De l’enseignement professionnel aux savoirs éclectiques. Les Bourses du travail et l’éducation (1887-1914) David Hamelin

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David Hamelin. De l’enseignement professionnel aux savoirs éclectiques. Les Bourses du travail et l’éducation (1887-1914). Cahiers d’histoire du Cnam, Cnam, 2018, Former la main-d’oeuvre indus- trielle en France. Acteurs, contenus et territoires (fin xixe et xxe siècles) – I/II, 9-10 (9-10), pp103-124. ￿hal-03032918￿

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David Hamelin CRIHAM, Université de Poitiers.

Le mouvement des Bourses du travail s’est rencontre des limites à la fin des années 1900, déployé en France entre 1887 et 1914. Ces du fait de l’entrée des enseignants à la CGT structures, pensées et animées par les militants et d’une meilleure prise en considération de syndicalistes se développèrent dans la l’enseignement professionnel par les pouvoirs

Résumé perspective d’aider au quotidien les populations publics, affaiblissant des cours qui profitèrent laborieuses et de préfigurer la société de pourtant à des dizaines de milliers d’apprentis. demain qui sortirait d’une révolution sociale et économique à laquelle aspirait et se préparait Mots-clés : bourses du travail, enseignement la plupart de leurs fondateurs. Parmi les très professionnel, syndicalisme, apprentissage, nombreuses activités déployées par ces Bourses éducation intégrale. du travail, les cours professionnels, imaginés comme un rempart à la déqualification des travailleurs, furent assurément les services Par-delà les relations qu’ont entre- ayant le plus de succès notamment en matière tenues les Bourses du travail avec l’ensei- de nombre de bénéficiaires, et ce malgré des gnement et l’éducation entre 1887 et 19141, moyens limités et le manque de réel de soutien au sein de la Confédération générale du travail (CGT). Plus largement, ces cours permettaient 1 Les activités des Bourses du travail ne s’effacent pas de légitimer le rôle de ces Bourses auprès des totalement avec la Première Guerre mondiale. Plusieurs Bourses seront même aux avant-postes de la collaboration pouvoirs publics locaux et nationaux qui avec la puissance publique et à l’effort de guerre en mettant apportaient l’essentiel des financements dans à disposition leurs locaux pour l’accueil d’ateliers de confection, comme à Poitiers par exemple. Les décisions un contexte très conflictuel, mais aussi auprès de la CGT, puis la Guerre accentuent le déclin de ces de la masse des travailleurs que les syndicalistes institutions dont une partie des activités est progressivement souhaitaient atteindre et attirer au sein de la reprise à compter de 1913 par les unions départementales de syndicats naissantes, mais aussi par les pouvoirs publics CGT. Cependant le modèle des cours qui s’investissent dans la sphère sociale à compter des professionnels porté par les Bourses du travail années 1920. l’objet « Bourses du travail » doit ce- vain pour le moment. La mémoire de ces pendant être défini, tant les travaux his- lieux subsiste, notamment dans certaines toriques que la mémoire de ces lieux franges du socialisme comme le mouve- donnent une image biaisée de ce que ment anarchiste ou le mouvement syn- furent ces institutions ouvrières au tour- dicaliste révolutionnaire3. Elle a pu être nant du siècle. Il est important de préciser réactivée ces dernières années au gré des que les Bourses du travail, bien qu’elles velléités de plusieurs municipalités de aient mobilisé l’attention de leurs promo- se réapproprier ou de générer un loyer à teurs ou détracteurs en leur temps, n’ont partir des locaux occupés par les syndi- généré qu’une très modeste historiogra- cats, locaux traditionnellement mis à dis- phie. L’objet « Bourses du travail » se position de façon gracieuse, entraînant situe en effet à l’intersection de plusieurs une dynamique mobilisatrice et mémo- champs historiographiques (histoire du rielle inédite4. travail, histoire du socialisme, histoire de l’éducation…) et son traitement par En définitive de quoi parlons-nous la littérature scientifique n’a été qu’ébau- quand on appréhende les Bourses du ché. La seule étude d’ensemble, initiée travail ? Durant près de trente ans, elles et documentée par Peter Schöttler, date ont été un élément constitutif et incon- de 1984 mais se limite à la période 1887- tournable du syndicalisme français. 19012. À cela il faut ajouter quelques Elles jouent un rôle central, déterminent monographies locales (Baal, 1971 ; et marquent profondément la nature du Masclot, 2000 ; Sassot, 2002 ; Rannou, syndicalisme et, particulièrement, de la 2009), ainsi que certains paragraphes ou Confédération générale du travail (CGT) chapitres au sein d’enquêtes plus vastes qui est fondée en 1895. Sans gommer et de rares travaux thématiques notam- les nombreuses sensibilités socialistes ment sur l’œuvre éducative des Bourses (guesdistes, allemanistes, anarchistes, (Pica, 1981) ou leur activité de placement syndicalistes révolutionnaires…), sec- (Maillefert, 2001). Plus récemment, un torielles ou territoriales, qui cohabitent dossier dédié à ce sujet était publié par en leur sein, elles donnent naissance à la revue Cahiers d’Histoire. Revue d’his- toire critique (Hamelin, 2011), qui aborde 3 Notons simplement, pour les vingt dernières années, différentes dimensions des Bourses (im- les nombreuses évocations de l’histoire des Bourses du plantation locale, rapport à la culture, travail, l’affirmation de la nécessité d’en réhabiliter à la lutte contre le chômage…) invitait l’œuvre et les idées au sein de périodiques du mouvement anarchiste tels Le Monde Libertaire ou Alternative à réinvestir ce terrain de recherche, en Libertaire par l’intermédiaire de la publication de brochures ou de rééditions. 4 Voir l’article du quotidien Libération évoquant les 2 Au travail pionnier de Peter Schöttler, il faut bien difficultés des Bourses de Bobigny ou de entendu ajouter le bel ouvrage documenté de Rolande [URL : http://www.liberation.fr/france/2015/09/23/ Trempé ; toutefois, celui-ci qui constitue davantage un la-bourse-du-travail-c-est-le-dernier-rempart-pour-les- hommage qu’une approche nouvelle de ces organismes. salaries_1388277].

104 105 un modèle intégral et autonome de syn- du travail (FBT) en 1892, concurrente dicalisme, comprenant une tactique de de la FNS, du fait de divergences stra- lutte au travers de l’action directe, une tégiques et politiques. Victorieuse de sa stratégie de transformation sociale par la rivale la FBT participe à la création de grève générale et des cadres pour une or- la CGT en 1895 tout en conservant ja- ganisation actuelle et future, les Bourses lousement son autonomie. La mort pré- du travail et les syndicats ouvriers étant maturée en 1901 de , appelés à remplacer les institutions figure emblématique de la FBT et théo- portées par l’État et le patronat. ricien des Bourses du travail5, favorise le rapprochement et en définitive l’absorp- Les Bourses du travail sont le fruit tion de la FBT au sein de la CGT, la FBT de plusieurs dynamiques sociales, poli- devenant en 1902 la section des Bourses tiques et juridiques qui se conjuguent du travail de la CGT, qui représente ainsi entre les années 1870 et 1880. En le syndicalisme CGT à un niveau territo- France, la reconnaissance du fait syn- rial, généralement celui de la ville (Jul- dical a été lente et complexe et il faut liard, 1971). attendre la loi du 21 mars 1884 (Sirot, 2014), pour que les syndicats profes- Ces Bourses, qui ne sont pas encore sionnels aient voix au chapitre au sein des institutions, sont d’essence nouvelle de cette IIIe République qui se construit. et leur origine précise reste l’objet de dis- Ces nouvelles structures de défense des cussions tant pour les contemporains que intérêts économiques et moraux per- pour les chercheurs6. Il s’agit pour les mettent alors aux militants socialistes ouvriers de pouvoir se réunir à l’abri de de différentes sensibilités d’intégrer des la police, en dehors des cafés, dans des syndicats pour organiser une défense locaux adaptés, sûrs et gratuits. Leurs quotidienne de travailleurs et préparer, promoteurs veulent en outre échapper selon leurs vœux, la société socialiste aux bureaux de placement privés qui sont de demain. La Fédération nationale des contestés, insuffisants et déficients et -or syndicats et des groupes corporatifs (FNS) est fondée dès octobre 1886 à 5 La figure de Fernand Pelloutier est certes déterminante Lyon. Elle sera dirigée par les militants dans l’histoire des Bourses et a été fort bien analysée par Jacques Julliard, mais il n’est pas possible de réduire réunis autour de Jules Guesde (Ducange, la diversité de leurs parcours aux seules options de leur 2017). Ce processus, permettant le déve- secrétaire général, aussi brillantes et efficaces loppement et l’organisation du syndica- soient-elles. lisme sur le territoire national, se double 6 L’origine ou les intentions des Bourses du travail font l’objet de débats comme en témoignent les de la création des premières Bourses du ouvrages tels que celui de l’économiste libéral Gustave travail, dont la première naît à Paris en de Molinari paru en 1893 ou celui de Fernand Pelloutier 1887. Ce modèle qui essaime dans les publié à titre posthume en 1921. Molinari théorise dès 1843 le concept de Bourses du travail mais grandes villes industrielles rend possible désapprouve le modèle syndical qui s’y applique à la la création d’une Fédération des Bourses fin du xixe siècle. ganiser eux-mêmes la recherche de travail la population ouvrière locale, dans une et contrôler l’embauche. Elles font assez période où la prise en charge par les pou- rapidement tache d’huile, surtout après voirs publics des besoins sociaux est très 1889. Les élections municipales facilitent réduite. Aux services de placement des leur développement, les organisations ouvriers, aux cours professionnels qui syndicales soutenant dès lors les candidats permettent aux Bourses de bénéficier promettant d’en ouvrir une dans la loca- de subventions, s’ajoutent le viaticum lité. Aussi, même si les chiffres divergent (secours de voyage pour la recherche sensiblement en fonction des sources d’un emploi), la mise en place de biblio- retenues, on en dénombre 27 au moment thèques, de commissions et services juri- du congrès fondateur de la Fédération­ diques, de services de propagande, de nationale des Bourses du travail en 1892 dispensaires médicaux parfois… Elles à Saint-Étienne, 44 en 1895, année de la seront également à l’origine de l’orga- création de la CGT (688 syndicats sur nisation de nombreuses luttes sociales 2 314 existants soit 29,7 % et 209 558 pour défendre ou acquérir des droits nou- syndiqués soit 47,9 % des effectifs), 93 veaux (Journée des huit heures) ou du en 1902, date du congrès de soutien qui sera apporté à ces luttes à des présenté comme le second congrès fonda- échelles locales ou internationales. Pour teur de la CGT7, et on compte enfin 103 les animateurs des bourses, les questions unions de syndicats et Bourses du travail de l’enseignement, de l’éducation et plus en 19138. tardivement de la pédagogie, dans et hors les lieux traditionnels de formation Les Bourses, par-delà leur capacité apparaissent très rapidement prioritaires à accueillir physiquement les organi- et déterminants tant pour le quotidien sations syndicales, se caractérisent par que pour le futur des travailleurs et de leur extraordinaire capacité à dévelop- leurs organisations syndicales. Pour la per des services aussi variés qu’utiles à figure la plus connue du mouvement des bourses du travail, à savoir Fernand Pelloutier, l’ensemble de l’activité syn- 7 xiiie congrès national corporatif, tenu à Montpellier les 22, 23, 24, 25, 26 et 27 septembre 1902 dans la dicale est affaire d’éducation. Ce sont salle des concerts du grand théâtre, sous les auspices des sujets très discutés, qui trouvent des de la de Montpellier : compte rendu officiel des travaux du congrès, publié par les soins applications concrètes et qui portent des de la Commission d’organisation. Montpellier : enjeux très forts où se mêlent certaines Imprimerie Delord-Boehm et Martial, 1902. Les permanences mais aussi de nombreuses publications citées, tirées des congrès syndicaux sont 9 issues des archives de l’IHS-CGT consultables en ligne discontinuités et transformations . ou à la BNF.

8 xviiie congrès national corporatif (xiie de la C.G.T.) 9 Cet article est une version remaniée et réactualisée et 5e conférence des bourses du travail ou unions de d’un chapitre de l’ouvrage collectif intitulé Socialismes syndicats tenus au Havre du 16 au 23 septembre 1912 : et éducation au xixe siècle, paru aux éditions du Bord compte rendu des travaux. : impr. de l’Union, de l’eau en 2018 sous la direction de Gilles Candar, 1912. Guy Dreux et Christian Laval.

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Pourquoi l’enseignement édiles locaux ou figures politiques sur la professionnel ? crise de l’apprentissage tout au long du Genèse et développement xixe siècle, autrement dit bien au-delà de l’enseignement des franges ouvrières. Cette préoccu- professionnel au sein pation s’inscrit pleinement au cœur du des Bourses du travail. mouvement ouvrier. Le sujet figure par exemple dès 1876 dans l’ordre du jour du Les Bourses du travail Congrès ouvrier de Paris10. Il fait l’objet et la « crise de l’apprentissage » de débats au sein des congrès ouvriers et s’inscrit aussi au cœur même des statuts Les Bourses du travail se déve- des syndicats. Par exemple la chambre loppent dans un contexte marqué par la syndicale corporative des deux cantons « crise de l’apprentissage » qui s’étend de Niort dans les Deux-Sèvres consacre tout au long du xixe siècle et qui tend à un article complet à l’apprentissage. Il s’aggraver encore en cette fin de siècle. s’agit « d’établir les usages qui régissent Cette crise, du moins perçue comme les contrats d’apprentissage, en réformer telle par les organisations patronales ou les abus et en assurer l’exécution entre ouvrières, est déjà au cœur des débats les parties ». des congrès ouvriers des années 1870- 1880 et celle-ci engendrerait au moins À l’échelle nationale, la protection trois fléaux selon les syndicalistes : la des apprentis constitue une préoccupation spéculation du patronat sur le travail des majeure pour les syndicalistes. Plusieurs enfants ; la dépréciation de la qualité de vœux sont par exemple formulés lors du l’apprentissage ; la sous-concurrence congrès d’Alger en 190211, le dernier de des apprentis sur le marché du travail. la FBT, dans le cadre du projet de mo- Il importe pour les militants ouvriers de dification de la Loi du 22 février 1851 répondre à cette crise de façon organisée sur l’apprentissage. Les congressistes et autonome, d’autant que l’enseignement exigent alors au moins quatre mesures : professionnel « contrairement aux autres la nécessité que les contrats d’apprentis- ordres d’enseignement – primaire et sage soient écrits : « Le contrat verbal secondaire –, n’est pas né d’un principe donne lieu à des jugements contradic- fondateur exprimé dans un cadre légis- toires de la part des tribunaux, et il ne latif unitaire et cohérent et […] naît de garantit pas suffisamment le droit des l’amalgame progressif d’établissements hétérogènes qui s’unifient tardivement » 10 Séances du congrès ouvrier de France : session de (Marchand, 2005). Le développement 1876, tenue à Paris du 2 au 10 octobre. Paris : Sandoz de l’industrie et de nouveaux procédés et Fischbacher, 1877. techniques complexes donnent une cer- 11 xe congrès national des Bourses du travail de France et des colonies : tenu à Alger les 15, 16, 17 et 18 taine gravité et une certaine récurrence au septembre 1902. Alger : Typographie et Lithographie discours de certains industriels, certains Adolphe Jourdain, 1902. parties » ; la surveillance de l’appren- La recherche de légitimation tissage qui doit être confiée aux conseils du syndicalisme de prud’hommes ou à défaut à des com- missions mixtes employeurs/salariés ; Parmi leurs nombreuses activités, les l’institution d’un examen théorique et Bourses obtiennent des aides et subsides pratique, autrement dit l’introduction publiques du fait de deux activités prin- d’un certificat d’instruction profession- cipales : le placement des ouvriers et les nelle ; enfin le souhait que le conseil cours professionnels. L’existence de cours des prud’hommes, en cas d’abus grave, professionnels permet souvent l’exis- puisse par jugement réduire et limiter tence même des Bourses dans une ville le nombre des apprentis d’un établisse- et permet au regard des services rendus à ment et qu’en cas de récidive ou après la population locale de limiter l’hostilité des fautes très graves il puisse retirer le municipale quand elles développent paral- droit d’avoir des apprentis pour un temps lèlement leurs activités revendicatives. ou même définitivement. Ce congrès exige enfin qu’« une instruction profes- Elles souhaitent en outre contrecar- sionnelle, en rapport avec l’état choisi rer l’activité jugée néfaste des écoles pro- et exercé, doit être donnée à l’enfant de fessionnelles. Celles-ci ne formeraient, moins de 18 ans qui n’a pas de contrat selon les syndicalistes, que des spécia- d’apprentissage de façon à ce qu’il ne listes, instruments d’une restructuration reste définitivement manœuvre. […] Le du travail au service du patronat pour degré d’instruction serait constaté par envahir l’autonomie professionnelle des un examen et un certificat. Le certificat ouvriers. Les cours professionnels des affranchira le patron et l’enfant de moins Bourses agiraient ainsi comme un moyen de 18 ans des obligations prescrites par de conserver et promouvoir la qualité du la loi ». Cette crise de l’apprentissage travail et des savoir-faire ouvriers. s’insère dans une crise aux contours plus larges. La société française connaît une En cette fin dexix e siècle l’idée de période d’industrialisation mais dans le mettre sur pied des écoles profession- même temps est confrontée à une crise nelles obligatoires et par conséquent économique, la Grande dépression, qui dépendantes de la puissance publique dure jusqu’au milieu des années 1890 apparaît impensable et ce sont donc des et génère une forte instabilité qui affecte initiatives privées et locales qui viennent les ouvriers les moins qualifiés. Mainte- combler les besoins en la matière, d’au- nir ou développer des compétences ou tant que la formation traditionnelle des qualification est un enjeu pour éviter le apprentis au sein des entreprises est en dé­clas­sement des travailleurs. régression constante. En 1900, Édouard Treich, secrétaire de la Bourse du travail de Limoges, rapporteur de la commis- sion du congrès dédiée à l’apprentissage

108 109 exprime cette nécessité en ces termes. Construire la société Après avoir appelé à la création de cours post révolutionnaire professionnels, ce dernier considère que « Nous démontrerons en même temps à Développer des cours professionnels nos adversaires que le rôle des associa- ne relève pas d’une mission de service tions ouvrières ne se borne pas, comme on public ou désintéressée, même si cette di- nous le reproche souvent, à parler beau- mension peut faire l’objet de débats parmi coup, à perdre notre temps en discussions les syndicalistes. L’objectif des Bourses et protestations inutiles, mais que nous et de la CGT tel que rappelé au sein des savons sur le terrain pratique être utiles congrès ou par la presse ou la CGT elle- à notre pays et aux travailleurs »12. même est de parvenir à une révolution sociale et économique. Les animateurs des À la même période, organismes Bourses, par-delà leurs options politiques, patronaux et syndicats tentent de consti- ne sont pas insurrectionnalistes, au sens où tuer des écoles professionnelles, mais selon eux la révolution doit être préparée les syndicats ouvriers doivent avoir au mieux. C’est une révolution qui doit de recours à la philanthropie en raison des surcroît être gestionnaire, c’est-à-dire que moyens limités dont ces groupements les ouvriers continueront à produire mais disposent. Cette recherche de légitimité auront en plus en charge la gestion de la cible deux catégories de publics : les tra- cité et de l’entreprise. Dans cette optique vailleurs et leurs familles de la localité syndicaliste révolutionnaire, l’éducation que les Bourses tentent d’attirer et d’or- et la formation jouent un rôle prépondé- ganiser d’une part, les pouvoirs publics rant. Il faut en définitive former ces futurs d’autre part. Nombre de Bourses orga- gestionnaires non spécialistes, pour qu’ils nisent, reprenant ainsi certains codes et ne soient pas coupés des autres ouvriers et usages du système scolaire traditionnel, restent attachés aux idéaux syndicalistes et des remises de prix ou des fêtes de fin autogestionnaires. d’année en présence de notables locaux (maires, préfets, conseillers généraux…) C’est au cours du cinquième congrès qui sont alors amenés à prendre la parole des Bourses du travail de Tours en 189613 pour vanter la plupart du temps les efforts qu’apparaît avec clarté la finalité révolu- fournis par les Bourses et la qualité des tionnaire de l’enseignement professionnel. enseignements, témoignant ainsi d’une Trois rapports sont alors présentés par les réelle reconnaissance du travail effectué, bourses de Nîmes, d’Alger et par Fernand d’autant qu’elles peuvent réunir des cen- Pelloutier lui-même dans la perspective taines de participants à cette occasion. de préciser les objectifs de cet enseigne-

e 12 xie congrès national corporatif. ve congrès de la 13 v congrès tenu à Tours du 9 au 12 septembre 1896. CGT. Paris 10-14 septembre 1900. Paris : Imprimerie Compte rendu analytique, Fédération des bourses du nouvelle, 11 rue Cade, Paris, 1900, p. 182-183. travail. Tours : Impr. Debenay-Lafond, Tours, 1896. ment. Pour Fernand Pelloutier, dirigeant Cette finalité est rappelée dans de la Fédération nationale des Bourses les congrès ou dans certains articles de du travail, la société socialiste issue des la presse syndicale. La Bataille syndi- Bourses du travail devait voir le triomphe caliste dans un article du 2 septembre des organisations économiques ouvrières 1912 revenant sur les motivations du sur toute forme de structure étatique. La syndicalisme révolutionnaire interpelle Bourse du travail avait donc vocation à les lecteurs : « Et tant que nos syndicats se muer en une « commune ouvrière en ne pourront pas assurer la question de voie d’organisation » dépourvue de tout la production, toutes les révolutions que fonctionnement bureaucratique. Cette nous pourrons faire seront vaines. Or, ambition transformatrice alliant éduca- il faut se préparer à cette grande tâche, tion et révolution réapparaît à périodicité vous voyez l’importance révolution- régulière. Au cours du Congrès de Paris de naire de l’apprentissage. Le patronat 1900, la Bourse du travail de Saint-Étienne veut mettre la main sur l’organisation rend compte du processus attendu : de cette éducation technique et parle d’instituer un certificat de fin d’appren- Lorsque les syndicats de la Bourse du tissage. La direction de cette éducation, travail prirent la résolution de créer des il veut se la réserver en la confiant aux cours professionnels, c’est qu’ils avaient chambres de commerce. Nous devons unanimement compris qu’ils étaient le complément indispensable d’une la lui arracher et porter la lutte sur ce 15 bonne organisation syndicale, parce terrain » . que si au sein du syndicat on apprend à connaître ses droits et ses devoirs de tra­ vailleurs, dans les cours professionnels, on apprend à devenir bon ouvrier dans Quelle dynamique sa profession. Et lorsque devenu bon nationale et locale ? ouvrier, connaissant en même temps que ses droits, sa valeur technique, on Une stratégie nationale erratique sera en même temps devenu conscient de sa situation de prolétaire ; alors sentant mieux tout le poids des iniqui- Tout au long de la vie de la fédéra- tés sociales, on sera toujours debout au tion des Bourses du travail ou de la CGT premier rang, pour défendre et soutenir jusqu’en 1914, la question des cours avec plus d’énergie, les revendications professionnels, de leur fonctionnement, prolétariennes ou corporatives ; et on de leur utilité, de leur retour d’expé- fera cela avec d’autant plus de force et de conviction que la capacité intellec- tuelle et morale sera plus développée septembre 1900, Paris : Imprimerie typographique Jean au contact de la science enseignée et Allemane, 1900 p. 110-111. apprise dans les cours professionnels14. 15 Non signé, « Les congrès. Les jeunesses syndicalistes », La Bataille syndicaliste, n° 495 du 2 septembre 1912, p. 1. Les citations du quotidien La 14 viiie Congrès de la Fédération nationale des Bourses Bataille syndicaliste sont issues des archives de l’IHS- du Travail de France et des colonies, Paris, 5-8 CGT consultables en ligne ou à la BNF.

110 111 rience reste un sujet étonnamment peu Le congrès de Rennes de 189816, le travaillé au niveau des instances natio- premier à aborder sérieusement la ques- nales, même si la nécessité de promou- tion de l’apprentissage, cherche à poser voir ce type d’œuvre est revendiquée la question de l’objectif de ces cours. La et martelée. Cela reste de surcroît une Bourses de Nantes par exemple s’inter- question peu traitée par la presse syndi- roge publiquement sur le risque que cet cale confédérale, pourtant prolixe. Cette enseignement pourrait générer, en formant distorsion, sinon coupure entre pratiques les futurs contremaîtres « qui se retourne- locales nombreuses et variées et ques- ront contre les Bourses du travail »17. tion nationale illustre en creux les para- doxes du syndicalisme révolutionnaire : L’autre question est celle de l’ap- comment en effet fédérer avec succès prentissage lui-même. Les Bourses des initiatives locales et les valoriser doivent-elles former des apprentis ou comme telles, dans un projet d’enver- aider à perfectionner les ouvriers ? Cette gure nationale, voué à transformer la question est posée par plusieurs d’entre société ? L’objectif des Bourses, tel que elles comme celle de Brest ou de . rappelé au cours des congrès, est bien de C’est en définitive la seconde option donner aux ouvriers et notamment aux qui est avancée et qui est plébiscitée plus jeunes d’entre eux une formation par les Bourses dans leur localité. Le leur permettant d’obtenir une qualifica- congrès suivant, celui de Paris en 1900, tion. Pour Fernand Pelloutier­, il s’agit de fait état de nombreuses réalisations et « réagir […] contre la tendance domi- de limites en matière de moyens ou de nante dans l’industrie moderne à faire fréquentations. Nombre de représen- de l’enfant un manœuvre, un accessoire tants de Bourses commencent à imagi- de la machine, au lieu d’en faire un ner que pour répondre correctement aux collaborateur intelligent » (Pelloutier, enjeux, il conviendrait plutôt de favori- 1921, p. 192). ser l’éclosion d’un enseignement inté- gral pour tous les membres de la société. Les débats se focalisent à l’occa- La Bourses de Tourcoing s’exprime sur sion de trois congrès entre 1898 et 1902 cette question ainsi : « il faut que cet sur cette question. Le débat s’éclipse enseignement soit donné à tous sans dis- ensuite, d’autres sujets comme l’organi- tinction, dans les écoles publiques, avec sation de la grève générale ou la journée suppression de tous les diplômes18 ». des huit heures occupant l’espace des discussions. Ces congrès sont l’occa- 16 viie congrès national des bourses du travail de France sion pour des secrétaires de Bourses et des colonies : Rennes du 21 au 24 septembre 1898. Compte rendu dactylographié, date de publication du travail présents ou représentés de inconnue. montrer l’étendue du travail accompli, de 17 Ibid., p. 95. la diversité des cours, du nombre ou de la 18 viiie congrès de la Fédération nationale des Bourses physionomie de leurs participants… du Travail de France et des colonies, p. 96, arch. cit. Cette idée reste néanmoins minoritaire fessionnels deviennent en définitive de lors de ce congrès. Ces congrès sont simples sujets locaux, laissant l’initiative aussi le moment pour les participants de travailler de concert ou en concur- de légitimer l’apport de l’œuvre des rence avec les institutions préexistant aux Bourses en matière d’enseignement, en Bourses locales. Après 1902, l’expérience comparaison d’autres institutions. Il en des Bourses dans leur bassin de vie n’est va ainsi de la Bourse du travail d’Alger plus une question de congrès, un comble qui en 1900 déclare « qu’il ne faut pas quand on mesure l’importance que confondre l’école professionnelle ou constituent ces cours pour le maintien et d’apprentissage, destinée à créer des le développement des Bourses. Sans que ouvriers conscients de l’effort produit et l’on puisse parler de dérives, l’absence de des résultats recherchés, avec les écoles cap collectif favorise la diversification, dites d’art et métiers qui ont pour but sinon l’émiettement des approches, des unique de créer des surveillants, des démarches, et interdit alors d’évoquer contremaîtres et autres auxiliaires du un modèle unique de Bourse en matière patronat »19. Se joue ici un conflit de d’enseignement professionnel, chacune valeurs et de vocation sur le rôle de cet expérimentant, nouant des relations avec en­sei­gnement qui se doit d’être émanci- les autorités locales, voire avec le petit pateur, tant individuellement que collec- patronat… pour mener à bien son activi- tivement, et non un moyen de coercition. té. De fait, les discours très revendicatifs, très politiques à l’échelle nationale sur le Deux ans auparavant, plusieurs sujet de l’apprentissage qui apparaissent Bourses avaient publiquement reconnu à la fin des années 1900 ne tiennent plus que certaines écoles professionnelles vraiment compte des réalités de terrains privées formaient pourtant de bons et peuvent même apparaître par moments ouvriers. Une commission d’enquête déconnectés des expériences réelles est même envisagée par le syndicat des encore menées. chauffeurs mécaniciens de la Seine en 1898 pour sortir d’une posture impres- sionniste sur le sujet. Elle ne verra jamais Quelques exemples locaux le jour. (Dijon, Lyon, Poitiers…)

Ces riches échanges, concentrés Les très nombreux cours profes- sur quelques années, ne débouchent pas sionnels qui voient le jour sur le territoire toujours sur des positions fermes. De national prennent des formes variées au surcroît, il cache une réalité sociale plus gré de nombreux facteurs : implanta- complexe. De débat national, les ques- tion des Bourses, insertion de celles-ci tions de l’apprentissage et des cours pro- dans le tissu économique et social local, moyens financiers à leur disposition, 19 Ibid., p. 102. équilibre politique et militant interne…

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Toutes les Bourses ne sont pas en mesure y apparaissent quelques années après, de créer des cours professionnels. Aussi suite à une décision de l’AG des syndi- nombreuses sont celles qui s’associent cats en 1895. Une commission d’étude à des expérimentations locales portées est alors mise en place pour collecter les parfois par des municipalités ou des éléments nécessaires pour leur mise en associations. Bien que présentées ou se place. Dans cette optique, chaque syn- présentant elles-mêmes comme maxima- dicat de la Bourse est consulté afin de listes, ces Bourses n’en demeurent pas connaître ses besoins, le nombre pré- moins attachées à s’assurer des partena- visible d’élève, mais aussi le type de riats, des solidarités locales. salle nécessaire, le type d’outils à mo- biliser, et leur coût. En définitive, seu- Au sein de la Bourse du travail de lement huit syndicats sur 62 répondent Dijon étudiée par Jean Belin (2016), positivement. Plusieurs syndicats, à mettre sur pied des cours professionnels l’image de celui des tailleurs de pierre est un objectif pour les dirigeants dès sa organisent déjà leurs cours et prêtent création en 1893. Pour l’année 1898-1899, du matériel à la Bourse pour démarrer on dénombre 107 élèves qui y poursuivent les siens. Le succès est rapide et surpre- des cours dans des matières variées telles nant : 250 élèves s’inscrivent, là où les que la menuiserie, l’ébénisterie, la taille promoteurs en attendent une centaine de pierre, le dessin, la géométrie, la char- pour la première année. On dénombre penterie ou la coupe d’habits. En fonc- 300 demandes la seconde année, et on tion des budgets octroyés, d’autres cours atteint 480 en 1912. Les cours les plus peuvent voir le jour pour les métiers de la plébiscités sont les cours de taille d’ha- chaussure ou la métallurgie par exemple. bits et de dessin linéaire. Les objectifs Des cours d’économie ménagère voient des promoteurs sont doubles et présen- également le jour en 1912. Mais l’orga- tés par eux comme tels : « il importe nisation de ces cours demeure fragile. pour la classe ouvrière militante de se Ces derniers font en effet les frais de la fortifier par elle-même au point de vue scission qui intervient en 1907 au sein de technique, afin que le jour où elle sera la Bourse. Ils ne peuvent reprendre qu’en appelée à diriger la production, elle ne 1909 après la réunification des forces soit pas obligée d’avoir recours à des syndicales. Au-delà des tensions internes, adversaires qui auront intérêt à la faire la continuité des cours est étroitement passer pour inférieure » (Rappe, 2004, liée aux moyens financiers existants mais p. 84). Ces cours sont encadrés par une aussi à la faible assistance des élèves pour commission de neuf membres, sous la certains cours. responsabilité du conseil d’administra- tion. Ils bénéficient d’un budget alloué La Bourse du travail de Lyon, par la municipalité, et l’État à partir inaugurée en 1891, connaît un dé­ve­lop­ de 1907, mais aussi de fonds récoltés pement plus important encore. Les cours à l’occasion de fêtes organisées par la Bourse. Les professeurs sont associés à privilégier les applications concrètes, cette commission pour pouvoir faire des les œuvres sociales aux luttes revendi- retours. Les cours comme les fournitures catives et à investir par conséquent très sont gratuits. En revanche la mixité est fortement ces cours (Hamelin, 2015). En peu fréquente (uniquement pour les cours 1910, un atelier est joint au local de la de sténo et d’espéranto). Entre 1896 et Bourse. Il abrite du matériel destiné aux 1914, la Bourse organise dix cours pro- cours de menuiserie, de serrurerie et de fessionnels (six en 1896, huit entre 1903 mécanique. En 1912 apparaît un cours et 1912 et dix en 1912). Les élèves ne de typographie et d’impression jugé se limitent pas au cercle syndicaliste, ce prioritaire au regard de l’importance de qui peut occasionnellement inquiéter les cette industrie dans la ville. promoteurs des cours qui se demandent comment faire germer la conscience syn- Cette transformation rapide est dicale chez les élèves. L’âge des élèves rendue possible par l’octroi de nom- est variable. Une majorité est âgée entre breuses subventions de la municipalité 14 et 35 ans, mais des élèves nettement et de l’État (7 000 francs de subvention plus âgés y sont également présents. Les entre 1909 et 1913). Le rôle des inspec- élèves n’ont pas pour obligation de dis- teurs de l’enseignement technique qui poser la nationalité française. La Bourse peuvent apporter des appréciations posi- exige une certaine rigueur (bonne tenue, tives sur les projets syndicaux mais aussi discipline, présence…). Il s’agit de des réseaux politiques20. rendre crédibles et productifs ces cours, mais dans les faits l’absentéisme reste À Poitiers il existe d’autres cours fort. La cérémonie de remise des prix mais uniquement en ébénisterie ou en regroupe en moyenne 1 000 personnes menuiserie. De ce fait, la Bourse répond en présence des édiles locaux. véritablement à un besoin social et pro- fessionnel, comme en témoignent les Dans une ville de taille moyenne bons chiffres de la fréquentation des et faiblement industrialisée comme Poi- cours de mécanique (25 élèves/an), de tiers, le développement des cours est plus cordonnerie (12 élèves/an), ou encore tardif. Cette structuration se déploie en de typographie (43 élèves en 1912). Les deux temps : de 1903 à 1910, les cours cours y sont assurés par des syndicalistes sont essentiellement théoriques, faute de militants mais quand les syndicats dispa- moyens matériels adéquats (Cantames- raissent, ce qui demeure somme toute sa, 2005). Par exemple le cours de méca- fréquent, la Bourse fait appel à des non nique ne dispose pour seul matériel que d’un tableau portatif. L’arrivée d’un so- cialiste réformiste à la tête de la Bourse 20 Eugène Audinet peut alors compter sur ses liens avec Aimé Lavy, ancien député possibiliste, devenu en 1910, Eugène Audinet, qui dispose membre de la commission de l’enseignement technique également de solides réseaux, amène à du ministère du Commerce.

114 115 syndiqués pour maintenir les cours de Lors des congrès de la fédéra- métallurgie et de serrurerie par exemple. tion des Bourses, ou à l’occasion des Les cours sont organisés du printemps à conseils d’administration de certaines l’automne, une à deux fois par semaine Bourses, le débat se focalise sur l’iden- selon la disponibilité des locaux, et tité des personnes en charge des cours. en soirée, après la journée de travail. Le congrès de Rennes de 189821 met en Chaque enseignement se déroule sur scène cette question. À cette occasion, la une période de 3 années. Les professeurs Bourse d’Angers « expose qu’à son avis consignent les travaux des élèves sur un le danger des cours professionnels, c’est livret que ceux-ci doivent ré­gu­liè­rement d’être faits par des hommes étrangers présenter à leurs parents. Les cours ne au mouvement­ ouvrier et qui donnent sont pas spécifiquement réservés au aux élèves des notions contraires à nos jeune public. Des ouvriers peuvent y principes ». Son représentant demande assister afin de compléter une formation ainsi que « les cours soient faits par passée incomplète. des ouvriers plutôt que par des techni- ciens (ingénieurs, architectes…) non pas tant du point de vue syndical que parce L’indépassable difficulté que les connaissances données seront des moyens techniques pratiquement plus développées ». Plu- et financiers sieurs Bourses, comme celle de Brest suivent ce congressiste. Mais toutes les Les cours professionnels per- Bourses présentes ne partagent pas ce mettent-ils aux Bourses de devenir des point de vue, comme celle de Paris pour contre-pouvoirs, ou bien participent-ils qui « non seulement parce que nous à leur institutionnalisation progressive ? sommes incapables de nous substituer Deux débats au moins, illustrés par de très à eux, mais encore parce que quel que nombreux exemples locaux, jalonnent ces soit l’esprit dans lequel ils seront faits, trois décennies. D’une part, les moyens les travailleurs n’en retireront pas moins financiers : faut-il dépendre des pou- des avantages sérieux. Rendre la classe voirs publics, ou les Bourses et leurs ouvrière plus instruite, ce sera augmen- cours doivent-ils s’émanciper sur le plan ter sa force ». financier, et dans quelle mesure ? D’autre part, les modalités d’exercice de l’ensei- Ces réticences baissent en inten- gnement : ces missions doivent-elles être sité sur la période étudiée, mais restent assurées par des ouvriers avec une expé- vivaces jusqu’à l’intégration des insti- rience, ou bien par des enseignants (des fonctionnaires) estampillés ? Se joue en creux la question de l’autonomie ou- 21 xe congrès national corporatif (ive de la Confédération générale du travail) tenu à Rennes les 26, 27, 28, 29, vrière, et parfois même d’un ouvriérisme 30 septembre et 1er octobre 1898 : compte rendu des jalousement revendiqué. travaux. Rennes : Impr. des Arts et Manufactures, 1898. tuteurs au sein de la CGT. La défiance Je crois que les intellectuels peuvent concerne également la nature de l’apport être d’une grande utilité pour la trans- formation de notre société. Ils doivent des intellectuels, autrement dit du pro- sympathiser avec la classe ouvrière s’ils létariat administratif qu’incarnent les sont des hommes de vérité et de justice. instituteurs qui frappent en nombre à la porte des bourses et qui offrent volon- La question de la participation des in- tiers leurs services. Il est à noter que la tellectuels à l’action ouvrière est fort notion d’intellectuels n’est jamais réel- complexe. Doivent-ils former des syn- lement définie par les syndicalistes. Les dicats et adhérer à l’organisme central ouvrier ? Pour ma part, je suis adver- intellectuels, comme nouvelle figure saire de les admettre […] par crainte de sociale qu’a analysée Christophe Charle les voir fausser la direction que seuls en son temps (Charle, 1990), sont rares peuvent donner au mouvement ouvrier dans le sillage cégétiste, même s’ils des individus toujours en butte à l’op- pression patronale ou gouvernementale, jouissent d’une grande notoriété pour qui connaissent par conséquent mieux certains, comme Maxime Leroy, James la nécessité de la lutte (De Marmande, Guillaume ou Lucien Descaves. De très 1907, p. 47). nombreuses prises de position de mili- tants syndicalistes rendent compte du rejet des intellectuels, tout du moins Amplifier l’enseignement du souhait de ne pas les voir intégrer professionnel par la CGT ou les Bourses. Pour A. Clerc, l’enseignement général ouvrier typographe, secrétaire de la pour adultes bourse du travail de , « rien dans la méthode suivie par la CGT ne Un enseignement professionnel laisse supposer qu’elle puisse désirer qui ne se suffit pas à lui-même la collaboration avec les intellectuels. D’ailleurs, c’est tout au plus si une dou- Les différentes expérimentations zaine d’intellectuels s’intéressent vrai- menées au sein des Bourses montrent ment à l’action de la confédération. Cet assez vite que le simple développement état d’esprit se manifeste chez quelques- de cours professionnels n’est pas suffi- uns dont le souci de la justice et de la sant. Il apparaît rapidement impératif vérité n’a pas encore été obscurci par les de favoriser l’instruction générale des intérêts de classe, mais ce sont là des ex- ouvriers et des plus jeunes en particu- ceptions » (De Marmande, 1907, p. 33). lier. Aussi des commissions d’étude se Cependant, certains à l’instar d’Albert forgent-elles au sein des Bourses, dans Lévy, trésorier de la CGT peuvent avoir l’objectif de développer des cours géné- des postures plus modérées en considé- raux sur les thématiques censées intéres- rant l’apport des intellectuels comme ser les ouvriers, qu’il s’agisse du progrès utile, tout en se disant adversaire de leur de la science, du droit, des sciences hu- intégration à la CGT : maines et sociales… Ces cours peuvent

116 117 venir concurrencer le mouvement des Dès le congrès de 1900, alors que universités populaires (UP) qui se les cours professionnels des Bourses se déploie de façon parallèle et rapide au propagent sur le territoire, certains mili- début du xxe siècle, et qui sont accu- tants témoignent de la limite de ceux-ci et sées par différents leaders syndicalistes plaident pour un système plus large d’en- révolutionnaires d’importer des savoirs seignement. Ainsi, le délégué de la Bourse descendants des « sachants » aux élèves, de Besançon déclare : « Les Bourses du l’inverse en somme de ce qu’ambi- travail ont fait les plus grands efforts tionnent les animateurs des Bourses22. Il pour créer un enseignement technique. convient cependant de ne pas caricaturer Mais ne croit-on pas que l’en­sei­gnement à l’excès cette compétition et cette dé- général doit précéder l’enseignement fiance. Par-delà les discours, les postures, professionnel, et qu’avant de faire un dans de nombreuses localités Bourses bon charron, un habile menuisier qui du travail et UP coexistent (Premat & peut-être deviendra par ignorance, Sigaut, 2009 ; Mercier, 2009 ; Mougel, l’ennemi de sa propre classe, il faudrait 2017) et mutualisent leurs moyens, leurs faire un homme pensant, à la hauteur locaux, de sorte que des sessions peuvent de la mission sociale que lui donne son être animées par les mêmes militants et rôle d’exploité ? »23. Fernand Pelloutier jouer alors le rôle d’auxiliaire pour le lui-même, analysant le système d’ensei- compte de certaines Bourses dans cette gnement français, l’assimile à un ensei- tâche d’éducation populaire. gnement de classe. Cela nécessite alors d’organiser au sein des Bourses un enseignement général en complément 22 , dans sa brochure intitulée Les bourses de l’enseignement professionnel. Il fait du travail et la CGT Paris (M. Rivière, 1911, p. 31), se montre réprobateur des UP en ces termes : « À la suite adopter le principe dès le congrès char- d’une crise que tout le monde se rappelle, quelques nière de Paris de 1900, tout en considé- bourgeois avaient pris ‘l’héroïque’ détermination rant qu’il faudra aller plus loin : « Le ‘d’aller au peuple’, et les Universités populaires en avaient été le résultat […]. La rude logique des Comité fédéral devra donc dresser un travailleurs, a sans doute effrayé les bourgeois plan, chercher à l’aide de quelles res- intellectuels venus à eux, car ceux-ci s’en sont, après sources les Bourses du travail pourront très peu d’années d’expérience, retournés défendre leur classe ‘de l’autre côté de la barricade’ ». Léon ouvrir des écoles, proposer à un futur Jouhaux n’est pas plus accommodant dans La Bataille congrès la rédaction des manuels d’ins- syndicaliste (n° 255 du 6 janvier 1912) avec son article « Pour les jeunes » : « Par de fausses méthodes truction […] socialiste[s], etc. Voilà 24 d’enseignement, les universités populaires ne formèrent la besogne de demain ! » . Dans cette […] que des suffisances incompétences, tuant toute confiance, toute croyance en la valeur de l’action révolutionnaire… De cette jeunesse enthousiaste 23 viiie congrès de la Fédération nationale des Bourses valeureuse, héroïque quelques années auparavant il du Travail, op. cit., p. 112. (CEDIAS Musée social.) ne resta bientôt plus, à de rares exceptions près, que des faux savants, véritables vieillards de la pensée, 24 Fernand Pelloutier, « La Fédération des Bourses du négateurs de toute action virile… ». (CEDIAS Musée travail de France, ses congrès », Le mouvement social.) socialiste, 15 novembre 1900, p. 626. perspective, de grosses Bourses comme Ils ont même substitué à l’enseignement Paris, Saint-Étienne ou Nîmes mettent en factice et inefficace de toutes les connais- place des cours d’enseignement général sances, un enseignement professionnel qui apparaissent très vite indissociables basé uniquement sur la connaissance du de l’enseignement technique. Il s’agit métier. La réaction est peut-être un peu d’enraciner et d’affermir la conscience de forte, car s’il y a dans ces cours pure- classe. Des séries de conférences voient ment professionnels, comme une école également le jour, tout comme des cours d’apprentissage très utile, ce n’est pas, de calcul ou de grammaire, mais ils ne croyons-nous, la meilleure école de la parviennent pas à égaler en durée ou en vie ». Soucieux d’éviter toute juxtaposi- fréquence les cours professionnels. Les tion, ils plaident pour que l’enseignement Bourses ne parviennent pas à développer général et l’enseignement professionnel une attitude cohérente à ce sujet. « se pénètrent l’un l’autre pour constituer un ‘enseignement réaliste’ […] afin d’at- Parallèlement, la question de la teindre à la réalisation non de l’homme mise en place d’un enseignement pri- idéal des littérateurs, mais de l’homme- maire se fait jour au cours des congrès créateur qui pense et agit »25. C’est l’arri- entre 1900 et 1908. De ce fait, les jalons vée des enseignants au sein de la CGT à vont être posés dans le sens d’une exten- partir de 1908 qui change profondément sion de l’œuvre éducative des Bourses en la donne, même si cela entraîne de pro- direction de l’enfance et de l’adolescence. fonds débats. Il n’est alors plus besoin Cela suscite cependant des réserves et le de créer ses propres institutions mais de manque de moyens se fait plus durement s’appuyer sur les instituteurs syndiqués sentir que pour les cours professionnels. qui agiront en faveur d’un meilleur ensei- La culture du métier qui occupe la pre- gnement et d’une meilleure pédagogie au mière place dans l’univers culturel des sein de l’éducation nationale. ouvriers peut expliquer la difficulté à pro- mouvoir de façon correcte ce type d’en- seignement. Certains syndicats prennent Les bibliothèques : un lieu de le contre-pied de cette doxa syndicale. convergence des savoirs À l’occasion de la IVe conférence des professionnels et éclectiques ? Bourses de 1910, les dénommés Togny de Niort et Réaud de rédigent La nécessité de répondre aux besoins un rapport dédié aux écoles syndicales de formation professionnelle du monde et élaborent une histoire critique de l’in- ouvrier ne doit pas faire oublier que cet vestissement majoritaire des Bourses en

matière d’éducation « Bien des syndicats 25 xviie congrès national corporatif (xie de la CGT) et ont voulu corriger le néant de l’éducation 4e conférence des bourses du travail ou unions de syndicats tenus à Toulouse du 3 au 10 octobre 1910 : générale par l’enseignement profession- compte rendu des travaux. Toulouse : Imprimerie nel donné par des praticiens du métier. ouvrière, p. 404.

118 119 investissement éducatif peut prendre ou pour les Bourses les plus importantes, des formes multiples. L’enseignement comme celle de Paris, à un bibliothécaire syndicaliste n’a pas été théorisé, tout du archiviste. La taille de ces bibliothèques moins dans les premières années du dé­ varie, leur fréquentation aussi. De façon ve­lop­pement du syndicalisme, même si schématique les utilisateurs préféreraient nombre de militants s’expriment sur les lire les œuvres théoriques à leur domicile, nécessités d’une éducation, d’un ensei- tandis qu’on consulte sur place majoritai- gnement spécifique ou commun pour les rement les livres techniques, de droit ad- ouvriers. Différentes œuvres viennent ministratif ou de statistique. La Bourse du ainsi affermir la place des Bourses. Les travail de Dijon par exemple est ouverte bibliothèques notamment se développent tous les jours. Elle est présentée comme dans le sillage de la création des Bourses, étant articulée au service d’enseignement. aidées financièrement par le ministère Elle poursuit selon ses promoteurs trois du commerce, favorisant la cohabitation objectifs : former professionnellement, d’ouvrages techniques, complémentaires instruire et distraire. En 1896, la biblio- des cours professionnels, qui dominent thèque compte 300 volumes. 17 ans plus en nombre de volumes et d’ouvrages de tard on dénombre 1 132 volumes (Belin, sciences sociales ou d’économie poli- 2016, p. 233). Ces bibliothèques contri- tique. Les œuvres progressistes ou socia- buent à favoriser une certaine autodidaxie listes sont présentes sans sectarisme mais et à développer pour leurs initiateurs une en faible nombre. On y retrouve enfin des éducation intégrale avec des résultats œuvres littéraires mais aussi des livres inégaux. Dans les faits, ce sont le plus de distraction. La littérature technique souvent les militants les plus aguerris qui indispensable pour les cours profession- la fréquentent. nels reste coûteuse et rapidement obso- lète. Les secrétaires de Bourses sollicitent régulièrement les pouvoirs publics pour L’enseignement professionnel obtenir des subsides ministériels en vue comme socle d’un enseignement de l’acquisition de ces ouvrages. Même intégral s’il est difficile pour les Bourses de pro- vince de pouvoir constituer ce type de À compter de la fin des années service en raison du manque de moyen, le 1900, la section des Bourses du travail dé­ploiement de ces bibliothèques apparaît de la CGT ouvre ses portes aux syndicats cependant notable. En 1907, 116 Bourses d’enseignants et développe une réflexion sur les 136 existantes en France en pos- plus ample sur le rôle de l’éducation, mais sèdent une. Ces bibliothèques tiennent une aussi, chose nouvelle, sur la pédagogie. place fondamentale et assurent une cer- Cet élargissement du spectre de l’inter- taine fierté des promoteurs des Bourses. vention syndicale, rendu possible du fait Le travail de documentation incombe le d’une large assise territoriale et fort d’un plus souvent au secrétaire de la Bourse, bilan chiffré, agira de façon paradoxale sur le sort des cours professionnels. Si tif » au sein de la CGT27 et de ses Bourses l’État commence à s’intéresser à cette favorise la reprise de discussions, parfois question et que des enseignants intégrés vives, autour des insuffisances des ensei- au système éducatif traditionnel se syn- gnements primaires et professionnels qui diquent, reste-il pertinent d’autogérer des poursuivent des logiques distinctes et cours professionnels si utiles mais si dif- qui mériteraient d’être davantage articu- ficile à porter ? lés28. Dans La Bataille syndicaliste, un dénommé Férule traduit ces interroga- La fin des années 1900 constitue un tions portant sur le contenu de l’ensei- moment complexe pour l’ensemble de la gnement et les besoins des travailleurs : CGT, confrontée à une crise aux contours « L’école tourne le dos à l’atelier. L’État multiples (répression, reflux des adhé- démocratique actuel a poussé la masse au rents…). L’expérience des cours profes- fétichisme de l’instruction pure et ne vise sionnels bénéficie du seul regard de la qu’à donner un vague savoir encyclopé- section des Bourses qui n’en fait en défi- dique et superficiel qui ne prépare que des nitive que peu de cas. Confrontés comme fonctionnaires et des déclassés… L’édu- leurs homologues ouvriers ou postiers cation professionnelle ne s’y fait guère à la répression et souhaitant faire front d’une façon sérieuse et l’on y prépare des commun avec les syndicalistes de la CGT ouvriers d’opérettes, plus fiers d’obtenir pour faire valoir leurs droits, les institu- un parchemin que d’acquérir la technique teurs qui frappent à la porte de la CGT du métier ». Il invite les syndicalistes à depuis plusieurs années, soutenus en cela questionner l’ensei­ ­gnement primaire trop par des figures de la confédération syn- empreint de « métaphysique d’État » et à dicale tels Georges Yvetot ou Paul Dele- plaider pour « que l’enseignement général salle, bénéficient d’un regard nouveau à et l’enseignement professionnel marchent leur endroit, rendant possible leur pleine de pair en se pénétrant le plus possible. intégration au sein de la confédération En adaptant cette éducation aux forces syndicale. La question est définitivement intellectuelles de l’enfant, et en procédant tranchée, malgré une certaine résistance, par une sage progression, on arrivera à au Congrès de Marseille de 190826 et la Fédération nationale des syndicats d’ins- 27 Le nombre d’instituteurs reste modeste : en 1910 à titutrices et d’instituteurs est admise l’occasion du xve congrès confédéral de Toulouse, on officiellement à la CGT en août 1909. dénombre 36 syndicats et 1 500 syndiqués. L’arrivée de ce « prolétariat administra- 28 Les questions éducatives et du rôle de l’école ne furent pas ignorées antérieurement. Pensons notamment à la série d’articles en 1902 au sein de La Voix du Peuple, 26 xvie congrès national corporatif (xe de la CGT) et signée par Louis Niel, secrétaire de la Bourse du travail 3e conférence des bourses du travail ou unions des de Montpellier qui critique fortement le système scolaire syndicats : tenus à Marseille du 5 au 12 octobre 1908 : et le contenu des enseignements et plaide pour une compte rendu sténographique des travaux / éducation intégrale comprenant les questions hygiénistes, Confédération générale du travail. Marseille : morales, sportives, scientifiques. La Voix du Peuple est Imprimerie Nouvelle (association ouvrière), 330 p. consultable aux archives de l’IHS-CGT consultables.

120 121 préparer l’enfant à faire un producteur précisant « Mais si nous restons partisans intelligent et fort »29. de la liberté de l’enseignement, nous ne sommes nullement hostiles à certaines L’entrée des instituteurs dans la garanties qui permettraient de faire CGT amène, à compter des années 1910, respecter le droit réel de l’enfant. Les à porter le débat sur le monopole de l’édu- progrès de l’école catholique et l’arro- cation. L’école de l’État doit-elle être gance des cléricaux à notre égard ne nous remplacée ou peut-elle être transformée laissent point indifférents. Nous savons ce de l’intérieur ? Le débat peut apparaître que valent les écoles primaires de l’État, confus et le positionnement incertain. mais nous savons aussi ce que valent Pour Louis Bouët, dirigeant de la toute les autres… »31. Depuis l’intégration des jeune Fédération des syndicats d’institu- instituteurs, une forte majorité des syn- teurs et d’institutrices, il importe de hié- dicalistes de la CGT, au-delà des seuls rarchiser les priorités au regard des enjeux rangs des enseignants s’inscrit dans cette et rapports de force du moment, notam- optique, laissant en marge les partisans ment face aux écoles congrégationnistes : de la construction d’un appareil éducatif « L’école laïque, malgré ses imperfec- alternatif32. tions, est seule capable d’aider puissam- ment l’émancipation de la classe ouvrière Le bilan total de l’œuvre des et paysanne. Les établissements libres où Bourses du travail en matière d’éduca- l’on donne une éducation rationnelle sont tion et d’enseignement reste à mesurer. et resteront encore longtemps une excep- Sur la période étudiée, les enquêtes des tion cependant que dans toute la France pouvoirs publics ou des syndicalistes et principalement dans l’Ouest, les écoles eux-mêmes en la matière sont quasiment congrégationnistes se multiplient rapi- inexistantes, cependant les données mobi- dement et remplissent grâce aux moyens lisables témoignent d’une forte vitalité et de pression dont dispose l’Église servie par tous les hobereaux et patrons réac- 31 Louis et Gabrielle Bouët « Pas de monopole sans tionnaires. Faut-il réclamer le mono- garanties », La Bataille syndicaliste, n° 969, 19 janvier pole ? Point »30. Quelques mois plus tôt, 1913, p. 1. Louis Bouët et sa compagne Gabrielle 32 Une partie des partisans d’un enseignement de la signaient un autre article abordant déjà jeunesse extra-étatique soutiendra les alternatives éducatives à l’image de l’école La Ruche de Sébastien la question du monopole de l’enseigne- Faure ou en constituant des sections de pupilles au sein ment et des alternatives scolaires tout en desquelles les animateurs des bourses proposent aux enfants des syndicalistes principalement, des activités ludiques, des cours de chant, des excursions en bord de plage, un ensemble d’activités favorisant la découverte, 29 Férule, « Les programmes scolaires et les besoins l’initiative individuelle et l’esprit de groupe. Certains de la classe ouvrière », La Bataille syndicaliste, n° 54, dirigeants de la CGT y voient une tentative 19 juin 1911, p. 2. d’embrigadement des jeunes et critiquent fortement ces 30 Louis Bouët, « Pour une école laïque », La Bataille initiatives. De fait, hormis quelques cas isolés, les syndicaliste, n° 707, 3 avril 1913, p. 2. sections de pupilles auront une courte durée. d’une empreinte forte des Bourses dans professionnels, bibliothèques, section de le tissu social et au sein de la popula- pupilles, investissement syndical des ins- tion ouvrière. En 1900, on dénombre tituteurs, réflexion sur la pédagogie…) 500 cours professionnels institués au pas ou peu articulés qui affaiblissent sein des Bourses du travail et 12 000 en définitive les portées potentielles du auditeurs (Leblanc, 1905). Ce chiffre projet émancipateur et révolutionnaire de doit être rapproché la même année aux la CGT. Au lendemain de la guerre, les 25 000 élèves des écoles professionnelles options ont considérablement évolué : ou encore aux 80 000 auditeurs qui parti- les pouvoirs publics, tout en associant les cipent aux 3 593 cours de 122 associations syndicats, s’approprient plus fortement la privées ou encore aux 3 000 auditeurs question de l’enseignement profession- des cours organisés par les chambres nel, sonnant le glas des cours profession- patronales. Cette réussite apparente est nels syndicaux. Les questions éducatives à mettre en perspective avec la difficulté autrefois portées par les seuls ouvriers, réelle des Bourses à initier ce type d’ins- puis en commun avec les instituteurs, titutions. Les intentions sont nombreuses, deviennent l’apanage quasi exclusif des mais la progression du nombre de cours syndicats d’enseignants. L’œuvre des s’avère limitée. Si on compte 33 Bourses bourses reste immense, fondatrice, mais ayant mis en place des cours profession- en matière d’enseignement et d’éduca- nels en 1897-1899, on en dénombre seu- tion leur héritage est morcelé, et jusqu’à lement 35 pour 141 Bourses (Narritsens, aujourd’hui peu ou pas assumé par les 2008, p. 36). L’œuvre des syndicats et générations de militants syndicaux qui se des bourses du travail dans ce domaine sont succédé. entre 1887 et 1914 peut dérouter par son manque apparent de cohérence et certains paradoxes. Alors que les cours profes- sionnels se déploient dans de nombreuses Bibliographie localités et connaissent de véritables succès jusqu’en 1914, cette expérience Baal G. (1971). « La Bourse du Travail à Brest (1904-1914) ». Mémoire de maîtrise d’envergure n’est rapidement plus l’objet soutenu à l’Université de Paris Panthéon-Sor- de discussions, de valorisation, ces insti- bonne et Université de Paris VIII. tutions locales étant même éclipsées par l’arrivée des enseignants au sein de la Belin J. (2016). La Bourse du travail de Dijon et le syndicalisme CGT en construction CGT et l’émergence d’un nouveau dis- de 1890 à 1930. Dijon : IHS-CGT. cours portant sur les limites de la disso- ciation entre enseignement professionnel Cantamessa L. (2005). Les débuts du syn- et général. dicalisme en Poitou-Charentes : 1884-1914. Thèse de doctorat soutenue à l’Université de Poitiers. On assiste davantage à une juxtapo- sition de dispositifs et d’initiatives (cours Charle C. (1990). Naissance des « intel-

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