Maison La Roche, le hall. Photo Fred Boissonnas 1926 – FLC L2(12)78 Villa La Rocca

1923-24 « La Villa della Rocca », à vrai dire la villa de M. Raoul La Roche (bâtie en “ mitoyenneté avec celle d’Albert Jeanneret, à , au Square du Docteur Blanche). On dit « Villa della Rocca » pour signaler qu’avec des matériaux de maisons ouvrières on était arrivé, avec l’invention et la proportion, à créer un événement architectural indéniable. Cette villa abritait la fameuse collection cubiste de Raoul La Roche. Ces deux maisons jumelles donnèrent lieu à l’apparition d’une « polychromie architecturale » toute nouvelle : blanc, noir, rouge, bleu, rose, etc. La polychromie architecturale est un événement spécifique ; elle est la conséquence naturelle, spontanée (pour un esprit découvreur) du « plan libre » introduit par le béton et l’acier et par la conception « biologique » de l’architecture moderne. ” L’Atelier de la Recherche patiente Raoul A. La Roche collectionneur et client PHILIP SPEISER

Raoul La Roche dans la galerie, 1930 – FLC L2(12)104

e me suis rendu à la villa La Né en février 1889, Raoul Albert La Roche pour la première fois en Roche grandit à Bâle dans une J 1962, à l’âge de onze ans en famille de la bourgeoisie locale en compagnie de mon père, neveu de compagnie de son frère aîné, Louis, Raoul La Roche. Nous découvrîmes et de sa sœur Emilie. Son milieu fami- le maître de maison installé dans son lial était plutôt conservateur mais en fauteuil dans la galerie comme on même temps très ouvert à la culture peut le voir sur la célèbre photo de et aux arts. Après sa scolarité, Frédéric Boissonnas. Ce jour là le comme cela se faisait souvent à temps était gris et les très nombreux l’époque, le jeune bâlois effectua un tableaux modernes, dont certains séjour en Suisse romande, à l’Ecole étaient posés directement sur le sol de commerce de Neuchâtel, non loin donnaient à la pièce un caractère de La Chaux-de-Fonds, ville natale médiéval. L’oncle Raoul avec ses de Le Corbusier. En 1912, à l’âge de cheveux blancs me sembla très âgé ; 23 ans, il partit à Paris travailler pour il s’exprimait avec un accent pro- la Banque Suisse et Française BSF Portrait de Raoul La Roche noncé. Il était très gentil avec nous S.A. qui devint en 1917 le Crédit Photo Sartiny les jeunes et à Noël il nous comblait Commercial de France. Il devait y de cadeaux. rester jusqu’à sa retraite en 1954.

25 Rittergasse, Bâle

2 • Raoul A. La Roche collectionneur et client Villa La Rocca La Roche avec la famille de sa sœur Speiser-La Roche, et avec sa sœur, sa petite nièce et ses petits neveux

Il appréciait énormément le mode de Constituée à l’origine uniquement daleuses. Au lieu de conduire à des vie des Français. Durant ses loisirs, il d’œuvres se rattachant au purisme, enchères élevées dignes de la qua- entreprenait de longues promenades la collection La Roche prit une lité de la collection de Kahnweiler ces afin de découvrir les beautés de ampleur considérable à partir de ventes massives eurent pour effet de Paris et de ses environs, souvent 1921, sur les conseils de Le Corbu- brader des chefs-d’œuvre. accompagné de compatriotes qui, sier. À cette époque en effet furent comme lui, avaient choisi d’y vivre et organisées les célèbres « ventes La Roche ne participa pas directe- d’y travailler. Kahnweiler » qui se déroulèrent – ment aux ventes, mais il a dû certai- comme le rapporte Pierre Assouline nement discuter préalablement avec Fidèle à son pays natal il fréquentait dans l’ouvrage qu’il consacre au ses conseillers du choix des pièces à les Déjeuners Suisses qui se tenaient galeriste – dans des conditions scan- acquérir. Selon le témoignage que tous les mois à l’Hôtel Roncery. En 1917 il rencontra l’ingénieur-entre- preneur Max Du Bois. C’est par son intermédiaire que La Roche fit la connaissance de Charles-Édouard Jeanneret en 1918. Il fut séduit par la peinture de celui qui signait encore Jeanneret et de son ami Amédée Ozenfant qui étaient en train de jeter les bases du purisme. Les couleurs et les formes épurées de cet art l’enthousiasmèrent, il en appréciait l’effet apaisant. Ces œuvres devaient occuper plus tard une place à part dans sa collection. Homme aisé mais d’une grande modestie, La Roche les Catalogue de vente identifiait à la simplicité de son mode de la collection Kahnweiler de vie et il en fit ses compagnes. Il se (exemplaire de Raoul La Roche) lia d’amitié avec les deux artistes, commença à acheter leurs toiles et les aida à l’occasion financièrement, notamment pour éditer la revue l’Esprit Nouveau qui fut publiée de 1920 à 1925.

Villa La Rocca Raoul A. La Roche collectionneur et client • 3 Le Corbusier, Nature morte au violon rouge, 1920, huile sur toile FLC 137

nous en a laissé La Roche, Le vinrent compléter logiquement la col- laquelle il note qu’il vient de com- Corbusier l’aurait poussé à ne pas lection. Quelques paysages de Bau- mander un Havane La Rocca). Le acheter d’impressionnistes – ceux-ci chant, peintre naïf, s’y sont aussi 7 décembre 1960, Le Corbusier lui atteignaient déjà des prix élevés à curieusement ajoutés. enverra un exemplaire de L’Atelier de l’époque –, mais d’attendre plutôt les la recherche patiente avec la dédi- ventes d’art vraiment moderne, en À cette époque, La Roche vivait dans cace suivante : « Voici cher Raoul La particulier des toiles cubistes, ce qui lui un appartement situé 25 bis rue de Roche, cette maison que nous avons permettrait d’acquérir à bon marché et Constantine, à proximité du dôme des entreprise il y a 37 années. Ce fut sans réelle concurrence des œuvres Invalides dans le 7e arrondissement, l’occasion de notre amitié. On la bap- de premier ordre, les marchands et entouré de mobilier traditionnel mais tisa : « La villa della Rocca » pour les collectionneurs renommés ayant aussi, et de plus en plus, d’art faire entendre qu’on y avait mis cer- épuisé leur budget dans l’achat de contemporain. Il écrit à ce propos à taines intentions, bien intenses, bien tableaux impressionnistes. Le calcul Le Corbusier en 1923 : « J’ai accroché novatrices, bien créatrices… ». de Le Corbusier se révéla judicieux. votre grand tableau en face de mon C’est ainsi que les deux artistes, lit ; il est vraiment admirable et me La Roche avait donc pris la décision excellents connaisseurs du milieu cause une grande joie. La peinture de changer totalement d’environne- artistique, ont pu faire l’acquisition puriste se trouve concentrée dans la ment et de se faire construire une de peintures de très grande qualité chambre à coucher et constitue un villa par son ami architecte, au n° 10 de Picasso, de Braque et de Léger, ensemble presque plus parfait du Square du Docteur Blanche, à couvrant la période 1907 à 1914, et encore que les tableaux cubistes du Auteuil, quartier qui se trouvait qui constituèrent le premier ensem- salon. » On notera qu’il répartira les encore à la lisière de Paris. La Roche ble cubiste de la collection La Roche. œuvres de la même façon dans son était le maître d’ouvrage parfait : il Celui-ci écrit en date du 21 mai 1923 nouveau logement. Son appartement donnait carte blanche à son archi- à Le Corbusier : « … Je suis très dési- n’était probablement pas très spa- tecte et acceptait de se laisser sur- reux de vous donner un témoignage cieux, il ne constituait nullement le prendre. Ce fut un Gesamtkunstwerk, pour votre précieux concours dans la cadre idéal pour y accrocher toutes parfaite mise en application des prin- constitution de ma petite collection ses nouvelles acquisitions. cipes de Le Corbusier, avec ses meu- de tableaux au cours de ces der- bles en cuir, en bois et en acier ; les nières années. Vous me feriez un C’est en 1922, à l’occasion d’un sols étaient recouverts de tapis ber- grand plaisir en acceptant comme voyage à Venise et Vicence en com- bères, la nappe traditionnelle fut souvenir de ma part un tableau de pagnie de Le Corbusier, que La Roche, remplacée par des napperons de Braque que vous avez choisi parmi envisagea de se faire construire une couleur et le champagne servi dans les récentes acquisitions à la vente villa par son ami qui lui servait alors des coupes plates bordées d’or. Évi- Kahnweiler. » de guide pour la visite des villas et demment ce prototype de béton et de À la suite de ces achats, La Roche palais, construits pour la plupart par métal nécessitera de fréquentes rencontra Fernand Léger à plusieurs Palladio. Ils sont sans doute passés réparations et adaptations au cours occasions, probablement par l’entre- devant la villa della Rocca réalisée des années qui suivront sa réalisa- mise du galeriste Léonce Rosenberg, par Scamozzi, car le nom « La Rocca » tion. Le propriétaire l’évoquera pudi- qui l’incita à acquérir des toiles de deviendra le pseudonyme de la nou- quement auprès de ses proches en Juan Gris et des sculptures de Jacques velle résidence de La Roche (il leur expliquant : « Ma villa est au fond Lipchitz, artistes appartenant égale- envoie une carte postale d’Italie à comme une belle femme, capricieuse ment à l’école cubiste. Leurs œuvres l’attention de Pierre Jeanneret sur et chère. »

4 • Raoul A. La Roche collectionneur et client Villa La Rocca Carton d’information pour les visites de la Maison La Roche FLC P5(1)207

L’œuvre commanditée par La Roche l’un de ses livres « Die Mathematische rence à la dite aussi suscita immédiatement l’admiration Denkweise » à son beau-frère. Il est « Maison turque ». Le 26 mai 1928 de nombreux architectes et d’artistes probable que Speiser soit discrète- La Roche lui écrit depuis Francfort : notamment parmi ses compatriotes. ment intervenu pour que Le Corbusier « … m’a amené à Niederrad voir la Le livre d’or de la maison en garde le obtienne la commande de la Confé- cité de M. May... » Sur un ton amusé témoignage. On raconte que lors des dération suisse pour construire le il raconte que le chauffeur lui avait dit jours où la maison était ouverte aux célèbre à la Cité qu’il refuserait d’y habiter. Sur une visiteurs, La Roche était rarement universitaire internationale à Paris en carte non datée envoyée depuis présent. Il était certes pris par son 1931, le mathématicien Edouard Séville, où il séjournait probablement travail mais c’était surtout un person- Fueter, président du comité de pro- en compagnie d’Ozenfant : « Nous nage plutôt timide qui n’aimait pas motion était en effet son homologue trouvons des petites maisons simples être dérangé. Il a quand même dû à Zurich. et charmantes (assez puristes) un assister à quelques visites, car il On mentionne rarement le rapport alcazar mauresque de toute beauté racontait sur un ton amusé, que la particulier que La Roche entretenait et une cathédrale gothique qui je plupart de ses hôtes ne s’intéres- avec la religion. Bâlois, c’était un crois trouverait de la grâce devant saient qu’à la maison et non à sa col- homme rigoureux, protestant vos yeux. » lection de peintures. convaincu. Ce qui explique qu’il fré- quenta la paroisse protestante de Durant la Seconde Guerre mondiale, La Roche était resté très attaché à sa et qu’il était très lié au pasteur La Roche tint absolument à rester en sœur cadette, Emilie et à sa famille. Bœgner. France, mais pas dans Paris occupé. Tous les ans sa sœur lui rendait visite Il aimait régulièrement faire des Il quitta la capitale le 11 juin 1940 et durant quelques semaines. Elle se fai- voyages culturels. Il lui arrivait d’en- suivant son employeur, alla s’installer sait conseiller par une amie d’Ozenfant, voyer des cartes postales à Jean- à Lyon. Il laissa sa précieuse collec- Germaine Bongard, modiste réputée, neret qui témoignent de la complicité tion en grande partie dans la villa aux pour renouveler sa garde-robe. Son qui régnait entre eux. Le 31 mai 1920 soins du dévoué couple Bénain. Dans mari Andreas Speiser était mathéma- lors d’une visite à La Chaux-de-Fonds une lettre datée du 15 avril 1941, La ticien et Le Corbusier le consultera il écrit déjà à l’attention de Le Roche écrit depuis Lyon : « c’est une plus tard pour le . Il com- Corbusier – Saugnier : « Bref je suis visite de notre ami Montmollin qui prenait parfaitement l’intérêt de La plein d’admiration pour cet échan- m’apprend que vous êtes à Vichy. Roche pour l’architecture et l’art tillon de votre architecture et vous Malade ? Non certes pas. Et si ce contemporain et le confortait dans sa avoir comme cher ami avec meilleurs n’est pas une cure d’eau qui vous fixe passion de collectionneur. Il dédia souvenirs. » Il fait certainement réfé- à cet endroit célèbre, est-ce autre

E2(7)136 “Voici la ville qui avait des gratte-ciel bien avant New York et d’où je vous envoie mes bonnes amitiés. Raoul La Roche Je vous recommande les havanes de la Villa La Rocca !” Cartes envoyées par La Roche à Le Corbusier E2(7)469

Villa La Rocca Raoul A. La Roche collectionneur et client • 5 chose ? Seriez-vous chargé par notre sibles à réparer, car les conduites nombre d’œuvres de cette époque ; nouveau gouvernement de l’élabora- avaient été encastrées dans le béton. ces donations ont en conséquence tion de quelque plan hardi en matière formidablement enrichi le départe- de reconstruction ? Je serais pas- La Roche avait mis un terme à son ment d’art moderne. sionné à le savoir… » Cette lettre activité de collectionneur à la fin des mais aussi sa collection presque années 20. À plusieurs reprises il La Roche fut bientôt contraint de pas- complète des livres de Le Corbusier avait évoqué l’avenir de sa collection : ser de plus en plus souvent les mois montrent bien qu’il continuait à s’in- « Ces toiles m’ont donné beaucoup d’hiver dans une clinique proche de téresser au travail de l’architecte et de joie, mais je ne sais ce qu’elles vont Bâle. En 1962, son état de santé se qu’il partageait ses idées en matière devenir. » Dans les années cinquante, détériorant, il résolut de revenir défi- d’art, d’architecture et d’urbanisme. sollicité par le dynamique directeur nitivement dans sa ville natale, près du musée d’art de Bâle, Georg de sa famille. Il mourut en juin 1965, À la suite de l’armistice il dut rentrer Schmidt, il décida de se séparer quelques mois avant son ami archi- à Auteuil. Peu après il fut atteint d’une partie de ses tableaux cubistes tecte. d’une arthrite articulaire chronique. et d’un certain nombre de puristes, Depuis les années 50, Le Corbusier Cette affection particulièrement dou- quatre-vingt dix œuvres au total, qui essayait de le convaincre de céder loureuse rendait le séjour à la Rocca ont fait l’objet de trois donations au sa villa pour y installer la fondation de plus en plus difficile. Il demanda à Kunstmuseum de Bâle. qu’il envisageait de créer. Dans le Le Corbusier d’installer des rampes le Généreux comme à son habitude, le dernier courrier qu’il adresse à l’ar- long des escaliers, mais l’architecte donateur n’a assorti ce noble geste chitecte le 18 mars 1963, La Roche lui se contenta de faire tendre des d’aucune condition. Quelques tableaux écrit : « Je souhaite que la Villa la cordes à deux endroits ce qui ne sont allés au Louvre et plus tard au Rocca puisse continuer à consister, répondait pas vraiment aux besoins Centre Pompidou, en signe de remer- pour de nombreux architectes un du maître de maison. C’est aussi par ciement à la ville où il avait vécu si exemple pour leur inspiration. Je un haussement d’épaules que l’archi- longtemps, et une autre œuvre est suppose que l’association L. C. qui tecte réagit aux désordres créés par partie pour Lyon. Le musée de Bâle doit en devenir la propriétaire est en la plomberie qui se révélèrent impos- ne possédait alors qu’un très petit train de se constituer. »

Lettre de La Roche à Le Corbusier, Nouvel an 1927 – FLC P5(1)51

6 • Raoul A. La Roche collectionneur et client Villa La Rocca À la redécouverte de la Maison La Roche TIM BENTON

es mesures mises en œuvre avant le décès de Le Corbusier, L ont permis la préservation de la Maison La Roche, comme témoi- gnage de la contribution fondamen- tale de l’architecte, fondateur de l’architecture moderne. Son com- manditaire Raoul La Roche, Suisse comme Charles-Édouard Jeanneret, qui habitait la maison depuis 1925, retourna en Suisse en 1962, léguant sa propriété à Le Corbusier pour y installer la Fondation. Des négocia- tions furent engagées en 1970 pour acquérir la maison adjacente, dessi- née par Le Corbusier pour son frère aîné Albert, son épouse Lotti Raaf et ses trois filles. La Fondation installa ses bureaux dans la Maison Jean- neret-Raaf et la Maison La Roche fut ouverte aux visiteurs.

Depuis sa restauration menée en 1970 par Christian Gimonet, premier directeur de la Fondation, la Maison La Roche n’apparaissait que comme une pure œuvre architecturale. Le public ne pouvait comprendre qu’elle servait également de résidence à Raoul La Roche et à ses domestiques car le mobilier d’origine avait été retiré et la chambre de La Roche, annexée à la bibliothèque de la Fondation, n’était plus accessible. La restauration qui vient de s’achever avait pour objectif de restituer la maison à Raoul La Roche, et de lui redonner sens. Figure 1 – Maisons La Roche (au fond) et Jeanneret-Raaf (à droite) Photo Charles Gérard, 1927 – FLC L2(12)23 L’examen du programme initial de la maison en dévoile les contradictions Fournir un “cadre pour une collec- ment dans l’œuvre de Le Corbusier, fondamentales que Raoul La Roche tion” (de peintures) s’avère incompa- mais aussi dans l’histoire de l’archi- ne manqua pas de souligner dans tible avec l’objectif de créer un tecture moderne en Europe. En mai une lettre adressée à Le Corbusier : “poème en murs”, c'est-à-dire, une 1925, très peu de constructions œuvre pure d’architecture. L’autre modernistes pouvaient rivaliser avec Rappelez-vous l’origine de mon fonction, qui devait offrir à un céliba- leur sophistication formelle et leur entreprise : “La Roche, quand on taire, disposant de certains moyens, niveau d’innovation. L’un des premiers a une belle collection comme un logis confortable, a dû se plier aux recueils d’architecture moderne, vous, il faut se faire construire contraintes d’une démarche archi- Internationale Architektur, de Walter une maison digne d'elle”. Et ma tecturale totalement nouvelle et à la Gropius (Dessau 1925), permet de réponse : “D'accord, Jeanneret, nécessité de partager l’espace avec mesurer la place qu’occupe la faites-moi cette maison”. Or que une collection de peintures, accessi- Maison La Roche à cette époque (2). s'est-il passé ? La maison termi- ble aussi au public. C’est la virtuosité Dès 1929, Le Corbusier tirait les née était si belle qu’en la voyant, du jeu entre ces différentes leçons, sans modestie, de l’accueil je me suis écrié : “C'est presque contraintes qui donne toute sa donné à sa contribution : dommage d'y mettre de la pein- saveur si particulière à la Maison La ture”. J'en ai mis tout de même. Roche. Voici, vivant à nouveau sous nos Pouvais-je en faire autrement ? yeux modernes, des événements N’ai-je pas certaines obligations architecturaux de l'histoire : les vis-à-vis de mes peintres dont La Maison pilotis, la fenêtre en longueur, le vous êtes d'ailleurs aussi ? Je toit jardin, la façade de verre. vous avais commandé un “cadre La Roche, œuvre Encore faut-il savoir apprécier, pour ma collection”. Vous me quand l’heure sonne, ce qui est fournissez un “poème en murs”. d’architecture à disposition et il faut savoir Qui de nous est plus fautif ? (1) La Maison La Roche et sa voisine, renoncer aux choses que l’on a la Maison Jeanneret-Raaf (Fig. 1), apprises, pour poursuivre des représentent un tournant, non seule- vérités qui se développent fatale-

(1) La Roche à Le Corbusier, 24 mai 1926 – FLC P5(1)209 (2) Gropius, W. (1927). Internationale Architektur. [Seconde version révisée, première édition 1925] München, A. Langen.

Villa La Rocca À la redécouverte de la Maison La Roche • 7 Figure 2 Maison La Roche, montrant la galerie, à gauche, publiée dans L'Almanach de l'Architecture Moderne, été 1925. Photo Charles Gérard FLC L2(12)25

ment autour des techniques nou- retracer les différents moments tions domestiques de la Maison La velles et à l'instigation d'un esprit d’élaboration pour en comprendre Roche dans la maison “de la tante”, neuf né du profond bouleverse- toute la complexité. pour récupérer ces volumes et les ment de l'époque machiniste (3). affecter à des espaces de réception Dans les premières versions, la et d’exposition de la collection de pein- Un seul pilotis élancé porte tout le Maison Jeanneret-Raaf était doublée tures. Entre ces deux parties, privée poids de la masse de la galerie, péril- d’une maison jumelle. Parfaitement et publique, le vaste hall (qui à l’origine leuse démonstration du principe (fon- symétriques elles mesuraient cha- était occupé par un salon au premier damental pour le Modernisme) de cune environ 12 m de long et étaient étage) formait comme une frontière, séparation entre forme et structure munies d’une grande baie vitrée. En traversée par une passerelle (Fig. 3). (Fig. 2). Une fenêtre en longueur uni- septembre 1923, Le Corbusier apprit La chambre de La Roche, initialement fie les deux maisons, défiant la force que la Banque avait vendu une prévue au rez-de-chaussée, sous la de gravité : seuls les poteaux de parcelle de 5,45 m, réduisant ainsi la galerie, fut transférée dans la maison 25 centimètres soutiennent le mur. Le longueur initiale du terrain. Cette de la tante où elle prit la place de la toit plat accueille un jardin et les parcelle située à droite de la Maison chambre d’amis au deuxième étage. plans des étages sont indépendants Jeanneret-Raaf, n’a finalement pas Ce bouleversement eut pour consé- de l’organisation des murs au-dessus été utilisée. La deuxième maison quence de préserver l’unique et et au-dessous. À l’époque, ces effets jumelle s’en trouvait réduite presque héroïque pilotis sous la galerie et de paraissaient relever de la magie et de moitié. Dans un premier temps libérer le volume de trois étages du présentaient même un caractère Le Corbusier dessina pour ce terrain hall avec sa passerelle. quelque peu inquiétant. une toute petite maison, qu’il nomma, non sans humour “Ma tante”. Fina- Ces changements ont radicalement Tous ces dispositifs n’étaient pas le lement, faute de client, il réussit à perturbé la composition, y ajoutant fruit d’une création spontanée. convaincre le brave La Roche de une touche avant-gardiste. Ils ont L’étude du projet connut de nom- l’acquérir pour l’ajouter à sa parcelle. néanmoins considérablement compli- breuses phases, d’avril à novembre qué les circulations, rendant laborieux 1923, et la construction ne com- Le 22 septembre 1923, Le Corbusier l’accès à la chambre et à la biblio- mença qu’en février 1924 (4). Il faut en transféra presque toutes les fonc- thèque. Ils ont également eu pour effet

Figure 3 Maison La Roche, le hall, publié dans L'Almanach de l'Architecture Moderne (1925) FLC L2(12)74

(3) Le Corbusier et Pierre Jeanneret, Œuvre Complète 1910-1929, (première édition 1929) Les Editions de l’Architecture, 1964, p. 60 (4) Benton, T. (2007). Les Villas parisiennes de Le Corbusier et Pierre Jeanneret, 1920-1930 [Première édition 1984], Paris, Editions de la Villette. Pour une description détaillée de l’évolution génétique du projet.

8 • À la redécouverte de la Maison La Roche Villa La Rocca de générer quelques anomalies. Le dans l’espace, indiquant la direction dues s’offre ensuite au spectateur. garde corps de la coursive menant à de la promenade. Il faut imaginer À chaque niveau, l’œil du visiteur la chambre de La Roche (Fig. 4), aligné Raoul La Roche, accueillant ses visi- retrouve l’espace du hall autour sur la grande fenêtre du hall, se retrou- teurs du haut de cette chaire. Une duquel se structure toute la maison. vait à une hauteur d’à peine 40 cm. Il succession de perspectives inatten- fallut ajouter une protection en tubes d’acier pour prévenir les chutes dans le hall. Le plafond de cette même coursive est plus haut que celui du hall : l’élévation de la maison “de la tante” venait en effet s’ajuster sur les cotes de la Maison Jeanneret-Raaf. Figure 4 La maison surprend dès qu’on y Le hall, vu de la pénètre (Fig. 5). Accueilli sous un pla- passerelle vers la salle- fond obscur, le regard plonge ensuite à-manger et au-dessus, sur un vide impressionnant, haut de au deuxième étage, la chambre de La Roche trois étages et inondé de lumière. Photo Fred Boissonnas Renonçant à y installer un escalier FLC L2(12)81 monumental, Le Corbusier avait décidé de masquer les escaliers, à gauche et à droite, et de confronter le visiteur à un mur blanc et brillant, large de 5 mètres. L’architecte est revenu sur cette composition théâ- trale lors d’une conférence à Buenos Aires en 1929 (Fig. 6). Figure 5 Le hall, publié dans L’Almanach de l’Archi- Présentant la maison aux lecteurs du tecture Moderne, 1925 premier volume de l’Œuvre complète, Photo Charles Gérard également en 1929, Le Corbusier y FLC L2(12)73 évoque la “promenade architectu- rale”.

Cette seconde maison sera donc un peu comme une promenade architecturale. On entre : le spec- tacle architectural s'offre de suite au regard : on suit un itiné- raire et les perspectives se déve- loppent avec une grande variété ; on joue avec l'afflux de la lumière éclairant les murs ou créant des pénombres. Les baies ouvrent des perspectives sur l'extérieur où l'on retrouve l'unité architec- turale (5).

Le hall illustre parfaitement cette théorie (Fig. 6). Un balcon se projette

Figure 6 – Croquis du hall de la Maison La Roche, notes préparatoires pour la cinquième conférence, Buenos Aires, 1929 (Getty Research Institute 920083-1(1)7)

(5) Œuvre complète, 1910-1929, p. 60

Villa La Rocca À la redécouverte de la Maison La Roche • 9 Figure 7 Vue à partir de la salle-à-manger vers la galerie, publiée dans L’Almanach de l’Architecture Moderne, 1925. Photo Charles Gérard FLC L2(12)85

L’effet de transparence produit par Mais ce qui m’émeut surtout, ce Le cristal, qui pousse, s'arrête en les fenêtres fait fusionner l’extérieur sont ces constantes qui se dehors suivant les formes théo- et l’intérieur. Ce sont tous ces élé- retrouvent dans toutes les riques de la géométrie ; et ments qui firent de la Maison La grandes œuvres d’architecture, l'homme se complaît à ses agen- Roche la référence de l’architecture mais que l’on rencontre si rare- cements parce qu'il y trouve moderne des années vingt. Le ment dans les constructions comme la justification de ses Corbusier insistait toujours sur le fait modernes. Votre mérite de relier conceptions abstraites de la géo- que la connaissance de ses œuvres ainsi notre époque aux précé- métrie : l'esprit de l'homme et la passait par l’expérience visuelle dentes est particulièrement nature trouvent un facteur com- vécue plutôt que par des reproduc- grand. Vous avez “débordé le mun, un terrain d'entente, dans le tions photographiques. La Roche par- problème” et fait œuvre de plas- cristal comme dans la cellule, tageait ce point de vue et lorsqu’il ticien (7). partout où l'ordre est sensible au lui envoie l’album de prises de vues point qu'il justifie les lois humaines réalisées pour Vogue par Fred La Villa La Rocca est une “œuvre de d'explication de la nature que la Boissonas, le fameux photographe plasticien” dans tous les sens du raison s'est complue à édicter (9). Suisse, il lui écrit : terme, combinant peinture, sculpture et architecture. Le Corbusier et Ozenfant, sélection- Je dois confesser que, malgré nant les œuvres de Picasso, Braque, l’art de M. Boissonas, la “Villa La Gris, Léger et Lipchitz, retenaient les Rocca” est plus belle en nature plus proches des principes du qu’en “peinture”. A quoi cela La maison “cubisme cristal”. Ils déclarèrent tient-il ? Certainement à ce que la ensuite que leurs propres peintures reproduction la meilleure ne pro- d’un collectionneur puristes visaient à parfaire ce qui cure que d’une façon imparfaite Les articles repris dans Vers une avait débuté avec le cubisme cristal. l’émotion ressentie en contact Architecture avaient été publiés dans C’est exactement selon cette même direct avec cette symphonie de L’Esprit Nouveau entre 1920 et 1921. logique que Le Corbusier et Ozenfant prismes. Ah, ces prismes, il faut Au cours de l’été 1923, Amédée conseillèrent La Roche lorsqu’il créa croire que vous en avez le secret, Ozenfant et Le Corbusier commen- sa collection de peintures (cf. Philip avec Pierre, car je les cherche cent à écrire une nouvelle série de Speiser, supra) (10). Raoul La Roche vainement ailleurs. Vous nous neuf articles qui seront publiés en joua les mécènes en achetant des avez montré la beauté, enseigné 1925 dans La Peinture Moderne (8). œuvres d’Ozenfant et Le Corbusier à le sens et, grâce à vous nous Ces articles désignent le Purisme des prix supérieurs à ceux pratiqués savons ce que c’est l’architec- – fondé par Ozenfant et Jeanneret – pour acquérir des œuvres de Picasso ture (6). comme héritier légitime du cubisme et de Braque (11). “héroïque” de Picasso et de Braque C’est ce que Le Corbusier désirait avant la guerre. Depuis la Grande L’accrochage dans la maison suivant entendre, c’est le leitmotiv de son Guerre, selon eux, le cubisme était les arguments développés dans La livre Vers une Architecture, publié en devenu décoratif. Seul “le cubisme Peinture Moderne visait à comparer octobre 1923 : on n’attend pas de l’ar- cristal” avait conservé la rigueur les meilleures œuvres cubistes chitecte moderne qu’il innove mais il géométrique de la révolution cubiste d’avant-guerre avec, d’un côté, des se doit de tirer parti de la nouvelle d’origine. Bien entendu, ce “cubisme exemples du cubisme cristal d’après sensibilité et des matériaux issus de cristal” renvoyait aux qualités archi- guerre et, de l’autre, les œuvres des l’industrialisation pour réaliser une tecturales évoquées par les “prismes” puristes Ozenfant, Le Corbusier et architecture comparable aux grandes si chers à Raoul La Roche. Fernand Léger, leur ami. œuvres classiques.

(6) Lettre de La Roche à Le Corbusier, 1er janvier 1927 – FLC P5(1)151 (7) Lettre de La Roche à Le Corbusier, 13 mars 1925 – FLC P5(1)193 (8) Jeanneret, C.-E. et A. Ozenfant (1925). La peinture moderne, Paris, G. Cres. Les articles ont été publiés dans L’Esprit Nouveau entre novembre 1923 et novembre 1924. (9) Ozenfant et Jeanneret, “Vers le cristal”, L’Esprit Nouveau, N° 25, juillet 1924, p. 4 (10) De cette collection, une grande partie se trouve au Kunstmuseum, Bâle, ou dans des collections privées en Suisse, et huit tableaux sont conservés au Musée national d’Art Moderne, Paris, voir Schmidt, K., H. Fischer, et al. (1998). Ein Haus für den Kubismus : die Sammlung Raoul La Roche : Picasso, Braque, Leger, Gris-Le Corbusier und Ozenfant, Ostfildern, Hatje. (11) Gee, M. (1981). Dealers, critics, and collectors of modern painting: aspects of the Parisian art market between 1910 and 1930, Garland Publishing.

10 • À la redécouverte de la Maison La Roche Villa La Rocca Figure 8 – La Musicienne de Georges Braque, La femme et l'enfant de Fernand Léger et la Composition à la guitare (béton coloré) de Jacques Lipchitz. Photo Fred Boissonnas (hiver 1926) – FLC L2(12)102 – Colorisation T. Benton

Le visiteur était directement Comment résoudre le problème ? solitaire, désintéressée d’œuvres de confronté aux principes de La Le Corbusier explora entre 1925 et très grande qualité dans un cadre Peinture Moderne (Fig. 8). Le 1928, une solution qui aurait consisté architectural pur. cubisme de La Musicienne, de à construire un grand meuble, de Braque, à gauche, pointe vers le deux mètres de haut, faisant office de Le Corbusier militait pour la contem- relief coloré de Jacques Lipchitz réserve. Les cadres classés soigneu- plation privée des œuvres d’art de (exemple de cubisme cristal illustré sement par dimension auraient pu en plusieurs endroits dans la maison. dans La Peinture Moderne), à droite, être extraits, un par un, et chaque Dans la galerie, par exemple, une indiquant le sens de la “promenade œuvre “lue” comme un livre. table et deux chaises sont disposées des tableaux”, signalé par le splen- La Roche objecta cependant que ce autour du relief en bronze Nature dide tableau de Fernand Léger grand meuble allait prendre énormé- morte aux instruments de musique jouxtant l’escalier principal. Il faut ment de place dans la galerie et sur sa tablette en béton (Fig. 9). Le signaler que les photos de Fred constituer une sorte de vestibule. Ce Lipchitz se trouve presque toujours à Boissonas (réalisées au cours de débat illustre bien le conflit entre cet endroit sur les photos, ainsi que l’hiver 1926) ont été prises à l’insu de deux conceptions du rôle de l’art : Le Guéridon de Braque, accroché sur Le Corbusier, et présentent, très d’une part sa mission sociale qui per- le mur de la rampe. Ces œuvres sont certainement, l’accrochage existant mettait de montrer aux visiteurs les offertes à la dégustation personnelle à l’époque. En revanche, quand œuvres de Le Corbusier et d’Ozenfant de La Roche, lorsqu’il lisait près de la Le Corbusier dirige une séance de en compagnie des grands maîtres du table par exemple. Un autre “lieu de prises de vues destinées à L’Alma- cubisme. C’est ce que souhaitait contemplation” se trouve sur la mez- nach de l’Architecture Moderne en Ozenfant. Sa conception privée privi- zanine, près de la bibliothèque. 1925, il élimine certains tableaux, légiait au contraire la contemplation pour mettre en valeur les surfaces pures de son architecture (voir Fig. 5).

En fait, Le Corbusier et Ozenfant se querellèrent sur les différentes stra- tégies pour accrocher la collection. Le Corbusier accuse Ozenfant d’avoir surchargé les murs de peintures, comme une “collection de timbres poste”. Figure 9 Galerie, montrant l’éclairage provisoire Je tiens, expressément à ce que et l’emplacement du relief en bronze de certaines parties de l'architec- Lipchitz Nature morte aux instruments ture soient absolument débarras- de musique, sur sa tablette, Le guéridon sées de tableaux, de façon à de Braque appuyé contre le mur de la rampe et la Nature morte d’Ozenfant, créer un double effet d'architec- qui conduit le visiteur vers la rampe ture pure d'une part et de pein- qui monte vers la bibliothèque. ture d'autre part (12). Photo Fred Boissonnas (hiver 1926) FLC L2(12)144

(12) Lettre de Le Corbusier à Ozenfant, 16 avril 1924 – FLC P5(1)208

Villa La Rocca À la redécouverte de la Maison La Roche • 11 Figure 10 La Nature morte au verre de vin La maison était, en effet, tout à la fois “Lieu de contemplation” rouge d’Ozenfant est placée au des- un cadre pour la collection de Raoul au sommet de la rampe donnant sus d’un divan, bien éclairée par la La Roche et l’illustration des prin- sur la galerie, avec la Nature morte fenêtre. À droite, un meuble en béton cipes d’histoire de l’art exposés dans au verre de vin rouge, de Ozenfant, le petit collage Pipe, bouteille de Bass, où sont rangés des dessins et des La Peinture moderne. dé de Picasso et son Bouteille de Bass, collages, qui attendent d’être consul- clarinette, guitare, violon, journal, tés. Un petit collage de Picasso, La maison présente également – avec as de trèfle (à droite). appuyé contre la cheminée en illus- sa polychromie – une combinaison de Photo Fred Boissonnas tre le principe. En 1925, cette mezza- l’art et l’architecture. Le Corbusier FLC L2(12)146 nine était ouverte sur la bibliothèque. pour la décrire utilisait d’ailleurs les Colorisation T. Benton En 1928, une cloison et une porte en mêmes termes que pour sa théorie verre ont séparé les deux espaces, de la couleur puriste. La couleur sans doute pour améliorer le confort pouvait permettre de “camoufler” les thermique de la bibliothèque. volumes, ou de les faire ressortir, au gré de l’architecte : La bibliothèque (Fig. 11) et la cham- bre (Fig. 14) sont les pièces les plus L’intérieur de la maison doit être hautes de la maison, que l’on décou- blanc, mais, pour que ce blanc vre après un cheminement tortueux. soit appréciable, il faut de la pré- L’une comme l’autre sont dédiées au sence d’une polychromie bien purisme et symbolisent une vie aus- réglée : les murs en pénombre tère, inspirée et solitaire entièrement seront bleus, ceux en pleine consacrée à l’étude de l’art et de lumière seront rouges ; on fait l’architecture modernes. C’est ce que disparaître un corps de bâtisse demandait son client et ce que Le en le peignant en terre d’ombre Corbusier estimait devoir être l’aspi- naturelle pure et ainsi de suite (13). ration de tout homme ou femme modernes.

Figure 11 La bibliothèque, montrant Les deux femmes à la toilette, de Léger, au fond, et, à droite, le Livre, pipe et verre de Le Corbusier. Photo Fred Boissonnas FLC L2(12)109

(13) Œuvre complète, p. 60

12 • À la redécouverte de la Maison La Roche Villa La Rocca Figure 12 – La salle à manger, avec les tableaux de Braque de 1919 Photo Fred Boissonnas – FLC L2(12)146 La Villa La Rocca comme maison La Roche fit preuve d’une patience équipé d’une étagère. La réserve de Le Corbusier choisit un rose saumon d’ange pour accepter tous ces peintures aménagée au-dessous de pour la salle à manger, malgré ses déboires. Après six mois d’occupa- la rampe est remplacée par un meu- remarques acerbes sur les boudoirs tion, il n’y avait toujours pas d’éclai- ble élégant muni de portes courbes roses prisés par les amateurs d’Art rage efficace dans la salle à manger, en verre dépoli. Un tube nickelé vient Déco. Le Corbusier aurait cédé aux et la galerie était éclairée par de sim- soutenir la tête de la rampe. désirs de La Roche pour le choix de ples ampoules suspendues (Fig. 9). Le C’est sur ce meuble que Le Corbusier la couleur et des tableaux. Les deux hall n’était muni d’aucun éclairage, à installa un phonographe – symbole de Braque de 1919 – Le guéridon noir et l’exception d’une petite lampe au l’ère machiniste. Guitare et compotier – appartiennent pied de l’escalier de service (Fig. 4). décrit le rôle du phonographe dans en effet à ce cubisme sensuel et Se déplacer dans la maison la nuit sa conversion au modernisme, en décoratif que Le Corbusier et Ozen- devait être risqué. L’éclairage natu- 1927 : fant critiquaient dans La peinture rel, tout en étant très théâtral, posait moderne. Les deux tableaux célè- aussi des problèmes. La fenêtre en Pénétrer cet espace inondé par brent le plaisir de la table. longueur du mur sud-est de la galerie des cantates de Jean-Sébastien envoyait de la lumière directement Bach (Le Corbusier avait branché sur les tableaux. Les vitres produi- le gramophone), c’était comme saient une telle condensation que débarquer dans un autre monde Pierre Jeanneret dut inventer un vrombissant, où tout fusionnait. réseau de petites gouttières et de Le Corbusier m’avait complète- pipelettes pour récupérer l’eau et la ment piégée (14). renvoyer à l’extérieur. Lors de l’hiver 1927, la canalisation gela, produisant Le Corbusier dessina, également, une une inondation dans la galerie. La étagère en béton pour permettre Roche fit face à ces déboires. Entre d’installer un phonographe dans la février et novembre 1928, une restau- maison de son frère Albert, musicien. ration importante de la galerie fut effectuée par Charlotte Perriand et Malgré toutes ces péripéties, Le Alfred Roth. Ceux-ci dessinèrent un Corbusier s’efforça de rendre la mai- luminaire qui opérait à la fois comme son agréable à vivre. L’ajout de la brise-soleil pour protéger les tableaux polychromie y conférait une certaine de la lumière venant du sud-est et qui chaleur, ce dont ne rendent pas éclairait à la fois la cimaise et le pla- compte les photos noir et blanc de fond. Le parapet de la mezzanine est l’époque.

(14) Charlotte Perriand, une vie de création, Odile Jacob Paris 1998. L’enregistrement électrique, inventé en 1925, a très vite remplacé l’ancien système acoustique, mais les gramophones de qualité coutaient très chers.

Villa La Rocca À la redécouverte de la Maison La Roche • 13 Figure 13 – Chambre de La Roche (la “chambre puriste”), avec la Carafe, bouteille, guitare dans une cave et Nature morte d’Ozenfant et, à la tête du lit, la Nature morte à la cruche blanche sur fond bleu de Le Corbusier. Photo Fred Boissonnas – FLC L2(12)145 – Colorisation T. Benton

Bien que spartiate, la chambre de Mongermon, directeur de la compa- La Roche était très bien aménagée, gnie Voisin, qui lui offrit la Voisin 8 HP, avec ses meubles dessinés par Le nommée “La Lumineuse”. C’est cette Corbusier et un dressing séparé. voiture que l’on voit sur les photos des œuvres qu’il a réalisées, à Paris Le gardien et sa femme étaient logés et aux alentours. dans un tout petit appartement à droite du hall au rez-de-chaussée. L’histoire de la construction de la Dans cet espace de moins de 30 m2, Maison La Roche, met en évidence ils devaient dormir, se laver et faire la les tensions qui se sont manifestées cuisine pour La Roche et ses invités. entre les visées de l’art, de l’architec- Les mets arrivaient à l’office du ture moderne et du confort domes- premier étage par un monte-plat. tique. Dans le cas présent les La Roche eut pitié d’eux et les auto- contraintes ont conduit à favoriser la risa à s’installer également dans la recherche de solutions innovantes et chambre d’amis, à gauche du hall. audacieuses. Elles ont finalement abouti à la réalisation d’un chef- La Roche accepta avec dignité et d’œuvre d’architecture, symbole évo- stoïcisme toutes ces privations. cateur de la vie moderne. Juste avant de s’installer dans sa maison, il écrit le 13 mars 1925 à Le L’évocation de la collection cubiste et Corbusier et à Pierre Jeanneret et puriste de Raoul La Roche, la restitu- leur offre un “petit supplément sous tion de l’intégrité de la maison forme d’une 5 HP Citroën … comme accompagnée de quelques exemples un souvenir et comme un instrument du mobilier original, la restauration de travail fort utile à des architectes des intérieurs et de la polychromie parisiens” (15). A l’occasion des négo- permet d’apprécier aujourd’hui la ciations concernant la parcelle res- richesse de ce Gesamtkunstwerk du tée libre près de la Maison Jean- Modernisme et de la rendre plus neret, Le Corbusier trouva le moyen intelligible et plus humaine (16). de l’échanger contre un modèle plus chic et plus puissant grâce à son ami

(15) Lettre de Raoul La Roche à Le Corbusier, 13 mars 1925 – FLC P5(1)193 (16) Un travail important de recherché préalable pour la restauration a été effectué par Tiziano Rinella Aglieri, d’abord dans une thèse de doctorat et ensuite dans Aglieri T., Case La Roche-Jeanneret di Le Corbusier. Riflessioni per un progetto di restauro, Officina, 2009.

14 • À la redécouverte de la Maison La Roche Villa La Rocca Mobilier et intérieurs : 1923 – 1925 – 1928 ARTHUR RÜEGG

25 bis rue de Constantine, Paris Photo Arthur Rüegg

vant d’emménager Square du Pour ce qui concerne l’ameublement, décoratifs et industriels modernes, et Docteur-Blanche en 1925, certains objets choisis ou conçus des « solutions intégrales » promues A Raoul La Roche habitait dans pour la « Villa La Rocca » et la maison à cette époque par les grands maga- un immeuble néoclassique de type voisine de Lotti et Albert Jeanneret sins et les décorateurs-ensembliers. haussmannien surplombant l’espla- furent prêtés pour l’aménagement du Si l’aménagement initial de la Maison nade des Invalides, à Paris. Vers Pavillon de l’Esprit Nouveau en 1925 ; La Roche dans son ensemble repré- 1923, il confia à Le Corbusier l’agen- d’autres, destinés à l’origine à la sente bien en 1925 une étape déci- cement de son appartement, avec seule exposition, trouvèrent finale- sive dans l’histoire de l’équipement comme objectif de l’adapter à l’im- ment leur place dans les maisons de la maison, les modifications que portante collection d’art cubiste et mitoyennes d’Auteuil. Le Pavillon et connaîtra la galerie de tableaux post-cubiste qu’il avait commencé à les maisons La Roche et Jeanneret témoigneront de son évolution pro- rassembler en 1921. La nouvelle mai- constituèrent à l’époque l’illustration gressive, notamment à l’occasion de son de collectionneur dont il passera parfaite du programme rigoureux son réaménagement en 1928 quand commande à Le Corbusier l’année affiché dans l’Esprit Nouveau. Les cet espace puriste polychrome se suivante devait par conséquent être, visiteurs furent frappés par l’aména- retrouva ponctué d’élégantes solu- elle aussi, spécifiquement conçue gement volontairement provocateur tions qui contribuèrent à souligner son comme un cadre destiné à abriter de l’intérieur du Pavillon – curieux raffinement fonctionnel et à mettre ces précieuses peintures d’avant- mélange de rigueur spartiate et d’une en valeur l’esthétique des matériaux garde. Le Corbusier et Pierre Jean- profusion d’objets hétéroclites. Cette de l’époque machiniste. neret en profitèrent pour traiter toute installation se revendiquait comme la la construction, y compris les pièces parfaite antithèse du type d’objets à vivre, dans un langage architectu- d’arts décoratifs quasi exclusivement ral aussi novateur. représentés à l’Exposition des arts

Dessin pour l’aménagement de 1928 – FLC 15290

Villa La Rocca Mobilier et intérieurs : 1923 - 1925 - 1928 • 15 Sièges et tables : le meuble comme « objet-type » L’agencement originel de la Maison La Roche est bien documenté. La correspondance quasiment complète entre les différents protagonistes (Le Corbusier, Pierre Jeanneret, Raoul La Roche et les différents fournisseurs) et une couverture photographique abondante – notamment un album rassemblant les tirages réalisés par Frédéric Boissonnas en 1926 pour Vogue – sont conservés dans les archives de la Fondation Le Corbu- sier. La majeure partie du mobilier a également été conservée. Le prêt de quelques objets ayant appartenu à Raoul La Roche, à l’occasion de la réouverture de la maison après sa restauration, permet de reconstituer ponctuellement le dialogue très pré- cisément pensé entre le mobilier et l’architecture. Le Corbusier, liste des meubles pour la maison – FLC P5(1)266

Une première liste de meubles éta- Le Corbusier avait très tôt fait preuve siècles de recherches vers la forme blie par Le Corbusier se limitait stric- d’une réelle capacité à créer des idéale. Le postulat de cette épure for- tement à des objets de production en meubles, notamment des chaises. Il melle allait désormais être associé série, anonymes : des fauteuils s’était jusqu’à présent limité à dessi- aux principes de la fabrication en Thonet, des « chaises fer Rongier », ner des variantes d’élégants « meu- série. Les « objets-types » allaient des « fauteuils cuir Maple », des bles de style », en s’efforçant toute- acquérir de cette façon une perti- « tables Selmestein [sic] » ainsi que fois d’atteindre la plus grande simpli- nence et une présence qui en fai- des secrétaires, des casiers et des cité possible. La recherche des saient des « objets en soi ». lits « U.P. ». Ce choix se justifiait sans « invariants » se modifia après 1918, doute en partie par la campagne lorsque les puristes Ozenfant et Les photographies des intérieurs de menée à cette époque contre les arts Jeanneret orientèrent leurs choix la maison prises en 1925/26 témoi- décoratifs, mais on peut y trouver vers des productions en série, dont la gnent de l’apport de nombreux aussi d’autres explications. perfection formelle était l’héritage de objets-types : chaises de bureau en

La galerie en 1926. Photo Frank Yerbury, Architectural association London

16 • Mobilier et intérieurs : 1923 - 1925 - 1928 Villa La Rocca Tables juxtaposables – FLC 15167 bois courbé de type Thonet/Kohn dans le hall, dans la chambre à cou- 1009 (B-9) pour la salle à manger ; cher et dans la bibliothèque. Pour les fauteuils Thonet/Kohn 1018 pour la autres tables, les architectes s’inspi- galerie de tableaux ; fauteuils en rèrent du modèle traditionnel du pla- maroquin havane produits par la teau en bois sur tréteaux pour en firme anglaise Maple pour le hall et la inventer une nouvelle version, com- galerie (un « Franklin » et un posée de tubes métalliques nickelés « Newstead ») ; chaises et tables en pour le support et d’une finition aca- fer pour le toit-terrasse. L’éclairage jou vernis « à l’ancienne » pour le électrique connut le même traitement : plateau. Le Corbusier attacha la plus ampoules nues ou éléments de tubes grande attention à ce que les dimen- en série « Marc Chalier », accrochés sions de cette série de « tables Louis » directement au mur. Les petites tables soient calculées de façon à les ren- en tubes nickelés et tôle peinte, fabri- dre juxtaposables (par exemple largeur quées par Schmittheissler d’après contre longueur). La plus grande les dessins de Pierre Jeanneret, table servait pour les repas, les plus étaient certainement inspirées des petites étaient utilisées pour le « meubles et appareils pour hôpitaux, salon, comme tables de travail ou cliniques et maisons de santé » édi- d’appoint. tés par cette société ; on en installa

Tables en métal – FLC F1(3)276

Villa La Rocca Mobilier et intérieurs : 1923 - 1925 - 1928 • 17 Casier chambre à coucher (gris). Dessin Arthur Rüegg Les casiers : du « meuble » à « l’équipement de la maison »

La première liste rédigée par Le casiers (prévus à l’origine entière- ainsi de les juxtaposer que par les Corbusier ne permet pas d’identifier ment en métal). Finalement, cette côtés. Le dessin du casier-secrétaire la totalité des meubles installés dans recherche menée en étroite collabo- donnait en revanche l’impression la nouvelle maison-galerie. Les ajouts ration avec les Etablissements U.P. d’être composé de plusieurs élé- manuscrits, probablement à la suite réunis de Brno, échoua à la suite de ments séparés. Ces éléments avaient de discussions avec son client, plusieurs malentendus, et les élé- donc conservé différentes caracté- confirment cependant la décision d’y ments modulables qui devaient être ristiques des meubles de rangement inclure une partie du mobilier pré- le clou du Pavillon de l’Esprit Nouveau traditionnels – tels que « bahuts, des- existant. C’est pourquoi le fauteuil furent finalement fabriqués au der- sertes, armoire à glace, commodes, Maple de la bibliothèque d’Auteuil nier moment par deux entreprises poudreuses, buffets de service, proviendrait effectivement du pre- parisiennes. vitrines, bureaux, etc. » (Le Corbusier, mier aménagement de 1923, de Almanach) – que Le Corbusier élimi- même que les deux fauteuils en bois Raoul La Roche emménagea donc nera progressivement au profit d’une foncé et velours dits « Davis », que avec ses anciens casiers de la Rue enveloppe cubique et abstraite. Mais l’on retrouvera dans la galerie, ainsi de Constantine : les trois rangements ils constituent d’une manière excep- que le divan situé au sommet de la pour le linge peints en gris qu’il dis- tionnelle la transition entre les rampe de la galerie dans une niche posa dans la « chambre puriste » ; modèles architecturés dessinés par qui semble avoir été faite sur mesure. une étagère très simple et un Jeanneret dans les années 1910 et Ce divan traditionnel très sobre, « secrétaire » blancs furent installés les « casiers standard » neutres de recouvert de velours, est la copie dos à dos dans la partie arrière de la 1925. Le concept de « mobilier », dont parfaite des modèles que Jeanneret bibliothèque. Les « commodes » et le le sens se référait à une notion péri- avait fait fabriquer pour ses clients mobilier de bibliothèque étaient de mée, ne convenait plus pour désigner chaudefonniers entre 1915 et 1922. conception rudimentaire et compor- ces objets d’un ordre nouveau. Il fut taient des panneaux latéraux qui, alors remplacé par celui d’« équipe- Plus déconcertant encore est l’ab- dans leur partie inférieure, étaient ment ». sence totale des nombreux produits saillants et effilés et ne permettaient de la firme « U.P. » prévus initiale- ment. Elle témoigne en réalité des mésaventures survenues lors de la réalisation du Pavillon de l’Esprit Nouveau. Le Corbusier travaillait depuis longtemps à la conception de meubles de rangement (« casiers »), fondée sur des règles de composition architectoniques. Ceux-ci connurent deux versions : des éléments encas- trés qui devinrent partie prenante de l’architecture, et des éléments auto- nomes qui garderont le caractère de « mobilier ». En 1924/25, Le Corbusier parvient à mettre au point un système complètement modulaire. Il dissimula cependant les difficultés réelles ren- contrées en se prétendant victime d’intrigues dont le but visait à reme- tre en cause la filière véritablement « industrielle » de fabrication des Casier bibliothèque, blanc et gris. Dessin Arthur Rüegg

18 • Mobilier et intérieurs : 1923 - 1925 - 1928 Villa La Rocca Entreprise Célio, liste des couleurs pour la maison – FLC H1(3)254 Couleur et architecture : « les premiers essais de polychromie »

Les nouveaux casiers standard ne selon un principe de composition cinquième dimension et contribua à furent utilisés que dans la maison qu’il avait déjà expérimenté dans la renforcer le caractère unique de voisine de Lotti et Albert Jeanneret, peinture puriste. chaque espace. La salle à manger, mais on trouve chez La Roche des dont tous les murs y compris le pla- casiers encastrés ainsi que des La « polychromie architecturale », qui fond sont peints en ocre rose (terre rayons de bibliothèque réalisés en utilisait d’ailleurs les mêmes pig- de Sienne claire), devient ainsi l’élé- béton. Ils sont solidaires de l’archi- ments que la peinture, joua un rôle ment central du « corps de logis » tecture, contrairement aux pièces essentiel dans cette méthode de traditionnel. La galerie, haut-lieu de mobiles qui appartiennent au monde composition. La couleur était elle- la peinture d’avant-garde, située de des objets, des outils. Ces derniers, aussi introduite comme élément l’autre côté du grand hall cristallin, en raison de leur forme spécifique, complémentaire qui modifiait les constitue le versant totalement contrastaient avec le cadre architec- qualités spatiales et produisait des opposé de cette représentation tradi- tonique composé presque unique- « ambiances colorées » pouvant tionnelle. Elle est le « rectangle élas- ment de surfaces planes et cubiques. compenser l’absence presque com- tique » (Léger) par excellence, dont La juxtaposion de ces diverses com- plète de matériaux visibles. Même les chaque paroi revendique sa propre posantes était en totale contradiction chaises en bois courbé furent quasi- couleur. avec l’idéal prôné à l’époque, qui prô- ment « annexées » par l’application nait la parfaite fusion des murs, du d’une couche de couleur grise qui mobilier et des œuvres d’art dans un occultait leur origine pour les inté- ensemble cohérent et indissociable. grer à la composition.

Le Corbusier revendiquait au Diversifiant ses stratégies dans le contraire le principe du montage choix des couleurs de chaque pièce, d’éléments hétérogènes assemblés Le Corbusier donna à La Rocca une

Villa La Rocca Mobilier et intérieurs : 1923 - 1925 - 1928 • 19 Métal scintillant et couleurs vives : les transformations de 1928

La galerie de tableaux est le seul composition de volumes associant espace dont la polychromie a été une étagère basse en arc de cercle, sensiblement modifiée depuis l’ori- vitrée et aux bordures de métal scin- gine. tillant, un miroir, et des panneaux colorés. Un remarquable lit de repos Gravement endommagée fin 1927 à la en métal peint, bois et cannage fut suite d’un accident de l’installation installé dans le petit espace à côté de de chauffage, La Roche profita de sa la cheminée ; avec son dossier nette- remise en état, pour exiger qu’on y ment détaché du matelas c’est le apporte plusieurs améliorations, premier de toute une série de projets notamment pour l’éclairage. Un de lits s’inspirant probablement de énorme luminaire de section triangu- certains modèles grecs et romains. laire vint remplacer les ampoules L’ajout d’une splendide table fixe, suspendues à un réseau de câbles, munie d’un plateau de marbre noir procurant ainsi – avec d’autres dis- poli, apporta la touche finale à la positifs placés en différents points – transformation de la galerie. Dans ce l’intensité lumineuse qu’il réclamait nouveau contexte, les fauteuils depuis longtemps pour sa collection. Thonet à dossiers hauts 1018 furent éliminés au profit de prototypes des Charlotte Perriand, qui était depuis nouveaux sièges en tubes d’acier novembre 1927 responsable au sein issus de la collaboration de Le de l’atelier des aménagements inté- Corbusier, Pierre Jeanneret et Char- rieurs, travaillait également sur toute lotte Perriand – le « Fauteuil à dossier une série d’autres interventions basculant » (version avec coussins) visant à améliorer le confort et à et le « Fauteuil » –, qui transformer l’espace. L’ « infect » par- ont depuis atteint le statut de « meu- quet fut recouvert d’un caoutchouc bles classiques » à l’instar de cer- rose (la rampe et la soupente en taines créations de Breuer, Stam, ou reçurent un gris), et certaines parties Mies van der Rohe. de la galerie furent repeintes dans des couleurs plus contrastées et plus vives. La cheminée brun foncé se détachait désormais sur un fond bleu clair, et l’ancien cagibi sous la rampe fut éventré pour donner place à une

Dessin pour l’aménagement de 1928 – FLC 15251

20 • Mobilier et intérieurs : 1923 - 1925 - 1928 Villa La Rocca Polychromie architecturale Étude faite par un architecte (mêlé d’ailleurs, à l’aventure de la peinture contemporaine) pour des architectes

Le Corbusier, P. Jeanneret, séjour Maison Jeanneret, in l’Architecture Vivante, automne 1927

l fallait interdire que des couleurs Je retiens (pour bientôt) que la poly- On pourrait sans difficulté faire le par une espèce de trépidation chromie tue les volumes. Il se peut logis tout blanc ou gris-trianon. Mais I vinssent disqualifier le mur. Une qu’en certaines circonstances l’ar- fréquemment il est impossible de telle mésaventure est toujours possi- chitecte ait besoin de « tuer » des faire telle chambre rose ou bleue ou ble ; à ce moment-là, le mur devient volumes parasites. C’est alors le jaune, car telle chambre est intime- tenture et l’architecte, tapissier. Je camouflage. ment liée à l’autre ; il n’y a plus la réagis contre un tel abaissement. De « chambre rose », la « chambre jaune », là une intervention dictatoriale : éli- Nous avons tous observé dans le la « chambre bleue ». Et dans cet miner les couleurs qu’on peut quali- Museum d’Histoire Naturelle que la afflux d’éléments architecturaux fier de non architecturales ; mieux nature, infiniment diverse, emploie à organiques, inévitables, la polychro- que cela, choisir les couleurs qu’on des fins différentes toutes les res- mie surgit, apportant avec elle un peut dénommer éminemment archi- sources : elle le fait avec un esprit lyrisme possible, des sensations tecturales, et s’y restreindre en se clair. Beaucoup d’espèces (coquil- architecturales magnifiques et des disant : « Il en a bien assez comme lages, papillons, oiseaux, quadru- moyens de mise en ordre. cela déjà ! ». pèdes) offrent la série complète Je l’ai dit : une nouvelle tournure […] des variantes caractéristiques allant d’esprit, aussi, nous détourne carré- Je note encore ceci : toute confusion d’un extrême à l’autre. C’est cette ment des intérieurs de coffrets de est pénible. Ainsi tout ce qui est richesse qui s’étend d’un extrême à nos grands-mères. La recherche de sculpté, modelé, en jeux de volumes, l’autre qui nous est d’une grande l’espace, de la lumière, de la joie, de vit par l’effet de l’ombre, de la demi- leçon : il n’y a pas de formule, mode la sérénité, nous invite à faire appel à teinte et de la lumière. C’est ma ou codes étroits ; il y a cette éternelle la couleur fille de la lumière. sculpture, et, la sculpture (révélée loi des caractères, c’est-à-dire qu’il Se mettre face à un mur coloré est par les moyens mêmes de la lumière) y a des produits explicites. Ainsi, autre chose que de s’enfouir dans s’étend à une certaine architecture le coquillage très rugueux, très une douillette fleurie. C’est toute la tant extérieure qu’intérieure. Si la sculpté, plein de richesses en relief, différence entre vouloir agir et parole est donnée à la lumière, il est absolument monochrome. Dans consentir à subir. serait fâcheux de la donner en même la même famille, ce coquillage évolue […] temps à la couleur. Quand tout le vers la forme simple et pure ; à un La monochromie permet l’exacte monde parle à la fois, on ne s’entend moment de la course, il est lisse et évaluation des volumes d’un objet. La plus. L’esprit de clarté nous condui- blanc, puis repartant dans l’autre polychromie (deux couleurs, trois rait donc à stipuler que la polychromie sens, sa surface lisse s’anime de couleurs, etc.) détruit la forme pure est naturelle sur les surfaces lisses décors polychromes allant jusqu’à d’un objet, altère son volume, s’op- et qu’elle tue les volumes conçus la violence la plus grande : contre- pose à une exacte évaluation de ce sous le signe de la lumière (ombre, poids exact du coquillage très sculpté volume et, par réciprocité, permet de demi-teinte, lumière). Donc ce qui est que nous avions quitté à l’autre faire apprécier d’un volume ce que sculpté serait monochrome ; ce qui extrême. l’on désire montrer : maison, intérieur, est lisse pourrait être polychrome. […] objet, c’est la même histoire.

Villa La Rocca Polychromie architecturale • 21 Le hall après restauration, 2009. Photo FLC

Dans le désir de modifier l’aspect, son impose la protubérance inté- deux cas opposés se présentent : rieure d’une courette ; c’est un gros massacrer le volume, la forme, alté- volume encombrant qui tire l’œil, qui rer la notion de silhouette de fond en distrait de la forme essentielle, sim- comble. C’est le camouflage qui ple, qu’on voudrait accuser. Les murs triompha pendant la guerre : les de cette courette seront peints d’une navires camouflés, les avions couleur sombre, presque insaisissa- camouflés, les canons camouflés. ble, en contraste absolu avec le […] L’autre cas consiste au contraire blanc qui revêtira l’enveloppe du hall. à opérer un classement, à établir une Alors l’œil n’est plus attiré par cette hiérarchie, à rendre insaisissable des protubérance désastreuse. Il va aux défauts ou des complexités gênantes murs blancs, ce blanc s’étend par- mais inévitables ; c’est attirer l’œil tout, au plus loin possible. sur l’essentiel, sur ce qui peut donner […] la sensation de pureté, révéler la Je conclus en répétant cette vérité forme pure ; c’est proclamer son déjà rappelée par Fernand Léger : intention la meilleure, au-delà des « L’homme a besoin de couleurs pour nécessités tyranniques et fatales du vivre, c’est un élément aussi néces- plan, dont l’effet était d’apporter, de saire que l’eau et le feu. » provoquer un trouble inévitable mais évident. C’est classer, définir. Le Corbusier Polychromie architecturale, Voici un hall. Il contient un escalier, Manuscrit 1931 (extraits) une galerie ; 5 x 5 m ; il est tout petit. Publié pour la première fois Comment en faire une vaste pièce et par Arthur Rüegg impressionnante ? Par des strata- In Le Corbusier, Polychromie gèmes architecturaux, on cherchera architecturale à « voler » de l’espace partout où Birkhäuser, ed. Bâle 1997 ce sera possible ; en faisant passer le plafond par-dessus une galerie contenant une bibliothèque ; en reje- tant au-dehors un escalier modeste, mais en s’arrangeant pour que le mur de l’escalier ne fasse qu’un avec celui du hall. Ce grand mur gagné sera peint d’un ton de lumière, blanc ; on le voit bien. Mais le plan de la mai-

22 • Polychromie architecturale Villa La Rocca Polychromie Maison La Roche

Cote KT Color Nom de la couleur Liste des ouvrages et des pièces

LC 26.010 - Radiateurs Gris foncé — - Plinthes, menuiseries intérieures des baies vitrées - Bâti des meubles et plinthes de l’office et de la cuisine - Porte vitrée métallique de la salle à manger - Epaisseur des rampes d’escalier et des garde-corps LC 26.012 - Mur côté rampe et de la mezzanine de la galerie de tableaux Gris clair — LC 26.013 - Mur Isorel (cimaise à droite en entrant) et plafond sous la mezzanine Gris pâle — de la galerie de tableaux

LC 26.015 - Portes métalliques pleines Gris blanc huile — - Murs et plafond de l’office - Murs et plafond de la salle de bain de la chambre puriste - Meuble, mur dans le prolongement du meuble et tableau de la fenêtre nord de la chambre puriste - Tablettes en ciment des fenêtres de la salle à manger, du palier devant la galerie de tableaux, de la garde-robe et de la bibliothèque - Tubes métalliques des garde-corps

LC 26.020 - Murs et plafond, entrée toilettes rez-de-chaussée Bleu outremer foncé — - Mur, passage la chambre d’amis

LC 26.030 - Murs des paliers côté hall d’entrée, menant à la salle à manger, Bleu Charron — menant à la galerie de tableaux, menant à la chambre puriste

LC 32.032 - Mur et portes sous la mezzanine de la galerie de tableaux Bleu ceruleum moyen 2 — - Porte métallique vitrée de la bibliothèque LC 26.040 - Mains-courantes (tubes métalliques) des escaliers Vert Noir — LC 26.045 - Mur côté fenêtre et mur attenant au garage, logement du gardien Vert Paris —

LC 26.060 - Etagère de la bibliothèque Terre de Sienne claire — - Cheminée côté bibliothèque - Etagère de la mezzanine de la galerie de tableaux

LC 26.071 - Murs et plafond de la garde-robe Sienne naturelle moyen — LC 26.072 - Mur Isorel (face à l’entrée) et plafond de la galerie de tableaux Sienne naturelle claire — LC 26.073 - Murs et plafond du hall d’entrée Sienne naturelle pâle — - Murs et plafond des cages d’escalier et des paliers - Mur attenant à la salle de bain et plafond du logement du gardien - Murs et plafond de la bibliothèque - Murs et plafond de la chambre puriste

LC 26.120 - Mur de la rampe de la galerie de tableaux Brun rouge — - Allège intérieure de la mezzanine

LC 26.122 - Murs et plafond de la salle à manger Sienne brûlée claire — - Murs et plafond de la chambre d’amis - Murs attenants au hall d’entrée, à l’escalier et à la cuisine du logement du gardien

LC 26.130 - Menuiseries extérieures (face intérieure et extérieure), hormis face Terre d’ombre brûlée — intérieure des menuiseries des baies vitrées de la galerie de tableaux - Plinthes du hall d’entrée, du logement du gardien, de la chambre d’amis et du cabinet de toilette, des cages d’escalier et des paliers, de la salle à manger, de la chambre puriste, de la garde-robe et de la bibliothèque - Tablettes en ciment des fenêtres hormis celles de la salle à manger, du palier devant la galerie de tableaux, de la garde-robe et de la bibliothèque - Murs et portes du palier menant à la galerie de tableaux - Mur est de la bibliothèque - Cheminée de la galerie de tableaux

LC 43.2 - Murs et plafond de la cuisine, du cabinet de toilette de la chambre d’amis Ivoire — et des toilettes du rez-de-chaussée Restauration de la Maison La Roche

MAÎTRISE D’OUVRAGE : Les travaux ont bénéficié _ Fondation Le Corbusier du concours financier • Jean-Pierre Duport, président _ Du ministère de la Culture et de • Michel Richard, directeur la Communication - Direction • Christine Mongin, responsable régionale des affaires culturelles administratif d’Île-de-France • Dominique Cerclet MAÎTRISE D’ŒUVRE : • Serge Pitiot _ Agence Gatier _ Du Conseil régional d’Île-de-France • Pierre Antoine Gatier, ACMH _ De la Ville de Paris • Bénédicte Gandini • Fanny Houmeau Et des conseils du commandant Régis Prunet _ Bureau d’études et de contrôle : _____ MS Consulting • Patrice Sanudo MERCI _ Économiste : La Fondation remercie Madame Alix • Philippe Tinchant Speiser et Monsieur Philip Speiser qui ont généreusement contribué ENTREPRISES : à la restauration de la maison et _ IPCS (Pilote, coordination, sécurité) à la réalisation de l’exposition Villa _ Pradeau & Morin (maçonnerie) La Rocca. _ Asselin SA (menuiserie) Ce chantier a également bénéficié _ Finelec (électricité) du mécénat scientifique et matériel _ A.C.R. Etanchéité de Katrin Trauwein et de la société ktColor, fabricant officiel des cou- _ E. Grenon & Fils (plomberie, leurs Le Corbusier ; climatisation) _ De la contribution de Cassina _ EATF Climatisation pour la réédition des éléments du _ Dureau SA (peinture, sols souples) mobilier original de la maison ; ______De la participation de la Galerie _ TDFI Environnement (désamiantage) Thanakra et de iGuzzini illumina- _ CFP groupe AGS (appliques La Roche) tione France. _ Groupe SGS Agence Parcours L’aménagement de la Maison (nettoyage sols) La Roche et la réalisation de l’expo- _ Radiastyl (radiateurs anciens) sition ont bénéficié du concours de Tim Benton, Arthur Rüegg, Jacques _ Rénovbain (sanitaires) Sbriglio. _____ Documentation : Isabelle Godineau _ Gastinne Sécurité (alarme œuvres) Communication : Paula de Sa Couto _ Elypse (détection incendie) _ Niscayah (détection intrusion) Cette manifestation a bénéficié du soutien de Pro Helvetia et de RESTAURATEURS : l’ambassade de Suisse en France. _ Ariel Bertrand (peintures) _ Sylvain Oudry (ébénisterie) _ Maison Brazet (tapisserie, passementerie)

TRANSPORTEURS : _ LP Art _ Chenu

FONDATION LE CORBUSIER 8-10 square du Docteur Blanche - 75016 Paris Tél. : 01 42 88 41 53 - Fax : 01 42 88 33 17

www.fondationlecorbusier.fr © FLC-ADAGP – Bernard Artal Graphisme Imprimerie Peau Septembre 2009