MagGuffin 3 1956 - Crazed Fruit, de Ko Nakahira - 1960 - Only she knows, de Osamu

Takahashi - Contes cruels de la jeunesse, de Nagisa Oshima - Bon à rien,

de yoshishige yoshida - l’enterrement du soleil, de nagisa oshima - Youth

in fury, de Masahiro Shinoda - , de

- Le sang séché, de yoshishige yoshida - , de seijun

suzuki - nuit et brouillard au Japon, de nagisa oshima - 1961 - cochons

et cuirassés, de shohei imamura - la fin d’une douce nuit, de yoshishige

yoshida - killers on parade, de - les mauvais garçons, de

susumu hani - le piège, de nagisa oshima - 1962 - la source thermale

d’akitsu, de yoshishige yoshida - traquenard, de hiroshi teshigahara -

tears on the lion’s mane, de masahiro shinoda - 1963 - 18 jeunes gens à

l’appel de l’orage, de yoshishige yoshida - elle et lui, de susumu hani - la femme-

insecte, de shohei imamura - 1964 - les enfants main dans la main, de susumu

hani - la femme des sables, de hiroshi teshigahara - fleur pâle, de masahiro

shinoda - les lundis de yuka, de ko nakahira - désir meurtrier, de shohei

imamura - évasion du japon, de yoshishige yoshida - black sun, de koreyoshi

kurahara - 1965 - les secrets derrrière le mur, de koji wakamatsu - white

morning, de hiroshi teshigahara - tristesse et beauté, de masahiro

shinoda - les plaisirs de la chair, de nagisa oshima - histoire écrite sur

l’eau, de yoshishige yoshida - 1966 - Rites d’amour et de mort, de Yukio

Mishima - Le Silence sans ailes, de Kazuo Kuroki - thirst for love, de

Koreyoshi Kurahara - Le Pornographe, de shohei imamura - quand

l’embryon part braconner, de koji wakamatsu - captive’s island, de

masahiro shinoda - le visage d’un autre, de hiroshi teshigahara - violence

en plein jour, de nagisa oshima - le lac des femmes, de yoshishige yoshida

- abortion, de masao adachi - 1967 - à propos des chansons paillardes au

japon, de nagisa oshima - les anges violés, de koji wakamatsu - passion

ardente, de yoshishige yoshida - l’évaporation de l’homme, de shohei

imamura - été japonais : double suicide, de nagisa oshima - flamme et femme,

de yoshishige yoshida - 1968 - amours dans la neige, de yoshishige yoshida

- la pendaison, de nagisa oshima - journal d’un voleur de shinjuku, de

nagisa oshima - le retour des trois soûlards, de nagisa oshima - premier

amour version infernale, de susumu hani - the ruined map, de hiroshi

teshigahara - profond désir des dieux, de shohei imamura - adieu, clarté

d’été, de yoshishige yoshida - 1969 - va, va, vierge pour la deuxième fois, de

koji wakamatsu - le petit garçon, de nagisa oshima - la vierge violente,

de koji wakamatsu - for the damaged crushed eye, de toshio matsumoto

- female students guerilla, de masao adachi - violence sans raison, de koji

wakamatsu - cuba, mon amour, de kazuo kuroki - double suicide à amijima,

de masahiro shinoda - when twilight draws near, de akio jissoji - running

in madness, dying in love, de koji wakamatsu - les funérailles des roses,

de toshio matsumoto - eros plus massacre, de yoshishige yoshida - 1970 -

histoire du japon racontée par une hôtesse de bar, de shohei imamura - sex

jack, de koji wakamatsu - shinjuku mad, de koji wakamatsu - la femme qui

voulait mourir, de koji wakamatsu - buraikan, de masahiro shinoda - il est

mort après la guerre, de nagisa oshima - hanjo mugen jigoku, de masao

adachi - mujo, d’akio jissoji - purgatoire eroïca, de yoshishige yoshida - les

日本ヌーヴェルヴァーグ esprits maléfiques du japon, de kazuo kuroki - 1971 - mandala, d’akio jissoji 日本ヌーヴェルヴァーグ

- jetons les livres, sortons dans la rue, de shuji terayama - aveux, théories,

actrices, de yoshishige yoshida - 1972 - l’extase des anges, de koji wakamatsu

- The morning schedule, de susumu hani - 1973 - Le Royaume, de Katsu kanai

- coup d’état, de yoshishige yoshida - 1974 - the assassination of ryoma, de

kazuo kuroki - 1975 - god speed you, black emperor, de mitsuo yanagimachi Sommaire Édito Nouvelle(s) Vague(s) japonaise(s) par constant voisin Page 6 : Kōji Wakamatsu Page 9 : Nagisa Oshima Derrière son appellation souvent décriée, la « Nou- Page 12 : Seijun Suzuki velle Vague japonaise » s’avère aussi un raccourci efficace Page 14 : Le Lac des Femmes pour parler de la génération de cinéastes ayant tourné dans Page 15 : Shōhei Imamura les années 60 et 70 – en même temps que se déroulait notre Page 17 : Concours Nouvelle Vague à nous, français. D’une manière assez simi- Page 18 : Toshio Matsumoto laire, le mouvement s’organise tout d’abord autour d’une re- vue : Eiga Hihyo. Ce sera à peu près tout dans la mesure où Page 21 : Hiroshi Teshigahara les problématiques et théories lancées à travers celle-ci par Page 23 : Shūji Terayama des cinéastes comme Toshio Matsumoto ou Nagisa Oshima Page 27 : Entretion Chiho Yoda apparaissent finalement assez propre à un cinéma japonais. Page 29 : Susumu Hani C’est entre autres le côté commercial de la Shochiku, séduite Page 32 : Kazuo Kuroki par l’idée de proposer un renouvellement de sa vitrine d’au- Page 33 : L’Evasion du Japon teurs, ainsi que l’absence d’une constante dans les façons de filmer d’un réalisateur à l’autre qui empêche potentiel- Page 34 : Interview Mathieu Capel lement la mention d’une Nouvelle Vague japonaise. La mis- Page 36 : Cinéma 80/90 sion de ce numéro, à défaut de vérifier ou non la véracité de ces termes, sera de présenter un panel bref mais le plus _ large possible des cinéastes majeurs ayant constitué le mou- vement. Page 40 : Cahier critiques Page 42 : Cemetary of Splendour Les années 60, tout d’abord, coïncident avec une Page 46 : Trois visions de l’enfer génération d’enfants de la guerre désormais adultes. D’un Page 49 : Woody Allen Japon à l’historique partiellement violent ressort une image : celle de la défaite. En guise d’exemple : Kazuo Kuroki, _ qui trouvera dans le cinéma un genre d’exorcisme pour sa culpabilité d’avoir survécu là où ses amis sont morts sous les bombes. Lors de la même décennie – et cette fois-ci à échelle mondiale – s’exerce évidemment la libération des mœurs, Staff de même que s’ensuivront les mouvements étudiants qu’on ne présente plus. En témoignent les films d’un Wakamatsu, Rédacteurs de ce numéro : d’un Adachi ou encore d’un Oshima, la présence de sexe et Simon Auger, Maxime Barreau, de violence à l’écran tranchent net avec la période classique menée par des Akira Kurosawa, Mizoguchi, Ozu, Uchida Florian Bodin, Alexandre Caoudal, et autres Naruse. Les films d’alors font souvent preuve d’un Romain Fravalo, Nicolas Fréour, engagement politique et/ou artistique qui se solde par les Denis Grizet, Titouan Kihal, Simon textes de brillants théoriciens. Pageau, Agathe Presselin, Virgile Dans ces nouveaux moyens de mettre en scène le Van de Walle désir et la révolte, nous pouvons ainsi observer la virtuosité dont font preuve de nombreux cinéastes, à l’origine de films qui ne vieillissent pas et demeurent, aujourd’hui encore, d’une flamboyante modernité. Une transition, également, Rédacteur en chef : reste visible après Mitsuo Yanagimachi et son God Speed Constant Voisin You Black Emperor, semblant au commencement même du cinéma de Sogo Ishii et ce que l’on nommerait poten- tiellement la Nouvelle Vague Super 8 du cinéma japonais. Correction On y croisera alors Kiyoshi Kurosawa, Sono Sion, Naomi Florian Bodin, Romain Fravalo, Kawase, Shinji Aoyama et d’autres artistes qui continuent de Marylène Garnero, Denis Grizet, constituer le cinéma japonais contemporain...・ Constant Voisin Playlist de la rédaction

1. Va, va, vierge pour la deuxième fois – Ongaku Shûdan Meikyû Seikai 2. Le Silence sans ailes – Teizo Matsumura 3. Les Esprits maléfiques du Japon– Love Generation – Jacks 4. Le Sang de l’homme étrange – Guitar Theme – Satoru Koba 5. Le Visage d’un autre – Waltz – Tôru Takemitsu 6. Chikyû wa Jinbutsu Chinretsushitsu – Shinkichi Mitsumune & J.A Seazer 7. Wanna Kiss – Hitomi Tohyama 8. Kôji Wakamatsu M.19 – Jacks 9. Le Retour des trois soûlards – Kaette Kita Yopparai 10. Tokyo Junreika – J.A Seazer

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Kōji Wakamatsu, Nagisa Oshima, Seijun Suzuki, Le Lac des Femmes, Shōhei Imamura, Toshio Matsumoto, Hiroshi Teshigahara, Shūji Terayama, Susumu Hani, Kazuo Kuroki, Evasion du Japon, Années 80/90 Kôji Wakamatsu La radicalité comme vertu 若松Par Florian bodin

Lorsque l’on parle du cinéma de « Etre un yakuza, c’est être et faire plus solitaire, jugé « impuissant » car il Kôji Wakamatsu, il semblerait que l’on des choses qui dérangent les autres, agit dans l’anonymat, dans la solitude fasse souvent référence à une part de qui leur causent des ennuis. Faire des de l’anarchiste fidèle à ses valeurs. Son sa vie : son activité en tant que yaku- films, c’est différent. J’ai commencé à filmSex Jack (1970) pourrait très aisé- za. Une situation aussi inquiétante réaliser des films parce que j’étais très ment servir cette théorie quand le per- qu’intrigante, car ces personnages ont en colère et je savais que si j’exprimais sonnage solitaire finit par commettre toujours représentés - du moins au cette colère dans la vie réelle, je serais plus d’actes révolutionnaires à lui tout cinéma - ces gangs de mecs costauds devenu un criminel. Ainsi, je pouvais seul que le groupe d’extrême gauche qu’il ne faut surtout pas chercher, assassiner des personnages que je ne qu’il cache de la police. Jusqu’à ce que dans une ruelle sombre d’un quartier pouvais pas tuer en vrai. Dans le mé- celui-ci aille « au-delà de la rivière » tokyoïte malfamé. Qu’un ancien yaku- tier de cinéaste, il n’y aucune limite à (2) qui sépare son quartier du reste de za atteigne un tel statut, celui-ci ayant vos désirs. » (1) la ville, métaphore du discriminé, du réalisé près de cent films dans sa car- mis à l’écart qui s’insinue dans le mi- rière, a le mérite d’amener à se poser Si Wakamatsu est un homme lieu bourgeois. la question du pourquoi ? Et le com- aux pensées radicales, c’est tout sim- ment aussi, car à cette époque la si- plement parce qu’il a toujours dé- Discriminé, Koji Wakamatsu l’a tuation du cinéma japonais était pro- cidé d’agir en électron libre, jamais toujours été (depuis Les secrets der- blématique, entre censure prolifique soumis au diktat de la pensée, aux rière le mur (1965) (3)), au point qu’il et nouvelle école d’un cinéma qui se normes de la société. Ses seules in- s’en revendique dans son cinéma, voulait plus en phase avec son époque, cartades étant de parfois réaliser des tournant même cela à son avantage à l’instar du cinéma plus classique que films alimentaires, dans le simple but dans La saison de la terreur (1969) où le gouvernement japonais tentait de de renflouer facilement les caisses de deux policiers surveillent un supposé mettre en avant (Akira Kurosawa, Ya- sa société de production (Wakamat- partisan d’extrême gauche. Cachés en sujirô Ozu). Pourtant, Wakamatsu ne su Corporation) quand ses films plus face de son appartement, ils écoutent semble jamais avoir fait partie du clan ambitieux ne rencontraient pas le attentivement ses ébats sexuels, fermé de la Nouvelle Vague japonaise succès escompté. En cela, le réalisa- seule preuve qu’ils ont de ses actes (bien qu’il ait travaillé avec Nagisa teur correspond assez bien à l’image anarchiques. Au final, ils semblent Oshima) : il était encore plus radical, des personnages qu’il dépeint, aux bien attirés par la liberté de ce jeune tant est que cela semble avoir défini pensées politiques hors-normes et ex- homme, l’insultant de çà et là sans toute sa vision du cinéma, du point de trêmes, n’arrivant à agir qu’en dehors trop de conviction, quand la femme vue économique comme artistique. du groupe. Comme maudits, tous ses qui les héberge semble vouloir à tout personnages agissent plus sous le coup prix le respect de ces représentants de Aucun intérêt ici de retracer toute de la frustration que par un réel désir l’ordre. Cette capacité d’autodérision la vie de Kôji Wakamatsu. Il suffit sim- de changement. De là se traduit la plus dont Wakamatsu est capable de faire plement de préciser que le réalisateur grande thématique de son cinéma : preuve témoigne de sa vision hypo- ne souhaitait pas forcément devenir l’acte sexuel. Sous toutes ses formes, crite des gens qui l’entourent ; de toute réalisateur au départ, arrivant un peu du consenti en passant par le viol et la une société qui l’insulte pour finale- par hasard dans cet univers après de torture, le personnage Wakamatsien ment agir dans le même sens que lui nombreux déboires judiciaires et fi- ne s’exprime jamais aussi bien que par la suite. C’est d’ailleurs la raison nanciers. Il voit au départ dans le ciné- quand il fait l’amour. Souvent en com- pour laquelle il cessera de continuer ma un moyen d’y exprimer sa colère : paraison, trouve-t-on un personnage dans le genre du pinku eiga (ndlr : le 6 MagGuffin - Numéro 3

cinéma pink était un genre d’exploita- de conscience individuelle, qui engen- clos et la pluie assourdissante qu’on tion érotique japonais) - duquel il se drerait à elle seule une « révolution si- entend hors-champ, dans le bruit des servait pour mieux y insérer ses idées lencieuse » (6) sans rendre nécessaire coups de fouet et des gémissements. Il politiques - quand les critiques et les la création de partis politiques qui, en va de même pour Les Anges violés opportunistes verront là une gigan- d’une manière ou d’une autre, se trou- (1967) où le noir et blanc agit comme tesque manne financière (les films ne veraient rongés par la nécessité d’y métaphore d’une époque aseptisée et coûtaient qu’environ trois millions de créer un pouvoir dominant. Ses films, perdue, avant qu’un plan en couleurs yens (4)). Sa théorie est simple : souvent réalisés en quelques jours, dans lequel le cadavre écorché d’une « Le pink doit rester dans l’ombre et sont alors comme des testaments de femme ne devienne la représentation c’est au milieu du mépris et des in- l’époque, mêlant de véritables images d’une frustration déchaînée. sultes que naissent des œuvres de qua- de manifestations, de répression, et lité. C’est dans ces conditions qu’on des hommages à ceux qui lui ont per- Les films de Wakamatsu ne sont peut tout oser et réaliser des films ex- mis de continuer à réaliser ses films pas tous mémorables : il en a tellement travagants. » (5) dans une complète liberté. Cette part réalisé qu’il est évident que certains ‘’fauchée’’ de son cinéma offrait là la sont artistiquement inutiles, réalisés En somme, Wakamatsu fut tou- plus grande satisfaction de son ciné- dans l’urgence car nécessaire au fonc- jours un artiste fidèle à ses convic- ma, ouvrant finalement plus d’hori- tionnement de sa société. Lui arrivant tions, convaincu que le cinéma est po- zons techniques que les réalisateurs de réaliser jusqu’à près d’une dizaine litique, qu’il est utile à la société dans de la ou de la Shochiku dis- de films dans l’année, il se répète, sa capacité d’insuffler un désir révolu- posaient avec leurs énormes budgets. ressassant souvent les même théma- tionnaire dans l’esprit du public, et par Un film commeQuand l’embryon part tiques. Mais c’est bien dans la forme là une évolution sociale. Si ces films braconner (1966) ne possèderait pas qu’on trouve le plus de plaisir à regar- sont éminemment politiques et reven- cette force si les mouvements de ca- der son œuvre, dans cet habile mé- dicateurs, ils ne sont en rien un appel à méra étaient plus élaborés. Il puise ses lange de violence et de sérénité, dans la violence groupée. Il préfère la prise idées dans l’immobilisme, dans le lieu la représentation d’une société encore 7 MagGuffin - Numéro 3

traumatisée par la bombe atomique, 1971 qui n’arrive pas à agir. On est bien loin (4) Environ 30 000€ actuels. Armée Rouge - Front de Libération Pa- des films historiques réalisés aupara- lestinien - Déclaration de guerre mon- vant, sorte de fétichisme des racines (5) Dans Entretien avec Koji Waka- diale japonaises que le gouvernement sou- matsu, Go Hirasawa, publié dans Koji haitait absolument mettre en avant. Wakamatsu, cinéaste de la révolte, p. 1972 Quand Les Secrets derrière le mur fut 171, Eds. Imho, 2007. L’Extase des anges sélectionné au Festival de Berlin en 1965, par chance, cela fut un coup de (6) Dans Entretien avec Koji Waka- 2009 pied dans la fourmilière, engendrant matsu, Go Hirasawa, publié dans Koji United Red Army alors des productions successives pour Wakamatsu, cinéaste de la révolte, p. Wakamatsu. Offrant à tous la possibi- 157, Eds. Imho, 2007. 2010 lité de voir une société japonaise bien Le Soldat dieu loin des clichés ancestraux, bien loin ...... de la noblesse qu’on lui attribuait tant 2012 elle possédait en elle une part auto- Filmographie sélective 25 novembre 1970 : le jour où Mishima destructrice. A l’image des deux héros choisit son destin de Va, va, vierge pour la deuxième fois 1966 (1969), elle possède une part enfan- Les Secrets derrière le mur tine et adulte, est immature dans ses Quand l’embryon part braconner décisions citoyennes, et semble vouée à n’agir que dans l’immédiateté avant 1967 de disparaître dans les ténèbres.・ Les Anges violés

1969 (1) Propos recueillis lors d’un entre- La Saison de la terreur tien en septembre 2007. Running in Madness, Dying in Love Naked Bullet (2) Propos tenus par le héros de Sex Violence sans raison Jack Va, va, vierge pour la deuxième fois La Vierge violente (3) Le film a engendré un incident di- plomatique entre l’Allemagne et le Ja- 1970 pon, jugé pornographique et indécent. Shinjuku Mad 8 Nagisa Oshima

9 10 1959 : Une ville d’amour et d’espoir 1968 : Journal d’un voleur de Shinjuku 1960 : Contes cruels de la jeunesse 1969 : Le Petit garçon 1960 : L’Enterrement du soleil 1970 : Il est mort après la guerre 1960 : Nuit et brouillard du Japon 1971 : La Cérémonie 1961 : Le Piège 1972 : Une petite soeur pour l’été 1962 : Le Révolté 1975 : The Battle of Tsuchima 1965 : Les Plaisirs de la chair (6) 1976 : L’Empire des sens 1966 : L’Obsédé en plein jour (4) 1978 : L’Empire de la passion 1967 : Carnets secrets des ninjas 1983 : Furyo 1967 : À propos des chansons paillardes au Japon (3) 1986 : Max mon amour 1967 : Eté japonais : double suicide (1) 1991 : Kyoto, My Mother’s Place 1968 : La Pendaison (5) 1999 : Tabou 1968 : Le Retour des trois soûlards (2) Seijun Suzuki Par Denis Grizet (1965) Histoire d’une prostituée d’une Histoire

La Jeunesse de la Bête : les géants cinéma comme « un accident », alors La Marque du Tueur : un cinéaste aussi ont commencé petit qu’il souhaitait simplement devenir et son style « businessman », un rêve de jeunesse Seijun Suzuki, de son vrai nom comme un autre, après tout. Il exer- En 1963 sortent Détective Bu- Suzuki Seitarō, est un grand réalisa- ça cette profession seulement 6 ans, reau 2-3 et La Jeunesse de la bête. Ce teur. Né en 1923 dans un Japon im- jusqu’en 1954, date à laquelle il décide diptyque, dans lequel périaliste, à l’économie verrouillée et de rejoindre la Nikkatsu, ce studio (et son faciès si particulier) tient les au milieu cinématographique dominé lui offrant de meilleures possibilités rôles principaux pour la première fois par des majors puissantes, Suzuki a d’avancement dans le système hié- chez Suzuki, marque une nette rup- été et est toujours un grand créateur. rarchique complexe des majors. Dès ture dans sa filmographie. Il qualifiera Pourtant, Suzuki n’était pas attiré par le 1956, il réalise ses premiers long-mé- lui-même La Jeunesse de son premier cinéma. Suzuki n’a pas été formé pour trages. film en tant qu’auteur. Venant rompre le cinéma. Suzuki ne pensait même avec une certaine routine des films de pas faire du cinéma. Pourtant… Verront le jour de nombreux films yakuzas, le réalisateur s’accorde enfin de genre, yakuza eiga pour la plupart (après près de 30 réalisations) une vé- Rejoignant l’armée alors qu’il (parfois teintés de pinku) et toujours ritable part de liberté. C’est que, dès avait à peine vingt ans (et en pleine indisponibles dans l’hexagone, aux ces deux films, le japonais entre dans Seconde Guerre mondiale), le goût du rythmes de 3 ou 4 par an : la produc- une lecture subversive du genre, tout sang lui sera bien amer : son art, s’il tion impose en effet à ses réalisateurs en feignant habilement d’en faire plei- est imprégné de violence, n’est jamais une méthode de travail visant à assu- nement partie. là pour la glorifier. Absurdité du com- rer une rentabilité élevée (scénarios portement humain face à la misère de préparés à l’avance, format d’image, La figure du yakuza est tutélaire l’existence, les balles et les coups ne noir et blanc ou couleurs, acteurs sous au Japon. Sa violence est considérée sont chez lui que des événements dé- contrat, …). comme raisonnée et juste car basée pourvus de sens mais non de consé- sur un code de l’honneur rigoureux quences. La violence, si elle fait partie Mais si Suzuki a ressurgi des garantissant l’équité de la sentence, le de la condition humaine, reste inexcu- méandres du Temps c’est que son cas échéant. Le yakuza est un hors-la- sable et injustifiable : seul reste, sans œuvre, loin de se limiter à une pro- loi, mais qui respecte très scrupuleu- doute, un plaisir esthétique coupable duction commercialement rentable, a sement sa propre loi. Ainsi, nombre de qui est celui de tout spectateur de ci- su se nourrir d’une expérience fournie films mettent en images et en sons la néma et de tout amateur de yakuza par ses nombreux tournages et ser- manière dont la tradition se perpétue eiga (ndlr : film de yakuzas). Et cela, penter entre les replis de la machine invariablement. L’ordre règne car cer- Suzuki le sait. gigantesque qu’est le système des stu- tains sont là pour faire appliquer les dios japonais. Respectant les délais, les règles. Durement mais (toujours) jus- Après avoir tenté de rejoindre conditions et rapportant de l’argent, tement, les yakuza veillent au grain : la l’université de Tokyo afin d’y étudier Suzuki est un bon élément. Progressi- police travaille en collaboration avec le commerce, Suzuki rejoint la Sho- vement, il commence à interroger son eux et ils régulent tous ensemble les chiku en tant qu’assistant-réalisateur médium, à tenter de transcender son activités illicites (jeux, boissons ou ci- en 1948, plus par dépit que par envie : propre rôle de rouage. Il ne fallait pas garettes illégalement importées, pros- il décrit lui-même cette entrée dans le nourrir la Bête. titution, etc.). Or, pour Suzuki, la vio- 12 MagGuffin - Numéro 3

(1965) lence ne peut pas être juste et la Justice remplacer une norme par une autre comme, s’il en est, un chef-d’œuvre, il ne peut être violente. Il relègue dans mais bien de faire chuter certains faits brisa pourtant net la carrière de l’au- ses films la brutalité, les règlements de constitutifs d’une certaine identité teur. Renvoyé par le studio, ou plutôt compte ou les fusillades à des éléments nationale) malgré les avertissements banni, Suzuki se trouvera rejeté par purement esthétiques. Son cinéma ne et les menaces de la production, Su- le milieu professionnel qui l’avait vu prêche pas, et surtout pas contre la zuki construit une œuvre originale naître. Malgré le soutien de nombreux violence. Il la relègue simplement à (neuve et débordante de vitalité) entre auteurs japonais (Oshima et le reste ce qu’il croit être sa vraie nature : un 1963 et 1967. Le sublime La Barrière de la Nouvelle Vague notamment), de Histoire d’une prostituée d’une Histoire phénomène énergétique puissant, aux de chair (1964) s’attaque, à coups de cinéphiles et de professionnels, Suzuki lourdes et désastreuses conséquences. couleurs bariolées, à l’impérialisme ne pourra pas tourner de films pour le Loin de la nier, il lui refuse plutôt le américain et à la question (et non au cinéma pendant 10 ans : il travaillera rôle moteur dans le champ de la dra- problème) de la prostitution. Le Vaga- pour la télévision (séries, téléfilms), la maturgie. Suzuki n’est pas (et heu- bond de Tokyo (1966) revisite la figure publicité ou le cinéma d’animation. reusement, me permettrais-je d’ajou- du bandit errant, luttant seul contre ter) un militant de la non-violence. tous : les teintes y sont étincelantes et Des types qui comptent sur moi : Il renvoie la violence à ce qu’elle est : déroutantes (des filtres ou des décors nouvelle jeunesse une force destructrice, génératrice de surprenants), la mise en scène éton- confusion sociale. Pur phénomène namment baroque (angles de caméra, Aujourd’hui redécouvert (ou nihiliste donc, dont toute valeur pro- découpages dans le cadre…). Le film même exhumé), Suzuki est un ci- gressiste ne serait que spéculée. oscille entre polar, comédie musicale néaste célébré. Considéré comme une (oui, vraiment !), érotisme, mélanco- des influences majeures de la Nou- S’ensuit donc dans ses films une lie, violence sourde, espoir et nihi- velle Vague japonaise (et revendiqué distorsion de la figure archétypale : lisme. Élégie de la bagarre ou La Vie comme tel par Oshima notamment), l’Autorité est remise en question car d’un tatoué, valent aussi largement le ses films font l’objet de ressorties en déclarée sans fondement réel. Si le visionnage : rien que leurs titres sus- salles, d’éditions DVD et Blu-ray, yakuza peut être moteur du rire, si citent des désirs étranges … d’articles dans la presse spécialisée son rôle de tuteur est nié, si l’omerta (notamment Les Cahiers du cinéma), n’est plus, alors rien n’est plus. Suzuki En 1967 sort La Marque du tueur. en France et en Europe comme aux tempère lui-même cette « étiquette Véritable objet cinématographique États-Unis. Ayant réalisé dix films de- subversive » qu’on lui accole souvent, non-identifié, ce long-métrage est le puis 1977 (date de son retour en tant c’est pour insister sur l’aspect « amu- pinacle du travail de sape de Suzuki. que réalisateur de long-métrages pour sant » de ses films, niant ainsi toute Le film est une expérience précieuse le cinéma) et étant une des influences volonté explicitement militante. Or, pour qui s’intéresse aux échanges fer- importantes de réalisateurs majeurs il me semble que c’est bien cela qui tiles entre cinéma de « genre » et film de ce début de 20ème siècle (Wong fonde la puissance politique (tout en « d’auteur ». Si le métrage reste un Kar-Wai, Jim Jarmusch (ndlr : Ghost excluant le domaine hermétique du yakuza-eiga, le réalisateur développe Dog reprenant La Marque du tueur), volontarisme) de son cinéma : plus un style si personnel et si déstabilisant Tarantino, pour ne citer qu’eux), le qu’un discours raisonné sur la place que le film ne peut décemment plus cinéma de Suzuki semble enfin être d’un groupe dans la société (ou de ce relever d’un cinéma disons « commer- reconnu à sa juste valeur : complexe même groupe au sein du cinéma de cial ». Le scénario convoque un réseau et jouissif mais aussi, malgré tout, em- son époque), c’est bien la destruction complexe de relations sensorielles preint d’une farouche liberté. ・ de l’assise traditionnelle par l’art qui plus qu’un simple enchaînement nar- fait, ou tout du moins qui peut faire, ratif, le cadrage baroque fait surgir au vaciller durablement l’ordre établi. cœur de l’image une douce étrangeté, la construction des différents person- nages rend impossible l’identification, Le Sommeil de la Bête : la Chute le montage vient constamment briser un rythme pourtant déjà sensible- Poursuivant son travail de dé- ment heurté et la texture de l’image se construction (car c’est bien de cela ressent sur un mode plus proche du qu’il s’agit : d’une volonté non pas de vibratoire que du pur visuel. Si le film est aujourd’hui régulièrement décrit 13 Le Lac des Femmes Par Romain Fravalo

Mariko Okada que Yoshida n’ose pas filmer nue dans des draps blancs. La caméra se détourne, intimidée, glisse sur le lit défait par les étreintes des amants. Mariko Okada incarne Miyako Mizuki – incarnent l’Eros. Rien n’est plus désirable que ce qu’on ne peut atteindre immédiatement. C’est dans cette confrontation entre l’érotisme et la pudeur que repose toute la beauté de ce film, plus encore que dans la mise en scène et la struc- ture désaxée, bancale, des plans, qui soulignent l’instabilité et la fuite constante des personnages.

Les fuites des trois personnages principaux sont des fuites en avant, des fuites vers quelque chose. Ce quelque chose est ce qu’elles ont en commun ; les fuites de Miyako la femme, Kitano l’amant et Ginpei le voleur ont tous pour moteur l’Eros. Les deux hommes en trouvent l’incarnation en Miyako, donnant ainsi à leurs dé- sirs un caractère charnel et faisant d’elle le réceptacle de leur jouissance. Dès lors, ils veulent la posséder. Mais elle leur échappe. Elle leur échappe car le malheur de Miyako est que son Eros est dématérialisé, c’est un senti- ment – elle ne court après personne, seulement après l’inatteignable. C’est vers cet inatteignable qu’elle tend la main dès le premier plan du film alors qu’elle fait l’amour avec Kitano, comme si le corps de son amant ne lui offrait pas cette jouissance tant espérée. On retrouvera cette même impression de plaisir incomplet lorsqu’elle s’abandonnera à Ginpei. On la découvre alors immobile, comme à demi morte au milieu des étreintes de cet autre homme. Aucun homme, ni son mari, ni ses amants n’arrivent à la combler. Mais les hommes aussi sont frustrés par leur incapacité à se mettre à sa hauteur, se retrouvant seuls face à l’impossibilité de la garder pour eux, condition sine que non de la satisfaction de leur Eros.

Le Lac des femmes nous propose le désir comme ce qu’il y a de plus haut, le fantasme comme ce qu’il y a de plus jouissif ; vouloir le réaliser ne mène qu’à des déceptions. Alors, déçu, on ne fait que fuir en avant, en vain.

Il y a le désir et il y a …

… le désir, rien d’autre.

14 Shohei imamura Par Nicolas freour Shohei Imamura est l’un des pi- nées 60 avec La Femme-insecte, puis relations inhabituelles avec Oshima. liers fondateurs de la Nouvelle Vague grâce à ses longs métrages La Ballade Le film se conclue par la révélation japonaise au même titre que Nagisha de Narayama en 1983 et L’Anguille en que ce long métrage n’était pas qu’un Oshima ou encore Masahiro Shinoda. 1997 qui ont tous les deux obtenus simple documentaire mais une fiction Caractérisé par une réalisation à la une Palme d’or au Festival de Cannes. mise en œuvre afin de susciter l’intérêt fois inventive et provocante, le ciné- Après avoir pris ses distances avec les des spectateurs sur ce problème ma- ma d’Imamura se distingue également sociétés de production, celles-ci ne lui jeur dans le Japon de l’époque. par le choix de sujets tabous, comme garantissant pas une liberté totale, il la pornographie dans Le Pornographe, crée la sienne en 1965 : Imamura Pro- Le Pornographe, introduction à introduction à l’anthropologie (1966), ductions. Sa dernière réalisation est l’anthropologie est un film réalisé en les disparitions au Japon dans L’Évapo- un court métrage qui s’inscrit dans le 1966, qui suit l’histoire de M. Oga- ration d’un homme (1967) ou encore la projet 11’09»01 - September 11 (2002) ta, un réalisateur de films pornogra- place des femmes dans La Femme-in- qui réunit plusieurs grand réalisateurs phiques, qui doit faire face à de nom- secte (1963). internationaux. Ses films auront été breuses complications dans la pratique fortement influencés par sa vie qui, de son activité. Le problème est que Imamura passe une grande comme ses films, aura été très variée. sa famille ne sait rien de la vraie na- partie de son enfance en compagnie Son décès, le 30 mai 2006, marquera la ture de sa profession, le croyant ven- de malfrats et de prostituées, ce qui fin de sa carrière, laissant derrière lui deur de matériel médical. De plus, les lui donnent une certaine idée du Ja- une œuvre inachevée. gangsters l’escroquent et lui prennent pon qu’il réutilisera plus tard dans le peu d’argent qu’il lui arrive d’ob- ses œuvres. Il se fait connaître dans L’Evaporation de l’homme, est tenir. Outre cette première activité les années 1960 en bouleversant hié- un long métrage réalisé en 1967 qui, professionnelle, M. Ogata est aussi un rarchie et codes établis grâce à des d’après le film lui-même, est une fic- proxénète qui fait passer certaines de œuvres qui dénoncent la société ja- tion documentaire ayant pour but de ses prostituées pour vierges auprès de ponaise ainsi qu’à son style particulier dénoncer le nombre inquiétant de ja- ses clients. Le film critique la situation mélangeant documentaire et fiction. ponais disparus à cette époque – 90 économique du Japon d’après-guerre Durant sa carrière de réalisateur indé- 000 par an selon le réalisateur. Ici, en se concentrant en particulier sur pendant, il aborde le thème de la place Imamura nous fait suivre deux pro- les réalisateurs de films pornogra- de la femme et de la geisha au Japon, tagonistes à la recherche d’Oshima, phiques et sur la classe populaire japo- ainsi que la situation de la classe po- un homme d’une trentaine d’années naise. Imamura porte un point de vue pulaire dans le Japon de l’après-guerre. qui a subitement disparu. La femme sur la religion en nous montrant les Certaines de ses réalisations dégagent d’Oshima et le réalisateur (Shohei croyances en la réincarnation de cette l’impression de réels et de naturel, fai- Imamura jouant dans son propre film) famille. Le thème de la femme est en- sant croire que nous ne sommes pas sont, pendant la première partie du core un thème important dans cette dans une fiction, mais plus dans un film, en train de chercher l’homme en histoire, car l’homme en question est documentaire suivant fréquemment question, jusqu’au moment où la mise entourée de femmes (actrices porno, l’histoire d’un personnage particulier. en scène ne se soucie plus de l’homme prostituées, femme, fille....), mais ne disparu et se concentre sur le conflit se sent pas pour autant satisfait, même Imamura est découvert pour entre sa femme et sa sœur, une geisha au vue du désir qu’il a pour sa fille.・ la première fois en France dans les an- qui, d’après certains témoins, avait des 15 Illustration de Nora Mot, inspirée du Silence sans ailes de Kazuo Kuroki 映画を見たかったら Concours

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De tous les cinéastes de la Nou- malgré tout récent en France. Ce sont Nishijin (1961), Matsumoto présente velle Vague japonaise, Toshio Matsu- ces mêmes réalisateurs qui, dans les une certaine stylisation, éloignant le moto s’impose comme l’un des plus années 60 et 70 subissaient certaines spectateur de ce que l’on nommerait expérimentateurs, s’avérant en pa- railleries d’un Toshio Matsumoto au « cinéma vérité » : gros plans sur cou- rallèle une figure majeure de l’avant- tempérament fort – le même racon- ture de kimonos et voix off en décalage garde japonaise en même temps qu’un tant s’être plusieurs fois fait arrêté par avec l’image de par ses propos poé- important théoricien. Initialement la police tokyoïte pour avoir séché les tiques. Cela s’explique par Matsumoto amateur de peinture, étudiant en neu- cours dans le but d’aller au cinéma. pesant le pour et le contre du cinéma rologie, puis apprenti au sein de la Ses courts et moyens métrages re- d’avant-garde et du documentaire Shin Riken-eiga, Matsumoto se lance flètent on ne peut mieux l’imperfec- pour décider d’y trouver une alterna- d’abord dans le film institutionnel mais tion tatillonne – bien que frontale – et tive mêlant les deux registres. Dans ne se cantonne pas au simple médium la dimension de recherche quasi-in- The Song of Stone (1963), Matsumoto cinéma, touche également au théâtre, hérente au simple statut d’œuvre ex- continue de radicaliser son style en aux installations d’art contemporain, à périmentale, et sa création la plus fa- prenant des photographies de pierres la photographie etc. Cela lui vaut une meuse, Les Funérailles des roses, porte pour en parler comme des morts re- renommée actuelle plus conséquente ainsi en elle la stature de film-somme, venant à la vie par la pioche du tail- dans le milieu des galeries d’art qu’en rassemblant le meilleur des métrages leur. Le rapport entre le son et l’image, tant que cinéaste, comparé à certains l’ayant précédée. également, se précise, avec des sons de de ses pairs de l’époque que sont pierre ajoutés à la musique, de même Oshima, Wakamatsu et autres Yoshi- Dès les débuts, avec des docu- que le cinéaste commence à travailler da – dont le regain d’intérêt demeure mentaires comme The Weavers of son image : tourbillons de caméra et

18 MagGuffin - Numéro 3 utilisation de filtre négatif contribuent une femme se trémousse sur du conducteur, partant dans tout les sens à l’appropriation du réel pour la forme énergique à des camions de l’armée sans semer le spectateur pour autant, intermédiaire propre à Matsumo- US au Vietnam. Les Mères remportera sans ennuyer, pour finalement aboutir to. En 1967, après une interdiction le Grand Prix du festival international sur un semblant d’intrigue œdipienne supposée de télévision et de cinéma, du documentaire de Venise. d’un quart d’heure – davantage comme Matsumoto se jette sur l’occasion des prétexte que comme motif. Les idées Mères, documentaire à forme plus De For the Damaged Right Eye, novatrices fusent à chaque plan, mê- classique bien que très soignée, filmé initialement installation sur trois lant divers arts, divers univers, comme dans des plages et villages d’Afrique, écrans, nous ne pouvons désormais une amélioration flagrante de la réa- dans les campagnes asiatiques, à Pa- voir que la fusion de ces derniers lité. Pour appuyer sa volonté, Matsu- ris et à New-York. Dans cette dernière comme un split-screen continu, par- moto déclara : « mes intentions étaient ville, Matsumoto y découvrira le can- fois renforcé par une surimpression. de bouleverser le schéma habituel nabis et le LSD qui l’inspireront forte- Le court-métrage de 12 minutes fonc- d’un monde double divisant les faits et ment pour son brouillage de la réalité tionne comme un retour sur la dé- la fiction, les hommes et les femmes, dans ses films. cennie des années 60 : ses soirées en l’objectif et le subjectif, le mental et le bar undergrounds, jazz en fond, ses physique, la candeur et la mascarade, Les Mères, bien que projet de émeutes d’étudiants et de CRS. En la tragédie et la comédie. » Si ces pro- commande mené par un cinéaste en même temps, c’est la révolution des pos renvoient l’image d’une ambition retenue risquant la suite de sa carrière mœurs. Les hommes s’y changent en respectable, elle ne représente que avec ce moyen-métrage, s’avère pro- femme et la publicité même affiche partiellement l’étendue de ce chef- bablement l’une de ses œuvres les plus désormais son érotisation. For the d’œuvre à la complexité fascinante. La brillantes en ce qu’elle comporte déjà Damaged Right Eye comporte en lui virtuosité de Matsumoto faisant s’ac- tout ce qui, l’année suivante, compo- une importante charge historique qui célérer les personnages au son de l’Or- sera Les Funérailles des Roses. Comme prend la forme – largement esthéti- phée aux Enfers d’Offenbach, ainsi que un moyen d’apprivoiser son décor sée – d’une expérimentation pouvant le personnage d’Eddie – interprété par pour mieux en comprendre la com- largement constituer une introduc- le brillant Peter – sont deux des ta- plexité, Matsumoto filme tout autant tion à l’univers des Funérailles des bleaux que l’ont retrouvera sans effort les êtres humains que les bâtiments roses, premier long-métrage en même dans l’Orange mécanique de Kubrick constituant les rues de New-York, temps que première fiction. Ce der- qui se sera dit impressionné et inspi- les appartements de Paris, les mar- nier s’ouvre sur deux corps dans une ré par le champ des possibles exploré chés aux mille couleurs d’Afrique… photographie à la pâleur quasi-uni- par le réalisateur japonais. Emergent Cet abreuvage de cultures étrangères formément blanche. Une scène éro- également des questionnements sur contraste beaucoup avec le reste du ci- tique résonnant avec l’Eros + Massacre le genre humain et la métamorphose néma japonais qui, lorsqu’il traite du de Yoshishige Yoshida, sorti la même en bête d’un personnage poussé à ses reste du monde, prend la forme des année. Pour le reste, Matsumoto filme retranchements – thème principal de envahisseurs américains libidineux, tout et rien à travers le Shinjuku Ni- Pandemonium (1971). avides de pouvoir et d’argent – Neige chome, quartier gay de Tokyo. Les noire (1965, Tetsuji Takechi), Cochons gens y copulent, font tourner joints Dans ce dernier, Matsumoto ex- et Cuirassés (1961, Shōhei Imamura) sur joints, se démènent sur du bebop ploite beaucoup moins de ressources et, plus tard, dans les premiers ro- ou du free jazz, se travestissent, dé- que pour Les Funérailles des roses. mans de Ryû Murakami… – ou, plus filent silencieusement dans la rue en Son jidai geki (film d’époque), racon- tôt chez Ozu, constitue une menace costumes d’irradiés… À l’inverse des tant l’histoire d’un samouraï ridicu- pour le cocon familial et les valeurs premiers courts-métrages de Matsu- lisé par la femme dont il est dingue, traditionnelles japonaises. Aussi, l’as- moto, Les Funérailles des roses se sert ressemble davantage à du Masahiro pect documentaire des Mères paraît de la fiction pour en tirer un aspect Shinoda de par sa modernisation for- de nouveau trouble. Les portraits de documentaire et documentant. melle du genre : la mise en scène, au- mères des quatre coins du monde dacieuse, repose essentiellement sur amènent certes vers un portrait plus Le réalisateur a maintes fois dé- l’obscurité appuyée de l’image. Des politique des milieux dans lesquels claré la guerre à la narration, qu’il voit décors quasiment absents – lorsqu’ils elles vivent, alternant furtivement et comme des chaînes réduisant le ciné- ne ressemblent pas à une scène de sans accentuation un portrait de JFK ma à l’esclavage. Les Funérailles des kabuki – et des personnages éclairés dans l’appartement new-yorkais où roses s’en tire ainsi 1h30 durant sans fil comme au temps de l’expressionnisme 19 MagGuffin - Numéro 3 forment un univers cauchemardesque où Matsumoto se plaît à démolir les barrières. Les champs/contre-champs, par exemple, se font parfois de façon linéaire, le face à face se changeant ainsi en côte à côte par la magie du montage. De même, le récit se trouve éclaté en une multitude de retours en arrière où les personnages subissent des configurations narratives diffé- rentes autour d’un même meurtre ; comme une discussion de bistrot où des villageois feraient part de toutes leurs hypothèses sur le coupable et ses raisons. Pandemonium, malgré une certaine originalité, aura cependant eu le malheur d’avoir été réalisé après Les Funérailles des roses. The War of the 16 Year Olds (1973), en comparaison de ces deux longs-métrages, paraît sur- prenant de classicisme dans la mise en scène, bien que traitant des thèmes Engram (1987) similaires au premier long-métrage (la filiation et son côté empoisonné notamment) et s’avérant brillant sans, toutefois, sembler vouloir innover.

À la suite de cette imposante trace laissée dans la Nouvelle Vague japonaise, Toshio Matsumoto se sera consacré à des expérimentations di- verses dont certaines – Phantom (1975), Everything Visible is Empty (1975) ou encore Engram (1987) – comme de surprenants essais visuels. D’autres, en animation 3D, sont em- preints d’un certain psychédélisme, tels que Sway (1985), White Hole (1979) ou encore Enigma (1978). Sa carrière se clôturera avec Dogra Ma- gra (1988), après quoi il enseignera les arts à l’Université de Kyoto. Bien que toujours en vie, Toshio Matsumoto s’est aujourd’hui retiré de la création Phantom (1975) artistique, laissant derrière lui une œuvre foisonnante… ・

20 L’Homme-insecte La Femme虫の男 des sables, de Hiroshi Teshigahara Par Alexandre caoudal

Jean-Henri Casimir Fabre, poète currences dans la sphère cinématogra- film de Bava quant à lui schématise à et entomologiste français passable- phique, on peut mentionner quelques l’extrême son jeu de massacre (un des ment inconnu dans son pays d’origine, illustrations. Il y a les inserts de scor- titres alternatifs de son film était Ré- connaît cependant une admiration pions au début de L’Âge d’or (1930) de action en chaîne), qui, bien que rôdé durable en Orient et particulièrement Luis Buñuel, semblant extrait d’un dans l’exécution de son protocole, se au Japon, où son travail est cité dans film scientifique, et les épinglages boucle fatalement et ne révèle rien de des manuels scolaires d’école primaire. d’insectes puis le harponnage d’un l’intention profonde de ses person- Mêlant dans ses ouvrages l’exercice du homme dans La Baie sanglante (1971) nages – si ce n’est la fortune matérielle. philosophe, du scientifique et du litté- de Mario Bava. Le premier film se rateur, il est considéré comme ayant soucie toutefois peu d’éthologie, d’une S’il est un exemple filmique d’in- été un des précurseurs de l’éthologie – étude « raisonnée » du comportement, sertion de ces deux disciplines dans étude biologique des comportements qu’il délaisse au profit d’une charge son écriture, ce serait sans doute La animaliers. brutale envers tous les symboles du Femme des sables (1964), film d’Hi- pouvoir (bourgeoisie, Église…) dans roshi Teshigahara. On s’intéresse De ces deux disciplines – ento- la manifestation libérée des désirs ré- alors à un instituteur, entomologiste mologie et éthologie – et de leurs oc- ciproques et refoulés d’un couple. Le amateur, Niki Junpei, cherchant une

21 MagGuffin - Numéro 3 nouvelle espèce de cantharide dans tenaire, qui moins qu’une complice Eros et Thanatos, fatale et décisive les dunes avant d’être pris dans un des geôliers, a elle aussi abdiqué face dans l’évolution à rebours de la condi- traquenard tendu par des villageois aux désastres rencontrés. À la fois tion existentielle du personnage de fourbes et désœuvrés, luttant inlas- animaux emprisonnés dans un habi- l’instituteur. sablement contre le sable qui envahit tat sommaire rappelant les premiers tout et provoque la pourriture. Coin- japonais se réfugiant dans des abris En somme, l’éthologie – l’obser- cé au fond d’une fosse, en compagnie quasi-utérins semi-enterrés, et êtres vation des comportements de deux d’une femme ayant perdu son mari humains en pleine régression oubliant sujets conditionnés par un contexte et son enfant dans les dunes, au sein les notions de civilisation dont ils sont d’effacement des usages humains so- d’une maison en partie recouverte par complètement coupés – les person- cialement acceptables – et l’entomolo- les sables, l’instituteur se voit dérober nages envisagent de communiquer gie – mise en relation de deux régimes progressivement ses libertés et rabais- par le biais de « corneilles voyageuses d’existence appartenant à deux espèces sé à la condition d’un insecte. » et la femme désire fortement possé- distinctes, inventant un dasein aride der une radio –, le film, par son atten- et dénué de tout artifice – dans leur Teshigahara était également tion apportée aux gestes du quotidien mise en pratique au sein du film de peintre et pratiquait l’ikebana – l’art redéfinis par l’espace coercitif de la Teshigahara permet l’énonciation d’un nippon de l’arrangement floral – fosse permet l’établissement d’une mé- tiers-régime de survie, transversale où comme son père. L’usage qu’il fait de taphysique que nous pourrions quali- se rencontre le scientifique et son ob- son savoir-faire de plasticien dans fier de « l’homme-insecte ». jet d’étude. Cet évincement de l’homo les gros plans sur les insectes et sur sapiens comme absolu occasionne cet le sable – le film s’ouvre sur un plan Le fait que le personnage prin- humble refus de l’instituteur de reve- macroscopique des grains – permet cipal éprouve sensuellement et prati- nir à la civilisation, ayant été détermi- d’établir des corrélations de signifi- quement des conditions de vie antédi- né contre son gré et irréversiblement. cations homme/insecte à la fois plus luviennes le ramène à un état animal Pourtant, il ne s’agit pas non plus d’un discrètes, plus nombreuses et plus ef- transitoire, à mi-chemin. L’instinct de espoir amer. Il ne peut plus rien res- ficientes dans le sensualisme de par le survie toujours en alerte, le moindre ter ni se perpétrer de ce terrain et des réseau qu’ils établissent. Les insectes laisser-aller, la moindre garde bais- rapports vils, souffrant d’une carence qui s’enlisent dans le sable pour fuir sée permet aux deux concubins de se d’altruisme. La grossesse extra-utérine l’épinglage, ceux qui rampent, qui rapprocher, de nettoyer leurs corps de la femme qu’on lui découvre à la fin tentent vainement de remonter une respectifs, noircis par le sable et la est d’une part l’effet même de la stéri- dune trop raide dont le sable se défile poussière. La première scène d’ébat, lité de cet espace et des échanges qui et coule sous ses pattes sont autant de consentie, expose deux corps proche s’y déroulent et aussi la condamnation métaphores visuelles qui font écho aux du cadavérique s’épuisant l’un l’autre, pour elle de rejoindre la civilisation, situations physiques et métaphysiques tandis que la deuxième, non-consen- qu’elle n’a sans doute jamais connu, des deux personnages principaux. tie et non-avenue, présente un com- et qui s’avère être pour elle le plus im- Les villageois viennent régulièrement bat pathétique et ridicule. La survie portant des prédateurs.・ subvenir à leur besoins alimentaires quand elle n’est pas sollicitée permet le en leur descendant des ravitaillements dialogue, mais dès qu’une occasion de dans la fosse, ils les observent et s’im- s’échapper se dessine, le retour à l’ani- miscent dans la vie du couple, allant malité se manifeste aussitôt, et ce de jusqu’à leur exiger de copuler en pu- moins en moins cordialement au fur blic, tout ce que l’on pourrait exiger et à mesure que le décor englouti les de sujets d’observation reclus dans un corps et que l’effacement de la société vivarium. contemporaine s’effectue. Les courbes dessinées par le sable, Cette existence au crochet d’une rappelant autant le corps féminin communauté archaïque au bord de découvert au regard de l’instituteur l’extinction ramène Niki Junpei à une qu’une répétition infinie des mêmes vie primitive, se résumant à la sa- entraves – le terrain qui se délite, s’ef- tisfaction de ses besoins et à la lutte fondre et glisse afin de former de nou- contre un désastre écologique inéluc- velles courbes et de nouvelles dunes table, tout comme sa nouvelle par- – mettent en place cette jonction entre 22 Shuji Terayama Individualisation de la jeunesse japonaise des années 70... Par Titouan Kihal

Dans le filmJetons les livres, Une scène qui présente la jeu- son père. Comme très souvent sortons dans la rue (1971), Tera- nesse de son père, Masaharu, et qui chez Terayama, le scénario tient de yama entame à travers le protago- intervient juste après sa tentative l’autofiction puisque la mère de Te- niste du film, Eimei, une revisite d’envoyer sa mère à l’hospice, nous rayama l’a abandonné pour partir de sa mémoire perdue. Cette re- montre que père et fils souffrent de avec un officier américain mais est visite est l’occasion de revenir sur névroses similaires. Seule séquence revenue plus tard en étant devenu les manques affectifs liés au délais- en noir et blanc du film, celle-ci dé- extrêmement protectrice avec son sement de ses parents, de décon- marre sur une scène de sexe entre fils. De même, le père de Terayama struire les figures du pouvoir et de la mère de Masaharu, Tome, et un est mort alors qu’il avait dix ans. les critiquer. Le film met également officier Japonais. Nous voyons en- Masaharu retrouve un père, mais en parallèle le parcours d’Eimei suite Masaharu marcher derrière celui-ci tient plus du fantasque avec les révoltes étudiantes qui ont sa mère et l’appeler mais celle-ci de par sa petite taille. À la fin de lieu au même moment au Japon. dément avoir un fils. Juste après, la séquence, toute la famille se ré- elle est avec lui lorsqu’il cherche unit pour prendre une photo sou-

23 venir. À l’exception de Masaharu, dra à chaque scène au présent – qui Alors que c’est le rite d’un autre tous portent du maquillage blanc impliquera la figure familiale –, est groupe social qui a lieu dans cette qui effacent et rendent flous les vi- utilisé à ce moment-là ; ce même scène c’est toujours la figure de sages, comme si le souvenir en était filtre vert est utilisé sur des images la famille et particulièrement de altéré. La figure du pouvoir est pré- de ring de boxe. Eimei rentre en- la mère qui revient. Cela montre sente dans cette photo de famille suite dans une équipe de football, à la fois que le groupe de l’équipe grâce au personnage de l’officier et structure socio-culturelle comme est une structure qui l’amène aux du drapeau japonais. Mais ce qui la famille, avec ses mécanismes mêmes névroses que la structure confirme l’altérité de ce souvenir, de coercition et surtout ses rites familiale mais aussi qu’il n’est pas c’est la lumière qui oscille rapide- qui, ici, se manifestent à travers le encore libéré de l’étreinte infanti- ment entre des obscurs et des clairs personnage d’une prostituée ayant lisante de sa mère, les résolutions extrêmes empêchant parfois de couché avec tous les membres de de ces deux problèmes conduisent distinguer correctement ce qui se l’équipe de football et qu’Eimei est toutes deux à la découverte de son déroule. Une séquence plus tôt, un envoyé voir par Omi, l’entraîneur. individualité. jeune homme qui bégaie explique La scène de sexe entre les deux que tout ce qui bégaie tient de la personnages est habillée au niveau Si c’est le vert et la boxe qui re- révolte et que ce qui est lisse tient sonore par des chants habituels présentaient la structure familiale, de l’ordre et de l’obéissance. Cette tout au long du film, mais surtout c’est un filtre violet qui est utilisé lumière qui elle aussi fait comme par des incantations rituelles et lors de scénettes dans lesquelles bégayer est une manifestation de la les sanglots du personnage. Cette Eimei tente de décoller avec un manipulation de ce souvenir. expérience traumatique rappelle avion alors que son père tente de à Eimei un souvenir d’enfance fa- l’en empêcher. C’est l’utilisation Eimei pratique ce même re- briqué où il joue à l’infirmière avec de ces deux filtres qui montre le tour sur lui, dont le but est de trou- un personnage qui porte le nom de passage qu’Eimei effectue entre sa ver son individualité. En début de sa sœur mais a le corps de sa mère mère et l’équipe ; il fait écouter à film, celui-ci crie plusieurs fois « tentant de le nourrir au sein : son cette dernière une chanson de re- Je m’appelle... » vers le ciel, cette personnage enfant fuit, et son per- niement qui est dirigée contre sa phrase révèle le film comme une af- sonnage adolescent fuit la prosti- mère dans laquelle il l’accuse de firmation de son « moi » par le per- tuée. son désir envers lui. On voit dans sonnage. Un filtre vert, qui revien- le même temps un ring vide avec

24 filtre vert suivi un plan plus tard par le mimant. Celui-ci essaie de for- qui marquent les années 60/70. À une cage de football avec un filtre mer une nouvelle structure avec l’image du dispositif coercitif qu’est violet. Le changement de structure sa sœur qui est celle du couple la famille d’Eimei dont il cherche socio-culturel est acté par ce filtre puisque celle de l’équipe de football à se libérer, les étudiants tentent qui fait le dialogue entre ces tenta- ne lui a apporté que des griefs. de faire ressortir les individuali- tives de décollage qui sont des ten- tés. Dans une séquence, un sac de tatives de libération et l’équipe de Cette structure est elle aussi ex- boxe est accroché publiquement football qui devient donc aussi une primée à l’écran par la symbolique dans une grande rue de Tokyo et libération. d’un sport lorsqu’Eimei propose les passants sont invités à frapper à sa sœur d’aller manger avec lui dedans. Le Japon des années 70 Le fait qu’Eimei soit mainte- alors qu’ils sont dans une salle de est encore un pays dans lequel le nant libéré de l’emprise sexuelle ping-pong, lors de ce repas ils ren- groupe l’emporte sur l’individu et de sa mère lui permet de coucher contrent Omi qui tente de ramener où il n’est pas permis d’exprimer librement avec une femme ; le per- Eimei dans l’équipe. Quelques sé- sa personne en public. Aussi, des sonnage de la mère-sœur vu plus quences plus tard, Eimei retrouve policiers en civils interviennent-ils tôt était aussi là pour montrer le sa sœur dans l’appartement de pour demander aux acteurs de dé- désir qu’il avait pour celle-ci. Omi qui l’a séduite. La structure crocher le punching-ball. Le fait socio-culturelle qu’Eimei tentait que le sac de boxe associé plus tôt Setsu aussi passe une étape qui de créer échoue ici. À la séquence à la famille d’Eimei soit réutilisé ici l’amène au désir sexuel lorsque sa suivante, son « lui » adulte fait le pour la société japonaise montre famille décide de tuer son lapin, un point cynique sur le résultat de sa que ces deux structures ont le animal qui, depuis le début, comble logique d’individualisation. Celle même système coercitif de refoule- son désir pour les hommes. Après ci a finalement été destructrice et ment de soi sur l’individu. En dé- la mort de celui-ci, Setsu part dans l’a laissé hors de toute structure so- finitif, le parcours que trace Eimei les vestiaires se faire violer par ciale. dans sa déconstruction du système l’équipe de football d’Eimei qui, à coercitif de sa famille participe de ce moment-là, est impuissant à in- Durant tout le métrage sont la même envie d’individualisation tervenir. Après cette scène, Eimei mis en parallèle le parcours du pro- voulue par la jeunesse japonaise tente de ressusciter la figure du tagoniste et celui des mouvements des années 70.・ lapin en l’incarnant devant elle en protestataires étudiants japonais

25 longs-métrages

1971 Jetons les livres, sortons dans la rue (書を捨てよ町へ出よう) Empereur tomato Ketchup (トマトケッチャップ皇帝)

1974 Cache-cache pastoral (田園に死す)

1977 Boxer (ボクサー)

1981 Les Fruits de la passion (上海異人娼館)

1984 Adieu l’arche (さらば箱舟)

26 MagGuffin - Numéro 3

Entretien avec Chiho Yoda 寺山修司à propos de l’œuvre de Shûji Terayama Par Titouan Kihal

Chiho Yoda est une doctorante ja- MGF : Quelles étaient les expé- que Terayama a fait scandale mais ce ponaise ayant travaillé sur un mémoire rimentations de Terayama en matière ne sont pas des critiques artistiques. consacré aux travaux de Shûji Tera- de théâtre ? Et quelle a été la réaction Lorsque par exemple Terayama a ré- yama. Le MagGuffin s’est ainsi rendu du public japonais à l’époque ? alisé Knock, lui et sa troupe du Tenjô à la projection parisienne de L’ E mp e - Sajiki ont eu beaucoup d’admirateurs reur Tomato Ketchup afin de lui poser CY : Il y a par exemple la pièce mais essentiellement des jeunes ou quelques questions... Knock qui était pour lui une tentative des gens qui cherchaient quelque d’envahir un quartier avec le théâtre. chose d’underground, mais il n’y avait MagGuffin : Pouvez-vous nous La pièce avait lieu en plein air dans le pas d’intellectuels qui écrivaient des parler de la jeunesse de Terayama, de quartier d’Asagaya à Tokyo. Elle du- critiques d’ordre esthétique dans des sa relation avec sa mère et des pre- rait trente heures et était composée de revues traditionnelles. À l’époque, le miers auteurs qui ont pu l’influencer dix-huit petites pièces jouées simulta- théâtre d’avant-garde était probable- à l’époque ? nément et disposées dans le quartier. ment seulement dans un petit coin de Elles prenaient toutes de plus en plus Tokyo comme par exemple à Shinjuku. Chiho Yoda : Terayama est né en d’importance pour ne former à la fin Mais la vie quotidienne des gens était 1935 à Aomori, son père est mort à la qu’une seule grande pièce. Terayama vraiment à part, donc peu de gens ont guerre alors qu’il avait 10 ans, lui et a réussi à envahir un quartier et pour été influencés à part des artistes, c’était sa mère sont partis s’installer à Furu- lui : c’est une tentative expérimentale vraiment un autre monde. Les artistes magi chez son oncle qui y tenait une et artistique ; quand il réussit à occu- underground étaient un peu des gens cantine. Sa mère travaillait à la base per cet espace, celui-ci est libéré de la en dehors de la société. américaine mais était de plus en plus domination gouvernementale. C’est absente pour lui avant de disparaître très idéologique mais il essaie de li- MGF : Quelle était la relation de sans explication alors qu’il avait 13 bérer l’espace du contrôle du pouvoir Terayama avec les autres réalisateurs ans. Elle a suivi son amant qui était gouvernemental. Il a tenté le même de la Nouvelle Vague japonaise ? un officier de la base à Kyushu où ce- genre d’expériences en Europe comme lui-ci avait été affecté. Après l’abandon par exemple à Nancy en 1971 mais Te- CY : Je ne sais pas vraiment si on par sa mère, c’est son oncle maternel rayama a dit que finalement, il pensait peut dire que Terayama était réalisa- qui s’est occupé de lui. Il était proprié- que ce genre de tentatives ne réussis- teur de la Nouvelle Vague japonaise. Si taire d’un cinéma et Terayama regar- sait pas en Europe. Il y a un ordre so- on le compare par exemple à d’autres dait alors plusieurs films par jour. Il cial très strict au Japon, dont on doit réalisateurs de la Nouvelle Vague japo- a confié plus tard que deux films l’ont suivre les règles de politesse. Mais en naise comme Oshima et d’autres, ces beaucoup touché à l’époque : Le Diable Europe, par exemple, dans l’espace derniers travaillaient pour les grosses au Corps de Claude Autant-Lara et Les public, on peut se permettre d’être sociétés de cinéma, parfois depuis les Enfants du Paradis de Marcel Carné. Il à l’aise, d’être soi mais au Japon c’est années 50, et ont cherché ensuite à s’en est rentré à la même époque dans un très mal vu. Concernant la réponse du séparer et se faisaient financer ailleurs, club d’écriture de haïkus et a décou- public japonais, il n’y a pas beaucoup comme à l’Art Theater Guild pour ga- vert à ce moment le plaisir qu’il avait d’articles de l’époque sur ces pièces. gner en liberté d’expression. Alors que à écrire. Les quelques que j’ai trouvées disent pour Terayama et si on ne parle que

27 MagGuffin - Numéro 3 des long-métrages, les premiers ont attachés et pendant la projection, on été financés par l’Art Theater Guild proposait aux spectateurs de planter et lui ont apporté une reconnaissance des clous sur l’écran. Chaque séance qui a attiré l’attention des studios qui était ainsi différente. C’était la même se sont mis à financer certains de ses chose pour les pièces de théâtre. J’ai films. Son parcours a été l’inverse des donné l’exemple de Knock mais il y a réalisateurs de la Nouvelle Vague ja- un autre spectacle qui s’appelle Lettre ponaise. Ensuite, Terayama a un pro- d’un aveugle. Dans cette pièce, la salle fil assez différent : il est d’abord poète était dans le noir complet et les spec- et écrivain et c’est comme ça qu’il est tateurs recevaient au guichet des allu- devenu scénariste. Il ne cherchait pas mettes qu’ils pouvaient allumer pour à devenir réalisateur mais plutôt s’ex- voir une partie du spectacle. On ne primer dans plusieurs arts, il a d’abord pouvait pas savoir si ce qu’on voyait monté son laboratoire de théâtre – ce venait de comédiens ou de specta- qui était un prolongement de son tra- teurs. Par dessus ça, comme tout le vail de dramaturge. Il a souvent publié monde est à une place différente, cha- des livres avant de les transformer en cun avait sa propre expérience de la pièce de théâtre puis en film (Jetons les pièce. ・ livres sortons dans la rue par exemple, ndlr). Le cinéma était un moyen, au même titre que le théâtre, de s’expri- mer. Il était aussi très en phase avec le climat artistique de l’époque, c’est- à-dire l’interrogation sur la société et le contrôle par le pouvoir politique, en cela il était cohérent avec le reste de la Nouvelle Vague japonaise.

MGF : Pouvez-vous nous par- ler des liens entre théâtre et cinéma chez Terayama ? Par exemple la pièce Rolla où un de ses acteurs jouait un rôle puis rentrait dans l’image où l’histoire continuait. Y a-t-il d’autres connexions à faire ?

CY : Je ne sais pas si c’est la re- lation avec le théâtre qui a poussé Te- rayama à créer cet exemple de cinéma élargi mais c’est vraiment plutôt une tentative expérimentale. Il cherchait une autre forme de cinéma. Cela vient peut-être du théâtre mais c’est plutôt une sorte d’interrogation pour que les spectateurs ne restent pas spectateurs, qu’on pourrait un jour être comme ce comédien qui entre dans l’image. Il voulait montrer ça pour dire que le cinéma n’était pas nécessairement quelque chose de passif. Il a fait une autre tentative de cinéma élargi dans Le Procès. Dans le film, les gens sont 28 Le cinéma de Susumu Hani... Des écoliers, des délinquants et un chien mort 学童 犯人 死んだ犬 Par Agathe Presselin

Les premiers films de Susu- Les deux premiers courts au public d’accéder à un mouvement mu Hani, au tout début des années 50, métrages qui marquent les débuts de plus complexe : celui du corps social précèdent de quelques années ceux du la carrière d’Hani – Les Enfants dans en construction. Au beau milieu des « noyau dur » de la Nouvelle Vague la classe (Kyoshitsu no kodomo-tachi, enfants commençant à maîtriser des japonaise (Oshima, Yoshida, Shino- 1954) et Les Enfants qui Dessinent (E savoirs socialement nécessaires – lec- da), le positionnant ainsi comme un wo kaku kodomo-tachi, 1954) – té- ture, écriture, calcul – Hani s’applique précurseur de ce mouvement qui du- moignent immédiatement d’une vo- à rendre perceptible l’apprentissage rera jusqu’au milieu des années 70. Le lonté d’inscrire ses films dans une de la vie en communauté. Dans sa bon accueil, critique et public, réservé veine sociale, ainsi que d’une tendance forme même, l’école en tant que mi- à ses films auréolés de quelques prix, qui pourrait être qualifiée d’huma- lieu est présentée comme une matrice seront - entres autres – les premiers nisme optimiste. où sont formés des individus sociaux. signes d’un marché du film favorable La première démarche – la mise Filmée en plongée zénithale, la salle à ce type de cinéma.1 Formé au ciné- en valeur de la société – prend dans de classe – quadrillage de tables - ré- ma documentaire à l’école Iwanami ces premières œuvres une forme di- vèle sa nature de microsociété, divisée et journaliste à l’agence Kyodo, l’em- dactique. Parce que les deux courts en groupes rassemblés autour de pu- prunte du réel traverse la filmographie métrages prennent place dans des pitres. d’Hani. Ses films annoncent ainsi les écoles, ou encore parce qu’Hani Dans ce milieu évoluent les éco- caractéristiques qui singulariseront semble révéler les mécanismes d’une liers, sur lesquels le point de vue de la les films assemblés sous la bannière de institution en emmenant sa camé- caméra est polyvalent, puisque pas- cette Nouvelle Vague, scrutant l’espace ra dans la salle des professeurs ou au sant aisément et continuellement du social de cette époque où l’individu se bureau d’un enseignant corrigeant ses groupe à l’individu. C’est un regard heurte, dans la quête personnelle de copies ; les deux œuvres s’apparentent profondément bienveillant qu’Hani son identité ou de son bonheur, aux à un programme éducatif ou à un pro- porte sur ses sujets, préférant poser sa règles qui en maintiennent l’ordre. cessus de vulgarisation. Cette forme caméra parmi les enfants plutôt que de adoptée, en apparence simple, permet leur faire front ; éliminant presque –

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Les Enfants dans la Classe – puis com- Ainsi les délinquants des Mauvais peu à peu des motifs menaçants. plètement – Les Enfants qui Dessinent Garçons se trouvent-ils mis au banc de Jusqu’au point de non-retour où des – la figure de l’adulte, évitant ainsi un la société pour qui ils sont devenus enfants traînent le chien d’un pauvre rapport hiérarchisé avec les élèves. une menace. Ce premier long métrage homme dans une cage d’escalier pour Il ne s’agit pas de livrer une étude possède une forme hybride, entre do- l’y mutiler et le laisser y agoniser. Sa- froide, figée ; mais de rendre compte cumentaire et fiction. Filmé au jour le chiko Hidari, l’actrice principale, aide d’un corps bouillonnant, vibrant. La jour, sans scénario, il prolonge le tra- l’homme à retrouver le chien gémis- prise de son en direct souligne cette vail de captation « à vif » amorcé dans sant, regarde ses mains couvertes de recherche du vivant et de l’instanta- les premiers courts métrages. Hani sang puis regagne son appartement, sa né, baignant les deux courts métrages laisse le soin aux acteurs, tous passés frêle silhouette se découpant sur celles dans un brouhaha continu. en centres de redressement, d’impro- des immeubles - écrasants rectangles Au brouhaha sonore vient s’ajou- viser les dialogues à partir de situa- noirs. ter l’agitation des formes. Hani cap- tions données.1 ture des portraits d’enfants agités, Tout comme les enfants appre- s’échangeant des cartes, bricolant des naient la lecture dans l’espace confiné Si le cinéma d’Hani s’affirme fils de fer sur un crayon, regardant des salles de classes, les mauvais gar- d’abord comme documentaire, il est dans toutes les directions. La caméra, çons (re)font l’apprentissage de la vie aussi une célébration de la forme. Ses portée à l’épaule, se faufile entre les en société dans le milieu cloîtré de leur films, bien qu’encrés dans le réel, sont rangs. Hani ne filme pas de l’extérieur, prison. A ceci près que le rapport est, traversés de souffles picturaux. L’usage il est dans le corps social. Lorsqu’une cette fois, tronqué. Le centre prétend régulier de gros plans tend à transfor- élève est appelée au tableau, la caméra donner les clés d’une réintégration mer les éléments en motifs, à aboutir l’accompagne dans son cheminement, sans interroger le véritable problème, à une abstraction dans l’image. Des calque sa trajectoire sur ses pas hési- celui d’une société qui pousse les plus grains de riz dans une écuelle, l’écume tants, se fait à son tour balbutiements. pauvres à commettre des crimes. L’in- laissée par un bateau qui file sur l’eau, Cet usage se confirme tout au long de dividu est réprimandé, rééduqué, sans les craquelures d’une peinture enfan- la filmographie d’Hani où le dispositif que l’ensemble dans lequel il est réin- tine ; tout, filmé au plus près, se trans- optique, plus qu’enregistrer les mou- jecté ne soit interrogé. Lorsque le per- forme en motifs nouveaux. vements au loin, se fait geste à son sonnage principal, à la fin du film, se Ces moments de respiration tour. voit libéré, la caméra ne franchit pas peuvent être volontaires, comme dans Les Enfants qui dessinent se ferme la grille avec lui et continue de le fil- Premier amour, version infernale (Hat- sur les élèves formant un orchestre. mer de derrière les barreaux, révélant sukoi jigokuten, 1968), parsemé de L’image renvoie à une idée d’harmo- ainsi le subterfuge d’une société où li- visions oniriques. Les images se suc- nie, de groupe où chaque individu a berté et enfermement ne sont que des cèdent en torrents, tour à tour fruits trouvé sa place. Cette vision confiante leurres, et où n’existe nul refuge. des obsessions et fantasmes du jeune semble se ternir au fil des années, et Cette vision pessimiste de l’in- protagoniste – bouche en gros plan, ce dès le premier long métrage d’Hani, dividu sacrifié au nom du groupe et jeux érotiques au ralenti, cuisses de Les Mauvais Garçons (Furyo Shonen, d’un milieu social présenté comme femme entrouvertes ; ou images plus 1961). lieu hostile continue, bien après Les inquiétantes, vues au travers d’un Mauvais Garçons, à parcourir l’œuvre écran de fumée au cours d’une séance Au cours des Enfants dans la d’Hani. Elle et Lui (Kanojo to Kare, d’hypnose – mère qui abandonne Classe, Susumu Hani filme les écoliers 1963) présente ainsi l’incapacité de son enfant, enfants nus recouverts de dans la cours de l’école, et plus parti- groupes différents à cohabiter sans capes et portant des masques grima- culièrement une élève qui ne semble qu’il ne soit question d’une domina- çants, silhouette massive d’un adulte pas trouver sa place et se meut ma- tion d’une majorité. Dans le film s’op- penché sur celle - chétive - d’un en- ladroitement parmi les groupes d’en- posent cités HLM, en haut, et refuges fant, sexe d’enfant – et qui laissent fants. Cette figure de l’individu appa- de bric et de brocs, en bas. Tout au long suinter les preuves d’un inceste. remment inapte à créer du lien social du film, les bons citoyens s’appliquent Quand elles semblent plus in- devient emblématique dans l’œuvre du à éliminer la population mendiante, conscientes, c’est que ces envolées pic- cinéaste qui s’applique à ne mettre en jusqu’à la démolition, expédiée en un turales s’accordent avec la vision du scène que des personnages gauches, plan, de leur lieu d’habitation. Les ci- monde du réalisateur. Les gros plans trop expansifs ou introvertis, un peu à tés HLM, symbole d’un redressement faits sur les graffitis des murs de pri- côté des cadres fixés. économique post-guerre, deviennent son, dans Les Mauvais Garçons, sont 30 MagGuffin - Numéro 3

à la fois l’expression du fantasme et la démonstration de la bonté du délin- quant, également touchant lorsqu’il est surpris à gribouiller en heure d’étude. Le réalisateur surprend ainsi quelque chose chez les jeunes hommes qui échappe aux docteurs et responsables du centre, parce qu’eux ne savent pas regarder. Il s’agit, enfin, de capter ce qui fait tâche, ce qui tient du dérèglement. Ainsi, l’héroïne d’Elle et lui, est, tout comme la caméra, comme obsédée par le visage d’une jeune aveugle dont les pupilles ne cessent de rouler vers le haut, laissant à intervalles réguliers l’œil tout blanc. Ce motif récurrent Premier amour, version infernale d’un regard étrangement fuyant par- sème le film et vient s’intercaler dans l’environnement normalisé, épuré des HLM. Il s’agit, encore et toujours, d’at- traper ce qui échappe au moule – ce qui sera sauvé. ・

1 Le Cinéma Japonais, Donald Richie, Editions du Rocher

Elle et lui Les Mauvais garçons 飛 べ な い 沈 Le rite d’amour et de mort 黙 de Kazuo Kuroki Par Constant Voisin

Nous pourrions rapprocher Ka- Chaque plan, travaillé avec minu- Dans les dernières minutes, lors zuo Kuroki de Toshio Matsumoto tie, marque durablement l’esprit. Un d’une scène de cabaret, une chan- pour son sens de l’esthétique, ses esca- petit garçon capturant des papillons. teuse entonne un air tandis qu’en pades cinématographiques sur temps Le visage, déchiré par l’amour, de Ma- montage parallèle, on observe une de cours, sa notion d’une réalité ci- riko Kaga lui faisant face. Un échange chenille, puis des manifestants filmés nématographique, et la pleine liberté de papillon, de main en main. Ainsi de si haut qu’ils évoquent une fourmi- créative qui lui aura permis de réaliser démarre Le Silence sans ailes, dérou- lière. L’enthousiasme des percussions une œuvre comme Les Esprits malé- lant ensuite son récit depuis le point de sud-américaines contraste avec le vi- fiques du Japon (1970) : il y était ques- vue de ce même papillon. Comment, sage, toujours brisé, de la superbe Ma- tion d’un yakuza trouvant sa femme depuis Nagasaki, s’est-il retrouvé dans riko Kaga. Le morceau, c’est celui que au lit avec un policier ayant exacte- le nord du Japon. Son professeur traite cette dernière chantait au beau milieu ment le même physique – les deux le garçon de menteur, l’accuse d’avoir du long-métrage, avec une grâce es- étant joués par Kei Satô, sorte de Jean- acheté l’insecte à défaut de l’avoir cap- tomaquante, toujours plus sublimée Paul Belmondo japonais pour ce qui turé et, ce faisant, nie à la fois l’exis- par chacun des cadres. Bref instant est de l’emblème de la Nouvelle Vague. tence du garçon, du papillon, et de de réalité alternée propre à la comé- Dans son film majeur, Le Silence sans toutes les personnes que ce dernier a die musicale, avant de retourner vers ailes (1966), une atmosphère somp- croisé sur son chemin. La première un silence à la fois lourd et apaisant. tueusement mélancolique prédo- séquence parle avec grande évidence Le Silence sans ailes est un cinéma des mine. Lorsque l’on découvre l’enfance de la mort de l’enfance comme d’un corps vivants mais mutiques, à l’image de Kuroki, le long-métrage gagne en assassinat gratuit de l’innocence par d’hommes et de femmes demeurant puissance pour peu que l’on puisse l’adulte. Si Le Silence sans ailes porte éternellement chenilles, comme une tolérer les détails sordides : une sœur en lui toute la misère du monde, ce entrave à la vie. Pourtant, ces person- accidentellement défenestrée, une vue n’est pas tant dans le but d’apitoyer le nages vivent toujours et chaque tra- détériorée et surtout, une dizaine de spectateur que pour en tirer un genre gédie qui s’abat sur eux leur offre une ses camarades périssant – à ses côtés de beauté traître. Une immortalisation bonne raison de préférer la vie à la – sous un raid de l’armée américaine. d’instants difficiles amenés à devenir mort : elles s’inscrivent sur un visage, Kuroki, s’en étant sorti à temps, se re- de bons souvenirs, non pas nécessai- des gestes, des choix, leur faisant dire trouve condamné à vivre avec l’image rement pour les personnages qui les sans le moindre mot « j’ai survécu, et de l’un de ses amis se relevant de l’ex- traversent mais bel et bien pour le ça valait le coup », preuve d’existence plosion avant que son visage ne se spectateur. Kuroki filme l’abîme pour magistralement accompagnée par la fende sur toute la largeur comme une mettre en valeur ce qui n’est pas touché bande-originale de Teizo Matsumura. pastèque, raconte-t-il dans une in- par celle-ci : la survie des personnages Tel est le propos qui, toute rationalité terview. Ce retour aux sources paraît porte en elle une certaine ambiguï- mise à part, traverse le film tout entier, important à savoir en ce qu’il porte té du fait qu’elle constitue à la fois un s’imposant comme un bouleverse- en lui toute la tragédie du Silence sans handicap et un simple bonheur d’être ment instantané au sein de la Nouvelle ailes… encore en vie. C’est là le côté attractif Vague japonaise. ・ du spleen que nous retrouvons tout au long du Silence sans ailes. 32 évasion du Japon

Par constant voisin

Courant octobre est sorti, soi que ceux qui souhaitent – au revenant régulièrement sur l’ac- aux éditions des Prairies ordinaires, contraire – découvrir les longs-mé- cueil critique de certaines œuvres, Evasion du Japon de Mathieu Capel, trages de cette période par le biais de la relation des cinéastes aux un ouvrage qui s’impose désormais de leur description y trouveront studios auxquels ils étaient affiliés comme une référence française sur leur compte en ce qu’Evasion du etc. Enfin, le travail de traduction le cinéma japonais des années 60 Japon s’impose comme une antho- sur certains extraits issus de textes – et, par extension, 50 et 70. Son logie complète et détaillée – à com- théoriques s’avère d’autant plus titre, outre l’hommage évident au prendre par-là que, loin de toute précieux qu’il permet de cerner da- long-métrage de Yoshishige Yoshi- exhaustivité, les quatre-cents pages vantage des visions du cinéma va- da, en dit long sur l’ensemble du du livre sont pleines de ressources. riables de cinéastes en cinéastes – livre : la première partie s’ouvre sur Par ailleurs, l’un des points ma- là est l’une des raisons principales des films de Wakamatsu et Adachi, jeurs de l’édition est de proposer de la contraction d’une « Nouvelle Imamura, puis Yoshida – respec- de nombreuses anecdotes souvent Vague japonaise » – aussi com- tivement au Liban, en Malaisie et obscures de par le fait que les ré- plexes que celle de Toshio Matsu- en Egypte ; le reste, s’il ne suit au- férences théoriques utilisées par moto ou Yoshishige Yoshida. Le cunement le schéma du tryptique, Mathieu Capel et écrites par les vocable japonais propre à la langue amène à voir le cinéma japonais de cinéastes de l’époque eux-mêmes – et donc difficilement traduisible la période étudiée comme la fin de sont, pour la plupart, introuvables – s’en trouve systématiquement son auto-centrisme et, plus encore, hors du Japon. Aussi se réjouit-on introduit par des explications de le début de son introspection de de trouver, en fin de volume, une l’auteur et propose ainsi au lecteur, par la prise d’un certain recul de la filmographie sélective intéressante au-delà d’un approfondissement part des cinéastes. Dans les œuvres et, naturellement, la bibliographie de termes techniques en japonais, étudiées par Mathieu Capel, il est indicative qui sera, certes, plus d’étendre sa réflexion autour du ci- régulièrement question de pro- utiles aux lecteurs maîtrisant le ja- néma.・ blèmes sociétaux – on ne peut plus ponais. frontalement avec le cinéma de Wakamatsu – mais également de Loin de se limiter à l’appel- réflexion autour de la jeunesse… lation de Nouvelle Vague japonaise – dont la pertinence s’avère remise Si les rivaux du spoiler au- en question tout au long de l’ou- ront vite fait de tourner les pages vrage sur sa légitimité –, Evasion maintes et maintes fois à la vue de du Japon propose un retour fas- Prix de vente : 22€ résumés de films complets, il va de cinant sur le Japon des années 60, 33 Entretien avec Mathieu Capel Par constant voisin

Sur combien de temps s’étale votre Il y a eu des difficultés d’ordre logis- de normalité ». Cette mutation qua- étude portant sur le cinéma japonais tique, en premier lieu : quand j’ai litative de l’expérience humaine af- des années 60 ? commencé, trouver les films et les fecte directement le cinéma - et signe, Comme son nom ne l’indique pas, textes n’étaient pas chose facile, sauf au passage, le déclin des Rossellini, Evasion du Japon parle moins du « ci- à être basé au Japon. J’y ai donc passé des Kurosawa et des Kinoshita, entre néma des années 1960 » que de ce que quelques années, mais il me manque autres… Comment rendre compte de j’appelle « cinéma de la haute crois- encore tant de documents à consul- la nouvelle société de consommation sance ». Cette période de prospérité ter et à faire valoir. Tous les jours, un et de communication de masse, com- économique, qui succède à une pé- film apparait sur internet qu’il faudrait ment en dégager les caractéristiques, riode plus sombre d’après-guerre, voit pouvoir prendre en considération. en débusquer l’irrationalité foncière ? changer son cadre chronologique en Là réside justement la deuxième dif- C’est à cette question-là, inédite, que fonction des historiens et des points ficulté : comment faire pour rendre s’affrontent les cinéastes qui appa- de vue. Pour ma part, je me range à compte d’un corpus dont je sais qu’il raissent à la fin des années 50… l’avis du Livre blanc sur l’économie, me restera en grande part invisible ? Il ne faut pas se méprendre toute- publié par le gouvernement japonais En effet sur la période qui m’occupe, fois sur la réputation de parricides en 1956 et qui annonce justement la plus de 8000 films ont été produits au des Oshima, Yoshida, Matsumoto, fin officielle de l’après-guerre. Je m’y Japon, quand je me suis basé sur deux Imamura, Hani, etc. Ce qu’ils dé- range, non pas par conformisme, mais ou trois centaines de films au fil des plorent chez leurs aînés, c’est l’abandon parce que la fin des années 1950 (avec années (pour le livre, j’ai été contraint de leurs stratégies critiques, et leur la mort de Mizoguchi, la réorientation de réduire encore ce nombre, bien en- incapacité à les adapter à la nouvelle esthétique de la filmographie de Ku- tendu). J’ai donc essayé de construire donne de la haute croissance. D’un rosawa, l’apparition des adolescents un modèle ouvert, qui permette d’em- certain point de vue, la nouveauté de bourgeois/voyous du Taiyôzoku, le brasser cette totalité imaginée, d’ac- leurs films repose sur le prolongement passage d’Ozu à la couleur, les pre- cueillir donc chaque nouveau film. ou la réactivation de modèles qui ont miers textes d’Oshima, Matsumoto, Avec l’idée que ce modèle, cela va déjà une dizaine d’années. L’unicité de Yoshida, Hani, etc.) me semble être sans dire, permette d’expliquer les cette période ne réside donc pas tant une charnière très importante dans évolutions et les bouleversements que dans les méthodes, qui se définissent l’histoire du cinéma au Japon. connaît alors le monde du cinéma ja- en réaction avec, ou contre, la nou- Pour ce qui est de la fin de cette pé- ponais. velle société de consommation et de riode, le débat reste tout aussi ouvert. communication de masse. 1973 et le krach pétrolier ? C’est aussi Qu’est-ce qui constituerait, selon et surtout à cette période que Adachi, vous, un bon résumé pour aborder Sous quelles formes retrouve-t-on Imamura et Yoshida quittent provisoi- l’unicité de cette période par rapport aujourd’hui les héritages de ces an- rement le Japon pour tourner ailleurs aux précédentes – dans le cinéma ja- nées 60 dans le cinéma japonais – c’est là mon point de départ, l’énigme ponais ? contemporain, d’après vous ? que j’essaie de résoudre : pourquoi des En 1958, Matsumoto Toshio théorise Le cinéma de la haute croissance ar- cinéastes qui n’ont jamais rien eu à le changement qui affecte à la fois so- ticule des logiques ou des tendances faire les uns avec les autres s’exilent-ils ciété et cinéma : l’absurde qui définis- contradictoires. en même temps ou presque ? sait l’après-guerre au Japon (comme Certains voient le monde comme l’en- en Italie, en témoignent les films de châssement d’espaces indéfiniment Tout au long de ces recherches, à Rossellini et De Sica) n’est plus direc- clos, qui organise la domination de quelles difficultés avez-vous pu être tement visible à la surface du monde, ceux qui ont le pouvoir sur ceux qui en confronté ? et s’est retranché derrière un « voile sont privés. C’est une lutte des classes 34 MagGuffin - Numéro 3 reproduites à toutes les dimensions du La Nouvelle vague japonaise s’ins- Disons plutôt que c’est suite à la décou- social, de la chambre à coucher au ter- crit-elle obligatoirement dans une verte des films de Yoshida Kijû que je ritoire national – exemplaire Running démarche politique ? me suis intéressé à leur contexte. C’est in Madness, Dying in Love de Waka- Votre question en entraîne immédia- lui qui m’a guidé dans ce paysage, ce matsu. tement deux autres : quel genre de pourquoi j’ai emprunté le titre d’un de D’autres, comme Imamura, pensent pertinence le label de « Nouvelle vague ses films pour mon livre. le contemporain comme chiffré, codé, japonaise » a-t-il d’une part- et j’ai tâ- défini par un originaire enfoui, un ché de démontrer dans mon livre qu’il Les différents textes traduits du ja- fond d’habitus invétéré, à la fois chez n’en avait aucune ; d’autre part, que se- ponais ont-ils été difficiles à trou- l’individu en proie à des pulsions dé- rait un film qui ne s’inscrive pas dans ver ? Sont-ils trouvables facilement sirantes intenables, et dans le corps une démarche politique ? En avançant pour des lecteurs japonais lambda ? communautaire (les villages, les fa- l’hypothèse que l’ensemble des films Comme en France, les écrits de ciné- milles et leurs superstitions). L’inceste de la période est « critique », sans être ma sont au Japon une littérature spé- est d’ailleurs le motif où se rejoignent pour autant uniforme, je pars du prin- cialisée, avec les limitations que cela ces deux niveaux. C’est ce que j’essaie cipe que l’absence apparente de visée induit… même si je trouve que le sec- de décrire comme une « logique d’es- politique est en soi une visée poli- teur des livres de ou sur le cinéma est pace forclos », car cet habitus multi- tique – et c’est dans cette perspective là-bas très dynamique. Mais critiques ple n’a pas droit de cité dans le Japon qu’il faut considérer même une série a et auteurs japonais vous diront à juste de la société d’abondance. Mais c’est priori aussi inoffensive que Tora-san, titre que c’est un secteur en déclin : en donc en traquant ce que la société aux antipodes de ce qu’on nomme tout état de cause, les anthologies et refoule (jusqu’aux populations ségré- d’ordinaire « la nouvelle vague ». les rééditions sont nombreuses. Beau- gués, comme les coréens zainichi et coup de ces ouvrages sont disponibles les burakumin) qu’il est possible d’en Dans le cinéma japonais, trouve-t- dans les grandes librairies comme comprendre l’organisation. on, comme en France, des cinéastes Kinokuniya… et sinon, il faut chiner, D’autres enfin décrivent le monde actuels essayant continuellement de aller voir les bouquinistes. Le quartier comme une marqueterie de surfaces, faire revivre le style de ces années-là de Jinbocho à Tokyo est une corne d’images à monter ensemble pour ? d’abondance, et un grand danger pour produire du sens. Cet état de super- Je pense que parler d’un style unitaire la bourse des amateurs de cinéma. ficialisation et de fragmentation du est abusif, même si je reconnais avec Le National Film Center, « Cinéma- monde est théorisé par le philosophe vous qu’il y a quelque chose d’immé- thèque » du Japon, possède aussi un Nakai Masakazu comme « l’espace du diatement reconnaissable, une gamme fonds très important… cinéma » - hypothèse à comprendre d’éléments – cadre, grain, tonalités, (La masse des textes encore à traduire doublement, en ce sens qu’elle décrit couleurs, décors, accessoires, comé- est donc colossale, soit dit en passant.) l’espace au cœur des films, et que cet diens, etc. – qui permet en général espace filmique est devenu espace d’affirmer de tel film qu’il est « des Quelles références bibliogra- réel, il a redéfini par ses limitations années soixante ». Mais il faut décrire phiques ou cinématographiques et ses procédures notre perception encore et encore, caractériser, articu- conseilleriez-vous à des gens qui ne du monde. C’est un malheur et c’est ler, différencier, et augmenter ainsi le connaissent rien du cinéma japonais une chance. Cela signe en tout cas piqué de nos représentations. On est de cette période ? l’avènement d’un rapport-au-monde loin encore d’en avoir une représenta- Cinema of Actuality, de Yuriko Furu- nouveau, où agir revient à agencer ces tion satisfaisante, il ne faut donc pas hata – et mon livre, bien sûr, puisqu’on espaces disséminés – ces « espaces ou- intenter à la légère de procès en in- en parle… Outre les auteurs japonais, verts », comme je les décrits. fluences. Se fonder sur l’idée d’espace quand c’est possible. Il faudrait pou- Pour savoir quel serait l’héritage des discursif comme je le fais, décrire un « voir mener un vaste travail éditorial, films de la haute croissance, il fau- paradigme », entend justement se dé- à la mesure, au moins, de ce que font drait savoir avant tout ce qu’est deve- partir autant que possible de ce genre des éditeurs DVD tels que Carlotta, nue cette tripartition… Et je ne suis de démarches où les imitateurs suc- Wild Side ou Elephant. Les longs-mé- pas sûr de le savoir moi-même, c’est cèdent platement aux pionniers. trages de Yoshida, Oshima, Imamura le sens des « extrapolations » à la fin sont à peu près disponibles désormais, du livre : quand le cinéma de la haute Y a-t-il un film qui vous a particuliè- par exemple. ・ croissance s’achève-t-il ? rement marqué lors de la découverte de cette période ? Un cinéaste ? 35 (Yoshimitsu Yoshita, 1983) Yoshita, (Yoshimitsu Jeu de famille de Jeu

La relève du cinéma japonais des années 80/90 Par Simon auger

Le cinéma japonais des années impossibles à trouver, puisqu’il s’agit mité, même si l’on retrouve le goût de 80 à 90 a peiné à imposer de nou- de films de jeunesse que leurs auteurs Kawase pour les instants de vie futiles. veaux grands noms à l’international. ne souhaitent pas forcément diffuser. Une disette pour le cinéphile occi- La quantité importante de cinéastes Il existe aussi des cinéastes assez dental qui pourrait être interprétée ayant commencé par de petites réa- libres qui ont réalisé des films à l’esprit comme le déclin d’un cinéma vivace lisations sans moyens permet cepen- punk, des œuvres violentes et désabu- et hétérogène, celui de la Nouvelle dant de les inclure dans une « Nou- sées qui mettent en scène une jeunesse Vague japonaise, dévoré par un ciné- velle Vague Super 8 » officieuse. sujette à une hystérie perpétuelle. On ma terne et normé. Cependant il se- retrouve en effet des sujets et une mise rait réducteur de classer vingt années Le cinéma indépendant japonais en scène similaires aux réalisateurs de cinéma sous la même étiquette de l’époque permet aussi aux réalisa- Sogo Ishii, Shinya Tsukamoto ou Sho- et si les représentants nippons de la teurs de tourner plus facilement pour zin Fukui. Un goût commun pour le création cinématographique contem- un type de film boudé par le public, le noir et blanc, pour les effets d’appareil poraine n’ont pas encore réalisé leur documentaire. Par exemple la cinéaste vifs et tremblants, pour les cadres res- mastodonte, ils commencent une Naomi Kawase a réalisé de nombreux serrés sur les visages plus qu’expressifs carrière qui se veut lente mais sûre. films (auto)biographiques qui re- des acteurs. viennent longuement sur sa famille. Car commencer en réalisant des Son obsession pour la nature rurale et Ces réalisations se rejoignent films « fait-maison » est un parcours pour la famille se retrouvent déjà dans aussi par les personnages des films, commun à de nombreux réalisateurs. ses premières œuvres et continuent de des figures masculines extrêmes et Il existe même un terme pour dési- hanter ses réalisations futures. Seule violentes. Cette violence s’explique de gner ces créations réalisées avec une la caméra se fait plus brinquebalante plusieurs manières. Chez Tsukamoto équipe restreinte, peu de moyens et et éloigne ces premières œuvres de les salarymen qui, par une malencon- une véritable indépendance, il s’agit la chronique contemplative pour le treuse rencontre, se mettent à perdre du jishu eiga. Ces œuvres sont souvent rapprocher d’un cinéma de la proxi- les pédales. Il est aussi courant que la 36 MagGuffin - Numéro 3 violence arrive à cause d’une femme : diatique, plus insidieuse que celle de sure (2008). On pourrait alors pen- on devine dans Shuffle (Sogo Ishii, gangsters tatoués. ser qu’il s’agit d’un jeune réalisateur, 1981) qu’une dispute conjugale est la pourtant il commença sa carrière de cause des problèmes du personnage La notion de cinéma de genre se cinéaste dans les années 80 avec une principal et ce sont les femmes de développe aussi progressivement, avec série de courts-métrages puis crée au 964 Pinocchio (Shozin Fukui, 1994) des réalisateurs spécialisés dans un début des années 90 des longs-mé- qui sont à l’origine de la souffrance de type de films. On associe par exemple trages très différents de ses manies du l’homme-robot. la découverte du film d’horreur asia- moment. Dans Why Don’t You Play tique à Hideo Nakata, la loufoquerie in Hell (2013), Sono rend d’ailleurs On observe enfin toute une vague dans la comédie à Juzo Itami et l’apo- hommage à ses œuvres de jeunesse en cyberpunk s’opposant aux grosses gée des films de yakuzas à Takeshi Ki- montrant la projection de The Room machines science-fictionnelles. Ainsi tano. Cependant certains réalisateurs (1992) au détour d’une scène. Proche Tetsuo (Shinya Tsukamoto, 1989) et décident de ne pas se limiter à une des jishu eiga avec son noir et blanc 964 Pinocchio sont bâtis autour d’un appellation et surprennent avec une fauché et ses airs expérimentaux, ce univers ancré dans son époque et où le œuvre en dissonance avec leur filmo- film ne montre que les visites succes- futur se crée par des effets faits de bric graphie passée et future. sives de différents logements. Avec sa et de broc qui lient les métaux avec la lenteur pesante, son récit dépouillé et chair humaine. N’essayant pas d’être Kiyoshi Kurosawa, bien qu’il se ses cadres contemplatifs, The Room agréables, ces films semblent être le soit fait un nom grâce à ses films de semble être le candidat parfait pour reflet d’un cinéma japonais de plus en fantômes, a aussi réalisé des drames les grands festivals internationaux – il plus violent. familiaux (Licence to Live, 1999) et des reçut même un prix du jury au festival comédies policières (la série de films de Sundance. Une œuvre loin d’être Car il n’est presque pas étonnant Suit Yourself or Shoot Yourself, 1995 - parfaite mais qui a le mérite de mon- que le Japon, précurseur du film gore 1996). Il a aussi, comme de nombreux trer que Sono Sion est un touche-à- avec L’Enfer (1960), devienne avide de réalisateurs, débuté en réalisant des tout. productions violentes et sensation- films érotiques nommés pink, pour nelles. Inutile de se demander com- la Nikkatsu dans son cas. The excite- Hirokazu Kore-Eda est sans ment un réalisateur comme Takashi ment of the Do-Re-Mi-Fa Girl (1985) doute le cinéaste japonais le plus in- Miike a pu se faire un nom dans l’in- est pourtant un film qui fut rejeté par ternationalement connu et célébré dustrie tant son cinéma correspond à ce grand studio et distribué en indé- dans le domaine de la tranche de vie. l’image d’un cinéma japonais excessif pendant, compréhensible tant il s’agit Il a pourtant réalisé au début de sa et graveleux type. L’obsession japo- d’une œuvre qui tranche radicalement carrière une œuvre qui, si elle n’est pas naise pour le trash hardcore s’amplifie avec un matériel purement excitant. éloignée de sa description tendre des dans les productions direct-to-video S’intercalent entre les scènes sexuelles êtres humains, reste singulière dans sa qui pullulent désormais sur le marché, des moments de comédie cartoo- forme. After Life(1998) narre une his- la plus connue étant la série des Gui- nesque, une histoire d’amour qui part toire fantastique dans un décor com- nea Pig dont l’épisode Flower of Flesh à la dérive et même des interludes mun. Le spectateur suivra dans une and Blood (Hideshi Hino, 1985) a été musicaux. Le montage s’autorise aus- grande bâtisse les discussions entre pris pour un snuff movie par Char- si des insertions d’étranges séquences morts à qui l’on offre la possibilité de lie Sheen. Focus (Satoshi Isaka, 1999) filmées en 1:33 qui n’ont pas de lien revivre un souvenir marquant le reste tente de questionner la relation entre direct avec ce qui est raconté. Il se dé- de leur vie en se basant sur ce souvenir le Japon et les médias audiovisuels gage de cette atmosphère une légèreté et en le reconstituant en studio. Invités grâce à un faux reportage télévisé où salutaire où le sexe est traité de ma- à être filmés, les défunts se contentent un présentateur sans scrupule mani- nière désabusé, sans véritable prise de juste de revivre un instant de bonheur pule un jeune timide et réservé pour tête et dont son aspect possiblement dans des décors factices, un moment espionner les conversations des autres glauque est noyé par une bonne hu- de joie capté par l’œil de la caméra. et avoir un scoop à filmer. On voit meur communicative. Kore-eda fait du cinéma un moyen de alors comment une équipe de télé, voler une âme pour la transposer dans dont le devoir est d’informer, met en Sono Sion s’est fait une récente ré- l’idéal beau et factice de la reconstitu- scène la réalité, l’adapte à sa conve- putation en occident avec des œuvres tion. Malgré le contexte fantastique, nance pour convenir à la caméra. énervées après les années 2000 comme le cinéaste reste attaché à ses manies Une dénonciation de la violence mé- Suicide Club (2002) ou Love Expo- quasi-documentaires et fait de son 37 MagGuffin - Numéro 3 histoire une sorte de reportage sur les tendre avec ses sujets sans verser dans sur du reggae puis sous la pluie. Créa- coulisses de la vie après la mort. la niaiserie crasse. L’accessibilité du teur d’images parfois difficile à cerner, travail d’Hashiguchi, qui réussit à faire Somai réussit toutefois à dresser un La singularité du documentaire d’un sujet marginal une œuvre acces- portrait d’une génération attachant. chez Kore-Eda l’éloigne cependant des sible, est assez rare pour être souli- banales chroniques familiales hantées gnée. Peut-être est-ce pour ça que la Les années 80 et 90 s’avèrent fina- par le spectre des maîtres du genre Toho l’a choisi pour réaliser Grain de lement plus riches qu’on ne le pense et comme Yasujiro Ozu. Les listes an- sable (1995) dans une branche pseu- il est évident qu’elles réservent encore nuelles du Kinema Junpo dans les an- do-indépendante nommée Yes qui ne de nombreuses surprises. Quelques nées 80-90 sont ainsi envahies à la fois fit pas long feu. mots de conclusion sur la japanima- par les œuvres des « grands maîtres » tion, vivement critiquée en occident encore vivants (Kurosawa, Ichikawa Nobuhiro Suwa, avant de se faire puis réévaluée à la suite des sorties des ou Imamura) et par des héritiers, remarquer à Cannes avec M/other films des studios Ghibli et des films encrant le cinéma hexagonal dans une (1999), fut aussi l’auteur du beau 2/ cyberpunk Akira (Katsuhiro Otomo, esthétique faite de sur-cadrages et de Duo (1997). Cette destruction pro- 1991) et Ghost in the shell (Mamoru dialogues sur-écrits. Les traditions gressive d’un couple pourrait être Oshii, 1995). Le petit écran eut aussi peuvent aussi avoir du bon comme une démonstration d’une paresse si, à droit à ses grandes œuvres grâce au dans Jeu de famille (Yoshimitsu Yoshi- l’instar de Kawase et Kore-Eda, il ne studio Gainax et ses séries signées ta, 1983), qui arrive par exemple à re- traitait pas l’intime avec un point de Hideaki Anno : Gunbuster (1988) et prendre et modifier des codes connus, vue nouveau. Construit comme une Neon Genesis Evangelion (1995) qui notamment lors d’un long plan im- succession de tranches de vie avec mêlent réflexion sur les choix et l’exis- pressionnant quoique très théâtral. des dialogues spontanés et un cadre tence sur fond de bataille de robots La prolifération d’œuvres intimes ain- mobile qui sait rester à proximité des pilotés par de jeunes filles. Grâce aux si que la réduction des grands récits personnages sans jamais négliger le fans d’animations ces horizons-là sont épiques montrent juste qu’une tranche décor dans lequel ils vivent. La ten- cependant plus connus mais nul doute du cinéma s’est repliée derrière des sion se fait d’abord de façon trouble, se qu’ils réservent aussi de belles décou- histoires consensuelles sans grandes ressentant par les dialogues, les gestes vertes.・ envolées créatives. Heureusement, et les cadres. Lorsqu’éclate la colère, le des auteurs tirent leur épingle du jeu cadrage ne se fait pas obscène et reste en créant des œuvres intimes dont les serein. Pour ne pas réaliser une œuvre singularités font la différence dans ce purement voyeuriste, le cinéaste dé- marasme de scènes conflictuelles au- cide aussi d’intercaler ces scènes de tour d’un dîner. vie de couple par des témoignages des deux personnages, seuls devant une Si Ryosuke Hashiguchi n’innove caméra à parler avec un interviewer pas dans la forme, le réalisateur réussit invisible. Un moyen comme un autre à traiter d’un sujet peu commun qui d’épouser les artifices du cinéma tout le différencie du reste de l’industrie. en permettant de comprendre les rai- Avec un film commePetite fièvre des sons et les sentiments des protago- vingt ans (1993), Hashiguchi crée une nistes. histoire d’amour simple dans le mi- lieu de la prostitution sans virer vers Difficile enfin d’évoquer le ciné- le sordide. Une histoire qui devient ma des années 80 sans parler de Shinji plus intéressante lorsque l’on sait qu’il Somai, figure majeure modérément s’agit de romance homosexuelle entre célèbre en France pour Typhoon Club. jeunes adultes, sujet peu traité dans Si cette œuvre peut aisément se pla- le cinéma japonais. S’il existe une tra- cer dans la lignée d’Ozu, force est de dition du shonen-ai, des romances constater qu’elle possède une étran- entre hommes très romantiques et geté unique. Peut-être est-ce dû à la invraisemblables, peu d’œuvres simi- fougue adolescente, celle d’une réu- laires à celle d’Hashiguchi qui s’ancre nion de personnages dans une école plus dans une réalité et réussit à rester déserte, se déshabillant pour danser 38 A A SCeN art

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Sicario Pan Crimson Peak Denis Villeneuve - Sorti le 07 oc- Joe Wright – Sorti le 21 octobre Guillermo Del Toro – Sorti le 14 tobre 2015 2015 octobre 2015

Denis Villeneuve décevait déjà Derrière Pan se cache le désir Guillermo Del Toro a toujours avec son précédent Enemy, faus- pour Joe Wright de continuer sur eu dans l’idée de rendre hommage sement alambiqué, dans le simple sa lancée moderne du conte pour aux films qui l’ont émerveillé dans désir de cacher - comme beaucoup enfants enclenchée avec Hanna il sa jeunesse. Son dernier Pacific d’autres - qu’il n’avait finalement y a quelques années, dans lequel Rim était un hommage démesu- pas grand-chose à dire. Et le constat il mêlait l’enfance au film d’es- ré aux kaiju eiga, brillant par sa s’avère être le même devant Sicario, pionnage à la Jason Bourne. Son mise en scène et symbolique dans qui malgré toute sa volonté, n’ar- nouveau film, malgré son flop re- son approche du sujet, de la rela- rive jamais à faire éprouver quoi tentissant au box-office, s’avère tion entre l’Homme et la machine. que ce soit à son auditoire. Trop réellement brillant sur le départ, Son nouveau Crimson Peak sera engoncé dans l’idée que l’image dit mélangeant film noir et fantas- indubitablement comparé à son plus que des mots, Villeneuve en- tique, l’infiniment petit au gran- Labyrinthe de Pan bien qu’ils n’ont chaîne les chocs frontaux (surtout diose. Les séquences sont vertigi- pas grand-chose à voir. Ici com- dans les trente premières minutes) neuses, dignes d’un cirque offrant posé comme un roman gothique, dans l’espoir d’insinuer le malaise. ses derniers instants de gaieté à Del Toro reste dans le carcan du Mais à travers ce système, c’est le un monde plongé dans la Seconde genre, mais ne s’en extirpe jamais, manque d’idées et la facilité qui dé- Guerre mondiale. Et l’arrivée dans semblant ne pas savoir s’il doit sa- notent, d’autant qu’il sur-explique le monde imaginaire continue dans tisfaire les aficionados ou le grand tout par la musique. Au final, si il sa volonté de détourner les codes, public. Entre les clichés et le recy- est intéressant de comparer Sicario érigeant Smells Like Teen Spirit en clage de son style visuel, le réali- à Good Kill, dans une réalité de- chant oppresseur plutôt que libé- sateur semble bien perdu, ou tout venue champ de bataille, il résulte rateur. Qu’importe la fidélité tant simplement en train d’agir comme surtout d’un réalisateur qui ne sait que le film représente un mélange un simple faiseur qui ne prend au- toujours pas quoi faire de ses su- foisonnant, digne d’une chambre cun risque. Pas d’étonnement, pas jets, pouvant même être malhon- pour enfants. Malheureusement, de crainte ni d’émerveillement de- nête dans ses méthodes, celui-ci le film s’arrête là, comme cloisonné vant ce film faisandé qui semble se essayant de se faire passer pour un par un rythme de studio qui l’em- reposer sur le simple statut de son documentariste sur le terrain. pêche de s’accomplir et finit par réalisateur « visionnaire ». sombrer dans un scénario indigent ...... et des personnages empotés. Un ...... coup d’épée dans l’eau.

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40 MagGuffin - Numéro 3

Mon Roi duel d’interprètes, représentant est en pleine possession de ses Maïwenn – Sorti le 21 octobre d’un petit microcosme du cinéma moyens, usant de ce qu’il a réali- 2015 français convaincu de sa part do- sé sur Prometheus pour amplifier de Florian Bodin minante. la dimension tragique de son ré- Il semble difficile de parler de cit, détachant ses intérieurs bleuté ...... Mon Roi sans s’énerver tant cette des extérieurs rougeoyants de la nouvelle production est révoltante. planète rouge, mettant toujours On connaît la réalisatrice comme Seul sur Mars l’homme au centre du récit plutôt ‘’habitée’’ par ses névroses, adap- Ridley Scott – Sorti le 21 octobre que la science et la nature. Pas de tant toujours ce qu’elle a pu vivre 2015 pleurs, pas de discours patriotique, sous une forme quelque peu irréelle juste le récit d’un homme qui tente qu’elle s’emploie souvent à servir sur La nouvelle commande de Rid- tout ce qu’il peut pour préserver sa ・ le plateau de l’immersion. Le récit ley Scott serait-elle l’anti-Gravity condition. s’articule ici autour d’un couple, qui ? Les deux sont des films de sur- semble l’un comme l’autre se gaver vie dans l’espace, tout comme ils de sa bêtise, agissant constamment sont régis par une foi sans limite dans l’idée qu’ils sont les acteurs envers la capacité humaine à dé- de leur vie, bien naïfs dans le fait passer ses limites. Mais à la diffé- qu’ils agissent exactement comme rence du film d’Alfonso Cuarón, un magazine de psychologie leur régi par une outrance du symbole dirait de le faire. Mon Roi est le qui mettait en valeur le manque produit décérébré d’une génération de rigueur dans l’écriture, Seul sur nombriliste qui pense que toute Mars prend le parti d’une narration histoire, tout malheur mérite d’être constante, de l’absence de vide. De raconté, entendu et respecté. Tel l’instant où il se trouve abandonné de la téléréalité, le film ne s’arrête jusqu’à la fin de son périple, Matt jamais, accumule les scènes de vie Damon nous explique ce qu’il hystériques, les joies et les pleurs compte faire, comment il procède dans la croyance profonde que cela et comment il compte bien ne rien parlera au spectateur, qui croira lâcher. En quelque sorte comme si voir sur l’écran une expérience déjà MacGyver et Man VS Wild s’e n - vécue. Mais ce n’est que l’obscénité tremêlaient pour former ce récit et la vulgarité qui ressort de cette caustique, mais ô combien revita- mélasse filmique, gangréné par ce lisant. Parfaitement rythmé, Scott

...... Vos avis nous intéressent !

Envoyez vos critiques de films sortis en novembre/décembre et soyez publiés dans le numéro 4...

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41 Cemetary of Splendour Par Simon pageau

es films d’Apichatpongavec les militaires assoupis. Les deux monde au-delà de ses affres. Consti- Weerasethakul savent se faire femmes vont alors se nouer d’une tué d’une succession de plans fixes (à attendre. Et pour cause, il fal- amoureuse-amitié au centre d’un noter seulement deux mouvements lut attendre deux mois de lé- triangle relationnel fermé par Itt, sol- de camera accompagnant les points Lthargie cinématographique, naviguant dat endormi retrouvant notre monde culminants du récit), Cemetery of piteusement entre super-productions avec une nonchalante parcimonie. Splendour est une invitation à la médi- et produits racoleurs, pour (enfin) Ce schéma narratif d’une apparente tation de chaque parcelle de temps. Ici pouvoir approcher la splendide tor- simplicité formera le fil conducteur point d’attentisme ni de lourdeur, mais peur du cinéaste thaïlandais. Ainsi, si de la contemplation, véritable ar- une simplicité uniforme, primaire et la continuité s’est effectuée par le som- borescence de Cemetery of Splendour. salvatrice. Point de dépit pour ces sol- meil, de l’hibernation abrutissante, dats endormis qui voyagent à travers surgit un rêve halluciné d’une dou- Contemplation hypnotique le temps pour guerroyer avec les rois ceur infinie qu’il ne fallait manquer Si le sommeil façonne le récit, anciens et visiter leurs somptueux pa- sous aucun prétexte pour pouvoir se c’est en réalité la somnolence qui le lais. Les quelques éveils de Itt seront réveiller. Au centre du récit se dresse construira par un effet miroir qui par ailleurs uniformément marqués justement ce sommeil, incarné par des nous bercera durant les deux heures par de doux repas, renforçant l’idée de soldats plongés dans un étrange repos de film. Accompagnant une filmogra- revenir à la source première de toute sur les lits d’un hôpital de fortune éri- phie homogène à cet effet, la douceur chose par le biais d’un épicurisme sa- gé dans une ancienne école. Autour marque de son empreinte la dernière lutaire. A travers cette recherche du de cette maladie inconnue vont tour- œuvre de Weerasethakul, colorée ici temps présent, notons l’incroyable ca- noyer Jenjira et sa jambe mutilée, ain- d’une délicate ironie. Le film est lent pacité de l’œuvre à faire surgir le beau si que Keng, jeune médium et seule et il le sait car c’est le répit qu’il re- de tableaux en apparence anodins qui personne capable de communiquer cherche, un repli sur soi pour voir le tranchent avec la somptuosité des 42 MagGuffin - Numéro 3 paysages d’un Oncle Boonmee. L’action mi, symbole d’un peuple thaïlandais tabilité ironise le monde mais lui offre se déroule à Khon Kaen, ville natale estropié qui se doit de dépasser le aussi des bases fragiles, à l’image des du cinéaste, qui offre le cadre classique clivage militariste naissant pour re- écoles qui ne sont plus occupées par et neutre d’une ville asiatique de taille trouver son unité passée. Ici réside le des enfants, mais bien par des soldats, moyenne, avec ses buildings en arrière message universaliste du film, véri- amorçant les problèmes éducatifs à fond, ses boui-bouis et ses sans-abris. table ode à l’amour et la compréhen- l’aube d’un bouleversement trauma- C’est pourtant une hypnotique mélan- sion. C’est vers la méditation et le dia- tique où les ères de jeu seront rem- colie qui se dégage, magnifiant chaque logue qu’il faut tendre pour envisager placées par les terrains accidentés des parcelle de cet urbanisme monotone, la complexité et l’homogénéité des chantiers politiques. Weerasethakul syndrome d’un cinéaste qui tournait plans de notre monde, jusqu’à pouvoir pointe alors l’ambivalence de l’échap- sans doute pour la dernière fois dans peut être y « sentir toutes les odeurs » patoire sommeil, dénonçant l’abandon son pays d’origine. Apogée du récit et par le biais d’un fondu enchaîné salu- qui en résulte. « Quand tu dors, les génie de mise en scène, le fondu en- taire. Toute la subtilité de Cemetery of lumières de la ville semblent ternes » chainé, liant une série d’escalators et Splendour réside alors dans sa capacité avouera Jenjira à son amant endormi. les deux rangées de lits des soldats, à faire surgir l’innommable par simple L’évasion du monde est éphémère et marque l’aboutissement de cette poé- contact visuel, à créer la beauté par la ne peut influer sur la marche de l’His- sie méditative et du champ lexical douceur du cadre, à façonner un hyp- toire. Car le traumatisme est omnipré- anagogique. La contemplation laisse notique psychédélisme par la justesse sent comme le prouvera la fantoma- alors place à la révélation, sans même des couleurs et de leur rayonnement. tique scène dans la salle de cinéma où en prendre garde. C’est le passage de la les spectateurs se dresseront silencieu- nuit et de la méditation, celui de l’His- Politique désabusée sement en hommage à un hymne na- toire en effusion hallucinée. Mais proposer l’alternative ne si- tional que ne résonnera jamais, enfoui gnifie pas résoudre le problème ; car tel une véritable névrose. Le désespoir « Sentir toutes les odeurs » envisager les odeurs du monde avec porté par le film s’achèvera lors d’un Si cette torpeur est une splendeur, homogénéité implique leur nécessaire dernier regard perdu et silencieux, elle ne fait qu’enrober la portée nar- acceptation, pourtant impossible. Se écrasé sous le poids de la solitude. La rative du récit qui ne cesse d’évoquer jouer d’une situation politique c’est famille n’aura pas suffi à faire face au de réelles perturbations politiques. aussi vivre avec et partager sa bru- trouble politique, puisqu’elle était elle- Ici semble résider le véritable cime- talité. Ode à l’amour et à la compré- même que substitution. tière du film, l’odeur sous-jacente de hension, Cemetery of Splendour n’en l’instabilité. Face au trouble, marqué est pas moins l’une des œuvres les Le traumatisme demeure, mais par l’omniprésence des militaires, en- plus désabusées du cinéaste, évo- il ne peut faire oublier l’effervescente dormis ou non, Weerasethakul met luant de manière inédite vers un re- contemplation. Au cynisme et à en scène un métaphorique renverse- gistre lyrique teinté de pessimisme. l’abandon répond une imagerie cycli- ment des codes sociétaux. C’est ainsi Le sommeil comme rempart contre que préfigurant l’indubitable retour de une femme handicapée qui se charge la souffrance ne peut être qu’une so- la poésie. À l’image des palles en ro- des soins d’Itt, soldat qui pourrait lution éphémère, le voile de la réalité tations berçant les eaux du fleuve ou être son fils. C’est enfin par le biais apprêtant fatalement le réveil. C’est ici des mystérieux tubes rayonnant leurs d’un autre corps, celui de Keng, que la métaphore des travaux qui accom- hypnotiques halots lumineux avec leur relation atteindra sa plus grande pagneront le récit dans toute sa lon- une apaisante régularité sur les soldats tendresse, évoluant vers un érotisme gueur et forceront les soldats à sortir endormis, la vie est une révolution, mélancolique qui se distillera tout au de leur torpeur pour un déménage- annonçant messianiquement le retour long du film, se jouant du sommeil et ment inexorable. C’est également celle de la beauté. Le roi est mort, vive le du fossé générationnel. Cette mise en des arbres, marqués physiquement et roi. Ainsi parlent nos vies antérieures scène est avant tout une réflexion sur à jamais des inondations passées. C’est que l’on visite notre sommeil durant, le plan dans toute sa portée lexicale ; enfin et surtout l’inéluctable venue du soufflant le vent futur de la tranquil- et du plan cinématographique émane monstre marin envisagée au début du lité. Se clôt de cette manière l’œuvre bientôt la portée pluridimensionnelle film et qui planera sur ce dernier à Thaïlandaise d’un cinéaste qui nous du récit, évoluant elle-même sur des la manière d’une fantastique épée de livre une dernière fois l’amour de son plans différents. Ainsi cohabitent pré- Damoclès, surgissant sporadiquement pays, d’une douce manière testamen- sent et passé, éveil et sommeil, jusqu’à lors d’une évocation morbide ou d’une taire, reconstituant le cimetière de ses l’infirme qui soignera le soldat endor- surnaturelle apparition céleste. L’ins- splendeurs passées. ・ 43

Ciné-Tambour

18 novembre 2 décembre 18h 18h Free Radicals, de Pip Chodorov Wake in Fright de Ted Kotcheff France / DCP / 2010 / 80mn Australie / DCP / 1971 / 114 min 20h30 20h30 L’Homme à la caméra de Dziga Animal Kingdom de David Mi- Vertov chôd URSS / DCP /1929 / 67 min Australie / DCP / 2011 / 113 min

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25 novembre 9 décembre 18h 18h Basic Training de Frederick Les mutants de l’espace de Bill Wiseman Plympton USA / Beta SP / 1971 / 86 min USA / 35mm / 2001 / 83 min 20h30 20h30 Les Croix de bois de Raymond Suspiria de Dario Argento Bernard Italie / DCP / 1977 / 92 min France / DCP / 1932 / 105 min Trois visions de l’enfer Destin cinématographique de Junko Furuta

地獄Par Virgile Van De WallE

Triste janvier 1989. Quelque Furuta est emmenée dans la tabassé l’un de ses rivaux amou- part dans la banlieue nord de maison de Minato, où elle sera sé- reux en 2004. Tokyo, quatre adolescents se dé- questrée pendant quarante-quatre barrassent de leur fardeau sur un jours. Violée près de quatre-cent Le procès engendrera nombre terrain désert, une ancienne friche fois, battue, mutilée, brûlée, hu- de polémiques, qui aboutiront à industrielle. C’est un baril, 55 ga- miliée, contrainte aux pires trai- plusieurs réformes majeurs du sys- lons, destiné, sûrement, à accueillir tements, elle ne s’éteindra que le 4 tème pénal. Dans la culture popu- de l’huile ou de l’essence. Mais au janvier, après avoir été incendiée laire, l’affaire laissera une marque lieu de cela, il est rempli de béton, et s’être consumée pendant près durable. Les années 1990 et 2000 et contient, en son cœur, le corps de deux heures. Ses tortionnaires, verront ainsi émerger des mangas mutilé de la jeune Junko Furuta. en relation avec des gangs yakuzas et chansons en hommage à Junko locaux, seront aller jusque à inviter Furuta. Mais surtout, le destin de Furuta, seize ans, lycéenne leurs « collègues » et connaissances cette dernière inspirera trois films, sans histoires, excellente élève et pour se joindre à l’orgie. Plus d’un trois œuvres qui ne quitteront ja- bonne camarade, est enlevée le 22 centaine d’hommes auraient eu au mais l’archipel. novembre 1988 par Hiroshi Miya- moins connaissance de cet enlève- no, Yasushi Watanabe, Nobuharu ment. Le côté extrêmement spec- Minato et Jo Kamisaku, dont les taculaire du crime et la très large âges oscillent entre seize et dix- Les quatre garçons seront jugés médiatisation dont il a fait l’objet huit ans. Mis à part Miyano, qui en tant que mineurs et ne devront ne pouvaient que séduire le milieu fréquente le même lycée, aucun faire que quelques années de dé- de la J-Exploitation, qui délivre d’eux ne la connaît, et aucun ne tention. Leur meneur, Kamisaku, encore aujourd’hui quelques unes pourra se justifier de l’avoir choisie qui hérite de la peine maximum, des œuvres les plus radicales du plutôt qu’une autre. ne restera ainsi que huit ans en pri- cinéma underground (Muzan E, son, avant d’y replonger pour avoir Eccentric Psycho Cinema, Tumbling 46 MagGuffin - Numéro 3

Doll of Flesh, etc). Pourtant, les spectateur à porter un regard d’en- mais réconfortante, et qui inscrit trois adaptations ne se complaisent tomologiste sur ce qui lui est mon- définitivement le film dans une nullement dans l’abjection qua- tré. autre catégorie que celle du tor- si-pornographique, et portent ture-porn. même la trace très personnelle de Le style de la mise en scène est leurs auteurs respectifs. C’est dans lui même très documentaire, avec La seconde œuvre qui abor- ces trois visions du même fait di- une caméra généralement portée dera l’affaire Furuta sera nette- vers, si éloignées et pourtant liées à l’épaule, au plus près des scènes ment plus contestable. Réalisé en par la même violence, que nous de viol ou de torture. Le réalisme 1997 par le chef décorateur Gunji puiserons notre intérêt. des maquillages conjugué à l’ama- Kawasaki, Shônen no Hanzai (aka teurisme apparent de la photogra- Juvenile Crime) est un pure produit Katsuya Matsumura com- phie est parfois troublant, et il ne d’exploitation trash. mence sa carrière en tournant serait pas difficile de croire, lors de de petits courts-métrages docu- certaines scènes, à des documents Putassier au possible, le film mentaires, recevant même, dans d’archives enregistrés par les bour- propose plus de 45 minutes de viols cette catégorie, le grand prix au reaux eux-mêmes. Au fil des jours, non simulés, et presque autant de Mainichi Film Concours en 1988. le corps de Furuta est de plus en tortures et d’humiliations en tous En 1991, il tourne All Night Long, plus marqué par les sévices qui genres. Si le film de Matsumura se thriller ultra-violent racontant lui sont infligés. Ses jambes noir- concentrait principalement sur le une histoire de vengeance entre cissent peu à peu de l’accumula- supplice psychologique de Furuta, adolescents, et qui seras suivi de tion des plaies et des brûlures. Ses délaissant les aspects les plus sor- très nombreuses suites. Ses deux mains ne sont plus qu’une bouillie dides et spectaculaires du crime, passions, le documentaire et la sanglante, et son visage est couvert l’œuvre de Kawasaki s’attarde au violence juvénile, se rencontrent de lésions. Pourtant, l’essentiel de contraire sur ses détails les plus ré- dans son second long-métrage : la violence, physique ou psycho- pugnants. La psychologie des per- Joshikôsei Konkurîto-Zume Satsu- logique, est suggérée. On ne ver- sonnages n’est nullement traitée, et jin-Jiken (Concrete-Encased High ra, par exemple, jamais les viols leur seule fonction reste de violer School Girl Murder Case), sorti en trop directement, ce qui empêche des jeunes filles dans la rue, battre 1995. Il s’agit de la première adap- le film de verser dans la pornogra- leurs parents respectifs et, surtout tation du meurtre de Furuta. phie macabre. De même, nombre martyriser Furuta. Ils quitteront le des pires souffrances endurées par film comme ils sont venus, prenant Son film est une forme hybride Furuta dans la réalité ne sont pas la route en laissant échapper un entre un éprouvant huis-clos et un reproduites à l’écran. Sa mort en grand rire sadique, preuve de leur rapport détaillé des faits. Un narra- devient presque légère, « simple- irrécupérabilité, et signe aussi du teur commente l’action, comble les ment » tabassée plutôt que brûlée cynisme sans bornes de Kawasaki. ellipses, et fait le récit de tout ce qui vive. a précédé et suivi l’affaire. Sa voix On peut bien sûr s’interroger douce et profonde contraste avec la Le narrateur éclate alors, ré- sur les intentions et la pertinence violence graphique du film, rappe- vélant les portraits des véritables d’une telle œuvre. De toute évi- lant continuellement au spectateur tueurs, racontant leur procès et dence, elle est le fruit de ce mer- qu’il regarde une reconstitution. Le énumérant les peines de chacun. cantilisme qui sous-tend globale- film est froid, dénué d’émotion, si La bulle de la fiction est percée ment le genre de l’exploitation, et l’on excepte quelques images fortes pour revenir au plus pure style do- ne manifeste aucun respect pour comme la mort de Furuta. Des car- cumentaire. La réalité fait suite à les victimes de l’affaire. Cependant, tons indiquant les dates et heures la reconstitution. Le film s’achève une telle d’abjection, un tel cauche- de l’action participent encore à l’as- sur un dernier hommage à Furuta, mar cinématographique, ne peut pect mécanique du calvaire. Ces qui s’éloigne, à vélo, sur une route que compléter son prédécesseur. effets de distanciation poussent le de campagne. Image mièvre certes, Si l’un montrait les faits, tels que 47 MagGuffin - Numéro 3 relatés par la presse, et obligeait le transformera en monstre. spectateur à prendre du recul sur ce qu’il voyait, le second, au contraire, La réalisation devient stan- chute dans l’abyssale horreur des dard, avec de beaux cadrages, des 44 jours de calvaire que dû subir lumières travaillées, et une drama- Furuta. Ses quatre tortionnaires tisation accrue de certaines situa- apparaissent comme des figures tions. Ainsi, Misaki ne cesse de fuir absolues du mal, et leur barbarie pour mieux retomber dans le piège ne souffre d’aucune des limite que de ses tourmenteurs. Il n’existe s’impose généralement l’industrie. pour elle aucun moyen de fuir son Le film s’apparente à une libération destin. Le film va même jusqu’à uti- totale et gratuite des pulsions en- liser une symbolique assez poussée fouies et refoulées aux confins de basée sur ses deux éléments que l’inconscient. Il est, pour le cinéma, sont les fleurs et les plumes. Les ce que le supplice de Furuta fut à unes représentent le bonheur, et les l’histoire criminelle du Japon. autres l’innocence. Nakamura joue de ces symboles, les pervertissant Après la vision froide, méca- ou les sublimant au fil du récit, les nique, de l’horreur, suivie du grand utilisant dans ses représentations plongeon dans l’absolue noirceur de la souffrance, de la déshuma- de l’être humain, ne manque plus nisation ou, au contraire, de la ré- à l’édifice que la sublimation et, demption. Le bonheur fuit Misaki surtout, l’humanisation, du crime. ; l’innocence, peut être d’une façon Car telle est l’ambition de Hiro- encore plus terrible, fuit Tatsuo. mu Nakamura quand il décide, en 2004, de tourner Konkurîto (aka Le supplice ineffable de Furu- Concrete). ta marqua durablement les esprits. L’art ne pouvait manquer d’exorci- Le récit devient l’épopée de ser ce traumatisme, au travers de Jo Kamisaku, renommé Tatsuo, trois œuvres certes éprouvantes, sur la route du mal. Être faible et mais infiniment humaines. Trois maltraité, aussi bien par ses cama- films qui, non seulement se com- rades de classe que ses collègues de plètent, mais progressent dans la travail, ses relations avec un gang compréhension du crime, passant Yakuza le mèneront à escalader les de la description objective des faits échelons de la délinquance, jusque à la retranscription viscérale du à l’enlèvement de la jeune Misaki. calvaire de la victime, et, enfin, à Nakamura prend le parti d’inscrire une forme d’empathie profonde son scénario dans la fiction, no- envers les bourreaux. Rarement un tamment en renommant tous les tel prisme d’opinions nous aura été personnages. Il obtient, via ce pro- offert par le cinéma, et plus rare- cédé, une bien plus grande liberté ment encore d’une façon aussi ra- artistique. Le film n’est pas tant un dicale. ・ regard sur le fait divers en particu- lier que sur un parcours universel de déshumanisation. Tatsuo, pous- sé par ses frustrations, est entraîné dans un engrenage infernal qui le 48 Woody Allen : fiction et réalité

Par romain fravalo

Parmi tous les maux qui troublent sonnel et professionnel. J’aurais ajouté ce qui me pousse en avant, c’est une les personnages alléniens, la confron- que je ne creuse pas trop. Mais selon conséquence située derrière moi. » tation à la réalité en est l’un des ma- moi, si quelque chose marche, mieux (2) La routine qu’elle a installé avec jeurs. À la fois vecteur de déceptions, vaut ne pas trop y penser. » Le ré- Ken remplit cet espace vide qu’elle de douleurs et de peur, les situations alisateur nous annonce d’emblée le a devant elle, c’est là qu’est tout son dans lesquels le réalisateur plonge ses mal-être sous-jacent. Tout le film re- confort. Alors elle se ment. Mais cette personnages sont pour eux un prétexte pose sur une ambiguïté entre Marion, conscience du vide lui reviendra d’au- à la construction d’un monde paral- incarnée par Gena Rowlands, et une tant plus violemment en plein visage. lèle, d’une fiction qu’ils érigent pour autre femme, jouée par Mia Farrow, mieux supporter de vivre. Il est inté- dont les séances chez un psychologue ressant d’évoquer le fait que Woody parviennent jusque Marion à travers Le déni pour se préserver Allen lui-même vécu la fiction comme un conduit d’aération. Les confessions un refuge. En effet, il parle de ses pre- que l’autre femme fait à son docteur Ignorer la réalité dans laquelle mières expériences dans des salles vont la troubler en profondeur et la on se trouve peut sembler le meilleur de cinéma comme un moyen pour pousser à remettre en question sa moyen de la fuir. Il se trouve pourtant lui d’être emporté dans des mondes propre vie. Au fil du film, il apparaît que cette voie se termine en impasse, autres que celui qu’il retrouvait dès de plus en plus clairement que Ma- le destin s’imposant alors comme irré- qu’il ressortait de la salle obscure (1). rion trouve un confort dans le déni. vocable. Cette notion d’irrévocable est Il est aussi tentant que risqué de vou- Vivant depuis un an avec un homme reprise dans un autre film de Woody loir faire des analogies entre un auteur qui aseptise leur relation, elle ressent Allen en particulier : Intérieurs (1978). et ses créations : la surinterprétation un manque de passion, tant charnelle C’est au personnage d’Eve qu’il faut est vite venue. S’il n’est pas question de que sentimentale, ce qui la pousse à s’intéresser ici. Femme de bel âge dé- faire subir à Woody Allen une énième remettre progressivement son couple pressive, elle est mariée et a trois filles. séance d’analyse psychologique, il ap- en question. Pourtant, la passion lui Autrefois brillante dans son travail, paraît cependant que le détachement manque autant qu’elle l’effraie ; elle a elle tombe en dépression suite à un ac- de la réalité est un thème si présent un amant, Larry, qui incarne tout ce cident. Elle se construit alors un pre- dans ses films qu’il serait dommage de qu’elle espère de Ken, l’homme avec mier refuge : une névrose obsession- ne pas s’y intéresser. qui elle est. Elle n’osera jamais quit- nelle pour la décoration d’intérieur. ter ce dernier. La routine raisonnable C’est ainsi qu’elle passe ses journées, à qu’elle mène lui apporte une sécurité tout ranger méticuleusement et à vou- Le confort de la routine et un confort qui la rassurent. On re- loir refaire la décoration de tout l’ap- trouve ici un dilemme qui renvoie di- partement de Joey, une de ses filles. Le personnage de Marion (Une rectement à Kierkegaard, philosophe Son mari, Arthur, est présenté de fa- autre femme, 1988) est un très bon cité à plusieurs reprises par Woody çon diamétralement opposée : jeune exemple d’un de ses personnages en Allen dans sa filmographie. Vivre, retraité, il semble avoir cette force conflit intérieur avec le monde dans c’est se retrouver dans des situations vitale qui a disparu chez Eve. Son lequel il vit. Ce conflit est équivoque qui impliquent des choix. Seulement, monde à elle est harmonieusement dès le début du film. En effet, Allen tout choix mène à une inconnue to- froid, glacial même. Et c’est avec un fait dire à son personnage à travers tale. Autrement dit : « Que va-t-il arri- ton tout aussi glaçant qu’Arthur an- une voix-off : « Si on m’avait deman- ver ? Que réserve l’avenir ? Je l’ignore, nonce qu’il a besoin d’être seul à la fin dé d’évaluer ma vie à 50 ans, j’aurais je n’ai aucun pressentiment. […] Ainsi d’un repas de famille. Craignant la ré- déclaré être satisfaite sur le plan per- devant moi, toujours un espace vide ; action de sa femme, il qualifie tout de 49 MagGuffin - Numéro 3 suite cette décision comme n’étant pas ni ne déborderait de toutes ses limites sieurs fois référence : un choix, aussi «irrévocable». Cette déclaration sou- comme une étoile : car il n’y est de évident qu’il puisse nous paraître, daine bouscule totalement Eve dont la point ne mène jamais vers aucune certi- vie de famille est pilier sur lequel elle qui ne te voie. Tu dois changer ta vie. » tude. Abe, convaincu d’avoir réalisé se repose. Effrayée par la solitude, elle (3) le meurtre parfait, le découvrira à ses va se soulager en se persuadant que dépends. Woody Allen nous présente cette situation n’est pas irrévocable et La retranscription complète de ce donc la vie comme un chemin pavé qu’il reviendra bientôt vers elle. Toute poème a son importance car il montre d’incertitudes que l’on choisit d’igno- sa famille sait qu’il n’en sera rien – et avec quelle brutalité l’évidence finit rer par confort ou que l’on prend naï- ce sera vite confirmé lorsque le père par faire surface. Le changement de vement pour des évidences. Ce n’est ici présentera à ses filles sa nouvelle com- vie, que Rilke énonce comme une in- que le premier pas dans une réflexion pagne. Eve, bien que dans une situa- jonction, est soudain et tombe comme plus profonde et l’ébauche incomplète tion différente, vit comme Marion un couperet. Et si le choix d’une nou- pour mieux comprendre le cinéma de dans une situation qui la torture et velle vie paraît trop grand pour cer- Woody Allen. ・ dont elle peut difficilement s’extraire. tains, Allen a aussi mis en scène des Au fond, elle doit savoir qu’attendre ne personnages qui ont eu la force de sert à rien, mais le choix de l’espoir lui choisir. C’est le cas, par exemple, d’Abe paraît moins vertigineux que celui de Lucas, le personnage principal de son la solitude. La solitude lui paraît être dernier film,L’Homme irrationnel. un abyme si profond qu’elle refusera Que ce thème perdure jusqu’en 2015 jusqu’au bout de faire ce choix, lui pré- montre à quel point cette question est férant la mort par deux fois. existentielle pour l’auteur. Le cas d’Abe Lucas est intéressant puisque, s’il est d’abord passif dans sa dépression, la L’impossible autodétermination dernière phrase du poète finira par lui parvenir aussi, soudainement, sauf Le personnage allénien est donc qu’à la différence de Marion et d’Eve, toujours mis face à un choix de vie qui le personnage va agir pour son destin. lui apparaît plus ou moins clairement. Son choix de l’action va être facilité Un poème de Raina Maria Rilke est par les circonstances : il tombe par ha- cité dans Une autre femme, il dit : sard sur une discussion dans laquelle est décrite la parfaite crapule. La pers- « Nous n’avons pas connu sa tête pro- pective de débarrasser le monde d’un digieuse tel personnage fait naître en lui un où les pupilles mûrissaient. Mais son élan de créativité qui le vivifie. Il est torse important de faire un arrêt ici sur le encore luit ainsi qu’un candélabre rapport entre la créativité et l’état de dans lequel son regard, vrillé vers l’in- dépression des personnages. Que ce térieur, soit pour Marion qui écrit son livre avec beaucoup de difficulté ou Eve qui se fixe et étincelle. Sinon, tu ne serais s’enferme dans une obsession qui l’in- ébloui par la poupe du sein, et la légère satisfait au point de vouloir faire et re- volte des reins ne serait parcourue du faire la décoration d’un même appar- sourire tement, Allen fait de la force créatrice qui s’en va vers ce centre où s’érigea le un équivalent de la force vitale. Pour sexe. en revenir au cas d’Abe, ce choix du meurtre le fait sortir de sa dépression 1 Entretien avec Jean-Luc Godard. Et la pierre sinon, écourtée, déformée, – il est de nouveau capable de passion 1986. Meetin’ WA. serait soumise sous le linteau dia- amoureuse et charnelle. Cependant, 2 Kierkegaard, Soren. 1843. Diapsal- phane des épaules on en revient à la philosophie kierke- mata. In L’Al t e r n at i v e , p.23. et ne scintillerait comme fourrure gaardienne à laquelle le professeur de 3 Rilke, Raina Maria. 1907. Nouveaux fauve philosophie qu’est Abe Lucas fait plu- Poèmes. 50 Photogrammes des couvertures issus du filmLes Esprits maléfiques du Japon, de Kazuo Kuroki