 4 mai 1582. 37. . AOM 6571, f. 96r-96v. 38. . BMA, Ms 1097, Relazionedellostato e governodellaGranPrigione dei Schiavi in Malta data alla CongregazioneEconomica per levarecertiabusiintrodotti in pregiudiziodelVenerando Commun Tesoro, 1765, non folioté. 39. . AOM 6571, f. 88r-88v. 40. . Le but de l’esclavage méditerranéen étant moins la force de travail du captif que sa revente au meilleur prix, un esclave est dit « taillé » quand un acte officiel, généralement notarié, a défini les modalités précises de son rachat (prix, désignation d’un intermédiaire et montant de sa commission, lieu de rassemblement de la somme et date finale de son versement au propriétaire). La taille peut durer de quelques mois à plusieurs années. 41. . AOM 100, f. 248r-248v, 13 août 1602. 42. . AOM 6571, f. 88v-89r.

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43. . AOM 6571, f. 89r. 44. . AOM 6571, f. 96r-96v. 45. . AOM 288, f. 29r-29v, Chapitre général de 1555 46. . AOM 292, f. 63r-64r, Chapitre général de 1588. 47. . AOM 291, f. 46r-46v, Chapitre général de 1583 ; AOM 292, f. 63r-64r, Chapitre général de 1588 ; AOM 293, f. 63r-65v, Chapitre général de 1597 ; AOM 294, f. 79v-82v, Chapitre général de 1603. 48. . AOM 99, f. 32r-32v, 3 août 1595. 49. . AOM 6571, f. 96v. 50. . AOM 293, f. 66r, Chapitre général de 1597. 51. . AOM 294, f. 124r, Chapitre général de 1603. 52. . AOM 6571, f. 96v. 53. . AOM 6571, f. 93r-93v. 54. . AOM 6571, f. 93r-93v. 55. . AOM 6571, f. 95r-95v. 56. . AOM 6571, f. 91r-91v. 57. . AOM 6571, f. 101r. 58. . AOM 6571, f. 102r-102v. 59. . AOM 290, ff. 38r-40v, Chapitre général de 1574 ; AOM 293, ff. 102v-109r, Chapitre général de 1597 ; AOM 294, f. 115v-123r, Chapitre général de 1603. 60. . AOM 6571, f. 102r-102v. 61. . BMA, Ms 1097, non folioté.

RÉSUMÉS

La pratique de l’esclavage n’est pas nouvelle pour les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem à l’époque moderne, ni pour l’île de Malte. Mais l’essor formidable de l’activité corsaire aux xvie et xviie siècles transforme Malte en plaque-tournante de l’esclavage méditerranéen. L’arrivée massive d’esclaves non-chrétiens, puis leur résidence dans le port conduit l’Ordre de Malte à structurer et à règlementer progressivement la pratique corsaire et commerciale (modes et lieux de capture, lieux et prix de revente, choix des esclaves…) ainsi que tous les aspects du quotidien servile dans l’île (fonctionnement des prisons, modes de rachat sur place, travaux imposés, fréquentation des espaces publics, procédures de conversion, etc.).

Slavery was not new to the early modern Order of the Hospital of Saint John of Jerusalem, nor was it new on Malta. But the notable growth of corsairing in the sixteenth and seventeenth centuries turned Malta into an important center for Mediterranean slavery. The massive arrival of non-Christian slaves, who lived in the port, led the Order of Malta to structure and regulate corsairing and commerce (including methods of capture, resale sites and prices, the choice of slaves, etc.) as well as all aspects of slaves’ daily live on the island such as prisons, redemption, labor obligations, presence in public areas and conversion.

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INDEX

Keywords : slavery, Malta, orders, port life, religion Mots-clés : esclavage, Malte, ordonnances, vie portuaire, religion

AUTEUR

ANNE BROGINI

Maître de conférences en histoire moderne à l’université Nice Sophia Antipolis, ancienne membre de l’école française de Rome, Anne Brogini est membre du CMMC. Spécialiste de la Méditerranée moderne, ses travaux portent sur le concept de frontière, les interfaces méditerranéennes (îles du Ponant, rivages), les relations entre chrétiens et musulmans (guerre, course, commerce, religion), le comté de Nice et le duché de Savoie, ainsi que l’Ordre de Malte. Elle est l’auteur de nombreux articles et ouvrages, parmi lesquels Malte, frontière de chrétienté, 1530-1670 (Rome, BEFAR, 2006), Des marges aux frontières. Les puissances et îles en Méditerranée à l’époque moderne (dir., Paris, Classiques Garnier, 2010) et 1565. Malte dans la tourmente. Le Grand Siège de l’île par les Turcs (Paris, Bouchène, 2011).

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Être esclave à Malte à l’époque moderne

Elina Gugliuzzo

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’italien par María Ghazali

1 Au bout de 55 jours de siège, le mardi 29 mai 1453, Constantinople est prise par les Turcs. La prise de Constantinople a frappé les esprits des occidentaux. La possession de la ville donne à Mehmed II (désormais surnommé Fatih : le Conquérant) le dernier maillon qui lui manquait entre l’Europe et l’Asie. Constantinople – plus tard Istanbul – devient la capitale d’un empire de plus en plus redoutable, dont les dynasties d’Europe orientale et de la mer Égée reconnaissent la suzeraineté et avec qui Génois et Vénitiens s’empressent de conclure des accords commerciaux et des traités de paix. Constantinople occupe une position stratégique exceptionnelle : carrefour terrestre et maritime à la fois, elle fait le lien entre l’Asie et l’Europe, la Méditerranée et la mer Noire. Elle est la maîtresse du Bosphore, ce qui lui permet d’être naturellement bien protégée et de contrôler les détroits. Son port, abrité dans la Corne d’or, est une plaque tournante du commerce entre Orient et Occident.

2 Cette affirmation s’accompagne de préjugés qui alimentent la « peur du Turc », ce que Franco Cardini a qualifié du « cauchemar turc »1. L’ignorance et les malentendus entre l’Europe et l’Islam suscitent la crainte de l’Autre. Cette situation marque les relations entre l’Europe et l’Empire ottoman pendant toute l’époque moderne. Les considérations sur l’Islam, comme facteur de troubles dans les relations internationales, sont légitimées par des représentations sédimentées sur plusieurs siècles2.

3 En Méditerranée, l’effort international des États européens connaît un échec grave avec la chute de la forteresse de Rhodes en 1522. Les chevaliers se replient vers l’ouest, à Malte, point de contrôle de circulation entre les deux bassins méditerranéens. L’Ordre au xve siècle est surtout engagé dans un combat défensif. Grâce à leur puissance navale, les Turcs peuvent tenir le littoral d’Afrique du Nord (Alger, Tunis et Tripoli). Entre 1520

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et 1566, l’Empire ottoman a atteint son extension maximale en Europe : la Grèce et l’ensemble des régions balkaniques et danubiennes forment en son sein ce que les Ottomans appellent le pays des Roumis, la Roumélie, soit la chrétienté. Au début du xvie siècle, l’Empire ottoman domine la moitié des rivages méditerranéens. Dans le cadre de l’opposition entre les deux rivages, de nombreux prisonniers sont réduits en esclavage.

4 L’existence d’un commerce important d’esclaves en Méditerranée et de nombreux marchés, aussi bien dans le monde chrétien que musulman, a entraîné pour beaucoup d’hommes et de femmes des changements de maîtres, qui pouvaient être de religions différentes, et a pu générer des conversions successives d’individus. Les marchés d’esclaves étaient florissants un peu partout et se nourrissaient de l’activité corsaire : Malte, Livourne, Venise, Naples, Gênes, la Sicile, Marseille, Barcelone, Cadix, les Baléares furent des centres de transactions. Entre les puissances chrétiennes, Malte et l’ordre des chevaliers de Saint-Jean représentèrent le « boulevard de la chrétienté » contre les Turcs, en particulier, contre les puissances barbaresques. Mais la maîtrise des mers était surtout un enjeu pour les économies. L’activité corsaire fut une lutte équitable et équilibrée entre les divers protagonistes, et non, comme le véhicule trop souvent une historiographie européocentriste orientée, noble et chevaleresque chez les chrétiens et barbare chez les musulmans. En réalité, ce brigandage maritime réciproque, à prétexte religieux, fut une activité largement institutionnalisée. Dans cette course à l’enrichissement, les chevaliers de Malte chassent également pour leur compte et pour celui de leurs armateurs, comme le font les galères toscanes de l’ordre de Saint-Étienne, ou les corsaires au service du roi de France ou d’Angleterre. Les galères de l’Ordre jouaient, aux xvie et xviie siècles, un rôle important dans une action concertée avec d’autres forces chrétiennes contre l’ennemi commun. Les esclaves en étaient le moteur humain indispensable.

Malte, l’ordre des chevaliers de Saint-Jean et la course

5 À la reconnaissance de l’existence d’une guerre de course chrétienne – dont on doit considérer, entre les principaux représentants, les chevaliers de Malte et ceux de Saint- Étienne – suivit donc l’admission d’un esclavage « musulman », c’est-à-dire de Musulmans (Turcs d’Anatolie, des et du Maghreb)3, de Noirs et d’autres, en chrétienté. L’esclavage musulman était le pendant de l’esclavage chrétien en terre d’Islam. Les captifs, chrétiens ou musulmans, étaient de part et d’autre de plus en plus nombreux. Leur existence constituait un lien important dans les relations entre le Maghreb et l’Europe4.

6 L’exemple de Malte est significatif. Depuis que l’île avait été cédée par Charles Quint à l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, « à titre de fief noble, libre et franc »5, ces « soldats » y avaient transporté leur « raison d’être »6, c’est-à-dire la lutte contre l’infidèle, sur terre comme sur mer7. L’ardeur guerrière des chevaliers n’avait pas tardé à s’émousser, au point que les croisières des vaisseaux de l’Ordre au xvie siècle étaient davantage prétextes à des fêtes et réceptions brillantes dans les ports chrétiens, qu’à de furieux combats contre l’infidèle en mer. Chaque année, l’Ordre armait une demi-douzaine de grosses galères, renforcées au xvie siècle par trois à quatre vaisseaux ou frégates, pour intervenir contre le commerce musulman en mer et effectuer des razzias dans les villages côtiers non défendus. Ces opérations étaient menées, soit par les seuls

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bâtiments de la Religion, soit en coopération avec d’autres escadres – vénitiennes et napolitaines en particulier – en guerre contre le Grand Seigneur ou les puissances barbaresques.

7 L’histoire de l’ordre de Malte, et l’histoire même de Malte, aux xvie et xviie siècles, est essentiellement liée à la course, non seulement pour défendre le monde chrétien, mais aussi pour mener des actions contre les pays du Maghreb et ses habitants8. Les « corsaires » du Grand Maître obtinrent tout d’abord des licences pour accomplir de véritables razzias dans les pays du Maghreb et en Méditerranée occidentale. Mais, à partir de 1720, les licences furent étendues, plus à l’est, à la Méditerranée orientale, où les corsaires attaquaient le plus souvent des navires grecs sous prétexte qu’ils transportaient des marchandises appartenant aux Turcs.

8 Cette forme maritime de croisade servait surtout à justifier leur existence aux yeux de la chrétienté et cette raison d’être restait pour l’Ordre la meilleure légitimation de ses richesses et de son statut9. Dans cette course, s’il s’agissait d’intervenir « au détriment de l’infidèle » ou « au bénéfice de notre Religion et de toute la chrétienté »10, les ordres donnés avant leur départ aux capitaines des vaisseaux par le Grand Maître et le Conseil étaient avant tout de « courir les mers pour faire une riche prise et tirer un bon butin » 11. C’est ce qui fit le général des galères, Jacques François de Chambray, en 1732, au cours d’une campagne au Levant, lorsqu’il captura La Sultane armée de 70 canons et son convoi. Le butin consista en canons, 126 quintaux de poudre, voiles de rechange, deux câbles, 70 couffes de riz, du biscuit et « d’autre embarrasse qui s’est trouvé bon », mais aussi en 117 « Turcs devenus esclaves et […] quatorze chrétiens jusqu’ici esclaves à qui [fut] rendue la liberté »12. Le pavillon de Saint-Jean ne flottait d’ailleurs pas seulement sur les bâtiments armés dans l’île, mais aussi fort souvent sur les bâtiments espagnols, italiens, français ou autres, devenus maltais, par la grâce de quelques lignes sur les registres du « Tribunal des Armements » et du Liber Bullarum à La Valette13. Ainsi, l’accroissement des opérations maritimes des chevaliers eut pour conséquence une augmentation du nombre d’esclaves, tant de ceux possédés par des propriétaires privés que de ceux qui appartenaient à l’Ordre.

Les esclaves à Malte

9 Que devenaient les prisonniers lorsqu’ils arrivaient à Malte ? Après leur quarantaine, les esclaves les plus jeunes et vigoureux étaient recrutés comme galériens et comme main-d’œuvre pour les travaux publics, en particulier pour les fortifications14. Les autres étaient vendus aux enchères sur le marché public de la Valette15. « On trafique les hommes comme des animaux », affirme Roland de la Platière16.

10 L’ordre de Saint-Jean rencontrait souvent beaucoup de difficultés à trouver suffisamment d’esclaves pour les galères, malgré le fait que leur nombre était complété par les forçats, les rameurs libres salariés (buonavoglie) et les marins17. Les prises effectuées en mer par les navires de l’Ordre constituaient la principale source d’approvisionnement en esclaves18. Une fois arrivés à destination, ils étaient mis en vente sur la place du marché, presque nus, et à ce moment commençait leur inspection. L’état de leur dentition était très important parce qu’on devait vérifier s’ils pouvaient manger les biscuits secs fournis sur les vaisseaux corsaires. Les esclaves, chrétiens ou musulmans, qui ramaient sur les galères souffraient souvent de véritables martyres : on pouvait leur couper le nez ou les oreilles. Quant à l’achat d’esclaves musulmans, qui

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contribuait à l’accroissement des puissances maritimes chrétiennes, il devait s’effectuer, pour d’évidentes raisons de sécurité, hors des territoires sous domination du Grand Seigneur. Les consuls se chargeaient alors de satisfaire à des demandes émanant de leurs autorités, tout comme ils le faisaient pour d’autres marchandises19.

11 Pour diminuer les risques de révolte, le nombre d’esclaves ne devait pas dépasser un certain pourcentage de la chiourme : entre 15 et 30 %20. Le chef des rameurs de chaque banc faisait exécuter tous les mouvements commandés par le comite ou par le commandant des galères. Le comite, ou agozzino21, avait suffisamment d’expérience pour organiser les bancs de rames en fonction des qualités de chacun. Les galères devaient avoir au moins cinq rameurs à chaque rame et vingt autres en réserve22. Le riveditore (inspecteur) s’occupait de la gestion des galères. Il s’embarquait chaque fois que partaient les galères. Il était responsable des gages des capitaines et de l’équipage, et il devait pourvoir à tous les besoins des galères. Il devait empêcher le pillage après un combat et, si un esclave mourait, on ne pouvait pas le jeter à la mer sans qu’il ne l’eût vu23.

12 Les galériens étaient au centre d’un enjeu important entre la France et l’Espagne, soit les deux principales puissances armant des galères. Leur prix montait sensiblement quand la demande se faisait pressante et l’offre rare. La masse des galériens était fournie, en dehors des condamnés de droit commun, par les achats de « Turcs » sur les marchés d’esclaves de la Méditerranée.

13 L’aspect religieux n’est certainement pas le plus important en la matière : tout était bon pour faire ramer sur les galères. Les « Turcs » qui se convertissaient au catholicisme dans l’espoir d’échapper à la chiourme, demeuraient galériens, sans aucune amélioration de leur sort24. Au contraire, la société islamique était plus ouverte que la chrétienne. Des villes cosmopolites comme Alger ou Tunis excluaient tout sentiment de xénophobie une fois qu’un étranger devenait musulman. Les renégats jouissaient du statut politique et social des Turcs d’origine. Cette assimilation se concrétise dans l’expression qui sert alors à les désigner : « Turcs de profession », c’est-à-dire devenus turcs par profession de foi de la religion des Turcs d’origine. N’avons-nous pas l’exemple de jeunes esclaves chrétiens ayant obtenu le titre de Grand Amiral de l’Empire ottoman, comme ce fut le cas de Mehmet Sokollu ou encore de Khaireddine Barberousse25. Les privilèges de naissance ne comptaient pas : le mérite, le courage et le savoir-faire étaient les seules qualités qui entraient en compte dans la fortune du renégat. Les renégats espagnols, italiens, portugais ou anglais pouvaient tirer beaucoup de profits d’un commerce de biens et de personnes né de l’affrontement entre islam et chrétienté en Méditerranée. Parmi les victimes de la guerre de course, bon nombre passait à l’ennemi sous la contrainte, si l’on en croit les Mercédaires et les Trinitaires, mais il faut dire aussi que parfois il s’agissait d’un choix délibéré. Pilotes et charpentiers de marine, aux compétences fort prisées dans une telle économie, y trouvaient leur compte en se convertissant. Si la course a signifié la chasse à l’esclave, dès lors que l’on remplacera la galère par le voilier, cette activité commencera à diminuer : la réduction de la demande en rameurs entraînera la chute du nombre d’esclaves.

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La provenance des esclaves à Malte

14 Outre les archives de l’Inquisition romaine et les registres de la Quarantaine de Malte, qui nous renseignent sur l’identité et la provenance des esclaves à Malte, les registres des baptêmes des paroisses de l’île représentent une source d’information des plus utiles26. Ainsi, l’église Saint-Antoine, connue aussi sous l’appellation de Notre-Dame des Victoires, conserve les traces des baptêmes des esclaves qui relevaient de l’Ordre, à savoir de la juridiction du prieur conventuel de l’Ordre. Le terme que nous retrouvons le plus dans tous les documents est « turc », ce qui veut dire simplement « musulman » 27, sans signification ethnique précise. Et même si un certain nombre de vieilles maisons des villes ont encore la statue d’un homme noir en haut de leur escalier, l’on sait que l’esclave type à Malte, au début de l’époque moderne, c’était le Maure ou le Turc. Du début du xvie jusqu’au xviie siècle, Malte en posséda en permanence entre 500 et 2 000, puis environ 3 000 dans les premières décennies du xviiie siècle28.

15 À propos de leur statut, l’historien français Michel Fontenay dit : Quel que fût le qualificatif qui le désignait – esclave, turc, juif, noir, et tous ces termes éventuellement utilisés au féminin –, il s’agit d’un esclave au sens classique du mot : un être réifié, considéré comme une simple marchandise et mis en vente pêle-mêle avec des animaux (chameaux, ânes, chevaux) au milieu d’un amoncellement de nourritures et d’objets divers : sacs de blé, paniers de dattes, jarres d’huile, balles de laine, rouleaux d’étoffe, cuirs bruts, caisses de savon, herbes et épices de toutes sortes. Dans la justification de cette condition intervenait le fait que les esclaves étaient les prisonniers d’une guerre sainte29.

16 À part des Maures et des Turcs, les prisons des esclaves de Malte contenaient quelques représentants isolés de plusieurs autres nations et races. Avant l’arrivée des chevaliers de Saint-Jean à Malte, et dans les premières années de leur gouvernement sur l’île, une importante proportion d’esclaves appartenait à des propriétaires privés et étaient dits « di Etiopia », c’est-à-dire d’Éthiopie, principalement des Africains de race noire. Dans des documents postérieurs, le Bornou est plusieurs fois mentionné comme pays d’origine des esclaves noirs. Selon Godfrey Wettinger, la présence d’esclaves noirs pourrait s’expliquer parce que l’Ordre possédait alors « Tripoli en même temps que l’archipel maltais. De ce fait, il devait être plus aisé d’acquérir des Noirs en les achetant directement sur les marchés d’esclaves d’Afrique du Nord »30.

17 Le prix d’un esclave s’évaluait non seulement en fonction de sa valeur d’usage,mais surtout par rapport à sa valeur d’échange, celle qui permettrait de faire un bénéfice au moment d’une revente, valeur qui dépendait non seulement des possibilités financières réelles ou supposées du captif, mais aussi des facilités plus ou moins grandes à faire venir la rançon. À Malte ou Livourne, comme à Tripoli ou Alger, les acheteurs se disputaient ces « captifs de rachat », dont le prix pouvait ainsi monter très haut31.

Le rachat et ses acteurs

18 Le commerce transméditerranéen des captifs était une composante non négligeable des échanges économiques entre l’Occident et le Maghreb32. Il mettait en jeu, des deux côtés de la Méditerranée, toute une série d’intermédiaires publics ou privés, laïcs ou religieux, avec transferts de fonds et de marchandises supposant des mécanismes d’échange souvent complexes. Le rachat par les institutions chargées de la rédemption

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donnait lieu à des rançons collectives négociées avec les autorités locales, ce qui impliquait des voyages organisés à cette seule fin et le nolisement d’un bâtiment d’assez gros tonnage grâce aux capitaux obtenus par une mobilisation de la charité publique. Toutefois, la plupart des rachats se faisaient par voie individuelle. Le captif négociait lui-même avec son maître le prix de la rançon, puis il devait se démener pour négocier un crédit sur place ou obtenir le secours de ses proches, et finalement faire parvenir le montant du rachat (augmenté d’importants frais annexes) jusqu’à son lieu de détention. Il y avait, dans tous les ports de Méditerranée, des hommes d’affaires toujours prêts à s’investir dans ce type d’opération33.

19 À Malte, les captifs turcs ou barbaresques devaient recourir à des marchands chrétiens ou bien à des coreligionnaires qui avaient été libérés parce que trop vieux ou estropiés (donc sans valeur d’usage) et qui avaient obtenu un sauf-conduit du Grand Maître pour revenir avec le montant des rançons en numéraire ou en bijoux, voire en nature sous forme d’huile d’olive ou de ballots de soie : des procédures, on le voit, plus aléatoires et surtout beaucoup plus lourdes à mettre en oeuvre que le recours aux lettres de crédit sur Livourne34. Si bien que les libérations d’esclaves musulmans se faisaient au compte- gouttes et le plus souvent dans le cadre d’un accord d’échange d’État à État.

20 À Malte, la rançon d’un esclave en bonne condition physique s’établit entre 1680 et 1720, au moins au triple de sa valeur marchande, en tant que galérien35. Le trésorier de l’ordre de Malte préférait naturellement recevoir des rançons élevées, plutôt que les sommes bien inférieures que lui proposaient les intendants des galères d’Espagne, de France ou de Naples.

21 L’institution maltaise spécialisée dans les négociations pour le rachat des esclaves, fondée en 1607 par le Grand Maître Alof de Wignacourt et dirigée par le père Raffaele, fut le Mont de Rédemption. Pour négocier les rançons, on se voit, on se reçoit, on se fête parfois, car la guerre sainte, loin d’être entière, excessive et sans merci, a sa règle du jeu, que respectent les protagonistes, parce qu’elle permet à ce combat de n’être pas un enfer permanent36. Il y avait aussi d’autres confréries, qui s’occupaient du rachat des prisonniers : la confrérie de La Sainte Trinité et de la Rédemption des Esclaves (Confraternità della Santissima Trinità e Redenzione degli Schiavi) à Senglea, fondée le 25 mars 1652, et la confrérie de La Charité (Confraternità della Carità) dans la paroisse Saint-Paul de La Valette, fondée le 7 avril 1631 par Giovanni Domenico Denapoli. Les confréries, les ordres religieux et les œuvres charitables participaient d’un jeu politique et d’une économie de la rançon, liant les acteurs de ces échanges interculturels dans une connivence tacite. Loin d’une confrontation entre ennemis religieux, se dégage l’image d’échanges profitables qui produisaient une redistribution des richesses dans l’aire méditerranéenne.

L’intégration des esclaves : ses formes et ses limites

22 Les formes d’intégration des esclaves à la société maltaise apparaissent à différents niveaux. Lors des festivités, comme celle de Mnarja où les diverses catégories de population pouvaient participer à des courses de chevaux montés à cru, les esclaves avaient leur place37. À l’instar des hommes libres, les esclaves pouvaient posséder des biens et en disposer par contrat, comme le prouve la vente, pour 40 carlins, d’un âne par Martinus, l’esclave d’Andreas Attard38. Le nombre considérable d’affranchissements est également un témoignage des bonnes relations qui existaient entre les hommes

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libres et les esclaves. Esclaves, et esclaves affranchis, apparaissent aussi comme héritiers dans les testaments : Damiata de Rasoullo légua un terrain à Marsuc, esclave affranchi de son mari Antonio (manumissus Antonii sui mariti), à condition que ce terrain ne fût pas aliéné mais qu’il restât à ses enfants et ou à l’Eglise s’il n’avait pas de descendance (filiis suis et si decesserit sine filiis ad ecclesias)39.

23 La participation active des esclaves à la vie économique et sociale de l’île de Malte est l’un des moyens permettant de mesurer leur degré d’intégration dans la société. L’arsenal de Malte à l’époque des chevaliers n’était pas très important, toutefois il ne faudrait pas non plus le sous-estimer outre mesure. L’arrivée des chevaliers avait signifié une mutation fondamentale de l’espace maltais, dans lequel l’arsenal devint le symbole du paysage maritime. Les premiers renseignements relatifs à un chantier de construction remontent au xive siècle. Selon Godfrey Wettinger, spécialiste de l’histoire médiévale maltaise, seul les radoubs étaient effectués à Birgu. La construction restait du ressort de l’arsenal royal de Sicile, ou d’autres, comme ceux du royaume d’Aragon. Cela se vérifie aussi à travers l’analyse urbaine de l’île. Jusqu’en 1530, Birgu n’était qu’un petit faubourg protégé par le château, quand dans le reste de la Méditerranée, les villes à arsenaux étaient toujours peuplées d’au moins 5 000 personnes.

24 Esclaves et forçats étaient employés dans l’arsenal, en tant qu’ouvriers non qualifiés, nettoyeurs, ou pour arrimer les cargaisons. Ils étaient essentiels également pour le transport de l’équipement lourd, le bois de construction ou d’autres approvisionnements entre les magasins, situés en différents endroits des bassins, et l’arsenal. Habituellement, l’on prévoyait un complément de30 esclaves et forçats pour travailler à l’arsenal, quota que l’on prenait de la prison des esclaves ou sur les galères40.Quand les galères étaient dans le port, l’arsenal assignait encore onze esclaves ; il y avait en outre 24 autres esclaves qui travaillaient aux magasins de l’arsenal et sur des vaisseaux de ligne41. L’arsenal était bien équipé : « Qu’un gros bâtiment souffre dans la Méditerranée, il ne peut se réparer, se fournir de gros agrêts (sic), de mâtures, voiles, câbles, etc., dans presque aucun port. À Malte, on trouve de tout, et les meilleurs ouvriers pour préparer et mettre en place »42.

25 Comme l’a remarqué Anne Brogini, la prison est le lieu où l’esclave retrouve ses « pairs » et peut parler sa langue – arabe, hébreu – et surtout l’endroit par excellence où s’affichent librement le culte et l’appartenance religieuse. Au sein de chaque prison, les esclaves peuvent se réunir librement dans un local pour prier. En 1602, le capitaine du Saint-Office témoigne auprès de l’Inquisiteur qu’il a vu dans la prison, plusieurs Juifs installés dans la pièce qui leur sert de synagogue et il précise que« tous les Juifs chantaient, au point que cela s’entendait de la rue »43. Les musulmans font de même : ils pouvaient célébrer les fêtes de leur culte en prison, mais ils ne bénéficiaient que d’un jour férié par fête. Dans les écrits de Burchard Niderstedt de 1659, il y est rapporté que les esclaves de Malte jouissaient de la liberté de pratiquer leur « culte mahométan »44.

26 La taverne est aussi le lieu par excellence où les esclaves fréquentent les hommes et surtout les femmes : « La prostitution est en effet une activité courante dans le Grand Port, et concerne aussi bien les esclaves que des femmes libres qui comparaissent alors devant l’Inquisiteur, pour avoir bravé un double interdit en fréquentant des hommes à la fois non chrétiens et de condition »45. Les esclaves jouissent donc à Malte d’une certaine forme de liberté : ils ont l’opportunité de se fréquenter, de se réunir dans des lieux (mal contrôlés par les autorités), et de créer des réseaux parfois actifs de solidarité (plan d’évasion, organisation de rachats).

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27 Mais cette apparente liberté est tolérée parce que justement favorable aux possibilités de rachat des esclaves. Malte laisse en effet miroiter aux yeux de sa population servile des possibilités infinies de retrouver sa liberté : l’expectative d’un rachat, l’éventualité d’un échange, la conversion au catholicisme, même si cette dernière possibilité débouchait rarement sur un affranchissement.

28 La grande majorité des esclaves acceptait son sort et s’adaptait peu à peu à la société maltaise, cependant on ne peut pas ignorer non plus quelques témoignages qui montrent comment la condition servile produisit des actes de violence. En 1749, une révolte faillit rendre la liberté à tous les esclaves de l’île et, en même temps, mettre ce « boulevard de la Chrétienté » sous la domination du bacha de Rhodes. Cet événement inouï fut relaté et commenté par divers auteurs, des chevaliers de différentes nationalités et des Maltais. La National Library of Malta en conserve six Relations en italien, une en portugais, une autre en français et deux Discours. La Relation de la conspiration tramée par le bacha de Rhodes contre l’île de Malte décrit « la plus noire des trahisons et l’ingratitude la plus marquée » du bacha de Rhodes, à qui le Grand Maître avait rendu la liberté46.

29 L’histoire commence le 1er février 1748, quand une mystérieuse galère turque, anciennement commandée par le bacha de Rhodes, entre dans le grand port de Malte. Le bacha avait été fait prisonnier par des esclaves chrétiens qui, ayant attendu le moment où la plupart des musulmans étaient à terre, s’étaient révoltés contre leurs maîtres, les avaient arrêtés et s’étaient emparés de la galère. Le Grand Maître, par l’entremise du roi de France, avait rendu sa liberté au bacha de Rhodes, mais celui-ci avait aussitôt comploté pour prendre le pouvoir à Malte.

30 Une rébellion devait avoir lieu le 29 juin, jour où le Grand Maître se rendait traditionnellement à Mdina pour célébrer avec les autres chevaliers et les Maltais la fête de saint Pierre et saint Paul. Le Grand Maître devait être assassiné, puis on devait massacrer le capitaine des gardes et les autres chevaliers. Les esclaves devaient s’emparer du fort Saint-Elme et ensuite du palais du Grand Maître. Le bacha pouvait ainsi devenir maître de la ville et de l’île, en attendant des secours d’Alger, de Tunis et de Tripoli, où il avait envoyé des lettres pour demander de l’aide. Mais le complot fut découvert47 : beaucoup de conjurés furent exécutés et huit d’entre eux furent condamnés aux galères à perpétuité.

31 À la suite de cet événement, les anciennes lois de 1613 qui concernaient le déplacement des esclaves furent renforcées et de nouvelles lois furent promulguées le 23 juin 1749. Le droit de se réunir pour prier ne fut pas retiré aux esclaves, mais toutes sortes de restrictions concernèrent leurs mouvements et leurs vêtements. Ce n’était certainement pas la première fois que Malte et l’ordre des Chevaliers avaient à faire face à la menace turque et à la complicité des esclaves sur l’île48. Une autre révolte des esclaves eut lieu en février 1596 : plusieurs esclaves de la capitale, La Valette, et de la ville de Vittoriosa, s’étaient insurgés. Les prisonniers avaient refusé de dormir dans la Prison des Esclaves et avaient vagabondé quelques jours dans la campagne maltaise à la recherche d’un navire pour s’enfuir, incitant tous les esclaves qu’ils rencontraient à les rejoindre. Mais surtout, ils avaient dérobé les clefs de la capitale de l’île et ouvert de nuit les portes de la cité, enfreignant ainsi toutes les ordonnances49.

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Conclusions

32 La littérature, notamment hagiographique, a contribué à la construction d’un imaginaire européen où les relations entre monde chrétien et monde musulman étaient inexistants, ou tout du moins en opposition50. Mais dans des territoires comme Malte et le Maghreb, des circonstances historiques et géographiques rapprochaient chrétiens et musulmans. Des rapports incontestablement cordiaux existèrent à certains moments, comme par exemple en 1737 quand l’Ordre aida le bey de Tunis à se réinstaller sur son trône. Mais la principale raison était l’interdépendance économique des deux blocs. Malgré la guerre de course réciproque, Malte exerça un commerce important avec les régences : l’Ordre, en particulier, se comportait comme l’intermédiaire officieux de l’Europe marchande avec le monde musulman51. D’autre part, les marchands maltais circulaient partout dans le monde musulman.

33 L’éternelle croisade, défendue par les chevaliers contre les infidèles, a mené à la création et à la survie persistante d’importantes communautés musulmanes et juives à Malte jusqu’à la fin du xviiie siècle52. C’est certainement d’un intérêt considérable, pour ceux qui étudient l’esclavage en Méditerranée, que d’essayer de comprendre comment ces deux communautés religieuses antagoniques ont pu exister pendant si longtemps, apparemment en paix avec le reste de la population de l’île qui était catholique.

34 La division religieuse et, surtout, la représentation habituelle d’une ligne de démarcation, était très contradictoire et peut être trompeuse. La course en Méditerranée et le commerce des esclaves ont provoqué des allers-retours entre les deux religions, le changement de maître entraînant souvent un changement de religion. La présence des chrétiens et des musulmans qui s’y croisaient faisait de la Méditerranée centrale une voie publique très active.

35 Comme l’a écrit Corrado Vivanti, en rappelant les mots de Scipione Guarracino, l’historien devra chercher à « dépasser les fractures entre les différentes composantes ethniques et religieuses qui existent sur les rives de la mer intérieure, alors qu’aujourd’hui – en termes souvent inconsidérés – il est de bon ton d’en accentuer la portée »53.

NOTES

1. . Franco Cardini, Europe et Islam, Histoire d’un malentendu, Paris, Seuil, 2002, p. 279. Voir aussi Daniel Norman, Islam et Occident, Paris, Les éditions du Cerf, 1993, p. 13. [Texte original :Islam and the West. The Making of an Image, Édimbourg, The University Press, 1960]. 2. . Alexander H. de Groot, « The Ottoman Threat to Europe, 1571-1800 : Historical Fact or Fancy ? », dans Victor Mallia-Milanes (éd.), Hospitaller Malta 1530-1798 : Studies on Early Modern Malta and the Order of St John of Jerusalem, Malte, Mireva Publications, p. 199-254. 3. . Michel Fontenay, « Le Maghreb barbaresque et l’esclavage méditerranéen aux XVIe et XVIIe siècles », Les Cahiers de Tunisie, XLV, 1991, p. 7-44.

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4. . Henri Bresc, « Sicile, Malte et monde musulman », dans Stanley Fiorini et Victor Mallia- Milanes (éd.), Malta, a Case Study in International Cross-Currents, Malte, Malta University Publications, 1991, p. 47-79. 5. . Louis de Boisgelin, Malte ancienne et moderne, 3 vol., Paris, Madame Hocquart, 1809, III, p. 318. 6. . Michel Fontenay, « Charles-Quint, Malte et la défense de la Méditerranée », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 50-4, 2003, p. 7-28 ; Victor Mallia-Milanes, « Charles V’s Donation to the Order of St. John », dans ‘Peregrinationes’, Accademia Internazionale Melitense, vol. II, 2001. [En ligne] URL : www.orderofmalta.int/.../Charlesv_donation.pdf. 7. . Ettore Rossi, Storia della Marina dell’Ordine di S. Giovanni di Gerusalemme, di Rodi e di Malta, Rome/ Milan, SEAI, 1926, p. 102-111. 8. . La guerre de course a aussi donné des relations de campagnes en mer, que tout capitaine de vaisseau était obligé de rédiger en entrant dans le port de Malte, et qui étaient présentées au Conseil. Beaucoup de ces relations sont conservées dans les archives de la Bibliothèque Nationale de Malte ; les chevaliers français les rédigeaient dans leur langue. On y trouve des descriptions imagées, l’évocation des rencontres avec des vaisseaux amis et ennemis, et parfois des récits de batailles en mer, avec leurs morts, leurs blessés, et ceux qui tombaient en esclavage. 9. . Michel Fontenay et Alberto Tenenti, « Course et piraterie méditerranéennes de la fin du Moyen Âge au début du XIXe siècle », dans Actes du congrès de la commission internationale d’histoire maritime, 14e congrès des sciences historiques, Paris, CNRS, 1975, p. 77-136, réédité dans la Revue d’histoire maritime,no 6, 2006, p. 173-238. 10. . Michel Fontenay, « Les missions des galères de Malte : 1530-1798 », dansMichel Vergé- Franceschi (éd.), Guerre et commerce en Méditerranée, IX e-XX e siècle, Paris, Henri Veyrier, coll. « Kronos », vol. XII, 1991, p. 103-122. 11. . « Corseggiare per fare qualche buon bottino e ricca presa ».C’était l’expression utilisée dans les instructions que donnait le Grand Maître chaque fois que l’escadre de l’Ordre sortait en course. 12. . Carmen De Pasquale, « Voyageurs, corsaires, caravanistes : aventures en mer, spectacles dans les ports », The Northern Mariner/Le marin du nord,XV, no 2, Avril 2005, p. 40. 13. . Le Liber Bullarum des Archives de Saint-Jean et de La Valette renferme la copie de toutes les Bulles de la chancellerie de l’Ordre, en particulier « les patentes de course », délivrées à des armateurs privés. Ces patentes sont le plus souvent rédigées ad Pyraticam et mercaturam exercendam. 14. . Lorsque l’Ordre s’installe à Malte en 1530, son premier souci est de fortifier l’île. Le Grand Maître, Jean Parisot de La Valette commence, en 1566, la construction d’une ville fortifiée, La Valette, qui porte toujours son nom. Les Grands Maîtres successifs continuent à fortifier l’île le long de la côte. Malte devient un état souverain et l’Ordre a des ambassadeurs dans les principales villes d’Europe. 15. . Pierre Dan (le révérend père), Histoire de Barbarie et de ses Corsaires des Royaumes et des villes d’Alger, de Tunis, de Salé et de Tripoli, Paris, Pierre Rocolet, 1649, p. 438-440. 16. . François Moureau (dir.), Captifs en Méditerranée (XVI e-XVIII e siècle). Histoires, récits et légendes, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2008. 17. . On appelait buonavoglie les débiteurs qui, de leur propre gré, choisissaient de solder leurs dettes en ramant dans les galères de l’Ordre pour un temps spécifique.Godfrey Wettinger, « The Galley-Convicts and Buonavoglia in Malta during the Rule of the Order », Journal of the Faculty of Arts, Malte, Royal University of Malta, III, 1, 1965, p. 29-37. 18. . Iacomo Bosio, Dell’Istoria della Sacra Religione et Ill.ma Militia di S. Gio. Gierosolimitano, III, Rome, 1602. 19. . Luca Lo Basso, Uomini da remo. Galee e galeotti del Mediterraneo in età moderna, Milan, Selene, 2003. 20. . Salvatore Bono, « Achat d’esclaves turcs pour les galères pontificales ( XVIe-XVIIe siècle) », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, no 39, 1985, p. 79-92.

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21. . « Au XVIe siècle, plus précisément en 1520, apparaît le mot “argousin” évoquant l’officier des galères chargé de la garde des forçats, la chiourme. Il dérive de l’italien aguzzino, lui-même dérivant de l’espagnol alguacil, alvacil et du portugais alvacti, alvacir, tous deux de l’arabe al wâzir, le conseiller ». Alia Baccar Bournaz, Le Lys. Le Croissant. La Méditerranée, Tunis, L’Or du Temps, 1994, p. 32-33. 22. . Discorso intorno alle Galere del Commendatore Fra Giovanni Macedonia all’Illustrissimi Signori dell’Armamento d’esse, National Library of Malta, Archives of the Order of Malta, Ms. 6397, f. 206 r. 23. . National Library of Malta, Library, Ms. 79, f. 486-488. 24. . Michel Fontenay, « L’esclave galérien dans la Méditerranée des Temps modernes », dans Henri Bresc (dir.), Figures de l’esclave au Moyen Age et dans le monde moderne, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 115-143. 25. . Alessandro Barbero, Il divano di Istanbul, Palerme, Sellerio, 2011. 26. . Les archives de l’Inquisition de Malte ou Archivum Inquisitionis Melitensis (désormais AIM) se trouvent au sein des archives de la Cathédrale Musée de Malte à Mdina (MCM). Les registres de la quarantaine sont aux archives de la National Library of Malta à La Vallette. Les registres des baptêmes se trouvent dans les églises paroissiales. Pour ce qui est des registres de la quarantaine voir Dominic Cutajar, « The Malta Quarantine Shipping and Trade 1654-1694 », Mid-Med Bank Limited. Report and Accounts 1987, Malte, 1988, p. 19-66 ; Joseph Galea, « The Quarantine Service and the Lazzaretto of Malta », Melita Historica,vol. 4, no 3, 1966, p. 184-209. 27. . Selon le Vocabolario degli Accademici della Crusca, Florence, Accademia della Crusca, 1691, p. 1736. 28. . Steven A. Epstein, Speaking of Slavery : Color, Ethnicity, and Human Bondage in Italy, Ithaca, New York, Cornell University Press, 2001, p. 42-47. 29. . Cet article en italien dit : « Quale che fosse il qualificativo che lo designava – schiavo, turco, ebreo, nero, tutti eventualmente al femminile –, si tratta di uno schiavo nel senso classico della parola : un essere reificato, considerato una semplice merce e messo in vendita alla rinfusa con degli animali (cammelli, asini, cavalli) in mezzo ad un bazaar di derrate diverse : sacchi di grano, ceste di datteri, giare d’olio, balle di lana, fagotti di stoffa, cuoi grezzi, casse di sapone, erbe o spezie di ogni tipo. A giustificare questa condizione interveniva il fatto che gli schiavi erano i prigionieri di una guerra santa. » Michel Fontenay, « Il mercato maltese degli schiavi al tempo dei Cavalieri di San Giovanni (1530-1798) », Quaderni storici, no 107, année XXXVI, t. 2, août 2001, p. 398. 30. . Godfrey Wettinger, « Esclaves Noirs à Malte », dans François Moureau (dir.), Captifs en Méditerranée…, op. cit., p. 155-170. 31. . Maurice Aymard, « Chiourmes et galères dans la seconde moitié du XVIe siècle », dans Gino Benzoni (éd.), Il Mediterraneo nella seconda metà del Cinquecento alla luce di Lepanto, Florence, Leo Olschki, 1974, p. 71-91. 32. . Robert Davis, « The Geography of Slaving in the Early Modern Mediterranean, 1500-1800 », Journal of Medieval and Early Modern Studies, 37, 1, 2007, p. 57-74. 33. . Giovanna Fiume, Schiavitù mediterranee. Corsari, rinnegati e santi d’età moderna, Milan, Bruno Mondadori, 2009. 34. . Paolo Castignoli, « La Cassa granducale del riscatto a Livorno nel Settecento. Prime note », dans ‘Atti del Convegno : I Trinitari, 800 anni di liberazione. Schiavi e schiavitù a Livorno e nel Mediterraneo’, Nuovi Studi Livornesi, VIII, 2000, p. 149-154. 35. . Jean Mathiex, « Trafic et prix de l’homme en Méditerranée aux XVIIe et XVIIIe siècles », Annales. Économies, Sociétés, Civilisation, 9, no 2, 1954, p. 162. 36. . Carmen De Pasquale, « Voyageurs, corsaires, caravanistes… », art. cit., p. 19-41. 37. . De tradition séculaire, le Mnarja ou Imnarja était (et est toujours) une fête typiquement maltaise, célébrée le 29 juin, jour de la fête de saint Pierre et saint Paul. On assistait à des fanfares, des cavalcades avec des chevaux et des chars décorés, des chants et des danses folkloriques qui duraient toute la nuit. Considérée comme un festival de la moisson, on y exposait

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aussi des produits du terroir et c’était l’occasion de faire des festins : pique-nique au Buskett (Rabat), et, la veille, préparation et dégustation d’un plat appelé fenkata (le traditionnel lapin maltais). 38. . Stanley Fiorini, « Aspects de l’esclavage à Malte au tournant du XVIe siècle »,dans François Moureau (dir.), Captifs en Méditerranée …, op. cit.,p. 150. 39. . Ibid., p. 137-153. 40. . Le terme arsenal vient du mot dar-as-sinâ’a et il a le sens en arabe de maison de l’artisanat. 41. . Simon Mercieca, « Malte : les arsenaux maritimes au cours des années, aperçu de leurs dimensions urbaines », dans Robert Ghirlando, Simon Mercieca et Marie Renault (éd.), La Navigation du Savoir. Études de sept arsenaux historiques de la Méditerranée, Malte, Malta University Publishers, 2006, p. 170-225 ; Joseph Muscat, « The Arsenal :1530-1798 », dans Lino Bugeja, Mario Buhagiar et Stanley Fiorini (éd.), Birgu : A Maltese Maritime City, Malte, Malta University Services, 1993, p. 256-325. 42. . Jean Marie Roland de la Platière, Lettres écrites de Suisse, d’Italie, de Sicile et de Malthe (1776-1778), Amsterdam, 1780, t. III, p. 69. 43. . Anne Brogini, « L’esclavage au quotidien à Malte au XVIe siècle », Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 65, 2002 : http://cdlm.revues.org/index26.html. 44. . Burchard Niderstedt, Burchardi Niderstedt Malta vetus et nova, Malta vetus et nova a Burchardo Niderstedt… adornata ; auspiciis et jussu Christophori Casparis liberi baronis a Blumenthal edita, Helmestadii, 1659. 45. . Anne Brogini, « L’esclavage au quotidien à Malte… », art. cit., p. 7. 46. . Paul Antoine de Viguier, Relation de la conspiration tramée par le bacha de Rhodes contre l’île de Malte, Paris, Joseph Bullot, 1749. Dans l’introduction (non paginée), l’auteur souligne que cette conspiration doit être considérée la plus noire de toutes les trahisons. 47. . Ibid., p. 7 : « Un Maronite, originaire de Géorgie, découvrit une conspiration. Ce fut le 6 juin à huit heures du soir qu’il s’adressa à M. le commandeur de Viguier, capitaine des gardes, pour lui témoigner qu’il avait été sollicité par le Noir de la galère de Rhodes d’entrer dans ce complot, tramé contre la personne de Son Altesse Eminentissime et même contre la tranquillité de l’île […]. Peu de moments après, le Grand Maître reçut un second avis par un juif converti ; mais qui n’était informé que par la voie du même maronite qui s’en était ouvert à lui ». 48. . Giovanni Ricci, Ossessione turca. In una retrovia cristiana dell’Europa moderna, Bologne, Il Mulino, 2002. 49. . AIM, Procès 15A, f. 9r-9v. 50. . Entre 1530 et 1565, la menace d’une invasion ottomane fut constante. Les Grands Maîtres de l’Ordre de Saint-Jean, devenu Ordre de Malte le 26 octobre 1530, surveillaient toujours la mer craignant l’approche de l’ennemi. 51. . Miguel Ángel de Bunes Ibarra, « El mundo mediterráneo y los turcos », dans Luis Antonio Ribot García et Ernest Belenguer Cebrià (dir.), Las sociedades ibéricas y el mar a finales del siglo XVI, Madrid, Sociedad Estatal Lisboa ‘98’, 1998, p. 196-198. 52. . Se souvenant de la politique relativement libérale menée par les chevaliers envers les Juifs de Rhodes, beaucoup de conversos siciliens auraient alors décidé de s’installer à Malte. 53. . Corrado Vivanti, « Il Mediterraneo tra cristianità, ebraismo e Islam. A proposito del saggio di Guarracino », Mediterranea Ricerche storiche, année IV, no 11, décembre 2007, p. 577 : « L’articolo di Guarracino sul n°10 di Mediterranea mi è piaciuto per l’impostazione tendente a superare le fratture fra le varie componenti etniche e religiose esistenti sulle sponde del mare interno, mentre oggi – in termini non di rado inconsulti – è di moda accentuarne la portata ».

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RÉSUMÉS

Après la prise de Rhodes en 1522 par Soliman II le Magnifique et la recherche d’un nouvel asile, l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem avait fini par accepter en 1530 l’offre de Charles Quint de s’établir à Malte. Depuis l’arrivée de l’Ordre dans l’île, l’activité corsaire au départ de Malte s’intensifia. La guerre contre « l’ennemi du nom chrétien » servait à justifier l’existence de l’Ordre aux yeux de la Chrétienté : cette raison d’être restait pour les chevaliers la meilleure légitimation de leurs richesses et de leur statut. Avec l’arrivée de l’Ordre, et grâce à sa vocation maritime, l’île s’ouvrait sur la mer et les horizons extérieurs. L’activité corsaire et le marché des esclaves représentaient la première source économique. Les Maltais eux-mêmes s’adonnaient à la course et à son corollaire, le commerce des esclaves, soit sur l’archipel, soit à l’étranger. Le but de cette étude est de s’interroger sur les chemins qui avaient mené les esclaves à la captivité, sur leur identité, leur statut, leur condition matérielle et morale, leur nombre, leur origine géographique, ainsi que sur leurs possibilités de rachat. Ces pages veulent examiner le flux humain entre Chrétienté et Empire ottoman, dans sa variante des régences barbaresques, en démontrant que la frontière qui séparait les deux rives n’était pas totalement fermée et conflictuelle.

After Rhodes fell to Suleiman the Magnificent in 1522, the Order of St. John of Jerusalem was forced to seek a new site for its headquarters, and it accepted Charles V’s offer to settle in Malta. After the knights arrived, corsairs intensified their activities there, and the fight against the infidel came to justify the order’s very existence in the eyes of the Christian world. The knights’ struggle legitimized their wealth and their status. Their arrival, along with Malta’s maritime vocation, caused the island to open up to the outside world. Corsairs and the slave market were sources of wealth, and the Maltese themselves participated in both, whether in the archipelago or beyond. This article studies the itineraries of the slaves, their identities, status, material conditions, names, geographic origins, and their chances of being ransomed. It examines the flow of humanity between Christendom and the and its Berber regencies, and shows that the frontier separating these two worlds was neither entirely closed nor in continual conflict.

INDEX

Mots-clés : esclaves, corsaires, galères, Ordre de Malte Keywords : slaves, corsairs, galleys, Order of Malta

AUTEUR

ELINA GUGLIUZZO

Carmelina (Elina) Gugliuzzo est chercheur sous contrat avec l’université de Palerme (Italie), où elle enseigne aussi au sein du département d’Études politiques, droit et sociétés (DPDS). Elle est l’auteur d’ouvrages parmi lesquels Dal quotidiano al politico nel Mediterraneo. Forme e spazi della sociabilità maltese in età moderna, Rome, Aracne, 2007 et In veste devota. Le confraternite di Malta in età moderna, Soveria Manelli, Rubbettino, 2009. Elle a également écrit de nombreux articles tels que : « Popular forms of religious association in Malta during Modern Age », dans Giulia Sfameni Gasparro, Augusto Cosentino et Mariangela Monaca (éd.), Religionin the History of

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European Culture, Palerme, Officina di Studi Medievali, 2012, p. 889-910 ; « Building a Sense of Belonging : the Foundation of Valletta in Malta », dans Maarten Delbeke et Minou Schraven (éd.), Foundation, Dedication and Consecration in Early Modern Europe, numéro spécial de la revue interdisciplinaire Intersections ?, 2011, p. 209-223.

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Captifs et captivité dans la régence d’Alger (xviie- début xixe siècle)

Abla Gheziel

1 A l’époque ottomane, la société de la régence d’Alger était composée de diverses ethnies et catégories sociales. Les Turcs, avec les Janissaires et la Taïfa des raïs, étaient à la tête du pouvoir ; puis suivaient dans la hiérarchie sociale les Kouloughlis, nés d’un Turc et d’une autochtone ; les Maures et les Juifs, habitants des villes, constituaient la classe « bourgeoise » ; enfin, les Arabes et les Kabyles des campagnes formaient le reste des habitants de la Régence1. C’est dans cette société, que les esclaves-captifs s’érigent en une sorte de microsociété avec ses codes et sous-groupes sociaux, comme l’écrit Leïla Ould Cadi Montebourg :« Cette société des esclaves présentait toute la complexité des groupes sociaux ordinaires, avec ses hiérarchies, ses violences, ses trahisons, ses complexités et côtés positifs »2.

2 Au préalable, il convient de revenir sur le sens des termes d’esclaves et de captifs. Les auteurs du xvie, xviie ou xviiie siècle, en ayant recours aux deux termes de façon indifférenciée, soulignaient simplement l’état de servitude propre aux deux catégories. Toutefois, dans le premier cas, le terme esclaves faisait référence généralement aux noirs, dont la servitude était un état permanent : ils étaient une propriété, un bien faisant partie d’une succession, sauf si le maître décidait de les affranchir. Ils provenaient soit des razzias que certaines tribus alliées des Turcs effectuaient dans le grand Sud, d’où elles ramenaient des prisonniers pour les revendre sur les marchés de Biskra, M’sila et Bou Saada3, soit de la filière des traites marocaines, soudanaises, éthiopiennes ou nigériennes, qui se chargeaient de leur vente. Les esclaves étaient envoyés ensuite dans les grandes villes marocaines ainsi que dans celles des régences d’Alger, de Tunis et de Tripoli, pour y être revendus ou remis à leurs acquéreurs. Mais, avant d’être vendus, on leur faisait suivre une sorte de formation accélérée : on leur apprenait à parler l’arabe et les rudiments de l’islam4. Ceux qui étaient affranchis et leurs descendants restaient fidèles à leurs anciens maîtres et vivaient regroupés dans des quartiers appelés « village nègre » ou Z’mala. L’esclavage et la traite des noirs sont définitivement abolis, par le décret du 27 avril 1848, dans toutes les colonies et possessions françaises. Mais dans le cas de l’Algérie, le gouvernement général prend

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d’autres dispositions : il faut attendre la loi de 1906 pour que cette pratique soit définitivement interdite sur tout le territoire algérien. Dans les territoires « civils », les esclaves noirs soumis au décret du 22 avril 18485 pouvaient à partir de cette date demander leur liberté s’ils le désiraient, et leurs maîtres se voyaient indemnisés ; en revanche, ceux qui étaient en territoires « mixtes », soit dans le Sud algérien, durent attendre le décret du 15 juillet 1906 pour que la traite et le trafic d’esclaves soient définitivement interdits.

3 Quant aux captifs, la définition qui correspondrait le mieux, au vu du langage d’aujourd’hui, serait celle d’« otages », c’est-à-dire de personnes détenues en attente d’être libérées contre une rançon. Ils étaient donc perçus comme un placement qui ne pouvait prendre que de la valeur. Michel Fontenay définit d’ailleurs le captif ainsi : Le captif, lui, est un esclave provisoire, en instance de rachat. On l’a capturé non pour le conserver mais pour s’en débarrasser au plus vite et au meilleur prix possible, en fonction, non de sa valeur d’usage, mais de sa valeur d’échange6.

4 Dans cette dernière catégorie figurent les prisonniers de guerre, mais aussi ceux qui ont été capturés par les corsaires en mer ou sur terre lors de razzias.

5 Nous nous proposons ici d’aborder le problème de la captivité dans la régence d’Alger entre le xvie et le début du xixe siècle, plus précisément jusqu’au bombardement d’Alger de 1816 par la flotte anglo-hollandaise. Tout en essayant de voir la continuité ou les changements enregistrés durant cette longue période, notre analyse portera dans un premier temps sur l’identité, le nombre de captifs et les lieux de détention, en second lieu sur leurs conditions de vie en captivité, et pour finir nous étudierons les voies et les modalités de la rédemption.

Les captifs : identité, nombre et lieux de détention

6 La plupart des captifs étaient Italiens, Espagnols, Français, Anglais, Hollandais ou Suédois. La majorité était des hommes, mais il y avait également quelques femmes et enfants. Ils appartenaient à diverses classes sociales : il y avait des nobles, des militaires, des religieux, des commerçants, des matelots, des charpentiers, des maçons ou encore des individus exerçant toutes sortes de métiers. Arrivés au port, ils étaient conduits au batistan, sorte de marché aux esclaves où avait lieu une première estimation et une première enchère. Il s’agissait plutôt de trier et de repérer ceux qui allaient réellement rapporter un bon prix lors des rédemptions. Une fois les prix fixés, on les conduisait devant le dey qui s’en octroyait une part, puis c’était au tour des notables d’en choisir. Certains captifs étaient conduits aux bagnes de la Régence pour servir sur les galères, le reste était vendu à des particuliers, le plus souvent des Maures, Andalous d’origine, dont le but était de faire un bénéfice lors de leur rachat

7 Les premiers captifs provenaient des batailles terrestres et navales entre Espagnols et Ottomans. Diego Haëdo, bénédictin espagnol qui fut captif à Alger entre 1576 et 1581, rapporte que lors de la bataille de Mazagran, qui eut lieu le 26 août 1558, Hassan pacha7 aurait capturé environ 11 000 Espagnols8. Plus tard, le père Pierre Danfait état d’un nombre avoisinant les 25 000 captifs pour l’année 15879. Ces chiffres sont à prendre avec beaucoup de réserve. Quelques fois les estimations dépassent largement la réalité. D’un témoignage à l’autre, les nombres varient et révèlent des contradictions qui ne prennent pas en considération les conjonctures du moment : maladies, révoltes, changements internes et politiques des dirigeants.

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8 Le pic de l’activité corsaire, comme nous l’explique Robert Davies, a eu lieu entre les années 1580 et 1640. En moyenne, un raïs avait entre 50 et 60 galères et il avait donc besoin de 10 000 à 15 000 rameurs pour armer la flotte10. Par la suite, au xviiie siècle, avec l’utilisation des bateaux à voile, cette main-d’œuvre allait être de moins en moins sollicitée.

9 Les captifs-esclaves étaient répartis sur plusieurs bagnes, dont le nombre variait en fonction des conjonctures. Dans la deuxième moitié du xvie siècle, Haëdo en mentionne deux : le Grand bagne et la Bastarde11. Le premier était réservé aux captifs importants, tels que les consuls ou les religieux. Parfois, comme en 1644, faute de ne pouvoir s’acquitter sur-le-champ des sommes exigées pour la libération des captifs, un père rédempteur pouvait être laissé en gage, comme en témoigne Edmond Egreville, religieux de la Mercy : Notre religieux qui est demeuré en gage pour le reste des sommes de leur résomption attend votre secours, et peut être plus de cinq cent âmes, que les misères de leur esclavage mettent aussi bien en péril de la Foy que de leur vie12.

10 Le second bagne rassemblait les gens du commun, lesquels pouvaient aller et venir sans aucune contrainte.

11 Vers la moitié du xviie siècle, Emanuel d’Aranda13 nous dit que le nombre de bagnes s’élevait à cinq :celui des galères, du beylik, de Sidi Muda, de Sainte Catherine et de Vilaga. Les bagnes étaient à l’image d’une ville improvisée :les captifs pouvaient y exercer toutes sortes de métiers pour survivre ; on y trouvait des hôpitaux de fortune dirigés par les Pères, ainsi que des chapelles pour le culte.

12 Au xviiie siècle, Jean Michel Venture de Paradis14, lors de son séjour à Alger de 1788 à 1790, fait état de 2 000 esclaves, répartis sur trois bagnes – leur nombre ne se modifiera pas jusqu’au xixe siècle. Nous constatons que le nombre d’esclaves, en comparaison avec les chiffres avancés par Pierre Dan en 1587, soit deux siècles auparavant, n’est plus que du dixième. Les raisons de la diminution des captifs sont plurielles : crise générale de la régence, qui porte à la diminution de la force algérienne sur mer ; signatures de paix avec la France, l’Angleterre, l’Espagne, suivies de bien d’autres pays, et changements de force dans les relations internationales en Méditerranée ; nombreuses maladies endémiques comme la peste et le choléra (1740, 1743, 1752, 1753), tremblements de terre (1716, 1717, 1755) ;révoltes, enfin, des populations autochtones contre les Turcs. Ces soulèvements contre les autorités turques étaient dus au poids des nombreuses taxes et impôts qui pesaient sur la population locale mais, parfois c’étaient des confréries religieuses qui étaient à l’origine des ces mouvements : elles ne voyaient plus les Turcs en champions de l’islam, mais comme des usurpateurs du pouvoir ayant perverti la religion15.Ainsi, en octobre 1662, à cause de la famine qui sévissait suite à une sécheresse, la nourriture vint à manquer : les barranis16 se révoltèrent et les esclaves captifs s’allièrent à leur mouvement. Las de leur situation, et voyant que leur nation ne les rachetait pas à causes des sommes élevées de la rançon, ces derniers décidèrent de se rebeller pour tenter de s’échapper, mais leur tentative fut un échec car ils furent trahis17.

13 Toutefois, le déclin de la course est attesté au milieu du xviiie siècle, comme en témoigne le consul Alexandre Le Maire18, en poste à l’époque. Ce dernier affirme, en effet, que la course n’est plus à son apogée et que les armateurs préféraient investir leurs capitaux ailleurs :« La course n’est plus ce qu’elle était, les armateurs ne peuvent

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plus contribuer comme par le passé à l’armement de la course, car la plupart d’entre eux se lancent dans le commerce »19.

Les conditions de vie des captifs : entre servitude et liberté

14 Les captifs propriétés de l’État fournissaient les bagnes d’Alger en main-d’œuvre nécessaire pour les chantiers navals ou pour travailler à la construction ou réparation de forteresses, de murailles, de routes et de ponts. Ceux qui appartenaient à des particuliers, bénéficiaient d’un sort parfois moins dur et leurs maîtres pouvaient les autoriser à louer leurs services ailleurs, leur permettant ainsi de gagner quelque pécule qui leur donnait la possibilité de se racheter eux-mêmes. Les plus privilégiés pouvaient ainsi aller et venir à leur guise parmi la population. Malgré tout, tous espéraient recouvrer un jour leur liberté, que ce fût par le rachat ou par l’évasion.

15 Certains captifs menaient une vie si misérable et étaient si désespérés qu’ils tentaient de s’évader, en dépit du châtiment que l’on pouvait leur infliger. Si l’on en croit le témoignage de Haëdo, en captivité à Alger entre 1576 et 1581, un captif fut même brûlé vif pour avoir tenté de s’échapper20. Emanuel d’Aranda rapporte que quand il était captif dans la Matmore21 de Tétouan entre 1640 et 1642, attendant d’être libéré, des captifs réussirent à s’échapper d’une prison, et lorsque l’un des fuyards fut rattrapé, il eut droit à 200 coups de bâton, puis le gouverneur donna ordre de le jeter dans la Matmore22.

16 Lors de la préparation d’une évasion, les captifs devaient se méfier de tous, même de ceux qui partageaient leur sort, car pour tirer profit des Turcs certains pouvaient éventer le projet. Comme punition, le prix de la rançon pouvait être augmenté, ce qui signifiait pour le captif ayant tenté de s’enfuir la diminution des chances de recouvrer un jour sa liberté.

17 Dans les années 1780, alors que 40 mariniers esclaves étaient occupés à décharger un navire sans aucun garde à bord, le câble vint à se rompre, le bateau pris le large et s’éloigna à bonne distance, les mariniers au lieu de s’enfuir le ramenèrent à bon port. Une fois arrivés, ils furent couverts d’invectives de la part des Turcs, qui leur reprochèrent de n’avoir pas su profiter de la chance qui leur avait été donnée. Le lendemain, neuf esclaves, voulant sans doute faire mieux que leurs compagnons de la veille, s’emparèrent d’une felouqueamarrée, gardée par un raïs et un jeune Maure qu’ils attaquèrent. Ils réussissent à s’enfuir, malheureusement pour eux, ils furent rattrapés et conduits chez le dey. Ce dernier, pour faire un exemple, ordonna que l’on coupât la tête des deux meneurs ; quant aux autres, ils reçurent 600 coups de bâton chacun23.

18 Certains captifs étaient si désespérés de n’être pas rachetés, qu’il arriva même qu’ils s’en prirent aux gens de leur nation. Ainsi, en 1796, le consul espagnol aurait décidé de rentrer en Espagne précipitamment après avoir appris que l’un des Pères qui s’occupait de l’hôpital d’Oran avait été agressé par l’un des esclaves : An IV, 8 Messidor (26 juin 1796) : Est parti pour Carthagène, un bâtiment espagnol, le consul d’Espagne ayant été menacé, plusieurs fois, d’être assassiné par les esclaves espagnols d’Oran qui vouloient à toutes forces qu’il les fît racheter par sa cour et ayant vu qu’un père de l’hôpital et un esclave espagnol écrivain des …24 ont été assassinés il y a quatre jours par un autre esclave espagnol. Pour cette raison il a obtenu l’agrément du Dey de s’en aller de ce pays et s’est embarqué avec toute sa

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maison et le père administrateur du dit hôpital. Le dey a fait trancher la tête sur le champ à l’assassin. L’esclave assassiné est mort sur le coup et le père a échappé dit- on malgré douze coups de couteaux qu’il a reçus dont cinq fort dangereux25.

19 Face à la multitude de situations, les avis sur les conditions des captifs varient. William Shaller, consul américain à Alger entre 1814 et 1825, déclarait que la situation du captif n’avait rien de si tragique, qu’être esclave dans cette partie du monde n’avait rien de si terrible et que les maîtres étaient équitables, aussi bien envers les hommes que les femmes : L’esclavage domestique a toujours été très doux dans ce pays, c’est moins un état de servitude qu’un échange de service […]. Et il y avait à Alger une foule d’emplois lucratifs qui étaient occupés par des esclaves26.

20 Avis que ne partageaient pas les consuls de France, ni ceux des autres nations, et encore moins les religieux chargés des rachats des captifs : Je ne saurois me déterminer à finir cette Lettre mon T.R.P. sans vous donner une idée de l’état misérable des Chrétiens qui gémissent dans les fers des infidèles27.

21 Les conditions de vie du captif dépendaient de beaucoup du maître qu’il avait et du travail qu’il faisait. Si la grande majorité ne devait pas avoir un sort enviable, nous trouvons quelques cas d’anciens captifs qui, une fois libérés, reviennent pour s’installer dans la Régence, comme l’indique le témoignage de Jeanbon Saint-André, consul de France à Alger de 1795 à 1798 : Le dey a donné à un Espagnol, qui avait été autrefois son esclave, et qui est venu établir une maison ici, les laines et les cires d’ici, et les huiles de bougie, accordés jusqu’à présent exclusivement à la maison des Mrs Gimon28.

22 Par la conversion, les captifs pouvaient accéder à leur affranchissement. Mais le processus n’était pas simple : le captif-esclave devait d’abord en demander l’autorisation à son propriétaire, car dans la mesure où il lui faisait perdre de l’argent – non seulement celui de la rançon, mais aussi celui qu’il lui rapportait en travaillant –, il devait, en contrepartie, s’acquitter envers lui d’une somme compensatoire.

23 Les obligeait-on à se convertir ? Si l’on en croit les pères rédempteurs, les captifs étaient en grand danger de reniement, car les musulmans les incitaient à la conversion. Pourtant d’après Jacques Philippe Laugier de Tassy, diplomate français présent à Alger en 1724, la conversion des captifs allaient à l’encontre des intérêts de leurs propriétaires musulmans, qui risquaient de perdre la rançon qu’ils attendaient : Bien des gens croient qu’on force les esclaves à se faire Mahométans, ou du moins qu’on les sollicite par des caresses. C’est sur la foi des moines qui y font des rachats mais l’erreur est très grande. Bien loin de travailler à les séduire, les maîtres seraient bien fâchés que leurs esclaves se fissent mahométans29.

24 D’ailleurs, les deys eux-mêmes s’opposèrent aux conversions, dans la mesure où cela remettait en question les revenus des bagnes et les droits perçus sur les rançons : Le beylik ne permettait pas aux esclaves chrétiens de se faire musulmans, et le dey30 régnant a même fait quelques fois passer cette envie à force de coups de bâton à certains esclaves qui avaient eu cette fantaisie […] cette loi est faite pour que les esclaves, par un changement de religion, ne privent point le beylik des droits de sa rançon31.

25 Les seules catégories sans doute que l’on essayait de convertir étaient les enfants et les femmes, car l’on considérait que leur conversion était plus aisée. Les enfants étaient l’objet de toutes les attentions de leurs maîtres, qui finissaient même par les adopter et les considérer comme leurs propres fils. Quant aux femmes captives, si elles étaient

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propriété du dey, elles rejoignaient le harem comme servantes ou concubines. S’il leur arrivait de donner naissance à un enfant mâle, elles recouvraient leur liberté et elles pouvaient rentrer chez elles, mais si elles désiraient rester auprès de leur enfant, elles devaient se convertir32.

26 Certains chrétiens libres se convertissaient à l’islam, et dans les traités entre la France et la Régence, des dispositions furent prises pour que la personne qui reniait sa foi eût trois jours pour se rétracter et avertir les représentants de sa nation, mais cette clause n’était pas toujours respectée, comme le rappelle cet agent consulaire : Le nommé Pierre de Bertin de Marseille, matelot âgé de vingt-cinq ans, cuisinier sur la Corvette le Saint Jean Baptiste, bâtiment de la Maison des Mrs Gimons frères, commandée par le Capt Joseph Antoine Laurensy du dit Marseille, a renié aujourd’hui sa foi : on n’a été informé de cette apostasie qu’après que l’affaire était faite et qu’il n’y avait plus moyen de prévenir et de l’empêcher : aussitôt qu’il a demandé à embrasser la religion musulmane, on l’a circoncis sur le champ sans accord au préalable, les trois jours de repris portés par nos traités avec la Régence33.

Les voies et les modalités de la rédemption

27 La rédemption des captifs était traditionnellement l’affaire des missionnaires religieux : Mercédaires, Trinitaires ou Lazaristes de Saint Vincent de Paul, en majorité. Toutefois, cela n’empêchait nullement l’action d’autres intermédiaires, maures le plus souvent. Ces derniers, grâce à leurs activités commerciales, s’illustrèrent en particulier dans le rachat des captifs et furent considérés comme de véritables experts dans cette pratique34. Les Juifs également s’avérèrent être d’excellents intermédiaires, grâce aux réseaux dont ils disposaient un peu partout en Europe. Il arrivait aussi que par l’intermédiaire de courtiers l’on procédât au rachat de captifs pour le compte des Monts de Piété35.

28 Prenons comme exemple la rédemption des Mercédaires de 175036. Le père Héraud, rendant compte à ses supérieurs de la mission lors de laquelle il put négocier le rachat de 66 captifs (dont deux femmes), dit : Et nous eûmes l’honneur d’être admis à l’audience du Dey. Ce prince, qui paroit avoir au moins 60 ans, est d’un accès facile, humain et gracieux, ami des Chrétiens plus que le sont ordinairement les Gens de la Nation : il nous reçut avec bonté […]. Nous eûmes une seconde audience du Dey. C’est à celle où il fut question de la Rédemption, nous lui rachetâmes 33 Esclaves lui appartenant ou au corps de la République qu’on nomme le Beylik ; il nous donna que ceux que nous lui demandâmes ; c’est-à-dire les seuls françois ; après quelques légères contestations, nous convînmes du prix et de la façon de payer, l’un et l’autre ont été à son avantage […]. Le reste du temps que nous avons demeuré à Alger a été employé au Rachat des Esclaves des différents particuliers37.

29 La liste dressée à cette occasion donne les informations suivantes : le nom des captifs, l’âge, la durée de captivité, le montant de la rançon, ainsi que la paroisse et le diocèse dont ils dépendaient. Tous étaient français, à l’exception d’un seul, originaire de Cagliari en Sardaigne mais dont le père était Français. Elle ne donne aucune information supplémentaire sur leur métier ou fonction, hormis pour trois cas, considérés sans doute comme étant plus remarquables du fait de la catégorie sociale à laquelle ils appartiennent : un religieux de l’ordre de l’Observance en Provence, un officier ingénieur – capturé avec sa femme – et un chevalier de Bretagne. Parmi les 66 captifs rachetés, figurent deux couples. Dans le cas du premier couple, le mari et la

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femme étaient âgés de 46 ans, quant au second couple, le mari et la femme étaient âgés de 58 ans. Pour ce qui est du reste des captifs, c’est-à-dire les 62 hommes, au moment du rachat, le plus âgé a 58 ans, et le plus jeune, 21 ans. Ils se répartissent ainsi :

30 Quant à la durée de la captivité, la répartition se fait de la façon suivante :

31 Si nous considérons la durée de la captivité, nous voyons que la plus courte fut de 2 ans (pour 3 captifs) et la plus longue de 18 ans (également pour 3 captifs). Plus de la moitié des individus (35 sur 62) sont restés captifs entre 4 et 6 ans ; ils sont 10 captifs à avoir vécu la captivité entre 7 et 8 ans ; puis très peu d’individus sont restés plus longtemps38.

32 Comme la liste indique l’âge au moment du rachat et la durée de la captivité, nous pouvons calculer l’âge au moment de la capture : le plus jeune avait 16 ans et il passa 5 ans en captivité (il s’agit également du captif le plus jeune au moment du rachat) ; le plus âgé avait 48 ans et il passa 7 ans en captivité.

33 Si nous considérons les données : 4 captifs ont moins de 20 ans quand ils sont capturés, mais plus de la moitié (33 sur 62) sont pris entre l’âge de 20 ans et 29 ans ; entre 30 et 38 ans, 19 individus sont faits captifs, et 6 ont entre 40 et 48 ans au moment de la capture.

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34 En y regardant de plus près : 49 individus tombent en captivité entre 20 et 35 ans, soit 79 % des captifs. En d’autres termes, ce sont les jeunes gens en pleine force de l’âge et donc en activité qui sont capturés39.

35 Pour ce qui est du montant des rançons, les deux couples furent rachetés après deux années de captivité, l’un pour une rançon d’un montant de 22 000 livres (dont 15 000 livres à la charge du mari), et l’autre pour 1 655 livres. Dans le premier cas, le mari était officier et ingénieur au service de l’Espagne, ce qui faisait de lui un prisonnier de choix, et le dey, sachant qu’il était sûr d’en tirer un bon prix, pouvait ainsi faire monter les enchères à sa guise. Dans le second cas, nous ne connaissons pas la situation sociale du couple, la liste ne donnant aucune information complémentaire. La rançon est dérisoire si on la compare à celle demandée non seulement pour le premier couple, mais aussi pour tous les autres.

36 Concernant le montant de la rançon des 62 autres captifs, le minimum est de 592 livres et le maximum de 4 280 livres. Nous remarquons que pour 17 d’entre eux la rançon est la même : elle s’élève à 1 816 livres ; pour 11 autres, elle est de 2 638 livres. Toutefois, aucune précision n’étant apportée quant à la qualité ou à la fonction sociale des individus, nous ne pouvons que supposer qu’il devait s’agir d’individus de même niveau social ou exerçant des fonctions similaires40.

37 La rançon dépendait avant tout du statut social du captif. D’ailleurs, le père Héraud ne signale que ceux qui, socialement parlant, ont de l’importance à ses yeux, à savoir un noble, un ecclésiastique et militaire ingénieur, sinon il nous dit simplement des autres captifs qu’ils « n’ont rien de remarquable »41. C’est pour cette raison que dans le montant de la rançon intervenaient d’autres paramètres tels que l’âge du captif et sa condition physique au moment de la rédemption. Un autre élément pouvait entrer en jeu et faire monter les enchères : les compétences manuelles ou intellectuelles des captifs. Ainsi, charpentiers, maçons et calfats constituaient une main-d’œuvre très prisée ; de même, quand un captif savait lire et tenir un livre de compte, cela le distinguait de ses coreligionnaires42.

38 Si les rançons représentaient un entrée considérable d’argent, l’économie liée à la course demeure également un moyen de pression politique, sans laquelle ni les traités de paix ni les transactions commerciales n’auraient pas pu être conclus dans les mêmes conditions. Pour exemple, nous citerons que pour arriver à la signature de paix entre Alger et les États-Unis en 1795, les conditions de paix furent : de 10 000 sequins43 pour le dey, 25 000 pour le beylik, outre 10 000 sequins d’or pour chacun des esclaves américains (il y a en environ 120) […] ; les esclaves américains ne seront libres que lorsque leur rançon sera payée44.

39 Malgré les possibilités d’échanges de prisonniers, au début du xviiie siècle, on nous dit que les deys d’Alger n’acceptaient pas d’échanger des musulmans contre des chrétiens ; lorsqu’un musulman était pris, il était considéré comme « mort » et ses biens revenaient au trésor : Lorsqu’un Turc ou un Maure est fait esclave par quelque accident que ce soit, même en combattant pour l’État, il est censé mort pour la république, lorsqu’il n’a ni enfants ni frère, ce qui est assez ordinaire pour les Turcs, qui sont venus du Levant sans aucune suite ; alors le dey s’empare de tous les biens meubles et immeubles, et les fait vendre au profit du gouvernement45.

40 Toutefois, cela n’est pas systématique. En effet, vers la moitié du xviie siècle, Emanuel d’Aranda et deux de ses compagnons furent libérés contre cinq Turcs retenus à Bruges

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et moyennant une somme d’argent46. Autre exemple, rapporté par un officier de consulat de France d’Alger : en 1784, l’on procéda à l’échange de trois Maures captifs en Espagne contre des Espagnols47.

41 Quant à la régence de Tunis, au contraire, fin xvie - début xviie siècle elle n’était pas opposée à ce genre de transaction. L’étude de Sadok Boubaker mentionne un saint homme du nom de AbulGayth al Qashshash,reconnu comme une autorité religieuse et diplomatique de la régence de Tunis s’était donné pour mission de racheter les musulmans entre 1583 et 162348. Nous pouvons supposer, au vu de sa position, que les rachats pouvaient se faire aussi sur une base d’échange entre captifs chrétiens et musulmans, moyennant une rançon subsidiaire.

42 Ainsi, pour résumer, le rachat pouvait s’effectuer de différentes façons : il pouvait être collectif et, dans ce cas-là, c’étaient les missionnaires religieux qui s’en chargeaient ; il pouvait suivre la voie de la diplomatie, quand il s’agissait de hautes personnalités : nobles, militaires, ambassadeurs ou consuls ; il pouvait se faire sur une base d’échange :« musulmans » contre « chrétiens », comme ce fut le cas à Tunis ; enfin, dans le cas des rachats individuels : la démarche dépendait du captif lui-même, qui négociait le prix de sa liberté avec son patron et contactait sa famille, ses amis, ses relations les plus hauts placées pour réunir la somme nécessaire. Une fois le marché conclu, il ne restait plus qu’à établir un contrat en bonne et due forme devant le juge (cadi), entre l’acheteur, le vendeur et le captif, pour que ce dernier pût retrouver sa liberté.

43 Au début du xixe siècle, grâce au Journal de Gerrit Metzo49, négociant hollandais, capturé en 1814 et libéré en 1816, juste après le bombardement d’Alger par Lord Exmouth, nous appréhendons bien des changements dans la Régence, tant en ce qui concerne les captifs que les corsaires. Les rachats et la libération des captifs vont dépendre avant tout de missions diplomatiques ; les religieux n’ont plus qu’un rôle secondaire. Les consuls se portaient garants des captifs, et ces derniers pouvaient jouir d’une liberté de mouvements en contrepartie du versement d’une caution. De même, si un captif n’était pas représenté par un consul de sa nation, il arrivait qu’un autre consulat conduisît les négociations. L’on remarque également d’autres changements par rapport aux siècles antérieurs : les esclaves n’étaient plus menés et vendus sur le marché comme avant ; arrivés au port, ils étaient directement répartis sur les trois bagnes d’Alger : celui du beylik, celui de la marine et celui des travaux publics, ce qui signifie que leur seul propriétaire était l’État. Là, chaque captif était confiné à une tâche et les esclaves côtoyaient les autres prisonniers, ce qui n’était pas le cas auparavant. Quant à la course, elle n’a plus rien de guerre sainte et elle relève, selon Gerrit Metzo, plus de la piraterie et du brigandage que d’un quelconque idéal religieux, les corsaires étant avant tout intéressés par les butins matériels, à défaut de pouvoir disposer du butin humain. Ce captif hollandais nous dit aussi que 200 esclaves grecs ont été libérés sans aucune rançon, car ils auraient aidé à la construction d’un pont ; mais il ne donne aucune précision sur la date des faits.

44 Avec le congrès de Vienne de 1815, la donne change et l’une des conséquences qui nous intéresse, c’est la décision concernant la « piraterie » barbaresque et l’esclavage en Méditerranée : ces deux pratiques devaient cesser. C’est dans ce but que Lord Exmouth se rend auprès du dey d’Alger Omar (1815-1816) pour lui faire signer le traité. Ce dernier refuse, s’ensuit une première confrontation qui échoue. Une seconde tentative a lieu le 27 août 1816, les Hollandais se joignent aux Anglais, toujours sous le commandement d’Exmouth, et Alger est bombardée. La paix est conclue avec comme

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condition l’obligation de libérer tous les captifs chrétiens détenus dans la Régence. Selon Gerrit Metzo, 1 100 captifs seront ainsi libérés ; chiffre qui reste approximatif, comme le rapporte Abdeljalil Temimi qui en dénombre 1 200, alors que les archives turques font état de 1 600 captifs ; Pierre Deval, consul général et chargé d’affaires à Alger de 1814 à 1817, parle quant à lui de 1 038 captifs libérés50. Nul doute que le bombardement de 1816 mit fin aux exactions sur mer, ce qui ne veut pas dire que la course cessât ou qu’il n’y eût plus de captifs, mais un autre terme est alors employé : prisonniers de guerre. Ces derniers furent libérés par les troupes françaises lors de la reddition d’Alger en 1830.

Conclusion

45 Considérer la question de l’esclavage-captivité en Méditerranée à l’époque moderne uniquement par rapport à un conflit religieux entre chrétiens et musulmans, ou en fonction d’une dimension économique, serait ne pas tenir compte de sa dimension politique. Entre le xviiie et le début du xixe siècle, la course n’étant plus une activité aussi lucrative que par le passé, la régence d’Alger doit s’orienter vers le commerce, secteur beaucoup plus rentable et moins périlleux. Comme le précise Lemnouar Merouche :« La course se spécialise, s’amplifie et devient une activité essentiellement mercantile occupant une place centrale dans l’activité économique »51.Ce changement est dû aussi à l’évolution de la diplomatie de la régence et aux traités qu’elle signe avec les nations européennes, mais aussi à la paix et à l’entente que le congrès de Vienne instaure entre ces dernières, leur permettant de faire bloc face aux États barbaresques qui n’ont plus la suprématie en Méditerranée. Mais est-ce pour autant que la question de la captivité – et peu importe le terme utilisé : captifs, prisonniers ou otage - a été définitivement close ? Aujourd’hui encore, et au vu de l’actualité, elle demeure en réalité un sujet brûlant, puisqu’elle s’est transformée, entre les mains d’organisations obscures, en une arme redoutable de persuasion et de pression sur les gouvernements et leur politique étrangère.

NOTES

1. . Farés Kaouan, An nizām al uthmānīwal- fi’āt al’ iğtimāiyafī al-Ğazāir, al-Karāghilanamūdağan 1628-1830(Le régime ottoman et les catégories sociales en Algérie : L’exemple des Kouloughlis 1628-1830), Mémoire en vue de l’obtention du Magister d’Histoire, Constantine, Université Mentouri, 2005. 2. . Leïla Ould Cadi Montebourg, Alger : une cité turque au temps de l’esclavage, à travers le journal du Père Ximenez, Montpellier, Université Paul Valéry - Montpellier III, 2006, p. 296. 3. . Farés Kaouan, An nizām al uthmānī…, op. cit., p. 36. 4. . Pierre Boyer, La vie quotidienne à Alger à la veille de l’intervention française, Paris, Hachette, 1963, p. 166.

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5. . Archives Nationales d’Outre-Mer, Gouvernement général de l’Algérie, Série H, Sous- série 12H50, Rapport du capitaine AzemaMongranier, concernant la situation des esclaves noirs en territoires civils et mixtes en Algérie. 6. . Michel Fontenay, « Esclave et/ou captif », dans Wolfgang Kaiser (dir.), Le commerce des captifs : les intermédiaires dans l’échange et le rachat des prisonniers en Méditerranée, xv e-xviii e siècle, Rome, École Française de Rome, 2008, p. 21. 7. . Hassan pacha (1562-1567) était le fils de Kheïreddine Barberousse. 8. . Diego Haëdo, Histoire des rois d’Alger, traduction de Henri-Delmas de Grammont, présentation Jocelyne Dakhlia, Paris, Éditions Bouchène, 1998, p. 129. 9. . Pierre Dan (Le révérend père), Histoire de Barbarie, et de ses corsaires divisée en six livres, où il est traitté de leur gouvernement, de leurs moeurs, de leurs cruautez de leurs brigandages, de leurs sortileges, & de plusieurs autres particularitez remarquables ensemble des grandes misères & des cruels tourmens qu’endurent les Chrestiens captifs parmy ces infidels, Paris, Pierre Rocolet Imprimeur, 1637, p. 284-285. Précisons que cet auteur fut supérieur des Mathurins de Fontainebleau et qu’en 1631 il fut désigné par les autorités françaises pour aller négocier en Barbarie la rédemption de captifs français. Il s’embarqua pour Alger en 1634, puis revint un an après avec 42 captifs. 10. . Robert-Charles Davis, Esclaves chrétiens et maîtres musulmans, Paris, Jacques Chambon, 2006, p. 132. 11. . Diego Haëdo, Topographie et histoire générale d’Alger, traduction de Dr Monnereau et A. Berbrugger, présentation Jocelyne Dakhlia, Paris, édition Bouchène, 1998, p. 217-218. 12. . Edmond Egreville, La vive Foy et le récit fidèle de ce qui s’est passé au voyage de la Rédemption des captifs françois, faite en Alger, par les pères de l’ordre de notre Dame de la Mercy les mois de mars et avril 1644, Paris, LouysFeuge, 1645, p. 5. 13. . Emanuel d’Aranda, Relation de la captivité et de liberté du Sieur Emanuel D’Aranda où sont descriptes les ruses et les finesses des esclaves et des corsaires d’Alger, Paris, chez Gervais Clousier sur les degrez de la sainte chapelle, 1657. Né à Bruges, Emanuel d’Aranda était d’origine espagnole ; il fut capturé par les corsaires barbaresques en août 1640 au large des côtes de Bretagne et demeura en captivité pendant deux années. 14. . Jean-Michel Venture de Paradis, Alger et Tunis au xviii e siècle, Mémoires et observations rassemblés et présentés par Joseph Cuoq, Paris, Éditions Sindbad, 1983, p. 80. 15. . Pour plus de détails sur les confréries et leur rôle dans les révoltes contre les Turcs, voir : Octave Depont et Xavier Coppolani, Les confréries religieuses musulmanes, publié sous le patronage de M. Jules Cambon, gouverneur général de l’Algérie, Alger, typographe et lithographe Adolphe Jourdan, imprimeur-libraire-éditeur, 1897. Réimpression : Paris, Editions Jean Maisonnneuve et Paul Geuthner, 1987. Voir aussi le texte sur http://gallica.bnf.fr/ark :/12148/ bpt6k81468k. 16. . Barranis était le nom que l’on donnait aux gens étrangers à la ville, à ceux qui venaient travailler dans les cités. 17. . Henri-Delmas de Grammont, Histoire d’Alger sous la domination turque 1515-1830, présentation par LemnouarMerouche, Paris, Bouchène, 2001, p. 181. 18. . Alexandre le Maire fut consul de France à Alger de 1748 à 1756. Voir Anne Mézin, Les Consuls de France au siècle des Lumières, Paris, Direction des archives et de la documentation, Ministère des Affaires étrangères, 1997, p. 394-395. 19. . Ministère des Affaires Étrangères (désormais MAE), Centre des Archives Diplomatiques de Nantes (désormais CADN), Consulat de France à Alger (désormais CFA), Journal d’Alger (1735-1798), 31 mai 1756, f. 31. 20. . Diego Haëdo, Histoire des rois d’Alger, op. cit., p. 181. 21. . Matmore : sorte de cachot souterrain. 22. . Emanuel d’Aranda, Relation de la captivité…, op. cit., p. 64.

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23. . MAE, CADN, CFA, Journal d’Alger (1735-1798), année 1784, f. 158. 24. . Mot illisible. 25. . MAE, CADN, CFA, Journal d’Alger (1735-1798), année 1796, f. 248. Précisons qu’à cette date-là, les Espagnols ont abandonné Oran depuis quatre ans (Oran a été préside espagnol de 1509 à 1708, puis de 1732 à 1792) et que c’est le Bey Mohamed Ben Othman qui gouverne alors. 26. . William Shaller, Esquisse de l’état d’Alger, Paris, Bouchène, 2001, p. 72. 27. . Archives Départementales de la Haute-Garonne, Toulouse (désormais ADHG), cote n° 1J14, Liste des captifs rachetés par les pères de la Mercy, année 1750. 28. . MAE, CADN, CFA, Journal d’Alger (1735-1798), 9 septembre 1792, f. 214. 29. . Jacques Philippe Laugier de Tassy, Histoire du royaume d’Alger, avec l’état présent de son gouvernement, de ses forces de terre & de mer, de ses revenus, police, justice politique et commerce, Amsterdam, chez Henry du Sauzet, 1725, p. 86. 30. . Il s’agit du dey Kurd ‘Abdi (1724-1731). 31. . Jean-Michel Venture de Paradis,Alger et Tunis au xviiie siècle…, op. cit., p. 81. 32. . Marcel Emerit, « Un Mémoire sur Alger par Pétis de la Croix (1695) », Annales de l’institut d’études orientales,t. XII, 1953, p. 19. François Pétis de la Croix (1653-1713), à l’âge de 17 ans, fut envoyé par Colbert en Orient où il acquit la maîtrise de l’arabe, du persan, du turc et de l’arménien. Ses connaissances linguistiques lui valurent d’occuper les fonctions de secrétaire à l’ambassade de France au Maroc (1682), puis celles d’interprète pour le ministère de la marine, où il contribua à la rédaction de traités de paix avec les Régences d’Alger, de Tunis et de Tripoli. En 1692, il obtint la chaire de langue arabe au collège royal de France. Il publia des Contes turcs (Paris, 1707) et Les Mille et un jours (5 volumes, Paris, 1710-1712) ; un Dictionnaire d’arménien et une Description de l’Éthiopie. Voir Biographie universelle ancienne et moderne ou histoire, par ordre alphabétique, de la vie publique et privée de tous les hommes qui se sont fait remarquer par leurs écrits, leurs actions ou leur crimes, t. XXXIII, Paris, Libraire éditeur L.G Michaud, 1823, p. 478-480. 33. . MAE, CADN, CFA, Journal d’Alger (1735-1798), 24 juillet 1792, f. 213. 34. . LemnouarMerouche, Recherches sur l’Algérie à l’époque ottomane, t. 2 : La course, mythes et réalités, Paris, Bouchène, 2007, p. 148. 35. . MAE, CADN, Consulat de France à Alger, Journal d’Alger (1735-1798), 24 juillet 1792, f. 43. 36. . ADHG,cote n° 1J14,Liste des captifs rachetés par les pères de la Mercy (1750). 37. . Ibid. 38. . De façon plus détaillée : 3 = 2 ans ; 2 = 3 ans ; 11 = 4 ans ; 14 = 5 ans ; 10 = 6 ans ; 5 = 7 ans ; 5 = 8 ans ; 1 = 9 ans ; 2 = 10 ans ; 1 = 11 ans ; 1 = 12 ans ; 2 = 14 ans ; 1 = 15 ans ; 1 = 17 ans ; 3 = 18 ans. 39. . De façon plus détaillée : 1 = 16 ans ; 1 = 17 ans ; 2 = 19 ans ; 4 = 20 ans ; 5 = 21 ans ; 6 = 22 ans ; 2 = 23 ans ; 2 = 24 ans ; 3 = 25 ans ; 3 = 26 ans ; 5 = 27 ans ; 1 = 28 ans ; 2 = 29 ans ; 1 = 30 ans ; 2 = 31 ans ; 6 = 32 ans ; 5 = 33 ans ; 2 = 35 ans ; 2 = 36 ans ; 1 = 38 ans ; 2 = 40 ans ; 1 = 43 ans ; 1 = 45 ans ; 1 = 46 ans ; 1 = 48 ans. 40. . De façon plus détaillée : 1 = 592 livres ; 1 = 658 livres ; 1 = 680 livres ; 3 = 738 livres ; 4 = 796 livres ; 1 = 807 livres ; 1 = 819 livres ; 1 = 830 livres ; 4 = 854 livres ; 1 = 862 livres ; 1 = 880 livres ; 1 = 911 livres ; 1 = 938 livres ; 2 = 969 livres ; 1 = 1 498 livres ; 1 = 1 606 livres ; 1 = 1 732 livres ; 17 = 1 816 livres ; 1 = 1 936 livres ; 1 = 2 410 livres ; 2 = 2 546 livres ; 11 = 2 638 livres ; 1 = 2 658 livres ; 1 = 2 796 livres ; 1 = 2 924 livres ; 1 = 4 280 livres. 41. . ADHG,cote n° 1J14, Liste des captifs rachetés par les pères de la Mercy, année 1750. 42. . Ibid. 43. . 1 sequin d’or avait la valeur de 22 livres. 44. . MAE, CADN, CFA, Journal d’Alger (1735-1798), année 1795, f. 239. 45. . Jacques Philippe Laugier de Tassy, Histoire du royaume d’Alger…, op. cit., p. 305. 46. . Emanuel d’Aranda, Relation de la captivité et de liberté du Sieur Emanuel D’Aranda…, op. cit.,p. 62.

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47. . MAE, CADN, CFA, Journal d’Alger (1735-1798), année 1784, f. 154. 48. . Sadok Boubaker, « Le rachat des captifs de Tunis », dans Wolfgang Kaiser (dir.), Le commerce des captifs…, op. cit., p. 27. 49. . Gerrit Metzo, « Journal de captivité à Alger (1814-1816) », traduit du néerlandais par G. H. Bousquet et G.W. Bousquet-Mirandole, Annales de l’institut d’études orientales, t. XII, (Alger), 1954, p. 45-83. 50. . Abdeljalil Temimi, « Documents turcs inédits sur le bombardement d’Alger en 1816 », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 1er et 2e semestres, 1968, p. 112-133. 51. . LemnouarMerouche, Recherches sur l’Algérie à l’époque ottomane, t. 2 : La course…, op. cit., p. 324.

RÉSUMÉS

À partir de sources variées, cet article s’efforce de restituer les conditions de vie et la variété des situations des esclaves et des captifs à Alger à l’époque moderne, au-delà des images et clichés qui existent sur la captivité dans cette Régence. Une attention particulière a été donnée aux différents aspects liés à la question du rachat, alors qu’une liste de rédemption de 1750 permet de mieux connaître l’âge, le prix et la durée de captivité d’une soixantaine de captifs.

This paper provides insight into the living conditions of slaves and captives in early modern Algiers. Using a variety of sources, the paper goes beyond commonplaces and clichés about captivity in the Barbary Coast. Particular attention is given to ransoming, based on a list from 1750 of around sixty redeemed captives that includes their age, price, and the number of years they spent in captivity.

INDEX

Mots-clés : Alger, captifs, course, rédemption, rançon, époque moderne Keywords : Algiers, captives, privateering, redemption, ransom, early modern era

AUTEUR

ABLA GHEZIEL

Abla Gheziel est doctorante en histoire contemporaine à l’université Toulouse II Le Mirail et elle est membre du groupe de recherche en histoire immédiate GRHI et du laboratoire France Méridionale et Espagne FRAMESPA. Elle prépare actuellement une thèse sur L’éveil politique de la société algérienne à travers révoltes, soumission, assimilation et nationalisme (1830-1936), sous la direction de Guy Pervillé.

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La captivité chrétienne de longue durée en Méditerranée (fin XVIe- début XVIIe siècle)

Cecilia Tarruell

1 Les études menées sur la captivité en Méditerranée, en général, et sur la captivité chrétienne, en particulier, ont démontré à quel point ce fut un phénomène massif et en même temps d’une certaine banalité. La Méditerranée des temps modernes fut l’un des principaux espaces de confrontation entre la chrétienté et l’islam. Cette lutte confrontait deux mondes religieux et socioculturels. Mais les eaux méditerranéennes furent surtout témoin de l’expansion de deux pouvoirs hégémoniques : la monarchie hispanique et l’Empire ottoman qui, dans leur lutte et leur concurrence pour l’établissement de leurs espaces d’influence, entraînèrent aussi le reste des États, les obligeant à se rallier à l’une ou à l’autre2. Cela se traduisit par une situation de guerre permanente, que ce fût sous la forme d’affrontements entre de grandes armées ou sous celle, plus durable, d’une guerre de course. Dans ces circonstances, l’une des conséquences majeures fut la prolifération de captifs d’un côté et de l’autre de la Méditerranée, tant de captifs chrétiens en terres d’islam que de captifs musulmans en terres de chrétienté.

2 En vérité, la captivité n’était pas un phénomène nouveau de cette époque ni exclusif de l’espace méditerranéen. Cependant, il atteignit alors une ampleur inédite3. De même, nous soulignions plus haut son caractère presque banal. Dans la mesure où la captivité fut une réalité courante, subie par toutes les couches de la société, et dont la probabilité ne se bornait pas seulement aux populations côtières et frontalières, elle devint l’un des malheurs qui pouvait arriver à n’importe quel homme de l’époque – ce qui n’empêche pas son caractère extrêmement douloureux et très coûteux pour les familles et les proches qui payaient la rançon. Les cas d’individus faits captifs plusieurs fois tout au long de leur vie, ou les exemples de familles dont plusieurs membres avaient été capturés au cours des années et des générations, ne sont pas des cas d’exception.

3 Sous le même terme de « captivité », se cachent en réalité des situations très différentes. Les conditions de capture et de détention pouvaient varier beaucoup, ainsi

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que la durée : d’à peine quelques heures4 à plusieurs décennies. Nous voudrions précisément ici nous intéresser à la question de la captivité chrétienne de longue durée prenant comme référence la monarchie hispanique au tournant du XVIe et XVIIe siècle ; plus concrètement, de 1574 à 1609.

4 Cette courte période comprend une partie du règne de Philipe II ainsi que les premières années du règne de son fils Philippe III. Pour les Espagnols, 1574 fut l’année de la perte de Tunis et du fort de la Goulette. Dans une perspective ottomane, cela signifiait le moment d’expansion territoriale maximale en Méditerranée5. Avec cette dernière avancée, se fixa désormais une situation de statu quo entre les deux grands ennemis. La signature d’une trêve en 15816 et des affaires plus pressantes aux Pays-Bas, en Perse et en Hongrie auraient, respectivement, fait de la Méditerranée une scène de deuxième ordre, selon une interprétation traditionnelle7. Bien que les travaux des dernières décennies aient nuancé cette vision, il n’y a pas de doute que les rythmes du conflit en Méditerranée changèrent dès les années 1580. Ce fut aussi – et par conséquent – l’âge d’or de la guerre de course8. Le règne de Philippe III amena le renouveau d’une politique très agressive en Méditerranée, bien que sous un signe très différent des actions menées par son père ou son grand-père Charles Quint. Des actions brèves et qui apportaient de l’honneur (« reputación »), furent ainsi favorisées9. À la date emblématique de 1609, qui marqua le début de l’expulsion des morisques ainsi que la signature de la Trêve des Douze Ans avec les Provinces Unies, se termine notre période d’étude.

5 Qu’entendons-nous par « captivité de longue durée » ? La plupart des travaux, fondés essentiellement sur l’exploitation des sources des ordres rédempteurs (ou d’autres institutions dédiées au rachat des captifs), ont fixé le temps moyen de captivité au- dessous de cinq ans. Si nous nous bornons au cas espagnol, l’analyse menée par José Antonio Martínez Torres. À partir d’un corpus d’environ 4 500 captifs au Maroc et à Alger, il constate comment plus de 90 % d’entre eux effectuèrent un séjour inférieur à dix ans, alors que seulement 5 % vécurent de onze à 20 ans au Maghreb, et 2 % environ plus de 20 ans10. Quelques décennies auparavant, Ellen Friedman arriva à des conclusions très semblables, chiffrant la durée moyenne au-dessous de cinq ans11. Si ces constats correspondaient aux captifs rachetés par les mercédaires et les trinitaires espagnols, nous trouverions des résultats très semblables en les comparant avec d’autres institutions rédemptrices et d’autres aires géographiques. De ce point de vue, ceux qui vécurent une captivité plus longue, ne furent qu’une minorité. Dans ces circonstances, nous avons considéré comme captifs de« longue durée » ceux qui vécurent plus de dix ans dans une société musulmane, soit au sein de l’Empire ottoman, soit au Maroc.

Le retour des captifs à la lumière des pensions militaires de la monarchie hispanique

6 Grâce à une bibliographie très riche, qui n’a cessé de s’accroître ces dernières années, nous connaissons de plus en plus de détails sur les captures, les conditions de vie des détenus, leur profil social, ou encore, les modalités du rachat, les prix et les intermédiaires qui intervenaient. Cependant nous savons encore très peu sur le devenir des anciens captifs après leur retour. En dehors du moment immédiat du retour et des

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cérémonies d’action de grâce organisées par les ordres, quel était par la suite le sort des captifs libérés ?

7 La multiplicité de sources à mobiliser et la complexité d’établir des modèles de comportement parmi des parcours et des options forcément hétérogènes, rendent cette tâche difficile. Ce n’est qu’en procédant à des approches partielles, que nous pouvons commencer à travailler sur cette question. C’est ainsi que nous avons décidé de nous pencher sur l’étude du sort des ex-captifs à partir de sources quelque part inattendues et qui, a priori, n’ont aucun lien direct avec le phénomène de la captivité : les pensions payées au sein des armées de la monarchie hispanique.

8 Notre choix des arméestient à des raisons d’ordre pragmatique, mais aussi de fond. Les armées furent un milieu assez souple, qui rassemblait bien sûr des militaires professionnels, mais pas seulement. Par ailleurs, la monarchie les utilisa comme moyen pour payer et intégrer des individus envers qui elle avait certaines obligations, tout en les fidélisant ; comme il est souvent dit dans les sources : « au service de Dieu et de la Couronne ». N’oublions pas que les armées mobilisaient une très grande partie du budget de la couronne et de ce fait, étaient aussi le secteur idéal pour disposer de fonds. Par conséquent, bien que le service des armes ne fût qu’un des moyens pour réintégrer la société hispanique après un long séjour en terre d’islam, il fut certainement un recours fréquent.

9 Parmi les anciens captifs qui servaient dans les armées, il y avait, logiquement, d’anciens soldats – ou d’anciens marins – qui retournaient à leurs occupations d’origine, essayant de retrouver le mode de vie que la captivité avait interrompu12. Néanmoins, elles accueillirent aussi des personnes qui n’avaient auparavant jamais exercé aucune activité militaire. Dans la mesure où la couronne avait un besoin continu d’hommes pour ses armées, celles-ci devinrent un point d’attraction pour toute personne en quête d’activité et de moyens de subsistance ; situation qui était celle de nombreux captifs libérés, qui échouaient dans les domaines de la monarchie hispanique sans argent, sans famille et sans proches à qui faire appel. Ce faisant, nous trouvons aussi bien des sujets du roi catholique que d’autres qui ne l’étaient pas. De toute évidence, la monarchie hispanique employa les fonds militaires afin de procurer un moyen de subsistance à des personnes dont elle n’exigeait pas en échange un véritable service armé : les pensions militaires octroyées à des femmes en sont la preuve.

10 Dans ces circonstances, nous devons être conscients que le recours à l’armée fut souvent fréquent parmi les anciens captifs qui se trouvaient dans une situation désespérée à leur retour en chrétienté. Les arguments présentés par Jaime Ferrán, qui avait vécu en captivité pendant 25 ans, nous éclairent en ce sens : fuyant de Constantinople en compagnie de onze autres esclaves, il arriva à Naples « où, en raison de son incapacité et de sa pauvreté, il fut recruté comme soldat dans l’une des compagnies espagnoles du tercio de ce royaume »13. Autre cas encore, celui de Rafael Sacristán, captif pendant 32 ans, qui sollicitait un poste de soldat dans l’île de Minorque, car : « ayant séjourné parmi des Turcs si longtemps, il n’apprit aucun métier sauf celui d’être habile dans les questions de la milice »14. Nous pourrions multiplier les exemples qui nous aident à comprendre pourquoi un certain nombre d’anciens captifs décidèrent d’intégrer l’armée à leur retour, indépendamment du fait qu’ils aient été, ou non, soldats au préalable. Mais ces cas nous rappellent aussi qu’il s’agit d’une approche partielle, et donc forcément incomplète, qui met en avant un profil de captif chrétien très spécifique, nullement généralisable à l’ensemble du phénomène.

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11 Les pensions militaires que nous avons étudiéesétaient payées sous deux formes : soit sous celle d’un salaire spécifique (entretenimiento) soit, d’un complément au salaire de base (ventaja). Afin d’obtenir ces gratifications, les particuliers étaient amenés à présenter aux institutions compétentes des preuves de leurs services et de leurs mérites15. Cette documentation, avec un important contenu autobiographique, nous a permis de reconstituer des parcours d’anciens captifs. Il est important de ne pas oublier que les renseignements dont nous disposons pour notre analyse proviennent de ce que racontent – ou passent sous silence – les captifs eux-mêmes.

12 C’est ainsi que nous avons procédé à un dépouillement systématique des registres du Conseil d’État et de ceux du Conseil de Guerre entre 1574 et 1609, livres où étaient recopiées toutes les cédules royales concernant les affaires de particuliers, traitées par lesdits conseils16. Généralement, les affaires d’Italie et des Pays-Bas étaient de la compétence du Conseil d’État, alors que les pensions versées dans la péninsule Ibérique, les présides nord-africains et l’escadre des galères d’Espagne étaient de la compétence du Conseil de Guerre17. Ces registres, qui représentent la fin de la procédure administrative des requêtes, fournissent une documentation homogène et conservée d’une façon presque complète. Toutefois, il faudrait analyser aussi d’autres données qui apparaissent en amont, tout au long des diverses étapes des demandes de grâce : les requêtes approuvées par la couronne mais aussi celles rejetées, les raisons invoquées par les Conseils en leur faveur ou en leur défaveur, plus une multitude de détails laissés de côté dans la cédule royale finale, fourniraient en effet des informations dont il faudrait tenir compte, mais le foisonnement des sources, leur dispersion et leur inégale conservation rendent la tâche difficile. Voilà pourquoi nous n’en avons consulté qu’un échantillon18. Signalons, tout de même, avant de procéder à l’analyse des résultats de notre enquête, que nous présentons ici un travail en cours qui va se poursuivre dans les mois à venir et dont les chiffres seront sans doute révisés à la hausse.

Résultats de l’enquête

13 Pour la période 1574-1609, nous avons pu retracer le sort et les carrières de 1759 anciens captifs qui servaient dans les armées de la monarchie hispanique – ou qui, au moins, percevaient des pensions payées avec des fonds appartenant aux caisses militaires.

Durée de la captivité et nombre de captifs

14 Si nous nous attachons à la question qui nous occupe ici, il faut souligner que nous n’avons de renseignements sur la durée de leur captivité que pour 655 cas, soit 37 % du total. Ainsi, la répartition de ces individus selon la durée de leur captivité est la suivante :

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Durée de la captivité pour 655 cas

15 Ainsi, nous voyons que 70 % dépassaient la durée moyenne (moins de 5 ans) établie à partir des sources des ordres rédempteurs. Même si les données sont partielles et qu’elles surestiment probablement les cas extrêmes, une évidence s’impose : la plupart des anciens captifs qui intégrèrent les armées à leur retour était des hommes qui avaient échappé aux voies les mieux connues du rachat, celles des ordres rédempteurs.

16 Si nous considérons de plus près les 352 individus ayant vécu plus de 10 ans en captivité, la répartition est la suivante :

Durée de la captivité des 352 captifs détenus pendant plus de dix ans

[N.B. Les pourcentages ont été arrondis au chiffre le plus haut, ce qui explique le 0 % pour les 2 individus ayant connu une captivité supérieure à 41 ans – 44 ans pour l’un et 54 ans pour l’autre.]

17 Une certaine précaution s’impose. Il est évident que ces individus eurent tendance à exagérer le nombre d’années de détention. De même, plus le nombre d’années augmente, plus nous observons des chiffres ronds, finissant par zéro ou cinq.

18 Par ailleurs, le fait d’avoir séjourné aussi longtemps en terre d’islam, nous invite à nous interroger sur la pertinence de l’emploi du terme « captif » : il n’y a aucun doute que plusieurs de ces individus, à l’origine captifs, finirent par être des esclaves19. Hélas, si d’un point de vue conceptuel les différences nous semblent claires, il faut souligner tout de même que dans les sources et dans l’usage fait par les contemporains, nous n’avons pas pu retrouver une telle logique, ces deux termes étant très souvent employés comme synonymes.

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Raisons d’une captivité longue

19 Il n’en reste pas moins qu’un nombre non négligeable d’individus vivait une longue captivité. Les raisons en sont multiples. D’un côté, il faut tenir compte de la pauvreté du captif, ou de son prix très élevé, aspects qui ralentissaient la possibilité du rachat. Par ailleurs, la profession exercée par le captif jouait souvent un rôle fondamental. Ainsi, par exemple, nous savons que des professions telles que calfat étaient très recherchées, de sorte que les chances d’être rachetés étaient alors moindres.

20 Cependant, nous pouvons invoquer d’autres éléments déterminants. L’un d’entre eux était la qualité du propriétaire du captif. Ceux qui avaient pour maître des particuliers (et non l’État) avaient plus de chances d’être rachetés. Pourtant, l’une des raisons fréquentes pour lesquelles les négociations en vue d’obtenir la liberté pouvaient traîner en longueur, était le souhait du propriétaire de réaliser un échange de prisonniers – avec toutes les complications que cela impliquait. Tel fut le cas de Juan González, captif depuis neuf ans. Bien que sa femme ait essayé par tous les moyens de le racheter, son maître, une femme, ne voulait rien accepter si ce n’était l’échange avec son mari, alors retenu sur les galères d’Espagne, décrit comme un « maure esclave, vieux, inutile et manchot d’une main, qui ne rame pas »20.

21 Autre facteur fondamental : l’endroit de la détention. Logiquement les captifs retenus au Maghreb avaient beaucoup plus de chances de recouvrer la liberté que ceux qui se trouvaient dans la lointaine Constantinople. Dans notre corpus, sans surprise, presque 60 % avaient vécu en captivité au Levant (contre environ 40 % en Afrique du Nord). Ou, très fréquemment, ils déclaraient avoir vécu successivement au Maghreb puis au Levant, s’éloignant ainsi d’un rachat plus facile à négocier.

Moyens d’obtention de la liberté des captifs détenus pendant plus de dix ans

22 Sur les 352 captifs qui passèrent plus de dix ans en captivité, nous n’avons pas de renseignements pour 109 d’entre eux, soit pour 31 % du total. Cependant, concernant les 243 autres, les documents nous indiquent les moyens par lesquels ils recouvrèrent leur liberté :

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Le retour à la liberté

23 Sans surprise, le pourcentage des captifs rachetés par les ordres rédempteurs est dérisoire. Cela explique la divergence de nos résultats quant à la durée de la captivité par rapport aux études que nous mentionnions au début de ces pages. La plupart des anciens captifs que nous trouvons au sein des armées n’avaient pu bénéficier de la médiation des ordres. Dans ces circonstances, un pourcentage considérable négocia son rachat par ses propres moyens. Les travaux des dernières années ont mis en avant le rôle d’intermédiaires spécialisés, de toutes confessions, qui faisaient le lien entre les particuliers mais qui travaillaient aussi au profit des institutions21. Il s’agit d’opérations conduites avec moins de publicité que celles des missions des ordres religieux, mais qui en pratique procuraient la libération d’un pourcentage probablement plus élevé de captifs – et à des prix plus raisonnables22.

24 Cependant, le pourcentage le plus important de notre corpus correspond à ceux qui avaient réussi à s’enfuir : près de 45 % du total. Nous avons divisé ce contingent en deux catégories distinctes : ceux qui avaient fui seuls ou en petits groupes, et ceux qui avaient participé à un soulèvement d’esclaves sur une galère ottomane. Alors que ce deuxième cas était beaucoup plus rare, sa visibilité fut cependant plus importante. Un événement de ce type signifiait la libération d’un coup d’une centaine de rameurs, voire plus, quand étaient impliquées plusieurs galères23. Ces faits extraordinaires, d’une grande valeur symbolique puisqu’ils représentaient des victoires contre les infidèles, reçurent logiquement une grande attention, tant sous la forme de publications et de diffusions de toute sorte24, que de la part des autorités. La monarchie, soucieuse d’exploiter l’exemplarité de ces gestes, n’hésitait pas à octroyer des pensions aux participants des soulèvements, toutes origines géographiques confondues. Au contraire, les fuites en petits groupes ou individuelles étaient beaucoup moins spectaculaires, mais elles se produisirent d’une façon constante, représentant au total un nombre plus élevé de captifs libérés. Les chiffres en sont la preuve : 111 individus se sont enfuis seuls ou en groupe, contre 50 ayant participé à un soulèvement.

25 Nous savons que tant d’un côté que de l’autre de la Méditerranée les captifs et les esclaves qui s’enfuyaient risquaient de sévères châtiments, si jamais ils échouaient. Ce sont justement ces actes qui ont nourri une abondante littérature sur les souffrances des chrétiens captifs en terres d’islam, devenant ainsi de véritables martyrs25. Les punitions réservées aux fuyards étaient, dans ces circonstances, un moyen de

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dissuasion considérable. Les captifs, dont les espérances de se voir rachetés étaient élevées, n’avaient pas besoin de risquer leur vie dans des tentatives aux résultats incertains. Au vu des chiffres que nous présentons ici, il est évident que les hommes qui occupent notre attention avaient complètement perdu l’espoir d’une voie de rachat négociée. Ainsi, leur seule issue était la fuite.

26 Par ailleurs, nous avons pu repérer d’autres moyens d’obtention de la liberté, bien que minoritaires. Il s’agit de quelques cas d’individus qui furent relâchés lors de batailles, comme Pablo de Carranza, fait prisonnier lors du désastre espagnol à Jerba de 1560 et libéré pendant la bataille de Lépante26. Finalement, quelques-uns furent aussi libérés par les galères chrétiennes lorsqu’elles patrouillaient dans les eaux de la Méditerranée ou s’employaient dans des actions de course27.

Conditions de capture

27 Les sources nous permettent aussi de savoir comment ces hommes étaient tombés en captivité. Dans la mesure du possible, ils insistaient sur le fait qu’ils s’étaient perdus en servant la couronne (et la religion chrétienne).

28 La capture a toujours été le fruit de la guerre, qu’elle fût dite « grande » ou « petite ». Ainsi, plus de la moitié des individus qui constituent notre corpus étaient des prisonniers de guerre (203 personnes sur un total de 352)28. Par contre, seulement 82 individus (23 %) étaient des victimes de la guerre de course. Quant au reste, nous pourrions souligner qu’un petit groupe constitué par 17 personnes (5 %) avait été capturé lorsqu’ils allaient « prendre langue » (tomar lengua), c’est-à-dire se renseigner sur les mouvements de l’ennemi.

29 Les occasions au cours desquelles tombèrent en captivité les prisonniers de guerre vont de la perte de Castilnovo (1539) à la Longue Guerre de Hongrie (1593-1606), en passant par la défaite du gouverneur d’Oran don Martín de Córdoba à Mostaganem (1558), le désastre espagnol à Jerba (1560) ou la victoire de la Sainte Ligue à Lépante (1571). Cependant, le plus grand nombre provenaient de la perte par les Espagnols de Tunis et de La Goulette en 1574 – représentant 42 % de notre échantillon de prisonniers de guerre (85 individus) –, ainsi que de la bataille d’Alcazarquivir de 1578 (38 personnes, 19 %), soit au cours des deux événements les plus marquants de notre période d’étude (1574-1609). Plus extraordinaire, au contraire, est le fait de trouver encore trois personnes issues de la perte de Castilnovo et dont la captivité avait été d’une longueur exceptionnelle.

30 Par ailleurs, il est certain que le fait de nous concentrer sur les pensions militaires détermine en partie ces résultats : les prisonniers de guerre étaient, avant tout, les soldats ayant participé aux principales défaites militaires de la période que nous étudions. Cependant, les prisonniers de guerre constituaient globalement un pourcentage très important du total des captifs en Méditerranée à cette époque, et surtout, ils avaient beaucoup moins de chances de pouvoir se racheter que le captif d’opérations de course, si nous excluons les personnalités les plus éminentes.

31 Conditions de vie pendant la captivité

32 Jusqu’ici nous avons détaillé les conditions dans lesquelles ces hommes furent capturés, et plus encore, comment ils réussirent à se libérer. Cependant, il nous reste à nous

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pencher sur les conditions de vie durant la captivité. Or sur ce point, contrairement à nos attentes, les sources se montrent peu loquaces.

33 Ce silence des sources reflète la volonté des anciens captifs de ne pas rentrer dans les détails sur cette question. Ils n’avaient pas intérêt à donner trop de renseignements sur leur vie en terres d’islam où, forcément, le quotidien était fait d’accommodements et d’actions qui les éloignaient de l’attitude modèle que l’on voulait prêter aux captifs chrétiens dans les textes et dans la propagande officielle. Les rares références que les documents contiennent, répondent justement à cette rhétorique, bien ancrée, de ce que devaient être les services du bon captif chrétien en terres musulmanes : le maintien de la foi chrétienne, malgré toutes les adversités ; l’aide portée aux autres captifs ; l’apport en renseignement et en logistique vis-à-vis des espions de la couronne qui allaient à Constantinople et à Alger, etc. Tous ces aspects sont des éléments-clés pour la construction d’un discours sur le captif au service de Dieu et du Roi Catholique29.

34 Cependant quelques éléments permettent de s’éloigner du discours convenu. Le premier tient aux conditions de la captivité. Certains affirmaient avoir vécu très longtemps en terres d’islam, mais sans apporter s’autres précisions. Avaient-ils été esclaves pendant tout ce temps, ou au contraire à partir d’un certain moment avaient- ils été des affranchis restés sur place ? C’est la question que l’on peut se poser, même si l’on sait que certains individus d’endurance physique exceptionnelle demeurèrent esclaves pendant des décennies sur les galères ou dans les arsenaux30. Malgré tout, il n’est pas difficile de comprendre que ces personnes, à leur retour, préféraient rester ambiguës à ce propos dans leurs requêtes à la couronne. Certains, au contraire, ne faisaient aucun mystère de leur parcours : capturé à Tunis en 1574, Marsilio Mateo de Campi fut emmené à Constantinople où il rama sur les galères durant dix ans et où il vécut librement pendant les sept années suivantes qui précédèrent son retour en chrétienté31 ; Luis de Miranda, fait captif lors de la perte de Tunis, déclara avoir vécu à Constantinople pendant 33 ans : les 13 premières années en tant qu’esclave, mais les 20 suivantes comme affranchi32.

35 Un autre élément qui a attiré notre attention est celui du mariage pendant la captivité. À partir du moment où ils perdaient l’espérance d’être rachetés, plusieurs d’entre eux fondèrent des familles. De plus, un homme marié était moins prédisposé à s’enfuir. Ainsi, le Portugais Francisco Hernández affirmait que son maître l’avait obligé à épouser une femme chrétienne afin de l’empêcher de retourner chez lui. Capturé lors de la bataille d’Alcazarquivir de 1578, il vécut 29 ans captif, d’abord à Fès pendant 15 ans et ensuite à Constantinople. Finalement, il réussit à s’échapper avec sa femme et l’un de leurs fils33. Par ailleurs, nous avons trouvé plusieurs cas où l’épouse, d’origine grecque et libre, finançait le rachat de son mari. Parmi la multitude d’exemples que nous avons sur ce genre de situation, nous n’en mentionnerons qu’un, celui d’Urbano de Valladolid. Captif à Oran, il fut amené à Constantinople, où il demeura pendant 17 ans. Il s’y maria avec María Griega – sans doute une grecque orthodoxe, comme l’indique son nom – qui finança son rachat. Une fois libres, ils s’installèrent en Sicile, où ils vécurent avec leurs deux filles34.

36 Dans plusieurs autres requêtes, le mérite principal du demandeur était celui d’avoir financé (où aidé à s’échapper) des familles entières de captifs : père, mère et enfants35. Dans ces circonstances, comme il est logique, nous trouvons aussi parmi les pensionnaires militaires des exemples de personnes nées en captivité et pour qui

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l’installation dans des terres de la chrétienté ne signifiait pas un retour, mais une arrivée36.

Conclusions

37 L’analyse des pensions payées au sein des armées de la monarchie hispanique nous a permis de jeter un éclairage sur le phénomène de la captivité chrétienne de longue durée. À partir de cette approche, forcément partielle, nous avons pu étudier des réalités moins visibles dans les sources provenant des ordres rédempteurs et qui correspondent aux personnes qui avaient séjourné pendant plus de dix ans en terres d’islam après avoir été capturées. Ces cas illustrent des parcours de vie construits entre chrétienté et islam et, bien que minoritaires, les sources que nous avons consultées nous laissent entrevoir un phénomène d’une plus grande ampleur que ce qu’on aurait pu imaginer dans un premier temps.

38 Ces individus, capturés lors des activités de la guerre de course ou lors des grandes batailles, réussirent malgré tout à retourner en chrétienté. Peu enclins à fournir des détails sur leur vie en captivité dans leurs requêtes à la couronne espagnole, ils soulignèrent surtout comment ils avaient réussi à obtenir leur liberté : depuis la négociation d’un rachat onéreux, jusqu’à la fuite, quelque fois spectaculaire – comme ce fut le cas pour les soulèvements des galères ottomanes.

39 En septembre 1603, Philipe III octroya une ventaja de cinq écus sur les galères de Naples à Bautista Valenciano. Les 44 ans que celui-ci clamait avoir vécus en captivité furent la raison principale pour laquelle cette grâce lui fut accordée. Fait prisonnier lors du désastre militaire espagnol de Jerba, il était demeuré plus de 40 ans fidèle à la foi chrétienne avant de s’évader. À son retour, voulant réintégrer le service des armes, il demanda un complément au salaire de base (una ventaja) en tant que fantassin sur les galères du royaume de Naples, requête qui lui fut accordée37. La trajectoire et le destin de cet homme, captif pendant plus de 40 ans, furent-ils si exceptionnels ou, au contraire, s’agit-il d’un sort partagé par beaucoup d’autres de ses contemporains ?

NOTES

2. . Deux études classiques, bien que très différentes, sont : Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, [1949], Paris, Armand Colin, 1966, 2 vol., et Andrew C. Hess, The Forgotten Frontier. A History of the Sixteenth-Century Ibero-African Frontier, Chicago/Londres, The University of Chicago Press, 1978.Cet équilibre de forces entre la monarchie hispanique et l’Empire ottoman fut très bien résumé par l’ambassadeur vénitien en Espagne, Tomasso Contarini, à la fin du xvie siècle en des termes que nous traduisons ici : « Et pour commencer […], celui qui considère l’état des choses présentes, sans doute pourra facilement observer comment les puissances et les empires du monde se sont pour la plupart unis sous ces deux grands monarques, le Turc et le roi d’Espagne. […] Ces deux grands princes, tous les deux riches en moyens financiers, puissants en forces maritimes et terrestres, ont non

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seulement, à cause de la jalousie de tant d’états, des motifs de se méfier l’un envers l’autre […], mais aussi de se craindre réciproquement quand il y a de nombreux encouragements à la haine, de nombreuses causes à l’injure, de nombreux intérêts à l’offense », « Relazione di Tommaso Contarini letta nell’aprile 1593 », dans Eugenio Albèri (éd.), Le relazioni degli ambasciatori veneti al Senato durante il secolo decimosesto, série I, vol. V, Florence, Segna di Clio, 1861, p. 427-428. 3. . Pour un effort de quantification du phénomène au Maghreb, voirRobert C. Davis, Christian Slaves, Muslim Masters. White Slavery in the Mediterranean, the Barbary Coast, and Italy, 1500-1800,Basingstoke/New York, Palgrave Macmillan, 2003, p. 23-26 et « Counting European Slaves on the Barbary Coast », Past and Present, nº 172, 2001, p. 87-124. 4. . Francisco Andújar Castillo, « Los rescates de cautivos en las dos orillas del Mediterráneo y en el mar (Alafías) en el siglo XVI », dans Wolfgang Kaiser (dir.), Le commerce des captifs. Les intermédiaires dans l’échange et le rachat des prisonniers en Méditerranée, xv e-xvii e siècle, Rome, Ecole Française de Rome, 2008, p. 135-164, spécialement p. 154-164. 5. . Pál Fodor, « The Organization of Defence in the Eastern Mediterranean (End of the 16th Century) », dans Elizabeth Zachariadou (éd.), The Kapudan Pasha, his office and his domain, Crète, Crete University Press, 2002, p. 87-94. 6. . María José Rodríguez Salgado, Felipe II, el “Paladín de la Cristiandad” y la paz con el Turco, Valladolid, Universidad de Valladolid, 2004. 7. . Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen…, op. cit. 8. . Michel Fontenay et Alberto Tenenti, « Course et piraterie méditerranéennes de la fin du Moyen Âge au début du xixe siècle », [1975], réédité dans la Revue d’Histoire maritime, nº 6, 2006, p. 173-238. 9. . On se reportera avec profit aux derniers travauxde Miguel Ángel de Bunes Ibarra ainsi que de Bernardo José García García, La Pax Hispanica. Política exterior del Duque de Lerma, Louvain, Leuven University Press, 1996. 10. . José Antonio Martínez Torres, Prisioneros de los infieles. Vida y rescate de los cautivos cristianos en el Mediterráneo musulmán (siglos XVI-XVII),Barcelone, Bellaterra, 2004, p. 145. 11. . Ellen G. Friedman, Spanish Captives in North Africa in the Early Modern Age, Wisconsin, University of Wisconsin Press, 1983, p. 5. 12. . Même si d’autres, au contraire, n’y songeaient plus. Ainsi, par exemple, le soldat Diego Galán rapporte qu’arrivant à Messine, première terre de la monarchie qu’il touchait depuis sa longue captivité de onze ans, il lui fut proposé de servir à nouveau en tant que soldat. Il refusa fermement, en des termes que nous traduisons ici : « […] et le lendemain, premier jour de Pâques, nous débarquâmes au port de Messine, première terre de notre roi que je foulais. […] Aussitôt, j’arrivai au château Saint-Sauveur, […] et le Castillan […] m’invita à me faire soldat, chose qui ne me traversait pas l’esprit, car ce métier ne m’avait apporté rien de favorable. » Diego Galán, Relación del cautiverio y libertad de Diego Galán, natural de la villa de Consuegra y vecino de la ciudad de Toledo, Miguel Ángel de Bunes Ibarra et Matías Barchino (éd.), Tolède, Diputación Provincial de Toledo, 2001, p. 157. 13. . « donde por su imposibilidad y pobreza, assentó plaza de soldado en una de las conpañías españolas del tercio de aquel reyno », Archivo General de Simancas (désormais AGS), Estado (désormais E), legajo (c’est-à-dire « liasse » ; désormais leg.) 1975, sans date (désormais s.d.), « Consulta » du Conseil d’État, Valladolid, 30 septembre 1603. [Note de l’éditrice : la « consulta » est un avis circonstancié sur un problème débattu au sein d’un Conseil pour être présenté au roi pour décision finale]. 14. . « por aver stado entre turcos tantos años, no aprendió ningún offiçio, sino tan solamente estar ágil en las cossas de la miliçia », AGS, Guerra Antigua (désormais GA), livre 52, f. 74 r-v, Cédule royale. Aceca, 2 juin 1590. 15. . Rosa María Gregori Roig, « Representación pública del individuo. Relaciones de méritos y servicios en el Archivo General de Indias (siglos XVII-XVIII) », dans Antonio Castillo Gómez et

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Verónica Sierra Blas (éd.), El legado de Mnemosyne : las escrituras del yo a través del tiempo, Gijón, Trea, 2007, p. 355-379. 16. . AGS, E, livres 87-89 ; AGS, GA, livres 30-34B, 36, 38-40, 42-44, 46-56, 58-60, 62, 64, 67, 68, 71, 72, 74, 75, 78, 80, 82, 84, 86, 87, 89-92, 94, 97-100, 102, 103, 105-108 ; Archivo Histórico Nacional (désormais AHN), Estado (désormais E), livres 251-257, 292-295, 308-313, 328-330, 345, 346 ; Archivo General Militar de Madrid (désormais AGMM), Libros Registro (désormais LR), livres 3-15, 17, 18, 20, 22. 17. . Pour la période que nous étudions dans cet article, le Conseil d’Italie joua aussi un rôle très important pour les grâces octroyées dans les domaines italiens de la monarchie. Puisque nous sommes encore en train de dépouiller ces fonds, nous avons décidé de ne pas inclure ces données dans les résultats que nous présentons ici. 18. . AGS, E, leg. 1086-1089, 1091, 1154, 1155, 1159, 1571, 1572, 1631, 1660-1670, 1690-1698, 1703-1715, 1743-1749, 1769-1775, 1955-1958, 1960-1968, 1971-1979, 1982-1987, 1989-1992, 1994-1998, 2001, 2741-2750, 2763-2771 ; AGS, GA, leg. 77-80, 91, 97, 159, 179-182, 188, 190, 192, 193, 208-210, 213, 220, 234, 235, 239-241, 262, 263, 272, 275, 298-301, 309-312, 337-339, 342, 343, 368, 390, 391, 411, 552, 569, 570, 579, 580, 588-590, 604, 626, 627, 640, 653, 654, 669, 670, 688, 689, 712, 713. 19. . Pour une précision des termes, voir Michel Fontenay, « Esclaves et/ou captifs : préciser les concepts », dans Wolfgang Kaiser (éd.), Le commerce des captifs…, op. cit., p. 15-24. 20. . « […] un moro esclavo mío [de Felipe II], viejo, inútil y manco de una mano, que no rrema ». AGMM, LR, livre 14, f. 126r, Cédule royale, San Lorenzo, 22 septembre 1593. 21. . VoirWolfgang Kaiser (éd.), Le commerce des captifs…, op. cit. ; Daniel Bernardo Hershenzon, Early Modern Spain and the Creation of the Mediterranean : Captivity, Commerce, and Knowledge, thèse inédite sous la direction de Diane Owen Hughes, Michigan, University of Michigan, 2011, spécialement chapitres 5 et 7. Consultable en ligne : http:// deepblue.lib.umich.edu/bitstream/2027.42/89664/1/hershenz_1.pdf. 22. . Il s’agit d’une plainte récurrente parmi les captifs, qui affirmaient que les prix négociés par les pères rédempteurs étaient généralement plus élevés. À ce propos, par exemple, le capitaine Cristóbal de Cáceres rapportait qu’il avait réussi à négocier le prix de son rachat à 600 ducats. L’arrivée inopinée d’un religieux fit monter d’un coup son prix à 5 000 ducats, ou bien à 1 500 ducats avec la libération d’un raïs détenu en Espagne. Il avait l’espérance que finalement le prix se fixerait à 1 000 ducats, sans avoir à négocier, en plus, l’échange de prisonniers. Madrid, Instituto Valencia de Don Juan (désormais IVDJ), Envío 49, boîte 65, dossier 6, document 124, Rapport du capitaine Cristóbal de Cáceres à Francisco de Ibarra, Alger, 9 mars 1576. 23. . Par exemple, en septembre 1590, le soulèvement de deux galères ottomanes qui furent ramenées au port de Barcelone permit la libération de 420 captifs chrétiens. Une relation de cet événement fut imprimée. Voir Miquel Llot de Ribera, Verdadera relacion de la vitoria y libertad que alcançaron quatrocientos Christianos captivos de Hazan Baxa, Almirante y capitan general del mar del gran Turco con dos galera suyas que se levantaron, Perpignan, Sansón Arbús, 1590. Elle peut se consulter en ligne : http://www.bidiso.es/fotogramasRelaciones/B-59_4_3_4_42-23/ digitizedPages/b-59-3-42-23.pdf [28/08/2012]. 24. . Soulignons, par exemple, que le premier imprimé anglais qui contient un récit de captivité est celui qui détaille la captivité de John Fox, libéré lors du soulèvement de la galère capitaine d’Alexandrie en 1577. VoirNabil Matar, « English Accounts of Captivity in North Africa and the Middle East : 1577-1625 », Renaissance Quarterly, vol. 54, nº 2, été 2001, p. 553-572. 25. . Celui-ci est le titre, justement, de l’une des parties de la Topographia e Historia general de Argel, publiée sous le nom de Diego de Haedo, mais dont l’auteur fut très probablement Antonio de Sosa. VoirAntonio de Sosa, Diálogo de los mártires de Argel, Emilio Sola et José María Parreño (éd.), Madrid, Hiperión, 1990. VoirEnrique Fernández, « El cuerpo torturado en los testimonios de cautivos de los corsarios berberiscos (1500-1700) », Hispanic Review,vol. 71, nº 1, hiver 2003,

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p. 51-66 ; Giovanna Fiume, Schiavitù mediterranee. Corsari, rinnegati e santi di età moderna, Milan, Bruno Mondadori, 2009, p. 281-330. 26. . AGS, E, leg. 2742, s.d. et ibid., leg. 2743, s.d., « Consultas » du Conseil d’État, Valladolid, 12 mai 1605 et Madrid, 11 juillet 1606 ; AGS, E, leg. 1661, s.d., Mémorialdu 2 mai 1609. 27. . Ainsi, par exemple, Jaime Cigala, captif pendant 14 ans, fut libéré par les galères de Florence de la galiote algéroise où il ramait. AGS, E, leg. 1704, doc. 236 ; ibid., leg. 1977, s.d. ; AHN, E, livre 328, f. 73v., 1604-1605. 28. . Ce fut clairement le cas majoritaire parmi les captifs qui avaient vécu plus de 20 ans en terres d’Islam. Détaillant les pourcentages en fonction du nombre d’années vécues en captivité, les prisonniers de guerre représentèrent 60 % du total pour la tranche entre 21 et 25 ans de captivité, 70 % pour la tranche entre 26-30 ans, et 62 % entre 30-40 ans. 29. . Sur la question du service voir Alicia Esteban Estríngana (éd.), Servir al rey en la Monarquía de los Austrias. Medios, fines y logros del servicio al soberano en los siglos XVI y XVII, Madrid, Sílex, 2012. 30. . Voir dans ce dossier les articles de Manuel Lomas Cortés et de Maximiliano Barrio Gozalo. Même si ces deux auteurs traitent des conditions de vie des captifs musulmans sur les galères ou dans les arsenaux des chrétiens, la réciproque était sensiblement la même. 31. . AHN, E, livre 308, f. 174r, Cédule royale, Aranjuez, 5 juin 1591. 32. . AGS, E, leg. 1984, s.d., « Consulta » du Conseil d’État, Madrid, 21 juin 1611. 33. . AGS, E, leg. 1968, s.d., « Consulta »du Conseil d’État, Madrid, 28 février 1608. 34. . AGS, E, leg. 1662, s.d. ; ibid., leg. 1690, doc. 342 et 350 ; ibid., leg. 1706, doc. 176 ; ibid., leg. 1711, doc. 163 ; ibid., leg. 1987, s.d. ; ibid., leg. 1997, s.d. ; AHN, E, livre 310, f. 34v et 36v. 35. . Ceci fut le cas, par exemple, de Diego de la Guerta, AGS, E, leg. 1691, s.d. ; ibid., leg. 1964, s.d. ; ibid., leg. 1965, s.d. ; AHN, E, livre 311, f. 1r-v et 92v. 1606-1607. 36. . Parmi ces situations, mentionnons le cas d’Alonso Almasano, AGS, E, leg. 1958, s.d., « Consulta » du Conseil d’État, Madrid, 11 février 1612. 37. . AGS, E, leg. 1960, s.d., « Consulta »du Conseil d’État, Valladolid, 23 août 1603 ; AHN, E, livre 310, f. 251v, Cédule royale, Valladolid, 20 septembre 1603.

RÉSUMÉS

Cet article s’intéresse à la captivité chrétienne de longue durée, c’est-à-dire aux captifs qui vécurent plus de dix ans dans une société musulmane, soit au sein de l’Empire ottoman, soit au Maroc. Nous nous interrogeons sur les motifs d’une captivité si longue, depuis les conditions de la capture à celles de la libération, sans négliger celles de la détention (quand ces détails sont fournis par les protagonistes eux-mêmes). Pour cette analyse, notre point d’observation principal est la documentation émanant des captifs qui, à leur retour, obtinrent des pensions militaires dans les armées de la monarchie hispanique entre 1574 et 1609.

This article is about Christians who spent more than ten years as captives of the Muslims, either in the Ottoman Empire or in Morocco. We ask why their captivity lasted so long and investigate both their capture and their release, in addition to the terms of their imprisonment (when the protagonists themselves left details). The principal sources are requests by returned captives for military pensions from the armies of the Hispanic Monarchy from 1574 through 1609.

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INDEX

Mots-clés : Méditerranée, captivité, monarchie hispanique, Empire ottoman, Maghreb, guerre de course, armées Keywords : Mediterranean, captivity, Hispanic Monarchy, Ottoman Empire, Maghreb, privateering, army

AUTEUR

CECILIA TARRUELL

Cecilia Tarruell est doctorante en co-tutelle internationale à l’EHESS et la Autónoma de Madrid. Ses recherches portent sur l’assimilation dans la société hispanique des individus ayant longtemps vécu en terres d’islam entre la fin du xvie et le début du xviie siècle. Les trois profils prédominants sont ceux de l’ancien captif, du renégat et du musulman (ou du juif d’origine magrébine) converti au catholicisme. Elle est l’auteur d’articles, parmi lesquels : « Orán y don Carlos de África, un caballero de Santiago atípico », dans Miguel Ángel de Bunes et Beatriz Alonso (dir.), Orán. Historia de la corte chica, Madrid, Polifemo-IULCE, 2011, p. 263-288 ; « Presencia y permanencia de población musulmano-conversa tras las expulsiones : los conversos de origen berberisco u otomano », Actas del XII Simposio Internacional de Mudejarismo, Teruel, Centro de Estudios Mudéjares, 2013, p. 545-554. D’autres articles sont à paraître.

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Vida y trabajos de Gerónimo de Pasamonte : entre vraisemblance et invraisemblance, un récit de vie avec la captivité en toile de fond

Fausto Garasa

1 Vida y trabajos de Gerónimo de Pasamonte1, ouvrage achevé en 1603, se présente comme un récit de vie où Pasamonte, rédacteur et grand protagoniste de l’œuvre, consacre plusieurs chapitres à sa captivité en terres d’Islam, à son rachat et à sa libération.

2 Les malheurs et les misères de ce personnage rythment un vécu, l’histoire de toute une vie et la tragédie à la fois ordinaire et extraordinaire d’un homme et d’un chrétien réclamant attention et reconnaissance. Ce vécu, pour invraisemblable qu’il puisse paraître, n’en est pas moins tangible et déchiffrable si on le replace au centre d’un contexte historique où, au-delà de la vie de Pasamonte, au premier abord si personnelle et si particulière, surgit ou transparaît celle du captif (des captifs ?), située tant au centre d’une histoire que de l’Histoire.

3 L’objet de notre étude sera, après avoir cerné la part d’invraisemblance et de vraisemblance que sous-entend le texte, de mettre en lumière les éléments témoignant d’un vécu ou donnant tout du moins une représentation de la captivité en Méditerranée musulmane et dans le contexte économique, politique et religieux des dernières décennies du XVIe siècle.

4 Pour cela, nous nous pencherons tout d’abord sur le problème de la crédibilité du récit, puis nous analyserons la vision donnée par l’auteur de la captivité en terres d’Islam avant de nous interroger, pour terminer, sur les conditions et les conséquences d’une toujours possible libération.

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Crédibilité du récit

5 L’ouvrage étudié se subdivise en cinquante-neuf chapitres2. Les dix premiers sont consacrés à l’enfance de Pasamonte. Viennent ensuite sept chapitres retraçant ses aventures militaires, puis treize autres consacrés à sa captivité, les vingt-neuf derniers relatant son retour en terres chrétiennes, sa difficile réadaptation, ses misères personnelles et familiales. La personnalisation de l’écriture sert cette relation à caractère autobiographique qui prétend être le miroir de la réalité. D’emblée, l’auteur jure devant Dieu et les hommes que sont vérités « toutes les choses que l’on trouve écrites dans le livre »3. Cependant, malgré les travaux de chercheurs comme le cervantiste de renom, Martín de Riquer4, et le rapprochement parfois établi entre Gerónimo de Pasamonte, Ginés de Pasamonte (personnage du Quichotte) et Alonso Fernández de Avellaneda5, l’auteur de l’ouvrage que nous abordons reste fort mystérieux, ce qui rend difficile tout rapprochement entre ce qui est narré et la vie d’un écrivain clairement identifié. S’il n’est pas inconcevable que Pasamonte soit narrateur apocryphe, la réalité du vécu qu’il met en avant est, quant à elle, également sujette à caution.

6 Le récit renvoie à un passé dont les éléments constitutifs ont été triés, choisis et disposés de telle sorte qu’ils suggèrent une démonstration, une orientation particulière et subjective. L’accumulation de souffrances et de péripéties a en effet pour but de justifier le parcours d’un homme qui se présente comme l’instrument et le protégé du Tout-Puissant. Les déboires et les peines du protagoniste sont considérés par celui-ci comme des épreuves qui lui auraient révélé les dangers qui guettent la chrétienté. Son objectif serait d’attirer l’attention des lecteurs sur la nécessité de « remédier à tous ces maux qui gangrènent le monde catholique »6 et de démontrer qu’ils sont dus aux chrétiens eux-mêmes, prompts à perdre leur âme « car ils traitent avec des esprits maléfiques »7. Ces maux sont du reste dénoncés à de multiples reprises : « Je jugeai qu’il y avait plus de mensonges parmi les chrétiens que parmi les Turcs », « bien qu’ayant vécu parmi les Turcs, je n’avais jamais vu autant de maux », « tant de maux gangrènent les catholiques »8.

7 Le récit de Pasamonte semble également destiné à s’attirer les faveurs des autorités ecclésiastiques après dix-huit ans de captivité. Rien d’étonnant alors à ce que sa narration s’affirme didactique, instructive et édifiante, dans le respect d’une modestie de bon aloi, digne de tout prologue et conforme à l’humilité exemplaire du bon chrétien qui prétend œuvrer « sans le moindre accent de vanité »9.

8 Pour atteindre ses objectifs qui vont bien au-delà du simple désir de produire ses mémoires, l’auteur met en scène sa vie et propose une longue série d’aventures rocambolesques qui finissent par paraître invraisemblables, l’invraisemblance étant dans bien des cas suggérée, non pas tant par les événements considérés individuellement, mais par leur prodigieuse accumulation.

9 Les terribles épreuves subies par le protagoniste sont annoncées dès le début de l’œuvre lorsque l’auteur, en précisant « j’évoque ma vie et mes souffrances »10, associe d’emblée existence et tribulations. Des souffrances sont sans cesse égrenées et rappelées. Ainsi, le mot pena (peine, souffrance) est utilisé 21 fois dans un texte relativement court (quelques dizaines de pages), le mot trabajo, synonyme de pena, 23 fois et le verbe padecer (souffrir) et ses dérivés, 12 fois. La cause de ces souffrances

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est également suggérée à travers notamment le substantifmaldad (méchanceté, malignité ou mauvaise action) qui apparaît 24 fois dans le texte.

10 L’accumulation de calamités endurées dès la plus tendre enfance laisse perplexe. Les neufs premiers chapitres du récit présentent en effet une longue énumération d’accidents et de maladies graves qui touchent le jeune Pasamonte. Celui-ci avale une aiguille, échappe à la mort après une grave chute, est fouetté pour son imprudence par son père, est ensuite à deux doigts de mourir noyé, souffre de fièvres, est laissé sur son lit de mort par son père, apparemment terrassé par une terrible maladie dont il finit par réchapper, se retrouve couvert de pustules varioliques, est visité par un fantôme, tombe de nouveau malade et finit par être sauvagement frappé par l’un de ses oncles avant de s’en sortir une nouvelle fois comme par miracle.

11 Pasamonte quitte ensuite l’Aragon pour Barcelone où la pauvreté et l’impossibilité d’étudier le poussent à s’engager dans l’armée et à renoncer à son désir d’entrer dans les ordres. Il va d’abord servir en Italie où il va une fois de plus tomber malade, souffrir d’une vue très basse qui va l’handicaper durant toute sa vie, subir l’assaut de malfrats qui vont lui voler son épée. Après une autre maladie qui n’est pas loin de lui ôter la vie, il participe à plusieurs batailles, subit fièvres et douleurs et est finalement blessé par un coup d’arquebuse à Tunis en 1574 avant d’être fait prisonnier par les Turcs. Viennent ensuite dix-huit longues années de captivité pendant lesquelles vont s’ajouter à l’absence de liberté mille souffrances.

12 Après rachat et libération, Pasamonte continue, en terres chrétiennes, à subir les malheurs les plus variés : maladies, douleurs, fièvres, évanouissements, tentatives d’empoisonnement. Il en vient même à énumérer une partie de ses déboires familiaux dans cinquante petits articles réunis sous le titre « Exposé des plus grandes trahisons que l’on puisse écrire »11. C’est du reste après la captivité que les événements relatés deviennent de plus en plus fantaisistes : outre les maladies, les accidents, les humiliations, les tromperies et l’adultère subis, on lui jette des sorts, il entend des voix, est perturbé par des démons et des fantômes.

13 Ces maux et maléfices, l’auteur-protagoniste les attribue au diable et à « tous ses agissements » qu’il rejette12. Il est vrai que Pasamonte avait rêvé d’être religieux13 et c’est sans doute en imitant les nombreux récits de religieux captifs où les démons et les phénomènes surnaturels étaient mis en avant comme autant de topiques du genre14, que l’auteur, se sentant comme ces ecclésiastiques investi d’une mission rédemptrice et exemplaire, conte son vécu et suggère son fatum. L’évocation de ses innombrables souffrances et de phénomènes surnaturels semble pourtant aller au-delà d’un simple phénomène d’imitation, non seulement parce que leur accumulation semble exagérée, mais aussi parce qu’il les considère comme des « persécutions »15, ce qui en dit long sur un esprit apparemment malade et sujet aux hallucinations. Tout cela rend le texte peu crédible, mais peut s’expliquer, comme le suggère Marie-Catherine Barbazza, « par le traumatisme enduré »16. Un traumatisme et des effets psychologiques ou psychiatriques qui, de tous temps, ont affecté les soldats soumis aux affres de la guerre et aux tourments de la captivité.

14 Entre invraisemblables, affabulations et situations délirantes, transparaissent néanmoins des éléments qui créent un cadre historique susceptible de donner une certaine crédibilité à une partie du récit : celle qui est consacrée aux campagnes guerrières de Pasamonte, à sa captivité, à son rachat et à ses premiers pas d’homme libre. Les repères historiques et temporels (bataille de Lépante en 1571, expédition

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navale de Navarin en 1572, siège de La Goulette et prise de Tunis par Don Juan d’Autriche en 1573, reprise de Tunis en 1574 par Euldj Ali17, etc.) ne manquent pas. Le contexte politique et socio-économique méditerranéen du dernier quart du XVIe siècle se dessine nettement avec en toile de fond les enjeux maritimes et la guerre de course qui se substitue peu à peu aux coûteuses grandes batailles navales. Les personnalités ou figures historiques citées (Don Juan d’Autriche, son lieutenant, le valencien Miguel de Gurrea y Moncada ou encore Juan Zúñiga de Avellaneda, comte de Miranda, vice-roi de Naples) complètent le décor, alors que la variété des noms et des origines des acteurs du récit plonge le lecteur dans cette réalité humaine, politique et économique des dernières décennies du XVIe siècle, où la « Méditerranée-prison » est aussi la « Méditerranée-échanges », aux nationalités et identités multiples (Castillans, Aragonais, Portugais, Génois, Vénitiens, Sardes, Calabrais, Napolitains, Siciliens, Grecs, Français, Maures, Turcs), multireligieuse (coexistence de juifs, musulmans, catholiques, orthodoxes et protestants) et multiculturelle18.

15 L’œuvre est par ailleurs riche en toponymes19 qui permettent de reconstituer avec exactitude le périple du soldat, du captif, puis de l’homme libre en Méditerranée et sur le pourtour méditerranéen (Espagne, Afrique du nord, Turquie, Grèce, Italie). L’évocation des manœuvres en mer20, des caps, des bras de mer, des chenaux et autres zones marines (chenal de Malte, cap Matapan, mer Égée, golfe de Nauplie, côte de Naples) ajoutent une touche supplémentaire de crédibilité. Enfin, l’emploi d’un vocabulaire spécifiquement maritime21 suggère une certaine connaissance de la navigation, de l’univers des galériens et donc d’une forme de captivité particulière.

16 Que le narrateur ait véritablement vécu l’expérience de cette captivité ou qu’il se soit servi de documents historiques ou de témoignages pour inventer son récit, l’enjoliver ou tout simplement reconstituer le souvenir d’un passé douloureux, ses écrits et suggestions coïncident sur bien des points avec les conclusions de nombreuses études historiques et sont susceptibles de donner lieu à interprétation.

Les conditions de vie du captif

17 Pasamonte, jeune soldat blessé en 1574 lors de la prise de Tunis par les Turcs, est fait prisonnier. Après avoir servi pendant une courte période un premier maître, il est mis au service d’une galère. Sa condition de galérien en fait un captif itinérant, une bonne partie de l’année tout du moins, les galères et galiotes, difficiles à manœuvrer et craignant les vents forts d’automne et d’hiver, restant au port durant cette période comme le fait remarquer Pasamonte : « Nous naviguions six mois durant la belle saison et restions à terre le restant de l’année »22. Les déplacements et les manœuvres durant des périodes de course ou de garde du territoire maritime23 sont assez clairement suggérés, tout comme certains détails comme la nécessité pour tout navire de « s’approvisionner en eau tous les huit jours »24. Le récit évoque également les bagnes ou bains (baños)25où Pasamonte et ses camarades sont enfermés lorsqu’ils sont à terre (chapitres 23, 26, 29 et 30).

18 Les équipages des embarcations sur lesquelles navigue Pasamonte ou auxquelles il se réfère sont composés de Turcs (sans doute des janissaires), de Maures, de renégats, de forçats et le cas échéant de rameurs libres. Sur ce dernier point Pasamonte affirme que sur la galère du gouverneur de Damiette « se trouvaient tout au plus quarante à cinquante chrétiens, et que le reste des rameurs qu’il employait étaient des rameurs

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maures rémunérés »26. Il ne nous conte cependant pas dans le détail le quotidien de ces membres d’équipage qui, même lorsqu’il s’agissait d’hommes libres, était particulièrement dur : extrême pénibilité du travail, brutales accélérations et rythmes de nage endiablés pour fuir ou rattraper un bateau ennemi, angoisse face à un possible abordage, peur de mourir, promiscuité, saleté, eau croupie ou encore alimentation déplorable à base de biscuits, à l’occasion remplis de vers. Des conditions de vie qui fragilisaient les corps et favorisaient maladies et épidémies. L’auteur, si prompt à énumérer accidents et maladies, se contente d’évoquer, pour ce qui est de la vie à bord, les fers et les manilles des forçats attachés à leurs bancs et de rappeler qu’il lança avec un certain courage à Rechesi Bajá27 : « maître, tu nous laisses mourir de faim et nous fais vivre à demi nus »28. Les châtiments endurés sont quant à eux, bien mis en avant, si ce n’est avec un luxe de détails, du moins de façon fort suggestive.

19 À la suite de la première tentative d’évasion qui a pour cadre Bizerte et une galiote se trouvant au mouillage, la menace du pal, supplice usité notamment dans l’Empire ottoman, plane sur les insurgés. Les Turcs coupent les oreilles et le nez de quatre chrétiens, cassent les bras et les jambes de Gerónimo Pati, compagnon de Pasamonte, et le laissent agoniser sur la plage avant de l’égorger (chapitre 22). Une seconde tentative d’évasion, celle d’Alexandrie, donne lieu à de nombreux sévices : on bat sauvagement une demi-douzaine de rameurs, on leur assène jusqu’à mille coups de fouet et, couverts de sang et de plaies, on leur coupe une oreille. Pasamonte reçoit lui-même près de 500 coups de fouet, mais échappe comme par miracle à l’ablation d’une oreille (chapitre 23).

20 Ces brutalités et supplices étaient fréquents si l’on s’en tient à la littérature occidentale de l’époque. Une littérature tendant cependant, pour des raisons nationalistes, politiques et religieuses à exagérer la barbarie turque, barbaresque et donc musulmane. Une barbarie qui n’avait du reste rien à envier aux pratiques occidentales. Des pratiques répressives, enfin, qui pouvaient aussi toucher des membres d’équipage jouissant de la condition d’hommes libres et dont, spécificités mises à part, on usait tant sur les navires musulmans que chrétiens. La vie du marin pendant des siècles fut particulièrement rude et soumise au diktat et à la violence des capitaines et autres commandants de bord avec, sans doute, un sort particulièrement cruel pour les galériens captifs enchaînés à leur banc, sans grande perspective de salut et à la très courte espérance de vie.

21 Si Pasamonte se plaît à mettre en avant les châtiments infligés, il ne souligne pas leur caractère systématique, du moins pour la période qui précède ses malheureux séjours à Rhodes et à Constantinople. Il laisse plutôt entendre qu’avant cette période marquée par la perspective de son rachat, les sévices sont essentiellement des réponses aux événements circonstanciels que sont les tentatives d’évasion préparées lorsque la galère est au mouillage et les violences commises par la chiourme. Le but des capitaines, des gardes et des geôliers n’était bien entendu pas, sauf circonstances particulières, de faire souffrir et encore moins de tuer des captifs-esclaves qui étaient avant tout investissement, capital humain et source de profits. Ces derniers, quelles que fussent les tâches qu’on leur assignait, contribuaient au développement et à l’enrichissement des sociétés pour lesquelles ils travaillaient. Rien d’étonnant donc à ce que Rechesi Bajá s’empresse, face à la peste qui frappe Alexandrie, de prendre les mesures nécessaires pour préserver la vie de ses rameurs : « Une terrible peste frappa Alexandrie et le maître, pour éviter que nous restions en ville, nous fit monter dans la

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galère »29. Le narrateur-protagoniste précise également que lors de la première tentative d’évasion il ordonna « aux Turcs de proue de ne pas nous tuer »30. Rechesi Bajá regrette même la mort de nombreux esclaves chrétiens qu’il impute à Pasamonte : « il [Pasamonte] s’est emparé de la Galiote à Bizerte et de nombreux chrétiens sont morts ou ont été blessés »31.

22 Bien qu’il n’en soit pas de même à l’égard de certains de ses compagnons, les réactions du maître sont, à l’occasion, empreintes d’une certaine magnanimité envers Pasamonte et ce, malgré la gravité d’actes de rébellion qui vont jusqu’à entraîner la mort de gardes et de soldats turcs (chapitre 22). Ainsi, Rechesi Bajá s’étonne de ne « lui avoir coupé ni les oreilles, ni le nez »32 après s’être rebellé plusieurs fois. Pasamonte échappe en tout cas miraculeusement à la mort.

23 Pasamonte nous montre aussi que les conditions de vie des captifs pouvaient être, selon les circonstances, relativement enviables. Ainsi, au tout début de sa captivité, le premier maître de Pasamonte, un capitaine de galère, le fait travailler dans son jardin et lui laisse grande latitude. Pasamonte raconte en effet que « Au printemps, comme j’étais un nouvel esclave, mon maître me laissait aller seul et d’aventure je me rendis à l’arsenal de Constantinople où j’entrai pour voir un ami qui se trouvait sur une galère amirale »33. Le gouverneur de Damiette possède quant à lui une galère où naviguent seulement quelques dizaines de chrétiens, ce qui fait dire au narrateur : « comme il n’avait pas davantage de chrétiens, il les traitait bien, et quel que fût l’endroit où il faisait escale, il leur ôtait les fers pour qu’ils fissent leurs courses »34.

24 Lorsque Pasamonte et ses compagnons restent à terre, ils sont, tout du moins la nuit, enfermés dans des bagnes. L’auteur ne les décrit pas, mais il suggère plusieurs fois l’existence (chapitres 23 et 29) de ces lieux d’enfermement, apparemment réservés aux hommes et subdivisés en pièces attribuées aux captifs. Il ne nous dit rien sur la probable promiscuité et la chaleur étouffante et très peu de choses sur les conditions de vie qui régnaient à l’intérieur de ces prisons. Il renvoie cependant à l’existence de gardiens qui étaient le plus souvent des janissaires ou des renégats comme le laisse entendre Pasamonte lorsqu’il fait allusion à un gardien noir portugais d’un bagne de Constantinople « qui avait renié sa foi depuis peu »35. Des renégats qui, comme ce dernier, pouvaient être de véritables tortionnaires36, mais aussi des personnes qui, partageant à l’occasion des origines communes avec tel ou tel captif, pouvaient s’avérer être de précieux soutiens. Pasamonte, après avoir raconté comment durant sa première tentative d’évasion il fut blessé et sur le point de perdre la vie, affirme : « un renégat […] qui était mon ami, dès qu’il me reconnut, me défendit et me sauva »37. Plus tard, le protagoniste, à la recherche de son ami Florio Maltés, entre dans un bagne avec une étonnante facilité qui donne lieu à explication de la part du protagoniste-narrateur : « le portier était son ami »38.

25 Les contacts avec les musulmans, maîtres ou gardiens, pouvaient donc être autres que négatifs. Des liens devaient immanquablement se tisser entre les uns et les autres dans une société qui, malgré la brutalité qu’elle impliquait, pouvait être aussi celle de la rencontre et d’une relative tolérance. Cependant, les relations se tissaient tout d’abord et avant tout entre captifs. Ceux-ci tentaient, pour rendre la vie plus supportable, de se regrouper, notamment dans les bagnes, par nationalités et affinités39. Pasamonte ne renvoie pas expressément à cette naturelle tendance à s’unir et à échanger, notamment dans les situations difficiles, mais il laisse entendre que les relations qu’il entretient avec les catholiques et les Espagnols en particulier, sont les plus solides. Ainsi, lors de la

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première insurrection, l’Espagnol chargé de surveiller les mouvements des navires et de signaler aux forçats le moment idéal pour se rebeller est un « bon Espagnol »40 courageux et valeureux. Les rameurs du gouverneur de Damiette qui sont des soldats captifs espagnols et italiens sont « des gens de qualité »41, sur qui on peut compter. Sont aussi des hommes à qui on peut se fier, Martín, compatriote de Pasamonte avec lequel il entre en contact en vue d’une future évasion ou encore Rebaza, un autre Espagnol auquel Pasamonte donne d’importantes directives destinées à contrer les plans d’un traître français (chapitre 23). Le récit semble d’ailleurs nous montrer que si les diverses tentatives d’évasion échouent, ce n’est pas à cause du manque d’organisation, mais à cause du caractère cosmopolite de la chiourme, du manque de cohésion entre personnes provenant d’horizons différents, de l’existence d’intérêts particuliers, de l’individualisme et enfin de la traîtrise et de la lâcheté de certains.

26 La chiourme constituait une microsociété repliée par la force des choses sur elle-même et soumise logiquement aux discordes et aux tensions. C’est d’ailleurs sans doute en cela que le récit se montre le plus vraisemblable sur un fond historique où se détachent de surcroît cosmopolitisme et rivalités religieuses et culturelles. Le Turc et le Maure, bien que l’auteur leur trouve, comme nous l’avons vu, quelques qualités, sont bien les mécréants, les oppresseurs et les geôliers, mais ils sont aussi en compagnie des Juifs et des Grecs « les seigneurs des maléfices »42. Outre les trahisons ou les actes de couardise possiblement commis par les acteurs de cette histoire, la religion, voire la confession (les Grecs sont orthodoxes et ont des contacts, qui plus est, avec les Turcs43), entraînent inimitié et condamnation. Ainsi, lors de la première insurrection, un captif grec nommé Francisco brille par sa lâcheté et est taxé par l’auteur de traître (chapitre 20) tout comme le barbier niçois qui est, pour sa part, luthérien et qui, lors des préparatifs de l’insurrection avortée d’Alexandrie, dénonce au pacha les manigances de Pasamonte et ses compagnons (chapitres 23 et 40). Dans ce dernier cas la méfiance de l’Espagnol à l’égard du Niçois – qui aurait pu être catholique, mais qui était en l’occurrence protestant et donc ennemi de l’Espagne, championne de la chrétienté –, prend tout son sens. Cette méfiance traduit les enjeux politiques et religieux de l’époque. Les renégats sont quant à eux à la fois plus proches des chrétiens par leurs origines que les Turcs et les Maures et peuvent être en définitive des appuis (chapitre 20) ou des traîtres à leur foi et à leur nation, des valets des Turcs en tout cas, capables, comme le renégat napolitain Chafer Arráiz, des pires représailles (chapitres 27 et 29).

27 C’est à terre que Pasamonte déploie ses talents relationnels, non pas à la recherche d’un soutien moral ou d’une quelconque chaleur humaine, mais toujours avec le même objectif : s’évader. Pour cela, il a besoin d’appuis extérieurs et il profite de la relative liberté que lui laisse la belle saison à Alexandrie pour y créer les indispensables liens. Ses entrées et sorties du bagne se font avec une relative facilité, ses allées et venues en milieu urbain sont fréquentes et tout porte à croire que lui et ses camarades jouissent durant cette période de captivité d’une certaine liberté. Pasamonte fréquente les fondouks44 vénitien et franc, entre en contact avec des ecclésiastiques libres, vraisemblablement des missionnaires, rencontre le barbier luthérien, apparemment captif, mais bénéficiant en tant qu’artisan d’une certaine liberté45 puisque qu’il donne rendez-vous à Pasamonte « dans sa chambre qui se trouvait hors du bagne, car le luthérien ne vivait pas avec nous »46. Pasamonte parvient même à obtenir d’un dominicain une épée et une lime nécessaires à son évasion. Derrière cette relative liberté de mouvement, cette tolérance, se trouve un contexte historique particulier où les relations diplomatiques sont normalisées et impliquent l’existence de

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représentations étrangères dans les grands ports méditerranéens sous domination ottomane47, où les marchands de diverses nations, parfois politiquement ennemies des Turcs, sont particulièrement actifs, s’associent, passent des accords avec les autorités musulmanes et constituent ces fameux fondouks, à la fois auberges et entrepôts. Dans ces ports grouillant de vie en somme, les intérêts commerciaux l’emportent sur les inimitiés ou les rivalités politiques, culturelles et religieuses, et les captifs peuvent bénéficier d’appuis extérieurs et le cas échéant d’une certaine liberté de déplacement facilitant les contacts, voire même de la possibilité d’exercer certains métiers moyennant rémunération. L’argent obtenu plus ou moins proprement circule du reste entre les captifs. Ainsi au chapitre 23, on apprend que plusieurs captifs traitent avec un orfèvre napolitain escroc qui leur soutire trente ducats en échange de son aide, que le captif Baptista Grasso est un joueur dont l’argent serait à l’origine d’une certaine liberté de mouvement et que le barbier savoyard semble en vouloir à ce dernier pour une somme d’argent qu’il aurait perdue. Enfin, on apprend au chapitre 29 qu’un chrétien, sans doute libre, fait des affaires avec les esclaves chrétiens en leur vendant des bas.

28 Ajoutons à ces « libertés », une certaine tolérance religieuse qui fait que des missionnaires rédemptoristes et autres ecclésiastiques s’installent librement en terres d’Islam pour prêcher, soutenir et encadrer les captifs chrétiens, lutter contre une possible influence de l’islam sur ces derniers, pratiquer le culte et préserver, voire renforcer la foi et les traditions religieuses. Pasamonte affirme qu’ « à Alexandrie viennent des frères de Jérusalem pour prêcher »48, mentionne l’existence d’églises et de lieux de culte à l’intérieur des fondouks (chapitre 23), et entre en contact avec plusieurs ecclésiastiques, non point pour des raisons religieuses, mais pour bénéficier de leur aide dans la perspective d’une nouvelle évasion. C’est ainsi que sans trop de difficultés il parvient à s’entretenir avec un franciscain venu prêcher dans le fondouk des Vénitiens, rencontre ensuite un autre prédicateur dans le fondouk des Francs, puis, enfin, un dominicain dans le fondouk des Vénitiens qui lui procure l’épée et la lime mentionnées, puis d’autres armes pour ses compagnons. La trahison du barbier finit cependant par compromettre non seulement le dominicain, mais aussi le consul de Venise et les marchands du fondouk qui sont immédiatement mis en accusation pour avoir franchi le seuil d’une tolérance relative, mais bien réelle, en terres musulmanes. Pourtant, sans doute habitués à négocier avec les autorités, consul et commerçants réussissent à acheter la clémence du Pacha et de ses comparses en leur offrant argent et cadeaux, ce qui en dit long sur les intérêts liant le pouvoir politique ottoman et les acteurs chrétiens d’un commerce florissant.

29 Pasamonte ne dit rien sur les religieux captifs qui tentaient depuis les bagnes d’assurer les offices, de donner les sacrements et de venir en aide aux chrétiens en perdition, pas plus que sur les confréries qui voyaient le jour en ces lieux d’enfermement et organisaient manifestations et fêtes religieuses. Il mentionne nonobstant plusieurs fois l’existence dans ces prisons d’autels improvisés qu’entretiennent les captifs eux-mêmes (chapitres 22, 23, 29 et 30). Les dures conditions de détention que Pasamonte connaîtra à Rhodes, puis à Constantinople, ne l’empêcheront du reste pas de pratiquer sa religion avec une relative liberté, prêchant même « aux applaudissements nourris de l’auditoire »49.

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Rachat, libération et liberté

30 Le captif, s’il n’était pas trop abattu par la triste réalité, devait avoir logiquement pour objectif premier de s’évader, surtout s’il avait peu de chance d’être racheté. Pasamonte nous fait du reste remarquer à propos de nouveaux captifs qu’ils « commencèrent à chercher à s’évader, car c’est chose propre aux nouveaux captifs que de chercher les moyens d’y parvenir »50, comme si le temps et les difficultés de l’entreprise poussaient les plus anciens à se résigner. Pasamonte lui-même fait la démonstration de tout ceci au tout début de sa captivité. Blessé pendant la prise de Tunis par les Turcs, il est fait prisonnier et acheté par un capitaine de galère pour la faible somme de quinze ducats. Emmené à Constantinople, centre de pouvoir turc, il se rend compte que toute tentative d’évasion s’avérera difficile, pour ne pas dire impossible, depuis ce territoire ennemi et inconnu. Dès lors il cherche le moyen de s’évader. Il réussit à convaincre son maître de le vendre à Rechesi Bajá qui est sur le point de se rendre à Tunis pour y occuper le poste de vice-roi, pensant que l’évasion sera plus facile sur la galère de ce dernier dans la mesure où elle n’a à son bord aucun rameur turc car « tous étaient chrétiens »51. Les rameurs chrétiens, s’ils constituaient en effet une main-d’œuvre bon marché, n’en demeuraient pas moins dangereux comme le montrent les violentes tentatives d’évasion dont Pasamonte fut un des protagonistes. La présence de rameurs libres, rémunérés, et de surcroît musulmans, pouvait au contraire s’avérer rassurante pour leurs employeurs.

31 L’insurrection pouvait être synonyme de liberté, mais les tentatives d’évasion avaient beaucoup plus de chance de réussir lorsque les captifs optaient pour la voix maritime plutôt que pour la voie terrestre. L’évasion par voie terrestre comportait de multiples risques liés à la méconnaissance des routes et des lieux, ce qui multipliait les chances de se faire prendre en territoire ennemi. Elle n’était d’ailleurs envisageable qu’en comptant sur la complicité de musulmans prompts à se laisser corrompre, les renégats étant en semblable cas les plus indiqués par leurs origines et la facilité qu’ils avaient à communiquer avec des captifs qui parlaient, le cas échéant, leur langue natale. L’évasion par voie maritime supposait pour sa part une fuite plus rapide, plus sûre également puisque parmi les captifs insurgés se trouvaient toujours des hommes de mer connaissant bien les techniques de navigation et les routes maritimes. Ainsi, lors de la tentative d’évasion de Bizerte, les captifs font de « Lazarín de Arenas, Génois et bon marin »52, leur maître de nage. Après six à sept mois de préparation, cette tentative d’évasion échoue pourtant à cause de ce même Génois qui, en pleine insurrection, trahit ses camarades et choisit de s’évader par Tabarka (Tunisie), c’est-à-dire par voie terrestre, avec quatorze captifs. Choix problématique qui condamne l’entreprise et fait qu’aucun d’entre eux ne parvient à s’échapper (chapitre 20).

32 C’est sans doute en partie pour ces raisons que Pasamonte cherche au début de sa captivité à quitter Constantinople et, comptant sur la participation d’une chiourme essentiellement chrétienne, à s’emparer d’une galère et fuir par mer. Bien qu’elles soient en grande partie préparées à terre, toutes les tentatives d’évasion décrites par l’auteur ont par ailleurs le même objectif : s’évader par voie maritime.

33 Au-delà des tentatives d’évasion, Pasamonte laisse entendre que la prise d’un navire turc ou barbaresque par les chrétiens est à coup sûr synonyme de liberté pour les captifs chrétiens. Ainsi, la galiote d’un renégat armée à Rhodes pour la guerre de course

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est prise par des galères vénitiennes, le capitaine renégat est décapité et ses forçats chrétiens sont libérés (chapitre 26).

34 La conversion à la religion musulmane pouvait par ailleurs permettre d’améliorer le sort du captif ou d’échapper au pire et c’est ce que suggère Pasamonte lorsqu’un de ses compagnons, Gerónimo Pati, au moment où ses tortionnaires se préparent à le supplicier, s’entend dire par l’un d’entre eux : « Gerónimo, deviens Turc et tu sauveras ton âme ; si tu le fais, le maître te pardonnera »53. La condition de renégat pouvait de surcroît faciliter une évasion envisagée et le retour en terres chrétiennes.

35 Enfin, la libération des captifs pouvait être le fruit d’un rachat qui, au-delà du contexte politico-militaire, religieux ou culturel, était au centre d’un système économique où le captif était source de revenus justifiant en particulier la guerre de course. Le captif devait être rentable. Sa valeur variait selon sa qualité, sa fortune, son âge ou son sexe, mais aussi selon l’offre et la demande dans un rapport quasi contractuel entre vendeur et acheteur.

36 Les personnes fortunées, les nobles et les ecclésiastiques étaient en général des captifs de choix dans la mesure où l’on pouvait tirer d’eux un bon prix. Venaient ensuite les femmes et les enfants. Les personnes âgées de basse condition étaient, quant à elles, les moins prisées54. Les captifs qui, par leur humble condition et/ou par manque de soutiens extérieurs voyaient leur rachat compromis, étaient, dans le meilleur des cas, condamnés à rester en captivité durant de longues années. Les personnes de qualité susceptibles d’être rachetées étaient gardées dans des bagnesetsans possibilité d’en sortir afin qu’elles ne s’échappassent pas et qu’il ne leur arrivât rien de fâcheux avant transaction et rachat. Les autres captifs, qui, le cas échéant, pouvaient être enfermés pour la nuit dans desbagnes,se voyaient contraints de réaliser toutes sortes de tâches les rendant économiquement viables : travaux domestiques, travaux des champs, artisanat, réparation des navires, construction d’édifices ou de fortifications. Les bagnespouvaient également recevoir des galériens en automne et en hiver, période de relative inactivité, mais qui pouvait être également consacrée à la réalisation de divers travaux, notamment lorsque les maîtres des galériens louaient leur force de travail pour rentabiliser le plus possible leur capital humain.

37 Le texte ne dit pas si la force de travail des galériens était louée ou non, mais le narrateur assure qu’à Rhodes, lui et ses compagnons d’infortune furent chargés pendant huit ans « de construire une mosquée, de transporter du bois pour construire des bateaux et de ramer »55. De ce type de travaux, Pasamonte en avait déjà fait la dure expérience au début de sa captivité, avant même d’embarquer sur la galère de son nouveau maître, Rechesi Bajá : « Mon maître envoya à Bizerte depuis Tunis cent chrétiens pour y construire un château et je fus l’un d’entre eux »56, précise-t-il.

38 Pasamonte, pauvre soldat qui s’était engagé dans l’armée après s’être demandé « Comment puis-je étudier, puisque je n’ai pas de revenu ? »57, pouvait difficilement prétendre, à la différence d’autres captifs susceptibles d’être avantageusement « monnayés », à une libération. Il connut de surcroît, en tant que galérien, un des sorts les plus durs réservés au commun des captifs, aux prisonniers à faible valeur marchande. Il bénéficia cependant d’un rachat tardif et pour le moins inespéré.

39 L’auteur ne donne pas les raisons de ce rachat après de longues années de captivité et d’apparent abandon58. Le lecteur apprend simplement que le père Bartolomé Pérez de Nueros a fait remettre par l’intermédiaire de marchands cent cinquante écus d’or à un certain Sobastopoli, docteur en droit résidant dans l’île de Chios, « pour m’aider à

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retrouver la liberté »59, précise l’auteur-protagoniste. Pasamonte n’en demeure pas moins fort éloigné de toute idée de libération lorsqu’après plusieurs tentatives d’évasion et une première tentative de rachat infructueuses, il se montre résigné, considérant une fois enfermé dans le sinistre bagne de Constantinople que « la liberté ne devait pas me convenir »60 et qu’il ne reste plus qu’à se consacrer à la vie religieuse61. Toute une série de circonstances permettra cependant la concrétisation du rachat. Pablo Mariano, ami ou connaissance de Pasamonte, l’aidera à récupérer les cent cinquante écus d’or offerts par le jésuite Pérez de Nueros et à obtenir son rachat après avoir rajouté à la somme initiale « soixante écus ou plus de sa poche »62. Une somme qui, sans atteindre les cinq cents écus qui permirent en 1580, douze ans plus tôt, de racheter Cervantès à Alger ou les milliers d’écus que pouvait coûter le rachat de certains ecclésiastiques et personnes de qualité63, est loin de correspondre aux quinze ducats qu’avait coûté le Pasamonte blessé de Tunis.

40 Pasamonte ne fait pas l’objet d’une de ces campagnes de rachat portant sur des groupes ou des « lots » de captifs que réalisaient principalement les mercédaires et les trinitaires disposant pour ce faire de fonds propres ou de fonds légués par des particuliers. Il doit en fait sa liberté à un rachat particulier, individuel, amorcé par un ecclésiastique avec l’aide de marchands et d’un docteur en droit avant de se concrétiser grâce à un laïc, Pedro Mariano. Un rachat en plusieurs étapes qui, comme bon nombre d’actes commerciaux, implique des marchandages à peine suggérés dans le récit de vie de Pasamonte64, plus enclin à mettre en exergue les souffrances et les relations entre les hommes qu’à dévoiler le très matériel dessous des cartes. Serait-il du reste absurde de se demander si les sévices subis par Pasamonte à Rhodes65 et à Constantinople, sévices que le narrateur impute à la haine que lui vouent Chafer Arráiz et le renégat portugais, ne sont pas plutôt dus, en partie tout du moins, à la volonté de son maître d’accélérer les négociations et obtenir ainsi le meilleur prix possible pour un déjà vieux et usé galérien bénéficiant d’appuis extérieurs inespérés ?

41 Selon Pasamonte, c’est le changement d’attitude à son égard de Chafer Arráiz qui, en matière de rachat, débloque la situation : […] il fut si disposé à mon endroit qu’il dit aux tuteurs de l’enfant qu’ils me laissassent partir pour n’importe quelle somme, parce je ne valais pas davantage, et c’était vrai. Et s’il m’avait mal aimé comme au début, il aurait pu dire que je prêchais et que je devais être un homme de bien et qu’il ne fallait donc pas me libérer même pour mille écus66.

42 Autant d’éléments relationnels – et peut-être même irrationnels – qui nonobstant suggèrent des rapports commerciaux et une logique de marché.

43 Le rachat et la libération ne signifient pas la fin des inquiétudes, des déceptions et des souffrances. Embarqué sur un navire qui le mène à Zante, terre chrétienne contrôlée par Venise, le protagoniste échappe de peu à une attaque de pirates ou de corsaires taxés de « voleurs » et donc, comme il arrivait parfois sur le chemin du retour aux chrétiens libérés, à une nouvelle période de captivité car, affirme le narrateur, « s’ils nous avaient attrapés, ils nous auraient vendus de nouveau en cette lointaine Anatolie »67. Mais cela n’est rien, comparé aux problèmes de santé et au dénuement qui font partie de son quotidien une fois arrivé dans la péninsule italienne. En effet, le narrateur affirme d’emblée : « Je me retrouvai à Naples avec une santé précaire et une situation financière plus précaire encore, et grâce à Dieu, Don García de Toledo (que Dieu l’en récompense) eut la bonté d’assurer ma subsistance jusqu’à ce qu’il s’en allât avec les galères »68. Plusieurs personnages, dont Don García Toledo et Pablo Mariano

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que l’auteur ne cessera de louer et de remercier dans les chapitres suivants, apporteront leur aide à un Pasamonte misérable, souvent mal en point, désorienté et désabusé face aux dures réalités que lui réserve sa libération.

44 Ses prétentions sont très vite frustrées dix-huit ans après avoir quitté l’Espagne sans le sou et dans l’espoir de donner un sens à sa vie. Comme d’autres anciens captifs ayant servi le roi épée à la main, il ne peut obtenir paiement pour ses états de service et les sacrifices réalisés. C’est avec grand désarroi et un sentiment d’injustice qu’après avoir tenté d’obtenir du vice-roi de Naples rétribution pour services rendus, il se heurte à une administration castratrice qui lui ôte tout espoir de succès, ce qui lui fait dire : « Je descendis dans un indicible état d’affliction, considérant que si un homme comme moi qui sort de captivité et a versé tant de sang n’est pas payé de retour, pire doit être le sort que l’on réserve aux autres hommes »69.

45 Les prétentions religieuses de celui qui, avant même sa captivité, voulait devenir prêtre, sont également frustrées car le pape ne veut pas accepter qu’il soit ordonné tant qu’il manque la signature de l’Ordinaire d’Espagne : nouvelle tracasserie ou fin de non- recevoir déguisée qui l’incite à quitter Rome pour Gênes « grandement affligé »70.

46 À cette double frustration sociale et religieuse vient s’ajouter une longue série de déboires, d’aventures et de péripéties malheureuses qui fait sortir le lecteur du cadre historique pour le plonger dans le domaine de l’invraisemblable et du psychiatrique, signes révélateurs d’une infortune tant matérielle que morale.

Conclusion

47 Vida y Trabajos de Gerónimo de Pasamonte est un récit de vie écrit dans une prose confuse et non exempte d’invraisemblances, voire de passages qui peuvent faire douter de la santé mentale de Pasamonte, son protagoniste-narrateur. Il renferme pourtant plusieurs chapitres consacrés à la captivité, au rachat et à la libération de ce dernier qui renvoient à des événements, des conditions de vie et des pratiques présentant cohérence et crédibilité et s’inscrivant parfaitement dans le contexte historique et l’espace méditerranéen du dernier quart du XVIe siècle. Dans un tel décor Pasamonte apparaît comme un soldat blessé, pris au piège, réduit à l’esclavage et mis au service de plusieurs maîtres, de la guerre de course et de la défense du territoire maritime turc face aux corsaires chrétiens.

48 Sa vie de captif pourrait se résumer à une suite de peines et de souffrances. Il subit, il est vrai, un sort particulièrement dur réservé au commun des captifs, aux déshérités ne pouvant compter, du moins dans l’immédiat, sur un rachat. Il passe dix-huit ans de sa vie au service d’une galère, participant à l’occasion, lorsqu’il est à terre, à la construction de bâtiments et de fortifications. À l’absence de liberté viennent s’ajouter brutalités et cruels châtiments. Si ces derniers ne sont pas à mettre en doute dans la mesure où ils correspondent à des usages répandus alors tant en terres d’Islam que dans l’Occident chrétien, force est de constater que leur évocation sert à accréditer le calvaire subi par le protagoniste à l’instar de toute une littérature chrétienne usant et abusant de l’image convenue d’une barbarie musulmane supposée. Pourtant, la plupart du temps, les châtiments infligés à Pasamonte et à ses amis ne sont pas cruautés érigées en système, ni actes de sadisme, mais réponses à de violentes tentatives d’évasion.

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49 Il semble que l’intention des propriétaires d’esclaves ne soit pas de maltraiter gratuitement des captifs qui constituent avant tout un capital humain qu’il faut préserver pour qu’il soit rentable. Les circonstances et la volonté de certains maîtres peuvent même rendre les conditions de vie des esclaves relativement bénignes. La latitude en matière de déplacement dont bénéficient les forçats et en particulier Pasamonte à Alexandrie, leurs allées et venues et l’apparente facilité avec laquelle ils se rencontrent et entrent en contact avec des chrétiens libres, peuvent du reste surprendre le lecteur. En toile de fond se trouve l’Alexandrie marchande, cosmopolite, pleine de vie, où musulmans et chrétiens libres se côtoient, nouant des liens commerciaux dans un cadre où prédominent consensus et normalisation des rapports entre l’Orient et l’Occident, bien au-delà des rivalités politiques, culturelles et religieuses.

50 L’argent circule parmi les captifs. Certains d’entre eux jouissent de privilèges particuliers comme le droit d’exercer leur profession plus ou moins librement ou de loger hors des bagnes. Une certaine tolérance religieuse est de mise à l’intérieur même de ces prisons où on improvise chapelles et autels et avec ou sans l’aide de religieux, on prêche et pratique son culte. Une tolérance qui, bien entendu, a ses limites et n’exclut pas une toujours possible répression.

51 Après toute une série de tentatives d’évasion infructueuses, de péripéties, d’imprévus et de contretemps, Pasamonte, résigné, finit par être miraculeusement racheté et libéré. Sa libération débouche cependant sur une non-reconnaissance sociale vécue par de nombreux soldats libérés, des prétentions religieuses frustrées, une inadaptation sociale et des troubles flagrants après dix-huit longues années de captivité.

52 Le récit de Pasamonte raconte une histoire personnelle et particulière qu’il ne faut sans doute pas généraliser, mais qui n’en suggère pas moins quelques tendances et quelques réalités indissociables de la vie du captif, attestées par les ouvrages, les récits de vie et divers documents et chroniques d’époque. Vida y Trabajos de Gerónimo de Pasamonte a en tout cas le mérite de mettre en scène à la fois les mauvais traitements infligés aux captifs et cette tolérance relative, à peine suggérée ou dite du bout des lèvres, d’un monde musulman souvent diabolisé par l’Occident chrétien. Conclure cependant à une harmonie entre musulmans et chrétiens serait sans doute exagéré, mais cette possible tolérance ne peut laisser indifférent. Une tolérance notamment religieuse qui, si elle pouvait être coranique, était sans doute également dictée par des raisons bassement économiques. Les musulmans n’avaient sans doute aucun intérêt à ce que les chrétiens se convertissent puisque ceux-ci, en tant que captifs, constituaient soit une force de travail bon marché, et le cas échéant qualifiée, soit un capital humain que la perspective d’un rachat permettait de monnayer. Une source de revenus, en somme, non négligeable dans des sociétés reposant en partie sur l’esclavage et le commerce des êtres humains.

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NOTES

1. . Nous conservons le « g » de « Gérónimo » de la publication utilisée : Florencio Sevilla Arroyo (éd.), Vida y tabajos de Gerónimo de Pasamonte, Alicante, Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes, 2004, URL : http://www.cervantesvirtual.com/obra-visor/vida-y-trabajos-de-geronimo-de- pasamonte--0/html/. 2. . La version électronique que nous utilisons numérote ces chapitres de taille inégale de 1 à 59, mais le texte publié pour la première fois par Raymond Foulché-Delbosc en 1922 dans la Revue Hispanique à partir du manuscrit sans titre conservé à la Bibliothèque Nationale de Naples, présente une numérotation en soixante chapitres. Dans l’édition de 1922, on passe en effet directement du chapitre 55 au chapitre 57 (qui devrait être logiquement le 56) pour un total de cinquante-neuf chapitres également. 3. . « todas las cosas que en él tengo escritas ». Florencio Sevilla Arroyo, Vida y trabajos…, op. cit., prologue. 4. . Martín de Riquer, Para leer a Cervantes, Barcelone, El Acantilado, 2003, 574 p. 5. . Pseudonyme de l’auteur de la suite apocryphe du Quichotte. 6. . « se dé remedio a tantos males como hay entre católicos », Florencio Sevilla Arroyo, Vida y tabajos…, op. cit., première dédicace adressée au père dominicain Jerónimo Javierre. 7. . « por tratar con ángeles malos », id., seconde dédicace. 8. . « Juzgué que había más embustes entre cristianos que entre turcos », « con haberme criado entre turcos, no había visto tales daños », « hay tantos males entre católicos ». Id., chap. 33, 49 et 58. 9. . « sin pretender ni haber ninguna vanagloria ». Id., première dédicace. 10. . « escribo mi vida y trabajos ». Id., prologue. 11. . « Memoria de las mayores traiciones que se pueden escribir ». Id., chap. 52. 12. . « todas sus obras ». Id., chap. 49. 13. . Id., chap. 10. 14. . Anita Gonzalez-Raymond, « La captivité des religieux en Islam aux xvie et xviie siècle », dans Anita Gonzalez-Raymond (dir.), dossier : ‘Enfermement et captivité dans le monde hispanique’, Cahiers de l’Institut des Langues et des Cultures de l’Europe, (Université de Grenoble), n° 2, 2000, p. 124. 15. . « persecuciones ». Florencio Sevilla Arroyo, Vida…, op. cit., chap. 49. 16. . Marie-Catherine Barbazza, « Un regard sur la captivité. Vida y Trabajos de Jerónimo de Pasamonte », dans Anita Gonzalez-Raymond (dir.), ‘Enfermement et captivité…’, op. cit., p. 248. 17. . Giovanni Dionigi Galeni, alias Euldj Ali ou Uluç Ali (Ali-le-Renégat en langue turque), était un amiral de la flotte ottomane d’origine calabraise. 18. . Pasamonte semble du reste avoir des notions de langue turque, ce qui tend à rendre plausible sa captivité. 19. . Calatayud, Saragosse, Barcelone, Aversa, Messine, Corfou, Navarin, Modon, la Calabre, Tunis, La Goulette, Bizerte, Constantinople, Alger, Alexandrie, Coron, Rhodes, Chios, Naples de Roumanie, Zante, Otrante, Lecce, Naples, Rome, Gênes, Villefranche-sur-Mer, Blanes, Gaète, pour ne citer que ces localités. 20. . Voir notamment le chap. 24. 21. . Espalder, crujía, remiche, bancada, arrumbada, bogavante, gúmena… (espalier, coursive, travée, banc de rameurs, arbalétrière de galère, vogue-avant, gumène…). 22. . « Seis meses del verano navegábamos, y seis estábamos en tierra el invierno », Florencio Sevilla Arroyo, Vida…, op. cit., chap. 22.

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23. . Nous faisons référence à la défense du territoire maritime ottoman contre les incursions des corsaires chrétiens, défense à laquelle la galère où navigue Pasamonte participe avec pour port d’attache, Rhodes, bastion ottoman protégeant la route maritime et commerciale entre Constantinople et l’Égypte. 24. . « hacer el agua, de ocho a ocho días », Florencio Sevilla Arroyo, Vida…, op. cit., chap. 22. 25. . Les baños, appelés également bains en français à l’époque, étaient des prisons mauresques ou turques, parfois souterraines, où l’on gardait les captifs chrétiens. Nous avons choisi de traduire baños simplement par ‘bagnes’. 26. . « no tenía más de cuarenta o cincuenta cristianos, y lo demás armaba de moros baharines », id., chap. 22. 27. . Il s’agit du second maître de Pasamonte au service duquel il passa la majeure partie de sa période de captivité. 28. . « señor, nos matas de hambre y nos traes desnudos ». Florencio Sevilla Arroyo, Vida…, op. cit., chap. 23. 29. . « Dio en Alejandría una crudelísima peste ; mi amo nos puso a todos los esclavos en galera, porque no fuésemos por la ciudad ». Id., chap. 22. 30. . « a los turcos de proa que no nos matasen ». Id., chap. 22. 31. . « él se me alzó con la galeota en Biserta y me murieron muchos cristianos y muchos heridos ». Id., chap. 23. 32. . « habelle yo cortado orejas ni nariz ». Id., chap. 23. 33. . « Venida la primavera, como yo era esclavo nuevo, mi amo me dejaba caminar solo ; y acaso fui al Tarazanal allí en Constantinopla, y entré por buscar algún amigo en una galera capitana que allí estaba », id., chap. 18. 34. . « Y como no tenía más de aquellos pocos cristianos, los gobernaba bien, y dondequiera que llegaba, los desherraba para hacer sus mercancías ». Id., chap. 22. 35. . « que había muy poco que había renegado ». Id., chap. 29. 36. . On apprend que ce gardien assène à Pasamonte deux cents coups de fouet, le fait enchaîner et lui rend visite de temps en temps pour le frapper à la tête et au visage (id., chap. 29). 37. . « un renegado […] que me era amigo, como me conoció, me defendió y salvó ». Id., chap. 20. 38. . « el portero me era amigo ». Id., chap. 23. 39. . Maximiliano Barrio Gozalo, « El corso y el cautiverio en tiempos de Cervantes », Investigaciones históricas : Época moderna y contemporánea, (Universidad de Valladolid), n° 26, 2006, p. 100. 40. . « buen español ». Florencio Sevilla Arroyo, Vida…, op. cit., chap. 20. 41. . « buena gente ». Id., chap. 22. 42. . « destas malas artes son grandes maestros ». Id., chap. 59. 43. . Id., chap. 59. 44. . Dans les pays arabes, le funduk était un lieu où les voyageurs et leurs montures pouvaient faire halte, passer la nuit, se restaurer et, dans le cas des marchands, stocker également des marchandises. Ce terme est l’équivalent de « caravansérail ». 45. . Certains captifs pouvaient, selon les circonstances, exercer librement leur profession, en vivre et épargner une partie de l’argent gagné afin d’assurer leur rachat. Une partie de leurs revenus était versée à leur maître. 46. . « en su cámara, que era fuera del baño, porque el luterano no vivía con nosotros ». Id.,chap. 23. 47. . L’auteur met en scène la figure d’un consul vénitien. Id.,chap. 23. 48. . « Vienen en Alejandría frailes de Jerusalem a predicar ». Id., chap. 23. 49. . « con no poco aplauso de gente ». Id., chap. 29. 50. . « comienzaron a tratar de buscar su libertad, que es cosa de esclavos nuevos el buscar novedades y trazas ». Id., chap. 24.

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51. . « todos eran cristianos ». Id., chap. 18. 52. . « Lazarín de Arenas, genovés, buen marinero ». Id., chap. 20. 53. . « Gerónimo, hazte turco y ganarás el ánima ; y si lo haces, el patrón te perdonará ». Id., chap. 23. 54. . Maximiliano Barrio Gozalo, « El corso… », art. cit., p. 97-99. 55. . « de hacer una mezquita y acarrear liñame para hacer bajeles y en remar ».Florencio Sevilla Arroyo, Vida…, op. cit., chap. 26. 56. . « Envió mi amo cien cristianos de Tunes a Biserta para hacer allí un castillo, y yo fui uno dellos ». Id., chap. 20. 57. . « ¿Cómo tengo de estudiar, no teniendo renta ? ». Id., chap. 1. 58. . Si l’on fait abstraction de l’appui de deux ecclésiastiques et de l’aide, tardive également, d’un énigmatique Don García de Toledo qui, durant le séjour de Pasamonte à Rhodes, lui envoie des espions pour l’aider à s’évader, mais sans résultat car, affirme ce dernier, « j’étais si étroitement surveillé que rien ne put se faire » : « por tenerme tan estrecho, no se pudo hacer nada ». Florencio Sevilla Arroyo, Vida…, op. cit., chap. 28. 59. . « para que yo me ayudase a mi libertad ». Id., chap. 20. 60. . « no me debía de convenir la libertad ». Id., chap. 29. 61. . Ce changement de cap l’amènera à écrire au père Pérez de Nueros et au docteur Cabañas dans l’espoir que depuis Rome ceux-ci fassent le nécessaire auprès du pape pour qu’un bref apostolique rende possible son ordination (id., chap. 29). 62. . « puso otros sesenta o más de su bolsa ». Id., chap. 29. 63. . Maximiliano Barrio Gozalo, « El corso… », art. cit.,p. 108-110 et Archivo Histórico Nacional, Códices, 118 B, f. 157v-158r. 64. . La première tentative de rachat de Pasamonte tourne court, son maître prétendant qu’il a besoin de son vogue-avant pour faire la guerre de course et qu’il ne le cédera pas même pour mille ducats (chapitre 28), somme exagérée pour un pauvre rameur comme Pasamonte, mais qui n’en suggère pas moins les inévitables manœuvres et subterfuges inhérents à ce type d’opération commerciale. On peut penser en effet que le maître, vendeur potentiel, cherche à obtenir le gain le plus élevé possible en exagérant la qualité et l’utilité du captif. 65. . Pasamonte prétend avoir été battu pendant huit ans à Rhodes et être devenu le souffre- douleur du renégat Chafer Arráiz (Florencio Sevilla Arroyo, Vida…, op. cit. chap. 27). 66. . « […] me tomó tanta voluntad que dijo a los tutores del niño que me dejasen ir por cualquier dinero, porque yo no valía más, como cierto era verdad. Y si me quisiera mal como primero, podía decir que yo había predicado y que debía ser hombre de estima y no me dieran por mil escudos ». Id., chap. 29. 67. . « si nos tomaban, nos tornaban a vender en aquella Natolia ». Id., chap. 30. 68. . « Quedé yo en Nápoles con poca salud y menos dinero, y fue Dios servido que el Señor Don García de Toledo (Dios se lo pague) me hizo merced en darme el sustento hasta que se fue con las galeras ». Id., chap. 33. 69. . « Yo me bajé tan desconsolado que no lo podría encarecer, considerando si a un hombre como yo que viene de captiverio y ha derramado tanta sangre le quitan su sudor, ¡qué harán a los demás ! ». Id., chap. 33. 70. . « con no poco desconsuelo ». Id., chap. 36.

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RÉSUMÉS

Vida y trabajos de Gerónimo de Pasamonte est le récit autobiographique d’un soldat aragonais du xvie siècle. Si l’accumulation invraisemblable de malheurs frappant le protagoniste et les éléments suggérant les troubles psychiatriques dont il semble souffrir peuvent inciter le lecteur à mettre en doute les propos du narrateur, le récit de ce dernier n’en suggère pas moins des éléments crédibles s’inscrivant dans un contexte historique au centre duquel se trouvent la Méditerranée, les conflits – mais aussi les liens – entre Chrétienté et monde musulman et enfin, la captivité comme réalité humaine et politico-économique. Après nous être interrogé sur la véracité du récit, ce sont ces éléments historiques, parfois déjà évoqués ou ébauchés par divers écrits et travaux, que nous abordons en privilégiant la piste du témoignage, du récit de vie, et en nous centrant tout particulièrement sur les conditions de vie, le rachat et la réintégration sociale après libération d’un captif chrétien dans le dernier quart du xvie siècle.

Vida y trabajos de Gerónimo de Pasamonte is the autobiographical story of a sixteenth-century Aragonese soldier. While the improbable series of misfortunes befalling the protagonist and elements suggesting his psychiatric disorders might lead readers to doubt the narrator’s reliability, it is also true that the tale contains credible elements situated in a Mediterranean historical context including conflicts and links between Christians and Muslims and captivity as a political-economic and human reality. After examining the veracity of the story, this article analyzes historical elements already studied in a variety of writings but that here are examined with greater emphasis on the dimension of testimony and life narrative, particularly focusing on late-sixteenth-century Christian captives’ living conditions, ransom and social reintegration after release.

INDEX

Mots-clés : captivité, Méditerranée, histoire, récit de vie Keywords : captivity, Mediterranean Sea, history, life narrative

AUTEUR

FAUSTO GARASA

Fausto Garasa est maître de conférences au sein du département d’études hispaniques et portugaises de l’université François-Rabelais de Tours et il est membre du centre de recherches Interactions culturelles et discursives (EA 6297). Ses travaux portent sur l’histoire moderne et contemporaine de l’Aragon (identités, us et coutumes, interactions politiques et socio- économiques). Il est l’auteur d’une trentaine d’articles, parmi lesquels : « Frontières et passerelles : le cas de l’Aragon pyrénéen », dans Annie Blondel-Loisel et Rita Ranson (dir.), De l’art du passage. Histoire des représentations, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 223-245 ; « Los fundamentos históricos del sentimiento identitario aragonés : élites y política », dans Anne Charlon et Aránzazu Sarría Buil (dir.), ‘Aragón. Una identidad tierra adentro’, Hispanistica XX, Centre Interlangues Textes, Image Langage, Université de Bourgogne, Editions Universitaires de Dijon, décembre 2009, p. 73-91 ; « Les morisques d’Aragon : un enjeu dans la lutte pour le pouvoir », dans Maria Ghazali (dir.), ‘Les morisques, d’un bord à l’autre de la Méditerranée’, Cahiers de la Méditerranée, no 79, décembre 2009, p. 195-221.

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Jean de Francolin, officier de l’empereur Charles Quint et prisonnier de Soliman. Itinéraire d’une captivité (1547-1552)

Henri Simonneau

1 Parmi les Européens qui, au XVIe siècle, ont rallié le camp de la Sublime Porte, on connaît bien l’épisode de la trahison de Christophe de Roggendorf, transfuge impérial parti proposer ses services à Soliman le Magnifique. N’ayant pu obtenir toutes les garanties qu’il souhaitait, il dut quitter précipitamment Istanbul avant d’être emprisonné par le sultan. Sa captivité fut de courte durée, quelques mois à peine, puisqu’il fut rapidement racheté par les Français qui souhaitaient s’offrir ses services. Mais on connaît beaucoup moins la destinée d’un de ses jeunes serviteurs, Jean de Francolin (v. 1522-1580), jeune noble d’origine franc-comtoise qui passa quatre ans et demi dans les geôles ottomanes. Jean de Francolin n’est pour autant pas un inconnu. À la fin de sa vie, il est l’un des plus importants hérauts d’armes de Ferdinand II et l’auteur de plusieurs œuvres héraldiques importantes1. Sous le nom de Bourgogne puis de roi d’armes de Hongrie, il composa un armorial de l’Empire et une description de fêtes tenues à Vienne en 1560. Il rédigea aussi dans les mêmes années un imposant traité sur l’office d’armes, dans lequel il expose les privilèges liés à l’office et rassemble un nombre important de textes et d’ordonnances concernant les hérauts d’armes2. Mais, s’il est considéré comme le premier noble à accéder à l’office d’armes, beaucoup d’historiens ignorent tout de sa vie3.

2 Pourtant, dans son traité sur l’office d’armes, resté à l’état de manuscrit, il évoque à plusieurs reprises sa captivité en terre musulmane et la trahison de Christophe de Roggendorf. Il détaille aussi les conditions de sa libération et son itinéraire de retour vers les terres chrétiennes, en saluant au passage le rôle d’intermédiaire que joua la ville de Raguse. Son témoignage illustre parfaitement l’expérience de la captivité chez les officiers de second rang qui n’étaient guère au centre de l’intérêt des diplomates

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européens et nous renseigne sur les réseaux de libération de prisonniers qui existent aux marges de l’Empire ottoman.

La trahison de Roggendorf

3 Christophe de Roggendorf (1511 - après 1585) fait partie de ces aventuriers qui ont longtemps louvoyé entre différentes obédiences4 : d’abord chevalier à la cour de Charles Quint puis de Ferdinand Ier, il propose ses services à Soliman le Magnifique avant de rejoindre la cour d’Henri II pour y finir sa longue carrière. Mais ces tergiversations sont aussi liées à des difficultés financières récurrentes. Christophe de Roggendorf est le fils de Guillaume de Roggendorf, seigneur de Condé, un des chefs du conseil de Ferdinand Ier qui, après s’être illustré au siège de Vienne en 1529, perd la vie lors de celui de Buda en 1541. Très tôt, Christophe est nommé capitaine des gardes de Charles Quint et jouit d’une position importante à la cour de l’empereur. Cependant, le seigneur de Condé est constamment poursuivi par ses créanciers pour des dettes qu’il a contractées, et son épouse, Marie de Rubempré, se plaint auprès de l’empereur que son mari l’a menée à la ruine. Charles Quint prend parti pour celle-ci et Christophe de Roggendorf se trouve ainsi dans une position insoutenable, où il ne peut faire face à ses créanciers5.

4 En 1546, il décide de fuir l’Empire. Il part à Venise, puis à Raguse, et demande une audience au sultan. Ne recevant pas de réponse, il prend la route d’Istanbul. Il arrive à la cour ottomane le 27 septembre. Pour être reçu par le sultan, il offre à ce dernier 40 000 ducats et propose de lui livrer Vienne avec l’aide de ses complices restés dans la ville. Soliman, tout d’abord intéressé par l’offre, l’intègre dans la Müteferrika, un des groupes d’élite du palais. Cependant, Soliman lui demande de se convertir à l’islam et lui propose un poste à Bagdad, ce qui ne convient pas à Roggendorf, plus tenté par un retour en Europe. Surtout, ce qui freine l’entreprise, c’est le projet de paix entre la Sublime Porte et l’Empire hasbourgeois. Au printemps 1547, le seigneur d’Aramon, représentant des intérêts français à la cour ottomane, arrive à Istanbul pour convaincre Soliman de ne pas se résoudre à la paix avec l’Empire. Christophe de Roggendorf se joint à lui et les deux hommes font cause commune6. Cependant, le 31 mars, François Ier décède et en l’absence de nouveaux ordres, les discussions échouent. Le 19 juin 1547, une trêve de cinq ans est signée, traité dans lequel l’Autriche se reconnaît tributaire de la Sublime Porte. Roggendorf, sentant que sa position devient de plus en plus difficile à la cour ottomane, décide de s’enfuir à l’automne 15477. D’Aramon précise qu’il quitte la ville, accompagné seulement de deux hommes, un Flamand et un Grec8. Il est cependant capturé en Crête par des corsaires et ramené dans la capitale. Il est alors enfermé au château des Sept Tours. Son arrestation ne laisse pas les chancelleries inactives. Dans l’Empire, Ferdinand rédige le 28 janvier 1548 une lettre à son représentant à la cour, Juste d’Argento, l’enjoignant de ramener à tout prix Roggendorf pour qu’il puisse être interrogé9. Mais au même moment, d’Aramon écrit au roi de France pour le convaincre de racheter le transfuge afin qu’il puisse revenir en France et faire profiter les Français de toutes ses informations. Finalement, Roggendorf reste peu de temps enfermé à Istanbul. En effet, malgré l’insistance d’Argento, il rejoint après quelques mois la France, où il fait une carrière admirable, couronnée en 1561 par son entrée dans l’ordre de Saint-Michel.

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5 Dans la lettre que Ferdinand envoie à son émissaire au mois de janvier 1548, il est fait mention d’un autre homme, Jean de Francolin, lui aussi emprisonné. À cette époque, le futur héraut d’armes est jeune, puisqu’il n’a que 25 ans. Il est le fils d’un seigneur de Besançon qui fit carrière à la cour. Quel fut son rôle dans l’entreprise risquée de Roggendorf ? Il est difficile de le savoir tant le personnage est de second plan et rarement mentionné dans les sources. Lui-même affirme dans les passages biographiques de son traité qu’il a « esté trahiz meschamment par Christoff de Rogendorff »10. Mais toujours est-il qu’il est enfermé au même moment que son maître. Bien que Franc-Comtois, il est possible qu’il soit le Flamand dont parle d’Aramon, celui qui accompagne Roggendorf dans sa fuite. Il a pu aussi faire partie de la suite que Roggendorf a abandonnée au moment de son départ inopiné. Cependant, quel que soit le degré de complicité de Jean de Francolin au moment des faits, Ferdinand tenait à ce qu’il soit libéré pour être interrogé. En effet, dans la lettre concernant l’emprisonnement de Roggendorf, l’empereur insiste pour que Juste d’Argento parvienne à convaincre Rüstem Pacha de libérer le jeune officier. En vain, puisque Francolin n’est finalement libéré qu’en 1552.

Les conditions de la détention de Jean de Francolin

6 De sa captivité à proprement parler, Francolin parle peu dans ses écrits. Il dit lui-même qu’il a été emprisonné six ans et quatre mois, mais il exagère – probablement à dessein – la durée de sa détention. En effet, s’il a été pris en même temps que son maître, il a été capturé à la fin de l’année 1547. Or, nous savons qu’en juillet 1552, il est à Raguse et s’apprête à rejoindre des contrées moins hostiles pour lui. Il aurait donc passé quatre ans et demi en détention11. Si la durée de son enfermement est sujette à caution, le lieu est mieux connu. En effet, dans la lettre adressée à Juste d’Argento, il est précisé que le jeune Franc-Comtois est emprisonné à Somburg : « En outre, nous avons compris qu’un serviteur dudit Christophe de Roggendorf, appelé Francolin, est tenu en captivité en Turquie dans un lieu nommé Somburg, non loin de la cité de Raguse »12. Cette information est confirmée par les propres dires de Francolin. Dans son manuscrit, au moment où il évoque sa libération, il précise qu’il était alors à Samburg, à deux lieues de Schainischa et à « deux heures de chemin jusques a Foscha, principalle burgade du pays de Morlachia »13. La Morlachie est cette province mal délimitée qui s’étend dans l’arrière-pays dalmate, zone montagneuse des Alpes dinariques à la frontière de la Dalmatie, cette dernière étant possession vénitienne depuis le début du XVe siècle. Elle correspond globalement à l’actuelle Herzégovine, tombée aux mains des Ottomans en 148314. Elle était réputée pour la rudesse des mœurs de ses habitants et leur habileté à manier les armes. Foča, au bord de la Drina, était déjà au Moyen Âge un carrefour commercial. La ville se situe en effet au croisement des routes de Constantinople à l’est, de Sarajevo à 75 kilomètres à l’ouest, et de Raguse, à 175 kilomètres au sud. Schainischa correspond à l’actuel village de Čajniče15, situé plus à l’est, entre les monts Cicelj et Čivči Brda, sur la route qui relie Foča à la capitale ottomane. C’est, selon le témoignage de Philippe du Fresne-Canaye, en 1578, un bourg « plein de belles mosquées et de bons caravansérails recouverts de plomb »16. Quant à Samburg, où Jean de Francolin passa plusieurs années, il s’agit sans doute de l’actuel village de Zabrđe, aujourd’hui de l’autre côté de la frontière, en Serbie, à quelques kilomètres de la Bosnie et du Monténégro17.

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7 Contrairement à son maître, prisonnier de valeuret au centre de nombreuses tractations diplomatiques entre Ottomans, Français et Impériaux18, Jean de Francolin ne fut donc pas emprisonné à Constantinople ou dans une grande cité mais dans un petit village, loin des grands centres de pouvoir, aux marges de l’Empire. Il ne s’agit pas ici d’une volonté d’isoler le prisonnier. En effet, Zabrđe est au bord d’une route commerciale très fréquentée, notamment par des Occidentaux, puisque c’est une des routes qu’empruntent les émissaires européens et une des voies commerciales les plus courues entre l’Adriatique et le Bosphore. C’est aussi la route qu’utilisent les pèlerins qui choisissent la voie de terre pour se rendre en Terre Sainte19. C’est d’ailleurs le chemin qu’emprunta Roggendorf, et sans doute Francolin, pour se rendre auprès de Soliman, à l’automne 1547. En outre, la prison se trouvait à proximité de Raguse, qui s’avéra être sa porte de sortie. Nul doute que les Ottomans, qui ne prêtaient pas à Francolin une importance considérable mais qui ne voulaient pas non plus le laisser partir sans rançon, espéraient que cette délivrance serait facilitée par la proximité avec les réseaux de libération des prisonniers.

8 De ses conditions de captivité, Francolin n’évoque que peu de choses : rien sur sa prison à proprement parler, rien sur d’éventuels mauvais traitements. Il devait cependant vivre dans un relatif dénuement, puisqu’il arriva à Raguse uniquement vêtu d’une couverture20. Cependant, il semble que les prisonniers craignaient particulièrement la rigueur, voire la cruauté, des émissaires du sultan, lesçavuş, et de leur chef, le çavuş başı. Ce dernier était considéré comme le chef du protocole mais il possédait aussi d’importantes prérogatives judiciaires. Au XIXe siècle, le terme est même devenu synonyme de ministre de la Justice21. S’il ne semble pas avoir été confronté directement à l’autorité de ces hommes, Francolin précise que quand il apprenait la venue d’un çavuş, il ne pensait « a aultre chose fors a Dieu et a la mort »22.

Les réseaux de libération de prisonniers

9 C’est par l’intermédiaire de marchands ragusains que Jean de Francolin recouvra la liberté. Il précise, dans un long développement sur la libéralité et la générosité, que des marchands de cette ville se portèrent garants et payèrent la rançon à hauteur de 400 ducats sequins. La République de Raguse, depuis la fin du XVe siècle, entretenait des relations complexes avec l’Empire ottoman. Enclave chrétienne au milieu des possessions ottomanes, elle devait payer depuis 1481 un tribut à la Sublime Porte d’une hauteur de 12 500 ducats. Petite république marchande qui connaissait la concurrence du voisin vénitien, elle voyait dans l’Empire ottoman une puissance certes menaçante, mais aussi un partenaire commercial de premier ordre. Elle jouissait notamment de privilèges importants et ses habitants pouvaient ainsi se déplacer librement dans les territoires sous domination ottomane. Foča, sur la route de Constantinople, devenait ainsi une étape de toute première importance pour les marchands ragusains23.

10 Jean de Francolin est reçu à Raguse avec tous les honneurs par les autorités de la ville. Celles-ci prennent en charge toutes ses dépenses, alors que le Franc-Comtois est totalement démuni. Il est accueilli par quarante seigneurs de la ville qui lui affirment qu’il est le bienvenu dans la cité et qu’il n’est pas « le premier qu’estoit eschapper des mains de ces mauldictz chiens ». Sachant qu’il était un officier du Saint Empire, « ilz feirent leurs debvoirs envers [lui], ce que sans faulte ilz feirent, car a l’heure commandarent de mener en ung fort bon et honneste logis d’ung gentilhomme nommé

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Il Cavaglero, prince, lequel [le] traicta fort humainement, [lui] admonistrant tout ce qu’il [lui] appartenoit pour ledit jour »24. On l’accompagne alors dans toute la ville, on lui fait visiter les palais, puis l’arsenal de Gravosa25, et chaque gentilhomme qui le croise lui donne au passage « ung escu, qui deulx, qui quatre »,à tel point qu’il reçoit au total plus d’une cinquantaine d’écus. Il est hébergé pendant près de deux semaines avant qu’un navire ne soit affrété pour le ramener à Venise. Le rôle des Ragusains dans la libération de Francolin est important. Si Francolin a été incarcéré près de Foča, c’est clairement parce que l’on se doutait que c’est par Raguse qu’il serait libéré. Les autorités ragusaines devaient régulièrement jouer le rôle d’intermédiaire pour la libération de prisonniers chrétiens. Sans doute les marchands ont-ils attendu un contexte favorable au paiement de la rançon de 400 ducats, qui représentait tout de même à elle seule plus de 3 % du tribut que devait payer la république à la Sublime Porte. Francolin est conscient que s’il est reçu avec tous les honneurs, c’est parce qu’il est un officier de l’Empereur. Les pièces qu’il reçoit sont sans doute aussi autant de moyens de rappeler l’attachement des Ragusains aux ennemis de Soliman. Cela illustre bienla prudence des hommes de Raguse, qui malgré leur soumission à la Sublime Porte souhaitent garder des contacts étroits avec l’Empire, à une époque où la trêve de cinq ans signée en 1547 prenait fin, et où les tensions reprenaient sur les marches occidentales de l’Empire ottoman.

11 Néanmoins, le retour de Francolin dans sa terre natale connaît d’autres étapes. À Venise, il rencontre Juan de Hoyos, seigneur de Stixenstein (1506-1579), capitaine et gouverneur de Trieste. Cet officier de la couronne habsbourgeoise souhaite en effet s’entretenir avec Jean de Francolin avant de le laisser retourner à la cour. En tant que gouverneur de Trieste, il connaissait bien l’aventure de Roggensdorf et de Francolin. En effet, Juste d’Argento, secrétaire de Ferdinand à Constantinople au moment des faits, appartient à l’une des familles les plus importantes de Trieste. Depuis 1548, il est lieutenant archiducal du capitaine de la ville. Francolin resta quinze jours auprès de Juan de Hoyos, sans doute pour s’expliquer sur son implication dans la trahison de Roggendorf, avant que le capitaine de Trieste ne lui offre cinquante thalers et un cheval pour qu’il puisse retourner chez lui. Nous ne savons pas ce qu’il fit dans les mois qui suivirent sa libération, mais il semble qu’il soit rentré rapidement en grâce. En 1562, il acheta un moulin à Vienne et continua à entretenir des relations étroites avec la cité bisontine qui l’avait vu naître26.

Conclusion

12 L’épisode de la captivité et de la libération de Jean de Francolin et de son maître illustre les différents traitements réservés aux prisonniers, en fonction de leur importance sociale et stratégique. Christophe de Roggendorf, pièce maîtresse, enjeu de poids dans les luttes politiques et diplomatiques qui opposent Valois, Habsbourg et Ottomans vit son sort rapidement réglé. Au bout de quelques mois, il fut racheté par les Français et ramené auprès de Henri II. Pour Jean de Francolin, certes noble mais encore bien jeune et dont le rôle dans la trahison de Roggendorf reste encore obscur, le séjour dans les geôles ottomanes fut bien plus long. Il resta en détention quatre ans et demi, sans que les diplomates autrichiens n’aient semblé particulièrement insister pour qu’il leur soit remis. Il dut dès lors attendre que les conditions de sa libération soient réunies et que les marchands ragusains, sans doute largement rompus à ce genre de négociations,

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prennent la décision de payer une rançon élevée, dans laquelle ils voyaient des avantages certains. Francolin, dont la lourde peine fit peut-être oublier ses aventures de jeunesse, put ensuite réintégrer la cour et dans ses écrits sur les hérauts d’armes, louer l’honneur, la justice et la fidélité à son prince.

NOTES

1. . Henri Simonneau, « Le roi d’armes dans les Pays-Bas bourguignons d’après une ordonnance de 1497 », dans Torsten Hiltmann (dir.), Les autres rois. Études sur la royauté comme notion hiérarchique dans la société au bas Moyen Âge et au début de l’époque moderne, Munich, Oldenbourg, 2010, p. 44-63, p. 49. 2. . Werner Paravicini, Die Ritterlich-höfische Kultur des Mittelalters. Enzyklopädie Deutscher Geschichte, vol. 32, Munich, Oldenbourg, 1999, p. 84. Sur l’apport du traité de Francolin dans la connaissance de l’office d’armes, voir Henri Simonneau, Grandeur et décadence d’une institution aulique. Les hérauts d’armes dans les Pays-Bas bourguignons (1467-1519), thèse de doctorat sous la direction de Bertrand Schnerb, Université de Lille 3, 2010, 640 p. 3. . Heinrich Kabdebo, « Hans von Francolin », dans Allgemeine Deutsche Biographie, vol. 7, Leipzig, Duncker et Humblot, 1877, p. 247 : « Mehr ist mir über sein Leben, das zwischen 1520 und 1580 fällt, nicht bekannt » [Je n’en sais pas davantage sur sa vie, qui se déroule entre 1520 et 1580]. 4. . Christine Isom-Verhaaren, Allies with the infidels. The Ottoman and French alliance in the sixteenth century, Londres/New York, Tauris, 2011, p. 76-78. Id., « Shifting identities : foreign state servants in France and the Ottoman Empire », Journal of early modern history, n° 8, 2004, p. 109-134. 5. . Charles Rahlenbeck, « Le crime du seigneur de Condé », dans Messager des sciences historiques ou archives des arts et de la bibliographie en Belgique, Gand, Vanderhaeghen, 1882, p. 268-314, p. 276. 6. . Jean Chesneau, Le voyage de monsieur d’Aramon. Recueil de voyages et de documents pour servir à l’histoire de la géographie, vol. 8, Paris, Leroux, 1887, p. XXIII-XXV. 7. . Alain Servantie, « Charles Quint aux yeux des Ottomans », dans Jesús Rubiera Mata(dir.), Carlos V. Los moriscos y el Islam. Congreso internacional, Alicante 20-25 de noviembre de 2000, Alicante, Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes, 2004, p. 295-319, p. 301, n. 798. 8. . Jean Chesneau, Le voyage de monsieur d’Aramon…, op. cit., p. 225-226. 9. . Srecko Dzaja et Günter Weiss (éd.), Austro-Turcica 1542-1551. Diplomatische Akten des habsburgischen Gesandtschaftsverkehrs mit der Hohen Pforte im Zeitalter Süleymans des Prächtigen, Munich, Oldenbourg, 1995, p. 212. 10. . Österreischische Nationalsbibliothek (dorénavant ÖNB), Vienne, 7223, f. 135. 11. . Peut-être son arrestation est-elle plus ancienne, mais nous n’en savons rien. Il s’agit peut- être aussi d’une erreur, et d’une interversion entre le nombre d’années et celui des mois. 12. . Srecko Dzaja et Günter Weiss (éd.), Austro-Turcica…, op. cit., p. 212.« Praetera cum etiam quendam ipsius Chrotophori Rogendorfii servitorem, Francolin appellatum, in Turcia in loco quodam Somburg nuncupato, non longe a Ragusinorum civitate, captivum deteneri intelleximus ». 13. . ÖNB, 7223, f. 113 v.

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14. . Robert Mantran (dir.), Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 109. 15. . Aujourd’hui ville et municipalité de Bosnie-Herzégovine, située dans la République serbe de Bosnie. 16. . Philippe du Fresne-Canaye, Le Voyage du Levant, Henri Hauser (éd.), Paris, Ernest Leroux, 1897, p. 28. 17. . Village de Serbie situé dans la municipalité de Priboj, district de Zlatibor. 18. . Nous ne connaissons pas les détails de la libération de Christophe de Roggendorf aux mains des Français. Nous savons cependant que d’Aramon « le demanda au nom du roy au sultan Soliman qui y consentit ». Le montant de la rançon, s’il y en eut une, n’est pas indiqué. Jean Chesneau, Le voyage de monsieur d’Aramon…, op. cit., p. 21, n. 1. Histoire des chevaliers de l’ordre de Saint-Michel, Bibliothèque nationale de France, cabinet des titres, 1040, p. 7-9. 19. . Stéphane Yerasimos, Les voyageurs dans l’Empire ottoman. Bibliographie, itinéraires et inventaire des lieux habités, Ankara, Société turque d’histoire, 1991, p. 38. 20. . ÖNB, 7223, f. 135-v : « Et causant que j’estoye a parler par reverence tout nud sans aucuns linges ou habillementz quelx qu’ilz fussent hors mis une vielle couverte de bureaul ou dygris ainsin appelé ». 21. . Mehmet Sinan Birdal, The Holy Roman Empire and the Ottomans. From global imperial power to absolute state, Londres/New York, Tauris, 2011, p. 181. 22. . ÖNB 7223, f. 115-v : « Et ce ose je bien dire qu’il n’y a homme vivant soubz le domeine du grand Turq de quelque qualité qu’il soit que quant il rencontre, voyd venir ou arrive ung schahousz, qu’il n’ayet bien peur et moy pour le premier, car du temps que j’estoye en prison et l’on me disoit qu’il y avoit venu ung schahousz, je ne pensoy a aultre chose fors a Dieu et a la mort ». 23. . Bosko Bojovic, Raguse et l’Empire ottoman, Paris, Pierre Belon, 1998, p. 52 sq. 24. . ÖNB, 7223, f. 136. 25. . Aujourd’hui Gruž, quartier portuaire de Dubrovnik. 26. . Henri Beaune et Jean d’Arbaumont, Les Universités de Franche-Comté : Gray, Dole, Besançon, Dijon, Marchand, 1870, p. 97.

RÉSUMÉS

L’épisode de la captivité et de la libération de Christophe de Roggendorf et son serviteur, Jean de Francolin, nous offre un éclairage sur les différents réseaux de libération de prisonniers dans l’Empire ottoman au xvie siècle. Si Christophe de Roggendorf, transfuge impérial, devint un enjeu entre Français et Autrichiens et fut rapidement libéré, ce ne fut pas le cas de Jean de Francolin, qui resta emprisonné quatre ans et demi en Herzégovine avant d’être racheté par des marchands de Raguse, plaque tournante de la libération de prisonniers de second rang. Le témoignage de Francolin offre l’exemple de l’expérience de la captivité par les officiers de second plan.

The capture and liberation of Christophe de Roggendorf and his servant, Jean de Francolin, offers us insight into sixteenth-century Ottoman networks for releasing prisoners. Roggendorf, a renegade from the Holy Empire, quickly became an issue in French-Austrian diplomacy and was quickly freed. That was not the case with Francolin, who remained imprisoned for four and a half years in Herzegovina before being ransomed by merchants from Ragusa, a hub for the release of

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non-prominent prisoners. Francolin’s testimony provides us with evidence about captivity as it was experienced by lower-rank officers.

INDEX

Keywords : Francolin, Roggendorf, captivity, liberation, Suleiman the Magnificent, Ragusa, Trieste Mots-clés : Francolin, Roggendorf, captivité, libération, Soliman le Magnifique, Raguse, Trieste

AUTEUR

HENRI SIMONNEAU

Agrégé d’histoire, Henri Simonneau a soutenu en 2010 à l’université de Lille 3 - Charles De Gaulle une thèse en histoire médiévale intitulée : « Grandeur et décadence d’une institution aulique. Les hérauts d’armes dans les Pays-Bas bourguignons (1467-1519) », sous la direction de Bertrand Schnerb, dont il prépare actuellement la publication. Membre de l’IRHIS, il est l’auteur de nombreux articles sur l’office d’armes et sur la communication et la transmission de l’information à la fin du Moyen Âge.

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Venice and the redemption of Northern European slaves (seventeenth and eighteenth centuries)

Magnus Ressel

NOTE DE L'AUTEUR

This article was written with the support of the Humboldt-Foundation, for which I want to express my gratitude. I also wish to thank Silvia Marzagalli and the two anonymous peer-reviewers for their extensive comments and remarks.

Introduction

1 This paper looks at the infrastructure of a very specific –one may even call it exotic– business of the early modern era that connected Northern and Southern Europe. The ransoming of Northern Europeans enslaved by North African corsairs may be considered as a rather odd business. Only a few thousand Northern Europeans were ever taken by Muslim corsairs to Morocco, Algiers, Tunis or Tripoli, and thus their ransom was of little economic significance, the high prices and often bitter fortunes of many individuals notwithstanding.1

2 However, the ransoming business illustrates a structural pattern of trade that is of great historical importance. The organization of ransoming Northern Europeans was a very complicated and highly precarious affair and was constantly threatened to fail by the incalculable behavior of those engaged. How could it be otherwise? Mostly illiterate sailors from very distant parts of rural and underdeveloped Northern or Scandinavia found themselves captured, often on ships with foreign flags, and then abducted to poor and underdeveloped North African countries that were mostly

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disconnected from world commerce and constantly at war with or embargoed by the Iberian and Italian states. Northern European authorities with sufficient will power to invest substantial time and money had to negotiate with Muslim authorities to ransom the enslaved sailors and, in case of an accord, to enact a risky payment, since it was always demanded in cash. This occurred in an age that had no means of long-distance communication other than postal letters and traveling mediators. However, despite these problems, ransoming occurred, starting with the first captures of Northern Europeans, and their ransom rate was mostly much higher than that of Southern Europeans.2 The North’s desire to have its sailors liberated ensured that substantial resources were invested to attain that goal.

3 This configuration led to a scenario that is of substantial help in mapping the infrastructure of communication and commercial organization of the early modern era. First, because of the difficulty of organizing ransoms, documentation has survived in the archives providing information on nearly every problem that could arise. Second, because of northerners’ desire to pay the least amount of transaction costs possible, they turned to the best organized and most highly developed communication and commercial centers of the age. Surprisingly, in the eighteenth century for the Danish monarchy this meant Venice, which emerges from the sources as an important node for ransom affairs. The explanation of this preference over Livorno can help to explain the still relevant position of Venice in the eighteenth-century commercial world.

4 The article is divided into two main parts: First, I provide a more global context, i.e. the origins and structure of Northern European ransoming as it evolved in the seventeenth century, when it was based in Livorno, and then how and when Venice began to play a role herein at the beginning of the eighteenth century. In the second part I connect these observations with newer research on Venice as a mercantile hub in the eighteenth century, and I assess the effectiveness of ransoming via the lagoon-city.

Northern European ransoming via the Italian peninsula

5 Venice was affected by the upsurge of Muslim corsairing in the Mediterranean from the 1520s onwards. However, at a time when the newly-won Ottoman regencies of North Africa were still subject to the authority of the Porte, Venice’s ships probably enjoyed better treatment by corsair fleets.3 The problem thus remained limited for the powerful republic, which in any case had the capability to arm convoys. It was no coincidence that the first office for the redemption of slaves in the Italian peninsula was established in the Kingdom of the Two Sicilies in 1548.4 After the watershed of Christian-Muslim warfare in the Mediterranean of 1580, made famous by Braudel, several parameters changed fundamentally.5 The Porte lost much authority over the Barbary regencies, and the war of the fleets was replaced by a “petite guerre” of endless corsairing, primarily by Spaniards and Italians against North Africans and vice versa.6 In the last decade of the sixteenth century Venice began to suffer more, and around the turn of the century it had to make its ransoming business more professional.7

6 The Northern Europeans in the Mediterranean after 1590 were primarily Hanseatic, Dutch and English. They did not suffer much from corsairs until 1610 since they were often regarded as enemies of Spain. Yet, the capture of northerners rose constantly thereafter, most likely due to the Dutch-Spanish truce of 1609 that ended the latent alliance between the Dutch and the North Africans, reaching around 1,500 ships in

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1610–1650.8 Thus northerners soon had to begin ransoming. England and the Dutch Republic opted for different models.9 The former sent squadrons to fight the corsairs and after 1641 used state funds for most of its captives. The latter did not engage in ransoming at all, leaving redemption to the private side. Regardless of this choice, which affected the frequency of ransoming, the channels are not yet traceable in detail. Both states primarily used their consuls in North Africa and, in times of war, resorted to merchants (mostly of their own “nation”) in Livorno.10 From the surviving fragmentary sources it seems Hanseatics mainly followed the same path. After having tried ransoming via the French and Dutch consuls from 1610 onwards, a shift toward Dutch merchants in Livorno began in Hamburg in June 1620. At the latest, in 1631 the hitherto hesitant Lübeckers also made this switch.11

7 Venice was thus left aside. In the early seventeenth century Livorno had rapidly become the new emporium for many entrepreneurial Northern European merchants, who increased the intensity of northern business contacts.12 Venice certainly was home to many German merchants, but most were from southern Germany and, around 1600, they were still rather distinct from the Hanseatic-dominated German north. German merchants in Venice had thus at best a very indirect connection to the problems of slave redemption.13 Livorno was the main center for organizing and enacting the ransom of northerners during the entire seventeenth century.

8 We know, however, that German and Jewish merchant communities in Venice were engaged in ransoming activities that cannot be traced with much precision. In Venice we know of a fund set up by Jews at the latest in 1609 that for some decades became a central element of ransoming activities for and by Jews everywhere in the Mediterranean, be they captured by Christians or Muslims.14 For the Germans in Venice we have no information other than these lines from a 1715 handwritten chronicle of the nazione alemana: And in the year 1591, which followed that unprecedented famine, how many hungry were not satiated by the most pious Nazione? Many memorial-books which still exist among the old scriptures (the ones that remained after the fire) testify clearly of the liberation of poor captives and slaves from the hands of the Barbarians and of giving poor damsels pious alms.15

9 Unfortunately, this remains vague. Most likely, German merchants gave money to the Provveditori sopra ospedali e luoghi pii e riscatto degli schiavi, the office charged with redemption of Venetian slaves.16

10 German merchants in Venice could not engage in any trading activities in the Mediterranean and thus had no ships sailing to or from Venice. They had substantial privileges in Venice, such as reduced tolls and the prohibition for Venetian merchants to do business in Germany, but their restriction to overland trade to Germany meant they were of best use to the Serenissima. Being thus intensely connected to southern Germany in the years around 1600, German merchants in Venice seem to have been only rarely in contact with the Hanseatic merchants who expanded their range in the Mediterranean in these years, though these were mostly limited to Livorno and Genoa; Venice was only sporadically touched by North Germans. With the strengthening of Dutch trade in the Mediterranean after 1610, the northern Germans also saw their position in the west Italian port cities reduced and even more so in Venice.17 After 1621 the Venetians strengthened their trade with the Levant whilst at the same time the war north of the Alps reduced traditional trade with Germany.18 The Thirty Years’ War spared the most important Hanseatic cities enabling Hamburg and Lübeck to maintain

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a solid position in the western Mediterranean during the war. Yet, trade between northern Germany and Venice remained marginal, as did communication. In the years around 1650 German merchants in Venice prohibited the admission of new merchants to the Fondaco dei Tedeschi, the house of the German merchant community, who were not approved by the nazione alemana.19 This measure was effectively directed against Hanseatic merchants who from then on had practically no chance of admission to the Fondaco and its privileges in Venice. Livorno and Genoa remained an important harbor for the North Germans; Venice and Genoa for the South Germans.20

11 All ransoming activities thus were concentrated in Livorno, which had one profound disadvantage. Merchants in Livorno had a bad reputation for engaging too often in risky businesses and operating on the threshold of bankruptcy. This is usually taken to be a result of the Livornine of 1591 and 1593, the liberal legislation of the Medici.21 It stipulated amongst other things that no one who settled in Livorno could be brought to trial for past bankruptcies.22 This attracted a diverse range of merchants from all over Europe, some of whom tried to escape their creditors or had a dubious past.23 Even solid merchant houses were affected, since they had to engage in business with partners there. Trust, thus, was of greater importance here than elsewhere, and we see the demarcations of single “nations” of merchants being more pronounced and durable.24 Yet, after its declaration as a free port in the late sixteenth century, Livorno was until 1800 the place on the Italian peninsula with the best connections to Northern Europe and the Muslim world.

12 We may give examples for the seventeenth century. Between 1624 and 1634 Hamburg and Lübeck charged the firm of Bernard van den Broecke in Livorno with their ransoming business. Moreover, in February 1624, Hamburg signed a contract with a professional ransoming expert, Francis van Iperseel, who sailed regularly between Livorno and Algiers. The enactment of the payments was intended to be done via the merchant house of Broecke. Yet, in August 1627, Hamburg did not extend the contract since much of the money had allegedly sunk with two ships between Algiers and Livorno. Nobody had been ransomed and the senators in Hamburg seem to have suspected that Iperseel stole their money. Thereafter Hamburg continued to rely on Broecke but had all its ransoming money insured against sinking or stealing at rates of 30 percent.25 Iperseel, however, continued with his business in the Mediterranean, of which ransoming always formed an integral part. The last trace we have of him is a three-page memoir from 23 March 1661 to the States General. Here he presented himself as consul of and the Hanse at Algiers, a blatant lie since any remote affiliation to these places had been severed decades ago. He offered to ransom 384 Dutch slaves for 131,006 guilders, a comparatively small sum for so many slaves.26

13 Whatever the answer of the Dutch Republic in this specific case (most certainly it was negative), it is important to stress that men of dubious standing engaged in the ransoming business and seem to have enriched themselves. The merchant houses of Livorno also were problematic in this regard. Control was difficult so far away from the northern world. Broecke went bankrupt in 1634, and it may be that money earmarked for redemption got lost.27 Even though this is not synonymous with fraud, the ransoming institutions of Northern Europe still suffered in such cases. In 1650 Lübeck wanted to install a proper ransoming agent in Algiers to reduce dependency on Livorno, but this attempt failed.28 The Dutch and Hanseatics remained dependent on their partners in Livorno for ransoming and had to face substantial extra payments

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either for insurance or in cases of fraud or bankruptcy. It seems that neither the Hanseatics nor the Dutch were satisfied with this strong dependency on Livorno. This can be deduced from Hamburg’s reaction when a Dutch consul settled in Algiers in the late seventeenth century. In 1684 the Dutch Resident in Hamburg, Gerard Kuysten (1647–1708), wrote to the Senate that the Dutch consul in Algiers, Christoffel Mathias (1655–1702),29 was willing to ransom Lübeckers and Hamburgers who had served on Dutch ships. This was certainly intended to strengthen the peace of the Dutch with Algiers, which was constantly endangered by Dutch hesitation after having signed the peace treaty to ransom the sailors of many nations who had been taken on their ships. In Hamburg it was decided to use this channel to ransom all Hamburgers, not only the ones taken on Dutch ships. Hamburg sent to Mathias the substantial sum of 6,800 Reichsthalers for the ransom, a fact that hints at some dissatisfaction with the traditional contacts via Livorno.30

14 The found another way in 1715. When they created their Sklavenkasse in to ransom some one hundred Norwegian sailors captured by the Algerians between 1706 and 1714, they approached the richest German merchant house in Venice, the business of Johann Jacob Pommer (1659–1717).31 By then, contacts between the German merchants in Venice and the Danish monarchy were already well established. King Frederick IV had nominated the German merchant Mathias Bachmair in 1702 as Danish consul in Venice.32 The same king had visited Venice in the winter of 1708–1709.33 In 1710 Gabriel Soderini was sent from Venice to Copenhagen to negotiate a business treaty between the Serenissima and the northern monarchy. Even though, due to lack of interest by most merchants in Copenhagen, this did not result in a formal treaty, –some entrepreneurs were already thinking of a stronger Danish– controlled maritime intra-European trade independent of the still dominant Dutch.34

15 One of these presumably was Abraham Kløcker (1673–1730), one of the most visible and active merchants from Copenhagen in the early eighteenth century.35 He most likely had business contacts with Pommer, who in around 1700 was called the “greatest banker of Venice.”36 From 1707 onwards Kløcker had been a member of the council of Copenhagen as a merchant. In the next twenty-three years he made an impressive career, close to the court and government, which brought him such powerful positions as the directorship of the Danish West Indian Company and into the Chamber of Commerce.

16 Johann Jacob Pommer was the nephew of Johann Christoph Pommer (1626–1708) who had moved from to Venice in 1645. There he acquired an impressive fortune which brought him several prestigious positions in Venice (consul of , twice consul of the nazione alemana). Johann Jacob had begun his training as a merchant in the house of his uncle in 1678 and moved afterwards around Europe where he frequented and learned at the most important merchant houses of Germany, Holland, England, Brabant, France and the Italian peninsula. When he came back to Venice in the last decade of the seventeenth century, his uncle was so impressed by him that he made him his associate and soon bequeathed his entire firm to him.37

17 Now the best connected merchant of Copenhagen and the best connected merchant of Venice, both fluent in German, intensified their contact when faced with the need to ransom on a large scale. When Kløcker was appointed as one of three directors of the Danish Sklavenkasse in 1715, this new royal institution approached Pommer in Venice with the request to be the central figure for the ransoming of captured sailors from

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Danish-Norwegian ships. In the first surviving letter of the Sklavenkasse to Pommer (20 April 1715), the directors mention a letter written by Kløcker to Pommer on 16 April, asking him to serve as agent of the Sklavenkasse. It seems unlikely that Pommer would have been contacted had not some prior business partnership existed between the two. 38

18 Johann Jacob Pommer accepted the task. After his death in 1717, his son Johannes Pommer (1692–1753) took over and continued the business. For thirty years, from April 1715 until March 1745, these two Pommers did practically all the ransoming the Danish Sklavenkasse needed. They ransomed around 180 slaves taken on fourteen ships of the Danish monarchy (six from Slesvig-Holstein, eight from , none from Denmark). The Sklavenkasse paid 173,310 Reichsthalers for these ransoms. Probably more than 95 percent of this money was directly transferred to the Pommers in Venice through letters of exchange from business partners in Amsterdam, London and Hamburg; the rest was used for other correspondence, payment of scribes and charges to partners in the named commercial centers. The Pommers usually kept 1 percent as commission; thus in nearly thirty years they earned a bit more than 1,500 Reichsthalers.39 For a merchant family like the Pommers, which operated with money-flows of thousands of Reichsthalers, this business was thus rather a side affair. But not negligible was the prestige and sympathy they acquired in Copenhagen, the center of a powerful composite monarchy. Even more, since the Sklavenkasse in Copenhagen had no direct financial connection to Venice and always ordered its bills of exchange from other firms in London, Amsterdam and Hamburg, this may have been an important step to intensify the connection of the Pommers (and thereby Venice) with some of the most important merchants and firms in Northern Europe. Among the flow of letters from the Sklavenkasse to the Pommers we find transactions of Danish merchants that were completely unconnected to the ransoming business, showing that ransoming en passant helped create or increase connections between Northern and Southern Europe.

Venice as a mercantile and ransoming center in the eighteenth century

19 Had the choice of a contact in Venice been made because of the little expertise in Denmark on Mediterranean affairs or, on the contrary, because of strong expertise? The Hanseatics and the Dutch Republic never let merchants in Venice do any of their ransoming; both always relied on their partners in Livorno. The choice of Livorno thus reflects the basic tendency of the most innovative merchants to make use of the main line of commercial interactions between northwestern Europe and Italy. Had Denmark, as a country without knowledge of Mediterranean affairs, perhaps chosen a merchant in Venice as partner due to its unfamiliarity with this trading area?

20 This may be the case; yet it also may have been a decision based on profound reflection. Certainly Venice in the eighteenth century was no longer the strong commercial hub it had been in the Middle Ages. This notwithstanding, nowadays we see much clearer just how solid the position of Venice remained until the convulsions of the Napoleonic era. One of the first historians to put this idea forward was Eugène Tarlé, in 1928.40 This has found support among economic historians. While the American historian Richard Rapp pointed out how well Venice maintained its economy during the seventeenth century,41 more modern research has pointed out how many profitable and rich industries the

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Republic was able to retain deep into the eighteenth century.42 This does not mean that Venice in the eighteenth century has been completely misrepresented. There was a commonly shared sentiment of crisis, especially in the second half of the century, at least in the sphere of public finance.43 Starting in the 1780s, difficulties grew with the increasing efficiency of Austrian mercantilist policy and competition from a strongly subsidized Trieste.44

21 Even in the last decades of the republic, Venice benefited strongly from its political stability and creditworthiness. It remained an important center of information.45 German merchants were still attracted by important privileges, and the Fondaco dei Tedeschi, far from being an outdated and medieval instrument, was obviously still alluring.46 It is surprising just how many German merchants remained active in Venice. The group in the eighteenth century for the first time even included some native Hamburgers.47 That they and the traditionally dominant southern Germans were now, in contrast to the seventeenth century, well-connected to the pulse of world trade, was pointed out by Jean Georgelin, who wrote after having compared tax registers on the respective merchant groups of the 1770s (mostly Greeks, Jews, Venetians and Germans): Les négociants de la Dominante n’avaient donc rien à envier à leurs collègues étrangers. Et l’on est en droit de conclure à l’opulence de dizaines d’entre eux. Mais les Vénitiens se retrouvaient minoritaires […] les plus puissants des Allemands, Rech et Lamenit, s’assuraient des revenus supérieurs du double à ceux du plus riche vénitien.48

22 German merchants in Venice were obviously a group to be reckoned with. They played an important part in what Ludwig Beutin has called the “silent expansion” of German trade in the Mediterranean in the eighteenth century.49 In this regard the economic growth of the German world from the 1740s onwards may also have had a positive effect on the German merchant community in Venice.50 Venice was the closest Italian port to the German Empire and traditionally had been intimately connected to its fate.

23 These indications explain why the Danish crown chose a rich banker in Venice as its main agent for ransoming. He could receive letters relatively quickly, he could forward substantial sums of credit, he could do his business with few transaction costs due to his standing among contemporaries and he knew with whom to do business in the Italian peninsula. The Pommers commissioned business partners in Livorno with the actual ransoming. Even though Tuscany and the Barbary regencies were officially at war, an old agreement on safe passage between Algiers and Livorno ensured the safe exchange of prisoners.51 This was practically the only way to actually get the prisoners onto Christian ground. The alternative of Marseilles was rarely used, most likely due to the absence of a strong Jewish community there.52 This brings us to the second important reason that made Livorno the principal hub of ransoming: a large and flourishing Jewish/Sephardic community lived there, and its merchants had the most extensive and durable contact network with and into the Muslim world, where Jews were among the most influential merchants.

24 Thus, the Danes in principle would not have needed Venice as a hub. And even once the Danish monarchy did choose Venice, the real ransoming was conducted via Livorno. Yet, far from being a superfluous detour for letters and money from Denmark to North Africa, Venice was important as a contact point. From there, ransoming could then be organized via Livorno. Merchants in Venice knew their business partners in Livorno much better than the merchants in Copenhagen did. It is likely that the Danes chose a

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merchant family in Venice as their principal partners precisely because of the lack of Danish involvement in Mediterranean trade at that time.53 Yet, the choice was an excellent one that fulfilled all self-set goals. The Danes chose a reliable channel in a city that still was in many aspects a cornerstone of Mediterranean trade and commercial flows.

25 By following step-by-step how the ransoming was actually organized, we can better understand how the system worked. A difficult but still fairly typical case of ransoming for the Sklavenkasse was the case of a ship from Flensburg under the command of Peter Weinschenck that had been captured by the Algerians in 1721. On 14 November 1721 Johannes Pommer wrote from Venice to inform the board of the Sklavenkasse that “Turkish” corsairs had taken thirteen ships from all nations and that among them was a ship from Flensburg, called Emanuel, with a crew of sixteen sailors. He included a list of the names that he had been able to gather, since he knew he would soon be authorized to ransom them. The Sklavenkasse confirmed receipt of this letter on 10 January 1722.54 That year the institution had serious financial problems and many captured sailors to buy back and thus was unable to give an immediate redemption order. On 24 January the Sklavenkasse wrote to the city of Flensburg and requested alms-collections since its funds were depleted.55 Flensburg started collecting money and was able to send several thousand Reichsthalers in the following years. The money was not sent to Copenhagen but to Hamburg. This was where the principal banker of the Sklavenkasse, Adolf Sontum (d. 1732), was located since no direct financial transfers between Copenhagen and Venice were possible. The payments were made in bills of exchange and such remittances were possible only between Hamburg and Venice. The Sklavenkasse also turned to other partners in Amsterdam (Treschow and Dreyer) and London (John Collet), but payments through them were made only occasionally in order to benefit from better exchange rates.

26 On 21 February 1722 the Sklavenkasse sent Pommer a list of the names provided by Flensburg. The city also demanded more information on the prices demanded for the individuals.56 Pommer forwarded this to his partner in Livorno, the Dutch merchant Friedrich Brogh (d. 1732), who also acted as consul there.57 He, in turn, approached a Jew named Solyman (d. 1723), who lived in Algiers. In 1718–1720 Solyman had been the object of much distain from the Sklavenkasse, which did not want a Jew making profits from a Christian affair.58 However, finally it had been forced to give in after Brogh explicitly lauded Solyman’s conduct in ransoming the slaves.59

27 Solyman obtained the prices rather quickly, sent these to Brogh in Livorno, who then forwarded them to Pommer. Pommer wrote on 3 July 1722 to the Sklavenkasse in Copenhagen, and his letter was answered on 18 July. We do not know the prices, but the correspondence indicates they were high. Even though the Sklavenkasse had issued a moratorium on ransoming in January 1722 to force the Algerians to reduce prices, pressure from Flensburg, the most powerful city of the Duchies of Slesvig and Holstein, combined with the substantial sums that had already been collected, forced the Sklavenkasse into action. Thus, it ordered that the captain and three sailors be ransomed for the lowest price possible. They were to be freed and sent to Livorno, where each would get ten Reichsthalers to be able to go back home, most likely by land but, if cheaply possible, also by sea.60 The payment was to be advanced via a letter of exchange from Pommer to Brogh, who would then send the money in specie to Solyman in Algiers and insure it. On 11 December 1722 Pommer announced that three men had

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been freed, including the captain. The Sklavenkasse answered Pommer on 4 March, thanked him for the success, ordered that the fourth man be ransomed and added another name. The latter had been expressly demanded by Flensburg. The Sklavenkasse also expressed great worries about the fact that the one sailor not yet freed was a young boy; implicitly this meant they feared he might be converted to Islam and circumcised.61 On 10 September 1723 and 12 November Pommer wrote that he had been able to free the newly demanded man, but not the young boy. The Sklavenkasse answered on 4 December 1723 and confirmed his attached invoice of his latest expenses by giving order to Sontum in Hamburg to pay Pommer.62

28 Unfortunately we cannot provide details of every component of the final cost. The first three ransomed men, among them the usually expensive captain, cost a total of 5,771 Reichsthalers; the fourth man ransomed in 1723, an ordinary sailor, cost 1,372 Reichsthalers. This was extraordinarily high for a sailor, which can only be explained by the explicit demand to ransom a precise individual. This put the Sklavenkasse in the worst possible bargaining position. We can suggest some hypotheses regarding the single cost components. The dispatch of letters over long distances certainly entailed a rather negligible cost. The involvement of Adolf Sontum in Hamburg, Johannes Pommer in Venice, Friedrich Brogh in Livorno and Solyman in Algiers, however, was costly. Yet, knowing that Pommer took a commission of just 1 percent for the letters of exchange, we may suppose this was not too expensive. Even adding the costs of the currency exchanges, these may also not amount to much. The insurance of the shipping of money in specie from Livorno to Algiers and the passage back with the freed sailors was certainly more expensive. The profit of Solyman in Algiers is unknown, yet this was probably quite fair. The French and English consuls always stood ready to do this business and therefore he could not act like a monopolist. Also, all redeemed slaves were questioned after their return about their liberator and the sums he had employed to redeem them. Some control was therefore possible from Copenhagen and it was exercised. From other cases we know that three-quarters or four-fifths of the end sum were usually given to the slave masters in Algiers and the rest had to be used for the additional costs.63 Given that this business occurred in the pre-modern world from one periphery in the far European north to the other periphery at the southern end of the Mediterranean, this charge seems rather modest. This may have been partly thanks to the use of Venice as the transaction location. In the network just described, the Sklavenkasse never lost money via fraud or misappropriation.

29 The remaining crew of the Flensburg ship was entirely ransomed over the next years. Two sailors were able to escape, but the money saved was offset by extremely high prices for the other crew members (over 1,000 Reichsthalers for the ship boy and between 1,200 and 1,500 for most of the remaining sailors). Continuing money flows from Flensburg as well as the influence of the city within the composite Danish monarchy forced the Sklavenkasse to prioritize the ransom of the Flensburgers, which resulted in high prices. The last Flensburgers were ransomed in 1726. This was an extraordinarily long time, but it was due only to the lack of financial means, not to an inefficient system. In 1737–1738, the Sklavenkasse was able to ransom entire crews in less than one year after the capture with exactly the same infrastructure.64 The choice of a merchant house in Venice as the essential link to do the ransoming proved a very good one and consistently helped the Danes in their task of liberating their sailors in the first half of the eighteenth century.

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Conclusion

30 This paper has added another little strand to the broad and constantly growing revisionist literature that differentiates, elaborates and relativizes the image of a decaying Venetian Republic in the eighteenth century. The city of Venice emerges as home to well-connected and capital-endowed German merchants. One of these comes to light with his activities in the ransoming of Northern European slaves, a rather small affair in quantitative and monetary terms but highly visible due to the complexity of the business. The traditional center of these activities was Livorno, a fact confirmed by the way the German merchant in Venice acted when he got involved in the ransoming. Venice was in this regard just a communication and financial link between Copenhagen and Livorno.

31 But was this negligible? This can be doubted. The first half of this article highlighted some problems with the direct ransoming of Northern Europeans via Livorno.65 This probably should not be generalized. Livorno remained the emporium of the Mediterranean, and no Hamburger or Dutchman who ever wished to do some ransoming would have contemplated replacing it with Venice. Since from 1600 onwards there had always been a direct connection between Hamburg and Amsterdam and Livorno, the risk for the Dutch and Hanseatics probably was never too great. Yet, for a country at the periphery like Denmark, solidity and accountability were of crucial importance, given the lack of precise information about the Mediterranean. This the Pommers of Venice were able to deliver. We know that the Sklavenkasse never lost any money due to insolvency or corruption in the Italian peninsula. The Pommers obviously were able to keep an eye on their partners. Venice, at least with regard to ransoming, comes to the fore in the first half of the eighteenth century as a place where informed and reliable merchants operated and were able to provide complex services for small charges. This can certainly be generalized on a larger scale. After 1746 Venice was no longer needed by the Danes, since peace treaties with the Barbary powers from that year onwards guaranteed Danish ships safety throughout the Mediterranean. Yet, when the need for ransoming subsided, trade and shipping between Denmark and Venice increased constantly, to become rather substantial in the second half of the eighteenth century.66 In this connection, the German merchant houses of Venice were again to play a substantial role, thus continuing and enlarging a connection, which groundwork had been laid in the first half of the century with the business of ransoming.67

NOTES

1. . This “business” was often dominated by Livornese Jews: Renzo Toaff, La nazione ebrea a Livorno e a Pisa. 1591–1700, Florence, Olschki, 1990, p. 397-400. According to recent research their strong position in this regard eroded during the 18th century: Luca Lo Basso, A vela e a

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remi: Navigazione, guerra e schiavitù nel Mediterraneo (secc. XVI-XVIII), Genoa, Philobiblion, 2004, p. 158-165. However, I cannot corroborate this decline from my research, as I could identify the Jews also in the mid-18th century as the best and most sought ransomers: Magnus Ressel, Zwischen Sklavenkassen und Türkenpässen. Nordeuropa und die Barbaresken in der Frühen Neuzeit, Berlin, De Gruyter, 2012, p. 681-683. 2. . I “guesstimate” that altogether 50% of all ever captured North Europeans were ransomed. For Southern Europe even a “guesstimation” is at the moment impossible, yet, the rate was certainly lower since Southerners were often captured and generally came from poorer countries: Magnus Ressel, “Protestant Slaves in Northern Africa during the Early Modern Age”, in Schiavitù e servaggio nell’economia europea Secc. XI-XVIII (= Atti delle Settimane di Studi e altri Convegni 45), Florence, Firenze University Press, 2013 [forthcoming]. 3. . The still most important historian of Venice and Venetian problem with Mediterranean corsairs, writes that “we await a fuller study of the period between 1525 and 1570” (Alberto Tenenti, Piracy and the Decline of Venice, 1580–1615, Berkeley, University of California Press, 1967, p. 18). Braudel sees the Venetian insurance rates for voyages to going upwards only at the beginning of the 17th century (Fernand Braudel, The Mediterranean and the Mediterranean World in the Age of Philip II,Berkeley, University of California Press, 1995, vol. II, p. 880). We may assume that the neutrality of Venice between the Christian and Muslim world had some mitigating effects for the treatment of their merchant fleets from Muslim side, at least until the end of the 16th century. 4. . Giuliana Boccadamo, “I ‘Redentori’ napolitani: mercanti, religiosi, rinnegati”, in Wolfgang Kaiser (ed.), Le commerce des captifs. Les intermédiaires dans l’échange et le rachat des prisonniers en Méditerranée, xv e-xviii e siècle, Rome, École Française de Rome, 2008, p. 219-230; Gennaro Varriale, “La capital de la frontera mediterránea. Exiliados, espías y convertidos en la Nápoles de los Virreyes”, Estudis. Revista de Historia Moderna, n° 38, 2012, p. 303-321. 5. . Fernand Braudel, The Mediterranean…, op. cit., p. 1165-1185. 6. . The term was coined by Wolfgang Kaiser, “Introduction”, in Wolfgang Kaiser (ed.), Le commerce des captifs…, op. cit., p. 13. Further substantiations of the watershed are given by: Michael Fontenay, “Course et piraterie méditerranéennes de la fin du Moyen Age au début du xixe siècle”, in Michel Mollat (ed.), Course et piraterie, Paris, Institut de Recherche et d’Histoire des Textes, 1975, p. 103-106; Salvatore Bono, Corsari nel Mediterraneo. Cristiani e musulmani fra guerra schiavitù e commercio, Milan, Mondadori, 1993, p. 20-21. 7. . Robert C. Davis, “Slave Redemption in Venice, 1585–1797”, in John Martin, Dennis Romano (eds.), Venice reconsidered. The History and civilization of an Italian city-state, 1297–1797, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2002, p. 454-487; Andrea Pelizza, “Il riscatto degli schiavi a Venezia”, Storicamente, n° 6, 2010, URL: http://www.storicamente.org/ 05_studi_ricerche/summer-school/pelizza_storia_schiavi.htm [last visited: 8.3.2013]. 8. . Magnus Ressel, “Protestant Slaves…”, art. cit. 9. . Magnus Ressel and Cornel Zwierlein, “The institutionalization of North European ransoming. Hanseatic ‘Sklavenkassen’ and English ‘Algiers Duty’ compared”, in Nikolas Jaspert and Sebastian Kolditz (eds.) Gefährdete Konnektivität. Piraterie im Mittelmeerraum, Paderborn, Schöningh, 2013 [forthcoming]. 10. . An example of a Dutch company based in Livorno that did some ransoming for the Germans and Dutch: Marie-Christine Engels, “Schiavi, commercio e baratto con Cala e Stora: il ruolo degli Olandesi all’inizio del Seicento”, in Wolfgang Kaiser (ed.), Le commerce des captifs, op. cit., p. 283-290. 11. . Magnus Ressel, Zwischen Sklavenkassen…, op. cit., p. 148-187; Magnus Ressel, “Der Freikauf Lübecker Seeleute aus Nordafrika und die Gründung der Lübecker Sklavenkasse (1580–1640)”, Zeitschrift für Lübeckische Geschichte, n° 91, 2011, p. 142-155.

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12. . Andrea Addobbati, Commercio Rischio Guerra. Il mercato delle assicurazioni marittime di Livorno (1694-1795), Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 2007, p. 17-71. 13. . In contrast, the Dutch merchants in Venice concentrated more on the maritime trade: Maartje van Gelder, Trading Places: The Netherlandish Merchants in Early Modern Venice, Leiden, Brill, 2009, p. 67-74. 14. . On Jewish ransoming in Venice and Livorno around 1600: Moisè Soave, “Malta e gli schiavi ebrei”, Corriere israelitico, n° 17, 1878–1879, p. 54-57, 81-82, 101-103, 125-127, 147-149, 172-173, 195-197, 222-223; Renzo Toaff, “La ‘Cassa per il riscatto degli schiavi’ ebrei del Granduca nella Livorno del seicento”, Studi livornesi, n° 1, 1986, p. 45-46; Bashan Eliezer, “Rachat des captifs dans la société juive meditéranéenne du xive au xixe siècle”, in Shmuel Trigano (ed.), La société juive à travers l’histoire,t. 4, Paris, Fayard, 1993, p. 468; Marco Lenci, “Le confraternite del riscatto nella Toscana di età moderna: il caso di Firenze”, Archivio Storico Italiano, n° 167, 2009, p. 269-297. 15. . “E del 1591, che segui quella inaudita Carestia, quanti poveri famelici detta Nazione pietosissima, non sazziò? Ben lo testificano i molti Memoriali, che fra le vecchie scritture, (rimaste dopo l’incendio), nel suo Archivio tuttavia esistono, sino di liberar poveri Carcerati, e Schiavi dalle mani de Barbari, Et di dotar povere Donzelle, oltre tante altre opere pie.”, in Georg M. Thomas, G. B. Milesio’s Beschreibung des Deutschen Hauses in Venedig (= Abhandlung der I. Classe der königlichen Akademie der Wissenschaften XVI. Band II. Abtheilung), Munich, Verlag der K. Akademie, 1882, p. 28. 16. . On this institution see Fn. 8. 17. . Hermann Kellenbenz, “Der Niedergang Venedigs und die Beziehungen Venedigs zu den Märkten nördlich der Alpen”, in Hermann Kellenbenz (ed.), Kleine Schriften I: Europa, Raum wirtschaftlicher Begegnungen, Stuttgart, Steiner, 1991, p. 162-163; Marie Christine Engels, Merchants, interlopers, seamen and corsairs the ‘Flemish’ community in Livorno and Genoa (1615–1635), Hilversum, Verloren, 1997, p. 84-91. 18. . Jonathan Israel, “The Phases of the Dutch straatvaart (1590–1713)”, Tijdschrift voor Geschiedenis, n° 99, 1986, p. 15-16. 19. . Henry Simonsfeld, Der Fondaco dei Tedeschi in Venedig und die Deutsch-Venetianischen Handelsbeziehungen,vol. II, Stuttgart, Cotta, 1887, p. 145-162. 20. . The meeting and cooperation of German merchant houses in Genoa, which was around 1600 certainly a strong trading place, remain to this day understudied. See Julia Zunckel, “Frischer Wind in alte Segel. Neue Perspektiven zur hansischen Mittelmeerfahrt (1590–1650)”, Hamburger Wirtschafts-Chronik, n° 3, 2003, p. 7-43. Still the best overview on the Germans in Genoa: Ludwig Beutin, Der deutsche Seehandel im Mittelmeergebiet bis zu den napoleonischen Kriegen, Neumünster, Wachholtz, 1933, p. 10-38, 46-48. 21. . Lucia F. Fischer and Paolo Castignioni, Le “Livornine” del 1591 e del 1593, Livorno, Cooperativa Risorgimento, 1987. 22. . Attilio Milano, “La Costituzione ‘Livornina’ del 1593”, La Rassegna Mensile di Israel terza serie, n° 34/7, 1968, p. 394-410. 23. . Louis Dermigny, “Escales, échelles et ports francs au moyen âge et aux temps modernes”, in Les Grandes Escales, n° 34, Bruxelles, Éditions de la librairie encyclopédique, 1974, p. 533; Gigliola Pagano de Divitiis, Mercanti inglesi nell’Italia del Seicento, Venice, Marsilio, 1997, p. 120-121. 24. . This is indicated in the case of the Sephardim, when compared to their brethren in Northern Europe: Francesca Trivellato, “The Port Jews of Livorno and their Global Networks of Trade in the Early Modern Period”, Jewish Culture and History, n° 7/1-2, 2004, p. 35-36. The situation does not seem to have been different for the Dutch and Germans: Adolf Poinsignon, “Geschichte der protestantischen Kirchengemeinde zu Livorno”, Deutsch-evangelische Blätter, n° 24, 1899, p. 16-26; Marie-Christine Engels, Merchants…, op. cit., p. 130-135.

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25. . Sources and further literature on this case of fraud: Magnus Ressel, Zwischen Sklavenkassen…, op. cit., p. 181-184. 26. . National Archive The Hague, 1.01.02 - Staten Generaal, Liasen Barbaryen, 6909, 23.3.1661. 27. . We have no clear proof of such losses, yet, it is clear that Broecke was in 1632 very active for the redemption of the Hanseatics and not soon afterwards encountered serious financial difficulties: Archivio di Stato di Firenze, Società mercantile olandese, Nr. 21, fol. 14v; Marie- Christine Engels, Merchants…, op. cit., p. 211-218. 28. . Carl Wehrmann, “Geschichte der Sklavenkasse”, Zeitschrift des Vereins für Lübeckische Geschichte und Altertumskunde, n° 4, 1884, p. 168; Magnus Ressel, Zwischen Sklavenkassen…, op. cit., p. 188-189. 29. . On him: Johan E. Elias, De vroedschap van Amsterdam, 1578-1795,Haarlem, Loosjes, 1903, vol. I, p. 314. 30. . Magnus Ressel, Zwischen Sklavenkassen…, op. cit., p. 320. 31. . On the foundation of the Danish Sklavenkasse, Jens O. Bro-Jørgensen, Forsikringsvæsenets Historie i Danmark indtil det 19. Aarhundrede, Copenhagen, Wesmanns Skandinaviske Forsikringsfond, 1935, p. 157-167; Anders M. Møller, “Oprettelsen af slavekommissionen”, Handels og Søfartsmussets Årbog, n° 57, 1998, p. 100-115. 32. . Ludwig Beutin, Der deutsche Seehandel…, op. cit., p. 124. 33. . Edvard Holm, “Frederik IV, 1671-1730, Konge”, in Carl Bricka (ed.), Dansk biografisk lexikon. V. Bind Faaborg – Gersdorff, Copenhagen, Gyldendal, 1891, p. 300-305; Eva Bender, Die Prinzenreise. Bildungsaufenthalt und Kavalierstour im höfischen Kontext gegen Ende des 17. Jahrhunderts, Berlin, Lukas Verlag, 2011, p. 352. 34. . Ludwig Beutin, Der deutsche Seehandel…, op. cit., p. 121-122; Sergio Perini, “Un fallito accordo commerciale tra la Repubblica veneta e la Danimarca”, Archivio veneto, n° 185, 1998, p. 59-91. 35. . Oluf Nielsen, “Kløcker, Abraham, 1673–1730, Handelsmand”, in Carl Bricka (ed.), Dansk biografisk lexikon. IX. Bind Jyde – Køtschau, Copenhagen, Gyldendal, 1895, p. 246; Jerzy Trzoska, “Shipping Disputes between Gdańsk and Denmark during the Great Northern War (1710–1721)”, Studia Maritima, n° 9, 1993, p. 67. 36. . Jacob P. Marperger, “Jetztlebende Kauffmannschaft in und ausser Deutschland, Erster Versuch”, Leipzig, 1709; Hans-Ulrich Freiherr von Ruepprecht, “Johann Jakob Pommer (1659-1717). Ein Stuttgarter Gymnasiast wird zum führenden Bankier in Venedig”, Familiengeschichtliche Blätter N.F., n° 4, 1999, p. 162-167. 37. . Georg Wachtern, Leich Begängnus Des Wohl-Edel-Gebohrnen Hn. Johann Jacob Pommers, Memmingen, 1717, p. 20-23. 38. . Copenhagen Landsarkivet Sjælland, Sjællands Stifts Bispeembede, Tillæg Slavekassen, Kopibog for udgående breve, Bind 1715–1721, fol. 4-6. 39. . On the decade-long activities of the Pommers in the ransoming: Magnus Ressel, Zwischen Sklavenkassen…, op. cit., p. 333-413, 489-496, 546-615. 40. . Eugène Tarlé, Le Blocus Continental et le Royaume d’Italie. La situation économique de l’Italie sous Napoléon I, Paris, Felix Alcan, 1928, p. 188. 41. . Richard T. Rapp, Industry and economic decline in seventeenth-century Venice, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1976, p. 164-167. 42. . Walter Panciera, “The Industries of Venice in the Seventeenth and Eighteenth Centuries”, in Paola Lanaro (ed.), At the Centre of the Old World: Trade and Manufacturing in Venice and the Venetian Mainland, 1400–1800, Toronto, Centre for Reformation and Renaissance Studies, 2006, p. 185-214. 43. . The “relative-decline”-thesis is elaborated and outdifferentiated by Andrea Zannini, “La finanza pubblica: bilanci, fisco, moneta e debito pubblico”, in Piero del Negro and Paolo Preto (eds.) Storia di Venezia, vol. VIII, L’ultima fase della Serenissima, Rome, Istituto della

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Enciclopedia Italiana, 1998, p. 431-477; Massimo Costantini, “Commercio e marina”, in Piero del Negro and Paolo Preto (eds.), Storia di Venezia, op. cit., p. 555-612. 44. . Wilhelm Kaltenstadler, “Der österreichische Seehandel über Triest im 18. Jahrhundert”, Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, n° 55/4, 1968, p. 489-493; Markus Denzel, Die Bozner Messen und ihr Zahlungsverkehr (1633–1850), Bozen, Athesia, 2005, p. 62-65, 144-145, 422-424. However, Jean Georgelin, Venise au siecle des lumieres, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1978, sees only a political decline and until the very end not a commercial one. 45. . Peter Burke, “Early Modern Venice as Center of Information and Communication”, in John Martin and Dennis Romano (eds.), Venice reconsidered. The History and civilization of an Italian city-state, 1297–1797, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2002, p. 389-419. The concept of the information staple has lately received more attention with the translation of a 2001 Dutch monograph on Amsterdam into English: Clé Lesger, The rise of the Amsterdam market and information exchange. Merchants, commercial expansion and change in the spatial economy of the Low Countries c. 1550–1630, Aldershot, Ashgate, 2006. 46. . In this sense: Ludwig Beutin, Der deutsche Seehandel…, op. cit., p. 51; Ludwig Beutin, “Der wirtschaftliche Niedergang Venedigs im 16. und 17. Jahrhundert”, Hansische Geschichtsblätter, n° 76, 1958, p. 62-67. 47. . It is not clear why the Hamburgers got access to the still by South Germans dominated Nazione, but in 1715 the first Hamburger became officially member: Henry Simonsfeld, Der Fondaco dei Tedeschi…, op. cit., p. 191. 48. . Jean Georgelin, Venise…, op. cit., p. 674. 49. . Ludwig Beutin, Der deutsche Seehandel…, op. cit., p. 72. 50. . Hermann Kellenbenz, “Der deutsche Außenhandel gegen Ausgang des 18. Jahrhunderts”, in Friedrich Lütge (ed.), Die wirtschaftliche Situation in Deutschland und Österreich um die Wende vom 18. zum 19. Jahrhundert, Stuttgart, Fischer, 1964, p. 4-60. 51. . Vittorio Salvadorini, “Traffici e schiavi fra Livorno e Algeria nella prima decade del ‘600”, Bollettino storico pisano, n° 51, 1982, p. 67-104. 52. . Francesca Trivellato, The Familiarity of Strangers: The Sephardic Diaspora, Livorno, and Cross-Cultural Trade in the Early Modern Period, New Haven, Yale University Press, 2009, p. 100. 53. . Dan Andersen, The Danish Flag in the Mediterranean. Shipping and Trade, 1747–1807, Unpublished PhD, Copenhagen, 2000, p. 17-28. 54. . Copenhagen, Landsarkivet Sjælland, Sjællands Stifts Bispeembede, Tillæg Slavekassen, Udgående breve 1721–1726, fol. 62-66. 55. . Ibid., fol. 81-83. 56. . Ibid., fol. 92-93. 57. . On Brogh we do not know much. Klaas Heeringa, Bronnen tot de Geschiedenis van den Levantschen Handel. 1661–1726. Tweede Deel, The Hague, Martinus Nijhoff, 1917, p. 109, 125-126, 398. Paolo Castignoli, “II libro rosso della comunita olandese-alemanna a Livorno (1622–1911)”, La Canaviglia, n° 4/4, 1979, p. 175. 58. . Magnus Ressel, Zwischen Sklavenkassen…, op. cit., p. 348-354. 59. . Copenhagen, Landsarkivet Sjælland, Sjællands Stifts Bispeembede, Tillæg Slavekassen, Udgående breve 1715–1721, fol. 550. 60. . Copenhagen, Landsarkivet Sjælland, Sjællands Stifts Bispeembede, Tillæg Slavekassen, Udgående breve 1721–1726, fol. 146-149. 61. . Ibid., fol. 208-211. 62. . Ibid., fol. 254-256. 63. . Magnus Ressel, Zwischen Sklavenkassen…, op. cit., p. 397. 64. . Magnus Ressel, Zwischen Sklavenkassen…, op. cit., p. 583.

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65. . Merchants of Livorno may at times have been a bit problematic with regards to these special funds also in the 18th century; some partners of Pommer in Livorno went bankrupt and some misappropriated money between 1717–1719, see: Magnus Ressel, Zwischen Sklavenkassen…, op. cit., p. 344-350. 66. . Dan Andersen, The Danish Flag…, op. cit., p. 273-274. 67. . This is the result from my ongoing research and shall be published in the future. Strong hints in this direction can already be found in: Ludwig Beutin, Der deutsche Seehandel…, op. cit., p. 155-169.

RÉSUMÉS

Entre 1600 et 1750, et plus particulièrement entre 1610 et 1640, des navires de l’Europe du Nord furent capturés par les corsaires barbaresques. C’était la conséquence logique de l’arrivée massive à partir de la fin du xvie siècle de navires et marchands de l’Europe du Nord en Méditerranée et de l’expansion simultanée de la course nord-africaine en Atlantique. Les Nord- Européens commencèrent à racheter leurs frères réduits en esclavage et, pour ce faire, ils eurent recours à des moyens assez complexes. La monarchie danoise, qui pénètre en Méditerranée relativement tard, commence ses rachats seulement à partir de 1700. L’institution danoise préposée aux rachats, la Sklavenkasse, s’appuie sur des contacts commerciaux à Venise pour racheter ses captifs, ce qui en fait un cas singulier dans la mesure où la plupart des acteurs de l’Europe du Nord organisaient alors les rachats en passant par Livourne. Cet article explore les mécanismes de rachat des Danois et montre également l’importance et la capacité de Venise en tant que centre commercial dans l’Europe du xviiie siècle.

The capture of Northern European ships by Barbary corsairs occurred mainly between 1600 and 1750, with most captures taking place between 1610 and 1640. This was a natural result of the intense penetration of Southern European waters by Northern European ships and merchants starting in the late sixteenth century and the simultaneous extension of the range of North African corsairs into the Atlantic. Northern Europeans began ransoming their brethren from the first captures onwards and used quite complex means to achieve this aim. The Danish monarchy was a latecomer to Southern European waters and therefore began ransoming only from 1700 onwards. The reliance of the Danish ransoming institution, the Sklavenkasse, on business contacts in Venice to do the buying-back makes this a unique case; most other Northern European actors organized ransoming via Livorno. In this paper, the mechanisms of Danish ransoming are highlighted in order to show the importance and capacity of Venice as a commercial center in eighteenth-century Europe.

INDEX

Mots-clés : Venise, déclin vénitien, nazione alemana, rachat, corsaires barbaresques, Danemark, époque moderne Keywords : Venice, Venetian decline, nazione alemana, ransoming, Barbary corsairs, Early Modern time, Denmark

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AUTEUR

MAGNUS RESSEL

Dr. Magnus Ressel is an assistant professor at Goethe University Frankfurt at the chair of Early Modern History (Prof. Luise Schorn-Schütte) at the Faculty of History and Philosophy. He wrote his dissertation thesis on the relations between Barbary corsairs and Northern Europeans in the early modern age with a specific focus on Denmark, the and the Hanseatic cities. He has published mostly in the field of socio-economic, maritime and global history of the early modern age. He is currently writing a book on the network and strategies of the German merchant community in eighteenth-century Venice with special attention on the city’s’ function as an information hub.

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Tétouan, place de rachat des captifs aux XVIe et XVIIe siècles

Mohammed El Jetti

1 Au cours des XVIe et XVIIe siècles, Tétouan, ville située sur la façade méditerranéenne du Maroc, participe avec vigueur aux événements qui secouent le bassin occidental de la Méditerranée. La guerre menée contre les présides espagnols, disséminés le long des côtes marocaines, et l’essor de la guerre de course, constituent les aspects les plus violents de la relation entre le Maroc et les puissances européennes, accompagnés d’échanges économiques fructueux, dont le commerce des hommes1. L’objet de cette contribution est d’étudier le rôle de Tétouan comme place de rachat des captifs au cours du XVIe siècle et du XVIIe siècle, afin de découvrir les facteurs de prospérité de cette activité, le sort des captifs à Tétouan et le rôle des acteurs locaux et étrangers dans l’« économie de la rançon »2.

Tétouan, un grand port corsaire en Méditerranée occidentale

2 Au delà des caractéristiques du port, situé sur la rive gauche de la rivière de Martil, à quelques kilomètres de l’embouchure, la proximité de la place tétouanaise du détroit de Gibraltar a longtemps constitué une opportunité pour la guerre de course et pour les activités qui en découlent, à l’heure où de nombreuses cités portuaires méditerranéennes voisines, telles que Tanger, QsarSghir, Ceuta, Badis ou encore Melilla étaient sous domination ibérique.

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Tableau 1. Les présides ibériques du Maroc méditerranéen3

3 En effet, dès la chute de Grenade en 1492, des milliers de musulmans prirent le chemin de Tétouan, situé à quelques kilomètres des côtes ibériques, constituant une partie essentielle de sa population. Les sources contemporaines parlent d’une dizaine de milliers de morisques, qui se seraient réfugiés dans cette ville suite à la promulgation du décret d’expulsion de 16094.

4 Dès la fin du XVIe siècle et pendant la première moitié du XVIIe siècle, la course tétouanaise connut son âge d’or5. Le port servait également de havre et de point de retraite précieux, où Salétins, Turcs et Algériens venaient souvent se « rafraîchir »6. Souvent, ces derniers y conduisaient leurs prises quand elles étaient considérables ; d’autres fois, ils s’y abritaient subitement pour échapper à la tempête, ou pour éviter les menaces d’une escadre européenne qui bloquait les autres ports-refuges, tels Badis, Tanger, Larache ou encore Salé. L’essor de cette activité fut accompagné par une augmentation importante de la population servile. Aux prises effectuées par des navires portugais, espagnols et français, répondaient des attaques et des razzias opérées par les corsaires maghrébins, se soldant souvent par la capture d’un grand nombre de captifs7. Les Tétouanais multiplièrent les croisières, notamment dans les eaux intérieures espagnoles avec une particulière efficacité, comme en 1573 lorsqu’ils effectuèrent une opération très réussie sur les côtes d’Alméria8. Évoquant leurs razzias, « plus d’un – écrit Miguel de Cervantès –avait vu se coucher le soleil en Espagne, qui le voyait se lever à Tétouan »9. C’est ainsi que le 10 septembre 1540, à partir du port de Tétouan, les corsaires d’Alger, accompagnés de cinq bâtiments tétouanais, lancèrent un raid spectaculaire contre Gibraltar. L’opération se solda par la capture de plus de 80 femmes et enfants10. En août 1653, une descente corsaire à Albufera, sur le littoral de l’Algarve, arracha à sa maison une famille entière, composée d’un couple et de quatre enfants, qui furent tous emmenés àTétouan11. En novembre 1573, une escadre composée de 23 navires, où il y avait à bord entre 400 et 800 hommes commandés par le caïd Saïd edDoghali12, débarqua à Cuevas de Almanzora à l’improviste, au milieu de la nuit. Les corsaires mirent à sac les maisons et enlevèrent 237 personnes, qui furent amassées dans les bâtiments et emmenées aussitôt à Tétouan d’où ils étaient partis. Une opération similaire eut pour cible Tabernas, village distant de soixante-dix kilomètres de Cuevas, qui fut saccagé par 350 barbaresques, qui purent rembarquer avec 45 « vieux chrétiens »13.

5 Depuis le XVIe siècle, l’Espagne s’est efforcée de mettre sur pied un système défensif littoral comprenant batteries côtières, tours de guet, signaux optiques14et compagnies de gardes-côtes15. D’ailleurs, dans El cautivo de Miguel de Cervantès, Guillén de Castro commande l’une de ces compagnies16. Mais les côtes sont si étendues que cette

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protection ne peut avoir qu’un effet très limité. Aussi les populations du littoral vivaient-elles dans une crainte permanente17.

6 Quand le butin leur manquait sur terre, les corsaires tétouanais se livraient souvent à des coups de main contre les navires européens qui naviguaient près des côtes, surtout s’agissant de petites unités de pêche portugaises et espagnoles, gibier préféré des Tétouanais18. Ils faisaient de même avec les navires de commerce. C’est ce qui arriva en mars 1577 : les corsaires d’Alger, rencontrant près du littoral marseillais un navire français avec à son bord 25 passagers, l’interceptèrent aussitôt et s’emparèrent de l’équipage et des passagers qu’ils emmenèrent au port de Tétouan. Là, ils trouvèrent des acquéreurs qui espéraient spéculer sur une rédemption avantageuse19. Les captifs durent demeurer plusieurs années à Tétouan avant que leur libération n’ait puêtre négociée. L’attente pouvait être plus ou moins longue : ainsi onze captifs français tombés entre les mains des corsaires entre les années 1669 et 1673 ne furent rachetés par les Mercédaires qu’en juillet 167420.

7 Enfin, les attaques menées régulièrement par les Mandari et les Naqsis, gouverneurs de Tétouan, et les Beni Rachid, gouverneurs de Chefchaouen21, contre les présides et comptoirs (feitoras) espagnols et portugais situés dans l’extrême nord-ouest du Pays des Chérifs22, notamment Tanger, QsarSghir, Asilah et Ceuta, se soldèrent souventpar des prises importantes, qui alimentaient continuellement la place tétouanaise en captifs. À titre d’exemple, l’attaque menée le 9 décembre 1588 par l’armée, placée sous le commandement d’Al-Moqadam Ahmed Ben Issa Naqsis, contre Ceuta, s’acheva par la prise de 203 captifs lusitaniens23, dont 6 membres de la noblesse, 5 officiers, 4 ingénieurs, 8 serviteurs du roi, 20 soldats d’artillerie, 83 soldats d’infanterie, 30 civils, 11 esclaves et 35 enfants, en sus d’une quarantaine de morts du côté portugais.

Tétouan, une place toujours bien pourvue en captifs

8 Grâce à ces différentes sources d’approvisionnement, la place de Tétouan était toujours bien pourvue en captifs.

Le nombre de captifs

9 Même s’il a toujours été difficile de déterminer précisément la population servile présente à Tétouan24, on sait qu’elle n’était pas aussi importante que celle de Salé. D’après Jean-Léon l’Africain, le nombre des captifs à Tétouan aurait atteint les 3 000 vers 152525. Un des esclaves français libérés affirme avoir été prisonnier avec 300 autres esclaves dans les « matmores »26. Quant au trinitaire français Pierre Dan, il avance de son côté le nombre de 5 000 voire 6 000 captifs chrétiens enfermés dans les bagnes marocains : « On en a compté autrefois jusqu’à plus de cinq ou six mille quand les rois d’Espagne et de Portugal faisaient la guerre en ce pays-là [le Maroc], et après la défaite du roi Dom Sébastien »27. Néanmoins, une étude menée par des chercheurs espagnols sur les matamores de Tétouan revoit ces chiffres à la baisse, en confirmant que ces lieux ne pouvaient accueillir plus de 120 captifs28. En 1654, à Tétouan, le nombre de captifs français de différentes régions était de 30, auxquels vinrent s’ajouter un nombre inconnu d’hommes et d’enfants de Bayonne, qui avaient été pris et conduits à Tétouan29.

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La vie quotidienne des captifs

10 Les sources européennes – en particulier les récits de captivité et de rédemption, ainsi que les biographies de captifs et les rapports consulaires –, se sont souvent intéressées à la misère des captifs chrétiens à Tétouan30.L’heureux esclave décrivait en ces termes la situation de ses amis dans la prison de la Mazmore : « Elle puait comme un retrait, pour n’être parée que de pots à pisser, pendus à la muraille, dans lesquels ils faisaient toutes leurs nécessités »31. Dans un autre passage, l’auteur évoque les mauvaises conditions de sa captivité : « Je souffre depuis douze ans dans cette malheureuse captivité, sous les oppressions de la faim, de la nudité, du travail et d’un continuel mépris, surchargé de fers et de chaînes »32.

11 Plusieurs témoins chrétiens considéraient la captivité à Tétouan comme étant la plus cruelle et la plus abominable de toute la Barbarie33 : « C’est l’enfer »,écrivait un religieux espagnol capturé en 165434. « Les captifs prient dans des cachots souterrains, où ils ne mangent que deux méchantes galettes par jour qui ne sont que du pur orge » 35.Dans certains cas, les captifs chrétiens étaient sévèrement punis, voire même exécutés, s’ils essayaient de s’enfuir. C’est ce qui arriva à douze captifs, qui furent exécutés en 1594 par Ahmed Mfedal36.

12 Cette horrible vision, ancrée dans l’imaginaire européen, est intimement liée à la propagande diffusée par les rédempteurs pour gagner la compassion et l’appui des chrétiens37. À ce propos, il conviendrait de mesurerla situation des captifs chrétiens en terre d’Islam à l’aune de celle réservée aux captifs musulmans retenus en Chrétienté. Pour une approche plus mesurée de la problématique, les chercheurs devraient également prêter attention aux témoignages positifs des Européens qui connaissaient bien Tétouan et le Maroc. C’est le cas de Don Diego de Moreda, gouverneur de Larache, qui en 1649 écrivait une lettre au roi d’Espagne Philipe IV, vantant l’aide et la protection que le gouverneur de Tétouan donnait aux chrétiens38.

13 Le rôle économique des captifs dans la ville de Tétouan est peu connu ; mais, selon les éléments dont nous disposons, ils furent utilisés pour la plupart comme force de travail dans l’agriculture et la construction39. Le caïd de la ville avait pour habitude de rassembler les captifs de sa propriété – qui étaient plus de cent – pour leur distribuer les différentes tâches40. Le travail le plus dur était celui de la rame sur les galères, qui ne furent jamais abandonnées dans la flotte corsaire tétouanaise41. Les plus avantagés étaient ceux chargés des travaux domestiques42. L’on essaya de mettre à profit le savoir-faire des captifs pour exécuter de grands projets et pour construire et réparer des navires, comme à l’époque de Moulay Ismaïl. En 1693, ce souverain marocain envoya à Tétouan six charpentiers, dont quatre captifs français et deux captifs anglais, pour aider à la construction de 10 brigantins43. Mais la présence des captifs à Tétouan représentait aussi une source économique importante dans le cadre de l’économie du rachat.

Les acteurs des opérations de rachat

Les familles locales

14 Derrière la grandeur patente du port de Tétouan devenu désormais l’un des plus grands marchés de captifs dans le bassin occidental de la Méditerranée44, il y a l’implication

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des acteurs locaux dans le commerce des hommes45 : les gouverneurs, les marchands, souvent d’origine morisque46. Sur les 1 028 familles morisques à Tétouan, 49 % d’entre elles participent aux opérations de vente de captifs, ce qui montre la prééminence de ce type de commerce dans l’économie de la ville. C’est ainsi que les sources espagnoles révèlent plusieurs noms directement impliqués dans cette activité, parmi lesquels la famille Tagarino, originaire de Hornachos en Estrémadure, installée à Tétouan dès le début du XVIIe siècle. Au fil du temps, les activités commerciales de cette famille se sont étendues à d’autres villes portuaires ,comme Tanger et Salé. HametTagarino négocie ainsi avec les pères rédempteurs plusieurs contrats de rachat de captifs47. Quelques années plus tard, entre 1635 et 1645, on retrouve son fils, Ali, à la tête de plusieurs opérations de rachat48. Les sources mentionnent le nom d’une autre famille d’origine andalouse spécialisée dans ce genre de négoce. Il s’agit de la famille des Vargas49. On peut citer d’autres noms, tels que TaherFourteau, Mahomet de Staon, ChametCassem Ben Gary ou encore Leaich Brahim Jamicquo50.

15 En plus des familles morisques, et pendant plus d’un siècle, de nombreux hommes et femmes de pouvoir, ou évoluant dans l’entourage immédiat du pouvoir, s’engagent dans cette voie lucrative où les perspectives de profits étaient bien réelles51. Un exemple significatif est celui de la famille Al-Mandari, grande propriétaire d’esclaves, qui gouverna la ville du Détroit pendant plus de soixante-dix ans52. Sit al-Horra, épouse d’Abi al-Hassan Al-Mandari, en possédait à elle seule un grand nombre. En 1541, elle acquit 16 Portugais capturés par les corsaires d’Alger et demanda au gouverneur de Ceuta de les racheter au prix de 1 300 cruzados53. Elle aurait même refusé les termes du traité de paix signé entre le roi de Fès et celui du Portugal et, à en croire Sébastian de Vargas, l’envoyé portugais, elle aurait procédé à l’envoi de Targa54 vers Alger de « trois convois de chrétiens, dans chacun desquels il y avait de 18 jusqu’à 20 captifs »55. Plus d’une fois, les gouverneurs tétouanais, issus de cette famille, proposèrent aux gouverneurs du préside et aux rois d’Espagne de négocier le rachat de captifs56.

16 Les gouverneurs issus de la famille al-Naqsis adoptent la même stratégie, puisqu’ils alternent attaques contre les présides, guerre de course et gestion des opérations de rédemption, en délivrant aux uns des passeports et aux autres des sauf-conduits. Ils accaparent ainsi l’essentiel des revenus des opérations et amassent de grandes fortunes57. En 1607, lors de ses négociations avec le gouverneur de Ceuta en vue d’un rachat de captifs chrétiens, le gouverneur de Tétouan, Ahmed al-Naqsis, pose ses conditions financières58, ce qui scandalise.les pères rédempteurs qui n’hésitent pas à accuser le gouverneur de vouloir cumuler les bénéfices « sur le sang chrétien »59.

17 La famille al-Mufadal, considérée comme une des plus anciennes familles de Tétouan, possédait également un grand nombre de captifs. Cette famille est mentionnée pour la première fois en 1523, à côté d’Abi al-Hassan al-Mandari60. En 1548, l’un de ses membres nommé Ahmad Mufadal, qui était juge, retient une part de plus de 17 % d’une opération de rachat61. Leur nom apparaît au fil du temps dans des transactions similaires, réalisant à chaque fois des profits considérables62, comme en 1579, 1583 ou 1609, et jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Malgré l’instabilité politique du Maroc, et grâce à sa fortune et à ses alliances par le mariage, cette famille réussit à rester dans le circuit du commerce des captifs.

18 Les Juifs de Tétouan, s’appuyant sur un réseau étendu à la plupart des ports de la Méditerranée63, sont également fortement engagés dans le commerce des captifs, s’adjugeant 20 % de chaque transaction64.C’est le cas d’Isaac Frime, d’Eleazar Mamias,

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de Samuel Marrache65, ou encore, en 1654, du marchand Pariente66. Quant à Abraham Venan67, son nom apparaît dans les documents dès 1674, et, lors de la rédemption de 1704, il vend un de ses captifs à 822 livres68.

19 Les négociants chrétiens du lieu participaient aussi à ce commerce, en dépit du lien religieux qui les liait aux captifs69. C’est ainsi que, lors de leur séjour à Tétouan et à Salé en 1654, les pères rédempteurs affirment avoir observé que « les Turcs et les Maures ne sont pas les seuls tyrans des pauvres chrétiens esclaves, mais qu’il y a des anthropophages chrétiens qui, sous couleur du trafic, savent déguiser leurs saulces pour mieux savourer la substance et boire le sang de ces pauvres crucifiés »70.

20 Auprès des captifs : rédempteurs, agents consulaires et autres

21 À Tétouan, la triste image des captifs suscita l’intervention de plusieurs acteurs chrétiens : les institutions religieuses, les commerçants et les consuls. Les missionnaires consacrèrent l’essentiel de leurs efforts à la consolation des captifs, en les assistant dans leurs pratiques religieuses71, leur offrant soins72 et nourriture, leur distribuant l’aumône, et même en passant la nuit dans les bagnes avec eux73. Les récits de rédemption auréolaient les travaux des pères rédempteurs de sacrifice et de sainteté, et la diffusion de cette idée parmi les fidèles facilita les opérations de rassemblement des dons et le soutien des autorités74.

22 Quant aux consuls accrédités dans les ports marocains, ils déploient de grands efforts dans ce sens, en distribuant avec charité75 de la nourriture, comme le déclare le consul de la nation française, Pierre Estelle dans une lettre en 1687 : « Je leurs donne tous les jours du pain et de la viande pour les malades, hors de cela il en serait mort la plus grande partie tant de faim que de la puanteur et infection dudit lieu où ils sont »76. En 1690, le même consul est obligé de dépenser 300 livres pour habiller 34 matelots naufragés sur la côte de Tétouan77.

23 Le rachat ou l’échange des captifs reste le but essentiel de la plupart des missions organisées par les institutions ecclésiastiques, notamment par les Trinitaires ou Mathurins en France et les Mercédaires en Espagne78. L’accès à Tétouan s’opérait via Tarifa ou Cadix, en passant par Ceuta ou directement vers le port de Tétouan79. L’entrée est conditionnée par l’obtention d’un sauf-conduit délivré par les autorités80. Il arrive souvent que son obtention se complique en raison de la situation politique interne du pays ou des relations entre les autorités de Tétouan et celles de Ceuta81.

24 Les données recueillies jusqu’à présent montrent que sur une période de 130 ans, entre 1541 et 1670, Tétouan aurait reçu 78 missions de rachat82, qui aboutirent à la libération de 8 038 captifs chrétiens, avec une moyenne de 103 captifs par opération. Néanmoins, la distribution des missions n’était guère régulière, puisque 48 années seulement ont connu des opérations de rachat, portant la moyenne de captifs rachetés à 167 par mission.

25 Les Trinitaires organisèrent 32 missions, dont 19 venues d’Espagne et 13 du Portugal, qui aboutirent à la libération de 4 010 captifs : 1 857 par les Espagnols et 2 153 par les Portugais. Quant aux Mercédaires espagnols, ils mirent en place 14 missions, libérant 1 695 captifs. Les missionnaires espagnols (Trinitaires et Mercédaires réunis), plus présents à Tétouan, réussirent donc à mener à bien 33 missions, libérant ainsi 3 552 captifs. Quant aux missionnaires portugais, ils purent racheter 2 153 captifs à travers 13 missions opérées entre 1541 et 1670.

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Figure 1. Évolution du nombre de missions de rédemption à Tétouan (XVI e et XVII e siècles)

Figure 2. Évolution du nombre des captifs libérés à Tétouan (XVI e et XVII e siècles)

26 Les deux graphiques montrent que l’activité de rachat s’accroît dans le temps, tant pour ce qui concerne le nombre de missions de rédemption que celui des captifs libérés.

27 Cette croissance coïncide en effet avec l’effritement politique que le Maroc a connu pendant ces périodes et qui a été bénéfique pour la guerre de course. Celle-ci prospère sur la rive gauche de la rivière de Martil, et cette situation contribue largement à la quasi-indépendance de Tétouan par rapport au Makhzen, auquel la population reproche le prélèvement de la dîme83.

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Le prix du captif, indice dans l’approche quantitative du commerce de l’homme

28 Devant le manque de données, l’analyse de la valeur économique de cette activité reste provisoire. Nous avons cependant remarqué que le prix des captifs variait selon plusieurs éléments84. Il y avait d’abord, le statut social : une rançon élevée était demandée pour les nobles, les ecclésiastiques et les soldats de haut rang. En 1649, ce fut le cas du fils de gouverneur de Ceuta, dont la rançon exigée était de 32 000 pesos, ou encore celui d’un capitaine racheté à 14 072 réaux d’argent en 164085. L’exemple le plus marquant de cette différence apparaît dans le règlement établi par l’État portugais qui, en 1556, déterminait le montant pour la rédemption en fonction du grade militaire : le prix d’un soldat était de 60 onces, alors que celui d’un chevalier pouvait atteindre 200 onces86. Le second facteur qui intervenait dans le prix de la rançon, c’était le sexe et l’âge du captif. Un homme valait plus cher qu’un enfant. C’est le cas d’un homme dont la rançon dépassa les 9 000 réaux d’argent, alors qu’une femme et sa petite fille furent vendues à 4 000 réaux d’argent87. La période choisie pour le rachat avait aussi son importance. Début décembre, l’on vend peu d’esclaves en Barbarie, car les galères demeurent aux ports et les autres vaisseaux font peu la course. D’ailleurs, les pères rédempteurs ne vont ordinairement à Tétouan qu’au mois d’avril, mai ou juin88.

29 Le dernier élément qui affectait le prix était la nationalité. La rançon des captifs espagnols et portugais était plus élevée que celle des Français, peu rachetés : « Comme ils [pères rédempteurs] ne viennent que d’Espagne et de Portugal, n’achetant que ceux de leur nation, les Français et les autres étant comme désespérés de leur liberté, fait que la plupart se font renégats, qui fait qu’il y en a beaucoup en cette ville-là, principalement des Provençaux »89.

Tableau 2. Moyenne du prix de rachat des captifs chrétiens à Tétouan (1523-1645)90

30 Les revenus de l’économie de la rançon, durant les périodes de l’essor de la course à l’époque moderne, produisirent sans doute une dynamique sociale, qui se reflète dans la croissance démographique de Tétouan et dans la naissance d’une élite dotée d’une grande fortune et d’un fort pouvoir politique. Cependant, il ne s’agit là que d’un aspect des échanges entre les deux rives de la Méditerranée, et cette économie de la rançon perd progressivement de son importance en faveur d’autres formes d’échanges économiques pacifiques.

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NOTES

1. . Jean Mathiex, « Trafic et prix de l’homme en Méditerranée aux xviie et xviiie siècles », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 9, n° 2, 1954, p. 157-164. 2. . Wolfgang Kaiser, « L’économie de la rançon en Méditerranée occidentale (xvie-xviie siècle) », Hypothèses, 2006/1, p. 359-368. 3. . Isabel M. R. Mendes Drumond Braga, Entre a Cristandade e o Islão, séculos XV-XVII : cautivos e renegadosnasfranjas de duassociedadesemconfronto, Ceuta, Instituto de EstudiosCeutíes, 1998, p. 14. 4. . Mohamed Ben Azouz Hakim, Awlâd al-Naqsîsfî hukm Titwân, Tétouan, Imprimerie Al-Khalij Al-Arabi, 2002, p. 30. 5. . Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II [1949], Paris, Armand Colin, 2e édition 1966, vol. 2, p. 190-212 ; Geoffrey Fisher,BarbaryLegend. War, Trade and Piracy in North Africa, 1415-1830, Oxford, Clarendon Press, 1957 ; Salvatore Bono, I corsari barbareschi, Turin, ERI, 1975 ; Salvatore Bono, Corsari nel Mediterraneo. Cristiani e musulmani fra guerra, schiavitù e commercio, Milan, Mondadori, 1993. 6. . Guillermo GozalbesBusto, « Sit el Hurra, gobernadora de Tetuán (Siglo XVI) », Actas delcongresointernacional « El Estrecho de Gibraltar », Madrid, Uned, 1988, p. 472. 7. . LesSources inédites de l’Histoire du Maroc (dorénavant SIHM), Paris, Paul Geuthner, 1953, 1re série, Portugal, t. IV, p. 269 ; Bernard Vincent, « Procédures et réseaux de rachat des captifs dans l’Espagne des xvie-xviie siècles », dansWolfgang Kaiser(dir.),Le commerce des captifs. Les intermédiaires dans l’échange et le rachat des prisonniers en Méditerranée, xv e-xviii e siècle, Rome, École française de Rome, 2008, p. 123. 8. . Leila Maziane, Salé et ses corsaires (1666-1727), un port de course marocain du xvii e siècle, Caen, PUC, 2007, p. 224. 9. . Miguel de Cervantès, La illustre Fregona, cité par Henri de Castries, « Les trois Républiques du Bou-Regreg, Salé, la Kasba, Rabat », SIHM, Paris, Paul Geuthner, 1923, 1re série Pays-Bas t. V, p. XII. 10. . Mohamed Ben Azouz Hakim, Al-JadîdfîtârîkhTitwân,Tétouan, Al-Khalij Al-Arabi, 2000, t. I, p. 68. 11. . Isabel M. R. Mendes Drumond Braga, Entre a cristandade…, op. cit., p. 26. 12. . Guillermo GozalbesBsto, « Cautiverios y redenciones en el Marruecos de la edadModerna. El caso de Cuevas de Almanzora (1573-1579) », Revistadelcentro de estudioshistóricos de Granada y su reino, no 4, 1990, p. 223 et n. 26, 27 et 28 ; Bernard Vincent, « Un exemple de course barbaresco-morisque : l’attaque de Cuevas de Almanzora (1573) », Pedralbes, Revista d’historia moderna, no 1, 1981, p. 7-20 ; Leila Maziane, Salé et ses corsaires…, op. cit., p. 227. 13. . Bernard Vincent, « Un exemple de course barbaresco-morisque… », art. cit. p. 7-20 ; Leila Maziane, Salé et ses corsaires…, op. cit., p. 227. 14. . Guillermo GozalbesBusto, « Cautiverios y redenciones… », art. cit., p. 214 ; Francisco G. Seijo Alonso, Torres de vigía y defensa contra los piratas berberiscas de la costadelreino de Valencia, Alicante, Seijo, 1978 ; Juan Bautista Vilar, « Fortificación y defensadellitoral en el Sur valenciano (s. XVI-XVII) », Cuadernos de la Bibliotecaespañola de Tetuán, no 19-20, juin-décembre 1979, p. 131-164. 15. . Rodrigo Valdecantos Dema, « Las Torres de vigía de la bahía de Gibraltar », Actas delcongresointernacional ‘El Estrecho de Gibraltar’, op. cit., t. II, p. 425-452 ; Alfonso GámirSandoval, Organización de la defensa de la costadelReino de Granada desde su reconquistahasta finales delsiglo XVI, Grenade, Imp. F. Román Camacho, 1944 ; Alfonso GámirSandoval, « Las fortificacionescosterasdelreino de Granada al accidente de la ciudad de

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Málaga, hasta el campo de Gibraltar », Miscelánea de EstudiosÁrabes y Hebráicos, 1960, p. 135-156. 16. . Leila Maziane, Salé et ses corsaires…, op. cit., p. 224. 17. . Eloy Martín Corrales, « El miedo a los corsariosnorteafricanos en la mentalidadcolectivacatalanadelsiglo XVIII », VIII jornades d’EstudishistoricsLocals,Majorque, Institutd’EstudisBaleàrics, 1990, p. 217-230. 18. . Isabel M. R. Mendes Drumond Braga, Entre a cristandade e o islão…, op. cit., p. 30. 19. . SIHM, Paris, Ernest Leroux, 1922, 1re série, France, t. I, p. 355-358. 20. . SIHM, op. cit., 2e série, France, t. I, p. 451-457. 21. . SIHM, op. cit., 1re série, Portugal, t. IV, p. 65-67, 75-81. 22. . Ibid., p. 65-67, 75-81, 102-103 ; Mohamed Ben Azouz Hakim, Al-Jadîd…, op. cit., p. 60, 70-71, 91-92, 98. 23. . Isabel M. R. Mendes Drumond Braga, Entre a cristandade e o islão…, op. cit., p. 43 ; Mohamed Ben Azouz Hakim, Al-Jadîd…, op. cit., p. 91-92. 24. . José Antonio Martínez Torres, Los cautivosrescatados de la Monarquíahispánica en el Nortede África (1523-1692), thèse de doctorat inédite, Universidadautónoma de Madrid, 2002, p. 83-109. 25. . Jean-Léon l’Africain, Description de l’Afrique, Trad. Dr. M. Hajji et Dr. M. Lakhdar, Beyrouth, Dar al-Gharb al-Islami, 2e édition 1983, p. 319. 26. . De la Marinière, L’heureux esclave ou relation des aventures du Sieur de la Marinière, Paris, chez Olivier de Varenes, 1674, p. 82. Ce que les Français nomment « matmores » – et les Espagnols « mazamorras » – étaient à Tétouan des cachots souterrains, creusés dans le calcaire.Ce mot vient de l’arabe « matmora », qui signifie « enterré » ou « souterrain ». 27. . Pierre Dan (le révérend père), Histoire de Barbarie et ses corsaires des royaumes et des villes d’Alger, de Tunis, de Salé, et de Tripoli, Paris, chez Pierre Rocolet, 1649, p. 232. 28. . César Luis de Montalbán y de Mazas, Las mazmorras de Tetuán, su limpieza y exploración, Madrid, CompañíaIbero-Americana de Publicaciones, 1929, p. 9. 29. . SIHM, 1re série, France, t. III, Paris, Ernest Leroux, 1927, p. 677- 678. 30. . Ellen G. Friedman, Spanish Captives in NorthAfrica in the Early Modern Age, Ph.D., thesis, The City University of New York, 1975, p. 69. 31. . De la Marinière, L’heureux esclave…, op. cit., p. 81-82. 32. . Lettre de Blaise de Pinna, de l’ordre des Minimes de Saint-François de Paule, envoyé de la prison de Tétouan le 11 mai 1654, SIHM, op. cit.,1re série, France, t. III, p. 673-674. 33. . Ibid.,p. 678. 34. . Ibid., p. 683-684. 35. . Lettre du consul Pierre Estelle le 10 juin 1687, SIHM, op. cit., France, 2e série, t. III, p. 85. 36. . Archivo General de Simancas, Guerra Antigua, Legajo 423, fol. 71 ;Daniel Bernardo Hershenzon, Early Modern Spain and the Creation of the Mediterranean : Captivity, Commerce, and Knowledge, Ph.D thesis, The University of Michigan, 2011, p. 91. 37. . Michel Fontenay, « Le Maghreb barbaresque et l’esclavage méditerranéen aux xvie et xviie siècles », Cahiers de Tunisie, t. XLIV, no 157-158, 3e trimestre 1991, p. 7-43 ; Jean-Claude Laborie, « Les ordres rédempteurs et l’instrumentalisation du récit de captivité : l’exemple des trinitaires, entre 1630 et 1650 », dans François Moureau (dir.), Captifs en Méditerranée(xvi e- xviii e siècles) : Histoires, récits et légendes, Paris, PUPS, 2008, p. 93-94. 38. . SIHM, op. cit., 1re série, France, t. III, p. 675, n. 2. 39. . Michel Fontenay, « Le Maghreb barbaresque et l’esclavage méditerranéen aux xvie- xviie siècles », Cahiers de Tunisie, t. XLIV, no 157-158, 3e trim., 1991, p. 7-43 ; Isabel M. R. Mendes Drumond Braga, Entre a cristandade e o islão…, op. cit., p. 54, 57. 40. . SIHM, op. cit., 1re série, Portugal, t. IV, p. 297. 41. . José Antonio Martínez Torres,Prisioneros de los infieles…, op. cit., p. 65.

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42. . Ibid., p. 66-67 ; Henry Koehler, L’Église chrétienne du Maroc et la Mission franciscaine (1221-1790), Paris, Société d’éditions franciscaines, 1934, p. 157. 43. . SIHM, op. cit., 2e série, France, t. III, p. 559. 44. . José Antonio Martínez Torres, La trata de esclavoscristianos : Un tráfico de sereshumanos en el Mediterráneodurante la EdadModerna, Madrid, Anaya, BibliotecaBásica de Historia, 2011, p. 52. 45. . Bernard Vincent, « Procédures et réseaux… », art. cit., p. 133. 46. . Mohamed Ben Azouz Hakim, Awlâd al-Naqsîs…, op. cit., p. 57-58. 47. . FermínMayorga Huertas, Los Moriscos de Hornachos : crucificados y coronados de espinas, Madrid,Cultiva Libros, 2009, p. 187-188. 48. . Ibid., p. 188-191. 49. . Ibid., p. 191. 50. . SIHM, op. cit., 2e série, France, t. I, p. 452-457. 51. . Guillermo GozalbesBusto, Los Moriscos en Marruecos, Grenade, Macarena T.G. Arte,

F0 Juberias& CIA, 1992, p. 90 ; Leïla Maziane, Salé et ses corsaires85 , op. cit., p. 296. 52. . Mohamed Ben Azouz Hakim, Al-Jadîdfîtarikh…, op. cit., p. 88. 53. . Ibid., p. 68-69. 54. . Targa est un port situé à quelques kilomètres à l’est de Tétouan et qui dépendait des gouverneurs de Tétouan. 55. . SIHM, op. cit., 1re série, France, t. I, p. 137. 56. . Ibid., op. cit., p. 68-69 ; SIHM, 1re série, Portugal, t. III, p. 499-501 ; Mohamed Ben Azouz Hakim, Al-Jadîd…, op. cit., p. 89 ; SIHM, 1re série, Espagne, t. III, p. 98. 57. . Guillermo Gozálbes Busto, Los moriscos…, op. cit., p. 113. 58. . Mohamed Ben Azouz Hakim, Awlâd al-Naqsîs…, op. cit., p. 24. 59. . SIHM, op. cit., 1re série, France, t. III, p. 675. 60. . Guillermo Gozálbes Busto, Los Moriscos…, op. cit., p. 29, 99. 61. . Ibid., p. 103. 62. . Ibid., p. 100-114 ; Mohamed Ben Azouz Hakim, Awlâd al-Naqsîs…, op. cit., p. 18. 63. . Leïla Maziane, Salé et ses corsaires…, op. cit., p. 298. 64. . Jacobo Israel Garcón, Los judíos hispano-marroquíes, Madrid, Hebraica Ediciones, 2008, p. 96-97 ; Guillermo Gozalbes Busto, Los moriscos…,op. cit., p. 103-110, 119-146 ; José Antonio Martínez Torres, « Corso turco-berberisco… », art. cit., p. 104. 65. . JacoboIsraelGarcón, Los judíos…, op. cit., p. 97. 66. . SIHM, op. cit., 1re série, France, t. III, p. 675. 67. . SIHM, op. cit., 2e série, France, t. I, p. 453. 68. . Ibid. 69. . SIHM, op. cit., 1re série, France, t. III, p. 561. 70. . Ibid.,p. 670. 71. . Mohamed Ben Azouz Hakim, Awlâdal-Naqsîs…, op. cit., p. 62 ; José Antonio Martínez Torres, Prisioneros…, op. cit.,p. 72. 72. . SIHM, op. cit., 1re série, Portugal, t. IV, p. 306- 309. 73. . Ibid., p. 297- 302. 74. . Jean-Claude Laborie, « Les ordres rédempteurs… », art. cit., p. 97. 75. . SIHM, op. cit., 2e série, France, t. IV, p. 282- 283. 76. . SIHM, op. cit., 2e série, France, t. III, p. 89. 77. . Ibid., p. 336. 78. . José Antonio Martínez Torres, Prisioneros…, op. cit.,p. 80 ; SIHM, 1re série, France, t. III, p. 555-562 ; Ellen G. Friedman, Spanish Captives…, op. cit.,p. 3 ; Claude Larquié, « L’Église et le commerce des hommes en Méditerranée : l’exemple des rachats de chrétiens au xviie siècle », Mélanges de la Casa de Velázquez, t. XXII, 1986, p. 305-324 ; Jean-Claude Laborie, « Les ordres

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rédempteurs… », art. cit., p. 94-96 ; Claude Larquié, « Le rachat des chrétiens en terre d’islam au xviie siècle (1660-1665) », Revue d’histoire diplomatique, no 4, oct.-déc. 1980, p. 297-351. 79. . Pierre Dan (le révérend père), Histoire de Barbarie et ses corsaires…, op. cit., p. 260. 80. . Ibid., p. 261 ; José Antonio Martínez Torres, « Corso turco-berberisco… », art. cit., p. 92-93 ; José AntonioJosé Antonio Martínez Torres,Prisioneros de losinfieles…,op. cit., p. 92-93. 81. . SIHM, 1re série, Portugal, t. IV, op. cit., p. 292 ; Mohamed Ben Azouz Hakim, Awlâdal- Naqsîs…, op. cit., p. 61. 82. . Ellen G. Friedman, SpanishCaptives…,op. cit. ; José Antonio Martínez Torres, Prisioneros de los infieles…, op. cit. ; Mohamed Ben Azouz Hakim, Awlâd al-Naqsîs…, op. cit. ; Mohamed Ben Azouz Hakim, Al-Jadid …, op. cit. ;FermínMayorga, Los Moriscos de Hornachos…, op. cit. ; Isabel M. R. Mendes Drumond Braga, Entre a cristandade…, op. cit. ; Daniel Bernardo Hershenzon, Early Modern Spain…, op. cit. ; Rafael de San Juan, De la Redencion de CautivosSagradoInstituto del Orden de la SSma. Trinidad : De suantigüedad,calidad y privilegiosquetiene y de lascontradiccionesque ha tenido, Madrid, por Antonio Gonçalez de Reyes, 1686. 83. . Pierre Dan (le révérend père), Histoire de Barbarie …, op. cit., p. 175. 84. . Louis-Augustin Boiteux, La fortune de la mer, le besoin de sécurité et les débuts de l’assurance maritime, Paris, SEVPEN, 1968, p. 150, 175 et 181 ; José Antonio Martínez Torres, « Corso turco-berberisco… », art. cit., p. 90, 104 ; SIHM, op. cit., 1re série, France, t. III, p. 562. 85. . Mohamed Ben Azouz Hakim, Awlâd al-Naqsîs…, op. cit., p. 59-60. 86. . Isabel M. R. Mendes Drumond Braga, Entre a cristandade e o islão…, op. cit., p. 45-47. 87. . FermínMayorga, Los Moriscos de Hornachos…, op. cit., p. 190. 88. . De la Marinière, L’heureux esclave…, op. cit., p. 82-83. 89. . Ibid., p. 83. 90. . D’après les travaux de Guillermo GozalbesBusto, Los moriscos en Marruecos…, op.cit. ; Mohamed Ben Azouz Hakim, Awlâd al-Naqsîs…, op. cit. ; Mohamed Ben Azouz Hakim, Al-Jadîd…, op. cit. ; FermínMayorga, Los Moriscos de Hornachos…, op. cit.

RÉSUMÉS

Au cours des xvie et xviie siècles, le phénomène de la captivité connaît une croissance spectaculaire, principalement due à la guerre de course et à la guerre de contre-course entre l’Islam et la Chrétienté. Les captifs, qui se comptent par milliers sur les deux rives de la Méditerranée, sont intégrés dans un cycle économique en tant que force de travail et source de fortune, grâce aux opérations de rachat et à « l’économie de la rançon ». C’est ainsi que Tétouan, ville du Maroc méditerranéen, connut à partir du xvie siècle un essor tout à fait remarquable, en raison notamment de l’installation massive et renouvelée des morisques, et qu’elle devient une place incontournable de rachat des captifs au Maghreb.

Throughout the sixteenth and seventeenth centuries, the phenomenon of captivity grew at a spectacular rate, principally because of warfare among corsairs and between Muslim and Christian forces. Captives, who numbered in the thousands on both sides of the Mediterranean, were integrated into the economy both as a labor force and as a source of wealth through buybacks and the ransom economy. The coastal Moroccan city of Tetouan, which had grown throughout the sixteenth century as a result of the massive influx of Moors, became the center of captive buybacks in the Maghreb.

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INDEX

Keywords : Tetouan, Mediterranean, captives, redemption, ransom Mots-clés : Tétouan, Méditerranée, guerre de course, captifs, rachat, rançon

AUTEUR

MOHAMMED EL JETTI

Mohammed El Jetti enseigne l’histoire dans le secondaire. Il est membre du laboratoire Maroc- Mondes Occidentaux (MMO) et, actuellement, il prépare à l’université Hassan II Mohammedia- Casablanca une thèse de doctorat sur Les activités maritimes de Tétouan : guerre de course et commerce (xvi e-xviii e siècle). Il a présenté ses travaux de recherches dans de nombreuses rencontres scientifiques.

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Une base de données des contrats de rachat des captifs rachetés à Tunis au XVIIIe siècle

Hadhami Helal

1 Le rachat des captifs de la course est une transaction économique et financière complexe. Il implique la réalisation d’un contrat qui engage officiellement différents acteurs : captifs, patrons, intermédiaires et donneurs d’ordre. Cet acte juridique authentique fournit au chercheur une matière abondante : non seulement il identifie les parties contractantes, mais il précise également les spécificités juridiques et financières des engagements et en présente les clauses, conditions, risques et garanties. Le contrat de rachat proprement dit, dont la structure est relativement homogène, voire répétitive, est complété par d’autres actes notariés servant de supports à l’opération, plus variés sur le plan de la forme et du contenu : obligations, procurations, lettres de change, actes de dépôt, quittances, et ainsi de suite. Les obligations, par exemple, sont des titres de créance qui engagent deux personnes ou plus. Elles permettent au débiteur d’emprunter de l’argent pour subvenir à ses besoins courants ou à son rachat : dans la plupart des cas, il s’agit soit du captif en voie de libération, soit du racheté. Les procurations permettent au captif de faire appel à une personne de confiance : un parent, le plus souvent, ayant le pouvoir d’agir en son nom, dans son pays d’origine, pour gérer ses biens et régler ses affaires. Les actes de dépôt, quant à eux, correspondent à des sommes d’argent consignées à la caisse de la chancellerie française : elles représentent une sorte d’acompte, mentionnant les premières procédures de rachat.

2 En exploitant les archives de la chancellerie du consulat de France à Tunis, conservées au Centre des archives diplomatiques de Nantes, j’ai pu constituer un corpus de plus de 1 500 rachats conclus à Tunis pour la période 1700-18151. La série des actes civils et notariés, inventoriée par Pierre Grandchamppour le XVIIe siècle2, reflète essentiellement les activités économiques et sociales de la nation française de Tunis, mais elle constitue aussi un fond documentaire exceptionnel pour l’histoire des relations nouées sur place entre chrétiens, juifs et musulmans. Afin d’exploiter ce

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corpus, j’ai conçu une base de données relationnelle dont la structure d’ensemble est présentée par le document n° 1 : elle se compose de cinq tables liées à l’aide d’un champ-clé primaire appelé « code contrat ». Ont aussi été élaborés les formulaires présentant une interface pour saisir les données, et les requêtes permettant d’interroger les tables, afin d’afficher, modifier et analyser les données de diverses façons. En tant qu’instrument d’analyse, cette base informatiséepermet donc de stocker, organiser, gérer, modifier et interpréter les différents types d’information. Les tables qui rassemblent au total 101 champs (de types numérique, texte, logique, date, heure, etc.) respectent l’organisation interne des contrats. La première table correspond à la présentation formelle de l’acte. Trois autres tables servent à identifier les acteurs de chaque opération. La quatrième table en révèle les détails financiers, le risque encouru et les garanties offertes.

Document n° 1. Une base de données relationnelle 3

Source :Hadhami Helal, Le rachat des esclaves à l’époque d’Ali Bacha (1740-1756), mémoire de DEA sous la direction de Sadok Boubaker, Université de Tunis, 2005, 183 p.

Description matérielle du contrat de rachat

3 Dans la première table, dénommée « Contrats » (doc. 2), l’un des vingt-neuf champs indique le « type de contrat ». Celui-ci peut être individuel ou collectif4. Dans ce dernier cas, un seul acte peut concerner deux, trois ou six personnes, voire plus. Un autre champ mentionne la langue du contrat : outre le français, la plupart des actes sont rédigés en italien car d’autres Européens ou des Ottomans ont eu recours à la chancellerie française. En effet, ce consulat créé à Tunis dès 1577 représentait, jusqu’au milieu du XVIIe siècle, tous les chrétiens dans la régence. Sa chancellerie était le seul endroit existant légalement assurant la consignation d’actes validés juridiquement, approuvés et reconnus par les autres juridictions européennes 5.

4 Après l’installation d’autres consulat s, cette chancellerie devait conserver sa bonne réputation et se doter d’une prééminence reconnue par tous les Européens. Dans la

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conclusion d’un rachat en particulier, le chancelier français veille à consolider l’authenticité de l’acte : il rappelle que le contrat est rédigé en chancellerie et en présence de « témoins dignes de confiance », cette expression servant de preuve en cas d’infraction aux clauses du contrat.

5 Par ailleurs, le champ « date du contrat » précise, non seulement l’année, le mois et le jour, mais aussi l’heure indiquée par deux expressions imprécises :« avant midi » et « après midi ». Cette source de première main offre l’avantage d’être classée, datée et triée chronologiquement. Elle permet de suivre, par une étude statistique, l’ordre des opérations de rachat, ainsi que le nombre de captifs rachetés par jour, mois et année, au cours du XVIIIe siècle. Bien que la date du contrat préliminaire ne soit pas mentionnée systématiquement, l'acte final dévoile néanmoins l'existence d'une promesse de rachat entre les parents du ou des captif(s) et les intermédiaires. L'analyse de ce même champ qui tend à confirmer la longue durée et les étapes des négociations, permet de calculer l'intervalle de temps nécessaire à l'achèvement des négociations.

6 D’autres champs présentent, d’une part, l’officier chargé de dresser l’acte ou son remplaçant, en cas d’absence du chancelier ; d’autre part, les deux témoins dont le rôle est d’attester l’authenticité de l’acte, avec mention de leurs noms et prénoms, de leurs origines géographiques, de leurs professions et résidences. La majorité des témoins sont des négociants français de Tunis ou des gens d’Église représentant sur place le préfet apostolique de la Mission de rédemption. Certains d’entre eux ont assumé plusieurs fois le rôle d’intermédiaires dans les opérations de rachat. Une fois l’acte rédigé, le racheté le signe ou, s’il ne sait pas écrire, il se contente de dessiner une croix. L’acte est également signé par le chancelier et les témoins.

Document n° 2. Table « Contrats » (29 champs)

Source :Hadhami Helal, Le rachat des esclaves…, op. cit.

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Identification des captifs rachetés, de leurs patrons et des intermédiaires

7 Les contrats de rachat s’avèrent lacunaires pour une étude sociale globale. Ils gardent en effet le silence sur des critères tels que les circonstances des prises, le temps de captivité et surtout les métiers exercés avant la captivité et pendant la servitude à Tunis. De même, ils ne font pas mention de l’âge et de l’état physique du captif racheté. Néanmoins, ils nous informent sur son nom et son prénom, son sexe, sa région et son pays d’origine, sa profession ; de la même façon que sur le nom de son père (mentionné dans quelques contrats) et sur son degré d’alphabétisation. Concernant la répartition par sexes, il apparaît que les femmes et les enfants constituent une minorité par rapport aux hommes adultes. Les contrats de rachat précisent surtout la destination du racheté après sa libération. Ces informations permettent notamment de calculer l’effectif des rachetés selon leurs origines et destinations géographiques, exclusivement méditerranéennes : dans leur majorité, ils viennent des principaux États de la péninsule italienne. En somme, ce constat retrace, en creux, le « terrain de chasse » de la course tunisienne au XVIIIe siècle6.

8 Les contrats consignent également le nom et parfois la profession des ex-patrons, ce qui permet d’affiner les études ayant trait à la propriété servile dans la régence de Tunis et à l’investissement dans le domaine de la course. L’appropriation servile semble avoir autant intéressé les particuliers que les hommes de pouvoir tels que les membres de la famille beylicale et les agents de l’État. Il en va de même pour les données correspondant à l’identification des patrons des rachetés. Cependant, à part quelques indications parfois détaillées concernant le statut professionnel de certains ex-patrons (le bey et ses fils, le Divan ou quelques officiers), le nom des autres reste le plus souvent indéterminé, ainsi que leurs professions et origines (doc. 3).

Document n° 3. Table « Captifs rachetés » (15 champs)

Source :Hadhami Helal, Le rachat des esclaves…, op. cit.

9 Le contrat mentionne en outre que le rachat a été réglé financièrement par un ou deux individus qui, dans la plupart des cas, résident à Tunis. Dans la chaîne des acteurs locaux, ces intermédiaires ont précédemment assumé le rôle de négociateurs, fixant avec les patrons le prix de la rançon et les modalités permettant d’avancer au captif l’argent nécessaire à sa libération. Parfois, ils ne font qu’entériner les accords réalisés

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entre le captif et son patron. Ces intermédiaires sont présentés dans l’acte de rachat de manière classique (doc. 4) : nom, prénom, origine géographique et profession. Il s’agit, le plus souvent de marchands chrétiens, de compagnies du commerce, parfois de prêtres catholiques7. Il est plus rare que les captifs rachetés à Tunis agissent selon le mandat et l’ordre d’un troisième acteur, leur correspondant en Chrétienté.

Document n° 4. Table « Intermédiaires » (6 champs)

Source :Hadhami Helal, Le rachat des esclaves…, op. cit.

10 Enfin, le contrat de rachatrévèlel’identité des donneurs d’ordre, à savoir les correspondants du captif en Chrétienté (doc. 5). Ces correspondants interviennent toujours en premier pour ordonner la transaction, comme l’indique le contrat. De fait, ce sont eux qui déclenchent le processus de rachat, en agissant à la demande des parents des captifs. À la lumière de cette présentation des multiples acteurs, il apparaît que toute opération de rachat anime un réseau de commanditaires et d’intermédiaires privés, spécialisés dans ces opérations rentables. Il peut s’agir de compagnies du commerce, d’établissements de prêt sur gage ou de simples négociants qui voient dans la « rédemption » une source de profit, contrairement aux organismes publics et religieux.

Document n° 5. Table « Donneurs d’ordre » (12 champs)

Source :Hadhami Helal, Le rachat des esclaves…, op. cit.

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Le prix de la marchandise humaine

11 Les informations financières que nous pouvons tirer des actes notariés sont nombreuses et chaque libération réserve une grande place aux dépenses, comme nous le constatons à travers le formulaire des détails financiers issus de plusieurs types de contrats (doc. 6) : trente-neuf champs reflètent le prix total du rachat et la complexité de l’opération.

12 Le plus gros des débours est la rançon proprement dite, à verser au patron. Elle correspond à la valeur du captif, estimée en piastres ou en sequins vénitiens8, fixée par son maître. Nous savons que certaines caractéristiques physiques entrent en jeu (sexe, âge, santé), mais aussi l’origine sociale de l’esclave, sa fortune supposée, son statut professionnel et son rang, ainsi que ses talents et ses mérites intellectuels9. Un ensemble de taxes et frais divers au profit de quelques institutions de l’État tunisien et de ses agents viennent alourdir le prix de la rançon. Parmi ces « droits de porte » compris entre 33 et 35 piastres et pouvant atteindre 60 ou 70 piastres, notons la carte de franchise qui est un prélèvement de 3 à 5 piastres (ou d’un sequin vénitien), versé en échange d’un certificat remis au racheté attestant de sa délivrance. Le père Dan10, relate que les patrons d’esclaves « sont obligés de leur donner un acte passé devant le cadhi ou le juge des lieux qui n’oublie point d’y désigner particulièrement l’esclave tant par son âge que par toutes les marques qu’il peut avoir », pour empêcher d’autres esclaves de s’en servir. Le même auteur fournit un exemple de ce certificat dont la structure est la suivante :

13 Honorable personne [nom du patron], serviteur de Dieu et de son cher Prophète des musulmans de qui vient tout confort et assistance, a donné pleine et entière liberté à son captif chrétien [nom du captif racheté et sa nationalité] moyennant la somme de [prix] qu’il a reçue en [monnaie] de poids et de valeurs. Lequel esclave entre autre marques est de couleur blanche, âgé de […] et de stature […] ayant le poil […] et les yeux […] ; ce faisant il l’affranchi de son esclavage de sorte qu’il n’est plus désormais assujetti qu’au prince et gouverneur.

14 Le passeport de sortie est assorti d’une taxe payée au Divan des turcs11 (13 à 28 piastres) et d’une autre taxe payée à la Douane des cuirs (14 piastres).

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Document n° 6. Table « Détails financiers du rachat » (39 champs)

Source :Hadhami Helal, Le rachat des esclaves…, op. cit.

15 Certaines taxes ne sont pas exigées dans tous les contrats. Il s’agit du droit de patente, du sandalet du pourboire au gardian bashi. Le droit de patente qui oscille entre une et deux piastres, « est destiné à l’entretien de la chapelle consulaire et à celui d’un aumônier »12. Le sandal (de une à deux piastres) est le prix du nolis d’un petit bateau à voile, à fond plat, utilisé pour le transport des hommes et des marchandises jusqu’aux navires là où les eaux ont peu de profondeur13. Le gardian bashi qui reçoit une somme de dix à vingt piastres, est l’officier turc, parfois renégat, chargé de surveiller les esclaves logeant dans les bagnes. Outre ces trois taxes, des frais de rédaction du contrat (écriture, copie et traduction), dont le montant varie de deux à 21 piastres, sont exigés dans la majorité des cas. La présence d’un drogman (turjuman ou truchement) 14 est en effet indispensable pour assumer la communication entre les différents acteurs et accomplir l’opération du rachat. D’autres versements sont effectués pour le compte du sahib ettaba (gardien du sceau) et de l’écrivain (de cinq à onze piastres ou un sequin), pour celui du chaouch (planton) et « sakadji » (portier) sans parler des frais de chancellerie dont la valeur moyenne d’une à trois piastres, peut atteindre parfois six piastres ou un sequin. Une dernière catégorie de frais est couramment désignée par les termes « passage », cammunia, parfois « nourriture », parfois « nolis » et, le plus souvent, par « nolis et nourriture ». En dehors de la taxe d’embarquement (d’une à sept piastres par racheté, ou un à deux sequins), les frais de voyage recouvrent en général le nolis d’un bateau, ainsi que les dépenses de nourriture (entre cinq et vingt piastres, et jusqu’à vingt-neuf piastres ; ou entre deux à six sequins). Dans des cas très rares, les contrats exigent un paiement complémentaire en faveur de celui qui a facilité la négociation et l’accomplissement de l’opération de rachat.

16 Selon le contrat enregistré le 22 novembre 1752, Nicolo Manca de Sicile, esclave de Mohamed Bey, doit verser 20 sequins vénitiens soit 120 piastres à l’officier du bey qui a

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facilité son rachat. Selon un autre contrat en date du 24 juillet 1753 un officier du bey reçoit 75 sequins soit 450 piastres oiur avoir facilité le rachat de Girolamo Grecco de Sicile : cette forte somme laisse à penser que cet esclave d’Ali Bacha était un personnage important.

17 La valeur de la commission du correspondant en chrétienté est parfois mentionnée dans une clause indépendante, mais elle est le plus souvent intégrée au change maritime. Cette commission est fixée à 4 % de la somme avancée par l’intermédiaire dans les opérations de rachat ordonnées par des organismes publics tels que l’archiconfrérie de la rédemption des captifs de Sicile. Le change maritime en tant que tel15 représente l’intérêt à gagner de la conversion, en monnaie chrétienne, des monnaies avancées dans la régence de Tunis puisque l’opération du rachat exige théoriquement un transfert de fonds et que ces monnaies n’ont pas la même valeur. En réalité, le change maritime comporte non seulement l’intérêt sur le transfert des fonds, mais aussi les bénéfices à gagner issus du crédit à court terme et de l’entreprise de rachat (à savoir l’effort de négociation). Dans les cas les plus courants, les taux d’intérêts exigés varient entre 15 % et 18 %, atteignant parfois 23 %.

18 La dernière partie du contrat comprend les clauses qui fixent les obligations et les garanties dues par les différents contractants. Ces clauses fixent tout d’abord les procédures de remboursement qui engagent le racheté (dans les cas du rachat privé) et les institutions charitables (dans les cas des rachats publics et charitables) : la monnaie, le lieu, la personne et les délais accordés pour le remboursement de la somme totale du rachat, majorée du change.

19 Au cours de la deuxième moitié du XVIII » siècle la monnaie de remboursement exigée par les intermédiaires est soit la lire hors banque (c'est-à-dire dont la côté au change est différente du change officiel) soit le sequin vénitien ou ducat16.

20 Les clauses spécifient toujours le lieu et surtout la personne à qui le racheté devra verser l’argent : il s’agit souvent du correspondant ayant ordonné le rachat. Enfin, dans la majorité des contrats, un délai de remboursement de quinze à vingt jours est fixé par contrat, seule une minorité accordant un délai de trente jours à partir du retour du racheté dans son pays ou, de façon générale, en Chrétienté.

21 Le change maritime représentait, de fait, une assurance contre le risque. Encore exceptionnelle au XVIIe siècle, cette claise devient importante au XVIIIe siècle puisque seule une minorité n’était pas assurée. Le correspondant en chrétienté ou l’intermédiaire résidant à Tunis s’engage à garantir tous les risques, à l’exception de la mort naturelle, que peut courir le racheté depuis son embarquement jusqu’à son débarquement : accidents par le feu, la mer, ainsi que le risque d’être capturé de nouveau par des corsaires. Au terme du contrat, les rachetés s’engagent à rembourser leur dette dans les délais accordés, en obligeant leurs personnes, leurs biens présents et futurs, les héritages et les successions à venir, qui servent de gage, et ils promettent qu’en cas de mort, la dette sera payée par leurs héritiers.

Conclusion

22 La base de données présentée ici a pour objet le contrat de rachat des captifs de la course. Structurée sur un fonds documentaire concernant Tunis, elle peut servir de modèle au traitement d’autres séries de contrats existants dans différents endroits de

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la Méditerranée. Le recours à l’outil informatique n’est pas un simple moyen de calcul et de traitement sériel d’un fonds documentaire volumineux : il offre la possibilité de croiser des informations qualitatives, sur le court terme et le long terme. Je me propose par exemple, d’étudier dans ma thèse l’évolution de l’écriture des contrats. Ces documents utilisés et acceptés par plusieurs sociétés de part et d’autre de la Méditerranée, présentent en effet l’intérêt de constituer une production juridique transculturelle. savoir son excellence le président et directeur de la Rédemption des captifs de Sicile :t ont versé et payé sur l'facilité le

ANNEXES

Contrat n° 1 : Rachat du nommé Filippo Vitta en faveur du seigneur Isaque Franco L’année mil sept cent cinquante un et le vingt-septième jour du mois de septembre, avant midi. Par devant nous chancelier du consulat de France en cette ville du royaume de Tunis soussigné et témoins sous nommés, a comparu personnellement le nommé Filippo Vitta fils du feu Augustino de Bisagno, avant esclave de Sidy Younes Bey et maintenant en liberté et qui a déclaré et confessé spontanément, ainsi qu’il le déclare et le confesse par ce présent, d’avoir été racheté et libéré par le seigneur Isaque Franco, marchand juif livournais résidant en cette ville, moyennant la somme de deux-cent- neuf sequins vénitiens à savoir : deux cents sequins vénitiens pour premier coût à son patron ; deux sequins vénitiens pour la carte franche et sahibtaba ; deux sequins vénitiens pour le gardien bachi ; un sequin vénitien pour les frais de la chancellerie et l’embarcation ; quatre sequins vénitiens pour le nolis et la nourriture. Ce qui fait au total la somme de deux-cent-neuf sequins vénitiens sans laquelle le racheté ne pourrait pas obtenir sa liberté pour passer (Que Dieu le veuille !) à la première occasion en Chrétienté. À cette somme de deux-cent-neuf sequins vénitiens vient s’ajouter trente et un sequins vénitiens et un tiers pour le change maritime à raison de quinze pour cent, faisant en tout la somme de deux-cent-quarante sequins vénitiens et un tiers dont seize sequins vénitiens ont été versés par le racheté ; reste la somme de deux-cent-vingt- quatre sequins vénitiens et un tiers. Le racheté Filippo Vitta s’oblige après vingt jours de son arrivée saine et sauve à Gênes que cette somme sera payé rapidement par les Illustres Seigneurs les Magistrats du rachat des esclaves au seigneur Nicolas Rizzo, fils du feu Carlo Maria, et ses fils en lires trois mille seize monnaie hors banque au terme du mandat fait en faveur du dit racheté le neuf juin mil sept cent cinquante et un, en considération du change maritime le seigneur Isaque Franco courant le risque maritime sur la personne du racheté contre tous les accidents qui pourraient survenir par le fait du feu, de la mer et des corsaires qui le feraient de nouveau esclave sauf la mort naturelle (Que Dieu ne veuille !). Le racheté oblige ses biens présents et futurs, ses héritages et successions qu’il pourrait faire et sa propre personne pour maintenir inviolable toutes les clauses de ce contrat, ainsi il a promis et juré.

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Fait et publié à Tunis dans cette chancellerie de France en présence du Révérend Père Louis d’Averse, préfet provicaire apostolique de la mission en ce royaume, et de Louis Crozet, marchand français résidant en cette ville, témoins requis appelés et soussignés avec le nommé Filippo Vitta. Le racheté ayant déclaré ne pas savoir écrire ni signer a fait une croix pour sa marque ordinaire. Nous chancelier soussigné avec les témoins au présent original. Contrat n° 2 : Rachat du nommé ErasmoPhilippoMaccarelli De Gaeta en faveur du seigneur Abraham De Moseh De Paz L’année mil sept cent quarante deux et le seizième jour du mois d’avril, après midi. Par devant nous chancelier du consulat de France en cette ville du royaume de Tunis soussigné et témoins sous nommés, a comparu personnellement le nommé Erasmo Philippo Maccarelli De Gaeta, avant esclave à Tunis de Sidy Mohamed Cherif et maintenant en liberté et qui a déclaré et confessé spontanément, ainsi qu’il le déclare et le confesse par ce présent, d’avoir été racheté et libéré par le seigneur Abraham De Moseh De Paz, marchand juif livournais résidant en cette ville, moyennant la somme de deux-cent-quatre-vingt-dix piastres deux aspres qu’il a déboursée et payée sur l’ordre du seigneur Philippo De Ruggiero de Naples, à savoir : deux-cent-trente piastres pour premier déboursement à son patron frais de la Porte ; trois piastres pour la carte franche ; treize piastres vingt-huit aspres pour le Divan des turcs ; quatorze piastres pour le Divan des cuirs ; dix piastres pour le gardien bachi ; une piastre vingt-six aspres ; pour le chaouch et saccadgi de La Goulette ; une piastre pour le sandal qui le portera à Bardo ; trois piastres pour la copie du contrat et la patente ; une piastre pour le turjuman et quinze piastres pour le nolis et la nourriture. Ce qui fait au total la somme de deux-cent-quatre-vingt-dix piastres deux aspres sans laquelle le racheté ne pourrait pas obtenir sa liberté pour passer (Que Dieu le veuille !) à la première occasion en Chrétienté dont cent-trente et une piastres sont déboursées par le racheté ; il reste à payer la somme de cent-cinquante-neuf piastres deux aspres que le racheté s’oblige de rembourser ou de faire payer avec en plus vingt-huit piastres trente-sept aspres pour le change maritime provision et censaria, à raison de dix-huit pour cent, faisant en tout la somme de cent-quatre-vingt-sept piastres trente-neuf aspres que le racheté Erasmo Philippo Maccarelli De Gaeta s’oblige de rembourser ou faire rembourser après vingt jours de son arrivée sain et sauf à Naples au seigneur Philippo De Ruggiero en ducats et en considération du change maritime, le seigneur Philippo De Ruggiero courant le risque maritime sur la personne du racheté contre tous les accidents qui pourraient survenir par le fait du feu, de la mer, et des corsaires qui le feraient de nouveau esclave sauf la mort naturelle (Que Dieu ne veuille !). Le racheté oblige ses biens présents et futurs, les héritages et successions qu’il pourrait faire et sa propre personne pour maintenir inviolable toutes les clauses de ce contrat, ainsi il a promis et juré. Fait et publié à Tunis dans cette chancellerie de France en présence du Révérend Père Antonino De Novellare, capucin préfet provicaire apostolique de la mission en ce royaume, et de Louis Villet, marchand français résidant en cette ville, témoins requis appelés et soussignés. Le racheté ayant déclaré ne pas savoir écrire ni signer a fait une croix pour sa marque ordinaire. Nous chancelier soussigné avec les témoins au présent original. Contrat n° 3 : Rachat des nommés Mariano Manone et Cattarina Stilla en faveur des seigneurs les frères Villet

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L’an mil sept cent cinquante un et le vingt-deuxième jour du mois de septembre, avant midi. Par devant nous chancelier du consulat de France en cette ville du royaume de Tunis soussigné et témoins sous nommés, ont été présent en leurs personnes les nommés Mariano Manone et Cattarina Stilla de Marsala, ci-devant esclaves de Sidy Mohamed Bey et maintenant en liberté et qui ont déclaré et confessé de leur volonté, ainsi qu’ils le déclarent et le confessent par ce présent acte d’avoir été racheté et libéré par les seigneurs frères Villet, négociants français résidant en cette ville, moyennant la somme de six cent dix huit sequins vénitiens que les frère Villet ont versé et payé sur l’ordre de l’illustre son excellence le président et directeur de la Rédemption des captifs de Sicile : à savoir six cent sequins vénitiens pour premier coût à leur patron, dont deux cent sequins vénitiens pour le rachat du nommé Mariano Manone et quatre cent pour le rachat de Cattarina Stilla. Quatre sequins vénitiens pour le gardien bachi, quatre sequins vénitiens la carte franche et sahibtaba, deux sequins vénitiens pour chaouch et saccadgi de La Goulette et les frais de la chancellerie, huit sequins vénitiens pour le nolis et la nourriture. Ce qui fait en total la somme de trois mille sept cent huit piastres monnaie de ce pays à raison de six piastres pour le sequin vénitien. Sans cette somme les rachetés ne pourraient pas obtenir leur liberté pour passer (Que Dieu le veuille !) avec la première occasion en Chrétienté. À cette somme de trois mille sept-cent-huit piastres, il faut ajouter quatre piastres pour le renégat qui les ferait embarquer à La Goulette et au drogman de l’Illustre Consul de France, ce qui fait trois mille sept- cent-douze piastres auxquelles il faut ajouter encore cent-quarante-huit piastres vingt- quatre aspres pour provision de cette somme à raison de quatre pour cent, faisant en tout la somme de trois mille huit-cent-soixante piastres vingt-quatre aspres. Les rachetés s’obligent d’aller à Palerme pour comparaître devant l’Illustre S. E. président et directeur de la Rédemption des captifs de Sicile et de lui présenter les cartes franches remises à eux par les frères Villet. Fait et certifié à Tunis dans la chancellerie de France en présence du Révérend Père Louis d’Averse, préfet provicaire apostolique de la mission en ce royaume, et de Louis Crozet, marchand français résidant en cette ville, témoins requis appelés et soussignés avec les nommés Mariano Manone et Cattarina Stilla qui, ayant déclaré ne pas savoir écrire ni signer, ont fait deux croix pour leurs marques ordinaires. Nous chancelier soussigné avec les témoins au présent original.

NOTES

1. . Ministère des Affaires étrangères, Centre des Archives Diplomatiques de Nantes (désormais CADN), série « Registres des copies des actes de la chancellerie du consulat de France à Tunis ». Cette série, d’abord exploitée pour les années 1740-1756 dans le cadre d’un DEA (HadhamiHelal, Le rachat des esclaves à l’époque d’Ali Bacha (1740-1756), mémoire de DEA sous la direction de Sadok Boubaker, Université de Tunis, 2005, 183 p.), a été consultée sous forme microfilmée à l’Institut Supérieur d’Histoire du Mouvement National (ISHMN), Université de La Manouba, Tunis : bobine n° R1019, cartons : vol. 670B (actes des années 1740-1741-1742) et vol. 670C (actes des années 1743-1744-1745-1746) ; bobine n° R1021, carton : vol. 670B (actes des années 1750 à 1756). Cette première enquête se prolonge dans le cadre d’un doctorat en histoire moderne. 2. . Pierre Grandchamp, La France en Tunisie xviie siècle : inventaire des archives du consulat de France à Tunis de 1582-1705, Tunis, Imprimerie Rapide, 1920-1933, 10 vol. Voir également Pierre

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Grandchamp, « Autour du consulat de France à Tunis (1577-1881) », Revue Tunisienne, n° 53-54, 1943, p. 1-266. 3. . Cette base de données relationnelles a été conçue grâce à l’enseignement et aux conseils d’André Zysberg. 4. . Trois exemples de contrat sont présentés en annexe : deux d’entre eux sont individuels (rachat d’ErasmoPhilippoMaccarelli et rachat de Filippo Vitta) ; le troisième est collectif (rachat de Mariano Manone et CattarinaStilla). 5. . Jean Pignon, « L’œuvre de Pierre Grandchamp », dans Études d’histoire tunisienne, xvii e- xxe siècle, Paris, PUF, 1966, (Université de Tunis, 4e série Histoire, vol. 6), p. 17. 6. . HadhamiHelal, « Rachats et “économie de la rançon” sous le règne d’Ali Bacha (1740-1756) », Institut des Belles Lettres Arabes (IBLA), n° 205, 1/2010, p. 55-80. 7. . Dans le cas de Tunis, les spécialistes de cette transaction sont également des juifs livournais. Sur ces différents acteurs financiers des rachats, voir Wolfgang Kaiser (dir.), Le commerce des captifs. Les intermédiaires dans l’échange et le rachat des prisonniers en Méditerranée, xv e-xviii e siècle, Rome, École française de Rome, 2008. 8. . La piastre est une monnaie tunisienne correspondant au rial, composée de 52 aspres (nasri). Le sequin (ou ducat) est la monnaie d’or de Venise puis de divers pays d’Italie, équivalant à 22 lires en 1739 (René Sédillot, Toutes les monnaies du monde, Dictionnaire des échanges, Paris, Sirey, 1955). 9. . Ces critères qui se traduisaient par différents prix de rançons (prohibitifs, moyens et très bas), conditionnaient la durée et les circonstances de la captivité et déterminaient la valeur de l’esclave. Voir Paul Sebag, « La course tunisienne au xviiie siècle », Institut des Belles Lettres Arabes (IBLA), 2001, p. 52 ; Daniel Panzac, Les corsaires barbaresques : la fin d’une épopée (1800-1820),Paris, CNRS, 1999, p. 101 ; Jean Mathiex, « Trafic et prix de l’homme en Méditerranée au xviie et xviiie siècle », Annales ESC, n° 1, 1954, p. 161. 10. . Pierre Dan (le père), Histoire de Barbarie et de ses corsaires, Paris, Pierre Rocolet, 1637. [URL :gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k104099s]. 11. . Cette institution, à la fois politique, militaire et judiciaire et composée d’officiers supérieurs de la milice, était intéressée à la course et prélevait des droits sur le butin à partager. Elle employait des esclaves et faisait profit de leurs rançons. 12. . TaoufikBachrouch, « Rachat et libération des esclaves chrétiens à Tunis au xviie siècle », Revue tunisienne des sciences sociales (Tunis), n° 40-43, 1975, p. 131. 13. . François Comelin, Philémon de La Motte et Joseph Bernard (pères de l’ordre de La Trinité, dits Mathurins), Voyage pour la Rédemption des captifs aux Royaumes d’Alger et de Tunis fait en 1720, Paris, chez Louis-Anne Sevestre et Pierre-François Giffart, 1721, p. 148. [URL : gallica.bnf.fr/ ark:/12148/bpt6k1048137] ; Paul Sebag, Tunis au xvii e siècle. Une cité barbaresque au temps de lacourse, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 169. 14. . Nom autrefois donné aux interprètes dans les pays du Levant. 15. . Le change maritime est désigné de plusieurs façons : « change maritime et commission », « change maritime, provision et censerie », mot dérivé de l’arabe samsara qui signifie « courtier ». 16. . Monnaie d’or, puis d’argent et de compte en Italie du xiiie siècle au xixe siècle, dérivé du ducato de Venise, monnaie de compte valant 6,2 lires soit 124 soldi.

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RÉSUMÉS

L’opération de rachat des captifs de la course tunisienne au xviiie siècle, implique la stipulation d’un contrat écrit. C’est un acte juridique authentique et un engagement officiel entre les différents acteurs qui animaient cette opération. Afin de mieux l’analyser, nous avons procédé à l’établissement d’une structure de base de données informatisée qui se compose de cinq tables portant sur la présentation des fonds d’archives,l’identification des acteurs de l’opération de rachat ainsi quela saisie de ses différentes clauses financières.

Ransoming captives from Tunisian corsairs in the eighteenth century required a written contract. The operation of redemption was a true juridical act, an official engagement between actors. In order to better understand this process, we have constructed a database using Access software that comprises five tables of archival sources describing the contracts, the parties, financial clauses and currencies.

INDEX

Keywords : redemption contracts, database, captives, Tunisian privateering, eighteenth century Mots-clés : contrat de rachat, base des données, rançon, captifs, course tunisienne, dix-huitième siècle

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Trinitaires et Mercédaires à Marseille et le rachat des captifs de Barbarie

Fabienne Tiran

1 Marseille a accueilli à l’époque moderne deux ordres religieux rédempteurs : l’ordre de la Très Sainte Trinité pour la Rédemption des Captifs et l’ordre de la Merci. Ces deux ordres, chargés du rachat des captifs de Barbarie, ont marqué l’histoire de la ville par l’activité importante qu’ils y ont exercée.

2 La Provence, de par sa position géographique, a toujours entretenu des relations étroites avec les pays du pourtour méditerranéen. Si cette situation lui a permis de tisser des liens de bon voisinage, elle a également favorisé parfois les incursions et les razzias ennemies, faisant de cette province une victime privilégiée des dommages issus de la guerre de course. L’ensemble des sources consultées témoigne parfaitement de ce fait : toutes les localités provençales, côtières ou intérieures, ont connu à l’ époque moderne l’esclavage de certains de leurs hommes en Barbarie. Citons, à titre d’exemple, Martigues, La Ciotat, Cassis, Toulon, et bien sûr Marseille. Cette dernière, faisant largement office à cette époque de plus grand port de la côte méditerranéenne du royaume de France, a de ce fait été particulièrement touchée par les incursions barbaresques. Toutefois, les hommes étaient essentiellement pris en mer, ce qui explique aussi que des hommes de villes situées plus à l’intérieur des terres ont également connu la captivité : Arles, Marignane, Roquevaire, ou encore Ceyreste, figurent comme lieux d’origine des captifs listés par les différents rôles. Le père Lucien Hérault, dans son témoignage de 1643, note qu’à Alger à cette date-là sur 500 Français nommés, il y a 90 Provençaux, dont 27 Marseillais1.

3 De manière générale, les sources marseillaises des XVIIe et XVIIIe siècles nous renseignent sur la captivité, à travers de nombreux rôles de captifs et une riche documentation sur les procédures de rachat2. Elles sont par ailleurs très bien complétées par les ouvrages imprimés que nous pouvons trouver sur le sujet : relations de voyages en Barbarie, publications dans les périodiques de l’époque comme laGazette de France, le Mercure

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Galant ou encore le Mercure Français, mais également ouvrages plus récents et de ce fait un peu plus nuancés.

Marseille, une organisation spécifique des rachats

4 L’ordre de la Très Sainte Trinité avait été établi par un Provençal, Jean de Matha, né en 1160 à Barcelonnette. En novembre 1194, alors qu’il célébrait la messe, l’Ange du Seigneur lui serait apparu avec, à ses pieds, deux esclaves chargés de chaînes, l’un maure et l’autre chrétien. Il décida donc d’aller à Rome, accompagné de l’ermite Félix de Valois, pour rapporter au pape Innocent III la vision qu’il avait eue. Le Souverain Pontife, ayant vécu la même expérience en célébrant une messe, approuva la fondation de l’ordre de la Très Sainte Trinité pour la Rédemption des Captifs. De retour à Paris, Jean de Matha et Félix de Valois rédigèrent les règles et une constitution de l’ordre, qui furent approuvées par le pape le 17 décembre 1198. Cette œuvre commença alors son travail de rédemption de captifs chrétiens en Barbarie et, loin de s’arrêter avec la mort de ses deux fondateurs, son action prit une ampleur considérable. De 1212, date de la disparition de Jean de Matha, à 1785, année de la dernière rédemption générale de l’ordre, 40 000 captifs auraient été rachetés au cours d’environ 400 rédemptions3. Dans un mémoire du XVIIe siècle, intitulé Mémoire instructif pour les commissaires rédempteurs pour répondre à messieurs les recteurs4, nous lisons que les rédempteurs outre la liberté qu’ils procurent aux pauvres chrétiens exercent encore les fonctions de missionnaires, administrent les sacrements, exhortent, consolent, fortifient dans la foy et l’espérance ceux qu’ils ne pourront pas racheter, leur font des aumosnes quand la misère les fait chanceler dans la religion. Les renégats même ont recours à eux pour ménager leur retour à l’Eglise.

5 De plus, pour éviter l’apostasie de ceux qui ne pouvant plus supporter l’état de captivité envisageaient de renier afin de connaître un sort meilleur, les religieux trinitaires (que l’on nomme parfois aussi les Mathurins, en référence au saint auquel se dédiait leur église de Paris) se rendaient en Afrique du Nord : leur véritable combat était celui contre le reniement de la foi, dont le rachat était le premier remède. En ce sens, l’ordre a toujours été soutenu par le pouvoir royal, malgré plusieurs mouvements de réforme qui l’ont vu se scinder en différentes branches.

6 En Provence, plusieurs couvents trinitaires ont été fondés : à Aix-en-Provence, Arles (un des plus anciens après celui de Cerfroid), Dignes, Lambesc, La Motte (près des Arcs), Lorgues, Marseille, Tarascon et Valréas. Marseille fut toutefois le siège d’une des premières et principales maisons de l’ordre, les ordres rédempteurs ayant tout intérêt à s’installer dans un grand port chrétien de la Méditerranée en relations commerciales étroites avec les royaumes barbaresques. La Très Sainte Trinité y arriva en 1202 : Jean de Matha y reçut en effet des biens et des dons importants pour sa fondation. En octobre 1203, l’évêque de Marseille donna son autorisation pour l’établissement de la maison et d’une église avec cimetière. Parmi les biens des Trinitaires marseillais, il y avait l’hôpital Saint-Martin, simple maison pourvue de lits qui servit à héberger les pauvres et les captifs rachetés. Plus tard, dans la première moitié du XVIe siècle, les Trinitaires quittèrent le vieux couvent fondé par Jean de Matha près de la Porte de la Joliette pour venir s’installer à la rue des Jardins.

7 Cependant, la situation de l’ordre de la Trinité eut à se heurter en France, et particulièrement à Marseille, à la naissance d’un second ordre rédempteur : celui de

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Notre-Dame de la Merci. Ce dernier, également fondé en 1218 par un Français, Pierre Nolasque, associé au Catalan Raymond de Penyafort, adopta la règle de saint Augustin et fut approuvé par le Pape Grégoire IX le 17 janvier 1235. Sa constitution fut promulguée le 1er mai 1272. Les religieux adoptèrent une robe blanche et, sur leur poitrine, le blason de la maison d’Aragon apparaissait. En plus des trois vœux ordinaires de chaque religieux, l’ordre de la Merci en possédait un quatrième qui consistait à se constituer prisonnier et à offrir sa vie à l’exemple du Christ en échange des captifs chrétiens dont la foi était en péril. À ses débuts, l’ordre était aussi un ordre militaire, composé de clercs et de laïcs qui furent les auxiliaires des princes aragonais pour la reconquête de la péninsule ibérique. C’est au XIVe siècle qu’il perdit son caractère militaire et, le 20 juillet 1690, il reçut le statut officiel des ordres mendiants par le Saint-Siège. La rancune des Trinitaires à l’égard des Mercédaires a toujours été assez vivace :

8 Les pères de la Mercy se trouvèrent trop serrez dans le royaume où leur ordre avait pris naissance, et voulurent s’étendre dans la France. Ils furent d’abord regardés d’un mauvais œil, et comme des étrangers : mais on s’accoutuma peu à peu à les voir et à les souffrir. Les progrez augmentèrent à proportion de l’accueil qu’on leur faisait, et ils ne tardèrent pas long-tems d’embarrasser les Trinitaires, par le concours à une même œuvre de la Rédemption5.

9 En effet, le principal problème posé aux Trinitaires par l’arrivée des Mercédaires, et non le moindre, était celui du financement de l’ordre par la quête. Les différents rois de France, sans doute dans une perspective plus large de la lutte politique qui oppose la France à l’Espagne jusqu’à la fin du XVIIe siècle, ont toujours interdit aux religieux de la Merci de recourir à la quête. Or, ces interdictions ont souvent été transgressées, comme le montre un procès du XVIIe siècle où François Petit, général de l’ordre de la Trinité, fait remarquer à Louis Maussade, syndic de la Merci, que l’arrêt du conseil de 1608, qui autorise seulement la quête aux Trinitaires, n’a pas été respecté6. À partir de 1611 d’ailleurs, l’interdiction de quête aux Mercédaires dans le royaume de France est peu à peu assouplie et en 1638, le 6 août, le Parlement de Paris décide de partager le territoire de la couronne en deux zones de quête. Ce partage attribue le nord et l’est de la France, ainsi que Marseille, aux Trinitaires, et le sud et l’ouest, aux Mercédaires. Mais en 1652, ne respectant pas ce découpage, les religieux mercédaires du couvent de Toulon demandent aux consuls de la ville à s’installer dans la cité phocéenne7. Un document du 8 juin 16528, rédigé par Jean Roux, commandeur du couvent de la Merci de Toulon, montre quels bénéfices tireraient les Marseillais de leur installation. L’argument de choix reste celui de l’argent de la quête, qui de tout le royaume serait apporté à Marseille. Pour convaincre encore mieux les consuls de la ville, il dit que 50 000 à 60 000 livres ont pu être rassemblées depuis sept à huit ans pour racheter des captifs en Barbarie et que cet argent a profité au commerce de marchands marseillais dont il cite aussi les noms :Bourrelis, Malval ou encore Gilly. Afin de convaincre encore mieux les autorités municipales, il ajoute qu’ils ne seront en rien à la charge de la ville, ne troubleront pas l’ordre de la quête et se joindront aux pères de la Trinité pour les rachats qui rapporteront de grands avantages à la ville. L’autorisation leur est accordée par délibération du 3 février 16539. Mais, dans cette décision, le duc de Guise semble avoir aussi joué un rôle important. Deux lettres de 1656 en témoignent10. Dans l’une d’elle, il affirme :

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ayant une affection particulière pour les religieux de Notre Dame de la Mercy […], j’ay désiré vous les recommander par cette lettre, et vous prier de les vouloir assister de votre protection dans les affaires qu’ils ont pour leur établissement.

10 Cependant, dès 1657, des querelles opposent les deux ordres : malgré les interdits, les Mercédaires n’ont pas manqué d’instituer des quêtes et des marguilliers, se fondant sur le fait qu’à l’échelle du royaume l’interdiction avait été assouplie depuis plusieurs décennies déjà. En 1677, les autorités de la ville décident d’un partage du territoire marseillais pour régler le conflit : la Trinité conserve le droit de quête en l’église cathédrale La Major et dans l’église paroissiale Saint-Martin, ainsi que dans toutes les églises de ces deux paroisses ; en revanche, elle cède ses droits à la Merci en ce qui concerne l’église paroissiale des Accoules et de Saint-Laurent ; de plus, l’ordre de la Merci conserve le droit de quêter dans sa propre église, même si cette dernière se trouve dans le quartier de la cathédrale. Au cas où les legs seraient faits à « la Rédemption », en terme général, ils devront être partagés de façon égale entre les deux ordres. En outre, pendant les processions, chaque ordre peut quêter librement sur le chemin qu’il emprunte. Après l’accord de 1677, les Mercédaires tenteront bien une dernière attaque contre les Trinitaires, en poussant jusqu’à essayer de leur interdire toute quête dans Marseille : en effet, dès 1685, les Mercédaires semblant vouloir oublier les accords de 1677 s’appuient de nouveau sur les arrêts de 1638 et 1644 pour montrer que la Provence étant réservée à la Merci, il est interdit aux Trinitaires de quêter à Marseille. Mais la communauté de la ville menace d’expulser les Mercédaires, sous prétexte qu’ils ne possèdent aucune lettre patente du roi les autorisant à s’établir dans la ville, et elle leur répond que « Marseille doit être conçue comme quelque chose de séparé de la Provence »11. Ce haussement de ton clôt définitivement l’affaire, faisant de Marseille une ville spécifique à l’échelle du royaume pour ce qui est de la rédemption : en effet, nulle part ailleurs les deux ordres n’ont obtenu le droit de cohabiter de manière aussi poussée et avec un droit de quête attribué à chacun.

La cohabitation des Trinitaires et des Mercédaires à Marseille, gage d’efficacité ?

11 L’installation au sein d’une même ville de deux ordres religieux œuvrant dans le même but aurait pu rendre les rachats plus compliqués. Au contraire, il semble qu’elle a été le gage de plus d’efficacité. Les rachats n’étaient par ailleurs pas que le fait des ordres rédempteurs. Des rachats individuels étaient possibles, bien que rares : organisés par les captifs eux-mêmes ou leur famille avec leurs propres deniers, ils signifiaient souvent de lourds sacrifices financiers et étaient donc majoritairement réservés à des hommes aisés. Germain Moüette12, nous parle de la captivité de madame de La Montagne, prise en même temps que l’auteur alors qu’elle voyageait accompagnée de son fils, de quelques valets et servantes. L’argent n’y put rien. Elle retourna chez elle afin d’aller chercher les sommes nécessaires à son rachat et à celui de son fils ; mais comprenant qu’elle devait être fort riche, les Marocains réclamèrent une rançon exorbitante et son fils ne rentra jamais en France : malade, il périt en captivité.

12 L’État pouvait aussi intervenir. Ainsi, en 1711, les pères de la Merci mènent une rédemption générale ordonnée par le roi pour tous les esclaves français détenus au Maroc. Le monarque demande la libération d’un esclave français contre un maure et

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300 piastres, soit environ 1 350 livres13. La rédemption cette année-là fut un succès, elle permit de ramener 34 individus.

13 Cependant, la plupart du temps, les rachats étaient effectués uniquement sur décision des ordres rédempteurs. Parfois, il s’agissait de rachats de particuliers. À la demande des familles, les religieux activaient leur réseau, afin de racheter une seule personne, bien identifiée, en utilisant directement l’argent des aumônes obtenues pour le rachat des captifs. Les religieux pouvaient aussi s’adresser à des marchands, avec lesquels ils passaient un contrat devant notaire. Dans ce cas, ces derniers s’engageaient lors d’un futur voyage en Barbarie à s’intéresser au rachat de l’esclave nommé dans le contrat. L’argent était alors directement avancé par l’ordre rédempteur au marchand, afin qu’il pût effectuer le rachat. Comme nous l’explique un document de 1685, en deux années (1684-1685), 30 000 livres auraient été dépensées de cette manière chez les trinitaires marseillais pour 37 rachats14. Sinon, c’est au retour de l’esclave, une fois que celui-ci était passé en procession, que le paiement était effectué. Ainsi, le 6 décembre 1683, un acte est passé devant notaire en faveur de Jean de Bon, captif natif de Marseille et détenu à Tripoli15. Cet acte déclare que si cet homme revient à Marseille après un rachat, il devra être remis aux mains du Père ministre, afin de lui faire effectuer la procession. S’il refuse la procession, l’argent dû pour son rachat ne sera pas remis. Des contacts directs avec des négociants résidant en Barbarie pouvaient aussi être signés afin de négocier les rachats. En 1731, un négociant français, monsieur Roy, œuvre au Maroc en faveur des trinitaires de Marseille16. Mais le problème de ce type de rachat mené par des marchands est clairement de « faire courir l’argent dans le commerce pendant plusieurs années avant de racheter l’esclave »17, comme le dit le père de la Motte dans un mémoire de mars 1719 où il prend clairement position pour les rédemptions générales.

14 Les rédemptions collectives organisées par la Merci ou la Trinité étaient de loin les plus appropriées. En se déplaçant sur les lieux de la captivité, les religieux pouvaient soulager les souffrances des captifs et fortifier leur foi pour éviter le reniement, mais cela leur permettait aussi de libérer un plus grand nombre d’esclaves en négociant de meilleurs prix de rachats. L’efficacité maximale était atteinte lorsque les deux ordres menaient conjointement une rédemption. Souvent, sous l’impulsion de l’État, qui faisait la requête d’une telle entreprise, des rédemptions générales étaient ainsi décidées de concert entre les deux ordres. Celle de mai 1700, menée par les pères François Godefroy, François Comelin et Philemnon de la Motte, partit de Marseille pour Alger, puis pour Tunis et Tripoli, et ramena 65 esclaves18. Élément psychologique fort dans l’imaginaire de la population qui voyait rapatrier un grand nombre de captifs, ce moyen de rachat s’avérait aussi moins onéreux : des prix forfaitaires étaient obtenus pour tout un groupe, en même temps que l’on procédait à la fusion des dépenses pour se rendre en Barbarie. Par ce biais, un captif revenait en moyenne à 800 livres, alors qu’un rachat individuel pouvait atteindre la somme de 1 500 livres.

15 Ces rédemptions générales se développèrent surtout au XVIIIe siècle : il s’en fit une en moyenne tous les trois ou quatre ans pendant la première moitié de ce siècle, et la plupart partirent de Marseille. Après celle, déjà évoquée, de mai 1700, il y en eut en 1704, 1708, 1712, 1717, 1719, 1723 et 1730. Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, on n’en dénombre que deux : la première en 1750, qui ramena 106 esclaves, et l’autre en 1785, qui en ramena 314. La ville, loin des querelles du siècle précédent entre Trinitaires et Mercédaires, prit une place prépondérante en France dans l’organisation

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des rédemptions. D’un point de vue pratique, grâce aux échanges entre les deux ordres à Marseille, la préparation du voyage en Barbarie, qui nécessitait une organisation parfaite pour pouvoir être couronnée de succès, était grandement facilitée. Ainsi, la cohabitation, qui avait pu se révéler comme un point faible dans les premières décennies qui suivirent l’arrivée des Mercédaires à Marseille, devint tout au contraire un point fort sur lequel le roi de France pouvait parfaitement compter. La ville, bien située, permit de relayer de manière pratique les décisions prises à Versailles. Elle était comme un avant-poste aux portes de la Barbarie, où les projets de rédemptions pouvaient prendre naissance et se concrétiser.

Lieux de la captivité et nombre de captifs

16 La Régence d’Alger semble être le lieu qui consigna le plus grand nombre de captifs chrétiens. Salvatore Bono19, spécialiste de l’histoire de la course en Méditerranée, nous dit que selon les rédempteurs Haëdo et Dan, il y aurait eu dans la capitale et le territoire environnant entre 20 000 et 25 000 captifs, voire jusqu’à 50 000 dans les premières décennies du XVIIIe siècle. Ensuite, leur nombre semble avoir diminué. Au milieu du XVIIIe siècle, 7 000 captifs sont encore à Alger, puis leur nombre chute rapidement du fait de plusieurs traités de paix signés entre la France et Alger à partir de la moitié du XVIIIe siècle : ils sont moins de 2 000 dans les années 1780 et un peu plus de 700 après la peste de 1787 et le grand rachat de 1785. Tunis occupe pour sa part la deuxième place par le nombre d’hommes qu’elle détenait en captivité : Salvatore Bono nous parle pour cette ville de 6 000 à 7 000 captifs dans la première moitié du XVIIe siècle. Là aussi, on constate une diminution rapide du nombre d’esclaves à partir du milieu du XVIIIe siècle. Au début du XIXe siècle, ils n’étaient plus que 1 500 environ. Ceci est aussi à mettre en corrélation avec des traités de paix, dont le premier fut signé entre la France et Tunis en 1748. Quant à Tripoli, elle fut la plus modeste des régences barbaresques pour le nombre de captifs détenus : ils étaient environ 500 au XVIe siècle, 1 500 en 1671 et quelques centaines au XVIIIe siècle. Dans la majorité des cas, les esclaves étaient concentrés dans la capitale du pays où ils se trouvaient, mais un grand nombre aussi se trouvaient dans les localités côtières ou dans des campagnes proches, et parfois même complètement à l’intérieur du pays. Au Maroc, beaucoup étaient détenus à Salé.

Le fonctionnement et les conditions du rachat

17 L’organisation des rachats était soigneusement préparée. Tout commençait bien avant la traversée : un rôle rédigé par l’ordre religieux précisait quels étaient les captifs à racheter. Parfois des familles se présentaient spontanément aux pères rédempteurs pour leur demander de racheter un des leurs. Le nombre et l’identité des captifs définis, les Pères devaient obtenir les accords obligatoires à leur sortie de France : le roi leur fournissait les pièces diplomatiques nécessaires ainsi que le droit d’emporter avec eux les marchandises et grosses sommes utiles, et le consul à l’entrée dans le pays étranger leur assurait la protection en les hébergeant. Avant leur départ, l’argent était échangé contre les seules pièces utilisables en Barbarie, à savoir les piastres sévillanes. La traversée durait de nombreux jours, parfois quelques semaines et il arrivait qu’elle fût retardée par des vents violents ou des tempêtes. Pour éviter de perdre tout ce qu’ils transportaient, les religieux passaient des contrats d’assurances. Au cours du voyage,

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de nombreux réseaux s’activaient. Ainsi, le 12 décembre 1729, le père Jehannot, dès son arrivée à Cadix, rencontra le père Le Roy, monsieur Partiet, consul de France, ou encore un négociant français nommé Masson. Tous lui confirmèrent ce que les négociants de Salé lui envoyaient comme nouvelles : le roi du Maroc semblait très peu disposé à consentir aux rachats et 27 000 livres au moins seraient nécessaires pour offrir des fusils, des pistolets, des toiles fines, des miroirs et de la soierie. Jehannot préféra donc abandonner l’idée d’un rachat au Maroc et décida plutôt d’aller vers Constantinople, où les dispositions semblaient être meilleures20. De retour en France avec ces informations, il repartit de nouveau de Marseille le 18 janvier 1731 et ne revint que le 27 août 1731. Les déplacements restaient longs, prenant souvent plusieurs mois, parfois même plusieurs années. Une fois sur place, l’autorité du pays délivrait un passeport aux Pères pour leur permettre de circuler librement. Au travail de localisation des captifs recherchés, suivait la fixation avec le propriétaire du prix de rachat. Ce dernier pouvait être très variable et dépendait beaucoup de la façon dont les négociations étaient menées. L’âge, la force de travail (corpulence, dextérité, promptitude), mais aussi la condition sociale du captif, étaient des facteurs déterminants. À Alger, un captif pouvait valoir entre 600 et 800 livres au XVIIIe siècle, tandis qu’un invalide ne coûtait que 200 livres. Un chevalier de Malte pouvait valoir jusqu’à 2 000 livres21. De plus, le prix du captif variait aussi en fonction du rang social de celui qui le vendait : ainsi les prix exigés par le dey étaient toujours plus élevés que ceux des simples particuliers. Le sieur de Vento, à cause de son rang social, connut également des difficultés à être racheté, car une rançon extraordinaire – dont le prix n’est pas indiqué par les religieux – était demandée par le dey d’Alger. Il nous est précisé que dix ans lui furent nécessaires pour parvenir à être libéré de la captivité22.

18 Tous les moyens étaient employés pour faire descendre le prix d’un captif. Cacher au mieux l’origine du captif s’avérait une nécessité. Germain Moüette23 explique en effet que lorsqu’il fut capturé par les Marocains, ces derniers inspectèrent les mains de tous ses compagnons d’infortune, afin de déterminer leur origine sociale : ceux dont les mains n’étaient pas abîmées par le travail se vendirent beaucoup plus cher que les autres. La corruption d’un officier chargé de commander le bagne est une stratégie aussi régulièrement employée. Le Père Jehannot usa plusieurs fois de ce procédé, notamment en 1731 auprès d’un officier turc24. De plus, ne pas montrer trop d’empressement aux rachats permet de moins faire grimper les prix. Les Pères de la Faye, Mackar, D’Arcisas et Le Roy expliquent dans leur relation qu’ils s’accordèrent à diminuer l’appétit [du roi de Maroc] par une indifférence simulée, [en parlant] de loin et comme par occasion, ou [en agissant] par la voie des marchands sans se faire connaître25.

19 Souvent, on fait appel à un marchand sur place : dans cette affaire les quatre religieux eurent recours à l’intermédiaire d’un riche marchand juif résidant à Meknès, du nom de Moïse Ben Attar. Ce dernier bénéficiait de beaucoup de crédit auprès du sultan du Maroc, Moulay Ismaïl. Ils essayèrent donc d’obtenir ses faveurs en lui offrant quelques présents. Mais, pour éviter d’être soumis à tout chantage de la part du marchand, les religieux laissèrent les sommes dont ils étaient en possession pour les rachats à Cadix. Cela leur permettait en outre de payer moins de taxes, puisqu’ils devaient s’acquitter de 3 % des sommes qu’ils avaient sur eux à leur arrivée en Barbarie. De plus, ils préféraient procéder aux paiements des rachats à Ceuta. Lorsque le rachat était convenu, les pères demandaient à ce que les captifs fussent amenés là et ils en payaient alors le prix. Il leur était donc inutile de transporter toutes les sommes qu’ils avaient jusqu’en Barbarie.

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Enfin, comme les religieux se méfiaient des musulmans et ne croyaient pas en leur parole, ils n’attendaient pas que tous les captifs recherchés fussent rachetés pour envoyer les premiers en France. D’autant que les prix des rachats étaient l’objet d’âpres négociations, ponctuées de présents en quantité à l’attention des autorités, mais aussi des fonctionnaires ou agents subalternes par lesquels s’engageaient les négociations. Pour satisfaire aux exigences du sultan, plusieurs voyages étaient même bien souvent nécessaires : lors de la rédemption de 1723-1724, le père Augustin d’Arcisas fut obligé de se rendre plusieurs fois à Cadix pour se procurer les cadeaux réclamés. Ainsi, les rédempteurs offrirent au sultan une montre à répétition d’Angleterre, quatre pièces de draps de Ségovie, 200 pièces de toile de Cambrai, deux grands miroirs, un fusil de chasse garni d’argent, deux pièces de brocard à fond d’or, une pièce d’écarlate des Gobelins, cinq pièces de draps, trois grandes caisses de faïence de Chine, une caisse de confiture, une caisse de thé, une caisse de cabarets de Chine, quatre douzaines de chamois et trois gros chiens26. Cette liste, qui reflète bien les habitudes en cours, peut sembler importante, mais ce que l’on considère comme « cadeau » fait partie du rachat. En 1724, pour le voyage de retour des rédempteurs et des captifs rachetés, le sultan marocain, Moulay Ismaïl, leur donna des victuailles : six moutons, quatre quintaux de farine, quatre douzaines de poules, des raisins et des figues.

Étude des rôles des captifs rachetés par les Trinitaires et par les Mercédaires de Marseille

L’origine géographique des captifs

20 Le nombre de captifs rachetés lors des rédemptions de 1675, 1692, 1720, 1725, 1731, 1737, 1750, 1754, 1758, 1765, 1779 et 178527, s’élève à 1 029 personnes. Les rédemptions de 1724 et 1785 se distinguent toutes les deux de l’ensemble des autres du fait que pour la première seuls 26 hommes furent ramenés, alors que la seconde racheta exceptionnellement 314 individus, nombres qui représentent les extrémités minimale et maximale de ce qu’on a pu compter comme rachats pour les résultats étudiés. Sur ces 1 029 captifs, 56 sont consignés comme étant des Marseillais et 76 comme des Provençaux, c’est-à-dire qu’ils représentaient respectivement 5,44 % et 7,38 % du total, soit entre les deux un peu plus de 12,82 % des rachats, ce qui signifie aussi que la très grande majorité des captifs rachetés par les Trinitaires et les Mercédaires de Marseille étaient des Français d’ailleurs (87,18 %).

Les métiers des captifs

21 En ce qui concerne l’origine sociale des captifs, certaines listes mentionnent les professions. En nous fondant sur les rôles de 1690, 1763, 1764 et 1765 qui représentent 148 captifs, nous constatons que les matelots sont ceux qui figurent le plus dans les rachats. Rien d’étonnant à cela, les hommes qui exercent un métier de la mer sont ceux qui sont le plus capturés. D’autres gens de mer étaient aussi rachetés : les capitaines et les seconds des capitaines, dont le prix devait être un peu plus élevé que celui des matelots, mais aussi des maîtres d’équipages, des maîtres canonniers et des canonniers, des patrons de chaloupe, des lieutenants, des subrécargues, des novices et bien sûr des mousses. Sur 148 rachats, les mousses et les matelots réunis représentent 89 hommes,

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et les capitaines 12 personnes. Mais à côté des travailleurs de la mer, d’autres métiers sont présents, en moindre proportion cependant : chirurgiens, écrivains, calfats, charpentiers, tonneliers, cuisiniers, menuisiers, chaudronniers et contremaîtres, qui tous participent à la vie du bateau. Enfin, les passagers représentent la dernière catégorie notable dans les rachats : 3 sur les 148 rachats. Quant au nombre de femmes, il est infime : si l’on s’intéresse ici aux 1 029 captifs des rédemptions dont nous avons parlé, il n’y a que neuf femmes (accompagnées de quatre de leurs enfants), ce qui constitue moins de 1 % des rachats.

22 La prépondérance parmi les captifs des métiers liés à la mer était une constante. En effet, prendre la mer à l’époque moderne signifiait s’exposer au risque de devenir la propriété des corsaires ou de l’ État par lequel ils étaient dépêchés. Les archives de Toulon nous indiquent dans un rôle de l ’année 1617 des barques et des vaisseaux pris par les « Turcs » aux négociants provençaux. Ainsi, cette année-là, 35 barques, dix vaisseaux, deux polacres, une tartane et un bateau, en provenance des villes d’Arles, Toulon, Saint-Tropez, Antibes, Martigues, Six-Fours, La Ciotat et Cannes, sont tombés aux mains des corsaires. Quarante-cinq hommes ont été faits captifs, deux ont été tués et un autre est compté comme disparu28.

23 La majorité des captures étaient donc réalisées sur mer, du fait de la course, mais il était cependant tout autant possible d’ être pris sur terre, lors d’incursions. Madeleine Villard évoque un cas provençal qu’elle situe en 1395 : Doucette d’Aubagne emprunta le chemin allant de Marseille à Toulon accompagnée d’Antoine Raymond ; arrivés à la Cadière, ils furent pris par des Barbaresques, débarqués d’une galère, et emmenés à Bougie en captivité29.

L’âge moyen au moment de la capture

24 En nous cantonnant aux seules listes de 1675, 1692 et 1785, pour lesquelles les âges des captifs au moment de leur rachat ainsi que la durée de leur captivité sont mentionnés, nous pouvons préciser l’âge des captifs au moment de leur capture. Le tableau ci- dessous indique la répartition des âges des 438 esclaves que ces trois rédemptions totalisent.

Nombre de captifs concernés sur les 438 hommes des 3 rôles (1675, 1692, 1785)

1-10 ans 6

11-20 ans 57

21-30 ans 210

31-40 ans 116

41-50 ans 37

51-60 ans 9

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Plus de 60 ans 3

25 Il est intéressant de remarquer la présence d’enfants de moins de dix ans, même s’ils sont peu nombreux : il y a six cas, dont un de deux ans et un autre de cinq ans. Ces derniers sont des enfants voyageant avec un ou deux de leurs parents, tandis que les autres sont des moussaillons embarqués par leur famille pour commencer à travailler sur les bateaux. Par ailleurs, rien d’étonnant à ce que presque la moitié des captifs aient été pris entre 21 et 30 ans. Comme nous l’avons dit, la grande majorité des captifs ayant été pris en mer, ce sont donc des hommes jeunes, exerçant les métiers de la mer, qui se retrouvent dans les bagnes barbaresques.

Âge moyen du captif au rachat et durée de la captivité

Nombre de captifs concernés sur les 438 hommes des 3 rôles (1675, 1692, 1785)

1-10 ans 2

11-20 ans 3

21-30 ans 119

31-40 ans 146

41-50 ans 93

51-60 ans 58

Plus de 60 ans 17

26 En étudiant l’âge des hommes que les rédempteurs ramenèrent de Barbarie et en mettant en parallèle cet âge avec l’étude que nous avons faite précédemment sur l’âge des hommes au moment de leur prise, nous pouvons dire que les rédemptions étaient plutôt efficaces. Si nous reprenons les rôles de rédemptions et que nous nous centrons sur les 438 cas, plusieurs conclusions s’imposent. Tout d’abord, la part des hommes âgés de 21 à 30 ans est encore importante au moment des rachats puisqu’on en compte 119. De ceci nous pouvons déduire qu’une part non négligeable de ceux qui ont été capturés sont aussi libérés dans les dix ans qui suivent. D’autre part, ces listes nous montrent que la tranche d’âge qui représente la part la plus élevée des rachats est celle des 31-40 ans (146 personnes), c’est-à-dire d’hommes en pleine force de l’âge pour travailler. Le retour de ces hommes servait donc certes un enjeu religieux majeur de lutte contre l’Infidèle : les pères écrivent en effet que plus le temps de rachat d’un captif est long, plus celui-ci court le risque de vouloir se faire renégat afin de se libérer de sa condition de captif30. Mais c’était tout autant un enjeu économique : leur travail participait en effet au développement du pays. Il était capital de ramener les artisans dans les villes qui les avaient formés et dans les ports, les marins utiles au commerce et à l’armée.

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Durée de la captivité

27 A partir de cas extraits des rôles de 1675, 1692 et 1785, nous avons pu établir le tableau ci-dessous, qui nous informe de la durée de captivité des hommes rachetés.

Nombre de captifs concernés Durée de captivité sur les 438 hommes des rôles de 1675, 1692 et 1785

Moins d’un an 58

Entre 1 et 5 ans 122

Entre 5 et 10 ans 126

Entre 10 et 20 ans 113

Plus de 20 ans 19

Conclusion

28 La majorité des captifs passa donc plus de cinq ans en captivité. Par ailleurs, certains ne rentrèrent jamais en France et d’autres furent pendant très longtemps coupés de leurs racines, de leurs proches et de leurs familles. Ces hommes eurent des destins hors du commun, même s’il semble que ce fût chose assez courante que de tomber en captivité en Méditerranée à l’époque moderne. Tout aussi exceptionnelle pour le royaume de France fut la situation de Marseille, qui, ayant accueilli les deux ordres rédempteurs en son sein, permit la réalisation de rachats se distinguant par leur efficacité. Effectivement, comme nous l’avons expliqué, organiser une rédemption générale n’était pas une mince affaire, autant dans sa préparation que dans sa réalisation. Le voisinage des deux ordres dans la cité phocéenne a forcément été un atout : les rédemptions générales ont ainsi coûté moins cher et ramené plus d’hommes plus rapidement. La mécanique a été bien rôdée au fil du temps puisque la dernière rédemption générale, celle de 1785, a aussi été celle qui a rendu la liberté au plus grand nombre de captifs. Les ordres rédempteurs ont de ce fait joué le rôle principal dans l’aventure qui consistait à faire rentrer les captifs français au pays. Toujours soutenus par le souverain, ils ont permis de faire revenir une force de travail nécessaire au développement économique de la France de l’époque moderne. De manière plus globale, ces rachats se sont en fait inscrits dans une politique de développement du royaume qui en elle-même explique parfaitement le soutien sans faille du pouvoir royal. Au-delà, nous pouvons également comprendre que le mérite en est revenu aux deux ordres : l’essentiel finalement étant de faire revenir des travailleurs dans le royaume, peu importait vraiment qui en était à l’origine. De plus, chacun trouvait son compte dans cette manière de procéder : le roi et les ordres rédempteurs, mais aussi tout un réseau d’intermédiaires qui profitaient pleinement d’une véritable « économie de la rançon »31. Les sommes engagées finançaient en effet tout un réseau de négociants et marchands, depuis l’approvisionnement en cadeaux à offrir jusqu’à l’organisation matérielle et la rémunération de nombreux informateurs. L’histoire des

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rédemptions peut donc se lire à plusieurs niveaux : histoire personnelle de ces hommes privés de liberté aux destins douloureux et exceptionnels tout d’abord, mais aussi histoire religieuse de la chrétienté qui se heurte à l’Autre et s’en protège, et enfin, histoire plus globale du développement et de la construction de notre pays à l’époque moderne.

NOTES

1. . Lucien Hérault (le père), Les larmes et les clameurs des Chrétiens français de nation captifs en la ville d’Alger, Paris, D. Houssaye, 1643. 2. . Pour ce qui est des rachats de captifs provençaux, voir Wolfgang Kaiser, « Les “hommes de crédit” dans les rachats de captifs provençaux, xvie - xviie siècle », dans Wolfgang Kaiser (dir.), Le commerce des captifs. Les intermédiaires dans l’échange et le rachat des prisonniers en Méditerranée, xv e - xviii e siècle, Rome, École française de Rome, 2008, p. 291-319. 3. . François Vérany, « L’esclavage et Jean de Matha de Provence », Revue de Marseille et de Provence, 1863, p. 129-145. 4. . Archives Départementales des Bouches-du-Rhône (désormais ADBR), 50H42, f. 29. 5. . ADBR, 50H84, Mémoire pour l’économe du couvent d’Arles, 1733. 6. . ADBR, 50H8. 7. . Archives Municipales de Marseille (désormais AMM), GG108, Ordre de la Merci. 8. . AMM, GG108, Ordre de la Merci. 9. . ADBR, 50H93. 10. . AMM, GG108, Ordre de la Merci. 11. . ADBR, 50H92, Factum des Trinitaires et des prieurs contre les pères de la Merci. 12. . Germain Moüette, Relation de captivité du Sieur Moüette dans les royaumes de Fez et de Maroc, Paris, J. Cochart, 1683. 13. . ADBR, 50H19, f. 61. 14. . ADBR, 50H93. 15. . ADBR, 50H19, f. 1. 16. . ADBR, 50H42, f. 145. 17. . ADBR, 50H42, f. 33. 18. . ADBR, C4289. 19. . Salvatore Bono, I corsaribarbareschi, Rome, ERI-Edizioni RAI, 1964. Édition française : Les corsaires en Méditerranée, Paris, Paris-Méditerranée, 1998, p. 49. 20. . Jehannot (le père), Voyage de Constantinople pour le rachat des captifs, Paris, Delormel et Josse, 1732, p. 39. 21. . Jean de la Faye, Denis Mackar, Augustin d’Arcisas et Henry Le Roy (les pères), Relation en forme de journal de voyage pour la rédemption des captifs aux royaumes de Maroc et d’Alger pendant les années 1723, 1724 et 1725, Paris, Louis Sevestre et Pierre-François Giffart, 1726, p. 84. 22. . Id., p. 84. 23. . Germain Moüette, Relation de captivité…, op. cit., p. 40. 24. . Jehannot (le père), Voyage de Constantinople…, op. cit., p. 39. 25. . Jean de la Faye, Denis Mackar, Augustin d’Arcisas et Henry Le Roy (les pères), Relation en forme de journal de voyage…, op. cit., p. 85.

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26. . Id., p. 103. 27. . ADBR, 51H148. 28. . Archives municipales de Toulon, Assistance publique, Rachat des captifs, GG152. 29. . Madeleine Villard, « Esclavage et bagne », Bulletin de l’Académie du Var, 1992, p. 71. 30. . Jean de la Faye, Denis Mackar, Augustin d’Arcisas et Henry Le Roy (les pères), Relation en forme de journal de voyage…, op. cit., p. 32. 31. . Wolfgang Kaiser (dir.), Le commerce des captifs…, op. cit.

RÉSUMÉS

La guerre de course, et la captivité qui en résulte, font partie de l’histoire des chrétiens en Barbarie à l’époque moderne. Marseille, grand port de Méditerranée du royaume de France a donc elle aussi eu à faire face à l’enlèvement de ses hommes sur les mers. Les mésaventures des héros de Molière, illustrées par la célèbre phrase « Que diable allait-il faire dans cette galère ? », sont donc empruntées à une réalité bien connue de la cité phocéenne. Face à cette situation, les possibilités de retour des captifs chez eux étaient si nombreuses qu’elles ont pu s’avérer compliquées. Or, le retour à la liberté des Marseillais détenus en Barbarie a majoritairement été le fait des rachats effectués par deux ordres religieux : l’ordre de la Très Sainte Trinité pour la Rédemption des Captifs et celui de la Merci. Unique ville en France, à l’exception de la capitale du royaume, à compter ces deux ordres en son sein à l’époque moderne, les rachats de captifs par les religieux rédempteurs méritent donc que l’on s’y attarde. Cette situation originale peut en effet laisser supposer un processus et une organisation de rachat bien spécifiques, à l’efficacité particulière. Il sera donc ici question d’analyser l’action des rédempteurs marseillais depuis sa genèse jusqu’à son aboutissement, et sa place à l’intérieur du royaume.

Corsair warfare and the subsequent taking of captives are part of the history of Christianity along the early modern Barbary Coast. Marseilles, the great French Mediterranean port, also saw its men captured at sea. The mishaps of Molière’s heroes, exemplified by the famous quote, “What the hell was he doing in this mess?” [Que diable allait-il faire dans cette galère?], are based on the well-known reality of the city. The options facing those who wished to return home were as numerous as they were complicated. People from Marseilles captured along the Barbary Coast were mostly bought back by two religious orders: the Order of the Most Holy Trinity, or the Trinitarians, dedicated to freeing Christian slaves, and the Order of Mercy, or the Mercedarians. Aside from the capital of the Kingdom of France, Marseilles was the only French city to host both religious orders in the early modern era, and therefore redemption of captives there is of particular interest. The unusual circumstances may in fact suggest specific ransoming procedures that were very effective. This paper discusses the work of these two orders in Marseilles, their genesis and the culmination of the process.

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INDEX

Mots-clés : captifs, captivité, économie de la rançon, ordre de la Merci, ordre de la Sainte Trinité, processions, rachats, réintégration sociale Keywords : captivity, ransom economy, Mercedarians, Trinitarians, processions, ransoming, social reintegration

AUTEUR

FABIENNE TIRAN

Attachée de conservation aux Archives municipales de Saint-étienne et responsable des fonds et collections, Fabienne Tiran est l’auteur d’un mémoire de maîtrise intitulé Le rachat des captifs par les ordres rédempteurs aux xvii e et xviii e siècles à Marseille.

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Le rachat de captifs espagnols à Alger au XVIe siècle. Le cas de la rédemption de Diego de Cisneros (1560-1567)

Rudy Chaulet et Olga Ortega

Introduction

1 La recherche sur la captivité des chrétiens en terres musulmanes et leur rachat à l’époque moderne a donné lieu ces dernières décennies à une production importante1. Concernant le XVIe siècle, s’il est dit que les mercédaires ont effectué de nombreuses missions de rédemption à Alger, il semble qu’on n’en trouve que peu de traces concrètes dans les archives2. Pour ce qui est du processus engageant des Espagnols, l’ouvrage de José Antonio Martínez Torres, paru en 2004, se propose de faire le tour de la question pour les XVIe et XVIIe siècles3. L’auteur a visité de nombreux dépôts d’archives, mais, pour la période 1523-1574, il n’a répertorié que 5 rédemptions ayant débouché sur la libération de 285 personnes pour une somme d’un peu moins de 12 000 ducats4.

2 Or, il existe en Espagne, aux archives de Simancas, plusieurs liasses de documents traitant de la rédemption effectuée entre 1560 et 1567 par le père Diego de Cisneros sous la houlette des exécuteurs testamentaires de l’empereur Charles Quint, décédé en 1558, qui laissent apparaître des listes de centaines de captifs rachetés, bien plus que ceux comptabilisés pour le demi-siècle évoqué ci-dessus. Ces liasses constituent donc une source indéniablement importante pour une meilleure connaissance des captifs espagnols au XVIe siècle.

3 Après avoir présenté ces documents et le contexte historique de leur production, on se penchera sur l’origine géographique des captifs et la durée de leur captivité. Enfin, on

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étudiera leur statut social et professionnel, leur prix, et les conditions dans lesquelles ils se trouvaient pendant leur séjour en Afrique du Nord.

Charles Quint et les captifs

4 Le danger que constituaient les musulmans d’Afrique du Nord pour les côtes espagnoles et la navigation en Méditerranée occidentale a conduit la monarchie catholique d’Espagne à s’implanter par les armes, d’abord à Melilla (1497), puis à Mers-el-Kébir (1505), Oran (1509), Bougie et Tripoli (1510)5. Face à cette offensive, les musulmans d’Alger, sous la conduite des frères Barberousse, ont recherché l’appui de l’Empire ottoman, qui est effectif en 1519.

5 Le corsaire turc d’origine grecque Aroudj, l’aîné des Barberousse, s’empare d’Alger en 1516, mais meurt en 1518 lors du siège de Tlemcen par les Espagnols. C’est son cadet Khayr-al-dîn qui mènera à bien les négociations avec les Ottomans : Alger sera désormais vassale de la Sublime Porte et Khayr-al-dîn en deviendra le gouverneur.

6 Dans cet affrontement qui s’inscrit dans le cadre plus large de l’opposition entre chrétienté et Islam dans la Méditerranée du XVIe siècle, et où l’esprit de croisade est aussi présent, les intérêts économiques sont patents. Pour la monarchie catholique en Espagne, il s’agit de sécuriser ses côtes et les routes de la Méditerranée occidentale permettant la liaison avec ses territoires italiens. Pour les musulmans d’Alger, la capture des chrétiens sur terre comme sur mer devient une source de revenus non négligeable, même s’il conviendrait sans doute de nuancer leur importance au vu de certaines données6.

7 Quoi qu’il en soit, pour les chrétiens et pour les Espagnols au premier chef, le rachat des captifs est essentiel, au moins sur le plan religieux, car il convient d’assurer le salut des âmes et par conséquent d’éviter la conversion à l’islam de ceux qui auraient perdu tout espoir de rédemption et renforceraient du même coup l’ennemi musulman7.

8 Ainsi, conformément à un usage établi qui se poursuivra après lui, l’empereur Charles Quint lègue dans son testament de 1554, la somme de 10 000 ducats pour le rachat de captifs chrétiens en terre d’Islam8. En 1559, les exécuteurs testamentaires, nommés par l’empereur lui-même, initient les formalités nécessaires à l’accomplissement de la volonté du souverain9. Ils nomment deux personnes, un clerc, Diego de Cisneros, prébendier de l’église de Palencia, et Bernardino Hurtado de la Puente, commerçant de Valmaseda (Biscaye)10, l’un aumônier de la rédemption11 et l’autre trésorier12. Ces deux hommes se rendent à Alger entre 1560 et 1567, toujours sous la direction des exécuteurs testamentaires, avec près de 75 000 ducats, si on compte les aumônes du roi Philippe II, de l’archevêque de Tolède, les dons de plus de 400 particuliers, ainsi que les profits obtenus de la vente de différentes marchandises (toiles et cire) au bénéfice de la rédemption13. La comptabilité qu’ils présentent est parfois bien embrouillée et certains parents de captifs se plaignent auprès des autorités d’avoir versé des sommes en vue d’une rédemption, sans résultat tangible ou demandent le remboursement pour un parent décédé en captivité ou libéré par ses propres moyens (évasion, par exemple)14. Les doutes ainsi nés quant à l’exactitude des comptes en regard des sommes versées pour leur rachat générèrent un vaste procès dont les pièces conservées à Simancas constituent l’objet de notre travail.

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9 Parmi les milliers de pages manuscrites, on trouve divers courriers ayant trait aux conditions et au déroulement de la rédemption, des listes de sommes versées à cet effet, des plaintes de donateurs ou d’anciens détenus, des inventaires des marchandises achetées avec les sommes récoltées devant ensuite être échangées à Alger, mais aussi des listes de captifs comportant leur nom, leur origine géographique, le prix payé pour leur libération, et parfois même le lieu et la date de leur capture ainsi que les noms de leurs propriétaires.

10 Diego de Cisneros, qui s’occupa des rachats dans la ville d’Alger, affirmait avoir racheté plus de 650 captifs pendant les sept ans que dura l’opération15. De son côté, Bernardino Hurtado de la Puente, qui participa aux rachats depuis la Péninsule et Oran principalement, affirmait avoir connaissance du rachat d’au moins 600 captifs pendant la même période (1560-1567). Des listes nominatives confirment qu’environ 900 personnes ont été recensées par les rédempteurs16.

11 Dans le labyrinthe documentaire que constitue ce vaste corpus, on trouve des petites unités homogènes où des captifs sont répertoriés assez précisément : ainsi deux groupes de 35 hommes en total, qui avaient été captifs à Alger17. Une analyse rapide de ces manuscrits peut nous aider à illustrer le type d’information que nous pouvons tirer de l’ensemble des dossiers.

12 Il s’agit de deux listes de captifs libérés, rédigées à Oran, devant un inspecteur, un comptable et un trésorier-payeur du monarque espagnol, la première18 le 6 octobre 1564 comprend 22 hommes19 ; la deuxième20 élaborée le 20 mars 1566 n’en concerne que 13. Ces 35 hommes avaient entre 24 et 65 ans, mais la plupart avaient une trentaine d’années.

13 Parmi eux, 25 furent capturés en 1558 durant l’expédition contre Mostaganem21 dirigée par Martín Fernández de Córdoba, comte d’Alcaudete, gouverneur d’Oran, ce qui expliquerait que la plupart d’entre eux (18 sur 25) soient originaires d’une région (actuelles provinces de Jaén, Ciudad Real, Tolède, Séville, Cordoue) dans laquelle le comte avait son fief principal, Alcaudete, duquel devaient provenir nombre de ses soldats ; une minorité seulement (5 sur 25) venait du littoral (Malaga, Murcie) ou du nord-ouest péninsulaire (Valladolid, Asturies).

14 Cinq furent pris en 1556 : trois à Bougie, Juan delHoyo, Alonso Tejero et Pedro de Padilla, un quatrième, Gonzalo Hernández, sur un navire avec 500 hommes alors qu’ils faisaient route vers Oran, et enfin le dernier, Nardo, un Maltais, sur un navire de corsaires chrétiens qui se dirigeaient à Malte22. Un seul, Alonso de Admora, fut capturé à Djerba (Los Gelbes, 1560). Malheureusement nous ignorons la date à laquelle les quatre derniers furent pris, mais nous avons des informations relatives à la façon dont ils le furent : deux dans un navire qui se dirigeait vers Oran chargé de blé (Domingo Fernández et Juan Rodríguez)23 ; un, Juan López Guillén, dans un brigantin à Vélez de la Gomera, et enfin, un Génois, Juan, dans un navire appartenant au duc de Florence24.

15 Parmi les propriétaires de ces hommes, on compte le « roi » d’Alger pour 21 d’entre eux, et d’autre individus jouant un rôle dans la course : Chobali, raïs, en possédait trois ; Hasan, corsaire, deux. Les autres étaient propriété de différents particuliers détenant chacun un seul captif25.

16 Tous furent rachetés par Diego de Cisneros. Nous savons que le montant des rachats de la plupart des 22 hommes arrivés à Oran en 1564, ceux de la première liste, fut payé en 1561. Ces captifs restèrent donc à la charge du rédempteur jusqu’au moment de leur

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sortie d’Alger trois ans plus tard, mais nous ne possédons pas d’information à ce sujet sur les 13 autres arrivés à Oran en 1566. Cependant, nous connaissons la durée de captivité de 31 d’entre eux, sur 3526. Par exemple, Alonso de Admora ne passa que 4 ans à Alger27, alors que Pedro de Padilla arriva à Oran, possession espagnole, après avoir été prisonnier pendant 10 ans. Parmi les autres captifs, 17 passèrent 6 ans à Alger et 12 y restèrent 8 ans.

17 Le financement du rachat pouvait s’effectuer de diverses manières. Le prix de 16 de ces hommes fut intégralement payé par l’argent réuni pour la rédemption : ils sont déclarés très pauvres et ne pouvaient sans doute pas contribuer à leur libération. Six autres avaient bénéficié de l’aide d’un tiers, les rédempteurs payèrent le reste. Pedro Rodríguez et Juan López Guillén financèrent la totalité de leur rachat grâce à des aides. Six autres bénéficièrent également d’une aide pour leur rachat, mais ils furent obligés de contracter une dette auprès des rédempteurs pour payer la totalité de la somme. Un donateur extérieur pouvait financer la totalité du prix à payer : ainsi CristóbalCopado obtint l’aide d’un certain Alonso de Arena pour son rachat. Pareillement, le rachat de Juan Rodríguez et de Domingo Fernández fut payé par don Juan Jiménez de Ávila, CristóbalSalido bénéficia d’une aide et le reste fut payé par don Alonso de la Cueva. Le dernier, Alonso de Admora, dut signer une reconnaissance de dette auprès des rédempteurs pour la totalité de son rachat.

18 Les prix de rachat de ces 35 hommes fluctuant entre 13 812 et 192 387 maravédis, il semble un peu dérisoire de calculer le prix moyen d’un captif. Parmi ceux qui avaient été intégralement financés par la rédemption, neuf avaient coûté la même somme : 17 681 maravédis, ce qui nous amène à penser que ce prix découle de la négociation menée entre les rédempteurs et le roi d’Alger avant même le début de l’opération.

19 Cet exemple présente l’intérêt de fournir plus d’informations que la plupart des listes de captifs, simplement nominatives. Cependant ces dernières ne doivent pas être négligées.

Origine géographique des captifs et durée de la captivité

20 Comme on le sait, les origines géographiques des captifs étaient très diverses, ces hommes provenant de toutes les régions d’Espagne28. Pour illustrer cette affirmation, nous avons choisi de porter plus particulièrement notre attention sur des documents de l’ensemble des manuscrits dont nous disposons.

21 L’analyse de deux dossiers dans la première partie de cette étude a permis de mettre en relief le fait que la plupart des captifs recensés venaient de provinces proches du fief principal du comte d’Alcaudete et que fort peu étaient issus des provinces côtières, supposées plus exposées aux attaques corsaires et présentant ainsi plus de risques de captivité. Si on étend cette analyse à d’autres documents plus fournis en captifs, mais pas obligatoirement en renseignements précis29 dans lesquels 897 individus sont recensés, ce chiffre beaucoup plus élevé permet de renforcer les conclusions envisagées. En effet, la moitié d’entre eux étaient originaires des terres de l’intérieur de la péninsule (les deux Castilles, Madrid, Estrémadure) en incluant les provinces de l’intérieur de l’Andalousie (Jaén, Séville et Cordoue). En revanche, seulement un tiers de ces captifs venaient des provinces de la côte méditerranéenne (sud de l’Andalousie,

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Valence, Murcie et la Catalogne). Les 17 % restant venaient de terres éloignées de la Méditerranée. Si on regarde de près les provinces du sud-est de la péninsule, on constate que celle de Jaén (située à l’intérieur, mais nous savons aussi que c’est le berceau des Fernández de Córdoba, comtes d’Alcaudete) regroupait 18 % des captifs, ce qui est beaucoup plus que les terres côtières de la région : de Murcie, venait un captif sur neuf environ, et Malaga n’en fournissait guère plus de 5 %.

22 La durée de la captivité était très variable, car elle dépendait de différents facteurs dont le prix fixé, les éventuelles difficultés à réunir la somme demandées et les possibilités de rejoindre les terres chrétiennes. Dans le cas de la rédemption qui nous occupe ici, les opérations étaient ralenties par les négociations pour fixer le prix des captifs et la collecte de l’argent nécessaire aux rachats et à l’organisation matérielle de la rédemption. L’espoir que nourrissaient les rédempteurs de pouvoir racheter tous les captifs répertoriés se voyait réduit par les difficultés constituées par ces procédures. Bernardino Hurtado dans l’un des courriers envoyés d’Oran aux exécuteurs testamentaires de l’empereur en 1564 déclarait n’espérer pouvoir racheter que la moitié de captifs pour lesquels il avait reçu des dons30. Dans un courrier antérieur (1563), il déclarait déjà avoir été obligé de restituer aux proches de certains captifs l’argent qu’ils lui avaient donné pour leur libération car les intéressés étaient décédés ou s’étaient convertis à l’islam31. En effet, la privation de liberté, la soumission aux travaux forcés, l’exécution de tâches dangereuses, les mauvais traitements, la pénurie d’aliments et d’eau, l’exposition aux maladies, en d’autres termes, tous les dommages et préjudices inhérents à la vie en captivité outre la perte de l’espoir d’être rachetés, conduisaient quelques uns de ces hommes à se convertir à l’islam dans l’objectif d’améliorer leurs conditions de vie, devenant ainsi des renégats.

23 Parmi les 897 captifs répertoriés dans les documents analysés dans cet article, nous avons identifié 32 hommes recensés qui ne furent pas libérés « car ils étaient morts, devenus des renégats ou envoyés à Constantinople »32. On rencontre aussi des hommes qui furent rachetés mais qui n’arrivèrent jamais en terre chrétienne : Valeriano de Torres, qui se convertit à l’islam une fois libéré par les rédempteurs33 ; Juan Delgado, Juan de Retes, Diego Gutiérrez et Pedro de Mesa qui moururent après avoir été libérés par Diego de Cisneros34. Cependant, on trouve aussi le cas de trois femmes, Isabel Díaz, Catalina de Ribera y Pasquina qui furent affranchies par leurs maîtres35.

24 On souhaiterait pouvoir donner des chiffres précis sur la durée de la captivité, mais malheureusement, le nombre de captifs pour lesquels nous avons réussi à saisir ou à déduire cette information est encore trop réduit. Les documents analysés ne contiennent pas toujours le même type d’informations. À titre d’exemple, les dossiers analysés en début d’étude36, dans lesquels sont recensés 35 personnes, indiquent l’âge des captifs et la date à laquelle ils ont été pris, ce qui permet de déduire le temps que ces hommes ont passé en captivité. Cependant il n’en va pas de même pour les trois autres manuscrits étudiés37. Dans ces documents, la date de la capture ou de la libération ne figure pas toujours, ce qui rend plus délicat, voire impossible, le calcul du temps passé en captivité. Malgré tout, on se proposera ici d’apporter quelques chiffres.

25 Même si la date de libération de 500 captifs sur 897 recensés est connue et qu’on peut lire, ou déduire, la date de capture de 240 d’entre eux, seuls 200 offrent à ce propos une information complète – dates de capture et de libération – soit guère plus de 22 % du total. La date de capture peut être déduite en particulier de la mention qui figure à côté du nom de plus d’un captif : « capturé avec le comte » où d’autres indications

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explicites38. Pour les rédacteurs de ces listes, il était évident qu’il s’agissait des gens capturés durant l’expédition contre Mostaganem organisée par le comte d’Alcaudete le 28 août 1558. Il en va de même pour les expressions « dans le navire d’Oran » et « en los Gelves » (« à Djerba »), qui font référence aux navires envoyés par les Espagnols pour combattre les hommes dépêchés par Hasan Corso pendant le siège d’Oran en 155639 et à la bataille de Djerba en 156040, respectivement. Nous avons déduit aussi la durée de captivité de don Martín de Córdoba, fils du comte d’Alcaudete, pris durant l’expédition organisée par son père contre Mostaganem (1558). Dans une des lettres à Diego de Cisneros en 1561, Bernardino Hurtado déclarait que don Martín de Córdoba avait débarqué à Malaga d’un navire qui arrivait d’Oran en décembre 1560. Il avait passé presque 3 ans de captivité à Alger41. C’était un personnage important dont la libération se révélait prioritaire, comme l’indique l’attribution pour son rachat par l’évêque de Málaga du tiers des aumônes qu’il faisait parvenir aux rédempteurs42. Mais son rachat posait un problème car le roi d’Alger demandait une somme exorbitante pour sa libération.

26 Ces références se révèlent d’une grande importance car elles permettent de déduire le temps passé par chacun en captivité : 188 des 200 captifs furent capturés « avec le comte », donc en 1558, ce qui représente 94 % des captifs pour lesquels nous possédons suffisamment de données permettant de déduire la durée de leur captivité. Ce fait pourrait s’expliquer par l’importance de cette expédition dans laquelle des milliers d’hommes furent capturés moins d’un an avant la mort de l’empereur43 ; 3,5 % devinrent captifs pendant le siège d’Oran, à Bougie ou en Méditerranée en 1556, et seulement 2 % en 1560 lors du désastre de Djerba.

27 Le temps passé en captivité est très variable. Antonio, slavon, fut capturé pendant l’expédition contre Alger en 154144. Il ne fut libéré qu’en 1560 : il resta donc 19 ans captif en Afrique du Nord. On peut aussi rencontrer des situations opposées : Cristóbal de Mármol et Francisco de Rueda, capturés pendant la bataille de Djerba en 1560 et libérés par Diego de Cisneros, le premier la même année et le second en 1561. Ils ne passèrent que quelques mois, pour le premier, et un an, pour le second, prisonniers à Alger. Les autres restèrent 2 ans, pour la plupart (52 %), 3 ans (29 %), 4 ans (2,5 %), 6 ans (8,5 %) ou même 8 ans (6 %) à Alger.

28 Malgré l’absence de chiffres pour un nombre plus étendu de captifs, ce document peut nous apporter quelques informations sur la façon et l’endroit où 322 de ces hommes furent capturés : la grande majorité (264 hommes, 82 %) « au service de sa majesté » dans les différentes batailles menées contre les musulmans en Afrique du Nord (Bougie, Alger, Oran, Mostaganem, Djerba). Une fois encore, la plupart de ces hommes (85 % de ces 264 captifs) furent pris lors de l’expédition contre Mostaganem aux côtés du comte d’Alcaudete. 8 % furent capturés en Méditerranée, plus ou moins près des territoires péninsulaires, sur différents navires amenant des victuailles à Oran ou revenant d’Oran vers la péninsule, allant vers l’Italie, Malaga ou Barcelone. Furent capturés dans différentes zones côtières espagnoles, telles Motril, Mazarrón, Almería ou Mallorca, 5,3 % d’entre eux, alors que 3,4 % le furent sur les côtes de territoires « étrangers » ou en Méditerranée, loin des territoires péninsulaires comme la Corse, la Sardaigne, Malte, Port-Farine en Tunisie ou encore la Calabre. Seulement 4 % de ces hommes furent capturés dans les zones de l’intérieur de la péninsule (la campagne de Murcie, par exemple).

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Statut, conditions de captivité et prix des captifs

29 Il est intéressant d’étudier le statut social des captifs, car, dans beaucoup de cas, la facilité de rachat des prisonniers, leur prix, et les conditions dans lesquelles ils se trouvaient en captivité en dépendaient.

30 Selon les instructions que les exécuteurs testamentaires envoyèrent en 1559 à Diego de Cisneros45, celui-ci était chargé de la négociation des prix des captifs avec le dey d’Alger, afin d’être à même d’en racheter le plus grand nombre avec les 10 000 ducats légués par l’empereur et les autres aumônes. Dans ce même document, sont établies les priorités du rachat : les captifs les plus pauvres, mais aussi des soldats, respectant ainsi le souhait que l’empereur avait exprimé dans son testament. À propos des hommes de guerre, l’objectif des rédempteurs était d’éviter que l’ennemi ne possédât des esclaves habiles et forts qu’il pourrait utiliser pour la rame, la construction de murailles et d’autres activités préjudiciables pour la monarchie catholique46. Ce fait expliquerait qu’une grande partie des captifs libérés que nous avons trouvés dans les listes étudiées aient participé dans des batailles contre les musulmans, tels ceux qui avaient été capturés pendant l’expédition contre Mostaganem (1558) ou à Djerba (1560).

31 Le prix des captifs était très variable car il dépendait, entre autres, de la négociation faite avec le gouvernant de la place, du nombre de captifs qu’il possédait au moment du rachat et, surtout, du statut social et professionnel des prisonniers, ainsi que de leur condition physique.

32 Le statut social, le métier et l’état de santé des captifs influèrent sur la facilité de leur rachat. Dans une lettre adressée en 1559 au duc de Maqueda, vice-roi de Valence, le dey d’Alger affirmait qu’il ne permettrait pas le rachat d’hommes de quelque importance ou ayant une qualification professionnelle spécifique47. Fait qui fut confirmé par Diego de Cisneros qui se plaint de ne pas pouvoir racheter certains captifs considérés à Alger comme des gentilshommes48. Les propriétaires étant conscients des sommes importantes qu’ils pouvaient demander pour le rachat des captifs qui avaient un certain statut social et ils n’étaient pas prêts à les donner aux rédempteurs au même prix que le reste des captifs. Dans le cas des hommes qui avaient un métier, la difficulté de leur rachat s’expliquait par les profits que leurs propriétaires obtenaient d’eux comme main-d’œuvre gratuite. À l’inverse, les captifs malades, mutilés ou estropiés avaient plus de chances d’être rachetés. Diego de Cisneros affirme en 1562 avoir été obligé de racheter 40 captifs malades et manchots pour mettre fin aux soupçons de certains qui l’accusaient d’être un espion49.

33 Quant au prix des captifs dans la rédemption qui nous occupe, le dey d’Alger le fixa à 60 écus par captif50, ce qui représentait la moitié du prix qu’il avait fixé pour les captifs dans une autre rédemption réalisée par le Portugais Pedro Narváez51. Cependant à plusieurs reprises, le dey d’Alger exigea des prix plus élevés pour certains captifs, soit du fait de leur statut social, soit du fait de leurs compétences professionnelles. Par exemple, comme nous l’avons dit, en 1562 Diego de Cisneros informe des problèmes qu’il rencontrait à racheter certains captifs considérés comme gentilshommes, et affirmait que leur rachat lui coûterait plus de 80 écus par personne52. Bernardino Hurtado affirme que Diego de Cisneros a payé plus de 300 écus pour le rachat d’un frère dominicain53. Au contraire, le prix de certains captifs fut fixé au-dessous des 60 écus, car leur état physique ne permettait pas à leurs propriétaires d’en tirer profit comme esclaves. Tel fut le cas des 40 captifs malades et manchots que Diego de Cisneros dut

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racheter et dont le prix fut fixé à 1 000 écus54, au lieu de 2 400 écus, prix prévu pour 40 personnes.

34 La conjoncture fut un autre facteur qui influa aussi sur les prix des captifs. Par exemple, quand les corsaires apportaient peu de captifs, le montant des rachats augmentait55. Dans un courrier de 156556, Bernardino Hurtado informait que le dey d’Alger, à court de captifs, demandait des prix élevés pour leur rachat. Les gestionnaires de la rédemption décidèrent de ne pas lui offrir plus de 100 à 150 écus par homme pour éviter de créer un précédent qui conduirait à l’inflation57.

35 Comme nous l’avons dit plus haut, nous connaissons la date de libération de 500 des 897 captifs répertoriés dans les documents analysés dans cette étude58. Ces listes contiennent aussi les sommes payées pour les rachats de 487 de ces 500 captifs, qui se composent du prix de rachat proprement dit et de différentes taxes payées pour pouvoir les faire sortir de la régence. La valeur de ces captifs fluctuait entre 23 écus, prix d’un captif pauvre et âgé, et près de 554 écus payés pour le capitaine Alonso Rodríguez. Il existe aussi des cas tel celui d’Isabel Díaz, qui fut affranchie par son maître et pour laquelle les rédempteurs ne durent payer que les taxes 2250 maravédis, soit moins de 6,5 écus.

36 Pour se faire une idée plus concrète de la variabilité des prix des captifs, il suffit d’examiner leur statut, leur sexe, leur âge ou leur condition physique. Parmi les sources étudiées ici, le prix d’un capitaine ou d’un de ses enfants fluctue entre 267 et 554 écus, alors que celui d’un sous-lieutenant (alférez) se situe entre 114 et 373 écus ; celui des soldats de rang inférieur est à 50 écus pour le moins cher d’entre eux, contre 200 pour un maître de galiote. Le prix des hommes âgés varie de 35 écus à 176 écus, mais il s’agit ici d’un ecclésiastique. En ce qui concerne cette dernière catégorie, leur prix s’établit entre 10 écus – quand l’homme est âgé – et une moyenne de 139 écus59 ; alors que le prix d’un notaire peut atteindre 180 écus. Parmi les différents métiers tels que cuisinier, peintre, bonnetier, cordonnier, charpentier, chasseur ou apothicaire, les prix vont de 56 écus pour un bonnetier à 303 écus pour un cuisinier. Pour les 42 femmes libérées dans cette rédemption, les prix se situent entre 23 et 300 écus ; on trouve aussi 23 jeunes gens dont les prix allaient de 30 à 190 écus. Quant à la condition des captifs, nous savons que le prix de ceux qui étaient « pauvres » ou « très pauvres » fluctuait entre 23 et 170 écus, montant payé pour un sous-lieutenant pauvre60. La somme versée pour des prisonniers handicapés ou malades allait de 33 écus pour un captif aveugle, à 200 pour un sous-lieutenant manchot.

37 Le cas de don Martín de Córdoba est particulier car le dey d’Alger demandait une somme extrêmement élevée pour son rachat : 30 000 ducats (plus de 32 000 écus), soit le triple de ce que l’empereur avait légué pour la libération des captifs. De fait, face aux tentatives de négociations, le dey d’Alger menaça d’envoyer le célèbre prisonnier à Constantinople si la somme qu’il avait fixée pour son rachat n’était pas payée, ce qui aurait pratiquement annulé les possibilités de sa libération61.

38 Don Martín fut finalement libéré en décembre 1560. On permit sa sortie d’Alger afin qu’il pût réunir la somme nécessaire à son rachat, mais il dut laisser deux otages (qui ne furent libérés qu’en 1564) et une partie de l’argent avant de quitter la ville62. Il réunit la somme grâce à l’aumône de l’évêque de Malaga63 et le prêt de 10 000 ducats que Diego de Cisneros lui accorda avec l’argent de la rédemption64, ce qui ne pouvait que porter préjudice au reste des captifs, comme certains captifs ne manquèrent pas de le souligner65. En outre, de même que d’autres captifs, don Martín était obligé de rendre à

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la rédemption l’argent que Cisneros lui avait prêté pour son rachat66 ; la somme étant démesurée, il eut des problèmes pour la réunir en arrivant en Espagne67. De fait, selon la comptabilité présentée par le comptable Antonio de Villegas en 1566, don Martín devait encore 4 200 écus aux rédempteurs à cette date68.

39 Dans les récits des pères rédempteurs, on trouve aussi la description des souffrances et des tortures supportées par les captifs en terres africaines. Les bagnes étaient décrits comme des endroits nauséabonds, obscurs, étroits et sales où les captifs portaient des chaînes pour éviter leur fuite69. Mais le fait est que les conditions de vie, de travail, et le traitement des captifs au Maghreb entraient, sauf exceptions, dans les coutumes de l’époque et n’étaient pas spécifiques à l’Afrique du Nord70. Les corsaires ne maltraitaient pas systématiquement leurs captifs chrétiens, car ils constituaient la partie la plus précieuse du butin71. Évidemment, il existait une certaine cruauté, mais celle-ci faisait partie de la norme de l’époque, y compris à l’égard des travailleurs libres et, de fait, les propriétaires des captifs essayaient de les garder en vie et en bonne santé. Dans un document de la rédemption qui nous occupe, il est affirmé qu’aucun des captifs qui allaient être rachetés n’avait été maltraité, si ce n’est pour le travail et les services qu’ils devaient fournir en tant qu’esclaves72. Dans une brève description physique des 22 captifs recensés73, deux ont un bras en moins, à un autre il manque une main et un quatrième est aveugle ; mais il est aussi question de la bonne condition physique du reste du lot ; en d’autres termes, dans ce petit échantillon, la plupart de ces captifs étaient en bonne santé.

40 Nous ne pouvons pas nier que les captifs, comme l’affirme Diego de Cisneros74, étaient soumis à des travaux très durs, parfois excessifs, qui provoquèrent la mort de nombre d’entre eux. Mais le travail ne fut pas le seul facteur qui influa sur la mortalité des captifs. Parfois ces hommes mouraient en essayant d’éviter la capture75, noyés en tentant de fuir leurs ennemis76, ou victimes de représailles des actions réalisées par les chrétiens contre un musulman77.

41 Cependant, les conditions de vie des captifs étaient loin d’être idéales, et ces hommes n’étant pas bien nourris ni hydratés, il n’était pas étonnant qu’ils tombent malades78. En outre, ils couraient le risque d’être envoyés à des endroits, tels que Constantinople, éloignés de leur pays d’origine d’où ils ne pourraient jamais être libérés. L’une des principales préoccupations de Diego de Cisneros pendant son séjour à Alger fut de tenter de l’empêcher79, son autre souci étant la crainte du reniement80.

Conclusion

42 Alors que l’Empire ottoman étend son influence vers le nord de l’Afrique durant le XVIe siècle, les attaques de corsaires barbaresques en mer ou sur les côtes s’intensifient et le nombre de captifs rançonnés augmente. Ceux-ci jouèrent un rôle très important dans ces sociétés car ils devinrent une des bases de l’économie et la principale force de travail. Nombre de ces hommes étaient des Espagnols, car la proximité des côtes ibériques favorisait leur capture. Cependant, la majorité n’étaient pas originaires des côtes, mais provenaient de toutes les provinces péninsulaires. Parfois, comme dans le cas qui nous occupe, il y avait même plus de captifs originaires de l’intérieur des terres que des côtes.

43 Le temps de captivité de ces hommes était aléatoire et dépendait principalement de l’endroit où ils étaient capturés, du prix demandé pour leurs rachats, du temps

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consacré à réunir les sommes demandées pour leur libération, ainsi que de l’organisation de la rédemption. Les captifs recensés dans les documents étudiés ici eurent la chance que cette rédemption fût organisée seulement quelques années après leur capture. De plus, la plupart des hommes étaient des soldats, ce qui leur conférait une priorité de rachat, selon les vœux de l’empereur dans son testament, mais tous n’eurent pas cette chance.

44 Le statut social, le métier, autant que l’état de santé des captifs, influaient dans la facilité de leurs rachats. Les rédempteurs libéraient plus facilement des prisonniers malades ou infirmes, dont les propriétaires souhaitaient se débarrasser, que des captifs en pleine forme et/ou exerçant des métiers fort profitables à leurs maîtres. À l’inverse, les prix que les corsaires pouvaient demander pour les captifs les plus pauvres étaient moins élevés. Cependant, ils pouvaient varier pour différents motifs, par exemple le manque de captifs dans la régence au moment de la rédemption.

45 Indépendamment de leurs lieux de provenance, ou du prix demandé pour leur rachat, tous ces hommes connurent la captivité mais ne la vécurent pas dans les mêmes conditions, celles-ci dépendant de leur statut social et de la valeur qu’ils avaient aux yeux de leurs propriétaires. Ils ne se confrontèrent pas non plus aux mêmes dangers, car ceux-ci dépendaient des conditions dans lesquelles ils vivaient. Ce que nous pouvons affirmer est que, dans une certaine mesure, ces hommes constituaient tous une propriété suffisamment précieuse pour que leurs propriétaires essaient de les garder en vie et en bonne condition physique, toujours dans les normes de l’époque, même si aujourd’hui celles-ci nous semblent bien dures.

NOTES

1. . On ne citera ici que quelques travaux suggestifs parmi les plus récents : Robert C. Davis, Christian Slaves, Muslim Masters.White Slavery in the Mediterranean, the BarbaryCoast and Italy, 1500-1800, New York, Palgrave-Macmillan, 2003 (traduction française : Éditions Jacqueline Chambon, 2006) ; José Antonio Martínez Torres, Prisioneros de los infieles. Vida y rescate de los cautivoscristianos en el Mediterráneomusulmán (siglos XVI-XVII), Barcelone, Bellaterra, 2004 ; LemnouarMerouche, Recherches sur l’Algérie à l’époque ottomane. 2, La course, mythes et réalité, Saint-Denis, Bouchène, 2007 ; Wolfgang Kaiser (dir.), Le commerce des captifs. Les intermédiaires de l’échange et le rachat des prisonniers en Méditerranée, xv e-xviii e siècle, Rome, École française de Rome, 2008. 2. . LemnouarMerouche, Recherches sur l’Algérie…, op. cit., p. 145-146, évoque 73 missions rédemptrices à Alger au xvie siècle, pour le seul ordre de la Merci, ayant conduit à la libération de 12 500 captifs. Ces chiffres proviennent de Abd El Hadi Ben Mansour, Alger xvi e-xvii e siècle.Journal de Jean-Baptiste Gramaye, « évêque d’Afrique », Paris, Cerf, 1998, p. 164, lequel ne nous dit pas d’où il les tire. 3. . José Antonio Martínez Torres, Prisioneros de los infieles…, op. cit. 4. . Ibid., p. 82. 5. . Pour une étude détaillée de ce processus, voir Mercedes García Arenal et Miguel Ángel de Bunes Ibarra, Los españoles y el norte de Africa. Siglos XV-XVIII, Madrid, Mapfre, 1992.

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6. . Abd El Hadi Ben Mansour, Alger xvi e-xvii e siècle…, op. cit., p. 219-220, fait le compte, à partir d’estimations produites par Gramaye, des revenus du pacha régnant à Alger pour l’année 1619 : les « droits sur les prises » (dans lesquels sont inclus les droits sur les captifs chrétiens) ne représentent qu’à peine 2 % du total. Même si on y ajoute les rentrées provenant des parts prises par le pacha dans l’armement de course (6,27 %) et les taxes sur les devises et produits importés (12,53 %), les revenus provenant de l’extérieur, si l’on en croit ses chiffres, correspondent à moins de 21 % du total. En comparaison, l’impôt prélevé dans les douars de l’arrière-pays rapporte à lui seul plus de 28 % du revenu global. 7. . Comme le résume fort bien le religieux, ancien captif, Jérónimo Gracián de la Madre de Dios, Tratado de la redención de cautivos, édition et prologue de Miguel Ángel de Bunes Ibarra et Beatriz Alonso Acero, Madrid, Espuela de Plata, 2006 (1609), p. 27, dans son adresse liminaire au pape Clément VIII : il ne faut pas oublier les captifs, affirme-t-il, car « cet oubli donne l’occasion à certains d’entre eux de renier la foi qu’ils ont professée et d’apostasier, et après avoir renié, ce sont eux qui causent le plus de dommage à la chrétienté » (notre traduction). 8. . Manuel Fernández Álvarez (éd.), « Testamentode Carlos V, Bruselas, 6 de junio de 1554 », Corpus documental de Carlos V, Madrid, EspasaCalpe, 2003, vol. 4, p. 94 ; Rudy Chaulet, « La rédemption des captifs espagnols d’Afrique du Nord dans les Descargos de Carlos V (1559-1560) » dans La fin du statut servile ? (affranchissement, libération, abolition), Besançon, PUFC, 2008, vol. II, p. 379-380 ; José Antonio Martínez Torres, Prisioneros de los infieles…, op. cit., p. 97. 9. . Manuel Fernández Álvarez (éd.), « Instrucción de los testamentarios de Carlos V a Martín de Gaztelu, Valladolid, 10 de enero de 1559 », Corpus documental…, op. cit., p. 455. 10. . Archivo General de Simancas (dorénavant AGS), Casas y SitiosReales (dorénavant CSR), legajo – liasse – (dorénavant leg.) 141, expediente – dossier – (dorénavant exp.) 244. 11. . Ibid., exp. 261. 12. . Ibid., exp. 61. 13. . Ibid., leg. 135, exp. 70, 78 et 134, et leg.141, exp. 10 et 209. 14. . Ibid., leg. 135, exp. 114 et 115. 15. . Ibid., exp. 134, 140, 148, 154, 171 et leg. 141 exp. 34 y 37. 16. . AGS, CSR., leg. 135, exp. 70, 78 et 135, et leg. 141 exp. 34 et 37, que nous avons choisi d’analyser plus attentivement pour cet article parmi les milliers de feuillets manuscrits dont nous avons parlé plus haut. 17. . AGS, CSR, leg. 141, exp. 34 et 37. 18. . AGS, CSR, leg. 141, exp. 34. 19. . Nous savons que dans ce navire auraient dû arriver 25 hommes (et non 22), mais 3 furent assassinés en route par les Maures car ils descendirent du brigantin qui fut obligé de se rapprocher de la côte à cause du mauvais temps : AGS, CSR, leg. 135, exp. 130. 20. . AGS, CSR., leg. 141, exp. 37. 21. . Le comte d’Alcaudete, gouverneur d’Oran, lança une expédition contre Mostaganem le 26 août 1558. L’expédition tourna à la catastrophe. Le comte fut tué et des milliers d’Espagnols furent capturés, dont les 25 hommes figurant ici. 22. . Il ne faut pas oublier la coexistence de deux courses, l’une chrétienne et l’autre musulmane au xvie siècle : Anne Brogini, « L’esclavage au quotidien à Malte au xvie siècle », ‘L’esclavage en Méditerranée à l’Époque Moderne’, Cahiers de la Méditerranée, vol. 65, 2002, p. 137-158. URL : http://cdlm.revues.org/5132.Ici, ce Nardo est décrit comme un Maltais qui voyageait sur un navire de course chrétien. C’était donc un corsaire chrétien fait prisonnier par des corsaires musulmans : AGS, CSR, leg. 141, exp. 34 : « q[ue] cautibó en unafragata en corso [h]abráochoaños en el golfo de Malta ». 23. . Comme l’explique Miguel Ángel de Bunes Ibarra, « La vida en los presidiosdelnorte de África », Relaciones de la PenínsulaIbérica con el Magreb, siglos XIII-XVI, Madrid, CSIC, 1988, p. 564-566, dès leur instauration, les présides espagnols au nord de l’Afrique nécessitaient

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l’avitaillement de la péninsule. Comme on le constate ici, les provisions n’arrivaient pas toujours à destination à cause, entre autres, des attaques des corsaires barbaresques, ce qui entraînait des périodes de disette. 24. . Même si les rédempteurs espagnols privilégiaient la libération de leurs compatriotes (et parmi eux les femmes et les enfants, car, selon les spécialistes, davantage exposés au reniement), il n’est pas rare de trouver des étrangers, dont il convient de signaler ici qu’ils sont Génois et Maltais, c’est-à-dire des alliés de l’Espagne. 25. . Les noms des propriétaires des captifs sont mentionnés ici tels que les ont transcrits les rédempteurs, c’est-à-dire, comme ils les entendaient prononcer. 26. . Nous ignorons la date à laquelle quatre d’entre eux furent capturés. 27. . On ne connaît que le lieu de sa capture, Djerba, mais pas la date. Dans ce cas, nous pouvons déduire qu’il s’agit du « desastre de los Gelves » en 1560. 28. . Ellen G. Friedman, Spanish captives in NorthAfrica in the Early Modern Age, Wisconsin, The University of Wisconsin Press, 1983, p. 3. 29. . AGS, CSR, leg. 135, exp. 70, 78 et 135, et leg. 141 exp. 34 et 37. 30. . Ibid., leg. 135, exp. 76 : « Desta [h]azienda es mucha cantidad de captibos a quien se les a de volver si no se rrescataren, que creoserámás de la mitad ». 31. . Ibid., exp. 103. 32. . Ibid., exp. 70 et 78. 33. . Ibid., exp. 70 et 78. 34. . Ibid., exp. 70 et 135. 35. . Ibid., exp. 70 et 135. 36. . AGS, CSR, leg. 141, exp. 34 et 37. 37. . AGS, CSR, leg. 135, exp. 70, 78 et 135. 38. . AGS, CSR, leg. 141, exp. 34 : « que cautibó en el año de çinquenta e ocho en la jornada q[ue] el conde de Alcaudetehizo sobre Mostagán ». 39. . Gregorio SánchezDoncel, Presencia de España en Orán (1509-1972), Tolède, EstudioTeológico de San Ildefonso, 1991, p. 224. 40. . Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II,t. 2, 3e partie : Les événements, la politique et les hommes, Paris, Armand Colin, 1990 [1949], p. 285-296. 41. . AGS, CSR, leg. 141, exp. 13. 42. . AGS, CSR, leg. 135, exp. 209. 43. . Rudy Chaulet, « La rédemption des captifs espagnols d’Afrique du Nord… », art. cit., p. 380-381. 44. . AGS, CSR, leg. 135, exp. 70 : « perdiosequandovinoaqui su mag[estad] ». Il fut capturé pendant le siège d’Alger en 1541 et fut récupéré pour la chrétienté en 1560. Il s’agit sans doute d’un de ces esclaves chrétiens originaires d’Europe de l’Est. 45. . AGS, CSR, leg. 141, exp. 189. 46. . AGS, CSR, leg. 135, exp. 156. 47. . Ibid. : « sobre ciertorescate de cativosespanyolespobresdigo y prometoporhazerplazer a VuestraSeñoriadexarle los cativos que a mi me pareciere con tal que no sean hombres de cargo que no hayantenidoofficios ». 48. . Ibid., exp. 111. 49. . Ibid., exp. 143. 50. . Ibid., exp. 156. 51. . Ibid., exp. 203. 52. . Ibid., exp. 111. 53. . Ibid., exp. s.n. du 2 février 1563. 54. . Ibid., exp. 143.

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55. . La course était une activité saisonnière qui devait s’adapter aux conditions météorologiques, ce qui faisait que les régences barbaresques vivaient des périodes de dépression par manque de butin, tant en hommes qu’en marchandises. 56. . AGS, CSR, leg. 135, exp. 229. 57. . Rappelons que pendant les négociations faites au début de la rédemption, le dey d’Alger fixa le prix des rachats à 60 écus par captif. 58. . AGS, CSR, leg. 135, exp. 70, 78 et 135, et leg. 141 exp. 34 et 37. 59. . Si l’on excepte l’allusion supra au dominicain payé 300 écus, non répertorié dans les listes. 60. . Pour le captif pauvre et âgé que nous avons déjà croisé supra, son prix étant le plus bas de tous ceux rencontrés. 61. . AGS, CSR, leg. 135, exp. 203 et leg. 141, exp. 174. 62. . Ibid., leg. 135, exp. 81. 63. . Ibid., exp. 209. 64. . Ibid., exp. 148. 65. . Ibid., leg. 141, exp. 13. 66. . Ibid., exp. 13. 67. . Ibid., leg. 135, exp. 73, 143, 171 et 226, et leg. 141, exp. 13, 15 et 234. 68. . Ibid., leg. 141, exp. 209. 69. . Jerónimo Gracián de la Madre de Dios, Tratado de la redención…, op. cit., p. 31. 70. . Ellen G. Friedman, « Christian captives at ‘Hard Labor’… », art. cit., p. 622. 71. . KarrayKossentini, « Les esclaves espagnols à Tunis au xviie siècle », dans Captius i esclaus a l’Antiguitat i al Món modern. Actes del XIX colloquiinternacionaldelGirea,tenu àPalma de Majorque2-5 octobre 1991, Naples, Jovene, 1996, p. 330. 72. . AGS, CSR, leg. 141, exp. 174. 73. . Ibid., exp. 34. 74. . AGS, CSR, leg. 135, exp. 141. 75. . Ibid., exp. 130. 76. . AGS, CSR, leg. 141, exp. 212. 77. . Ibid., exp. 38. 78. . AGS, CSR, leg. 135, exp. 135 et 140. 79. . Ibid., exp.134 et 143. 80. . Ibid., exp. 134.

RÉSUMÉS

La relative rareté des sources relatant des rédemptions espagnoles en Afrique du Nord au xvie siècle rend d’autant plus intéressante celle qui suivit le décès de l’empereur Charles Quint et sa volonté testamentaire de faire libérer des captifs. Même si cette source est en partie déterminée par le désir impérial de privilégier la libération d’anciens soldats capturés en Afrique du Nord, elle fournit des informations, certes incomplètes mais précieuses, sur des centaines de captifs se trouvant à Alger dans les années 1560, et permet d’entrevoir leur origine géographique, leur statut social, les conditions et la durée de leur captivité, ainsi que le prix de leur rachat.

There are relatively few sources describing Spanish ransom efforts in sixteenth-century North Africa, making Charles V’s testamentary release of captives all the more interesting. Even if the

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emperor’s intention was to enable the release of former soldiers captured in North Africa, the document provides incomplete though valuable information about hundreds of captives in Algiers in the 1560s, their geographic origin, social status, confinement duration and conditions and their ransom price.

INDEX

Mots-clés : captivité, Méditerranée occidentale, Afrique du Nord, Alger, Islam, Chrétienté, rédemptions, Charles Quint Keywords : captivity, Western Mediterranean, North Africa, Algiers, Islam, Christian world, ransoming, Charles V

AUTEURS

RUDY CHAULET

Rudy Chaulet est maître de conférences HDR de civilisation hispanique à l’université de Franche- Comté et membre de l’Institut des sciences et techniques de l’Antiquité. Ses recherches portent sur l’Espagne et l’Amérique à l’époque moderne et ont pour thèmes la violence et la criminalité, la captivité et l’esclavage, la réception de l’Antiquité. Il a publié Crimes, rixes et bruits d’épée. Homicides pardonnés en Castille au Siècle d’Or, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2007.

OLGA ORTEGA

Olga Ortega est maître de langue et doctorante à l’université de Franche-Comté. Elle prépare actuellement une thèse sur les captifs espagnols en Afrique du Nord au xvie siècle.

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Les missions de rédemption effectuées sur ordre des ducs de Frías

Florence Lecerf

1 La situation des captifs chrétiens au Maghreb inquiétait tous les esprits de l’époque moderne. Leur captivité était la conséquence de la guerre entre deux civilisations, deux religions. L’affrontement militaire direct étant quasiment abandonné par les Espagnols au XVIe siècle, il fallait trouver une solution pour libérer les victimes de la course et des attaques des littoraux méditerranéens. Les ordres de la Sainte Trinité et de la Merci, qui existaient depuis le Moyen Âge, s’étaient spécialisés dans la rédemption des captifs1. Néanmoins, ce ne fut véritablement qu’à partir du XVIe siècle que leur action allait se déployer, en raison de l’augmentation du nombre de chrétiens retenus au Maghreb. L’État espagnol avait besoin de ces intermédiaires pour deux raisons : ne pas laisser penser qu’il oubliait ses sujets retenus prisonniers en terre ennemie, et ne pas froisser, par une intervention trop directe, les dirigeants musulmans avec qui il signait des trêves « en secret »2. Les Pères trinitaires et mercédaires étaient les personnes idéales pour s’occuper des négociations de rachat : les résultats de leurs missions étaient encourageants, mais il leur manquait une reconnaissance politique et juridique. Elle se fit à partir de 1575 lorsque la monarchie réglementa et contrôla les rédemptions effectuées par les religieux, à travers des instructions et des commissions ad hoc réalisées par les Conseils de Castille et des Finances. Les instructions désignaient quels captifs devaient être rachetés de préférence et, lors des commissions, on s’assurait du bon usage des aides financières apportées par les familles et des aumônes recueillies en Espagne et en Amérique3. Le Conseil de Castille – et parfois celui des Indes – révisait et approuvait les comptes. Un notaire accompagnait les religieux dans toutes leurs actions. Il rendait compte du déroulement de la rédemption. Cette reconnaissance allait encourager la population à donner des aumônes. Nous savons que de 1575 à 1692 les Trinitaires et les Mercédaires ont négocié le rachat de quelques 6 369 captifs, lors de 43 rédemptions effectuées au Maroc et à Alger4.

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2 La rédemption était devenue une question d’État, mais elle resta une affaire privée : administrativement, elle était soumise à la couronne, mais son financement dépendait des donations des laïcs, principalement de la noblesse. Elle faisait aussi l’objet d’une lourde polémique : comment accepter que l’argent des rachats des chrétiens retenus en Afrique du Nord finance la capture d’autres chrétiens, en aidant, indirectement, les musulmans à développer et à améliorer leur dispositif de course ?5Les missions de rédemption furent donc largement critiquées dans la société espagnole de l’époque, notamment en ce qui concernait le déplacement de capitaux vers l’Afrique du Nord6.La solution était-elle, néanmoins, de laisser les captifs chrétiens à leur triste sort pour limiter les dégâts ? Compte tenu du statut religieux de la rédemption, cette solution était inenvisageable : on ne pouvait pas laisser des chrétiens en danger de perdre la foi, surtout depuis le concile de Trente.

3 Les Pères rédempteurs ne pouvaient pas racheter tous les captifs, et ils devaient avant tout obéir aux exigences des monarques espagnols et à celles des dirigeants musulmans, cependant, leur action valait mieux qu’une intervention armée de la couronne, qui n’était jamais qu’une illusion. Les nobles leur firent donc confiance et cherchèrent à les promouvoir. La création de l’arche de la Rédemption de la cathédrale de Burgos en 1483 en est un remarquable exemple. Le Trinitaire Rafael de San Juan fait référence à cette arche fondée par les connétables de Castille, quand il la cite parmi les œuvres de miséricordes les plus illustres d’Espagne pour le rachat des captifs chrétiens7. Les autres fondations qu’il mentionne sont celles du Dominicain Lorenzo Suárez de Figueroa y Córdoba, évêque de Siguënza, des Hiéronymites du couvent Del Parral à Ségovie, des Augustins de Burgos, des confraternités Saint-Elme (Santelmo) et Saint-Etienne (San Esteban) de Barcelone, ainsi que celle de la miséricorde au Portugal8. Il serait intéressant d’étudier le fonctionnement et les résultats de ces fondations et voir si elles avaient l’envergure des italiennes9. Pour notre part, dans cet article, nous nous en tiendrons aux missions de rédemptions ordonnées par les ducs de Frías, connétables de Castille. Nous verrons donc tout d’abord la création de cette arche de la rédemption et les missions qu’elle a ainsi permises, pour nous attarder ensuite davantage sur les captifs rachetés et essayer de dresser leur profil : sexe, âge, prix, origine géographique et durée de leur captivité. Nous élaborerons des statistiques à partir des quinze rédemptions effectuées pour le compte des ducs de Frías de 1599 à 168110. Notre but est d’étudier le rachat des chrétiens par la noblesse. Les instructions des connétables insistaient sur le rachat des femmes, des enfants et des personnes âgées ; les résultats illustrent-ils cette volonté de sauver les plus faibles ?

La fondation de l’arche de la Rédemption

4 Pedro, Bernardino et Íñigo Fernández de Velasco fondèrent en 1483, dans la chapelle Notre-Dame de la Purification de la cathédrale de Burgos, une « arche pour la rédemption des captifs ». Le premier connétable, don Pedro, fut toujours fidèle à la couronne de Castille. Il participa à la guerre de succession aux côtés des Rois Catholiques, et également à celle de Grenade. Héritier en 1470 du comté d’Haro et nommé vice-roi de Biscaye et de Guipúzcoa, ses services rendus à la monarchie lui valurent de nombreux privilèges, parmi lesquels la confirmation de la rente des dîmes de la mer (diezmosde la mar) qu’il employa dans le rachat des captifs. Don Bernardino, fils de don Pedro, fit croître les possessions du lignage des Velasco, grâce à la dot et à

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l’héritage de sa femme Blanca de Herrera. Il obtint des Rois Catholiques le titre de duc de Frías et se maria par la suite avec la fille naturelle du roi Ferdinand, doña Juana de Aragón. Don Íñigo, son frère, fut nommé par Charles Quint gouverneur général des royaumes hispaniques. C’est son fils, don Pedro, qui lui succéda dans le majorat de la maison des Velasco. Les possessions des Velasco comprenaient Briviesca, Medina de Pomar, Halo y Belorado, Cerezo y Frías, Cigales, Pedraza de la Sierra, Torremormojón. La chapelle funéraire des connétables dans la cathédrale de Burgos, ainsi que la Casa delCordón, leur palais à Burgos, témoignent de leur prestige et de leur pouvoir social et économique11. L’arche se trouvait dans la sacristie de la chapelle de leur palais12.Il suffit de lire les clauses rédigées par les ducs de Frías lors de la fondation de cette arche pour voir à qui devaient profiter les dons récoltés : […] Selon les clauses établies pour la fondation faite par les connétables de Castille, D. Pedro, D. Bernardino et D. Íñigo Fernández de Velascode deux cent mille maravédis de rente pour la chapelle de la Purification, propriété de la maison des Frías en l’église métropolitaine de Burgos, dans le but de racheter de captifs ; en priorité, l’on donnera la préférence aux enfants, aux femmes et aux personnes âgées, ensuite aux personnes originaires des terres des connétables et, au cas où il n’y aurait pas de captifs à racheter, les rentes en question devront servir à doter des jeunes filles des domaines en question13.

Les quinze missions de rédemption du XVIIe siècle

5 Il y eut, à intervalles irréguliers, quinze missions de rédemption effectuées sur ordre des ducs de Frías, connétables de Castille, tout au long du XVIIe siècle : 1599, 1609, 1614, 1618, 1625, 1630, 1632, 1637, 1640, 1642, 1658, 1669, 1674, 1677 et 1681. Parfois, elles s’effectuaient en même temps que la rédemption mise en place par la couronne, et à ce moment-là les rédempteurs établissaient deux listes de captifs rachetés. Ce fut le cas de la rédemption de 1609, réalisée à Alger par les Trinitaires Juan de Palacios, Juan delÁguila et Bernardo de Monroy, ce dernier ayant été nommé « rédempteur général de la rédemption des captifs rachetés avec l’argent de l’arche de la rédemption de la cathédrale de Burgos »14. Monroy racheta 68 captifs pour le compte des connétables, résultat digne d’être souligné quand on sait que ce nombre représente un peu plus de la moitié de la totalité des 132 captifs rachetés lors de cette rédemption, alors qu’en temps normal le nombre des captifs rachetés par les connétables oscillait autour de 30, et qu’en 1677 il ne fut que de onze15.

6 Ces rédemptions passaient par les démarches administratives habituelles, mais les ducs incluaient leurs propres clauses dans les instructions, comme celle obligeant les rédempteurs à racheter, en premier lieu, les femmes, les enfants et les personnes âgées, « car ceux-ci plus que d’autres ont besoin de cette rédemption »16, puis les captifs de leurs terres « devant n’importe quels autres, et en particulier ceux originaires des villes de Quincadecampos et Osacasto, lesquels seront les premiers à être rachetés, et, à défaut, ceux qui seraient originaires de la ville de Burgos et de son archevêché et, derrière eux, les captifs originaires des évêchés de Calahorra, Palencia, Léon, Sigüenza, et, à défaut, de toute la Vieille Castille, de la Nouvelle Castille et d’Andalousie »17.

7 L’article de José Fernández de Velasco y Sforza18, duc de Frías de 1937 à 1986, nous montre qu’au milieu du XVIe siècle ces rédemptions profitèrent bel et bien aux plus défavorisés. Il nous rapporte une rédemption de captifs chrétiens effectuée en 1547-1548 dans la ville de Tétouan, grâce à « la disposition testamentaire de don Diego

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Pacheco, deuxième marquis de Villena, qui, ayant participéà la guerre contre les maures, s’est souvenu, au moment de mourir, des malheureux qui gisaient sous le pouvoir de l’islam »19. L’auteurdonne la liste des captifs qui furent rachetés lors de cette rédemption : nous constatons que sur les 72 chrétiens libérés, la moitié était des femmes ou des enfants de moins de 14 ans (17 femmes et 18 enfants). On remarque un certain souci de racheter les membres d’une même famille : dix femmes sont accompagnées d’un ou plusieurs de leurs enfants (jusqu’à trois). Nous allons voir si les documents dont nous disposons nous permettent de confirmer l’hypothèse d’une rédemption sélective des plus faibles au XVIIe siècle.

Rédemptions des ducs de Frías

Captifs Année Lieu Rédempteurs rachetés

1599 Tétouan Alonso de Barahona (Mercédaire) 57

1609 Alger Bernardo de Monroy (Trinitaire) 68

1614 Tétouan / Fez Jerónimo de Fernández (Trinitaire) 22

1618 Alger Andrés de Mancera (Trinitaire) 51

Gabriel de la Asunción, 1625 Tétouan 28 Sebastián de la Madre de Dios (Trinitaires)

Martín Agudo de la Rosa, 1630 Tétouan / Fez 30 Agustín de Guardiola (Trinitaires)

Sebastián de la Madre de Dios, 1632 Tétouan 27 Gaspar de los Reyes (Trinitaires)

Francisco de la Cruz, 1637 Tétouan 25 Gaspar de los Reyes (Trinitaires)

Francisco de la Cruz, 1640 Tétouan 20 Gaspar de los Reyes (Trinitaires)

Francisco de la Cruz, 1642 Alger 16 Gaspar de los Reyes (Trinitaires)

Miguel de la Virgen, 1658 Alger 21 Andrés de San Jerónimo (Trinitaires)

Miguel de la Virgen, Diego de la Purificación, Juan de 1668-1669 Tétouan 17 Jesús María (Trinitaires)

Tétouan / Fez Miguel de la Virgen, Juan de San Bernardo, Diego de 1674 15 / Salé Jesús (Trinitaires)

Miguel de la Virgen, Francisco de los Reyes, Juan de la 1677 Tétouan / Fez 11 Visitación (Trinitaires)

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Miguel de Jesús María, Juan de la Visitación, Martín de 168129 Fez/ Tétouan 32 la Resurrección (Trinitaires)

Total : 440 captifs

Profil social des captifs rachetés

8 Nous allons étudier le profil des captifs rachetés à travers les relations de ces quinze rédemptions, rapports que les rédempteurs devaient remettre au connétable au retour de leur mission. Ces textes indiquent le sexe, l’âge, la provenance, la durée de la captivité et le prix de rachat des captifs, en plus du fait qu’ils brossent souvent un véritable portrait de la personne. Ils nous informent aussi parfois sur la profession qu’ils exerçaient avant leur captivité, en particulier quand il s’agit de soldats, de marins ou de pêcheurs, emplois qui les confrontaient constamment au danger des corsaires et, par conséquent, les rendaient davantage susceptibles de tomber en captivité en terre musulmane.

9 Les quinze rédemptions qui font l’objet de cette étude ont permis le rachat de 440 captifs. Cette étude ne portera cependant que sur 421 captifs, car nous ne savons rien de ce qu’il advint de 19 captifs rachetés en 1681,dans la mesure où, les ports du Maghreb ayant été fermés par les musulmans, ils ne purent être ramenés en Espagne par les Pères rédempteurs20.

Les femmes

10 En premier lieu, nous remarquons que les captives rachetées représentent un faible pourcentage : 54 femmes ont été libérées lors de ces rédemptions, parmi lesquelles treize filles et petites filles d’âge inférieur ou égal à 18 ans, soit un pourcentage de 12,8 % du total des captifs rachetés entre 1599 et 1681 par les connétables de Castille. Ce résultat est légèrement supérieur à celui obtenu par José Antonio Martínez Torres (7,98 %), dans son étude des rédemptions de Castille et d’Andalousie réalisées de 1523 à 169221 ; mais pas au point d’en conclure que les rédemptions des connétables se centraient principalement sur le rachat des captives. De plus, les chiffres de Martínez Torres prennent en compte également les rédemptions effectuées avant les trêves hispano-turques des années 1580, quand les souverains espagnols indiquaient clairement qu’il fallait racheter en priorité les soldats, comme le montrent les instructions de 1562 : Et que l’on rachète grâce aux aumônes les hommes capables de servir à la guerre et les artisans, car de cette façon […] on leur enlève les personnes […] pour ramer sur les galères et pour les travaux de construction et de réparations des murailles, et autres métiers […] [et] […] que l’on ne rachète aucun garçon âgé de huit à dix-huit ans, car tous, sans aucune exception, ont de mauvais désirs, et cela est tellement vrai qu’il n’y a pas d’hésitation à avoir même s’ils sont proposés au rachat et quel que soit leur prix […] et qu’aucune femme ne soit rachetée, à moins qu’il ne s’agisse d’une femme illustre, car à elles aussi, tout comme aux garçons, ils leurfont, à toutes sans exception, commettre le péché de sodomie et le reste avec grand relâchement des mœurs22.

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11 La teneur de ces instructions révèle l’opinion de certains chrétiens qui considéraient que les garçons et les femmes ayant été corrompus par les mauvaises mœurs des musulmans ne devaient pas être rachetés, pour éviter qu’ils ne contaminent à leur tour les chrétiens quand ils rentreraient au pays.

12 La diminution des besoins militaires n’a pas eu de conséquences évidentes sur le nombre de captives rachetées, pour la simple et bonne raison que le marché des captives restait le même. Elles n’étaient tout simplement pas à vendre ou alors à un très haut prix. On imagine la désillusion et le découragement des rédempteurs en 1681, lorsqu’ils voulurent racheter « un nourrisson et sa mère mais ils ne purent y parvenir parce que le roi maure en question ne voulut les vendre à aucun prix »23. D’ailleurs, lors de cette rédemption de 1681, ils ne purent racheter qu’un enfant de sept ans, mais aucune femme. On arrive à une faible moyenne de trois à quatre femmes rachetées par rédemption. Certaines années, aucune femme n’apparaît dans la liste des captifs rachetés (en 1630, 1632 et 1681), d’autres années, le nombre de captives rachetées monte à cinq, sept ou huit, mais il est proportionnel au nombre global. Par exemple, en 1599, sept femmes ont été rachetées sur un total de 57 captifs rachetés (soit 12,3 %), en 1609, huit femmes apparaissent parmi les 68 libérations. Ces chiffres restent très faibles. Même s’il y avait plus de captifs que de captives, les chances qu’elles avaient de recouvrer la liberté étaient moindres, surtout si elles étaient jeunes et belles24.

13 La figure 1 montre l’âge de ces captives libérées par les Trinitaires et Mercédaires au cours des rédemptions qui occupent notre étude ; nous remarquons que ce sont les femmes âgées de 18 à 40 ans qui sont les plus nombreuses dans nos listes de rachats. La présence des petites filles âgées de moins de 6 ans n’est pas non plus négligeable. Ces résultats diffèrent un peu de ceux obtenus par Martínez Torres25 puisque les femmes âgées de plus de 41 ans étaient majoritaires dans les rédemptions de la couronne de 1523 à 1692.

14 L’âge ne semble pas être un critère décisif de rachat ni influer sur son prix ; prenons pour preuve le cas d’Ana de la Rosa (delRosal plus loin dans la relation de la rédemption), âgée de 77 ans (67 ans ensuite dans la relation) et rachetée pour la somme importante de 2 640 réaux en 166926, alors que la moyenne du prix de rachat des femmes âgées de plus de 51 ans était de 1 676 réaux. D’après le texte, cette femme originaire d’El Torbiscon, près des Alpujarras, dans l’évêché de Grenade, avait été capturée sur terre alors qu’elle était gardienne d’une tour. Le prix des hommes âgés de plus de 60 ans rachetés lors de cette même rédemption est nettement inférieur : ils vont de 1 200 réaux à 2 000 réaux, sauf dans le cas d’un homme de 60 ans, racheté pour 2 720 réaux, sans que le texte ne nous informe davantage sur son identité sociale.

Figure 1. Âge des captives rachetées

Source : Élaboration personnelle à partir des archives de Tolède, Section Noblesse des Archives Historiques Nationales, Frías : C.89, D. : 35, 36, 46, 55-75, 116-136, 139-146, 211-231 ; C.90, D. : 1-13, 36-40, 43-67, 69-76.

Les enfants

15 Dans leurs instructions, les connétables insistaient également sur le rachat des enfants. Au total, 61 enfants de moins de 18 ans ont été rachetés, soit 14,5 % du nombre total de captifs rachetés et une moyenne de quatre enfants rachetés par rédemption. Ce nombre

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augmentait ou diminuait en fonction du nombre total de rachats. En 1599, on a racheté seize enfants sur les 57 captifs libérés, et si on ajoute le nombre de femmes rachetées lors de cette rédemption, on se rend compte que le groupe des femmes et des enfants de moins de 18 ans représente 40,4 % du total, un résultat satisfaisant pour les connétables qui encourageaient les rachats des captifs économiquement et socialement les plus faibles. De la même manière, en 1632 sur un total de 27 captifs rachetés, les enfants d’âge inférieur ou égal à 18 ans représentaient presque un tiers du total (29,7 %).

16 Le rachat de ces enfants était primordial, quand on sait qu’on forçait les garçons de 4 à 18 ans à renier leur foi, pour les envoyer au Grand Sultan à Constantinople et en faire des janissaires. S’ils avaient la chance d’être rachetés, il leur fallait encore faire le voyage de retour en Espagne, dans un état de santé souvent déplorable ; certains mouraient en route ou juste après leur rachat. Tel fut le cas de Joan, fils de Roqueta, qui mourut après avoir été racheté ; ou celui des enfants de Joana qui a vu son fils et sa fille mourir une fois rachetés27. Les Pères rédempteurs, évidemment tristes et déçus face à ces morts soudaines, devaient éprouver une sensation de gâchis en voyant que l’argent utilisé pour le rachat de ces enfants n’avait pas eu l’utilité escompté et sachant qu’il y avait beaucoup d’autres chrétiens en danger de perdre la foi. De plus, le prix de rachat des enfants était également très élevé, comme nous le verrons par la suite.

17 Ces enfants étaient originaires des côtes espagnoles (Saint-Jacques-de-Compostelle, Malaga, Murcie, Cadix, PuertoMarín, Ribadefella, Vigo, Puerto de Santa María, Catalogne, Gibraltar, Marbella), portugaises (Lisbonne), italiennes (Gênes), des îles (Palma, Lanzarote, la Corse) ou même de quelques villes ou régions plus éloignées des côtes (Cuenca, Calahorra, Madrid, Baeza, LasAlpujarras). Cela ne doit pas nous étonner, puisque la grande majorité des enfants de notre étude, et dont nous connaissons les circonstances de la capture, avaient été pris en mer lors d’un voyage avec leurs parents, ou lors d’une partie de pêche avec un oncle. Ceux-ci tombaient entre les mains des corsaires d’Alger, de Salé ou de Tétouan, qui se réjouissaient de telles prises surtout quand les bateaux étaient chargés de marchandises – vin, poissons, par exemple – qu’ils pouvaient également revendre. Bien sûr, s’ajoutaient à ces captures en pleine mer celles effectuées sur terre lors des assauts et razzias. Ainsi, Domingo de AlbeloBetancor, racheté en 1625, avait été capturé à Lanzarote, en 1618 lors du sac de cette île28. Pedro Monroy, originaire de Marbella, n’eut pas plus de chance : les « Turcs » le capturèrent alors qu’il était en train de dormir29.

18 Lorsque toute une famille était capturée, les rédempteurs essayaient de libérer tous ses membres. Dans la liste de rédemption de 1599, il y a le rachat de María del Castillo, de son mari, Joan Jurado, et de leurs trois filles de 11, 8 et 6 ans. Les Pères Rédempteurs négocièrent le rachat de la famille en sa totalité pour 10 924 réaux30. En 1625, on racheta le fils, Diego García, la fille, Benita de Lorite, et la mère, María de Lorite, mais on ne nous dit rien au sujet du père, Juan García, capturé avec sa femme et ses enfants entre Marbella et Estepona, sur la route de Gibraltar31. Le rachat de la fille s’est fait grâce à un échange de captifs : la petite Benita de Lorite contre HameteXate, un musulman que les religieux avaient racheté à Luis Descana dans la ville de Malaga pour 260 ducats, soit 2 868 réaux.

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Les hommes

19 Les hommes représentaient la grande majorité des rachats :323 hommes et 44 garçons (de moins de 18 ans) ont été rachetés, soit 367 sur un total de 421, ce qui représente 87,2 % des libérations. Les hommes adultes étaient évidemment plus nombreux et leur rachat relativement plus accessible que celui des femmes, que les musulmans avaient tendance à retenir en captivité pour en faire leur épouse, concubine ou domestique32.

Figure 2. Âge des hommes rachetés de 1599 à 168133 3

Source : Élaboration personnelle à partir des archives de Tolède, Section Noblesse des Archives Historiques Nationales, Frías : C.89, D. : 35, 36, 46, 55-75, 116-136, 139-146, 211-231 ; C.90, D. : 1-13, 36-40, 43-67, 69-76.

20 Comme dans le cas des femmes, nous remarquons que c’est la tranche d’âge allant de 18 à 40 ans qui fut l’objet de plus de rachats : un résultat qui n’a rien de surprenant dans la mesure où les jeunes hommes étaient les plus nombreux parmi les captifs. On relèvera toutefois aussi le nombre important de rachats d’hommes âgés de plus de 50 ans.

21 On a déjà souligné la priorité que les connétables donnaient aux plus âgés. Les résultats montrent qu’il était plus facile pour les rédempteurs de racheter ces personnes dont le prix de rachat était en principe plus bas. Les musulmans mettaient facilement en vente, et obligeaient même au rachat de ces captifs qui représentaient souvent une charge pour eux. Quand ils s’étaient fait capturer à un âge déjà très avancé, il était facile de les racheter. Quels avantages pouvaient trouver les ravisseurs de Pedro García Navarro à le retenir en captivité, lui qui fut capturé à l’âge de 91 ans ? Il fut libéré trois ans plus tard, en 1674, pour le prix de 1 200 réaux34.

22 Quand ils arrivaient en captivité à un âge mûr, on profitait de leur expérience et on les mettait en vente une fois que leur vieillesse se faisait sentir. C’est pourquoi certains de nos captifs ont passé une grande partie de leur vie en captivité, prenons l’exemple de Marco Siciliano, âgé de 70 ans lorsqu’il recouvre la liberté en 1609, après 37 ans de captivité35. Ou encore de Miguel de la Caroz, capturé à 18 ans et libéré à 66 ans ! Toute une vie en captivité ; comment imaginer son retour en Espagne après tant de temps ? La relation nous indique, brièvement, qu’il avait été esclave sur les galères pendant 40 ans36. Histoire d’un chrétien sans doute sans ressources et qui fait figure d’exception par rapport à l’ensemble de la population captive d’Afrique du Nord, où, rappelons-le, le taux de reniement était extrêmement élevé et les causes qui poussaient ces individus à abandonner la foi chrétienne, multiples37.

23 La force physique des jeunes gens et/ou leur expérience professionnelle étaient des facteurs qui intervenaient indéniablement dans la durée de leur captivité ou leur prix de rachat. On se souvient d’une scène de la comédie de Cervantès sur les bagnes d’Alger, où Hazén dit au pauvre captif charpentier, que l’artisan ne devait pas espérer être libéré un jour si ses maîtres musulmans apprenaient son métier38.

Les professions des captifs rachetés

24 Les relations de rédemptions dont nous disposons n’indiquent pas toujours la profession du captif racheté ; celle-ci étant mentionnée essentiellement quand il s’agissait de soldats, de religieux, de marins ou de professions particulières. Juan de

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Flores fait partie de cette dernière catégorie : domestique de la marquise de Villanueva del Río, il fut racheté pour 1 800 réaux39 ; Álvaro Gómez était payeur des armées du roi dans le Milanais, sonrachat en 1609 s’éleva à 800 ducats, soit 8 824 réaux40.

25 Au total, sur les 440 captifs de notre étude, nous connaissons la profession de 70 captifs : soit elle est indiquée directement, soit nous pouvons la déduire des circonstances de la capture. Le groupe le plus important est formé par les personnes capturées étant « au service de Sa Majesté » : ce sont les officiers, les soldats, les caporaux, les guetteurs en surveillance sur les côtes. Ils représentent 55,7 % des professions connues. Ce sont les plus à même à être en contact direct avec les musulmans dans des combats, des actions d’espionnage ou de vigie. Par exemple, Paulos Carvalho et Diego de Omdrade, tous deux Portugais, sont tombés aux mains des Arabes lors de la bataille d’Alcazarquivir avec le roi Sébastien. Ils ont été libérés 21 ans plus tard, en 1599.

26 De nombreux captifs exerçaient un métier en relation avec la mer : ce sont les marins, les pilotes et les pêcheurs. Ce groupe constitue 24,3 % des professions de nos captifs. On peut les imaginer plus nombreux ; nous n’avons recueilli ici que ceux dont la profession était clairement indiquée ou quand il était précisé au moins « alors qu’il était en train de pêcher ». C’était également le sort de quelques enfants capturés avec un parent. Ainsi, Antonio González, âgé de 10 ans lors de son rachat, avait été capturé trois ans auparavant alors qu’il allait pêcher avec Juan Francisco, son oncle. De même, Manuel Fernández, 11 ans, racheté en 1637 et capturé onze mois auparavant par les corsaires de Salé, près de San Lúcar, à bord d’un bateau chargé de sardines qui faisait cap sur Séville, était également accompagné de son oncle, Andrés Ramirez41.

27 Ensuite, quelques captifs se sont fait capturer en voyageant sur des bateaux chargés de marchandises, comme Sebastian Luis Pinosso, que les corsaires capturèrent près de Lisbonne alors qu’il revenait du Brésil sur un navire chargé de sucre42. Ces bateaux qui naviguaient à travers la Méditerranée, ou depuis les Indes, étaient chargés d’avoine, de poissons ou de sucre, par exemple. Ces chargements étaient très convoités par les corsaires qui en faisaient leurs cibles lors des attaques en mer.

28 Enfin, nous trouvons dans nos listes des travailleurs des champs (4,3 %), des religieux (4,3 %), un armateur et un maître charpentier, Bartolomé Pintero, également soldat43. Les agriculteurs travaillaient dans des campagnes proches des côtes, comme Juan López, capturé « alors qu’il gardait un troupeau de bétail »près de Carthagène44. C’était également le cas de certaines femmes qui, employées dans les campagnes, étaient souvent victimes des attaques corsaires. En 1614, Antonia Corça fut rachetée au bout de dix ans de captivité : elle avait été capturée tandis qu’elle fauchait dans la campagne corse. Les circonstances de sa capture furent exactement les mêmes que pour Serena Corça, tombée aux mains des corsaires sept ans auparavant45.

29 Quant aux religieux, le rachat était plus difficile, car la rançon était beaucoup plus élevée. De plus, s’ils venaient à renier pendant leur captivité, ce serait une victoire gagnée sur le christianisme, la preuve de la supériorité de l’islam. Dans notre corpus de captifs, nous avons trois religieux rachetés par les Trinitaires grâce à l’arche des connétables de Castille : Andrés de Santo Tomás, dominicain46, Juan de Orea, franciscain47 et Juan Alconor, jésuite48. Le rachat de ce dernier se fait pour la somme exorbitante de 5 000 réaux, soit quatre fois plus que pour celui de Juan de la Paz, laïc âgé de 35 ans, racheté pour 1 200 réaux, lors de la même rédemption en 160949.

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Origine géographique des captifs

30 Les instructions des connétables exigeaient en priorité le rachat des chrétiens originaires de leurs terres et domaines, en particulier ceux de Cuenca de Campos, de Ojacastro ou, à défaut, ceux de la ville de Burgos et de son archevêché. S’il n’y avait aucun captif de ces territoires, on étendait ensuite le choix à ceux originaires des évêchés de Calahorra, Palencia, León et Sigüenza et, pour finir, à ceux de toute la Castille, la Biscaye, la Navarre et l’Andalousie50. Dans les faits, les rédempteurs devaient se conformer bien souvent aux exigences et décisions des ravisseurs et racheter les captifs qui étaient en vente au moment de leur mission. Au retour de la rédemption de 1668, le notaire qui accompagnait les religieux fit foi de leurs démarches et recherches pour racheter des captifs originaires des terres du connétable de Castille, mais comme il n’y en avait pas, ils en rachetèrent d’autres51.

31 Nous allons donc tout d’abord nous pencher sur l’origine géographique des captifs. Si les instructions ne faisaient allusion qu’aux captifs castillans, nous pouvons cependant remarquer que les rachats de notre étude n’ont pas concerné que ce seul groupe géographique. En effet, sur les 384 captifs dont nous connaissons l’origine, 76,8 % sont des Castillans et 13,8 % dépendent de la couronne aragonaise (dont 12 Siciliens, un Sarde et deux Napolitains), auxquels s’ajoutaient deux Milanais, six Génois, huit Corses et deux Florentins. Nous trouvons également dix Portugais rachetés entre 1599 et 1640, c’est-à-dire quand le Portugal avait pour monarque le roi d’Espagne. Leurs villes d’origine étaient Lisbonne, Faro, Carmina, Setubal et Coimbra.Notre échantillon de captifs comprend aussi cinq Français – dont l’origine n’est précisée que pour un seul : marseillais –, un Irlandais, Cornelio Igino, âgé de 26 ans, dont sept ans passés en captivité52, et une Maltaise, Catalina Maltessa, âgée de 28 ans et en captivité depuis un an et demi53.

Figure 3. Origines des captifs de 1599-1681

Source : Élaboration personnelle à partir des archives de Tolède, Section Noblesse des Archives Historiques Nationales, Frías : C.89, D. : 35, 36, 46, 55-75, 116-136, 139, 140, 141, 142-146, 211-231 ; C. 90, D. : 1-13, 36-40, 43-67, 69-76.

32 Parmi tous ces captifs, plus de la moitié (53,8 %) étaient originaires des régions littorales, confrontées donc aux dangers des attaques corsaires. Parmi les plus citées, nous trouvons les côtes de Galice, Malaga ou Carthagène, ainsi que les îles (Corse, Sicile et Majorque en Méditerranée occidentale, mais aussi Lanzarote et Tenerife aux Canaries). Beaucoup d’habitants furent victimes de razzias corsaires, comme par exemple en 1617, lors des attaques de Carthagène, Lanzarote, ou encore de Cangas.Pour ce dernier cas, citons María Fernández, libérée en 1637 : elle avait été capturée 20 ans auparavant lors de la prise de Cangas par les Turcs d’Alger54.

33 La proportion des captifs originaires des régions de l’intérieur est très importante (43,9 %) et peut paraître surprenante. Cependant, il faut prendre en compte que la plupart des soldats étaient originaires des régions de l’intérieur de la Castille (La Mancha, Madrid, Alcalá la Real, Burgos, Valladolid) et se sont fait capturer à des kilomètres de chez eux sur le littoral ou en mer, où ils avaient été envoyés pour la défense côtière. Les assauts ou les batailles contre les armées musulmanes ont coûté à de nombreux soldats leur liberté. À titre d’exemple, Pedro Moreno, originaire de Parla

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était chef d’escouade à Larache55, ou encore Blas de la Rosa, originaire d’Alcalá la Real, était sentinelle à cheval à Ceuta56.

34 Comme les rédempteurs devaient racheter en priorité les captifs originaires des terres des connétables, cela ne faisait qu’augmenter les chiffres de ce groupe des régions de l’intérieur. On remarque qu’ils essayèrent de remplir leurs obligations en rachetant au cours de ces quinze rédemptions 29 captifs originaires de Burgos et son archevêché (Velorado, Fresceña, Valle de Hoz, Espinosa de la Monteros, Villa de Melgav, Santa María del Campo, Pomar), de Calahorra et son archevêché (Haro, San Asensio, Rincón de Sota), de Casares, de Sigüenza, Palencia et son évêché (Carrión de los Condes). D’ailleurs, si ce nombre n’est pas plus élevé, c’est justement parce que le nombre de captifs originaires de ces terres était faible, en raison aussi de leur éloignement de la côte.

Le prix de rachat des captifs

35 Si l’on fait le calcul du montant de tous les rachats de notre étude, on obtient un prix moyen de rachat de 1 949 réaux. Cependant, ce prix est fluctuant d’une année sur l’autre, en fonction des exigences financières des musulmans, ainsi que de la nature des captifs (sexe, âge, condition sociale). Si l’on observe les figures 4 et 5, on remarque qu’il n’y a pas de différences flagrantes entre le rachat des femmes et celui des hommes.

Figure 4. Prix de rachat des captifs selon l’âge (exprimés en réaux)

Source : Élaboration personnelle à partir des archives de Tolède, Section Noblesse des Archives Historiques Nationales, Frías : C.89, D. : 35, 36, 46, 55-75, 116-136, 140-146, 211, 221-231 ; C.90, D. : 1-13, 36-40, 43-60, 61-67, 69-76.

36 Les rédempteurs dépensaient plus d’argent pour le rachat des jeunes de moins de 18 ans, leur rachat étant prioritaire. Le prix de rachat baissait à mesure que le captif prenait de l’âge, même si nous avons vu qu’il pouvait y avoir des exceptions.

37 D’autres critères intervenaient aussi au moment d’établir le prix de rachat. En effet, quand on avait affaire à quelque captif de noble condition, le prix augmentait. Dans la liste des rachats de 1599, nous avons l’exemple de trois gentilshommes : l’un de Badajoz et les deux autres de Tanger. Francisco de la Rosa, le gentilhomme de Badajoz, fut racheté pour 7 400 réaux. Quant aux deux autres, ils coûtèrent 2 351 réaux chacun57. Rappelons-nous également cet homme racheté en 1609 pour 200 ducats, soit 8 824 réaux parce qu’il était payeur des armées du roi dans le Milanais58. Le prix moyen de rachat des femmes était de 2 214 réaux et le plus haut prix fut payé pour le rachat d’une femme de 40 ans : 3 930 réaux en 162559.

38 De 1599 à 1681, et à partir des prix qui nous sont parvenus, le prix moyen de rachat des enfants atteignait les 2 427 réaux. Ce prix évoluait en fonction de la condition sociale des parents ou des circonstances de la capture : Alonso de Hariza racheté pour 5 500 réaux, avait été capturé « près de la madrague du duc de Medina »60. Son père l’accompagnait : il fut également capturé et les Pères le rachetèrent pour 4 924 réaux61. Ces prix s’expliquent sans doute par le fait que l’on pensait que le duc de Medina Sidonia interviendrait dans le rachat.

39 Dans certains documents, nous voyons comment fut obtenue la somme de la rançon. Le captif pouvait disposer de fonds réunis par sa famille et dans ce cas, les religieux

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complétaient la somme exigée avec l’argent de l’arche des connétables. Parfois, plusieurs fondations participaient au rachat d’un même captif. Dans ce sens, la relation de la rédemption de 1618 est très intéressante, car elle indique explicitement la participation de l’évêque de Siguënza, de « l’œuvre de miséricorde » de la confrérie de la Vera Cruz de Séville et de celle de Mendieta, des arches d’Andalousie et de Castille. Ainsi, lors de cette mission de rédemption, 51 chrétiens furent rachetés, mais nous ne connaissons le détail du rachat que pour 18 d’entre eux : cinq furent aidés par l’évêque de Siguënza – l’un également par l’arche de la Province de Castille, un autre par la confrérie de la Vera Cruz de Séville et par l’arche d’Andalousie, un autre par l’œuvre de miséricorde de Mendieta. Leur participation est très importante car elle représente parfois plus de la moitié de la rançon. Ainsi, lors du rachat du gentilhomme Federico Miravile, les Trinitaires remirent seulement 1 000 réaux de l’arche des connétables de Castille alors que la rançon s’élevait à 4 926 réaux ; la différence fut payée sur les fonds de l’arche de la Province de Castille et par ceux de l’évêque de Siguënza62. Dans la rédemption de 1625, c’est la reine qui participe au rachat de trois captifs, en apportant 1 000 réaux pour chacun des trois63. L’argent même de l’arche de la Rédemption provenait de différentes sources : même si le détail ne nous est jamais indiqué, nous possédons cependant quelques informations. Pour subventionner la rédemption de 1609, les Trinitaires reçurent 106 571 réaux : 88 793 provenaient de l’arche et 17 778 des aumônes que le connétable de Castille avait fait venir du Conseil de Milan64. Juan Fernández de Velasco y Tovar, cinquième duc de Frías, avait été gouverneur de Milan entre 1592 et 1600, puis de nouveau entre 1610 à 1612. De plus, entre 1600 et 1612, il avait également été président du Conseil d’Italie et membre du Conseil d’État. Ceci expliquant donc cela.Son épouse, la duchesse de Frías, n’est pas en reste en ce qui concerne la rédemption, œuvre de charité par excellence dans laquelle elle doit s’investir à double titre, en tant que chrétienne mais aussi comme noble de haut rang : elle intervient personnellement dans le rachat de deux captifs en 1609 : nous pouvons lire en marge du document que « celui-ci fut racheté par la dévotion de la duchesse de Frías »65. En 1614, c’est la comtesse de Medellín qui rachète à son tour un garçon de treize ans66.

40 Ces informations sont peu nombreuses, mais elles nous permettent d’en savoir plus sur le financement des missions de rédemptions. Les pères rédempteurs disposaient d’une certaine somme de départ qu’ils devaient utiliser pour mener à bien leur mission. La rançon exigée pour la libération des captifs n’était évidemment pas la seule dépense à laquelle les religieux devaient faire face. Certaines relations sont plus précises que d’autres à ce sujet. Par exemple, lors de la rédemption de 1642, nous savons que les Trinitaires ont donné quatre réaux d’aumône à chaque captif une fois de retour en terre chrétienne, 20 réaux pour la messe qui fut célébrée, 50 réaux pour les musiciens et 24 réaux pour les joueurs de chalumeau (chirimías) qui participèrent à la procession des captifs dans la ville de Grenade67.

41 En 1668, les Trinitaires apportèrent 12 852 réaux, en plus de l’argent obtenu de l’arche des connétables pour cette rédemption qui s’éleva à 18 124 réaux. Ils obtinrent cette somme supplémentaire grâce à l’argent que « la religion déchaussée et ses couvents mettent de côté pour les captifs »68.

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La durée de captivité

42 Les documents que nous avons consultés nous renseignent sur la durée de captivité de 302 captifs. En général, la permanence en terre ennemie excédait rarement les 10 ans. Entre 1599 et 1681, 82,7 % des chrétiens libérés étaient restés prisonniers des « infidèles » entre un mois et dix ans, 11,1 % de 11 à 20 ans, et pour finir, 6,2 % plus de 20 ans.

43 Les rédempteurs essayaient d’accélérer le rachat des captifs afin qu’ils passent le moins de temps possible en terre musulmane, loin de la foi chrétienne. Passées les dix années de captivité, les chrétiens, par désespoir, intérêt ou conviction, se convertissaient à l’islam et devenaient des renégats, prêts parfois à lutter contre leurs anciens coreligionnaires. Au-delà de ce temps, et surtout après 20 ans de captivité, il était difficile d’évaluer la sincérité de la foi chrétienne du captif que l’on allait racheter et de garantir sa réintégration dans l’ancienne société qu’il avait parfois quittée très jeune. Prenons l’exemple de Paulo Catalan, racheté à l’âge de 45 ans, après 30 ans de captivité 69. Comment a-t-il pu résister au reniement au cours de toutes ces années de captivité, quand on sait que les musulmans incitaient les plus jeunes à renier en leur offrant de nombreux cadeaux ? Nous avons déjà fait allusion à Miguel de la Caroz libéré en 1658 à 66 ans, après 48 ans de captivité70.

44 Il serait intéressant de pouvoir étudier les vies de ces personnes à leur retour dans leur société d’origine. Parmi les 20 captifs, rachetés après plus de 20 ans de captivité, il y avait deux Portugais, rachetés au bout de 41 et 21 ans ; deux Siciliens, rachetés au bout de 37 et 24 ans ; un Sarde et un Florentin, libérés respectivement après 25 et 30 ans de captivité ; deux Corses – dont une femme – rachetés au bout de 35 et 25 ans.

45 À l’opposé de ces cas exceptionnels, plusieurs captifs eurent la chance d’être rachetés peu de temps après avoir été capturés. En 1599, la Corse Joana a dû être très soulagée quand elle fut libérée avec son fils, Domingo, seulement après neuf mois de captivité71. Lors de cette même rédemption, Luis López fut racheté au bout d’un mois et demi de captivité72. Sur les 302 captifs dont nous connaissons la durée de captivité, 121 chrétiens sont restés prisonniers moins de trois ans, soit 40,1 %. Pour ces captifs, le retour en terre chrétienne allait être beaucoup plus facile, aussi bien moralement que culturellement.

Figure 5. Durée de la captivité en fonction de l’âge au moment du rachat

Source : Élaboration personnelle à partir des archives de Tolède, Section Noblesse des Archives Historiques Nationales, Frías : C.89, D. : 35-36, 46, 55-75, 116-136, 139-146, 211-231 ; C.90, D. : 1-13, 36-40,43-67, 69-76.

Conclusion

46 Cette étude est, en définitive, une tentative de rendre à l’homme anonyme, captif chrétien en Afrique du Nord, son rôle de protagoniste de l’histoire. C’est la vie de milliers d’êtres anonymes qui font chaque jour l’histoire, et ce sont ces personnes qui ont forgé l’histoire de la Méditerranée à l’époque moderne. Nous avons essayé de rendre compte d’une mission de rédemption et des critères de rachat.

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47 À travers l’étude sur les rédemptions organisées par les ducs de Frías, connétables de Castille et propriétaires de l’arche de la Rédemption, on ressent une volonté sincère de sauver les êtres les plus faibles. Les rédempteurs devaient cependant s’en tenir aux circonstances des négociations de rachat et accepter bien souvent la volonté des propriétaires de captifs. Il était important de faire connaître ces documents, dans la mesure où ces rédemptions contribuèrent à la libération d’un nombre non négligeable de chrétiens dont les noms apparaissaient parfois dans les listes de rachats de la couronne ; nous en savons désormais davantage quant à leur financement. Il nous reste encore beaucoup à faire dans ce sens, afin de mieux définir le rôle joué par la noblesse et les fondations pieuses dans le rachat des captifs.

NOTES

1. . Sur l’action des religieux dans le rachat des captifs voir : Bonifacio Porres Alonso, Libertad a los cautivos. Actividadredentora de la Ordentrinitaria (1198-1785), Cordoue-Salamanque, SecretariadoTrinitario de Publicaciones, 1997-1998 ; José Antonio Garí y Siumell, La ordenredentora de la Merced, o sea historia de las redenciones de cautivoscristianosdesde su fundación a nuestrosdías, Barcelona, Imprenta Pla, 1873 ; Claude Larquié, « L’Église et le commerce des hommes en Méditerranée : l’exemple des rachats de chrétiens au xviie siècle », Mélanges de la Casa de Vélasquez, XXII, 1986, p. 305-324 ; Bernard Vincent et Wolfgang Kaiser, « La Rançon », Hypothèses, revue de l’école doctorale de l’université de Paris I, 2006, p. 301-368, http://www.cairn.info/revue-hypotheses-2006-1.htm ; Wolfgang Kaiser (dir.), Le commerce des captifs. Les intermédiaires dans l’échange et le rachat des prisonniers en Méditerranée, xv e-xvii e siècle, Rome, école française de Rome, 2008 ; François Moureau (dir.), Captifs en Méditerranée (xvi e-xviii e siècle). Histoires, récits et légendes, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, coll. « Imago mundi », 2008. 2. . Les négociations pour obtenir la paix en toute discrétion, c’est-à-dire sans l’intervention d’ambassadeurs – pour éviter un succès diplomatique pour les Turcs qui humilierait la couronne espagnole – par le biais d’agents tels que Margliani, ont permis la signature de plusieurs trêves hispano-turques à partir de 1577, qui entraînèrent la suspension d’une guerre trop coûteuse pour les deux camps et le déplacement du combat en dehors de l’aire méditerranéenne, dans le cas de l’Espagne, vers le Portugal et l’Atlantique. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Collin, 1966 (1e édition : 1949), t. II, p. 431-468. 3. . José Antonio Martínez Torres, Prisioneros de los infieles, vida y rescate de los cautivoscristianos en el Mediterráneomusulmán (siglos XVI-XVII), Barcelone, EdicionsBellaterra, 2004, p. 85. 4. . Id., p. 77. 5. . La littérature se faisait l’écho de cette réalité. Dans une comedia, l’auteur exprime l’idée que l’argent des rédemptions ne faisait que nourrir la course, à travers les propos qu’il fait tenir au roi d’Alger et à sa femme. Dalisa : « Son antiguostributarios / de los AfricanosReynos, / pues traen à nuestras casas / la plata que no tenemos. » À quoi le roi répond : « Si Redempciones no huviera, / Dalisa, yo te confiesso, / que no pudiera en la mar/sustentarlo que sustento. » Antonio Manuel del Campo, El renegado de Francia, Séville, ImprentaCastellana y Latina de Diego López

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de Haro, [sans date]. Cette comedia se trouve à la Bibliothèque MenéndezPelayo, Sig. 30825, et il existe une édition digitale en ligne sur le site : Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes, 2012, http://www.cervantesvirtual.com/obra/el-renegado-de-francia/. 6. . Luis Alberto Anaya Hernández, « Las polémicasredenciones », Anuario de EstudiosAtlánticos, nº 50, 2004, La Palma de GranCanaria-Madrid, t. I, p. 431-452. 7. . « Las memorias que los Fieles han fundadoportoda la Christiandad para estaobrapia, no tienennumero. Referirèalgunascelebres de nuestra España. Una estàfundada en Burgos por los Excelentissimos señores condestables de Castilla, cuya es la insigne Capilla de la Purificacion de Nuestra Señora, con dozecapellanes en la Santa IglesiaMetropolitana, y en ellaestàsituada la renta de dichamemoria, que oypor la rebaxa de los juros, de mil ducados que eran en su fundacion, se cobrancadaañoochocientos poco mas, ò menos, y se emplean en redimirCautivosporcuenta de la dichamemoria », Rafael de San Juan (O.SS.T), De la redención de cautivosSagradoInstitutodelOrden de la Ssma. Trinidad : De su antiguedad, calidad y privilegios que tiene y de las contradiciones que ha tenido, Madrid, Antonio Gonçalez de Reyes (éd.), 1686, p. 10. 8. . Ibid., p. 9-11. 9. . Cette participation de la noblesse est la face cachée des opérations de rédemption, dont la face la plus visible et la plus officielle, comme l’a bien remarqué Bernard Vincent, est celle des ordres rédempteurs. Bernard Vincent, « L’action des ordres rédempteurs », Hypothèses, 1/2006,p. 325-327. URL : www.cairn.info/revue-hypotheses-2006-1-page-325.htm. étudier le rôle de la noblesse espagnole dans les rédemptions pourrait nous permettre de dire s’il y eut bien « dans la péninsule Ibérique le pendant des confréries italiennes […] qui, aux mains des élites urbaines, dirigeaient les opérations de rédemption » ibid. 10. . Ces documents sont conservés à Tolède, dans la Section Noblesse des Archives Historiques Nationales (désormais SNAHN, Frías). 11. . Alfonso Franco Silva, Entre los reinados de Enrique IV y Carlos V : los condestablesdellinajeVelasco, (1461-1559), Jaén, Universidad, 2006. 12. . SNAHN, Frías, Carton (désormais C.) 89, Document (désormais D.) 46. « […] los dichos señores claveros de la dichaarcafueron al sitio e lugardondeestaba que hes en la sacristiaalta de la dichacapilla […] ». 13. . Ibid., C.88, D. 2-6. « […] de las clausulas que se establecieron en la fundaciónhechapor los condestables de Castilla D. Pedro, D. Bernardino y D. Iñigofernandez de Velasco de dos cientos mil maravedies de renta a la capilla de la Purificación, que era de propiedad de la casa de Frías, en la Iglesiametropolitana de Burgos, con objeto de redimircautivos ;debiendopreferirse los niños, mugeres y viejos, después los de los lugares de los condestables y, en caso de que no hubieracautivos que redimir, debíandichas rentas aplicarse a dotes de doncellas de los estadosreferidos ». 14. . Ibid., C.89, D. 46. 15. . Ibid., C.90, D. 61-67. 16. . Ibid., C.89, D. 46.« porque estos mas que otrostienennecesidad de la dichaRedempcion ». 17. . Ibid., C.89, D.46. « antes que otrosningunos y en especial los que fuerennaturales de las Villas de quincadecampos y osacasto que los tales an de serpreferidos a los demas y en faltadellos se an de rescatar los que fueren de la ciudad de burgosnaturales y de todo su Arzobispado y trasellos los naturales de los obispados de calaorra, palencia, leon y siguença y en falta de estosser de toda Castilla Vieja y nueva y andalucia ». 18. . José Fernández de Velasco y Sforza, duque de Frías, « Una redención de cautivos en tiemposdelEmperador », Revista de Archivos,Bibliotecas y Museos, t. LXIV, 2, 1958, p. 483-514. 19. . Ibid., p. 485. « la disposicióntestamentaria de don Diego Pacheco, segundo marqués de Villena, que, guerreo contra los moros, recordó en la hora de la muerte a los infelices que yacían en poderdel Islam ».

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20. . SNAHN, Frías, C.90, D. 69-76. 21. . José Antonio Martínez Torres, Prisioneros de los infieles…, op. cit., p. 129. 22. . « Y que se saquenporlimosna hombres abiles de servir en la guerra y oficiales porque de hacelloasí […] se les quitan las personas […] para el remo y para los trabaxos de obras y murallas y los demasoficios […] [y] […] no se saque ningun muchacho de ochoañosarribahastadiez y ocho porque todos sin faltarninguno van de malagana y esto [es] tan cierto que no ay que dudaraunquesea de rescate y valga cualquierdinero […] y tampoco se debesacarningunamuger sino fueremuyconoçida porque todas van como los muchachos y les hacen sin faltaningunacometerpecadonefando y lodemas en gransoltura », Real Academia de la Historia, ms. 2/114, 1562, f. 198-203, cité par José Antonio Martínez Torres, Prisioneros de los infieles…, op. cit., p. 129-130, qui renvoie également à l’Archivo General de Simancas, Guerra Antigua, leg. 40, année 1550 ; et ibid., Estado (Venecia), leg. 1324, s.a., f. 93, 96 et suivants. 23. . « un niño de Pecho con su Madre y no lopudieronconseguirpor no quererdicho Rey moro darlosporningunDinero »,SNAHN, Frías, C.90, D. 69-76. 24. . Juan Antonio Martínez Torres, Prisioneros de los infieles…, op. cit., p. 131 : « El hecho de que no se libertaran [lasmujeres] en la mismaproporción que los hombres se debía a que los propietarios musulmanes no queríandesprenderse de ellas, pues se considerabanfundamentales en el papel de esposas y sirvientasdomesticas. Másaún, las cautivasatractivaseranmuydemandadascomo concubinas, lo que suponía que su cotización en todos los mercados de esclavosdelMediterráneofueramuyelevada ». 25. . Idem, Graphique 7, p. 134. 26. . SNAHN, Frías, C.90, D. 43-48. 27. . Ibid., C.89, D.35-36. 28. . Ibid., D.139. 29. . Ibid., C.90, D.43-48. 30. . Ibid., C.89, D.35-36. 31. . Ibid., D.139. 32. . Voir note 34. 33. . Calculs faits à partir de 360 hommes dont l’âge est indiqué. 34. . SNAHN, Frías, C.90, D.49-60. 35. . Ibid., C.89, D.46. 36. . Ibid., C.90, D.36-40. 37. . Voir à ce propos, Bartolomé et Lucile Bennassar, Les Chrétiens d’Allah. L’histoire extraordinaire des renégats. xvi e-xvii e siècle, Paris, Perrin, 2001 (1989). Les auteurs se penchent sur les cas de quelques 1 550 renégats qui, selon eux, représentaient « à peine 0,5 p. 100 des renégats de la période 1550-1700 », p. 147 ; pour ce qui est des différentes causes du reniement voir p. 251-266. 38. . « El que es oficial, no espere, / mientras que vida tuviere, / verse libre destasmanos ». Miguel de CervantesSaavedra, « Los Baños de Argel », dans TeatroCompleto, Barcelone, Planeta, 1987, v. 717-719. 39. . SNAHN, Frías, C.90, D.1-13. 40. . Ibid., C.89, D. 46. 41. . Ibid., D.197-209. 42. . Ibid., D.55-75. 43. . Ibid., D.35-36. 44. . Ibid., D.55-75, « guardandounamanada de ganados ». 45. . Ibid. 46. . SNAHN, Frías, C.89, D.197-209. 47. . Ibid., D.222-231. 48. . Ibid., D.46.

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49. . Ibid. 50. . SNAHN, Frías, C.89, D.46. 51. . Ibid., C.90, D.43-48. « Assi mismodoyfee que dichospadresredentoresestando en Tetuanhicierondeligencias y pesquissa de si aviaalgunoscautivosbasallosdelExcelentissimo señor condestable de Castilla y no se allaronporloqualdichospadresredentoresrescataron a los aquireferidos ». 52. . Ibid., C.89, D.222-231. 53. . Ibid., D.46. 54. . Ibid., D.211-221. Bien que le document ne nous précise pas de quelle ville il s’agit – Cangas de Morrazo ou Cangas de Onís –, on peut facilement deviner qu’il s’agit de Cangas de Morrazo en Galice, puisque le document fait référence à la prise de Cangas, vingt ans auparavant, soit en 1617 et que l’on sait que le 7 décembre de cette année-là la ville fut détruite par les Barbaresques. Voir Enrique Fernández-Villamil y Alegre, La Escuadra de Galicia, Pontevedra, El museo de Pontevedra, 1952, p. 17-18. 55. . Ibid., D.140-141. 56. . Ibid., C. 90, D.43-48. 57. . Ibid., C.89, D.35-36. 58. . Ibid., D.46. 59. . Ibid., D.139. 60. . Ibid., D.139. « junto all almadrabadelduque de Medina ». 61. . Id. 62. . SNAHN, Frías, C.89, D.116-136. « […]mas se le reciben en quentamillrealesportantois con que recato a federicoMiravile, caballero romano, gentilhombre […] que costo su rescatequatro mil novecientos y quarenta y seisreales, lodemasfuedelarca de la Provincia de Castilla y obrapiadel señor obispo de Siguença ». 63. . Ibid., D.139. 64. . Ibid., D.46. « Recivi los çiento y seismillquinientos y setenta y un reales[…] = los ochentamillseteçientos y noventa y tresrealesdelarca que su Excelenciatiene en su capilla de la Purificaçion de Burgos y los diez y siete mil seteçientos y setenta y ochoreales de la limosna que su Excelenciahiçotraerdelconffejo de Milan. Fr Bernardo de MonRoy ». 65. . Id., « este es por la debozion de mi señora la duquesa de Frias ». 66. . SNAHN, Frías, C.89, D.55-75. 67. . Ibid., C.90, D.1-13. 68. . Ibid., D.43-48. « […] han gastado de mas 12852 realesdeldinero que la religióndescalza y sus conventosapartan para cautivos ». 69. . Ibid., C.89, D.46. 70. . Ibid., C.90, D.36-40. 71. . Ibid, C.89, D.35-36. 72. . Id.

RÉSUMÉS

Cet article étudie les rédemptions effectuées par les Pères trinitaires et mercédaires sur ordre des ducs de Frías, connétables de Castille, avec l’argent récolté dans « l’Arche de la Rédemption » de

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la cathédrale de Burgos créé en 1483 à cet effet. Cette étude prend en compte quinze rédemptions, qui eurent lieu de 1599 à 1681, à Alger, Tétouan et Fez. Elle porte sur le profil social du captif racheté : sexe, âge, origine géographique, profession ou condition sociale, durée de sa captivité et prix de rachat. Enfin, elle nous informe sur le mode de financement des missions de rédemption.

This paper studies the redemption of Christian captives by the Ransoming Orders of Mercedarians and Trinitarians upon the orders of the dukes of Frías, condestables of Castile, with money obtained from the “Ark of Redemption” of the Burgos Cathedral, a fund created for that purpose. This paper examines fifteen such redemptions from 1599 to 1681 in Algiers, Tetuán and Fez. It studies the captives’ social profile – gender, age, geographic origin, profession or class, length of captivity and amount of ransom. Finally, it provides information about how the ransom missions were financed.

INDEX

Mots-clés : captivité, rédemptions, ducs de Frías, Trinitaires, Mercédaires Keywords : captivity, redemptions, dukes of Frías, Trinitarians, Mercedarians

AUTEUR

FLORENCE LECERF

Florence Lecerf est docteur en langue et littératures étrangères (espagnol) de l’université de Caen Basse-Normandie et en Lengua española de l’université de Grenade (Espagne) depuis 2011. Elle est l’auteur d’articles, parmi lesquels : « La sociedad granadina de principios del siglo XVI : contratos de aprendizaje y cartas de servicio », dans María Isabel Montoya Ramírez et Gonzalo Águila Escobar (dir.), La vida cotidiana a través de los textos (ss. XVI-XX). Estudios, Grenade, Editorial de la Universidad de Granada, 2009, p. 17-46 ; « Une identité imposée, une identité revendiquée : Les morisques grenadins au xvie siècle », dans ‘Les morisques : d’un bord et l’autre de la Méditerranée’, dossier thématique coordonné par María Ghazali, Cahiers de la Méditerranée, nº 79, décembre 2009, p. 73-93.

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Le rachat des captifs musulmans à Malte en 1782, d’après le récit de voyage d’Ibn Uthmân Al-Meknassî

Malika Ezzahidi

1 Pour traiter le phénomène de la captivité, les chercheurs utilisent souvent les documents diplomatiques et les archives, ainsi que les récits de captivité et de voyage, nombreux en Europe, formant en soi un genre littéraire. Au Maroc et, en l’absence de relations de captivité en terre chrétienne, un nouvel axe s’est profilé pour la recherche sur les captifs musulmans en étudiant les relations de voyages diplomatiques.

2 Dans le présent article, il est question d’Ibn Uthmân Al-Meknassî, ambassadeur- rédempteur de la fin du XVIIIe siècle. Le sujet n’est pas nouveau, puisque d’autres chercheurs se sont intéressés à cet ambassadeur marocain. Il s’agit particulièrement des travaux de Mariano Arribas Palau1, dédiés aux activités diplomatiques d’Ibn Uthmân Al-Meknassî en vue de libérer les captifs musulmans en Europe méditerranéenne, et qui explorent surtout les archives espagnoles.

3 Le travail qui suit se fonde essentiellement sur le récit de voyage d’Ibn Uthmân Al-bâdr Assâfîr 2, qui témoigne des différentes étapes et difficultés rencontrées au cours de sa mission à Malte. Il s’articule autour de trois principaux axes. Le premier entend contextualiser l’ouvrage et la mission diplomatique en question du point de vue de la politique étrangère du sultan marocain Sidi Mohamed Ibn Abdallah (1757-1790) dans le monde méditerranéen. Le second axe est consacré à la biographie d’Ibn Uthmân et à son parcours en tant qu’homme du makhzen, chargé des affaires étrangères et élevé au rang d’ambassadeur de haut vol. Quant au dernier axe, il porte essentiellement sur une opération de rachat de 613 captifs musulmans qu’il effectua à Malte.

Le contexte historique du voyage

4 Le règne du Sultan Sidi Mohamed Ben Abdallah (1757-1790) constitue une étape importante dans l’histoire du Maroc, sur le plan intérieur mais également à l’échelle

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méditerranéenne. Cette période se caractérise par la mise en place d’une politique de relance du commerce extérieur, qui fut facilitée par une certaine stabilité politique3. Abdallah Laroui décrivait ce sultan comme étant « le vrai constructeur du Maroc moderne »4. En effet, le souverain alaouite chercha à normaliser ses relations avec les puissances européennes, en développant une diplomatie active. Ainsi, plus de quarante traités de paix et de commerce furent signés5. Il entama aussi une longue « diplomatie de captivité »6, à propos de laquelle Daniel Panzac écrit que : « la politique de libération des captifs connaît un essor considérable dans la seconde moitié du XVIIIe siècle grâce aux initiatives du Sultan Sidi Muhamed Ben Abdallah […] qui utilise la délivrance des captifs chrétiens et musulmans comme un levier diplomatique »7.

5 C’est ainsi que dans presque tous les traités, on relève des articles traitant de la question des captifs et de la captivité. Des résultats favorables furent obtenus avec la plupart des nations européennes, à l’exception de l’île de Malte, qui continue d’être un grand marché d’esclaves, notamment musulmans8.

6 Vers la fin de l’année 1780, le sultan Sidi Mohamed Ben Abdallah fait appel aux services du ministre espagnol, le Comte de Floridablanca, pour s’informer sur leur nombre. Ce dernier lui adresse une lettre dans laquelle il confirme la présence de 232 captifs à Gênes, 285 à Naples et 1 395, uniquement à Malte9. Plus tard, Mohamed Al-Hafî, homme du Makhzen originaire de Salé fut envoyé à Malte comme rédempteur (fakkâk), pour recenser les captifs musulmans sur l’île et connaître leurs propriétaires ; il adressa aussitôt des lettres au sultan, dénonçant les mauvaises conditions de leur détention. Or, sa présence sur l’île coïncida avec la prise au large des côtes marocaines d’un bateau vénitien qui transportait des marchandises de commerçants maltais, incident qui eut un impact négatif sur la mission de l’ambassadeur marocain. Cette prise suscita une vive réaction de la part du Grand Maître, qui réclama, dans une lettre adressée au sultan du Maroc, la remise du butin et, le cas échéant, son remboursement. Dans sa réponse en date du 5 mai 178110, le sultan proposa, mais en vain, le retour d’Al-Hafî accompagné des commerçants impliqués en vue de récupérer leurs marchandises. D’après le récit de voyage d’Ibn Uthmân, Mohamed Al-Hafî fut retenu à Malte comme otage, ce qui explique la décision du sultan d’envoyer un deuxième ambassadeur auprès de l’Ordre.

Ibn Uthmân Al-Meknassî et son récit Al-bâdr Assâfîr

7 Né à Meknès au milieu du XVIIIe siècle dans une famille instruite, initié par son père, papetier et jurisconsulte « fâqih », mais aussi grâce à son propre talent, Ibn Uthmân Al- Meknassî s’instruisit en poursuivant l’enseignement traditionnel marocain, d’abord à Meknès, ville impériale de Mûlay Ismaïl puis à l’université « Al-Quarawyîn » à Fès, pour compléter ses études et approfondir son savoir religieux. Il intégra par la suite les cercles les plus prestigieux de la ville et devint le compagnon des princes, fils du sultan Sidi Mohamed Ben Abdallah, en particulier du prince Mûlay-Ali, dont le palais à Fès réunissait tous les lettrés de son temps11. Ce parcours le fit recommander au service du sultan. Nous ne possédons pas une date exacte, mais nous savons qu’il occupait la charge de secrétaire au palais12. Dès lors, il entama une carrière variée au sein du Makhzen.

8 En 1779, nommé ambassadeur auprès du roi d’Espagne Charles III dans le but de libérer des captifs, tous algériens, mais surtout pour conclure un traité de paix et de commerce

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entre les deux pays, il mena à bien sa mission diplomatique, en signant le traité d’Aranjuez le 30 mai 1780, et réussit à maintenir de solides relations personnelles avec les cercles gouvernementaux espagnols. Comme il quittait pour la première fois le Maroc (Dâr Al Islam), allant à la rencontre d’un espace et d’une culture différente (Dâr al Harb), il décida d’écrire son premier récit de voyage intitulé Al îksîr Fî Fîkak al-Asîr 13, qui rapporte tout ce qu’il vit et vécut en Espagne. À son retour au Maroc et à titre de reconnaissance, le Sultan le nomma ministre.

9 L’année suivante (1781), Ibn Uthmân fut à nouveau choisi à la tête d’une double mission diplomatique, qui commença à Malte auprès du Grand Maître Emmanuel de Rohan14 et se termina à Naples auprès du roi Ferdinand IV15, pour négocier les mêmes intérêts que lors de sa précédente mission. Après dix sept mois de voyage, il revint au pays où il fut nommé ministre chargé des affaires étrangères. En 1785, le sultan le désigna à la tête d’une nouvelle ambassade à Istanbul auprès du sultan ottoman Abdulhamid III16. En 1789, on apprend par une lettre qu’il adressa au consul d’Espagne à Tanger, Manuel Salamon, qu’il avait été chargé de se déplacer de Meknès à Tanger pour participer à la libération d’une centaine de captifs algériens et surtout de les accompagner à Tilimsen17.

10 Après la mort du sultan Sidi Mohamed Ben Abdallah en 1790, Ibn Uthmân mit son expérience en tant qu’homme du Makhzen à la disposition du nouveau sultan Mûlay al- Yazid (1790-1792) ; ce dernier assiégea Ceuta en ignorant délibérément le traité de paix conclu avec l’Espagne, entraînant une grave crise politique entre les deux pays. Les autorités espagnoles proposèrent à Mûlay al-Yazid, l’envoi d’un émissaire pour trouver une solution à la crise. Ce fut Ibn Uthmân qui fut choisi pour conduire cette ambassade. Le 11 décembre 179018, le nouvel émissaire partit pour l’Espagne, mais son mode de négociation déplut au sultan, qui le démit de ses fonctions. Ibn Uthmân choisit alors de rester en Espagne pour une longue durée. Suite à la mort subite du sultan Mûlay Al- Yazid, l’ambassadeur rentra au Maroc et se mit au service du nouveau souverain, Mûlay Slimane, qui lui confia la tâche de premier ministre chargé des affaires étrangères. Le nouveau sultan définira ses prérogatives dans une lettre datée du 1er Novembre 1792 et adressée aux consuls européens à Tanger : « Toutes vos affaires, ainsi que celles de vos pays, traitez les avec lui [Ibn Uthmân] car c’est lui qui est plus conscient de votre situation »19.

11 Le 1er mars 1799, il signa le traité de Meknès avec l’Espagne. Ce fut sa dernière activité diplomatique. Il décéda peu après à Marrakech, suite à une épidémie de peste qui frappa cette année-là le Maroc. De ce riche parcours, il nous a laissé trois précieuses relations de voyage qui retracent ses expériences diplomatiques, dont son voyage à Malte et à Naples intitulé :Al-bâdr Assâfîr lî hîdayat al-mûsafîr li fîkak al-asâra min yadî al- adoui al-kâfîr.

12 L’auteur acheva la rédaction de son récit le 12 novembre 1783. Le texte intégral du récit est composé de 235 pages, dont 38 pages sont consacrées à son séjour à Malte. Comme tout récit viatique, il commence par évoquer le début et la fin de son voyage, qui eut lieu du 16 novembre 1781 au 12 mars 1783, période au cours de laquelle notre ambassadeur parcourut de nombreux pays européens. Il séjourna à Cadix pendant 26 jours, à Malte quatre mois, à Naples cinq mois et trois mois en Sicile.

13 L’intérêt de ce livre réside dans le fait qu’il appartient à la littérature de voyage et reflète la manière d’interagir de l’auteur, issu d’une culture et d’une civilisation différente, avec la civilisation occidentale, chrétienne. Ibn Uthmân écrit que dès qu’il

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fut choisi pour conduire cette ambassade, il « devint le représentant de l’islam et des musulmans »20. Il commence d’abord par décrire l’itinéraire de son voyage. Il quitte la baie de Tanger le 19 mars 1782 en direction de Cadix, d’où il embarque, après 26 jours, à bord d’un navire espagnol pour Malte. Il consacre quelques pages à sa traversée sur la mer Méditerranée, aux risques rencontrés dans le détroit de Gibraltar21 ainsi qu’aux forts courants du Golfe du Lion. Après 22 jours particulièrement pénibles, l’ambassadeur et sa suite débarquent au Grand port de Malte le 10 avril 1782. Après vérification de leur identité22, les autorités insulaires les obligent à se soumettre à une quarantaine de 18 jours, ce que Ibn Uthmân accepta à contrecœur23.

Le rachat de 613 captifs d’après Al-badr Assâfîr

14 Contrairement aux traditions diplomatiques, Ibn Uthmân révèle les objectifs de sa mission. Dès l’introduction de son récit, il salue les efforts louables de son souverain visant à libérer les captifs musulmans en terre chrétienne. Pour ce faire, le sultan marocain lui confie 86 000 réaux destinés essentiellement au rachat des captifs de Malte et de Naples, en priorité les femmes, les enfants, les personnes âgées et les personnes handicapées24. Tout au long de son récit, l’ambassadeur ne tarit pas d’éloges sur le caractère noble et humanitaire de cette mission royale. Il fait aussi allusion au nombre de la population musulmane en captivité qu’il estime à 1 50025.

15 À terre, la tâche d’Ibn Uthmân s’avéra des plus délicates et il fut confronté à de nombreuses difficultés. Tout d’abord, les Maltais ne comprenaient pas l’envoi d’un deuxième émissaire marocain pour négocier les mêmes intérêts, car Al-Hâfiî était toujours sur l’île. Néanmoins, Ibn Uthmân essaya de minimiser son rôle. Finalement les autorités locales aménagèrent une demeure pour les membres de l’ambassade à condition de n’obtenir aucun autre privilège (nourriture, autres dépenses, etc.). L’ambassadeur semblait comprendre la réaction de ses hôtes qui serait due à la différence entre les cultures diplomatiques des deux pays26.

16 Après trois jours de repos, Ibn Uthmân présenta sa lettre de nomination au Grand Maître et s’entretint avec lui au sujet de la libération des captifs, sollicitant même son aide. Mais, la procédure de rachat ne fut entamée qu’un mois plus tard, ce qui nourrit les plus vives rumeurs auprès des habitants de l’île. L’ambassadeur justifia alors ce retard par son besoin de tout savoir sur l’île, en vue d’en rendre compte à son souverain : « J’étais en train d’évaluer la situation du pays secrètement »27. Ce qui nous laisse supposer que cette relation de voyage est un ouvrage sur commande, même si l’auteur n’a pas pris le soin de signaler.

17 Ibn Uthmân procéda alors à la libération de quelques 250 captifs, tous originaires des régences barbaresques et entama les démarches pour les acheminer à Tripoli de Barbarie et à et Benghazi. Mais, devant le retard accusé par les vaisseaux qui devaient les conduire à bon port, les rumeurs circulèrent de nouveau dans l’île, accusant l’ambassadeur, sa suite et les captifs qui venaient d’être libérés de tentative de révolte visant à s’emparer de l’île. Par mesure de sécurité, les autorités enfermèrent les captifs maghrébins et mirent l’ambassadeur sous une étroite surveillance, épisode qui sera largement repris dans son récit : « Cette fois-ci lorsque cela s’est reproduit, les captifs étaient enfermés dans une prison et devant la porte les soldats avec leurs armes, et devant la porte de notre maison aussi, nous étions tous dans l’œil du cyclone »28.

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18 Devant une telle situation, le Grand Maître affréta lui-même trois vaisseaux, afin de transporter les captifs vers les côtes barbaresques. Ibn Uthmân continua ses négociations, qui finirent par être concluantes, puisqu’il réussit à libérer 209 captifs supplémentaires, portant ainsi le nombre des captifs musulmans rachetés à 613. Néanmoins, il devait faire face à une nouvelle difficulté car il s’avéra que dans l’un des lots, les captifs libérés étaient tous des galériens. Les capitaines des vaisseaux concernés voulurent annuler les contrats de vente et des querelles éclatèrent entre les capitaines et les commissionnaires du rachat. Un quiproquo que l’ambassadeur n’apprécia pas, puisqu’il décida de les poursuivre devant les lois de l’île et même devant la justice des autres nations. Le Grand Maître intervint en lui apportant de nouveau son soutien logistique, puisqu’il l’aida à affréter trois navires pour rapatrier les captifs à Sfax, à Tunis et à Tripoli29. Avant de quitter Malte pour Naples, notre ambassadeur affirma avoir conclu un accord avec les Maltais concernant 720 captifs et ajoute avoir même envoyé une lettre au sultan où il mentionne les noms des rachetés et de leurs propriétaires ainsi que le montant des rançons qui s’élevaient à 271 358 réaux30.

Conclusion

19 La mission d’Ibn Uthmân à Malte prouve l’essor qu’a connu la libération des captifs par voie diplomatique à l’époque de Sidi Mohamed Ben Abdallah. Certes, le récit insiste sur l’aspect humanitaire et religieux de cette politique de libération, bien que souvent dictée par d’autres intérêts plus commerciaux avec les puissances européennes et l’État ottoman. Ce dernier par ailleurs, reprochait souvent au sultan marocain de signer des traités de paix et de commerce avec « les ennemis de l’islam », lequel en retour l’accusait de négligence envers les captifs musulmans en terre chrétienne.

20 Le chiffre de 613 captifs libérés et celui de 720 autres en cours de libération, ajouté à l’intervention permanente du Grand Maître pour faciliter la tâche de notre ambassadeur, nous permet de conclure qu’à la fin du XVIIIe siècle, alors que les agents consulaires français sur l’île rachetaient difficilement quelques dizaines d’esclaves, l’Ordre semblait beaucoup plus disposé à traiter directement avec les États musulmans31. Cela est sans doute dû, d’une part, au développement des techniques navales en usage par les puissances maritimes européennes, limitant ainsi leurs besoins en main-d’œuvre et, d’autre part, au désir de respecter les traités de paix signés avec les pays musulmans.

21 Le rachat des captifs, alors considéré comme une œuvre pieuse, est vivement encouragé à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Il est possible aussi qu’en 1782, à quelques années du déclenchement de la révolution française, l’esclavage va contre la nouvelle notion des droits de l’homme qui apparaissait dans l’Europe des Lumières.

22 Même si notre ambassadeur fournit peu d’informations sur la vie quotidienne des captifs musulmans à Malte, sa relation nous éclaire sur leur utilisation comme main- d’œuvre sur les galères et sur l’existence de femmes et d’enfants parmi les 613 captifs libérés. Nous constatons que, sur les 38 pages consacrées à Malte, quelques unes seulement intéressent les captifs, les autres traitent de tout ce que notre ambassadeur avait pu voir ou entendre durant son séjour. Il s’arrête particulièrement sur la description géographique de l’île et vante les qualités de son grand port qu’il qualifie de : « plus grand jamais vu ni entendu sur les deux rives de la Méditerranée ». Ce récit viatique retrace aussi, et avec une surprenante connaissance, l’histoire des Chevaliers

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de l’Ordre32, des origines jusqu’à leur installation sur l’île, en insistant sur le principal rôle de l’Ordre qui consiste à détruire les « infidèles ». Il s’attarde ensuite sur les relations tendues des Chevaliers avec la population. Il a aussi l’occasion d’assister au « Carnaval », fête religieuse chrétienne qu’il compare à sa propre culture en évoquant les festivités de « Achoura », qui précèdent le mois de Ramadan au Maroc et dans le monde musulman. Cette comparaison est un procédé fréquent dans son récit pour faire des rapprochements avec les réalités que lui et ses lecteurs connaissent. En dépit de cette description détaillée, les tensions religieuses se ressentent tout le long de son discours et il avouera même garder de mauvais souvenirs de sa mission, priant maintes fois Dieu qu’elle soit raccourcie. Le séjour d’Ibn Uthmân à Malte dura quatre mois avant de pouvoir s’embarquer pour Naples pour une nouvelle mission de rédemption.

NOTES

1. . Mariano Arribas Palau, « La accesión de Fernando IV de Nápoles al convenio de Aranjuez y el tratado de 1782 », Hespéris-Tamuda, vol. IV, fasc. 1, 1968, p. 233-288 ; Mariano Arribas Palau, « Datos relativos a la actuación de Muhamed Ibn Utman en 1790 », Hespéris-Tamuda, vol. 1, fasc. unique 1-2, 1965, p. 133-165 ; Mariano Arribas Palau, « Rescate de cautivos musulmanes en Malta por Muhamed Ibn Utman », Hesperis-Tamuda, vol. II, fasc. 1, 1961, p. 113-127. 2. . Mohamed Ibn Uthmân Al Meknassî, Al-bâdr Assâfîr lî hîdayat al-mûsafîr li fîkak al-asâra min yadî al-adoui al-kâfîr (La lune dévoilée pour guider le voyageur à libérer les captifs des mains de l’ennemi infidèle), Malika Ezzahidi (éd.), Mohammedia, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, 2005. Ce récit de voyage fut l’objet de ma thèse de 3e cycle en 1995. En 2010-2011, ce travail a obtenu le prix « Ibn Batouta » consacré à la littérature de voyage dans le monde arabe et musulman, décerné par le centre Irtiyad al-afak, sis à Abu-Dhabi et à Londres. 3. . Abu Al-Qâsem Azâyânî, Al-Bûstan Adârîf fî dâwlât awlad Mûlay Ali Asharîf, Manuscrit n° 5303, Rabat, Bibliothèque Nationale du Royaume du Maroc (BNRM) ; Adûaayîf Al Rîbatî, Târîkh Al dâwlâ Assâida, édité par Ahmed Al Amarî, Rabat, Publications Dar Al Mâtûrat, 1986. 4. . Abdallah Laroui, L’histoire du Maghreb, un essai de synthèse, Paris, Maspero, 1970, p. 257. 5. . Jacques Caillé, Les accords Internationaux de Sidi Mohamed Ben Abdallah, Rabat, Librairie Générale de Droit, 1960. 6. . Saïd Ben Saïd Al Alaoui, Eurobâ fi mirât al Rîhla, Rabat, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences humaines, 1995, p. 33. 7. . Daniel Panzac, « Les esclaves et leurs rançons chez les barbaresques (fin xviiie- début xixe siècle) », Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 65, 2002, mis en ligne le 15 octobre 2004, consulté le 14 septembre 2013. URL : http://cdlm.revues.org/47. 8. . Jacques Godechot, « La course Maltaise le long des côtes Barbaresques à la fin du xviiie siècle », Revue Africaine, 1er et 2e trimestre 1952, p. 109. 9. . Ramón Lourido Díaz, Marruecos y el Mundo Exterior en la segunda mitad del siglo XVIII, Madrid, Instituto de cooperación con el Mundo árabe, 1989, p. 145. 10. . Mohamed Ibn Uthmân Al-Méknassî, Al-bâdr Assâfîr…, op. cit., p. 412. 11. . Moulay Abd Salam Al-Alaoui, Ektîtâf al Azhar mîn Hadaîk- al anwâr, édité par Kahli Zohra, Rabat, Publication du la faculté des lettres et des sciences humaines de Rabat, Rabat, 1992, t. I, p. 53.

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12. . Abd Râhman Ibn Zaydan, Îthafaâlâm anas bî jâmâli hâdîratî Mâknâs, Le Caire, Bibliothèque Attakafa adînia, 2008, t. 4, p. 161. Moulay Abd Salam al-Alaoui, Ektîtâf- al Azhar…, op. cit., t. I, p. 53. 13. . Edité par Mohamed Al-Fassi, Rabat, Publications du Centre Universitaire de la Recherche Scientifique, 1965. 14. . Grand Maître d’origine française il gouverna l’île de 1775 à 1797 ; il serait aussi l’avant dernier Grand Maître de l’Ordre à Malte. Ibn Uthmân lui consacre quelques précieuses pages dans sa relation, Al-bâdr Assâfîr…, op. cit., p. 54 et p. 135 ; Jacques Godechot, Histoire de Malte, Paris, PUF, coll. « Que sais-je », 1970, p. 55. 15. . Roi des Deux-Siciles (1759-1825), nommé roi de Naples en 1759. Il épousa Marie Caroline en 1768, reine qui jouera un rôle important dans le royaume. Ibn Uthmân eut l’occasion de s’entretenir plusieurs fois avec eux lors de son séjour à Naples. Voir Al-bâdr Assâfîr…, op. cit., p. 169-171, p. 179. 16. . Sur cette ambassade, il écrit son troisième récit qui retrace son voyage à Istanbul et en Terre Sainte, intitulé Ihraz Al-Mûaâlawa Rakîb Fî Hajî Bayti Allah Al-Haram wa Zîyarati Al-Kods Asharîf, édité par Mohammed Boukabout, Abu-Dhabi, publications Dar Asuedi, 2003. 17. . Ibn Uthmân, Al-bâdr Assâfîr…, op. cit., p. 43. 18. . Mariano Arribas Palau, « La estancia en España de Muhammad Ibn Utman 1791-1792 », Hespéris-Tamuda, vol. VI, fasc. 1-2, 1963, p. 119-192. 19. . Mariano Arribas Palau, « Muhammad Ibn Utman diseñado gobernador de Tetuán a finales de 1792 », Hesperis-Tamuda,vol. II, fasc. 1, 1961, p. 120. 20. . Ibn Uthmân, Al-bâdr Assâfîr…, op. cit., p. 272. Le mot ambassadeur (safîr), employé dans la langue diplomatique arabe de l’époque, désigne une personne chargée par la cour d’une mission ponctuelle à l’étranger, ce qui n’est pas le cas en Europe puisque le mot ambassadeur vient à désigner la représentation diplomatique permanente des pays souverains à l’étranger. 21. . Ibid., p. 126. 22. . L’ambassadeur était accompagné de quatre hommes de la loi islamique tûlba (au singulier tâlib qui veut dire aussi étudiants, disciples), tous désignés par le sultan : Abd al-karim ben koraysh, Tûhamî al benây, Mohammed al mîrsâlâwî et Taieb ben jelûl rîbâtî. D’après le récit, ils devaient être témoins de chaque opération de rachat des captifs, ensuite chacun d’eux accompagnerait un groupe de captifs rapatriés. Uthmân, Al-bâdr Assâfîr…, op. cit., p. 260-261. 23. . Ibn Uthmân, Al-bâdr Assâfîr…, op. cit., p. 130. 24. . Ibn Uthmân, Al-bâdr Assâfîr…, op. cit., p. 108. Nabil Mouline al Andalousi, « Un ambassadeur rédemptoriste au service du sultan sharifien Ibn Utmân al-Miknâssi », dans Captifs en Méditerranée, Paris, Presses Universitaires de Paris Sorbonne, 2008, p. 47. 25. . Ibn Uthmân, Al-bâdr Assâfîr…, op. cit., p. 157. 26. . Ibid., p. 131. 27. . Ibid., p. 155. 28. . Ibid., p. 156. 29. . Ibid., p. 158. 30. . Nous avons consulté une lettre, datée du 4 avril 1783, adressée par le sultan Sidi Mohamed Ben Abdallah au roi d’Espagne Charles III dans laquelle il confirme les propos avancés par Ibn Uthmân. Le montant de la rançon en question sera remis au roi d’Espagne. 31. . Xavier Labat Vincent, « Achat et rachats d’esclaves musulmans par les consuls de France en Méditerranée au xviiie siècle », Cahiers de la Méditerranée, n° 65, 2002. XavierLabat Saint Vincent, « Achats et rachats d’esclaves musulmans par les consuls de France en Méditerranée auxviiie siècle »,Cahiers de la Méditerranée[En ligne], 65, 2002, mis en ligne le 15 octobre 2004, consulté le 15 septembre 2013. URL : http://cdlm.revues.org/44. 32. . Ibn Uthmân, Al-bâdr Assâfîr…, op. cit., p. 142-154.

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RÉSUMÉS

En 1782, le Sultan du Maroc Sidi Mohammed Ben Abdallah (1757-1790) envoie son ambassadeur Mohammed Ibn Uthmân Al-Meknassî auprès du Grand Maître de l’ordre de Malte Emmanuel de Rohan, afin de racheter 613 captifs musulmans. L’ambassadeur écrit un récit de voyage (Rihla), dans lequel il nous éclaire sur la procédure de rachat et sur son séjour sur l’île de Malte.

In 1782, the sultan of Morocco, Sidi Mohammed Ben Abdallah (1757-1790), sent his ambassador, Mohammed Ibn Uthmân Al-Meknassî, to the Grand Master of Malta, Emmanuel de Rohan, to ransom 613 Muslim captives. The ambassador wrote an account (rihla) of his journey in which he described the redemption process and his stay on the island of Malta.

INDEX

Keywords : travelogue, redemption, Muslim captives, diplomatic relations, Morocco, Malta, embassies, eighteenth century Mots-clés : récit de voyage, captifs musulmans, rachat, relations diplomatiques, Maroc, Malte, ambassades, xviiie siècle

AUTEUR

MALIKA EZZAHIDI

Malika Ezzahidi est professeur d’histoire moderne à l’université Hassan II Mohammedia- Casablanca. Elle est membre du laboratoire études et recherches sur le phénomène urbain dans l’espace méditerranéen et l’auteure de nombreuses publications, parmi lesquelles Ibn Uthmân al Meknassî, Al-badr assafîr, Mohammedia, Publications de la faculté des lettres de Mohammedia, 2005 et d’autres contributions en langue arabe sur le voyage diplomatique marocain en Europe au xviiie siècle ainsi que sur les récits de voyages au Maroc (Mohammedia, Faculté des lettres et des sciences humaines, 2006).

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Lettres de Barbarie : esclavage et rachat de captifs siciliens (xvie- xviiie siècle)1

Giovanna Fiume

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’italien par María Ghazali

1 L’importance de l’expérience de la captivité en Méditerranée à l’époque moderne n’est plus à démontrer. C’est une expérience massive (même si l’estimation de 1,2 à 1,5 million de captifs européens et américains au Maghreb entre 1530 et 1780 est peut- être exagérée)2.

2 La captivité est l’une des conséquences de la guerre de course, « guerre inférieure » entre l’Europe catholique et les régences barbaresques après Lépante (1571), dans le contexte politique général de l’affrontement entre les Habsbourg et les Osmanlis se déplaçant vers les régions de l’Europe orientale. Certains historiens continuent à insister sur le strict rapport entre la course barbaresque et les guerres de l’époque moderne, avec leur corollaire de saccages, razzias, captures de prisonniers de la partdes armées mercenaires, pas seulement à cause du grand nombre de prisonniers faits lors des célèbres batailles terrestres et navales de Mostaganem, Ksar-al-Kebir, Tunis, Alger ou Lépante, mais aussi parce que « le corsaire n’est qu’un cas de figure de ces personnages quiinvestissent dans la guerre et assurent aux princes ou magistrats une force militaire qu’ils ne pourraient mobiliser aussi efficacement que ces entrepreneurs de la guerre »3.

3 En effet, la substitution de la guerre par la course oblige les États qui se trouvent sur la Mer intérieure à assurer au moins une patrouille le long des côtes. Le même raisonnement vaut pour « le rachat (qui) est une pratique ancienne qui s’inscrit dans une tradition guerrière, de faire et partager le butin, y compris l’humain, de procéder à un échange de prisonniers “tête par tête” fixé dans des “cartels”, (et/ou d’échanges)

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d’otages censés garantir une trêve – une tradition guerrière qui imprègne les rachats à l’époque moderne »4. D’où une différence trop drastique entre esclave et captif5, et une conception du rachat qui ressemble plus à un échange de prisonniers suivant une logique toute militaire qu’à un rachat global, et qui en général interprète « les missions de rachat, (comme) une activité en marge des théâtres d’action des puissances européennes »6. La logique de guerre se trouve clairement reflétée dans les rachats et dans les rapports internationaux entretenus entre les puissances européennes et construits pendant le xviie siècle à travers l’envoi de consuls, d’ambassadeurs – avec leurs corollaires de lettres de créances, passeports, sauf-conduits, secrétaires et interprètes –, d’accords qui, à peine stipulés, souvent ne sont plus suivis d’effet, entraînant des protestations, des blocus devant les ports barbaresques, des bombardements, des reprises de tractations, trêves et autres négociations.

4 Le travail long et effectif de la diplomatie dessine le théâtre secondaire du conflit, qui oppose la France, l’Angleterre et les Provinces-Unies à l’Espagne et cherche à réorienter les attaques barbaresques vers les ennemis européens. Mettre l’accent sur l’aspect politico-militaire, pour atténuer l’emphase parfois excessive que l’on met sur l’aspect religieux du conflit (la croix et la demi-lune, la croisade et la guerre sainte) risque toutefois de minimiser, d’une part, l’autonomie toute relative des régences barbaresques vis-à-vis de la Porte et, d’autre part, d’assumer un point de vue essentiellement institutionnel, politique et diplomatique, dans l’évaluation de l’événement. Une approche différente, mais complémentaire parfois, souligne les aspects économiques des rachats qui jettent sur la rive sud de la Méditerranée une grande quantité de ressources, un véritable flux de devises fortes et de marchandises, devenu « le moteur du système corsaire »7, créateur d’une « économie de la rançon » qui transforme la notion même d’esclavage. En plus de représenter une autre voie de l’échange en Méditerranée, en aucun cas secondaire, les rachats sont extrêmement « politisés »8, car dans les régences ils sont une véritable « activité économique d’État » 9.

5 En résumé, à l’époque moderne, les conditions des prisonniers de guerre et des esclaves se rejoignent dans la figure du captif, tombé aux mains de l’ennemi et réduit en esclavage, vendu et acheté comme une marchandise. Les esclaves sont soit des soldats/ prisonniers de guerre, soit des « captures légitimes » de la guerre de course, attendant leur rachat pour être restitués incivitatem. Ceux qui sont vendus et achetés à titre légal, mais qui sont libres de naissance, sont des « esclaves à durée déterminée », même si cette durée est très longue, voire définitive dans certains cas. La durée moyenne de séjour en captivité des chrétiens européens a été évaluée à cinq ans. Or, ces moyennes varient dans le temps et en fonction de l’origine des captifs. Un échantillon de 250 lettres montre que, au xviie siècle, les Siciliens restent en captivité entre un et cinq ans (45 % des cas), entre six et dix ans (30 %), entre 13 et 25 ans (19 %), entre 30 et 42 ans (6 %). Au xviiie siècle, la captivité qui dure entre un et cinq ans augmente légèrement et passe à 49 % ; en revanche, le taux descend pour ceux qui sont captifs entre six et dix ans (ils ne représentent plus que 25 % des cas) ; entre 16 et 22 ans (14 %) ; entre 23 et 25 ans (6 %)10.

6 Ces données démontrent la grande importance du rachat et, en même temps, la lenteur de sa réalisation, sans oublier cependant qu’il existe toutefois un pourcentage de captifs restant esclaves pour toujours, quand on ne perd pas toute trace d’eux. Raison pour laquelle le champ sémantique du terme « captif » se superpose en grande partie à

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celui d’« esclave », et c’est d’ailleurs ainsi que se définissent tous ceux qui écrivent les lettres que nous allons analyser.

7 Enfin, l’esclavage comme conséquence de la guerre de course est l’une des formes de l’esclavage méditerranéen, mais pas le seul : il rejoint l’esclavage issu de la traite africaine de l’une des routes caravanières transsahariennes. Il s’agit de celle qui part du Bornou, à proximité du lac Tchad, et conduit à Barca en Libye, puis au marché de Scoglitti (province de Raguse) et d’Augusta (province de Syracuse), ou encore de celle qui rejoint le bagne de Messine depuis l’Orient, ou le marché de Palerme depuis Tunis et Tripoli. Au xve siècle, ce commerce était contrôlé par des Catalans installés à Syracuse, qui exportaient du blé en échange, et par des marchands arabes qui vendaient des esclaves africains sur le marché de Trapani. De là, ils se dirigeaient vers la péninsule Ibérique, l’Italie du Nord ou le sud de la France. Dans ces cas, l’esclavage est le fruit de la traite et il diffère de celui engendré par la guerre de course, dont les caractéristiques peuvent être synthétisées ainsi : la réciprocité (les Européens chrétiens capturent et réduisent en esclavage les Nord-Africains et les « Turcs » musulmans, et vice-versa) ; la durée limitée (les prisonniers peuvent être rachetés ou échangés et, après un certain temps, retourner dans leur pays) ; la réitération (on peut tomber en captivité plus d’une fois, surtout si on navigue par métier) ; la création d’un dense réseau financier de marchands, de rédempteurs, de négociateurs, plus intéressés par la spéculation sur le rachat que par la libération des esclaves. Et encore, les moyens de s’affranchir et de s’intégrer dans un nouveau contexte passent le plus souvent par l’abjuration de sa religion et l’adhésion à celle du pays d’accueil. Même l’aspect de l’abjuration et de la conversion conservent une forte composante de réciprocité : de la même façon qu’il y a les « chrétiens d’Allah »11, il y a les « musulmans du Christ », musulmans qui se sont convertis dans l’exil imposé pour raisons de conflit dynastique et politique12 ou dans les dures conditions de l’esclavage13alors que d’autres, résistant à tout conditionnement, choisissent de garder leur foi jusqu’au martyre14. J’ai essayé de contourner le silence des sources dans une autre publication15, afin de comprendre les déplacements, les motivations et les stratégies de tous ces cas.

Écrire des lettres

8 Afin d’appréhender le vécu des acteurs, il existe une source de grand intérêt : les lettres, les suppliques et les mémoires écrits par les captifs tombés sous le joug des corsaires barbaresques, ainsi que les documents en relation avec la Deputazione palermitaine qui s’occupe de leur affranchissement16.Cette institution a juridiction sur toute l’île. Auparavant, il y avait un bureau public pour la rédemption des captifs, œuvre des rois aragonais, qui avaient accordé à cette institution la gestion d’une dîme sur quelques legs testamentaires ad pias causas 17. La Deputazione opère de la fin du xvie jusqu’au xixe siècle, puis elle cesse son activité en 1830 pour disparaître en 1860. À travers l’argent collecté grâce aux aumônes, donations et legs de pieux testateurs, l’institution pourvoie à l’affranchissement d’esclaves devenus propriété de musulmans sur la rive sud de la Méditerranée. La population ciblée, ce sont les Siciliens – de naissance ou par mariage – mais à condition qu’ils soient pauvres et ne puissent se racheter eux-mêmes. Ceux qui sontsuffisamment aisés pour pourvoir à leur propre rachat, de retour au pays, doivent rembourser à l’institution le prix de leur rachat18.

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9 Grâce à ces archives, d’une grande richesse, on peut ainsi essayer de raconter l’esclavage à travers les mots de ceux qui l’ont subi, sans oublier le but dans lequel ces missives ont été écrites, nous obligeant ainsi à aller au-delà de la rhétorique utilisée pour convaincre de la nécessité du rachat. Écrites malgré les difficultés dès l’arrivée en Barbarie, par des compagnons de captivité qui savent écrire, ou par l’écrivain du bagne, ou par qui se propose en tant que médiateur et garant (un marchand, un consul, un frère franciscain, un autre captif), les missives sont confiées aux marins ou aux marchands qui prennent la mer (une felouque pour Naples, un patron de barque qui rentre à Gênes), à un consul, à un père rédempteur ; parfois, c’est un captif affranchi qui porte au pays les nouvelles et les documents d’un compagnon de prison19. Mais les captifs continuent à écrire par la suite pour informer de leurs déplacements (Constantinople, Tripoli, Alger ou Vlorë), pour avertir qu’ils vont en mer pendant les mois de course avec l’équipage du patron, que la flotte corsaire hiverne à Tunis et à la belle saison, d’avril à octobre, se déplace à Bizerte20. Ainsi, la condition préalable indispensable à l’affranchissement est celle de « localiser » le captif. Au xviie siècle, les Siciliens se retrouvent en captivité surtout à Tunis (72 %) et à Alger (18 %), avec quelques cas à Bizerte, Ulcinj, Rhodes, Tripoli et Chio. Au xviiie siècle, c’est toujours à Tunis qu’il y a le plus grand nombre de captifs siciliens (57 %), mais Alger voit leur nombre augmenter (37 %), Tripoli aussi même s’il reste peu important (5 %), par contre Bizerte disparaît du paysage de la captivité alors qu’émerge un autre lieu de la régence de Tunis, Sfax. Il est bien évident que ces données s’expliquent par la proximité entre la Sicile et la Tunisie, la consolidation du trafic des routes commerciales, le flux constant des missions de rédemption, l’intense activité corsaire dans la Méditerranée centrale et, au xviiie siècle, la vigueur de la course algérienne.

10 Pour ce qui est des lettres des captifs, même s’il existe de nombreuses variations dans la longueur ou dans l’extension des différentes parties, elles suivent toutes le même schéma rhétorique d’une composition tripartite : exorde (incipit), information (narratio), requête (conclusio)21. Elles se veulent émouvantes, persuasives ; elles cherchent à inspirer pitié et solidarité ; elles récriminent, reprochent, remémorent la vie commune, préviennent des dangers de tomber dans l’abjuration. Ces lettres représentent une mine d’informations précieuses sur les conditions de l’esclavage dans les différentes villes corsaires situées en terres d’islam, du xvie au xixe siècle.

Par hasard et par nécessité

11 L’exorde annonce la captivité et décrit l’événement : pêcheurs, pèlerins, soldats, marchands, voyageurs, abordés sur leurs embarcations sont capturés en mer ; paysans, muletiers,marchands ambulants, passants, sont razziés sur les côtes.

12 Il y a des missives qui décrivent de véritables batailles navales22 : le repérage, l’abordage, les tentatives de fuite ou de défense, la reddition, la capture – il y a même celui qui confie avoir été pris alors qu’il dormait et ne s’être rendu compte de rien –, la traction du bateau dans le port barbaresque, le partage du butin, la vente des hommes capturés, la réduction en esclavage.

13 On pouvait tomber entre les mains des corsaires dans les circonstances les plus diverses, même lors de petits déplacements nécessaires à son propre métier ou pour répondre à différentes nécessités23 : le petit cabotage, la navigation côtière, faire front à la mauvaise viabilité de l’île dans laquelle l’on vit, et où les routes et drailles sont

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souvent coupées par des éboulements ou par l’exondation saisonnière des cours d’eau, qui pour la plupart ont un régime torrentiel, ou sont infestés de bandits. Ainsi, Paolo Tartamella part de Palerme pour aller à la madrague de Trabia, quand il est capturé avec ses compagnons de voyage. En provenance de Naples, le Palermitain Cristofalo Lodi et d’autres passagers sont « pris et dépouillés » par les corsaires tunisiens près de l’île d’Ustica24. Voyager en suivant la côte pour éviter l’abordage en pleine mer est une mesure de prudence, qui ne peut se faire lors de voyages plus longs, surtout ceux en direction de Naples ; dans les îles autour de la Sicile, les corsaires barbaresques attendent le passage des bateaux chrétiens : Ustica et les îles Éoliennes pour qui va vers Naples, Civitavecchia, Gênes, Favignana sur la route Palerme-Trapani, Pantelleria et Lampedusa en direction de Mazara – ces îles sont fréquemment décimées à cause des incursions barbaresques –, mais aussi Catane, Augusta, Avola, Scicli. « Quand on peut refuser d’aller en mer, il faut le faire, afin d’éviter tous ces inconvénients »25.

14 À partir de mon échantillon de 250 lettres, apparaissent les métiers de la mer qui apportent le plus grand tribut à l’esclavage. Au xviie siècle les captures concernent 26 % de marins, 8 % de patrons de barques, 6 % de pêcheurs, 5 % de marchands et 2 % de mousses ; sinon 10 % sont des ecclésiastiques, 5 % des soldats, 8 % des artisans (mastri), et le pourcentage le plus faible est constitué de bergers et de muletiers, indiquant ainsi que les razzias se font aussi sur les côtes.

15 Au xviiie siècle, les victimes changent, même si la primauté reste toujours celle des marins (55 %), qui, avec les pêcheurs, capitaines, officiers de marine, patrons de bateaux et mousses (21 %), représentent les ¾ de toutes les victimes. Les paysans et les muletiers sont cependant encore occasionnellement présents. Que les captifs proviennent des ports de mer n’a rien d’étonnant ; c’est ainsi que l’on trouve des personnes originaires de Palerme et ses côtes, Trapani et Marsala en Sicile occidentale, Messine, Milazzo et Taormina en Sicile orientale, auxquels il convient d’ajouter, toujours au xviiie siècle, les gens de Syracuse et Scicli, de Lipari et Pantelleria.

L’enfer de ce monde

16 « Ne vous effrayez pas si dans cette lettre je vous raconte mes mésaventures et malheurs », écrit Iano Marino à son épouse26. Et, en effet, la deuxième partie des lettres (la narratio, l’information) nous donne la description des conditions de l’esclavage « barbare », où l’on languit et souffre. L’esclave décrit sa vie comme un purgatoire voire un enfer, et il souligne cette situation avec une emphase toute dramatique : dans les lettres coulent des torrents de larmes – même « des larmes de sang » – pour les peines incessantes, les coups, les privations, l’épuisement, les regrets, le labeur, les tourments, l’affliction. « Veuillez me soustraire à l’enfer de ce monde », écrit Cosimo Raimondo, esclave depuis 15 ans à Alger27. Les rameurs enchaînés aux bancs des galères subissent la pire situation : l’effort physique de la rame est extrême, surtout au moment de l’abordage ; fouettés continuellement par le comite, ils meurent en masse durant les naufrages car ils restent enchaînés aux bancs. « Souffrances, châtiments, misères, […] manquede nourriture, poux, punaises, vermine, nous ont transformés en squelettes, et si ce n’était la peau qui maintient les os, notre corps se serait écroulé »28.

17 À Tunis, comme à Alger et Tripoli, les conditions des captifs sont tragiques et les sévices augmentent si d’Europe arrivent des nouvelles de maltraitances infligées aux esclaves musulmans en terre chrétienne, la réciprocité étant la règle dans cette forme

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d’esclavage. Les lettres racontent la vie au bagne, le dur labeur quotidien, la maigre alimentation faite de biscuits, fèves, pain et olives, mais souvent seulement de pain et d’eau, et de beaucoup de violence. « Beaucoup de coups de bâton et peu de pain », écrit- on ; et un autre de déclarer ne jamais arriver à être rassasié29. Les conditions d’hygiène sont toujours plus précaires : vermine, poux et punaises sont des compagnons habituels ; la torture d’être enchaînés même la nuit30 ; les punitions corporelles, cruelles et quotidiennes ; le froid, les maladies cardiaques, pulmonaires, la teigne, la fièvre, la paralysie, les fractures, les maladies. Le taux de mortalité est élevé parmi les captifs qui meurent à cause des dures conditions de travail, des punitions, des châtiments à la suite des tentatives d’évasions. Un jeune homme envoie à sa mère quelques vers éloquents : Mères, qui avez des fils en Barbarie /qui pleurez à gros sanglots / parce que vos enfants sont dans cette sombre Barbarie /morts de froid et battus à mort /parce que, quand arrive l’heure de l’Ave Maria / ils marchent enchaînés quatre à quatre ou cinq à cinq31.

18 Le mot qui revient le plus souvent dans les lettres est « patience »32. La patience est toujours invoquée puisque l’esclavage est supporté avec résignation, comme une peine divine pour les fautes commises, une épreuve qui conduit à la damnation ou au salut. De Dieu dépendent la punition de la faute et le pardon33, l’esclavage et la rédemption – dans sa double acception de libération de l’esclavage et de la faute – sont tous les deux des signes de l’amour de Dieu envers les hommes34. Nos esclaves sont de bons chrétiens.

19 On reproche à la famille les années passées en captivité, pour n’avoir pas fait le nécessaire pour obtenir sa libération, ni même répondu aux lettres envoyées. Quand les réponses de la famille tardent à arriver, le désespoir augmente : « Si sa mère l’a jusque- là abandonné, écrit un captif, c’est parce qu’il doit être “né de la pierre” et il ne lui reste à espérer rien d’autre que le secours du Dieu éternel »35. Le manque de nouvelles de la famille est la source principale d’angoisse36 : le captif peut penser parfois que le manque de nouvelles cache une faible volonté de se préoccuper du destin du parent proche, par intérêt ou avarice. Gironimo Garaffa écrit à son frère, prophétisant que « ce que vous n’avez pas fait par le passé, vous ne le ferez pas à l’avenir. […] Moi je sais seulement que si ce n’est pas vous qui me faites sortir d’ici, Dieu le fera un jour par sa sainte miséricorde »37. Le jeune Nardo Iuliano demande que l’on prenne l’héritage de sa mère, défunte lors de sa captivité, pour payer sa libération. Ses rapports avec son père étaient conflictuels : c’était un fils rebelle, et il a fait des erreurs qu’il regrette. Cependant, il ne veut pas que ses erreurs de jeunesse aient déçu le père au point de ne pas vouloir le racheter38. Le Palermitain Geronimo Galia reproche amèrement à ses fils, si ingrats, de ne pas lui avoir écrit une seule lettre, qui aurait été pour lui d’une grande consolation39 ; et Vincenzo Mancuso souligne qu’il a demandé à sa sœur à plusieurs reprises une aide économique mais que cela fait trois ans qu’il attend cet argent ; maintenant, il essaie de l’attendrir en lui disant dans sa lettre qu’il n’a même pas assez de pain, qu’il doit vendre toute la journée de l’eau portée à dos d’âne, qu’il reçoit de son patron cinquante coups de bâton aux pieds comme punition pour chaque légère faute commise : sa situation est telle que, si ce n’était pas grâce à l’aide des autres esclaves, il serait sûrement déjà mort. Il demande à sa sœur quatre tonneaux de vin pour les vendre et l’aider à payer le montant du rachat40. Il n’est pas le seul à vouloir improviser dans les bagnes une taverne que même les Maures, malgré l’interdiction du Coran, se plaisent à fréquenter, et qui pourrait aider à rassembler le prix du rachat41. Sans nouvelle de la maison « la tête s’envole », « on se creuse la cervelle », on se persuade

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que « de jour en jour vous m’oubliez »42. Par contre, recevoir des lettres emplit « de réconfort et de consolation et provoque une joie infinie »43, cela permet de se sentir aimé et d’espérer pouvoir embrasser de nouveau un jour sa famille.

Le rachat

20 Le but principal de la lettre, c’est le rachat et c’est ce qui correspond à la troisième partie des lettres, la conclusio, la requête. Mais avant, il a bien fallu exposer ses conditions de vie, communiquer qu’on est encore vivant, pour que puissent s’activer enfin les mécanismes du rachat, attentivement surveillés et stimulés quand ils s’enlisent dans les difficultés. Comment peut-on agir par lettre44, quand l’on sait que la lenteur de l’information est le majeur handicap à une résolution rapide de l’affaire ?

21 La rançon est au centre de toutes les missives : il faut suggérer à la famille comment réunir l’argent nécessaire, quels biens vendre ou engager au Mont-de-Piété, à quels amis ou connaissances demander un prêt, quels seigneurs persuader pour qu’ils fassent non seulement un don en argent mais qu’ils mobilisent surtout le plus de relations possibles ; comment intervenir auprès de la Deputazione pour qu’elle ajoute le nom du captif dans la liste de la prochaine rédemption ; ou bien, si l’on ne veut pas faire appel aux rédemptions générales laïques ou religieuses à cause de leur lenteur, comment organiser un rachat individuel, la voie la plus rapide étant en effet celle des relations privées45. Mais dans ce dernier cas, il faut faire attention à qui l’on confie son argent : « car ceux qui viennent ici pour le rachat sont des gens malhonnêtes, quand vous leur donnez de l’argent, donnez-le à des personnes sûres ou sinon à la rédemption de Palerme »46. Face au manque de fiabilité du rédempteur privé, mieux vaut la sécurité des caisses de la Deputazione.

22 L’affranchissement des captifs était l’œuvre des Trinitaires et des Mercédaires depuis les xiie et xiiie siècles. Au xvie siècle, apparaissent des institutions laïques et confraternelles, comme la Sainte Maison pour la Rédemption des Captifs (Santa Casa per la redenzione dei cattivi) à Naples (fondée en 1548), l’Archiconfrérie du Gonfalon (Arciconfraternita del Gonfalone)à Rome (1581), l’Archiconfrérie pour la Rédemption des Captifs (Arciconfraternita per la Redenzione deiCattivi) à Palerme (1595) et le Magistrat du Rachat (Magistrato del Riscatto) à Gênes (1597). Même Bologne (1584), Lucques (1585), Venise (1586) et Malte (1607), se dotent d’institutions pour l’affranchissement des captifs. Mais l’on peut trouver aussi des initiatives privées, informelles ou formalisées, individuelles ou de groupes, telle que la Cercana qui, en Espagne, à Puerto de Santa María, s’occupe de retrouver et d’affranchir les esclaves d’Afrique du Nord, ou encore les corporations, telle que celle des barbiers de Palerme dont les statuts prévoient le rachat de ses membres tombés en captivité47. On retrouve des associations de secours mutuel à Monte San Giuliano, Trapani ou Termini, et enfin plusieurs legs privés destinés au rachat des héritiers de la famille ou de captifs de la même ville.

23 Les esclaves interviennent activement dans les transactions pour leur propre libération – devenant l’unique marchandise qui se vend elle-même –, en annonçant leurs prochains déplacements, en suggérant de possibles échanges, en tissant des liens d’information qui vont de la Barbarie à Constantinople, à Naples, à Livourne, en passant par Malte, par Stromboli, jusqu’à Palerme et Trapani, bref en suivant les mêmes routes que la course. Leurs connaissances des lieux, des hommes, des institutions devient un

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véritable know how,au cas où, après le rachat, ils voudraient entreprendre une activité commerciale, devenir collaborateurs ou espions, organiser la riche – mais risquée – activité de faire fuir d’autres esclaves (de Tunis vers la Sicile ou d’Alger vers les Baléares, après une journée de mer si le vent est propice) ou même exercer le métier de chasseur professionnel d’esclaves fugitifs (accalappiaschiavi), agissant de mèche avec les tenanciers, commandités par les bateaux de contrebande, marchands, souteneurs et personnes malfamées.

24 Celui qui ne peut pas disposer des fonds nécessaires à son rachat peut s’adresser à la Deputazione, et supplier ceux qui organisent la rédemption d’être inclus dans la liste des captifs qui seront rachetés au plus tôt. Plusieurs lettres leur sont adressées, ou plutôt des copies de la même lettre leur sont envoyées en même temps qu’à différents autres destinataires et, bien sûr, pour les cas les plus complexes – qui correspondent à des captivités de longue durée –, ces envois rassemblent une documentation plus abondante. Certains captifs présentent des comptes sur le montant des fonds qu’ils ont réussi à réunir et ils demandent ensuite à la Deputazione de compléter la somme : Giovanni Papasendi est à Alger depuis 19 ans et durant tout ce temps il a réussi à se procurer 80 onces48 des pères Olivétains de Palerme, des Trinitaires, de l’église Sainte- Citaet de Sainte-Marie de la Chaîne (Santa Maria della Catena) ; il cite l’acte relatif à chaque somme, stipulée par-devant notaire, il craint que le fait d’être rameur sur une galère ne soit un handicap et fasse refuser son rachat, même si certains de ses compagnons y sont parvenus ; il implore les rédempteurs de la Deputazione de lui concéder la somme restante « pour mourir parmi les chrétiens et avoir une sépulture religieuse, ses jours lui étant comptés »49.

La famille comme ressource

25 Seule la famille est capable de mobiliser ses propres ressources ou de les chercher auprès de privés ou d’œuvres de bienfaisance pour libérer un parent, autrement il faut avoir recours à un protecteur et en devenir le « vassal »50, « l’esclave » même, comme le Palermitain Gio. Battista Giliberto le promet au prince de Castroreale, « jeté à ses pieds » et l’implorant avec « des larmes de sang » pour qu’il lui offre protection et patronage51. Le ton des lettres est souvent solennel et évoque soumission et déférence.

26 Les ressources matérielles et symboliques ont, toutes les deux, poids et valeur : non seulement le patrimoine familial peut être vendu, engagé, donné comme garantie, mais l’insistance même envers les autorités ou d’éventuels patrons peut se révéler décisive. Il faut donc faire appel aux plus proches, comme le curé de sa paroisse, l’évêque de son diocèse ou l’administrateur d’un legs établi pour le rachat que l’on connaît ; mais il faut recourir aussi aux personnes les plus éloignées : les syndics de la Rédemption, des marchands, un magistrat de la cour royale, voire le vice-roi. Les plus misérables se déclarent orphelins et sans aucune famille ; et quand ils en ont une, ils la décrivent immanquablement composée d’une femme malade, de filles en risque de perdition, de garçons mineurs, et donc comme d’une famille dont on ne peut attendre aucune aide, mais qui au contraire a besoin de la présence du captif, seul appui indispensable à son existence. Ceux qui ne peuvent compter que sur la piété publique se définissent dans les suppliques et les mémoriaux comme des « misérables ». Il faut par conséquent trouver des bienfaiteurs qui, au titre de la charité chrétienne, fassent des legs en leur faveur ou qui sachent comment accéder aux ressources de la bienfaisance. Le patronage

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est indispensable pour être inscrit sur la liste des captifs à racheter, et dans ce but l’on mobilise tout un réseau de relations possibles pour approcher l’évêque, un aristocrate ou un fonctionnaire. De nombreuses missives leur sont adressées avec la requête de bien vouloir s’intéresser à leur cas et de prendre en charge leur libération. Ils recevront en échange leur gratitude éternelle, feront œuvre de charité en ayant soustrait une âme à « ces tyrans, des Lucifer vivants »52 etseront récompensés par la vie éternelle. Plus encore, « le Rémunérateur suprême (ne manquera pas de rendre au) centuple de la récompense promise »53. « La vraie charité chrétienne – rappelle un esclave à l’archevêque de Palerme, appelé “Seigneur, mon patron” – nous unit tous au Christ, comme les membres d’un seul corps dont la tête est Jésus-Christ »54.

27 Les lettres demandent, par exemple, de solliciter tel ou tel baron, le recteur de la Deputazione pour le rachat, un marchand grec qui habite dans une certaine rue de Palerme, ou encore un oncle capucin. Le jeune barbier Paulo Tartamella suggère à son père d’intervenir auprès d’un vague « prince venu au port avec sa felouque […] avec Monsieur Ferdinando et beaucoup de Messieurs que vous avez pour amis à Palerme ». En outre, c’est encore lui qui rappelle à son père que, à part la Rédemption, des aumônes pour le rachat peuvent être perçues en l’église Saint-Nicolas de la Kalsa et surtout que l’un des statuts de la corporation des barbiers de Palerme oblige ses membres à racheter leurs pairs tombés en captivité, et pour ce faire il lui indique les noms des responsables du métier (consoli) qu’il peut interpeller dans cette affaire. Ce jeune homme, très entreprenant, a même obtenu d’un Franciscain les coordonnées d’un cardinal romain, à qui il a demandé de pouvoir bénéficier aussi de son aide pécuniaire afin de rassembler les 300 écus de son rachat55.

28 À la fin des lettres, on retrouve des nouvelles de quelques connaissances se trouvant dans les mêmes conditions, et les salutations et bénédictions pour la famille. Ainsi, Jo Onofrio Scherma écrit à son oncle pour l’informer de sa bonne santé et de son espoir d’être aidé, enfin il salue tous ses parents et « ceux de chez vous », son « ami Vincenzo et son amie Peppa », « Andrea, ainsi que sa femme et tous ceux de chez lui », enfin, le destinataire de la missive, à qui il baise les mains56.

29 Le ton des lettres, adressées aux familles et amis, mais aussi et surtout aux recteurs de la Rédemption ou aux aristocrates influents, est particulièrement solennel et évoque la soumission et la déférence. Quand on peut, on promet en retour de faire un « présent », exotique si possible ; et c’est ainsi que Cosimo Raimondo sollicite la curiosité du destinataire de sa missive en lui annonçant qu’une fois libéré, à Alger, il pourra lui obtenir un « singe très joli, dressé à faire beaucoup de choses » et que s’il ne le lui a pas envoyé jusqu’à présent, c’est parce qu’il n’a trouvé personne d’assez fiable57.

30 Le langage des suppliques prend souvent une tournure religieuse : comme il s’agit de sauver une âme, on se réfère à Jésus-Christ, notre « commun Rédempteur, qui descendant du Ciel sur la terre, devint homme et souffrit passion et mort pour nous »58. Le destinataire de la missive doit sentir qu’il a une mission à accomplir envers toutes les créatures baptisées : la rédemption devient donc une renaissance – littéralement une seconde naissance – après celle du baptême. Ceux qui écrivent s’adressent « aux pieuses viscères de la charité » de leurs éventuels bienfaiteurs ; ils les exhortent de « ne pas faire perdre une âme qui a été rachetée avec le très précieux sang de Notre Seigneur Jésus-Christ », ils menacent de pouvoir « un jour ou l’autre par faim (Dieu nous en préserve) tomber dans quelque notable défaut », ils espèrent être tôt ou tard « libérés de cette maudite chaîne de l’esclavage et être consolés par un retour à la

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patrie bien aimée, de façon à protéger l’âme perdue et faire rentrer au bercail un mouton égaré »59.

31 La dévotion envers les protecteurs célestes est exprimée de façon assez sobre et stéréotypée : peu de saints patrons sont évoqués, nous trouvons plus fréquemment le recours à la métaphore de la passion du Christ et à la douleur de la Madone, sur lesquelles les captifs projettent leurs propres souffrances et celles de leurs familles lointaines. Notre-Dame des Sept Douleurs, mais aussi la Madone de Trapani, protectrice des marins, sont souvent invoquées. Le rappel à l’enfer, ainsi qu’au purgatoire, est fréquent ; toutefois, par rapport à ce dernier, si les âmes après un certain temps sont quasiment sûres de leur salut, ce n’est pas le cas des captifs, dont les âmes « sont en danger de se perdre totalement » s’ils venaient à renier leur foi60.

32 Les lettres de captives sont rares : d’une part elles sont, parmi les captifs, moins nombreuses que les hommes, d’autre part elles vivent non dans les bagnes mais recluses dans des habitations privées, où elles ont moins l’occasion de rencontrer quelqu’un à qui demander d’écrire ou à qui confier un message. Bartolilla Martello di Bartolomeo écrit de Tunis le 25 mars 1770 à un oncle probablement prêtre, à qui elle s’adresse avec une grande déférence (« très révérend père et très cher oncle ») pour raconter « sanglotant et pleurant à chaudes larmes, les accablantes cruautés […] et les peines » dans lesquelles elle se trouve et qui l’ont obligée à « ne plus se nourrir d’autre chose que de soupirs et de larmes auxquels fait écho l’affliction de son père », lui aussi esclave et qu’elle a pu rencontrer par le passé « pour au moins se consoler ensemble » avant d’être séquestrée et enfermée dans une pièce, « où elle ne peut rien voir d’autre qu’un bout de ciel à travers un petit trou et où il lui est rigoureusement défendu de parler avec quiconque, même pas avec les femmes chrétiennes de son pays qui se trouvent dans la même maison »61. Bartolilla, dont on ne connaît pas l’origine, doit avoir été prise lors d’une razzia sur terre, alors qu’elle se trouvait avec son père et d’autres femmes du « pays » ; elle pense que si son oncle prêtre se rend personnellement à Palerme, il obtiendra sans aucun doute rapidement sa libération.

L’abjuration

33 Le danger de l’abjuration est évoqué dans toutes les lettres. C’est presque un topique dans la rhétorique de ce genre littéraire et la raison en est évidente : l’insistance envers les religieux de la Rédemption ou des institutions liées aux paroisses et ordres, sur la perdition de l’âme est une forme de pression plus forte que le risque de perdre la vie. Ainsi, on retrouve toujours dans les lettres l’évocation du danger de l’abjuration, mais nous ne devons pas toujours y croire : le Coran interdit la conversion forcée et la conversion de tous les esclaves aurait détruit, de toute évidence, une activité très lucrative, non seulement pour les corsaires et les autorités barbaresques, mais aussi pour les nombreux bailleurs de fonds et médiateurs du rachat. Faire abjurer tous les esclaves aurait été comme tuer la poule aux œufs d’or…

34 Bien sûr, il existe des esclaves dont le métier les rend plus précieux : le Palermitain Onofrio Scherma souffre à cause de « tant de barbarie […] ; de plus quand ces barbares ont su que je suis artilleur – écrit-il au rédempteur – chaque jour, ils s’emploient à me faire renier notre Sainte Foi »62. Il en va de même pour les artisans qui construisent des embarcations, ou pour les marins experts en navigation, ou encore pour les rameurs des galères.

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35 La pression de l’abjuration sur les plus jeunes est réelle : les enfants apprennent vite la langue et les coutumes du lieu ; immédiatement soustraits aux travaux pénibles, ils sont destinés aux tâches domestiques ; ils sont facilement assimilés et insérés dans la société qui les abrite. Ils ne tardent pas à « mettre le turban », une fois arrivés en Barbarie. Les petites filles sont converties et mariées à des musulmans, ou destinées au harem de l’élite barbaresque ou turque.

36 La stratégie mise en œuvre pour obtenir leur conversion change quand les enfants sont capturés avec leurs parents ; on ne les arrache pas avec violence, mais on les attire et on les conquiert plutôt par des cadeaux et de bons traitements : c’est ce qui arrive à Paolo Nuzzarello qui, capturé avec sa femme et ses deux enfants, ne peut empêcher le plus petit de renier, « puis il mourut et ainsi on perdit une âme par le Divin Verbe rachetée ». L’homme essaie par tous les moyens de ne pas être séparé de sa fille, qui « un jour ou l’autre, ne pouvant plus résister à tant de maltraitances, pourra s’abandonner au désespoir et consentir aux fausses insinuations des Maures qui la pressent continuellement ». Il demande que sa fille soit sauvée « de la ruine éternelle » 63. Au bas de la lettre, même le vicaire des Capucins de Tunis confirme que « leur fille est vraiment en grand danger de perdre la foi, si elle n’est pas rapidement libérée »64. Et, de plus, la jeune fille a maintenant 22 ans et, si elle a résisté pendant huit ans, il n’est pas sûr qu’elle puisse encore tenir, d’autant plus que l’abjuration représente pour elle une façon de pouvoir soulager la condition de ses parents, esclaves du bey, même si elle signifie la fin de l’espoir de pouvoir être libérée de l’esclavage par le rachat.

Les affaires sont les affaires

37 En parallèle à l’activité de la Deputazione – qui agit par l’envoi d’un rédempteur, ou en recourant à des intermédiaires locaux, ou encore à des marchands présents dans les villes maritimes où il y a des captifs –, il y a différentes personnes, telles que les marchands, les consuls et les renégats, qui interviennent dans des rachats individuels ou collectifs. Ces derniers se font parfois par voie diplomatique (et sous pression militaire) et alors ce sont les consuls qui font office de médiateurs et d’intermédiaires. Le rachat individuel est négocié entre le captif et son propriétaire, qui fixe le montant de la rançon, les conditions de paiement et les modalités de la libération. Le captif peut rassembler le montant de la rançon, à travers la récupération de crédits qui lui sont dus au pays, ou par la vente de biens lui appartenant – un captif de Cefalù demande à son frère de récupérer des objets à vendre qu’il a cachés dans une vigne65 –, ou encore en réalisant des travaux rétribués dont il versera une partie au patron, ou le plus souvent en ayant recours au prêt à intérêt offert par des chrétiens, des juifs, voire des musulmans.

38 L’affranchissement est complexe parce que les Barbaresques refusent la monnaie sicilienne et exigent d’être payés en monnaie espagnole ou vénitienne. Ainsi, pour obtenir des devises, la Deputazione doit passer par Gênes, où arrive une grande partie de l’argent espagnol, sans compter que ce sont aussi les Génois qui contrôlent à Piacenza tous les trois mois la plus importante foire de change de monnaies. Lors de cette foire, les banquiers génois contrôlent la circulation des monnaies et le cours des changes dans toute l’Europe, fixent le prix de l’argent, revendent les lettres de change, bons au porteur semblables à nos titres de crédit. À travers ce canal, les monnaies espagnoles envahissent le marché financier de la Méditerranée et sont très prisées à

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Constantinople, Tunis ou Alger. Les marchands génois qui ont reçu les monnaies siciliennes remettent des bons au porteur aux rédempteurs en Barbarie. Les cambistes génois transfèrent l’argent aux banquiers juifs sépharades de Livourne, qui l’adressent à leur tour à leurs correspondants d’Afrique du Nord ; pour les affranchissements (moins nombreux) du Levant, ce sont les marchands vénitiens et ragusains qui interviennent66.

39 À Tunis, des liens étroits existent entre commerce et affranchissement : « un contrat de rachat s’imbrique souvent dans une série d’autres transactions commerciales : nolis, prêts commerciaux divers, transports de personnes à bord de bateaux, compensations financières… D’autre part, la forme du rachat est devenue presque aussi standardisée que les autres types de documents juridiques utilisés dans les échanges méditerranéens »67. Le transfert d’argent a lieu en général pour les affranchissements individuels, alors que les collectifs pour lesquels interviennent toujours des marchands comme intermédiaires ont recours aux bons au porteur, aux contrats privés et aux compensations. Ainsi, les marchands résidents à Tunis se servent des rachats pour transférer des capitaux en Europe et, dans le cas des renégats impliqués dans cette activité, pour aider leurs familles en chrétienté.

40 Ce circuit de l’argent, fort complexe, fait augmenter les prix du rachat, à cause des provisions demandées par les intermédiaires (déjà, pour le change, les marchands génois et livournais demandent entre 4 et 6 % d’intérêt). La lettre de change dévoile sa double nature : elle est moyen de paiement à distance et outil dissimulé de crédit à intérêt68. Il faut ajouter aux dépenses pour l’affranchissement, les frais de notaire et de consulat (pour le clerc, les contrats, les documents sanitaires, etc.), les taxes et charges diverses pour délivrer la lettre d’affranchissement, les droits de douane, les frais de transport du lieu de captivité au port d’embarquement et la nourriture pour le voyage. Enfin, les frais liés à un éventuel transfert d’argent. En 1656, « ces frais supplémentaires auraient représenté en moyenne 23 % du prix du rachat »69.

41 La Deputazione sicilienne a toutes les caractéristiques d’un opérateur économique : l’argent du rachat « met en marche un mécanisme, qui implique les rédempteurs de Palerme, les marchands et les banquiers génois et livournais, les missionnaires apostoliques et les consuls des nations chrétiennes en Barbarie, et qui permet aussi aux médiateurs spécialisés de faire des bénéfices sur ces mouvements d’argent »70. Un intérêt aussi élevé pour un paiement à si brève échéance, bien que soumis à des risques, fait que le rachat soit un investissement extrêmement rémunérateur, capable d’attirer des capitaux du marché étranger de la part de petits et grands actionnaires.

42 Un observateur avisé du xviie siècle, le drogman vénitien Giovan Battista Salvago, avait d’ailleurs souligné en son temps « qu’il passe annuellement de grandes quantités d’argent en Barbarie pour l’achat de marchandises, ainsi que pour le rachat d’esclaves, et l’on peut dire qu’autant la Barbarie que l’Orient sont deux aimants qui attirent continuellement vers eux l’or et l’argent », à tel point qu’à Alger et à Tunis « il y a des gens si riches qu’ils ne savent plus combien ils ont encaissé »71. Comme l’observe Wolfgang Kaiser, L’évolution du commerce des captifs fait naître en même temps un secteur collatéral de services de médiation, de crédit, de logistique de transport, etc. qui intègre ce commerce dans les échanges en général. Loin de l’image d’une confrontation entre ennemis religieux se dégage plutôt celle d’une économie de la rançon qui produit une redistribution de richesse au détriment des victimes et de leurs proches et au bénéfice de ceux qui alimentent ce commerce par leurs

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compétences, leurs contacts et leurs services, et ceci largement à l’intérieur de l’espace européen72.

43 Les rachats représentent « le lubrifiant du trafic mercantile », et les licences royales qui les autorisent, légalisant une chose interdite : le commerce avec les « infidèles », deviennent « un mécanisme de contrôle qui applique le principe de l’exception permanente »73. À travers le rachat, les marchés des esclaves ressemblent plus à des bourses de commerce qu’à des foires du bétail74 ; et leurs prix sont spéculatifs. « L’arrivée de cette manne avait contribué à transformer les conceptions barbaresques en matières d’esclavage […] : l’esclave n’est plus un capital-travail, mais un placement qui rapporte d’autant plus qu’il est liquidé »75.

Une diaspora commerciale forcée

44 Considérons le phénomène dans toute sa complexité. Pensons au millier d’Européens qui sont en Barbarie pour s’occuper de « l’affaire » de la rédemption, en contact avec les chrétiens libres qui arrivent là pour faire du commerce, ou avec les renégats qui maintiennent des relations avec leur pays d’origine, relations commerciales autres qu’affectives – nombreux étant les témoignages allant dans ce sens, racontant des visites de parents qui retournent chez eux chargés de marchandises pour attester la bonne fortune de leur proche en Barbarie.

45 Si l’on fait une lecture parallèle de la documentation de la Deputazione pour le rachat des captifs de Palerme et celle du consul de France à Tunis, d’une part on peut retrouver chez ce dernier quelques auteurs de nos lettres, et d’autre part apprécier l’enrichissement de la casuistique du rachat, des transactions commerciales et des réseaux à qui il fait référence.

46 Je voudrais suggérer l’hypothèse de considérer le déplacement des captifs comme une sorte de « diaspora commerciale forcée », un hybride entre le commerce interculturel (cross cultural trade) et le trafic d’êtres humains (trafficking of human beings), un mouvement moléculairequi atteint cependant une masse critique, capable de tisser un réseau épais de crédits/débits et d’amorcer une réaction en chaîne dans des lieux distants les uns des autres, mais cependant en relations très étroites. Ce réseau se fonde sur le flux incessant d’informations commerciales – certes très fiables puisqu’elles procèdent directement des intéressés eux-mêmes, mais peu rapides à cause des distances et des confins politiques à franchir –, sur les prix, les conditions du commerce, la fiabilité du potentiel « investisseur » et l’existence de l’objet de l’échange en vie (le captif), ainsi que sur des informations financières sur les échanges de sorte à diminuer le risque de fraude,bien qu’il permette « le climat de tension [politique] dans un univers au renseignement discontinu »76.

47 La Méditerranée est une aire de contact où de nombreux opérateurs favorisent un flux constant de l’information. Le rapport entre calcul et confiance, ajouté aux canaux d’informations économiques, crée des réseaux à mi-distance et des attitudes de confiance conditionnée. Les échanges inévitablement se fondent sur le calcul et la confiance, bien que cette dernière dépende des relations avec ses propres coreligionnaires ou avec les « infidèles ». Les lettres et les suppliques, instruments de cette circulation des informations, tissent des liens entre des personnes de nations différentes77 et de religions diverses : musulmans de différentes obédiences, juifs, chrétiens, et parmi ces derniers, des catholiques, des orthodoxes et des coptes. La

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coopération économique avec des étrangers professant une autre religion dans différents contextes sociaux et juridiques non seulement est possible, mais elle est fréquente ; les diasporas commerciales ne peuvent se concevoir en vase clos78. Et ainsi les réseaux locaux renvoient à un « tissu de connectivité »79 avec l’extérieur créant ainsi un réseau international sur les trois continents qui bordent la Méditerranée80.

48 Nos captifs ne sont pas des ingénus et ils cherchent coûte que coûte à entrer en contact avec des institutions qui pourraient leur venir en aide : dans le cas tunisien, ils se rapprochent du consulat français, ou des religieux présents là-bas, ou encore des rédempteurs quand ils arrivent. Et s’ils ne constituent pas de véritables « communautés de confiance marchande » (communities of mercantile trust) – elles aussi d’ailleurs peu homogènes, même quand elles ont les mêmes bases ethniques ou religieuses, comme c’est le cas pour les Juifs sépharades81 – peut-être, dans notre cas, vaut-il mieux parler de « réseau de confiance marchande » (network of mercantile trust). L’image du réseau accentue la nature horizontale et autorégulée du commerce transculturel (cross cultural trade), sans pour autant renoncer à la hiérarchie et à se référer au dey, au pasha (souvent appelé vice-roi, signifiant ainsi que son autorité émane du sultan d’Istanbul, tout comme le vice-roi des vice-royautés espagnoles), aux renégats compatriotes avec leurs divers rôles institutionnels, aux consuls et vice-consuls français, voire au parlement et au roi de son pays quand le contentieux les oppose aux plus hautes charges de la régence. Dans ce fragile tissu commercial, à la merci d’un changement de climat politique soudain, on use de toutes les précautions possibles offertes par les traités internationaux et par les lois civiles (certificats, dépositions de témoins en cas d’éventuels contentieux, assurances) et de stimulations tels que les cadeaux et les pourboires (le mance, comme on les appelle en droit coutumier). « Qu’elles soient pacifiques ou conflictuelles, les relations entre pays chrétiens et pays musulmans en Méditerranée ont progressivement façonné un ensemble de normes diplomatiques communes »82 et les captifs finissent par jouer un rôle important dans la transmission des informations stratégiques entre les deux rives de la Méditerranée.

49 Pour toutes les raisons que l’on vient de donner, les caractéristiques de l’affranchissement de la captivité à travers la rançon et l’échange sont hybrides ; ce sont de bonnes affaires qui mettent à l’épreuve les relations politiques entre les États chrétiens et les régences barbaresques. Les rachats se retrouvent au cœur d’un flux tendu entre collaboration et conflit, où l’intérêt commercial est toujours omniprésent, même quand le politique influe sur les rachats83. Cela signifie donc que le groupe des captifs, que l’on peut qualifier de « compagnie commerciale », n’est ni amorphe ni spontané, mais qu’il s’inscrit dans des normes sociales, des coutumes légales et des règles de communication qui stabilisent son action. Il parle la langue des obligations. Il ne faut pas s’étonner de l’existence de la « lingua franca », langue cosmopolite de ce commerce84, pas plus que parfois de l’utilisation de conventions discursives de la langue commerciale dans les lettres.

Sans scrupules de conscience

50 Comme nous l’avons bien fait remarquer, les documents consulaires français de Tunis témoignent des nombreuses transactions de la colonie européenne : acquisitions et ventes (barriques de vin, laine de Barbarie, cuirs ou miel), prêts, renonciations, inventaires de successions jusqu’aux plus simples volontés testamentaires de celui qui

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redoute de mourir en Barbarie et qui demande à être enterré en chrétien. Il s’agit donc d’un complexe fatras d’actes divers, pas nécessairement reliés à la rédemption des captifs : arbitrages consulaires concernant des contestations collectives que l’on veut représenter aux autorités de la régence, comme par exemple celles des « marins et marchands présents à Tunis » qui se plaignent des droits exagérés d’ancrage ou des dommages subis par leurs navires et marchandises85 ; controverses civiles entre Européens et Maures86 ; actes d’enchères de navires capturés ; ou encore procurations de renégats à des parents restés au pays.

51 On apprend également comment le fruit de la course se retrouve sur le marché. À la suite de la capture, bateau, équipement, cargaison et marins sont rassemblés au port et la répartition du butin est institutionalisée. Au port d’Alger, les navires sont attendus par les officiers de la régence, le « secrétaire des saisies » et le « secrétaire du cinquième » (la partie du butin qui va à l’État). Ce sont eux qui supervisent les opérations de déchargement, aidés par des peseurs et des mesureurs, des écrivains et des crieurs publics ; on met tout de suite de côté tout ce qui est destiné au payement des droits, on déduit les dépenses, on répartit le bénéfice net en deux parties, l’une pour les armateurs, l’autre pour les fournisseurs, l’équipage et les soldats87. À Tunis aussi, la répartition du butin est rigoureusement réglementée : un dixième va aupasha, 45 % aux armateurs (seuls ou en société), les 45 % qui restent sont partagés entre le capitaine de la chiourme, le barreur, les marins et les janissaires88. Mais, au fil du temps, les proportions changent, concentrant les richesses entre les mains d’un petit nombre, celles de l’oligarchie qui monopolise la course et la propriété des esclaves, dans le but d’en réinvestir les profits pour financer la course même. Après la répartition entre tous ceux qui y ont droit, les différentes parties du butin deviennent une marchandise « propre », c’est-à-dire légale, accessible à n’importe quel acheteur. Le regard avisé que porte Battista Salvago sur la situation, nous rend compte du phénomène : La vente du butin est l’objectif primordial de la course, autrement les marchandises accaparées croupiraient en Barbarie et le corsaire perdrait tout intérêt pour des biens devenus inutiles. Ceux qui transportent l’argent en Barbarie sont des marchands chrétiens et juifs qui commercent avec les corsaires, sans scrupules de conscience grâce à la permission du Consulat, approuvée dans un article déclaratoire par tous les Princes, selon laquelle il est interdit en mer d’acheter des marchandises aux corsaires mais une fois celles-ci en lieu sûr, en terre et juridiction corsaires, tout contrat devient possible et valable89.

52 Le circuit commercial et le circuit corsaire se recoupent fréquemment : les esclaves rachetés retournent en chrétienté sur les bateaux de commerce munis d’un sauf- conduit90. Les chrétiens reçoivent de l’argent des Maures et vice-versa (pecunia non olet, l’argent n’a pas d’odeur), « l’intérêt habituel étant de 33 % »91 ; les garanties sont offertes par des médiateurs spécialisés ou non ; on recourt souvent aux mêmes patrons de bateaux ou marchands lucquois, maltais, marseillais, vénitiens, anglais, corses, génois, ou encore à des habitants de Palerme et de Trapani.Celui qui se rend en Barbarie pour une opération commerciale cherche à optimiser son profit, en faisant d’autres affaires en même temps, parmi lesquelles le rachat de captifs. Les procurations que l’on donne au rédempteur de la Deputazione pour récupérer dans son pays les sommes nécessaires à son rachat sont fréquentes. Ainsi, chargés de vendre un ou plusieurs biens des captifs, les rédempteurs deviennent aussi des agents de ce

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« commerce » particulier, dont les captifs perçoivent toute l’ambiguïté du rôle qu’ils jouent. Suivant l’avis de ses renégats, l’alcade du Sultan du Maroc dit aux Mercédaires : Je ne puis croire que vous soyez des vrais Rédempteurs. Vous n’êtes autres que des marchands déguisés, qui venez vers le Roi, mon maître, sous cette fausse apparence d’aumône [de piété] afin de le tromper92.

53 Dans les documents consulaires, les rachats sont nombreux. On y trouve des accords bilatéraux directs, fondés sur une même origine géographique du captif et de celui qui avance l’argent du rachat, et pour lesquels les comptes ne seront pas difficiles à régler quand on sera de retour chez soi. C’est le cas de Vincenzo di Amico, captif originaire de Monte Sangiuliano près de Trapani, qui doit à Gregorio Bonsignore, compatriote du même pays, 106 écus et 26 aspres d’or d’Espagne prêtés pour son rachat93. Dans d’autres cas, on constate une provenance commune entre captifs et renégats94, ou entre personnes exerçant le même métier95.

54 Un rapport triangulaire caractérise de nombreux cas – « captif, patron, rédempteur », ou encore « captif, patron, médiateur (souvent un marchand) » – liés la plupart du temps par le pur intérêt pour le gain inhérent à ce genre d’opération. Enfin, l’échange de personne à personne – un chrétien contre un Maure – reste toujours conditionné à l’existence en vie des deux sujets de l’échange, et l’on n’établit le prix qu’en cas d’imprévu96. Certains échanges sont parallèles, à double voie : deux captifs, deux familles – voire plus –, deux propriétaires, deux garants – voire plus –, sans compter les médiateurs. De ce complexe entrelacement de transactions fait aussi partie l’échange « tête pour tête » des captifs, pratiqué aussi dans les rachats individuels si le captif apprenait qu’un parent ou une connaissance de son propriétaire était en captivité dans sa ville d’origine. Dans ce cas, il avertissait sa famille et lui disait comment procéder, qui intéresser dans l’échange, comment éviter les risques de transactions non garanties quand ce n’était pas la mise en garde de la bonne foi des contractants. Toutefois, il pouvait arriver aussi que les deux captifs que l’on devait échanger ne fussent pas « équivalents », en raison de l’âge, du sexe, de la condition sociale, et que, par conséquent, l’on avait besoin d’autres apports en marchandises ou en argent. Le plus souvent, les rapports s’établissaient à plusieurs, rapports que l’on pourrait représenterpar une étoile. Le médiateur qui s’occupe en même temps de plusieurs rachats, arrivés à des stades plus ou moins avancés de négociations, se trouve au centre d’une constellation et, en guise de branches de l’étoile, une myriade de crédits et de dettes, d’obligations et de surséances. Une combinaison qui peut optimiser les profits, mais qui multiplie en même temps les risques et peut être la cause de faillites, cachées derrière la brusque disparition de personnages longtemps actifs. Mais les configurations peuvent être presque infinies. La difficulté réside dans le montant des engagements pris dans un même laps de temps. Les marchands qui rachètent indifféremment chrétiens et musulmans finissent par être victimes de l’ampleur de leurs activités : les patrons des esclaves veulent être payés immédiatement et, quand cela n’est pas possible, l’incertitude sur le succès de la transaction pour celui qui s’est exposé économiquement peut ruiner tout le réseau de créditeurs, médiateurs et débiteurs.

55 En conclusion, la course est une diaspora commerciale singulière, qui fait des captifs des opérateurs commerciaux particuliers et des détenteurs d’une culture voyageuse, dont sont également importants les axes latéraux et les interactions locales, autres que l’axe de l’origine et du retour. L’idée de diaspora permet sans doute de dépasser l’idée

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de relations État-nation et réseaux infra/transnationaux, entre centre et périphérie pour adopter un modèle chaotique et changeant : l’espace n’étant pas perçu à travers la fixité, la localisation, mais comme un circuit de communication excentré (ex-centric communicative circuitry)97, une société réseau, où le référent origine se valorise à travers l’exil.

56 L’idée de diaspora est plus métaphorique que réelle, hasardeuse sans doute dans notre cas, mais aussi nous aide-t-elle à mieux comprendre le poids de la fonction religieuse que l’on attribue au fait qu’ils se retrouvent captifs à cause de leur foi : il faut réunir la chaire du corps du Christ, maintenant dispersée, à sa tête ; la lutte pour la défendre s’accompagne de la recherche du retour. La diaspora devient un état transitoire, une épreuve et une pénitence, destinée à en finir avec la rédemption et le retour à la maison (la terre promise). Le langage religieux des lettres et des mémoires, accusés superficiellement d’opportunisme, est mieux compris et interprété. Dans l’attente du retour, les captifs siciliens se montrent capables d’initiative, de concevoir des stratégies à cause de leur connaissance du milieu, des relations avec les autres captifs, avec les renégats, les maîtres, les chrétiens libres qui sont en Barbarie, les autorités locales. Ainsi, les victimes de la course rejoignent un espace d’action et le statut de sujets transnationaux de notre histoire.

NOTES

1. . Cette recherche s’inscrit dans le projet FIRB 2008 Oltre la guerra santa. La gestione del conflitto e il superamento dei conflitti culturali tra mondo cristiano e mondo islamico dal Mediterraneo agli spazi extraeuropei (secc. XV-XIX). 2. . Wolfgang Kaiser, « Les mots du rachat. Fiction et rhétorique dans les procédures de rachat de captifs en Méditerranée, xvie-xviie siècle », dans François Moureau (dir.), Captifs en Méditerranée, xvi e-xviii e siècle, Paris, PUPS, 2008, p. 103. L’Auteur se réfère à Robert C. Davis, Christian Slaves, Muslim Masters. White Slavery in the Mediterranean, the Barbary Coast, and Italy, 1500-1800, Houndsmills, Palgrave, 2003. 3. . Wolfgang Kaiser, « Négocier la liberté. Missions françaises pour l’échange et le rachat des captifs au Maghreb (xviie siècle) », dans Claudia Moatti (dir.), La mobilité des personnes en Méditerranée de l’antiquité à l’époque moderne. Procédures de contrôle et documents d’identification, Rome, École française de Rome, 2004, p. 501. 4. . Wolfgang Kaiser, « Una missione impossibile ? Riscatto e comunicazione nel Mediterraneo occidentale (secoli XVI-XVII) », Quaderni storici, n° 124, 2007, p. 19-20. Nous remercions ici Wolfgang Kaiser qui a bien voulu nous envoyer la phrase originale de son texte écrit en français et nous donner des explications concernant le mot « cartelli », qui figure dans son texte en italien. Voir plus précisément Daniel Hohrath, « ‘In Cartellen wird der Werth eines Gefangenen bestimmt.’ Kriegsgefangenschaft als Teil der Kriegspraxis des Ancien Régime », dans Rüdiger Overmans (dir.), In der Hand des Feindes. Kriegsgefangenschaft von der Antike bis zum Zweiten Weltkrieg, Cologne-Böhlau, 1999, p. 141-170 ; terme emprunté de l’italien « cartello » et/ou du français « cartel » = contrat entre deux parties (adverses, militaires) : après la bataille, on fixe par écrit l’échange en bloc de prisonniers, avec tarification selon le rang/grade.

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5. . Wolfgang Kaiser (dir.), Le commerce des captifs. Les intermédiaires dans l’échange et le rachat des prisonniers en Méditerranée, xv e-xviii e siècle, Rome, École française de Rome, 2008, p. 3. 6. . Wolfgang Kaiser, « Négocier la liberté… », art. cit., p. 523. 7. . Ciro Manca, Il modello di sviluppo economico delle città marittime barbaresche dopo Lepanto, Naples, Giannini, 1982, p. 95. 8. . Giovanna Fiume, « L’impossibile riscatto di Aly del Marnegro, “turco vero” », Quaderni storici, n° 140, 2012, p. 385-424. 9. . Sadok Boubaker, La Régence de Tunis au xvii e siècle : ses relations commerciales avec les ports de l’Europe méditerranéenne, Marseille et Livourne, Zaghouan, Ceroma, 1987, p. 44. 10. . Les données se trouvent dans Maria Teresa Pardo, Le lettere dei captivi in Barberia nel ‘600, et Rosanna Pardo, Le lettere dei captivi in Barberia nel ‘700, Palerme, Université de Palerme, Mémoires de licence, année universitaire 2011-2012. 11. . Lucile et Bartolomé Bennassar, Les Chrétiens d’Allah. L’histoire extraordinaire des renégats (xvi e-xvii e siècles), Paris, Perrin, 1989. 12. . Beatriz Alonso Acero, Sultanes de Berbería en tierras de cristiandad. Exilio musulmán, conversión y asimilación en la Monarquía hispánica (siglos XVI y XVII), Barcelone, Edición Bellaterra, 2006. 13. . Voir les nombreux cas d’esclaves musulmans évangélisés par des franciscains siciliens et accueillis dans le Troisième ordre. L’un d’eux, Antonio Etiope da Noto, arrive jusqu’aux autels. Giovanna Fiume, Il Santo moro. I processi di canonizzazione di Benedetto da Palermo (1584-1807), Milan, Franco Angeli, 2008 (2e édition), p. 164-180. 14. . Maria Sofia Messana, « La “resistenza” musulmana e i “martiri” dell’Islam », Quaderni storici, n° 126, 2007, p. 743-772. Le numéro de la revue est consacré à ‘Esclavage et conversions en Méditerranée’ (Schiavitù e conversioni nel Mediterraneo). 15. . Giovanna Fiume, Schiavitù mediterranee. Corsari, rinnegati e santi di età moderna, Milan, Bruno Mondadori, 2009. 16. . Les lettres, suppliques et mémoires de captifs sont conservés aux archives de Palerme (Archivio di Stato di Palermo, désormais ASPa), Archiconfrérie pour la Rédemption des captifs de Sainte-Marie la Nouvelle (Arciconfraternita per la redenzione dei captivi di Santa Maria la Nova, désormais ARC). Outre les fonds d’archives, voir : Giuseppe Bonaffini, La Sicilia e i Barbareschi. Incursioni corsare e riscatto degli schiavi (1570-1606), Palerme, Ila Palma, 1983 ; Aurora Romano, La Deputazione per la redenzione dei poveri cattivi in Sicilia (1595-1860), thèse de doctorat, Université Suor Orsola Benincasa, Naples, 2005. 17. . Salvatore Fodale, « Solidarietà pubblica e riscatto dei cattivi (secc. XIV-XV) », Incontri mediterranei, vol. XVII, no 1-2, 2008, p. 21-47. 18. . De nombreux legs testamentaires concernent des confréries de Trapani, de Mazaraet de Raguse, et ils sont tous établis pour le rachat des captifs de leur région. 19. . Vincenzo Famularo confie à Stefano Amato, esclave affranchi, son titre d’esclave (« fede di schiavitù ») reproduit sur un formulaire imprimé par le vicaire apostolique d’Alger en date du 26 août 1773, ASPa, ARC, vol. 254,folio (dorénavant f.) non numéroté (n. n.). 20. . « Ces Turcs sont inconstants, tantôt ici et tantôt là ; ils ne restent jamais au même endroit » (« Questi turche stano di diverse fantasie, or qua or la, quale non sta mai fermo in uno loco »), écrit Maso Galeva de Tunis le 20 novembre 1608, ibid., vol. 518, f. 173r-v. 21. . La structure rhétorique des suppliques a été étudiée par Albrecht Burkardt, « Suppliques et recommandations dans la pratique du Saint-Office », dans Jean Boutier, Sandro Landi et Olivier Rouchon (dir.), Politique par correspondance. Les usages politiques de la lettre en Italie (xiv e- xviii e siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 231. Même dans les lettres écrites au xvie siècle aux Conseils d’État, de Guerre et d’Italie de la monarchie espagnole, on se plaint des mêmes choses : les conditions de la capture, les malversations commises avec l’argent

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destiné au rachat, les mauvaises conditions d’hygiène et les dangers encourus pour la santé, le nombre croissant d’esclaves qui arrivent à Alger, Marrakech et Tunis. Voir José Antonio Martínez Torres, « Corso turco-berberisco y redenciones de cautivos en el Mediterráneo occidental (siglos XVI-XVII) », dans Wolfgang Kaiser (dir.), Le commerce des captifs…, op. cit., p. 84. 22. . ASPa, ARC, vol. 263, f. n. n.,Tunis 4 août 1778. Iano Marino décrit à son épouse la bataille sanglante qu’il y eut entre leur navire et un bateau corsaire de Sfax le 2 juillet 1778 contre 120 Maures : « Ne vous effrayez pas si, dans cette lettre, je vous écris les mésaventures et les malheurs qui me sont arrivés le 2 juillet 78 quand j’ai été pris par les Barbares après un combat très long où nous avons été battus malgré notre courage inexplicable et judicieux, laissant deux morts et quatre blessés alors que les assaillants en comptaient respectivement vingt et onze ». [« Non vi spaventate, se in questa presente vi scrivo le mie disaventure e disgrazia accadutemi dalli 2 luglio 78 che fui preso dai Barbari, dopo un certame assai lungo, che dopo tanto combattimento con coraggio inesplicabile, e giudizioso, alla fine mi superanno, riportando due morti e quattro feriti, ma contandone rispettivamente venti e undici tra gli assalitori. »] 23. . Ibid., vol. 523, f. 158 : « Ma chère mère, mon cher frère, malheureusement ou à cause de mes péchés en ce mois d’avril 1592 j’ai été capturé par les Turcs au Cap Santo Vito […] et l’on m’a emmené ici à Bizerte où l’on m’a vendu au prix de 100 écus » [« Carissima mia madre e fratello, per disgratia o pecati mey questo mese di aprile [1592] fui capitato scavo di turqui nel capo di Santo Vito […] e mi hanno portato qui in Biserta hove mi hano venduto in precio di cento scuti »] ; Ibid., f. 16 : « Je me suis embarqué à San Vito – écrit Antoni di Amico à son épouse le 2 septembre 1594 – et pour éviter de transporter sur terre deux cantara [unité de mesure locale]de câpres, je m’embarquai et fus fait esclave. Tout cela parce que je travaille pour notre famille et pour vous permettre de vivre. » [« Io mi imbarcai a San Vito portava dui cantara di chiappari et per non li potiri portari per terra mi imbarcai et su scavo tutto per travagliari per la nostra casa e camparvi »]. 24. . Ibid., f. 252. 25. . « Quanto si può alargare [stare alla larga] de lu mare, se ne alarghi, per non venire in questi fastidi », lettera di Dominico Atzarello, Algeri 10 novembre 1595, ibid., vol. 521, f. 145 r. 26. . Ibid., vol. 263,f. n. n., Tunis 4 août 1778. 27. . Ibid., vol. 263, f. n. n., lettre du 20 février 1770. 28. . Maximiliano Barrio Gozalo, Esclavos y cautivos. Conflicto entre la Cristianidad y el Islam en el Siglo XVIII, Valladolid, Junta de Castilla y León, 2006, p. 121 : « Muchos trabajos, castigos y miserias […], poca comida, los piojos, los chinches y la miseria nos tienen hechos unos esqueletos, que si no fuera por el pellejo que mantiene los huesos ya se habría caído el cuerpo ». 29. . « Bastunati assai et pani pocu », ASPa, ARC, vol. 262, f. 396. 30. . « Et il me garda prisonnier dans son jardin, avec deux chaînes aux pieds et surveillé par des gardiens ».[« Et mi teni intra a lu so giardino con dui catini a li pedi et con guardie. »], lettre de 1597, ibid., vol. 263, f. 432. 31. . « Matri che haviti figli in barbaria/tucti piangiti et lagrimati/forti che vano per quella scura barbaria/morti di friddu e boni bastunati/che quando e lura di lavemaria/ vanno a quatro et cinque incatinati. » C’est ce qu’écrit Angilo La Galia, le 25 janvier 1598, ibid., f. 261. 32. . Iacomo Forno, alias Ali le Génois, le 18 mars 1593, informe sa « très chère épouse [« consorte carissima »] de sa « profonde douleur tellement cruelle qu’il ne fait rien d’autre que pleurer » [« cordoglio così crudele che io non feci altro che piangere »], parce qu’après être tombé en captivité, il a été vendu à un capitaine de Stromboli appelé Mami Corso. « Il faut être patient – ajoute-t-il, cherchant à se montrer courageux – ; je vous prie de ne pas vous laisser aller à la mélancolie. » [« Bisogna avere pacientia […] vi prego che non vi vogliati pigliare malinconia. »], ibid., f. 150. 33. . « De même que la volonté du Seigneur a été de me faire faire esclave, de même j’espère qu’il voudra me faire retrouver la liberté » [« Et fu proprio voluntà di nostro signore cossì come esso

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mi feci andare scavo spero mi farrà andare in libertà »], écrit Santo lo Sardo depuis Scio le 7 janvier 1595, ibid., f. 128. 34. . « Tout ce qui arrive dans le monde est entre les mains de Dieu et tout ce qu’il fait avec nous il le fait à sa gloire et pour notre salut comme on le lit clairement dans deus quos amat corrigat et castigat et que par conséquent quand nous sommes châtiés c’est signe que nous sommes aimés et que de cette tribulation nous devrions nous réjouir plutôt que de nous attrister » [« Quanto al mundo succedi tutto dipendi de la mano de dio e quel tanto ad opera con noi tutto lo fa a bon fine a gloria sua e a salute nostra si come si leggi claramenti per deus quos amat corrigat et castigat adunca nui essendo castigati signo e che semo amati e di questa tribulacioni piu presto doveriamo ralegrarci che attristarci »]. C’est ce qu’écrit Auliveri Lainzano à sa famille depuis Alger, le 3 décembre 1595, ibid., f. 140 ; Pietro Lupo était en train d’écrire à son père une « lettre douloureuse emplie de souffrances, pleurs et larmes, chagrins et regrets de mon coeur » [« dolorosa litera piena tutta di travagli pianto e lacrime e displacerio del mio core »] quand il apprend la nouvelle de la mort de sa femme : « mais si c’est la volonté de Dieu, il faut avoir de la patience car les souffrances sont signes que Dieu nous aime » [« ma se è questa la volontà di Dio, occorre avere pazienza, ‘che li travagli son signo che dio ci vuol beni’ »]. Lettre du 25 avril 1595, vol. 523, f. 211. 35. . « Se persino la madre lo ha abbandonato, deve essere “nato di la petra” e non resta che “sperare nixuno sicurso altro chi di lu eternu diu”. » Lettre de 1593, ibid., f. 53. 36. . « Je vous ai écrit tant et tant de lettres, écrit Giuseppe de Girardo à sa sœur le 5 septembre 1595, mais aucune n’a reçu de réponse et cela me surprend beaucoup car c’est comme si vous m’aviez complètement oublié alors qu’une lettre de vous me consolerait et me rassurerait sur votre affection. » [« Vi ho scritto tanti et tanti litere ma nessuna ha avuto risposta et di questo ne sonno molto meravigliato (mentre) la mia consolatione (sarebbe di) havere da voi una litera, fatimi ariconoscere che mi amati »], ibid., f. 121 ; « Vous, disait Iosephi Sanciza en réprimandant sa sœur,qui ne vous préoccupez pas de moi, à qui j’ai envoyé denombreuses lettres sans jamais recevoir la moindre réponse. » [« Vui mi pari che aviti poco cura a li fatti mei che aio mandato multi literi e mai non fu inpossibuli recipiri da voi uno signo di litera »], lettre du 15 avril 1596, ibid., f. 122-123 ; « Depuis cinq ans que je suis esclave, vous ne m’avez jamais envoyé une seule lettre, pour que je puisse savoir si vous êtes vivants ou morts » [« Nelli cinque anni che io sono schiavo non mi avete mai mandato una sola letera solamente per sapere se siete vivi o morti »], reprochait Girolamo d’Elia à sa femme Giulia, lettre du 15 août 1596, ibid., f. 40. 37. . « Quello che voi non avete fatto per lo passato manco no lo fate per la venire […] io so solo che se voi non mi forate Idio mi vorra forare un giorno per la sua santa misericordia ». Lettre du 1er janvier 1595, ibid., vol. 523, f. 80r. 38. . « Mon très cher père, si par le passé vous avez eu de bonnes raisons de vous plaindre de moi, je vous supplie, pour l’amour de Dieu, de me pardonner et de considérer cela comme une erreur de jeunesse. J’ai su que ma mère était morte et avait laissé quelque chose pour me sortir d’affaire. Je prie Dieu que vous me contentiez et ne regardiez pas le temps perdu pour me tirer d’une situation aussi difficile et cruelle. » [« Padre mio carissimo se per li tempi passati me habiate trovato per lo fiol de mala obidentia, voi prego per l’amor de signore Idio che mi perdonerete et rimetto li mi errori ala mia gioventu. Io ho havuto la nova qualmente la mia madre e stata morta et lassatu alcuno adiuto per cavar me da questo cativerio. Et per noi per l’amor di signor Idio prego che farete contento non guardando li tempi passati adiutar et cavar me da questo crudel pene et travaglio »]. Lettre du 21 avril 1595, ibid., f. 194. 39. . « Et je les salue et les bénis tous, bien qu’ils aient démontré leur ingratitude envers un pauvre captif enchaîné entre tourments et privations, qui ne mange pas à sa faim et qui peine tant alors qu’eux se promènent […] et ils sont si indifférents et ingrats qu’ils ne m’écrivent même pas une lettre. Je n’aurais pas été aussi désespéré si l’un d’eux s’était présenté comme marin dans un des nombreux vaisseaux qui sont venus pour me voir et me consoler. S’ils l’avaient voulu, en

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bons fils de famille affectueux, ils auraient dû me racheter ». [« Li quali saluto tutti et benedico benche a me siano stati e sono ingrati io povero preso alla catena al martirio et stento con tanta pena et travaglio et essi a spasso […] et sono tanto ingrati et discortesi che almeno di lettere non mi consolano in tanto affanno non sarrei stato se uno di essi fusse venuto per marinaro co tanti vascelli che ne veneno qui per mirarme et consolarmi se essi havessero voluto per lo ufficio di figliuoli amorevoli me haverriano rescattato »]. Lettre de Geronimo Galia du 28 juin 1598, ibid., f. 374. 40. . « Et sono tri anni che aspetta questi dinari […]non mi posso saturare di pane […] e mi fa vendere acqua con un asino […] et che si non fossiro alcuni boni cristiani scavi io sarìa morto che quando altro mi dona cinquanta bastonati alli pedi ». Lettre de Vincenzo Mancuso du 22 janvier 1598, ibid., f. 270. 41. . « Si vous envoyiez trois ou quatre barriques de vin, je serais libéré de toutes ces tribulations » [« Si mandati tri o quattru butti di vinu io saria liberatu di tanti affanni »]. Lettre d’Angelo Bruno du 15 mai 1607, ibid., vol. 518,f. 140r-v. 42. . « Ci si piglia gran fantasia »/ « Si sta in travagli »/« Di giorno in giorno vi andate adimenticando di me ». C’est ce qu’écrit Benedicto Caffati à son épouse en 1597, ibid., f. 108. 43. . « Di conforto e consolacione quali generano allegrezza infinita ». Ibid., f. 374. 44. . Jean Boutier, Sandro Landi et Olivier Rouchon (dir.), Politique par correspondance…, op. cit., introduction, p. 18. 45. . « À Bizerte, on m’a vendu pour 100 écus et, si je veux me racheter, j’ai besoin de 100 écus. Je vous prie très humblement de faire tout ce qui vous est possible pour me sortir d’ici. Vendez ma maison ainsi que mes meubles, mes vêtements, demandez à mes connaissances des prêts que je rembourserai à mon retour. Ou, ce qui me semble le mieux, achetez si vous pouvez un Turc et envoyez-le ici afin que mon patron, qui s’appelle Ledic Valevente d’Alger, me libère. Je m’embarque sur les galères avec mon patron et, au retour, nous irons à Alger. » [« In Biserta mi hano venduto in precio di cento scuti però se io mi voglio riscatare n’ho di bisogno cento et però vi prego quanto umilmente posso che facciate tutto il possibile di cavarmi di qua et però vendete la mia casa co il vestimento mio (chiedete prestiti ai miei conoscenti che rimborserò al mio ritorno e se poteste) comprare un turco et mandarlo di qua con que lui (il padrone) mi facesse libero qua mi pare la via meglio comoda avisandovi come il mio padrone si chiama Iedic Valevente di Algeri »]. ASPa, ARC, vol. 523, f. 158. 46. . « Perché quisti chi venono a riscatari qua fanno milli forfanterii, quannu vui dunati li dinari, dunatili a persona sicura o si no li donati a la limosina di Palermo ». Lettre d’Antonio Madini, Bizerte 29 août 1600, ibid., vol. 518, f. 26r. 47. . Il en va de même pour d’autres corporations des territoires de la couronne d’Aragon : voir Maria Ghazali, Entre confréries et corporation : le métier des charpentiers de Valence (xv e- début xix e siècle), Habilitation à Diriger des Recherches, t.3/4, Université Paris X-Nanterre, 2004, p. 4. Le chapitre X des statuts de 1434 (précisément intitulé Dels confrares catius) stipule l’obligation de la corporation de racheter ses membres qui seraient tombés en captivité. 48. . L’once est la monnaie sicilienne. 49. . « Per morire tra Cristiani, ed avere sepoltura chiesastica, essendo troppo brevi i giorni suoi ». Ibid., vol. 254, f. n. n.et sans date, mais de la moitié du xviiie siècle. 50. . C’est ainsi que s’exprime d’Alger le 3 septembre 1784 Gianbattista Riccobene en s’adressant au prince de Cattolica, ibid., vol. 254, f. n. n. 51. . Ibid., vol. 254, f. n. n., document sans date. 52. . « Questi tiranni, viventi Luciferi », ibid., vol. 254, f. n. n., Tunis 16 avril 1790. Le Syracusain Francesco Aliotta est resté à Tunis pendant 20 ans et l’on conserve de lui deux autres lettres : l’une du 2 octobre 1780 et l’autre du 29 mars 1791. 53. . « Il Remuneratore supremo [non farà mancare loro] il centuplicato promesso guiderdone », ibid., vol. 254, f. n. n., lettre de Vincenzo di Majo et d’Antonino Greco de la ville de Patti, écrite de

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Tunis et sans date. Par une lettre de la femme de Greco de juin 1788, l’on apprend qu’il était esclave depuis environ six ans (« d’anni sei incirca »). 54. . « Signore, mio Padrone » / « unisce tutti noi con Cristo, come membri d’un sol corpo al suo capo ». Lettre du Palermitain Giovanni Pisciotta, ibid., vol. 254, f. n. n., Alger 16 octobre 1771. 55. . « Principe venuto in porto con la sua feluca […] con il signor Ferdinando e tante signori che aveti per amici in Palermo ». Ibid., vol. 523, f. 390. 56. . « Quelli di casa vostra », y « compare vincenzo con sua commare peppa », « andrea assieme con sua moglie e tutti di casa sua », ibid., vol. 254, f. n. n., Alger 18 mai 1783. 57. . « Scimia molto bella, insegnata a fare molte cose », ibid., vol. 263, f. n. n., lettre du 20 février 1770. 58. . « Il comune Redentore scese da Cielo in terra, prese carne umana, e passione, e morte », ibid., vol. 263, f. n. n., la missive est signée : « cinq captifs de Sciacca », Tunis, 4 février 1775. 59. . « Un giorno o l’altro per la fame (Dio liberi) cascare in qualche notabile difetto », ils espèrent toujours être tôt ou tard « sciolt[i] da questo inviluppato nodo di maledetta schiavitù, e consolat[i] col ritorno alla bramata patria, per così mettere in salvo la perduta anima, e far ritornare all’ovile una pecora smarrita ». C’est ainsi que s’exprime Sebastiano Marino, de Tunis le 20 juillet 1792, ibid., vol. 254, f. n. n. 60. . « Sono in evidente pericolo di perdersi totalmente ». Supplique collective d’esclaves qui sont à Tunis « depuis si longtemps » (« da tanto tempo »), ibid. vol. 254, f. n. n., 20 juillet 1773. 61. . « Molto reverendo Padre e zio dilettissimo […] Con le lacrime agli occhi che incessantemente sparge a fiumi e singhiozzando [racconta] le penose crudeltà e patimenti [che l’hanno ridotta a] non cibarsi d’altro se non di sospiri e lacrime a’ quali fanno eco quelle dell’afflittissimo genitore [anch’egli schiavo] che in passato ha potuto incontrare [prima di essere] sequestrata e rinchiusa in una camera, dove altro non può mirare se non per un piccolo buco un mezzo palmo di cielo e [dove le] è rigorosissimamente viÉtato il parlare con veruna persona, sin nemmeno colle medesime Donne Cristiane di casa, [sue] paesane ». Ibid., vol. 263, f. n. n., Tunis 25 mars 1770. 62. . « Tante barbarità […] e di più questi barbari havendo saputo che io sono artigliero, ogni giorno mi sono appresso per farmi renegare la nostra Santa Fede ». Ibid., vol. 254, f. n. n., Alger 16 février 1783. 63. . « E poi se ne morì e si perdette un’anima dal Divin Verbo ricomprata. […] Un giorno o l’altro, non potendo resistere al cumulo delli tanti flagelli, potrà darsi alla disperazione, ed acconsentire alle false insinuazioni de’ Mori, che di continuo la forzano ». « La figlia è veramente in gravissimo pericolo di perdere la fede, qualora non venga presto liberata ». Ibid., vol. 254, f. n. n., Tunis 15 juin 1792. 64. . Ibid., mais il y a une lettre précédente adressée à Giovanna Nuzzarella, sœur de Paolo, dans laquelle il se lamente d’avoir été abandonné par ses parents et que sa fille est « perpétuellement “flagellée” pour la forcer à se faire “turque” » [che la figlia è “di continuo flagellata che la forzano di farsi Turca”], Ibid., vol. 254, f. n. n.,Tunis 20 avril 1791. 65. . ASPa, ARC, vol. 521, f. 184r. Crispino di Gesaro, Alger 4 août 1597. 66. . Aurora Romano, « Schiavi siciliani e traffici monetari nel Mediterraneo del XVII secolo », dans Mirella Mafrici (dir.), Rapporti diplomatici e scambi commerciali nel Mediterraneo moderno, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2004, p. 275-301. 67. . Sadok Boubaker, « Réseaux et techniques de rachats des captifs de la course à Tunis au xviie siècle », dans Wolfgang Kaiser (dir.), Le commerce des captifs…, op. cit., p. 32-33. 68. . Fernand Braudel, Capitalismo e civiltà materiale, Turin, Einaudi, 1977, p. 526. 69. . Sadok Boubaker, « Réseaux et techniques… », art. cit., p. 38. 70. . Aurora Romano, La Deputazione per la redenzione…, op. cit., p. 181 : « mette in moto un meccanismo che coinvolge i redentori di Palermo, i mercanti e i banchieri genovesi e livornesi, i missionari apostolici e i consoli della nazioni cristiane in Barberia e consente a mediatori specializzati di lucrare su questi movimenti di denaro ».

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71. . Giovan Battista Salvago, Africa overo Barberia. Relatione al Doge di Venezia (1626), Padoue, Editions A. Salvadori, 1937, p. 45 : « passa annualmente gran denaro in Barberia per compreda di mercantie e per riscatto di schiavi [et essa] et l’Oriente si pon dire due calamite che continuamente attraheno a sè oro e argento » ; « sono ricconi che non sanno il conto delli denari incassati ». 72. . Wolfgang Kaiser (dir.), Le commerce des captifs…, op. cit., p. 14. 73. . Rafael Benítez Sánchez, « La tramitación del pago de rescates a través del reino de Valencia. El último plazo del rescate de Cervantes », dans Wolfgang Kaiser (dir.), Le commerce des captifs…, op. cit., p. 217. Les licences royales qui autorisaient les opérations de rachat « eran el lubricante para el tráfico mercantil entre Valencia e Argel. Pero, en especial eran de gran intéres para la propia Monarquía Católica. En efecto, ésta despliega un enorme mecanismo autojustificativo de control aplicando el principio de la excepción permanente ». 74. . Jean Munlaü, Les états barbaresques, Paris, Presses universitaires de France, 1964, p. 98. 75. . Id., p. 99. 76. . Wolfgang Kaiser, « Una missione impossibile ?… », art. cit., p. 23. 77. . L’Archiconfrérie romaine du Gonfalon organise une mission à Alger, réalisée par les Capucins entre 1585-1589, en s’en remettant aux banquiers romains et lyonnais, et pour les négociations sur place, aux marchands marseillais, à leurs agents et au consul de France. 78. . Francesca Trivellato, The Familiarity of Strangers. The Sefardic diaspora, Livorno and cross- cultural trade in early modern period, New Haven, Yale University Press, 2009. 79. . Sanjay Subrahmanyam, Explorations in Connected History from the Tagus to the Ganges, Oxford, OUP, 2011. 80. . Linda Colley, L’odissea di Elisabeth Marsh, Turin, Einaudi, 2010. 81. . Mercedes García Arenal et Gérard Wiegers, Un hombre en tres mundos. Samuel Pallache, un judío marroquí en la Europa protestante y en la católica, Madrid, Siglo XXI Editores, 2006. 82. . Guillaume Calafat, « Les interprètes de la diplomatie en Méditerranée. Traiter à Alger (1670-1680) », dans Jocelyne Dakhlia et Wolfgang Kaiser (dir.), Les musulmans dans l’histoire de l’Europe, vol. II, Passages et contacts en Méditerranée, Paris, Albin Michel, 2013, p. 371. 83. . Andrea Pelizza, « “Restituirsi in libertà et alla patria”, Riscatti di schiavi a Venezia tra XVI e XVIII secolo », Quaderni storici, n° 140, 2012, p. 341-384 ; Giovanna Fiume, « L’impossibile riscatto… », art. cit. 84. . GuidoCifoletti, La lingua franca barbaresca, Rome, Il Calamo, 2004 ; Jocelyne Dakhlia, Lingua franca. Histoire d’une langue métisse en Méditerranée, Arles, Actes Sud, 2008. 85. . De nombreux actes font état de plaintes déposées par les patrons de navires capturés par les corsaires et qui demandent à être remboursés pour la perte de leurs biens réquisitionnés. Déférées devant le diwan, ils réussissent parfois à voir leurs raisons reconnues, même si, en retour, ils ne sont pas dédommagés. 86. . Le patron marseillais Giovan Tassi, parti de Marseille pour Alexandrie, a été obligé à cause des intempéries de faire escale à la Goulette, où le chaouch du port a confisqué ses voiles et son timon. Le consul fait des remontrances au pacha, qui ordonne qu’on lui restitue les voiles « à condition qu’il lui achète de la soie et du coton qu’il avait en magasin ». Pierre Grandchamp,La France en Tunisie (1601-1610), t. II, Tunis, Société Anonyme de l’Imprimerie, 1921, p. 114. 87. . Albert Devoulx, « Le registre des prises maritimes », Revue africaine, vol. XV, 1871, p. 146-155. 88. . Pierre Dan (le révérend père), Histoire de Barbarie et de ses corsaires, Paris, Pierre Rocolet Imprimeur, 1637, p. 265-266 ; Taoufik Bachrouch, « Rachat et libération des esclaves chrétiens à Tunis au xviie siècle », Revue tunisienne de sciences sociales, vol. XII, n° 40-43, 1975, p. 128. 89. . Giovan Battista Salvago, Africa ovvero Barbaria…, op. cit., p. 80 sq. : « Il dispaccio delle prede è il vero fomite del corso, altrimenti le robbe depredate marcirebbero in Barberia e il Corsaro in bottini inutili si raffredderebbe. Chi siano poi quelli che trasportino denari in Barberia, son

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mercanti Christiani et Ebrei che trafficano con corsari senza aggravio di coscienza per la permissione del Consolato, approbato già da tutti li Prencipi, nel quale è un Capitolo declaratorio che in mare non si possono comprare robbe da’ Corsari, […], ma giunte le prese in seguro luogo e dominio de’ Corsari, che allhora si possa fare ogni contratto e s’intende valido ». 90. . Aurora Romano, La Deputazione per la redenzione…, op. cit., p. 150. 91. . Pierre Grandchamp, La France en Tunisie (1582-1600), Tunis, Société Anonyme de l’Imprimerie, 1920, t. I, p. 76 ; id., La France en Tunisie (1601-1610), op. cit., t. III, p. 178 sq. 92. . Germain Moüette, Relation de captivité dans le Royaumes de Fez et de Maroc (1683), Paris, Mercure de France, 2002, p. 100. L’auteur tombe en captivité en 1670 et il est racheté par les Mercédaires onze ans après. 93. . Pierre Grandchamp, La France en Tunisie…, op. cit., t. II, p. 118, 16 mai 1610. 94. . Honorat Yhouard et son épouse Marguerite Seguier doivent à Mahomet Franses, janissaire de Tunis (et, comme l’indique son nom, renégat d’origine française), 50 écus d’or et 64 aspres, somme reçue en prêt, certainement un complément pour atteindre la somme totale du rachat. Nous ne savons pas dans ce cas précis si Mahomet était ou non le patron des deux captifs en question, mais dans le document du 15 octobre 1610 ils se sont engagés à rembourser dans les six mois qui suivent, et le 6 avril 1611 cette somme a été restituée. Ibid., p. 176. 95. . Biagio Valadit, patron marseillais, reçoit d’un patron corse, Domenico di Giovanni, un prêt de 40 écus d’or d’Espagne pour payer son rachat auprès de Mamet Agi, janissaire de Tunis. Biagio « remboursera la somme en travaillant comme marinier jusqu’à entier paiement ». Ibid., t. II, p. 115. 96. . Le père Arcangelo a été racheté à son maître Othman Dey pour la somme de 550 écus. Cet argent a été versé par trois Maures et, en contrepartie, le religieux s’est engagé à faire libérer trois Maures en captivité à Cagliari, l’un d’eux étant propriété du vice-roi. S’ils étaient morts, le père Arcangelo aurait dûrembourser les 550 écus. Ibid., t. II, p. 69. On note ici le prix élevé de la rançon des religieux (trois « têtes » contre une) et le fait que les trois Maures, qui ont avancé l’argent de la rançon, sont certains d’être remboursés si l’affaire ne se fait pas. Les exemples de ce type sont très nombreux. 97. . James Clifford, « Diasporas », Cultural Anthropology, 1-3, 1994, p. 302-338 ; Paul Gilroy, The Black Atlantic : double consciousness and modernity, Cambridge, Harvard University Press, 1993.

RÉSUMÉS

À l’époque moderne les conditions des prisonniers de guerre et des esclaves se rejoignent dans la figure du captif, tombé aux mains de l’ennemi et réduit en esclavage. L’importance de l’expérience de la captivité en Méditerranée à l’époque moderne n’est plus à démontrer. Les documents de la Deputazione de Palerme, institution qui se dédiait au rachat des captifs, sont conservés dans les archives de la ville. Ce sont plusieurs centaines de lettres, des suppliques et des mémoriaux d’esclaves siciliens en Barbarie, surtout à Tunis et à Bizerte mais aussi à Alger et Tripoli, qui y sont conservés. Envoyés entre le xvie et le xixe siècle aux parents, aux amis et aux personnes influentes, ces documents témoignent de la mauvaise condition de vie du captif et renseignent sur le rachat. Nous avons là une mine d’informations précieuses sur les conditions de vie des esclaves dans les villes corsaires d’Afrique du Nord, grâce auxquelles on peut raconter l’esclavage avec les mots de ceux qui en ont souffert, sans oublier toutefois l’importance de la

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rhétorique dans ce type de documentation puisque l’objectif était de susciter la compassion pour réunir le montant de la rançon au plus vite et recouvrer sa liberté.

In the early modern age, the figure of the prisoner of war and that of the slave were singularly joined in the figure of the captive who falls into enemy hands. The importance of Mediterranean captivity in the early modern era has clearly been demonstrated, in part through documents of the Palermo Deputazione, the institution for rescuing captives, which are held in the city’s archive. Hundreds of letters, petitions and memoirs of Sicilian slaves in Barbary, particularly in Tunis and Bizerte but also in Algiers and Tripoli, can be found there. These documents, written from the sixteenth through the nineteenth century to relatives, friends and influential figures, provide testimony of the poor conditions suffered by captives and arguments for their ransom. Thanks to this archive, a gold mine of information about the living conditions of slaves in North African corsair cities, we can describe their lives in their own words, though one must not forget the importance of rhetoric in these sorts of documents, whose ultimate aim was to stir compassion in order to raise the ransom money for their freedom.

INDEX

Keywords : Early Modern Time, captives, corsairs, ransoming, Palermo, Deputazione Mots-clés : époque moderne, captifs, corsaires, rachat, Palerme, Deputazione

AUTEUR

GIOVANNA FIUME

Giovanna Fiume est professeur d’histoire moderne à l’université de Palerme. Sur le thème de l’esclavage, de la conversion et de la sainteté d’esclaves africains, elle est l’auteur de deux ouvrages : Il Santo Moro. I processi di canonizzazione di Benedetto da Palermo (1594-1807), Milan, Franco Angeli, 2002 (2e édition 2008) et Schiavitù mediterranee. Corsari, rinnegati e santi di età moderna, Milan, Bruno Mondadori, 2009. Elle a également organisé deux colloques internationaux dont les actes ont été publiés : « La schiavitù nel Mediterraneo », Quaderni storici, no 107, 2001, et « Schiavitù e conversioni nel Mediterraneo », Quaderni storici, no 126, 2007. Elle a écrit de nombreux articles sur ce sujet.

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Quelques cas d’évasions de captifs chrétiens au Maroc, fin XVIIe- début XVIIIe siècle, selon le père Dominique Busnot

Ahmed Farouk

NOTE DE L'AUTEUR

Dominique Busnot (le père), Histoire du règne de Mouley Ismaël, roi de Maroc, Fez, Tafilet, Souz, etc. ; de la révolte et fin tragique de plusieurs de ses enfants et de ses femmes ; des affreux supplices de plusieurs de ses officiers et sujets ; de son génie, de sa politique et de la manière dont il gouverne son empire ; de la cruelle persécution que souffrent les esclaves chrétiens dans ses Etats ; avec le récit de trois voyages à Miquenez et Ceuta pour leur rédemption et plusieurs entretiens sur la Tradition de l’Eglise pour leur soulagement, Rouen, Editions G. Behourt, 1714.

1 L’avènement de la dynastie alaouite sur le trône du Maroc a été l’occasion de modifier le mode d’appropriation des captifs chrétiens dans le nouveau royaume. C’est Moulay Ismaïl (1672-1727) qui décide, pour des raisons politiques et surtout économiques, de regrouper à Meknès, la nouvelle capitale, tous les captifs pris en mer ou sur les côtes européennes. Les pères de la rédemption1, chargés de la libération des victimes de la course, doivent désormais négocier avec le sultan, et uniquement avec lui. Cette obligation occasionne non seulement des dépenses supplémentaires, qui alourdissent le budget des missions des religieux, mais allonge aussi les négociations et donc le temps de séjour dans le pays. De plus, il y a une part d’incertitude quant à l’issue d’une négociation, car le sultan, selon les pères, serait de tempérament versatile et renâclerait souvent à se séparer des éléments les plus jeunes et vigoureux. Pour aider les victimes à retrouver leur liberté perdue, les responsables religieux leur conseillaient de s’évader. Et il semblerait que le procédé fût connu, organisé et répandu dans le

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milieu des ports du détroit de Gibraltar au temps de Moulay Ismaël, même si l’on ignore son ampleur. Mais laissons la parole au père Busnot : Les avis que nous [Dominique Busnot] avions donnez aux esclaves de nos conventions faites à Cadis avec les Maures nommez Métadores pour les tirer secrètement, firent que plusieurs tentèrent cette dernière voie de recouvrer leur liberté, un entr’autres y a réussi & m’a raconté depuis son retour de quelle manière il s’est échappé malgré la vigilance des Maures qui le gardoient2.

2 C’est par ces mots que l’auteur ouvre le chapitre consacré aux évasions. Il rend compte à travers ces lignes de deux éléments essentiels permettant de comprendre le comportement des individus et les rouages du dispositif mis en place pour l’évasion. Le premier a trait à la nouvelle attitude des religieux qui, face à une situation inique, légitiment implicitement des actes pouvant conduire les captifs à la violence. Cette attitude, émanant de membres du clergé régulier, peut être moralement déterminante pour les captifs en quête de moyens susceptibles de briser leurs chaînes. En parlant de ceux qui ont pu se libérer par l’évasion ou qui souffrent dans les cachots de Moulay Ismaïl, Busnot se singularise par rapport aux rédempteurs antérieurs en préconisant aux détenus en terre d’Islam la lutte individuelle. Les intéressés n’ont souvent pour arme que leur foi et leur détermination. À ceux de son ordre qui jugeraient la voie sans mérite, Busnot oppose les noms de ceux qui sont revenus au sein de la communauté chrétienne3. Le second élément que nous livre l’auteur est la présence de sujets marocains proposant ouvertement leurs services dans le port espagnol de Cadix et promettant de ramener à la liberté des chrétiens qui désespéraient de leur situation dans l’enceinte de la ville de Meknès. Plus étonnant, les rivalités hispano-marocaines sont toujours d’actualité et leurs remous autour du détroit de Gibraltar, espace de communication entre les deux royaumes, maintiennent une inquiétude permanente. Les questions qui se posent sont donc de savoir comment ces Maures pouvaient se trouver en Espagne à une telle époque et quel rôle ils ont pu jouer dans cette zone où le moindre ressortissant africain était objet de méfiance.

3 Moulay Ismaël s’était fixé comme objectif de rendre à ses États leur entière intégrité, en mettant fin à l’existence des enclaves espagnoles, ces présides qui jetaient une ombre sur son trône. La récupération d’un certain nombre de places comme la Ma’mora (en 1681) a consolidé le règne du sultan. Mais Ceuta résiste. Elle est assiégée, donc étroitement surveillée, du moins en théorie. Tous ces éléments nous inclinent à penser que la présence d’individus marocains dans les ports espagnols est plus que douteuse.

4 Généralement, les relations de voyage rédigées par les pères rédempteurs sont sujettes à caution. Si elles permettent de connaître certains événements et décrivent les aspects d’un pays musulman comme le Maroc, où sont retenus de nombreux captifs, leurs auteurs ont tendance à amplifier les malheurs qui frappent ces derniers. Ce penchant à l’exagération touchant les conditions de vie des chrétiens au Maghreb occidental a un double objectif : susciter et fortifier la compassion dans les pays d’origine et inciter les fidèles, en France comme dans les autres pays d’Europe, à faire preuve de générosité4. Faire part de l’existence et du déroulement des évasions par des particuliers musulmans est aveu de faiblesse de l’efficacité des moyens utilisés par les rédempteurs. À la fin du XVIIe siècle, on commence à envisager une voie nouvelle pour soulager les souffrances des captifs et augmenter le nombre de libérés. Il est donc de bonne intelligence d’accorder crédit à cette nouvelle possibilité, en tout cas dans le milieu de ceux qui en ont la charge. Après avoir connu le désespoir et la résignation, l’idée de pérennisation de leur état pousse les captifs dotés de volonté à l’action, acte ultime

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pour recouvrer la liberté par leurs propres moyens. L’évasion fait donc partie de ces moyens qui les engagent pleinement.

5 Des centaines d’individus retenus contre leur volonté à Meknès, à l’époque de Moulay Ismaël, semblent complètement anéantis par ce qui leur est arrivé. Leur concentration dans la capitale était plutôt une aubaine, dont les atouts leur ont échappés. Ils auraient pu marronner ou déstabiliser l’État alaouite, avec la complicité de l’Espagne proche, du Portugal ou même de l’Angleterre, avant la prise de Tanger (en 1684), tant les frontières maritimes étaient poreuses, malgré la surveillance étroite assurée par les représentants du makhzen5.

6 C’est au retour de sa troisième rédemption au Maroc (1712) que des sujets marocains contactent le père Busnot pour lui proposer leurs services. Il écrit à ce sujet : Pendant que nous [le père Busnot et ses compagnons] étions encore à Cadis attendant les derniers Ordres de France pour notre retour, Deux de ces Métadures nous vinrent trouver pour nous offrir leurs services. Nous convinmes avec eux de cent cinquante piastres pour chaque esclaves françois qu’ils nous rendroient à Cadis, & et nous leurs donnâmes un rôle de ceux que nous souhaitions, ils nous demandèrent le temps de leurs retours de Madrid. Ils y alloient solliciter le payement de ce qui leur avoit été promis pour avoir facilité l’évasion de plusieurs soldats espagnols, & d’autres sujets de Sa Majesté Catholique qu’ils avoient rendus en Espagne, & dont ils n’avoient rien reçu. Ils étoient chargez de Lettres de Recommandations de Gouverneurs es Albouzême & de Cadis, qui représentoient à Sa Majesté Catholique, combien il étoit important de ne pas rebuter ceux qui hazardoient ainsi leur vie pour tirer ses sujets de la captivité : et de ne pas fermer aux pauvres esclaves cette porte pour rentrer en liberté6.

7 Pour quitter le territoire marocain à l’époque, il est impératif d’obtenir une autorisation du sultan en personne, autorisation qui fait office de laisser-passer ou passeport. L’obtention de ce document est assujettie à l’exposition d’une raison valable d’absence du territoire et sa validité n’est que de quelques mois seulement. Le non respect de ce dernier point expose le bénéficiaire à des peines sévères, qui peuvent aller jusqu’à son élimination physique. On est donc en droit de supposer que les « métadores » pouvaient être au service de l’Espagne7.

8 Le texte cité évoque implicitement l’ancienneté des évasions. Il serait d’un grand intérêt de savoir quand ce mouvement a réellement commencé et qui en ont été les premiers organisateurs. Était-ce un acte politique ou simplement un moyen pour certains de satisfaire leur goût du lucre ? Les réponses ne sont pas aussi évidentes. Les correspondances consulaires, qui se font l’écho des milieux marchands dans les ports de la côte atlantique marocaine et du détroit de Gibraltar, ignorent l’importance (voire l’existence) des évasions8, ce qui montre à quel pointl’indifférence publique et/ou la peur sont grandes. À certaines époques, les familles riches qui avaient un des leurs captifs au Maroc confiaient à un marchand chrétien en résidence dans l’un des ports du pays une somme d’argent suffisante pour négocier la libération du malheureux détenu. Il s’est avéré que la plupart des marchands ont failli aux missions qui leur avaient été confiées et ont détourné les sommes reçues vers d’autres activités9. Il semble alors, sans qu’on puisse étayer cela par des faits probants, que les particuliers qui désiraient la libération rapide d’un proche en captivité se soient alors détournés des marchands au profit des « métadores »10.

9 L’ambiance dans laquelle s’est déroulée la rencontre entre les religieux et les « métadores », selon l’extrait ci-dessus, est tout à fait ordinaire et sans protocole aucun.

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Les rédempteurs manifestent leur adhésion à la proposition des guides sans se poser de questions. Munis de lettres de recommandation, et en route pour Madrid, les « métadores »rencontrés semblent connus à Cadix et circulent librement. Les Pères trinitaires français, qui depuis le Père Dan11 connaissent bien la région, tant du côté espagnol que maghrébin, n’engagent pas à la légère l’argent amassé péniblement en France par le biais des aumônes. Pour le garder en sécurité, ils prennent toujours soin de le déposer au consulat de France de Cadix ou de le confier à des patrons de maisons de commerce connues, avant d’entamer toute négociation en Espagne même ou au Maroc. L’engagement avec les « métadores » observé ici est donc sans risque puisque la rémunération de leurs services se fera grâce à ces dépôts12. Tous ces éléments permettent de supposer, avec une faible marge d’erreur, qu’il existe depuis longtemps, entre les sujets marocains et les représentants de certains pays européens touchés par les effets de la course, des contacts et des échanges. L’inconvénient, c’est le mutisme de la documentation officielle.

10 Engager les services d’un « métadore » de la place de Cadix ou même d’un préside13 n’est donc pas acte impossible ni compliqué. Les présides offrent d’ailleurs une formidable vitrine pour le recrutement d’un « métadore », comme Busnot le signale : Les Maures certains jours de la semaine entrent dans les places qui appartiennent à Sa Majesté Catholique, pour les marchez qui leurs sont libres et les Gouverneurs peuvent aisément trouver des métadores et convenir avec eux14.

11 Au moment opportun, les « métadores » soudoient les gardes, ou les détournent de leur occupation par divers moyens et stratagèmes, pour faire passer les fuyards. Quand ces derniers arrivent à destination, c’est-à-dire à l’intérieur de la place espagnole ou portugaise, le gouverneur fait tirer un coup de canon. Le payement est alors perçu après, soit au Maroc soit en Espagne, en fonction de l’accord passé avec le commanditaire. Il est certain que le sultan n’ignorait pas l’existence de ces hommes, traîtres à sa cause. Aussi usa-t-il de divers moyens pour dissuader les captifs de penser à leur liberté. Malgré tout, on ne peut empêcher les hommes de rêver de liberté15. Les fuites se poursuivent et le sultan manifeste sa colère contre les passeurs qu’il accuse d’être à l’origine des évasions. C’est pourquoi, il n’épargne rien pour découvrir les métadores et fait passer par d’étranges tourmens ceux qu’il soupçonne de ce commerce, afin d’intimider les autres. En l’année 1702, il fit exécuter à mort 22 Maures sur cette simple suspicion dont aucun n’avoüa le crime16.

12 Cette porte de sortie, qu’est l’évasion, a eu ses adeptes. Parmi ceux dont on connaît l’histoire grâce aux Pères rédempteurs, certains ont tenté l’aventure sans aide, malgré les dangers ; d’autres, au contraire, ont fait appel à ces fameux guides17. Mais avant de se mettre en route pour leur périlleuse expédition, une longue préparation mentale et matérielle est nécessaire aux futurs fugitifs. Il fallait surtout faire une réserve de nourriture et se procurer un minimum de matériel, petits objets nécessaires et utiles pour entreprendre un voyage aussi risqué. Les candidats récidivistes, eux, font part d’un autre danger, celui occasionné par des animaux sauvages, tels que les lions, regroupés en « meutes » à certains endroits, comme les sources. Ces points d’eau, massivement fréquentés par les populations locales sont à éviter. Une fois le départ décidé, ceux qui échoueraient dans leur entreprise s’exposeraient également au terrible courroux du maître.

13 Les évadés avaient le choix entre deux destinations : Mazagan, cité portugaise au sud sur la côte atlantique, ou l’un des présides espagnols sur la côte méditerranéenne et

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près du détroit de Gibraltar. Les récentes conquêtes de Moulay Ismaël avaient restreint le nombre des enclaves espagnoles, et l’on ne pouvait trouver accueil que dans l’une des places ayant résisté aux assauts des forces du sultan alaouite telles Ceuta, Melilla ou Al- Huceima. La traversée, pour atteindre l’une de ces destinations, dure une ou plusieurs semaines, à cause d’une surveillance serrée ou de fortes pluies qui grossissent le niveau des oueds. L’absence de ponts ralentit les déplacements en période de crues. Pour réduire au maximum les obstacles, les fugitifs choisissent le printemps ou le début de l’été, car plus tard la chaleur étouffante et le manque d’eau risquent de compromettre le voyage. Dès qu’ils quittent leur lieu de résidence, les fuyards doivent doubler d’attention car les guetteurs sont à l’affût de tout mouvement de personnes sur tous les chemins reliant Meknès aux régions côtières.

14 Selon les témoignages, on a relevé l’existence de plusieurs types d’évasions. D’une part, il y a celles qui s’effectuent en solitaire ou à plusieurs, mais sans guide, et d’autre part celles qui se font sous la conduite de « métadores ».

La fuite sans guide

15 Elle peut être le fait d’un fuyard solitaire ou de deux ou trois captifs qui tentent leur chance ensemble.Ainsi, Thomas Pellow décida de partir seul et il échoua au pied de la citadelle portugaise de Mazagan.Par miracle, il échappa au lynchage de la foule et au jugement de son maître Moulay Ismaël18. Parmi ceux qui tentent l’aventure à deux, Ellen G. Friedman19 rapporte le cas d’un certain Roque de Robles, originaire de Jerez de la Frontera, qui s’enfuit avec Sebastián de Montella. Ils demandèrent a posteriori au Conseil de Castille de les aider à payer leur dette envers les Maures qui les avaient aidés à fuir, de façon à ne pas compromettre par la suite d’autres libérations de chrétiens. Cette institution accéda à leur requête, tout comme elle le fit aussi dans le cas de Simón González de Donis. Cet exemple nous prouve d’une part que l’État ne reste pas indifférent à la rédemption des captifs et d’autre part qu’il existait des rapports de confiance qu’il fallait préserver – notamment le respect de la parole donnée – si l’on voulait poursuivre la collaboration bilatérale entre musulmans et chrétiens pour la libération des captifs.

16 Le texte de Busnot fait aussi référence à des cas de fuite à deux ou trois personnes. Cette méthode permet une meilleure organisation pour affronter les imprévus du voyage. Parmi les cas rencontrés, signalons le récit de Jean Ladiré de S[aint] Vallery en Caux et de son compagnon Guillaume Croissant. Ils mettent dans la confidence Antoine Rodrigue de Calais, un ami de confiance qui travaille à un four à chaux en dehors de la ville de Meknès20. Ce dernier devait constituer pour eux un stock de réserves alimentaires et trouver le moyen de leur fournir des chaussures pour le voyage. Tout devait se faire dans une discrétion absolue.

17 Ils quittent la ville royale le 2 octobre 1693 pour se rendre à Mazagan. Ils ne bénéficient des conseils d’aucun guide sur l’état des chemins, mais la saison est encore clémente. Selon ce qu’ils savent par ouï-dire, en évitant les axes fréquentés et les gros villages, en principe, ils ne doivent pas rencontrer grand monde. Généralement, pour cette destination, le chemin le plus simple consiste à aller jusqu’à Salé, pour suivre ensuite la côte vers le sud. Mais, comme cet axe est très fréquenté, les fuyards empruntent des chemins parallèles, en ne s’aidant, comme ils le disent, que de l’étoile du nord. Ils traversent des contrées vides, qu’ils qualifient de déserts, des montagnes rocailleuses21

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et des bois denses, infestés de lions dans les clairières. Quand ils arrivent enfin à proximité de Mazagan, la fatigue et la joie ont provoqué l’effondrement de l’attention qui les avait aidés à surmonter les difficultés de la traversée. Subitement quatre jeunes, se disant sentinelles, les arrêtent. Après 36 jours de prison, passés dans des conditions difficiles dans la localité d’Azammour (à quelques kilomètres au nord de Mazagan), ils sont transférés à Salé, où ils sont retenus au service d’un prince pendant cinq mois, avant de retourner à Meknès. Depuis leur arrestation, leur existence n’a pas été de tout repos. Ils ont subi quotidiennement des insultes, des coups de bâton, et ils ont été soumis à des travaux harassants, à des humiliations et à la faim. La seule chance qu’ils aient eue, c’est qu’à leur retour dans la capitale ils n’ont pas été présentés au sultan, sinon on n’aurait pas donné cher de leur vie et leur tentative d’évasion n’aurait jamais été connue.

18 Mais leur détermination et leur amour de la liberté sont restés intacts, malgré les difficultés. Ladiré et Croissant se sont entendus avec un autre captif, Guillaume Rigault de Marseille pour tenter une seconde évasion. Après avoir fabriqué un canot (en peaux gonflables) dans une ferme en dehors de la ville royale, ils décident en 1695 de retenter leur chance. Cette fois-ci ils prennent la direction du nord. Arrivés dans les montagnes du Rif, ils sont arrêtés et conduits à Fès, puis à Meknès. Et quand on leur demande pourquoi ils tentent de s’évader au péril de leur vie, ils répondent invariablement « pour être libres ». Alors qu’ils croyaient que leur dernier jour était arrivé, le jour prévu de leur exécution, ils sont graciés grâce à l’intercession de deux captives chrétiennes qui se sont jetées aux pieds du sultan pour demander leur pardon22.

L’évasion sous la conduite de « métadores »

19 Une évasion sous le contrôle de passeurs, à travers des routes secrètes, est une autre aventure. En plus de leur connaissance du terrain, les « métadores » savent exploiter les faiblesses humaines : ils achètent fréquemment le silence des guetteurs et des soldats sans scrupule pour arriver à leur fin. Toutefois, une évasion sous leur conduite n’est pas sans risques : face à une situation critique, ils sont susceptibles de devenir dangereux et de s’en prendre à ceux qu’ils sont censés protégerpour éviter d’être pris.

20 De plus, pour mettre un frein à cette activité délictueuse, le sultan lance parfois des campagnes de répression : nous l’avons vu pour 1702, année où 22 Maures furent torturés et condamnés à mort, juste pour l’exemple. À la fin de la première décennie du XVIIIe siècle, plusieurs « métadores » furent pris en flagrant délit et exécutés sans pitié. Les chrétiens qui les accompagnaient, sauvèrent leur tête en se convertissant à l’islam. Ces événements ont profondément bouleversé le milieu des guides et des passeurs, mais aussi des captifs. Le calme revint vers 1712, sans que l’on pût en déterminer les causes23.

21 Voyons un dernier cas : la fuite de « Gabriel Robin, âgé de 46 ans, de la Baye de Bourneuf, rivière de Nantes, & qui fut pris dès l’âge de 21 ans »24, s’est terminée avec succès après des moments extrêmement pénibles. Les captifs comme lui, qui ont séjourné plusieurs années dans le pays, connaissent les us et coutumes des habitants et aussi leur langue. Ce sont des atouts permettant de déjouer la vigilance des sentinelles et autres guetteurs. Les deux guides de Robin lui ont proposé également de porter des vêtements du pays, de manière à ce que l’illusion soit parfaite tout au long du voyage. Le 13 juin 1713, les deux hommes et leur protégé quittent Meknès en direction des

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ports du nord. Si la marche de nuit est toujours de rigueur, les compagnons du fugitif prennent la précaution de marcher dans la même direction, mais séparés, de sorte qu’on ne puisse pas les surprendre ensemble. Ils se sont aperçus que, comme la région connaissait cette année-là des chaleurs excessives, de nombreux autochtones voyageaient de nuit. Et Gabriel Robin n’eut aucune difficulté à passer pour un voyageur indigène ordinaire. La traversée dura dix jours, pour arriver enfin au village des ‘métadores’ près d’Albouzême (Alhoucéima). Là, on apprend que la région est en ébullition : des cavaliers du makhzen sont à la recherche de quatre esclaves qui ont emporté dans leur fuite quatre mules et volé quatre quintaux d’or. Les soupçons pèsent sur tous les habitants qui pourraient venir en aide aux fugitifs. Les « métadores »prennent alors de sérieuses précautions : ils cachent Gabriel Robin dans une grotte loin de leur village. Après plusieurs jours d’enfermement, le captif est enfin accueilli à Melilla, le 2 juillet, dans un état très affaibli, mais sauf.

Conclusion

22 Les éléments présentés dans cet article émanent de l’ouvrage du père Dominique Busnot. La plupart des évasions évoquées y sont décrites. Elles sont sans doute représentatives de ce phénomène. Busnot affirme avoir recueilli lui-même les récits de la bouche d’anciens captifs ayant réussi à se débarrasser de leurs chaînes. Il est satisfait de la « convention faite à Cadix avec les “métadores” »25.Elle permet à ces derniers derecevoir une récompense pour chaque captif ramené en Espagne. Mais le religieux n’est pas le seul à penser que la filière de l’évasion ne répond que partiellement aux contraintes globales du problème. C’est pourquoi le principe des rédemptions se maintiendra encore longtemps. Le roi d’Espagne a eu, le premier probablement, l’idée de faire libérer ses sujets captifs au Maroc, en soudoyant certains sujets du sultan. On retiendra pour preuve de cela, la facilité d’entrée en Espagne des « métadores » et la liberté dont ils bénéficiaient pour se rendre à Madrid pour y recevoir leurs rétributions et pourquoi pas aussi de nouvelles consignes et missions d’ordre politique du roi catholique. En définitive, le mérite du père Dominique Busnot est d’avoir rendu compte de cette filière, et par là même d’avoir donné de l’espoir à tous ceux que les rédemptions avaient ignoré et qui attendaient depuis des années le retour dans leur famille. Le courage des hommes côtoyés ici est immense : celui des « métadores », qui bravent une autorité impitoyable, et celui des captifs fuyards, qui se lancent à corps perdu pour recouvrer leur liberté et leur dignité.

NOTES

1. . Il s’agit des Mercédaires et des Trinitaires. 2. . Dominique Busnot (le père), Histoire du règne de Mouley Ismaël…, op. cit., p. 244. 3. . Il reste malgré tout un doute. Comment se sont réalisées les rencontres entre Busnot et les évadés ? Dans quelles circonstances les récits d’évasion ont-ils été reçus ? Certains détails montrent que les évasions ont réellement eu lieu, mais une preuve de ces faits dans les

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documents d’archives des ports ayant accueilli les évadés, nommément désignés dans le texte de notre informateur, serait la bienvenue. 4. . Les souffrances des captifs au Maroc sont indéniables, mais de nombreuses idées répandues par les rédempteurs sont à revoir et à ramener à leur juste proportion. Les exécutions attribuées à Moulay Ismaël par exemple dépassent l’entendement. Voir, en complément d’information : les pères Jean de La Faye, Denis Mackar, Augustin D’Arcisas et Henry Le Roy, Relation en forme de journal voyage pour la rédemption des captifs aux Royaumes de Maroc et d’Alger pendant les années 1723, 1724 et 1725, présentation et notes de Ahmed Farouk, Saint-Denis, Éditions Bouchène, 2000 ; Laugier de Tassy, Histoire du Royaume d’Alger, un diplomate français à Alger en 1724, Paris, Éditions Loysel, 1992 ; la préface d’André Nouschi est extrêmement enrichissante. 5. . De l’arabe khazaja qui signifie « enmagasiner » ; il peut se traduire par « magasin » ou « entrepôt ». Au Moyen Âge, ce terme désigne l’endroit où sont entreposées les réserves en nourriture d’un village ou d’une tribu (l’équivalent de ce terme en berbère est « agadir »). Au xviie siècle, le mot makhzen est adopté par l’administration : il désigne dans un premier temps le local où sont déposés les produits de l’impôt ; dans un deuxième temps, et surtout sous les Alaouites, il est synonyme d’administration avec tous ses rouages. Aujourd’hui, ce mot indique aussi bien l’État que l’administration à tous les échelons. Le mot est à la fois précis et ambigu ; il est devenu une entité politique impénétrable. Voir Benjamin Stora et Akram Ellyas, Les 100 portes du Maghreb, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 1999, p. 218-220. Et pour une analyse approfondie de la notion du makhzen politique consulter EugèneAubin, Le Maroc dans la tourmente, Paris, Éditions Paris-Méditerranée 2004, p. 187-231. Cet ouvrage a été publié initialement sous le titre Le Maroc d’aujourd’hui, Paris, Armand Colin, 1905. Il reste d’une grande utilité. 6. . Dominique Busnot (le père), Histoire du règne de Mouley Ismaël…, op. cit., p. 174. 7. . Les hommes de cet acabit passent d’un rivage à l’autre du détroit de Gibraltar, pratiquant aussi la contrebande. Les autorités espagnoles tolèrent leurs activités illicites, afin de continuer à bénéficier de leurs services. 8. . Ici on entre dans le domaine de la morale politique. 9. . Voir le chapitre IX de Relation des États de Fez et de Maroc ecrité par un Anglois qui y été long-tems esclave, et traduite de l’anglois, publié par M. Simon Ockley, Professeur en langue arabe dans l’université de Cambridge, Paris, chez Pissot libraire, 1726. 10. . Ce terme est une déformation de l’espagnol « metedor », qui signifiait « contrebandier » (soit celui qui « metía », c’est-à-dire qui « introduisait » quelque chose) ; la « meteduría » étant l’introduction de marchandises en contrebande. En l’occurrence, ce que l’on « introduisait » ici en Espagne, c’était une marchandise humaine. [Note de l’éditrice] 11. . François Dan (le père), Histoire de Barbarie et de ses corsaires, Paris, Éditions Pierre Racolet, 1637. 12. . Le consulat français de Cadix était un observatoire très important. La famille Partyet, qui y a occupé le poste pendant plusieurs décennies, a remarquablement rempli les tâches qui lui incombaient durant l’époque qui nous concerne. Depuis l’avanie de 1716, qui a entraîné la suppression du consulat de France au Maroc pendant près d’un demi-siècle, les nouvelles de ce pays étaient enregistrées, en grande partie, à Cadix avant d’être expédiées en France. Voir, à ce propos, les Sources inédites de l’histoire du Maroc par le comte Henry de Castries, première série : dynastie saadienne, archives et bibliothèques des Pays-Bas, t. II, Paris-La Haye, Ernest Leroux éd.-Martinus Nijhoff, 1907 [http://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k5675413x] et les publications qui font suite à cette série comme : Documents inédits sur l’Histoire du Maroc, Sources françaises (1726-1732), 2 fascicules, Chantal de La Véronne (éd.), Paris, Geuthner, 1975 et 1984 ; Sources françaises de l’Histoire du Maroc au xviii e siècle, vol. 5 (1732-1739) et vol. 6 (1740-1743), Chantal de Laveronne (éd.), Zaghouan, Centre d’Études et de Recherches Ottomanes, Morisques, de Documentation et d’Information (CEROMDI), 1994 et 2002.

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13. . La place la plus importante étant Ceuta. 14. . Dominique Busnot (le père), Histoire du règne de Mouley Ismaël…, op. cit., p. 179. Cette possibilité d’engager des métadores n’est pas exclusivement réservée aux gouverneurs espagnols des présides, mais à tous ceux qui envisagent de faire évader un captif. L’auteur précise que « quelques François ont aussi échappé par cette voye. Entr’autres Raimond Nique, & Antoine Audran de Marseille, René Durand de La Rochelle, Thomas Lofault d’Olone, Goriot de Martègue, François Yon de Saintonge, Ditoron de Bordeaux & Joseph Matthieu &c. (sic !) ». Apparemment, l’énumération est incomplète. 15. . Stephen Clissold, The Barbary Slaves, Londres, Paul Elek, 1977, p. 69 : « Muley Ismael used to boast that he would drive his slaves so hard that they would not have the strength left to think of escaping and would lose the very remembrance of what to be free. But men cannot stop dreaming of freedom. » [« Mouley Ismael se vantait fréquemment de traiter ses esclaves avec tant de poigne qu’ils n’avaient plus la force de penser à s’évader et qu’ils en arriveraient même à oublier ce qu’était la liberté. Mais les hommes ne peuvent pas s’empêcher de rêver de liberté »]. 16. . Dominique Busnot (le père), Histoire du règne de Mouley Ismaël…, op. cit., p. 178. 17. . Les religieux n’acceptaient pas de racheter tous les captifs, sauf dans le cas d’une rédemption générale. Il fallait remplir certaines conditions : être de la même « nation », du même « pays », de la même « religion ». Certains individus n’avaient donc aucune chance de faire partie d’une quelconque rédemption, même après vingt ou trente ans de captivité. Ils étaient par conséquent livrés à eux-mêmes dans la recherche d’une solution pour retrouver le chemin de la liberté. Il en allait de même pour les évasions, même si les religieux n’affirmaient pas toujours ces distinctions d’une manière ouverte. Dominique Busnot précisait bien aux guides qu’il leur fournirait le « rôle » de ceux qu’il fallait aider à quitter l’empire de Moulay Ismaïl. 18. . Le cas de Thomas Pellow montre que même en surmontant les difficultés évoquées par Busnot, auxquelles s’exposent les fuyards, la réussite n’est pas au bout du chemin. Thomas Pellow est l’un des captifs les plus en vue à la fin du règne de Moulay Ismaël. Il est renégat, parle parfaitement l’arabe, sert dans l’armée de Moulay Ismaël et a une bonne connaissance de la géographie et des routes du pays. Malgré tous les avantages dont il bénéficie, son Angleterre natale lui manque. Ses connaissances lui permettent de circuler de jour comme de nuit pour se rendre à Mazagan. Voir Giles Milton, Captifs en Barbarie, Lausanne, Noir sur Blanc, 2006, p. 198-208. 19. . Ellen G. Friedman, Spanish captives in North Africa in the Early Modern Age, Madison, University of Wisconsin Press, 1983, p. 113-114 : « In 1702 Roque de Robles of Jerez de la Frontera requested help in paying a debt to some Muslims who had him escape from Meknès in december 1701. In his petition he noted that if the money were not paid to his accomplices as promised, in the future the Moors would be less willing to help captive escape. The Council apparently saw his point, for it granted 100 reales to him, as well as to Sebastian Antonio of Montella, who has escaped at the same time, and 400 reales to Simon Gonzalez de Donis, fled on march 1701 and owed 800 reales to those who had aided him. » [En 1702, Roque de Robles de Jerez de la Frontera demanda de l’aide pour payer une dette qu’il avait contractée auprès de musulmans qui l’avaient aidé à s’évader de Meknès en décembre 1701. Dans sa requête, il soulignait que si l’argent n’était pas remis comme convenu à ses complices, les Maures seraient moins disposés dans le futur à aider les captifs à s’évader. Il semble que le Conseil ait pris en considération ce point puisqu’il lui attribua 100 réaux, ainsi qu’à Sebastián Antonio de Montella qui s’était enfui en même temps, et que 400 réaux furent octroyés à Simón González de Donis, qui s’était enfui en mars 1701 et qui devait 800 réaux à ceux qui l’avaient aidé. »]. 20. . On a remarqué à plusieurs reprises que les captifs jouissaient d’une certaine liberté de mouvements dans la ville de Meknès. C’est d’ailleurs grâce à cette liberté qu’ils ont pu concevoir leur projet d’évasion.

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21. . Cette partie du territoire est, à certains endroits, rocailleuse, mais elle n’est pas montagneuse. 22. . Pour les tribulations de Ladiré et de ses compagnons voir surtout Dominique Busnot (le père), Histoire du règne de Mouley Ismaël…, op. cit., p. 181-191. 23. . Id., p. 245-247. 24. . Id., p. 244. 25. . Ce que Busnot nomme « convention » n’est qu’un accord verbal passé avec les « métadores » en Espagne lors de son voyage de retour de la troisième rédemption à laquelle il participe au Maroc en 1712 (les deux autres ayant eu lieu en 1704 et 1708) et qui ne permit de racheter que 68 captifs. Voir Guy Turbet-Delof, Bibliographie critique du Maghreb dans la littérature française, Alger, SNED, 1976, notice n° 288, p. 173-174.

RÉSUMÉS

On a beaucoup écrit sur le rachat de captifs au Maroc à l’époque moderne. Depuis le dernier quart du xviie siècle, les hommes et les femmes capturés en mer et ceux arrivés sur le sol marocain suite à un naufrage sont propriété du sultan. Et, depuis Moulay Ismaël, ils sont quasiment tous regroupés à Meknès, où ils sont employés à la construction de la ville royale. Leur nombre, élevé, varie selon les époques et les conjonctures politiques et économiques. Pour les racheter, les Pères rédempteurs devaient se rendre à Meknès pour négocier leur libération. Non seulement l’action des religieux n’aboutit pas toujours, mais certains captifs n’ont aucun espoir de retrouver un jour la liberté.Les évasions sont donc un autre moyen d’échapper à sa condition d’esclave et de mettre fin aux humiliations et aux privations endurées dans la capitale royale, Meknès à l’époque. Au début du xviiie, après une rédemption plus ou moins réussie, le père Dominique Busnot nous fait connaître l’existence des « métadores », passeurs marocains qui pouvaient conduire certains captifs vers Mazagan ou vers l’un des présides de la côte méditerranéenne, c’est-à-dire vers l’une des « terres chrétiennes », selon la terminologie de l’époque. Il semble d’ailleurs que les Espagnols exploitaient cette dangereuse filière bien avant les Français. Notre article signal l’existence de ce système, présente quelques cas et s’interroge sur sa portée politique, économique et idéologique.

A great deal has been written about the ransom of prisoners in Morocco during the early modern age. Since the last quarter of the seventeenth century, male and female captives, as well as those who were shipwrecked and landed in Morocco, were considered the sultan’s property. And, since the time of Moulay Ismail, almost all were grouped together in the royal capital, Meknes, where they were used as a labor force at the royal palace. The number of these captives varied according to the era and political and economic conditions. In order to ransom them, members of religious orders would travel to Meknes to negotiate their release. These conversations were not always successful, and some captives had absolutely no chance of being freed. Escape was another way of putting an end to the humiliations and hardship in Meknes. In the early eighteenth century, after a somewhat successful redemption, Father Dominique Busnot wrote about a group of metadores, Moroccan smugglers who took escaped slaves toward Mazagan or to Mediterranean shores, closer to “Christian lands.” It seems that the Spanish took advantage of this dangerous passage well before the French. This paper explains this system, analyzes a few cases and examines its political, economic and ideological scope.

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INDEX

Mots-clés : captifs, Maroc, Moulay Ismaël, père Busnot, évasions Keywords : captives, Morocco, Moulay Ismail, Father Dominique Busnot, escape

AUTEUR

AHMED FAROUK

Ahmed Farouk est actuellement chercheur HDR rattaché à l'Institut méditerranéen et Paris. Il a collaboré pendant plusieurs années avec Chantal de Laveronne pour la publication de Sources françaises de l'Histoire du Maroc au XVIIIe siècle, vol 5 (1732-1739) et vol 6 (1740-1743), Zaghouan, Centre d'études et de recherches ottomanes, Morisques, de documentation et d'information (CEROMDI), 1944 et 2002. Il est l'auteur d'articles et il a également édité, présenté et annoté Relation en forme de journal pour la rédemption des captifs aux royaumes de Maroc et d'Alger pendant les années 1723, 1724 et 1725, par les pères Jean de la Faye, Denis MAckar, Augustin d'Arcisas Henry Le Roy, Paris, Editions Bouchène, 200, 165 p.

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Au-delà des rachats : libération des esclaves en Méditerranée, xvie- xviiie siècle

Salvatore Bono

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’italien par Silvia Marzagalli

1 Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, l’histoire des relations entre les populations du monde méditerranéen a été marquée aussi par la capture, de part et d’autre, des personnes qui étaient réduites en esclavage. En Europe, les contemporains ont beaucoup écrit sur l’esclavage des chrétiens – et presque rien, par contre, sur celui des musulmans en Europe – et notamment sur la question de leur rachat. Celui-ci est largement effectué depuis le Moyen Âge par deux ordres religieux fondés justement dans ce but, dont les membres étaient communément appelés les Trinitaires et les Mercédaires. Depuis, l’historiographie a continué jusqu’à nos jours à privilégier le thème du rachat et du retour des « rachetés », sous ses différents angles : religieu, idéologique, voire économique et social, alors qu’elle a négligé les autres voies pouvant conduire à la libération des captifs, même si ceux-ci ne rentraient par toujours chez eux : la manumission par leur maître et l’auto-rachat, auquel l’esclave pouvait parvenir grâce au travail qu’il exerçait de manière autonome, avec l’accord de son maître.

2 Il y avait également pour les esclaves, d’une part comme de l’autre, une possibilité supplémentaire de recouvrer la liberté, qui fera précisément l’objet de cet article, constituée par un ensemble d’événements qui, de leur point de vue, constituaient une « libération ». Par ce terme, nous entendons la cessation de la condition servile, atteinte généralement par plusieurs individus en même temps, à la suite d’un fait de guerre ou d’une autre occasion imprévue. Ce type d’événement – batailles et heurts navals et terrestres, conquêtes ou occupations temporaires de localités grandes et petites, naufrages ou autres accidents – amenait généralement le vainqueur à capturer

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des esclaves et à libérer ceux détenus par la partie vaincue ou plus malheureuse dans ces circonstances, avec des conséquences opposées, donc, et d’ampleur différente pour chacune des deux parties1.

Guerres et conquêtes

3 Dans la perspective de la libération d’esclaves, on peut commencer par rappeler la reconquête espagnole de Malaga musulmane, même si elle intervient à la fin de l’époque médiévale, en 1487 : 600 esclaves chrétiens retenus dans la ville retrouvent alors leur liberté2. Parmi les grands événements de l’histoire méditerranéenne au début du XVIe siècle, on peut mentionner tout d’abord la conquête espagnole de Tripoli en juillet 1510, qui permet la libération de 150-170 esclaves, en majorité maltais et siciliens, « captifs et serfs des Maures, retrouvés enchaînés dans les fosses »3. Quant aux esclaves européens détenus à Tunis en 1535, ils méritent bien leur libération, car à l’occasion de l’expédition espagnole menée par l’empereur Charles V, venu en personne conquérir la ville, ils favorisent celle-ci : les trois mille esclaves « d’État » prennent en effet les armes, descendent depuis la forteresse vers la ville et poussent aussi à la rébellion les huit mille autres qui vivaient chez leur maître. Les vainqueurs, à leur tour, réduisent à l’esclavage plusieurs centaines d’individus. L’historien espagnol Sandoval fournit des données précises sur la communauté d’esclaves rendus à la liberté : on y trouvait des Italiens, des Français, des Espagnols, mais aussi des Anglais, des Allemands et des Flamands4.

4 La bataille de Lépante change le destin de milliers d’hommes : les sources évaluent les Européens qui recouvrent leur liberté entre dix et vingt mille. Une relation toscane sur la bataille se termine en prosposant beaucoup de chiffres sur les prisonniers, les blessés, les morts de part et d’autre et conclut : « vingt mille esclaves chrétiens recouvrèrent leur liberté », alors qu’une autre indique que « furent libérés quatorze mille esclaves » ; le commandant vénitien Sebastiano Venier estime quant à lui leur nombre à quinze mille. L’incertitude est forte, et elle est mise en évidence aussi dans le récent volume, très bien documenté, d’Alessandro Barbero5. Parmi les incursions contre des forteresses et des villes, on peut signaler celle menée par l’ordre de Saint- Étienne – qui avait son siège à Pise et sa base navale à Livourne – contre la forteresse d’Agliman, sur la côte de Caramanie, le 26 mai 1613 : les Toscans agissent nuitamment, et au terme d’un siège rigoureux ils la forcent à la reddition. Ils « libèrent de l’esclavage turc 240 chrétiens » et capturent à leur tour 350 musulmans6.

5 Dans le cadre de la guerre de Candie, les alliés vénitiens et maltais infligent à la flotte ottomane, à la fin du mois de juin 1656, une terrible défaite, qu’un historien turc contemporain, Haggi Khalifa, définit comme « grande, qui ne s’était jamais produite par le passé », dans une véritable bataille navale face aux bouches des Dardanelles, à proximité donc de la capitale même de l’empire : de nombreuses galères turques tombent aux mains des alliés et la libération d’esclaves atteint un niveau exceptionnel, sept mille hommes, dont 2 550 pris par les Maltais, dont on ignore le sort7.

6 Le 7 août 1684, au début de la longue guerre dite de Morée (1684-1699), les Vénitiens occupent Sainte-Maure (aujourd’hui Leucade), après trois semaines de siège : d’après les clauses de la reddition, 750 Turcs peuvent quitter indemnes la forteresse, alors qu’on libère 130 esclaves, des Calabrais, précise-t-on. Une autre relation relate, à propos des personnes libérées : « dont trois cents étant de bons Grecs, et esclaves,

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furent libérés. Beaucoup d’Albanais rentrèrent chez eux »8. Quant à la conquête de Corone et de Castelnuovo sur la côte adriatique (août 1685), nous n’avons pas retrouvé de référence à la libération des personnes réduites en esclavage, mais cela ne signifie pas nécessairement qu’il n’y en ait pas eu. Lors de la reddition de Naples de Romanie (31 août 1686), « on libéra environ 400 chrétiens de différents pays qui y étaient esclaves »9.

7 L’un des derniers grands événements qui offre un cas important pour notre propos est constitué par l’expédition corsaire « internationale » contre l’île de Chiosà l’été 1694, pour laquelle on assiste à une alliance entre la flotte vénitienne, celle des chevaliers de Malte et celle des États pontificaux. Les troupes débarquent le 8 septembre et assiègent la forteresse, l’obligeant à se rendre au bout d’une semaine. D’après les accords, les Turcs quittent l’île, tenue par les chrétiens pendant une année environ, mais on prend 160 « Maures » et on libère presqu’un millier d’Européens, qui étaient en grande partie de rameurs sur trois galères10.

Affrontements corsaires

8 Les navires des chevaliers de Malte, avant même que ceux-ci ne s’installent sur l’île dont ils prennent et conservent le nom, sillonnent les mers d’Italie pour protéger la péninsule et pour prendre en chasse l’ennemi. En juin 1524, trois galères dans la mer Tyrrhénienne centrale capturent trois galiotes du corsaire dit le « Judée » du fait de son origine et y trouvent « plus de deux cents chrétiens qui furent remis en liberté », et autant de musulmans. Plus tard, autour des îles Éoliennes, entre Lipari et Vulcano, ils capturent deux autres galiotes « remettant en liberté 300 chrétiens environ » qui étaient à la rame : il s’agissait, en partie, de l’équipage d’un brigantin qui avait été capturé par les corsaires depuis un mois seulement. Les sources et les historiens n’ont pas toujours fourni des chiffres précis sur les hommes capturés et libérés. En 1536, lorsqu’il captura une galiote au Capo Passero, le chevalier Aurelio Bottigella « libéra beaucoup d’esclaves chrétiens qui se trouvaient à bord », qui procèdent eux-mêmes « à naviguer avec la prise jusqu’à Malte »11. À partir de 1562 entrent en jeu également les chevaliers de l’ordre de Saint-Étienne qui l’année suivante font déjà 206 esclaves à proximité de la Goulette et « libèrent un très grand nombre de chrétiens », qu’ailleurs on chiffre à 130 ; en 1565, les captures apportent quelques 200 personnes et les libérations concernent une centaine d’individus ; en 1568 et en 1569, les campagnes sont encore plus profitables, avec la libération de respectivement 220 et 230 hommes, et la capture d’un total dépassant quelque peu les 500 personnes12.

9 Après Lépante, les chevaliers-corsaires chrétiens, de Malte et de Pise, intensifient la campagne de répression contre les corsaires magrébins et ottomans ainsi que leur propre activité belliqueuse. Nous sommes peut-être mieux renseignés pour les Toscans. Souvent les Européens qu’ils libèrent dépassent en nombre les « Turcs » qu’ils capturent : dans l’affrontement qui a lieu au Cap-Bon, en Tunisie, dans les premiers jours du mois d’août 1579, le rapport est exactement de deux à un (170 libérés contre 85 personnes réduites en esclavage). En mai 1586, quatre galères toscanes s’emparent de la galiotede Mamet Raìs à proximité des côtes du Latium, au nord de Rome. En 1589 aussi, dans les affrontements qui ont lieu dans les bouches de Bonifacio, où l’on capture entre autre la galère de Mamet Raìs, on libère 120 esclaves et on en capture 77, et à la

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Favignana, le principal succès réside dans la libération de 350 hommes en tout (avec la capture de 273 individus)13.

10 La première moitié du XVIIe siècle constitue la phase la plus intense de l’activité corsaire en Méditerranée, notamment par les flottes des chevaliers et des autres États européens. Au commandement général de la flotte toscane on trouve au début du siècle le chevalier Jacopo Inghirami à qui l’on doit quelques-unes des entreprises les plus hardies. En 1602, les Toscans s’emparent de quatre grandes unités navales, dont les deux plus importantes – la « capitaine » et la « patronne » selon la terminologie de l’époque – de l’escadre ottomane d’Alexandrie et de celle dite des « Romains » : le butin est conséquent, aussi bien en termes de nouveaux esclaves (423) que par le nombre de galériens européens libérés (245). Parmi les épisodes du début du siècle, on se souvient des affrontements à Cap Colonna, sur les côtes de Calabre, en septembre 1606, et de la capture d’une des trois galères de Bizerte – le nom des navires tunisiens vient du port où ils stationnaient. Il s’agit d’un succès important, aussi bien par le nombre d’esclaves libérés (200) que par celui d’hommes pris (un peu plus d’une centaine). Sur une galiote prise à la fin août 1610 à Posada, sur la côte orientale de la Sardaigne, en revanche, le faible nombre de chrétiens libérés (16) contraste avec celui des « infidèles » aptes à la rame (120)14.

11 Dans les années 1610, qui voient la conquête toscane de la forteresse d’Agliman, ont lieu d’autres importantes libérations, à commencer par l’affrontement, le 19 avril 1616 dans les eaux de Négrepont, entre les cinq galères toscanes et six turques ; après un dur combat, les Toscans ont le dessus, et l’auteur d’I pregj della Toscana résumé ainsi le résultat, exceptionnel pour ce qui a trait à la libération d’esclaves européens : La prise qui resta dans nos mains était richissime, car tombèrent en nos mains plus de deux cent mille écus en argent, deux cent seize esclaves, et on mit quatre cent dix-huit chrétiens en liberté.

12 L’année suivante aussi on met en liberté des groupes d’esclaves chrétiens, mais le butin d’Européens est exceptionnel – plus de 330 – lors de l’affrontement entre les galères toscanes et quatre tunisiennes à proximité de Lampedusa15.

13 La décennie se clôt en 1619 avec une campagne mouvementée mais couronnée de succès menée au Levant entre fin mars et fin mai par les chevaliers de Saint-Étienne, commandés par l’amiral Giulio Barbolani. Sur le total des différentes unités capturées, « on fit 226 esclaves vivants, on libéra 235 chrétiens ». Le 3 juin, ces Européens viennent tous à Sienne pour rendre hommage au grand-duc et le remercier, « triomphants avec le drapeau de Saint-Étienne et avec trompettes et tambours ». Chacun d’entre eux reçoit un écu et un passeport « afin qu’ils puissent rentrer chez eux sans aucune entrave ». Un document d’époque précise que les esclaves libérés étaient « en majeure partie des Espagnols, Hongrois et Polonais » ; la présence sur les galères musulmanes d’hommes originaires d’Europe orientale n’est pas inconnue – il suffit de rappeler les pourcentages qu’ils représentent sur le total des renégats étudiés par le corpus constitué par Bartolomé Bennassar16 – mais on sait encore peu de choses sur eux17. En traitant plus abondemment des corsaires et des esclaves, l’historiographie nous mène à penser surtout à la Méditerranée occidentale, aux barbaresques et aux pays latins, mais l’histoire méditerranéenne a largement impliqué des gens de l’Europe orientale, ayant spécialement égard à l’Empire ottoman, dans des événements qui se sont déroulés dans la mer intérieure. Dans la chiourme des galères ottomanes, les Ukrainiens constituaient une composante importante, souvent majoritaire, comme celà apparaît par exemple

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lors de la capture de la capitaine turque, en 1643, à propos de laquelle nous disposons de la Relatione della presa della Galera Capitana di Costantinopoli sotto il commando del Grande Antibassà Marioli. Con la liberazione di 207. Schiavi Christiani Ruteni del Regno di Polonia, e 70 altri Christiani di diverse Nationi18.

14 Les années 1620 s’ouvrent sur deux autres libérations appréciables opérées par les chevaliers toscans : 250 hommes sont libérés à Lampedusa vers la fin de juin 1620 sur la « capitaine » de Bizerte, « après leur avoir donné la chasse pendant dix heures d’affilée ». L’année suivante, la capture d’une galère, peut-être algérienne, avec ses deux cents hommes, permet aussi de redonner « la liberté à cent chrétiens ». Deux ans plus tard, de nouveau près du Cap Colonne, deux galères de l’ordre de Saint-Étienne – c’est la dernière année où la flotte est sous le commandement supérieur de l’amiral Jacopo Inghirami – les Toscans capturent 80 « Turcs en vie » – un chiffre honorable mais ne suffisant pas à déchaîner des témoignages de grande satisfaction – mais « on libéra par contre deux cent vingt-trois esclaves chrétiens »19.

15 Le comte Giulio di Montauto, général des galères de Saint-Étienne, accomplit un exploit exceptionnel au début du mois d’octobre 1628 lorsqu’il capture à proximité des Bouches de Bonifacio « la galère du fils de Carà Ossiman Bey » et celle de Isuf Bey. Cette dernière avait été jusqu’à trois ans auparavant la galère « patronne » de l’escadre de Malte. Une relation toscane conclut ainsi la narration, concernant les hommes : On a donné la liberté à cinq cent douze esclaves chrétiens enchaînés, en majeure partie des Italiens, avec beaucoup de Maltais, et c’est la meilleure chiourme des galères de Bizerte car ces deux derniers [navires] avaient été renforcés par la chiourme de la galère de Ossa Murat, leur général. On a acquis trois cent six esclaves vivants, tous janissaires20.

16 Parmi les affrontements de la décennie suivante, qui permet la libération d’un bon nombre de chrétiens, le fait le plus marquant est la « bataille navale » – c’est dans ces termes qu’en parlent les sources – contre la « capitaine » de Chios dans les eaux tunisiennes, auprès de l’île de Zembra à la fin du mois de juin 1635, capturée, « avec la libération de 186 chrétiens, et 93 esclaves ». Dans un affrontement du 18 octobre 1634, on avait capturé le galion tripolitain de Raìs Achmet, en faisant 143 captifs, mais « en libérant dix chrétiens » seulement21.

17 Dans la seconde partie du siècle, la guerre corsaire commence à s’étioler, ou du moins avons-nous moins d’informations, notamment quant à l’activité des deux ordres maritimo-chevaleresques. Pour les chevaliers de Malte, on signale l’affrontement à Cythèreen 1652 entre leur escadre de sept galères et vingt-cinq galères turques ; celle du bey de Malvasie, Kara Batak, demeure aux mains des Maltais avec 150 Européens libérés, et la mise en esclavage de 130 Turcs22.

18 À partir des années 1660, les hostilités semblent se déplacer plutôt vers la Méditerranée occidentale, contre les régences barbaresques donc, mais les épisodes qui se terminent sur une victoire européenne n’entraînent que la libération de petits groupes de chrétiens, probablement en raison du recours qu’on fait désormais à des vaisseaux, avec un nombre limité de rameurs et une chiourme plus réduite, et aussi au fait que le nombre d’esclaves européens disponibles s’était dans l’ensemble réduit. En janvier 1668, la capture d’un vaisseau algérien après un âpre combat apporte aux Maltais 162 esclaves, mais on ne mentionne que « quelques chrétiens libérés de qualité » et on peut penser qu’ils n’étaient pas à la rame, mais qu’ils se trouvaient à bord avec d’autres fonctions, ou peut-être seulement en raison d’une prise récente23.

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19 Il faut attendre juillet 1675 pour assister à un nouvel épisode important célébré d’ailleurs par une plaquette, relation imprimée populaire qui fait état du succès, et d’un poème dédicacé au grand-duc Côme III : la galère patronne tunisienne est surprise avec deux autres par les Toscans en face de Piombino : « on mit en liberté » 260 ou 270 chrétiens, et on capture 117 musulmans, parmi lesquels le commandant Mohammed Chirif24.

20 L’un des affrontements corsaires du XVIIIe siècle qui se termine sur l’acquisition d’un nombre relevant d’esclaves par les vainqueurs, les chevaliers de Malte, a été raconté – et c’est peut-être un cas unique – par l’un des hommes qui se trouvait à bord comme galérien et qui a retrouvé à cette occasion la liberté. La plaquette s’intitule : Relatione distinta della presa della nave sultana nel combattimento seguito con le navi di Malta. Con altre particolarità. Fatta con giuramento li 30. Maggio 1710. Da Agostino Raffo quondam Battino d’Albaro, mediante qual combattimento ha avuto la sua libertà25. L’auteur a été capturé en mars 1709 lorsqu’il naviguait de la Sardaigne vers Amsterdam à bord d’un navire vénitien. Celui-ci est pris par les Algériens à proximité de Carthagène : esclave du Beylik, c’est-à-dire public, il est mis à la rame d’abord sur un navire corsaire qui opérait sur l’Atlantique jusqu’aux Canaries, puis sur la « capitaine » algérienne capturée quelques mois plus tard par les Maltais, comme il le raconte. La libération concerne 46 Européens, dont sept Génois.

21 Tout au long du XVIIIe siècle on trouve d’autres épisodes, mais toujours avec un nombre réduit d’Européens libérés, signe probable d’une présence réduite à bord. Voici les données relatives à trois occasions où les chevaliers de Malte ont le dessus : le 12 mai 1713, ils font 161 esclaves sur un navire algérien, et ils en libèrent 38 à son bord ; en 1720, sur deux navires algériens, ils capturent 208 esclaves et en libèrent 35 ; en 1729, la prise du navire algérien La gazelle leur apporte 178 esclaves et leur permet d’en libérer 27. À leur tour, trois galères de l’ordre de Saint-Étienne, en route pour le Levant pour s’unir à l’escadre vénitienne, surprennent au début de juin 1716 un navire algérien près d’Anzio : après quelques heures de manœuvres et d’affrontements, ils finissent par avoir le dessus et capturent 70 musulmans ainsi que quatre renégats, alors qu’ils libèrent une dizaine d’Européens « de diverses nations »26.

Naufrages

22 Comme nous l’indiquions en introduction, des accidents occasionnels – survenus surtout en mer, liés aux difficultés et aux risques de la navigation – offrent parfois à un certain nombre d’Européens la chance de retrouver leur liberté. C’est le cas, entre autres, lorsque les équipages ou d’autres éventuels esclaves à bord de navires corsaires ou de pavillon « ennemi », pourchassés par de navires européens, essaient de se soustraire à l’affrontement, qu’ils prévoient défavorable et, en cherchant à débarquer et à se disperser à terre, heurtent des écueils, s’échouent sur des bas-fonds, et font naufrage, devenant ainsi une proie facile. Les Européens à bord sont alors libérés. Il s’agit le plus souvent d’épisodes mineurs, dont des historiens ont pu, tôt ou tard, trouver des traces dans les documents, mais il est raisonnable de supposer que ces épisodes ont été bien plus nombreux que ceux qui ont laissé des traces documentaires, dans les chroniques ou les journaux d’époque.

23 Quelques exemples, au fil du temps, illustreront cette modalité permettant de recouvrer la liberté. En 1534, l’épisode est éclatant : huit cents chrétiens qui se

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trouvaient à bord de onze galères musulmanes naufragées sur les côtes sardes à proximité de Portopino retrouvent leur liberté. Par ailleurs, ils venaient peut-être tout juste d’être capturés. Ces hommes ont cherché leur salut à terre, alors que les musulmans, comme le raconte un historien du XIXe siècle, craignant les Sardes, s’enfuient à bord des trois galères encore aptes à la navigation abandonnant les chrétiens et des objets de valeur. D’après les documents officiels, ces huit cents chrétiens ont été amenés à Iglesias, où, avec l’autorisation des agents du fisc, ils ont vendu aux habitants de la ville divers objets et monnaies d’argent, enlevés aux Turcs qui avait péri dans le naufrage. Ce même historien raconte un autre cas, survenu lui aussi en Sardaigne en 1562, sur la petite île de Tavolara, sur la côte occidentale : « un navire turc a fait naufrage à proximité de l’île, et l’équipage s’est réfugié à terre. Les Sardes affluent alors nombreux depuis les lieux limitrophes à bord des barques, et attaquent les barbares. Ils en tuent beaucoup, et ils font les autres prisonniers. Mais le plus beau fruit de la victoire fut la libération de trente esclaves chrétiens qui étaient enchaînés sur le navire qui a fait naufrage ». Sur les côtes de la Sardaigne se déroule également un autre naufrage en 1630, celui de la galère de Tripoli de Mustafa Sherif Day : les esclaves chrétiens jettent les musulmans par-dessus bord et se libèrent27.

24 En 1589, alors que Ugo Loubens de Verdalle, nom italianisé en Verdalà, était grand- maître à Malte, a lieu un épisode remarquable : tandis qu’elles donnaient la chasse à deux galères turques de la « garde » de Rhodes, deux galères « magistrales », c’est-à- dire lui appartenant en propre, les obligent à « donner à terra à Chypres », libérant ainsi 400 Européens et capturant 260 « Turcs ». Un cas semblable a lieu au printemps 1617, lorsque le chevalier de Malte Opizio Guidotti, poursuivant une galère « turque », la force à « donner de travers » sur une plage en Caramanie, s’en empare et libère 40 esclaves chrétiens28.

25 Comme on l’aura constaté, les informations sur les épisodes qui voient l’action ou la participation des chevaliers de l’ordre de Saint-Étienne sont plus fréquentes et plus précises que celles qui concernent les chevaliers de Malte ou d’autres marines ou armées. Ceci dépend du fait que les chercheurs ont eu à leur disposition un matériel abondant sur les gestes, affrontements et batailles menés par les chevaliers toscans, dont ils ont fait abondement usage. L’histoire des chevaliers de Malte et de leur île a certainement été étudiée elle-aussi de manière suivie, mais peut-être avec moins d’attention pour les épisodes relatifs à leur activité maritime au sens propre. Ce point a paru jadis moins digne d’attention et mémoire, en sorte que les sources conservent moins de données à ce propos, et que les historiens y ont prêté moins d’intention. C’est précisément la raison pour laquelle nous avons souhaité soulever ce point et fournir quelques exemples.

26 Comme on le voit, le triste sort des rameurs qui étaient assis sur les bancs – probablement le sort le plus dur qui puisse leur échoir –, s’accompagnait toutefois de l’espoir continuel qu’un événement comme ceux qu’on vient d’évoquer puisse renverser leur destinée en quelques heures seulement. Ces « libérations » d’esclaves montrent avec évidence le caractère d’« accidentalité », de mutation soudaine, qui peut marquer les vicissitudes liées à l’esclavage, comme peut-être bien d’autres, dans le monde méditerranéen : une mutation qui peut rappeler la succession ininterrompue de vagues sur la surface de la mer elle-même.

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NOTES

1. . La bibliographie sur la guerre de course et l’esclavage en Méditerranée s’est fortement accrue au cours des dernières années. Sur ce point, on peut consulter entre autres Salvatore Bono, Les corsaires en Méditerranée, Paris et Rabat, Méditerranée et La Porte, 1998 (éd. Roig. 1993) ; pour une mise à jour bibliographique, voir l’édition en allemand : Id., Piraten und Korsaren im Mittelmeer. Seekrieg, Handel und Slaverei vom 16. bis 19. Jahrhundert, Stuttgart, Klett-Cotta, 2009. Lorsque dans cet article nous faisons référence aux personnes capturées, nous utiliserons les termes « chrétiens » et « musulmans », comme cela est d’usage, mais aussi Européens, Maghrébins, corsaires, chevaliers, aussi bien pour éviter la répétition qu’un usage exclusif de termes rappelant la différence religieuse, lequel pourrait conduire à penser que celle-ci avait constitué le fondement principal de la confrontation qui amenait à l’esclavage les uns comme les autres. 2. . Miguel Ángel Ladero Quesada, « La esclavitud por guerra a fines del siglo XV : el caso de Málaga », Hispania, vol. 105, 1967, p. 63-88. 3. . Ettore Rossi, Il dominio degli spagnoli e dei cavalieri di Malta a Tripoli, Intra, Airoldi, 1937, p. 16. 4. . Gabriel Medina, « L’expédition de Charles-Quint à Tunis. La légende et la vérité », Revue tunisienne, 13, 1906, p. 303, 185-194, 301-307. 5. . Le chiffre de quinze mille est cité par Ettore Rossi, Storia della Marina dell’Ordine di San Giovanni, di Gerusalemme, di Rodi e di Malta, Rome-Milan, SEAL, 1926, p. 49 : nous renvoyons le lecteur aux sources qu’il cite. Tout aussi incertain est le nombre de musulmans qui sont faits prisonniers, autour de sept mille si l’on se limite à ceux régulièrement enregistrés et partagés entre les différentes flottes qui prennent part à la bataille, mais qu’on peut estimer au double. Les deux relations toscanes sont citées par Gino Guarnieri, I cavalieri di Santo Stefano nella storia della Marina italiana, Pise, Nistri Lischi, 1960, p. 291-292 et 293-295, qui transcrit intégralement de nombreux documents et sources. Pour Lépante, voir Alessandro Barbero, Lepanto. La battaglia dei tre inperi, Rome-Bari, Laterza, 2010, p. 583-584. Une autre source que nous citerons plusieurs fois est constituée par Fulvio Fontana, I pregj della Toscana nell’imprese più segnalate de’ Cavalieri di Santo Stefano, Florence, 1701 (réimprimé à Florence, 1979). Une série de relations des affrontements et d’autres documents se trouve en annexe dans le volume de Jaime Salvá, La Orden de Malta y la acciones navales españolas contra turcos y berberiscos en los siglos XVI y XVII, Madrid, Instituto Histórico de Marina, 1944. 6. . Selon les sources, la date de la reddition de la forteresse varie entre le 16 et le 26 mai : Fulvio Fontana, I pregj…, op. cit.,p. 157-161 (18 mai) : Gino Guarnieri, I cavalieri…, op. cit., p. 340-341 et 462-463 (237 esclaves libérés, et 313 esclaves acquis). 7. . Ettore Rossi, Storia della Marina…, op. cit.,p. 72-73. 8. . Le 21 septembre, Prévéza est occupé aussi. Sur les événements dans les Balkans jusqu’en 1699(paix de Karlowitz), voir Ekkehard Eickhoff, Venedig, Wien und die Osmanen. Umbruch in Südosteuropa 1645-1700, Stuttgart, Klett-Cotta, 1988. 9. . Gino Guarnieri, I cavalieri…, op. cit., p. 395, 404-406. 419, 432 ; Diario di Levante du chevalier de l’ordre de Saint-Étienne Domenico Gatteschi dans Gaetano Bonifacio, « Campagne dei Cavalieri di Santo Stefano in Levante 1684-1688 », Bollettino storico livornese, vol. 2, 1938, p. 115-166 et 292-315, ici p. 123 et 158. 10. . Ettore Rossi, Storia della Marina…, op. cit.,p. 80. 11. . Ettore Rossi, Storia della Marina…, op. cit.,p. 32-34 et 38 ; aux p. 47-49, on trouve des informations sur une autre prise effectuée par deux chevaliers entraînant la libération d’« environ » 300 chrétiens (94 musulmans sont faits prisonniers).

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12. . Fulvio Fontana, I pregj…, op. cit., p. 31-47 et 53-59 ; pour 1563, Gino Guarnieri, I cavalieri…, op. cit., p. 95 et 457-458 écrit qu’on « a libéré de très nombreux chrétiens » (« si liberarono moltissimi cristiani »). 13. . Gino Guarnieri, I cavalieri…, op. cit., p. 299-301 et 457-458 ainsi que sur des épisodes mineurs, à proximité des côtes italiennes ou maghrébines entre 1580 et 1584 ; Fulvio Fontana, I pregj…, op. cit., p. 53-59, 67-73 et 78-79. 14. . Fulvio Fontana, I pregj…, op. cit., p. 95-97 ; pour des épisodes dans les années suivantes, y compris pour 1606, p. 101-115. Posada est indiqué dans le texte comme « Possata » ; Gino Guarnieri, I cavalieri…, op. cit., p. 458-460, y compris pour des opérations dans l’Archipel en 1602. 15. . [« La preda, che ci restò, fu ricchissima, perché vennero in potere de’ Nostri più di dugento mila scudi in denaro, dugento sedici schiavi, e quattrocentodiciotto Christiani si posero in libertà. »] Fulvio Fontana, I pregj…, op. cit., p. 167-171, indique la date du 19 avril ; d’autres documents, transcrits par Gino Guarnieri, I cavalieri…, op. cit., p. 341-342 et 463-465, mentionnent la date du 29 avril et donnent des chiffres légèrement différents quant au nombre d’esclaves ; ils fournissent aussi des informations sur des épisodes secondaires en octobre et novembre 1617, sur lesquels on peut consulter aussi Fulvio Fontana, I pregj., op. cit., p. 173-183. Sur les événements de 1616-1617 voir aussi Jaime Salvá, La Orden de Malta…, op. cit.,p. 302-303 et 371-373. 16. . Bartolomé et Lucile Bennassar, Les chrétiens d’Allah, Paris, Perrin, 1989, p. 147-201. 17. . Gino Guarnieri, I cavalieri…, op. cit., p. 356-357. Il est important de rappeler que par « Polonais » on désignait alors les sujets des territoires appartenant au vaste royaume de Pologne, de langue et culture ukrainiennes, et plus précisément ruthènes. 18. . Rome, Grignani, 1643 (comme c’est souvent le cas, le titre se poursuit avec un véritable sommaire du texte) ; un exemplaire est conservé à la Biblioteca casanatense de Rome (Misc 4, vol. 642). 19. . Fulvio Fontana, I pregj…, op. cit., p. 185-186 ; Gino Guarnieri, I cavalieri…, op. cit, p. 465, avec des informations sur les activités menées de concert avec les galères pontificales et napolitaines, comportant la libération de 93 hommes et la capture de presque trois cents. Comme souvent, le chiffre des hommes impliqués varie d’une source à l’autre. 20. . « Si è dato libertà a cinquecento dodici schiavi cristiani legati in catena, la maggior parte italiani, et molti maltesi et è la miglior ciurma delle galere di Biserta perché in queste due ultime erano state rinforzate della ciurma della galera di Ossa Murat lor Generale. Si sono acquistati schiavi vivi trecento sei tutti giannizzeri » : Fulvio Fontana, I pregj…, op. cit.,p. 212-213 ; Gino Guarnieri, I cavalieri…, op. cit.,p. 199, 363, 467. Dans des actions antérieures, en octobre 1624, on avait libéré « 60 chrétiens, parmi lesquels il y avait aussi trois capucins français » (« 60 Christiani, fra’ quali vi erano tre cappuccini franzesi ») et 23 autres près de Sfax en février 1626. 21. . « con haver liberato dieci Christiani » : Fulvio Fontana, I pregj…, op. cit.,p. 229-231 ; Gino Guarnieri, I cavalieri…, op. cit.,p. 365-369. 22. . Ettore Rossi, La Marina…, op. cit.,p. 71-72, depuis Haggi Khalifa ; la date n’est pas précisée ; Jaime Salvá, La Orden de Malta…, op. cit., p. 314-315. 23. . « alcuni Christiani di conto liberati ». En 1662 les Maltais prennent deux galiotes « turques » dans les eaux calabraises et l’année suivante, un vaisseau à Paxos, sans qu’on n’en connaisse les détails : Ettore Rossi, Storia della Marina…, op. cit.,p. 71-76. 24. . « si posero in libertà » : Fulvio Fontana, I pregj…, op. cit., p. 231-258 ; Gino Guarnieri, I cavalieri…, op. cit.,p. 384-387, 468 ; Succinta relazione del fiero combattimento tra le galere del sereniss. gran duca e tre della squadra di Biserta seguito nel canale di Piombino la mattina del di 20 luglio 1675, Florence, Vangelisti e Matini, [1675] ; Benedetto Menzini, Al serenissimo granduca di Toscana Cosimo III canzone di B.M. Per la vittoria della galere di S.A.S. ottenuta il di 20 di

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luglio 1675 contro a quelle di Biserta nel canale di Piombino, Florence, Stamperia della Stella, 1675. 25. . Genova, A. Casanova / Roma, Eredi Corbelletti, s.d. (1710). Un exemplaire est conservé à la Biblioteca casanatense de Rome (Misc. 4°, vol. 286, ancienne cote 537, n. 9) ; lors de cette prise, on fait 480 esclaves. 26. . Ettore Rossi, Storia della Marina…, op. cit.,p. 85-86 ; à la p. 87,figurent des informations sur la capture de deux vaisseaux en 1736, avec la libération de 25 et 31 esclaves, et la capture de 138 et 187 nouveaux esclaves respectivement. En ce qui concerne l’ordre de Saint-Étienne, voir Gino Guarnieri, I cavalieri…, op. cit.,p. 274 (où l’auteur ne dit rien sur la libération) et p. 449-450. 27. . Pietro Martini, Storia delle invasioni degli arabi e delle piraterie dei Barbareschi in Sardegna, Cagliari, Timon, 1861, p. 218-219 et 124 ; Costanzo Bergna, Tripoli dal 1510 al 1850, Tripoli, Nuove Arti Grafiche, 1924, p. 104-105 ; Ettore Rossi, Storia di Tripoli e della Tripolitania dalla conquista araba al 1911, Rome, Istituto per l’Oriente, 1968, p. 178-179. 28. . Ettore Rossi, Storia della Marina…, op. cit., p. 54 et 63.

RÉSUMÉS

L’aspect le plus connu du phénomène complexe de l’esclavage en Méditerranée, surtout lorsqu’on se positionne dans la perspective des Européens en tant que victimes, est celui du rachat effectué par des ordres religieux, des institutions ecclésiastiques ou laïques, des individus privés. Le rachat, toutefois, n’a pas été la seule voie, ni la plus importante, pour le retour à la liberté et celui, consécutif, à son pays. Parmi les autres possibilités, il y avait celle, qui n’a jamais été prise en considération dans son ensemble jusqu’à aujourd’hui, déterminée par des événements militaires, occupations de villes, batailles navales et terrestres, affrontements belliqueux, naufrages et autres accidents qui, alors qu’ils entraînaient la réduction en captivités des uns, défaits ou malchanceux, restituaient la liberté à ceux qui se trouvaient en esclavages. On présente ici plusieurs exemples de ces événements de type différent, favorisant des Européens ou des musulmans, s’étant produits dans l’espace méditerranéen du xvie au xviiie siècle.

The best-known aspect of the complex phenomenon of Mediterranean slavery, especially when Europeans were the victims, was the ransoming of captives by religious orders, ecclesiastical and secular institutions, and private individuals. Ransoming, however, was neither the only nor the most important route for recovering one’s freedom and returning home. There were other possibilities that have not been considered. Military actions, occupations of cities, naval and land battles, warfare, shipwrecks and other such incidents might mean enslavement for some unfortunate people but also could represent an opportunity for freedom for slaves. Scholars have thus far not presented a global view of this phenomenon. This paper presents several examples of these sorts of events from the sixteenth to the eighteenth century, which could favor both Europeans and Muslims in the Mediterranean.

INDEX

Keywords : Mediterranean, privateering, slavery, ransoming, naval battles Mots-clés : Méditerranée, guerre de course, esclavage, rachat des captifs, faits d’armes

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AUTEUR

SALVATORE BONO

Né à Tripoli en 1932 Salvatore Bono est professeur émérite à l’université de Péruse, et fondateur, en 1995, de la Société internationale des historiens de la Méditerranée (SIHMED). Il a fait partie du Comité consultatif de la Fondation euro-méditerranéenne pour le dialogue entre les cultures établie en 2004 par la Commission européenne. Il est l’auteur de plus de 230 contributions scientifiques et d’une douzaine de volumes sur l’histoire de la Méditerranée portant sur la guerre de course, l’esclavage, les conversions religieuses. Parmi ses publications les plus récentes, Europa e Maghreb nel Settecento (2005) ; Un altro Mediterraneo. Una storia comune fra scontri e integrazioni (2008) ; Piraten und Korsaren im Mittelmeer. Seekrieg, Handel und Sklaverei vom 16. bis 19. Jahrhundert (2009).

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La grande famine de 1750 dans l’Oranais : d’autres voies vers la captivité et l’esclavage

Luis Fernando Fé Cantó

1 L’histoire des captifs en Méditerranée est une histoire de violences : violence de la saisie des corps lors des incursions (hommes du nord en terres d’islam ou, comme dans un jeu de miroirs, hommes du sud en terres de chrétienté) ; violence lors des abordages en mer, quelque fût le type de vaisseau (galères espagnoles ou algéroises ; navires salétins, toscans ou maltais ; chébecs romains ou tunisiens ; brigantins tripolitains ou portugais), pour appréhender des hommes et des femmes ayant eu la malchance de croiser sur leur chemin des corsaires, lors d’un voyage, d’une campagne de pêche, d’un trajet commercial en Atlantique ou en Méditerranée ; violence, finalement, lors de la captivité, tant dans les bagnes des villes maghrébines (Alger, Tunis, Tripoli, Tanger, Salé ou Meknès) que dans les arsenaux des pays chrétiens (Cadix, Carthagène, Barcelone, Marseille, Gênes ou Venise), en attendant leur rachat ou l’amélioration des conditions de leur vie. La conversion, parfois forcée, à la religion du maître était un autre danger qui guettait les captifs, surtout s’ils étaient appelés à rester longtemps en terres ennemies.

2 Cette violence a été l’objet d’abondantes études menées ces cinquante dernières années1. Elles ont servi à mieux connaître la guerre de course, ses manifestations et ses conséquences sur les populations du bassin méditerranéen. Dans un premier temps, ce sont les corsaires maghrébins, s’attaquant aux populations et aux biens des territoires chrétiens de la rive nord de la Méditerranée, qui ont fait l’objet d’études ; ensuite, les historiens, notamment maghrébins, ont commencé à étudier la course chrétienne contre les hommes et les biens de la rive sud. La vie des captifs chrétiens dans les grandes villes du Maghreb, grâce entre autres aux récits des rédempteurs, a largement retenu l’attention des historiens dans un premier temps ; actuellement, on est en train de faire un effort pour mieux connaître la vie des musulmans, esclaves ou libres, en terres chrétiennes2. Le renégat, devenue figure mythique, a largement été étudié aussi3. Beaucoup de chemin a été parcouru, mais la complexité du sujet et l’étendue, non

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seulement géographique mais aussi temporelle, du phénomène nécessitent un croisement des données des chercheurs en provenance des deux rives de la Méditerranée. La pluralité des pays et des sources, les différentes traditions historiographiques mises en œuvre par les uns et les autres, peuvent nous éclairer davantage sur le phénomène de la course, de la captivité et de l’esclavage, ainsi que sur les mécanismes de violence qui sont apparus entre les différents groupes sociaux du bassin méditerranéen.

3 Dans cet article, nous souhaitons analyser un phénomène peu connu, celui de la captivité et de l’esclavage dans le préside d’Oran dans un créneau chronologique très court, l’hiver 1750-1751. À la fois ville et forteresse, cet espace-clé pour la protection de la frontière de la monarchie hispanique avec le Maghreb est représentatif des autres présides hispaniques d’Afrique du Nord sous bien des aspects, en tant que zone de transit, volontaire ou involontaire, des populations chrétiennes, musulmanes ou juives, toutes assujetties aux changements politiques, sociaux ou climatiques4.

4 Je m’en tiendrai ainsi à un territoire que l’on peut qualifier de marginal, parce qu’il n’a pas attiré l’attention des historiens à cause du jugement négatif porté par Fernand Braudel sur les présides espagnols d’Afrique du Nord. Selon lui, les présides sont des vestiges durables, mais inutiles, d’une politique non aboutie, des espaces non reliés à l’histoire de la Méditerranée5. La vision braudélienne de l’isolement des présides, par rapport aux terres qui les entouraient, ne correspond pas à la réalité. Une étude plus détaillée sur l’histoire de ces présides devrait pouvoir montrer un niveau élevé de réactivité de ces places fortifiées aux bouleversements qui pouvaient se produire en Méditerranée, sinon dans son ensemble, du moins dans l’espace plus restreint de la Méditerranée occidentale6. Ces présides sont restés à la marge de l’historiographie et, pour le sujet qui nous intéresse ici, celui des captifs et de l’esclavage, les références les plus récurrentes font état du flot incessant de soldats qui désertaient ces châteaux, plantés au milieu de nulle part, pour s’intégrer aux sociétés métisses des villes côtières après avoir renié leur foi chrétienne, ou pour alimenter les marchés d’esclaves d’Alger ou de Meknès en se vendant eux-mêmes. On commence à mieux connaître ce phénomène, du moins dans le sens d’un flux nord-sud ou chrétienté-islam, qui représente un choix volontaire de certains individus pour devenir captifs et esclaves dans les villes maghrébines7.

5 On connaît moins les exemples associés au flux sud-nord, c’est-à-dire le cas d’individus vivant en terre d’islam, les moros, les árabes ou alarbes, les turcos des sources hispaniques8, qui vont d’eux-mêmes jusqu’aux présides, quitte à devenir esclaves des Espagnols et être envoyés dans les arsenaux du roi à Carthagène ou dans une maison privée de la péninsule. Maximiliano Barrio Gozalo9 avait attiré l’attention des historiens sur ces cas de transfuges, qui cherchaient à fuir ou la misère, ou les problèmes d’ordre privé ou judiciaire, qui les empêchaient de vivre dans leur pays. C’est un fait. Mais l’esclavage n’était pas la seule solution qui s’offrait à ces transfuges : les recherches menées sur la société musulmane d’Oran de la deuxième période d’occupation espagnole (1732-1792) tendent à montrer que certains Maures qui cherchaient refuge à Oran devenaient des soldats du roi d’Espagne, avec le salaire afférent, dans le corps de la compagnie de cavalerie des moros mogataces10, soit des Maures au service de l’Espagne dans les présides d’Afrique. Ils entraient à Oran en hommes libres et ils le restaient sans avoir d’autres contraintes que celles imposées par un service militaire de plus en plus figé dans les textes et les mœurs. Il n’y avait pas de demande ou d’obligation de

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conversion de la part des autorités espagnoles du préside. Ce sujet mérite une réflexion à part entière. Nous espérons pouvoir la mener à terme dans un bref délai.

6 Le point central de cet article est le cas de l’arrivée en nombre d’hommes, de femmes et d’enfants maures, qui, poussés par la famine, la guerre, la peste ou d’autres maladies, demandent la protection et l’aide des autorités espagnoles du préside pour pouvoir survivre, et qui se retrouvent en esclavage11. D’autres Maures encore capturent leurs frères pour aller les vendre comme esclaves à Oran. Il s’agit donc d’une histoire de la violence, autre que celle exercée à travers la course ou sur les champs de bataille. La sécheresse, qui s’installe dans l’Oranais en 1750-1751, devient la plaie qui fait dépérir le blé, l’orge, le bétail et les hommes, au point que ces derniers, par centaines, les ventres gonflés et le regard creusé, voient dans les murailles d’Oran le dernier espoir pour échapper à la mort.

L’Oranais et la disette de 1750

7 Pour bien comprendre le contexte de cette arrivée en masse de populations tribales de l’Oranais jusqu’au préside espagnol, il faut bien sûr prendre en compte la sécheresse qui détruit les récoltes et décime le bétail pendant le printemps, l’été et l’automne 1750. Les maures, qui vont faire du commerce à Oran, témoignent de la grande stérilité qui s’étend dans leurs champs et du manque de blé, ce qui provoque « des grands besoins et une famine générale »12. Il faut ajouter à cette détresse frumentaire, les années de longue instabilité politique causées par l’installation hispanique à Oran et à Mers el- Kébir en 1732, qui ébranla le pouvoir turc et ouvrit une période d’anarchie, affectant surtout les nombreuses tribus oranaises écartelées entre les projets hispaniques de contrôle indirect des ressources de la région et ceux des Turcs désirant retrouver l’influence perdue dans l’ouest de la Régence. Entre 1732 et 1750, l’occident de l’Oranais, c’est-à-dire la région de Tlemcen, semble s’éloigner du contrôle d’Alger. Les autorités de la Régence, passées les années de peste qui ont profondément marqué la ville d’Alger (1740-1744), s’efforcent de reprendre la main, surtout pendant la deuxième moitié de la décennie de 1740.

8 On est donc face à trois fléaux capables de déstabiliser les structures sociales et économiques de toute la région, et qui ont eu lieu pendant l’époque qui nous intéresse. La sécheresse de 1750 doit être comprise comme un événement climatique, qui s’ajoute à de longues périodes de guerre intertribales, de guerre entre les Turcs et les tribus oranaises, d’incursions hispaniques contre certaines tribus, de guerre entre les Turcs de Mascara et les Kouloughlis13 de Tlemcen, de peste à Alger, à Mascara, à Tlemcen… Nous avons là quantités de crises qui peuvent expliquer la réaction de la population de l’Oranais face à la disette et à la famine de l’été et de l’automne 1750.

9 L’historien, pour donner un ordre de grandeur, ne peut utiliser que les nombres d’individus tombés en esclavage, ce qui rend plus compréhensible l’affaire qu’il est en train d’analyser mais ne rend pas compte des aspects du vécu. Ainsi, au mois de décembre 1750, le commandant général don Pedro de Argain, marquis de Real Corona, nous fait partager l’extrême gravité de la situation14 : à la mi-décembre, le nombre de Maures (hommes, femmes ou enfants), arrivés à partir du mois de novembre 1750 et qui furent vendus comme esclaves à Oran, atteint déjà 605 personnes, dont 275 restèrent à Oran et le reste, soit 330, fut envoyé à Carthagène. Il affirme que tous ces individus sont amenés jusqu’au pied des murailles oranaises par les « Maures de paix » (Moros de paz15)

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qui habitent dans le quartier extra-muros de la Marina, au pied de la plage d’Oran. Ce fait peut paraître familier à ceux qui connaissent l’histoire de la ville depuis sa conquête par le cardinal Cisneros en 1509 : l’histoire des jornadas, c’est-à-dire des expéditions à la recherche d’esclaves menées par les Espagnols avec plus ou moins de succès, est bien connue par l’historiographie. Dans le cas qui nous occupe, il y a une différence flagrante entre la première époque de présence hispanique dans l’Oranais16 et la deuxième. Si aux XVIe et XVIIe siècles les jornadas ou funciones étaient menées par une troupe formée par des Espagnols, aidés ou guidés par quelques « Maures de paix » ou par des mogataces, après 1732 la couronne espagnole modifia sa politique. En 1738, après quelques hésitations, l’on décida de créer une force, majoritairement constituée de maures, dont la principale mission était de protéger le bétail qui sortait paître dans les alentours d’Oran et, surtout, de mener des expéditions dans l’intérieur des terres pour montrer le pouvoir des nouveaux maîtres d’Oran. L’histoire de cette force de 300 cavaliers maures17 fut assez mouvementée. À la période qui nous intéresse, elle a retrouvé sa vigueur, perdue pendant les années 1740-1745, à cause de l’interdiction de sortie de la ville décrétée par les autorités par peur de la peste. En 1749, cette force musulmane atteignit de nouveau les 300 cavaliers indiqués par le texte normatif de 173818. Cette compagnie irrégulière composée de « Maures de paix » était active dans les champs de l’Oranais et, selon leur chef, Admet ben Hamara ben Hasir, ses hommes avaient capturé depuis leur formation 7 000 têtes de bétail19. En 1750, ils sortaient toujours courir les terres voisines et, le 22 mai, ils prirent 107 têtes de bétail aux « Maures de guerre » (Moros de guerra20). Mais voilà bien ce qui doit attirer notre attention : nous sommes devant un groupe de voleurs de bétail et non devant un groupe de chasseurs d’esclaves. Aucun document compris entre 1732 et l’automne 1750 n’indique que les « Maures de paix » ont procédé à des prises d’esclaves. En fait, le seul cas d’expédition avec capture d’hommes eut lieu en 1739, avec une participation minoritaire de mogataces, ce qui provoqua, selon les soldats espagnols, son échec partiel.

10 La situation de détresse, provoquée par la famine et par les menaces de peste qui commençaient à courir de nouveau dans l’Oranais pendant cet automne, est donc à l’origine de ce changement de comportement des « Maures de paix ». Cette nouveauté doit être mise en rapport avec une autre encore plus frappante : un nombre élevé de nouveaux esclaves sont amenés par les « Maures de guerre ». La crise alimentaire semble avoir modifié le comportement des gens et le sens des échanges : dans cette situation de détresse, les populations tribales trouvent à Oran l’argent et la nourriture qui manquaient dans la région. Malheureusement, la documentation utilisée ne nous informe pas des ventes d’esclaves ni des prix auxquels ils furent vendus à ce moment- là. Selon toute probabilité, les « Maures de paix » profitèrent de l’argent de la vente des esclaves pour acheter des aliments sur les marchés de la ville. Mais, sur ce point, la documentation consultée reste silencieuse.Par contre, nous pouvons en savoir plus sur les différentes modalités d’arrivée des esclaves à Oran, grâce à ce que disent certains Maures aux autorités espagnoles pour les informer sur d’inquiétantes rumeurs de peste21. Grâce à ces témoignages, on peut connaître quelques-unes des circonstances individuelles à l’origine de cette vague de vente d’esclaves pendant l’hiver 1750-1751. Ainsi, Moctar ben Salem et Abdelcader ben Jalifa, des « Maures de guerre » du clan (parcialidad22) ou tribu des Hamayan, affirment que « dans tous les endroits de ces terres de la Barbarie qu’ils ont parcourus pour voler des maures, ils n’ont pas constaté la présence de la peste mais plutôt la détresse provoquée par la famine »23, ce dont

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témoignent aussi El Gumari ben Turqui de la tribu des Ulad Ali et Laxel ben Fanjul de celle de Canastel, qui s’étaient aventurés jusqu’à sept lieues à l’intérieur de l’Oranais. Tous ont constaté « la grande famine dont des gens mouraient »24. La disette fait approcher des murailles d’Oran, et plus particulièrement, des portes extérieures du château de Rosalcázar, d’autres personnes dont l’histoire diffère de ces voleurs d’hommes : par exemple, le 4 janvier, Marian Bentelma et ses trois filles arrivent devant la herse de la forteresse et déclarent que « pour ne pas mourir de faim, comme leur mari et père, elles sont venues se vendre »25 ; le 28 janvier, Bagdat ben Cadurvient jusqu’à Oran avec sa famille en provenance des terres montagneuses de Trara pour demander la protection de la place forte, car « sur leurs terres on était dans le plus grand besoin »26 ; Sidi Agmet Bel Mojamed déclare encore, le 29 janvier, « arriver de la ville de Mascara pour vendre son fils à cause de la grande famine »27. Pour finir, voici un autre témoignage de la grande détresse des populations de l’Oranais pendant ce tragique hiver : Abdelcader ben Aysa, « Maure de guerre » vendu par d’autres « Maures de guerre », décède le premier jour de quarantaine sans avoir pu faire cuire la nourriture que les autorités hispaniques donnaient à ceux qui entraient dans le lazaret de fortune28.

11 La lecture de ces quelques cas nous donne donc un aperçu de la gravité de la crise qui touche les villes et les campagnes de tout l’Oranais, d’est en ouest, des plaines de la Mleta aux montagnes de Trara. Elle nous montre aussi à quel point cette conjoncture a provoqué l’effondrement du tissu social des habitants de l’Oranais, en faisant voler en éclats les cadres familiaux et tribaux. Les frontières géographiques se modifient : des hommes qui vivaient dans des zones qui étaient loin de l’influence hispanique, comme par exemple les monts de Trara, viennent chercher de la nourriture sous les murs mêmes d’Oran, au prix de leur liberté. De Mascara, ville capitale du bey turc, certains de ses habitants viennent jusqu’au centre urbain espagnol pour y vendre leurs propres enfants. Les tribus, qui avaient tourné le dos à la place forte hispanique, commencent à pratiquer la chasse à l’homme pour apporter des captifs à Oran et pouvoir les vendre. Les Maures qui vivaient à Oran, et qui jusqu’alors avaient privilégié le vol de bétail, se lancent eux aussi à la poursuite de futurs esclaves. Enfin, des hommes et des femmes n’eurent d’autre choix que l’esclavage, en se mettant volontairement entre les mains des autorités oranaises.

12 Cet hiver-là, la détresse fit commettre aux hommes des actes jusqu’alors inédits29 : la capture de musulmans par d’autres musulmans pour les vendre aux chrétiens30. On oublia les principes mêmes de l’islam, qui interdit aux musulmans de réduire en esclavage d’autres musulmans31, même si les captifs qu’ils prenaient ne devenaient pas leurs propres esclaves puisqu’ils ne faisaient que les vendre aux chrétiens. À ce propos, Bernard Lewis nous rappelle aussi que la loi islamique considère comme « illégal pour un homme libre de se vendre ou de vendre ses enfants comme esclaves »32.

13 La folie qui s’empara des hommes de la région fit renaître d’anciennes structures d’un passé révolu, celui de l’Oran d’avant la défaite de 1708, quand la ville vivait, en partie, du trafic d’esclaves, grâce aux incursions menées par les soldats espagnols contre les « Maures de guerre », comme celle du 10 avril 1703 qui permit la capture de 297 esclaves33. Tout au long des XVIe et XVIIe siècles, en effet, cette enclave fournit une importante main-d’œuvre servile aux habitants des villes méditerranéennes de la péninsule Ibérique, comme Carthagène, Malaga ou Alicante, ports privilégiés dans les échanges avec la ville de l’ouest algérien34, et une étude du poids du passé sur la

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nouvelle conjoncture de cette seconde moitié du XVIIIe siècle devrait être menée, mais pour l’heure voyons comment les autorités oranaises et madrilènes réagirent face à l’arrivée massive de cette population musulmane.

La gestion de la crise par les autorités espagnoles

14 L’impression de soudaineté et d’imprévu d’arrivées en masse de captifs et d’esclaves à Oran est le premier élément qui attire l’attention, lorsque l’on analyse la réaction hispanique. Dans la correspondance échangée entre le commandant général d’Oran et la cour pendant tout l’été et l’automne 1750, on y litl’inquiétude sur la présence de la peste dans l’Oranais. Mais, en novembre, Pedro de Argain, marquis de la Real Corona, informe que la détresse des tribus arabes n’est pas due à la terrible maladie qui ravage la région, pas plus qu’à l’instabilité politique du beylik35, mais à la grande misère que [les Maures] subissent à cause des mauvaises récoltes des dernières années et qui aujourd’hui fait que, pour vivre, ils sont obligés de vendre leurs enfants [à Oran] ou bien ceux des autres [tribus] que [ces Maures] volent quand ils le peuvent36.

15 Pour le marquis, l’arrivée en masse de Maures, réfugiés à cause de l’inimitié qu’ils portent au bey de Mascara ou captifs apportés par les « Maures de paix » et les « Maures de guerre », a entraîné l’essor « d’un trafic d’esclaves assez bien fourni »37. Toutefois, ce nouveau marché d’esclaves est, comme nous le verrons par la suite dans le bilan chiffré de cet épisode, une nouveauté dans l’Oran d’après 1732.

16 La réaction espagnole face au drame qui se déroule au pied des murailles de leur ville peut aussi nous en apprendre beaucoup sur certains vieux réflexes et sur les craintes qui peuvent déterminer la prise de décision des responsables politiques. Ainsi, le commandant général marquis de Real Corona se félicite du fait que l’arrivée massive de ces esclaves ait permis le baptême de 38 jeunes maures, garçons et filles, et la catéchèse de 52 autres. Bien sûr, dans ces conversions massives, il faut avant tout voir le poids de la détresse des populations de l’Oranais. L’obligation de se soumettre « volontairement » à l’esclavage, ou le vécu traumatique d’un rapt et d’une vente, commis parfois par leurs propres coreligionnaires, peut expliquer le rapide passage de certains par les fonts baptismaux d’Oran, même si le marquis assure que « tous ces convertis ont été au préalable catéchisés et instruits dans les mystères et articles de notre sainte foi catholique par le vicaire et le visiteur de cette place »38. Ces conversions sont vues comme autant de victoires de la religion chrétienne sur la musulmane, voire considérées par certains comme preuves de la volonté de la divine providence39. La satisfaction causée par le nombre élevé de néophytes catholiques est grande, et le marquis de la Ensenada, dans le petit billet joint qui confirme la lecture de la lettre du 19 décembre du marquis de Real Corona, encourage ce dernier à « continuer ses efforts pour catéchiser et convertir à notre sainte foi le plus grand nombre possible [de Maures] »40. Cette invitation à l’audace s’accompagne néanmoins d’un avertissement : « il faut surveiller que le nombre d’esclaves résidents à Oran ne puisse provoquer un quelconque souci »41.

17 D’autres responsables de la haute administration de la monarchie sont moins enthousiastes vis-à-vis des conversions massives. Singulièrement, Francisco Díaz Santos y Bullón, bien qu’évêque de Sigüenza, considère plutôt le problème d’un point de vue sanitaire. Il faut dire qu’il est aussi président du Conseil de Castille et de la Suprême

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Junte de Santé du Royaume. Pour lui, l’arrivée en nombre d’esclaves peut représenter une menace pour « la santé publique de ces royaumes »42. Cette peur de la peste le pousse à conseiller à la cour de limiter autant que possible les contacts d’Oran avec les populations autochtones. Il n’est pas le seul à vouloir restreindre les échanges avec l’arrière-pays : la soudaineté et l’ampleur de la pandémie peuvent faire craindre une perte de contrôle de la part du commandant général, malgré les précautions que celui- ci dit prendre.

18 Une autre figure importante du tissu administratif de la monarchie, Sebastián de Eslava y Lasaga, capitaine général des côtes et de l’armée d’Andalousie, donne aussi son avis. Son sujet d’inquiétude principal n’est pas la peur d’une contagion de la peste. Ce militaire attire l’attention du marquis de la Ensenada sur le danger de faire vivre dans le circuit défensif d’Oran une population maure trop nombreuse, car, selon lui, les Maures forment « une telle nation, si vicieuse et encline à tout ce qui est mauvais, comme l’expérience nous l’a montré »43, qu’ils peuvent nuire aux Espagnols. Face à ces deux dangers, la peste et le surnombre de Maures, le marquis de la Ensenada décide de mettre en application la solution prônée par les deux derniers hauts responsables : il faut interdire l’accueil de toute population maure, même de celle qui s’est proclamée favorable aux intérêts hispaniques. Il n’y aura donc pas de réfugiés. La seule sortie offerte est l’esclavage : un esclavage qui doit être vécu loin d’Oran, dans la péninsule. Le marquis de la Ensenada finit par suivre ici les conseils d’Eslava : le commandant général doit obliger les acheteurs oranais d’esclaves à les envoyer le plus rapidement possible à Carthagène ou à un autre port de la péninsule ; seuls ceux qui vivent du salaire du roi, c’est-à-dire, les militaires et les responsables administratifs, pourront garder leurs esclaves dans le préside. Pour Eslava, l’argument d’obtenir la conversion d’infidèles, en profitant de leur désespoir n’est pas recevable, car les Maures « sont inconstants et réticents à garder la foi [catholique] »44. Voici donc comment, quelques jours après avoir donné son accord au marquis de Real Corona – certes avec la prévention de limiter le nombre de musulmans dans le préside –, le marquis de la Ensenada, ajoute de sa main, en marge de la lettre du capitaine général d’Andalousie, « comme le dit Eslava, et que ces ordres soient bien suivis »45. En fait, la cour comme toujours va suivre la voie de la prudence. Mais il faut souligner que cette politique non seulement signe l’abandon par les forces espagnoles de certaines tribus qui avaient soutenu les Espagnols contre le bey d’Alger, mais elle renforce une tendance46 à limiter la présence même des « Maures de paix » installés dans le quartier de la Marina.

19 Il convient d’attirer l’attention sur un dernier point, qui peut expliquer la décision de la cour. Les conseils de Sebastián Eslava, emplis de préjugés vis-à-vis des populations musulmanes, eurent un impact important sur la politique espagnole dans l’Oranais47. Le parcours de cet officier expérimenté est intéressant : il avait participé à la conquête d’Oran de 1732 mais aussi aux guerres d’Italie, et le 5 mai 1739 il avait été nommé vice- roi et capitaine général de la Nouvelle-Grenade, où il eut à contrer l’offensive anglaise sur Carthagène des Indes lors de la guerre de l’Oreille de Jenkins. Il était resté en Amérique jusqu’en juin 1750. Pendant ces dix années où il fut aux commandes de cette vice-royauté, il rencontra des difficultés à développer des projets avec les peuples autochtones du Darien au Panama ou avec ceux de la province de Santa Marta en Colombie. La représentation qu’il se fait des « Maures » semble la même que celle qu’il se fait des « Indiens ». Le parcours de ce haut gradé de l’armée des Bourbons espagnols rappelle celui d’un autre commandant générald’Oran, Joseph Vallejo, qui vécut également une expérience américaine et qui lui aussi ressentit une profonde méfiance

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culturelle envers les Maures48. Il faudrait sans doute se demander s’il n’y a pas eu alors homogénéisation de la politique hispanique envers les peuples ayant une structure sociale tribale, dans laquelle l’expérience américaine aurait influencé la politique nord- africaine. De la même façon que l’expérience de l’Autre musulman a dû jouer sur la conception du fait américain au XVIe siècle49, au XVIIIe siècle c’est peut-être l’expérience américaine qui a fait des populations de l’Oranais et de l’Afrique du Nord des « barbares ». Pour preuve, nous assistons à la lente disparition de l’adjectif berberisco – courant au XVIe siècle et employé sans valeur de mépris – au profit de l’utilisation de l’adjectif bárbaro, lourdement connoté. Mais sans doute faudrait-il approfondir cette hypothèse.

20 Revenons donc à Oran. L’ordre du marquis de la Ensenada fut bien suivi par le commandant général marquis de Real Corona. Ceci donna lieu à une reprise en main du dossier début mars 1751 qui permit de faire le bilan de la situation jusqu’à cette date50. Ainsi, Argain informe la cour que, depuis sa lettre du 19 décembre 1750, les habitants d’Oran ont acheté 257 esclaves (135 hommes et 122 femmes), dont 158 ont été envoyés à Carthagène ; ce qui porte le total à 862 esclaves entre le mois de novembre de 1750 et le début du mois d’avril 1751dont 488 furent transportés à ladite ville ou vers d’autres ports de la péninsule.

21 Ce nombre final peut être comparé avec d’autres qui nous permettent de nous rendre compte de l’ampleur et de la spécificité de cet épisode de l’histoire de l’Oranais. Par exemple, la moyenne annuelle de vente d’esclaves à Séville était, entre 1611 et 1650, de 700 individus par an ; à Valence, entre 1569 et 1585, la moyenne était de 110 esclaves vendus par an51. On peut faire aussi la comparaison avec la capture d’esclaves par la garnison d’Oran pendant la première période, et particulièrement, pendant la période qui va de 1653 à 1694 durant laquelle les forces hispaniques capturèrent en moyenne 249 esclaves par an52.

22 Real Corona signale que le flux de ce commerce d’esclaves commence à se tarir en partie parce que les pluies de l’hiver ont permis de redémarrer le cycle agricole, mais aussi parce que la présence du bey algérois près d’Oran a limité les mouvements des « Maures de paix », des Maures réfugiés et aussi des « Maures de guerre ». La disette disparaît, en même temps que le conflit politique et militaire, qui dominait la vie de l’Oranais depuis au moins 1746, prend fin avec la victoire des Turcs d’Alger53. À Oran le commandant général se félicite du nombre de néo-convertis. En attendant une recherche plus approfondie sur les circonstances de ces conversions, sur la vie de ces nouveaux chrétiens esclaves et sur leurs acheteurs, une première plongée dans les livres de baptêmes d’Oran pour l’année 1751 nous montre qu’il y eut 94 nouveaux chrétiens54. La plupart reçut le sacrement lors de cérémonies collectives pendant le mois de janvier, par exemple le 23 janvier, jour de la fête de Saint Vincent Ferrier, l’on baptisa 41 catéchumènes, et le 4 avril, sûrement dans le cadre des fêtes de la Semaine Sainte, 27 musulmans devinrent chrétiens sous les yeux des deux plus hauts responsables de l’administration oranaise, le commandant général Pedro de Argain et l’intendant d’Oran, Antonio Cengotita. Ces cérémonies, dont il faut souligner le rôle politique structurant dans la vie de la ville, restèrent exceptionnelles, ce qui est normal car leur objectif était de marquer les esprits. Mais l’effort de christianisation de ces esclaves ne s’arrêta pas avec ces fastes ; des baptêmes au cas par cas de ces esclaves continuent au moins jusqu’au mois de décembre 1751. Argain était fier d’informer son supérieur du succès de l’effort de catéchèse, mais il reste plus prudent quand il s’agit de

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parler du problème bien plus épineux des Maures récemment réfugiés ou même de celui des « Maures de paix » qui vivaient dans le quartier de la Marina,pour certains depuis 1732. Sur ces deux catégories de population, Real Corona voulut demander plus d’instructions quant à la conduite à suivre55 : il souligna les longues années de résidence des« Maures de paix », le fait que bon nombre d’entre eux travaillait les terres agricoles contrôlées par le préside. Ils participaient aussi aux travaux de fortification des différents châteaux de la place forte. Pour eux, il demande plus de compréhension.

23 Pour les Maures réfugiés, il insiste sur le fait qu’être des ennemis du bey d’Alger rendait leur retour dans l’Oranais très dangereux, à tel point que, même sous la menace d’être expulsés par les armes de leur campement, ils déclarèrent qu’ils préféraient « être tués par les chrétiens que se présenter devant leurs ennemis pour être sacrifiés »56. La situation semblait donc bloquée. La réponse de la couronne fut relativement attentiste : surveiller la population des Maures réfugiés pour qu’elle ne devienne pas trop importante ; interdire tout commerce, direct ou indirect des Maures réfugiés avec la population du préside, sous peine d’être vendu comme esclave au bénéfice du Trésor royal et être envoyé dans la péninsule. L’application de ces ordres eut pour conséquence l’augmentation de la misère de ce groupe de réfugiés, constitué de presque 200 individus au printemps 175157, au point que certains en furent réduits à voler les légumes des jardins potagers « car nous ne leur fournissions plus aucun vivre »58. Cette petite délinquance semble avérée, mais le commandant général ajoute, et cela doit être compris donc comme une supposition, qu’ils pourraient devenir des espions à la solde du bey algérois si leur situation ne s’améliorait pas. Face à ces désordres et à ces menaces, le marquis de Real Corona préféra, cette fois, faire usage de la force et ordonna à la troupe de fusiliers de mettre en œuvre l’expulsion de cette population, ce qui fut exécuté le 10 mai 1751. Cette expulsion peut être considérée comme la fin de cet épisode mouvementé de l’histoire de la ville. Cette décision ultime renforce la politique isolationniste des autorités espagnoles. Oran se ferme à l’Oranais, Oran a tendance, ainsi, à devenir un préside, mais pas dans le sens d’une forteresse qui domine une région, plutôt dans le sens négatif plus connu de nos jours : un endroit fermé, entre caserne et prison, sans contact avec la région environnante.

24 Toutefois la politique de la fermeture de portes aux Arabes qui cherchaient la protection hispanique ne fut pas systématiquement adoptée, notamment pendant les premières années du pouvoir hispanique. Quelques commandants généraux, comme le marquis de Santa Cruz en 1732, le marquis de Villadarias en 1733, même Vallejo entre 1733-1738, permirent l’installation de « Maures de paix » ; et José Aramburu, commandant général entre 1738 et 1742, fut même partisan de faire appel à la collaboration avec les Arabes. Le temps des projets concernant le préside d’Oran, qui va de 1732 à 1745 et qui correspond au temps du désir de restaurer le vieil Oran du XVIe siècle, ce préside qui essayait de dominer sa région, semble bien loin en 175059. Face à la crainte de la contagion de la peste, la possibilité même de faire revivre le trafic d’esclaves n’eut pas de prise.

25 La grave disette de l’hiver 1750-1751 vint donc détruire un tissu social déjà bien affaibli par les guerres entre tribus et entre pouvoirs rivaux turcs, espagnols, kouloughlis. Elle fut l’élément déclencheur d’un mouvement de population très important à l’échelle régionale, un mouvement parfois volontaire de la part de certains individus qui, poussés par la misère, vinrent trouver la nourriture qui leur manquait à Oran, en échange de leur liberté. Elle fut aussi l’élément déclencheur d’une chasse à l’homme qui

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fit oublier les frontières jusque-là établies : celle qui interdit aux musulmans de capturer, vendre et mettre en esclavage d’autres musulmans, celle qui prohibe de se vendre soi-même comme esclave. Les seules frontières qui restèrent débout furent celle de la peur, de la peste et celle, culturelle, qui faisait que, pour certains Espagnols, les Maures étaient des barbares qui ne méritaient pas leur confiance. Finalement, l’épisode de la famine de 1750 dans l’Oranais nous montre aussi que les frontières sont prêtes à s’effondrer lors d’une rupture d’équilibre, et avec fracas, même si les traces archivistiques ne nous laissent parvenir qu’un écho bien faible de ce que fut la réalité.

NOTES

1. . On peut citer, entre autres, les travaux de Godfrey Fisher, Barbary Legend : War, Trade and Piracy in North Africa, 1415-1830, Oxford, Clerendon Press, 1957 ; Salvatore Bono, I corsari barbareschi, Turin, Edizioni Radiotelevisione Italiana, 1964 ; Ellen Friedman, Spanish Captives in North Africa in the Early Modern Age, Madison, University of Wisconsin Press, 1983 ; Robert Ch. Davis, Christian Slaves, Muslim Masters. White Slavery in the Mediterranean, the Barbary Coast and Italy, 1500-1800, Houndmills/Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2003 ; José Antonio Martínez Torres, Prisioneros de los infieles. Vida y rescate de los cautivos cristianos en el Mediterráneo musulmán [siglos XVI-XVII], Barcelone, Bellaterra, 2004 ; Leila Maziane, Salé et ses corsaires (1666-1727). Un port de course marocain au xvii e siècle, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2007. Voir aussi le numéro monographique sur ‘L’esclavage en Méditerranée à l’époque moderne’, Cahiers de la Méditerranée,n° 65, 2002 ; le recueil d’articles de l’historien Michel Fontenay, La Méditerranée entre la Croix et le Croissant. Navigation, commerce, course et piraterie (xvi e siècle - xix e siècle), Paris, Éditions Classiques Garnier, 2010. 2. . Pour exemple, Beatriz Alonso Acero, Sultanes de Berbería en tierras de la cristiandad, Barcelone, Bellaterra, 2006 ; Jocelyne Dakhlia et Bernard Vincent (dir.), Les musulmans dans l’histoire de l’Europe, I, Une intégration invisible, Paris, Albin Michel, 2011 ; Lucette Valensi, Ces étrangers familiers. Musulmans en Europe (xvi e -xviii e siècle), Paris, Payot, 2012. 3. . Bartolomé Bennassar et Lucile Bennassar, Les chrétiens d’Allah, Paris, Perrin, 1989. 4. . Wolfgang Kaiser, « Zones de transit. Lieux, temps, modalités du rachat de captifs en Méditerranée », dans Jocelyne Dakhlia et Wolfgang Kaiser (dir.), Les musulmans dans l’histoire de l’Europe. II. Passages et contacts en Méditerranée, Paris, Albin Michel, 2013, p. 251-272. 5. . Dans l’article « L’Espagne et l’Afrique du Nord de 1492 à 1577 », publié dans la Revue Africaine en 1928, et que je cite d’après Les écrits de Fernand Braudel. Autour de la Méditerranée, Paris, Fallois, 1996, le grand historien affirme que, après 1577, « l’occupation espagnole se survit à elle- même, misérablement, médiocrement », p. 70. L’occupation restreinte du territoire condamne l’Espagne « à n’avoir aucune influence, aucun rayonnement sur l’immense pays maghrébin que ses armées n’occupaient pas », p. 70. Ce jugement ne changea pas avec le temps : dans La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II [1949], Paris, Armand Colin, 9e édition, 1990, Fernand Braudel affirme que l’histoire de cette frontière est une « histoire manquée », p. 108. 6. . C’était la thèse centrale de l’article de Bernard Vincent, « Philippe II et l’Afrique du Nord », dans José Martínez Millán (dir.), Felipe II. 1527-1598 : Europa y la monarquía católica, vol. I, tome II, Madrid, Parteluz, 1998, p. 965-974.

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7. . Un choix volontaire qui ne doit pas cacher que le but essentiel était de revenir en Europe, par le rachat ou par la fuite. Sur la désertion des soldats d’Oran, voir Luis Fernando Fé Cantó, « La población de Orán en el siglo XVIII y el fenómeno de la deserción : Las sombras del discurso oficial », dans Miguel Ángel de Bunes Ibarra et Beatriz Alonso Acero (coord.), Orán. Historia de la Corte Chica, Madrid, Polifemo, 2011, p. 369-398. Pedro Alejo Llorente de Pedro, « La deserción militar y las fugas de los presidiarios en el Antiguo Régimen : especial estudio de su incidencia en los presidios norteafricanos », Anuario de la Facultad de Derecho de Alcalá de Henares, [13], 2006, p. 106-131. Sur ces passages volontaires des terres chrétiennes aux musulmanes, on peut lire aussi Maximiliano Barrio Gozalo, Esclavos y cautivos. Conflicto entre la Cristiandad y el Islam en el siglo XVIII, Valladolid, Junta de Castilla y León, 2006, le chapitre dédié aux renégats, p. 183-206. On peut verser d’autres pièces à ce dossier : par exemple, lors des discussions sur le traité de paix entre l’Espagne et le Maroc en 1767, Jorge Juan, le représentant du roi, soulignait le lien entre les présides, la fuite de certains bagnards et leur abandon de la foi catholique. Jorge Juan affirmait qu’il n’était pas d’avis de laisser passer dans les présides africains « les pires criminels, les assassins, les voleurs, les ivrognes incorrigibles, car ils deviennent immédiatement, en fuyant, des renégats » : Archivo General de Simancas (désormais AGS) section Gracia y Justicia, Titre 10, legajo (c’est-à-dire liasse, désormais leg.) 1047, rapport daté du mois de novembre 1767 avec les avis de Jorge Juan, du secrétaire d’état Jerónimo Grimaldi et du président du Conseil de Castille, le comte d’Aranda. 8. . Le sens de ces termes a été sujet à des changements pendant toute la période moderne. Il faudrait se pencher sur cette histoire. Ici nous utilisons le terme moro (maure) dans un sens général d’habitant du Maghreb de religion musulmane. C’est le sens que l’on peut trouver dans l’addenda faite par Antonio Clariana y Gualbes à la Historia del reyno de Argel : con el estado presente de su govierno, de sus fuerzas de tierra, y mar, de sus rentas, policía, justicia, política y comercio, escrita en idioma francés por monsieur Laugier de Tassy y adicionada por Antonio Clariana y Gualbes de una vista de la plaza y castillos de Orán con una disertación histórica del terreno y contornos, producciones, conquistas y de la última hecha por las victoriosas armas españolas en el año de 1731 (sic), Barcelone, Imprenta Juan Piferrer, 1733. Dans ce même texte, les árabes ou alarbes sont identifiés comme les populations nomades ou vivant sous la tente et organisés en aduares, en douars, ou, comme le dit Clariana, en nations, tribus ou groupes. Les Turcos, les Turcs, sont les tenants du pouvoir politique à Alger et des beyliks de l’est et de l’ouest. Ils s’appuyaient sur la force des janissaires et des spahis. 9. . Maximiliano Barrio Gozalo, Esclavos y cautivos…, op. cit.,p. 206-216, où il parle des musulmans, libres ou esclaves, qui choisissaient la conversion au catholicisme. 10. . Sur ces moros mogataces,voir Marcel Bodin, « Note sur l’origine du nom ‘mogataces’ donné par les Espagnols à certains de leurs auxiliaires indigènes pendant leur occupation d’Oran », Bulletin de la Société de Géographie et Archéologie de la province d’Oran, 1923, p. 223-247 ; Enrique Arques et Narciso Gibert, Los mogataces. Los primitivos soldados moros de España en Africa [1928], Malaga et Ceuta, Algazar, 1992 ; Felipe Maillo Salgado, « The Almogataces : A Historical Perspective », Mediterranean Historical Review, 6, 2, 1991, p. 86-101 ; Luis Fernando Fé Cantó, Oran (1732-1792). Les horizons maghrébins de la monarchie hispanique, thèse de doctorat sous la direction de Bernard Vincent, EHESS, 2011, p. 500-517. 11. . Lucette Valensi, Ces étrangers familiers…, op. cit., p. 103,mentionne un cas semblable qu’elle définit comme extrême, celui de la crise de famine et peste qui ravagea le Maroc entre 1521-1522 avec des effets similaires à ceux que nous allons voir pour Oran. 12. . AGS, Secretaría de Guerra (désormais SG), leg. 4828, lettre du commandant général d’Oran, don Pedro de Argain, marquis de Real Corona au marquis de la Ensenada, alors, entre autres, secrétaire de la Guerre du roi Ferdinand VI (1746-1759), le 11 octobre 1750.

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13. . Les Kouloughlis étaient les enfants nés d’unions entre les Turcs de la milice et les femmes du pays. Voir Pierre Boyer, « Le problème Kouloughli dans la régence d’Alger », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, vol. 8, n° 1, 1970, p. 79-94. 14. . AGS, SG, leg. 4832, lettre du marquis de Real Corona au marquis de la Ensenada, le 19 décembre 1750. 15. . Pendant la première occupation d’Oran par les Espagnols (1509-1708) les moros de paz étaient ceux qui payaient un impôt (romia) à la ville. Pendant la deuxième reconquête d’Oran, l’administration hispanique reprit le terme mais la réalité sociale à laquelle il faisait référence n’était plus la même : les moros de paz devinrent de plus en plus des Maures réfugiés dans le quartier de la Marina, qui recevaient une aide en argent ou en nourriture du roi. Voir Beatriz Alonso Acero, Orán-Mazalquivir, 1589-1639 : una sociedad española en la frontera de Berbería, Madrid, CSIC, 2000, p. 249-262 ; et Luis Fernando Fé Cantó, Oran (1732-1745)…, op. cit., p. 474-499. 16. . La première période va de 1505, avec la conquête du port de Mers el-Kébir, à 1707-1708, dates de la perte de la ville d’Oran, du port et de la forteresse cités. 17. . La Real Resolución du 31 décembre 1738 sur l’établissement d’une troupe extraordinaire à Oran peut être consultée dans Antonio Portugués, Colección general de las ordenanzas militares, sus innovaciones y aditamentos dispuesta en 10 tomos, con separación de clases, vol. VIII, Comprehende las ordenanzas que corresponden a las Plazas de Ceuta, Orán, Melilla, Peñón, Alhucemas, y oficios de Málaga, Madrid, A. Marín, 1765, p. 184-189. La structure voulue par la couronne était de 100 mogataces, Maures à la solde directe du roi et qui formaient une compagnie de cavalerie, et de 200 moros de paz, qui méritent mal leur nom puisque leurs missions n’ont rien à voir avec les moros de paz de la première époque hispanique d’Oran, comme nous venons de le voir. 18. . AGS, SG, leg. 4959, ordre royal du 26 septembre 1749 envoyé par le marquis de la Ensenada au marquis de Real Corona pour le prévenir de ne pas dépasser le nombre de 300 cavaliers déjà atteint par cette force. 19. . AGS, SG, leg. 4822, requête d’Admet ben Hamara ben Hasir au marquis de la Ensenada pour augmenter le nombre de Maures de cette compagnie irrégulière, datée du 6 juin 1749. 20. . AGS,SG, leg. 4828, lettre du marquis de Real Corona au marquis de la Ensenada, 28 juin 1750.Les « Maures de guerre » étaient ceux qui ne payaient pas d’impôt aux Espagnols d’Oran. L’hostilité armée entre ces Maures et les forces hispaniques était la norme. Elle donnait lieu aux expéditions de répression espagnoles et aux coups de main des douars arabes. Le vol de bétail et la capture d’esclaves étaient le but essentiel des deux forces ennemies. Voir Beatriz Alonso Acero, Orán-Mazalquivir…, op. cit., p. 262-277. 21. . Début septembre, le marquis de Real Corona informe la cour qu’il applique les ordres reçus par Francisco Díaz Santos y Bullón, évêque de Sigüenza, président de la Suprema Junta de Sanidad del Reino, pour surveiller le commerce avec le nord de l’Afrique à cause des nouvelles de contagions dans plusieurs villes marocaines : Asilah, Tanger, Fès, etc. Face à cette menace, le marquis de Real Corona décide d’interdire le commerce avec l’Oranais et d’appliquer la quarantaine à tout nouveau entrant, dont les esclaves dont nous sommes en train de parler. AGS, SG, leg. 4828, lettre du marquis de Real Corona au marquis de la Ensenada, 6 septembre 1750. Le 11 octobre, le commandant général de la place informe la cour qu’il a reçu des nouvelles rassurantes à propos de l’absence de peste à Alger, Tlemcen et Mascara. AGS, SG,leg. 4828, lettre du marquis de Real Corona au marquis de la Ensenada, 11 octobre 1750. Il faut rappeler que l’évêque de Sigüenza était aussi, à ce moment-là, président du Conseil de Castille. 22. . Parcialidad, selon le dictionnaire Autoridades du début du xviiie siècle, ce terme signifie « l’union de plusieurs personnes formant un corps à part », mais aussi « l’ensemble de nombreuses personnes qui forment une famille ou une faction » ; il s’emploie en Espagne, à l’époque moderne, pour désigner les différentes « factions » ou « partis » qui se forment autour

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d’un leader (souvent noble) et qui sont en désaccord les uns avec les autres ; il sous-entend également très souvent « discordes » et « violences ». 23. . AGS, SG, leg. 4832, procès-verbaux signés par le greffier d’Oran, Blas de la Torre, le 20 février 1751, suite à l’entretien du 1er janvier 1751 :« dijeron no haber contagio por los sitios y parajes del campo de Berbería donde habían transitado a hurtar moros, solo si que se padecía mucha hambre ». 24. . Ibid., entretien du 2 janvier 1751. 25. . Ibid., entretien du 4 janvier 1751. 26. . Ibid., entretien du 28 janvier 1751. 27. . Ibid., entretien du 29 janvier 1751. 28. . Ibid., procès-verbal signé par Blas de la Torre après déclaration du médecin Andrés Domínguez Borrajo et du chirurgien Francisco Berges, qui avaient analysé la dépouille du défunt pour chercher de possibles traces de peste. 29. . Inédit, en tout cas à partir de 1732, selon les sources consultées. 30. . Dès 1733, il semble clair aux autorités espagnoles que les Maures qui s’installent à Oran ne participeront pas à des raids pour prendre des esclaves. Le marquis de Villadarias, commandant général d’Oran pendant l’année 1733, semble confirmer cette idée lorsqu’il affirme : « si l’on se sert conjointement de nos factionset de nos troupes pour tuer et voler (mais non pour faire des esclaves) elles iront où cela sera nécessaire », AGS, SG, leg. 4733, lettre envoyé à Joseph Patiño le 7 septembre 1733. Les parenthèses reprises ici dans notre traduction sont dans le texte d’origine. 31. . Bernard Lewis, Race et esclavage au Proche-Orient, Paris, Gallimard, 1993, p. 15. 32. . Ibid. 33. . AGS, SG, leg. 4700, lettre de l’intendant (veedor) d’Oran, Florián González à Joseph Carrillo, secrétaire du Conseil Suprême de la Guerre, le 15 avril 1703. 34. . Voir Bernard Vincent, « La esclavitud en el Mediterráneo Occidental (siglos XVI - XVIII) », dans José Antonio Martínez Torres (dir.), Circulación de personas e intercambios comerciales en el Mediterráneo y en el Atlántico (siglos XVI, XVII, XVIII), Madrid, CSIC, 2008, p. 39-64, et plus récemment « Les musulmans dans l’Espagne moderne », dans Jocelyne Dakhlia et Bernard Vincent (dir.), Les musulmans dans l’histoire de l’Europe,I, op. cit.,p. 611-634. 35. . Depuis 1746, il y avait un conflit entre les forces turques, les Kouloughlis de Tlemcen et les différentes tribus arabes et berbères de l’Oranais. Dans ce conflit – beaucoup trop complexe pour que l’on puisse l’expliquer ici –, la ville d’Oran joua un rôle non négligeable. Nous espérons pouvoir l’analyser dans une prochaine recherche. 36. . AGS, SG, leg. 4832, lettre du marquis de Real Corona au marquis de la Ensenada, le 29 novembre 1750. 37. . Ibid. 38. . AGS, SG, leg. 4832, lettre du marquis de Real Corona au marquis de la Ensenada, le 19 décembre 1750. 39. . Ibid., on peut lire : « haviendose logrado con esta divina providencia nunca vista de que estos barbaros entreguen sus hijos y los agenos a manos de los christianos la dicha de que se hayan bauptizado hasta oy en esta yglesia parrochial 38 moros, moras parbulos ». 40. . AGS, SG, leg. 4832, billet du marquis de la Ensenada au marquis de Real Corona, le 15 janvier 1751. 41. . Ibid. 42. . AGS, SG, leg. 4832, lettre de l’évêque de Sigüenza au marquis de la Ensenada, le 12 janvier 1751. 43. . AGS, SG,leg. 4832, lettre de Sebastián Eslava au marquis de la Ensenada, le 15 janvier 1751. 44. . Ibid. 45. . Ibid. Sans date fixe, mais avec la signature du marquis de la Ensenada, probablement le même jour 15 janvier 1751.

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46. . Cette tendance est décelable dans la documentation utilisée à partir de la fin 1749. 47. . Miguel Ángel de Bunes Ibarra, La imagen de los musulmanes y del Norte de África en la España del siglo XVI y XVII. Los caracteres de una hostilidad, Madrid, CSIC, 1989. 48. . Luis Fernando Fé Cantó, Oran (1732-1792)…, op. cit., p. 268-274. On peut lire aussi l’édition critique de Jean Cazenave du mémoire de ce commandant général pour se rendre compte de la profonde méfiance de ce militaire envers les populations arabes de l’Oranais : « Contribution à l’histoire du vieil Oran. Mémoire sur l’état et la valeur des Places d’Oran et de Mers el-Kébir, écrit dans les premiers jours de l’année 1734, après son inspection générale par S. Exc. Joseph Vallejo, commandant général », Revue Africaine, n° 66, 1925, p. 323-368. 49. . Serge Gruzinski, L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au xvi e siècle, Paris, Fayard, 2012. Du même auteur, Quelle heure est-il là-bas ? Amérique et islam à l’orée des Temps modernes, Paris, Seuil, 2008. 50. . AGS, SG, leg. 4832, lettre du marquis de Real Corona au marquis de la Ensenada, le 7 mars 1751. 51. . Alessandro Stella, Histoires d’esclaves dans la péninsule ibérique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2000, p. 74. Il s’agit d’un tableau récapitulatif des travaux de plusieurs historiens espagnols. 52. . Ces chiffres sur la capture d’esclaves par la garnison oranaise méritent un travail de plus longue portée : le nombre total d’esclaves pour la période indiquée nous semble très important, 10 224 individus. On est loin, nous le croyons en tout cas, du préside isolé peint par Braudel. Ces données sont extraites d’un rapport effectué par l’administration oranaise pour le capitaine générale de la ville, le comte de Cansano. AGS, SG, leg. 4698, rapport signé par Nicolás Canalejo et Garci de Zufre y Navarrete, le 4 novembre 1694. Bernard Vincent, dans son article, « Juifs et esclavage à Oran », dans Mercedes García Arenal (éd.), Entre el Islam y el Occidente. Los judíos magrebíes en la Edad Moderna, Madrid, Collection de la Casa Velázquez, 2003, p. 245-252, avait déjà souligné l’activité importante du marché d’esclaves à Oran. 53. . Sur cette crise politique dans l’Oranais et le Tlemcenois, on peut lire, en attendant un bilan des informations offertes par les sources espagnoles, Pierre Boyer, « Le problème Kouloughli… », art. cit. 54. . Pour effectuer ce travail, il faut consulter les registres paroissiaux d’Oran conservés à l’Archivo Diocesano de Toledo. 55. . AGS, SG, leg. 4832, lettre du marquis de Real Corona…, doc. cit., le 7 mars 1751. 56. . Ibid. 57. . AGS, SG,leg. 4832, lettre du marquis de Real Corona au marquis de la Ensenada, le 12 juin 1751. 58. . Ibid. 59. . Luis Fernando Fé Cantó, Oran (1732-1745)…, op. cit.

RÉSUMÉS

À cause d’une grave disette qui sévit dans l’Oranais en 1750, les structures sociales traditionnelles des habitants de cette région du Maghreb ont complètement changé. La famine est la dernière manifestation d’une période de troubles politiques, militaires et sociaux, ayant débuté en grande partie avec la reprise de la ville d’Oran par les Espagnols en 1732. Cet article cherche à analyser un événement singulier : l’arrivée parfois volontaire d’un nombre important de musulmans qui

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vont se vendre comme esclaves aux Espagnols, mais aussi et surtout l’arrivée d’un nombre encore plus important d’hommes et de femmes maures, capturés par d’autres Maures qui les revendent comme esclaves. Ce fait tranche avec les conditions de mise en captivité courante en Méditerranée, si souvent structurées par la violence entre les deux rives de la mer intérieure. Dans le cas que nous analysons, nous sommes également devant un exemple de violence, mais une violence créée par les conditions climatiques et ses conséquences sur les groupes humains. Nous prêtons aussi une attention particulière à la façon de gérer cette arrivée massive d’esclaves par les autorités du préside espagnol d’Oran et par les hauts responsables de la cour à Madrid.

A terrible famine around Oran in 1750 entirely changed the traditional social structures in that region of the Maghreb. The famine was the last in a series of political, military and social troubles that began with the Spanish army’s recovery of Oran in 1732. This article analyzes one specific event: the arrival, perhaps voluntary, of a large number of Muslims who wished to sell themselves as slaves to the Spaniards and, more particularly, the arrival of a larger group of men and women captured by other Muslims to be resold as slaves. This event marks a sharp contrast with the prevailing conditions of slavery in the Mediterranean, generally structured by violence between inhabitants of the opposite coasts of the sea. This case also involves violence, but it was the result of the impact of climatic conditions on humans. In particular, we analyze how authorities in the presidio of Spanish Oran and crown officials dealt with the massive arrival of these slaves.

INDEX

Mots-clés : Maures, captifs, Algérie, présides espagnols, esclavage, famine Keywords : captives, Moors, Algeria, Spanish presidio, slavery, famine

AUTEUR

LUIS FERNANDO FÉ CANTÓ

Auteur d’une thèse sur Oran au xviiie siècle, Luis Fernando Fé Cantó est actuellement rattaché à l’université d’Orléans (IUT de l’Indre). Il est membre du Groupe d’études ibériques (GEI) et du Centre d’histoire sociale de l’Islam méditerranéen (CHSIM) de l’EHESS. Il participe aux programmes de recherches Hubert Curien Utique (no 24609UK) et Volubilis (no 24511VC) sur « Captifs et captivités en Méditerranée à l’époque moderne ». Il est également l’auteur de plusieurs articles, parmi lesquels « El fenómeno de la deserción y las sombras del discurso oficial », dans Miguel Ángel de Bunes Ibarra et Beatriz Alonso Acero (dir.), Orán. Historia de la Corte Chica, Madrid, Polifemo, 2011, p. 369-398.

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Même les esclaves peuvent avoir une confrérie

Giuseppe Restifo

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’italien par María Ghazali

1 À première vue, la ville portuaire de Messine au xvie siècle se présente comme un ensemble regroupant un conglomérat de différentes identités : un cluster dans lequel même les esclaves ont leur propre confrérie, se plaçant ainsi aux côtés des Florentins, des Génois, des Catalans, des Grecs et des Pisans. Chacune de ces communautés a ses propres organisations et formes d’identité : on a l’impression d’avoir affaire à une grappe de raisin, dont le grain le plus foncé représenterait la confrérie des esclaves qui, cherchant le réconfort dans une religion qui très souvent leur a été imposée, a trouvé son siège en l’église Saint-Marc.

2 L’église Saint-Marc de Messine, qui accueillait les esclaves noirs, apparaissait sur le plan de saint Philippe des Blancs (San Filippo dei Bianchi1) dans un quartier qui s’appelait de l’Oliveraie (dell’Olivarella). Selon un chroniqueur de Messine, cette église était, dans des temps plus anciens, celle d’une confrérie de nobles, « qui, avec le temps, et ayant perdu l’enthousiasme des origines, y envoyèrent leur esclaves »2. C’est ainsi que s’était constituée une nouvelle confrérie en 1584 : celle des esclaves noirs convertis, implantée en l’église Saint-Marc, où elle célébrait ses rites. En nous fondant sur différentes annotations contenues dans les chroniques, l’on peut déduire que la confrérie avait ses propres dirigeants et membres qui participaient ensemble aux rites, comme par exemple à la procession de la Fête-Dieu et aux dévotions des Quarante Heures dans les autres églises.

3 Cette fraternité – ou confrérie – est tenue au xviie siècle en haute considération, ne serait-ce déjà que par respect envers son saint tutélaire, au point de mériter une place d’honneur. Le 25 avril, jour de la Saint-Marc, en procession et en grande pompe, les membres du Sénat de la ville assis sur le siège curial3 qui viennent d’être élus,

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accompagnés du Sénat sortant, des membres du clergé et du chapitre des chanoines, font le tour de quelques églises, parmi lesquelles précisément celle qui abrite la confrérie des esclaves où l’on célèbre un service religieux. La cérémonie d’accueil au sein de la chrétienté mais surtout la visite du Sénat de la ville à l’église Saint-Marc montrent l’acceptation « officielle » des esclaves noirs à l’intérieur de la ville elle- même. La classe dirigeante reconnaît cette forme d’identité, qui par ailleurs ne remet pas en cause la structure hiérarchique de la ville et qui en même temps participe à la constitution du tissu social. Par contre, l’intégration éventuelle des Africains noirs dans la base sociale locale n’est pas aussi évidente. Certains exemples montrent qu’il y avait différence de points de vue parmi les habitants de Messine concernant les néo- convertis, notamment parmi les couches populaires. Certains événements font penser qu’il y avait une vie en commun acceptée, mais pas pleinement désirée, ni du goût de tous. En fin de compte, ce n’était que « des gens noirs »4.

4 Les esclaves maures – dit un historien local5 – faisaient également l’objet de nombreuses moqueries de la part des gens du peuple. Lors d’une cérémonie des Quarante Heures, alors que la confrérie des esclaves de Saint-Marc entrait en l’église mère, l’organiste commença à jouer de son instrument « à la mode des esclaves »6. Ceux-ci furent si pris par la musique qu’ils laissèrent de côté les torches et les croix pour se mettre à danser « comme des enragés »7, donnant lieu à un spectacle considéré comme irrévérent et scandaleux en ce lieu sacré. À une autre occasion, alors qu’ils portaient un esclave maure à leur église pour l’enterrer, suivant les us et les règles de toutes les confréries, l’un d’eux s’approcha du maître de cérémonie – charge prééminente de la compagnie – et lui dit : « compère, le mort est vivant et il bouge ». En effet, les porteurs s’étant mis en marche, la tête du défunt bougeait un peu. Alors, le maître, voyant que le cadavre bougeait la tête, se tourna et courut fermer le cercueil ; avec une baguette, il asséna un coup sur la tête du mort en lui disant : « compère, tu n’es pas bien mort. Meurs et vas sous terre ! ». Les confrères achevèrent enfin l’enterrement dans leur église, accomplissant ainsi l’acte de charité chrétienne8.

5 En 1580, en l’église voisine Saint-Philippe s’installent les trinitaires espagnols : ayant pour charge la rédemption des captifs et leur évangélisation, ils commencent une sourde lutte contre la confrérie des esclaves. De fait, depuis 1554, l’archiconfrérie du Rosaire intervenait déjà dans la ville : dotation d’orphelines, assistance aux prisonniers, mais aussi rachat des esclaves tombés « aux mains des Infidèles », faisaient partie des buts qu’elle s’était assignée9. Pour les frères espagnols de la Trinité, les œuvres dans le cadre de l’esclavage étaient au contraire fondamentales ; « une instruction céleste » leur ayant été dictée, comme le dit un texte palermitain de 165510. On comprend donc comment à Messine les trinitaires ont développé une action conflictuelle avec leurs voisins, les confrères de la fraternité Saint-Marc, accusant les esclaves noirs de nombreux actes ridicules, notamment « quand ils étaient échauffés par le vin ». Il se pouvait que le jour de la visite du nouveau Sénat, quand ils « étaient en fête et parés »de vêtements voyants, l’un des esclaves eût son propre maître parmi les élus ; et alors « il se faisait de très grandes folies ». Presque tout le monde accourait pour les voir et se divertir11. De sorte que les frères trinitaires obtinrent finalement des autorités l’abolition de la confrérie des esclaves, la destruction de l’oratoire et le transfert dans une chapelle de leur propre église du tableau représentant saint Marc. De même, ils réussirent à faire passer dans l’église Saint-Philippe la procession que le Sénat faisait tous les ans le 25 avril. Alors que les six nouveaux sénateurs étaient réunis en l’église-mère, « l’on faisait la procession des Litanies », en direction de la « station de

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saint Marc », c’est-à-dire l’arrêt traditionnel dans l’itinéraire cérémoniel de l’investiture sénatoriale.

6 À partir d’un certain moment « cette procession allait au couvent Saint-Philippe des révérends pères trinitaires », où était prévue la visite de la chapelle Saint-Marc. « Le tableau de saint Marc de cette chapelle – précise un chroniqueur messin – était autrefois en l’église de ce saint, aux bons soins des esclaves noirs »12. Le transfert du tableau, la délocalisation de la visite des nouveaux sénateurs et la démolition de l’ancienne église Saint-Marc selon toute probabilité eurent lieu après 1606. Nous pouvons le déduire d’une autre source : la chronique de Giuseppe et Costanzo Buonfiglio, éditée précisément cette année-là, et où l’auteur situe près de l’hôtel de la Monnaie de la ville, le « monastère des frères espagnols dits de La Trinité » et aussi « l’oratoire et la confrérie Saint-Marc »13. Même si le chroniqueur ne fait pas allusion aux esclaves en tant que responsables de l’oratoire et de la confrérie, l’édifice et la congrégation sont encore signalés comme existants. Par contre, ils ne le sont plus dans les Annales de la ville de Messine, rédigées par Cajo Domenico Gallo en 1755, alors que d’un autre côté le même historien nous informe de l’existence en ville d’un endroit appelé « la cour des Esclaves », « endroit un temps infâme de courtisanes, maintenant devenu très honnête »14.

7 Par la suite, soit après la publication de la chronique de Giuseppe et Costanzo Buonfiglio, se termine donc une controverse née aux marges d’une identité citadine multiple, avec d’un côté les esclaves noirs et de l’autre les frères espagnols. En un sens, une confrontation entre deux différentes interprétations de la contre réforme s’engage sur la question des esclaves messiniens : l’une basée sur la répression et le contrôle de toute forme autonome de religiosité, l’autre construite sur le dialogue et la persuasion par lesquelles la foi catholique doit prévaloir. Les jésuites sont partisans de cette seconde méthode, faisant preuve ainsi d’une impulsion primaire qui les pousse à s’impliquer dans les confréries : ils croient que sur le terrain l’on peut « travailler les vignes du Seigneur ». Jerôme Nadal, un jésuite appelé « l’apôtre de la Sicile », établit des associations de ce type dans les années 1540-1550 dans de nombreuses villes de l’île, voire à Messine où il fut chargé de tâches importantes, notamment de la direction du premier collège jésuite fondé en 1548.

8 Un autre objectif du zèle réformateur jésuitique fut le travail réalisé auprès des communautés non-chrétiennes dans de nombreuses villes italiennes. Les non-croyants ou encore les musulmans représentent une anomalie dans la société chrétienne, et il s’agit d’arriver à la conversion en tissant des liens avec eux à travers la création d’associations comme les confréries15. À Messine, le « matériel humain » ne manque pas16.

9 Les esclaves sont une marchandise précieuse : tout comme pour d’autres biens, dans ce cas particulier, l’on peut parler d’une trame méditerranéenne, à laquelle Messine participe. En fait, si l’on suit ce que nous dit Giovanna Fiume, la trame croise, dans ce cadre, le commerce des Africains noirs, « en interceptant le flux d’esclaves de l’une des plus importantes caravanes transsahariennes, celle de Bornou, dans les alentours du lac Tchad, qui va jusqu’à Barca en Lybie et de là au marché de Scoglitti (Raguse) et d’Auguste (Syracuse), ou encore celle qui d’Orient arrive jusqu’au bagne de Messine, ou de Tunis ou Tripoli et [approvisionne] le marché de Palerme »17. Routes et commerces longent la Méditerranée, comme l’ont déjà montré les recherches historiographiques qui ont permis d’établir les premières cartes des courants de l’esclavage, ou encore de

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l’ambre et des épices, des soies et des parfums, du grain et du sel18. Dans ce cadre, les trafics d’esclaves commencent à être bien identifiés et Messine pourrait prétendre à une bonne place dans le classement des marchés des esclaves à l’époque moderne. En témoigne l’activité des Génois dont les voyages en Sicile sont l’occasion privilégiée d’acquérir de nouveaux esclaves. À Messine, comme à Civitavecchia ou à Livourne, il était facile de se procurer de nouveaux esclaves à des prix acceptables. En 1643, par exemple, à Messine l’on acheta un esclave au prix de 108 pièces de huit réaux19.

10 Voyons l’année 153820. La défaite à la bataille navale de Prévéza n’empêche pas les navires de la flotte chrétienne de procéder à des incursions sur les côtes d’Épire, canalisant sur Messine le butin avec ses marchandises humaines. Si le Grand Amiral de Sicile émet la moindre opposition, les Messins lui rappellent « la liberté de commerce de Messine octroyée par des privilèges royaux et impériaux »21. En effet, le marché des esclaves était une affaire importante pour les finances publiques – tant vice-royales que municipales – grâce à l’encaissement des gains provenant aussi bien des droits sur une partie du butin de la guerre de course qui était pratiquée que de l’application des tarifs douaniers sur la vente des prisonniers22.

11 À Messine, il est possible de se procurer des esclaves et satisfaire ainsi les besoins et les désirs des quatre coins de la Méditerranée. Pour exemple, en 1595, cent esclaves « turcs » sont apportés dans la ville pour satisfaire l’envie du pape Clément VIII de renforcer sa propre flotte. L’ordre de Saint-Jean de Jérusalem à Malte s’en charge23.

12 À Messine, donc, les musulmans à convertir ne manquent pas. Les jésuites les suivent, même lors de leurs jours de repos quand ils vont jardiner ou se réunir en d’autres lieux pour célébrer leurs fêtes. Là, ils les rejoignent et essaient de les convaincre en leur enseignant la doctrine chrétienne. Ils obtiennent souvent des résultats, donnant lieu à des conversions. Celles-ci sont célébrées en grande pompe, au sein d’une organisation fastueuse. À la cérémonie habituelle qui existait aussi dans plusieurs autres villes d’Italie, à Messine, les jésuites « ajoutaient le son des flûtes et les chants symphoniques les plus doux […] deux nobles faisaient office de parrains, et l’Africain néo-baptisé était complimenté avec les plus grands signes de bienveillance et d’humanité de la part des nobles de Messine, puis il défilait à travers la ville sur un char à quatre roues »24. Naturellement, ces manifestations publiques, de caractère fortement festif et populaire, devaient servir non seulement à célébrer la supériorité du christianisme, mais aussi à briser les résistances des esclaves attachés à leur ancienne foi : « ut hoc exemplum aliis esset incitamentum »25. Ce qui est pratiqué à Messine pendant la seconde moitié du xvie siècle correspond exactement à ce que décrira plus tard le Manuale per convertire i maomettani du père jésuite Tirso González de Santalla publié en 1687, qui comme son nom l’indique est un manuel devant servir à convertir les musulmans. Pour les jésuites, la mission urbaine constituait déjà, dans la seconde moitié du xvie siècle, l’une des actions les plus développées parmi toutes leurs activités dans le sud de l’Italie26. Pour González, 13e supérieur général de la Compagnie de Jésus, le moment le plus important de la mission était la célébration publique des baptêmes des catéchumènes. Il explique l’utilité des cérémonies fastueuses qui précédaient les baptêmes, célébrés si possible par un évêque illustre : les hommes peu instruits pouvaient facilement comprendre la grandeur et la beauté de la foi à travers des gestes concrets et bien visibles. Le baptême devait être un événement social pour la ville : tous pouvaient participer à la réjouissance de l’Église et la noblesse était tout aussi impliquée, soit parce que les

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esclaves qui se convertissaient travaillaient pour des familles nobles, soit parce que les parrains étaient choisis parmi les familles les plus illustres27.

13 Avec le temps, les esclaves noirs se lient aux jésuites, en suivant, après la conversion, les messes, pratiquant auprès d’eux la confession et les consultant aussi souvent quand surgissait un problème avec leurs patrons.

14 Dans les Litterae quadrimestres, envoyées par les jésuites de Messine, ce qui est intéressant ce sont les références au contexte religieux de la ville et aux rappels, de forte portée symbolique, de la nécessité d’intervenir en vue de la conversion des musulmans « les plus obstinés » (« prius obstinati »), jadis esclaves déloyaux des gens du lieu et par la suite serviteurs loyaux de leurs patrons et du véritable Dieu28.

15 Mais tous ne consultaient pas les pères jésuites. Perico, esclave noir converti au christianisme, était au service de Raffaele Criscino. Il n’avait aucun conflit avec son maître ; au contraire, il était considéré comme digne de confiance, au point que c’est lui qui le déshabillait quand il allait se coucher, fermait la porte et prenait soin des clés. Mais Perico n’avait à l’esprit que la fuite et il la mit en œuvre29. Nous ne savons pas si la fuite fut causée par sa condition servile ou si elle fut aussi due au rejet du christianisme.

16 Ce qui incite également les esclaves à la conversion, ce ne sont pas seulement les miracles, demandés par certains pour les aider à rompre le lien de fidélité avec leur propre tradition religieuse – Dieu accomplissant des miracles comme bon lui semble –, mais les histoires des apparitions. L’on en rapporte une, qui eut lieu en 1598. Un vieux berger africain avait la garde d’un troupeau dans les campagnes messines. Un moine lui apparut : il disait s’appeler Vincenzo et il l’invita à se convertir. La fois suivante, il entendit la voix de Marie, mais il résistait encore à la conversion. Les malheurs de sa vie furent tels qu’il finit par se convertir.

17 Selon une autre histoire rapportée par les documents de la Compagnie de Jésus, en 1605, un autre noir africain, septuagénaire, fait un cauchemar qui le porte à chercher refuge dans la confession auprès d’un jésuite. Il veut être libéré des péchés de sa vie. Et c’est ainsi que, grâce à la conversion, il passe de la terreur à la joie de la vie chrétienne30.

18 Toutefois, le passage à la vie chrétienne ne garantit nullement l’affranchissement : il ne suffit pas de se dire chrétien ou, mieux encore, de se faire baptiser, pour recouvrer sa liberté. Il ne suffit pas non plus qu’un patron investisse dans l’un de ses esclaves pour qu’il soit plus facilement affranchi. Au contraire. Il y a des esclaves intelligents que leurs maîtres éduquent et qui acquièrent des connaissances spécifiques, dans un domaine spécialisé tel que le négoce, ou encore dans les langues : ils sont utilisés ensuite dans le commerce ou comme traducteurs31. À Messine, en 1540, un marchand, Luchetto de Carro, dépense une somme importante pour instruire son propre esclave turc et lui faire apprendre des notions d’écritures commerciales et de comptabilité. Il augmente ainsi la valeur même de son esclave sur le marché – dirait-on aujourd’hui –, mais de ce fait son rachat et son affranchissement sont moins probables32.

19 Cependant, les affranchissements ne manquent pas au xvie siècle. Les affranchis de Messine s’insèrent dans la population libre ; parfois, ils rachètent d’autres esclaves ; d’autres fois encore, ils les aident à s’enfuir vers leurs lieux d’origine ou ils spéculent sur le désir de liberté de leurs ex-coreligionnaires.

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20 De l’étude de quelques procès inquisitoriaux, Maria Sofia Messana déduisait « la présence en Sicile d’une structure secrète d’assistance à la minorité musulmane, semblable à celles existant en Italie et s’appuyant sur les structures religieuses et laïques pour le soutien des prisonniers chrétiens en territoires d’Islam, étant donné que la surveillance étroite de l’inquisition espagnole sur les Siciliens semble avoir à ce propos d’inexplicables lacunes puisqu’elles permettent la fuite de ceux de l’île poursuivis par l’inquisition voire même de ceux emprisonnés par le Saint-Office ». Elle donne l’exemple de Leonor Bonfillo, fille de la Maure Porcia Suhiza et femme de l’ex- esclave Pedro Ossorio. Porcia, Leonor et Pedro sont dénoncés à l’inquisition, quand ils sont surpris durant leur fuite vers la Berbérie. Les témoins disent avoir entendu dire à la mère de Leonor qu’elle voulait retourner en Berbérie pour marier sa fille selon le rite musulman ; raison pour laquelle, avec Pedro Ossorio, ancien esclave, elles se sont embarquées sur une galère pour Messine avec tous leurs effets afin de pouvoir passer plus facilement en Berbérie33.

21 Sebastiano et Giacomo de Avellino sont de connivence avec Giovan Cola de Conforto, tous d’anciens esclaves : ils mettent sur pied à Messine une organisation qui se charge d’aider les esclaves à fuir. Mais aucun des trois n’est fiable : Morgante est escroqué. Arrivé à Naples, avec Perro, sur une galère de passage, il découvre qu’il a été vendu, tout comme Perro, par les trois Messins affranchis, lesquels, dans un acte notarié, déclaraient en être les propriétaires légitimes. Le jeu de dupes des trois compères sera renouvelé avec Jannicolo et avec Margaritan, mais il sera découvert grâce à la ténacité des véritables maîtres messins34.

22 Ce n’est pas toujours de l’escroquerie, parfois c’est de l’usure : l’on peut prêter à gage aux Maures qui veulent retourner en Berbérie ; l’on peut avancer de l’argent aux esclaves qui veulent s’affranchir ; en somme, on peut créer une vraie organisation pour le rachat des Maures ou desdits « Turcs ». Selon l’étude menée par Giuliana Boccadamo sur Naples, le taux d’intérêt pourrait atteindre 10 % par mois ; mais il semble que c’est également ce qui se faisait pour les Maures de Messine35.

23 Même si normalement la condition sociale de l’esclave ne variait guère après avoir reçu le baptême, toutefois il pouvait ainsi échapper aux abus de ses anciens coreligionnaires. Il n’était pas rare qu’un patron décidât d’affranchir son esclave converti ou que le parrain du baptême remît la somme nécessaire à son rachat. Ou encore comme dans le cas de Sancho de Heredia, au xve siècle, qui, par testament, affranchit la chanceuse esclave Florella36. Encore plus chanceux fut le sort de Lucrezia, qui épousa un chrétien, Visconte Cicala, propriétaire de deux galères qui participèrent à l’expédition de Charles Quint. Cicala mourut à Messine en 1564, après avoir épousé sa belle esclave37. D’autres encore après elles purent obtenir la liberté dans la fluidité de l’aire méditerranéenne au xvie siècle.

24 La naissance en 1584, à Messine, de la confrérie des esclaves noirs convertis s’inscrit dans l’histoire d’une ville portuaire de l’aire méditerranéenne à l’époque moderne, qui se caractérise par un conglomérat d’identités plurielles. Dans ce décor multiculturel et cosmopolite, ils obtiennent une reconnaissance officielle de la ville et de ses habitants, même si par ailleurs l’intégration sociale des noirs africains apparaît comme beaucoup plus problématique. En 1606, sous l’effet du nouveau climat instauré par la Contre- Réforme, la confrérie est dissoute. Messine, comme tant d’autres villes de l’aire méditerranéenne chrétienne, « apprécie » la présence des esclaves noirs, mais à condition qu’ils ne soient pas organisés dans une structure collective ; or, une

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confrérie, l’est. L’opposition des pères trinitaires et l’activisme zélé des jésuites à Messine sont les deux faces d’une même médaille : les esclaves n’ont pas droit à se rassembler, mais ils doivent être soumis à un traitement individuel, aussi bien dans la conversion que dans l’affranchissement. Chaque cas doit rester un cas individuel.

NOTES

1. . Voir Gaetano La Corte Cailler, Burle, facezie e motti dei monelli in Messina nel secolo XVII, Palerme, Tipi del Giornale di Sicilia, 1902, p. 9 ; Nelson H. Minnich, « The Catholic Church and the pastoral care of black Africans in Renaissance Italy », dans Thomas F. Earle-Kate Lowe (dir.), Black Africans in Renaissance Europe, New York, Cambridge University Press, 2005, p. 296. 2. . Gaetano La Corte Cailler, Burle, facezie…, op. cit., p. 9 : « i quali però col tempo, perduto l’entusiasmo primitivo, mandarono in essa i loro schiavi ». 3. . « in seggia » : siège de la cure, dans Gaetano La Corte Cailler, Burle, facezie…, op. cit., p. 10. 4. . « genti nira », dans Giuseppe Cuneo, Avvenimenti della nobile Città di Messina, t. I, présentation de Gioacchino Barbera, introduction de Giovanni Molonia, transcription et édition de Marcello Espro, Messine, Regione siciliana, 2001, p. 224. 5. . Gaetano La Corte Cailler, Burle, facezie…, op. cit., p. 10. 6. . Giuseppe Cuneo, Avvenimenti della nobile Città…, op. cit., p. 224 : « alla schiavonesca ». 7. . Ibid., p. 224 : « come arraggiati ». 8. . Ibid., p. 224 :« Compare, lo morto è vivo e si muove » / « Compare, tu no muruto bono. Mori e sutterra ! ». 9. . Cajo Domenico Gallo, Annali della Città di Messina, Capitale del Regno di Sicilia, t. I, Messine, Gaipa, 1756, p. 150. 10. . La celeste istruzione del sacro ordine della ss. Trinità della Redenzione degli schiavi, con il racconto della vita de’ suoi santi patriarchi Gio. de Mata, e Felice Valois, e delle miserie che patiscono i fedeli cristiani schiavi dei barbari, e delle indulgenze, privilegi, e grazie che i Sommi Pontefici hanno concesso per lo riscatto di quelli, Palerme, Mandracchia, 1655. 11. . Gaetano La Corte Cailler, Burle, facezie…, op. cit., p. 10-11 : « quando erano riscaldati dal vino » / « erano in festa e parati » / « si facevano spropositi grandissimi ». 12. . Giuseppe Cuneo, Avvenimenti della nobile Città…, op. cit., p. 223 : « si faceva la Processione delle Litanie » / « statione di San Marco » / « andava questa processione al Convento di San Filippo delli Rev. Padri Trinitarij » / « Il quadro di S. Marco di questa Cappella anticamente era nella Chiesa di detto Santo e l’havevano in cura li schiavi negri ». 13. . Giuseppe et Costanzo Buonfiglio, Messina Città Nobilissima, Venise, de Franceschi, 1606, f. 17 r : « La Zecca » / « il monistero di Frati Spagnuoli detti della Trinità » / « l’Oratorio, et fraterna di S. Marco ». Voir aussi Nicola Aricò, Enrico Bellantoni, Giovanni Molonia et Giuseppe Salemi, « I quindici comparti », ‘Cartografia di un terremoto : Messina 1783’, Storia della città, 45, 1988, p. 73, où il est spécifié : « Église et couvent Saint-Philippe des pères trinitaires. “Très anciennement temple de Pollux”, puis église Sainte-Fébronie Vierge accordée à la confrérie des bouchers et dédiée à saint Philippe d’Argirò. En 1580, elle passa sous la tutelle des pères trinitaires de la Rédemption des Esclaves, et elle fut détruite en 1783. » [« Chiesa e Convento di S. Filippo dei P. Trinitari. “Antichissimo Tempio di Polluce”, poi chiesa di Santa Febronia Vergine

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(Santa Profonia). Concessa alla Confraternita dei Macellai e dedicata a S. Filippo d’Argirò. Nel 1580 passò ai Padri Trinitari della Redenzione degli Schiavi. Distrutta nel 1783 »]. 14. . Cajo Domenico Gallo, Annali della Città di Messina…, op. cit., p. 138 : « cortiglio delli Schiavi », « luogo un tempo infame di Corteggiane, ora ridotto onestissimo ». 15. . Lance Gabriel Lazar, Working in the vineyards of the Lord. Jesuit confraternities in early modern Italy, Toronto, University of Toronto Press, 2005, p. 33. Même les Franciscains s’étaient engagés dans le processus d’intégration des esclaves africains, en fondant des confréries rattachées à l’ordre séraphique : Giovanna Fiume, « Le roi Congo en Sicile : une piste de lecture », ‘La Méditerranée’, Cahiers des Anneaux de la Mémoire, n° 13, 2010, p. 272. 16. . Pour une présentation du contexte sicilien, voir Domenico Ligresti, « Per la storia della schiavitù in Sicilia nell’età moderna », Archivio storico per la Sicilia orientale, 1973, p. 517-526 ; id., Dinamiche demografiche nella Sicilia moderna (1505-1806), Milan, Franco Angeli, 2002, p. 63-65. 17. . Giovanna Fiume, Schiavitù mediterranee. Corsari, rinnegati e santi di età moderna, Milan, Bruno Mondadori, 2009, p. 23-24 : « intercettando il flusso di schiavi che giunge da una delle più importanti carovaniere transahariane, quella che da Bornou, nei pressi del lago Ciad, conduce a Barca in Libia e da qui al mercato di Scoglitti (Ragusa) e di Augusta (Siracusa) oppure che dall’Oriente raggiunge il bagno di Messina o da Tunisi e Tripoli il mercato di Palermo ». 18. . Robert Davis, « The Geography of Slaving in the Early Modern Mediterranean, 1500-1800 »,Journal of Medieval and Early Modern Studies,37, 1, Hiver 2007, p. 57-74. 19. . Document de l’Archivio di Stato di Genova (ASG), Magistrato delle Galee, Contente,f. 15, cité par Luca Lo Basso, Uomini da remo. Galee e galeotti del Mediterraneo in età moderna, Milan, Selene, 2003, p. 241. Pour ce qui est de cette monnaie, voir Manuel Vilaplana Persiva, Historia del real de a ocho, Murcie, Servicio de publicaciones de la Universidad de Murcia, 1997. 20. . Cajo Domenico Gallo, Annali della Città di Messina, t. II, Messine, Gaipa, 1758, p. 521. 21. . Virgilio Saccà, « Mercato di schiavi turchi », Archivio storico messinese, VI, 1905, p. 151-153 : « la libertà del commercio di Messina sanzionata da privilegi reali e imperiali ». 22. . Rossella Cancila, « Corsa e pirateria nella Sicilia della prima età moderna », Quaderni storici, n° 2, août 2001, p. 363-364. 23. . Gaetano Moroni, Dizionario di erudizione storico-ecclesiastica da S. Pietro sino ai nostri giorni, Venise, Tipografia Emiliana, 1840-1841, p. 143. 24. . Archivum Romanum SociÉtatis Jesu (ARSJ), Provincia Siciliae (Sic.) 182, f. 420 v (Messine, 1569) ; Sic. 183 1, f. 165 r (Messine, 1597), cité par Nelson H. Minnich, « The Catholic Church… »,art. cit., p. 286 et 292 : « [A Messina i Gesuiti] aggiungevano il suono di flauti e le più dolci sinfonie di cantori… due nobil uomini fungevano da padrini, e l’africano neo-battezzato era complimentato con i più grandisegni dibenevolenzae di umanitàda parte dei cittadiniillustridi Messina e sfilava perla città su di uncarroa quattro ruote ». 25. . ARSJ, Sic. 182, f. 464 r (Messine 1574, « Ce serait un exemple pour inciter les autres ») et Sic. 183 1, f. 180 v (Messine 1598), cité par Nelson H. Minnich, « The Catholic Church… »,art. cit., p. 292. 26. . Jennifer D. Selwyn, A Paradise Inhabited by Devils. The Jesuit’s Civilizing Mission in Early Modern Naples, Londres, Ashgate-Institutum Historicum SociÉtatis Iesu, 2004, p. 69. 27. . Emanuele Colombo, Convertire i musulmani. L’esperienza di un gesuita spagnolo del Seicento, Milan, Bruno Mondadori, 2007, p. 79-80. 28. . Sara Cabibbo, « “Passamos el phario, que es el lugar mas peligroso de todo el camino”. La Sicilia nelle cronache dei primi Gesuiti », dans Dimensioni e problemi della ricerca storica, fasc. 2, 1994, p. 154-171 : les Litterae quadrimestres occupent 7 volumes de la Monumenta historica SociÉtatis Iesu et c’est de là que l’auteur a extrait les 112 lettres en provenance de Messine entre 1547 et 1562. On y trouve fréquemment des comptes rendus des très nombreuses conversions d’esclaves musulmans de cette ville ou les projets de conversion de personnages importants de la

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flotte musulmane. Antoine Vinck (Messine, 20 septembre 1552) raconte à Ignace de Loyola comment Jérôme Nadal, désireux de convertir tous les prisonniers musulmans, avait recueilli presque 400 pièces d’or nécessaires à son avis pour rendre plus malléables les infidèles. « En réalité – poursuivit-il –, l’arrogance et la malice des Turcs fait en sorte que rien ne pourrait désormais se faire, le vice-roi donna l’ordre de garder l’argent et d’y ajouter les peines pécuniaires des condamnés jusqu’à arriver à la somme de mille ducats et que dans un second temps on enverrait cet argent à Constantinople pour racheter les chrétiens » [« Verumcum Turcarum insolentia et improbitate effectum fuisset ut nihil hac de re fieret, Prorex servari pecuniam iussit, cui tunc ex poenis damnatorum tantum addere statuit ut mille ducatorum summa habeatur, quam postea ad redimendos Christianos Constantinopolim missuri sunt »]. Dans ce texte, il explique le sens de la fondation à Palerme d’un « collège arabe », qui serait d’un « grand avantage pour les âmes »(« ad magnum fructum animarum ») : « Nous commençâmes à jeter les fondations du collège arabe avec l’aide de l’illustre vice-roi qui nous procura un homme expert en langue arabe et très cultivé. Il enseigne aux trois jeunes Africains qui sont avec nous et à deux frères, dont l’un, né à Tripoli fut amené ici à l’âge de sept ans, et l’autre vint de Malte. Les deux frères ont beaucoup de facilité pour l’apprentissage de la langue arabe et ils s’exercent chaque jour avec diligence dans cette langue, soit en la parlant soit en l’écrivant. »[« Coepimus iacere fundamenta collegii arabici ope Ill.mi proregis, qui nobis dedit hominem arabicae linguae peritum ac bene literatum : is tres pueros Afros, qui nobiscum sunt, et duos fratres docet : alter fratrum, Tripoli natus, qui septimo anno aÉtatis suae ad terras advectus est, alter Melitae, uterque magnum adiumentum habet ad arabicum sermonem addiscendum ; exercent se diligenter quotidie, cum loquendo tum scribendo, in ea lingua. »]. G. Lapidius, Panormo, 14 février 1555. 29. . Archivio di Stato di Napoli (ASNA), Regia Camera della Sommaria, Processi, ord. Zeni, 77/02, cité par Giuliana Boccadamo, Napoli e l’Islam. Storie di musulmani, schiavi e rinnegati in età moderna, Naples, M. D’Auria, 2010, p. 88. 30. . ARSJ, Sic. 183 1, f. 9 r : « anche altri Mori sono catechizzati e battezzati e si conducono come buoni cristiani, Messina 1581 » [même les autres Maures sont catéchisés et baptisés et ils se comportent comme de bons chrétiens, Messine 1581] et 250 r : « un Etiope ora conduce una buona vita cristiana dopo un terribile sogno, Messina 1605 » [un Éthiopien maintenant mène une bonne vie chrétienne après un terrible songe], cités dans Nelson H. Minnich, « The Catholic Church… », art. cit., p. 288 et 290. 31. . Luca Scarlini, La paura preferita. Islam : fascino e minaccia nella cultura italiana, Milan, Bruno Mondadori, 2005, p. 58. 32. . Archivio di Stato di Messina (ASM), Notaio Prosimo, vol. 27, f. 33, 23 novembre 1540, cité par Giovanna Anastasi Motta, « Su qualche aspetto della schiavitù in Sicilia », dans Saverio Di Bella (éd.), Economia e storia (Sicilia/Calabria XV-XIX secolo), Cosenza, Pellegrini, 1976, p. 44. Du même auteur, voir aussi « Sulla schiavitù a Messina nel primo Cinquecento », Archivio storico per la Sicilia orientale, LXX, 1974, p. 305-342. 33. . Maria Sofia Messana, « La “resistenza” musulmana e i “martiri” dell’islam : moriscos, schiavi e cristiani rinnegati di fronte all’Inquisizione spagnola di Sicilia », Quaderni storici, XLII, n° 3, décembre 2007, p. 748-749 : « la presenza in Sicilia di una struttura segreta di assistenza alla minoranza islamica, simile a quelle esistenti in Italia e facenti capo a strutture religiose e laiche per il sostegno dei cristiani prigionieri nei territori dell’islam, dato che la strettissima sorveglianza dell’Inquisizione spagnola sui siciliani sembra avere a questo proposito inspiegabili smagliature che permettono la fuga di inquisiti dall’isola e persino dalle prigioni del Sant’Uffizio » / « I testimoni rivelano di aver udito la madre di Leonor dire di voler tornare in Berberia per far sposare la figlia secondo il rito islamico ; per questo, con Pedro Assorio, ex schiavo, si sono imbarcati in una galera per Messina con tutta la loro roba, per poter passare più facilmente in Berberia ».

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34. . ASNA, Processi antichi (1442-1806), Pandetta Amato, 244/4, cité par Giuliana Boccadamo, Napoli e l’Islam…, op. cit., p. 23-24. 35. . Archivio storico diocesano di Napoli (Asdna), Sant’ufficio (1549-1647), n.i./1571, f. 57v, cité par Giuliana Boccadamo, Napoli e l’Islam…, op. cit., p. 48 note 27. 36. . Carmen Salvo, « Regesti delle pergamene dell’Archivio dell’Opera della Cattedrale o Maramma di Messina (1267-1609) », Archivio storico messinese, 65, 1993, p. 76 : « 1435, 24 settembre […] Testamento di Sancho de Heredia con il quale vengono assegnate alla Cattedrale di Messina vigne con giardino ubicate a Catania in contrada Nesima […]. Nello stesso testamento viene manomessa una serva di nome Florella. » (« 1435, 24 septembre […] Testament de Sancho de Heredia léguant à la Cathédrale de Messine des vignes avec un jardin sis à Catagne dans le quartier Nesima […]. Dans le même testament est affranchie une esclave nommée Florella »). 37. . Domenico Ligresti, Sicilia aperta(secoli XVI-XVII) : Mobilità di uomini e idee, Palerme, Associazione Mediterranea, 2006,p. 335-336.

RÉSUMÉS

Dans la ville portuaire de Messine, en 1584, est fondée une confrérie originale, celle des esclaves noirs convertis. La cérémonie d’accueil qu’on leur réserve au sein de l’église et du sénat de la ville montre l’acceptation « officielle » de tous les citoyens chrétiens. L’intégration sociale des noirs africains semble être plus problématique. Les Trinitaires, après 1606, arrivent à faire abolir la confrérie des esclaves. Messine, comme tant d’autres villes portuaires de l’aire méditerranéenne, « apprécie » la présence d’esclaves noirs, mais pas de façon organisée ; or, une confrérie, l’est. L’opposition des pères trinitaires et l’activisme zélé des Jésuites sur les rives du détroit sont les deux faces d’une même pièce : les esclaves ne doivent pas s’organiser. Les esclaves sont soumis à un traitement individuel, aussi bien dans la conversion en ce qui concerne dans l’affranchissement. Mais chaque cas est un cas individuel.

An unusual confraternity of converted black slaves was founded in the port city of Messina in 1584. The welcoming ceremony for the confraternity at the church and in the city’s senate are evidence of Christian citizens’ “official” acceptance of the organization. But the social integration of African blacks was more problematic. After 1606, Trinitarian friars abolished the confraternity. Messina, like many other Mediterranean port cities, “welcomed” black slaves but not their organizations. The Trinitarians’ opposition and the Jesuits’ zealous activism are two aspects of the same stance: slaves must not organize. Slaves were subject to personal treatment, both for conversion and emancipation, and each case was an individual one.

INDEX

Mots-clés : confréries, esclaves, Messine, époque moderne Keywords : confraternity, slaves, Messina, modern age

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AUTEUR

GIUSEPPE RESTIFO

Giuseppe Restifo est professeur d’histoire moderne à l’université de Messine. Il est l’auteur de I porti della peste. Epidemie mediterranee fra Sette e Ottocento, Messine, Mesogea, 2005, et de nombreux articles sur l’histoire de la Méditerranée, parmi lesquels « Le sac de Lipari (1544) », dans Anne Brogini et Maria Ghazali (dir.), Des marges aux frontières. Les puissances et les îles en Méditerranée à l’époque moderne, Paris, Classiques Garnier, Les Méditerranées, no 2, 2010, et « Hanging Ships : Ex-Voto and Votive Offerings in Modern Age Messina Churches », dans RiMe. Rivista dell’Istituto di Storia dell’Europa Mediterranea, no 4, 2010.

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L’esclavage à Valence. Les affranchis et leur intégration sociale

Vicente Graullera Sanz

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’espagnol et du valencien par María Ghazali

1 Valence, comme la majorité des villes côtières de l’aire méditerranéenne, s’est très tôt caractérisée par ses activités commerciales maritimes. Comme elle n’y avait pas de port naturel, les Valenciens ont construit des môles de bois pour faciliter l’arrivée des marchandises. Au xve siècle, son essor s’effectua en même temps que la conquête des îles Canaries et que l’expansion des navigateurs portugais le long des côtes d’Afrique, favorisant ainsi le commerce des esclaves originaires de ce continent. Au xvie siècle encore, alors que le commerce des esclaves commençait à diminuer en Europe, des expéditions rapportant plus de 200 esclaves noirs arrivaient à Valence1. La ville, alors peuplée d’environ 50 000 habitants, arriva ainsi à avoir un nombre considérable d’esclaves noirs, que l’on peut estimer à plus de 1 000. Au xviie siècle, ce ne sont plus les noirs qui prédominent parmi les esclaves, mais les musulmans, qui s’ils étaient capturés, notamment en course, devenaient captifs, ce qui équivalait à tomber en esclavage. Pour exemple, en 1636, Andreu Llinares, paysan d’Altea, vendait à Alfonso Avarques, pour une valeur de 82 livres, un esclave nommé Amet2, un « descendant d’Agar » (un Agareno) d’Alger, âgé d’environ 17 ans et avec une cicatrice au visage causée par un coup de fusil, qu’il avait obtenu « de bonne guerre »3.

La vie en captivité

2 L’esclave était un objet que l’on achetait, vendait, louait. Son propriétaire pouvait faire de lui ce qu’il voulait, sauf attenter à sa vie, protégée par les lois. Les Fors4 de Valence interdisaient les châtiments corporels des serviteurs, des disciples ou des captifs ; ces

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lois font plus précisément référence à l’amputation de l’un de leurs membres5, mais rien n’est dit des peines de flagellation effectivement appliquées.

3 Généralement, l’esclave était intégré au service domestique. Nombreux étaient ceux qui gagnaient les faveurs de leurs maîtres, et ces derniers finissaient par les affranchir pour les récompenser ; en d’autres occasions, certains achetaient eux-mêmes leur liberté. Alors que les esclaves sarrasins pouvaient compter sur des noyaux de population de même origine ethnique et religieuse pour leur venir en aide au moment de leur affranchissement, les esclaves noirs rencontraient plus de difficultés. Amenés directement d’Afrique (bozales)6, pour la plupart depuis longtemps, ils avaient peu de souvenirs de leur vie antérieure et ils ne connaissaient plus leur langue d’origine. Après quelques années de vie en Espagne, ils étaient plus proches de la culture de leurs maîtres que de celle de leur très ancienne famille africaine.

4 Nous avons étudié plus de 300 cas d’esclaves affranchis tout au long du xvie siècle, noirs en grande majorité, et malgré le peu d’informations que nous avons sur chacun d’eux, nous avons cependant pu tirer quelques conclusions. Le captif noir d’origine africaine qui arrivait à Valence, en général, restait en milieu urbain. Les acheteurs acquéraient des femmes pour s’occuper du service domestique. Les hommes étaient achetés pour accomplir les tâches les plus lourdes et difficiles, comme par exemple pour s’approvisionner en bois et allumer le four chez un boulanger. Il y avait aussi des paysans qui utilisaient parfois des esclaves, mais la plupart du temps ils préféraient des manouvriers qui connaissaient le métier et qui, à la longue, étaient plus rentables. La vie sordide qu’ils menaient, le manque d’affection et d’intérêt de leur maître, faisait que le traitement qui leur était réservé était rude et leur laissait peu d’espoir de recouvrer un jour la liberté. La majorité de ceux qui arrivaient à l’affranchissement étaient ceux qui avaient servi leur maître en tant que domestiques. Il y avait toutes sortes d’esclaves et de tous les niveaux, des femmes impudiques et d’autres vertueuses. Les caractères, mais aussi les conditions de vie, avaient leur importance. Ainsi, en 1520, la veuve Ángela García demandait à rendre une esclave qu’elle avait achetée, car elle disait avoir un « vice caché » : elle urinait au lit, mais de surcroît c’était une femme de mauvaise vie qui ne s’intéressait qu’au sexe ; elle couchait avec tous les noirs et elle disparaissait très souvent pendant plusieurs jours avec n’importe lequel d’entre eux, de sorte qu’elle était considérée comme « fugitive »7.

5 Il en allait de même avec les hommes : nombreux étaient ceux qui essayaient de s’enfuir. Ceux qui persistaient le plus étaient marqués au fer au visage ou sur l’épaule, ou étaient maintenus enchaînés.

Les voies de l’affranchissement

6 Recouvrer sa liberté n’était pas chose aisée pour celui qui vivait en esclavage. Le maître voulait récupérer le prix payé pour eux. Parfois, certains esclaves utilisaient le peu de temps de repos dont ils disposaient pour exercer des activités leur rapportant quelque pécule, et au bout de quelques années ils pouvaient payer le prix de leur rachat. En d’autres occasions, des tierces personnes intervenaient pour rassembler la somme nécessaire : en 1554, par exemple, Enrique Pomar et son épouse Beatriz Botella accordèrent la liberté à un noir originaire de Gelos, dont le prix avait été payé par Ginovart Stella, noire affranchie, avec son propre argent8. En 1520, un mineur porte plainte contre un certain Genis, boulanger, qui prétend qu’il est son captif, alors que

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lui, disant être « fils d’un homme franc et libre, et que par conséquent, par les Fors du présent Royaume, il est franc et libre de toute servitude », réclame qu’on lui nomme un curateur pour sa défense9. Il y avait des cas extrêmes, comme celui de certaines esclaves sarrasines, qui, pour réunir la somme nécessaire à leur propre liberté ou à celle d’un membre de leur famille, demandaient l’aumône avec licence des autorités10, ou encore exerçaient la prostitution. Ces activités étaient parfois appuyées par le maître, qui était prêt à laisser partir l’esclave si on payait le prix.

7 La libération de l’esclave devait se faire de façon officielle et l’on recourait communément à un notaire, qui dressait un acte et remettait une copie à chacun des intéressés11. Toutefois, l’affranchissement le plus fréquent était celui obtenu à travers le testament du maître quand il dictait ses dernières volontés. Le testateur accordait la liberté à l’un de ses esclaves, alléguant le plus souvent les nombreuses années qu’il avait été à son service et l’affection toute particulière qu’il lui portait. Généralement, il lui attribuait aussi quelque legs pour lui permettre de vivre en liberté ou pour pouvoir fonder une famille. Parfois encore, la liberté n’était pas si immédiate ni aussi gratuite, car la libération était soumise à l’obligation de continuer à servir le mari ou l’épouse, une fille ou un autre membre de la famille, pendant une période qui allait en moyenne de quatre à six ans, et au bout de laquelle l’esclave pouvait espérer atteindre la liberté. En 1541, Francés Conil, habitant de Valence, avait affranchi son esclave noir, Fernandino, âgé de 28 ans, mais sous condition qu’il continuât à le servir encore pendant six ans ; quelques années plus tard, il le libérait de cette obligation pour qu’il pût changer de domicile, acheter, vendre, faire un testament ou un codicille, et pouvoir entreprendre selon ses désirs n’importe quelle action12. Un autre cas singulier, c’est celui de Juan Martí, majeur de 20 ans, qui, après avoir été affranchi par son maître, s’engageait dans un document à part à le servir pendant deux ans et trois mois13. Parfois, on se rend compte qu’il y a résistance de la part de l’héritier, qui ne veut pas perdre le bénéfice de l’esclave : Francés Rosell, paysan de Sueca, dans son codicille de 1619 disposait que son esclave Vicente demeurât au service de son fils et héritier pendant 33 ans et que, s’il se comportait bien et loyalement, il pût être affranchi au terme de ces années ; son fils devrait alors le vêtir et le marier honnêtement, et lui donner deux lots de terrain pour lui permettre de vivre, mais si jamais il décédait sans descendance, ces terres devraient revenir au patrimoine familial d’origine. Par chance pour l’esclave, le testateur Rosell vécut jusqu’en 1627 et il eut encore le temps de faire un autre codicille en 1622, dans lequel il disposait que les 33 ans fussent réduits à 20 ans et qu’il fût également affranchi si jamais son fils et héritier décédait avant14.

8 Malgré les normes sociales morales, les conseils de bonne conduite, la surveillance de l’Église et le contrôle des autorités, les esclaves étaient soumis à la volonté du maître. En janvier 1571, décédait Hieroni Planes, boulanger de Valence. Dans son testament, il affranchissait Catalina, originaire de Bougie, « de couleur de coing cuit », de beaux traits de visage ; il l’avait achetée quand elle avait environ 13 ans. On disait du boulanger qu’il avait été un homme libidineux et qu’il avait charnellement connu Catalina, avec laquelle il couchait au vu et au su de tous. Neuf ans auparavant, la jeune femme était tombée enceinte et elle avait eu une petite fille, que l’on avait baptisée Isabel Juana en l’église Saint-Jean du Marché de Valence mais qui était morte peu de temps après et avait été enterrée en chrétienne. Selon la loi, l’esclave et sa fille étaient libres. La veuve du boulanger s’opposait à lui rendre sa liberté, mais le gouverneur donna raison à la plaignante, en raison des nombreux témoins qui dirent qu’ils

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l’avaient vue au lit avec son maître, et que ce dernier avait également payé les frais d’enterrement de l’enfant15. L’on trouve un cas semblable, plus de cent ans auparavant : en 1440, le notaire Joan Palomar, veuf, avait une esclave de peau blanche, nommée Nicolasa, âgée alors de 25 ans ; elle était « assez belle et très gracieuse »et le notaire couchait avec elle « la nuit et le jour » ; elle tomba enceinte et elle accoucha d’un fils appelé Loyset, de sept mois au moment où il voulut l’affranchir. Les concernés par le futur héritage du notaire dénoncèrent son intention d’affranchissement de cette esclave au titre qu’il portait préjudice à la restitution à la famille de la dot de sa femme décédée. Pour sa défense, le notaire allègue que « selon un for de Valence, quand le maître a un rapport charnel avec son esclave et qu’il a un fils ou une fille avec elle, cette esclave recouvre sa liberté et son état franc ». Donc, Nicolasa et son fils étaient déjà libres de tout esclavage16.

9 Selon les Fors de Valence, l’esclave affranchi recouvrait totalement sa liberté, sans limitation aucune, sauf sans doute dans les cas soumis à la pureté de sang, comme par exemple pour l’entrée dans les corporations, les confréries ou encore dans les ordres militaires, institutions qui demeuraient très restrictives en la matière. Dans les faits, il se pouvait aussi qu’il existât une certaine marginalisation de l’esclave affranchi, dans la mesure où il était marqué par sa condition antérieure, mais nous ne pouvons l’affirmer n’ayant trouvé aucune trace officielle de ce rejet. Quand on fait mention à un affranchi dans les documents, on ne porte aucun qualificatif qui puisse signifier un quelconque mépris vis-à-vis de lui : on ne fait que spécifier quel était son statut. Ainsi, en 1533, Francés Joan Castellet, « noir affranchi », prêtait serment comme témoin dans l’affaire Matías Beat17. En 1552, les habitants du chemin de Quart décidèrent de nommer un procureur-syndic pour défendre leurs droits concernant le litige sur « la feuille du mûrier » et parmi eux, il y a Rafaela del Tro, « épouse de Benedito Lescano, docteur en médecine » et, sur un même plan d’égalité, il y a Guidinar Estellesa, « noire affranchie » 18.

10 L’esclave affranchi pouvait travailler, se marier, avoir des enfants et tester ; il pouvait aspirer à monter dans la hiérarchie sociale, même si ce n’était pas du tout facile à l’époque.

Métiers et activités de l’esclave affranchi

11 La majorité des esclaves affranchis étaient employés dans l’agriculture, le service domestique ou dans les travaux qu’ils exerçaient quand ils étaient esclaves, mais les possibilités qui s’offraient à lui étaient, en principe, illimitées, puisque selon les Fors un esclave affranchi pouvait même être notaire19. En 1507, un témoin dit d’un certain père Balaguer, noir affranchi, qu’il était « habitant de la présente ville de Valence et vivait dans la maison des Frères mineurs où il était valet de ferme chargé des labours »20. En 1460, Miguel Gençano, esclave affranchi, maniait la pelle dans un four, alors que Bernardo Maltés disait être aubergiste21. En 1528, Magdalena Frígola, noire affranchie, mère et tutrice de Benedicto Frígola, met en apprentissage (aferma) son fils, âgé alors de 12 ans, chez le boulanger Miguel Sancho, pour qu’il lui enseigne le métier pendant huit ans, à condition qu’il le nourrisse, le vête et le chausse pendant toutes ces années22. En 1584, les rues trop étroites de la ville empêchaient le passage des charrettes, obligeant à décharger les marchandises à l’entrée, et « ensuite à la force des bras, les esclaves et les aides-boulangers devaient porter le bois jusqu’au four »23.

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12 L’on trouve quelques exemples de professions plus remarquables exercées par des esclaves affranchis, comme prêtre, peintre ou parfumeur, et on les cite sans qu’ils soient péjorativement connotés du fait d’avoir été esclaves ; seul celui qui est noir se distingue à cause de la couleur de sa peau, mais sans plus. On peut relever le cas du prêtre noir Jaime Ros qui, en 1552, disait la messe dans le monastère Sainte-Catherine de Sienne des sœurs dominicaines ; il avait été l’esclave de feu le notaire Jaime Ros, écrivain du Bailli Général de Valence.Malgré l’opposition de l’archevêque de Valence à sa consécration à la prêtrise, il obtint du pape un bref qui l’y autorisa. Lors de la célébration de sa première messe, des gens distingués, des dames et des gentilshommes, ainsi qu’un évêque – sans doute don Juan Segriá – y assistèrent24. En septembre 1557, après avoir déjà dicté son testament par-devant le notaire Onofre Bort, alors qu’il était gravement malade, il fit un codicille dans lequel il révoquait comme héritier universel le gentilhomme Melchor Pellicer pour le substituer par sa mère, Beatriz Peñarroja, noire affranchie. Après le décès du prêtre, le 12 décembre 1558, sa mère acceptait l’héritage pour lequel fut établi un inventaire25.

13 Bertomeu Baró, alias Jacomart, était un peintre de retables valencien très renommé au xve siècle. Il fut peintre d’Alphonse le Magnanime. Dans son testament, publié après sa mort en 1461, il fait mention de son esclave noir nommé Antonio. Quelques années plus tard, ce noir, déjà affranchi, gagne sa vie en tant que peintre et il se fait appeler Antoni Jacomart du nom de son maître, et c’est sous ce même nom qu’il apparaît dans certains documents en 1486. En 1471, on voulut restaurer la cathédrale de Valence qui avait été fortement endommagée trois ans auparavant par un incendie, et l’un de ceux qui se proposèrent pour effectuer les travaux fut « Antoni le noir » (Antoni lo negre), qui, selon les historiens de l’art n’était autre que le célèbre peintre, ancien esclave affranchi26.

14 En 1579, décédait le maître parfumeur (almesquer), Juan Vilanova ou Villanueva, noir affranchi. Il avait épousé Ana Corella. Ensemble, ils avaient eu une fille : Ana de Villanueva. Alors que son épouse était enceinte, elle avait fait un testament, par-devant le notaire Vicente Veredlo le 22 février 1556 – publié le 27 août 1558 –, nommant l’enfant à naître comme son héritier et elle était morte en couche « l’année des morts » (el any de les morts)27. L’enfant mourut ensuite à l’âge de cinq ans chez sa grand-mère paternelle à Campanar, faubourg de Valence. À la mort du maître parfumeur, sa belle- mère réclamait les biens de sa fille Ana Corella28. Mais ce ne sont là que des cas que l’on cite pour leur rareté et singularité ; bien qu’ils soient vrais, ce n’est pas la généralité.

15 L’esclave avait peu de chances d’exercer un métier qui lui permît de devenir indépendant. Les corporations empêchaient ceux qui ne faisaient pas partie du métier d’apprendre les techniques du travail et elles imposaient également leur contrôle sur tout le territoire, obligeant ceux qui voulaient exercer à s’installer en dehors de la zone de leur juridiction. De plus, l’entrée dans les corporations était interdite aux esclaves, noirs, maures, voire aux enfants de toutes ces catégories sociales. En 1597, le métier des cordonniers de Valence approuva des ordonnances qui stipulaient « qu’aucun maître ne devait avoir chez lui un apprenti esclave, ni noir ni couleur de coing cuit, ni enfant d’esclaves ». Comme justification, l’on précisait que c’était ce qui se faisait partout dans tous les autres métiers, et l’on ajoutait que quand il y avait une fête, une réception solennelle, un défilé ou une démonstration publique, ces gens-là étaient si singuliers qu’ils se faisaient remarquer du public par leurs danses, déguisements et chansons,

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provoquant le rire et la moquerie, ce qui suscitait les désordres, « les querelles et les disputes »29.

L’esclave affranchi dans la société valencienne

16 Au xvie siècle, Valence était une société marchande. La noblesse, peu nombreuse et huppée, vivait dans ses seigneuries ou à la cour, quel que fût l’endroit où elle résidait. Ce n’est qu’à partir du xvie siècle, avec l’avènement de Germaine de Foix et de Ferdinand d’Aragon comme vice-rois, qu’une noblesse citadine commença à se former autour de la cour de la vice-royauté. À la mort de la reine Germaine, son veuf, don Ferdinand, épousa Mencía de Mendoza, qui sut maintenir voire améliorer l’atmosphère courtisane qui régnait au palais. Malgré tout, la société citadine ne paraissait pas être clivée en différents ordres : les gens allaient et venaient par les rues, sans réserve ; tous se connaissaient et se respectaient en fonction de leur rang. Dans ce monde, l’esclave affranchi se mouvait en totale liberté, en raison de ses occupations et du cercle d’amis qu’il avait, même si logiquement il était limité notamment d’un point de vue culturel.

17 Certains maîtres, lors de l’affranchissement de leurs esclaves, leur léguaient une parcelle de terre ou suffisamment d’argent pour s’acheter une maison ou s’installer dans une activité professionnelle. La société tendait à intégrer l’esclave, qui venait la plupart du temps de lieux où les conditions de vie étaient beaucoup plus difficiles. En règle générale, l’esclave décidait de rester à Valence et abandonnait l’idée de retourner dans son pays d’origine. Il s’était acclimaté à cette terre où il vivait, et il essayait d’y rester.

18 Certains documents notariés retracent la vie de deux sœurs, Esperanza Simona et María Ferrer. Esclaves affranchies, elles avaient, respectivement, appartenu à Bernat Simó et à Diego Ferrer. Toutes les deux avaient été enlevées en 1535, lors de la bataille de Tunis, leur ville natale où elles vivaient avec leurs parents. Chrétiennes toutes les deux au moment de leur capture, ni l’une ni l’autre n’avaient eu d’enfant. Simona était morte sans avoir fait de testament et María venait de mourir en 1577, après avoir testé par- devant le notaire Jaume Martí Sallent, le 1er février 1575, en faveur de son ancien maître Diego Ferrer. Ce dernier, alléguant le droit de patronat, réclamait maintenant aussi les biens de l’autre sœur, Simona30. Un an après, en 1578, Diego Ferrer s’adresse une nouvelle fois au gouverneur, retraçant la vie des deux soeurs et insistant sur le fait qu’elles avaient été affranchies grâce à lui. Une certaine Isabel Robles, autre esclave de Diego Ferrer, qui dit être cousine des deux autres et avoir bien connu toute la famille à Tunis, témoigne de tout ce que son maître dit et de son intervention dans les deux affranchissements31.

19 Le mariage et la famille des esclaves affranchis

20 Les Fors de Valence ne régulent pas le mariage. Comme il s’agit d’un contrat, les parties peuvent s’obliger comme elles l’entendent. Pour les catholiques, le droit canonique s’applique et la loi forale ne s’y oppose pas32. Les noces étaient célébrées en l’église,en fas eclesiae comme on le disait communément, alors qu’on célébrait une messe. Mais pour prouver l’existence d’une union, il fallait recourir à trois témoins, disant qu’ils avaient vu le couple vivre maritalement, dormir ensemble dans un même lit et manger à la même table. Les autorités acceptaient l’existence de ce mariage, sauf preuve du contraire. Les mariages ne requéraient une forme écrite ou un pacte formel que s’il y avait des aspects économiques à établir lors des fiançailles ou engagement de mariage

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(esponsales), la dot ou la donation (creix) faite par le marié à son épouse33. Mais les mariages pouvaient également se faire par un simple « échange de paroles », c’est-à- dire un serment mutuel que les époux se faisaient. Il en allait de même pour les esclaves affranchis. En 1550, Ana Sales, noire affranchie mariée à Juan Sales, changeur à Valence, témoignait qu’elle connaissait Juan Esparza, noir affranchi qui vivait depuis environ 15 ans comme époux de Catalina Ramos, dans la rue du monastère de la Vierge du Carmel34.

21 En 1512, Joan Martí, « noir affranchi », et Hierónima Berenguer, « noire affranchie », célèbrent leurs épousailles (esponsales) et pour cela ils établissent un acte notarié35. Cet exemple nous montre que les esclaves affranchis pouvaient se marier et avoir des enfants, dans les mêmes conditions légales que les autres habitants de Valence, mais nous constatons aussi qu’ils se mariaient entre eux, avec des personnes de leur même race et condition. Autres cas qui corroborent ce que nous venons de dire : en 1532, Felipa et Pedro Domingo, « noirs affranchis », ayant respectivement appartenu à Martín Carros et Juana Camps, se marient, et, par-devant notaire, une dot (exovar) de 25 livres et une donation de l’époux à sa femme (creix) de 12 livres et 10 sous sont établies36 ; en 1539, Lucrecia de Sentangel, « noire affranchie », qui avait été esclave du monastère de Monsant de Xátiva près de Valence, demande que l’on nomme un curateur des biens de feu son époux, Joan Bent, « noir affranchi » lui aussi, pour récupérer une dot de 40 livres établie lors de leur mariage le 28 octobre 1520 par- devant le notaire Luis Boluda de Xátiva37.

22 Nous constatons aussi que mariage et le désir de fonder une famille, notamment de la part des esclaves femmes, sont souvent à l’origine de leur affranchissement. Les maîtres considèrent comme naturel que leur esclave veuille se marier et souvent, pour cette même raison, ils la dotent. Dans les testaments aussi, un legs est laissé pour constituer une dot à l’esclave domestique que l’on affranchit, pour qu’elle puisse se marier. Nous trouvons des cas singuliers, comme celui d’une esclave d’origine russe, propriété de Johan de Bosco, marchand florentin qui en 1543 alors qu’il se trouvait à Valence non seulement rendit gracieusement sa liberté à son esclave mais lui fit également une donation de 40 livres pour qu’elle pût se marier. Elle épousa ce même jour un Valencien, Francisco Vilalonga, qui exerçait le métier d’orfèvre, et par-devant notaire une dot de 80 livres fut enregistrée. Dans ce cas précis, on ne fait allusion à aucune donation du mari à son épouse (creix), traditionnellement réservée en récompense de la virginité de la promise, ce qui laisse supposer un troublant accord entre les acteurs, car elle dit accepter le contrat en suivant le conseil de son maître et celui d’autres amis38. Un demi-siècle plus tard, nous retrouvons un cas similaire : il s’agit de celui d’Elena, une esclave noire qui en 1510 est affranchie par sa maîtresse pour épouser sur-le-champ Guillem Ferrando, fabricant de coffres, sans que la couleur de sa peau ni sa condition de récente servitude les empêchât de s’intégrer pleinement à la société de leur temps39. Nous l’avons vu, quand le mariage a lieu entre esclaves préalablement affranchis, leurs anciens maîtres n’interviennent pas dans le mariage.

Les loisirs des esclaves et des affranchis

23 S’il y a des souvenirs qui demeurent dans la mémoire de ceux qui peu à peu ont oublié leurs racines, ce sont certaines coutumes, sans doute en relation avec des plats mais surtout certaines danses et chansons apprises pendant l’enfance ou la jeunesse. Lors

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des fêtes populaires de Valence l’on organise des processions ou des défilés où chaque groupe social, confrérie ou association avait coutume de participer avec ses chants, ses drapeaux ou parades. L’un de ces groupes était formé par les noirs affranchis qui, le 9 octobre 1580, jour de Notre-Dame de la Grâce, participa avec son drapeau à la confrérie des Noirs, accompagnant les associations corporatives, dans un acte d’actions de grâces pour remercier Dieu et la Vierge Marie d’avoir rétabli la santé de Philippe II. Durant ces festivités, en mettant ensemble trois barils pleins de bois coupé, l’on fit des feux que l’on alimenta pendant trois jours entiers et que l’on appelait alors Fallas40.

24 Lors des festivités organisées en 1599, à l’occasion du mariage de Philippe III, ce dernier visita Valence et l’on célébra un défilé auquel participèrent tous les noirs, richement vêtus et dansant sur une musiquede Guinée, spectacle qui fut fort apprécié de tous41. Dans la majorité des villes, il y avait des quartiers, appelés Poblas à Valence, qui se caractérisaient par une concentration de personnes qui avaient les mêmes origines ethniques, religieuses ou professionnelles. Ainsi, il y avait à Valence une Juiverie, un Bordel, un quartier des Pêcheurs, et il y avait aussi un lieu appelé le « Petit Bordel des Noirs » (Bordellet dels Negres). Plan de Valence au xvi e siècle et quartier des esclaves affranchis, où ils avaient l’habitude de se réunir et où se trouvait le « petit bordel » des Noirs.

25 C’était un quartier singulier qui exista au xvie et même au xviie siècle. Il se trouvait près de la Juiverie et, à partir de 1500, près de l’Université, l’Estudi General42. Nous avons peu de données sur ce quartier si ce n’est à l’occasion de problèmes engendrés par les jeux et de querelles dans les tavernes avoisinantes. Il y avait donc un lieu spécifique réservé à la prostitution pour cette minorité raciale et sociale qu’étaient les esclaves et affranchis noirs43. En 1585, fray Asensi Llagaria, commandeur de Notre- Dame du Puig, en nom des religieux du couvent de La Merci de la ville de Valence, adressait au Gouverneur une requête se plaignant du fait que sur la place, à côté du couvent, très souvent se réunissaient les dimanches et jours de fêtes, de nombreux

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esclaves et aussi des bouchers et des charpentiers pour jouer aux cartes et il disait « qu’ils crient, se querellent et font beaucoup de bruit, perturbant la quiétude du couvent et des voisins »44.

La Confrérie des Noirs de la Sainte Vierge Marie de la Miséricorde (Cofradía dels Negres de la Sagrada Verge María de la Misericordia)

26 Les noirs affranchis arrivèrent à être si nombreux qu’en 1472 déjà ils obtinrent du roi le privilège de se rassembler en confrérie ou association, non seulement pour rendre grâce à la Vierge, mais aussi pour créer une caisse d’aide mutuelle afin de porter secours aux confrères nécessiteux grâce au versement de cotisations. On les autorisa à se réunir au sein du couvent des Augustins de Valence, dans la chapelle Notre-Dame de la Grâce, jusqu’à pouvoir acquérir un local qui leur fût propre. L’année même de sa création, la confrérie avait déjà une quarantaine de membres et à Pâques – comme par la suite chaque année –, ils se réunirent pour élire un président (clavario), qui légalement les représenterait comme procureur syndic, et quatre conseillers (mayorales). Les confrères leur donnèrent tout pouvoir pour l’achat d’une maison, qui devait leur servir de siège et de lieu de réunion.

27 Il leur fallait également écrire des statuts, distribuer des charges – notamment celles d’aide directe aux confrères malades ou nécessiteux –, faire entrer les cotisations, rassembler des aumônes, et bien sûr confectionner un étendard pour que l’on pût les identifier lors des festivités et de leurs défilés45.

28 En 1524, les élus décidèrent de soumettre à discussion le problème de l’héritage d’un confrère noir affranchi, Antonio Exarch, chaussetier (calsater),qui venait de décéder en léguant à la confrérie le bénéfice d’un cens. Pour ce faire, il fallait obtenir la nomination d’un curateur. Ce même jour, autre sujet de discussion : Joan Masquo, matelassier (matalafer) de son état, qui avait été président de la Confrérie des Noirs, était mort ; comme il devait certaines sommes d’argent à la confrérie et qu’il avait fait un testament, les responsables veulent réclamer que le Juge Civil (Justicia Civil) nomme un curateur des biens du défunt46. En 1537, un problème similaire se pose de nouveau. Lors d’une réunion, Marco Roiz, Joan Roiz et Joan Plenes, qui étaient respectivement président (clavario), conseiller (mayoral) et secrétaire (notario) de la confrérie traitent du cas d’un ancien président, Juan Marco, noir affranchi, qui avait lui aussi exercé le métier de matelassier. Il était décédé en devant de l’argent à la confrérie. Les comptes sont passés au crible et pour éponger ses dettes l’on demande deux ordres exécutoires (manaments executors). Il avait fait un legs en faveur de la confrérie et il possédait de plus une maison. L’on demande à ce que soit nommé un curateur de ses biens47.

29 En juin 1593, plusieurs membres de la confrérie des Noirs Affranchis se réunissent dans la chapelle de ladite confrérie autour de leur président, le clavario Juan de Mendoza, lui-même noir affranchi. Sont présents le second du président (compañero del clavario), les deux mayorales ainsi que trois autres confrères. Il s’agit de nommer un syndic qui aura pour principale mission d’encaisser les rentes des censals48 d’obtenir des fonds et d’intervenir dans les procès. C’est Juan de Mendoza en personne qui, désigné par ses compagnons, devra s’acquitter de cette tâche. Comme pour toutes les réunions importantes où il y a élection, ils sont assistés du représentant du

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Gouverneur, qui est toujours accompagné de l’Alguazil ou de son lieutenant : en l’occurrence, il s’agit du juriste Felipe Tallada, docteur en droit civil et canon (doctor en ambos derechos) et auditeur en procès civils près le tribunal de la Audiencia, et de Juan Robles, lieutenant de l’Alguazil49.

Testament des affranchis

30 Tout comme le mariage, le testament était un acte volontaire qui d’ordinaire se faisait par-devant notaire. Dans leurs dernières volontés, les testateurs disposaient de leurs biens et de leur argent en faveur de leurs proches – famille, amis, serviteurs –, d’institutions de bienfaisance, de la confrérie de métier ou de dévotion à laquelle ils appartenaient, ou encore ils léguaient leurs biens « à leur âme », c’est-à-dire pour que l’on dise des messes pour le repos de leur âme, autant dire à des institutions ecclésiastiques ou à des membres de l’église. Bien évidemment, ceux qui ne possédaient rien qui eût de la valeur ne faisaient pas de testament.

31 Même s’il y eut peu de cas, certains affranchis réussirent à posséder suffisamment de biens pour faire des donations. Ainsi, en 1508, la noire Catalina Astora, alors qu’elle était au plus mal, faisait son testament : elle demandait à être enterrée dans la fosse de l’église Saint-Jean du Marché de Valence. Elle nommait comme exécuteur testamentaire (albacea) le vicaire de sa paroisse et pour héritière son âme. Son testament fut rendu public le 26 avril 1508 et le lendemain l’on dressa l’inventaire de ses biens, essentiellement composés de vêtements et de linge de maison50.

32 En 1520, Sicilia Serra, noire affranchie qui avait été la servante et l’esclave de Joffré Serra, chanoine de la cathédrale de Valence, alors qu’elle était malade mais saine d’esprit fit testament par-devant notaire : elle nommait pour exécuteur testamentaire, Juan Mercader, son époux, serviteur du seigneur de Bunyol. Elle demandait à être enterrée dans la fosse des âmes du purgatoire(el vas de les animes del purgatori) de l’église Saint-Martin de Valence et à ce que l’on dît plusieurs messes, parmi lesquelles les trente-trois messes de saint Aimé (San Amador). Elle nomme pour héritier son mari et qu’à la mort de celui-ci ses biens reviennent à Isabel de Antellón ou à ses héritiers51.

33 En 1553, Gaspar Aguilar, seigneur de Alaquas, héritait d’une maison d’un esclave qu’il avait affranchi (alumni libertum), Sebastian Aguilar, laboureur de son état ; la maison se trouvait dans la rue du Puits du Quartier maure (Pou de la Morería) et don Gaspar essayait de la vendre52. Bien que le droit valencien d’Ancien Régime (dret Foral) reconnût la liberté de tester, les esclaves affranchis, en de nombreuses occasions, n’ayant pas d’enfants, choisissaient de nommer pour héritier leur ancien maître ou leurs descendants. Ainsi, en 1557, Cecilia Gracia de Cardona, noire affranchie, veuve de Juan Bertomeu Navarro, noir affranchi lui aussi, qui avait exercé le métier de charretier (traginer)faisait un testament en nommant comme exécuteurs testamentaires fray Bautista Burgo, frère augustin, et don Jordi Sorni de Cardona, fils de Galcerán Sans, seigneur de Roures et de Francisca Cardona, ses anciens maîtres, en nommant ce dernier comme son héritier universel53.

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Le droit de patronat

34 À Valence, il y avait la liberté de tester, c’est-à-dire que quiconque pouvait disposer librement de ses biens sans être obligé d’en laisser une partie à sa famille54. L’esclave affranchi jouissait des mêmes droits que tous les autres citoyens de Valence. S’il avait rassemblé quelques biens et avait une famille, le plus logique était qu’il fît testament en faveur de ses descendants. Toutefois, à Valence, si une personne décédait sans avoir testé, l’on recourait au droit romain, et quiconque pouvait réclamer sa condition d’héritier. En 1558, Gracia, noire affranchie, était décédée : l’une de ses nièces, Matiana Saragossana, mariée à Miguel Cristóbal, réclamait certains matelas ayant appartenu à la défunte car, disait-elle, elle était fille de l’une de ses sœurs et par conséquent son héritière55.

35 Si l’esclave affranchi décédait sans avoir testé et n’avait pas d’héritier légal, les problèmes sur la propriété des biens trouvaient leur solution en appliquant les normes du droit romain, et plus précisément le droit de patronat. Selon ce droit, même si les liens entre esclave et maître étaient rompus par l’affranchissement, l’un et l’autre se devaient une assistance mutuelle : l’affranchi devait fidélité et aide à son ancien maître, et ce dernier devait cautionner et appuyer son ancien esclave devant les tribunaux en cas de besoin. Dans la pratique, et des siècles après, il y avait un cas d’application de ces principes qui perdurait : quand l’esclave affranchi décédait sans avoir testé, et qu’il n’avait ni descendants ni famille, le maître ou ses descendants pouvaient alors réclamer la propriété des biens de l’affranchi qui avait été leur esclave, en alléguant le droit de patronat (Corpus Juridis Civilis, Digesto 38, 2, 1, 1). Ainsi, en 1509, Juan Albert, noir affranchi, décédait sans descendance ; il avait été l’esclave de Miguel Johan de Castro, qui l’avait affranchi dans son testament établi en 1495 par le notaire Juan Sobrevero ; à sa mort, Leonarda de Castro, héritière universelle de son ancien maître, réclamait par- devant le tribunal du Juge Civil (elJusticia Civil) la propriété des biens de l’ancien esclave, se fondant sur le droit de patronat, dans la mesure où il n’avait pas laissé d’enfants légitimes56. Autre cas : en 1527, la veuve Jaumeta Fustera testait par-devant le notaire Juan Monterde, affranchissant son esclave noire Isabel ; dans un codicille postérieur elle lui léguait un champ d’une hanegada57à San Onofre sur le finage de Quart de Poblet. Mais, peu de temps après, l’ancienne esclave décédait sans avoir eu d’enfants et sans avoir testé ; Miguel Jornet, neveu et héritier de Jaumeta Fustera, réclamait par droit de patronat qu’on le déclarât également héritier de ladite Isabel, esclave affranchie par sa tante58. Dernier exemple enfin, en 1545, María Magdalena Catalá de Joffre, maîtresse de la seigneurie de Sollana, fit une donation à son esclave Margarita en même temps qu’elle lui rendait sa liberté. Cette dernière vient de décéder sans descendance et Luis Carbonell olim Aussias del Bosch, héritier de María Magdalena prétend récupérer les biens qu’elle avait : il présente une requête par-devant le Juge Civil pour qu’on désigne un curateur des biens59.

36 Derniers esclaves

37 À la fin du xvie siècle, l’esclavage se poursuit encore dans le royaume de Valence en tant qu’institution profondément enracinée, bien que l’arrivée de noirs eût considérablement diminué, les Portugais ayant orienté leur commerce d’esclaves vers l’Amérique. La rébellion des morisques des Alpujarras (1568-1570) ou la bataille de Lépante (1571) furent à l’origine d’une nouvelle source d’esclaves, non plus noirs mais maures et turcs de confession musulmane, dont le nombre encore considérable

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commença à diminuer à partir de ces dates-là, et surtout après l’expulsion des Morisques (1609-1614), l’importance économique de l’esclavage perdant de son attrait. Les esclaves sont chers et subvenir à leurs besoins suppose une dépense peu rentable : mieux valait embaucher des manouvriers, voire des ouvriers spécialisés, que d’avoir de la main-d’œuvre esclave.

38 Au fil des dépouillements, on trouve certes encore des références à des esclaves, mais elles se font plus rares. En 1633, un certain Francisco Vicente Salvador, Maure (agareno) âgé de 40 ans acheta sa liberté en versant 83 livres à son maître Francés Bernat, pourpointier (giponer)de son état60. En 1637, Joan Estarlich, marchand majorquin domicilié à Valence, acheta au patron Joan Pi de Majorque, qui se trouvait alors de passage à Valence, un esclave chrétien appelé Joan Antoni de peau couleur de coing, âgé d’environ 32 ans, en payant pour lui 110 livres61. En 1657 encore l’identification se faisait en raison de la description physique de l’esclave : ainsi, le gentilhomme Gaspar Vives vendait un captif à Vicente Valles, laboureur de Teulada pour 155 livres, prix assez élevé selon un témoin de la vente. Il le décrit en disant qu’il s’agit d’un esclave d’environ 25 ans, de bonne stature, imberbe, avec une cicatrice sur la joue gauche près de l’œil ; il dit aussi de lui qu’il est lent et qu’il l’a acheté à un certain Pericat62.

39 En 1680, l’Hôpital Général de Valence donne l’autorisation de sortie à María de la Cruz, esclave nouvelle-chrétienne âgée de 16 ans au service de sa maîtresse María Ferrer, considérant qu’elle est guérie63. En 1701, Francisco Albacisqueta, jurat de la ville de Valence, donne pouvoir à Francisco Guillem de Barcelone pour qu’il puisse demander la restitution d’un esclave qui lui appartenait et qui était à la rame sur les galères du roi, à Naples. Cet esclave lui avait été vendu par le marchand Simón Planes, par-devant le notaire Domingo Creus en 1685, et il s’appelait Amat mais il avait été baptisé le 8 juillet 1689 en l’église paroissiale Saint-Michel et Saint-Denis (San Miquel y San Dionis) en lui donnant les prénoms de Miquel, Tomás, Vicente et Cristóbal64.

40 En 1716 encore nous trouvons trace de vente d’esclaves comme étant une opération normale, quoique peu fréquente. Cette année-là Francisco Cidrón, lieutenant de cavalerie du régiment des Flandres, alors qu’il était à Cullera vendait à Juan Bautista Jacques, marchand français domicilié à Valence, un esclave nommé Francisco de la Cruz, « de peau brune, noire » (sic), âgé de 30 ans, de belle stature, avec une grande cicatrice à la tête et une autre plus petite sur la joue, qui était – précise-t-on – un bon serviteur, au prix de 30 livres65.

41 En 1724, Juan Cortés, marin du Grau de Valence, vend à José Manuel Roig y Vilarrasa también, lui aussi habitant du Grau, un de mes esclaves fait chrétien, nommé Antonio Juan Rodríguez, âgé de vingt-cinq ans, de bonne stature, à la barbe clairsemée, aux cheveux raides noirs, avec une cicatrice au front près du sourcil droit, sujet de servitude, obtenu de bonne guerre, acheté au patron Jayme Roma, maltais de nation, chargé de pouvoir d’Antonio Rodríguez, acte passé par-devant José Herrando, notaire de la ville de Dénia, le douze mai passé de cette année mille sept cent vingt-quatre66.

42 Il ajoute que ledit esclave n’a ni dettes ni obligations et qu’il n’a commis aucun délit criminel qui mérite un châtiment corporel. Son prix était de 75 livres qu’il recevait pour sa juste valeur. Les témoins de l’acte étaient don Antonio Linas de San Felipe, Juan Pont et Jaume Torrecilla, écrivains publics de Valence.

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43 En mai 1812, Mariano León, fabricant de plâtre, habitant de Valence, afin de fixer les termes du paiement d’un esclave disait devant notaire « qu’il avait acheté un enfant noir castré de quatre ansà Lucas Fernández, laboureur et commerçant, habitant de la villa de Chiva se trouvant alors en cette ville, pour un prix de quarante-cinq doublons soit cent quatre-vingts pesos, monnaie courante »67.

44 Depuis l’époque où j’ai commencé à étudier la thématique de l’esclavage à Valence68, soit plus de trente-cinq ans, j’ai essayé en vain de retrouver dans les archives le texte officiel abrogeant cette institution. Dans les livres de l’Accord Royal (Real Acuerdo) de Valence de 1817, l’on trouve une référence à l’esclavage ; cependant elle se rapporte non à la Péninsule, mais aux îles américaines. Un feuillet imprimé a pour titre : « Possibles inconvénients que des noirs bozales69 demeurent sur l’île puisqu’ils sont libres en accord avec le traité conclu avec l’Angleterre en 1817 concernant l’abolition du trafic négrier »70.

45 Selon l’ordre du 13 octobre 1828 : Pour ce qui est des noirs affranchis, en accord avec l’article 7 du règlement de 1817, ils doivent tous être sortis de l’Île (Cuba) et transférés à un autre domaine de Sa Majesté, même si c’est dans la Péninsule elle-même, et que la dépense soit prélevée sur le produit des prises des bateaux négriers qui revient au roi et que, si ce n’est pas suffisant, le reste soit distribué en contribution entre les habitants de l’Île.

46 Le Real Acuerdo accusa réception de cette charte-ordre (Carta Orden) du Conseil, signée par don Manuel Abad, renvoyant les imprimés avec les règles et mesures que l’on devait adopter pour le transfert aux domaines de Sa Majesté des noirs affranchis résidants sur l’île de Cuba. Cet ordre serait obéi71. Auparavant, une charte-ordre du Conseil du 11 janvier 1820, signée par don Valentín Muñoz, avait été transmise au Real Acuerdo de Valence, disposant que l’Audience informât sur le nombre d’esclaves qu’il y avait dans son district et que l’on vît comment ils pouvaient recouvrer leur liberté72.

47 À Valence, la majorité des esclaves furent affranchis par leur maître gracieusement ou par rachat. Pour la plupart, ne sachant où aller, ils restèrent à Valence. Certains continuèrent à exercer leur métier, d’autres purent s’installer sur un lopin de terre offert par leur ancien maître, d’autres encore, notamment les domestiques continuèrent à vivre au service du maître ou d’un autre membre de la famille. En règle générale, ils continuèrent à garder un fort lien de dépendance vis-à-vis de leur maître et la société valencienne les accepta sans discriminations majeures.

NOTES

1. . Vicente Graullera Sanz, La esclavitud en Valencia en los siglos XVI y XVII, Valence, Institución Alfonso el Magnánimo CSIC, 1978, p. 174, fait référence à un envoi de 238 noirs de Guinée en 1571. 2. . Archivo Protocolo Patriarca (désormais APP), Protocole 12476, notaire Vicente Pujato, le 9 août 1636. 3. . Sont considérés comme prises « de bonne guerre », tous ceux qui sont capturés sur mer ou sur terre alors qu’ils sont « ennemis du roi catholique et de la foi chrétienne ». Ce n’est que

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lorsqu’ils sont légalement déclarés comme tels qu’ils peuvent être réduits en esclavage et vendus sur le marché des esclaves comme tout autre marchandise. [Note de Maria Ghazali]. 4. . Les Fors (Furs, en valencien ; Fueros, en castillan) étaient des privilèges dont bénéficiaient les royaumes de la couronne d’Aragon depuis la Reconquista des territoires musulmans par les rois chrétiens. Ils limitaient le pouvoir du monarque dans ces royaumes et lors des Corts (assemblée regroupant des représentants des trois « bras » – Eglise, noblesse et villes –), ils étaient fortement revendiqués. Cette législation a régi le royaume de Valence durant plus de quatre siècles : depuis 1261, quand Jacques Ier d’Aragon prêta serment de les respecter lors d’une réunion des Corts valenciennes, jusqu’en 1714, lorsque les décrets de Nueva Planta, promulgués par le premier roi Bourbon d’Espagne, Philippe V, les abolirent. [Note de Maria Ghazali]. 5. . Fori Regni Valenciae, Livre VI, rubrique I, For 13, Jacques Ier d’Aragon, Valence, 1547-1548. 6. . Bozal : Le Diccionario de Autoridades (1726), nous dit que c’est « Celui qui est inculte, et qui reste à dégrossir (desbastar) et à polir (pulir) ; c’est une épithète que l’on donne d’ordinaire aux Noirs, spécialement à ceux qui viennent d’arriver de leur pays, et il s’applique aussi aux gens rustiques, aux paysans grossiers et incultes. C’est le contraire de ladino – qui signifie adroit, fin astucieux. » [Note et traduction de Maria Ghazali]. 7. . Archivo Reino Valencia (désormais ARV), Protocole 10117, notaire Juan Quaixart, le 22 mai 1520. 8. . APP, Protocole 16369, notaire Juan Bautista Alfonso, le 12 mai1554. 9. . ARV, Justicia Civil, 1792, curatellesde l’année 1520, 23 mars 1520 : “es fill de home franch e llibert, e per consiguent, per Furs del present Regne, ell dit proposant es franch e llibert de tota servitut”. 10. . ARV, Real, 676, 1525. 11. . Dans les formulaires notariés du xviiie siècle, l’on retrouve encore un modèle de lettre d’affranchissement. Voir, en l’occurrence, Pedro Melgarejo, Compendio de Contratos Públicos, Madrid, Imprenta y Librería de Joseph Garcia Lanza, 1758, p. 33. 12. . Archivo Diputación Provincial, Protocole Luis Juan Vaciero IV-1/14, le 8 août 1541. 13. . ARV, Protocole 1338, notaire Francisco Maçana, le 9 mai 1561. Le maître était Francisco Miquel. 14. . ARV, Protocole 13983, notaire Miguel Bonastre, le 10 octobre 1619 et le 25 novembre 1622. Témoignage de Luis Muñoz. 15. . ARV, Gobernación 2605, litis, mano 13, f. 191, le 17 mai 1571. 16. . ARV, Gobernación 2266, litis, mano 14, f. 10, le 19 septembre 1440 :« prou gentil y molt graciosa » ; « de nit y de dia » ; « segons forma de fur de Valencia, quant lo señor se jau carnalment ab sa cativa e ha fill o filla, tal cativa aconsegueix o guanya libertad e franquea ». 17. . ARV, Justicia Civil 3827, m. 8, f. 11, le 6 février 1533. 18. . APP, Protocole 16366, notaire Juan Bautista Alfonso, le 21 janvier 1552. 19. . Aniceto Masferrer et Juan Alfredo Obarrio, La formación del Derecho Foral Valenciano, Madrid, Dykinson, 2012, p. 269. 20. . ARV, Justicia Civil 3800, Requêtes de 1507, m. 10, f. 8v, 19 juin 1507 :« vehi y habitador de la present ciutat de Valencia que estaba en la casa dels menors per moço de llaurar ». 21. . APP, Protocole 11430, notaire Bertomeu Batalla, le 5 février et le 17 mars 1460 :« fornerio sive palerio ». 22. . APP, Protocole 12054, notaire Pere Marti, le 20 janvier 1528. 23. . ARV, Gobernación 2649, litis, mano 14, f. 168, le 21 février 1584 : « apres, a braços, los catius o moços del forner portaban la lenya al forn ». 24. . Dietari de Jeróni Soria, Valence, Acción Bibliográfica Valenciana, 1960, p. 247. Le texte original omet le nom de l’archevêque, mais à l’époque il s’agissait de Tomas de Villanueva, qui sera par la suite déclaré saint. 25. . APP, Protocole 16362, notaire Juan Bautista Alfonso, le 27 septembre 1557.

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26. . Mercedes Gómez-Ferrer Lozano, Jacomart. Revisión de un problema historiográfico de la pintura valenciana (1400-1600), Alicante, Institución Juan Gil Albert, 2006, p. 96. 27. . 1557-1558 furent des années de peste dans le royaume de Valence. Au même moment, Carthagène était touchée. L’on présumait que l’épidémie était entrée par les ports en contact avec la Barbarie, et plus précisément avec les présides espagnols de Vélez de la Gomara et d’Oran, où elle s’était également déclarée. [Note de Maria Ghazali]. 28. . ARV, Gobernación 2631, litis, mano 9, f. 21, le 16 juin 1579. 29. . ARV, Gobernación 2670, litis, mano 8, f. 13, le 6 juillet 1597 :« que no tingues en sa casa ningún aprenent que fos aquell sclau, ni negre ni de color codony cuyt, ni fills de sclaus » ; « bregues y cuestions ». 30. . ARV, Gobernación 2625, Litis, mano 14, f. 1, le 2 août 1577. 31. . ARV, Gobernación 2630, Litis, mano 23, f. 11, le 6 septembre 1578. 32. . Fori Regni Valentiae IV-24-1. 33. . Le contrat de mariage était établi et signé par les parents de la mariée et par le futur époux. La femme passait donc de l’autorité de ses parents, et plus spécifiquement de son père, à celle de son époux. Cependant, le régime matrimonial était celui de la séparation de biens (Furs e ordinacions fetes per los gloriosos reys de Arago els regnícoles del Regne de València, València, Lambert Palmart, 1482, réimpression en fac-similé, Valence, 1977, p. 97, L. V, R. I, Fur IX). Lors du mariage, la femme apportait une dot à son époux. S’il venait à décéder, au bout d’une année, après l’obligation qu’elle avait d’observer le tempus lugendi, c’est-à-dire « l’année des pleurs » (any del plor), les héritiers devaient rendre à l’épouse sa dot (dot/exovar) ainsi que la donation faite par le marié à son épouse (creix/excreix ; arras en Castille). Si c’est elle qui mourait, son époux devait remettre la dot à ses héritiers, mais il avait le droit de la garder s’il y avait des enfants. De plus, à Valence, le veuf gentilhomme (caballer) retenait à vie l’usufruit de la dot (exovar), tant qu’il ne se remariait pas. Ferdinand le Catholique étendit le droit à tous les « citadins honorables » (ciutadans honrats) et permit même de conserver la moitié de l’usufruit de la dot au cas d’un remariage. Ces décisions furent confirmées par Charles Ier. Voir, entre autres, sur le sujet : Pascual Marzal Rodríguez, El derecho de sucesiones en la Valencia Foral y su tránsito a la Nueva Planta, Valence, Universitat de València, 1998 ; Isabel Amparo Baixauli, Casar- se a l’Antic Règim. Dona i familia a la València del segle XVII, Valence, Universitat de València, 2003 ; Rafael Benítez Sánchez-Blanco, « Familia y transmisión de la propiedad en el País valenciano (siglos XVI-XVII). Ponderación global y marco jurídico », dans Francisco Chacón Jiménez et Juan Hernández Franco, Poder, familia y consaguinidad en la España del Antiguo Régimen, Barcelone, Anthropos, 1992, p. 35-70. [Note de Maria Ghazali]. 34. . ARV, Justicia Civil 1070, Requêtes de 1550, manuscrit 15, f. 6, le 18 mars 1550. 35. . APP, Protocole 13454, notaire Pere Casset, le 30 mars 1512. 36. . ARV, Protocole 10101, notaire Gaspar Gil, le 10 novembre 1532. 37. . ARV, Justicia Civil 1810, Tutelles et Curatelles, année 1539, le 4 août 1539. 38. . APP, Protocole 18412, notaire Francisco Canyada, le 2 février 1543. 39. . APP, Baldufari 27772, notaire Luis Capulla en 1510, f. 40 et 55. 40. . Salvador Carreres Zacarés, Libre de memóries(1308-1644), Valence, Acción Bibliográfica Valenciana, 1935, p. 919 et 984. Les Fallas sont aujourd’hui d’énormes ensembles en bois et carton-pâte où thèmes et personnages d’actualité sont caricaturés et brûlés la nuit de la Saint- Joseph (19 mars), fête du saint patron des charpentiers et de la ville. [note de Maria Ghazali]. 41. . Felipe de Gauna, Relación de las Fiestas celebradas en Valencia con motivo del casamiento de Felipe III, Valence, Acción Bibliográfica Valenciana, 1927. 42. . Cette rue garderait son nom jusqu’à la fin du xixe siècle, et s’appellerait ensuite la rue de la « Rédemption » !

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43. . Vicente Graullera Sanz, « Los negros en Valencia en el siglo XVI », dans Estudiosjurídicos en homenaje al Profesor Santa Cruz Tejeiro, Valence, Université de Valence, Faculté de Droit, 1974, p. 391-395. 44. . ARV, Gobernación 2652, Litis, manuscrit 11, f. 19, juin 1585. 45. . Archives de la Couronne d’Aragon (désormais ACA), Chancellerie Royale, Registres de Jean II, Lieutenance de l’Infant Ferdinand, n° 3512, f. 217r, Privilège accordé au Palais Royal de Valence le 3 novembre 1472. 46. . ARV, Justicia Civil 1796, Tutelles et Curatelles, année 1524, le 10 septembre. 47. . ARV, Justicia Civil 1808, Tutelles et Curatelles, année 1537, le 14 décembre. 48. . « Censal = Titre de dette, garanti par hypothèque et avec pacte de rachat du capital de la part du débiteur à tout moment, qui donne au créditeur le droit de percevoir une pension annuelle toujours égale. En d’autres termes, le censal est un prêt à intérêt transformé en vente, par laquelle le prêteur remet un capital comme prix de la rente annuelle qu’offre le débiteur. La constitution d’un censal se fait à travers un contrat d’achat-vente (el carregament) dans lequel interviennent l’acheteur, soit celui qui acquiert la pension, le vendeur, soit le débiteur qui doit verser la pension, l’objet vendu, en l’occurrence la pension, et le prix, c’est-à-dire le capital d’achat. On distingue deux types de censals : le violari et le censal mort. La rente du premier était viagère, la rente du second était perpétuelle. L’intérêt du violari était le double de celui du censal mort. Les origines du censal ne sont pas clairement établies. À Valence, les premiers censals datent de 1355. Pendant toute l’époque moderne, on assiste à une baisse du taux d’intérêt, qui passe de 7,5 % à 5 % dans les années 1614-1622 et à 3 % à partir de 1750 (1705 en Castille). Au xviiie siècle, le système s’effondre et l’on assiste à un transfert de capitaux vers la propriété de biens immeubles ». Maria Ghazali, Entre Confréries et corporation : le métier des charpentiers de Valence (xv e-début xix e siècle), HDR, Université Paris X-Nanterre, t. 2/4, 2004, p. 361-362. 49. . ARV, Protocole 713, notaire Juan Gerónimo Domenech, le 26 juin 1593. 50. . APP, Protocole 13450, notaire Pere Casset, le 26 avril 1508. 51. . APP, Protocole 24204, notaire Francisco Joan Pastor, le 22 août 1520. 52. . ARV, Protocole 2951, notaire Nofre Luis Baldo, le 1er mars 1553. 53. . APP, Protocole 16362, notaire Juan Bautista Alfonso, le 11 août 1557. 54. . La « reserva » ou « legítima » étaient, comme le nom l’indique, la partie que l’on devait obligatoirement « réserver » à un membre de la famille et qui lui revenait de façon « légitime ». Contrairement au droit castillan, à Valence, le droit fondé sur les fors stipulait que le testeur pouvait laisser la totalité de ses biens à la personne de son choix, même si ce n’était pas un membre de sa famille. 55. . ARV, Justicia Civil 3856, manuscrit 13, f. 1, le 17 août 1558. 56. . ARV, Justicia Civil 3801, Requêtes de 1509, manuscrit 6, f. 26, le 8 janvier. 57. . La hanegada ou fanecada est une mesure agraire qui est encore utilisée de nos jours à Valence et qui équivaut à 831,09 m2. 58. . ARV, Justicia Civil 3817, Requêtes de 1527, manuscrit 11, f. 21. 59. . ARV, Justicia Civil 1817, Tutelles et Curatelles de 1546, le 20 février. 60. . APP, Protocole 14625, notaire Josep Olzina, le 9 décembre 1633. 61. . APP, Protocole 14629, notaire Josep Olzina, le 11 février 1637. 62. . APP, Protocole 15350, notaire Jacinto Todo, le 1er mai 1657. 63. . ADP, Livre des revenus de l’Hôpital des pauvres, 1-1/128, f. 182, le 1er avril 1680. 64. . APP, Protocole 5417, notaire Manuel Cantón, les 11 et 15 novembre 1701. 65. . ARV, Protocole 13229, notaire Nicolás Pello, f. 37v, Cullera, le 8 juin 1716 : « de color moreno, negro ». 66. . ARV, Protocole 5745, notaire Francisco Fita Ferrer, le 10 octobre 1724 : « un esclavo mio, hecho cristiano llamado Antonio Juan Rodríguez, de edad de veynte y cinco años, de buena estatura, poco cerrado de barba, cabello negro tirado, con una cicatriz en la frente, cerca de la

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cexa derecha, sujeto a servidumbre, habido de buena Guerra, el qual compré al patrón Jayme Roma, de nación maltes, podatario de Antonio Rodríguez, según escritura ante José Herrando, escribano de la ciudad de Denia a los doze de mayo pasado de este año de mil setecientos veinte y quatro ». 67. . ARV, Protocole 9093, notaire Miguel Martínez, le 25 mai 1812, f. 40 : « que había comprado un muchacho negro capón, de cuatro años, a Lucas Fernández, labrador y tratante, vecino de la villa de Chiva, hallado al presente en la ciudad, por precio de quarenta y cinco doblones o ciento ochenta pesos, moneda corriente. » [Note de la traductrice-éditrice : la villa était le village ayant reçu du roi l’autorisation de juger en son nom en première instance. Il s’agissait de la justicia ordinaria, soit la « justice ordinaire », celle du roi.]. 68. . Vicente Graullera Sanz, La esclavitud en Valencia…, op. cit., p. 179 : Disparition de l’esclavage. 69. . Voir note 6. 70. . ARV, Real Acuerdo, année 1817, f. sans n° :« Posibles inconvenientes de que permanezcan en la isla los negros bozales, que son libres de acuerdo con el tratado concluido con Inglaterra en 1817 sobre la abolición del tráfico negrero ». 71. . ARV, Real Acuerdo, année 1828, f. 320, « Que todos los negros libertos de acuerdo con el artículo 7 del reglamento de 1817, sean sacados de la Isla (Cuba) y trasladados a otro dominio de S.M. aun cuando sea a la misma Península, que el gasto se costee con el producto de las presas de barcos negreros que corresponda al Rey y sí no basta, lo que falte se reparta entre los habitantes de la Isla. » ; dans le même livre, f. 95v, accord du Conseil du 27 octobre 1828. 72. . ARV, Real Acuerdo, année 1820, f. 5v.

RÉSUMÉS

Au début du xvie siècle, Valence était une ville commerciale importante de la Méditerranée et, l’arrivée en masse de noirs d’Afrique s’ajoutait à la présence des Maures sur son marché aux esclaves. À une époque où la ville comptait 50 000 habitants, leur nombre dépassait le millier. La majorité des hommes étaient utilisés dans l’agriculture ou comme main-d’œuvre dans l’artisanat ; les femmes étaient domestiques. Une fois convertis et affranchis par leurs maîtres, ils avaient les mêmes droits que les autres habitants, la loi ne prévoyant aucun empêchement à cause de la race ou de la couleur. Dans la majorité des cas, ils s’intégraient dans la société valencienne, même si dans le cas des noirs on continuait à les caractériser de « noir affranchi » ou « fils de noir affranchi », même si cela ne constituait pas un stigmate social infamant.

At the beginning of the sixteenth century, Valencia was an important Mediterranean commercial center. Large numbers of African blacks reached its slave market. At a time when the city had fifty thousand inhabitants, there were more than one thousand slaves. Most of the men worked in agriculture or as craftsmen, and the women worked as maids. Once they converted and were freed by their masters, they had the same rights as other inhabitants, and the law did not provide for segregation based on race or color. In most cases, they integrated within Valencian society. Even if they were classified as a “freed black” or “son of a freed black,” that did not constitute a social stigma.

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INDEX

Mots-clés : Valence, esclavage, noirs affranchis, droit Keywords : Valencia, slavery, freed blacks, law

AUTEUR

VICENTE GRAULLERA SANZ

Vicente Graullera Sanz est professeur émérite de l’université de Valence où il a enseigné à la faculté de droit. Spécialiste de l’histoire du droit de Valence, il a publié plusieurs ouvrages parmi lesquels La esclavitud en Valencia en los siglos XVI y XVII, Valence, Institución Alfonso el Magnánimo CSIC, 1978. Il s’est intéressé aux groupes sociaux marginalisés au xvie siècle et il a mené plusieurs études sur les juristes valenciens (xiiie-xviie siècle).

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La religiosité au quotidien : la captivité à Tunis à travers les écrits de fray Francisco Ximénez (1720-1735)

Clara Ilham Álvarez Dopico

1 Être captif à Tunis au xviiie siècle était en quelque sorte se voir privé de liberté en raison de sa condition de chrétien et le vécu de la captivité tournait souvent autour de cette identité chrétienne, voire catholique. Au calendrier musulman, qui rythmait le quotidien de la ville de Tunis, la communauté chrétienne superposait le calendrier des rituels, des célébrations et des festivités catholiques : occasions qui étaient vécues avec peut-être plus d’intensité en terre d’Islam que dans le pays d’origine, pour leur signification symbolique en tant qu’affirmation d’identité, consolation dans l’adversité et résistance passive à l’acceptation du sort échu. Les aspects les plus officiels ou les mieux connus de la captivité sont volontairement écartés ici, pour nous centrer sur des données plus intimes, et par conséquent plus rares, que nous trouvons dans les récits ou dans les chroniques de l’époque. Il sera question des traditions, des jeux, des divertissements, des préparatifs des fêtes, en fait du quotidien d’un captif tout au long d’une année liturgique.

2 La religiosité était loin d’être un vécu monolithique dans le port corsaire de Tunis, où l’apostasie et la conversion étaient monnaie courante. Que sait-on des raisons intimes qui poussaient les captifs à rester fermes dans la foi et à participer à la vie de la paroisse ? Y avait-il une pratique religieuse populaire, à l’écart de l’orthodoxie dictée par la mission apostolique ? À ce propos, la littérature de colportage circulait. Quand l’occasion se présentait, les captifs obtenaient en terres d’Islam les mêmes livres de piété, récits hagiographiques, almanachs ou images saintes qui alimentaient leur vision de la religion et du monde en chrétienté. Et sans doute ceux qui savaient lire faisaient la lecture à la veillée. Malheureusement, nous n’avons que peu de sources directes. Les récits de captivité, composés souvent en attente du rachat, ne nous éclairent guère sur le quotidien1. Et les sources indirectes nous laissent sur notre faim. En revanche, nous

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savons comment les religieux résidant dans la régence de Tunis concevaient leur mission et géraient la paroisse2.

3 Une source fondamentale pour l’histoire de la captivité à Tunis au premier tiers du xviiie siècle, ce sont les écrits du trinitaire tolédan fray Francisco Ximénez de Santa Catalina3, fondateur et administrateur de l’Hôpital Saint-Jean de Mathe de Tunis, fondation royale espagnole consacrée au soin et à la rédemption des captifs. Administrateur de l’hôpital pendant quinze longues années, entre 1720 et 1735, Ximénez tient le Livre des dépenses où il consigne la relation détaillée des frais de la mission trinitaire4. Ce témoin d’exception, rigoureux et d’esprit ouvert, écrit aussi son journal (Diario de Túnez5), dans lequel il relève ses expériences quotidiennes à Tunis, et où se mêlent récits, documents, transcription de sa correspondance et mémoires. En juillet 1719, Ximénez proclame que « l’objet principal de cet ouvrage est de rapporter chaque jour les faits les plus remarquables de cette ville » et, parmi ceux-ci, il cite « les fêtes que célèbrent les chrétiens, les tourments qu’ils endurent en captivité »6. On y retrouve la diversité et la répétition propres du quotidien : il évoque à peine les prières, les messes ou les prêches, et d’autres faits, précieux pour notre propos mais banals dans la vie de tous les jours, ne sont pas abordés.

4 En revanche, Ximénez consacre tout un chapitre de sa Colonia Trinitaria de Túnez, sorte de rapport final après son long séjour tunisien et seul manuscrit du trinitaire édité à ce jour, à la célébration des festivités religieuses7. Face à la description exhaustive de la liturgie contenue dans la Colonia, le journal nous offre des renseignements sur les circonstances des célébrations religieuses. Au risque de tomber dans la narration et le détail, les descriptions de Francisco Ximénez justifient l’étude de ses écrits comme source principale pour le sujet qui nous occupe. Au fil des pages de Ximénez, et à l’appui de la documentation du fonds Barbaria de l’Archivio Storico de la Congrégation DePropaganda Fide, nous découvrons le quotidien de la communauté chrétienne de Tunis au xviiie siècle, peu connu car caché, dans la mesure où toute expression publique de foi était interdite.

5 Ainsi, lors de la fondation de la chapelle de l’Immaculée Conception de Bizerte en 1707 pour servir les agents marseillais de la Compagnie Royale d’Afrique8, le traité signé entre la régence de Tunis et le royaume de France précise qu’« il ne leur sera pas permis de sonner les cloches, ni de chanter de façon à être entendus des passants »9 ; et le même article est inclus dans le traité de 1781, ce qui révèle l’importance des restrictions de toute manifestation chrétienne10. En conséquence, les services religieux sont célébrés avec discrétion et, lors des festivités majeures, l’on fait sonner des clochettes, « car les barbares ne permettent pas que l’on fasse sonner de grandes cloches ni qu’il y en ait »11. Cela explique la précaution de Ximénez, qui décide le 15 juin 1724, peu après l’inauguration des chapelles de l’hôpital, de ne plus célébrer d’office religieux jusqu’à la fin de l’année « pour ne pas provoquer des troubles ou pour éviter les reproches des Maures lors de l’ornement des cloîtres pour les fêtes »12. Et, même en temps de paix entre la Régence et l’Espagne, un rideau masque toujours les portes de la chapelle à l’intérieur de l’hôpital trinitaire.

Chrétiens de Tunis, nation et religion

6 Au début du xviiie siècle, l’autorité religieuse chrétienne dans la régence est représentée par la mission apostolique des capucins italiens, présents depuis 162413, qui

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doit maintenir la foi chrétienne et retenir les captifs au sein de l’Église catholique, apostolique et romaine, en leur apportant secours spirituel et éducation. Cela suppose instruire dans la doctrine et éviter la conversion à l’islam des jeunes enfants. L’idée est aussi d’affermir dans la foi les caractères faibles, de donner un exemple de dévotion aux hérétiques pour les pousser à la conversion14, enfin d’administrer les Saints Sacrements et d’apporter le soulagement spirituel. Cette mission était alors confiée aux Capucins15, aidés par des prêtres captifs, réguliers et séculiers. Ils comptaient sur la protection du consul de France16 et étaient logés dans le fondouk des Français 17, noyau du quartier franc de la médina de Tunis. Soumis à l’autorité de la Congrégation De Propaganda Fide à Rome et du vicaire apostolique d’Alger, ces pères capucins avaient la tutelle, selon les dires de Ximénez, de « trois mille âmes libres et captives » dans la régence.

7 À partir de 1720, la mission hospitalière des Trinitaires espagnols vient se joindre aux religieux, avec la fondation de l’hôpital royal Saint-Jean de Mathe18, qui entend s’occuper du spirituel mais aussi du temporel, en prenant soin des captifs dans la maladie et dans la vieillesse. Tout au long d’un siècle, la coexistence et concurrence des deux ordres est source de conflits permanents, et aux solidarités d’origine se mêlent les rivalités sur le terrain.

8 Un cas significatif est celui de la fondation de l’hôpital Saint-Jean de Mathe, qui va susciter l’opposition des Capucins italiens au projet des Trinitaires espagnols, par crainte de perdre leurs prébendes. Toute la communauté chrétienne est concernée par ce conflit et prend parti. Ximénez compte sur l’appui du khaznadar, ministre des finances d’origine morisque, et sur celui de puissants marchands, comme Cherif Castelli d’origine hispanique lui aussi, descendant de la famille Contreras de la ville d’Alcala de Henares19. Des membres importants de la communauté juive d’origine ibérique, tels les médecins du bey Manuel Gabriel de Mendoza ou encore José Carrillo l’aident aussi20. Le soutien de renégats espagnols, comme Ali Guardian Bacha, avant Fernando Muñoz de la Presa, s’avère également fondamentale. On peut se demander, à juste titre, si l’entreprise venant de France ou d’Italie aurait réussi.

9 Dans un contexte dominé par la question religieuse, la communauté reproduit les dynamiques de toute autre société contemporaine de corps et de rangs, au sein de laquelle la nationalité des captifs est importante. Ainsi, tant à Porto Farina21 qu’à Tunis, les captifs sont regroupés par « nation » – espagnole, italienne et autres – dans trois bagnes. Par ailleurs, alliances et/ou conflits politiques extérieurs entre pays se retrouvent dans la vie interne de la communauté.

10 Comme il ne pouvait en être autrement, pouvoirs civils et religieux sont imbriqués et des prières sont dites pour les protecteurs et les bienfaiteurs des missions, manifestations de la religion d’État propre à l’Ancien Régime. Le consul de France, représentant son roi, est assis à une place privilégiée (Ximénez parlera d’un trône) et il est encensé pendant la messe22, alors que « les Français chantent dans la messe un motet et les prières pour leur Roi, selon leur habitude »23. Ailleurs, c’est le portrait de Philippe V qui orne la cour de l’hôpital espagnol, où l’on célébrera le couronnement du roi Louis Ier par une messe solennelle et où, quelques mois plus tard, retentiront les chants funèbres commémorant son décès prématuré autour de l’érection d’un catafalque24. La religion, gardienne de la culture vernaculaire et de l’identité nationale, agglutine les collectivités. Cette rivalité entre ordres et entre nations se retrouve dans le maintien et l’ornement des chapelles. Ainsi, Ximénez souligne, avec une satisfaction évidente, que lors d’une fête majeure les Capucins italiens pour ne pas dépenser en cire

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utilisent des lampes à huile, alors que dans la chapelle de l’hôpital espagnol brûlent des cierges bien blancs25. Ce déploiement d’efforts a pour but d’attirer les fidèles et, avec eux, les aumônes et les présents.

La pratique et l’espace religieux

11 Dans les pratiques des captifs, nous reconnaissons la religiosité et la piété traditionnelles, où se mêlent profane et sacré. Dans les bagnes, la journée est rythmée par les pratiques religieuses habituelles, qui mènent à la cohésion familiale et communautaire : la prière à l’aube, le rosaire et le chant des litanies, en chœur, à la tombée du jour. En l’occurrence, Ximénez raconte amusé l’histoire d’un captif majorquin qui, travaillant dans les champs avec des musulmans, chantait les litanies, auxquelles les musulmans lui répondaient ora pro nobis26. De même, la vie est marquée par les sacrements : baptême sur les fonts baptismaux de la chapelle Saint-Louis au consulat de France, mariage, extrême-onction et funérailles au cimetière Saint-Antoine. La mission apostolique assure également la formation du fidèle et son évangélisation par l’enseignement aux enfants, les sermons, les harangues, les prêches et les conversations sur la doctrine chrétienne.

12 Rares étaient les captifs qui n’obtenaient pas la licence de leurs patrons pour assister à la messe le dimanche et même le vendredi, jour saint pour les musulmans. À ce moment-là, l’on annonçait à la congrégation les fêtes, jeûnes, vigiles, jubilés et indulgences de la semaine, qu’il convenait de suivre pour s’assurer du salut de son âme. Des images avec indulgences plénières étaient distribuées à ceux qui, captifs dans les ports ou à l’intérieur de la Régence, ne pouvaient recevoir la consolation des religieux qu’une ou deux fois dans l’année. Ces images servaient pour se recueillir dans la prière, faire des exercices spirituels ou comme aide à bien mourir27. Le Diario de Túnez nous rapporte l’histoire d’un captif sicilien, dévot de la Vierge du Carmel, qui chaque nuit allumait une chandelle devant une image de papier près de sa couche dans le bagne, chandelles qu’il payait avec le pain reçu comme aliment. D’après ses compagnons, la chandelle qu’il allumait avec grande dévotion s’éteignit avec son dernier soupir28.

13 La messe était célébrée dans les cinq églises de Tunis29 : Sainte-Croix au bagne de la Hafsia, Sainte-Trinité dans le bagne d’Usta Murad, Saint-Louis au consulat de France, Saint-Jean de Mathe et Notre-Dame de la Merci dans l’hôpital trinitaire. Il y avait aussi des petites chapelles ou autels dans les bagnes : Sainte-Lucie près de la Qasbah, Sainte- Rosalie au bagne de la Topalia, Saint-François et Saint-Sébastien au bagne du Diwan et Saint-Léonard dans le bagne de Kara Ahmed30. Il faut ajouter les autels des maisons particulières, comme celle du consul impérial, du consul de la république de Gênes et, plus tard, celle du consul du grand-duché de Toscane31. Et, extra muros de la médina, le cimetière chrétien avait une chapelle consacrée à saint Antoine Abbaye et à sainte Marguerite de Cortonne. Loin de Tunis, une chapelle au palais beylical, consacrée à l’Annonciation, servait d’oratoire aux captifs du Bardo. Trois autels à Porto Farina et cinq à Bizerte complètent le nombre de temples dans la Régence.

14 Ces chapelles étaient aussi des espaces de vie sociale. Il faut rappeler que, mises à part quelques rues de la partie basse de la médina, c’est-à-dire le quartier dit franc, ailleurs, la présence des chrétiens était à peine tolérée. En dehors des tavernes32, les seuls espaces publics qu’ils pouvaient fréquenter étaient donc les chapelles. Certains captifs laïcs, élus chaque année par la communauté, sont investis de fonctions religieuses, en

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tant que majordomes des chapelles, et chargés des aspects les plus populaires de la liturgie, comme l’entretien des saints et des autels, l’ornement des chapelles ou encore l’organisation des processions.

15 Si, à Alger, les confréries au sein des bagnes acquièrent une grande importance33, cette dimension semble absente dans la communauté chrétienne de Tunis jusqu’aux premières décennies du xviiie siècle. Ce n’est qu’en 1725 que la première confrérie, celle de Notre-Dame du Rosaire, est fondée par le préfet apostolique, le capucin italien Theodoro de Pavia34. Par contre, il y avait un fort sentiment d’appartenance à chaque bagne et à sa chapelle correspondante, et une rivalité s’établit entre les majordomes qui s’en occupent. Ximénez rapporte que « Cipriano Sella, majordome de l’église [Sainte- Croix], veille à son entretien avec le plus grand soin et ornement possible rivalisant avec la chapelle de la Très Sainte Trinité »35. Mais en dehors de cette concurrence, il y avait aussi des piétés fédératrices comme la dévotion pour Notre-Dame de la Merci, patronne des captifs. De nombreux captifs se confient à son image dans la chapelle de l’hôpital, des miracles lui sont attribués et des estampes de cette belle image sont envoyées aux bienfaiteurs de la mission trinitaire et aux couvents espagnols36.

16 Il ne pouvait en être autrement, la stratification de la société se reproduit à l’intérieur du temple. Résultat de l’imbrication des pouvoirs civil et religieux, il y aura des prérogatives et des privilèges pour le consul de France, protecteur de la mission apostolique, mais aussi pour les principales familles libres. Et, à côté, il y aura de nombreux conflits pour la possession de l’espace religieux. Les captifs, qui payent de leurs aumônes le vin pour la messe et la maintenance des chapelles, sont souvent exclus à l’intérieur du temple par les pères de la mission apostolique. Ainsi, par exemple, en juillet 1721, après la rénovation et le blanchiment des murs de l’église de la Très Sainte Croix par les captifs, Leonardo Buongiorno, chirurgien libre sicilien, veut y introduire un banc avec son nom pour lui et sa famille, ce à quoi s’opposent les captifs qui payent les frais des services religieux ; le préfet accorde bien entendu sa protection au médecin et fait fermer la chapelle pour exprimer son mécontentement envers les captifs37. On peut évoquer aussi la longue querelle qui oppose, quelques décennies plus tard, les captifs à la mission apostolique des Capucins pour la garde des clefs de la chapelle Saint-Antoine Abaye38. Et pourtant, tel que le rappellent les captifs dans leurs plaintes auprès de Rome, si le bey tolère l’existence de ces chapelles ce n’est que pour permettre l’assistance religieuse des captifs39.

17 Parfois le culte déborde l’espace de la chapelle, notamment lors des processions, quand le cortège sort de l’église, parcourt le pourtour du patio et les salles du bagne pour revenir à l’église40. L’espace parcouru par l’objet sacré se métamorphose en cadre pour l’expression de la foi et la religiosité est mise en scène. La procession de la Fête-Dieu (Corpus Christi) est la plus solennelle, la plus théâtrale aussi, avec l’ornement de la chapelle, des cloîtres et des dortoirs. La cour est tendue de toiles et jonchée de fleurs, le sol couvert d’herbes odorantes ; les colonnes sont entourées de branches de citronnier et d’oranger, les murs drapés de tentures et ornés de tableaux, d’estampes et de miroirs ; et dans cet espace sacralisé, le cortège processionnel reproduit, une fois encore, la hiérarchie de la communauté. Voici la procession du Saint Sacrement du dimanche 23 juin 1726, selon le récit de Ximénez : L’on célébra solennellement la fête du Très Saint Sacrement. L’on orna de tentures l’église et l’infirmerie de Notre Père saint Jean. L’infirmerie de Notre-Dame du Remède avait une fontaine où l’eau, arrivée par des conduites artificielles secrètes, était projetée à une hauteur d’une vare41 et demie vers ses quatre coins. Sur ses

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quatre piliers, il y avait des personnages allégoriques dorés représentant les quatre saisons. Cette fontaine était couronnée d’une tête en pierre. À côté, il y avait une sorte de jardin, décoré de myrte et d’œillets en pots. L’autel principal de l’infirmerie de Notre Père saint Jean était magnifiquement orné. Au-dessus, il y avait le dais pour le Très Saint Sacrement, éclairé par plus de cinquante feux. Les cloîtres étaient également décorés de riches tentures de velours et de damas avec de belles broderies. Il y avait un autel avec un tableau de merveilleuse facture représentant Notre Père saint Jean, où était peint le miracle montrant la Très Sainte Vierge Marie en train de lui offrir sa bourse pour payer le prix des captifs qu’il avait rachetés à Tunis42. L’autel de Notre-Dame du Remède était très bien décoré. L’on chanta la messe solennelle et les diacres étrennèrent des dalmatiques de damas confectionnées cette nuit-là. Après la messe, la procession se déroula ainsi : un sous-diacre venait en tête avec la croix accompagnée des chandeliers processionnels. Don Joseph de Sepúlveda43 portait à la main un sceptre avec la croix de notre Ordre pour diriger la procession en bon ordre. Après les séculiers, venaient les Pères jésuites44, tous avec des luminaires à la main. Quatre marchands français et d’autres nations portaient le dais de la procession, sous lequel il y avait le prêtre avec le Très Saint Sacrement entre ses mains et, sur les côtés, il y avait les diacres. Suivait le consul du Saint Empire avec quelques membres de son cortège. Il y avait beaucoup de monde dans l’église : de nombreux Francs, des esclaves et la plupart des femmes qu’il y a à Tunis, dont les épouses des consuls de Hollande et de Gênes, assises sur deux petites chaises et, devant, il y avait un banc où le consul du Saint Empire avait son prie-Dieu. À l’entrée de l’infirmerie, montés sur une estrade, il y avait trois enfants captifs bien habillés : deux portant chacun une torche allumée et l’autre, au milieu, un plateaurempli de fleurs qu’il lançait par terre au passage de la procession, suivie du Très Saint Sacrement continuellement encensé. Le Très Saint Sacrement, fut déposé sur l’autel et, après la prière, le peuple reçut sa bénédiction. Les colonnes de cette infirmerie étaient ornées de myrte et la fontaine ne cessa de couler pendant toute la procession. Une fois sortie de l’infirmerie, la procession se poursuivit à travers les cloîtres et jusqu’à l’autel qui s’y trouve, d’où une bénédiction fut également donnée. Dans l’église, l’on fit de même et ensuite le Saint Sacrement fut exposé sur l’autel jusqu’à l’heure de l’azar45, soit quatre heures de l’après-midi, moment où l’on chanta les vêpres. Après la procession et autres dévotions, la bénédiction fut encore donnée avant de l’enfermer [le saint sacrement] comme de coutume ici. Il y a trois ans aujourd’hui qu’on a béni ce saint hôpital et qu’on l’a consacré à Notre Père saint Jean de Mathe46.

Particularités de l’église de Tunis

18 En lisant le Journal de Ximénez, nous relevons les particularités du calendrier liturgique de la paroisse de Tunis : aux fêtes générales, s’ajoutent les festivités célébrées en l’honneur des patrons des bagnes de la ville. Avec la fondation de l’hôpital, s’incorporent les fêtes de l’ordre trinitaire comme la Saint-Jean de Mathe et la Saint- Félix de Valois, en honneur des fondateurs de l’ordre, mais aussi celle de « Notre-Dame du Bon Remède et du Très Doux Nom de Marie »47. D’autres fêtes, comme la Sainte- Croix et la Sainte-Trinité, ou encore la Saint-Jacques, patron de l’Espagne48, acquièrent de l’importance avec l’arrivée de Ximénez49. Finalement, ce dernier introduit la Saint- Cyprien, pour commémorer l’un des Pères de l’Église qui au iiie siècle fut évêque de Carthage et patron de l’Afrique, démontrant ainsi sa connaissance de l’histoire et des lieux. Il nous renseigne aussi sur le cérémonial de l’ordre des trinitaires chaussés, qui rythme strictement la vie de l’hôpital, et que suivent les pères, les serviteurs et les malades.

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19 Sous la stricte tutelle de la congrégation De Propaganda Fide, un rapport annuel sur l’état de la mission apostolique est envoyé à Rome, qui donne ses consignes. On se plaît à suivre les mandats du Saint-Siège. Ainsi, le dimanche 30 juin 1726, on reçoit le jubilée de l’année sainte envoyé par le vicaire apostolique d’Alger : le texte est lu pendant la messe et fixé sur la porte de l’église50. De même, le père Lamberto Duchesne51, vicaire apostolique de Tunis et d’Alger, prie Rome de lui envoyer six exemplaires de la bulle du jubilée universel du pape Clément XII, afin de les distribuer parmi les églises de son vicariat52.

20 Malgré des particularités propres à chaque ordre religieux – Ximénez parle de « messes avec beaucoup d’encens selon le rituel capucin »53 – ou aux traditions nationales – la cour de l’hôpital sert aux processions avec « colombes et couronnes de pain au goût espagnol » et avec des « tourtes de massepain conformément à la tradition espagnole » – que l’on ne retrouve pas dans les autres églises de Tunis54, rien ne semble hors norme. Tout rappelle la religiosité de tout autre petite communauté en Europe à la même époque. Ou peut-être pas ? Les plaintes de la Propaganda Fide révèlent que certaines pratiques s’éloignent de l’orthodoxie dictée par Rome : des actes solennels étant trop répétés au quotidien. Ximénez reconnaît que « quand on expose le saint sacrement, il y a grande affluence de chrétiens, libres et captifs » et le vicaire apostolique d’Alger affirme, comme pour apporter une justification, que « l’usage fréquent des sacrements fait revivre l’esprit du christianisme »55. Ce sont sans doute des pratiques qui correspondent à des circonstances difficiles comme la captivité. Dans les décennies suivantes l’on introduit des licences, dérives et détournements de la norme, qui échappent à l’uniformisation culturelle et correspondent à la religion du vécu.

Des reliques, ex-voto et pratiques magiques

21 Parmi les manifestations de cette religiosité populaire, se trouvent le culte des reliques à propriétés thaumaturgiques, le dépôt d’ex-voto comme témoignage de la grâce des saints, ou encore certaines pratiques marginales qui relèvent de la superstition et de la magie. La célébration du culte entraîne la circulation d’œuvres d’art, notamment d’images de dévotion : grands tableaux d’autel, sculptures et gravures sont destinés à l’ornement de la chapelle de l’hôpital56. Mais l’on s’attardera ici sur d’autres objets de dévotion comme les reliques. Les circonstances de ce commerce sont diverses : commandes passées à Rome ou en Espagne en fonction des besoins de l’hôpital, donations de particuliers qui soutiennent le labeur des Trinitaires et, finalement, prises corsaires arrivées dans les ports de la régence ou par d’autres voies imprévues.

22 Fray Atilano Pérez de Arroyo57, supérieur des Trinitaires à Rome, amène plusieurs reliques à l’hôpital de Tunis à partir du port de Livourne. C’est le cas d’une caisse contenant une grande pierre d’autel en marbre déjà consacrée avec plusieurs reliques à l’intérieur58. Et c’est peut-être lui qui envoie une statue de saint Nicolas de Bari, contenant une fiole de verre, taillée en forme de cœur, remplie du liquide qui suintait du genou du saint59. Lors de la Saint-Nicolas, Ximénez donne de ce liquide aux malades de l’hôpital pour qu’il les aide à recouvrer la santé60. De même, le père fray Alonso Zorrilla, compagnon de Ximénez, rapporte de ses voyages : un morceau de bois de la croix du Christ avec l’acte original faisant foi de l’authenticité de la relique61, une relique de sainte Inès accompagnée d’autres petites reliques de martyrs62, d’autres reliques, enfin, non spécifiées63.

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23 Mais ce sont les reliques tombées aux mains des corsaires que les religieux –mais aussi tous les chrétiens qui en ont les moyens– s’empressent de racheter pour éviter leur perte ou leur profanation64. En septembre 1720, une prise corsaire apporte au port de Bizerte, parmi un riche butin, plusieurs beaux flacons de verre taillé contenant de l’eau dans laquelle s’était baigné saint Nicolas65 ; et lors des festivités de la Toussaint de la même année, un captif aragonais fait parvenir à Ximénez de nombreuses reliques de saints qu’il avait réussi à racheter66. En juillet 1727, une prise corsaire arrive à La Goulette et, parmi les objets rapportés au port, il y a des reliques de saints : Ximénez reussit à récupérer un morceau du voile de sainte Marie-Madeleine de Pazzi, deux agnus dei ayant appartenu au pape Innocent XI et des petits morceaux de la crosse de saint François de Paule67. Ces objets, qui avaient acquis par contact la vertu de la sainteté, venaient ainsi enrichir le trésor d’église de la chapelle de l’hôpital trinitaire et la placer sous la protection des saints. D’autres reliques et reliquaires se trouvaient sans doute dans la chapelle Saint-Louis régie par les Capucins. Peut-on relever des spécificités à l’ensemble des reliques appartenant à l’église de Tunis ? Cela semble plutôt le résultat du hasard, vu les circonstances diverses de ce commerce. Nonobstant, ces reliques ne semblent pas jouer un rôle fondamental dans la vie de la communauté et la dévotion des fidèles et leurs présents s’adressent plutôt à la statue de Notre-Dame du Remède, patronne des captifs.

24 Par rapport à la dévotion populaire, la pratique des ex-voto que les captifs déposaient devant les saints vénérés dans la paroisse de Tunis mérite une attention particulière. En septembre 1728, Angelo, captif napolitain appartenant au notable Cassimo Sultan, laisse au pied de la statue de saint Jean de Mathe de l’hôpital espagnol un morceau de son pistolet. En s’en remettant au saint, il ne souffre aucun mal quand son pistolet explose entre ses mains. Son ex-voto est alors accroché près de l’autel pour perpétuer la mémoire de cette faveur68. Quant à la jeune captive Constanza Coliba, elle offre sa chevelure tressée à Notre-Dame du Remède, en s’en remettant à la Vierge pour préserver son intégrité. D’autres cas semblables sont rapportés par Ximénez. Mais il y a aussi des pratiques collectives. Ainsi, le 3 février de chaque année, pour se protéger des maladies, les captifs élaborent des petites chaînes avec la croix trinitaire au milieu, le tout modelé dans de la cire, qu’ils passent autour de leur cou à l’occasion de la Saint- Blaise69. Les chaînes sont reliées à des cierges bénis allumés, avec lesquels ils processionnent en les tenant à hauteur de gorge, tout en chantant « per intercessionem sancti Blassii liberet te Deus ab infirmitante guturis, corporis et anima »70.

25 Quant aux pratiques de la magie, mêmes si elles sont très courantes dans la ville de Tunis dans toutes les confessions, Ximénez, qui est très explicite quand cela concerne des musulmans, parle de superstitions quand il s’agit de catholiques. Ce n’est que de façon succincte qu’il rapporte le cas d’un chrétien grec « athée », sur lequel, après sa mort, au moment où l’on s’apprête à lui laver le corps, l’on découvre sous son bras un petit sac rempli « de sorcelleries et amulettes telles que monnaies inconnues, sceaux, graines, poils, plombs et papiers avec des caractères étranges et différentes figures »71. Ces cas semblent toutefois rares et ne sont que des anecdotes du quotidien de la paroisse de Tunis.

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Autour des fêtes

26 Les fêtes religieuses sont l’occasion d’échanges entre communautés. Par exemple, la tradition oblige à souhaiter de bonnes fêtes aux consuls, marchands et familles chrétiennes, catholiques ou pas, à Pâques et à Noël72 ; et certains anglicans, parmi les plus ouverts, comme le marchand anglais Thomas Tompson et sa femme, assistent même à la messe lors des grandes festivités et expriment à cette occasion leur admiration pour le riche ornement de l’église et l’autel73.

27 Ximénez décrit le reposoir de l’église Sainte-Croix du Jeudi Saint 1725, œuvre d’un père capucin captif nommé Pablo de Cosentia : il avait reproduit « un capucin agenouillé soutenant de ses mains une grande machine bien proportionnée et symétrique, qui était une coupole soutenue par des colonnes où était exposé le saint sacrement »74 ; et celui du Jeudi Saint 1726 « était bien disposé, avec quatre arcs qui composaient une belle perspective »75.

28 Ces fêtes sont aussi l’occasion de se divertir et Ximénez parle des lancers d’oranges, des masques, des déguisements et des mascarades(mojigangas) de Carnaval76 ; des tirages au sort parmi les chrétiens libres d’objets les plus divers, tels des horloges ou des bijoux77 ; des cerfs-volants en papier qui survolent les terrasses de la médina78 ; des comédies jouées au Bardo79 ; et de l’élaboration de fleurs de papier peintes et de guirlandes en papier découpé ou encore de la composition de la crèche de Noël80 avec de nombreux santons qui représentent la sainte Famille et des bergers81. Et la musique de guitare (vihuela), chalumeau (gaita) ou flûte en absence d’autres instruments, jouée par des captifs, semble toujours présente82. Des traditions bien méditerranéennes.

29 Les fêtes religieuses introduisent des changements dans la monotonie des jours, notamment dans l’alimentation, et supposent quelques privilèges pour les malades de l’hôpital qui reçoivent un bouillon de volaille les jours du « Très Doux Nom de Marie », de la fête de la Saint-Jean de Mathe et à Pâques. Le Livre de comptes nous rapporte les préparatifs pour les fêtes et parmi les frais extraordinaires de décembre 1725 apparaissent « quatre boîtes de sucreries et fruits pour Noël », et dans ceux de 1727 l’on compte « amandes, noisettes, raisins secs, grenades, noix, dattes pour Noël pour la somme de quatre pesos et seize aspres. Dix livres et demie de nougat espagnol (turrón) à dix aspres la livre, soit deux pesos et un aspre. Un demi-quintal de châtaignes et de pommes pour un peso et seize aspres »83. On devine les compotes et les pâtisseries qui étaient préparées à l’hôpital vers la fin décembre.

30 Enfin, il faut souligner la générosité du bey et de ses ministres. Il suffit de rappeler que les rideaux et les tapis des maisons voisines, et même du palais beylical du Bardo, ornent l’hôpital pendant la procession de la Fête-Dieu84. Le bey distribue à Pâques des vêtements neufs aux captifs – « la plupart des captifs sont habillés élégamment avec des ceintures de soie, des galons d’argent et des pourpoints de drap fin teinté de pourpre »85 –, il leur offre des repas dans les tavernes de la médina et leur donne même quelque argent pour leurs divertissements.

31 Les célébrations catholiques sont tolérées même dans l’entourage du bey le plus proche. Lors de la levée des impôts, le bey voyage en compagnie d’un nombre important de captifs chrétiens et Ximénez les accompagne à plusieurs reprises. Il transporte dans ses bagages un autel portatif, célèbre la messe ouvertement dans la chambre des chrétiens et il s’étonne du fait que les ministres et le bey lui-même soient

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au courant et tolèrent son action. Cette bienveillance n’est pas toujours reconnue. Les plaintes du préfet apostolique de Tunis auprès du Grand Maître de l’ordre de Malte sont à l’origine des mauvais traitements infligés aux captifs musulmans dans l’île. En octobre 1725, le bey Husayn b. cAlī convoque les notables chrétiens pour leur reprocher la fausseté des propos tenus par le préfet apostolique : Il nous demanda s’il se comportait mal avec nous ou avec d’autres chrétiens et si nous n’avions pas suffisamment d’églises. Un renégat nous rappela que le bey donnait même la permission d’avoir une chapelle et de célébrer la messe dans son propre palais. Que voulait-on de plus ? Nous n’avons pas su quoi répondre86.

32 Le silence des religieux est éloquent, la générosité du bey et de sa cour était incontestable.

Conclusions

33 Les observations et les réflexions de fray Francisco Ximénez, administrateur de l’hôpital des Trinitaires de Tunis, nous révèlent la perception qu’avait cet acteur privilégié, ce témoin direct, de l’église de Tunis, de la communauté chrétienne et de ses pratiques.

34 Nous avons affaire à un christianisme en terre d’Islam, dont l’existence est par conséquent précaire. L’idée d’« adaptation », de « mesure », de « proportions à garder » ou encore de « conformité avec le milieu » à respecter, revient souvent dans les propos de Ximénez87. Il exprime quelquefois la satisfaction d’être à la hauteur de la chrétienté dans l’ornement et la pompe des chapelles : c’est le cas de l’église Sainte-Croix « qui ferait des jaloux même en chrétienté »88.

35 L’image qui ressort des écrits du trinitaire diffère considérablement de celle véhiculée par les récits de captivité et la littérature de rédemption. En effet, la politique beylicale envers le culte chrétien semble se rapprocher des mesures adoptées par la Sublime Porte vis-à-vis des minorités ethno-religieuses. Il ne faut pas pour autant oublier que cette réalité était circonscrite à l’intérieur des bagnes et des consulats, et aux rares fois où la communauté serassemblait, la célébration des offices religieux pouvant s’interrompre pendant de longues périodes si les circonstances n’étaient pas favorables.

36 En ce qui concerne la communauté catholique de Tunis, alors que l’on pouvait s’attendre à une forte cohésion basée sur l’appartenance à une même religion et sur la position de faiblesse, l’on constate au contraire que la communauté ne forme jamais un bloc monolithique susceptible d’être délimité par le seul critère de la foi. Au contraire, l’identité nationale et l’appartenance à différents ordres, dans le cas des religieux, s’avèrent être des facteurs encore plus déterminants. En effet, les conflits entre les nations européennes ainsi que les différents courants politiques à Rome projettent leurs ombres sur la Régence tunisienne. D’autre part, les chrétiens, libres ou captifs, tenaient à conserver les prérogatives externes de leur dignité, et l’on retrouve aussi la dynamique de corps et de rangs de toute communauté à l’époque moderne.

37 La lecture de ces sources nous permet donc de mieux connaître la vie sociale des chrétiens de Tunis au début du xviiie siècle et de relever les particularités de leurs pratiques religieuses, que l’on peut qualifier de traditionnelles et méditerranéennes comme on l’a signalé ici à plusieurs reprises. Elle permet aussi de comprendre la formation de l’identité catholique des captifs de la régence de Tunis par le dogme et de

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découvrir comment la paroisse de Tunis construisait ses légendes et ses faits miraculeux, son identité et sa mémoire.

NOTES

1. . Wolfgang Kaiser analyse comment les récits qui ont des destinataires précis et un objectif clair (mémoires, lettres, pétitions) puisent leur rhétorique persuasive dans l’univers culturel, littéraire et politique de l’époque, dans « Les mots du rachat. Fiction et rhétorique dans les procédures de rachat de captifs en Méditerranée, xvie-xviie siècle », dans François Moureau (dir.), Captifs en Méditerranée (xvi e-xviii e siècle). Histoire, récits et légendes, Paris, Presses de l’Université de Paris Sorbonne, 2008, p. 103-117. 2. . Si la bibliographie sur le diocèse de Carthage et l’Église catholique en Tunisie est importante, aucune monographie sur le xviiie siècle n’existe à ce jour. En revanche, sur la fin du xixe et les premières décennies du xxe siècle, voir les travaux de Michel Lelong, La rencontre entre l’Église catholique et l’Islam en Tunisie de 1930 à 1968, thèse de doctorat, Université d’Aix-en-Provence, 1970, et ceux de Pierre Soumille, notamment Européens de Tunisie et questions religieuses (1892-1901), étude d’une opinion publique, Paris, CNRS, 1975, et « Église catholique et protestantisme français en Tunisie aux xixe et xxe siècles (1860-1960) », Revue d’Histoire Maghrébine, 28, 2001, p. 117-140. 3. . Fray Francisco Ximénez (Esquivias, 1685 - Dos Barrios, 1758) prend l’habit trinitaire en 1700 et, après deux ans à Alger, arrive à Tunis en 1720. Il prolonge son séjour de quinze années avant de retourner, comme prédicateur retraité, en Espagne où il est nommé ministre du couvent Notre-Dame de Tejeda à Garaballa (Cuenca) en 1745. Une brève notice biographique du père Ximénez figure dans Corpus Inscriptionum Latinarum. Inscriptiones Africæ Latinæ, t. VIII, pars prior, Berolini, apvd Georgivm Reimervm,1881, p. xxiv, ainsi qu’une note biographique dans Antonino de la Asunción, Diccionario de los Escritores Trinitarios de España y Portugal, Rome, Imprenta de Fernando Kleinbub, 1898, I, p. 442-443. Bonifacio Porres Alonso offre une brève biographie dans Quintín Vaquero, Tomás Marín Martínez et José Vives Gatell (éd.), Diccionario de historia eclesiástica de España, Madrid, CSIC, 1972-1982, p. 1237. Des informations plus précises sont offertes par le même auteur dans « Los hospitales trinitarios de Argel y Túnez », Hispania Sacra, vol. 48, nº 98, 1996, p. 639-717, notamment p. 696-697 ; et, plus récemment, dans Nuevo diccionario de escritores trinitarios, Cordoue, Secretariado Trinitario, 2006, p. 325-326. 4. . Archivo Histórico Nacional de Madrid (désormais AHN), section Códices, L. 190, Libro de cuentas del hospital de San Juan de Mata, de Túnez, y diferentes documentos sobre su fundación. 5. . Real Academia de la Historia (désormais RAH), ms. 9/6011-14, Diario de Túnez. Pour une présentation succinte du journal du trinitaire, voir Miguel Ángel de Bunes, « Una descripción de Túnez en el siglo xviii : el diario de Francisco Ximénez », Hesperia. Culturas del Mediterráneo, 10, 2008, p. 85-96. Sur les notices contenues dans le premier volume du journal qui correspond au séjour du trinitaire à Alger, voir Leila Ould Cadi Montebourg, Alger, une cité turque au temps de l’esclavage, à travers le Journal d’Alger du père Ximénez (1718-1720), Montpellier, Université Paul-Valery Montpellier III, 2006. 6. . « El principal asumpto de esta obra es referir diariamente los sucesos más notables de esta ciudad, como las fiestas de Moros, judíos y Herejes, las pressas y cautivos que trahen los Corsarios, sus estilos y costumbres, las fiestas que celebran los Christianos, los trabajos que

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passan en el penoso estado de su cautiverio, con otras cosas dignas de advertencia », RAH, ms. 9/6010, Diario de Túnez, f. 5v. Voir la traduction au français de ce fragment par Leila Cadi Montebourg, Alger, une cité turque au temps de l’esclavage…, op. cit., p. 10. 7. . Fray Francisco Ximénez, Colonia Trinitaria de Túnez, édition d’Ignacio Bauer y Landauer, Tétouan, Imprimerie Gomariz, 1934, chapitre intitulé « Solemnidad con que se celebran las fiestas en el Hospital de Túnez, y ejercicios que en el se hacen » (p. 192-199). Je prépare actuellement l’édition annotée de la Colonia Trinitaria de Túnez. 8. . Compagnie coloniale française, avec siège à Marseille, fondée en 1560 pour le commerce des blés en Afrique du Nord. Voir Paul Masson, Histoire des établissements et du commerce français dans l’Afrique barbaresque (1560-1793), Paris, Hachette & Cie, 1903. Et sur l’époque qui nous occupe, voir Sadok Boubaker, « L’économie de traité dans la régence de Tunis au début du xviiie siècle : le comptoir du Cap-Nègre avant 1741 », Revue d’Histoire Maghrébine, n° 53-54, 1989, p. 29-86. 9. . Sur la mission capucine voir Anselme des Arcs (le Révérend Père), Mémoires pour servir à l’histoire de la Mission des Capucins dans la Régence de Tunis, 1624-1865, revus et publiés par le Révérend Père Apollinaire de Valence, Rome, Archives Générales de l’Ordre des Capucins, 1889. 10. . Francisco Ximénez, Colonia Trinitaria…, op. cit., p. 195 : « se tocan campanillas que ay en el Hospital porque campanas grandes no permiten los Bárbaros ; que se toquen ni las haya ». 11. . Id., p. 196. 12. . RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 60v, jeudi 15 juin 1724. 13. . Anselme des Arcs (le Révérend Père), Mémoires de la Mission des Capucins…, op. cit. 14. . En 1771, le Livre des morts de l’hôpital trinitaire consigne la conversion au catholicisme de six Grecs schismatiques et d’un Anglais protestant, tous ensevelis au cimetière Saint-Antoine. Voir Archivio Storico di Propaganda Fide (désormais ASPF), Barbaria, t. VII, f. 523, Lettre de fray Francisco Xavier Blazquez à Don Joseph María Castelli, prefect de Propaganda Fide, Tunis le 2 septembre 1771. Fray Francisco Xavier Blazquez était alors administrateur de l’hôpital espagnol de Tunis. 15. . Une seule exception se produit entre 1736 et 1739, quand la mission apostolique est confiée aux Trinitaires espagnols après l’expulsion des Capucins par le Bey. 16. . Les capitulations ottomanes reconnaissent le roi de France comme protecteur des missions latines dans l’Empire. L’article 19 du Traité de Tunis de 1685 stipule que « les religieux capucins italiens résidant à Tunis seront traités et tenus comme sujets du roi de France qui les prend sous sa protection ». Voir Yvan Debbash, La nation française en Tunisie (1577-1835), Paris, Éditions Sirey, 1957, p. 93-100, et Christian Windler, La diplomatie comme expérience de l’autre. Consuls français au Maghreb (1700-1840), Genève, Droz, 2000, p. 178-180 sur « Les missionnaires et la ‘loi souveraine’ ». 17. . L’histoire et l’analyse architecturale du fondouk dans Jacques Revault, Le fondouk des Français et les consuls de France à Tunis, 1660-1860, Paris, Éditions Recherches sur les Civilisations, 1984. 18. . Une introduction à l’histoire de cette institution dans Paul Sebag, « L’hôpital des Trinitaires espagnols (1720-1818) », Ibla, 174, 1994, p. 203-218. Une étude plus détaillée sur l’histoire de l’hôpital trinitaire dans Bonifacio Porres Alonso, « Los hospitales trinitarios de Argel y Túnez », Historia Sacra, vol. 48, nº 98, 1996, p. 639-717. Sur la fondation de l’hôpital, voir Clara Ilham Álvarez Dopico, « The Catholic Consecration of an Islamic dār. The Saint John de Matha Trinitarian Hospital in Tunis », dans Stephen M. Caffey et Mohammad Gharipour (dir.), Non Islamic Sacred Sites in Muslim Territories, Leyde, Brill, 2013. 19. . RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, t. VII, f. 7v, vendredi 7 mars 1727. 20. . Voir Clara Ilham Álvarez Dopico, « Semblanza de los doctores Mendoza y Carrillo. A propósito de las afinidades intelectuales en el Túnez dieciochista », Miscelánea hispano tunecina, Oviedo (Universidad de Oviedo), 2013, sous presse.

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21. . Aujourd’hui Ghar el-Melh. 22. . RAH, ms. 9/6011, Diario de Túnez, t. IV, f. 103r, vendredi 16 août 1720. 23. . RAH, ms. 9/6012, Diario de Túnez, t. V, f. 15r, jeudi 17 mars 1722. 24. . RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 36r, jeudi 16 mars 1724, et 129r, 20 septembre 1724. 25. . RAH, ms. 9/6012, Diario de Túnez, t. V, f. 22r, jeudi 2 avril 1722 : « sólo ardían delante luces de azeite para no gastar cera ». Sur l’élaboration des cierges, voir RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, t. VII, f. 198v, samedi 18 mars 1730 : « se está blanqueando la cera para hacer velas para el consummo de la iglesia del hospital ». 26. . RAH, ms. 9/6011, Diario de Túnez, t. IV, f. 370v, novembre 1721. 27. . Ibid., f. 176r. 28. . RAH, ms. 9/6012, Diario de Túnez, t. V, f. 97r, jeudi 16 juillet 1722. 29. . RAH, ms. 9/6011, Diario de Túnez, t. IV, f. 367, dimanche 14 septembre 1721. 30. . Ibid., f. 103r, mercredi 14 août 1720. 31. . ASPF, Barbaria, t. VII, f. 13, lettre de M. Beriyer à M. l’Évêque duc de Saon, Versailles le 20 juillet 1761 : « Le Consul de Toscane a imaginé par motif de petite jalousie de faire ériger sa chapelle particulière en paroisse au préjudice de celle qui est sous la protection du Roy [de France] ». 32. . Sur les tavernes, voir Clara Ilham Álvarez Dopico, « Vino y tabernas en el Túnez beylical (siglo xviii) a través de los relatos de viajeros, diplomáticos y religiosos », Cuadernos de Estudios del Sigloxviii, 19, 2009, p. 203-241. 33. . ASPF, Barbaria, t. VI, f. 207-218, Relazione della missione d’Algieri, 9 août 1749, où il est question de trois confréries : les Sacrés-Cœurs de Jésus, Marie et Joseph – la plus ancienne et prestigieuse –, les Fidèles-Trépassés et Saint-Roch. 34. . RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 286v et t. VII, 98v. 35. . RAH, ms. 9/6012, Diario de Túnez, t. V, f. 74v, dimanche 7 juin 1722. 36. . Francisco Ximénez, Colonia Trinitaria…, op. cit., p. 191. 37. . RAH, ms. 9/6011, Diario de Túnez, t. IV, f. 304, vendredi 24 juillet 1721. 38. . ASPF, Barbaria, t. VIII, f. 109, lettre du 15 mai 1777 : « Les esclaves corses s’emparent à Tunis de l’église et du cimetière Saint-Antoine ». 39. . Ibid., t. V, f. 383 : « sempre sono in discordie con schiavi presumendo aver sopra noi una moderata autorità e sendo noi che manteniamo dette chiese, e a chi e perchi il Principe permitte siano dette capelle. » [« ils sont toujours en discorde avec les esclaves prétendant avoir sur nous une autorité modérée, alors que c’est nous qui entretenons lesdites églises et à qui et pour qui le Prince (= le bey) permet qu’il y ait lesdites chapelles »]. 40. . RAH, ms. 9/6012, Diario de Túnez, t. V, f. 17r, mardi 24 mars 1722. 41. . Vare de Castille (ou de Burgos) = 0,835 m ; vare d’Aragon = 0,772 m. Le jet était donc d’un peu plus d’un mètre. 42. . Le tableau d’autel reproduit l’une des iconographies les plus courantes de Notre-Dame du Remède, qui illustre l’apparition de la Vierge à saint Jean de Mathe, lui tendant une bourse d’argent pour le rachat des captifs à Valence en 1202 et à Tunis en 1210. Sur ce patronage, voir Bonifacio Porres Alonso et Nicolas Arieta Orbe, Santa María del Remedio. Historia de una advocación mariana, Cordoue, Secretariado Trinitario, 1985. 43. . Don José de Sepúlveda, gentilhomme du cardinal Juan Álvaro de Cienfuegos, est captif de Cassimo Sultán. Pendant sa captivité, il accompagne le camp du bey, en parcourant le nord-ouest de la régence et écrit régulièrement à Francisco Ximénez pour lui faire part de ses impressions de voyage. Son rachat sera négocié par Ximénez, qui réussira à obtenir sa liberté en échange de trois mille pesos d’aspres de Tunis, montant qui sera avancé par le cardinal et la famille de Sepúlveda. Il sera racheté le 30 octobre et s’embarquera le 11 novembre 1726. Le cardinal remerciera le père Ximénez pour ses peines, à travers son secrétaire, don Bartolomé Pazi. Après son départ, José de

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Sepúlveda offrira un calice à l’hôpital Saint-Jean de Mathe de Tunis, qui fut utilisé pour la première fois lors de la fête de Notre-Dame du Remède, le dimanche 12 octobre 1727. 44. . Il s’agit du frère Giuseppe Hospitaleri et du frère Stanislao Salina, pères jésuites de la province de Palerme qui arrivèrent à Tunis le mercredi 28 avril 1723 en mission de rédemption. RAH, ms. 9/6012, Diario de Túnez, t. V, f. 194r. ou après-midi. Dans ses écrits, Ximénez emploie ( رصعلا ) Il s’agit du terme arabe al-caṣr . .45 souvent les noms des appels à la prière islamique pour nommer les différents moments de la journée. 46. . RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, t. VII, f. 262r à 263r. 47. . Francisco Ximénez, Colonia Trinitaria…, op. cit., p. 194. 48. . RAH, ms. 9/6012, Diario de Túnez, t. V, f. 101r, samedi 25 juillet 1722. 49. . RAH, ms. 9/6011, Diario de Túnez, t. IV, f. 300v, dimanche 20 juillet 1721. 50. . RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, t. VII, f. 263v, dimanche 30 juin 1726. 51. . Le père Lambert Duchesne (Sedan 1652 – Alger, 1736), missionnaire lazariste, est vicaire apostolique d’Alger et de Tunis entre 1705 et 1736. 52. . ASPF, Barbaria, t. V, f. 297 et 298, commande en latin du « autenthicum Bullae Jubilaei a SS. MM. Pro Clemente XII », publié le 9 septembre 1730. 53. . RAH, ms. 9/6011, Diario de Túnez, t. IV, f. 162r, dimanche 6 octobre 1720. 54. . RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, t. VII, f. 227r, samedi 2 et dimanche 3 février 1726. 55. . ASPF, Barbaria, t. VI, f. 219-224, Relation de la mission d’Alger, 9 août 1749. 56. . L’ornamentum, c’est-à-dire tout ce qui sert à la décoration de l’édifice, était composé aussi de tapisseries, d’antependia et de tapis. Le ministerium, l’ensemble d’objets nécessaires à la célébration du culte, comptait un nombre important de pièces. Dans les journaux de Ximénez, il est question de croix de procession, de calices, d’ostensoirs, d’encensoirs, de candélabres, de vaisselle liturgique en général et autres, réalisés en argent ciselé, en bronze argenté, en verre taillé ou encore en bois ; les habits sacerdotaux – aubes, chasubles et étoles de différentes couleurs selon les périodes liturgiques – et autres pièces textiles enfermées dans les armoires de l’hôpital étaient tissés en damas de soie, en indiennes et en toutes sortes de tissus ornés de broderies et d’applications ; sans oublier les livres liturgiques, les traités de théologie, d’exégèse et de thèmes les plus divers. Voir Clara Ilham Alvarez Dopico, « Liturgie et art entre deux rives. Le trésor d’église de Saint-Jean de Mathe de Tunis », sous presse. 57. . Fray Atilano Pérez Arroyo, procureur général des Provinces trinitaires chaussées d’Espagne à Rome. 58. . RAH, ms. 9/6011, Diario de Túnez, t. IV, f. 35r. S’agit-il d’une pierre d’autel consacrée, ara ou lapis consecrata, contenant des reliques et destinée à être encastrée dans la table d’autel ? Ou alors les grandes proportions évoquées par Pérez Arroyo font-elles allusion à une table d’autel, mensa sancta ou tabula altaris, proprement dite ? Son titulaire serait saint Jean de Mathe et les descriptions des chapelles de l’hôpital trinitaire laissent supposer que la pièce était destinée à un autel adossé. Lors de la consécration d’un autel, l’utilisation de reliques, enfermées dans une cavité dite sépulcre et accompagnées d’un texte commémorant la consécration ainsi que de trois grains d’encens, devient obligatoire sur la base du texte de l’Apocalypse VI, 9. 59. . Les Pères dominicains, qui ont la garde de la basilique de Bari, recueillent chaque 9 mai, la manne qui s’écoule des ossements de saint Nicolas, une huile légère envoyée aux paroisses placées sous le patronage du saint pour la guérison des fidèles. 60. . RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 293v, vendredi 6 novembre 1726. 61. . RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, t. VII, f. 39v, dimanche 30 septembre 1727 : « un lignum crucis con la authentica ». 62. . Ibid., f. 67v, mercredi 28 janvier 1728. 63. . Ibid., f. 185v, 24 janvier 1730 :« an traído de Sicilia de la limosna que recoxió en Palermo el Padre Zorrilla algunos libros y reliquias ».

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64. . Parfois la négociation est difficile et le trinitaire perd les reliques. C’est le cas en juin 1724 avec Ibrahim Camisso, RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 58r-v. 65. . RAH, ms. 9/6011, Diario de Túnez, t. IV, f. 147r, jeudi 19 septembre 1720 et f. 149r, dimanche 22 septembre 1720. 66. . Ibid., f. 199v, 2 novembre 1720. 67. . RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, t. VII, f. 30v, dimanche 8 juillet 1727. 68. . Ibid., f. 97r, lundi 27 septembre 1728. 69. . Ibid., f. 188r, vendredi 3 février 1730. Selon la tradition, saint Blaise de Sébaste, médecin et évêque martyrisé en Arménie en 316, intercède dans les cas de maladies de gorge. L’iconographie de ce saint inclut deux cierges entrecroisés. 70. . La formule complète est : Per intercessionem Sancti Blasii, episcopi et martyris, liberet te Deus a malo gutturis, et a quolibet alio malo. In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti. Amen, c’est-à-dire « Par l’intercession de saint Blaise, évêque et martyr, Dieu te délivre du mal de gorge et de tout autre mal. Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Amen ». 71. . RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 291v, dimanche 23 novembre 1726 : « A muerto un christiano griego cismático, o por mexor decir atheista pues aviendo más de veinte años que estava dicen no se confessava ni assistia a la missa de los griegos. Tenía debajo del brazo un saquito lleno de brujerías y cosas supersticiosas, avía monedas que no se conozen, sellos, semillas, pelos, plomos y papeles con characteres incógnitos y diversas figuras ». Par cet éloignement de la religion et de son orthodoxie, Ximénez semble justifier ce comportement superstitieux inadmissible à ses yeux chez un chrétien, fût-il orthodoxe. Mais, en l’occurrence, si l’on en croit Ximénez, cela faisait aussi plus de vingt ans qu’il était devenu « athée », ceci expliquent donc cela. 72. . RAH, ms. 9/6012, Diario de Túnez, t. V, f. 22v, Samedi Saint, 4 avril 1722 : « Por la tarde fuimos a dar las Pasquas al cónsul francés, cónsul inglés, cónsul olandés y mercaderes francesses, costumbre usada en esta Pasqua y en la del Nacimiento de Nuestro Redemptor ». 73. . RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, t. VII, f. 295r, mercredi 25 décembre. 74. . RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 169r, Jeudi Saint, 29 mars 1725 : « La idea era un capuchino que estando en acción de rodillas con las manos sostenía una grande máquina bien proporcionada con buena simetría, que era una cúpula sostenida de columnas donde se colocó el Santísimo Sacramento ». 75. . RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, RAH, t. VII, f. 248v, Jeudi Saint, 18 avril 1726 : « El monumento estava mui bien dispuesto, tenía quatro arcos que hazía una perspectiva bella ». 76. . Ibid., f. 6v et 160r. 77. . RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 223v, samedi 19 janvier 1726. 78. . Ibid., f. 265v, dimanche 14 juillet : « Los sirvientes hicieron una cometa de papel y la hecharon al viento. Los moros se espantavan de verla y vinieron a lamentarse al hospital diciendo que abortarían del susto las mugeres que pensavan era una culebra o una serpiente ». 79. . Ibid., fol. 281r, jeudi 15 mai 1722. Nous ne savons rien sur les comédies jouées à l’époque au Bardo, alors qu’un siècle plus tôt les comédies de Lope de Vega et les œuvres de Garcilaso de la Vega, Luis de Góngora et Francisco de Quevedo étaient connues des morisques exilés. Voir, à ce propos, Jaime Oliver Asín, « Un morisco de Túnez, admirador de Lope de Vega », Al-Andalus, 1, 1933, p. 409-450, et Tratado de los dos caminos por un morisco refugiado en Túnez, ms. S 2 de la Colección Gayangos, Álvaro Galmés de Fuentes, Luce López-Baralt et Juan Carlos Villaverde Amiela (éd.), Madrid, Biblioteca de la Real Academia de la Historia, 2005. 80. . RAH, ms. 9/6012, Diario de Túnez, t. V, f. 294r-v, vendredi 20 et mercredi 25 décembre 1724. Déjà en 1726 la crèche a une belle apparence : « El nacimiento que los italianos llaman Presepio estava mui bello », RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 295r. Mais elle semble s’enrichir d’année en année avec de nouveaux santons et elle sera finalement assemblée et encadrée dans une boîte comme dans une vitrine : « Se a hecho y puesto en el altar las figuras que representan

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el Nacimiento de N. Señor Jesuchristo, en una caxa como escaparate », RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, t. VII, f. 242r, mardi 26 décembre 1730. 81. . C’est dans les crèches du xviiie siècle qu’apparaissent les premiers personnages populaires qui viennent apporter des offrandes au nouveau né. 82. . RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 1v : « se tuvo un poco de fiesta honestamente al son de una vihuela » ; et RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, t. VII, f. 334r, jeudi 25 decembre 1732 : « La Natividad. Hubo por la noche y por la mañana gaita porque aquí no ay otra música ». 83. . AHN, Códices, L. 190, Libro de cuentas del Hospital de San Juan de Mata de Túnez, f. 125v, décembre 1727. 84. . RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 292r, jeudi 27 novembre 1726. Voir aussi Francisco Ximénez, Colonia Trinitaria…, op. cit., p. 195. 85. . RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 170r, dimanche 1er avril 1725, « venían la mayor parte vestidos bellamente con faxas de seda y galones de plata jubones de grana o paño fino ». 86. . Ibid., f. 205r, octobre 1725. 87. . Ibid., f. 290r, samedi 1er novembre 1726 : « se hizo un túmulo proporcionado a la Yglesia y al país en que estamos », « l’on fit un catafalque de taille proportionnée à l’église et au pays où nous sommes ». 88. . RAH, ms. 9/6011, Diario de Túnez, t. IV, f. 21r, mardi 4 juin 1720 : « esta Yglesia [de la Santa Cruz] es una de las mejores que al presente ay en Túnez, y más capaz, que aun en las tierras de la Christiandad se pudiera envidiar ».

RÉSUMÉS

La pratique religieuse et la vie sociale de la communauté catholique de la régence de Tunis, notamment des captifs, pendant les premières décennies du xviiie siècle est analysée à travers les écrits du trinitaire tolédan fray Francisco Ximénez de Santa Catalina. Ces sources nous permettent de comprendre la construction de l’identité et la mémoire de la paroisse de Tunis.

The writings of Francisco Ximénez de Santa Catalina, a Trinitarian monk from Toledo, described the religious and social life of the Catholic community in Tunis, particularly captives, during the first decades of the eighteenth century. Through this document, we can better understand the construction of identity and memory in the parish of Tunis.

INDEX

Mots-clés : Trinitaires, liturgie, captivité, bagnes, festivités chrétiennes Keywords : Trinitarian, liturgy, captives, prisons, Christian holidays

AUTEUR

CLARA ILHAM ÁLVAREZ DOPICO

Clara Ilham Alvarez Dopico est membre scientifique de l’École des hautes études hispaniques et ibériques de la Casa de Velazquez de Madrid. Docteur en histoire de l’art de l’université Paris IV,

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sa thèse, intitulée Qallaline. Les revêtements en céramique des fondations beylicales tunisoises du xviii e siècle, a été soutenue à l’Institut national d’histoire de l’art en novembre 2010. Parmi ses travaux, figurent : Empreintes espagnoles dans l’histoire tunisienne, Gijón, Trea, 2011, ouvrage codirigé avec Sadok Boubaker ; « The Catholic Consecration of an Islamic dār. The Saint John de Matha Trinitarian Hospital in Tunis », dans Stephen M. Caffey et Mohammad Gharipour (dir.), Non Islamic Sacred Sites in Muslim Territories, Leiden, Brill, 2013 ; « Tradition et rénovation dans la production céramique tunisienne d’époque coloniale. Le cas d’Élie Blondel, le Bernard Palissy africain (1897-1910) », dans Charlotte Jelidi (dir.), Villes en situation coloniale au Maghreb (xix e-xx e siècles), Paris, Éditions Karthala, 2013.

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Captivité et intégration au sein d’une famille beylicale de Tunis au début du XIXe siècle

Mohamed Faouzi Mosteghanemi

1 Laugier de Tassy écrivait, au début du xviiie siècle, que le sort de certains captifs était d’être domestiques chez des particuliers et que dans ce cas, « ils [étaient] heureux ou malheureux selon l’humeur de leur patron »1. Un autre auteur contemporain précise, à propos des domestiques : « Il y a des maîtres riches, qui se font un plaisir de les habiller proprement et de les bien entretenir pour s’en faire honneur. Plusieurs d’entre eux ont autant et plus de pouvoir dans la maison que leurs maîtres, couchent dans la même chambre, mangeant ensemble et sont soignés et chéris comme les enfants »2.

2 Deux registres de recettes et de dépenses3 nous renseignent, pour les années 1811-1816, sur la maisonnée du prince Ismaïl bey (1759-1816), fils du bey Mohamed Al-Rachid (1756-1759) et petit-fils de Hussayn Ben Ali, le fondateur de la dynastie hussaynite. La tenue de cette comptabilité, à caractère privé, était confiée au mamelouk Slim qui enregistrait, en dialectal tunisien, les demandes quotidiennes ou occasionnelles des domestiques du prince. Il notait, par exemple : « le prix de l’huile et du poivre pour les maisons de Maria » ou « le prix du savon reçu de la main de Djazia pour la maison ». Cet écrivain n’employait jamais le terme « captifs » ni celui d’« esclaves » pour désigner les serviteurs, mais les désignait par les prénoms ou diminutifs choisis par le maître des lieux ou en usage dans la maisonnée. Parmi les bénéficiaires de donations, et parmi les donateurs, se distinguent les Salvador, un groupe familial de dix personnes4. D’après la comptabilité élaborée au jour le jour durant dix-huit ans, il apparaît que ces « chrétiens »5, vraisemblablement capturés après 1798, ont vécu dans la maisonnée jusqu’en octobre 1816, date de la disparition du prince, et qu’ils se sont intégrés à la « société de cour » du palais du Bardo. Ont-ils adopté une stratégie collective pour atteindre cet objectif ? Est-ce le fruit des parcours individuels des parents et des enfants ? Ou encore de décisions unilatérales du prince que les captifs ne pouvaient qu’exécuter ?

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La maisonnée d’Ismaïl bey : une formation sociale multiethnique

3 L’image d’Ismaïl bey ancrée dans les esprits de ses contemporains est celle d’un prince non conformiste s’adonnant aux plaisirs de la vie plus qu’aux exigences de la vie politique. L’examen du monde de sa domesticité semble confirmer cette représentation. À l’instar des beys en exercice, les princes avaient des maisonnées plus ou moins importantes selon la place occupée par ces hauts dignitaires dans la hiérarchie du pouvoir beylical. Ismaïl bey, cousin de Hammouda Pacha (1782-1814) et frère cadet de Mahmoud Bey, est né en septembre 1759. La même année, après la mort de leur père, les deux frères sont adoptés par leur oncle Ali Bey (1759-1782). Pour autant, Ismaïl, marié à la fille d’une famille de notables tunisois, n’accède pas au même rang que son frère qui, lui, a épousé sa cousine, fille du bey Ali, et moins encore à celui du prince héritier présomptif. Après son accession au trône, Hammouda Pacha semble avoir marginalisé Ismaïl. Cet éloignement de la sphère politique aurait joué un rôle majeur dans l’évolution du mode de vie du prince. Il ne se plie pas à l’étiquette de la cour, mais il conserve tous les privilèges, honneurs et droits dus à son rang6 : un logement à l’intérieur du Bardo, un salaire mensuel, desgratifications en nature et en espèces. Le prince peut également posséder des serviteurs– mamelouks, esclaves noirs et captifs chrétiens – obtenus par gratification, par achat ou en tant que butin d’un investissement corsaire. Enfin, des terres lui sont octroyées comme présents ou en fermage. Ismaïl possède deux fermes dans les environs de Tunis et plusieurs grands domaines ruraux ou henchirs dans l’arrière-pays de la capitale7. Cependant, son destin change après la mort de Hammouda Pacha et l’assassinat de son successeur Othman Bey, quelques mois après son accession au trône, le 20 décembre 1814. Cette crise successorale favorise, en effet, l’arrivée au pouvoir de son frère Mahmoud Bey (1814-1824). Nommé bey du camp dès 1815, Ismaïl devient aussi l’héritier présomptif du bey régnant. C’est alors que le nombre de captifs chrétiens placés sous son autorité augmente. Il en possède désormais quatre : « deux chrétiens devant la porte de la maison »8 et « deux chrétiens à la ferme » 9. En 1815 et peu avant sa mort en octobre 1816, il en achète deux autres, l’un aux Jallouli, l’autre à Ben Mansour, un dignitaire local.

4 C’est dans cet environnement politique qu’évoluent les Salvador, parmi d’autres serviteurs. Nous n’avons aucun indice sur l’origine de cette famille dont les membres n’apparaissent pas sur la liste nominative des captifs établie en 179810. Elle aurait été amenée à Tunis après cette date. Le croisement d’informations émanant de plusieurs sources permet d’en reconstituer la composition. Salvador, le père, et Maria, la mère, ont huit enfants : six filles – deux aînées (Chicha et Nina) et quatre cadettes (Rosa, Angela, Oliva et Marianna) – et deux garçons (Giovanni et Antonio). Mais, ils vivent dispersés en trois endroits différents. Maria et ses filles habitent au palais du Bardo, dans le sérail. Salvador et son fils Giovanni vivent entre le palais et la ferme située dans les environs immédiats de Tunis, près du quartier Bab Swika, au nord de la ville. Quant au jeune Antonio, il est séparé de sa famille, bien que vivant au Bardo dans l’intimité du prince.

5 En même temps que les Salvador, les registres de comptabilité mentionnent les noms, prénoms ou surnoms d’autres captifs chrétiens, tout en indiquant leurs fonctions lorsqu’ils ont accédé à des charges considérées comme importantes, au palais ou à la

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ferme. De temps à autre, nous trouvons des allusions concernant leurs rapports avec la famille du prince, et avec les Salvador. Parmi ces personnages, une femme appelée « Mamma » réside au Bardo à côté de Maria. Elle est mentionnée, dès joumada II 1228 H. (juin 1813), comme ayant besoin d’une assistance médicale quotidienne : elle meurt le 27 décembre 1815. Citons également un dénommé Louis, gardien du magasin (guardagolfa ou guardagorfa) et responsable des achats destinés à la famille (mai 1815). D’autres captifs sont ponctuellement cités, tels que le génois Peters, Francisco ou Jean11. Parmi les chrétiens qui entrent en relation avec Ismaïl bey et ses domestiques, un certain Rafael occupe la charge de bachqzaq (basucosacco)12. Il s’agit vraisemblablement de Rafael Esposito de Meta13, placé au service de Mahmoud Bey et qui entretient des rapports étroits avec Salvador dont il devait épouser la fille Nina.

6 En général, les captifs chrétiens vivent rassemblés au Bardo, dans une maison indépendante ; mais nous ne savons pas si ce lieu est réservé aux captifs d’Ismaïl ou à tous les esclaves du palais. De même, nous ne pouvons pas affirmer qu’il existe une séparation entre les domestiques et les captifs voués aux travaux publics. Le constat que les captifs n’ont pas le même statut social dans la maisonnée du prince, comme à la cour beylicale du début du xixe siècle, incite à s’interroger sur l’ambiguïté des catégories de captifs, et des serviteurs de façon générale14.

7 À côté des captifs européens nous trouvons un groupe composé d’esclaves noirs et de serviteurs indigènes. Leur nombre est variable selon les saisons et les besoins des travaux des champs. Parmi eux, se distinguent les permanents qui vivent soit au palais, soit dans les fermes. Le registre, mentionne aussi des eunuques ou de jeunes esclaves noirs qui font le lien entre la sphère féminine du harem et le monde extérieur. Ces esclaves noirs qui sont désignés par le terme wassif 15 (pour les hommes) et wassifa (pour les femmes), sont répartis entre le palais et les fermes et sont au service de toute personne ayant une responsabilité dans la maisonnée. D’autres domestiques d’Ismaïl ont été recrutés aussi bien parmi les citadins que parmi les gens de la campagne : il peut s’agir de familles entières, réparties entre Le Bardo, les fermes et la ville de Tunis. Certains d’entre eux sont signalés dans les registres de comptabilité lorsqu’ils escortent la femme d’Ismaïl Bey lors de ses promenades printanières et estivales, ou lors des visites faites aux saints de Tunis et de ses environs.

8 Au palais, le nombre de femmes s’élève à environ vingt-deux personnes, avant décembre 181516, sans compter les esclaves noires. En dehors de Maria et ses filles, nous ne trouvons qu’une seule esclave blanche (ou odalisque) dans le harem d’Ismaïl. Maria qui bénéficie d’un logement indépendant (beitMaria), ainsi que d’une résidence à la ferme, est traitée comme toute femme libre au service du prince et de sa famille. Cette indépendance est, en elle-même, un indice significatif de son bon positionnement social. Parmi les domestiques masculins, nous remarquons deux mamelouks (avec femmes et enfants)17 responsablesdes affaires du prince : procureurs des recettes et dépenses du prince, ils ont sous leurs ordres des responsables locaux dans chaque ferme ou grand domaine rural qui emploie une multitude de travailleurs permanents ou saisonniers. Des juifs tunisiens et livournais servent enfin d’intermédiaires entre le sérail et les fournisseurs des produits de luxe européens. Ils sont aussi orfèvres, bijoutiers, joailliers, voire médecins.

9 De cette mosaïque de serviteurs aux différentes origines, se dégage une organisation fortement inspirée du modèle beylical : chaque maisonnée constitue une formation sociale hiérarchisée, construite à partir de relations d’interdépendance18. Cet

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ordonnancement est régi par plusieurs paramètres : la place de chaque groupe de serviteurs au sein de la maisonnée ; le poids de chaque individu dans son groupe ; la fonction de chacun d’entre eux par rapport aux besoins du maître. Outre la hiérarchie des gratifications liées aux différentes charges et statuts, de la plus ou moins grande proximité qui en découle avec le chef de la maisonnée, la résidence nous semble être un critère important de différenciation au sein du groupe des esclaves du palais.Pour obtenir ses faveurs, chaque individu composant ce microcosme social cherche à mettre en valeur des qualités personnelles qui répondent aux aspirations du prince.

Le travail : facteur d’intégration sociale ?

10 Comment fonctionne le système des faveurs dans les sphères de proximité du prince ? Et dans quelle mesure le travail des captifs leur offre un moyen de s’insérer dans les cercles du pouvoir, à titre individuel ou collectif19 ? En tant que chef de sa maisonnée, le prince subvient aux besoins vestimentaires, alimentaires et sanitaires de sa famille et de ses serviteurs. Selon leur nature et leur montant, ces dépenses nous renseignent sur le rang des bénéficiaires.Le mamelouk Slim ne gère pas seulement les dépenses de la maisonnée, mais aussi les recettes provenant d’activités économiques et commerciales, ainsi que le salaire mensuel du prince, ceux des trois mamelouks et les gratifications saisonnières (thamra) fournies par le beylik. En comparant cette comptabilité privée avec celle du palais beylical, nous sommes frappés par leur ressemblance20 : ces rétributions s’expliquent non seulement par le degré de proximité d’un captif avec la personne du prince, mais aussi par l’utilité du travail ou du service dont il a la charge. Trois types de dépenses sont identifiés dans les registres de comptabilité d’Ismaïl bey : des salaires fixes mensuels, des gratifications extraordinaires de montants variables et des dépenses occasionnelles. Certaines personnes peuvent recevoir un ou plusieurs types de versement. Ainsi, la femme du prince, son coiffeur et une partie de la main- d’œuvre agricole libre reçoivent un salaire fixe mensuel. Les autres personnes bénéficient d’obligations et de gratifications. Grâce à la ventilation des dépenses et des fonctions qui s’y rattachent, nous avons pu reconstituer la plupart des tâches dévolues aux membres de la famille Salvador, ainsi que leurs positions dans la hiérarchie de la maisonnée et dans les espaces qui en dépendent.

11 En qualité de bachqzaq (basucosacco) d’Ismaïl bey, le père occupe une position sociale élevée. Sa responsabilité l’oblige à côtoyer les captifs du prince et tous ses serviteurs sur leurs lieux de travail, soit au palais, soit dans les fermes. Il joue donc un rôle d’intermédiaire, régulièrement en contact avec les deux mamelouks Slim et Zouhir. Néanmoins, sa femme semble être le pivot du groupe familial et ses enfants sont le plus souvent identifiés par rapport à leur mère : « Giovanni, fils de Maria », « les filles de Maria », « Nina, fille de Maria », etc. Dans ce réseau complexe de relations hiérarchiques fluctuantes, la femme de Salvador qui vit dans le harem, occupe une place à part. Cette sphère domestique serait-elle plus importante que les autres pour négocier une position sociale respectable ?

12 Parfois identifiée comme « la femme du basucosacco », Maria est surtout qualifiée de comangia, c’est-à-dire de responsable de l’approvisionnement des différentes cuisines, soit au palais du Bardo, soit au sein de la résidence du prince Ismaïl, ou encore à la ferme. Sa position reflète une forte proximité avec le prince et une grande insertion à la cour beylicale et dans les maisonnées qui la composent. Son cas semble correspondre

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à ce que développe Alessandro Stella à propos de certaines sociétés méditerranéennes où les domestiques femmes, libres ou esclaves, occupent une place plus élevée dans la hiérarchie sociale qu’un domestique homme, libre ou esclave21. Nous avons vu que l’expression « la maison/famille de Maria » indique qu’elle dispose d’un logement indépendant22 où elle habite vraisemblablement avec ses filles, notamment les quatre plus jeunes. De plus, ses visites à la ferme sont très fréquentes. Elle s’y rend souvent avec Ismaïl bey lors des différentes saisons agricoles et une chambre lui est réservée, avec tout un mobilier luxueux, comparé à celui des autres serviteurs. Par exemple, elle dispose d’une armoire à clefs et d’un lit pourvu d’une moustiquaire. Elle semble bien avoir été la maîtresse effective de la ferme.

13 La place particulière qu’occupe Maria transparaît également à travers les gratifications qu’elle perçoit, qui sont équivalentes (et parfois supérieures) à celles de l’épouse d’Ismaïl. Cela lui donne la possibilité d’octroyer, à son tour, des gratifications aux serviteurs qui dépendent d’elle. Plusieurs indications dans les registres permettent de voir en elle plus une maîtresse de maison libre qu’une captive. Elle passait tout l’été à la ferme à côte de son fils et de son mari comme la première responsable des lieux. Elle partageait avec Ismaïl ses divertissements hebdomadaires à la ferme, recevant sa part de liqueurs. En parallèle, elle fréquentait la station thermale de Hammam-lif, accompagnait la femme du bey lors des visites aux mausolées des saints de La Marsa, de Sidi Bou Saïd ou de Saïda Mannoubia, non loin du Bardo. Maria était même conviée aux cérémonies et fêtes de la famille beylicale et de ses serviteurs. Si son statut juridique ne permet pas de la mettre sur le même pied d’égalité que la femme d’Ismaïl bey, la comparaison est possible avec l’odalisque Zaineb. En dépit du fait que cette dernière soit musulmane et soit très appréciée par le couple princier, Maria, demeurée chrétienne, aurait été la favorite d’Ismaïl. Cela explique qu’elle ait pu faire venir d’Europe à Tunis un frère qui n’est pas captif23.

14 En tant qu’aîné des enfants, « Giovanni, fils de Salvador » semble, quant à lui, avoir été le bras droit de son père. Il l’accompagne dans ses déplacements entre le Bardo et les fermes du prince ; et, comme son père, il a droit à un cheval pour se déplacer24. De ce fait, il est aussi bien implanté dans le milieu des captifs chrétiens que dans celui des serviteurs musulmans : en particulier, il participe aux cérémonies de stanbali des esclaves noirs25. Sans aucun doute, sa conversion à l’islam en avril 1815 aura amélioré sa position matérielle et hiérarchique26 au sein de la maisonnée et transformé ses rapports avec la cour du Bardo. Une fois renommé « Mustapha, fils de Salvador », il peut, selon les lois du palais, passer du corps des captifs chrétiens au corps des mamelouks.

15 L’itinéraire de son frère Antonio est plus difficile à cerner. Il est toujours nommé séparément, sans rattachement à ses parents et a toujours été mieux servi que son frère au niveau des gratifications vestimentaires. Est-ce en rapport avec une charge particulière qui requiert élégance et prestige ? En 1816, notamment, il reçoit du prince trois costumes garnis d’argent27. Ce type de vêtement rappelle le corps des kazak, celui des serviteurs chrétiens du palais employés comme valet de chambre ou garde-robe. Antonio est aussi enregistré comme donateur d’une gratification au profit de Mohamed Ramondo, gendre du prince Ismaïl.

16 En résumé, les fonctions confiées aux Salvador les placent dans le cercle des serviteurs de confiance. Les trois sphères où ils évoluent, le harem, le palais et la ferme leur assurent une grande proximité avec Ismaïl Bey qui leur accorde les privilèges dont

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bénéficient les hommes libres ou les mamelouks les plus en vue à la cour beylicale : seul le port des armes leur est interdit. La satisfaction qu’ils donnent dans l’exercice des différentes charges qu’ils assument est à l’origine de leur aisance matérielle.

17 Les largesses du prince à l’égard des Salvador sont exceptionnelles, sur le plan économique. Dès 1812 (1227 H.), Ismaïl donne une terre en fermage à Nina, la deuxième fille de Salvador et Maria. L’année suivant, le père bénéficie de « la location de deux machias28 que notre seigneur lui a données au mois de ramadhan 1228 H [septembre 1813] »29. Il s’agit d’un henchir30 de cultures irriguées, de 20 hectares environ, situé à Bejaoua, dans l’arrière-pays de Tunis. En 1814, Maria, la favorite, reçoit aussi en fermage, en partenariat avec son mari, trois machias, soit 30 hectares environ. En 1816, elle bénéficie à titre personnel de la location de « trois machias faisant partie de l’henchir de Bejaoua ». Son fils Giovanni reçoit le fermage d’une parcelle du même domaine. Ces largesses ne font qu’accorder au chef de famille et à ses proches plus de considération dans le sérail.

Les aléas d’une « proximité » imposée ou recherchée

18 La place que la famille Salvador occupe dans la maisonnée d’Ismaïl bey s’éclaire autrement quand on l’examine d’un point de vue matrimonial. En juillet-août 1814, l’écrivain Slim qualifie Salvador et Maria de « beaux-parents du prince »31. Ce qualificatif désigne moins une union juridique qu’un concubinage, car il n’y a aucune trace de mariage entre Ismaïl et Nina, pas plus que d’une conversion à l’islam qui conditionne les mariages princiers avec des chrétiennes. Cette situation de fait est connue de ses proches et des serviteurs puisque Nina a une place particulière dans la hiérarchie et la valeur des gratifications consignées dans les registres : elle reçoit plus d’argent, de bijoux, tissus et vêtements de qualité que ses autres sœurs, et même plus que certaines femmes libres de la famille du prince. Nous apprenons qu’en 1812, Nina est la mère d’un enfant dont on ignore qui est le père et qui n’est pas mentionné à l’arrivée de la famille. C’est aussi la même année qu’elle reçoit une terre en fermage. Ce faisceau de présomptions donne un caractère « matrimonial » aux rapports de la famille avec le prince. Toutefois, un lien de concubinage n’exclut nullement les devoirs imposés à tout captif : obéissance et fidélité au maître. Le respect des normes ayant cours dans le sérail explique également le changement survenu en 1814, à savoir la rupture du concubinage entre le prince et Nina. Le mode de vie excentrique d’Ismaïl avait provoqué les réticences de Youssef Sahib Al Taba’ à son égard. Selon le ministre « garde du sceau », la réputation sulfureuse du prince aurait pu entacher le prestige des fonctions auxquelles il peut prétendre depuis l’avènement de son frère Mahmoud. En bon maître de maisonnée, Ismaïl se préoccupe alors de l’avenir de ses gens. En mai 1815, il marie Nina à Rafael, le bachqazaq du nouveau bey. Pour faciliter ce placement, le nouveau bey du camp offre 3 200 piastres à l’époux de son ancienne concubine. En septembre de la même année, Nina reçoit à son tour 2 538 piastres, à titre de gratification. En janvier 1816, elle accouche d’un autre enfant dont le père semble bien être Rafael, bien que ce soit Ismaïl qui paye les émoluments de la sage-femme32. Le prince prend aussi en charge toutes les dépenses vestimentaires du nouveau-né et de sa mère. La protection du maître de la maisonnée s’est donc poursuivie jusqu’à sa disparition en octobre 1816. Ce n’est peut être pas un hasard si Giovanni se convertit à la religion musulmane en 1815, ce qui le fait passer dans le groupe des mamelouks du

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palais. Après la mort d’Ismaïl, le mariage de Nina avec Rafael est, en soi, une autre clé d’ancrage dans le pays.

Conclusion

19 Les Salvador ne semblent pas avoir cherché à se racheter pour rentrer en Chrétienté. Ils ont essayé de se doter de moyens matériels et symboliques pour s’ancrer dans le pays, mais leur créolisation n’a pu se faire en dehors de la sphère des captifs chrétiens du palais et des mamelouks du sérail. Le cas de cette famille chrétienne dont nous avons pu reconstituer à grands traits le cheminement sur près de deux décennies, met en évidence les mécanismes, mais aussi les limites de l’intégration des captifs dans la société locale. La fidélité au maître reste la clé de sa pérennité. Nous avons vu que la logique de la dépendance implique des devoirs qui appellent, à leur tour, le droit à la protection. De fait, la maisonnée d’Ismaïl bey constitue un échantillon représentatif de ce qu’était la « société de cour » du Bardo. Toute autonomie, voire toute autorité, acquise par un captif du palais beylical est conditionnée par le degré de proximité envers le maître des lieux et par l’utilité qu’il peut avoir. Les devoirs peuvent aller jusqu’à l’offrande corporelle et les droits jusqu’aux liens matrimoniaux. Proximité, concubinage et mariages : peut-on vraiment parler d’« intégration » dans un cadre d’une dépendance personnelle ?

NOTES

1. . Laugier de Tassy, Histoire du royaume d’Alger avec l’État présent de son gouvernement, de ses forces de terre et de mer et de ses revenus, police, justice, politique et commerce, Amsterdam, Henri Du Sauzet, 1725, p. 278. 2. . Le Roy, État général et particulier du royaume et de la ville d’Alger, de son gouvernement, de ses terres et de mer, revenus, justice, police, commerce, politique et auquel on a joint quelques pièces aussi authentiques que rares et intéressantes, La Haye, Antoine Van Dole, 1750, p. 122. 3. . Archives Nationales de Tunisie (désormais ANT), registres n° 2165 et 2254 : chaque folio est divisé en trois colonnes nous informant du montant des dépenses, de l’objet de la sortie d’argent et du bénéficiaire. 4. . L’histoire personnelle de quelques captifs est connue, mais les informations collectées sur une famille entière sont rares. 5. . Le langage des acteurs transcrit par les registres et des documents d’archives, montre que le terme « chrétien » désigne un captif de la course, tandis que le terme « roumi » désigne un Européen en général. 6. . Pierre Bourdieu, « La représentation de la position sociale », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 52-53, juin 1984, p. 14-15. Voir aussi : Jean-François Blin, Représentations, pratiques et identités professionnelles, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 73. 7. . Mohamed Faouzi Mosteghanemi, La cour du Bardo au temps de Hammouda Pacha (1782-1814), Thèse de doctorat, Faculté des Sciences humaines et sociales de Tunis, 2007, p. 52 sq. 8. . ANT, registre n° 2254, f. 65.

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9. . ANT, registre n° 2254, f. 70. 10. . ANT, carton 185, dossier 1055 bis. 11. . Il ne s’agit pas du fils de Maria car nous savons que « Jean, fils de Maria » (Giovanni) s’est converti à l’islam en avril 1815. 12. . Chef des domestiques chrétiens vivant au palais beylical ou placés aux services d’un prince, et désignés par le terme de « kasak ». En revanche, ceux qui travaillent sur les chantiers ou dans les fermes des beys (travaux publics) sont désignés par l’expression : « les chrétiens de notre seigneur ». 13. . Meta est une commune de la province de Naples (Campanie). 14. . Simona Cerutti, Étrangers : étude d’une condition d’incertitude dans une société d’Ancien Régime, Montrouge, Bayard, 2012. Voir aussi : Alessandro Stella, « Classe, genre, âge. Les déclinaisons de la dépendance rencontrées par un historien », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques [En ligne], 40 | 2007, mis en ligne le 12 octobre 2011, consulté le 15 août 2012. URL : http://ccrh.revues.org/3334 ; DOI : 10.4000/ccrh.3334. 15. . Ce mot peu se traduire par « compagnon » ou par « noir » dans la langue parlée de Tunisie. 16. . Date de la mort d’Angela (18 décembre 1815) et de Mamma (27 décembre 1815). 17. . Sliman, un troisième mamelouk, est tué le 20 décembre 1814, la nuit de la révolte et de l’assassinat d’Uthman Bey. 18. . Norbert Elias, La société de cour, Paris, Flammarion, 1985, p. 19. 19. . Henri Volken, « Phonons sociaux : entre l’individuel et le collectif », Revue européenne des sciences sociales [en ligne], XLVI-141/2008, mis en ligne en mai 2011, consulté le 21 août 2012. URL : http://ress.revues.org ; DOI : 10.4000/ress154. 20. . Mohamed Faouzi Mosteghanemi, La cour du Bardo…, op. cit., p. 487. 21. . AlessandroStella, « Classe, genre, âge… », art. cit. 22. . ANT, registre n° 2254, f. 3. 23. . Ce frère est mentionné en mai-juin 1816, sans autre indication de nom ou de statut. 24. . ANT, registre n° 2254, f. 6. 25. . « Sorte de fête à laquelle se livrent des noirs tunisiens et où se mêlent danse et sons instrumentaux à un rythme effréné ». Sadok Rezgui, Les chants tunisiens, Tunis, Maison tunisienne de l’édition (MTE), 1989, p. 400. 26. . Bartolomé Bennassar, « Conversion ou reniement ? Modalité d’une adhésion ambiguë des chrétiens à l’islam (xvie-xviie siècle) », Annales ESC,n° 6, novembre-décembre 1988, p. 1349-1366. 27. . ANT, registre n° 2254,f. 81. 28. . Unité de superficie, le machia équivaut à 10 hectares. 29. . ANT, registre n° 2254, f. 7. 30. . Un henchir est un grand domaine agricole. 31. . ANT, registre n° 2254, f. 36. 32. . ANT, registre n° 2254, f. 92.

RÉSUMÉS

À travers l’histoire d’une famille de captifs en Tunisie au début du xixe siècle, reconstituée à partir de deux registres de dépenses, cet article retrace le positionnement social des captifs au sein d’une famille princière et le processus de leur intégration. L’organisation de la maisonnée,

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les qualités personnelles des acteurs et la proximité du prince apparaissent comme des moyens importants de négociation pour une meilleure position sociale.

This paper explores the history of a family held captive in Tunisia in the early nineteenth century. Using documents from two expense registers, we describe the social position of captives within a princely family and their integration process. We focus on actors’ personal qualities and their proximity to the prince as a means of negotiating a better social position.

INDEX

Mots-clés : captif, maisonnée, intégration, dépendance, négociation Keywords : captives, household, integration, dependence, negotiation

AUTEUR

MOHAMED FAOUZI MOSTEGHANEMI

Mohamed Faouzi Mosteghanemi est maître assistant en histoire à la faculté des lettres et des sciences humaines de Kairouan. Il est spécialiste de l’histoire des institutions hussaynites à l’époque moderne. Il a soutenu une thèse sur « Le palais de Bardo au temps de Hammouda Pacha 1782-1814 » (texte en arabe), à la faculté des sciences humaines et sociales de Tunis en 2007. Il est l’auteur de « Al-takmil et al-mudhayyal, deux nouvelles œuvres de Sghayyar b.Yûsuf » (texte en arabe), dans Itinéraire d’un historien et d’une historiographie, Mélanges de Dirasset offerts à Mohamed-Hédi Chérif, Tunis, Centre de publications universitaire, 2008, p. 71-94.

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Mustapha Ben Hamza, un captif de la course dans la régence de Tunis : de la servitude au monde des affaires (fin XVIIIe- début XIXe siècle)

Mehdi Jerad

1 La course constituait, au XVIIIe siècle, une source non négligeable en matière d’approvisionnement des marchés tunisiens en « butins humains ». Ces hommes étaient souvent capturés jeunes dans les contrées européennes et asiatiques1, puis réduits en servitude. Néanmoins, dans certains cas, la reconquête de la liberté était possible2. La conversion à l’islam était un moyen pour atteindre cet objectif. Cependant, l’adoption de la religion musulmane était-elle suffisante pour s’intégrer dans la société locale ? Comment ces convertis étaient-ils perçus par le corps social, quel était leur statut juridique ?

2 Les fonds de documents fiscaux du Matjar (commerce) conservés aux Archives Nationales de Tunisie, d’une part, et les documents juridiques des Habous (biens de mainmorte ou waqf)3 conservés aux Archives des Domaines de l’État, d’autre part, permettent de reconstituer les conditions de capture et de saisir les modes d’affranchissement, mais également de mettre en lumière les droits dont jouissaient les « esclaves » dans la régence de Tunis. Notre contribution présente le cas de Mustapha Ben Hamza, captif à Tunis entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, et la manière dont il a trouvé sa place dans la société locale.

La question de l’origine d’un converti

3 Reconstituer les conditions de captivité de Mustapha Ben Hamza est une tâche difficile, car les données sont lacunaires. Nous savons qu’il faisait partie d’une prise faite par les

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bateaux corsaires du bey vers 1778-17804. Détenu au palais du Bardo, ce captif se convertit à l’islam sous le prénom (ism) de Mustapha. Le bey l’avait offert à la famille Ben Hamza. Il était courant que le bey offre une partie de son quota de captifs à des particuliers. Au moment où la famille Ben Hamza avait récupéré ce captif, il était encore « esclave » et sans fonction. Force est de constater que l’association du sérail avec la maisonnée d’un notable du Makhzen n’était pas toujours volontaire. Elle pouvait être initiée par les beys, qui répartissaient entre leurs affidés les prises humaines de raids maritimes5. Par ailleurs,les documents d’archives, qui ne donnent des informations sur les mamelouks qu’à partir de leur conversion ou au début de leur carrière, ne disent plus rien de lui. L’origine géographique (nisba) du converti disparaît aussi après une alliance matrimoniale. En 1783, Mustapha Ben Hamza est mentionné en tant que kahia (lieutenant) de l’ udha-bashi Hassouna Ben Guebrane 6, le chef de chambrée qui commandait les mamelouks des vestibules7. Un an plus tard, lui-même occupe la fonction d’udha-bashi al-Mamalik8. Ce dernier devait surveiller le palais du Bardo et assurer la sécurité de la personne du bey et de sa famille. Ayant accédé à une telle responsabilité au bout de quelques années de captivité, nous pouvons en déduire qu’il a été capturé à l’âge de vingt ou vingt-cinq ans. Toujours selon les documents d’archives, en 1780, deux grands mamelouks (al-mamalik al-kibar ou mamelouks du vestibule)9 qui portent le prénomde Mustapha reçoivent chacun 20 piastres de gratification (thamra). L’un d’eux pourrait être notre personnage.

4 Au début des années 1780 également, après sa conversion à l’islam, il se marie avec la fille ou la sœur de Radhouane Ben Hamza10, l’un des représentants commerciaux (wakil)au Levant du ministre Youssef Khodja Saheb Ettabâa. C’est sous ce patronyme que Mustapha fait carrière auprès du bey Hammouda Pacha (1782-1814), tout en restant rattaché et identifié par son nom, à son premier maître. Cette nouvelle filiation était tolérée par la relation de patronage (walâ’) entre le bey et ses serviteurs11. Cependant, c’est le mariage avec une femme Ben Hamza qui lui permet de s’affranchir. L’islamisation étant la condition obligatoire pour cette alliance, elle l’introduit dans la communauté musulmane. Cependant, l’affranchi islamisé n’est pas considéré comme un « horr », c’est-à-dire « libre », un homme franc. La « liberté » s’entend par opposition à « l’esclavage » (« alabd » et « alubudiyya », c’est-à-dire « l’esclave » et « l’esclavage »). L’affranchi doit attendre quelques générations pour faire oublier ses origines et que sa descendance soit considérée comme « libre ». Un document datant du 2 décembre 1794, renfermant la liste des personnes bénéficiant de gratifications au sein de la mehalla (camp), signale que Mustapha Ben Hamza fait partie des mamelouks les plus considérés du sérail12.

5 En ce qui concerne son origine géographique, les documents habous le qualifient de « ilj » (non musulman converti à l’islam)13 et d’hanafite. Le premier indice renvoie le plus souvent à des captifs originaires de Méditerranée occidentale ou parfois de provinces européennes de l’Empire ottoman. Le second indice, son appartenance hanafite14 et sa maîtrise de la langue turque15, milite pour une origine orientale, probablement géorgienne. En effet, l’affaire d’un mamelouk géorgien au service de Hammouda Pacha, relatée par le chroniqueur Ben Dhiaf, atteste de liens affectifs entre le mamelouk et son maître et nous apporte des éclaircissements précieux. Après la mort de Hammouda Pacha, Slim Khodja, d’origine géorgienne, ne put retenir ses larmes en voyant Uthman Bey siéger à la place de son maître. Il demanda à quitter le palais et ce fut Abu Nukhba Mustapha Ben Hamza qui l’accueillit dans sa maison16. Selon un autre document daté du

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21 octobre 1794, Mustapha fut chargé d’apporter une tenue à un mamelouk nouvellement converti, aussi d’origine géorgienne17. De même que son réseau au sérail, les alliances matrimoniales de ses descendants avec certaines familles accréditent son origine orientale.

Privilèges et fonctions d’un mamelouk du vestibule

6 Les registres des dépenses et des recettes du beylik montrent que Mustapha, à l’instar des grands mamelouks et des membres de la famille beylicale, recevait des gratifications, des provisions et fournitures domestiques qualifiées de shahriyyat ou mensualités18. Ainsi, la liste des dépenses de l’année 1809 comprend des tadhkirât (quittances de frais ou bons) pour la cuisine du bey, la maison des ulémas, le bayt khaznadar, les bawwabs (portiers), et pour Mustapha Ben Hamza19. De façon générale, si les traitements proprement dits de ces mamelouks étaient modiques (trois piastres à la fin du XVIIIe siècle), on leur versait une gratification non négligeable de 50 piastres20. En plus, ils recevaient habituellement un manteau, à l’instar du personnel beylical21. En août 1801, Mustapha Ben Hamza était chargé de distribuer, à son tour, des gratifications aux mamelouks22. Son intégration peut s’expliquer également par des compétences indéniables, linguistiques et professionnelles, qui inspirèrent confiance à ses maîtres. Outre sa parfaite maîtrise du turc, il semble avoir été formé aux métiers des armes. Il fut nommé lieutenant. À côté de ses attributions d’udha-bashi et de chef de la garde (‘assa), il fut chargé d’acheter des munitions pour l’État : des bombes en 178623 et, en 1794, de la graisse fondue pour les canons, ainsi que des plateaux métalliques pour la fabrication des fusils. Sa nomination en qualité d’intendant de la poudrière du camp(wakil khaznet al-barud bi al-mahalla)24 confirme ses hautes compétences techniques. À ce titre, il contrôlait les stocks des fusils et des armes de l’entrepôt. Vers la fin des années 1780, le bey lui confia la responsabilité de diriger un chantier visant à désensabler le bordj de La Goulette25.

L’intégration à la société locale d’un captif « tunisifié » et ses limites

7 Mustapha Ben Hamza apparaît dans nos documents plus comme un affranchi que comme un captif. Sa conversion à l’islam l’a fait changer de catégorie parmi les serviteurs. Un document habous, datant de 1867, le qualifie de la façon suivante : « Mustapha Ben Abdallah min [issu des] al-‘alaj [islamisés] ourifa [connu sous le nom de] Ben Hamza udha-bashi mamalik bardou al-Maamour [de l’opulent palais du Bardo] ». Le personnage semble avoir acquis un nouveau statut social26. Ce document est important, non seulement parce qu’il précise la nouvelle identité de ce mamelouk, mais aussi et surtout parce qu’il révèle que, d’un point de vue juridique, le captif devait porter, fût-ce symboliquement, le sceau de la servitude même s’il jouissait, sur le plan social, de presque tous les droits d’un homme libre. Ainsi, malgré sa conversion et son mariage avec une fille de la famille Ben Hamza, Mustapha était toujours considéré, au milieu du XIXe siècle, comme un dépendant, ce qui reflète une profonde inégalité et les limites de son intégration au sein de la famille Ben Hamza et au sein de la société citadine.

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8 Les discours des principaux acteurs sociaux regorgent de termes permettant d’avoir une idée précise sur la façon dont la société locale de l’époque appréhendait les captifs affranchis. Nous trouvons, par exemple, quelques formules élogieuses des beys précédant l’ism ou prénom telles que « Muhibbu-nâ » (notre dévoué) Mustapha Ben Hamza27. Ce qualificatif montre bien que son titulaire est un familier influent, inséré dans les rouages du pouvoir. La possibilité de frayer avec le bey et la cour est un privilège dont le vocabulaire archivistique souligne la valeur, la faculté d’entrer en contact avec le bey et l’influence sociale allant de pair28. Le deuxième terme employé pour qualifier ce mamelouk est le titre de Sî, forme abrégée de Sayyid qui est une marque de politesse et de déférence associée à la fonction ou au statut d’une personne. Nous le retrouvons d’ailleurs dans les sources archivistiques de la période ottomane29. L’historienne Isabelle Grangaud a suivi l’usage et l’évolution de ce titre à Constantine. Elle remarque que son usage n’était pas l’apanage de la caste politique ou religieuse et qu’il est devenu progressivement populaire, surtout aux XVIIIe et XIXe siècles. Elle précise également que ce tournant onomastique est le signe de mutations plus profondes liées à la défense ou à la revendication de privilèges associés à l’appartenance locale30 d’une élite urbaine d’origine ottomane installée dans la régence d’Alger depuis longtemps. En ce qui concerne la régence de Tunis, nous voyons que le titre de Sî fut l’apanage des hauts dignitaires politico-militaires, ainsi que celui d’un certain nombre de mamelouks vivant dans le pays depuis plusieurs décennies. Parmi ces mamelouks « tunisifiés », nous trouvons Sî Mustapha Arnaout, Sî Ahmed Djeziri Agha, Sî Mustapha Ben Hamza, Sî Ali Spagnoul, etc.31. Accolé à l’ism du mamelouk, ce titre traduit son enracinement dans le tissu social urbain. Il reflète aussi un certain état d’esprit qui met sur le même pied d’égalité les mamelouks affranchis et les hommes libres.

9 Un autre signe d’enracinement au sein de la cour et dans la régence de Tunis, est l’adjonction à l’ism d’un qualificatif ou kuniya. La lecture attentive du livre du chroniqueur Ben Dhiaf permet de mieux saisir l’inscription sociale de Mustapha, qualifié en 1795 d’« Abu Nukhba Mustapha Ben Hamza »32. Ce qualificatif qui restitue une relation de paternité, indiquerait aussi, concrètement, l’affranchissement du mamelouk et son insertion dans la famille du protecteur33. Celui qui porte cette particule a pu bénéficier d’une manumission et fonder sa propre famille.

10 Après sa conversion à l’islam, Mustapha Ben Hamza jouissait de certains privilèges en tant qu’agent de l’État et serviteur du Makhzen. Nommé udha-bashi al-Mamalik au début du règne de Hammouda Pacha, il supervisa, à ce titre, l’opération de conversion des mamelouks. En 1786, deux mamelouks dont l’un était artilleur, canonnier d’origine française34 se convertirent à l’islam sous son contrôle. Mustapha devait reprendre ce poste en 1831-1832, mais à la tête des mamelouks du vestibule, sous le règne de Hassine bey35. Entre temps, il avait acquis le droit de se déplacer librement, en dehors du palais, tout en préservant ses relations avec la cour beylicale. Vers la fin du XVIIIe siècle, sa carrière avait pris de l’importance puisqu’il lui fut confié la responsabilité de représenter diplomatiquement le bey à Constantinople, à Alger et dans la régence de Tripoli, offrant des présents36 en son nom. Dans la première décennie du XIXe siècle, Mustapha élargit ses activités au domaine commercial et parvint à y associer son fils Ali37. Il est vraisemblable que cette entrée dans le monde des affaires ait été facilitée par son gendre Radhouane Ben Hamza, l’un des wakils du ministre Youssef Khodja Saheb Ettabâa : en tant que son représentant commercial au Levant, Radhouane se rendait souvent à Smyrne38 et dans d’autres places commerciales pour faire le commerce des

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chéchias. Mustapha Ben Hamza, quant à lui, dirigea des opérations commerciales pour le compte du bey : notamment, il exporta du blé à destination de l’Espagne et de Raguse au début du XIXe siècle39, tout en gérant les affaires personnelles du bey à Alger. L’engouement de ce mamelouk pour les activités commerciales se traduisit par l’acquisition de la wakala (régie ou intendance pour le gouvernement) de Tebourba et de Testour, entre 1791 et 1804, afin de diriger la collecte de la récolte des olives dans ces localités40. L’année suivante, en 1805, il fut désigné comme caïd de Tebourba41.

11 Autre preuve de l’inscription géographique du mamelouk dans la régence, il réussit à nouer des relations avec la famille Ben Ayed, une des plus grandes familles de fermiers des impôts de la fin du siècle. Ainsi, en 1797-1798, il fut chargé de réparer les pressoirs de Tebourba dont le propriétaire était l’un de leurs descendants42. De même, on lui confia la mission d’apporter des tenues pour les mamelouks et de contrôler certains chantiers beylicaux. L’intégration par le mariage, souvent voulue par le maître qui accueillait le néo-musulman au sein de sa famille43 constituait parfois une aubaine pour le captif affranchi44, puisqu’il avait la possibilité de fonder sa propre famille, et de léguer son patronyme. Ce fut le cas de Mustapha Ben Hamza.

Arbre généalogique de la famille de Mustapha Ben Hamza au XIX e siècle45

12 Nous n’avons aucune information sur les descendants des deux filles de Mahmoud Ben Hamza, alors que nous savons que son fils Ali a eu un fils qui porte le même prénom et qui avait deux épouses et dix enfants. De la première, Aicha Bent (fille) Othman al- Khayati, il a eu sept enfants, quatre garçons (Mohamed, Slim, Mustapha, Ahmed) et trois filles (Fatma Hlima et Khadouja). De la seconde épouse, Khaizourana, il engendra Mahmoud et deux filles, Zleikha et Mna.

13 Il ressort de son arbre généalogique que les descendants de Mustapha Ben Hamza contractèrent des alliances matrimoniales avec des familles tunisoises ou avec des

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familles allogènes. La facilité avec laquelle ce mamelouk s’est intégré à la ville de Tunis paraît surprenante : il y était perçu comme un homme libre (horr), jouissant des mêmes libertés que les autres hommes libres. Un document datant de 180646 confirme que Mustapha Ben Hamza, Soliman Kahia et d’autres captifs étaient assimilés à des « Tunisiens » (touanssa) et non à des mamelouks. En revanche, en 1831-1832, soit plus de cinquante années après l’arrivée de leur grand-père à Tunis, les petits-enfants de Mustapha Ben Hamza (Ali, Slim et Mohamed) sont encore qualifiés de « mamelouks du vestibule »47. Mustapha n’a donc pas pu transmettre son rang à ses descendants ni son statut social48. Son intégration sociale n’a pas été achevée.

14 Par ailleurs, Mustapha Ben Hamza amassa une fortune dont il put faire bénéficier, en partie, ses descendants. Il possédait six boutiques, un uluw (étage d’une construction à entrée indépendante) et un makhzen (magasin) situés à l’intérieur de la ville de Tunis, près du souk al-Cheberlia, jouxtant la maison de famille de son maître Ben Hamza. Nous ignorons cependant quand et comment il put acquérir ces biens immobiliers. Mais, ce qui nous semble le plus important, est la capacité de Mustapha à fonder une maisonnée et à acquérir des biens au sein même de la capitale tunisienne, ce qui atteste une volonté d’enracinement dans l’espace urbain. L’examen de la transmission des biens de Mustapha à ses descendants corrobore l’idée d’une intégration progressive. Cette succession ne semble pas obéir entièrement aux règles successorales en vigueur dans la société locale. Sa femme étant morte avant lui, ses héritiers furent ses enfants et ses petits-enfants. Pour garantir à ses petites-filles la transmission d’une partie de ses biens, il eut recours à une wassiyya,c’est-à-dire une recommandation. La wassiyya était employée le plus souvent pour infléchir le cours normal de l’héritage et révèle la stratégie adoptée pour la circulation des biens dans la société. Dans notre cas, le donateur a cédé la moitié de ses biens à une seule femme – ce qui était différent du régime du partage successoral courant, qui comportait une donation (après décès)qui ne pouvait pas dépasser la valeur du tiers des biens. Cette donation accordait à Halima, la fille d’Ali Ben Hamza, la moitié des biens concernés par le document49, l’autre moitié étant léguée aux autres filles de son fils.

Conclusion

15 Le profil de ce captif n’est certainement pas unique dans la régence de Tunis aux XVIIIe et XIXe siècles. Mais il nous paraît tel un miroir à deux faces. D’un côté, il montre un islamisé capable non seulement d’accéder à différentes charges administratives et de connaître la réussite professionnelle, mais aussi de se faire une place dans la société tunisienne, d’y faire fortune, d’y fonder une famille et une maisonnée, et d’y être reconnu comme un homme libre. L’autre face du miroir montre les limites de l’affranchissement, qui constitue une étape nécessaire mais non suffisante pour une complète intégration. La mémoire sociale ne gomme pas le souvenir des origines serviles non musulmanes, ou de toute condition autre que celle d’homme libre. Plusieurs générations sont nécessaires pour parvenir à ce qu’un individu affranchi de la captivité corresponde pleinement aux normes de sa société d’adoption. Entre-temps, il est obligé de recourir à différentes stratégies de protections, d’insertions personnelles et familiales.

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NOTES

1. . Il convient de souligner que l’apport en esclaves des contrées asiatiques ne se faisait pas par le biais de la course, mais par des systèmes d’achats sur les marchés d’esclaves ou parfois de razzias aux marges de l’Empire ottoman. 2. . Sadok Boubaker et André Zysberg (dir.), Contraintes et libertés dans les sociétés méditerranéennes aux époques moderne et contemporaine, Tunis-Caen, FSHST-CRHQ, 2007, p. 176. 3. . Nous avons pu suivre l’itinéraire de ce captif grâce à un ensemble de transactions ou de transferts de propriétés consignés dans un acte notarié relatif à des biens waqf (habous) conservés aux archives des domaines de l’État. À ce titre, l’acte nous fournit une description détaillée des biens, objet de la constitution, situation, superficie, limites. En cas d’héritage, on précise de quelle manière le disposant a hérité et de qui. De même, le nom des anciens propriétaires, du vendeur et des témoins sont également mentionnés. Certes, ce qui prime ici, c’est que ce genre de document accorde une importance majeure aux origines géographiques et ethniques des individus, ainsi qu’à leur statut socioprofessionnel. Archives du Ministère des Domaines de l’État (désormais AMDE), Ezzahra, carton 89, « habous collectifs ». 4. . Archives Nationales de Tunisie (désormais ANT), registre 220, p. 12 en 1780 ; registre 243, p. 25 en 1786. 5. . M’hamed Oualdi, Serviteurs et maîtres, les Mamelouks des beys de Tunis du xvii e siècle aux années 1880, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, p. 141. 6. . ANT, Registre 3639 et registre 233, p. 11. Sur les Ben Guebrane qui exercèrent de nombreuses fonctions makhzéniennes, voir M’hamed Oualdi, Serviteurs et maîtres…, op. cit.,p. 307 ; Mohamed Faouzi Mosteghanemi, Balat bardou zamana hammouda basha (1782-1814) [La cour du Bardo au temps de Hammouda Pacha], Thèse de Doctorat, Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis, 2007, t. 1, p. 215 et 348. 7. . C’est sous le contrôle de l’udha-bashi que se produisait l’islamisation des mamelouks. 8. . ANT, registre 233, p. 96. 9. . ANT, registre 220, p. 12. 10. . ANT, registre 2338, sans pagination. 11. . Mohamed Faouzi Mosteghanemi, Balat bardou…, op. cit., t. 1, p. 221. 12. . ANT, registre 279, p. 203. 13. . AMDE, Ezzahra, carton 89, « habous collectifs ». 14. . L’école hanafite, l’une des quatre écoles canoniques de l’islam, fut adoptée par les Turcs, maîtres du pays (celle des autochtones étant l’école malékite). Le qualificatif « hanafite » qui s’est généralisé dans la seconde moitié du xviiie siècle, désignait un groupe social (les Turcs du pays) tout en conservant le sens rituel. Voir Sami Bargaoui, « Des Turcs aux Hanafiyya, la construction d’une catégorie “métisse” à Tunis aux xviie et xviiie siècles », Annales Histoire, Sciences Sociales, n° 1, janvier-février 2005, p. 218. 15. . Ahmed Ibn Abil Dhiaf, Ithaf ahl-zaman bi-akhbar Muluk Tunis wa’ Ahd al-amân, Tunis, Maison Tunisienne de l’Édition, 1989, t. 3, p. 40, en référence à la mission tunisienne envoyée à Constantinople en 1795 et présidée par Youssef Khodja Saheb Ettabâa. 16. . Ahmed Ibn Abil Dhiaf, Ithaf ahl-zaman…, op. cit.,t. 7, p. 113, biographie de Slim Khodja. 17. . ANT, registre 279, p. 30. 18. . ANT, registre 360, p. 26 ; registre 2216, p. 120. 19. . ANT, registre 358, p. 150. 20. . M’hamed Oualdi, Serviteurs et maîtres…, op. cit., p. 101-102. 21. . ANT, S.H., carton 173, dossier 929, document 21, en 1837-1838.

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22. . ANT, registre 317, p. 16. 23. . ANT, registre 243, p. 55, 112, registre 233, p. 96. 24. . ANT, registre 279, p. 32 et 52. 25. . ANT, registre 111, p. 419 ; registre 279, p. 20. 26. . AMDE, carton 89, « habous collectifs ». Le fondateur du bien habous était Ali Ben Abdelrahmane Ben Ayed, caïd de l’Aradh. La première partie de l’acte est consacrée à l’historique du bien. Le caïd Ben Ayed acquiert des biens à l’intérieur de la ville de Tunis appartenant aux héritiers de Mustapha Ben Hamza. 27. . À titre d’exemple, ANT, Registre 2330, sans pagination, en 1805. 28. . André Demeerseman, Aspects de la société tunisienne d’après Ibn Abil-Dhiaf, Tunis, éditions de l’I.B.L.A., 1996, p. 48. 29. . ANT, Série Historique, carton 186, dossier 1055 bis, doc. 52. Le registre n’est pas daté, mais il remonte probablement au début du xixe siècle. Ce document dresse une liste de captifs napolitains qui étaient détenus à Tunis par le bey et ses associés, parmi eux figure Sî Mustapha Ben Hamza. 30. . Isabelle Grangaud, « Le titre de Sayyid ou Sî dans la documentation constantinoise d’époque moderne : un marqueur identitaire en évolution », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 127, 2010, p. 59-75. 31. . ANT, Série Historique, carton 186, dossier 1055 bis, doc. 52. C’est un document non daté qui donne une liste de personnages, parmi lesquels figure le nom de Mustapha Ben Hamza, ce qui permet de dire que c’est un document des années 1804 ou 1805. 32. . Ahmed Ibn Abil Dhiaf, Ithaf ahl-zaman…, op. cit.,t. 3, p. 40. 33. . Jacqueline Sublet, Le voile du nom. Essai sur le nom propre arabe, Paris, PUF, 1991, p. 39-56. 34. . ANT, registre 243, p. 68 et 98. 35. . ANT, registre 3642, sans pagination. En fait, il s’agit ici d’une dégradation pour ce captif, car les mamelouks du vestibule n’étaient pas censés attendre une place au sein de la famille princière. Ils s’assimilaient à d’autres troupes armées du palais (comme les spahis et les hambas) pour surveiller les portes du palais, porter des missives ou servir d’escorte. En revanche, les mamelouks du sérail vivaient au plus près des beys, de leurs familles et des dignitaires beylicaux. Ils pouvaient ainsi accéder plus facilement à de hautes charges administratives, politiques et militaires. 36. . ANT, registre 275, p. 12, registre 286, p. 108. 37. . ANT, registre 2330 et 2331. 38. . ANT, registre 2338, sans pagination. 39. . ANT, registre 2330. 40. . ANT, registre 284, p. 18 ; registre 285, p. 32. 41. . ANT, registre 291, p. 36. 42. . ANT, registre 285, p. 150. 43. . Le document habous cité plus haut souligne la possession par la famille Ben Hamza d’une maison à Driba, soit à l’intérieur de la ville de Tunis et à côté des biens appartenant à Mustapha Ben Hamza. 44. . Bartolomé Bennassar et Lucile Bennassar, Les chrétiens d’Allah, l’histoire extraordinaire des renégats xvi e-xvii e siècle, Paris, Perrin, 1989, p. 417. Les documents habous attestent des liens d’allégeance entre Mustapha et les Ben Ayed ; c’est pourquoi une question s’impose : est-ce que les Ben Ayed ont poussé ce captif à se marier avec la fille Ben Hamza ? 45. . AMDE, carton 89, « les habous communs ». 46. . ANT, Série Historique, carton 186, dossier 1055 bis, doc. 127, liste, en langue italienne, des particuliers tunisiens possédant des captifs et réclamant leur prix de rachat. 47. . ANT, registre 3642. 48. . David Ayalon, Le phénomène mamelouk dans l’Orient islamique, Paris, PUF, 1996, p. 25-26.

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49. . AMDE, Carton 89. Tous les biens de Mustapha Ben Hamza furent achetés par la suite par Ali Ben Ayed, caïd de l’Aradh. En 1867, ce dernier les mit en Habous en faveur de la zaouïa tijania, près des boutiques Achour, à l’intérieur de la ville de Tunis.

RÉSUMÉS

Ce travail aborde deux questions : le statut concret du converti à l’islam et sa perception par la société d’accueil, ainsi que les possibilités réelles de l’intégration des anciens captifs, islamisés et affranchis. L’exemple de Mustapha Ben Hamza, étudié ici, montre d’abord la difficulté documentaire que rencontre l’historien pour la reconstitution de ces itinéraires, mais démontre surtout que la conversion seule ne suffit pas à donner à l’ancien captif le statut d’homme libre. Ni les fonctions makhzéniennes, ni l’enrichissement, ni le mariage ne font du converti l’égal de l’homme né libre. L’intégration est une question de générations et d’étapes successives.

This article address two questions: the status of converts to Islam and host societies’ perception of them, in addition to the real possibilities for former captives, both Muslim and freemen, to integrate. The example of Mustapha Ben Hamza, which we present, shows how difficult documentary reconstruction of these itineraries can be. More important, it shows that conversion alone was not enough to give former captives the status of freemen, and nor were Makhzen functions, wealth, or marriage. Integration was something that took place only over many generations.

INDEX

Keywords : captive, Mamluk, conversion, freemen, integration Mots-clés : captif, mamelouk, converti, affranchi, intégration

AUTEUR

MEHDI JERAD

Mehdi Jerad est actuellement maître-assistant à la faculté des lettres et des sciences humaines de Sousse, après avoir été en poste aux Archives nationales tunisiennes. Il est membre du laboratoire Histoire des économies et des sociétés méditerranéennes dirigé par Sadok Boubaker et il participe à un programme de recherche sur Les figures de l’intermédiation marchande en Europe et dans le monde méditerranéen (xvi e-xxi e siècle) : consuls et agents consulaires coordonné par Arnaud Bartolomei (CMMC). Il a présenté, édité et annoté « Traités et accords diplomatiques entre la Tunisie et les puissances occidentales au xixe siècle », Les Cahiers des Archives, 2012, et « Traités et accords diplomatiques entre la Tunisie et les puissances occidentales (1626-1955) », Les Cahiers des Archives, 2011. Il a également publié Les familles du Makhzen dans la régence de Tunis à l’époque hussaynite (1705-1881), Tunis, publications des Archives nationales et de la faculté des sciences humaines et sociales de Tunis, 2011 (texte en arabe).

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Le tribunal du Baile General de Valence. Pour une connaissance de la captivité et de l’esclavage en Méditerranée, xve-xviie siècle

María Ghazali

1 La captivité et l’esclavage en Méditerranée sont des phénomènes intimement liés aux guerres entre Chrétienté et Islam. Les captifs sont des prisonniers de l’autre religion dont on espère pouvoir tirer une rançon. Ils ont été pris en mer ou sur terre lors de razzias menées sur leur propre sol et, pour ce qui est des États de la péninsule Ibérique sur la frontière même, zone en perpétuelle recomposition qui se meut sous l’effet de la Reconquista, soit du viiie à la fin du xve siècle. L’esclavage est lié à la conquête, au droit du vainqueur sur le vaincu : c’est ce qu’il advient aux populations qui résistent lors de la prise des villes musulmanes de la Péninsule ou quand les Espagnols portent le fer sur la rive sud de la Méditerranée et y installent des présides. L’esclavage est également le sort réservé à ceux qui assujettis à un prince se soulèvent contre lui. Le pacte de reconnaissance mutuelle, par lequel les sujets doivent fidélité à leur seigneur et celui-ci protection envers eux, est rompu. Le prince peut en toute légitimité les réduire en esclavage, comme ce fut le cas des Grenadins lors des soulèvements de 1500 ou de 1568. L’esclave est destiné à être vendu et à demeurer dans un statut d’esclave. Le captif est supposé retrouver son état d’homme libre à travers le rachat. Sauf que parfois l’esclave est racheté par les siens – ou par lui-même – et le captif peut ne l’être jamais. Entre l’un est l’autre, la distinction est difficile à faire et, de fait, la condition de vie des deux est bien l’esclavage.

2 Pour étudier le phénomène de la captivité et de l’esclavage en Méditerranée, et plus précisément à Valence (Espagne)1, nous disposons de nombreux fonds d’archives très riches : ceux du collège du Patriarche – où se trouvent les protocoles notariés –, ceux de la Municipalité, ceux de la Cathédrale et ceux du Royaume de Valence, où il y a toute la documentation du tribunal du Baile General2. Représentant du roi entre le xiiie et le début du xviiie siècle3, celui-ci doit veiller à ce que tous ceux qui introduisent des

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marchandises dans le royaume de Valence paient le quint real, taxe qui revient de droit au monarque4, équivalente en principe au cinquième de la valeur du produit importé. Les captifs et les esclaves étant des marchandises comme les autres, leurs propriétaires doivent les déclarer, en se présentant avec eux – ou en donnant procuration à une tierce personne – devant le baile5.

3 Le captif ou l’esclave peut aussi avoir été acheté à un autre par-devant notaire. En tout état de cause, il doit être présenté au baile. Si l’ancien propriétaire ne s’est pas acquitté du quint, il lui revient de le faire. Au xve siècle, le Baile General de Valence exige que son tribunal soit le seul où l’on puisse payer le quint pour introduire dans le royaume les captifs et les esclaves, mais d’autres bailías revendiquent le même droit et peu à peu il en perd l’exclusivité. Au xviie siècle, le quint peut être payé par-devant la bailía d’Alicante ou de Denia, voire à Cagliari ou à Naples, dans les domaines du roi d’Aragon. Il suffit alors au propriétaire de l’esclave d’apporter la preuve qu’il a déjà payé ailleurs.

4 Le baile traite aussi des cas des esclaves en fuite, arrêtés dans le royaume. Après que le fugitif a été emmené à la prison de la Bailía ou à la prison commune de Valence (Sant Arcis), le baile le fait venir au tribunal et il l’interroge sur les raisons de sa fuite. Ce dernier raconte alors, souvent par le menu, son parcours d’esclave et les raisons pour lesquelles, un jour, il a décidé de s’enfuir de chez son maître. Comme on ne peut pas garder l’esclave en prison en attendant que son ancien maître se manifeste – si jamais il le fait –, puisqu’il faut le nourrir aux frais du roi, le baile décide de le vendre aux enchères publiques. S’il n’y a pas d’acquéreur, le baile peut le remettre aux bons soins d’une tierce personne (encomanar), qui usera de lui comme s’il était sien, mais devra le nourrir et le vêtir. Toutefois, s’agissant d’un esclave ayant un propriétaire légitime, si ce dernier se manifeste et le réclame – il a un an pour le faire – l’acheteur, ou celui qui en a la charge, devra le lui remettre sur-le-champ, en échange du paiement de tous les frais engagés pour lui.

5 Nous avons donc là une source fiscale et judiciaire de grand intérêt, mais elle présente aussi bien d’autres avantages : elle évolue en fonction des événements et elle nous renseigne sur bien d’autres aspects, tels que le flux de captifs ou d’esclaves qui entrent dans le royaume, l’identité et le statut social de ceux qui les présentent au juge, ainsi que de ceux qui les achètent. Lors des différents interrogatoires auxquels procède le baile – systématiques et approfondis lors de la présentation du captif au xve siècle, casuels et partiels au xvie siècle, quasi inexistants au siècle suivant –, nous voyons comment l’on passe du captif considéré dans son individualité à un groupe social. Le vocabulaire change également : si au xve siècle le terme le plus employé est celui de « captif » (catiu), au xviie, c’est le mot esclave (sclau) que l’on trouve dans tous les documents. Il suffit de nous reporter au titre des livres que nous avons répertoriés en note 1 pour les deux périodes. La traite négrière y est sans doute pour quelque chose.

6 Au xve siècle, dans leur grande majorité, les captifs qui sont présentés au baile ont été pris en mer ou lors de razzias effectuées sur les côtes du Maghreb ou sur la frontière avec le royaume de Grenade. Pour que le propriétaire soit juridiquement reconnu comme tel, le baile doit déclarer que le captif en sa possession est une prise « de bonne guerre » (de bona guerra). Mais, pour pouvoir en juger, le captif doit au préalable répondre à une série de questions : quel est son nom, son âge, son métier ? Est-il captif ou franc ? D’où est-il ? A-t-il encore ses parents ? Est-il marié et a-t-il des enfants ? Dans quelles circonstances et où a-t-il été capturé ? L’interrogatoire se fait en valencien, mais il y a un traducteur (torcemany)6, pour ceux qui ne savent pas la langue (aljamía7).

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7 Après avoir fait jurer le captif8, le juge le déclare « de bonne guerre », d’autant plus facilement qu’il est en règle générale « sarrasin » ou « maure », c’est-à-dire musulman, donc « ennemi de la sainte foi catholique et du seigneur roi », et que, de surcroît, il reçoit un florin par sentence. Il le remet aussitôt à celui qui l’a présenté « pour qu’il puisse le vendre, l’aliéner et le transporter et faire toutes ses volontés comme il est permis et licite à chaque seigneur et maître de faire avec ses propres choses »9. Après paiement du quint, fixé par le courtier du tribunal (corredor) en fonction du prix auquel l’esclave a été estimé, celui qui l’a déclaré peut garder l’esclave pour lui, ou le vendre. Parfois, un acte de vente est dressé un ou deux jours après la déclaration du baile.

8 Ainsi, les différents documents de la Bailía de Valence nous permettent d’appréhender le phénomène de la captivité en Méditerranée du xve siècle au xviie siècle dans toute sa complexité et sa diversité, aussi bien du côté des populations asservies, que de ceux qui les ont dominées et privées de liberté. Mais ils rendent compte également des événements et des grands changements politiques qui ont eu lieu, non seulement dans le bassin méditerranéen, mais aussi en Afrique et aux « Indes espagnoles et portugaises ».

Qui présente/déclare le captif/l’esclave par-devant le Baile General ?

9 En premier lieu, il y a celui qui a effectué lui-même la capture, que ce soit en course ou lors d’une incursion. Au xve siècle, ce sont parfois des nobles qui viennent eux-mêmes devant le baile avec un lot de captifs dont ils se sont rendus maîtres. À la tête d’une galère, ils font la course et mènent des razzias. En 1412, Rodrigue de Lune10, met à sac Cherchell11, c’est ce que nous raconte un Maure de 24 ans qui sait l’aljamía, nommé Hamet Ben Safi, le 7 août 1423 : « Il y a environ onze ans que ledit noble Mosen Rodrigo de Luna vint au lieu de Cherchell (Sarcell) avec des galères, deux galiotes et un brigantin armés ; et un jour à l’aube, il entra saccager ledit lieu et prit les Maures, hommes, femmes et enfants qu’il y avait en ledit lieu, parmi lesquels il y avait ledit déclarant (confesant), alors âgé d’environ douze ou treize ans ; et après le pillage dudit lieu, ils furent mis dans lesdites fustes et emmenés à Peñíscola (Paniscola) ; et dès lors, ledit déclarant a toujours été captif dudit Mosen Rodrigo à Peñíscola ; et il y a trois jours que ledit noble Mosen Rodrigo de Luna a donné ledit déclarant à En Gil de Morrello, serviteur dudit Mosen Rodrigo de Luna, qui l’a mené ici à Valence »12. C’est donc En Gil Morrello, Navarrais de Tudela, qui présente Hamet Ben Safi au baile, devenant ainsi propriétaire du captif que lui a offert son maître Rodrigue de Lune, en paiement sans doute de ses services.

10 À l’époque, d’autres nobles font de même. Le samedi 13 avril 1423, le noble chevalier MosenFrancesch de Bellys, patron d’une galère armée, présente au juge, 31 hommes maures (moros) et 12 femmes maures (mores). Les hommes ont été pris en mer dans les eaux de Sardaigne et de Corse, alors qu’ils étaient en course sur une galiote et un brigantin ; les femmes ont été capturées lors d’une incursion. Il dit les avoir pris avec sa galère, qui naviguait de conserve avec celle du noble Mosen Bernat Centelles conduite par le patron En Loys de Canyelles13. Ce dernier confie à son frère En Johan Canyelles, deux Maures pris en course pour qu’ils les mènent à Valence et les présentent au baile en son nom. À travers cet exemple, nous voyons comment des captifs ont été attribués

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au patron de la galère appartenant à Centelles – sans nul doute pour paiement de son travail lors de la distribution du butin –, et nous voyons aussi comment c’est son frère qui le représente auprès du juge14.

11 Autre cas de figure, le patron d’un bateau amène devant le juge des captifs appartenant au propriétaire du navire qu’il commande : en 1558, En Pedro Destrella, patron d’un brigantin du duc de Maqueda, présente « onze têtes de Maures » – cinq hommes et six femmes de tous les âges – au nom de son seigneur15.

12 Il y a également des marchands qui déclarent des esclaves. Ainsi, le 6 septembre 1509, En Ferrando Fuster, marchand de Valence, présente « 50 têtes noires » (testes negres), hommes et femmes d’âges divers qu’il dit avoir apportés du Portugal par mer sur la caravelle d’En Domenech, demandant au Magnifique régent de la bailía générale qu’il lui plaise de les juger « de bonne guerre » pour qu’il puisse en disposer en toute légalité. Notons que, contrairement à ce qui se faisait au siècle antérieur, le baile ne les interroge pas, ce qu’il justifie en disant « qu’ils sont tellement sauvages (bozales) que l’on ne peut pas exiger d’eux des “confessions” ». Sur-le-champ, « attendu que ces noirs sont de la terre des noirs infidèles ennemis de la sainte foi catholique et du seigneur roi », ils sont déclarés « de bonne guerre » par le baile, donnant ainsi faculté audit En Ferrando Fuster « de vendre, d’aliéner et de “faire commerce d’eux” (comerciar de aquelles) comme s’il s’agissait d’objets propres »16. Ce même jour, le marchand vénitien Jacob Renoldi vient au tribunal avec « une captive de couleur bistre (lora), d’une quinzaine d’années, originaire des Indes, de la terre d’où l’on apporte du brésil, dont il ne connaît pas le nom car elle est très sauvage (bozal), et qui a été déchargée (descarregada) au port du Grao au nom de Micer Cesaro de Barsi »17. Ainsi, certains marchands ne font que présenter des esclaves à la place d’un autre. Autre exemple, le 7 février 1505, « En Johan Martinez, marchand de la ville de Viana, royaume du Portugal, présente une captive noire âgée de 20 ans, nommée Maria, naturelle de ladite ville de Viana, que lui avait remise Roiz Suares de ladite ville de Viana pour la porter à Valence pour la vendre »18.

13 Certains nobles donnent procuration à des hommes qui sont à leur service (criados) pour aller à Valence vendre leurs esclaves. Le 26 août 1558, le comte d’Alcaudete, gouverneur du préside d’Oran, lançait une expédition sur Mostaganem qui fut un échec total. Le comte fut tué et des milliers d’Espagnols tombèrent en captivité19. Parmi ces captifs figurait le fils du comte, Don Martín de Córdoba, qui connaîtra trois ans de captivité à Alger. Don Martín a besoin d’argent pour payer son propre rachat. Aussi, donne-t-il l’ordre à Juan Rodríguez de la Cerdilla et à Gabriel Carillo de vendre aux enchères publiques tous les esclaves qu’il possède dans sa villa20 d’Alcaudete. C’est donc munis d’une procuration qu’ils vont pouvoir aller à Valence vendre les esclaves au nom de leur maître, Don Martin de Córdoba21.

14 Au xviie siècle, il semblerait que le tribunal de la bailía ait moins d’exigence envers ceux qui représentent les propriétaires, car ils ne font que déclarer qu’ils ont reçu d’eux « une commission verbale ». C’est ce que dit Francisco Gil, citadin (ciutadà) de la villa de Capdet, lorsqu’il présente en nom du notaire Pedro Dias Eslava, « un esclave barbaresque nommé Matheu Sanchis, de couleur de coing cuit, marqué au fer sur les deux joues, de belle taille, élancé (un poch estirat), âgé de 30 ans »22. D’autres fois, rien n’est spécifié : le 23 juin 1610, le marchand flamand Juan Vanovesquie déclare, comme faisant partie des biens du capitaine Nicholas Der, Anglais de nation, capitaine du navire le Pros Lion, un esclave très noir, de nation gentil du Cap vert, nommé Miquel,

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pas encore baptisé, le visage allongé, marqué par deux coups – l’un au front et l’autre sur la joue droite –, avec les oreilles trouées, âgé d’environ 20 ans ; estimé par le courtier de la Bailía à 74 livres, le marchand paie 4 livres 13 sous 4 deniers de quint 23.

Les propriétaires des captifs/esclaves

15 Au xve siècle, les propriétaires privés de « captifs » sont des plus divers : on trouve des nobles, des ecclésiastiques, des notables (hommes et femmes), des marchands, mais aussi et surtout de nombreux artisans. Valence est une ville alors en pleine expansion économique et elle a besoin de main-d’oeuvre. Un armurier, un « maître de dagues », un fabricant de bouchons, un charpentier, un cardeur de draps (peraire), un tisserand de drap de soie, un peintre, un savonnier, deux boulangers (flacader), un autre boulanger avec sa femme, la femme d’un tailleur, un notaire, un marchand de Majorque, achètent un « captif » parmi les 31 Maures pris en course en 1423 par les galères de Bellys et de Centelles. Sur les 76 enfants et cinq femmes razziés, cette même année et par les mêmes galères, un notaire achète deux enfants : un petit garçon de 7 ans, Mahomat, fils de Fatima bent Mahomat, et une petite fille de 2 ans, Aixa, fille de Selema bent Hamet, au prix de 85 florins les deux. Un épicier achète Fatima bent Mahomat, 35 ans, avec le plus jeune de ses enfants, Ali, âgé de deux ans, et un courtier achète Almalahuhe bent Abdallah, âgée de 60 ans24. Nous voyons comment les enfants les plus jeunes, et qui souvent ont encore besoin d’être nourris au sein, restent avec la mère alors que les autres en sont séparés.

16 Au xviie siècle, les artisans apparaissent moins parmi les propriétaires d’esclaves. Marchands, notaires et hommes de lois, ecclésiastiques et nobles sont ceux qui les possèdent. Les esclaves sont également moins nombreux sur le marché : denrée plus rare, ils sont aussi plus chers et donc moins accessibles aux couches sociales les plus basses. Au xviie siècle l’Espagne traverse une grave crise économique et démographique, notamment à Valence durement frappée par la peste de 1647, et l’on chercha à obtenir des esclaves. Parmi les nobles qui en possèdent, l’on retrouve encore parfois les mêmes familles qu’au xve siècle : Don Cristofol Centelles, devenu marquis de Quirra, en Sardaigne, déclare le 14 mars 1609 être le propriétaire de quatre esclaves, pour lesquels il a déjà payé le quint à Cagliari (Caller). Deux d’entre eux : Francisco Bonavantura « 20 ans, barbe noire, une marque entre les deux sourcils et d’autres au poignet droit » et Amet « 13 ans et demi, une marque noire sur la lèvre supérieure et une autre entre les deux sourcils, blanc de peau », furent achetés au patron majorquin Andrés de Llorca de deux prises ; deux autres, Ali et Amet, maures de 18 et 16 ans, le premier, « grand, jeune, blanc, l’oreille droite trouée, une marque sur la main droite », et le second, « imberbe, visage arrondi (cariple), l’oreille droite trouée, cuisinier », furent achetés à des corsaires nissards qui les portèrent à Cagliari pour les vendre25. Toujours au xviie siècle, Don Christoval Sedenyo, gouverneur du marquisat de Denia, donne « commission verbale » à un soldat, Sancho Valldespina, pour qu’il lui déclare « un esclave de couleur de coing cuit, Ali, âgé de 14 ans, petit de taille, une cicatrice due à une blessure sur le côté gauche de la tête. » Estimé à 30 livres en février 1610, le quint que doit payer son propriétaire s’élève à 2 livres26.

17 Les soldats déclarent des esclaves à la place de leur seigneur, mais parfois aussi en leur nom. Souvent, ce sont les nobles au service desquels ils combattent, qui les leur attribuent en paiement de leur solde. Il arrive qu’ils les gardent pour les offrir à l’un de

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leur parent, mais la plupart du temps ils les vendent. Le soldat Sancho Valldespina, dont nous venons de parler, présente en 1610 au baile : le 18 janvier, un « Turc de nation »27, « de Constantinople, naturel d’Anatolie, nommé Mustafa, âgé de 30 ans, de belle taille, de barbe couleur châtain, avec une verrue au menton sur le côté droit »28 ; le 21 août, « un esclave appelé Morat, Turco-hongrois de nation, 23 ans, avec cinq signes ronds de feu sur chaque bras du poignet jusqu’au cou »29. Dans les deux cas, c’est le marquis de Santa Cruz, général des galères de Naples, qui les lui a donnés. Chaque fois, le courtier Pere Llorens évalue l’esclave à 60 livres et il doit remettre 4 livres de quint, plus les frais de la cour qui s’élèvent à 1 livre 8 sous et 10 deniers. Cet exemple nous prouve comment, au début du xviie siècle, les Espagnols – et plus spécifiquement les galères du marquis de Santa Cruz – sont dans l’offensive en Méditerranée orientale.

18 Une enquête plus systématique sur les propriétaires de « captifs » – qualifiés d’« esclaves » dans tous les documents du xviie siècle –, devrait nous aider à mieux évaluer l’évolution sociale de cette catégorie sur les trois siècles.

Origine géographique des captifs et lieux de la capture

19 Les captifs sont essentiellement originaires de Berbérie ou, nous dit-on encore, de « terre de Maures ». Ils appartiennent aux royaumes de Fès, Tlemcen ou Tunis. Parfois, on précise aussi le lieu : Oran, Bone, Bougie. Ils sont pris en mer dans les eaux corses, sardes ou siciliennes (Tunisiens et Algériens, pour la plupart), dans le détroit de Gibraltar (Marocains essentiellement, et Grenadins aussi au xve siècle), mais aussi près des côtes espagnoles ou d’Afrique du Nord. Les captifs de la course sont des hommes jeunes, et souvent sans attache : ni parents, ni femme, ni enfants. Pris sur des bateaux marchands, les hommes sont de tout âge et l’on trouve aussi parfois parmi eux quelques femmes et enfants. Capturés chez eux, sur leurs terres, lors de razzias menées par des soldats et des propriétaires de galères, ce sont en grande partie des femmes et des enfants qui sont faits captifs. Les conquêtes de territoires au Maghreb et l’installation de présides à Ceuta et Melilla (1497), Mers El-Kébir et Oran (1509), Bougie et Tripoli (1510), apportent aussi leurs lots d’esclaves. Ces présides jouent par la suite un rôle important dans l’approvisionnement de l’Espagne en esclaves, notamment celui d’Oran. Ainsi, le 3 mars 1666, le patron majorquin Lucas Estrellas se présente à Alicante venant d’Oran avec trois esclaves noirs : Sitraha, 20 ans, marquée au fer au visage, Masauda, fillette de 8 ou 9 ans et Barçat, homme de 22 ans. Sitraha sera achetée par Juan Verdeguer de la ville de Denia qui paiera pour elle le quint à Alicante, et c’est le prêtre Mosen Joachim Sancho qui la conduira devant le baile de Valence pour la déclarer le 25 février 166730. De nombreux enfants, comme nous le verrons infra, furent les victimes de cet esclavage venu d’Oran.

20 Le royaume nasride de Grenade est également l’objet d’incursions menées par les almogávares31 de Castille et de Valence sur la frontière terrestre, et leurs eaux (Malaga, Almeria, Alcudia) sont régulièrement écumées par les chrétiens. Diego Ferrandis et Ferran Lopez, passent souvent dans le royaume de Grenade, traversant à gué le Guadiana, pour capturer des Maures ; en 1421, ils prennent un Maure de 22 ans, qui lui- même cherchait à s’emparer de chrétiens32. Cette même année 1421, une barque de Maures, transportant des marchandises33 de Malaga (Maliqua) à Monecha (royaume de Grenade), est prise en mer par En García Roys, patron d’un bateau de Carthagène : un tailleur juif, Salym Albaix de Malaga, 43 ans, est capturé en même temps que deux

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Maures noirs – un garçon de 13 ans et une femme –, esclaves de Mahomat Abenfaqui, alguazil de Monecha. Seuls les deux hommes sont vendus : le plus âgé, à un tanneur de Valence, En Leonard Darago, au prix de 90 florins ; et le plus jeune, à un certain Pere Boys, pour 58 florins34. La femme n’étant pas vendue, elle deviendra sans doute domestique dans la maison du patron En García Roys.

21 Les prises nous renseignent parfois aussi sur le commerce qui existait entre le royaume de Grenade et le Maghreb. En 1424, Pere de la Torre d’Alicante, Alfonso Ardit de Carthagène et En Berthomeu Silvestre de Cullera, patrons de barques armées, ont formé une compagnie et pratiquent la course ensemble. Ce dernier ramène à Valence dix Maures (« neuf mâles et une femelle, âgée d’environ trois ans »), qui lui reviennent sur les 22 Maures qu’ils ont pris ensemble le dimanche 6 janvier dans le détroit de Gibraltar sur un bateau parti de Malaga qui allait à Tanger. Ce bateau transportait des marchandises35, ainsi que cinq captives noires et deux nourrissons. Du partage, lui revinrent plusieurs pièces de drap de laine ainsi que deux captives noires : il vendit chacune d’elles à 1 000 sols, l’une à Alicante au noble Don Pere Mara et l’autre à Lope Ferrandis36.

22 Les Maures présentés au baile sont désignés comme « Maures blancs » ou « Maures noirs », et au xve siècle ces derniers sont souvent des esclaves qui appartiennent aux Maures du Maghreb ou de Grenade, et les documents précisent alors qu’ils sont originaires « des terres de Noirs ». Esclaves des Maures, ils sont ensuite esclaves des chrétiens.

23 Avec la traite négrière, dont le Portugal a le monopole à partir de 1479, Lisbonne exportait des Noirs vers Séville, qui les introduisait sur les marchés. Le 24 janvier 1505, Johan de Veregna procureur de Don Diego Hurtado de Mendoza, comte de Priego (royaume de Castille), se présente devant le baile de Valence avec six captifs : cinq Noirs et un couleur bistre (llor)37. L’un des Noirs, Franastro, âgé de 24 ans, « est fils d’esclaves ayant appartenu au comte de Priego et il est né dans ce comté de Castille » ; un autre, nommé aussi Franastro, âgé de 30 ans, « qui jura sur les Évangiles », dit qu’il est de la « terre de Jolof38 […] et qu’il fut capturé sur sa terre avec d’autres Noirs, puis emporté au Portugal avec les autres, et qu’après on l’emmena en Castille, où il fut vendu à Séville à un homme qui le vendit ensuite audit comte de Priego » ; les deux derniers, Johan et Pedro, âgés de 16 ans,étaient de Terranova39, ne savaient pas si leurs parents étaient vivants ou morts, étaient captifs du comte de Priego, ne se souvenaient pas comment ils avaient été pris car ils étaient alors très petits, mais ce qu’ils savent c’est qu’on les emmena au Portugal, puis en Castille où on les vendit au comte de Priego ». Autre témoignage : en juin 1558, un Noir de taille moyenne, âgé d’une quarantaine d’années, qui se nomme Anton Moreno, est arrêté à Nules, près de Valence. Amené devant le baile, il fait le récit de sa vie : Il dit qu’il est naturel de Guinée, « des îles »40 du roi du Portugal. Il ne sait pas si ses parents sont vivants ou morts car ils sont restés là-bas. Quand le roi du Portugal alla conquérir « lesdites îles », il fut capturé alors qu’il était petit en même temps que de nombreux autres et ils furent tous apportés à Lisbonne, puis on l’emmena à Plaisance en Estrémadure pour le vendre à Hernando Figueroa, gentilhomme de la ville de Grenade, de qui il était le captif, et il dit qu’aujourd’hui il est le captif de Francisco Figueroa, son fils. Il dit qu’il s’est enfui de chez son maître il y a environ trois semaines, car il s’était querellé avec lui.

24 Francisco de Figueroa, chanoine de la cathédrale de Grenade le fait rechercher par la justice41. Ces exemples nous montrent quel était le circuit d’introduction des esclaves

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noirs en Castille, notamment par Séville, qui servait également de relais vers l’Amérique espagnole par le biais de sa Casa de la Contratación.

25 Les bouleversements politiques internes à la péninsule Ibérique apparaissent dans les documents d’archives relatifs à l’esclavage. En 1505, En Berthomeu de la Calçada, habitant de la ville de Léon, procureur du noble don Marin Vasques de Cunya42, corregidor – soit un représentant du roi –, « présente » « un captif blanc », d’environ 35 ans, du nom d’Antonio de Granada, qui « prêta serment au nom de Notre Seigneur Dieu et sur les quatre Évangiles de sa main droite. […] Il dit qu’il est naturel du lieu d’El Padul43 dans le royaume de Grenade, qu’il n’a plus que sa mère, qu’ils étaient musulmans mais que maintenant ils sont chrétiens, qu’il est captif de Don Marin Vasques de Cunya ». À la question, comment est-il tombé en captivité ? Il répond que « quand c’était la guerre de Grenade, il fut pris par les armées du roi et fait captif ; puis, que la reine le donna audit Marin Vasques de Cunya, avec qui il est resté jusqu’à maintenant, et que son maître l’a envoyé à Valence pour qu’on le vende ». Trois remarques s’imposent : Antonio de Granada – son lieu d’origine est devenu son nom – est tombé en captivité, suite à la première rébellion des Grenadins, quelque cinq ans auparavant, à laquelle les mudéjares 44 de la vallée de Lecrín prirent une part active, et que les Rois Catholiques utilisèrent comme motif pour abroger les accords (capitulaciones) de Grenade de 1492 qui leur accordaient le droit de pratiquer l’islam ; en 1502, tous les mudéjares de Grenade durent se convertir au catholicisme, d’où sa réponse concernant sa religion et celle de ses parents ; enfin, il était courant qu’un roi ou un chef militaire accordât, aux soldats ayant participé à une guerre ou à une bataille, un ou plusieurs captifs – l’esclavage étant le sort réservé aux vaincus – dont ils pouvaient tirer profit, soit en les exploitant directement, soit en les vendant. C’est ce que fait ici Don Marin Vasques de Cunya en vendant son captif Antonio de Granada sur le marché de Valence45.

Les captifs de la course

26 En 1423, Bellys présentait 31 hommes maures pris alors qu’ils se trouvaient eux-mêmes engagés dans une campagne de course46. Lors de leur interrogatoire mené par le baile, ils doivent décliner leur nom, leur âge, dire d’où ils sont et quel est leur métier, s’ils ont père, mère, femme et enfants, les circonstances enfin de leur capture. Ainsi, pour ce qui est de l’âge : le plus jeune à 13 ans et le plus âgé 50 ; neuf ont 20 ans ; deux ont 22 ans ; un a 23 ans ; douze ont 30 ans ; un a 32 ans ; un a 35 ans ; un a 40 ans ; un a 45 ans ; un a entre 30 et 35 ans. Ce qui fait que la majorité des hommes (24 sur 31) ont entre 20 et 30 ans. La course, particulièrement éprouvante, requiert des hommes vigoureux et résistants.

27 Pour ce qui est de leur lieu d’origine : 14 sont de Bougie (lieu de sortie de la course), quatre de Constantine (royaume de Bougie), quatre de Bône, quatre du royaume de Tunis (dont un de Alhama), deux du royaume de Tlemcen (dont un de Mostaganem), un d’Alger, un de Turquie, un de Malaga. Comme nous le voyons là, il y a une participation de corsaires d’autres régions du monde musulman.

28 Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la grande majorité d’entre eux exerce un métier : il y a cinq laboureurs, un ouvrier saisonnier, deux vendeurs de légumes, deux vendeurs de fruits, deux épiciers (dont l’un vend de l’huile et d’autres marchandises), deux bouchers, deux vendeurs de drap, un tisserand de couvertures (texedor de

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flacades), un fabriquant de peignes pour tisserands (fa pintes de texedor), un valet au service de marchands maures, un valet au service d’un juge de Bougie, un muletier propriétaire de bêtes de somme, un portefaix, un docker qui charge et décharge du bois ; le Turc est archer au service d’un chevalier, l’enfant de 13 ans « s’occupait des bêtes », le Tunisien Salem Abenmahomat, âgé de 20 ans, fait et vend des beignets (bunyoler) à Bougie. L’on peut se demander ce qui les a poussés à s’engager dans la course. Le Juif, Danys Ben Carxuos, marchand de tamis (merchant de garbells) ambulant, originaire de Tlemcen, et capturé lui aussi en mer cette même année 1423, nous en donne sans doute l’une des raisons : « Il dit qu’à cause de la grande disette qu’il y avait à Tlemcen, il était allé à Tabarit, ville du royaume de Tlemcen, et de là il s’était embarqué pour Melilla, et de Melilla il allait à Alcudia, espérant y trouver une vie meilleure, quand il fut pris en mer »47. La grande misère du moment aurait donc poussé tous ces hommes à entrer dans la course. Toutefois, le laboureur Abdallah Almalaquy – celui qui est originaire de Malaga –, nous donne également une autre explication : « Il était allé à Alger sur une barque de En Johan Marti pour porter du blé à Malaga à la demande du roi de Grenade et, alors qu’ils étaient dans le port d’Alger, la barque coula. De là, il s’en fut à Bougie où le roi le fit monter sur une galiote de vingt bancs que l’on était en train d’armer pour aller en course contre des chrétiens ». Si l’on en croit donc ce dernier témoignage, il fut enrôlé de force par le roi de Bougie pour partir en course. L’on peut donc se demander aussi dans quelle mesure les autres ne subirent pas les mêmes pressions. D’autant plus que, si l’on prête attention à ce qu’ils disent concernant leur famille, sur 30 hommes, seulement deux ont leur père et leur mère, trois ont leur père, un a sa mère, un seul à une femme et aucun n’a d’enfant. Quant au garçon de 13 ans, il est orphelin de père et de mère. Autant dire que ceux qui partent en course n’ont pratiquement aucune attache familiale, qui puisse les dissuader d’entreprendre une expédition si risquée.

29 Sur les 31 Maures présentés par Bellys, 23 disent qu’ils étaient partis de Bougie pour capturer des chrétiens sur une galiote de vingt bancs dont le patron était Abrahim Abenamar. Quatorze jours après leur départ, pendant Ramadan, ils avaient été pris près de la Sardaigne par la galère de Centelles, qui les emmena à Alghero (Alguer), puis à Cagliari (Caçer), où ils sont restés plus de neuf mois. Les huit autres, étaient partis en course de Bône sur un brigantin de douze bancs appartenant au raïs Abdurazmen Abubaquer Algezery avec 23 hommes à bord ; se dirigeant vers la Corse, ils capturèrent 21 chrétiens ; dix jours après leur départ de Bône, alors qu’ils rentraient via la Sardaigne, ils furent pris en chasse par la galère de Centelles, mais ils purent s’échapper grâce à la nuit et au mauvais temps qui se levait ; ils se dirigèrent vers le château du fanal pour s’abriter dans le port, mais la tempête était telle que certains captifs chrétiens et aussi des Maures du brigantin se noyèrent ; le brigantin finit par être pris par la galère et ils restèrent quelques jours en Sardaigne, avant que Bellys ne les amenât sur sa galère jusqu’à Valence. À travers les interrogatoires, les captifs de la course racontent comment ils se sont fait prendre, mais ils expliquent aussi les différentes techniques employées en mer par les uns et les autres. Ces témoignages, souvent fort détaillés, nous renseignent sur le genre d’embarcations utilisées par les deux camps, sur le nombre d’hommes, sur les méthodes (souvent les sorties en mer se font à plusieurs embarcations), sur les parcours empruntés en Méditerranée, sur les haltes, sur le temps (chronologique) de la course, ou encore sur la façon de récupérer et de « stocker » la marchandise humaine avant de rentrer chez eux.

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30 Parfois, les hommes qui pratiquent la course sont pris sur les côtes espagnoles. Au printemps 1681, Amet et Said, Maures d’Alger, respectivement âgés de 28 et 22 ans, sont faits prisonniers à Almenara, villa située sur la côte près de Nules au nord de Valence : venus sur une frégate avec d’autres Maures, ils étaient descendus pour espionner et capturer des chrétiens. Le 10 mai, ils sont vendus à des marchands, Benito et Dionis Bertet48. Les tempêtes causent aussi des naufrages49 et certains se retrouvent aux mains de leurs ennemis : trois Maures sont envoyés par le duc de Gandía à Valence pour y être vendus. Le 13 avril 1673, après avoir passé quelques jours dans la prison de Sent Arcis, le baile fait comparaître Xabe50, Mohamet et Amet. Le premier, qui est celui des trois qui entend le mieux la langue et se fait aussi le mieux comprendre, dit qu’il y a environ vingt-six jours qu’ils sont partis d’Alger, lui et 22 autres Maures, sur un chebec, pour aller à Mostaganem charger de l’huile et la transporter à Alger ; et, comme le mauvais temps n’a pas cessé depuis leur départ, il y a environ huit ou dix jours il y eut une grande tempête, et le raïs ne voulait pas prendre la mer mais au contraire il voulait accoster ; cependant, les bourrasques furent telles qu’elles les emportèrent et les firent s’échouer sur la plage de Gandía ; mais, avant, 13 d’entre eux se jetèrent à la mer, et ne restèrent alors que 9 hommes qui sautèrent à terre et cherchèrent à être recueillis ; des gens arrivèrent et ils furent tous capturés et emmenés à la ville de Gandía où six d’entre eux sont restés.

31 Le 20 octobre 1673, Xaba, Tunisien de 30 ans, fut vendu à Pere Juan Roca, marchand de Valence, pour 50 livres ; Mohamet, Tunisien de 20 ans, et Amet, Algérien de 24 ans, furent achetés par Domingo de Luna Infanso, habitant de Valence, pour 111 livres 10 sous les deux51. Les autorités de Valence ne croient pas à leur version, mais quelle que soit la vérité « ce sont des ennemis de la foi catholique et du roi » et ils ne peuvent être que réduits en esclavage. C’est également l’expérience vécue deux ans auparavant par le Maure Amet, originaire de Salé. En octobre 1671, comme il lui manque la moitié de l’oreille gauche, l’on présume que c’est un esclave en fuite et on l’arrête. Présenté au baile, il raconte – à l’aide d’un interprète maure car il ne sait pas l’espagnol – son périple : Amet, 35 ans ; il est originaire de Salé, terres de Maures, mais de là il est parti à la Mamoura, forteresse du roi d’Espagne ; il est monté sur un navire français jusqu’à Cadix, où il a travaillé librement comme salarié pendant environ quinze jours ; il est venu ensuite dans le royaume de Valence pour chercher un travail, mais il n’a pas de maître et n’a jamais été esclave.

32 Les autorités le vendent le 8 octobre 1671 à un prêtre, le docteur Berthomeu Antich. Le tribunal veut bien croire qu’il ne s’agit pas d’un esclave en fuite, car à trois reprises sur les documents le mot « esclau » est barré et remplacé par celui de « moro », mais s’agissant d’un homme originaire de « terres ennemies de la foi catholique et du roi d’Espagne » il ne peut que devenir esclave52. Amet s’est jeté lui-même dans la gueule du loup : il est passé d’homme libre à esclave, simplement en venant en Espagne.

Les enfants et les femmes, une cible privilégiée

33 De tout temps, les enfants et les femmes sont les premières victimes des incursions et de l’esclavage. En 1423, les galères des nobles valenciens, Mosen Francesc de Bellvis et Mosen Bernat Centelles, rapportent d’une razzia effectuée sur la côte du royaume de Tunis, en un lieu dit Lupble, cinq femmes et 76 enfants (cubays e cubayes)53. Suite à la conquête d’Oran, nombreuses sont les femmes et les enfants que l’on ramène en

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Espagne comme esclaves. Le 11 août 1509, Johan Lopez présente six femmes et un bébé de deux mois qu’il a achetés à Oran : Zara, 40 ans, d’Oran, son mari est mort là-bas, elle n’a pas de fils, sa seule fille est en captivité avec elle et leur maître est celui qui les déclare, elle fut capturée lors de la prise de la ville et vendue là-bas audit Johan Lopez qui l’a ramenée avec toutes les autres à Valence ; Fatima, 20 ans, naturelle de Bougie mais habitante d’Oran, son mari est à Tlemcen, elle a une petite fille de quatre ans, mais elle a été capturée à Oran, et elle n’a plus avec elle qu’un petit garçon de deux mois qu’elle allaite, son mari est tisserand ; Aziza, 18 ans, n’a jamais été mariée, elle a ses deux parents et deux frères, et ils sont tous été faits captifs à Oran, son père est cordonnier ; Aixa, Alalia et Rahamona, sont des petites filles d’une dizaine d’années54.

34 Le 3 septembre 1509, Micer Anrich March, docteur en lois, présente trois captifs « blancs » d’Oran : si le premier, Amet, est âgé de 30 ans, Mahomet et Amet n’ont que 15 et 14 ans. C’est le marchand En Luis March, qui les lui a envoyés par mer depuis la ville d’Oran. Le plus âgé, lors de l’interrogatoire du baile, « dit qu’il a été pris à Oran par les gens de guerre qui l’on vendu à un marchand qui l’a transmis et consigné audit Micer Anrich March » ; le plus jeune « dit que son père et sa mère sont captifs, mais qu’il ne sait pas où ils sont »55. Un dernier exemple : En Miquel Johan Fontestar, bonnetier de Valence, présente « un petit captif blanc » (hun catiuet blanch) de 10 ans : « son père est mort lors de la prise de Mazalquivir » – qui a précédé celle d’Oran – « et il a sa mère et un petit frère captifs à Valence ; tous ont été capturés à Oran »56.

35 Le préside d’Oran sera un grand pourvoyeur d’esclaves par la suite, et notamment d’enfants : le 30 mars 1672, Jaume Mantero, marchand de Valence, déclare une petite esclave africaine, nommée Fatima, âgée de 7 ans, couleur de coing cuit, avec des marques de feu sur la main droite en forme de X et deux O, qui lui a été envoyée d’Oran ; le 15 février 1685, le marchand Simó Planes, procureur de Mosen Pere Planelles de la ville d’Oran, présente quatre esclaves (Amet, de 12 ou 13 ans ; Amet, de 10 ans, Ben Gueyba, de 8 ans ; Joseph, de 4 ans) qu’il a portés d’Oran. Leur propriétaire d’Oran, l’ecclésiastique Mosen Pere Planelles a déjà payé le quint dans le préside. Notons que les enfants sont tous marqués au fer, qui sur la main, qui sur le visage, qui sur les deux57. Toujours en provenance d’Oran, Luis Mencheta envoie à son frère, Mosen Marti Mencheta, prêtre et habitant de Valence, « un esclave nommé Luis Juan, âgé de 6 ou 7 ans, de nation arabe, brun de peau, cheveux couleur châtain foncé et raides » qu’il a acheté là-bas58.

36 Mais revenons au début de l’année 1610. De nombreux enfants sont déclarés au baile : un citadin de Denia, Miguel Jura Pelegri déclare « une esclave, arabe de nation mais chrétienne baptisée sous le nom de Catalina Bonaventura, âgée d’environ six ans, le visage vérolé »59 ; le calfat Jaume Ximeno déclare « une esclave petite de dix ans, de nation arabe, chrétienne appelée Ángela, marquée sur la joue droite d’un signe noir, nez camus »60 ; le marchand Anthoni Calbi déclare « une esclave arabe de nation appelée Fatima et maintenant [espace laissé en blanc dans le document] chrétienne, âgée de dix ans [« douze » a été barré et rectifié par « dix »], marquée au visage en trois endroits – entre les sourcils, au menton et sur l’aile droite du nez – et avec deux signes de feu sur le bras droit »61. Les enfants ne faisant aucune déclaration en justice, et encore moins au xviie siècle où plus aucun captif ne témoigne devant le baile – nous ne savons pas exactement d’où elles viennent ni dans quelles conditions elles ont été réduites en esclavage. Nous avons juste l’impression d’être dans la précipitation – l’imprécision du dernier cas est en cela significative : la déclaration au juge et la

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demande d’évaluation du prix de l’esclave devant servir uniquement à s’acquitter du quint pour le posséder légalement. Ce qui est également intriguant, c’est que ces enfants sont présentés « seuls ». L’explication est peut-être dans les cas qui suivent. « Le 4 juin 1610, Don César Tallada, chevalier de l’ordre de Notre-Dame de Montesa et Saint-Georges d’Alfama, en tant que procureur de Don Phelip Tallada, régent près le Conseil Suprême d’Aragon, présente un esclave du pays, naturel de Xalans62 de la vallée d’Ayora, baptisé, brun de visage, avec un signe donné par un coup sur la lèvre supérieure, âgé de 13 ans, nommé Juan El Dam, qu’il a acheté des Maures expulsés du présent royaume »63. Quelques jours plus tard, le 17 juin, le même Don César présente au nom du même haut personnage du Conseil Suprême d’Aragon, de nouveau « un esclave blanc de visage, du pays, naturel du lieu des Deux Eaux (Dos Aygues), baptisé, de bonne taille, avec cinq points noirs ou signes sur la joue et sur l’oreille gauche, ainsi que trois autres point noirs ou signes derrière l’oreille droite, appelé Gaspar Martínez, acheté à Frances Bonaventura, docteur en droit civil et canon (en cascun dret) des Maures expulsés du présent royaume »64. Ces deux derniers enfants étaient originaires de la région de La Muela de Cortes, où en novembre 1609 il y avait eu une dure répression des Morisques, qui refusant l’expulsion s’étaient soulevés. De nombreux Morisques, parmi lesquels il y avait des enfants, avaient fui dans les montagnes, poursuivis par des soldats et des aventuriers de tous poils qui s’étaient adonnés à la mise à sac des biens et des populations. Les autorités elles-mêmes s’étaient lancées à la poursuite des fuyards dans tout le royaume de Valence dans le but de capturer les enfants morisques65. Nous ne connaissons pas les circonstances exactes qui conduisirent ces deux enfants morisques à se retrouver esclaves du régent du Conseil d’Aragon ; nous ne pouvons que le constater. Malgré les promesses de pardon général, les rebelles morisques furent sévèrement châtiés. Si Juan El Dam du haut de ses 13 ans était en âge où l’on pouvait légalement le réduire en esclavage66, nous ne savons pas si c’était le cas de Gaspar Martínez. Sur l’un comme sur l’autre, l’on apposa les marques de l’esclavage. Les enfants que l’on présente au baile au xviie siècle comme esclaves sont tous marqués au fer, aussi petits soient-ils.

37 Ces enfants étaient des biens qui pouvaient passer de main en main, à l’occasion d’une vente ou d’une donation : Don Gerony Valeriola y Rotla, le 28 septembre 1674, déclare au baile un esclave nommé Juan, de nation arabe, de couleur noire, âgé de 16 ans, qu’il a acheté à Juan Batiste Febrer le 7 juillet 1674, qui lui-même l’avait acheté au tailleur Miguel Gasco le 7 janvier 1668, quand l’esclave avait dix ans ; le 1er octobre 1674, Doña Mencía Valeriola Rotla de Almunia, déclare une esclave du nom de María Theresa Marina, qui avant s’appelait Fatima, âgée de 10 ans, qui lui appartient par acte de donation faite par Don Gerony Valeriola y Rotla par-devant notaire le 18 octobre 1670, et comme son ancien propriétaire le tailleur Miguel Gasco a déjà payé le quint pour cette esclave en 166767, elle n’a plus à le payer. Ces deux derniers exemples nous semblent intéressants à plus d’un titre : dans le premier cas, nous voyons comment l’esclave, à 16 ans, en est déjà à son troisième maître – sans que nous ne sachions cependant à quel âge il est devenu esclave – ; dans le second cas nous apprenons que la petite fille en est aussi à son troisième propriétaire – une femme qui en a reçu donation certainement de son père – et qu’elle est devenue esclave à l’âge de 3 ans68.

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La liberté par le rachat et l’affranchissement

38 Quand la famille apprenait que l’un de ses membres avait été capturé, le mieux était d’intervenir au plus tôt et de proposer une rançon, avant qu’il fût emmené loin de chez lui et déclaré captif par le baile. Quoique peu nombreux, quelques documents nous renseignent sur ce phénomène. En 1421, les Majorquins En García et En Marti Roiç, chacun patron d’une barque armée – de douze bancs pour le premier et de neuf bancs pour le second – et en possession d’une lettre de marque, présentent au baile de Valence six Maures (quatre noirs et deux blancs), qu’ils ont capturés en terre d’Almeria en un lieu nommé Los Frailes (los frayres), près du cap de Gata. Ils disent avoir été en possession d’un autre Maure, mais que ce dernier fut racheté à Mojácar (Moxaqar) par les siens contre une rançon de 90 doublons. Les autres ont eu moins de chance : personne ne s’est offert pour les racheter et parmi eux un Maure noir, nommé Musta, laboureur de son état, qui « dit qu’il est franc, mais qu’il a été captif d’un Maure d’Almeria, appelé Ben Hatima, mais qu’il l’avait affranchi, et qu’il avait une femme à Tabernes, situé à trois lieues d’Almeria »69. Affranchi par son ancien maître musulman, il se retrouve de nouveau en captivité chez les chrétiens.

39 Le captif ou l’esclave qui avait eu la chance d’être affranchi devait être vigilant pour ne pas perdre ou se faire dérober sa lettre d’affranchissement. D’autant plus que comme ils sont souvent marqués au fer, on les suspecte tout de suite d’être des esclaves en fuite. C’est ce qu’il advient à Juan de Quesada « un mulâtre de couleur blanc [sic], marqué aux deux joues d’un S et d’une clé, homme petit de taille, peu barbu, avec des cicatrices de vérole au visage, âgé de 23 ans ». Arrêté à Valence en février 1610, il doit justifier qu’il est « franc ». Il a en sa possession une lettre d’affranchissement (carta de ahorro y franqueza) de son ancienne maîtresse María Alonso Blanco, veuve de Pedro de Sevilla, habitante de Villanueva de Andújar en Andalousie en date du 15 septembre 1608, qui l’a affranchi car il était le fils de Catalina Hernández, son esclave. Il demande et obtient du Baile General une attestation pour n’être plus constamment « inquiété » le 13 février 161070. Amet Cherif, « Turc d’Alger, homme grand, blanc, de visage couleur “blanc cassé” [sic] avec une marque sur les deux sourcils, trois autres signes de feu sur la main droite – comme une croix avec quatre points71 –, et la main gauche estropiée », lui aussi est arrêté par l’alguazil de la Bailía General qui pensait qu’il s’agissait d’un esclave en fuite. Esclave racheté, il montre l’acte par lequel il a recouvré sa liberté le 18 septembre 1609. Le 28 mars 1610, un laissez-passer lui est délivré, à l’attention du baile du port du Grau et de tous les autres officiers de marine, pour qu’il puisse embarquer, après s’être acquitté de tous les droits attenants à son départ vers Alger, ainsi que du paiement du quint 72.

40 D’autres esclaves affranchis – ou qui prétendent l’être – eurent moins de chance. Joan Batiste Domingo, « 24 ans, couleur de coing cuit, de bonne taille, cheveux noirs et bouclés, imberbe, gros sourcils, cicatrice de blessure sur le nez », le 2 juin 1669 dit au baile « qu’il est originaire d’un territoire d’Afrique, esclave depuis l’âge de sept ans à Majorque, où il est resté au service de Jaume et d’Antoni Canelles, jusqu’à ce qu’il y a environ cinq ans ses maîtres l’affranchirent ; depuis, il a vagabondé de par le monde, et, alors qu’il se dirigeait vers l’Andalousie, on le vola en chemin et on lui prit aussi sa lettre d’affranchissement, mais qu’il était prêt à demander qu’on lui envoyât de Majorque les preuves de cette lettre ». Les autorités de la bailía ne le croient pas et, le 7 décembre 1669, le vendent à un tisseur de soie (caneler), Frances Girona, au prix de

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21 livres, sans chercher à savoir si ce qu’il dit est vrai73. Le 13 août 1686, Abdala, 65 ans, est arrêté sur le chemin de Sagonte (Morvedre) par le garde du péage Joseph Salelles. Lorsqu’il comparaît devant le baile, il dit lui aussi qu’on lui a volé sa lettre d’affranchissement et il raconte sa vie74.

Les esclaves en fuite

41 Une autre voie vers la liberté, c’est la fuite, sauf qu’il arrive parfois que les esclaves soient rattrapés, pour certains au bout de quelques mois, pour d’autres après quelques années. Ils sont facilement identifiables, soit à cause de la couleur noire de leur peau, soit à cause des marques au fer qu’ils ont sur leur visage ou sur d’autres parties de leur corps.

42 De plus, quand on les arrête à Valence, c’est toujours en des lieux particulièrement surveillés : aux portes de la ville, vers le port du Grao, sur un pont, sur la place du marché, près des abattoirs ou d’une fontaine. De même, ce sont la plupart du temps des gens d’armes des différents tribunaux de la ville qui procèdent à leur arrestation. Ils sont conduits ensuite en prison, où ils demeurent jusqu’à ce que le juge de la Bailía de Valence demande à les faire comparaître.

43 Après avoir décrit physiquement l’esclave – en quelque sorte ce sont ses signes d’identité –, le juge l’interroge et c’est à cette occasion que nous avons des récits de vie. Presque tous expliquent que, s’ils se sont enfuis, c’est à cause des mauvais traitements qu’ils ont subis. Le 27 juillet 1558, Francisco Pérez, 30 ans, dit « qu’il est l’esclave d’Alonso Pérez de Sayaverde, gentilhomme (cavaller) de Cordoue. S’il s’est enfui, c’est parce que l’épouse de son maître le grondait tout le temps et lui rendait la vie misérable »75. Le 14 novembre 1669, l’assesseur de la Bailía, ayant fait comparaître « un esclave du nom de Bartholomé Pérez76, âgé d’environ 20 ans, de bonne taille, couleur de coing cuit, imberbe, grands yeux, cheveux noirs et un peu frisés, avec une marque au milieu du front qui semble être celle d’une blessure, une marque noire de poudre sous l’œil droit et une dent en moins en haut et à gauche », l’interroge. Il dit qu’il est naturel de la partie d’Afrique qui est terre de Maures et qu’on l’emmena alors qu’il était petit à Oran où il fut vendu. De là, on l’emporta à Carthagène, et ensuite on le vendit de nouveau et on l’emporta à Lorca, puis de Lorca à Grenade, où il a servi pendant environ quatre ans le chanoine Don Augeni de Ribadeneyra qui l’avait acheté. Comme ce dernier le maltraitait, il s’était enfui. Il y a environ 15 jours, il est arrivé à Valence et, trois jours après, il a été capturé au marché par un homme, dont il a su ensuite qu’il se nommait Francisco Ferri et qu’il était officier du juge des délits criminels (el Justicia Criminal) de Valence. Il était ainsi en prison, d’où on l’a fait sortir maintenant pour le mener jusqu’au tribunal.

44 Cet exemple, comme bien d’autres, nous montre quel était le circuit de l’esclavage vers l’Espagne à partir d’Oran, Carthagène étant le grand port qui reliait le préside à la péninsule. Nous voyons aussi comment l’esclave pouvait passer de maître en maître et de ville en ville.

45 Bien que l’esclave ait un propriétaire, le tribunal de la Bailía de Valence décide toujours de le vendre. Il ne peut en effet se permettre de le laisser en prison, car, en attendant que son ancien maître se manifeste – si jamais il le fait –, il faut le nourrir sur les caisses du roi. Cependant, on fait savoir à celui qui l’achète que si le propriétaire légitime de l’esclave le réclame, il faudra qu’il le lui rende. Cette condition de restitution de l’esclave – même si le premier propriétaire de l’esclave doit rembourser au second le

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prix d’achat, le quint et les autres taxes dont il a dû s’acquitter – décourage beaucoup les acheteurs potentiels. Et, de la même façon, le fait de savoir que l’esclave s’est déjà enfui une fois, et peut donc récidiver, doit en dissuader plus d’un. Quelle qu’en soit la raison, le fait qu’il y ait peu d’acheteurs influe sur le prix d’achat de l’esclave. Dans presque tous les documents, il est spécifié que le courtier a présenté à la vente aux enchères pendant de nombreux jours un esclave en fuite appréhendé par les autorités, mais comme il n’a pas trouvé d’acquéreur à un prix intéressant, et qu’en prison il revient à deux sous par jour, le tribunal décide de l’adjuger au plus vite au plus offrant, même pour une somme modique. C’est ce qu’il advient avec l’esclave Antonio Francisco, 30 ans, qui s’est enfui de chez son maître Aspro Rosso, gentilhomme de l’île de Lipar dans le royaume de Sardaigne : présenté au juge le 11 décembre 1666, il n’est vendu que le 5 février 1667, quand le tribunal prend la décision de le vendre à Berthomeu Sivera, citadin (ciutadá) de Valence, qui ne propose que 12 livres77.

46 Les prix auxquels sont vendus les esclaves en fuite sont sensiblement plus bas que ceux pratiqués en temps normal. Ainsi, le noble don Bernardo de Proixita, originaire de Xátiva mais habitant de Valence, le 29 novembre 1669, achète Bartholomé Pérez, âgé de 20 ans, pour 30 livres 78, et, le 23 août 1670, il achète également Aly, d’environ 30 ans, pour 20 livres79 ; le 7 décembre 1669, le canetier (caneler) Frances Girona, paie 21 livres pour Joan Batiste Domingo âgé de 24 ans80 ; le 19 avril 1670, le marchand de Valence Batiste de Arce acquiert Juan Pablo de la Cruz, âgé de 21 ans, au prix de 32 livres81. Alors que dans les mêmes années, le prix des esclaves âgés entre vingt et trente ans, sont sensiblement plus élevés. Par exemple, le 7 février 1670, deux Maures d’Alger – Musa, 26 ans, et Amet, 21 ans – sont estimés par le même courtier du tribunal de la Bailía, Frances Vila, respectivement aux prix de 85 et 90 livres, et Christofol del Mar s’acquitte pour eux du quint pour en devenir le légitime propriétaire82. Certes, l’âge n’est pas le seul critère, puisque la constitution physique intervient aussi dans le prix, mais l’on ne peut écarter le fait que l’éventualité de devoir rendre l’esclave ne dissuade les acheteurs, faisant ainsi chuter leur prix.

47 En effet, parfois, aucun acquéreur ne se présente et le tribunal décide de « confier » (encomanar) l’esclave en fuite à quelqu’un qui s’engage à prendre soin de lui, en attendant que son maître se manifeste. Le 17 juin 1558, Joan Ximénez, 20 ans, est mené devant le juge. Il dit être originaire d’Assira où son père fut tué lors de la prise de la ville. Sa mère est captive à Naples. Il est chrétien car on l’a baptisé à Naples. Un gentilhomme d’Arévalo, nommé Bernat de Avila, l’acheta à Naples aux soldats qui les avaient capturés lui et sa mère. Il dit qu’il s’est enfui avec d’autres captifs d’Arévalo, qui appartiennent à d’autres maîtres, mais qu’il ne sait ni qui ils sont ni où ils sont partis. Le 14 juillet, « comme sa vie était en danger à cause de la contagion des temps et qu’il représentait une dépense d’un sou par jour, et comme l’on n’avait trouvé personne qui le prenne s’il ne recevait pas une aide pécuniaire (ajuda de costa) de 8 denierspar jour, il fut remis aux bons soins du boulanger Joan Pomar qui pouvait ainsi l’employer au four »83. Le 2 septembre de la même année, et pour les mêmes raisons, le tribunal de la Bailía confie à Pere Genis Llinares, charpentier, un autre jeune captif de 20 ans, Mustafa, naturel de Canastel près d’Oran, qui dit s’être enfui de chez son maître, Joan Roiz de Calavast, tavernier de Cordoue, pour « retourner à la liberté »84. Les deux artisans s’engagent à restituer le captif si leurs maîtres les réclament ou à payer le prix auquel ils ont été estimés : 28 livres pour le premier et 40 livres pour le second.

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48 Si le propriétaire légitime se manifeste, l’esclave doit être rendu et le baile envoie alors une injonction à celui qui l’a en sa possession : ainsi, le 27 février 1609, un esclave « couleur de coing cuit », du nom de Juan de Ynogales, chrétien de 24 ans, marqué au fer au visage avec un S et deux clés, qui avait été confié le 2 mai de l’année précédente à Alonso Dias Eslava baile de la villa de Capdet doit être restitué à son maître, Juan Bautista Bravo Ymedo, échevin (regidor perpetuo) de la villa de Almagro, chef-lieu du Campo de Calatrava dans le royaume de Castille. Le propriétaire doit payer le quint qui s’élève à 5 livres et 3 sous, ainsi que les autres frais de justice qui sont d’une livre et 10 sous85.

49 Notons également que l’on ne veut pas acheter un esclave qui ne serait pas ou Noir ou Maure : le 11 mai 1668, l’on se résout à vendre l’esclave Joan Pablo au citadin de Valence Carlos Julbi pour seulement 20 livres, car il y a un mois qu’on l’a mis en vente aux enchères et chaque jour l’on dépense deux sous pour le nourrir ; « de même, la raison pour laquelle on refuse de l’acheter, c’est parce qu’il ne présente aucune caractéristique physique d’être Maure »86.

Ecclésiastiques et nobles « protecteurs » d’esclaves

50 Certains esclaves en fuite sont parfois recueillis par des institutions ou au sein de maisons nobles. Voilà un an et demi que Francisco Symon vit dans la Maison de la Miséricorde de Valence où il travaille, quand, alors qu’on l’a envoyé au couvent des Dominicains pour chercher un peu de vin, il est arrêté sur la place du marché de Valence par Juan Granell, alguazil du tribunal de la Bailía, et emmené en prison. Le 8 octobre 1675, il comparaît devant le baile : âgé de 45 ans, de bonne taille, couleur de coing cuit, imberbe, cheveux noirs et un peu frisés, front un peu dégarni sur les côtés, une blessure au front sur le côté droit et une autre sur le sourcil gauche, avec une marque de feu sur le côté gauche du nez et une autre sur la joue gauche près de la moustache, brèche-dent en haut, « il dit qu’il est “naturel arabe” [sic], d’où on l’emporta petit au Portugal et où on le fit chrétien et on le baptisa en l’église majeure de la villa de La Casa dans le royaume du Portugal et depuis lors jusqu’à il y a cinq ans, moment où il s’est enfui, il y a servi Don Juan Carvajal ; il a vagabondé ensuite à travers la Castille, allant de villes en villages, et il y a un an et demi il est arrivé à Valence et il travaille à la Maison de la Miséricorde ». Le 31 octobre, l’archidiacre de l’église Saint- Fructueux de Tarragone, le docteur Vicent Bofi, achète Francisco Symon pour 30 livres87. Nous ne savons rien des interventions qu’il y a pu y avoir de la part des laïcs et des ecclésiastiques de la Maison de la Miséricorde et/ou des Dominicains de Valence pour que l’archidiacre de Tarragone rachète l’esclave qu’ils avaient eu à leur service. Nous ne pouvons que les supposer. Nous ne doutons pas que les responsables de la Maison de la Miséricorde aient agi par charité chrétienne en employant Francisco Symon, mais avoir un esclave à leur service sans devoir l’acheter devait certainement aussi les arranger financièrement. Marqué au fer, il est impossible qu’ils n’aient pas su sa condition d’esclave.

51 Le 6 septembre 1672, le baile fait comparaître devant sa cour un esclave en fuite emprisonné à Sant Arcis. Il se nomme Saer et il a été arrêté à une lieue de la ville de Segorbe. Il dit qu’il est Maure, mais Turc de nation ; il y a environ un an, il s’est enfui de la ville de Carthagène des galères d’Espagne et il est venu à la villa d’Elche (Elig) où il

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est resté environ huit ou neuf mois au service de la duchesse de Gandía dans sa maison ; il n’a jamais eu de maître et n’a jamais été l’esclave de personne.

52 L’homme a environ 35 ans, il est blanc de visage, il a une barbe drue, des cheveux noirs, il est un peu chauve devant et il a une cicatrice au bras droit. Il est vendu le 14 octobre à En Bernabeu Rodriguez88.

53 Le 8 avril 1673, comparaît Frances Joseph Tamborino, 55 ans, de belle taille, cheveux noirs et frisés, de couleur de coing cuit ; il dit qu’il y a sept ou huit ans il s’enfuit des galères du duc de Florence et arriva à Elche (Elig) où il se mit au service de feu Don Francisco de Calatayud y Villarrasa, alors gouverneur de ladite villa. Comme celui-ci le traitait bien, il est resté dans sa maison à son service, dissimulant et se taisant. Comme son maître est décédé, il a voulu maintenant partir pour Saragosse et c’est ainsi qu’il a été arrêté à la sortie de Valence, juste après le pont de San Miguel de los Reyes. Mais il affirme qu’il n’est pas l’esclave dudit Don Francisco, qu’il ne l’a jamais été, mais qu’il l’a servi librement et spontanément.

54 Il est vendu le 17 juin 1673 à un marchand, Alonso Sepulveda89.

55 Bien que dans ces deux derniers cas, les hommes ne fussent pas marqués au fer rouge, il nous semble peu probable que dans des maisons nobiliaires de ce rang l’on ne s’inquiétât pas de la qualité du personnel qui était à leur service. D’autant plus, que dans le cas de Don Francisco de Calatayud y Villarasa, gouverneur général d’Alicante, on avait l’habitude d’avoir affaire à des esclaves : le 23 mai 1672, Lorenç Laen, procureur de Don Francisco Calatayud y Villarrasa, gouverneur général d’Alicante90, déclare au Baile General de Valence pour les vendre cinq esclaves, sur les sept « Maures Turcs », âgés entre 20 et 25 ans, pour lesquels le gouverneur a déjà payé le quint à Alicante en date du 16 mai91. Ce dernier document nous indique que s’il en vend cinq, il en garde deux pour son service. Les puissants avaient besoin de paraître et cela passait par un train de vie important, dans lequel les serviteurs et les esclaves jouaient un rôle primordial, et s’ils pouvaient en avoir un de plus et ne pas avoir à payer pour lui, ils devaient être prêts à fermer les yeux.

Conclusions

56 Le tribunal de la Bailía de Valence nous permet de connaître de nombreux aspects de la captivité et de l’esclavage à Valence, en Espagne, mais aussi dans le monde méditerranéen et d’outre-mer, en rapport avec ses dépendances italiennes, africaines et américaines. Nous découvrons les différents acteurs de ce commerce des hommes : ceux qui « présentent » le captif ou déclarent l’esclave, ceux qui le possèdent, qui le vendent et l’achètent. L’origine géographique et ethnique des captifs/esclaves et les lieux de la capture, les bouleversements politiques intérieurs à la Péninsule, mais aussi les conquêtes extérieures, apparaissent à travers cette documentation. Les victimes, enfin, que ce soit ceux de la course ou des incursions, et plus spécifiquement les enfants et les femmes, cibles privilégiée de l’esclavage, sont au cœur de notre propos. La liberté acquise par l’affranchissement ou par la rançon apparaît peu dans la documentation de la Bailía et il faudrait recourir à d’autres sources, comme les documents notariés, pour découvrir ces aspects. Ce que le tribunal enregistre, ce sont les esclaves en fuite rattrapés, mais bien entendu nous ignorons quelle fut la proportion des cavales réussies. Toutefois, le contrôle en Espagne pendant toute l’époque moderne est tel qu’il nous semble très difficile qu’il ait pu y avoir de nombreuses réussites : les ports, les

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ponts, les portes des villes, les marchés, voire les fontaines, autant de lieux où les fuyards vont obligatoirement se rendre, sont sous haute surveillance, et ce sont d’ailleurs toujours là qu’ils se font arrêter.

57 L’on doit renoncer à un décompte précis des captifs/esclaves, dans la mesure où la documentation est incomplète ou perdue – notamment à cause de la destruction des manuscrits par les vers – même si le personnel des Archives de Valence prend toutes les précautions pour leur conservation, de nombreux livres ayant été microfilmés pour éviter leurs multiples manipulations. L’on peut cependant, avec la documentation existante, établir des statistiques concernant les captifs (hommes/femmes/enfants, âges, prix, origine géographique et ethnique, métiers), mais aussi les acteurs de l’esclavage (qualité des procureurs et des propriétaires, des vendeurs et des acheteurs), du xve au xviie siècle et essayer d’en voir l’évolution. De même, l’on peut reconstruire les circuits qui vont de la capture à la vente, ou à la revente, des captifs/esclaves.

58 Enfin, comment ne pas considérer également que nous avons dans ces documents des témoignages de première main, puisqu’ils sont portés par ceux-là mêmes qui ont subi la captivité/l’esclavage dans leur chair. Il serait temps que les historiens leur donnent la parole et les réintègrent dans leur identité.

ANNEXES

Document 1 : Contrat de vente de Juan Rodríguez de la Cerdilla, capitaine de Sa Majesté et habitant d’Oran, et procuration de Don Martín de Córdoba y de Velasco, comte d’Alcaudete, à Gabriel Carillo de Ayala, gouverneur de la forteresse de Montemayor, et à Juan Rodríguez de la Cerdilla, capitaine de Sa Majesté et habitant d’Oran, pour vendre ses esclaves de la villad’Alcaudete, 1558 92 Que ceux qui voient ce contrat de vente sachent comment MOI Juan Rodríguez de la Cerdilla, capitaine de Sa Majesté et habitant d’Oran, résidant actuellement dans la très noble ville de Baeza, en nom de mon très illustre seigneur Don Martín de Córdoba y Velasco, comte d’Alcaudete, mon seigneur, et en vertu du pouvoir qu’il m’a conféré et qui est le suivant : Que tous ceux qui voient cette procuration (carta de poder) sachent comment MOI Don Martín de Córdoba y Velasco, comte d’Alcaudete, seigneur de la maison de Montemayor, capitaine général des royaumes de Tlemcen et Tunis et etc. j’octroie et je reconnais par la présente procuration que je donne tout pouvoir et pour valoir ce que de droit à VOUS Gabriel Carillo de Ayala, gouverneur de la forteresse (alcaide) de Montemayor et à VOUS le capitaine Juan Rodríguez de la Cerdilla, mes serviteurs (criados), à chacun de vous in solidum, et spécialement pour que pour moi et en mon nom vous puissiez vendre et que vous vendiez, aux enchères publiques ou de tout autre façon, tous les esclaves mâles et femelles que j’ai en cette villa de Alcaudete qui est mienne ou ailleurs, à la personne ou aux personnes, et au prix en maravédis, qui vous semblera opportun, au comptant ou à crédit. Et pour que vous puissiez recevoir le prix

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en maravédis, ou en autres choses, pour leur vente, et vous donner pour satisfaits, et pouvoir remettre des lettres de paiement et donner des quitus, comme je le ferais si j’étais présent, j’octroie la possibilité d’établir les contrats de vente nécessaires pour vendre les esclaves en tant que « sauvages » (bozales) et obtenus « de bonne guerre », m’obligeant à indemniser l’acheteur en cas de dommage subi (saneamiento) et me soumettant pour cela à tous les fors qui vous seraient demandés. J’approuve, j’octroie et je ratifie avec force et fermeté lesdites ventes et je m’oblige à les respecter, vous donnant ainsi tout mon pouvoir. Traduit de l’espagnol Document 2 : Déclaration d’Ali fils de Hadj Amor, naturel de la villa de Basta93 du royaume de Grenade, 142194 […] « Il a sa mère et une sœur ; il exerce le métier de tisserand […] Alors qu’il avait cinq ans, il fut capturé dans le verger de Saint [trou dans le manuscrit], lieu de Basta, par des almugavares [sic] castillans, qui l’emportèrent en Castille à Cordoue où ils le vendirent à un homme de ladite ville qui s’appelait Johan Rodriguez et dont il fut le captif jusqu’à l’âge de vingt ans. Il y a environ deux ans, sa mère envoya à Cordoue deux Maures de Basta pour le racheter au prix de cent cinquante doublons, et ils le ramenèrent avec eux à Basta. L’autre jour, lui et un autre Maure de Basta, nommé Caet, entrèrent en Castille avec l’intention de capturer des chrétiens et de les emmener au royaume de Grenade. Ils y restèrent trois jours, mais voyant qu’ils n’avaient réussi à prendre aucun chrétien et n’avaient rien gagné à rester là pendant tout ce temps, ils décidèrent de rentrer à Basta. Et il y a de cela huit jours, la nuit, ils allèrent au gué du Guadiana, qui se trouve du côté de Carrolla [sic] dudit royaume de Castille et qui est frontière avec le royaume de Grenade, pour rentrer. Là, presque à l’heure des mâtines, ils voulurent passer la rivière au gué, et pour montrer à son compagnon où il fallait passer, il jeta une pierre dans la rivière. Comme ils étaient passés, deux chrétiens surgirent et l’un lui donna un grand coup avec sa lance et le fit tomber. Les deux hommes se jetèrent sur lui et lui lièrent les mains. Son compagnon, qui était au bord de la rivière, voyant qu’il avait été pris et qu’il ne pouvait rien faire pour lui, s’enfuit. » [Comme chaque fois que l’on ramène un captif des territoires ennemis, le baile veut en savoir plus et l’interroge sur l’endroit, les forces, les personnalités :] « Il dit que Basta se trouve à quatre lieues de l’endroit où il fut capturé, que le territoire de Basta est plutôt plat que montagneux, qu’il ne sait pas combien de portes il y a pour entrer dans la villa ; qu’il ne sait pas qui est l’alcade ni les autres officiels, qu’il connaît beaucoup de gens mais que ce sont des petits, qu’il ne connaît que leur prénoms mais pas leur nom de famille, qu’il ne sait pas le nom de la rue où sa mère habite ; il dit, enfin, qu’il n’est pas chrétien et qu’il ne l’a jamais été. » Le baile le déclare « de bonne guerre » et le remet comme captif auxdits Diego Ferrandis et Ferran Lopez. Traduit du valencien Document 3 : Déclaration d’Abdala, esclave en fuite, par-devant la Bailía General de Valence, le 13 août 168695 […] « Il dit qu’il est naturel de la ville d’Alger et qu’il fut capturé il y a environ vingt- trois ans, près du cap Blanc, qui est de l’autre côté de Tarifa. Alors qu’il était en course

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avec deux navires d’Alger, ils furent pris par cinq navires hollandais, et lui et d’autres Maures furent vendus dans une ville que l’on appelle Porto et qui se trouve au Portugal. Il fut acheté par un franciscain, nommé le père Martin Vita, qui acheta aussi son fils, “petit Amete” (ametillo), et ils ont servi ce religieux pendant environ vingt-deux ans. Il y a huit mois à peu près, que ledit religieux, son maître, malade, l’affranchit lui et son fils Amete, et il lui laissa 150 réaux de huit et un habit. Huit jours plus tard, ledit religieux mourait, mais avant de mourir il lui fit sa lettre d’affranchissement – car il l’avait déjà faite deux ans auparavant à son fils Amete – et ledit Amete s’en fut à Alger. Et, il y a environ un mois et demi, il quitta Porto pour aller à Madrid, à la recherche de l’un de ses cousins qui était esclave du Comte de Monterrey, mais il ne le trouva pas car il était rentré en Berbérie. Alors, il laissa Madrid pour venir à la ville de Valence et, à deux bonnes lieues avant Molina, des brigands surgirent sur son chemin et le volèrent, lui enlevant un très bon habit qu’il portait, de drap de Hollande, que son maître lui avait également laissé, ainsi que les 150 réaux de huit et sa lettre d’affranchissement. Il supplia ceux qui le volaient de lui laisser ladite lettre d’affranchissement, car s’ils la lui prenaient, c’était comme s’ils le tuaient. Ils ne voulurent rien entendre, au contraire ils l’attachèrent à un grand arbre, les mains liées derrière son dos, en le laissant tout nu, à poil. Il resta ainsi jusqu’à l’arrivée de muletiers qui passaient par-là et qui le détachèrent, et en un lieu qui se trouve à douze lieues avant Molina, le curé lui donna une vieille chemise, une culotte bouffante (saraguells) et un gilet (une armilla) de drap brun très vieux, qui sont les vêtements qu’il porte sur lui et il est venu en la présente ville pour se faire chrétien. Et alors qu’il était près de la Porte de Serrans, en plein milieu du chemin de Sagonte (Morvedre), des gardes le capturèrent et l’emmenèrent à la prison de la tour de Serrans, et ce qu’il dit est exact. Et comme il ne sait pas écrire, à la place de la signature, il a fait la croix suivante […]. » [À la suite, il est précisé :] « Cet esclave fut donné en charité au couvent des Trinitaires déchaux, n’ayant pu trouver une personne qui l’achetât à cause de son âge avancé de plus de 65 ans. Il y a eu délibération de l’Audience Royale (la Real Audiencia). » Traduit du valencien

NOTES

1. . Voir, entre autres : Juan Francisco Pardo Molero, « Mercaderes, frailes, corsarios y cautivos. Intercambios entre el reino de Valencia y el norte de África en la primera mitad del siglo XVI » et Rafael Benítez, « La tramitación del pago de rescates a través del Reino de Valencia. El último plazo del rescate de Cervantes », dans Wolfgang Kaiser (éd.), Le commerce des captifs. Les intermédiaires dans l’échange et le rachat des prisonniers en Méditerranée, xv e-xviii e siècle, Rome, École Française de Rome, 2008, respectivement p. 165-192 et p. 193-217 ; Francisco Javier Marzal Palacios, La esclavitud en Valencia durante la baja Edad Media (1375-1425), Valence, Universitat de Valencia - Servei de Publicacions, 2006 ; Andrés Díaz Borrás, El miedo al Mediterráneo. La caridad popular valenciana y la redención de cautivos bajo poder musulmán, 1323-1539, Barcelone, CSIC-Institució Milà i Fontanals, 2001 ; José Hinojosa Montalvo, « De la esclavitud a la libertad en el reino de Valencia durante los siglos medievales », Manuel Ruzafa García, « La esclavitud en la Valencia bajomedieval : Mudéjares y Musulmanes » et Francisco Javier Marzal Palacios, « El ciclo de la esclavitud sarracena en la Valencia bajomedieval : esclavización, rescate y vuelta a casa de los esclavos de Cherchell (1409-1425) », dans María Teresa Ferrer i Mallol et Josefina Mutgé i Vives (éd.), De l’esclavitud a la llibertat. Esclaus i lliberts

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a l’edat mitjana, Barcelone, CSIC-Institució Milà i Fontanals-Departament d’Estudis Medievals, 2000, respectivement p. 431-470, p. 471- 491 et p. 493-509 ; Vicente Graullera Sanz, La esclavitud en Valencia en los siglos XVI y XVII, Valence, Institución Alfonso el Magnánimo-CSIC, 1978 ; Vicenta Cortés Alonso, La esclavitud en Valencia durante el reinado de los Reyes Católicos (1479-1516), Valence, Ayuntamiento de Valencia - Publicaciones des Archivo Municipal, 1964. 2. . Le fonds se trouve donc aux Archives du Royaume de Valence (désormais ARV), dans deux sections : Bailía General (désormais BG) pour tous les livres sur « les captifs » (catius) (« Présentations et concessions ») entre 1419 et 1666 (no 193-210) et Real Cancillería (désormais RC) pour le livre concernant les « Ventes d’esclaves » (Vendas de esclaus) entre 1666-1686 (no 629). 3. . Le Baile/Batle General de Valence est à la tête d’une institution fondée en 1239 par Jacques Ier d’Aragon au titre du droit de conquête. Son rôle est d’administrer et de défendre le patrimoine royal. Il est chargé de la gestion des finances royales (Real Hacienda), de faire appliquer le droit en matière fiscale (douanes, péages, gabelle sur le sel, rentes régaliennes) et de l’affermage desdits biens et droits royaux. Il a juridiction sur les affaires maritimes et le commerce extérieur : il délivre des licences pour la pêche, l’exportation de produits ou la pratique de la course ; il juge les délits commis en mer. Il a juridiction civile et criminelle sur les Maures et les Juifs domaniaux (de realengo). Il est secondé par un réseau de bailes locaux. La Bailía, comme toutes les institutions fondées sur les Fors – c’est-à-dire sur les privilèges accordés par les monarques chrétiens au Moyen Âge, suite à la conquête des territoires sur les États musulmans –, est abolie par le décret de Nueva Planta de 1707, signé par le premier monarque bourbon, Philippe V, et ses compétences sont alors attribuées à une nouvelle institution : l’Intendance (laIntendencia). Les archives de ces deux institutions, dont les documents vont de 1306 à 1872, se trouvent aux Archives du Royaume de Valence. 4. . Au xviie siècle, pour ce qui est des esclaves, l’on doit verser une livre au roi par tranche de 15 livres. Ainsi, le 2 mars 1667, le tailleur Miguel Gasco paya 5 livres de quint pour une petite esclave maure arabe, nommée Fatima, âgée de cinq ans, estimée par Frances Vila, courtier du tribunal de la Bailía, à 75 livres : « en comptant chaque quint à raison de 1 L par 15 LL, sans compter les frais que l’on doit à la présente cour ». ARV, RC, livre no 626, f. 10. 5. . L’étude de ce fonds permet également de connaître l’évolution sociale des détenteurs de cette charge : au début du xve siècle, c’est « l’honorable Miser Johan Mercader, docteur en lois, conseiller du seigneur roi » qui détient cette fonction (ARV, BG, livre no 193, f. 60r, samedi 13 avril 1423) ; au début du siècle suivant, nous trouvons un ecclésiastique « le très magnifique Mosen Luis Johan Cavaller, conseiller du très haut Seigneur Roi » (ARV, BG, livre no 196, f. 378r) ; début xviie, il s’agit de « Don Bernat Vilarig y Carros, seigneur des baronnies de Cirat, Pandiel et El Tormo, du Conseil de Sa Majesté » (ARV, RC, livre no 629, f. 2r) ; en 1667, c’est « l’illustre (egregi) Don Gerardo de Cervelló y Mercader, Baron d’Oropesa et comte de Cervelló ». Et nous avons aussi plus de renseignements sur la composition du tribunal : ce dernier est assisté « du noble Don Gerony Canguera, chevalier de l’ordre de Saint-Jacques de l’Épée, en tant que Maestre Racional– grand trésorier du roi qui contrôle tous les comptes –, ainsi que du gentilhomme (cavaller) le Magnifique Docteur Donato Sánchez Castella pour Assesseur Ordinaire de la Bailía General, enfin de Severino Clavero de Salçes, Procureur Patrimonial de sa Majesté à la nouvelle Bourse de commerce des marchands (Lonja nova de mercaderes) de ladite présente Ville de Valence. » (ARV, RC, livre no 629, f. 5rv, 5 février 1667). L’on est passé d’un technocrate à un noble de haut rang, ce qui confirme l’aristocratisation des charges en Espagne au xviie siècle. 6. . Par exemple, en 1419, il y en a deux de la même famille : Ali de Bellys/Belvys dont on nous dit qu’il est « juge du seigneur roi » (alcalde del señor rey) et Faraig de Bellys « Maure » (moro). ARV, BG, livre no 193, f. 10r et f. 14v Un siècle plus tard, la même famille est toujours sollicitée pour la traduction et la charge de juge s’est également transmise : le 3 septembre 1509, c’est Ali de Belvis « alcadi del senyor rey » qui assure cette fonction. ARV, BG, livre no 196, f. 378r.

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7. . Nom donné par les Maures à l’espagnol (castillan ou valencien, en l’occurrence). 8. . En principe, selon sa religion : le musulman « tourné vers l’est de Mahomet – en direction donc de La Mecque – et selon la sunna et la charia des Maures » [al alquibla de mahomet segons sunna e xara de moros] et le converti (dans le cas des Noirs) sur les évangiles. Mais, notons, que l’on ne fait pas prêter serment au Juif. 9. . Sarrahin / moro […] Enemich de la santa fe catolica e de nostre senyor rey […] per que aquell puixa vendre alienar e transportar e fer a les sues planes voluntats com a cascun senyor es licit e permes fer de les sues propies coses. Cette phrase est identique dans toutes les sentences. 10. . Neveu de Pedro de Luna, pape aragonais installé à Avignon sous le nom de Benoît XIII. Les Luna sont une famille noble aragonaise. Remarquons que les dates du sac de Cherchell et de la remise du captif au serviteur correspondent à l’installation et à la mort du pape Benoît XIII à Peñíscola. Nous disposons également de la biographie d’un chevalier castillan de l’époque Pero Niño, écrite par son écuyer Gutierre Díaz de Games sous le titre d’El Victorial, qui raconte toutes les campagnes menées au début du xve siècle par les nobles castillans et aragonais, notamment en Méditerranée. Gutierre Díaz de Games, El Victorial, éd. par Rafael Beltrán Llavador, Madrid, Clásicos Taurus no 25, p. 271-313. 11. . Concernant cet épisode, et notamment le rôle de la communauté mudéjar du royaume de Valence dans le rachat des captifs de Cherchell, voir Francisco Javier Marzal Palacios, « El ciclo de la esclavitud… », art. cit. 12. . ARV, BG, livre no 193, f. 81v. 13. . Ibid., 60r-68r. Le lieu où ont été prises les femmes est illisible. En ce qui concerne les traitements : « Don » est le titre honorifique attribué à un noble ; « Mosen », qui équivaut à « Messire », est donné aux nobles de seconde classe en Aragon au Moyen Âge, puis aux ecclésiastiques ; « En » (« Na » pour une femme) est le terme de courtoisie employé pour les notables de la ville – les “citadins honorables” (ciutadans honrats) – ; « Miser/Micer », qui équivaut à « Mon Senyor », s’emploie pour s’adresser surtout aux hommes de lois (avocats, juges, etc.). 14. . Ibid., 79r-80r. 15. . ARV, BG, livre no 202, f. 164rv. 16. . ARV, BG, livre no 196, f. 381rv. Notons que le terme de comerciar n’apparaît dans ces documents qu’au xvie siècle. 17. . Ibid., f. 382rv. Cesaro de Barzi était un marchand florentin installé à Valence qui était le correspondant de Bartolomeu Marchione de Lisbonne et disposait d’un réseau commercial important. Voir, entre autres, Jacqueline Guiral-Hadziiossif, Valence, port méditerranéen au xv e siècle (1410-1525), Paris, Publications de la Sorbonne, 1986, p. 399-408 ; José Hinojosa Montalvo, « Cesaro Barchi y otros mercaderes florentinos en la ciudad de Valencia en el tránsito del Medievo a la Modernidad », dossier thématique Sardegna, Mediterraneo e Atlantico tra Medioevo ed Età Moderna in memoria di Alberto Boscoso, Studi Storici,III,(1993), p. 231-249. 18. . Ibid., f. 48r. 19. . Voir dans ce dossier, l’article de Rudy Chaulet et Olga Ortega « Le rachat de captifs espagnols à Alger au xvie siècle. Le cas de la rédemption de Diego de Cisneros (1560-1567) », où les auteurs traitent de la rédemption de certains captifs espagnols tombés lors de l’expédition de Mostaganem. 20. . La villa était le village ayant juridiction royale pour juger en première instance. 21. . Voir document 1 en annexe. 22. . ARV, BG, livre no 210, f. 34r, 18 janvier 1610. 23. . Ibid., f. 47r. Il y a 12 deniers dans un sou, 20 sous dans une livre. 24. . ARV, BG, livre no 193, f. 71v-78v, 10 avril 1423. 25. . ARV, BG, livre no 210, f. 5rv. 26. . Ibid., f. 33r.

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27. . C’est-à-dire un Turc de naissance, et non quelqu’un devenu musulman et que l’on désignait alors par l’expression « Turc de profession ». 28. . ARV, BG, livre no 210, f. 32rv. 29. . Ibid., f. 48v. 30. . ARV, RC, livre no 629, f. 7v-8r. 31. . Soldats d’une troupe d’élite utilisée pour les incursions en territoire ennemi. 32. . Voir en annexe document 2. 33. . Parmi les marchandises, il y a des vêtements mauresques – une vingtaine de manteaux (almalafes), neuf casaques (aljubes) d’étamine blanche, huit petits chaperons (capironets) de drap, deux capes et des gants –, qui devaient appartenir au tailleur juif. 34. . ARV, BG, livre no 193, f. 33r-37r. 35. . Parmi les marchandises, il y avait : un fardeau de soie d’environ deux tonas, un petit sac de poivre d’environ une tona, trois sacs de laine d’environ cinq quintars, quatre livres de soie, dix livres de soie fluide de différentes couleurs, deux livres de fil, une demi-tona de fil, quatre quintars de tartre, un quintar d’alun. Les poids et mesures sont différents d’une région à une autre et il est très difficile de s’y retrouver. Jacqueline Guiral-Hadziiossif, Valence, port…, op. cit., p. 201 nous parle de tonellada et de quintal (1 tonellada = 22 quintals ; 1 quintal de Valence = 51,12 kg) ; Eloy Martín Corrales – que je remercie ici – m’indique que 1 tona = 20 quintars, que 1 quintar = 4 arrobes, soit 120 livres valenciennes. 36. . ARV, BG, livre no 193, f. 49rv. Il manque une partie des interrogatoires auxquels procède le baile. 37. . ARV, BG, livre no 196, f. 45r-47v. 38. . Sénégal, aujourd’hui. 39. . Factorerie portugaise comme Arguim, Sao Jorge da Mina ou Santo Tomé. 40. . L’expression « des îles » du roi du Portugal, ou du roi d’Espagne, est souvent employée pour désigner tous les territoires conquis. Même lorsqu’ils se trouvent sur les continents, ils ne peuvent être que des « îles » pour les Portugais ou les Espagnols de l’époque. 41. . ARV, BG, livre no 202, f. 219r-221v. 42. . En castillan, ce nom doit s’orthographier Vázquez de Cuña. 43. . Dans la vallée de Lecrín, Grenade. 44. . Mudéjar est le musulman qui vit dans un pays dont le prince est chrétien. Par le baptême, il devient morisque. 45. . ARV, BG, livre no 196, f. 148rv. 46. . ARV, BG, livre no 193, f. 60r-68r. 47. . Ibid., f. 52r. 48. . ARV, RC, livre no 629, f. 106r-108v. 49. . Voir dans ce dossier l’article de Salvatore Bono, « Au-delà des rachats : libération des esclaves en Méditerranée, xvie-xviiie siècle », où l’historien nous parle du rôle des naufrages dans la libération d’esclaves. 50. . Sans doute Jaber. 51. . ARV, RC, livre no 629, f. 76r-78v. 52. . Ibid., f. 51r-54v. 53. . ARV, BG, livre no 193, f. 68v-71r. Lupble : lieu non identifié. Selon Sadok Boubaker, il se peut qu’il s’agisse de la Galite, soit Kélibia, appelée jusqu’au xviie siècle la Galipe. 54. . ARV, BG, livre no 196, f. 374r-375v. 55. . Ibid., f. 378r-380v. 56. . Ibid., f. 384rv. 57. . ARV, RC, livre no 629, f. 121rv. 58. . Ibid., f. 123rv. 59. . ARV, BG, livre no 210, f. 35r, 30 janvier 1610.

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60. . Ibid., f. 38r, 17 mars 1610. 61. . Ibid., f. 39r. 62. . Jalance, en castillan. 63. . ARV, BG, livre no 210, f. 44r-45v. 64. . Ibid., f. 46r. 65. . Manuel Lomas Cortés, El proceso de expulsión de los Moriscos de España (1609-1614), Valence-Grenade-Saragosse, Publications des universités de Valence, Grenade et Saragosse, 2011, p. 151-172, notamment p. 172 où l’auteur précise que Diego de Amburzea reçut commission des autorités en 1610 pour effectuer ces recherches dans tout le royaume. 66. . Après la rébellion des Morisques de Grenade de 1568, et la répression qui s’ensuivit réduisant de nombreux Morisques en esclavage, en 1572 les autorités avaient disposé que les garçons morisques de moins de 10 ans et demi et les filles de moins de 9 ans et demi ne pouvaient pas être faits esclaves. Voir, entre autres, Francisco J. Moreno Díaz, « Marginaux parmi les marginaux : enfants, femmes et esclaves morisques en Nouvelle-Castille », dans María Ghazali (dir.), ‘Les Morisques. D’un bord à l’autre de la Méditerranée’, Cahiers de la Méditerranée, no 79, décembre 2009, p. 131-153. [En ligne : http://cdlm.revues.org/4897]. 67. . Voir note 4. 68. . ARV, RC, livre no 629, f. 67rv. 69. . ARV, BG, livre no 193, f. 47r-48v. Il manque la fin des documents pour ce cas. 70. . ARV, BG, livre no 210, f. 36r-37v. 71. . Il y a sur le document le dessin d’une petite croix avec un point dans chaque angle. 72. . ARV, BG, livre no 210, f. 42rv. 73. . ARV, RC, livre no 629, f. 30v-35v. 74. . Voir Annexes, document no 3. 75. . ARV, BG, livre no 202, f. 232r-236r. 76. . ARV, RC, livre no 629, f. 26r-30v. 77. . Ibid., f. 3r-6v. 78. . Ibid., f. 26r-30v. 79. . Ibid., f. 45rv. 80. . Ibid., f. 32r-35v. 81. . Ibid., f. 40 v. 82. . Ibid., f. 37rv. 83. . ARV, BG, livre no 202, f. 229rv. 84. . Ibid., f. 254rv. 85. . ARV, BG, livre no 210, f. 3rv. 86. . ARV, RC, livre no 629, f. 21v. : « Aixi mateix per no tenir senyal algu de moro per la qual raho rehusen de comprarlo ». 87. . Ibid., f. 91rv et f. 93r-94rv. 88. . Ibid, f. 68r-69v. 89. . Ibid., f. 72r-73v. 90. . Portantveus de General Governador y Llochtinent de Capita General desta Govervació. 91. . ARV, RC, livre no 629, f. 60v-62v et 71rv. 92. . ARV, BG, livre no 202, f. 278rv. 93. . Il semblerait que ce soit Mentesa Bastia, soit La Guardia, Jaén, frontière entre les royaumes de Castille et Grenade, à l’intersection du Guadiana et du Guadalbullón. 94. . ARV, BG, livre no 193, f. 38v-39v. 95. . ARV, RC, livre no 629, f. 131r-132v.

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RÉSUMÉS

Le tribunal de la Bailía de Valence est une source importante d’archives pour appréhender le phénomène de la captivité et de l’esclavage à Valence, en Espagne et, en général, dans toute la Méditerranée du xve au xviie siècle. Dans cet article, nous nous proposons, à travers des exemples, de voir les différentes possibilités d’exploitation de cette source pour mieux connaître ce « commerce des hommes » et son évolution. Nous nous intéresserons donc aux différents acteurs, aux caractéristiques, aux circonstances, mais surtout aux victimes de la captivité et de l’esclavage.

The Bailía court in Valencia (Spain) today is an important archive of documents shedding light on captivity and slavery in Valencia, in Spain, and, in general, throughout the Mediterranean from the fifteenth century to the seventeenth century. In this paper we present specific cases to show how the archive can help us to better understand the evolution of human trafficking. We examine various stakeholders, their characteristics and circumstances, and above all the victims of captivity and slavery.

INDEX

Keywords : captivity, slavery, Mediterranean, Valencia, Bailía Mots-clés : captivité, esclavage, Méditerranée, Valencia, Bailía

AUTEUR

MARÍA GHAZALI

María Ghazali est professeur de civilisation hispanique à l’université Nice Sophia Antipolis, directrice-adjointe du CMMC et co-directrice des Cahiers de la Méditerranée. Ses travaux portent sur l’encadrement des sociétés en Espagne à l’époque moderne (Inquisition et minorités religieuses, confréries et corporations) ainsi que sur la projection hispanique en Méditerranée. Elle a co-dirigé avec Anne Brogini l’ouvrage collectif Des marges aux frontières. Les puissances et les îles en Méditerranée à l’époque moderne, Paris, Éditions Classiques Garnier, Les Méditerranées, 2, 2010. Elle est l’auteur d’articles, parmi lesquels « La phobie du complot morisque : le royaume de Valence dans les années 1580 », dans Fatiha Benlabbah et Achouak Chalkha (éd.), Los Moriscos y su legado : desde ésta y otras laderas, Rabat-Casablanca, Instituto de Estudios Hispano-Lusos de Rabat et Faculté des lettres et des sciences humaines Ben M’Sik- Casablanca, 2010, p. 131-156.

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Notes et travaux de recherche

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De la Méridionalité à la Méditerranée : Le Midi de la France au temps de l’Algérie coloniale

Manuel Borutta

NOTE DE L'AUTEUR

Ce texte est issu d’une communication présentée au colloque international « Méridionalité et insularité. L’invention d’une Europe du Sud xviiie-xxe siècle », organisé par Nicolas Bourguinat à l’université de Strasbourg, Maison des sciences de l’homme d’Alsace, le 21 janvier 2011. Je remercie les participants au colloque et les rapporteurs anonymes de la revue pour leurs importantes indications. Traduction : Ségolène Plyer.

1 Depuis le XIXe siècle, le sud de l’Europe jouit d’une image paradoxale qui en fait aussi bien le berceau de la civilisation européenne qu’une zone d’extranéité par rapport à l’Occident. On a pu voir dans des pays comme l’Espagne, des régions comme le Mezzogiorno ou les Balkans, des territoires périphériques et retardés, des marches plus proches de l’Afrique ou de l’Orient que de l’Europe1. À l’inverse, les géographies impériales (bâties sur les notions de « mare nostrum », « Méditerranée française », « quarta sponda », « Eurafrica » ou « Atlantropa »)ont inclus l’Afrique du Nord dans l’Occident2.

2 Nous souhaitons montrer ici, à travers l’exemple du Midi français entre le début du XIXe siècle et les années 1960, que ces oscillations de la frontière méridionale ne tiennent pas seulement aux asymétries spatiales internes à l’Europe, souvent négligées lorsqu’on fait la critique de l’orientalisme occidental3, mais proviennent aussi des relations coloniales entre l’Europe du Sud et l’Afrique du Nord, elles aussi fréquemment omises par la recherche qui tend à séparer ces deux espaces pourtant très liés à l’époque coloniale4.

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3 Cela vaut tout particulièrement pour le Midi de la France et l’Algérie. Au XIXe siècle, le Midi a souvent été décrit comme une région figée et même en retard, alors qu’il a joué un rôle fondamental dans la colonisation algérienne, tout en étant le territoire le plus concerné par les retombées de cette dernière sur la métropole. Même la position du sud de la France dans l’imaginaire national a été affectée par ces liens : l’Algérie étant considérée comme une extension de l’Hexagone au fur et à mesure de son intégration à la vie nationale, le Midi a, parallèlement, glissé de la périphérie vers le centre de la nation.

4 C’est dans ce contexte que nous analyserons les représentations du Midi par rapport à la colonisation de l’Algérie, en commençant par la marginalisation de cette région au XIXe siècle, puis en montrant son passage de la périphérie au centre grâce à la conquête du sud de la Méditerranée, pour finir en évoquant les effets de la décolonisation sur l’histoire et l’image du sud de la France. Cet exemple nous permettra aussi d’analyser les jeux d’influences réciproques entre l’histoire méridionale et les représentations qu’on a pu en nourrir : en quoi les espaces méditerranéens ont-ils été vus à travers le prisme des réseaux politiques, sociaux et économiques dans lesquels ils étaient pris ? Les images qui leur étaient attachées reflétaient-elles simplement des relations de pouvoir (impériales ou nationales) ou bien étaient-elles dotées de leur propre logique ?

« France obscure » : la marginalisation du Midi au XIXe siècle

5 Malgré la longueur de sa côte méridionale, la France n’a jamais été considérée comme faisant partie du sud de l’Europe5. Karl Viktor von Bonstetten, dans son ouvrage classique de 1824, L’homme du Midi et l’homme du Nord, lui attribue une place moyenne entre le nord et le sud de l’Europe : « La France, située entre le ciel ardent du Midi et les régions rêveuses du Nord, semble un heureux composé de la manière d’être de l’un et l’autre climat »6. Mais c’est pourtant à cette époque précise que naît en France une frontière imaginaire entre le nord et le sud. Le Midi est de plus en plus décrit comme une région attardée, exotique, exclue de la culture moderne et de l’industrialisation du nord7. Cette image d’un territoire sous-développé recoupe les conceptions parisiennes sur la province en général et sur les périphéries agricoles en particulier8. Elle est produite par des publications scientifiques, littéraires et politiques. Ainsi les statisticiens constatent-ils un fossé dans l’instruction populaire entre la « France éclairée » au nord d’une ligne allant de Saint-Malo à Genève, et la « France obscure » du sud9. Le développement industriel du nord est expliqué par la proximité avec les peuples avancés constitués par les Anglais, les Suisses et les Belges ; le retard du Midi, par son voisinage avec ceux de l’Afrique et aussi avec ceux de l’Europe du Sud, de l’Espagne, du Portugal et de la Sardaigne, entités que l’on estimait mal gouvernées et qui semblaient croupir dans leur retard10. Les explications déterministes, climatiques et géographiques, sont souvent associées à une vision essentialiste des Méridionaux, souvent peints, par exemple, comme plus ruraux, plus violents et plus indisciplinés que les autres Français11.

6 Au moins sur le plan économique, le Midi suivit effectivement ses propres voies de développement12. Refusant d’adopter le modèle industriel septentrional, les Méridionaux misèrent, au XIXe siècle encore plus qu’auparavant, sur l’agriculture et

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particulièrement la viticulture. Ces divergences dans les formes de la propriété et de l’économie renforcèrent la singularisation géographique et ethnographique de la région, tandis que certaines différences internes (entre villes et campagnes, monts et vallées, îles et littoraux) passaient au second plan, malgré leur importance relative. Le réseau national des routes et des chemins de fer permettant une croissance spectaculaire de la demande, la Provence et le Languedoc réussirent à établir un quasi- monopole national de l’industrie méridionale du vin. Certes, cette industrie était particulièrement sensible aux retournements conjoncturels ; mais devant ce changement économique majeur, il est impossible de parler de stagnation méridionale pour la seconde moitié du XIXe siècle. Au contraire, il s’agit d’une dynamique capitaliste ne reculant pas devant la prise de risque13.

7 Cependant, à la même époque, la littérature dépeignait le Midi comme un conservatoire de coutumes étranges et d’hommes primitifs. Les récits de voyage, les romans d’Hyppolite Taine, Victor Hugo, Joseph Méry, Alexandre Dumas, Alphonse Daudet ou encore les écrits de Jules Michelet grouillaient de Méridionaux vantards et emportés, indolents et naïfs, irréfléchis et violents, paresseux et lâches14.

8 Ces clichés contribuèrent à alimenter les combats politiques de la IIIe République, lorsque des opposants à la République stigmatisèrent la méridionalisation des élites politiques, « Paris conquis par le sud »15. À Léon Gambetta, il fut reproché d’utiliser les institutions comme tremplin pour fuir la stagnation de sa région d’origine. La polémique prit même un tour raciste chez certains représentants de l’extrême-droite : Gaston Méry, pour n’en citer qu’un, tenait les Méridionaux pour aussi dangereux que les juifs. La Libre Parole, journal antisémite de l’antidreyfusard Édouard Drumont, député d’Alger en 1898, voyait la France « celtique » « encombrée de Levantins et de Latins, de Maures et d[e] Wisigoths »16.

9 Le peu de considération accordé au sud de la France s’exprimait aussi dans les comparaisons avec les colonies d’outre-mer, notamment avec les territoires d’Afrique du Nord17. Des projets de développement du Midi furent comparés à la colonisation du Maghreb18. Implicitement, ce retard était mesuré par rapport à l’avancée civilisationnelle attribuée à Paris. Certains Méridionaux, mettant d’eux-mêmes leur région en parallèle avec la colonie et les protectorats nord-africains, réclamèrent que le Midi fût mieux relié au centre pour profiter des bienfaits du progrès19. Dans cette logique, les périphéries nationales se trouvaient en concurrence avec les colonies d’outre-mer pour leurs relations au centre, à qui elles procuraient des ressources naturelles et duquel elles recevaient infrastructures modernes et aides publiques au développement.

« Algérie française » : l’extension méridionale de l’Hexagone

10 Cette idée s’impose lorsqu’on considère le Maghreb au temps de la colonisation française. Depuis la fin du XVIIIe siècle, des hommes politiques avaient dit vouloir transformer la Méditerranée en lac français20. Des savants issus de différentes disciplines nourrirent cette idée en définissant les bords de la mer intérieure comme une entité culturelle et naturelle appartenant à l’Europe. Les botanistes et les géologues des expéditions d’Égypte (1798-1801), du Péloponnèse (1829-31) et d’Algérie (1839-1842), soulignèrent les ressemblances de la végétation et des formations

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géologiques entre les littoraux du sud et du nord de la Méditerranée. Des géographes les séparèrent de l’Asie et de l’Afrique21. En Afrique du Nord, en Asie mineure, des soldats et des archéologues mirent au jour des vestiges antiques gréco-romains qui furent interprétés comme des traces indubitables de la civilisation européenne22, dont les historiens firent de la Méditerranée le berceau, tout en transformant les quelque mille ans d’hégémonie arabe musulmane en simple interlude23. Médecins et anthropologues accentuèrent les différences entre les Arabes nomades et les Berbères, prétendument plus faciles à assimiler parce que sédentaires24. En 1930, lors du centenaire de la conquête de l’Algérie, ce fut en grande partie sur la base de ces travaux que la France se présenta comme le successeur légitime de l’Empire romain, ayant libéré ce territoire d’usurpateurs étrangers et rétabli l’unité méditerranéenne de la civilisation européenne25.

11 Cette idée d’unité se nourrit aussi des interconnexions grandissantes entretenues par l’espace méditerranéen26. Dans les années 1830, des saint-simoniens avaient imaginé la mise en réseau administrative et infrastructurelle de ses rives, sous une hégémonie française qui aurait rendu possible l’association utopique de l’Orient et de l’Occident. Pour eux, l’Afrique du Nord formait une prolongation méridionale de l’Hexagone27. Lorsqu’en quelques décennies, l’espace méditerranéen fut effectivement strié de câbles télégraphiques, de voies de chemins de fer et de voies maritimes, cette vision sembla prendre forme. Après que la France, maîtresse de l’Algérie, eut étendu sa protection sur la Tunisie (1881) et le Maroc (1912), donc érigé un empire au Maghreb, la Méditerranée put donner l’illusion d’être devenue une mer intérieure.

12 C’est en Algérie que l’effacement des frontières continentales et la réduction des distances maritimes furent portés à leur maximum. En 1848, le nord de la colonie récemment conquise fut déclaré partie intégrante du territoire national. La IIIe République fit de « l’Algérie française » la première colonie de peuplement national et le laboratoire de sa politique d’assimilation. Dans aucune autre colonie française, l’enracinement des colons n’était aussi profond, les relations à la métropole aussi étroites28. L’Algérie devait être comme la France. En mars 1961 encore, un an avant l’indépendance, des Français d’Algérie exigeaient « l’occidentalisation » de la vie algérienne29.

13 Cette tentative visant à assimiler l’Algérie changea aussi la représentation que les contemporains se faisaient du territoire métropolitain. Après la conquête, le littoral méditerranéen français fut dessiné au nord des cartes de l’Algérie ; la Méditerranée ne forma plus un gouffre entre l’Europe et l’Afrique, mais un trait d’union maritime entre des départements français. Les livres de géographie, les livres de bord des marins, les manuels à destination des colons, les guides de voyage réduisirent la Méditerranée, jadis redoutable, aux dimensions d’un lac. Chacun, grâce à la brièveté de la traversée en vapeur, à la rapidité des communications par le télégraphe, put faire l’expérience de cette continuité imaginaire entre les deux continents30.

Provence-Afrique : le jeu littéraire des échelles

14 Le déplacement de la frontière méridionale se manifesta aussi dans des publications populaires comme Tartarin de Tarascon. Ce roman à succès d’Alphonse Daudet, paru en 1872, ne fit pas qu’immortaliser le stéréotype du Méridional vantard, naïf et plein d’imagination31 ; il formulait aussi une théorie du sud étroitement liée aux efforts

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d’assimilation de l’Algérie au corps national et aux conceptions contemporaines de l’espace français méridional, du caractère méridional et de la Méditerranée. Le sud y devint le symbole de la frontière, de la zone de transition et de l’Autre de la civilisation occidentale.

15 Tout d’abord, Daudet postule (dans la lignée de Bonstetten) un fossé climatique et mental entre le sud et le nord de l’Europe. Les « hommes du Midi » sont, dans son récit, simplets et provinciaux, naïfs et vantards, indolents et peu courageux, rêveurs et enfantins. Leur pays est celui des chimères qui naissent sous l’action du soleil. Enflammés par des romans d’aventure, ils sont victimes de leur fantaisie débordante et de leur imagination trompeuse. Ils sont sans défense aussi bien devant les conditions géographiques et climatiques dans lesquelles ils vivent, que devant les fictions littéraires et les fantasmes culturels qui les mènent. Incapables de véritable grandeur historique, ils sont dans l’obligation de se tromper eux-mêmes sur leur importance. Les mensonges qui font leur réputation découlent de cette entreprise d’auto-illusion : il ne faut pas les prendre au sérieux32.

16 La méridionalité du roman de Daudet sert, en second lieu, d’aune à la barbarie : plus le héros s’enfonce dans le sud de l’Afrique, plus l’environnement devient primitif. Les Algériens autres que les colons européens sont représentés comme des êtres racialement inférieurs : « Teurs » (Osmans), « Arabes », « Maures », « Tunisiens », « M’zabites », « Nègres »33, « juifs »34. Quant aux Européens qui s’agitent au milieu des sauvages, il s’agit d’insulaires pauvres (Minorquins et Maltais35) et de personnages douteux (chevaliers d’industrie36, prostituées37) : « des aventuriers de tous les pays, des colons en guenilles », « parlant un langage auquel Dieu le Père ne comprendrait rien… » 38. Avec ce rassemblement de figures suspectes, le roman instille un doute radical sur le projet civilisateur français en Algérie39.

17 Néanmoins, conformément à la conception impériale de l’espace méditerranéen, les différences entre l’Europe du Sud et l’Afrique du Nord sont minimisées. Le roman – c’est notre troisième point – attire sans cesse l’attention du lecteur sur les ressemblances supposées de la végétation, des paysages et de l’architecture, au point d’en devenir fastidieux40. Déjà les emprunts du costume provençal à l’Orient, par exemple, permettent de passer en douceur d’un espace à l’autre41. Dans le port de Marseille, le héros se sent comme Sinbad le Marin, « dans une de ces villes fantastiques comme il y en a dans les Mille et une nuits ». La ville elle-même lui paraît être « l’Orient et l’Occident pêle-mêle »42 et tandis que Marseille grouille d’autant de « Teurs » qu’Alger43, cette dernière est pleine d’Européens ; un vif commerce règne entre les deux villes44. Des voitures de poste hors d’âge, mises au rancart en Provence, trouvent un nouvel usage dans les rues d’Alger45. Le retard de développement de la colonie par rapport au Midi est graduel ; il repose simplement sur l’éloignement plus grand d’Alger par rapport à Paris.

18 Daudet ne connaissait pas seulement le Midi et Paris46, mais aussi l’Algérie. En décembre 1861, avec un cousin fatigué de cultiver les tulipes à Nîmes, il se rendit via Marseille en Algerie, à Blida et à Miliana pour faire plusieurs excursions dans l’arrière- pays. Comme Tartarin, il était sous l’influence de récits de voyages africains. À l’instar de ce que rapportent ces derniers, il fut surpris de la ressemblance entre l’Algérie et la Provence. Alger lui fit l’impression d’une ville endormie de sa province. Comme Tartarin, il entra en contact avec des autochtones dans la vallée de Chéliff ; d’ailleurs, son roman restitue aussi leur vision désillusionnée de la colonisation47.

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19 Ces remarques n’épuisent pas les parallèles entre littérature et histoire48. Les « jeux d’échelles »49 littéraires de Daudet renvoient aux intrications multiples du Midi et de l’Algérie à l’époque coloniale, qui ont abouti à un changement de l’image du Sud de la France50, comme nous allons le montrer avec deux exemples : la ville portuaire de Marseille et le Midi viticole51.

« Marseille colonial » : du lieu de passage méditerranéen à la métropole impériale

20 Au XIXe siècle, Marseille devint le premier port colonial français, reliant Paris à la Méditerranée et la métropole aux colonies d’outre-mer. Cette prééminence était due, en grande partie, à la conquête et à l’intégration de l’Algérie qui firent de Marseille d’abord le point de jonction des relations entre la métropole et la colonie, puis un nœud important du réseau impérial français.

21 Très tôt, entrepreneurs et hommes politiques marseillais insistèrent pour que Paris conquît l’arrière-pays d’Alger, le peuple et le rattachât au territoire national ; des représentants de la ville exigèrent l’annexion de l’Algérie dès avant 183052. L’économie locale profita immédiatement des circulations coloniales. En 1841, une ligne régulière de vapeurs fut ouverte entre Marseille et Alger ; en 1853, on inaugura La Joliette, le port le plus moderne d’Europe après Liverpool ; le PLM, train rapide reliant Paris, Lyon et Marseille, fut mis en service en 1857. Les grandes compagnies maritimes de Marseille transportaient, en plus d’innombrables marchandises, des milliers d’hommes : commerçants, colons, soldats, touristes, saisonniers et migrants qui allaient et venaient entre la métropole et les possessions d’outre-mer, au premier chef celles d’Afrique du Nord. Sous le Second Empire, Marseille devint aussi un centre financier d’importance ; le palais de la Bourse de la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille (CCIM) coordonnait et pilotait des banques suprarégionales53.

22 En 1899, la Chambre de commerce forgea l’expression : « Marseille colonial »54. Effectivement, le colonialisme a laissé de nombreuses traces dans la ville. La conquête n’était pas achevée que déjà des rues marseillaises étaient nommées d’après des villes algériennes : rue d’Alger en 1833, rue de Blida en 1843. Des institutions comme le Musée colonial, l’École de médecine du Pharo (1893) et l’Institut colonial (1906) furent fondées plus tôt que leurs homologues parisiennes. La première exposition coloniale française eut lieu en 1906 non pas à Paris, mais à Marseille qui s’y présenta comme « capitale d’empire », comme le centre de l’empire colonial français55.

23 Le début du XXe siècle vit de plus en plus d’hommes originaires d’outre-mer s’installer à Marseille, ce qui donna à la ville l’aspect d’une métropole mondiale. Les premiers Kabyles arrivèrent en 1905 pour remplacer les ouvriers italiens du port, devenus trop exigeants et trop chers. En 1916, la Chambre de commerce forma le projet de construire un « village kabyle » pour eux dans le Vieux port, avec mosquée, bazar, cafés, hammam. Elle commanda des études ethnographiques afin d’être aussi fidèle que possible à l’habitat kabyle traditionnel56. Ces plans ne virent le jour ni pendant ni après la première guerre mondiale, mais l’immigration kabyle, elle, continua. Dans l’entre- deux-guerres, la ville comptait déjà 70 000 Maghrébins. L’atmosphère, d’abord amicale, s’était tendue et l’on parlait d’une « invasion de “sidis” ». Les migrants, soumis à des règles strictes, restaient constamment sous la menace d’une expulsion. Néanmoins, des

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milliers d’hommes continuaient d’arriver de l’empire à Marseille. La ville devint le « port du sud »57.

24 Dans l’entre-deux-guerres, Marseille fut universellement considérée comme une métropole mondiale, caractérisée par la diversité ethnique, le mélange des peuples et, en même temps, la ségrégation. Des journalistes, des écrivains et des photographes (Albert Londres, Germaine Krull, André Suarès, le Jamaïcain Claude MacKay) la peignirent comme une « ville coloniale en métropole », un « village nègre ». Pendant la crise des années 1930, lorsque la ville tomba sous la coupe de gangsters et acquit la réputation douteuse d’un Chicago français, cette image fascinante mais ambivalente, qui n’a pas entièrement disparu, devint exclusivement négative58.

Coopération et concurrence : le Midi viticole et l’Algérie française

25 Tandis que Marseille faisait le lien entre les régions septentrionales françaises et l’Algérie, le Midi viticole jouait un rôle central pour le peuplement français de la colonie et sa mise en valeur. Depuis Tocqueville, les métropolitains reprochaient aux colons de n’être pas des Français mais des Méditerranéens de hasard, bien trop éloignés eux-mêmes de la civilisation (française) pour la diffuser aux Arabes59. Ce leitmotiv, repris par Daudet, s’appuie sur le fait que depuis 1830, le nombre de Français installés outre-mer avait été bien moins important que prévu en comparaison de celui de subalterns venus d’Espagne, d’Italie et de Malte60. Les représentations visuelles des villes côtières au XIXe siècle dissimulent ces migrants indésirables aux yeux critiques de la métropole61 mais au début des années 1890 encore, on parlait en France d’« échec » à propos de la colonisation algérienne62.

26 Ce n’est qu’à la Belle Époque que l’Algérie devint une colonie de peuplement véritablement française : pour ne pas se laisser supplanter par les autres Européens (comme en Tunisie où les Italiens formèrent la majorité des colons jusqu’à la fin du protectorat), la République publia en 1889 un décret qui accordait la citoyenneté française à tout Européen né en Algérie63. En 1896, pour la première fois, les colons français furent en nette majorité par rapport aux autres nouveaux venus, le recensement de cette année-là comptant 318 137 Français pour 211 580 Européens d’autres nationalités64. Le décompte montre aussi que la plupart des « Français de souche » vivant en Algérie venaient, pour 135 474 d’entre eux, du sud de la France : d’abord de Corse (7 303 migrants), puis des départements de la Seine (6 370), des Bouches-du-Rhône (4 565), de l’Hérault (4 101), des Pyrénées-Orientales (4 016) et du Gard (3 947). Suivent une série de départements ayant envoyé de deux à trois mille colons : Drôme, Ardèche, Aude, Aveyron, Haute-Garonne, Hautes-Pyrénées, Isère, Meurthe-et-Moselle, Tarn, Var et Vaucluse, le Territoire de Belfort65. La plupart des Méridionaux étaient venus à la suite de la crise du phylloxéra qui, dans les années 1870, avait ravagé une grande partie de la viticulture du Midi. Afin d’améliorer la situation sociale des départements concernés, les préfets avaient pris langue avec leurs homologues d’Algérie ainsi qu’avec le gouvernement général pour organiser l’émigration massive de leurs administrés66. Ils avaient reçu un abondant matériel d’information (des cartes et des descriptions des centres de colonisation, des affiches et des pancartes) qu’ils avaient distribué aux maires des communes, chargés de faire la publicité de l’opération ; ils avaient transmis les candidatures des intéressés aux

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autorités algériennes ou s’étaient eux-mêmes chargés de les susciter. Des terrains avaient été proposés aux plus riches, tandis que les moins fortunés se portaient candidats à une traversée gratuite de la Méditerranée et à une concession agricole. L’octroi de cette dernière était lié à une condition de succès : si le colon échouait à la rendre cultivable, il devait la rendre. C’est ainsi que les départements méridionaux de la République organisèrent un marché méditerranéen du travail et de l’immobilier contrôlé par l’État.

27 Les émigrants s’embarquaient à Marseille et à Port-Vendres, le port le plus méridional du territoire français, situé près de Perpignan67. Les trois décennies de 1880 à 1910 constituèrent la phase décisive de la colonisation algérienne en posant les bases du décollage de l’économie coloniale et de la mise en valeur française du territoire. Les viticulteurs du Midi y jouèrent un rôle central. Ce furent eux qui, en grande partie, construisirent une industrie viticole algérienne qui, par son dynamisme, devint le moteur de l’économie coloniale, marginalisant l’agriculture indigène et attirant de nouveaux colons européens. Ce succès tient à plusieurs facteurs. Tout d’abord, l’Algérie était un terrain d’expérimentation de nouvelles méthodes vinicoles. Ensuite, les viticulteurs bénéficiaient de privilèges fiscaux, de crédits à bon marché et de subventions de l’État. Ceci leur permit de produire moins cher qu’en métropole, alors même que leur vin y entrait sans payer de droits de douane, l’Algérie étant, pour l’administration, une partie de la France68.

28 Les vignerons « algériens » firent rapidement concurrence à ceux du Midi. Dès 1878, le port de Sète, jusqu’alors exportateur de vins français grâce à son voisinage avec les marchés viticoles languedociens de Montpellier et de Béziers, devint importateur de vins algériens69. Ces derniers et les alcools issus de l’industrie sucrière du nord, alors en pleine expansion, conduisirent à l’effondrement des prix du vin au point qu’en 1907, les vignerons du sud de la France se rebellèrent. Cette révolte est considérée comme la naissance du régionalisme politique méridional. Elle fut marquée par les plus grandes manifestations jamais vues sous la IIIe République, la démission de nombreux maires, des désertions de régiments chargés de ramener l’ordre, des arrestations, des blessés et des morts70. Cependant, alors que les Méridionaux vouaient aux gémonies les politiciens de Paris et les gros industriels sucriers, dont on faisait les avatars du croisé Simon de Montfort, grand massacreur d’Albigeois71, les vignerons d’Algérie ne furent quasiment pas évoqués. Lorsque, afin de défendre leurs intérêts à Paris, les viticulteurs du Midi s’organisèrent en coopératives, en fédérations et en groupes de pression régionaux comme nationaux, ils attaquèrent les privilèges des viticulteurs du sud de la Méditerranée. L’Algérie, affirmaient-ils lors des congrès fédéraux et devant le Parlement, n’appartenait pas à la nation : c’était une colonie72. En 1931, avec la loi du 4 juillet, le groupe de pression vigneron du Midi obtint des mesures contre les grosses sociétés de la viticulture industrielle d’Algérie : une limitation de plantations nouvelles à ceux qui possédaient plus de 10 ha de vignes et une taxation des rendements de 100 hl à l’hectare obtenus dans les exploitations produisant plus de 400 hl ; pour autant les colons plantèrent 127 000 ha entre 1930 et 1932. En 1938, l’Algérie devint le quatrième producteur mondial de vin, derrière la France, l’Italie et l’Espagne73.

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« Pieds-noirs » : entre Midi, Méridionalité et Méditerranée

29 La légende veut que les viticulteurs algériens aient reçu le surnom de « pieds-noirs » des vignerons du sud de la France, car ils avaient planté des ceps californiens aux racines noires et s’étaient progressivement teint les pieds en noir à force de fouler le raisin74. Dans quelle mesure les Français du sud émigrés vers l’Algérie à la fin du XIXe siècle étaient-ils Français et combien de temps restèrent-ils attachés à leur origine ? Ces questions sont encore à peine explorées par la recherche. Lorsque la majorité d’entre eux partit pour l’Algérie, la construction nationale de la IIIe République avait à peine commencé75.

30 Il est évident qu’une fois en Algérie, nombre de Français du sud continuèrent de s’identifier à leur région d’origine. En 1906, le préfet d’Alger comptait, rien que dans son chef-lieu, vingt-trois sociétés régionales dont la plupart était en lien avec le Midi (comme leurs noms en témoignent : L’Amicale corse, Les Provençaux, Les Enfants du Vaucluse, etc.)76 ; en 1941, le bulletin de la Fédération régionale des amicales de langue d’Oc, intitulé Le Languedoc en Algérie, fêtait le cinquantième anniversaire de l’Amicale des Enfants de l’Hérault77. Quant à la ressemblance esthétique que Daudet avait considérée comme évidente entre les villes provençales et algérienne, elle n’était pas une invention poétique. Le centre de Bône (Annaba) ressemblait à Aix-en-Provence non seulement dans sa forme, l’apparence de certains bâtiments et le tracé de ses rues, mais encore dans l’usage que les habitants faisaient de l’espace public où, ici comme là-bas, on jouait aux boules78. Dans le « pataouète », le parler des colons des villes visitées par Daudet dans le département d’Alger (Alger, Blida, Miliana), le Midi restait vivace : des 600 mots étrangers de ce dialecte, 210 étaient arabes, 180 espagnols, 60 italiens et (tout de même) 70 issus des patois méridionaux79. Ces observations indiquent que les colons nés en France n’avaient en rien renoncé à leurs habitudes régionales. L’attachement à la langue, à la « petite patrie » (qui se concrétise par la création d’associations d’originaires) n’est pas contradictoire avec une identité française, au contraire80. En même temps, certains de ces Méridionaux français se mêlaient aux autres Européens et Français dans l’espace public des cafés, des marchés, des cinémas, dans les institutions religieuses et scolaires, dans des mariages mixtes81, et dans l’exclusion commune des musulmans et des juifs.

31 Le sentiment communautaire des pieds-noirs se renforça après la décolonisation, lorsqu’en métropole, désormais définie comme hexagone après la perte complète de son empire colonial82, on leur attribua une identité unique qui soulignait leur origine géographique ; des hommes politiques ou des intellectuels comme Alain Peyrefitte et Pierre Nora voyaient dans les « Français d’Algérie » moins des Français que des Méditerranéens83. Lorsque l’indépendance de l’Algérie fut inéluctable, « méditerranéiser » les anciens colons s’avéra particulièrement utile pour rendre illégitimes les résistances à cette évolution : comme chez Daudet autrefois, c’est au caractère si méditerranéen, trop méditerranéen des colons (c’est-à-dire violent, irrationnel, fruste) que fut attribuée la responsabilité de l’échec du projet colonial. En aucun cas la faute n’incombait à la métropole, dont les intentions envers les indigènes avaient été si bienveillantes84.

32 Pour conclure, commençons par remarquer que les relations entre le Midi et l’Algérie ne se rompirent pas à la décolonisation. Afin de rester en Méditerranée, les pieds-noirs

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s’établirent majoritairement dans le sud de la France, ce qui eut d’ailleurs pour conséquence de faire monter les prix de l’immobilier et de tendre le marché du travail85. Dans certains endroits, on aboutit à une véritable colonisation de la part des anciens colons d’Algérie. À Carnoux en Provence, les pieds-noirs bâtirent à l’identique une ville française d’Algérie, au point de le faire à l’aide des « Algériens musulmans » qui logeaient, eux, dans des bidonvilles86. En Corse, grâce à l’aide de la Société pour la mise en valeur agricole de la Corse (SOMIVAC), les pieds-noirs se lancèrent dans la viticulture avec le même grand succès que jadis en Algérie87. Comme là-bas, des résistances locales se firent jour : en 1975, des autonomistes corses en armes, sous la conduite d’Edmond Simeoni, fondateur de l’Action pour la renaissance de la Corse, occupèrent la cave d’Henri Depeille, un viticulteur pied-noir impliqué dans divers scandales viticoles et financiers. Pendant l’intervention des CRS, une fusillade éclata qui fit deux morts. Un an plus tard, des militants autonomistes corses fondèrent clandestinement le Front de libération nationale de la Corse sur le modèle du Front de libération nationale algérien, et firent exploser des bombes dans toute la France88. Même si la manière était différente, la concurrence coloniale entre « Algériens » et Français du sud se répétait pour aboutir ici aussi à la violence ; mais autrefois, la révolte des vignerons du Midi s’était tournée contre le nord et la capitale, pas contre les rivaux du sud.

33 La décolonisation ne fit pas que marginaliser le Midi une deuxième fois – au moins dans le discours régionaliste89. Dans les années 1960, les régionalistes méridionaux se mirent à décrire le Midi comme une colonie intérieure de la France. Dans le contexte de la décolonisation algérienne, Robert Lafont, la tête pensante de l’Occitanie, conçut les rapports entre centre et périphérie, entre nord et sud, comme des rapports coloniaux : il compara la croisade contre les Albigeois à la guerre d’Algérie, analysa le caractère dépendant de l’économie méridionale et exigea une décolonisation interne de la France. Les périphéries de la métropole et de l’outre-mer furent placées sur un pied d’égalité, comme au XIXe siècle, mais dorénavant moins pour leur caractère « attardé » que pour « l’oppression » dont elles auraient été victimes de la part du centre90.

34 Cette théorie du colonialisme intérieur se diffusa rapidement jusque dans la recherche sur le nationalisme et le régionalisme, ce qui ferme le cercle des influences mutuelles des deux espaces l’un sur l’autre, y compris au niveau conceptuel. Dans un ouvrage classique de l’historiographie contemporaine, La fin des terroirs, Eugen Weber décrit l’Hexagone comme un empire et la construction nationale dans les campagnes françaises comme un processus de colonisation. D’après Weber, les parallèles entre le colonialisme moderne et le processus d’intégration nationale sont nombreux. À l’origine des deux se trouvent la conquête et l’annexion de territoires étrangers (processus qui a duré plusieurs siècles en métropole) ; puis les trois premières décennies de la IIIe République (1870-1900) voient l’intégration accélérée de la périphérie grâce la modernisation des infrastructures et la densification des relations institutionnelles. Ceci débouche sur l’acculturation, c’est-à-dire la reconnaissance, par la périphérie, de la supériorité du centre91. L’analogie faite par Weber entre les processus métropolitains et ultramarins n’a pas perdu de son caractère stimulant depuis la parution du livre. Elle a néanmoins un défaut : elle ignore les liens entre les deux évolutions.

35 Or, l’exemple du Midi montre qu’à l’époque coloniale l’Europe du Sud, aussi bien dans les représentations que les contemporains en avaient que dans son histoire, est

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étroitement liée à l’Afrique du Nord. Si le Midi français était considéré jadis comme une périphérie du territoire métropolitain, l’intégration de l’Algérie à ce dernier le fit glisser vers le centre et lui donna le rôle d’une interface majeure entre la métropole et la colonie, entre la Méditerranée et le reste du monde. Mais après la sécession algérienne, le Midi retomba dans sa situation périphérique.

36 De plus, une bonne part des images qu’on avait du sud de la France et de l’Algérie était le résultat des intrications économiques, démographiques et politiques de ces deux ensembles. Dans les années 1830, les Marseillais firent efficacement pression pour obtenir la conquête d’Alger et l’annexion de l’arrière-pays. L’apport du Languedoc et du Roussillon fut décisif entre 1870 et 1890 pour peupler la colonie de Français. Parallèlement, le sud de la France fut le territoire le plus fortement touché par l’intégration de la colonie et son assimilation. D’abord, l’émigration vers l’Algérie fut une soupape pour relâcher la pression exercée par la crise économique et sociale du phylloxéra. Si le Midi souffrit bientôt de la concurrence des viticulteurs algériens, celle- ci le rapprocha du centre métropolitain : en effet, les Méridionaux durent défendre leurs intérêts régionaux à Paris contre leurs rivaux méditerranéens, s’efforçant de marginaliser l’Algérie au sein de la nation ainsi que, jadis, le Midi avait été marginalisé en France.

37 Nos observations montrent à quel point la frontière du sud de l’Europe est mouvante. La limite méridionale de la France, entre 1830 et 1962, fut placée tantôt d’un côté de la Méditerranée, tantôt de l’autre. Ce flou des définitions s’étendit aux individus vivant entre les deux espaces. Les Européens du sud qui s’installaient en Algérie étaient à la fois des colonisés et des colonisateurs : subaltern, hybrides, plusieurs fois déracinés et transplantés. Méprisés et moqués en Europe, poussés hors de chez eux pour des raisons économiques, ils refoulèrent à leur tour les musulmans nord-africains. Comme la frontière de l’Europe, la pauvreté septentrionale fut repoussée vers le sud. Cette pression changea d’ailleurs la composition du bas de l’échelle sociale : la colonisation permit aux colons de grimper quelques échelons tandis que dès les années 1930, la misère contraignit de nombreux Maghrébins à l’émigration.

38 Dans le cas de la France et de l’Algérie, les frontières entre colonie et métropole, entre territoires extérieurs et intérieurs, furent suspendues entre 1848 et 1962. Cela les différencie des relations que d’autres régions d’Europe méridionale ont entretenues avec l’Afrique du Nord, par exemple l’Andalousie et le Maroc, ou encore l’Italie du Sud et la Libye. Mais là aussi, on a tenté de déplacer la limite de la nation plus vers le sud grâce à l’expansion impériale et coloniale. Là encore, les régions méridionales ont été prises dans les dynamiques différentes de la construction nationale et de l’expansion coloniale : elles se sont trouvées à la jonction de la nation et de l’empire, entre les centres métropolitains et les colonies nord-africaines en voie d’intégration92. On manque encore d’une comparaison systématique de ces relations coloniales méditerranéennes à l’époque contemporaine. Nul doute qu’elle apporterait d’autres éclairages sur les interactions entre les contextes (politiques, sociaux et économiques) et nos représentations complexes du sud de l’Europe.

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NOTES

1. . Maria Todorova, Imagining the Balkans, Oxford, Oxford University Press, 1997 ; Jane Schneider (dir.), Italy’s « Southern question ». Orientalism in one country, Oxford, Berg, 1998 ; John Dickie, Darkest Italy. The nation and stereotypes of the Mezzogiorno, 1860-1900, New York, St. Martin’s Press, 1999 ; Claudia Petraccone, Le due civiltà. Settentrionali e meridionali nella storia d’Italia dal 1860 al 1914, Rome-Bari, Laterza, 2000 ; Nelson Moe, The view from Vesuvius. Italian culture and the southern question, Berkeley, University of California Press, 2002 ; Frithjof Benjamin Schenk et Martina Winkler (dir.), Der Süden. Neue Perspektiven auf eine europäische Geschichtsregion, Francfort-sur-le-Main, Campus, 2007. 2. . Claudio Segrè, Fourth Shore. The Italian colonization of Libya, Chicago, University of Chicago Press, 1974 ; David Atkinson, « Geopolitics, cartography and geographical knowledge : envisioning Africa from Fascist Italy », dans Morag Bell (dir.), Geography and imperialism, 1820-1940, Manchester, Manchester UP, 1995, p. 265-297 ; Alexander Gall, Das Atlantropa- Projekt : die Geschichte einer gescheiterten Vision. Hermann Sörgel und die Absenkung des Mittelmeers, Francfort-sur-le-Main, Campus, 1998 ; Thierry Fabre et Robert Ilbert (dir.), Les représentations de la Méditerranée, 10 vol., Paris, Maisonneuve et Larose, 2000 ; Lilliana Ellena, « Political Imagination, Sexuality and Love in the Eurafrican Debate », European Review of History / Revue européenne d’histoire,no 11-2, 2004, p. 241-272 ; Stefano Trinchese (dir.), Mare Nostrum. Percezione ottomana e mito mediterraneo in Italia all’alba del ‘900, Milan, Guerini, 2005. 3. . Edward W. Said, Orientalism. Western Conceptions of the Orient, New York, Penguin, 1992. 4. . Manuel Borutta et Sakis Gekas (dir.), « A Colonial Sea : The Mediterranean, 1798-1956 », European Review of History / Revue européenne d’histoire, vol. 19, no 1, 2012, p. 1-13. 5. . Voir par exemple Denise Pumain et al., France, Europe du Sud, Paris, Belin, 1990. 6. . Charles-Victor de Bonstetten, L’homme du Midi et l’homme du Nord, Genève, Paschoud, 1824, p. 54. Voir David Mendelson, « The Idea of the Mediterranean in Early Nineteenth-Century French Literature », Mediterranean Historical Review, no 17, juin 2002, p. 25-48 ; Dieter Richter, Der Süden. Geschichte einer Himmelsrichtung, Berlin, Wagenbach, 2009, p. 133-141. 7. . Bernard Lepetit, « Sur les dénivellations de l’espace économique en France, dans les années 1830 », Annales ESC, vol. 41, no 4-6, 1986, p. 1243-1272 ; du même, « Deux siècles de croissance régionale en France. Regard sur l’historiographie », dans Louis Bergeron (dir.), La croissance régionale dans l’Europe méditerranéenne, xviii e-xx e siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 1992, p. 21-42 ; Emmanuel Le Roy Ladurie, « Nord-Sud », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire,vol. 2.2, Paris, Gallimard, 1986, p. 117-140 ; Roger Chartier, « La ligne Saint-Malo- Genève », dans ibid., vol. 3.1, Paris, Gallimard, 1992, p. 738-775 ; Michel Demonet, Tableau de l’agriculture française au milieu du xix e siècle. L’enquête de 1852, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990 ; Charles-Victor de Bonstetten, L’homme du Midi…, op. cit., p. 54. Sur l’image du Midi pendant la période révolutionnaire : ‘L’invention du Midi. Représentations du Sud pendant la période révolutionnaire’, Amiras / Repères occitans, no 15-16, 1987 ; Philippe Martel, « Quand le Gascon fait la révolution. Images du Méridional », dans Maurice Agulhon (dir.), La Révolution vécue par la Province. Mentalités et expressions populaires en Occitanie, Béziers, Centre International de Documentation Occitane, 1990, p. 197-207. 8. . Alain Corbin, « Paris-province », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire…, op. cit., vol. 3.1, p. 776-823 ; Maurice Agulhon, « Le Centre et la périphérie », dans ibid., p. 824-849 ; Jacques Revel (dir.), L’Espace français, Paris, Seuil, 2000.

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9. . Malte-Brun, Le Journal des débats, 21 juillet 1823 ; Charles Dupin, Effets de l’enseignement populaire de la lecture, de l’écriture et de l’arithmétique, de la géométrie et de la mécanique appliquées aux arts, sur les propriétés de la France, Paris, Bachelier, 1826, p. 27-28. 10. . Charles Dupin, Forces productives et commerciales de la France, 2 vol., Paris, Bachelier, 1827, vol. 1, p. 1. 11. . Adolphe d’Angeville, Essai sur la statistique de la population française considérée sous quelques-uns de ses rapports physiques et moraux, Paris, MSH, 1969 (1re éd. 1836), p. 127-129. 12. . Des historiens comme Jean-Marc Olivier (pour Toulouse et sa région) ou Jean-Michel Minovez (pour les régions sub-pyrénéennes) ont remis en question le « sous-développement » du Midi français, mettant en évidence un modèle de développement particulier ou d’industrialisation qu’il serait bon d’inclure dans la réflexion sur les perceptions opposant Nord et Sud français. Voir Jean-Marc Olivier, Petites industries, grands développements. France, Suisse, Suède (1780-1930), Habilitation à diriger des recherches, sous la direction de Rémy Pech, Université Toulouse 2 - Le Mirail, 2008 ; Jean-Michel Minovez, Industrialisation et désindustrialisation dans la France du Midi, xvii e-xx e siècle, Habilitation à diriger des recherches, sous la direction de Jean-Claude Daumas, Université de Franche-Comté, 2008. 13. . Eugen Weber, « La fin des terroirs. La modernisation de la France rurale 1870-1914 », dans Eugen Weber, La France de nos aïeux, Paris, Fayard, 2005 ; Rémy Pech, Entreprise viticole et capitalisme en Languedoc-Roussillon du phylloxera aux crises de mévente, Toulouse, Publications de l’université de Toulouse - Le Mirail, 1977. 14. . Gascons et Auvergnats, Provençaux et Marseillais y furent représentés de façon différente mais également stéréotypée. Comparer avec Mario Wilhelm von Wandruszka Wanstetten, Nord und Süd im französischen Geistesleben, Jena, Wilhelm Gronau, 1939 ; Georges Liens, « Le stéréotype du Méridional vu par les Français du Nord », Provence Historique, no 27-110, 1977, p. 413-431 ; Gaston Bazalgues, « L’image du Midi dans les Carnets de Voyage d’H. Taine. Notes sur la Province 1863-1865 », Lengas, no 11, 1987, p. 87-95 ; Olivier Boura, Marseille ou la mauvaise réputation, Paris, Arléa, 2001. 15. . Mario Wilhelm von Wandruszka Wanstetten, Nord und Süd…, op. cit., p. 186-187. 16. . Philippe Martel, Les félibres et leur temps. Renaissance d’oc et opinion, 1850-1914, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2010, p. 393-394, et 389-396 ; Georges Liens, « Le stéréotype du Méridional… », art. cit., p. 429. 17. . Eugen Weber, « La fin des territoires… », art. cit., p. 578. 18. . Ibid., p. 656, n. 9. 19. . Ibid., p. 579. 20. . Thierry Fabre, « La France et la Méditerranée. Généalogies et représentations », dans Jean- Claude Izzo et Thierry Fabre (dir.), La Méditerranée française, Paris, Maisonneuve et Larose, 2000, p. 13-152 ; Jean-Robert Henry, « Métamorphoses du mythe méditerranéen », dans Jean-Robert Henry et Gérard Groc (dir.), Politiques méditerranéennes entre logiques étatiques et espace civil, Paris, Karthala, 2000, p. 41-56. 21. . Marie-Noëlle Bourguet et al. (dir.), L’invention scientifique de la Mediterranée. Égypte, Morée, Algérie, Paris, Éditions de l’EHESS, 1998 ; Daniel Nordman, « La Méditerranée dans la pensée géographique française (vers 1800 - vers 1950) », dans Claude Guillot et al. (dir.), From the Mediterranean to the China Sea : Miscellaneous Notes, Wiesbaden, Harrassowitz, 1998, p. 1-20. 22. . Patricia M. E. Lorcin, « Rome and France in Africa. Recovering Colonial Algeria’s Latin Past », French Historical Studies, no 25-2, 2002, p. 295-329. Voir, pour un point de vue opposé, Martin Bernal, Black Athena. The Afroasiatic roots of classical civilization, London, Free Association Books, 3 vol., 1987-2006. 23. . Émile-Félix Gautier, Les siècles obscurs du Maghreb, Paris, Payot, 1927. 24. . Patricia M. E. Lorcin, Imperial identities. Stereotyping, Prejudice and Race in colonial Algeria, London, Tauris, 1995, p. 118-195.

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25. . Jan C. Jansen, « Die Erfindung des Mittelmeerraums im kolonialen Kontext. Die Inszenierungen des “lateinischen Afrika” beim Centenaire de l’Algérie française », dans Frithjof Benjamin Schenk et Martina Winkler (dir.), Der Süden…, op. cit., p. 175-205. 26. . Ceci va à l’encontre de Peregrine Horden et Nicholas Purcell, « The Mediterranean and “the new Thalassology” », American Historical Review,no 111-3, 2006, p. 722-740, qui excluent la Méditerranée moderne de l’historiographie méditerranéenne, parce qu’elle ne montrait plus la même unité, ni la même continuité. Mais aux yeux des contemporains, la Méditerranée n’a représenté une unité que depuis la fin du xviiie siècle. On peut donc critiquer à bon droit le fait d’exclure précisément cette période de l’histoire méditerranéenne ; bien au contraire, il importe de retrouver la généalogie des topoi braudéliensde l’unité méditerranéenne, si présents dans l’image de l’Algérie française, en considérant la Méditerranée moderne comme un espace colonial. Sur ce point, voir Manuel Borutta et Sakis Gekas (dir.), A Colonial Sea…, op. cit., p. 1-13. 27. . Michel Chevalier, « Système de la Méditerranée », Le Globe, 20 janvier, 31 janvier, 5 février, 12 février 1832. 28. . David Prochaska, Making Algeria French. Colonialism in Bône, 1870-1920, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; Jonathan Gosnell, The Politics of Frenchness in Colonial Algeria, 1930-1954, Rochester, University of Rochester Press, 2002 ; Benjamin Stora, Histoire de l’Algérie coloniale, Paris, La Découverte, 2004. 29. . Yann Scioldo-Zürcher, Devenir métropolitain. Politique d’intégration et parcours de rapatriés d’Algérie en métropole (1954-2005), Paris, Éditions de l’EHESS, 2010, p. 55 sq. 30. . Voir Hélène Blais et Florence Deprest, « The Mediterranean, a territory between France and Colonial Algeria. Imperial constructions », dans Manuel Borutta et Sakis Gekas (dir.), A Colonial Sea…, op. cit., p. 33-57. 31. . Le héros (un Don Quichotte provençal), fabule tant autour de la chasse au gros gibier en Afrique dans sa ville natale de Tarascon, qu’il doit finalement mettre ses dires en pratique et partir pour l’Algérie. Bien qu’il s’y couvre encore plus de ridicule, on le fête à son retour comme un héros. Alphonse Daudet, Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon, Paris, Flammarion, 1969. 32. . Ibid., p. 60-61. 33. . Ibid., p. 93-95, 97-98, 118. 34. . Ibid., p. 102, 121. 35. . Ibid., p. 97. 36. . Ibid., p. 121. 37. . Ibid., p. 90. 38. . Ibid., p. 144. 39. . Ibid., p. 161-162. 40. . Ibid., p. 35, 62, 107. 41. . Ibid., p. 65, 80. 42. . Ibid., p. 83, 85. 43. . Ibid., p. 81, 102. 44. . Ibid., p. 91. 45. . Ibid., p. 141-143. 46. . Daudet, né à Nîmes, prit ses distances avec ses racines méridionales dans Tartarin de Tarascon. Le succès de ce roman lui ouvrit les portes de la société parisienne : voir Geneviève van den Bogaert, « Préface », dans Alphonse Daudet, Aventures…, op. cit., p. 11-26 ; Anne Simon- Dufief, « Daudet et l’Algérie », dans Jeannine Verdès-Leroux (dir.), L’Algérie et la France, Paris, Laffont, 2009, p. 260-262. 47. . Alphonse Daudet, Aventures…, op. cit., p. 157. Sur la lecture du roman par la colonie européenne en Algérie, voir Françoise Henry-Lorcerie, « Tartarin de Tarascon d’Alphonse

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Daudet », Revue algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques, no 11-1, 1974, p. 174-183. 48. . L’intérêt des textes littéraires comme sources historiques a été analysé dans l’ouvrage fondamental de David Prochaska, « History as Literature, Literature as History : Cagayous of Algiers », American Historical Review, no 101-3, 1996, p. 671-711. 49. . Jacques Revel, Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard, 1996. 50. . Dans ce contexte, il est important d’évoquer les constructions opposées d’une Méditerranée latine par Fréderic Mistral, Charles Maurras, Louis Bertrand et les fascistes italiens d’un côté, et celles d’un universalisme méditerranéen développé par les auteurs des Cahiers du Sud (Gabriel Audisio, Jean Ballard, Albert Camus…) de l’autre. Sur ces débats voir Thierry Fabre, « La France et la Méditerranée… », art. cit., p. 53-90. 51. . La Côte d’Azur mondaine, objet de campagnes de publicité touristique dès le xixe siècle, et Nice, ville cosmopolite (rattachée au royaume de Savoie jusqu’en 1860), occupent une place à part dans cette conception du Midi : Marc Boyer, L’hiver dans le Midi (xvii e-xxi e siècle). L’invention de la Côte d’Azur, Paris, L’Harmattan, 2009 ; Ralph Schor, Stéphane Mourlane et Yvan Gastaut, Nice cosmopolite, 1860-2010, Paris, Autrement, 2010. La Corse, du fait de son insularité et de ses échanges intensifs avec l’Algérie française, mériterait une étude particulière. 52. . Archives municipales de Marseille, 13 F 1, Colonisation de l’Algérie 1830-1839, Chambre des députés. Session de 1828, opinion de M. de Roux, séance du 13 mai 1828, p. 2-11. Voir Pierre Guiral, Marseille et l’Algérie, 1830-1841, Gap, Ophrys, 1957. 53. . Paul Masson, Marseille et la colonisation française. Essai d’histoire coloniale, Marseille, Barlatier, 1906 ; Chambre de Commerce et d’Industrie Marseille-Provence, Histoire du commerce et de l’industrie de Marseille, xix e-xx e siècle, 15 vol., Marseille, Chambre de commerce et de l’industrie, 1986-2002 ; Hubert Bonin, « Marseille et l’Algérie », dans Jeannine Verdès-Leroux (dir.), L’Algérie et la France,op. cit., p. 563-566. 54. . Marcel Courdurié et Jean-Louis Miège (dir.), Marseille colonial face à la crise de 1929, Marseille, Chambre de commerce et d’industrie Marseille-Provence, 1991, p. 17. 55. . Pascal Blanchard et Gilles Boëtsch (dir.), Marseille, Porte Sud. Un siècle d’histoire coloniale et d’immigration, Paris, La Découverte, 2005 ; Georges Aillaud et al. (dir.), Désirs d’ailleurs. Les expositions coloniales de Marseille 1906 et 1922, Marseille, Alors hors du temps, 2006. 56. . Archives de la chambre de commerce de Marseille, ML 4-2-7-4, Migrations internationales, projet d’un village kabyle à Marseille, 1916-1917. 57. . Pascal Blanchard et Gilles Boëtsch (dir.) Marseille…, op. cit., p. 15-16. Sur l’histoire migratoire moderne de Marseille, voir l’ouvrage fondamental d’Émile Témime (dir.), Migrance. Histoire des Migrations à Marseille, 5 vol., Cahors, Jeanne Laffitte, 2007. 58. . Pascal Blanchard et Gilles Boëtsch (dir.) Marseille…, op. cit., p. 16. Sur la question des représentations, voir aussi Marcel Roncayolo, L’imaginaire de Marseille. Port, ville, pôle, Marseille, chambre de commerce et d’industrie de Marseille, 1990 ; Olivier Boura, Marseille…, op. cit. ; Daniel Winkler, Transit Marseille. Filmgeschichte einer Metropole, Bielefeld, transcription, 2007. 59. . Voir à ce propos Julia Clancy-Smith, Mediterraneans. North Africa and Europe in an Age of Migration, c. 1800-1900, Berkeley, University of California Press, 2011, p. 88-90. 60. . Émile Temime, « La migration européenne en Algérie au xixe siècle. Migration organisée ou migration tolérée », Revue de l’Occident Musulman et de la Méditerranée, no 43-1, 1987, p. 31-45 ; Claude Liauzu, Histoire des Migrations en Méditerranée occidentale, Bruxelles, Éditions complexe, 1996, p. 61-79. 61. . Julia Clancy-Smith, « Exotism, Erasures, and Absence. The Peopling of Algiers, 1830-1900 », dans Zeynep Çelik et al. (dir.), Walls of Algiers. Narratives of the City through Text and Image, Seattle, University of Washington Press, 2009, p. 19-61.

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62. . Léon Poinsard, « L’echec de la colonisation en Algérie », Science Sociale, no 6, 1891, p. 453-482. 63. . Auparavant, l’attribution de la citoyenneté française aux étrangers était déjà facilitée par le sénatus-consulte de 1865. Sur l’histoire des naturalisations des Européens et des Européennes en Algérie française voir Patrick Weil, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Paris, Grasset, 2002, chap. 8 ; Jennifer E. Sessions, « “L’Algérie devenue française”. The naturalization of non-French colonists in French Algeria, 1830-1849 », Proceedings of the Western Society for French History. Selected papers of the annual meeting,no 30, 2004, p. 165-177. 64. . Ministère du Commerce, de l’Industrie, des Postes et des Télégraphes, direction du Travail, Statistique générale de la France. Résultats statistiques du dénombrement de 1896, Paris, Imprimerie nationale, 1899, p. 113. 65. . Ibid., p. 116-117. 66. . Hildebert Isnard, La vigne en Algérie, Gap, Ophrys, 1951, vol. 1, p. 480-500 ; Geneviève Gavignaud-Fontaine et al., Le Languedoc Viticole, la Méditerranée et l’Europe au siècle dernier (xx e siècle), Montpellier, Presses de l’université Paul Valery - Montpellier III, 2000, p. 89-91. 67. . Archives départementales de l’Hérault, 6 M 847-870, Population-Émigration. 68. . Omar Bessaoud, « Viticulture », dans Jeannine Verdès-Leroux (dir.), L’Algérie et la France, op. cit., p. 850-854. 69. . Jean-Jacques Vidal, « Vers la maturité (1839-1878) », dans Jean Sagnes (dir.), Histoire de Sète. Pays et villes en France, Toulouse, Privat, 1987, p. 179-213 ; Jean Sagnes, « Mutations économiques, stabilité de la population (de 1878 à nos jours) », ibid., p. 215-241. 70. . Jean Sagnes (dir.), La Révolte du Midi viticole cent ans après 1907-2007, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2007. 71. . Eugen Weber, « La fin des territoires… », art. cit., p. 577. 72. . Eugène Gross, Le Midi viticole contre l’Algérie, Oran, Heintz, 1932. 73. . Sur la « croisade du Midi contre l’Algérie » voir Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2 : 1871-1954, Paris, PUF, 1979, p. 488-491. 74. . Benjamin Stora, « Pieds noirs », dans Sophie Dulucq et al. (dir.), Les mots de la colonisation, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2008, p. 91. 75. . Eugen Weber, « La fin des territoires… », art. cit. 76. . Archives nationales de France, Centre des Archives d’Outre-Mer, Algérie, Gouvernement général d’Algérie, 32 L 12, Émigration en Algérie, Sociétés et groupements régionaux en Algérie 1903-1906. 77. . Le Languedoc en Algérie. Bulletin de la Fédération Régionale des Amicales de Langue d’Oc, Alger, juin 1941. 78. . David Prochaska, Making Algeria French…, op. cit, p. 207. 79. . Ibid., p. 224-226, 228-229. 80. . Voir Anne-Marie Thiesse, Écrire la France. Le mouvement littéraire régionaliste de langue française entre la Belle Époque et la Libération,Paris, Presses universitaires de France, 1991 ; Jean-François Chanet, L’école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996. 81. . Félix Dessolièrs, De la fusion des races européennes en Algérie par les mariages croisés, Alger, Imprimerie orientale, 1899 ; Victor Demontès, Le peuple algérien. Essais de la démographie algérienne, Alger, Imprimerie algérienne, 1906 ; Claudine Robert-Guiard, Des Européennes en situation coloniale. Algérie, 1830-1939, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2009, p. 313. 82. . Eugen Weber, « L’Hexagone », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, op. cit., vol. 2, p. 223-241. 83. . Todd Shepard, The Invention of Decolonization. The Algerian War and the Remaking of France, Ithaca, New York, Cornell University Press, 2008, p. 109, 196-198.

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84. . Cette « méditerranéisation » de la culpabilité se retrouve chez Pierre Nora dans Les Français d’Algérie, Paris, Julliard, 1961, et la critique de Todd Shepard, The Invention of Decolonization…, op. cit., p. 196-198. 85. . Jean-Jacques Jordi, 1962 : L’arrivée des Pieds-Noirs, Paris, Autrement, 1995. Sur l’agriculture, voir Françoise Brun, Les Français d’Algérie dans l’agriculture du Midi méditerranéen. Étude géographique, Gap, Ophrys, 1976. 86. . « Naissance d’un village : Carnoux », Cinq colonnes à l’une,7 octobre 1966, 10 : 55-11 : 22 (office de radiodiffusion française) ; Jean-Jacques Jordi, 1962…, op. cit.,p. 102-113. 87. . Françoise Brun, « Où en est l’agrumiculture en Corse ? », Méditerranée, no 8-3, 1967, p. 211-238. 88. . Robert Ramsay, The Corsican Time-Bomb, Manchester, Manchester University Press, 1983 ; Dominici Thierry, « Le nationalisme dans la Corse contemporaine », Pôle Sud, no 20, 2004, p. 97-112 ; Jean-Pierre Santini, Front de libération nationale de la Corse. De l’ombre à la lumière, Paris, L’Harmattan, 2010. 89. . La position à nouveau marginale du Midi par rapport au reste de la France des années 1950-1960 serait à nuancer, car on ne doit pas oublier la politique d’aménagement du territoire mise en place en France dans les années 1950, la création des métropoles régionales d’équilibre (où les villes du sud sont surreprésentées), etc. Les revendications des régionalistes doivent être mises en balance avec le développement concomitant des villes méridionales devenues aujourd’hui, dans l’imaginaire collectif et les réalités statistiques, les plus attractives en termes démographiques : Toulouse, Bordeaux et Montpellier ont connu de forts taux de croissance de population ces dernières années. 90. . Robert Lafont, La révolution régionaliste, Paris, Gallimard, 1967 ; id., Décoloniser la France. Les régions à face à l’Europe, Paris, Gallimard 1971. Sur l’importance de la théorie du colonialisme intérieur pour les mouvements régionalistes français, voir Dirk Gerdes, Regionalismus als soziale Bewegung. Westeuropa, Frankreich, Korsika : Vom Vergleich zur Kontextanalyse, Francfort-sur-le-Main, Campus, 1985, p. 119-130. 91. . Eugen Weber, « La fin des territoires… », art. cit., p. 575-587. Sur la réception controversée de son ouvrage en France et à l’étranger, lire Miguel Cabo et Fernando Molina, « The Long and Winding Road of Nationalization : Eugen Weber’s Peasants into Frenchmen in Modern European History (1976-2006) », European History Quarterly, no 39-2, 2009, p. 264-286. 92. . Je renvoie aux indications bibliographiques sur l’Italie et l’Espagne de la note 1.

RÉSUMÉS

Au xixe siècle, le Midi de la France a souvent été décrit comme une région figée et même en retard, alors qu’il a joué un rôle fondamental dans la colonisation algérienne, tout en étant le territoire le plus concerné par les retombées de cette dernière sur la métropole. Même la position du sud de la France dans l’imaginaire national a été affectée par ces liens : l’Algérie étant considérée comme une extension de l’Hexagone au fur et à mesure de son intégration à la vie nationale, le Midi a, parallèlement, glissé de la périphérie vers le centre de la nation. C’est avec ce contexte en arrière-plan que cet article analyse les représentations du Midi par rapport à la colonisation de l’Algérie, en commençant par la marginalisation de cette région au xixe siècle, puis en montrant son passage de la périphérie au centre grâce à la conquête du sud de la

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Méditerranée, pour finir en évoquant les effets de la décolonisation sur l’histoire et l’image du sud de la France.

This article explores the representation of Southern France during the colonial age of Algeria. During the nineteenth century, the French Midi was depicted as an exotic, backward or static borderland of the Occident and explicitly compared to French overseas colonies in North Africa. Yet, at the same time, the Midi played a crucial role for the colonization of Algeria and became a dynamic hub of interactions with the Maghreb. When Algeria was integrated into the French territory in 1848, France’s national boundary was shifted towards the south, and the Midi held a central position within the Mediterranean empire of the nation. After decolonization, the Midi was disconnected from North Africa and marginalized again. Regionalists now described the region as an ‘internal colony’ of the French nation-state and claimed for an ‘internal decolonization’ of the hexagon. In this way, the history and the representation of both regions continued to influence each other even after decolonization.

INDEX

Mots-clés : France, Algérie, Méditerranée, Midi, colonialisme, représentation, histoire croisée Keywords : France, Algeria, Mediterranean, Midi, colonialism, representation, entangled history

AUTEUR

MANUEL BORUTTA

Manuel Borutta est professeur associé d’histoire de la Méditerranée à la Ruhr-Universität de Bochum. Sa thèse de doctorat, qui a remporté un prix, portait sur l’anticatholicisme en Allemagne et en Italie à l’époque des guerres culturelles européennes (Vandenhoeck & Ruprecht 2010, 2e édition 2011). Il est l’auteur de nombreux articles et a codirigé des ouvrages sur divers aspects de l’histoire de l’Allemagne, de l’Italie et de la Méditerranée dans une perspective comparative. Ses recherches actuelles portent sur les interconnexions méditerranéennes entre la France et l’Algérie à l’époque coloniale et postcoloniale.

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Compte-rendus

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Magnus Ressel, Zwischen Sklavenkassen und Turkenpassen. Nordeuropa und die Barbaresken in der Fruhen Neuzeit (Silvia Marzagalli)

Silvia Marzagalli

RÉFÉRENCE

Magnus Ressel, Zwischen Sklavenkassen und Turkenpassen. Nordeuropa und die Barbaresken in der Fruhen Neuzeit, Berlin, De Gruyter, 2012, 834 p.

1 L’ouvrage de Magnus Ressel est issu d’une thèse d’histoire portant le même titre (Entre caisses de rachat des esclaves et passeports turcs. L’Europe du Nord et les Barbaresques à l’époque moderne), soutenue en 2011 à l’Université de Bochum en codirection avec l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne.

2 L’ouvrage analyse les problèmes que la course barbaresque pose à la navigation des villes hanséatiques, du royaume de Danemark et des Provinces-Unies aussi bien en Méditerranée que le long de la façade atlantique de la péninsule Ibérique. La capture de navires et la réduction en esclavage des équipages créent en effet une situation spécifique qui affecte en profondeur les stratégies des différents acteurs confrontés au phénomène, tels les pouvoirs politiques, les armateurs et marins, les associations pour le rachat des captifs. L’auteur se propose précisément, à partir d’une démarche comparative, d’étudier en quelle mesure les stratégies mises en place par ceux-ci ont permis de placer les armateurs et capitaines en position compétitive sur les marchés du transport et du commerce en Méditerranée par rapport aux possibles concurrents.

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C’est ce qu’il appelle la « production de la sécurité matérielle », analysée ici comme une composante de la théorie des coûts de transaction. Le sujet est fortement novateur et inédit, aussi bien en raison de l’aire géographique examinée que de sa dimension fortement comparative. À cette notion économique de sécurité, l’auteur ajoute celle de « sécurité humaine » : le rachat des captifs ne s’explique pas à partir de la rationalité économique – le prix du rachat étant beaucoup trop élevé – mais du contexte culturel des sociétés urbaines et maritimes dans lequel, progressivement, le rachat apparaît de plus en plus comme un droit, et où il est revendiqué en tant que tel.

3 Pour étayer sa démonstration, Magnus Ressel étudie la navigation entre l’Europe du Nord et le monde méditerranéen en fonction des pavillons comme des pratiques et institutions créées pour le rachat des captifs. Tout au long de l’époque analysée, qui s’étend du milieu du XVIe siècle à 1760 environ, on assiste à une pluralité de solutions visant à réduire le risque maritime humain spécifique d’une capture par les Barbaresques : les organismes préposés au rachat des captifs, progressivement institutionnalisés (« caisses d’esclaves », ou « Sklavenkassen »), cèdent le pas, mais pas partout, à la ratification de traités de paix avec les régences barbaresques, se traduisant par l’octroi d’un passeport « turc ». On retrouve là l’évolution suggérée par le titre de l’ouvrage.

4 Magnus Ressel repère trois phases qui permettent d’articuler son travail : la première s’étend de 1547 – date du premier rachat des captifs hanséatiques – à 1662, lorsqu’un convoi hanséatique entier est capturé, alors même qu’Anglais et Néerlandais ratifient leurs premiers traités de paix avec Alger. C’est l’âge d’or de la course barbaresque, qui s’empare en moyenne de 200 navires par an. La seconde période, qui va de 1662 à 1726, coïncide avec l’apogée des caisses pour le rachat des esclaves créées dans la période précédente, parallèlement au renforcement de la protection militaire de la navigation, rendue nécessaire aussi par le contexte de forte conflictualité intra-européenne : une époque de forte demande des marines neutres, qui permet aux Hambourgeois de maintenir une navigation soutenue, en dépit des captures. À partir de 1726, enfin, s’ouvre une nouvelle ère qui semble donner l’avantage au Danemark, lequel a adopté une politique de paix avec les Barbaresques, par rapport à ses voisins hanséatiques, qui abandonnent alors la navigation en Méditerranée.

5 L’analyse des navigations emporte l’adhésion. L’auteur a utilisé pour l’essentiel la littérature existante, jusque-là dispersée (études d’un port, d’un secteur commercial), mais l’apport est de taille : non seulement les rythmes globaux de cette navigation du Nord sont reconstruits sur plus de deux siècles, mais le fonctionnement de tout un système en ressort avec force : les effets des événements internationaux sont mesurés avec beaucoup de finesse aussi bien sur le plan local que sur celui des navigations en général, tout en soulignant comment ils influencent aussi l’attitude des Barbaresques. On regrettera tout au plus quelques affirmations un peu hâtives quant aux effets de la disparition d’un pavillon sur une route déterminée pour la ville concernée : la prise en compte des mécanismes de substitution mis en œuvre par les armateurs – le recours à un pavillon de complaisance notamment – aurait pu inciter à plus de nuances sur les conséquences de ces changements pour les ports concernés. Dans la recherche de la sécurité matérielle pour la navigation, les stratégies individuelles mériteraient qu’on s’y attarde, car elles sont parfois plus efficaces que celles émanant d’institutions.

6 L’étude des organes chargés du rachat est également excellente, et constitue sans doute l’apport le plus novateur de cet ouvrage. Il faut tout d’abord souligner le vide

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historiographique dans lequel l’auteur a opéré et la masse très considérable de sources qu’il a su repérer aussi bien à Hambourg et Lübeck qu’au Danemark. Tout était à faire, et Magnus Ressel s’y est attelé : il nous présente ainsi les débats qui entourent la création des caisses de rachat, les choix qu’elles ont opérés dans le temps, leur fonctionnement institutionnel, les problèmes financiers qu’elles rencontrent parfois, les modalités et les réseaux mis en œuvre pour le rachat des captifs ainsi que leurs succès de fortunes diverses. Impossible de décrire dans les détails les apports de cette partie aussi passionnante que nourrie du livre. Elle constitue, en elle-même, un ouvrage à part entière. De nouveau, l’approche est systémique : l’auteur nous montre par exemple comment la demande de rachat d’individus précis provoqua une augmentation démesurée de leur prix, avant que les institutions préposées au rachat ne comprissent avec le temps quelles étaient les stratégies de négociation les plus efficaces avec les Barbaresques. Une foule d’éléments sont fournis sur les prix de rachat en fonction de la condition de celui-ci, et son évolution dans le temps, sur les durées de captivité, sur les difficultés plus importantes rencontrées au Maroc, par exemple, par rapport aux circuits de rachat bien rodés avec Alger, via Livourne et Venise. Au milieu du XVIIIe siècle, les caisses pour le rachat des captifs dégagent des surplus financiers qui entraînent leur transformation en instituts de crédit (Lübeck), voire leur progressive disparition, en faveur de l’émergence d’un système d’assurance obligatoire (Hambourg).

7 En conclusion, ce travail permet à Magnus Ressel d’avancer que le monde luthérien semble se différencier du monde calviniste par sa plus grande propension à organiser des institutions étatiques de rachat. Cette conclusion, inspirée par les travaux des sociologues et appliquée par d’autres à l’étude de l’assistance aux pauvres, est présentée avec toutes les précautions et la souplesse nécessaires.

8 L’ensemble est bâti à partir d’une bonne maîtrise de l’historiographie existante (p. 790-821) – essentiellement en anglais, français et allemand, même si l’auteur ne se prive pas de quelques incursions dans la bibliographie en langues italienne, danoise, suédoise et portugaise. Le travail repose aussi sur un dépouillement extrêmement important des sources situées dans plus de vingt dépôts d’archives de six pays différents. La masse et la finesse du traitement des sources imposent le respect.

9 La richesse, la solidité et la clarté de ce travail qui allie avec bonheur réflexion théorique et recherche empirique emportent l’assentiment. On ne peut que souhaiter qu’une édition en anglais ou en français en rende rapidement le contenu accessible à la communauté internationale.

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« Schiavi europei e musulmani d’Oltralpe (sec. XVI-XIX) », dossier thématique sous la direction de Salvatore Bono, Oriente moderno, vol. XCI, no 2, 2011, p. V-XX, 161-240 (Silvia Marzagalli)

Silvia Marzagalli

RÉFÉRENCE

« Schiavi europei e musulmani d’Oltralpe (sec. XVI-XIX) », dossier thématique sous la direction de Salvatore Bono, Oriente moderno, vol. XCI, no 2, 2011, p. V-XX, 161-240.

1 On doit à Salvatore Bono, spécialiste reconnu du corso méditerranéen, l’initiative de ce numéro de la revue italienne Oriente moderno consacré aux « Esclaves européens et musulmans du Nord des Alpes, XVIe-XIXe siècle » qui réunit six articles d’une longueur très inégale, en langue française, anglaise, italienne ou allemande. Dans l’introduction au numéro (p. V-XIII), Bono retrace l’évolution historiographique des deux dernières décennies sur les phénomènes de captivité en Méditerranée et souligne l’apport considérable des reconstructions des biographies des captifs et de l’étude des récits autobiographiques que plusieurs d’entre eux ont laissés, laquelle a d’ailleurs fait l’objet du programme ANR « Islam/Chrétienté au seuil de la modernité » (2007-2010), auquel le coordinateur de ce numéro a participé. L’étude des captivités – celles des chrétiens en terre d’Islam, celles de musulmans en terre chrétienne – a indéniablement donné lieu à une vaste production, dont témoigne la bibliographie présente à la fin de l’introduction, limitée volontairement aux parutions postérieures à 2010, forte de quelque 130 titres (p. XIV-XX). Les chercheurs y trouveront un instrument de travail

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d’autant plus précieux qu’il répertorie aussi des ouvrages collectifs dont le titre n’aurait pas nécessairement retenu leur attention, alors qu’ils comportent des contributions sur les captifs.

2 Salvatore Bono a été l’un des premiers historiens à souligner l’importance du nombre de musulmans réduits en esclavage en chrétienté et à inviter ainsi à une étude croisée des captivités, qui a aussi inspiré ce numéro des Cahiers de la Méditerranée. N’empêche que la recherche historique se heurte à une asymétrie de sources qui rend l’étude des captivités musulmanes en Europe plus difficile à mener. Le dossier d’Oriente moderno, qui s’intéresse à des captivités moins connues, impliquant des hommes au-delà des Alpes, reflète lui aussi ce déséquilibre. Si Salvatore Bono rappelle en introduction les cas les plus connus – dont celui de Léon l’Africain – un seul article, celui d’Andrzej Dziubiński, s’intéresse en effet à un musulman détenu en Pologne (p. 162-166). L’histoire singulière du Turc Kara Musa est indéniablement intéressante : après avoir passé 30 ans emprisonné dans une forteresse polonaise, il est libéré en 1552, avant d’obtenir du roi, l’année suivante une pension viagère, dont l’auteur souligne à juste titre la similarité avec celles octroyées aux anciens soldats polonais. Si l’histoire intrigue, le lecteur reste néanmoins perplexe, car l’auteur présente clairement ce Turc comme un soldat prisonnier de guerre. Peut-on parler de captivité dans son cas, sans que l’élargissement de la notion à toute forme de détention forcée n’aboutisse à une perte de cohérence du corpus ?

3 Les autres textes sont tous consacrés à des captifs chrétiens originaires de l’Europe centrale ou du Nord. Dans une courte note en français (p. 167-170), László Nagy contextualise la présence de Hongrois en Barbarie ainsi que dans l’Empire ottoman et présente une lettre datée de 1678 envoyée par un captif hongrois protestant qui avait été capturé dans les années 1650, et qui permet de retracer les principales étapes de sa longue captivité, avec ses espoirs de retour. Paul Auchterlone s’intéresse quant à lui au cas de Joseph Pitt, originaire d’Exeter et capturé à bord d’un navire à l’âge de 15 ans (p. 171-180). Conduit à Alger, converti de force après quelques années d’esclavage, il se voit restituer sa liberté au cours d’un pèlerinage à la Mecque. Il reste alors encore quelques années au service de son maître, avant de rentrer à Exeter en 1693. Après avoir reconstitué son parcours en détail, l’auteur se penche sur l’analyse de l’ouvrage publié par Pitt en 1704, intitulé A Faithful Account of the Religion and Manners of the Mahometans, qui connut un certain succès, comme en témoigne sa troisième édition en 1734. Auchterlone met en avant qu’en dépit de la nécessité pour Pitt de clamer haut et fort son appartenance à la chrétienté en raison de son apostasie, celui-ci ne cède pas pour autant aux stéréotypes de son temps lorsqu’il décrit le monde musulman. Si Pitt en reprend quelques préjugés, à plusieurs reprises sa vision est en effet neutre, voire franchement positive, comme lorsqu’il parle de l’un des maîtres qu’il a servis.

4 La contribution en italien de Raffaela Sarti et Andrea Pelizza (p. 181-207) suit elle aussi une trajectoire individuelle d’un ancien captif auteur également d’un ouvrage. La diversité des situations est toutefois frappante. Le captif étudié est en effet Giovanni Battista de Burgo, qui appartient à l’une des grandes familles de la noblesse irlandaise, banni d’Irlande, comme bien d’autres catholiques, à l’époque de Cromwell, avant d’y revenir comme vicaire apostolique en 1672. Les auteurs suivent minutieusement les vicissitudes qui conduisent à son arrestation l’année suivante, puis à son exil en 1676, enfin à sa capture en 1680 par des corsaires de Tripoli, alors qu’il rentrait d’un pèlerinage en Terre Sainte. Les auteurs démontrent que la chronologie de sa vie

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racontée dans le Viaggio di cinque anni in Asia, Africa e Europa del Turco, publié en trois volumes en 1686-1689, est partiellement incompatible avec les données issues des archives, notamment vaticanes ; par ailleurs sa captivité en Méditerranée lui épargne peut-être le sort bien plus dramatique qui frappe à cette époque le primat d’Irlande, accusé de haute trahison et écartelé. La seconde partie de l’article des deux chercheurs italiens s’attache aux expéditions barbaresques en Irlande, notamment à l’attaque contre Baltimore (comté de Cork) en 1631, rendue possible par la maîtrise des techniques de la navigation atlantique transmise par les renégats. Le fait que le pêcheur irlandais qui avait dirigé les corsaires vers la bourgade protestante de Baltimore était un catholique, apporte un éclairage qui complexifie de manière intéressante la traditionnelle l’opposition entre chrétiens et musulmans.

5 Ernstpeter Ruhe étudie ensuite la capture, puis la libération de deux frères originaires d’Augsbourg, partis faire leur apprentissage comme graveurs à Amsterdam, qui s’étaient embarqués contre l’ordre de leur père qui craignait les fortunes de mer. Le court récit anonyme, publié en 1767, qui retrace leur périple est l’œuvre de l’enfant d’un des deux frères, qu’E. Ruhe a pu identifier. L’auteur insiste sur la lecture protestante de ce récit, où le sort subi est interprété comme punition châtiant la désobéissance au père. En dépit du flou qui entoure la chronologie de la captivité, le récit fournit plusieurs éléments d’intérêt, aussi bien sur leurs conditions de vie pendant les trois ou quatre années de leur captivité, que sur celles du rachat, effectué par l’entremise d’un juif de Livourne. Rentrés chez eux, les deux graveurs laisseront également un témoignage iconographique de leur expérience à Alger.

6 Dans la dernière contribution du dossier, enfin, Salvatore Bono examine le récit de la capture en 1815 d’un prêtre italien, Salvatore Daldini, inséré dans un volume de ses récits de voyage. Pris par un corsaire de Tripoli sur un navire français dont les papiers présentaient quelques irrégularités, le prêtre ne fut en réalité à aucun moment captif : simplement, après une quarantaine à bord du bâtiment, il dut attendre plusieurs semaines avant de pouvoir s’embarquer pour Livourne. Son récit, toutefois, dramatise à l’excès les conditions de son séjour forcé et véhicule ainsi les stéréotypes traditionnels sur l’Autre. Sa relation des événements est en revanche plus originale en ce qu’elle transcrit plusieurs dialogues en lingua franca.

7 Au total, le dossier coordonné par Salvatore Bono présente plusieurs profils biographiques très vivants. L’approche ne permet pas une pesée globale du phénomène, ni de s’interroger sur les conséquences institutionnelles ou économiques que la course pose aux pays et aux marins du nord, objet de l’ouvrage récent de Magnus Ressel dont le lecteur trouvera un compte-rendu dans ce numéro des Cahiersde la Méditerranée. Toutefois, ces aperçus rappellent la multiplicité d’histoires et de parcours touchés par la course et la manière très différente dont la captivité fut vécue et interprétée par ses victimes. Au-délà de montrer une fois de plus la longue durée dans laquelle s’inscrit le phénomène, le fait que ces hommes soient tous originaires de l’Europe centrale ou du Nord pose une fois de plus la question des limites de la Méditerranée, qui dépassent les seules régions de culture de la vigne et l’olivier.

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Daniele Santarelli, Il papato di Paolo IV nella crisi politico-religiosa del Cinquecento : le relazioni con la Repubblica di Venezia e l’atteggiamento nei confronti di Carlo V e Filippo II (Jean-Pierre Dedieu)

Jean-Pierre Dedieu

RÉFÉRENCE

Daniele Santarelli, Il papato di Paolo IV nella crisi politico-religiosa del Cinquecento : le relazioni con la Repubblica di Venezia e l’atteggiamento nei confronti di Carlo V e Filippo II, Rome, Aracne editrice, 2008, 260 p.

NOTE DE L'AUTEUR

–La nunciatura di Venezia negli anni del papato di Paolo IV : i dispacci di Filippo Archinto e Antonio Trivulzio (1555-1557), Rome, Aracne editrice, 2010, 200 p. – La corrispondenza di Bernardo Navagero, ambasciatore veneziano a Roma (1555-1558). Dispacci al Senato, 8 novembre 1557-19 marzo 1558.

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Dispacci ai Capi dei Dieci, 4 ottubre 1555-13 marzo 1558, Rome, Aracne editrice, 2011, 280 p. – La corrispondenza di Bernardo Navagero, ambasciatore veneziano a Roma (1555-1558). Dispacci al Senato, 7 settembre 1555-6 novembre 1557, Rome, Aracne editrice, 2011, 1008 p.

1 Une thèse, et ses pièces justificatives. Sous l’habillage le plus académique, le plus formellement érudit, se cache un brillant travail qui porte à son terme la réinterprétation historiographique de la Contre-réforme, certainement l’événement historique le plus important pour expliquer la configuration de l’Europe actuelle mais donne aussi un contenu réel au concept d’« histoire méditerranéenne ». Comme quoi ce n’est pas nécessairement l’emballage qui fait le produit.

2 De quoi s’agit-il ? Des raisons pour lesquelles le pape Paul IV fit la guerre à Charles Quint ; avant de procéder à un brutal retournement d’alliance en faveur de son fils Philippe II, abandonnant la maison de France qu’il avait pourtant poussée à la guerre contre les Habsbourg ; et causant indirectement l’une des plus belles humiliations de notre histoire, le traité de Cateau-Cambrésis qui sonnait le glas de nos ambitions italiennes. Les raisons du retournement pontifical semblent évidentes : il suit de quelques semaines la catastrophe de Saint-Quentin et coïncide avec le début d’une marche de l’armée espagnole de Naples sur Rome. Le courage bien connu des hommes d’Église aurait fait le reste.

3 Ce schéma, indéfiniment répété, serait parfait, à un détail près : le retournement d’alliance n’est l’œuvre ni d’un Machiavel ni d’un Bismarck, de purs politiques, mais d’hommes d’Église, très lourdement impliqués dans une refonte de l’institution ecclésiastique. L’auteur fait le pari que pour eux, les considérations religieuses s’imposent aux considérations politiques. Et ce pari, il le gagne haut la main.

4 La grande affaire de la Curie, à l’époque où nous nous situons, c’est le choix d’une politique vis-à-vis de la Réforme. On comprendra sans peine que pour des personnes chargées de l’administration de la foi, du gouvernement des croyances, toute autre considération palisse face à un tel enjeu. Comment le prouver ? En ayant recours à des témoins directs, d’un niveau politique tel qu’il les mette à l’abri des illusions naïves de la propagande, s’adressant à des personnes auxquelles elles n’ont aucune raison de dissimuler ce qu’elles pensent être la vérité. Les ambassadeurs vénitiens, par exemple. Le portrait qu’ils dressent des emballements homériques de Paul IV est saisissant. La fermeté de sa ligne de conduite ne l’est pas moins.

5 Contre Charles Quint, la guerre. Non contre la personne – encore que… N’a-t-il pas refusé un évêché au futur Paul IV au mitan de sa carrière ? Contre ce qu’il représente, en revanche, contre une conception de l’Empire « à la Charlemagne » ou « à la Constantin », celle du sacre de Bologne, celle de la convocation du Concile de Trente, où l’empereur se mêle d’imposer sa volonté à l’Église – ce qui est pardonnable – en des matières purement ecclésiastiques – ce qui ne l’est pas. De cette revendication d’un pilotage général de la sphère ecclésiastique, Charles ne se départira jamais, au moins jusqu’à ses abdications. L’appui que jusqu’au bout il donnera à une solution de compromis avec la réforme n’en est que la traduction partielle.

6 Pour Paul IV, et pour le parti qu’il incarne au sein de la Curie, de telles positions frisent l’hérésie. Il ira jusqu’à affirmer publiquement l’hétérodoxie de Charles Quint. Les

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affaires ecclésiastiques doivent se régler dans la sphère ecclésiastique, et celle-ci, à la date où D. Santarelli commence son récit, a choisi sa ligne politique. On le sait grâce à l’apport des trois dernières décennies en matière d’histoire de l’institution romaine, une lignée dans laquelle s’inscrit l’auteur, qu’il couronne en quelque sorte. Tout s’est joué au tournant des années 1550. Deux partis s’affrontaient auparavant au sein de la Curie, tout comme au sein des élites catholiques : les « spirituels » partisans d’une entente avec la Réforme et d’une réinterprétation de l’héritage religieux selon des lignes assez semblables aux siennes ; les rigoristes, tout aussi réformateurs, proches des réformés sur certains points, notamment en matière pastorale et disciplinaire, mais ne cédant rien en matière théologique non plus qu’ecclésiologique : le rôle du centre romain non seulement ne devait pas souffrir de perte, mais encore il devait être réaffirmé. Après un affrontement très dur, le parti rigoriste que représente Paul IV a le vent en poupe. Il caresse le projet d’une reprise en main des peuples, d’une politique systématique de contention politique, intellectuelle, culturelle, d’une catholicisation de l’Europe. Ce n’est plus de chrétienté qu’il s’agit maintenant, mais de catholicité, de cette nouvelle catholicité fermement centrée sur Rome et son magistère, tout aussi éloignée de l’Église médiévale que peuvent l’être les Églises réformées. Ce projet gigantesque a besoin de s’appuyer sur un pouvoir politique. Or, Charles Quint n’en veut pas. Donc, guerre à Charles Quint, et recours à la seule autre puissance catholique présentant la taille nécessaire, la France.

7 Saint-Quentin, l’armée de Naples ont certes joué leur rôle dans le retournement de Paul IV. La prise de conscience, dès les premiers troubles religieux, que la France n’est plus le bastion catholique ni le bloc politique d’une inébranlable cohésion que l’on imaginait, ont joué aussi, plus fortement encore. Mais par-dessus tout, la personnalité de Philippe II a été décisive. Sur le plan religieux, il est aux antipodes de son père. La dissidence religieuse est pour lui un danger politique : son expérience comme souverain des Pays-Bas et de l’Angleterre, son éducation des mains du futur archevêque Siliceo, l’ont fermement convaincu de l’urgence d’une politique de contention. Sous le pontificat même de Paul IV et avec l’assentiment du nouveau roi, se produit en Espagne un tournant décisif, semblable à celui qui peu avant a affecté la Curie : résurrection d’une Inquisition moribonde, élimination du parti spirituel, arrestation de sa tête la plus visible, Carranza, successeur de Siliceo à l’archevêché de Tolède. L’Espagne remplace dès lors avantageusement la France. Elle assure les arrières des rigoristes. La confessionnalisation catholique peut se mettre en marche.

8 Véritables travaux d’histoire méditerranéenne, disions-nous. Daniele Santarelli en effet connait fort bien la France – notamment les travaux d’Alain Tallon – et l’Espagne – en particulier les travaux de Stefania Pastore. À la différence de beaucoup d’historiens italiens pour qui les frontières de la péninsule constituent un horizon indépassable, il sait relier les événements d’outre-monts aux affaires péninsulaires non comme des circonstances extérieures, mais comme des facteurs propres de leur histoire interne. Véritables travaux d’histoire tout court, qui prennent au sérieux le point de vue des acteurs et leurs affirmations. L’histoire de l’Église a trop pâti d’une projection de nos propres catégories du religieux et du profane pour qu’on omette de souligner cet aspect.

9 Nous ne dirons rien de la qualité technique du travail, parfaite. Nous recommanderons en conclusion la lecture d’un dernier et tout récent travail de l’auteur1. C’est sans doute la meilleure synthèse de son apport.

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NOTES

1. . Daniele Santarelli, « Dal conflitto all’“alleanza di ferro” », Studi Storici Luigi Simeoni, LXII, 2012, p. 59-68.

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Luis P. Martin, Jean-Paul Pellegrinetti, Jérémy Guedj (dir.), La République en Méditerranée. Diffusions, espaces et cultures républicaines en France, Italie et Espagne, XVIIIe-XXe siècle (Jérôme Grévy)

Jérôme Grévy

RÉFÉRENCE

Luis P. Martin, Jean-Paul Pellegrinetti, Jérémy Guedj (dir.), La République en Méditerranée. Diffusions, espaces et cultures républicaines en France, Italie et Espagne, XVIIIe-XXe siècle, Paris, L’Harmattan, coll. « Cliopolis », 2012, 392 p.

1 Ce livre rassemble les actes du colloque organisé par le Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (CMMC) de l’Université de Nice Sophia Antipolis, les 1er et 2 octobre 2009. Cette rencontre constituait la première étape du projet européen « La République en Méditerranée (XVIIIe-XXe siècle) », qui a pour objectif de rassembler autour de ce thème des chercheurs appartenant à divers pays du bassin méditerranéen, en commençant par des Français, des Espagnols et des Italiens. Au point de départ de cette démarche se trouvait le constat d’un renouveau d’intérêt pour la République depuis les années 1980, qui était pour une part le fruit de crises et de remises en cause institutionnelles dans chacun des pays considérés. En outre, prenant acte du renouvellement épistémologique qui avait transformé les questionnements et les

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démarches des historiens du politique, il s’agissait de reconsidérer les certitudes antérieures en croisant les regards avec les autres sciences sociales et en mettant en œuvre les questionnements inspirés notamment par les travaux de Maurice Agulhon et de Serge Berstein.

2 Cette première étape niçoise consista principalement en l’établissement d’un bilan de la recherche, avec la volonté affirmée de susciter l’élargissement des travaux à d’autres pays pour les rencontres suivantes. Comme pour la plupart des rencontres exploratoires, le résultat est foisonnant, mêlant la nouveauté et la synthèse, la monographie locale et l’étude transnationale. Leur rassemblement dans ce volume permet, dans une démarche comparatiste, de dégager les grands traits de la culture républicaine telle qu’elle apparaît d’après l’histoire des théories et les expériences politiques des trois pays considérés. Nous soulignerons trois aspects qui nous paraissent caractériser l’identité républicaine telle qu’elle se forgea au XIXe siècle et se transmit au XXe siècle. En premier lieu apparaît nettement l’adhésion des républicains à une doctrine commune, au-delà des querelles de chapelle et des frontières nationales. Celle-ci se manifestait notamment par l’existence d’emblèmes et de symboles qui imprégnaient le républicanisme d’une mystique démocratique. Enfin, il est indéniable que l’existence d’un réseau européen contribua à la survie ou la diffusion de cette culture politique, en dépit de la résistance des autorités traditionnelles ou de la concurrence d’idéologies nouvelles.

3 Les républicains se complurent bien souvent dans des disputes sans fin, entre fédéralistes et unitaires, opportunistes et radicaux, anticléricaux et antireligieux. Ces nombreuses controverses, qui devaient conduire parfois à des reclassements et des ruptures, fruits d’une propension à la discussion passionnée, amplifiées par la presse, ont conduit à masquer l’existence d’un corpus doctrinal qui, au-delà des nuances nationales et des querelles entre les hommes, est d’une grande cohérence et dénote une indéniable adhésion à un socle de valeurs communes. Certaines étaient empruntées au libéralisme – rationalisme, humanisme, croyance en l’égalité naturelle des hommes, espérance en la liberté pour chaque individu – d’autres au socialisme – encadrement de l’organisation du travail, solidarité syndicale et sociale, universalisme pacifiste. Les républicains se démarquaient cependant de ces deux cultures politiques car ils jugeaient le libéralisme trop élitiste et, quoiqu’imprégnés de la mystique du peuple, craignaient que la mise en cause de la propriété par le socialisme au nom de l’égalité ne devînt attentatoire à la liberté. Ils s’en différenciaient par leur insistance sur la place et le rôle du citoyen. Celui-ci se devait de participer aux affaires publiques et à la défense de la nation. La citoyenneté était un droit mais également un devoir, dont l’exercice serait rendu possible par l’éducation devenue nationale, donc gratuite, obligatoire et laïque. Et, surtout, les républicains considéraient que le gouvernement de la société civile, et même ses moindres rouages, devaient être détachés de la religion et de l’Église catholique : la laïcité constitue le pilier fondamental du républicanisme.

4 Ainsi fut structuré, vers les années 1830, un patrimoine idéologique, cultivé et transmis aux militants de chaque génération par les gardiens de la mémoire, à commencer par Buonarotti. Cette philosophie de la société et de la politique était professée au sein des sociétés secrètes de la charbonnerie et de la franc-maçonnerie, laquelle constitua incontestablement, en France comme en Espagne et en Italie, l’un des vecteurs de prédilection de l’idéal républicain. La diffusion en fut ensuite facilitée non seulement par la transformation de la presse, mais également par la mobilité des hommes. Les

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rencontres, volontaires ou rendues obligatoires par les exils, furent nombreuses et contribuèrent à la fabrication d’une identité républicaine. Celle-ci reposait sur ledit corpus idéologique et s’exprimait par des symboles à valeur émotionnelle forte.

5 Il existait ainsi une « bibliothèque républicaine » composée d’ouvrages d’histoire – Vincenzo Cuoco, Álvaro de Albornoz, Jules Michelet ou Edgar Quinet –, de poésie – Victor Hugo, Pérez Galdós, Ugo Foscolo ou Giosuè Carducci –, de pensée politique – Giambattista Vico, Fourier, Saint-Simon, Pierre Leroux, Philippe Buchez, Louis Blanc, Giuseppe Mazzini… Leurs écrits étaient lus, transmis, traduits, commentés presque toujours, débattus et contestés parfois. La diffusion de la culture républicaine bénéficia de l’essor des journaux, des brochures et des livres ainsi que du développement de leur diffusion dans les cabinets de lecture puis des bibliothèques populaires où l’on pouvait les lire et en discuter. Ainsi les différents chapitres de ces Actes font nettement apparaître que le républicanisme, qu’il soit de France, d’Espagne ou d’Italie, reposait sur des fondements philosophiques communs.

6 Il convient pour autant de ne pas en rester aux représentations et de considérer que le républicanisme fut l’objet d’expériences politiques, appelées à le marquer durablement. Celles-ci semblent justifier, a posteriori, le cadre géographique assigné à cette étude. La circulation des idées fut à l’origine de tentatives insurrectionnelles presque simultanées. Leur échec renforça les convictions tandis que la conspiration et l’exil forgèrent une solidarité indéfectible. L’Italie – Naples en 1797, Venise en 1848, Rome en 1849 – comme l’Espagne en 1868 et la France en 1848 connurent des moments républicains, expériences de pouvoir pour les uns, de volontariat pour les autres, dont l’engagement des garibaldiens dans de nombreux combats démocratiques constitue l’exemple le plus significatif. Leur souvenir devint une référence durable pour plusieurs générations de militants. Ces combats et gouvernements républicains furent en effet relus comme des occasions perdues, dont étaient rendues responsables pour une part les erreurs commises par les hommes et, surtout, la réaction mise en œuvre par les ennemis de la République – les aristocraties et l’Église catholique – soutenus par les Autrichiens ou les Français. À cette geste républicaine étaient associés les noms des grands hommes : Emilio Castelar, Francisco Pi y Margall et José María Orense, Daniele Manin, Giuseppe Mazzini et Giuseppe Garibaldi, Léon Gambetta, Jules Ferry et Georges Clemenceau. Ces expériences et leur souvenir contribuèrent à compléter la galerie de portraits et le calendrier républicains. Ces précédents étaient mis en exergue et racontés à la veillée pour bien se persuader que la République n’était pas une utopie, que son établissement était possible, pour peu que chacun y contribue par la propagande et par l’action. Parallèlement, les mouvements conservateurs forgèrent et diffusèrent une légende noire, qui associait la République au désordre, à la violence et à l’impiété.

7 En dépit de la surveillance et des persécutions dont il fut l’objet, si le républicanisme parvint à survivre et se renforcer, c’est que ses défenseurs étaient animés d’une véritable passion qui déterminait toute leur vie. Ce qui les conduisit à mettre en place, dès le milieu du XIXe siècle, au risque de leur liberté voire de leur vie, des organisations politiques dont certaines peuvent être considérées comme des proto-partis politiques, tandis que d’autres associations imprégnées d’esprit républicain, comme les sociétés d’entraide, les sociétés musicales ou sportives, se vouaient à d’autres fonctions. Une sociabilité républicaine s’élabora, faite de rencontres laïques comme l’enregistrement au registre civil d’enfants aux prénoms significatifs – Démophile, Démocratie ou

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Fraternité –, ou encore l’assistance aux enterrements civils. On y déployait des drapeaux, on y arborait des bonnets phrygiens, on y entonnait les hymnes du répertoire démocratique. Plusieurs études prennent soin de relever la circulation des emblèmes qui prirent un caractère universel : lors des banquets républicains, par exemple, le décor et le répertoire comprenaient certes des caractéristiques propres à chaque culture nationale mais également des signes reconnus par tous, comme les portraits des martyrs de la liberté ou le chant de la Marseillaise. Les toasts invoquaient les mêmes références et appelaient de leurs vœux les mêmes transformations du système politique et de la société. En France, la IIIe République républicanisa les emblèmes étatiques, de la Marseillaise au 14 juillet, du buste de Marianne aux médailles de la Légion d’honneur. Les militants républicains manifestaient leurs convictions par leurs votes, par des manifestations et des pétitions, des cérémonies de commémoration ou d’hommage aux grands hommes. Le républicanisme contribua ainsi à la politisation des sociétés. La force des convictions et l’importance de la sociabilité républicaine permet d’estimer que le républicanisme constitua la première des « religions de la politique ». Une liturgie républicaine commune s’établit, nourrie du souvenir de la Révolution française comme des autres expériences républicaines, qui empruntait certains de ses rites aux sociétés secrètes, voire aux religions établies.

8 Un point commun apparaît clairement à la lecture de ces essais : le républicanisme, tant sur le plan de la doctrine que celui de l’action, fut le résultat d’un processus long, en raison de la répression, difficile car les discordances avaient pour résultat l’absence d’unité d’action. Son issue était incertaine. Contrairement à une idée reçue cependant, le républicanisme connut une diffusion relativement précoce y compris dans des régions rurales. Il fut adopté lorsqu’il fut capable d’associer le local et l’universel. Pour certaines communautés, comme les Juifs de Marseille et Nice, il représentait une voie vers l’intégration à la communauté nationale. En outre, une incontestable solidarité républicaine conduisait à renforcer la solidarité latine en accueillant les exilés, comme Manuel Ruiz Zorrilla réfugié à Paris. Le succès ne se fit, en France, qu’au prix de l’abandon du recours à la violence comme unique moyen de parvenir à instaurer la République. L’enracinement en France de la République conduisit d’ailleurs à penser que son « modèle » devait nécessairement être décalqué par ses voisins méditerranéens. Infirmant cette assertion, les études portant sur l’Espagne comme sur l’Italie, sans nier l’influence de la France, la relativisent. L’identité républicaine était redevable également des modèles américains et anglais comme des expériences communales médiévales relues comme des mouvements précurseurs de la République. Elle se nourrissait d’un va-et-vient constant entre les différentes déclinaisons nationales. Son enracinement et sa force évocatrice conduisirent au XXe siècle les cultures politiques concurrentes, comme le communisme ou la démocratie chrétienne en Italie, à tenter de capter cet héritage devenu mythe fondateur de la nation. Dans les moments de crise, un même mouvement conduisit l’État à réactiver les emblèmes républicains pour en faire des instruments d’unité.

9 L’identité républicaine se structura et s’affirma conjointement en Espagne, en Italie et en France. Elle reposait sur un substrat idéologique commun, ce qui n’empêchait pas des expressions propres à chaque pays. L’un des prolongements de ces travaux consistera sans doute à caractériser les relations qu’entretint l’espace méditerranéen républicain avec les Républiques non-méditerranéennes. Ce tableau d’ensemble ouvre

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en outre des pistes prometteuses, comme la comparaison plus systématique des rites et des symboles ou de la place et du rôle des femmes républicaines.

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Christine Bard, avec Frédérique El Amrani et Bibia Pavard, Histoire des femmes dans la France des XIXe et XXe siècles (Magali Guaresi)

Magali Guaresi

RÉFÉRENCE

Christine Bard, avec Frédérique El Amrani et Bibia Pavard, Histoire des femmes dans la France des XIXe et XXe siècles, Paris, Ellipses, 2013, 155 p.

1 Christine Bard, Frédérique El Amrani et Bibia Pavard proposent, dans cet ouvrage long de onze chapitres chrono-thématiques, un panorama synthétique mais éclairant de l’histoire des femmes en France aux XIXe et XXe siècles. Auteure de plusieurs ouvrages de référence en histoire des femmes et du féminisme1, Christine Bard, assistée des rédactrices de deux thèses remarquées2, réussit à compiler les principales connaissances formulées par les historien-ne-s des femmes ces dernières décennies et à rendre compte des orientations épistémologiques et paradigmatiques du champ de recherche en moins de 150 pages, imposant résolument l’ouvrage comme un classique à destination des chercheur-e-s, des étudiant-e-s et du grand public.

2 Les pages introductives, consacrées aux indépassables précisions définitoires, inscrivent l’ouvrage dans la principale évolution épistémologique du champ caractérisée par le passage d’une histoire centrée sur les femmes à une histoire du genre voire à une histoire « genrée ». Longtemps invisible au regard des historien-ne-s, la participation active des femmes au cours de l’histoire est réaffirmée avec force. Les auteures les montrent partie prenante des grandes mutations de la contemporanéité française. Mais, loin de postuler l’homogénéité d’une « condition féminine » ou la linéarité du processus d’émancipation, les auteures écrivent l’histoire des femmes dans

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leur diversité et soulignent les multiples redéfinitions des rapports de pouvoir entre les sexes au fil du temps.

3 Le premier chapitre revient sur les apports du concept de genre à la réflexion sur les grands objets d’étude de l’histoire politique que sont la citoyenneté et la nation. Écartées de la nation en 1789 par la privation des droits politiques et l’impossibilité de porter les armes, les femmes sont peu à peu intégrées à la communauté nationale au fil des aménagements des droits civils et politiques et de leur participation aux conflits mondiaux. L’effort de guerre fourni par les femmes, au travail notamment, est reconnu mais c’est surtout leur corps, qui par l’impérieuse nécessité de l’enfantement, se trouve « nationalisé » (p. 12). Les tontes après la seconde guerre mondiale sont à ce titre éloquentes : cérémonies expiatoires, elles mettent en scène l’ « assainissement » du corps des femmes et refondent la fierté nationale. Le concept de genre se révèle également opérant dans les sociétés (post-)coloniales où les rapports de pouvoir se forment à l’intersection du sexe et de la « race ».

4 Les trois chapitres suivants sont consacrés à la politisation des femmes, de leur exclusion de la sphère politique à l’objectif paritaire. Le chapitre 2 revient sur la fondation de la République représentative et l’exclusion des femmes de la sphère politique. Si la Révolution institue une société d’individus égaux, c’est au prix de la sujétion des femmes à l’autorité maritale et à leur enserrement dans la famille. L’absence de droits politiques n’a cependant pas empêché des formes d’action féminines dans la sphère publique et a même permis, rappellent les auteures, l’émergence du mouvement féministe. Après un long combat suffragiste parsemé d’oppositions et « d’étranges défaites » (p. 41) sur lesquels les historiennes reviennent, l’exclusion formelle des femmes est abolie par l’ouverture du suffrage universel réel en 1944. Une date tardive, relativement à l’événement dans d’autres pays européens, appelée à étayer la thèse du « retard » (p. 39) voire de l’exception française : la France, vieille nation, marquée par son passé napoléonien et sa tradition universaliste accorde plus tardivement (que la Grande-Bretagne à tradition utilitariste ou que la Turquie, jeune République laïque) les droits politiques aux femmes. L’évolution du vote des femmes contredit néanmoins les plus vieux poncifs anti-suffragistes. En moins d’un demi-siècle, l’homogénéisation des profils socio-professionnels des hommes et des femmes s’accompagne d’un alignement de leurs comportements électoraux. Une particularité demeure cependant jusqu’à la période très contemporaine : le rejet féminin du vote extrême. Dans un quatrième moment, les auteures rappellent que l’inclusion formelle des femmes à la vie politique ne fait pas moins d’elles des exceptions. Chiffres à l’appui, elles insistent sur le faible nombre d’élues (moins de 10 % de députées jusqu’à 1997), sur la division sexuelle des tâches partisanes et politiques et enfin sur le bilan mitigé de la réforme paritaire. Néanmoins, la période consécutive à la Libération est aussi traversée par un regain des mouvements de femmes, la seconde vague féministe incarnée par le Mouvement de Libération des femmes dans les années 1970. Ce féminisme radical qui ne vise plus seulement à l’amélioration du sort des femmes mais plutôt à l’abolition de leur « condition » sera la toile de fond agissante de dispositions législatives réglementant les rapports sociaux de sexes dans la société.

5 Les cinq chapitres suivants donnent un aperçu des travaux foisonnants de l’histoire des femmes sur le terrain de la vie quotidienne, du travail, du corps, des religions et de la culture. Le chapitre 5 traite de l’une des plus riches sources pour l’historien-ne des femmes : les archives judiciaires qui ont longtemps permis aux chercheur-se-s de

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dépasser le silence des sources officielles pour entrevoir les vies de femmes. Les chefs d’inculpation (infanticide, avortement, prostitution, viol) et les peines prononcées à l’encontre des criminelles trahissent à la fois le statut spécifique des femmes mais également les représentations genrées qui président aux jugements portés sur les femmes transgressives. Les fonds d’archives judiciaires révèlent surtout de manière éclatante les femmes victimes. Longtemps peu puni et symbole de la domination masculine s’il en est, le viol demeure peu dénoncé. L’évolution du regard de la société sur les violences faites aux enfants au fil des deux siècles a néanmoins permis une meilleure prise en charge des victimes. Aujourd’hui, le monde de la justice, féminisé à près de 50 %, constitue un observatoire privilégié des rapports de genre dans la société. Le chapitre 8 de l’ouvrage poursuit et généralise cette perspective en retraçant l’évolution du travail des femmes sur les deux derniers siècles. D’un emploi de plus en plus industriel au XIXe siècle, les femmes surinvestissent le secteur tertiaire après la première guerre mondiale. Voie d’émancipation des femmes par excellence, le travail demeure néanmoins encore source d’inégalités et de précarité féminines spécifiques.

6 Le combat féministe emblématique du XXe siècle, la « conquête de la contraception » (p. 82) et du droit de disposer de son corps est retracé dans le chapitre 6. Les auteures relatent les oppositions entre les opinions natalistes et néo-malthusianistes et décrivent les politiques familiales (incitatives ou coercitives) mises en place au cours des deux siècles pour favoriser les naissances ou protéger les familles. Enfin, elles reviennent sur les lois Neuwirth (1967) et Veil (1974-1979) qui autorisent une maternité de plus en plus choisie.

7 L’un des thèmes chers à Christine Bard, « la révolution des apparences », est développé dans le septième chapitre. Loin d’être anecdotique, l’histoire des vêtements des femmes est indissociable de celle de leur émancipation. Surtout, elle donne à l’historien-ne des femmes un point de vue privilégié des normes de genre à l’œuvre. Le chapitre détaille les contraintes qui pèsent sur le corps des femmes depuis le XIXe – la pudeur imposée, l’impératif de beauté, la soumission à la mode – mais également les temps forts de « libération » – le mythe de la garçonne, la conquête du pantalon ou encore la mode unisexe.

8 Après avoir constaté la victoire de Rousseau sur Condorcet au XIXe siècle, les historiennes décrivent, dans un neuvième temps, le processus de scolarisation des filles. L’éducation différenciée dispensée aux filles dans les familles ou par l’Église fait peu à peu place à la généralisation de la mixité dans les classes au XXe siècle. Les auteures démontrent néanmoins que la mixité a davantage répondu à une logique gestionnaire (rendue nécessaire par l’afflux des enfants du baby boom à l’école) qu’à une logique éducative et qu’elle reste aujourd’hui encore un impensé. L’école éclairée à la lumière du genre par les recherches récentes apparaît tout autant comme un facteur d’autonomisation des femmes qu’un lieu de perpétuation des inégalités entre les sexes.

9 C’est sans doute l’éducation sexuée qui a, un temps, conduit les femmes à surinvestir la sphère religieuse. Dans le dixième chapitre, les auteures rendent compte du lien particulier qui unit les femmes et les religions. Si ces dernières prônent, sur le plan théologique, la subordination des femmes dans le cadre de la famille, elles sont également une sphère d’autonomie des femmes qui s’organisent en mouvements de jeunesse ou en organisations philanthropiques et politiques (à l’instar des organisations catholiques suffragistes). Au XXe siècle, les religions ne se comportent pas de la même manière face à la sécularisation de la société et aux mouvements féministes : alors que

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les catholiques s’en tiennent à une vision traditionnelle du rôle des femmes, des mouvements protestants se rapprochent des questionnements féministes. Globalement, les historiennes concluent à un double mouvement divergent à la fin du XXe siècle : là où le protestantisme et le judaïsme « libéraux » permettent aux femmes d’exercer des offices religieux, le catholicisme et l’islam – et de manière générale toutes les branches fondamentalistes des monothéismes – restent des bastions masculins qui entendent maintenir un contrôle étroit sur les femmes (et particulièrement sur leur sexualité).

10 Le onzième et dernier chapitre pose une question qui agite les échanges scientifiques et sous-tend les analyses de l’ouvrage : existe-t-il une culture féminine ? Après avoir précisé la double acception du mot culture (d’un côté, « culture cultivée » et d’un autre, pratiques culturelles, valeurs et symboles communs), les historiennes replacent la question dans le débat qui oppose les tenantes du féminisme différentialiste et celles du féminisme universaliste. Les auteures convoquent l’anthropologie pour rendre compte des rapports spécifiques des femmes à l’espace (l’entre-soi), au temps (la répétition) et aux autres (articulés autour des notions de soin et de souci d’autrui). Socialement différenciée, la culture féminine trouve des lieux privilégiés de transmission : la relation mère-fille, la littérature ecclésiastique, l’école de la IIIe République, la presse féminine. En revanche, les femmes demeurent exclues de la culture savante au XIXe siècle en tant que consommatrices qu’il faut préserver de « mauvaises lectures » ou en tant que productrices qui s’en trouveraient virilisées. Au XXe siècle, la modernisation – c’est-à-dire la convergence des enseignements, des loisirs et des profils socio- professionnels, la diversification des moyens de communication, le développement des échanges internationaux – permet l’émergence d’une culture commune. Aujourd’hui, s’il faut admettre que les femmes évoluent dans une culture a-sexuée ou mixte, les historiennes concluent cependant au maintien d’une forme de culture féminine.

11 Œuvre de synthèse, cet ouvrage s’applique à faire la somme des apports de quarante ans d’histoire des femmes et du genre. Les grands thèmes du domaine sont déclinés à la lumière de concepts-clefs tels que l’intersectionnalité, l’agency, la performativité du discours, l’émancipation. L’ouvrage présente l’histoire des femmes et du genre comme un lieu de dialogue fécond au carrefour de plusieurs disciplines : la sociologie, l’anthropologie ou les sciences politiques. Mieux, il démontre le pouvoir heuristique du concept de genre pour réinterpréter les temporalités contemporaines et redéfinir les objets d’étude de l’historien-ne. Enfin et de manière plus pragmatique, la bibliographie recensant les ouvrages de références du domaine est un atout précieux.

NOTES

1. . Christine Bard, Les filles de Marianne, histoire des féminismes, 1914-1940, Paris, Fayard, 1995 ou id., Les femmes dans la société du XXe siècle, Paris, Armand Colin, 2001 pour ne citer que ces deux exemples

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2. . Frédérique El Amrani, Filles de la terre. Apprentissages au féminin (Anjou, 1920-1950), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012 et Bibia Pavard, Si je veux, quand je veux. Contraception et avortement dans la société française (1956-1979), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.

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Jacques Prévotat (dir.), Pie XI et la France. L’apport des archives du pontificat de Pie XI à la connaissance des rapports entre le Saint-Siège et la France (Nina Valbousquet)

Nina Valbousquet

RÉFÉRENCE

Jacques Prévotat (dir.), Pie XI et la France. L’apport des archives du pontificat de Pie XI à la connaissance des rapports entre le Saint-Siège et la France, Rome, École française de Rome, 2010, 533 p.

1 Proposant un bilan de l’ouverture des archives du pontificat de Pie XI (1922-1939) en 2006, cet ouvrage collectif offre des perspectives renouvelées sur une période cruciale pour l’histoire de la papauté et du catholicisme, croisant ecclésiologie et politique. Moins sujette aux polémiques que celle de son successeur Pie XII, la figure de Pie XI n’en est pas moins complexe, loin de l’image d’un pape démocrate ou libéral telle qu’elle avait pu être trop rapidement esquissée en raison de la condamnation de l’Action française (1926) et des encycliques antitotalitaires contre le communisme et le nazisme (1937). Refusant les intransigeances catholiques (à l’inverse de Pie X), Achille Ratti n’en apparaît pas moins comme un pape défenseur des droits de l’Église et d’une conception chrétienne de la société face à un contexte de l’entre-deux-guerres qui suscite engagements politiques, positionnements et reconfigurations des lignes de fracture au sein du monde catholique

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2 L’ouvrage publié par l’École française de Rome adopte comme angle d’approche les relations entre France et Vatican, ce qui permet d’aborder de front la question de l’intervention du Saint-Siège dans les affaires françaises mais aussi la participation des catholiques à la vie politique française. Selon Marc Agostino, ce choix est justifié par l’« Exception française », c’est-à-dire la centralité de la France dans les affaires et dans les réseaux pontificaux, ainsi que la continuité d’une fidélité en dépit d’écarts évidents ; la France serait ainsi un « bon laboratoire » de la nécessaire articulation entre particulier et universel dans la politique vaticane. Dans la deuxième moitié des années 1930, la France devient même « une terre de consolation pour le pape » (Marie Levant), les deux parties œuvrant pour le maintien de la paix, contre la guerre d’Éthiopie par exemple. Mais à travers cette optique française, ce sont en réalité des clés de lecture concernant l’ensemble du pontificat d’Achille Ratti qui sont ici proposées. Trois enjeux animent l’ouvrage : les relations du Saint-Siège avec la France et par là même une réflexion sur la position du Vatican face aux événements internationaux de l’entre- deux-guerres, la question de l’engagement politique des catholiques ainsi que l’ecclésiologie et la spiritualité animées par Pie XI. Ce dernier point, qui découle d’une approche d’histoire religieuse classique, n’est pas du tout détaché des événements internationaux ou politiques : l’ecclésiologie de Pie XI, c’est-à-dire sa vision du gouvernement de l’Église, reflète une aspiration encore forte à défendre les droits de l’Église et de sa hiérarchie, que ce soit face au nazisme, au « politique d’abord » de Maurras, au nazisme et au communisme, mais aussi face aux tentatives de réforme profonde de la liturgie (on pense à l’exemple des Amis d’Israël). Après un XIXe siècle marqué par des positions intransigeantes de refus de la modernité et de retrait de la vie publique, la question de l’intervention, de la norme et de l’action des catholiques est bien au cœur du pontificat de Pie XI. C’est ainsi un nouveau type d’articulation entre autorité hiérarchique institutionnelle et responsabilité individuelle des catholiques qui a été ébauché dans ce contexte mouvementé.

3 Au vu des relations complexes entre spirituel et temporel durant le pontificat de Pie XI, c’est Jacques Prévotat, spécialiste de l’Action française et de sa condamnation pontificale, qui dirige cet ouvrage et ouvre la réflexion par une introduction particulièrement claire proposant des clés de lecture. Il démontre que le pontificat de Ratti s’inscrit dans la continuité d’une position thomiste : l’Église conserve et doit défendre un rôle guide d’apostolat pour le salut de l’humanité entière – l’encyclique missionnaire Rerum Ecclesiae paraît en 1926 –, rôle qui se traduit par un idéal d’ordre international chrétien ; dès 1922, l’encyclique Ubi arcano rappelle la nécessité d’une paix chrétienne. Ainsi, dans le prolongement des travaux de Daniele Menozzi, la théologie du Christ-roi (encyclique Quas primas de 1925 et instauration de la fête du Sacré Cœur), marquant l’ensemble du pontificat, est bien synonyme d’une forme de royauté chrétienne au sens spirituel et temporel, d’une volonté de restaurer et de reconquérir, en s’appuyant notamment sur deux outils, les concordats et l’action catholique. Mais Pie XI se montre également ouvert à de nouvelles réflexions théologiques (notamment celles de Henri de Lubac dans la lignée de Maurice Blondel) insistant davantage sur la personne humaine, sa destinée surnaturelle (le salut) et donc la nécessité d’un respect de l’individu confronté notamment aux aspirations totalitaires de certains régimes. Pour Pie XI, il est ainsi primordial que l’Église institutionnelle et visible ne se dissocie pas de la finalité de l’Église invisible (Cité de Dieu parfaite).

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4 Les différentes contributions de l’ouvrage, associant approches de spécialistes et recherches très récentes, soulignent l’impossibilité d’une lecture unilatérale d’un pontificat complexe. Le volume est découpé en cinq thèmes commençant par la reprise des relations entre Saint-Siège et gouvernement français où il est question des suites juridiques et canoniques de la loi de 1905 (François Jankowiak, Fabrice Robardey). L’archiviste Gianfranco Armando y présente notamment la diversité des archives des nonces apostoliques en France : alors que les fonds Cerretti (1921-1926) illustrent la reprise des relations diplomatiques, ceux du nonce Maglione (1926-1936) témoignent de la centralité de l’Action française dans les préoccupations pontificales. À partir de cette entrée dans le sujet, les autres parties dépassent le cadre des relations franco-vaticanes. La deuxième partie, plus hétérogène, replace ces relations dans le cadre de la politique internationale du Vatican montrant l’importance des intermédiaires français tels que Louis Massignon en Palestine (Agathe Mayeres) et Mgr d’Herbigny pour la Russie (Laura Pettinaroli). L’action pontificale se caractérise par une volonté d’ouverture (à l’URSS, aux communistes français de la main tendue, comme le montre Marie Levant) et de réconciliation des trois religions abrahamiques mais connaît des limites certaines quand il s’agit, par exemple, de réformer le culte liturgique, comme la prière du Vendredi Saint, pour repenser l’articulation entre judaïsme et théologie catholique. Ce qui explique la suppression de l’association pieuse Les Amis d’Israël en 1928. Ces différentes contributions bénéficient clairement de l’apport des nouvelles archives pontificales (Commission pontificale pour la Russie, dossiers du Saint-Office, entretiens entre Ratti et son secrétaire d’État depuis 1930 Pacelli, futur Pie XII).

5 Une troisième partie est dédiée au cas de l’Action française, point de cristallisation d’enjeux dogmatiques, ecclésiologiques, politiques et sociaux du catholicisme en cette période. Le spécialiste de la question, Jacques Prévotat, souligne le rôle initial de conciliation des nonces (en l’occurrence les négociations du chargé d’affaires Valeri avec l’archevêque de Bordeaux Andrieu aboutissant à la fameuse intervention de ce dernier contre l’Action française) face aux réserves de l’épiscopat français ; un épiscopat renouvelé et discipliné par le nonce Maglione après la condamnation de 1926, grâce notamment au réseau sulpicien (Frédéric Le Moigne). La condamnation de l’Action française divise profondément les catholiques français, elle suscite de leur part une prise de position (Maritain et Blondel soutiennent la condamnation, ainsi que l’étudie Claude Troisfontaines) et témoigne de formes de politisation autres que la participation électorale dans le cas de la Ligue patriotique des Françaises (Magali Della Sudda). Elle engendre aussi une mobilisation au croisement de stratégies multiples – religieuses et politiques – comme l’action d’une carmélite de Lisieux pour convertir Maurras en 1936 (Antoinette Guise-Castelnuovo).

6 Toujours en lien avec des enjeux politiques et sociaux contemporains, les trois dernières parties (« La mission de l’intellectuel », « Doctrines de l’Église et formes de réception », « Apostolat et spiritualité ») insistent davantage sur l’apostolat et la doctrine de Pie XI dans la mesure où Ratti fait figure de pape enseignant, auteur de 30 encycliques, comme en témoignent la genèse de Quas Primas (Marie-Thérèse Desouche souligne l’articulation entre mystère du Christ et mystère de l’Histoire telle que la vit spirituellement Pie XI) ou encore les tentatives de réforme des universités canoniques (étude de Florian Michel à partir des archives de la Congrégation pour l’Éducation catholique). Particulièrement attentif aux débats intellectuels, Pie XI favorise les initiatives d’engagement dans la vie publique, mais n’évite pas des

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décalages entre son autorité et la revendication des acteurs. C’est tout un éventail de degrés de mobilisation et de conformité qui est analysé ici, de la mise à l’Index de l’œuvre du philosophe Jean Baruzi sur la pensée sanjuaniste (François Trémolières) à l’action de véritable relais pontifical du recteur de l’Institut catholique de Toulouse, Bruno de Solages (Marie-Thérèse Duffau), en passant par les résultats variés des six pèlerinages professionnels français à Rome (Damien Thiriet). Pie XI met en avant un modèle de rigueur morale et de discipline en prenant position sur les questions de sexualité (l’encyclique Casti connubii de 1930 sur le mariage chrétien analysée par Guillaume Cuchet) ou par la mise en garde de 1927 sur la littérature mystico-sensuelle (Jean-Baptiste Amadieu). Mais là encore, l’exemple du traitement scientifique (psychologie religieuse notamment) des stigmates de Thérèse de Lisieux montre le croisement d’enjeux hétérogènes et des niveaux de lecture de l’action pontificale (Agnès Desmazières).

7 Au regard de ces cinq parties, on voit bien que la richesse de cet ouvrage collectif réside dans la diversité et la complémentarité des approches, témoin du renouvellement actuel de l’histoire religieuse. Tout d’abord car l’appellation « archives du Vatican » masque une pluralité de sources. Si l’Archivio segreto vaticano (ASV) conserve notamment les fonds de la Secrétairerie d’État et des nonciatures, l’ouverture de 2006 concerne également les archives de la Congrégation des Affaires Écclésiastiques Extraordinaires (chargée des relations avec les États) et de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (Saint-Office). Le préfet de l’ASV, Mgr Pagano, souligne bien ici la richesse géographique et thématique de ces archives qui dépassent le domaine religieux ou hiérarchique. Ces archives ne concernent pas que le centre du catholicisme mais offrent un éclairage sur l’interaction entre les différentes échelles et composantes (ecclésiastiques mais également laïques) du monde catholique, à l’exemple de Louis Canet articulant une spécificité locale (l’Alsace), une inscription nationale (le gallicanisme) et des échanges avec la papauté. Une imbrication des échelles qui révèle par là même la pluralité des acteurs composant l’histoire du pontificat en dépit de l’effort et de l’implication personnelles d’Achille Ratti. Cette variété d’acteurs, les figures d’intermédiaires, les réseaux, les relais et les circulations, les possibles écarts entre une autorité revendiquée et des initiatives autonomes, constituent un des fils rouges de cet ouvrage en même temps que le résultat concret de l’ouverture des archives. Selon Magali Della Sudda : « L’accès à ces sources religieuses d’une importance majeure pour l’histoire du catholicisme au XXe siècle offre ainsi la possibilité de croiser des histoires qui jusqu’ici avaient été écrites séparément ». L’exemple de cette dernière chercheuse montre que l’histoire d’un pontificat n’est plus cloisonnée à une approche ecclésiologique ou théologique mais se nourrit des propres renouvellements de l’histoire politique, intellectuelle et sociale.

8 L’approche thématique de cet ouvrage collectif a tendance à prévaloir sur l’évolution chronologique du pontificat, privilégiée par des travaux plus biographiques comme ceux d’Emma Fattorini ou d’Yves Chiron. Jacques Prévotat soulève très justement en introduction la question de l’unité inspiratrice du pontificat, et les tensions et hésitations entre autorité absolue et responsabilité du fidèle. Le débat historiographique n’est pas clos entre, d’une part, l’unité du pontificat (autour notamment de la christologie comme le soutient Marie-Thérèse Desouche) et, d’autre part, l’évolution chronologique à la fois face à des événements inédits mais aussi une mutation personnelle et spirituelle de Pie XI. Les nouvelles archives vaticanes tendent à conforter cette analyse diachronique, montrant le passage d’une aspiration à la royauté

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chrétienne presque théocratique au début des années 1920 à une théologie de la kénose (descente de Dieu vers l’humain, humilité) visant à protéger la dignité humaine face aux événements des années 1930. Pour Giovanni Miccoli, s’engage alors une « perspective de rupture » (hostilité à la guerre d’Éthiopie, condamnation des totalitarismes) à la fin des années 1930, ce qu’Emma Fattorini associe à une « conversion spirituelle » de Pie XI renonçant au réalisme des moyens diplomatiques (comme pouvaient l’être les Accords du Latran avec l’Italie fasciste de 1929). Mais s’il engage une lutte contre les totalitarismes au nom de la dignité chrétienne, Pie XI n’en est pas pour autant un libéral, son ambition de société chrétienne parfaite demeure intacte. Il déclare ainsi aux pèlerins de la CFTC à Castel Gandolfo le 18 septembre 1938 : « S’il y a régime totalitaire, totalitaire de fait et de droit, c’est le régime de l’Église, parce que l’homme est la créature du bon Dieu […]. Alors l’Église a vraiment le droit de réclamer la totalité de son pouvoir sur les individus : tout homme, l’homme tout entier appartient à l’Église, parce que tout entier, il appartient à Dieu ». L’Église comme autorité totale au nom de la finalité surnaturelle de l’homme : c’est justement ce qui peut, d’un autre côté, amener Pie XI à s’engager pour le respect de l’individu comme dans son allocution de Noël 1938 faisant référence au nazisme : « Nous rappelons toujours à tous et à chacun que n’est vraiment ni pleinement humain que ce qui est chrétien, et que ce qui est antichrétien est inhumain : qu’il s’agisse de la dignité commune du genre humain, ou qu’il s’agisse de la dignité, de la liberté et de l’intégrité de la personnelle individuelle ». Cela explique pourquoi certains théologiens reprennent les enseignements de Pie XI comme résistance spirituelle durant la seconde guerre mondiale (notamment Témoignage chrétien et Nova et Vetera).

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