Cahiers de recherches médiévales et humanistes Journal of medieval and humanistic studies

Comptes-rendus | 2011

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/crm/16458 DOI: 10.4000/crm.16458 ISSN: 2273-0893

Publisher Classiques Garnier

Electronic reference Comptes-rendus, 2011, Cahiers de recherches médiévales et humanistes [Online], connection on 05 November 2020. URL : http://journals.openedition.org/crm/16458 ; DOI : https://doi.org/10.4000/crm. 16458

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© Cahiers de recherches médiévales et humanistes 1

TABLE OF CONTENTS

Richard de Mediavilla, Questions disputées, tome IV : questions 23-31, Les démons, introduction, édition critique et traduction par Alain Boureau Max Lejbowicz

Jean d’Abondance, Le Gouvert d’Humanité, éd. Xavier Leroux Estelle Doudet

Jacques Chocheyras, Réalité et imaginaire dans le Tristan de Béroul Amy Heneveld

René d’Anjou, écrivain et mécène (1409-1480), éd. Florence Bouchet Estelle Doudet

Le Mystère de saint Clément de Metz, édition critique de Frédéric Duval Estelle Doudet

Antoinette Gimaret, Ordinaire et extraordinaire des Croix. Les représentations du corps souffrant (1580-1650) Mathilde Bernard

Lais Bretons (XIIe-XIIIe siècles) : Marie de et ses contemporains, éd. et trad. Nathalie Koble et Mireille Séguy Myriam White-Le Goff

Daniel Ménager, La Renaissance et le détachement Bruno Méniel

Thierry Rentet, Anne de Montmorency, Grand maître de François Ier Jean-Paul Straetmans

Paolo Pino, Dialogo di pittura / Dialogue sur la peinture, 1548, éd. bilingue, trad., présent. et notes Pascale Dubus Valérie Auclair

Martin Aurell, Le Chevalier lettré Sonia Marteau

Martine Charageat, La délinquance matrimoniale. Couples en conflit et justice en Aragon (XVe-XVIe siècle) Marie-Laure Surget

Egnatio Danti, « Les deux règles de la perspective pratique » de Vignole, 1583 Max Lejbowicz

Ulrich Mölk, Les débuts d’une théorie littéraire en France. Anthologie critique Bernard Ribémont

Emmanuelle Lacore-Martin, Figures de l’histoire et du temps dans l’œuvre de Rabelais Bruno Méniel

Jennifer Britnell, Le Roi très chrétien contre le pape. Écrits antipapaux en français sous le règne de Louis XII Philippe Hamon

Florence Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés dans l’Église d’Occident (Xe-XIVe siècle) Julien Véronèse

Marie-Thérèse Lorcin, Les recueils de proverbes français (1160-1490). Sagesse des nations et langue de bois Charles Laneville

Cahiers de recherches médiévales et humanistes , Comptes-rendus 2

Une lumière venue d’ailleurs. Héritages et ouvertures dans les encyclopédies d’Orient et d’Occident au Moyen Âge, éd. Godefroy de Callataÿ et Baudouin Van den Abeele Max Lejbowicz

Science Translated. Latin and Vernacular Translations of Scientific Treatises in Medieval Europe, éd. Michèle Goyens, Pieter De Leemans et An Smets Olivier Bertrand

Le rommant de l’abbregement du siege de , éd. Stefania Cerrito Laurent Brun

Trois tragédies humanistes : Achilles d’Antonio Loschi, Progne de Gregorio Correr, Hiensal de Leonardo Dati, éd. et trad. Jean-Frédéric Chevalier Alain Cullière

Noëlle Deflou-Leca, Saint-Germain d’Auxerre et ses dépendances (Ve-XIIIe siècle) Marie-Céline Isaïa

« Éveils ». Études en l’honneur de Jean-Yves Pouilloux, éd. Valérie Fasseur, Olivier Guerrier, Laurent Jenny et André Tournon, Nicolas Le Cadet

Études rabelaisiennes. Tome L Alice Vintenon

Mathématiques et connaissance du monde réel avant Galilée, éd. Sabine Rommevaux Max Lejbowicz

Aux origines de la géologie, de l’Antiquité au Moyen Âge, éd. Claude Thomasset, Joëlle Ducos et Jean-Pierre Chambon Max Lejbowicz

Stéphane Péquignot, Au nom du roi. Pratique diplomatique et pouvoir durant le règne de Jacques II d’Aragon (1291-1327) Vincent Challet

Daniel Cachedenier, Initiation à la langue française (Introductio ad linguam gallicam, 1601), éd. Alberte Jacquetin-Gaudet et Colette Demaizière Gérard Milhe Poutingon

Jelle Haemers, For the Common Good. State Power and Urban Revolts in the Reign of Mary of Burgundy (1477-1482) Vincent Challet

Charles d’Orléans, Poésies. Tome 1. La Retenue d’Amour, ballades, chansons, complaintes et caroles, trad. Philippe Frieden et Virginie Minet-Mahey d’après l’édition de Pierre Champion Estelle Doudet

Vieillir à la Renaissance, éd. Colette H. Winn et Cathy Yandell Bruno Méniel

Mythes à la cour, mythes pour la cour (Courtly Mythologies), éd. A. Corbellari, Y. Foehr-Janssens, J.-C. Mühlethaler, J.-Y. Tilliette et B. Wahlen Estelle Doudet

Vincent Corriol, Les serfs de Saint-Claude. Étude sur la condition servile au Moyen Âge Françoise Michaud-Fréjaville

Cahiers de recherches médiévales et humanistes , Comptes-rendus 3

Armelle Leclercq, Portraits croisés. L’image des Francs et des Musulmans dans les textes sur la Première Croisade. Chroniques latines et arabes, chansons de geste françaises des XIIe et XIIIe siècles Marion Uhlig

Edoardo D’Angelo, La Letteratura latina medievale. Una storia per generi Franck Collin

Jean-Claude Mühlethaler, Charles d’Orléans, un lyrisme entre Moyen Âge et modernité Estelle Doudet

Alessia Trivellone, L’hérétique imaginé. Hétérodoxie et iconographie dans l’Occident médiéval, de l’époque carolingienne à l’Inquisition Julien Véronèse

Le monde carolingien. Bilan, perspectives, champs de recherches, éd. Wojciech Fałkowski et Yves Sassier Marie-Céline Isaïa

Claude de Seyssel. Écrire l’histoire, penser le politique en France, à l’aube des temps modernes,éd. Patricia Eichel-Lojkine Jean-Paul Straetmans

Katja Ritari, Saints and Sinners in early Christian Ireland. Moral theology in the Lives of Saint Brigit and Columba Marie-Céline Isaïa

Les Pères du théâtre médiéval. Examen critique de la constitution d’un savoir académique, éd. Marie Bouhaïk-Gironès, Véronique Dominguez et Jelle Koopmans Bernard Ribémont

Mireille Demaules, La Corne et l’ivoire. Etude sur le récit de rêve dans la littérature romanesque des XIIe et XIIIe siècles Alain Corbellari

Yasmina Foehr-Janssens, La jeune fille et l’amour. Pour une poétique courtoise de l’évasion Myriam White-Le Goff

La Ligue en Bretagne. Guerre civile et conflit international (1588-1598),éd. Hervé Le Goff Jean-Paul Straetmans

Art médiéval. Les voies de l’espace liturgique, éd. Paolo Piva Julien Véronèse

Corinne Denoyelle, Poétique du dialogue médiéval Myriam White-Le Goff

Cédric Giraud, ‘Per verba magistri’. Anselme de Laon et son école au XIIe siècle Max Lejbowicz

P. D. A. Harvey, Manors and Maps in Rural , from the Tenth Century to the Seventeenth Juliette Dumasy

Fanny Moghaddassi, Géographies du monde, géographies de l’âme. Le voyage dans la littérature anglaise de la fin du Moyen Âge Aude Mairey

Robert Garnier, Théâtre complet, t. IV, Marc Antoine, éd. Jean-Claude Ternaux Bruno Méniel

Cahiers de recherches médiévales et humanistes , Comptes-rendus 4

Pierre Boaistuau, Histoires prodigieuses (édition de 1561), texte établi par Stephen Bamforth et annoté par Jean Céard Bruno Méniel

Marie-Céline Isaïa, Remi de Reims. Mémoire d’un saint, histoire d’une Église Martin Gravel

Insaf Machta, Poétique de la ruse dans les récits tristaniens français du XIIe siècle Amy Heneveld

Nicolas Poirier, Un espace rural à la loupe. Paysage, peuplement et territoire en Berry, de la préhistoire à nos jours Françoise Michaud Fréjaville

Antonio Telesio de Cosenza, Petit traité des couleurs latines (De coloribus libellus), éd. Michel Indergand et Christine Viglino Franck Collin

Denise Angers, Le terrier de Philippe d’Harcourt et Jeanne de Tilly, seigneurs de Tilly-sur-Seulles (1375-1415). Édition et commentaire Françoise Michaud-Fréjaville

Laurent Guyénot, La Lance qui saigne. Métatextes et hypertextes du Conte du Graal de Chrétien de Troyes Damien de Carné

David H. Jenkins, ‘Holy, Holier, Holiest’. The Sacred Topography of the Early Medieval Irish Church Marie-Céline Isaïa

L’Acte éditorial. Publier à la Renaissance et aujourd’hui, éd. Brigitte Ouvry-Vial et Anne Réach-Ngô Alain Cullière

Gabriela Tanase, Jeux de masques, jeux de ruses dans la littérature française médiévale (XIIe-XVe siècles) Damien de Carné

Phillip John Usher, Errance et cohérence. Essai sur la littérature transfrontalière à la Renaissance Alain Cullière

Mathilde Bernard, Écrire la peur à l’époque des guerres de Religion. Une étude des historiens et mémorialistes contemporains des guerres civiles en France (1562-1598) Antoinette Gimaret

Écritures latines de la mémoire de l’Antiquité au XVIe siècle, éd. Hélène Casanova- Robin et Perrine Galand Monique Bouquet

Encyclopedia of the Medieval Chronicle, éd. Graeme Dunphy Silvère Menegaldo

Les instruments de travail à la Renaissance, éd. Jean-François Gilmont et Alexandre Vanautgaerden Bruno Méniel

Anne Ibos-Augé, Chanter et lire dans le récit médiéval. La fonction des insertions lyriques dans les œuvres narratives et didactiques d’oïl aux XIIIe et XIVe siècles Silvère Menegaldo

Cahiers de recherches médiévales et humanistes , Comptes-rendus 5

Nicolas Le Cadet, L’Évangélisme fictionnel : Les Livres rabelaisiens, le Cymbalum Mundi, L’Heptaméron (1532-1552) Gary Ferguson

Pierre Moukarzel, La ville de Beyrouth sous la domination mamelouke (1291-1516) et son commerce avec l’Europe Stéphane Boissellier

Patrice Uhl, Anti-doxa, paradoxes et contre-textes. Études occitanes Bill Burgwinkle

Barbara Wahlen, L’écriture à rebours. Le Roman de Meliadus du XIIIe au XVIIIe siècle Sophie Albert

Vincent de Beauvais, De l’institution morale du prince, édition établie, présentée et annotée par Charles Munier Lydwine Scordia

Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. Stéphanie Vincent Silvère Menegaldo

Émilie Lasson, Superstitions médiévales : une analyse d’après l’exégèse du premier commandement d’Ulrich de Pottenstein Julien Véronèse

L’arbre au Moyen Âge, éd. Valérie Fasseur, Danièle James-Raoul, Jean-René Valette Miren Lacassagne

Frank Brandsma, The Interlace Structure of the Third Part of the Prose Lancelot Annie Combes

Le pouvoir et la foi au Moyen Âge, en Bretagne et dans l’Europe de l’Ouest. Mélanges en mémoire du professeur Hubert Guillotel, dir. Joëlle Quagheheur et Sylvain Soleil David Dominé-Cohn

Christine Ferlampin-Acher, Perceforest et Zéphir : propositions autour d’un récit arthurien bourguignon Anne Berthelot

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Richard de Mediavilla, Questions disputées, tome IV : questions 23-31, Les démons, introduction, édition critique et traduction par Alain Boureau

Max Lejbowicz

RÉFÉRENCE

Richard de Mediavilla, Questions disputées, tome IV : questions 23-31, Les démons, introduction, édition critique et traduction par Alain Boureau, Paris, Les Belles Lettres, 2011, 409p. ISBN 978-2-251-06001-9.

1 Le livre sous recension est le quatrième tome d’un ensemble qui, achevé, en comportera six et réunira alors les quarante-cinq questions disputées soutenues par Richard de Mediavilla (vers 1290 selon l’éditeur). Il est aussi le premier de la série à paraître. En précisant, p. IX, n. 1 et XV, que ses choix éditoriaux seront explicités dans le premier tome, Alain Boureau prive pour l’instant ses lecteurs des informations qui leur auraient permis de connaître dès à présent les raisons qui l’ont incité à entreprendre ce travail et la méthode à laquelle il s’est astreint pour le mener à bien. Je m’en tiendrai donc ici à des remarques plus descriptives qu’analytiques.

2 Les neuf questions qui paraissent aujourd’hui sont dévolues aux démons. Pour en faire ressortir l’originalité, l’Introduction les compare aux textes que Thomas d’Aquin et Pierre de Jean Olivi ont consacrés au même sujet, soit respectivement : vers 1272, la dernière des seize questions disputées Sur le mal (le résumé qui en est fait p. X, n. 2 risque d’induire en erreur le lecteur : 1 / Ce n’est évidemment pas le titre des questions qui est rappelé, puisque la question seize est par définition unique ; c’est le titre des

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articles qui la composent, formulé, comme il se doit, de manière interrogative. 2 / Il convient de dissocier le libellé donné sous le numéro onze, le dernier de la liste, pour obtenir : 11, Utrum demones possint immutare partem anime cognoscitiuam quantum ad uim sensitiuam interiorem uel exteriorem ; 12, Utrum demones possint immutare hominis intellectum) ; et, vers 1280, les questions quarante à quarante-sept du livre II du Commentaire des sentences. Il ressort de ces comparaisons que Richard : « est le seul penseur à donner une autonomie d’existence au démon, dans le cadre d’une description rationnelle. (…) Il est le grand penseur de ce que j’ai nommé le tournant démoniaque des années 1290 » (p. X et XIII). Alain Boureau fait allusion à son Satan hérétique. Histoire de la démonologie (1280-1330), 2004, effectivement cité p. XI, n. 5. Il aurait pu préciser que le tournant avancé il y a sept ans l’a été sans la moindre référence à Richard. Est-ce que l’inconnu du Satan hérétique, maintenant projeté sur le devant de la scène démonologique, n’est pas en mesure de modifier la thèse qui a été pensée sans lui alors qu’il en serait « le grand penseur » ? À défaut de trouver dans ces pages la réponse à une telle interrogation, le lecteur en entrevoit une à celle que pose la chronologie de l’édition en cours. Si le quatrième tome est le premier à paraître, c’est sans doute parce qu’il contient les questions disputées les plus en rapport avec l’un des livres précédents de l’éditeur-traducteur. L’annonce « À paraître » placée en face de la page de titre envisage la parution des autres tomes selon l’ordre des questions.

3 Chacune des neuf questions retenues dans ce tome est présentée selon le même modèle. Une Notice en esquisse la problématique et en résume l’argumentation ; elle est de longueur variable : une page pour la plus courte (q. 28), treize pour la plus longue (q. 31) ; les autres oscillent entre deux ou trois pages. Ces Notices se concluent, sauf celles des q. 28 et 31, par un bref Choix de traduction : le plus court comprend quatre lignes (q. 25) et le plus long, dix-sept (q. 24) ; pour des raisons qui seront abordées plus loin, la Notice de la q. 31 est en elle-même un Choix de traduction. Le texte latin occupe les pages paires, la traduction française les pages impaires. S’enchaînent ainsi : Q. 23, Le premier péché de l’ange est-il venu d’un principe bon ? Q. 24, L’ange peut-il pécher à l’instant de sa création ? Q. 25, Dans le premier péché de l’ange, le rapprochement de la créature a- t-il été antérieur, selon l’ordre de la nature, à l’éloignement de Dieu ? Q. 26, Le premier péché de l’ange fut-il l’orgueil ? Q. 27, Le mauvais ange peut-il se repentir de son orgueil ? Q. 28, Chez les anges mauvais, un péché suit-il un autre péché sans fin ? Q. 29, La peine des mauvais anges laisse-t-elle ressentir avec elle une certaine joie ? Q. 30, Les mauvais anges voudraient-ils ne pas être ? Q. 31, Les mauvais anges peuvent-ils se jouer de nos sensations ? Alain Boureau a raison de voir dans cet ensemble « un véritable traité de démonologie » (p. IX). Deux index terminent l’ouvrage. Le premier répertorie les notions, trente-trois au total, et renvoie aux Notices ; un tiers de ces notions se rapporte à la seule q. 31. Le second répertorie les citations explicites dans le texte de Richard.

4 L’Index des citations explicites comporte des anomalies. Richard Mediavilla fait état d’un tour de Simon le magicien relaté dans les fameuses pseudo-clémentines, les Reconnaissances. P. 402, Alain Boureau attribue cet ouvrage au grand penseur Clément d’Alexandrie (vers 150-215), non au pape Clément de Rome († en 98 ou 100), comme le mentionnent pourtant la page de titre de l’édition à laquelle il recourt et le titre courant de celle-ci (Patrologie grecque, t. I) ; et comme le laisse entendre le pseudépigraphe lui-même dès les premiers mots de son œuvre : « Moi, Clément, né dans la ville de Rome… ». Richard donne aux pseudo-clémentines le titre d’Itinerarium Clementis, parfaitement adapté aux visées de l’auteur antique. Un rapide sondage

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montre que d’autres médiévaux (Thomas d’Aquin, Bonaventure, Jacques de Voragine) utilisent cette désignation, tombée aujourd’hui en désuétude. Il aurait été intéressant qu’une enquête tente de rendre compte de ce changement de titre pour, éventuellement, mieux cerner le statut médiéval de l’œuvre et essayer de dégager l’attitude de Richard à son égard.

5 Augustin d’Hippone est apparemment l’auteur le plus souvent cité : neuf de ses œuvres sont sollicitées par le maître franciscain, la plupart d’entre elles à plusieurs reprises. L’éditeur a précisé les références du passage retenu en consultant la Patrologie latine pour huit d’entre elles. Or deux grands augustiniens jugent que : « le texte [de cette édition] est souvent infidèle, soit par accident, soit par suite de corrections arbitraires, dictées par un naïf antijansénisme »1. Comment, dans ces conditions, évaluer l’usage que Richard fait d’Augustin ? Il est vrai qu’Alain Boureau ne se pose pas ce genre de question ; et, l’aurait-il voulu, il aurait dû améliorer son système de référence. Le texte latin de la question 23, article 4, renvoie au liv. I, chap. 8 des Retractationes (p. 28), la traduction française donnée en vis-à-vis, au liv. I, chap. 7, la note 19 de cette page 29 au liv. I, chap. 9, paragr. 5 et, enfin, l’Index des citations au liv. I, chap. 9, paragr. 2 (p. 402) ! Un tel labyrinthe a son fil d’Ariane, laissé ici à la discrétion du lecteur. Augustin attribue à chacune de ses œuvres un chapitre de ses Retractationes. Or, dans certains manuscrits, les De libris displinarum sont exceptionnellement réunis au De immortalite animaequi les précède (chap. 6), de sorte qu’à partir de là, cette famille de manuscrits affiche un retard d’une unité dans la numérotation des chapitres par rapport aux autres familles. Il suffit de connaître cette particularité pour éviter les références erratiques, même si ce savoir ne dispense pas de rester attentif aux numéros des chapitres et des paragraphes.

6 Alain Boureau a su voir, derrière l’autorité citée par Richard, Constabulus (art. 1, p. 343 et art. 2, p. 357), Costa ben Luca, l’auteur du De differentia spiritus et anime. Mais il n’est pas remonté aux éditions du traité (p. 403)2, ni au règlement de 1252 qui l’a mis au programme de la faculté des arts de Paris3, ni aux témoignages qui le montrent en usage à l’université d’Oxford4. Peut-il évaluer exactement le retentissement de ce traité sur la q. 31 ?

7 Je terminerai ce tour d’horizon de l’Index des citations explicites en relevant les deux séries d’oubli qui le déparent. L’une porte sur le Liber de causis, lui aussi inscrit au programme de 1255, qui est mentionné à deux reprises dans la même question, la vingt- neuvième (p. 257 et 269) ; l’autre sur la Bible, qui l’est à vingt-huit reprises tout au long des questions (p. 130**, 132, 142, 150, 160*, 164, 170, 172*, 194, 198, 208, 214, 222, 252*, 266**, 274-276, 280, 296, 302, 372 et 390 ; les chiffres suivis d’un ou de deux astérisques indiquent les pages qui contiennent deux ou trois références différentes à la Bible). Ce crédit accordé aux Écritures rappelle opportunément que Richard de Mediavilla est un théologien chrétien.

8 Pour fâcheuses qu’elles soient, ces fautes d’érudition et d’édition n’atteignent pas le cœur du travail de Boureau. Je me propose d’entrer plus avant dans la compréhension de sa présente publication, en me cantonnant toutefois à la dernière question, Utrum mali angeli possint ludificare sensus nostros. J’en ai déjà noté deux caractéristiques : sa Notice est nettement la plus longue et un tiers de l’Index des notions y renvoie. L’éditeur- traducteur lui a donc accordé une attention particulière ; elle révèle le ressort de son travail plus aisément que les autres questions. Comme il parle aussi, p. 326, de « la traduction parfois inhabituelle de certains termes [dans la q. 31] » et qu’il précise en

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note que « ces traductions valent pour ce texte, sans qu’on puisse prétendre à leur généralisation », il ne peut que piquer la curiosité du lecteur.

9 P. 348, l’opposant de Richard se réfère au III° De anima : Sensus propriorum semper verus est. Alain Boureau n’a aucune peine à localiser précisément ce fondement de la noétique aristotélicienne en 428b 17-18. Il aurait pu relever le raidissement qui est infligé à la phrase originale en la coupant avant la restriction … aut quam paucissimum habens falsum. Loin de ces scrupules, il propose : « la sensation des choses proches est toujours véridique. » Fichtre ! Dans quelle planète le lecteur est-il tout à coup transporté ? Si « le sens » aristotélicien est « la sensation » et si « le sens quand il porte sur ses objets propres » devient « la sensation des choses proches », alors, oui, nous quittons le monde de l’humanité ordinaire, si bien analysé en son temps par Aristote, pour nous installer dans un autre sans foi ni loi, qui préfigure sans doute le domaine du diable ! Quelques lignes plus loin, sensus communis est rendu par « la sensation globale », innovation qui a sa logique, au regard de la « traduction » précédente : si « le sens propre » est passé par profits et pertes, pourquoi y aurait-il « un sens commun » aux cinq sens ? Encore faudrait-il faire admettre que ces errements se calquent sur la pensée de Richard. Or la citation d’Aristote est faite par l’opposant, qui n’a aucune raison de se plier au vocabulaire particulier du maître, si tant est que celui-ci en ait un. Quelques lignes plus loin, spiritum est traduit par « corpuscule ». Pourquoi pas, si la Notice avait argumenté ce choix ? Elle évoque tout au plus « la doctrine corpusculaire (…) dans la médecine galénique ; (…) la doctrine du spiritus physicus (…) chez Isaac de l’Étoile et chez Alain de Lille » (p. 330), sans donner des références plus précises ni se demander : 1 / Pourquoi Richard aurait érigé ces vénérables cisterciens en maîtres à penser sur le thème en cause, alors qu’il est séparé d’eux par l’arrivée, dans le monde latin, du De anima et par la multiplicité des commentaires qu’il a provoquée ? 2 / Où, quand et comment Richard s’est pénétré de la médecine galénique au point d’en adopter, même partiellement, la doctrine ?

10 Je ne discuterai pas toutes les innovations lexicales d’Alain Boureau ; la plupart ne me paraissent pas appartenir à la lexicographie latine médiévale, qu’elle soit ou non modulée par le génie propre de Richard. Je terminerai par un simple constat d’ignorance, toujours à propos de cette q. 31 : « Richard de Mediavilla imagine la construction d’une boîte qui n’est pas sans anticiper la camera oscura décrite par Léonard de Vinci en 1514 » (p. 334). Au lieu de parler des anticipations de l’« optique démoniaque » (p. 324) que Richard illustrerait, il aurait été plus opportun de démêler les manigances des démons en recourant tout simplement à une histoire de l’optique médiévale5. Ce geste élémentaire de l’historien des doctrines, fût-il revêtu des habits de l’anthropologue scolastique, permettrait de rendre le maître franciscain à ses prédécesseurs, qu’il a peut-être lus, à ses contemporains, avec lesquels il a pu dialoguer, et à ses successeurs immédiats, qu’il a éventuellement inspirés.

11 Alain Boureau considère que cet ensemble de questions disputées « est une des origines d’un genre occidental, le ‘roman de Satan’ » (p. XIII). Le livre une fois refermé, le lecteur n’en est guère convaincu ; il incline plutôt à penser que, si roman il doit y avoir, il vient d’en lire le dernier épisode paru dans une version française annotée et indexée à la-va-comme-je-te-pousse. Il reste toutefois le texte latin qui, après des siècles d’obscurité manuscrite, naît à une nouvelle vie en devenant facilement accessible ; sur ce point, Alain Boureau a droit à notre reconnaissance.

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NOTES

1. H. Marrou avec la collaboration d’A.-M. La Bonnardière, Saint Augustin et l’augustinisme, Paris, Seuil, 1955 (rééd. 1962, 2003), p. 182 (je cite d’après l’éd. de 1962). 2. Costa ben Luca, De differentia animae et spiritus Liber ex Arabico in Latinum translatus a Johanne Hispalensi cum glossa marginali et interlineari cuiusdam auctoris ignoti saeculi XIII, éd. Carl S. Barach, Innsbruck, Wagner, 1878 ; ou, plus récemment, J. Wilcox, The Transmission and Influence of Qusta ibn Luqa’s ‘On the Difference between Spirit and the Soul’, Ph.D. Diss., City University of New York, 1985 (non vidi) ; traduction anglaise dans J. W. Livingston, « Qusta ibn Luqa’s Psycho-Physiological Treatise On the difference between the soul and the spirit », Scripta mediterranea, 2, 1981, p. 53-77. Voir aussi A. Maranini, « La recensio única del De differentia inter spiritum et animan de Costa Ben Luca », Faventia, 19, 2, 1997, p. 115-129. 3. Chartularium Universitatis Parisiensis, éd.H. Denifle et É. Châtelain, Paris, Delalain, 1889-1894, t. I, n°246, p. 277-278. 4. R. French, « Where the Philosopher Finishes, the Physician Begins : Medicine and the Arts Course in Thirteenth-Century Oxford », Dynamis, 20, 2000, p. 75-106. Voir aussi les travaux en cours sur le commentaire d’Adam de Buckfield sous la direction de Dominique Poirel. 5. Sur le thème évoqué, voir pour une première approche les trois articles de D. C. Lindberg, « The Theory of Pinhole Images from Antiquity to the Thirteenth Century », « A Reconsideration of Roger Bacon’s Theory of Pinhole Images » et « The Theory of Pinhole Images in the Fourteenth Century », parus dans Archive for History of the Exact Sciences, 5, 2 (1968) p. 154-176, 6, 3 (1970) p. 214-223 et 6, 4 (1970) p. 299-325, et repris tous les trois dans id.,Studies in the History of Medieval Optics, Londres, Variorum Reprints, 1983, n° XII, XIII et XIV.

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Jean d’Abondance, Le Gouvert d’Humanité, éd. Xavier Leroux

Estelle Doudet

RÉFÉRENCE

Jean d’Abondance, Le Gouvert d’Humanité, éd. Xavier Leroux, Paris, Champion (« Babelania » 13), 2011, 291p. ISBN 978-2-7453-2219-7

1 L’œuvre de Jean d’Abondance, encore mal délimitée par la critique, a été l’objet, depuis la seconde moitié du XXe siècle, d’une certaine attention qui laisse espérer une prochaine édition complète des ouvrages attribués à cet écrivain. La qualité de son théâtre, caractéristique de la première moitié du XVIe siècle, est aujourd’hui reconnue. Le travail proposé par Xavier Leroux, amendant l’ancienne édition de P. Aebischer (1962), permet un accès renouvelé à l’une de ses pièces les plus célèbres avec la Farce de la Cornette, Le Gouvert d’Humanité. Cette moralité, s’inspirant de la parabole du fils prodigue, met en scène le cheminement mouvementé d’Humanité, de la chute dans le péché à un salut dont l’issue demeure, à la fin de la pièce, nimbé d’incertitude. Si Le Gouvert d’Humanité peut apparaître comme une œuvre modelée par la tradition antérieure, elle témoigne aussi de la maîtrise remarquable des structures dramatiques par son auteur et, plus encore, du rôle que revêt l’art scénique dans le contexte spirituel des années 1540, lorsque s’affirme la Contre-Réforme. On ne peut que se réjouir de cette édition qui permettra d’affiner la connaissance de la culture dramatique contemporaine de Marguerite de Navarre, entre autres.

2 Le Gouvert d’Humanité est une pièce attribuable sans aucun doute à Jean d’Abondance, dramaturge dont l’activité s’est déployée dans les années 1530-1540 et sur lequel les connaissances biographiques restent maigres. Sans doute originaire du sud-est du royaume, ce que confirme ici l’étude linguistique, l’écrivain a publié la majorité de ses ouvrages chez l’imprimeur J. Moderne à Lyon. Le recueil où se trouve conservé Le Gouvert rassemble deux autres pièces, L’Istoire de l’enfant prodigue et la Passion secundum

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legem debet mori. L’attribution de la première à Jean d’Abondance est encore discutée, celle de la seconde semble plus certaine. En tout cas, l’unité thématique de ce petit recueil théâtral est patente : Le Gouvert d’Humanité comme l’Istoire exploitent la parabole de l’Enfant prodigue, en l’articulant au modèle des Pelerinages de Vie Humaine, schémas dominants des moralités dramatiques en moyen français.

3 Comme Xavier Leroux le souligne avec justesse, Le Gouvert d’Humanité peut être considéré comme caractéristique d’une tradition que Jean d’Abondance prolonge. Si la culture littéraire des artes moriendi et du contemptum mundi est en effet fortement présente, comme l’éditeur le rappelle en confrontant le texte au Mortifiement de Vaine Plaisance de René d’Anjou, la pièce se nourrit surtout de l’héritage d’une riche culture dramatique. L’analyse littéraire de ses structures permet à Xavier Leroux de présenter des pistes intéressantes sur les intertextes et le fonctionnement du Gouvert,même si le lecteur souhaiterait parfois voir davantage étayer certaines hypothèses (la proposition d’une mise en scène circulaire, par exemple). Les rapprochements ne convainquent pas toujours – la comparaison d’Humanité avec Don Juan, proposée p. 73, est ensuite écartée, avec raison pensons-nous – ou manquent – comme le lien aux dramatisations des Pelerinages de Guillaume de Digulleville ou simplement un rapprochement plus précis avec L’Istoire de l’Enfant Prodigue dans le même recueil. Mais les pistes proposées ont le mérite de souligner l’une des caractéristiques de l’art de Jean d’Abondance : la virtuosité avec laquelle sont articulés, au sein d’une pièce cohérente, les modèles scéniques les plus efficaces, qu’ils soient anciens ou contemporains.

4 Sur ce point, il semble possible de compléter la présentation offerte par l’introduction. La proximité du Gouvert avec les scènes et les personnages de Courtois d’Arras est frappante, ce qui aurait mérité peut-être davantage qu’une note en bas de page (p. 41). Cela n’implique certes pas une innutrition directe, mais semble un indice de la permanence de certains schémas dramatiques en moyen français. Le public est aussi appelé à revoir, dans l’aventure d’Humanité, le cheminement de personnages, comme Bien Advisé et Mal advisé (Humanité se désigne lui-même par ces mots, v. 628) ou les Enfants de Maintenant, venus de la moralité qui porte ce nom. La parabole de l’enfant prodigue est particulièrement sollicitée au milieu du XVIe siècle alors que s’envenime le conflit entre Catholiques et Protestants. Les résonances entre ce thème et les querelles spirituelles contemporaines sont assez évidentes, et il nous semble que l’introduction aurait pu aborder plus synthétiquement ce point, auquel il est fait allusion à de nombreuses reprises mais de façon éparse. Le Gouvert d’Humanité est une pièce qui répond, par ses personnages et ses thèmes, aux Tendenzdrama réformés qui se jouent à la même époque et qu’a étudiés, entre autres, F. Holl. Ce contexte permet de mieux comprendre l’infléchissement que Jean d’Abondance donne à la culture dramatique qu’il exploite : la place accordée à Erreur, figure, non sans ambiguïté, de la foi réformée ; le rôle de Caresme ; le remplacement de Mort par une Justice Divine dont le dard vengeur reste suspendu. La liberté humaine est une question qui scande la pièce dès les premiers pas d’Humanité (« Vive liberté ! », v. 82) et qui explique sa rechute dans le péché. Liberté et grâce dans la recherche du salut sont, comme on sait, un terrain d’affrontement depuis la célèbre querelle du De servo arbitrio qui opposa Luther et Erasme. Il aurait été souhaitable de rassembler ces indices afin de préciser l’univers culturel dans lequel cette pièce de 1540 fonctionne – un univers qui, comme le relève justement l’éditeur, n’est plus celui du célèbre Everyman anglais, par exemple.

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5 Si l’étude littéraire de la pièce manque parfois de quelques perspectives synthétiques sur le contexte contemporain ou sur la cohérence du co-texte qu’offre le recueil imprimé, elle est heureusement complétée par une étude linguistique et une analyse fouillée de la versification. On est reconnaissant à Xavier Leroux d’offrir au lecteur du XXIe siècle un accès informé à la diversité formelle remarquable de l’écriture dramatique à cette période. On savait la maîtrise des structures versifiées par Jean d’Abondance assez étourdissante, ce qui est ici confirmé. La difficulté est d’interpréter cette diversité. Or, comme l’éditeur le note (p. 113), le système sémantique lié à la variation métrique, si système il y avait, nous demeure obscur ; chaque situation scénique semble appeler un traitement différent. La rapide réflexion sur l’interprétation des vers orphelins (p. 118), qui désolent souvent les éditeurs des textes théâtraux anciens, montre cependant qu’on peut proposer certaines pistes, qu’il sera intéressant de continuer à creuser.

6 Pour l’établissement du texte, l’éditeur a choisi de donner à ses lecteurs le maximum d’informations venues de l’imprimé. Cela conduit à l’introduction de signes anciens, comme le punctum par exemple. Le résultat, instructif pour les spécialistes de théâtre, peut être d’abord déroutant pour le lecteur moins informé, d’autant que ces signes abondent dans les premières pages pour se faire plus discrets par la suite. Un appareil de notes, parfois philologiques, parfois contextuelles, ainsi qu’un glossaire, facilitent la lecture, tout en complétant certaines intuitions de l’introduction.

7 L’édition du Gouvert d’Humanité est fort bienvenue en ce qu’elle offre un accès sûr à un très beau texte, encore méconnu de la plupart des spécialistes du moyen français. L’œuvre dramatique de Jean d’Abondance est en effet ancrée dans une décennie, les années 1530-1540, et un univers, le creuset lyonnais et sa région, exceptionnels. Ils ont été souvent décrits comme un lieu de confluence entre traditions et nouveaux questionnements, dans les domaines spirituels et littéraires. On peut supposer que c’est cette situation, parfaitement illustrée par Le Gouvert d’Humanité, qui a conduit l’éditeur à désigner la pièce et son époque comme « médiévo-renaissantes. » La qualification est bien sûr une commodité. Cependant on déplore qu’elle ait parfois suscité des remarques confuses, voire fausses. « L’automne du Moyen Âge » qui y rencontrerait le « printemps » ou les « premiers pas » d’une période « à peine renaissante » avançant sans savoir « à quoi ressemblera son âge adulte » (p. 35) sont des métaphores vieillies depuis leur introduction par J. Huizinga (1919), une référence certainement insuffisante et nuancée par de nombreux travaux d’historiens plus récents. Ces images n’ont rien perdu pourtant de leur nocivité, puisqu’elles suscitent encore, sous la plume d’un incontestable spécialiste de cette période, une interprétation curieuse, heureusement ponctuelle, de la jeunesse d’Humanité (qui serait à l’image du « printemps renaissant », alors qu’il est également proposé, ce qui paraît plus juste, d’y voir la figure du Fils prodigue) ou la confusion, plus bénigne, du XVe et du XVIe siècle (p. 17, p. 52). Cela montre qu’il est bien difficile de sortir des mythes liés aux notions de « Moyen Âge » et de « Renaissance », quoiqu’on les sache mal adaptées à la description de la production dramatique pendant la première moitié du XVIe siècle. En revanche est évidente la participation de Jean d’Abondance à une culture théâtrale en moyen français qui fonctionne de façon cohérente de 1450 à 1550, et qu’historiens, littéraires et historiens du théâtre doivent étudier comme telle. Et la nouvelle édition du Gouvert d’Humanité est certainement un outil précieux dans cette nécessaire réorientation des études dramatiques en langue française.

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Jacques Chocheyras, Réalité et imaginaire dans le Tristan de Béroul

Amy Heneveld

RÉFÉRENCE

Jacques Chocheyras, Réalité et imaginaire dans le Tristan de Béroul, Paris, Champion (« EMA » 49), 2011, 159p. ISBN 978-2-7453-2049-0

1 Béroul était-il un écrivain réaliste ? On ne s’était jamais posé la question avant de lire le livre le plus récent de Jacques Chocheyras. Déjà auteur d’un ouvrage important sur Tristan et Iseut publié en 1996, il propose avec Réalité et imaginaire dans le Tristan de Béroul une nouvelle collection d’articles qui constituent une riche balade à travers la toponymie lointaine mais familière de l’univers tristanien, sur les plans géographique, linguistique et symbolique. Pour ce faire, l’auteur dépouille des sources inattendues : noms de rues, plans, inventaires, offices de tourisme, guides touristiques, consultations et notices d’archéologues, témoignages divers, dictionnaires topographiques et autres de toute époque, légendes locales, sans oublier les journaux locaux ou même Le Monde ou The Economist. Le caractère inattendu de ces sources contribue à la magie de certaines analyses, qui distillent leurs preuves entre le matériel et l’éphémère. Bienvenues, ces relectures donnent soif de cette matière médiévale suscitée par les mots.

2 Comme un Béroul « conscient de rapporter une histoire qui s’est déroulée dans des temps très anciens », Chocheyras se fait lui-même lecteur du paysage pour mieux comprendre certaines références du roman. La première partie, « Sur les traces du poète Béroul » (p. 17-77), construit une sorte de maquette littéraire à l’intérieur de laquelle le lecteur est invité à se promener : le référent probable du mot boron se laisse concrétiser (p. 17-23) ; une analyse des noms de rues divulgue le sens du symbole de la Croix Rouge (p. 29-53). L’auteur démontre de façon convaincante que ce romancier médiéval produit son propre « effet de réel » par la citation de lieux toujours

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identifiables et fixes (p. 37). Dans « La Vie de Saint Gilles et le trafic maritime à l’époque du Tristan de Béroul » (p. 55-69), le texte médiéval enseigne comment naviguer sans boussole ni étoile. Ainsi l’histoire de la navigation se trace-t-elle, en particulier celle de la traversée entre la Normandie et l’Angleterre. De nombreux détails, souvent négligés par la critique, s’avèrent profondément riches de sens et éclairent les parties délaissées du roman. Jacques Chocheyras l’écrit lui-même : « c’est pour une fois la littérature qui sert de repère à l’histoire, et non l’inverse » (p. 53).

3 Par moments, l’approche de l’auteur semble presque surgir d’une autre époque. Son intérêt pour la France, par exemple, pour son histoire et ses toponymes, frôle parfois la motivation d’un Paul Meyer ou d’un Gaston Paris. Au gré d’analyses nourries d’œuvres critiques plus récentes, il puise dans les travaux des érudits du XIXe siècle, montrant bien l’intérêt et la pertinence de ceux-ci. Cependant, en contraste avec ces premiers médiévistes, Jacques Chocheyras s’attarde sur les problèmes d’interprétation que pose l’unique manuscrit de l’œuvre de Béroul. Ses analyses prennent en compte les différentes éditions et proposent une clé interprétative pour les questions de sens et de cohérence qui découlent de la langue du manuscrit. Elles sont de surcroît enrichies par l’attention particulière qu’il prête au manuscrit et au contexte plus large de sa production.

4 Dans la deuxième partie, « A la recherche du sens de ‘l’estoire’ selon Béroul » (p. 81-150), ce sont justement les référents du texte qui deviennent plus concrets. Des analyses sémantiques et étymologiques du vocabulaire visent à appréhender ce à quoi l’écrivain médiéval faisait référence par l’emploi de termes comme felon et faux, ou l’adjectif vers (p. 91- 98, 99-105 et 131-135). Un recensement des liens entre l’œuvre de Chrétien de Troyes et la matière tristanienne, ainsi qu’une analyse du rôle du personnage d’Arthur, permettent d’examiner la légende dans le contexte plus large de la littérature courtoise des XIIe et XIIIe siècles (p. 117-130). Le dernier article résume le débat autour de la datation du Tristan de Béroul par le biais de la figure d’Iseut et de sa chasteté, qu’elle soit sincère ou non (p. 137-150). Entre idéal cathare et exemple négatif, le sens de « l’estoire » repose aussi sur cette figure féminine. Il s’agit de comprendre les enjeux de la réception de l’œuvre et de suivre le retentissement de son message au sein de la culture médiévale, tâche difficile, mais pour laquelle l’auteur nous livre quelques pistes et indices pertinents.

5 Le premier article de cette partie, « Souffrance physique, souffrance psychique dans le Tristan de Béroul » (p. 81-90), érige Béroul, poète anglo-normand, en auteur contemporain. Des comparaisons avec le poète Reverdy, Michel Butor et Milan Kundera enrichissent sa lecture de la douleur passionnelle de l’expérience amoureuse. Mais faut- il vraiment prouver que Béroul était le premier écrivain moderne ? À la lecture de ce livre, la nécessité d’une telle constatation paraît douteuse. Sans aucun doute unique par rapport à ses contemporains – qui sait cependant combien de Béroul ont sombré dans l’oubli à cause d’accidents matériels ? –, Béroul n’en appartient pas moins, et heureusement, à la période médiévale. Mais ce que Jacques Chocheyras nous dévoile, c’est que l’œuvre de Béroul communique avec le lecteur d’aujourd’hui comme avec le lecteur médiéval. Il nous rappelle que, tout comme nous, ces lecteurs lointains étaient de chair et d’os. L’ombre de leur passage s’étend sur les reliefs actuels de nos paysages.

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René d’Anjou, écrivain et mécène (1409-1480), éd. Florence Bouchet

Estelle Doudet

RÉFÉRENCE

René d’Anjou, écrivain et mécène (1409-1480), éd. Florence Bouchet, Turnhout, Brepols (« Texte, codex et contexte » 13), 2011, 308p. ISBN 978-2-503-53350-6

1 La commémoration de la naissance de René d’Anjou en 2009 a eu pour heureuse conséquence la publication d’ouvrages qui, renouvelant notre connaissance du prince angevin, permettent de mieux évaluer son rôle dans la culture du 15e siècle. Après J. Favier (Le roi René, Fayard, 2008), qui éclairait la biographie du personnage, ce recueil d’articles met en valeur ses facettes « d’écrivain et de mécène. » Si le « bon roi » se révèle aujourd’hui sous les traits d’un prince-poète à l’instar de son cousin Charles d’Orléans, la perception de sa personnalité par ses contemporains était bien différente. Aux yeux des écrivains du 15e siècle, René d’Anjou était avant tout un homme public, dont le peu d’efficacité politique était compensée par le faste de la cour. J. Cerquiglini- Toulet et F. Bouchet le rappellent justement à l’orée du recueil : le poète, l’amateur d’art retenait alors moins l’attention. René d’Anjou, écrivain et mécène propose donc de redécouvrir l’homme de culture dans sa diversité, mais avec subtilité : en mettant en valeur les œuvres de René ou celles qui sont nées de son mécénat, l’ouvrage ne laisse pas oublier que l’art a pu être le vecteur d’une diplomatie internationale ou le reflet d’une conscience politique. C’est donc la complexité d’un prince-poète qui est ainsi mise en lumière, à travers dix-huit contributions et un avant-propos, croisant éclairages littéraires, études iconographiques, réflexions spirituelles et analyses socio- politiques.

2 Le recueil articule en cinq parties les différentes contributions présentées. L’itinéraire proposé est convaincant : les études se renvoient les unes aux autres et se complètent

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sans déséquilibre, mêlant harmonieusement – le fait n’est pas si fréquent – les points de vue interdisciplinaires.

3 La première partie, « antécédents, rencontres, réceptions », joue un rôle de seuil. Puisque René d’Anjou apparaissait au 15e siècle comme l’animateur d’un cour brillante, lui-même issu d’une illustre lignée, comment son entourage familial et intellectuel fonctionnait-il ? M.-G. Grossel se penche sur ce cercle familial à travers le préceptorat qu’Antoine de la Sale a assumé auprès du fils de René, Jean de Calabre ; elle analyse le Roman de Paris et de Vienne, texte méconnu offert à son élève. La comparaison entre René et Charles d’Orléans s’impose d’emblée, tant l’innutrition est frappante ; ainsi H. Swift, à travers l’étude des portraits de Mélancolie dans les œuvres des deux ducs et de leur contemporain J. Milet, souligne-t-elle certains aspects de ces jeux de récriture.

4 Le deuxième ensemble d’études aborde l’un des traits les plus saillants de l’œuvre littéraire de René : l’écriture allégorique. Celle-ci est un héritage en même temps qu’une forme d’expression contemporaine dominante. Le Mortifiement de Vaine Plaisance et Le Livre du Cueur d’amour Espris, explorés tour à tour dans quatre contributions, forment de ce point de vue un diptyque révélateur. Comme pour le poète Charles d’Orléans, le travail de l’héritage allégorique est chez le romancier René d’Anjou source d’une réflexion ironique sur les sources explicites du Livre du Cueur, particulièrement La Queste del saint Graal, comme J.-C. Mühlethaler l’avait déjà brillamment montré ; l’étude qu’il offre ici de la mise en scène de la nourriture allégorique dans le roman et son hypotexte est également fort convaincante. Si René connaît ses classiques, il est sensible à certains motifs fondamentaux de la littérature du temps. E. Soulenq le montre en particulier pour le personnage de Cœur, en étudiant son évolution entre l’œuvre renatienne (si on nous permet ce néologisme) et la lyrique aurélienne. Mais l’écriture allégorique de René n’est pas seulement nourrie de réflexivité plus ou moins amusée sur les intertextes ; elle est aussi l’occasion d’un dialogue, dans Le Mortifiement, avec des œuvres spirituelles. J. Cerquiglini-Toulet le souligne justement dans son avant- propos : si René d’Anjou, romancier malicieux, est désormais assez familier à la critique moderne, René d’Anjou, penseur spirituel, reste à découvrir. Ce terrain est défriché ici par deux très belles études du Mortifiement de Vaine Plaisance,qui prolongent d’ailleurs les travaux des chercheuses qui les proposent. L’une, due à F. Pomel, démontre la puissante imprégnation de la rhétorique des sermons dans ce texte. Elle éclaire la position de René sur l’éveil des sens intérieurs (le cœur) par les sensus exteriores (l’ouïe et la vue), en la replaçant dans le courant de méditation sur ce problème au 15e siècle ; elle suggère enfin une possible dramatisation de ce texte moral, dont les liens avec les moralités contemporaines sont étroits. De ce point de vue, l’écriture de René d’Anjou est exemplaire des tensions entre narration et jeu dramatique, caractéristiques des siècles du moyen français. Quant à l’étude de V. Minet-Mahy, elle aborde un champ de recherche essentiel : l’influence de J. Gerson. René d’Anjou est l’un des nombreux lecteurs du Chancelier et leurs œuvres se trouvent parfois recueillies dans les mêmes manuscrits. La participation des laïcs aux exercices de méditation et la possibilité pour eux d’accéder à une connaissance du divin par une théologie affective est, comme on le sait, l’un des points majeurs de la doctrine gersonienne. René en a été non seulement convaincu pour lui-même, mais il a fait du Mortifiement, traité spirituel d’un laïc adressé à des laïcs, une illustration des enseignements gersoniens. Cette étude emporte l’adhésion et souligne l’urgence de nouvelles recherches approfondies sur cette question.

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5 Les réflexions sur l’héritage allégorique et sa prise en charge par l’écrivain ouvrent assez naturellement à un troisième ensemble, qui éclaire une facette mieux connue du personnage, l’exceptionnel intérêt de René pour les arts, notamment visuels et figuratifs. Ph. Maupeu le montre de façon convaincante : le mécène, chez le prince d’Anjou, ne se dissocie pas de l’artiste. Une véritable réflexion sur l’image traverse ainsi le Livre du Cueur,image saisie par le regard descriptif ; image intériorisée, subjective, peut-être onirique. Cette argumentation remarquable souligne comment les différentes saisies intellectuelles ou affectives de l’image influencent par contrecoup la perception et l’évocation du temps au sein de la matière narrative. Le Livre du Cueur, méditation sur l’image, est aussi le lieu d’étranges mises en scène, telle la célèbre description des tapisseries de Vénus décryptée avec brio par Rose-Marie Ferré. Un autre art visuel a attiré l’attention du prince, comme le dévoile N. Bock ; René d’Anjou a été en effet l’un des premiers à faire revivre la mode des médailles, brièvement illustrée par le mécénat de Jean de Berry quelques décennies auparavant. Il s’entoure de remarquables artistes italiens, qui réalisent pour lui des programmes de représentation exceptionnels. L’intérêt de René, comte de Provence, pour l’art cisalpin le place ainsi au cœur des échanges entre France et Italie et le révèle comme un acteur majeur de ce que l’on appellera plus tard la Renaissance.

6 Automne du Moyen Âge ? Printemps de la Renaissance ? La personnalité de René d’Anjou subsume ces catégories peu efficaces ; ou plutôt elle permet de les interroger à nouveaux frais. C’est l’objet de la quatrième partie du recueil. Comme le rappelle C. Freigang, le mythe de René s’est articulé sur celui de l’amateur de tournois. Tel est le portrait que trace de lui J. Huizinga, qui le désigne comme un parfait exemple du rêve romanesque où s’enfermerait une chevalerie déclinante. La contribution de C. Freigang est complétée par les suggestions de J. Taylor, qui propose de voir dans les pas d’armes dont René fut un infatigable metteur en scène l’instrument permettant de construire une conscience de groupe, fondée sur la mise en scène imaginaire de soi. Or l’un des titres de gloire les mieux assurés du roi René est sans aucun doute le rôle de mécène dramatique qu’il joua au 15e siècle, par lequel il domina tous les hommes politiques contemporains. H. Kogen éclaire la carrière de Jehan du Prier, qui joua auprès de lui un rôle assez proche de celui de Michault Taillevent auprès du duc de Bourgogne Philippe le Bon. Jean du Prier, acteur, metteur en scène, dramaturge de talent, mais aussi polygraphe, permet d’affiner notre connaissance du statut d’écrivain de cour, dont on sait l’importance au tournant des 15e et 16 e siècles, avec les Grands Rhétoriqueurs. Auprès de lui, René sut également attirer les fatistes les plus réputés et les plus audacieux, comme Simon Gréban, auteur du Mystère des Actes des Apôtres, dont G. Parussa rappelle la carrière en Provence.

7 René d’Anjou, écrivain plus qu’homme politique : faut-il inverser les traits du portrait qu’avaient construit les commentateurs contemporains ? L’ouvrage évite cette maladresse dans une dernière partie, qui synthétise les études antérieures. Alors que M. Nievergelt rejoint l’analyse de C. Freigang sur les fêtes de cour et l’idéal chevaleresque que le roi y dessine, O. Margolis montre comment le prince sait utiliser la littérature – une commande à Panonnius, humaniste fréquentant la cour de Ferrare – pour manœuvrer sur l’échiquier diplomatique européen. S. Cassagnes-Brouquet, dans une fine analyse, souligne que mécénat n’exclut pas politique ; les relations entre René d’Anjou et Louis XI témoignent, de ce point de vue, d’une subtile utilisation (faut-il dire manipulation ?) des soutiens artistiques. Le bel article de T. van Hemelryck et d’H. Haug

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conclut l’ensemble par un bilan très clair de la littérature produite à et par la cour angevine de Provence – un outil très utile à consulter p. 286-294 – et par une analyse de la bibliothèque princière. Celle-ci offre un dernier reflet de la personnalité si particulière de René d’Anjou. Elle s’articule autour de la méditation spirituelle et des textes bibliques – et non autour des ouvrages moralistes et historiques que privilégient ses cousins de Bourgogne. Penseur, René déploya son action vers l’écriture et le mécénat artistique ; héritier, parfois souriant, de la tradition littéraire, il manifesta une attention soutenue aux plus récentes nouveautés, qu’elles soient intellectuelles ou techniques. L’étonnant nombre d’imprimés dans sa bibliothèque en est un ultime témoignage.

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Le Mystère de saint Clément de Metz, édition critique de Frédéric Duval

Estelle Doudet

RÉFÉRENCE

Le Mystère de saint Clément de Metz, édition critique de Frédéric Duval, Genève, Droz (« Textes Littéraires Français » 608), 2011, 813p. ISBN 978-2-600-01454-0

1 Le Mystère de saint Clément de Metz est le fleuron de la culture dramatique messine des 15e et 16 e siècles et un remarquable témoin parmi les mystères de saints de cette période. Il était jusqu’ici difficile d’accès, consultable seulement dans l’ancienne édition de C. Abel (1861), amendée par une thèse de l’universitaire allemand F. Tinius (1909). Grâce à F. Duval est donc remise au jour une œuvre de grande ampleur, importante pour les expressions hagiographiques, voire folkloriques : on y trouve en effet une rare et spectaculaire mise en scène du dragon graoully, emblème de la ville et l’un des « monstres » urbains les plus célèbres de France, avec la tarasque et les géants des cités septentrionales. Au-delà de l’importance du texte pour l’histoire dramatique d’expression française, c’est le travail de l’éditeur qui attire l’attention. C’est en effet à partir d’un manuscrit de la seconde moitié du 15e siècle disparu dans un incendie en 1944, d’une publication ancienne ayant « remédiévalisé » le texte original et des corrections incomplètes apportées ultérieurement que F. Duval propose cette gageure : tenter d’offrir au lecteur du 21e siècle une édition véritablement critique à partir de sources instables. Le défi est de taille et la démarche de F. Duval ne peut que susciter le vif intérêt des philologues, qui sont souvent confrontés à ce problème.

2 Le Mystère de saint Clément de Metz est l’illustration la plus éclatante de l’histoire dramatique de cette cité, connue pour l’intensité de sa tradition théâtrale : les chroniqueurs messins relèvent sept mystères joués entre 1412 et 1438, puis treize représentations de 1480 à 1520. C’est donc d’un foyer culturel actif qu’est issue cette œuvre considérable, rassemblant plus de cent vingt personnages pour une

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représentation de dix-huit heures. Le manuscrit qui avait conservé la pièce, vraisemblablement un original (c’est-à-dire un texte servant de source à une représentation), semblait dater des années 1470 ; il est possible que l’œuvre ait été écrite et représentée vers 1439. Les lacunes documentaires qui affectent à ce moment les archives locales empêchent de préciser davantage.

3 « Drame historique », Saint Clément est une célébration scénique des origines de la cité messine. Le mystère, comme c’est l’usage, s’appuie sur la tradition hagiographique locale, encore en partie inédite, et notamment sur des vies françaises du saint dont Philippe de Vigneulles, entre autres, rappelle la diffusion. Mais surtout, il apparaît comme un geste d’investissement de l’espace urbain, qui en commémore la naissance et en glorifie le développement. C’est Metz, ses églises, ses rues, sa population, qui sont les héroïnes du jeu. Quoique divisé en tableaux et non en journées, le mystère propose, à travers divers épisodes de la vie du saint, une méditation sur la fondation d’une ville. De ce point de vue, Saint Clément est un bel exemple du rôle imaginaire et social que l’âge d’or théâtral que furent les années 1400-1550 donnait à ce type de représentation.

4 Le fatiste alterne les réflexions monologiques de l’évangélisateur, qui s’adresse souvent à ses ouailles sous forme de sermon, et des scènes très spectaculaires, comme la construction animée des principaux monuments ecclésiastiques de la ville et bien sûr l’impressionnante victoire sur le graoully. La volonté d’animation est patente dans le choix de personnages secondaires haut en couleurs, dont l’habituel rusticus, comme dans le travail concerté de la versification, étudié p. 105-112 de l’introduction.

5 L’édition qu’offre F. Duval est particulièrement riche. Une introduction fouillée présente, après le problème posé par la perte du manuscrit de base, une analyse précise de la pièce, qui n’hésite pas à proposer des hypothèses sur les conditions de représentation : sa localisation possible dans la cité, l’organisation et l’aspect des décors, les déplacements des acteurs que l’on peut inférer des didascalies externes ou internes. Une étude linguistique et rimique est proposée ensuite, utilement complétée par des notes critiques à la fin de l’ouvrage. Celles-ci, essentiellement philologiques, ajoutent également des indications bibliographiques et des références au corpus des mystères contemporains. Un glossaire de plus de soixante-dix pages, à recommander aux amateurs de textes en moyen français, clôt l’ouvrage. L’ensemble, maîtrisé et d’utilisation aisée, permet un accès privilégié au texte.

6 C’est naturellement la méthode d’édition proposée par F. Duval qui retient particulièrement l’attention. Comment parvenir à offrir un texte stable lorsque la source manuscrite ne survit plus que dans une transcription ancienne et assez souvent « inventive » ? L’éditeur nous invite à le suivre dans une enquête fascinante dans la mesure où, comme il le souligne, elle permet de confronter, sur un matériau textuel précis, les étapes de la discipline philologique, de ses origines au 19e siècle à nos jours.

7 L’étape pré-scientifique est représentée par le premier éditeur, C. Abel. Elle se caractérise par un geste de transcription fortement interventionniste et par une volonté de « reconstitution » linguistique (et parfois même littéraire). Un travail de correction a été proposé, une cinquantaine d’années plus tard, par un représentant de la philologie allemande alors triomphante. Les notes de Tinius, qui s’inscrivent dans les tensions qui entourent la Lorraine et sa culture entre 1870 et 1918, n’en sont pas moins essentielles, en ce qu’elles offrent de précieux amendements, puisant au manuscrit aujourd’hui disparu. À partir de ces indices, F. Duval propose une reconstitution de la

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méthode des deux éditeurs qui l’ont précédé, afin d’évaluer la logique de leurs interventions et contre-interventions.

8 Ce premier pas l’engage à proposer une nouvelle édition, qui se nourrit d’autres indices : le signal que peut constituer la métrique ; le traitement du mystère comme un corpus cohérent ; sa mise en relation avec le corpus des autres mystères contemporains, à partir des divers outils lexicographiques mis à la disposition du chercheur du 21e siècle. La présentation du texte illustre les différentes strates de cette reconstitution, en alternant caractères italiques et romans. L’ouvrage se présente donc comme le résultat d’une enquête et d’une démonstration, présentées avec la prudence nécessaire mais avec clarté et fermeté. Les résultats emportent l’adhésion – et même l’admiration. De plus, la lisibilité du texte pour un lecteur moins spécialiste ne semble pas être affectée. Doublement intéressant pour la qualité remarquable de l’œuvre et pour la méthode inventive de son éditeur, Le Mystère de saint Clément de Metz est une contribution essentielle à la bibliographie, en forte et heureuse expansion, du corpus dramatique en moyen français.

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Antoinette Gimaret, Ordinaire et extraordinaire des Croix. Les représentations du corps souffrant (1580-1650)

Mathilde Bernard

RÉFÉRENCE

Antoinette Gimaret, Ordinaire et extraordinaire des Croix. Les représentations du corps souffrant (1580-1650), Paris, Champion (« Bibliothèque littéraire de la Renaissance »), 2011, 892p. ISBN 978-2-7453-2108-4

1 Dans cet ouvrage issu de sa thèse, Antoinette Gimaret s’interroge sur le rapport au corps souffrant au moment où la Contre-Réforme succède aux guerres de Religion et impose des cadres théologiques stricts. L’auteure réunit un corpus considérable de « récits d’expérience » – dont l’extension générique est remarquable –, sur la période 1580-1650. Elle historicise la douleur afin de voir selon quels modes et à travers quelles inflexions rhétoriques les représentations de la souffrance individuelle, sans pour autant supplanter les références dévotes à la Passion, deviennent envisageables, et même, valorisées. L’ordinaire du corps souffrant en vient à acquérir une représentativité plus grande que les peintures du martyre extraordinaire. Trois grandes parties guident ce cheminement qui part de la « domestication de l’extraordinaire », passe par l’étude des « avatars de l’Imitatio Christi », et arrive finalement à l’étude des « voix singulières ».

2 Dans la première partie, Antoinette Gimaret étudie les évolutions de la représentation martyrologique. Si les guerres de Religion sont les derniers temps du triomphe du martyre glorieux, ce dernier se morcelle ensuite en martyres quotidiens où la sainteté se mesure de façon très équivoque à l’aune de la souffrance, puis la parole des

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prédicateurs exaltant l’exemple du Christ en vient à supplanter l’appel au témoignage par le corps souffrant.

3 À travers des auteurs de martyrologes (Jean Crespin, Richard Verstegan), des historiens contemporains des guerres de Religion et de leurs souffrances (Simon Goulart, Pierre- Victor Palma Cayet), des textes ligueurs ou des apologies de Richelieu, la philosophie de Guillaume du Vair enfin, l’auteure se demande comment on est passé de l’exhibition du corps du martyr religieux à la condamnation de ce spectacle et à la mise en avant de la figure du martyr d’État. On quitte difficilement la fascination pour le martyre et pourtant ceux qui ont fleuri au XVIe siècle sont représentatifs d’une époque de conflits entre les catholiques et les protestants que les édits de pacification engagent à oublier. Tandis que les auteurs de martyrologe allument les derniers feux de ces guerres civiles, les historiens tentent de « mettre à distance » leur fascination pour ce corps souffrant extraordinaire pour entrer définitivement dans une ère nouvelle qui relèguerait au statut de « zèle problématique » l’adulation de celui-là. Et paradoxalement, signe d’une impossible rupture, les auteurs de martyrologe sont eux-mêmes bien souvent historiens. L’apologie du martyre pro patria permet alors la réactualisation de ce corps martyr qui devient gênant au cœur d’un royaume qui cherche à instaurer une paix définitive, et une recomposition de ce dernier comme vecteur d’une unité nationale rêvée. Mais parallèlement à cette mise en avant de la figure du martyr d’État, le corps souffrant est réapproprié par les spirituels du début du XVIIe siècle, les François de Sales, les Jeanne de Chantal, ou les Marie de l’Incarnation qui inaugurent un nouveau mysticisme. Si la sainteté, dont le corps souffrant est le marchepied, est démocratisée par la pensée salésienne d’une dévotion civile, le rapport ambigu des mystiques à la souffrance rend la validation de cette dernière problématique. Elle s’intériorise pour ne plus être spectaculaire, mais doit néanmoins être validée comme extraordinaire pour être une marque christique. Les mystiques produisent alors des écrits qui ont un statut intermédiaire entre le public et le privé, marque de cette dissociation de leur personne imposée par une communion intérieure avec le Christ universel. Cette universalité du Christ souffrant, les prédicateurs tels que Charles Borromée, Jean Botero, Louis de Grenade, François Panigarole, ou Jacques-Bénigne Bossuet, l’intègrent à une réflexion sur l’éloquence d’une parole sacrée efficace, qui viendrait se substituer à la recherche du martyre. La Passion du Christ doit alors se faire vecteur de conversion, et sert avant tout de modèle réflexif pour le fidèle. Pour que les prédications transmettent néanmoins la peur du châtiment et la certitude de la réalité de la souffrance rédemptrice, les hommes de chaire n’hésitent pas à théâtraliser leur action pour la transmettre à un peuple pécheur, qui ne peut se contenter d’une parole pure.

4 Les prédicateurs ne sont pas les seuls à réinvestir ce corps de souffrance par excellence qu’est le corps du Christ. Dans sa deuxième partie, Antoinette Gimaret explore la façon dont la Passion informe les discours dévotionnels dans une dynamique de la conversion, pour voir comment, parallèlement à l’image du Calvaire, celles de la maladie, plus ordinaires sans doute, mais également truchement du divin et moyen d’accès au sacré, concurrencent celle-là.

5 L’étude des recueils de poésie de la Passion – Œuvres de Gabrielle de Coignard (1594), Théorèmes de La Ceppède (1613), Les Œuvres spirituelles de Lazare de Selve (1620), Pourmenade de l’âme dévote d’Auvray (1622) – permet de voir comment, sous l’influence des écoles spirituelles de Loyola et de Bérulle, le christocentrisme fait du corps du Rédempteur un « hiéroglyphe de souffrance », une enveloppe charnelle que l’écriture

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poétique ouvre pour l’explorer selon un sens littéral et figuré. L’écriture emmène l’énonciateur et le lecteur face au corps souffrant pour répandre des larmes salvatrices, preuve de la bonne méditation, don du fidèle en réponse au don du sang du Christ. À ce corpus de poésies de la Passion, Antoinette Gimaret adjoint celui des recueils de poésie spirituelle et des traités de méditation (Pierre Motin, Alphonse de Ramberveiller, Nicolas Coeffeteau, Antoine Godeau, Pierre Patrix) pour montrer comment la souffrance devient le centre d’une rêverie sur la métamorphose des corps. La vision du corps défiguré permet l’anéantissement de la muse débauchée au profit de la muse sainte, lieu commun de ces discours de la Contre-Réforme, et le saint se fait le relais du Christ à l’homme. L’Imitatio Christi, par son biais, devient accessible à tous. C’est néanmoins davantage la figure de Job qui est le modèle d’une souffrance commune, ordinaire. Seul sur son tas de fumier, malade et abandonné, il ne représente pas la terrible condition de l’homme, mais il devient bien au contraire le symbole de l’élection, et la débilité du corps doit alors être désirée. Les ouvrages de dévotion de la fin du XVIe siècle, les textes dévots de consolation ou d’exhortation à la patience (Fabrice Campani, Etienne Arviset, Etienne Binet, Charles Drelincourt, mais aussi Suzanne Habert, Geneviève Bouquet, Catherine de Gênes ou Jeanne de Chantal) déplacent la scène de l’Imitatio Christi pour particulariser la souffrance et dévoiler, à travers toutes ses formes, la turpitude de l’homme. La maladie est utile : tout comme la représentation de la Passion, elle sert à guérir l’âme par le biais de la conversion qu’elle suscite. La véritable charité est d’accompagner cette souffrance tant dans la confrontation avec le corps même de l’autre que dans les recommandations dévotes au malade. Cet intérêt pour le malade, issu d’une logique religieuse, conduit au développement de l’intérêt médical pour la souffrance, et donc à la tentative laïque de la réduire : la particularisation de la douleur mène ainsi à sa laïcisation.

6 Dans sa dernière partie, Antoinette Gimaret explore les façons dont la souffrance individuelle et revendiquée comme telle peut s’exprimer en dehors des cadres religieux. Elle analyse dans un premier temps les évolutions du rapport de la médecine à la souffrance avec Paracelse et Ambroise Paré, avant de voir comment les voix singulières qui rapportent leurs douleurs corporelles, conduisent, sous l’influence de Montaigne, à faire de ces dernières un moyen d’accès à la sagesse et à la connaissance de soi, un mode de construction autobiographique.

7 Progressivement, la chirurgie est légitimée, la dissection est autorisée par le pape : le corps humain, qui a été pourtant incarné par Dieu, se désacralise afin de permettre aux médecins de soulager la souffrance. Ainsi le regard sur le corps souffrant se laïcise, dans le même temps que le médecin devient une figure sacrificielle, qui – à l’image du médecin de la peste – donne sa vie pour sauver les autres. Il n’est pas seulement un nouveau sauveur, il est surtout un observateur unique et un intermédiaire entre le malade et l’individu sain. Il est celui qui sait, qui soigne, qui empêche tant qu’il peut la souffrance, et qui peut l’analyser et la rapporter dans toute sa singularité. Mais la collaboration du malade à l’éradication de sa propre souffrance est cependant essentielle. La douleur est subjective et seul celui qui souffre peut dire : « j’ai mal ». Dans cette logique d’une libération de la parole individuelle sur le corps souffrant, les productions qui se présentent comme écrits du privé se développent, que ce soient les correspondances ou les Essais. À la suite de Montaigne, ce sont aussi bien Estienne Tabourot, Étienne Pasquier, Pierre Charron, Guez de Balzac que les libertins qui osent parler d’eux dans leur médiocrité. La douleur n’est pas seulement un objet du discours familier, elle devient un véritable moyen de s’approprier son propre corps, ce qui était

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refusé par le rejet de la bassesse de la souffrance humaine au profit de la seule glorification du corps christique. La reconnaissance d’une légitimité de l’expression de sa douleur singulière permet de valoriser la parole du moi ; ce dernier n’est pas placé au-dessus de tous, mais il est considéré comme digne d’intérêt et conduit à une réflexion de sagesse et de mesure dans l’expérience quotidienne de la douleur d’un Montaigne, ou d’humilité dans le choix de l’autodérision, ou encore de liberté chez un maître Guillaume qui opte résolument pour l’expression du bas corporel, et n’impose pas de limites à la parole autorisée. C’est cette même franchise qu’il met en œuvre auprès des Grands et la maladie devient un alibi autorisant l’écriture de la dénonciation. L’expression exceptionnelle de l’intériorité et de l’individualité que permet la souffrance corporelle individualisée conduit par conséquent à un positionnement politique original, sur lesquels les libertins s’appuieront.

8 Cet ouvrage offre une lecture très solide et très documentée de l’époque qualifiée de baroque, à travers l’étude essentielle et stimulante de ce « clivage » qui commence à s’établir entre le laïc et le dévot et surtout de la place centrale qu’acquiert entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle. La ligne choisie par l’auteure mène aisément de Jean Crespin aux libertins par l’étude de la représentation des corps souffrants. Le choix d’un angle d’approche résolument littéraire permet enfin de comprendre à quel point les textes influent sur la représentation que l’on se fait de l’homme. Pour sa richesse, pour la qualité de la réflexion qui s’y livre et de la langue de l’auteure, ce livre ne peut qu’être vivement conseillé.

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Lais Bretons (XIIe-XIIIe siècles) : Marie de France et ses contemporains, éd. et trad. Nathalie Koble et Mireille Séguy

Myriam White-Le Goff

RÉFÉRENCE

Lais Bretons (XIIe-XIIIe siècles) : Marie de France et ses contemporains, éd. et trad. Nathalie Koble et Mireille Séguy,Paris, Champion (« Champion Classiques Moyen Âge » 32), 2011, 944p. ISBN 978-2-7453-2070-4

1 Le volume propose un travail exemplaire et colossal. Il s’agit d’une édition de l’ensemble des Lais de Marie de France et d’un certain nombre de lais anonymes (Désiré, Guingamor, Tydorel, Graelent et Mélion), ainsi qu’une traduction et une annotation de tous les textes. Les éditrices affirment qu’elles ont repris l’édition proposée en 1966 par Jean Rychner et disent très clairement la façon dont elles l’ont revue. Elles soulignent par exemple qu’elles ont choisi de modifier la ponctuation pour faire ressortir les passages au discours indirect libre caractéristiques du style de Marie de France. Elles expliquent en outre le choix des autres textes qu’elles ont retenus pour leur édition, en s’interrogeant sur ce qu’on appelle « lai ». « Dans les cinq textes retenus, l’aventure, toujours amoureuse et merveilleuse, est centrée sur la construction d’une figure héroïque, étroitement associée à une réflexion sur l’intégration du héros dans la mémoire et l’histoire, par le lignage ou la merveille fossilisée. Cette réflexion sur la mémoire, poétique et sociale, a ici guidé notre lecture des lais » (p. 111-112). Le recueil Paris, BnF, n. a. f. 1104 (S) est ainsi leur manuscrit de base.

2 L’introduction de plus de 140 pages est extrêmement précieuse. Non seulement, elle rappelle l’histoire de la réception des lais ainsi que les lectures et les interprétations

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connues qu’on en a faites, mais encore, elle apporte une lecture très contemporaine, s’appuyant notamment sur la phénoménologie de notre temps, de façon très convaincante et juste, avec une très grande clarté et autant d’élégance. Ainsi, Nathalie Koble et Mireille Séguy rappellent tout à la fois les problématiques du rapport à la musique ou à la logique de recueil, la question de la remembrance ou l’esthétique de la brièveté. Elles s’intéressent avec rigueur et précision aux questions formelles et aux spécificités de la création poétique que présentent les Lais, comme la singularité des figures féeriques et de l’espace, la poétique du nom (celui de Marie, ceux de ses lais, de ses personnages, des lieux qu’elle évoque…) ou la nature de l’aventure. Elles soulignent combien, dans les Lais, l’amour « est présenté comme une fin en soi, qui ouvre le sujet à la vie émotive, mais aussi à la vie éthique et esthétique » (p. 63). Elles articulent parfaitement l’importance de la nature et de la merveille : « Au plan esthétique, la merveille ne diffère du réel qu’en intensité : en profonde communion avec la nature animale et végétale, elle en est comme la manifestation stupéfiée, magnifiée par le regard et la puissance du désir » (p. 70) ; et « la merveille peut non seulement être remplacée par des éléments naturels, mais aussi par toutes sortes d’‘engins’, signes habilement fabriqués par les amants eux-mêmes pour imposer l’évidence du lien amoureux et sa mémoire poétique » (p. 70). Elles envisagent également les Lais, en lien avec la construction de l’individu, au plan psychique et social. Elles mettent en avant le fait que les Lais s’écrivent souvent à un « point de déchirure spatiale et psychique » (p. 89), ce qui paraît d’une justesse rare.

3 L’introduction se clôt sur une très solide et précise introduction sur la langue des textes, avant une note très efficace sur la traduction dont il faut saluer le caractère explicite et volontaire : choix de rendre autant que possible la brièveté des textes de Marie de France et de préserver la syntaxe du vers ou le discours indirect libre, par exemple, mais aussi « faire entendre cette tension entre chant et récit, ce battement rythmique et émotionnel qui est au cœur de l’effet de brièveté que les textes recherchent et qui structure leur rapport à la mémoire » (p. 141), objectif ambitieux, s’il en est… Le lecteur apprécie également la bibliographie, notamment la partie, très utile, qui détaille les références concernant chaque lai en particulier.

4 Au long du volume, les notes sont abondantes et riches, tant sur l’interprétation que sur les choix de traduction (valeur de certains imparfaits, par exemple), les allusions de civilisation, de géographie ou d’histoire littéraire. Elles font largement écho à l’introduction. Le glossaire est constitué avec une grande attention et une grande précision. Mon seul regret concerne un détail pratique qui échappe vraisemblablement aux éditrices : il serait pratique d’avoir le titre du lai en haut de la page de gauche (au- dessus du texte) plutôt que « lais de Marie de France » ou « lais anonymes », afin de simplifier la consultation. Mais ce n’est qu’une broutille matérielle.

5 On l’aura compris, ce travail est précieux et utile, et surtout il manifeste une intelligence fine et attentive, ainsi qu’une considération des lais à leur juste valeur littéraire et artistique.

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Daniel Ménager, La Renaissance et le détachement

Bruno Méniel

RÉFÉRENCE

Daniel Ménager, La Renaissance et le détachement, Paris, Classiques Garnier (« Études et essais sur la Renaissance » 91), 2011, 243p. ISBN 978-2-8124-0214-2

1 Dans le domaine de la critique littéraire et artistique, il semble souvent que le sujet soit déterminant : choisi avec discernement, il est la clef qui ouvre la porte d’une civilisation, d’une époque et d’œuvres particulières. Encore faut-il que les analyses de détail soient convaincantes et qu’une thèse d’ensemble se dégage. Avec un talent d’orpailleur, Daniel Ménager sait déceler les torrents à pépites : il nous révèle la richesse du thème du détachement. Son enquête, qui fait appel à des sources picturales autant que littéraires, nous mène du XIIe siècle de Maître Eckhart au XVII e de Blaise Pascal, et elle ne s’interdit pas de fréquents rappels de la pensée et de la littérature antique : chemin faisant, nous croisons Théocrite, Bion, Moschos, l’anthologie grecque, Lucrèce, Virgile, Ovide ou Martial.

2 Si, lorsqu’on étudie le détachement comme rapport au monde, il convient de remonter jusqu’à Maître Eckhart, c’est qu’il a introduit dans la langue allemande le mot Abgeschiedenheit. Dans la pensée subtile du théologien, le fidèle doit pratiquer le détachement sans mépriser la vie dans le monde et sans oublier que le Christ a éprouvé des passions humaines. L’Imitation de Jésus-Christ de Thomas a Kempis, en revanche, propose le contemptus mundi comme une ascèse. Érasme conseille de se détacher du monde en rapportant au Christ tous les actes de la vie. Il associe la théorie stoïcienne des adiaphora (les choses indifférentes, ni bonnes, ni mauvaises) au précepte paulinien selon lequel le chrétien devrait user de ce monde comme n’en usant pas, en se rappelant que ses jours sont comptés. Si Marguerite de Navarre considère souvent que l’attachement aux hommes fait obstacle à l’amour de Dieu, Nomerfide, dans l’

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Heptaméron, rappelle les exigences de la vie : « La gloire de bien aymer ne cognoist aucune honte. » A la notion de détachement, Ignace de Loyola préfère celle d’indifférence, qui sert l’humilité requise de ceux qui veulent entrer dans la Compagnie : un jésuite, loin de mépriser le monde, se rendra là où Dieu l’appelle, acceptant avec indifférence le rang et le lieu où il sera placé. Scrutant la Sainte Conversation de Giovanni Bellini (retable de San Zaccaria, Venise), Daniel Ménager voit dans les saintes et les saints qui entourent la vierge à l’enfant des figures du recueillement, qui invitent le spectateur à un détachement qui est la condition d’une élévation spirituelle, mais aussi d’une véritable contemplation esthétique.

3 La lecture que les théologiens ont fait du Livre de la Genèse pose la question du détachement de Dieu à l’égard du monde. La théologie médiévale considère que Dieu a mis fin à l’acte créateur le septième jour, mais qu’il continue d’agir en ce monde. Luther affirme que l’argile de l’homme, tout sa vie durant, est maniée par le potier divin, et Calvin, que la Providence détermine non seulement le devenir de l’humanité en général, mais celui de chaque individu. Au contraire, Michel-Ange aurait peint au plafond de la Sixtine un double détachement. D’une part, Adam se sépare de Dieu, et d’autre part, le Fils se détache du Père, si l’on accorde que l’enfant qui s’accroche à la jambe d’une femme est Jésus qui se sait voué à l’Incarnation et aux affres de la Rédemption. Avec une belle audace théologique, les représentations picturales de la Trinité que constitue le « trône de grâce » ou le « trône de miséricorde » suggèrent parfois, au XVe siècle, la tristesse du Père devant les souffrances du Fils.

4 Le détachement peut aussi être l’attitude que l’écrivain ou l’artiste adoptent à l’égard de leur œuvre. Pétrarque se sépare plus facilement de sa dame que de ce qu’il écrit. Ronsard confesse, dans l’« Ode à Michel de l’Hospital », sa difficulté à clore son propos et à laisser son poème. Il sait pourtant que dès que les mots de l’œuvre ont été imprimés, ils se détachent définitivement du poète et il reproche au besogneux prédicant de ne savoir abandonner ses vers à leur destin. Depuis que les mots libri et liberi ont été rapprochés, la mise au monde du livre a souvent été assimilée à un enfantement. Le thème de la charité romaine, qui apparaît dans la préface des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, suggère que le livre doit insuffler à son auteur une vie nouvelle. Et que penser de la présence de ce thème sur la paroi du cabinet qui jouxtait la « librairie » de Montaigne ? Les véritables enfants de Montaigne, ce sont ses lecteurs.

5 Le détachement le plus douloureux est sans doute le deuil. Or les usages sociaux lui fixent des limites. Il reviendrait à la littérature d’évoquer les souffrances inconsolables, celle d’Andromaque ou des amants shakespeariens. Pourtant, les épitaphes de Marot suggèrent de s’en remettre à la grâce de Dieu et font entendre un évangile de la sérénité légère. Celles de Ronsard n’invitent pas au même détachement. Elles se veulent « le dernier honneur qu’on doit à l’homme mort » : dans l’une d’elles, le défunt François de Guise réclame frénétiquement pour tombes toute les villes où il s’est bien battu. Daniel Ménager trouve dans les bergers des idylles gréco-latines les vrais maîtres du deuil. La Renaissance invente le genre de l’églogue funèbre, illustré notamment par Alamanni. L’Arcadie de Sannazar présente deux célébrations funèbres, qui commémorent le défunt avec douceur, mais invitent quand même l’auditeur au détachement : la musique de la syrinx engendre l’oubli de la tristesse et conjure le retour sur soi.

6 La littérature enregistre les moyens que l’homme invente pour mettre le monde à distance. Le Suave mari magno a connu une immense fortune au XVIe siècle et la lecture

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que fait Montaigne du vers de Lucrèce n’est pas la moins surprenante : sur son rivage, le spectateur croit éprouver de la compassion pour ceux qui périssent en mer, mais n’éprouve-t-il pas une volupté maligne devant leurs malheurs ? Les dix jeunes gens du Décaméron, quant à eux, mettent le malheur à distance en fuyant la peste qui ravage Florence, mais aussi en s’adonnant – et en cela ils diffèrent des devisants de l’ Heptaméron – à une narration qui évite jugements et commentaires et en instaurant un ordre qui fait sa part aux rituels, notamment au chant choral.

7 La Renaissance, surtout, élabore des éthiques mondaines qui permettent de sacrifier aux exigences de la vie sociale tout en pratiquant la sécession intérieure. La sprezzatura de Castiglione et de despejo de Gracian supposent une distance du sujet par rapport à lui-même et une perpétuelle adaptation aux circonstances. Montaigne va peut-être plus loin encore lorsqu’il vante la nonchalance des grands capitaines dans les moments les plus difficiles. Cette nonchalance est compatible avec une attention extrême à l’activité présente : quand Montaigne danse, il danse. Calvin lutte contre un mépris du monde qui pourrait faire renoncer l’homme à sa vocation. Max Weber, comme on sait, a vu dans l’idée que l’on peut trouver Dieu dans le travail une des sources du capitalisme. Daniel Ménager rappelle cependant que cette pensée n’est pas propre à la Réforme : les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola exhortent le fidèle à s’interroger sur son mode de vie et à ne pas exclure les questions d’économie domestique de cet examen de conscience. Les théologiens de la Renaissance mettent en place une civilisation du devoir. Il faut la folie de Don Quichotte pour rompre ces digues, appeler à l’aventure, à l’errance, au refus du désenchantement.

8 S’il est un genre littéraire qui est fondé sur le détachement, c’est la tragédie. Une héroïne comme la Cléopâtre de Jodelle suscite l’admiration en se détachant de l’humanité ordinaire. Daniel Ménager fait porter son analyse sur deux caractéristiques de la tragédie à la Renaissance, la présence d’un chœur et l’importance des récits. Le chœur exprime la pitié que suscitent les malheurs des protagonistes, mais par le chant et la danse, il invite les spectateurs à mettre leur émotion à distance. Les récits proposent une représentation de l’horrible et de l’inacceptable : s’ils doivent beaucoup à la rhétorique, s’ils sont prononcés de façon artificielle, ils procurent à l’auditeur un plaisir qui le détache de son expérience commune, où les mots servent à communiquer. La tragédie est une sublimation de l’existence.

9 L’heure actuelle est à l’indignation, et Daniel Ménager nous dérange en faisant l’éloge du recul et de la sérénité. Mais sa perspective est historique : il entend montrer que la culture du XVIe siècle a découvert une autre façon d’être au monde. Il convient, sur ce point, de distinguer entre l’Humanisme et la Renaissance. Les humanistes, que caractérisent leur volonté de maîtriser le temps et l’espace et de conquérir le savoir, leur compétition effrénée pour la gloire et le souci de l’accueil fait à leurs œuvres, ont finalement assez peu pratiqué le détachement. La Renaissance, au contraire, invente des éthiques mondaines qui valorisent la distance du sujet par rapport à lui-même : cultiver le détachement n’est pas mépriser le monde, mais au contraire le réenchanter, fuir la médiocrité et choisir la voie de l’élégance, de l’héroïsme ou de la grandeur.

10 Cet ouvrage dense, profond et suggestif livre le secret de sa méthode au début du quatrième chapitre : « les concepts sont toujours un peu secs, à moins qu’ils ne soient capables d’ouvrir, tout à la fois, des images et des textes » (p. 133). Leçon de maître : partir de notions voisines telles que celles de sérénité, d’abandon, de repos, d’indifférence, de disponibilité, pour interpréter les grande œuvres de la Renaissance.

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Si Daniel Ménager pratique cette méthode avec rigueur, il nous invite en même temps à un vagabondage amoureux, alerte et allègre, riche de surprises, dans les livres qu’il fréquente. Au détour de telle ou telle de ses analyses, il nous oblige à regarder avec un œil neuf des auteurs qui nous semblaient familiers : par exemple, il souligne le « narcissisme » (p. 80) de Pétrarque et présente Montaigne comme un « dandy » (p. 178) ou comme un « artiste de la caresse » (p. 98). Il fait ainsi éprouver à son lecteur l’envie de relire les auteurs étudiés, et de les commenter à son tour avec la même liberté.

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Thierry Rentet, Anne de Montmorency, Grand maître de François Ier

Jean-Paul Straetmans

RÉFÉRENCE

Thierry Rentet, Anne de Montmorency, Grand maître de François Ier, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, 432p. ISBN 978-2-7535-1227-6

1 Anne de Montmorency né sous Charles VIII, meurt à 74 ans, sous Charles IX à la bataille de Saint-Denis. Sa vie, riche en combats, l’a mené aux plus hautes fonctions dans le royaume sous François Ier et Henri II. Thierry Rentet propose une explication à la prodigieuse ascension de ce personnage-clef du début du XVIe siècle, Grand Maître de France, par l’analyse statistique, géographique, sociologique et historique des 3126 lettres qui lui ont été adressées entre 1526 et 1530, ainsi qu’à son secrétaire Nicolas Berthereau. L’ouvrage se fonde sur l’étude globale de cette correspondance passive, qui n’avait jamais été réalisée à ce jour. L’absence de la partie active impose un plan thématique à l’analyse, malgré l’apport de sources complémentaires. Après avoir rappelé l’extraordinaire longévité du compagnon d’enfance de François Ier, l’auteur part des fondements de la puissance d’Anne de Montmorency, raconte son essor à partir de 1520, et enfin décrit le fonctionnement de ses réseaux, principale source de sa réussite.

2 La puissance du futur Connétable de France s’appuie sur les trois piliers. Le premier consiste en son lignage et sa parentèle, qui le font accéder à l’entourage du roi. Dans cette position, son talent et les événements lui permettent de progresser à l’aide d’une équipe d’hommes efficaces et dévoués, assurant le bon fonctionnement de l’organisation. Le second pilier est constitué de ses treize officiers domestiques majeurs, qui forment son conseil privé et montrent une grande solidité au travers des

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épreuves. Enfin, le troisième pilier est celui de ses possessions foncières qui connaissent, à partir de 1526, un élargissement du nord de l’Ile-de-France et de l’Auxois en Bourgogne vers d’autres provinces, en commençant par le Languedoc.

3 Le second chapitre de l’ouvrage s’intéresse au pouvoir qu’acquiert progressivement Anne de Montmorency dans la prise en main des affaires du royaume. La correspondance passive du Grand Maître de France révèle « un seigneur conscient de son rôle et qui entend se faire obéir » (p. 145). L’acquisition rapide de sa puissance est favorisée par la disparition partielle des cadres du royaume lors de la défaite de Pavie en 1525. Mais son pouvoir ne s’affirme que progressivement par l’influence exercée sur le roi, sa mère et sa sœur. La correspondance montre les zones d’influence de ses réseaux, et de ses personnages issus du milieu de la justice, de l’armée et des finances royales. À titre d’exemple, Thierry Rentet explique le succès de la libération des enfants royaux retenus en otages à Madrid par la « diagonale de la délivrance » (p. 146). Celle- ci, constituée par les réseaux tissés entre Bruxelles, Paris, Bordeaux et Bayonne, est activée par le Grand Maître dès qu’il engage la négociation.

4 Une fois exposé le fondement de la puissance du personnage et les raisons de sa fulgurante progression, l’auteur peut éclairer le fonctionnement des réseaux de Montmorency, en étudiant leurs mécanismes, leurs ressorts et leurs hiérarchies. Dépouillant méthodiquement la correspondance, il dresse la liste des grands thèmes qu’elle traite et classe les 280 correspondants suivant leurs fonctions. Il propose ainsi une anatomie des réseaux sociaux de Montmorency, en distinguant les rapports hiérarchiques et les relations plus informelles. Les membres de ces réseaux, que le Grand Maître doit en permanence contrôler et dominer, protégeant à la fois les individus et les institutions, sont reliés par la famille, l’activité professionnelle ou l’implantation géographique. Outre ses responsabilités de gestionnaire des dépenses de fonctionnement de la cour, le Grand Maître est responsable des logis royaux et de la sécurité du roi. Il doit également établir chaque année la liste des officiers servant les Maisons princières. À ce titre, l’étude de la correspondance met en évidence la présence de groupes très solidaires, fondement de la société de l’époque, et l’existence d’une compétition entre leurs membres pour l’obtention des bénéfices ou des offices. Les démarches auprès du Grand Maître ou de son secrétaire ne laissent pas de place à l’improvisation. Les cadeaux restent indispensables dans une société fondée sur des liens d’hommes à hommes.

5 Si les biographes d’Anne de Montmorency conviennent des raisons de sa prodigieuse ascension, la correspondance étudiée permet d’ajouter une explication politique, qui rend François Ier plus machiavélien qu’on ne le représente traditionnellement. En effet, de retour de sa captivité à Madrid, François Ier doit retrouver rapidement son autorité contestée par le Parlement, repartir en guerre contre Charles Quint et faire libérer au plus vite ses enfants retenus en otages. Anne de Montmorency s’impose comme le seul qui puisse réaliser ces objectifs. Il protège la capitale par ses possessions foncières au nord de l’Ile-de-France, et exerce une influence sur le Parlement de Paris par sa parentèle. De plus, il est capable de remobiliser et d’organiser l’armée royale pour de nouvelles aventures italiennes. Ses bonnes relations avec les Impériaux lui donnent également du crédit pour mener à bien les négociations diplomatiques.

6 Si l’apport principal de l’ouvrage réside dans la reconstitution de l’environnement d’Anne de Montmorency par le dépouillement méticuleux de sa correspondance passive, il n’apporte pas de révélations sur son histoire et n’offre qu’un portrait en

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creux du personnage, à partir de textes où sa parole directe est absente. En ce sens, le titre Anne de Montmorency peut porter à confusion, même si le sous-titre de Grand maître de François Ier limite la période étudiée. Il laisse espérer une nouvelle biographie du personnage, à la suite de celle de B. Bedos Rezak portant un titre assez proche, Anne de Montmorency, un seigneur de la Renaissance. Mais la correspondance étudiée, qui est adressée pour un tiers au secrétaire de Montmorency, fonde l’analyse d’un système plus que d’un personnage. Les derniers mots de la conclusion, « étude des réseaux sociaux au XVIe siècle » (p. 390), définissent plus exactement l’objet de l’ouvrage, et auraient constitué un titre plus représentatif de cette passionnante enquête, qui décrit avec précision et originalité les mécanismes du pouvoir d’un grand personnage du début du XVIe siècle.

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Paolo Pino, Dialogo di pittura / Dialogue sur la peinture, 1548, éd. bilingue, trad., présent. et notes Pascale Dubus

Valérie Auclair

RÉFÉRENCE

Paolo Pino, Dialogo di pittura / Dialogue sur la peinture, 1548, éd. bilingue, trad., présent. et notes Pascale Dubus, Paris, Champion (« Textes littéraires de la Renaissance »), 2011, 248p. ISBN 978-2-7453-2113-8

1 Il s’agit de la première traduction en français d’un texte important publié en 1548, réédité en italien pour la première fois en 1872, puis régulièrement à partir de la première édition critique, en 1946, due à Rodolfo et Anna Pallucchini. L’édition française de ce texte comble un manque éditorial et présente l’intérêt d’être accompagnée d’un appareil critique volumineux et utile. L’introduction expose le contexte culturel et les sources du traité ainsi que les quelques éléments connus de la biographie du peintre. On trouve en outre dans cette introduction des études qui exposent les problèmes de traduction des termes italiens du XVIe siècle.

2 Paolo Pino (1500/1505 ? – après 1565) est un peintre vénitien, dont les œuvres conservées sont rares : on compte 5 tableaux, un dessin, et trois œuvres perdues, ainsi qu’un tableau attribué. Son activité de peintre semble relativement limitée (peut-être n’a-t-il pas eu beaucoup de succès). Parallèlement, Paolo Pino écrit de nombreux ouvrages, dont certains ne sont connus qu’indirectement : parmi ses œuvres perdues, sont signalées après 1548, des églogues pastorales, un Dialogue sur l’homme et ses qualités, des comédies et des proverbes.

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3 Le Dialogo di pittura s’ouvre sur une dédicace au doge Francesco Donato, dans laquelle l’auteur revendique un statut libéral pour le peintre. Il met en scène deux amis peintres, Fabio, florentin, et Lauro, vénitien, qui, lors d’un banquet, dissertent librement sur les mérites du peintre et de la peinture en se référant à la fois à la pratique de cet art et aux textes antiques et contemporains (ceux de Vitruve, de Pline, d’Alberti, de Dürer, de Gauricus, etc.). Le contexte amical, hors de la sphère professionnelle, favorise une conversation libre, et les amis font alterner propos savants et remarques sur le banquet, d’où une attitude hédoniste liée au contexte festif qui rejaillit sur les considérations sur la peinture.

4 Les échanges des deux amis sur la représentation de la nature débouche sur une réflexion sur la perspective, peu employée à Venise, et sur la beauté des femmes présentes au banquet. Lauro et Fabio évoquent alors les proportions du corps : ils défendent non seulement le respect du système arithmétique mis au point par Vitruve, mais également l’observation des statues antiques et de la nature. Après ces échanges théoriques, la conversation s’engage sur le métier de peintre et tout d’abord sur la place de la peinture parmi les arts libéraux, que justifient les compétences intellectuelles du peintre et aussi, c’est plus original, le fait que la peinture transmet des connaissances au spectateur. De ces considérations découle une série de comparaisons entre la condition de peintre à l’époque contemporaine et pendant l’Antiquité, et entre différentes techniques de peintures. Les dernières pages sont consacrées à la question de la postérité du peintre ; elles donnent aux deux amis l’occasion d’évoquer Pino, avant de dresser la liste des meilleurs peintres, en tête desquels se trouvent Titien et Michel-Ange.

5 Le dialogue présente le métier de peintre et la peinture dans une double perspective intellectuelle et manuelle. Le contenu de l’ouvrage n’est pas nouveau si l’on considère, par exemple, les écrits florentins, mais c’est le premier livre publié à Venise sur le sujet. Grâce à la forme littéraire du dialogue au cours d’un banquet, Paolo Pino évite les classements rigides d’un traité didactique, et donne de l’art de peindre l’image d’une pratique et d’une science complexes.

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Martin Aurell, Le Chevalier lettré

Sonia Marteau

RÉFÉRENCE

Martin Aurell, Le Chevalier lettré, Paris, Fayard, 2011, 550p. ISBN 978-2-21366-233-6

1 Dans son dernier ouvrage, Martin Aurell propose à son lecteur de suivre les traces de l’aristocratie des XIIe et XIIIe siècles pour découvrir quel type de relations ce public privilégié entretenait avec le savoir d’une époque de renaissance intellectuelle. Bien au- delà de la notion de « chevalier lettré », l’auteur nous présente en effet l’étude, plus vaste, des rapports entre l’érudition et une noblesse qui, certes, se définit principalement par les fonctions guerrières qu’elle assume et qui font d’elle ce l’on appelle communément la « chevalerie », mais qui comprend aussi la présence d’un public féminin ainsi que celle de la « clergie », c’est-à-dire des individus destinés, par leur choix personnel ou par la volonté familiale, à la vie cléricale.

2 Après avoir replacé la Renaissance occidentale au XIIe siècle en renvoyant au « vaste mouvement de renouveau culturel qui, depuis au moins les années 1100, anim[e] l’Occident » (p. 10), Martin Aurell, dans son introduction, attire l’attention sur les conséquences de l’évolution de l’écriture, de la lecture et de la confection du manuscrit sur le lien plus privé qui unit alors le savoir aux laïcs et surtout à l’aristocratie, « catégorie dominante par excellence » (p. 15). Il recourt ensuite au concept de « littératie » pour désigner les rapports que cette élite plus ou moins lettrée pouvait entretenir tout aussi bien avec « les œuvres philosophiques, historiographiques ou poétiques que les sources diplomatiques ou administratives » (p. 16), des rapports encore assez peu connus en ce qui concerne la chevalerie et que l’auteur se donne la tâche de caractériser. En effet, si cette catégorie sociale présente des traits de définition communs avec la « clergie » – puisque ce sont souvent les individus d’une même famille que l’on destine soit à l’une, soit à l’autre –, elle n’a pourtant pas « le profil des clercs dont l’identité découle largement de leur savoir » (p. 38). Si le clericus se définit surtout par sa tonsure, cette « couronne [qui] devient le symbole de la royauté du sacerdoce et

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de la perfection du cercle », il n’en demeure pas moins le meilleur représentant de l’érudition et du savoir humains – c’est de ce fait que le mot « clerc » désigne ensuite assez indifféremment la personne qui appartient au clergé et celle qui est savante, lettrée. Grâce à cette tonsure, les clercs « peuvent ainsi accéder aux écoles cathédrales et aux universités. […] Il leur revient [alors] d’accomplir les actes du culte divin et de prendre en charge l’instruction religieuse des croyants. […] Ils prouvent leur condition cléricale par leur tonsure ou par leur maîtrise du latin » (p. 22). Le laicus, lui, n’atteint que très rarement ce niveau de connaissance, surtout s’il est chevalier : s’entraîner à la guerre et chevaucher sont alors les deux activités principales lui permettant d’accomplir les missions de l’ordre équestre auquel il appartient et dans lequel il est entré par l’adoubement, rite d’initiation qui dresse un premier parallèle entre la chevalerie et l’ordre sacerdotal. Cependant, la « clergie » ayant pour mission d’éduquer le monde – tandis que la chevalerie a celle de le défendre –, la volonté de l’auteur est de prouver dans quelle mesure le savoir et l’idéologie des clercs ont pu influencer le milieu chevaleresque des XIIe et XIIIe siècles. Il me semble au contraire qu’au Moyen Âge central la « clergie » a surtout pour mission, aux yeux de l’aristocratie, de prier et de s’occuper du salut des âmes ; en outre, de remplir les tâches administratives et judiciaires que l’aristocratie lui délègue. Il me paraît donc prématuré de parler d’éducation de l’aristocratie comme phénomène répandu aux XIIe et XIIIe siècles, ce qui deviendra de plus en plus le cas cependant à partir du XIVe siècle.

3 Ainsi, la première partie de l’ouvrage montre à quel point l’essor des écoles et le vaste mouvement de diffusion du savoir du XIIe siècle touchent la catégorie sociale alors la plus élevée, à savoir l’aristocratie. Si l’on en croit les documents d’archives concernant les étudiants du XIIIe siècle (voir les travaux de J. Verger), ceci n’est pas exact ; l’université deviendra vraiment aristocratique à partir de la fin du XIVe siècle. Des exemples de clercs tels que l’abbé de Limbourg-sur-la-Hardt (dans sa Vie de saint Eckenbert), le convers juif Pierre Alphonse (qui affirme, dans sa Discipline de clergie, que « le parfait chevalier connaît autant les sept arts libéraux du trivium et du quadrivium qu’il s’adonne aux sept pratiques guerrières », p. 48), de même que certains documents de correspondance ou historiographies louant la culture de nobles mécènes, mettent sur une piste que l’auteur qualifie lui-même de source imparfaite « [enjolivant] certainement la réalité » (p. 48). Néanmoins, Martin Aurell affirme pouvoir déduire de « ce prisme déformant » quelques « indices » (p. 49) de la « littératie » des chevaliers. Selon lui toujours, on pourrait déduire de la présence nouvelle d’Alexandre le Grand dans le panthéon des héros épiques de cette période un certain intérêt, voire une certaine attraction, de l’aristocratie pour le savoir. D’autre part, l’adresse d’Alexandre de Paris dans son Roman d’Alexandre envers un public aristocratique et non clérical irait dans le même sens. Les exemples concernant une littérature centrée sur Alexandre et concourant à la même idée ne manquent pas. Les exemples documentaires démontrant que la chevalerie a effectivement cherché et est parvenu à se cultiver sont moins nombreux. Certaines Vies nous apprennent néanmoins que quelques nobles ont pu élargir la mince éducation qu’ils pouvaient recevoir en famille lorsque leurs parents les envoyaient à la cour : « Plus une cour est prestigieuse, plus elle accomplit cette fonction pédagogique, comme il se dégage de l’éloge de l’Histoire des Welfs envers Welf V, […] duc de Bavière » (p. 59). Ces exemples semblent toutefois se cantonner à une proportion fort limitée de l’aristocratie. S’ajoute à cela les cas de certains enfants nobles ayant suivi une scolarisation monastique sans pour autant quitter ensuite le siècle (l’auteur mentionne le cas d’Ilger Bigod, celui du futur roi Louis VI ainsi que celui de ce seigneur

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du Nord qui obtient, en échange de terres, que les religieux prennent en charge l’éducation littéraire de son fils), ainsi que ceux des « quelques cadets de la noblesse [qui] abandonnent la carrière ecclésiastique à laquelle les destinaient leurs parents » (p. 67), tels ce docteur en droit (un clerc, donc) qui abandonne « sa chaire de droit à Bologne, pour être adoubé et pour devenir aussitôt podestat ou magistrat suprême d’Ancône » (p. 73). Ces attitudes, perçues de façon négative par les clercs, fondent l’opposition entre savoir utile et savoir détaché des contingences matérielle, opposition qui pousse, au XIIIe siècle, l’université de Paris à renoncer à une faculté de droit, discipline pragmatique qui est censée servir, de même que les belles-lettres, à décupler l’influence mondaine et la richesse de guerriers et des marchands. Ainsi, même si les exemples d’aristocrates lettrés se font de plus en plus nombreux, la grande majorité d’entre eux et la quasi totalité des chevaliers reste assez éloignée de ces préoccupations culturelles. On observe cela dans le choix de plus en plus fréquent de la langue vernaculaire pour l’écriture de manuels pédagogiques, à destination même des rois et de leurs enfants (nous renvoyons notamment au Miroir du Monde repris et adapté par le dominicain Laurent pour Philippe III et ses enfants dans sa Somme le roi, mentionné p. 79). Jean de Salisbury, dans son Policraticus, ne mentionne pas autre chose que la faible connaissance des guerriers en matière de langue latine lorsqu’il écrit : « Qui pourrait donc demander à un illettré, dont le devoir est de connaître les armes plutôt que les lettres, de rédiger sa profession ? » (VI, 10, mentionné p. 81). Martin Aurell, néanmoins, dégage de cette insinuation « un certain réalisme » (p. 81). Ainsi, même si les exemples peuvent atténuer la force du débat du clerc et du chevalier, ils ne l’annihilent pas moins, loin s’en faut ; la « clergie » et la chevalerie, même si leurs membres sont parfois les enfants d’une même famille, restent le plus souvent incompatibles : l’usage des armes demeure la souillure suprême dont le clergé doit se préserver – sauf à considérer les exemples des ordres militaires. Même si certains clercs affichent parfois ouvertement leur dédain pour cette caste guerrière, la cohabitation semble néanmoins nécessaire ; la culture semble même, pour certains auteurs, un atout certain apportant « aux guerriers la connaissance de la nature et des hommes, indispensable à la victoire militaire » (p. 34). Ajoutons que, sans laïcs, le clergé aurait beaucoup de mal à faire appliquer le droit canonique, qui lui interdit catégoriquement le port des armes. « Selon la théorie des deux glaives, chère aux intellectuels du XIIe siècle, les clercs répriment seulement par l’excommunication qui, si elle ne tue pas les corps, voue les âmes à la mort éternelle. Mais l’anathème n’est pas du ressort des pouvoirs civils, qui ont besoin, pour bien gouverner, de chevaliers cultivés, mais surtout prêts à guerroyer et à faire régner l’ordre par les armes » (p. 105). Les frontières ne sont donc pas fermes entre les fonctions, même si peu de chevaliers parviennent à assumer les fonctions administratives et juridiques les plus élevées et qu’en matière littéraire, ils se cantonnent souvent, suivant l’expression de Guillaume de Tyr dans sa Chronique, à « [cultiver] les lettres, bien qu’[ils soient] illettré[s] » (p. 97). Tout au plus, sont-ils des « collectionneurs de livres et mécènes » (p. 106), dont la forte augmentation du nombre de bibliothèques à cette époque témoigne cependant d’une certaine attirance pour les belles-lettres.

4 Le titre de la deuxième partie de l’ouvrage annonce l’étude des liens entre la chevalerie et la création littéraire ; elle nous présente en fait les relations que la cour et le milieu aristocratique pouvaient entretenir avec celle-ci : les châteaux sont le lieu de rencontres littéraires, à n’en pas douter, et d’accueil des jongleurs professionnels dont l’auteur nous dit qu’ils pouvaient à l’occasion enseigner leurs méthodes aux riches

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seigneurs qui les finançaient. C’est ainsi par une activité de mécénat et aussi, parfois, de créativité littéraire dans sa propre demeure, que le noble pouvait gagner « l’estime de sa cour et de ses invités » (p. 143). Pour d’autres seigneurs, le jongleur est également le moyen de véhiculer, via des chansons de geste engagées, des messages plus ou moins politiques visant à leur bonne renommée. Peut-on de ce fait aller jusqu’à affirmer que « des chevaliers sachant versifier peuvent également improviser ce genre de chansons » (p. 144) ? Rien ne semble moins sûr, même si la littérature nous offre quelques exemples fictifs de ce type de chevaliers – mais on sait à quel point la littérature peut être trompeuse sur ce genre de considérations. L’auteur confie lui- même, d’ailleurs, qu’il n’est rien de tel, à cette période, qu’un jongleur professionnel pour obtenir une large diffusion de ces chansons de « propagande ». Certes, ces jongleurs ne sont pas toujours bien vus, loin s’en faut, de la noblesse et surtout du clergé ; néanmoins, quelques exemples historiques nous montrent que ces deux corps pouvaient trouver de bonnes raisons pour considérer ce groupe socio-professionnel utile à la société (selon Thomas d’Aquin, le jongleur permet « le repos par lequel tout travailleur reprend des forces », p. 154). Martin Aurell affirme même que clercs et chevaliers pouvaient, à l’occasion, « grossir les rangs des jongleurs, ne serait-ce que le temps d’obtenir un peu d’argent et de retrouver ainsi leur statut perdu » (p. 155). En définitive, le principal lien qu’entretient le chevalier avec la création littéraire est le suivant : « Princes, clercs, chevaliers et jongleurs cohabitent dans la même cour. Une forte présence féminine caractérise leur palais » (p. 162). Au-delà de ce constat, toute autre conclusion pourrait sembler hâtive. Concernant les « chevaliers écrivains », là encore, les textes littéraires ne peuvent nous indiquer de façon sure et fiable qu’ils ont réellement existé aux XIIe et XIIIe siècles ; certes, « l’étude du statut de la centaine de troubadours sur lesquels les données sociologiques sûres existent montre que la moitié d’entre eux appartiennent à la noblesse. L’autre moitié est largement composée par des jongleurs professionnels ou par des clercs ou bourgeois qui le sont devenus » (p. 167). Néanmoins, on peut se demander si cette étude nous permet d’affirmer que dans cette moitié noble figurent exclusivement, partiellement ou très rarement des chevaliers. C’est le principal reproche que l’on fera à cet ouvrage : la distinction entre aristocrate, noble, chevalier et clerc n’est pas toujours très claire pour le lecteur. On perd ainsi de vue les exemples révélateurs des troubadours et néanmoins chevaliers Bertrand de Lamanon, ainsi que Gui de Cavaillon (qui, il faut tout de même le rappeler, composèrent aux alentours de la seconde moitié du XIIIe siècle !). Si l’on convient que certains chevaliers ont donc pu enrichir la production littéraire de leur époque par leurs propres textes, il faut préciser que c’est le plus probablement uniquement en langue vernaculaire et par des œuvres courtes telles que les chansons, et non par des romans. La chevalerie a pu néanmoins participer à l’écriture de la littérature de croisade – on pensera aux exemples de Grégoire Bachada et de Robert de Clari, entre autres (p. 196-197) – ainsi qu’à celles de chroniques. Il nous semble toutefois nécessaire de s’interroger plus longuement sur l’assertion suivante de l’auteur : « L’écriture pragmatique des officiers de la Couronne devient tout naturellement création littéraire et historiographique. Le même calame qui enregistre les actes, les procès-verbaux, les lois et les comptes dans les chancelleries sert les belles-lettres » (p. 208). De même, on se demandera avec un peu de scepticisme si l’on peut effectivement consacrer une partie sur les « femmes savantes » aux XIIe et XIIIe siècles (toujours p. 208) ; en effet, si certaines femmes peuvent connaître leur première alphabétisation au sein du château familial et d’autres, se destinant à la vie cléricale (ainsi que pour certaines femmes de la

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haute aristocratie), reçoivent un enseignement un peu plus poussé au couvent, on retiendra surtout que l’époque fait naître un débat d’intellectuels masculins portant sur l’utilité d’enseigner les lettres aux femmes (p. 220) – même si « dans l’art et la littérature, la femme de la noblesse est souvent associée au livre » (p. 223).

5 De ce savoir et cette culture assez inégalement reçus par la noblesse, la troisième et dernière partie de l’ouvrage nous dit qu’ils permettent aux chevaliers d’affiner « leur perception de leur propre conscience, des autres hommes et de la nature » (p. 261). D’après Martin Aurell, lorsque cette culture devient courtoisie, elle participe « au changement social dans la genèse de l’individu, dans le respect collectif des institutions publiques et dans l’avènement de la modernité » (p. 261). La thèse qu’il défend ici consiste à penser que la « clergie », par son savoir et son idéologie chrétienne, a « civilisé » les mœurs chevaleresques jusqu’alors principalement guerrières. Les nombreux et divers exemples littéraires auxquels recourt l’auteur nous montrent du moins que les clercs ont tenté de le faire, que ce soit par la pastorale, par l’anecdote ou par divers écrits de fiction. Ainsi, raison et fiction ne s’opposent-ils pas, nous dit Martin Aurell : « Les auteurs d’œuvres de fiction en langue vernaculaire cherchent avant tout à distraire leur public […]. Ils considèrent néanmoins que leurs créations littéraires peuvent modifier les comportements de leurs lecteurs et auditeurs. Pour eux, diversion rime avec conversion. Admirateurs d’Aristote, les clercs scolastiques savent en effet que l’esthétique et la catharsis se renvoient l’une à l’autre. L’art pour l’art est vraisemblablement étranger à leur mentalité » (p. 273). Cela est d’autant plus vraisemblable que la notion de catharsis est une notion tirée de la Poétique d’Aristote et que ce texte ne sera redécouvert que par le XVIe siècle. On voit néanmoins que l’enseignement des clercs ne vise pas à une simple diffusion de savoirs, mais bel et bien à la formation de l’âme et à l’acquisition de la sagesse. À côté des traités de philosophie politique, des miroirs aux princes à destination des rois et visant à leur enseigner l’art de diriger – dont l’auteur ne parle malheureusement que très peu –, des textes législatifs et manuels de civilité, on constate que la littérature, à travers la vie de saint, la chanson de geste, ou encore le roman, propose, elle aussi, des modèles de comportement ayant tout autant trait aux manières de s’entretenir avec les femmes qu’aux façons de s’habiller, de manger en société, de parler et de contenir ses gestes à la cour du roi, ou encore sur la façon de conduire sa foi. De façon générale, les œuvres de fiction tendent à réguler la violence de la chevalerie en essayant de la mettre « exclusivement […] au service de la Chrétienté sous les ordres de l’autorité légitime » (p. 454) et en dessinant, peu à peu, un idéal chevaleresque largement tourné vers la protection de la royauté, seule source de stabilité sociale (p. 288). En agissant ainsi, les clercs se mettent au service du roi, représentant de Dieu sur Terre, « [collaborant] ainsi, de façon décisive, à la genèse d’un État de type moderne, concentrant les moyens militaires, coercitifs et répressifs dans les mains du roi. [L’apport du clergé] est essentiel dans la construction d’une monarchie forte » (p. 456) puisqu’il invite la chevalerie en rentrer dans le rang et fait ainsi d’elle un ordre à part entière – notamment par le rite initiatique de l’adoubement, pendant chevaleresque de la tonsure des moines permettant d’atténuer la valeur négative de l’usage des armes qui constitue un mal nécessaire pour le clergé. Les relations humaines, elles aussi, deviennent peu à peu plus cadrées et pacifiques sous l’influence de la courtoisie, que celle-ci fût une « invention » des intellectuels des XIIe et XIIIe siècles, ou qu’elle ait réellement été pratiquée. Néanmoins, l’auteur ne manque pas de nuancer son propos en signalant, à la suite de Kaeuper, la relative influence des admonestations cléricales

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face à une « piété indépendante et laïque » des chevaliers (p. 315) – idée reprise à partir de la page 411, dans une section qui interroge le « danger du pharisaïsme ». On notera surtout les changements de la fin du XIIe siècle sous l’impulsion de textes législatifs ou de la coutume (p. 317).

6 Cet ouvrage retrace donc dans un style agréable et de façon assez documentée les liens que le clergé a pu tisser entre le savoir qu’il détenait alors comme un privilège de caste et la chevalerie durant cette période de « renaissance ». Les nombreux exemples tirés de la littérature illustrent agréablement les propos de l’auteur et font de la lecture de cet ouvrage un moment enrichissant. On regrette néanmoins qu’il ne soit pas fait davantage référence à l’épopée qui constitue un des genres les plus chevaleresques qui soient : outre les remarques qui pourraient être tirées des comportements très variables des chevaliers d’un cycle à un autre – en comparant, par exemple, l’attitude des barons révoltés à celle d’un Guillaume d’Orange –, on pourrait également commenter les conversions de chevaliers que l’on traite comme des saints à côté des agissements pour le moins honteux de certains clercs – les deux faits pouvant être étudiés dans la seule Chanson de Guillaume.

7 Pour finir, on saluera la très large documentation de la bibliographie, en admettant toutefois qu’un classement des ouvrages eut été d’une grande utilité pour le lecteur.

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Martine Charageat, La délinquance matrimoniale. Couples en conflit et justice en Aragon (XVe-XVIe siècle)

Marie-Laure Surget

RÉFÉRENCE

Martine Charageat, La délinquance matrimoniale. Couples en conflit et justice en Aragon (XVe- XVIe siècle), avant-propos de Claude Gauvard, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, 350p. ISBN 978-2-85944-667-3

1 La délinquance matrimoniale est la version abrégée et revue d’une thèse de doctorat dirigée par Claude Gauvard et soutenue en décembre 2011 à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne. L’auteur, Martine Charageat (M. C.), y explore les relations entre une institution judiciaire ecclésiastique, l’officialité de Saragosse, et une réalité individuelle autant que sociale et culturelle, deux époux en conflit. M. C. s’appuie essentiellement sur les archives de l’officialité de Saragosse, secondairement sur les archives de deux autres juridictions, elles municipales, celles de Huesca et de Daroca : au total, les traces de 143 procès matrimoniaux ont été retrouvées et étudiées. Les sources ont guidé en partie le choix du début de la période d’étude : celle-ci commence au XVe siècle car il n’y a pas de comptes-rendus de procès matrimoniaux avant. La tenue du Concile de Trente, qui fait considérablement évoluer la législation sur le mariage, a, quant à elle, guidé le choix de la fin de la période, à savoir la fin du XVIe siècle. Entre ces deux dates, l’auteur repère de fortes inflexions dans les rituels, les comportements matrimoniaux, les pratiques judiciaires et les représentations de ce qu’est une femme ou un homme mariés, la plupart s’effectuant entre 1496 et 1506.

2 Son objet et ses sources placent cette étude à cheval sur des champs historiographiques traditionnellement distincts : l’histoire de la criminalité, l’histoire du mariage et l’histoire des genres. Tout au long de son étude, M.C. pose des questions fort

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intéressantes à la jonction de ces trois champs, qui portent non pas seulement sur les femmes mais sur la différence hommes-femmes et la spécificité de la condition féminine, au cœur de la question des genres, dans leurs relations avec la justice ecclésiastique et différentes formes d’autorité et de pouvoirs (au sein du couple, de la société, du royaume d’Aragon). Ainsi par exemple, cette question centrale : partant du constat que la majorité des plaignants recourant à l’officialité de Saragosse sont des femmes, alors que par ailleurs ce tribunal rend peu de sentences, M. C. se demande si ces femmes sont effectivement prises au sérieux par ce tribunal quand elles se tournent vers lui, et si elles peuvent l’être compte tenu de leur condition inférieure dans la société : « Comment pourraient-elles [les femmes] passer d’une position théorique de soumission et de minorité juridique au rôle d’agent déclencheur d’un processus de résolution de conflit ? » (Introduction, p. 19).

3 L’étude s’organise en trois parties. Une première partie définit ce que « se marier au royaume d’Aragon » veut dire pendant la période considérée. Les rites nuptiaux, qui, ordinairement, se succèdent pour créer le mariage sont examinés, pour mesurer si les juges de l’officialité de Saragosse, qui s’appuient essentiellement sur le droit canon et les théologiens, et les justiciables, reflets de la société civile, les voient de la même façon et leur accordent la même importance. Sont ainsi passés en revue les paroles échangées (les « verbes de futur » et « de présent »), la messe nuptiale, la consommation du mariage, les gestes rituels (tels que le don de l’anneau, le fait de prendre la promise par la main, le baiser) et la question du libre consentement des époux. Pour tous ces rites, l’auteur repère un net décalage entre la conception des juges de l’official et celle des justiciables, à l’exception des gestes du mariage qui font un relatif consensus.

4 On n’en prendra que deux exemples, tiré du premier chapitre. Juges et justiciables ne sont pas d’accord sur le moment où débute réellement le mariage, par conséquent sur le rite nuptial initial, pas plus que sur la nature profonde du long processus qui, par la succession de ces rites, crée le mariage. Ainsi les juges considèrent que le mariage se forme graduellement et n’est totalement achevé qu’en fin de processus, car ils se projettent mentalement dans l’avenir, anticipant les rites nuptiaux à venir, tandis que leurs justiciables, n’ayant pas cette faculté d’anticipation, considèrent que le mariage se constitue en une fois, d’un seul bloc, et qu’il est achevé dès les rites essentiels accomplis, les suivants ne venant que le parachever. Pour eux, les « verbes de futur » n’ont pas réellement de sens ; seuls les « verbes de présent » en ont et marquent le point de départ de l’union, même si la messe nuptiale et la consommation charnelle viendront ensuite la parfaire. Malgré une certaine confusion entretenue par le vocabulaire qu’ils emploient, ils ne mettront en pratique et s’approprieront les « verbes de futur » que tardivement (premiers textes en 1472), ce qui rapproche l’Aragon de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Italie, et confirme les études de Maria del Carmen Garcia Herrero à partir des archives notariales. Inversement l’Aragon s’éloigne sur ce point de la France et de la Flandre.

5 De même, juges et justiciables ne donnent pas la même fonction à la messe nuptiale. Pour les premiers, cette liturgie est autant une démonstration de l’autorité du clergé, de sa capacité à contrôler les laïcs et le principal instrument du « mariage-sacrement », qui, selon eux, est la véritable nature du mariage. Pour les seconds, elle solennise l’union, donne aux époux une étiquette sociale de gens mariés, ainsi qu’en témoigne le fait qu’après cette messe, et après cette messe uniquement, ils se font appeler non plus

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sposso et sponsum ou spossa et sponsa, mais maridor et muller ou vir et uxor, comme des gens réellement mariés. Elle vient donc renforcer le « mariage-contrat », qui est, selon eux, la véritable nature du mariage. À noter que ce sont les femmes qui, faisant de cette messe nuptiale un « instrument de protection de leurs intérêts et de leur honneur » (p. 47), furent les meilleures alliées de l’Église qui voulait diffuser cette pratique. En effet, dans les procès, ce sont la plupart du temps des femmes qui invoquent cette messe pour prouver qu’elles sont mariées, en cas d’abandon ou de rupture des verba échangées.

6 Une seconde partie s’attache à définir et à délimiter la criminalité matrimoniale, c’est- à-dire différents cas de transgression du processus de création du lien matrimonial. L’auteur décrit tout d’abord la transgression « par le verbe », à savoir quand les paroles qui créent le mariage sont absentes (dans les cas de concubinage) ou bien quand elles sont bien présentes mais prononcées sous la contrainte (dans les cas de rapts d’hommes libres) ou encore douteuses (dans les cas de « jactance matrimoniale » (p. 147), qui consiste à faire courir le bruit de l’état matrimonial d’un individu pour en tirer bénéfice, généralement capter un héritage). M. C. aborde ensuite la transgression « par le corps », c’est-à-dire lorsque les individus ont des relations sexuelles en dehors du mariage, soit par l’adultère, soit par le concubinage. L’analyse du vocabulaire l’amène à deux conclusions majeures, concernant le rapport des justiciables aux autorités judiciaires, selon qu’ils sont des hommes ou des femmes. D’une part, elle relève une certaine légèreté de la part des justiciables, une relative facilité avec laquelle ils relatent les différents aspects des transgressions, qu’elles portent sur le verbe ou le corps. Cette attitude révèle, selon elle, le sentiment d’une relative « impunité spirituelle » (p. 157), la faiblesse de la crainte de l’Enfer, qui, à force d’être évoqué et présenté, a fini par paraître « moins épouvantable » (p. 158). Elle révèle aussi, au bout du compte, une perception du mariage moins « sacramentel » que « sacré », dans une « relation ordinaire à Dieu » (p. 159). D’autre part, l’auteur rappelle que si l’adultère est bien un crime féminin du point de vue pénal, car seule la femme est susceptible d’être bannie pour adultère, dans le souci de maintenir l’ordre public et de prévenir les troubles issus des couples adultères et concubins, les autorités ecclésiastiques ont tendance à niveler cette différence et à inciter les hommes à faire appel aux tribunaux pour ne pas en venir à une vengeance privée. Les juges ont cependant tendance à qualifier de concubinage le comportement adultérin des hommes, et à juger ceux-ci selon cette qualification. L’historienne nuance donc la notion traditionnellement admise d’impunité masculine en cas d’adultère, car les hommes adultères, s’ils ne sont pas désignés ainsi, n’en sont pas moins condamnés moralement et jugés pour concubinage.

7 Une troisième et dernière partie décrit « les enjeux d’une nouvelle discipline matrimoniale ». Elle montre comment, à travers les procès qu’il instruit et les sentences qu’il rend, le tribunal de l’officialité concourt à installer dans le royaume d’Aragon, au tournant du XVIe siècle, un nouvel ordre politico-religieux associé à une nouvelle identité espagnole. Celle-ci est fondée à la fois sur une religion désormais unique, le catholicisme, sur l’exclusion des minorités jusque-là tolérées (celles des musulmans et des juifs), sur l’idéologie du Sang et l’intériorisation par les individus des dogmes et préceptes catholiques. Ainsi, par exemple, l’étude de la violence conjugale et du sort réservés aux « convers » juifs ou musulmans récemment convertis, par opposition aux chrétiens « de souche », qui le sont par filiation et un long héritage familial, permet de montrer que de plus en plus le « bon mari » et la « bonne épouse » doivent être de bons chrétiens. La violence de certains maris à l’encontre de leurs

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femmes est ordinairement dénoncée dès qu’elle dépasse les bornes ordinairement admises, celles qui autorisent un mari à corriger sa femme pour se faire obéir : cette violence est désormais dénoncée, non plus seulement parce qu’elle trouble l’ordre social, mais parce qu’elle révèle la nature profonde du mari, une nature foncièrement contraire aux vertus et à la morale chrétiennes. La criminalisation du mari se fait désormais sur la base d’un référenciel moral chrétien ; le mari étant appelé malcasero (p. 206), à savoir autant mauvais mari que mauvais chrétien. Dans cette perspective, la femme dispose d’une certaine liberté, d’une certaine marge de manœuvre, celle qui consiste à venir dénoncer auprès des tribunaux les sévices de son époux : la dénonciation faite, ce sont son procureur (son défenseur) et les juges qui prennent le relais de la femme pour instruire l’affaire et énoncer une sentence conforme à la morale chrétienne. La liberté féminine consiste donc à venir chercher une aide non pour rétablir ses droits, mais pour rétablir un ordre juste, ordre à la fois social et moral, dans la perspective d’une économie du salut nettement intériorisé. Désormais, « la nature de bon chrétien est au cœur de la procédure matrimoniale » (p. 287). L’exemple longuement développé de la famille des Trasobares, « spécialistes du mariage clandestin » (p. 289), sortes de « délinquants du mariage » (p. 294) montre que les justiciables ont parfaitement assimilé cette équation, mais n’hésitent pas à transgresser l’ordre familial et le sacrement du mariage, preuve d’une certain détachement vis-à-vis des normes défendues par l’Église.

8 Tout au long de l’étude, l’analyse fine du vocabulaire, aussi bien latin qu’espagnol, associée à un souci constant de prendre en compte le « para-texte » (à savoir la façon dont les divers récits objectifs des faits ont pu être déformés par leur passage par cette institution judiciaire et ecclésiastique qu’est l’officialité de Saragosse) sont, sans nul doute, parmi les grandes qualités de cette enquête. On n’en regrettera pas moins l’inégalité du style : à côté de certaines belles formules, concises et percutantes, des circonvolutions qui compliquent inutilement le propos.

9 La méthode de la « micro-histoire », qui consiste à décortiquer dans le détail une multitude de cas individuels, a l’avantage de nous emmener au cœur des procédures judiciaires où s’affrontent des individus ‒ les époux et leurs familles respectives ‒, d’approcher au plus près les relations inter-individuelles, l’intimité voire les sentiments de nombre de ces individus. Elle a cependant le défaut de négliger ou de ne distiller qu’au compte-goutte, au fur et à mesure de l’étude, des éléments de contexte qui auraient été utiles à la compréhension des enjeux s’ils avaient été présentés au début de l’étude. On aurait aimé savoir, dès le début, quel est ce royaume d’Aragon dans lequel se déroulent ces procès ; quelle place y tient l’Église ; à quoi sert et comment fonctionne le tribunal de l’officialité ; qui en sont les juges ; ou encore qui sont ces familles qui se tournent vers le tribunal de l’officialité ; quels sont les rapports de fortune et de condition entre elles, etc. ? Ces réserves étant faites, l’impression d’ensemble qui demeure en fin de lecture est celle d’une belle étude, d’une grande finesse d’analyse et au contenu fort riche.

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Egnatio Danti, « Les deux règles de la perspective pratique » de Vignole, 1583

Max Lejbowicz

RÉFÉRENCE

Egnatio Danti, « Les deux règles de la perspective pratique » de Vignole, 1583, trad. et éd. critique (sic) par Pascal Dubourg Glatigny, Paris, CNRS Éditions, 2003, 488 p., 21 x 29,7 cm, 66 figures non répertoriées en plus de celles, non numérotées, de l’ouvrage reproduit, index, bibliographie ISBN 2-271-06105-9

1 Étrange objet que cet ouvrage ! Il s’annonce comme l’« édition critique » d’un traité alors qu’il n’en reproduit photographiquement que l’editio princeps dans sa Deuxième partie, Les deux règles de la perspective pratique (aux pages paires des pp. 98-407 ; les impaires sont occupées par la première traduction française intégrale). La Tavola delle cose pui notabile (pp. 408-411) n’est néanmoins pas traduite et la page de référence de l’éditeur de 1583 n’est pas reproduite. Cette Deuxième partie commence avec la reproduction du frontispice originel (p. 86), passe ensuite à une Présentation de la traduction (pp. 89-91), puis à un Petit lexique comparé italiano-français (pp. 93-96). Après les deux morceaux de choix dont il vient d’être question, le reprint et la traduction, elle se poursuit avec des Notes (pp. 413-463), une Bibliographie (pp. 465-478), un Index (pp. 479-480) et une Table analytique des Deux règles de la perspective (pp. 481-485), bien utile une fois qu’elle a été dénichée. La distribution de la Première partie, Egnatio Danti et la perspective est tout aussi sinueuse. Une Introduction (pp. 3-19) aborde déjà assez longuement la plupart des matières qui vont être abondamment détaillées. Suit une Annexe consacrée aux annotations que le peintre Jean-Baptiste Corneille a portées sur son exemplaire des Deux règles en 1687 (pp. 21-23) ; puis un premier essai du traducteur, Vie d’Egnatio Danti (pp. 25-54), ensuite un second, Géométrie et apprentissage de la perspective (pp. 55-70). Le tout se termine par des Notes (pp. 71-85). Ces zigzags ne facilitent pas la continuité de la lecture. Ils sont eux-mêmes submergés par un véritable

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déluge d’une érudition qui s’avère le plus souvent approximative, sinon franchement fausse ; et au final, en dépit de sa masse, et ce n’est pas banal, elle est incomplète. Dans les limites de ce compte rendu, j’illustrerai mon jugement par deux exemples. Ils permettent de saisir aisément l’irritante constante de l’ouvrage : les sources et la littérature secondaire y sont mal lues.

2 Si j’en crois Pascal Dubourg Glatigny, p. 58, Paul Lawrence Rose, The Italian Renaissance of Mathematics, Genève, Droz, 1975, p. 51, trouve l’Euclide de Campanus de Novare : « obscurément barbare, ridiculement et méchamment confus, altéré et détruit par ignorance ». J’ai pratiqué l’historien en question et je travaille épisodiquement sur les textes de ce grand savant qu’est Campanus. Un jugement aussi sommaire ne s’accorde pas avec mes souvenirs de lecture. Vérification faite, il résume, sous la plume de Rose, celui de Bartolomeo Zamberti. Il relève donc de cette rhétorique diffamatoire qui est usuelle aux humanistes quand ils parlent de leurs prédécesseurs médiévaux. Quel historien prendra les querelles entre générations pour argent comptant ? Sûrement pas P. L. Rose. L’erreur d’attribution que Dubourg Glatigny commet est facilitée par l’ignorance de la tradition mathématique médiévale dont il fait preuve. Il aborde l’Euclide médiéval en méconnaissant les travaux d’Hubert Busard et de Menso Folkerts (il ne cite de ce dernier que l’étude sur Piero della Francesca…). Il parle en 2003 de la version arabo-latine euclidienne d’Adélard II, sans savoir qu’elle est devenue depuis 1992 la compilation de Robert de Chester. Selon lui, la version de Campanus « suit la lignée de l’Euclide qui dominait au Moyen Âge en mêlant son texte à de petits traités grecs et arabes dont on sait aujourd’hui qu’ils appartiennent à d’autres auteurs » (p. 58). Il énumère, dans sa note 287, les titres des traités ainsi visés : « le commentaire d’al-Nayrīzī, l’Epistola de Ahmad ben Yūsuf, l’ Arithmétique de Nemorarius et le De triangulis du pseudo-Nemorarius », en renvoyant à la contribution qu’André Allard a donnée à l’Histoire des sciences arabes parue sous la direction de Roshdi Rashed avec la collaboration de Régis Morelon (t. 2, p. 215). Aucun médiéviste frotté de sciences médiévales n’admettra qu’Allard a écrit pareilles sornettes. De fait, celui-ci cite bien ces traités, mais comme des sources vraisemblables de Campanus, non comme des textes qu’il aurait malencontreusement intégrés à sa version d’Euclide. Autrement dit, la culture mathématique que Campanus a acquise, et qui lui permet d’exploiter au mieux un texte aussi difficile que les Éléments, se retourne contre lui ! La preuve de sa compétence passe pour de l’incompétence. Dans son texte, Danti aborde, p. 125, « les lignes parallèles perspectives » : elles convergent. Il convient donc, ajoute-t-il, de les distinguer « des lignes parallèles géométriques », qui, selon Euclide, livre I, définition 35, ne convergent pas, même si elles sont prolongées indéfiniment. Dubourg Glatigny estime dans sa note 164 que, pour étayer cette distinction, Danti aurait dû se référer, non à la proposition (sic) 35 du livre I des Éléments (à laquelle il croit devoir ajouter la 36), mais à la définition 23 de ce même livre. Cette dernière est effectivement la seule appropriée à la démonstration de Danti. Hélas pour notre historien : il recourt, pour « corriger » Danti, à la version italienne d’Euclide par Niccolò Tartaglia parue en 1543. Il suffit d’ouvrir la version latine de Campanus (je me suis servi de l’édition parue à Bâle en 1537) : le contenu de la définition 23 de Tartaglia est identique à celui de la définition 35 de Campanus… Danti connaît bien son Euclide et il est inutile de chercher à l’« amender ». C’est Dubourg Glatigny qui ne connaît pas l’Euclide de Danti et qui surcharge ses notes d’un vain savoir. Est-ce qu’un des réflexes du bon historien n’est pas de douter de ses propres références plutôt que de la perspicacité de son auteur ? Admettant cette évidence, Dubourg Glatigny aurait pu se demander comment un

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homme porté sur les mathématiques, et qui est entré, en 1554, à dix-huit ans, au couvent Saint-Dominique de Pérouse pour revêtir un an plus tard l’habit des frères prêcheurs, aurait été initié à Euclide par Tartaglia plutôt que par Campanus1. Ayant atteint sa maturité, cet homme est resté fidèle à l’Euclide qui avait accompagné au XIIIe siècle le développement du cursus universitaire de son ordre et qui a formé des générations de ses frères en religion.

3 Danti consacre la 4e définition du livre I de son traité à l’anatomie de l’œil. Il insiste sur l’emplacement d’une des trois humeurs : la distance qui sépare les centres du cristallin et du globe oculaire vaut environ le cinquième du diamètre du globe oculaire. Il tient à cette valeur, différente de celle soutenue par « Vésale et d’autres, qui indiquèrent que le cristallin était concentrique au globe » (p. 123). Qu’un perspectiviste situe le cristallin mieux qu’une des gloires de l’anatomie, voilà qui mérite d’être noté. Encore ne faut-il pas exagérer la nouveauté de ses propos, même s’ils s’appuient sur les dissections qu’il a menées. Dans les « autres » contre lesquels Danti s’élève, Dubourg Glatigny croit reconnaître « notamment Realdo Colombo, élève de Vésale lui-même, qui publie à Venise en 1559 le De re anatomica » (note 158). Colombo se démarque pourtant sur ce point de Vésale (De re anatomica, pp. 219-220), comme l’a relevé l’historien des théories médiévales de la vision, que Dubourg Glatigny cite dans sa bibliographie (David C. Lindberg, Theories of Vision from al-Kindi to Kepler, Chicago, The University of Chicago Press, 1976, pp. 173-174). À quoi bon fournir une copieuse bibliographie si c’est pour ne pas y recourir aux moments opportuns ? Dans le même passage, Dubourg Glatigny traduit « diametro dell’occhio » par « axe optique ». Comment peut-on se spécialiser dans l’histoire de la perspective et ignorer qu’appliquée à l’œil cette expression a été créée quelque vingt ans plus tard par Kepler, dont les théories de l’image rétinienne et des lentilles ont révolutionné l’histoire de l’optique géométrique et celle de la vision ? De fait, pour copieuse que soit la bibliographie qui termine le volume, elle ignore les travaux que Kepler a consacrés à l’optique et ceux qu’il a suscités chez les historiens2. L’auteur n’en évoque pas moins l’image rétinienne (pp. 424, n. 138 ; 426, n. 148…).

4 Il vaut mieux oublier le fouillis dont Pascal Dubourg Glatigny entoure le traité d’Egnatio Danti et la traduction qu’il en donne, et s’en tenir à l’essentiel : un jalon important de l’histoire de la perspective est maintenant disponible en librairie. L’accès en sera facilité pour le francophone qui aura su dissiper les brumes toutes contemporaines qui l’enveloppent.

NOTES

1. Rappelons que: 1/ Albert le Grand a peut-être commenté Euclide: Paul M. J. E. Tummers, Albertus (Magnus)’ commentaar op Euclides’ Elementen der geometrie, Nimègue, 1984; 2/ la Compagnie de Jésus est fondée en 1540; 3/ Danti se forme pendant le déroulement du concile de Trente (1545-1563). Né trente ans plus tard, il serait probablement devenu jésuite et aurait travaillé Euclide dans les versions gréco-latines de Zamberti (1505) et de Commandino (1572). Et, à supposer qu’il n’ait pas embrassé l’état religieux et qu’il ait été toujours attiré par les mathématiques, il aurait privilégié l’Euclide gréco-latin. L’accès au nouvel Euclide dépend autant

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des événements ponctuels que sont les éditions que de ces mouvements de fond que sont les modes de socialisation; et ces derniers ne se transforment radicalement qu’à moyen terme. 2. En dernier, et l’un des plus pertinents: Gérard Simon, Le regard, l’être et l’apparence dans l’optique de l’antiquité, Paris, Éditions du Seuil, 1988 et son récent recueil d’articles qui s’échelonnent de 1981 à 2003, Archéologie de la vision. L’optique, le corps, la peinture, Paris, Éditions du Seuil, 2003. Autre grosse lacune bibliographique dans un autre domaine: John L. Heilbron, The Sun in the Church. Cathedrals as Solar Observatories, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1999, dont le chapitre 2 est consacré à Egnatio Danti et à ses travaux d’astronomie, ceux que Dubourg Glatigny aborde aux pp. 35 et 38-40.

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Ulrich Mölk, Les débuts d’une théorie littéraire en France. Anthologie critique

Bernard Ribémont

RÉFÉRENCE

Ulrich Mölk, Les débuts d’une théorie littéraire en France. Anthologie critique, Paris, Classiques Garnier (« Textes littéraires du Moyen Âge » 19), 2011, 213p. ISBN 978-2-8124-0305-7

1 Cette petite anthologie part d’un constat immédiat, à savoir l’absence au Moyen Âge d’arts poétiques relatifs à la langue vernaculaire. On précisera, pour éviter toute confusion, que ce constat concerne le Moyen Âge central – et l’auteur aurait dû sans doute être plus précis à ce sujet –, la fin du Moyen Âge entrant en contradiction avec ce constat, si l’on en juge simplement et entre autres par l’Art de dittier d’Eustache Deschamps. Si les arts poétiques latins sont bien présents aux XIIe et XIIIe siècles (et l’on pense à l’ouvrage classique d’Edmond Faral sur la question), il est vrai que la réflexion critique systématisée n’existe pas pour la littérature de langue française. L’auteur se penche donc ici sur les réflexions des auteurs eux-mêmes, souvent égrenées au fil des prologues, qui concernent leur propre création littéraire. Il ne s’agit pas, le titre est clair à ce propos, d’une monographie analytique, mais bien d’une anthologie, qui présente donc un panorama large et varié de ces réflexions et, en conséquence, un éventail précieux de prologues d’œuvres relevant des différents genres pratiqués par les écrivains du Moyen Âge central. Une introduction pose avec clarté les différents points concernant ce qui pourrait être une histoire de la théorie littéraire française au Moyen Âge, tout en offrant un état de la recherche sur ce domaine, somme toute assez peu exploité, du moins de façon systématique. Ce rassemblement de prologues me paraît intéressant et appelle peut-être un travail plus exhaustif qui, dans une optique différente des vœux d’U.M., pourrait porter sur l’analyse précise du ‘genre’ du prologue. J’exprimerai, pour terminer cette note de lecture, un regret : l’auteur n’a considéré que des textes qui, en général, sont lus par et connus des ‘littéraires’, y

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compris dans les rubriques portant sur la littérature didactique et la littérature historique. Les prologues de certaines chroniques ou d’encyclopédies apportent pourtant de précieux éléments.

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Emmanuelle Lacore-Martin, Figures de l’histoire et du temps dans l’œuvre de Rabelais

Bruno Méniel

RÉFÉRENCE

Emmanuelle Lacore-Martin, Figures de l’histoire et du temps dans l’œuvre de Rabelais, Genève, Droz (« Études rabelaisiennes » LI), 2011, 339p. ISBN 978-2-600-01461-8

1 La notion de temps est une excellente clef pour pénétrer dans une œuvre littéraire, en particulier un récit, car elle permet d’articuler la question critique du genre, le problème phénoménologique du rapport au temps vécu et l’interrogation philosophique sur l’Histoire. Le beau travail d’Emmanuelle Lacore-Martin part de la difficulté qu’il y a à ranger les œuvres de Rabelais dans une catégorie générique précise : les deux première fictions de Rabelais revendiquent l’appartenance aux genres des vies, des annales, des chroniques, mais cette prétention historiographique fait ironiquement écho aux prétentions des romans de chevalerie. Le mot de « roman » n’apparaît pas une seule fois dans l’œuvre de Rabelais, alors que sont mentionnés les titres d’un certain nombre de représentant du genre et que sont employés les termes de « narration », d’« histoire », de « conte » – le plus souvent, il est vrai, pour désigner des épisodes secondaires. A ce flou générique s’ajoute une incertitude quant à l’instance d’énonciation. Alcofrybas Nasier est dans Pantagruel à la fois un masque de l’auteur et un personnage fictif qui prend part à l’action : une confusion s’instaure entre auteur et narrateur, entre temps réel et temps fictif. D’un livre à l’autre, la figure du narrateur se transforme : dans le Tiers Livre, il n’est plus que l’« incarnation pure et simple d’un regard » ; il en va de même dans le Quart Livre, même si le « je » du narrateur se fond le plus souvent dans un « nous » qui englobe Pantagruel et ses compagnons. Ce « nous » peut être rattaché à la temporalité de l’éphéméride : le récit suit, au jour le jour, le

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devenir collectif d’un groupe de personnages, dont le narrateur n’a pas de raison de s’isoler.

2 Considérant les tensions qui apparaissent entre temps de la diégèse et temps du récit, Emmanuelle Lacore-Martin distingue, dans l’œuvre de Rabelais, deux ensembles narratifs distincts : dans les deux première fictions, la chronologie se caractérise par un grand flou, voire une certaine incohérence, alors que, dans les trois dernières, elle devient plus nette. Comme Pantagruel et Gargantua entretiennent la confusion entre fiction et historiographie, le lecteur pourrait s’attendre à une chronologie rigoureuse. Or Rabelais brouille les repères : l’épisode de la rencontre avec l’écolier limousin commence par un désinvolte « quelque jour je ne scay quand » et les exagérations gigantales attribuent une durée de cinquante-quatre ans à la première éducation de Gargantua. Dans les trois derniers livres, les notations temporelles fantaisistes sont abandonnées, une temporalité narrative vraisemblable et suivie se met en place et le rythme du récit ralentit. Dans le Tiers Livre, la chronologie rigoureuse des consultations de Panurge met en évidence, par contraste, le piétinement de la réflexion sur le mariage. Le Quart Livre se caractérise par la fréquence, la précision et la régularité des notations temporelles, mais le déroulement de la quête dans un temps balisé renforce la déception qu’éprouve le lecteur quand il découvre qu’au terme du parcours ne se présente aucune solution.

3 Finalement, dans les fictions rabelaisiennes, c’est à tort que le lecteur attend de la linéarité chronologique le dévoilement progressif du sens. La juxtaposition des images et l’entrelacement des motifs en disent plus long qu’un récit dont la continuité est perturbée ou trompeuse.

4 Si Rabelais tourne en dérision la temporalité des romans de chevalerie, il ne croit pas davantage à la succession d’événements reconstituée par les ouvrages historiques. Dans le prologue des Grandes chroniques, il écarte par plaisanterie Robert Gaguin des autorités historiques recommandables. Même s’il ne cite pas Alain Bouchart, dont les Grandes croniques de Bretagne reprennent les romans arthuriens et racontent des histoires de géants, il le vise certainement lorsqu’il se moque de la servilité des chroniqueurs à l’égard du pouvoir et de leur aptitude à mêler faits avérés et légendes improbables. De même, il tourne en dérision les géants des Illustrations de Gaule et singularitez de Troye de Lemaire de Belges, fondées sur les inventions d’Annius de Viterbe. Sans doute aussi, malgré les relations cordiales qui le lient à Jean Bouchet, met-il en cause la conception médiévale de l’historiographie qui se manifeste dans les Anciennes et Modernes Généalogies et dans les Annales d’Aquitaine. Il qualifie ironiquement Paul Jove de « vaillant homme ». Enfin, lorsqu’il évoque Guillaume Du Bellay, ce n’est jamais en tant que mémorialiste.

5 Si l’œuvre de Rabelais accepte, et même pour certains requiert, une lecture politique, le discours sur l’actualité, sur le temps présent en passe de devenir temps historique, est nécessairement oblique. Il prend la forme de la satire et de la métaphore, d’une satire qui recourt à la métaphore. Lucien faisait d’une part, dans l’Histoire vraie, la satire légère et fantaisiste des poètes, d’autre part, dans Comment il faut écrire l’histoire, celle, plus sérieuse, des savants et des philosophes. La satire rabelaisienne réalise la synthèse des deux, mais elle s’exerce surtout dans le domaine religieux. L’âpreté croissante de la controverse religieuse de 1535 à 1552 fait du Quart Livre un sommet : la fiction se peuple de monstres qui renvoient à une religion qui méprise et tourmente le corps. Le lecteur doit chercher l’histoire récente dans les déformations signifiantes de la fiction. Le seul

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événement historique clairement cité dans les fictions rabelaisiennes est le décès de Guillaume Du Bellay, commémoré au Tiers Livre (XXI) et au Quart Livre (XXVI et XXVII) : la mort du grand homme met en phase le temps de l’individu, celui de l’Histoire et celui du Cosmos, puisqu’elle provoque de grands bouleversements naturels. Les souvenirs déposés dans les livres comptent moins pour Rabelais qu’une mémoire vivante, qui perpétue par le récit oral la renommée des vainqueurs. Les soldats défaits par Gargantua transmettront de génération en génération le souvenir de sa magnanimité.

6 Les fictions rabelaisiennes disent beaucoup sur le rapport des individus au temps. Panurge se caractérise par son anxiété à l’égard de l’avenir. Dans le Tiers Livre, il loue les dettes parce qu’elles sont le moyen de requérir de Dieu une prolongation de vie, et il s’interroge sur l’éventualité d’un mariage qui lui permettrait d’assurer sa descendance. Dans le Quart Livre, il est terrifié par la tempête, car il craint d’être englouti sans laisser de trace. Picrochole, égaré par les flatteries des courtisans et par sa propension à la démesure, entretient avec le temps une relation pervertie : il oublie d’un coup une alliance séculaire qui a uni sa maison à celle de Grandgousier et il parle au présent de l’indicatif de ses conquêtes futures. Au contraire, Ulrich Galet, qui tente de ramener Picrochole à la raison, et Frère Jean, qui rappelle à Panurge que même la virilité la plus vigoureuse a une fin, se placent dans une perspective eschatologique : tout croyant devrait orienter son action vers le jugement qui interviendra à la fin des temps.

7 Les ouvrages de Rabelais offrent une vision tantôt optimiste et tantôt pessimiste de l’évolution historique. Le juge Bridoye considère que « le temps meurist toute chose ». Du discours de Grandgousier aux propos ultimes de Bacbuc, le temps apparaît comme un principe essentiel de progrès. Et pourtant, le culte de l’antiquité est tel chez Rabelais qu’il n’est pas sûr que la marche de l’Histoire soit celle d’une amélioration inéluctable.

8 En mettant au jour, entre les cinq fictions de Rabelais, un réseau de correspondances imprévues, l’enquête rigoureuse d’Emmanuelle Lacore-Martin nous révèle la cohérence profonde qui existe entre elles, en même temps qu’elle fait ressortir les particularités de chacune.

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Jennifer Britnell, Le Roi très chrétien contre le pape. Écrits antipapaux en français sous le règne de Louis XII

Philippe Hamon

RÉFÉRENCE

Jennifer Britnell, Le Roi très chrétien contre le pape. Écrits antipapaux en français sous le règne de Louis XII, Paris, Classiques Garnier (« Textes de la Renaissance » 169), 2011, 433p. ISBN 978-2-8124-0279-1

1 Entre 1510 et 1512, une crise grave oppose Louis XII, le roi Très Chrétien, et la papauté incarnée par la figure belliqueuse de Jules II. La monarchie française est alors à l’initiative du concile de Pise et de la réactivation de l’idéologie conciliaire qui a tant compté au siècle précédent. Louis XII fait directement la guerre au pape et à ses alliés. Un contexte aussi exceptionnel ne peut que susciter la rédaction d’écrits dénonçant un pontife accusé de bien des maux. Jennifer Britnell a choisi d’en étudier une catégorie spécifique : les textes littéraires (tous sauf un en vers), parus en français (directement ou via une traduction) et sur deux supports, manuscrit et imprimé.

2 Le premier apport du livre tient à la mise à disposition d’un corpus abondant de sources (p. 321-390). A côté de textes anonymes, on retrouve dans l’ouvrage les grands noms de la production littéraire de l’époque : Jean Bouchet, Jean Lemaire de Belges, Pierre Gringore, Jean d’Auton, et parmi les attributions proposées, André de la Vigne et Jean Marot – c’est la fine fleur de la Grande Rhétorique du début du XVIe siècle. Certains de ces textes contiennent des images, dont dix intéressantes reproductions sont fournies aux p. 391-400. La recherche dans l’ouvrage est facilitée par un index très complet (textes, personnes, lieux, thèmes). Le deuxième apport du livre repose sur une analyse minutieuse des datations et des moyens de publication du corpus retenu (p. 85-114). Mais c’est surtout son troisième apport qui va nous retenir, à savoir l’étude de ces

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écrits, enrichie par leur comparaison avec d’autres textes de diverses provenances. Cette étude est organisée en trois parties.

3 La première cherche d’abord à déterminer si ces textes peuvent être considérés comme une campagne de propagande à destination d’une opinion publique. Le problème est compliqué par le fait qu’il est bien difficile de savoir si les sujets du roi ont un avis préalable sur la question. Cette étude passe par une réflexion sur les concepts et, au premier chef, sur celui de propagande. J. Britnell se penche ensuite sur la situation antérieure à 1510. Tout en soulignant l’importance des opérations de « publicité », plus étendues sous Louis XII que sous aucun de ses devanciers, elle n’en conclut pas moins à l’impossibilité de discerner alors un projet propagandiste visant la préparation d’une opinion publique, à l’exception de la campagne en faveur du mariage de François d’Angoulême avec Claude de France. On se peut demander d’ailleurs s’il ne s’agit pas, même dans ce cas, de prendre les sujets à témoin du bon choix qui est fait, pour qu’ils s’en réjouissent, plutôt que de les associer à la décision. J. Britnell souligne ensuite la contrainte particulière que constitue la nature de l’ennemi : c’est au pape, chef de l’Église, que le roi Très Chrétien fait désormais la guerre et cela implique de déployer un effort particulier de persuasion, dans le royaume même. Dans ce cadre, l’édit d’août 1510 (publié p. 169-178) constitue une adresse directe aux sujets.

4 La deuxième partie se penche sur le contenu idéologique des textes, sans distinguer manuscrits et imprimés, entre lesquels J. Britnell ne relève pas de divergences nettes. Elle rappelle tout d’abord le fonds des thèmes alors présents en France, parmi lesquels ces écrits peuvent puiser : le roi protecteur des papes et envers qui ces derniers ont des obligations ; l’idéologie conciliariste, avec sa version gallicane et la place de la Pragmatique sanction, le courant prophétique. Si certains textes appuient l’appel à un concile réformateur, J. Britnell met en évidence leur silence presque total sur les arguments ecclésiologiques relatifs aux pouvoirs du pape et du concile, et leur absence de discussion théologique et juridique en la matière. Il est vrai que le pouvoir royal n’est lui même pas forcément à l’aise avec certains positions, par exemple la promotion du principe électif. Dans une littérature qui pratique de façon systématique l’éloge du roi, la Pragmatique sanction est donc fort peu présente, car trop ambiguë. En outre, Jean Lemaire, auteur du texte le plus élaboré du corpus et le seul en prose, le Traité de la différence des schismes et des conciles de l’Église (publié en mai 1511), prend la précaution de citer en latin certaines prophéties, comme s’il craignait « l’effet possible sur un lectorat populaire » (p. 132). Plus largement, J. Britnell souligne la relative pauvreté des idées exploitées par ces textes français. Les auteurs se contentent en bonne part de reprendre les arguments employés dans les textes émanant directement du pouvoir royal. Tous dénoncent le scandale que représente un pape en guerre contre des chrétiens, alors que l’heure devrait être à la Croisade. Les attaques les plus grossières contre le pape se retrouvent dans des textes destinés à faire rire des spectateurs, comme le Jeu du Princes des Sotz de Gringore, présenté à la Halle de Paris, le mardi gras de 1512. Ces attaques se font de plus en plus personnelles, avec la prolongation de la crise. En matière d’abus ecclésiastiques, on trouve plus de lieux communs que de références à une actualité précise, avec un net écho du Livre d’espérance d’Alain Chartier.

5 La troisième partie aborde de façon plus analytique les différents textes. Les imprimés sont supposés rencontrer un public plus important. Gringore, dans son Espoir de paix (février 1511 : plus ancien imprimé daté avec précision) exprime des notions

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controversées : Jules II ne serait pas un vrai pape ; quant au roi de France, il peut légitimement punir un pape criminel. Sa Chasse du Cerf des Cerfs (automne 1511) est plus violente et grossière encore, mais moins argumentée. La Déploration de l’Église militante de J. Bouchet (mai 1512) est un texte un peu ambigu : il dénonce fermement un pape guerrier qui s’attache aux biens de ce monde, mais fait aussi appel à lui pour réunir un concile réformateur. J. Britnell présente ensuite les textes scéniques, dont certains seront imprimés. Lemaire comme Gringore y insistent sur la distinction entre Église et pape, ou entre papauté et titulaire indigne. Mais J. Britnell se demande si ces distinctions sont bien perçues par le public, qu’il soit curial ou parisien, et si les intentions des auteurs n’ont pas été ici dépassées. Les épîtres héroïques relèvent pour leur part d’une littérature qui s’adresse au couple royal et à son entourage. Parmi les autres épîtres, certaines d’ailleurs ne se consacrent qu’en partie au thème pontifical. Ainsi Jean Bouchet, dans l’Épître à Henri VIII par Henri VII, fustige-t-il avant tout l’ennemi anglais traditionnel.

6 Pour terminer, J. Britnell se penche sur la postérité de ces textes. Elle souligne tout d’abord combien, par comparaison avec eux, le Julius Exclusus est un texte audacieux. Mais celui-ci, pour lequel J. Britnell admet l’attribution à Érasme, est composé après la mort de Jules II, en latin, et avec une finalité bien différente puisqu’il exprime l’attitude à l’égard de l’Église de cercles humanistes évangéliques. Globalement, les textes français ont servi à ancrer dans les mémoires (ou du moins dans les textes postérieurs) l’image d’un Jules II pape guerrier. Mais très vite, ils tombent dans l’oubli, à deux exceptions près : la Déploration de l’Église militante de Bouchet est adaptée à un nouveau contexte, qui la coupe de ses racines de 1511-1512 ; quant au Traité de Jean Lemaire, seul à aborder le statut des conciles, il est aussi le seul à être recyclé par les protestants. Comme il présente le concile comme un moyen de contrôle des monarques sur l’Église, il peut sembler soutenir le césaropapisme d’un Henri VIII. Il est finalement censuré par la Sorbonne et mis à l’Index. Ce texte qui critique l’interdiction du mariage des prêtres et souligne la vanité des prières pour les trépassés est produit dans un contexte où l’hérésie n’est pas une question d’actualité. Sa réutilisation après 1517, comme celle de la Déploration de Bouchet, découle de motivations bien différentes de celles des années 1511-1512. Si on ne peut savoir comment Lemaire aurait réagi au nouveau contexte, J. Britnell fait remarquer avec pertinence que Gringore et Bouchet sont justement parmi les premiers auteurs à écrire en français contre Luther. Est-ce à dire qu’ils sont alors à nouveau les relais du pouvoir royal ? La question mérite un examen plus précis car, à l’image de la faculté de théologie des années 1520, il est possible d’être à la fois hostile à Luther et critique face à certaines initiatives royales.

7 Les analyses de J. Britnell débouchent sur d’importantes conclusions. Elle insiste sur le caractère relativement spontané de cette production, qui n’est pas le fruit d’initiatives du pouvoir : elle ne découle pas de commandes ou d’une impulsion venue d’en haut. Cette production est cependant très largement destinée à un public de cour, voire aux cercles du pouvoir eux-mêmes. On se situe ici dans une logique de « textes miroirs qui réfléchissent vers le centre du pouvoir les valeurs qu’il propage » (p. 38). Pour J. Britnell, ils servent alors à « seconder fidèlement la politique de Louis XII : dans cette mesure au moins ils peuvent être traités de propagande » (p. 189), sans pour autant viser un large public. Ainsi en va-t-il de l’Épitre d’un complaignant l’abusif gouvernement du pape attribuée à Jean Marot, celle qui attaque le pape avec le plus de violence : ce texte « aurait pu fonctionner comme une propagande puissante mais n’a presque certainement pas été conçu pour être diffusé au-delà d’une élite restreinte » (p. 265). Si

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on veut envisager, à l’échelle du pays, des textes relevant d’une propagande orchestrée par le pouvoir, il faut se tourner vers les édits et ordonnances royaux, largement diffusés, et qui se prêtent mieux à une communication destinée à un large public. Exception apparente, Jean Lemaire prétend dans son Traité devoir convaincre « la gent populaire » susceptible de s’émouvoir d’un état de guerre « scandaleux, estrange et non acoustumé ». Il entend lui montrer en quoi la lutte du roi contre le pape est une « juste querelle ». Mais on se demande si ce sentiment prêté au peuple correspond à une réalité sociale ou relève d’une simple création rhétorique de Lemaire, nécessaire à la construction de son texte car, comme le précise J. Britnell, « c’est le roi surtout qu’il veut persuader en l’affirmant » (p. 83). Seule probable exception dans cette vision d’une réception essentiellement curiale : Pierre Gringore et son public parisien. Finalement il n’y a pas de démarche d’ensemble de nos auteurs en direction d’une supposée « opinion publique » ayant une réelle consistance sociale. Mais la littérature curiale n’en conserve pas moins un caractère public (contrairement au Julius exclusus, clandestin). Est-ce alors, dans ce cadre, simple mise en musique d’approches bien admises qui servent au renforcement de convictions établies ou bien existe-t-il à la cour des débats auxquels ces textes seraient une contribution ? On en revient ici à la question d’un possible malaise né de la nature particulière du conflit : y a-t-il nécessité d’une opération de persuasion au sein même de la cour de France ? Quoi qu’il en soit, conclut J. Britnell « plutôt qu’une campagne de propagande, cette littérature démontre la cohésion et la vivacité d’une culture de cour » (p. 278).

8 Elle affirme en outre que « les auteurs ne paraissent pas avoir des convictions personnelles qu’ils veulent faire passer en même temps que la ligne officielle, ni chercher à infléchir cette ligne ou à la pousser plus loin » (p. 189), au moins dans le cadre précis du conflit. Elle en donne un indice convaincant tiré d’un recueil de ballades. A l’heure de l’alliance avec la France, pape et clergé sont invités à s’armer contre Venise : « Convertissez vos corsetz en cuyraces, / Croces en lances et mittres en armetz » (p. 276). Mais la même attitude, quand elle oppose le pape au roi, est fermement dénoncée dans d’autres ballades rédigées les années suivantes, et fondées sur les mêmes procédés rhétoriques. Cela ne signifie cependant pas une complète absence de convictions comme en témoigne, dans les Regnars traversant... et dans d’autres textes, l’intérêt profond de Jean Bouchet pour la réforme religieuse. Mais celui-ci dépasse, semble-t-il, l’enjeu même du conflit de 1511-1512.

9 Dans la crise même, quelle fonction essentielle ont donc ces textes pour les auteurs ? Pour J. Britnell, ils servent avant tout à se faire bien voir à la cour ou à renforcer leur position en son sein : il s’agit de se concilier ou de conserver les faveurs du roi et de son entourage. Parmi les faveurs visées figurent de très utiles privilèges de publication. Pour parvenir, ces Rhétoriqueurs se doivent d’assurer leur propre publicité en tant qu’écrivains : c’est cette publicité qui, selon J. Britnell, leur tiendrait le plus à cœur. Dans ce cadre, l’enjeu essentiel de la littérature antipapale passe donc par des mises en forme conçues à des fins promotionnelles : il faut avant tout trouver une expression originale, faire preuve d’ingéniosité littéraire pour faire écho au point de vue royal, lequel est systématiquement repris.

10 Malgré tout, dans sa globalité, cette production demeure révélatrice sur le plan idéologique. J. Britnell constate d’ailleurs qu’elle n’est pas très abondante, et sensiblement moins nombreuse qu’en 1509-1510 à la suite d’Agnadel. On retrouve la question du malaise lié à la nature particulière du conflit, déjà souligné. Faible nombre

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de textes et précautions prises par les auteurs dans leur façon d’aborder le sujet pourraient laisser supposer l’existence de réserves vis-à-vis de la guerre contre le pape. Mais de qui émaneraient-elles ? Des auteurs et plus largement des élites « intellectuelles » ? De certains milieux curiaux ? De segments plus larges de la société ? Ces ultimes interrogations montrent bien, au-delà des apports documentaires et informatifs de l’ouvrage, l’intérêt des pistes ouvertes par la réflexion de J. Britnell sur ces écrits antipapaux.

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Florence Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés dans l’Église d’Occident (Xe-XIVe siècle)

Julien Véronèse

RÉFÉRENCE

Florence Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés dans l’Église d’Occident (Xe-XIVe siècle), Turnhout, Brepols (« Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge » 10), 2011, 446p. ISBN 978-2-503-53355-1

1 L’étude fouillée que Florence Chave-Mahir consacre à l’exorcisme médiéval1 arrive à point nommé pour ceux ‒ spécialistes de la liturgie, de la théologie sacramentelle, de la théorie du langage, de la prédication ou encore de la magie ‒ qui s’interrogent sur les fondements et les domaines d’exercice de la parole « efficace » au Moyen Âge2. L’exorcisme est en effet une « parole de gronderie dont la puissance fait fuir le diable » (Isidore de Séville, p. 15), une sommation qui puise son origine dans l’Antiquité (où elle oblige au serment) et dans les Évangiles, qui montrent le Christ exorcisant des possédés (p. 28-30), fondant ainsi, en contexte chrétien, le « couple indissociable » possession/ exorcisme (p. 16). Si l’histoire de l’exorcisme baptismal du haut Moyen Âge était assez bien connue (notamment dans le cadre de la conversion des païens), celle de l’exorcisme des possédés au Moyen Âge central l’était beaucoup moins.

2 Les enseignements de la liturgie restent, cela va de soi, le fondement principal d’une telle étude, du Pontifical romano-germanique (milieu du X e siècle) aux premiers Rituels d’exorcisme élaborés à partir de la fin du XIVe siècle et surtout au XVe siècle. L’analyse des ordines innerve ainsi l’ensemble du volume et livre un éclairage de premier ordre, même si elle ne résout pas pleinement la question de la réalité de la pratique. Le Pontifical fixe définitivement l’exorciste au rang d’ordre mineur, évoque son ordination par l’évêque (qui lui remet le libellus symbolique de sa charge tout en prononçant la formule lui attribuant la potestas d’un imperator spiritualis) et fournit plusieurs

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formulaires d’exorcisme des possédés, dont certains ont été collectés dans les sacramentaires du VIIIe siècle. L’exorciste adjure ainsi le démon de quitter, de fuir le corps humain qu’il occupe et de le rendre à Dieu (p. 98) ; il occupe une place d’intercesseur entre Celui qui a le pouvoir de contraindre (Dieu/le Christ) ‒ dont le nom et le souvenir sont invoqués avec humilité (p. 101) ‒, et celui (le diable ou le démon) qui va être dominé et « lié » par la parole prononcée, dont la virtus est fondée en Dieu. L’exorciste, véritable medicus ecclesie, restaure ainsi un ordre perturbé et « réassemble », en en énumérant toutes les parties, le corps du possédé, assimilé à un malade ou à un pécheur, pour en faire de nouveau la creatura Dei (p. 106). Le rituel en lui-même (p. 110-119) se déroule à proximité du maître-autel de l’église et nécessite une longue préparation, puisque le démoniaque se voit imposer un long jeûne, préalable indispensable à sa restauration ontologique. Tout d’abord, le prêtre interroge le possédé, qui doit avouer semble-t-il les raisons de son mal, avant de se confesser ; puis, après prières et litanies, intervient la bénédiction de l’eau et du sel, avec lesquels la « victime » du démon est aspergée. La récitation des formules d’exorcisme accompagne les signes de croix que l’exorciste fait sur la tête et les épaules du démoniaque, le tout permettant l’expulsion de l’esprit malin et le retour de l’Esprit Saint dans le « temple » nettoyé et restauré.

3 Ces belles fondations ne garantirent pas pour autant une histoire linéaire à l’exorcisme liturgique ; au contraire, du XIe au XIVe siècle, on constate un certain effacement de l’exorcisme dans les livres liturgiques, à tel point que les formulaires ne sont connus que par quelques vestiges (p. 125-132) ‒ citons, entre liturgie et hagiographie, le magnifique exorcisme élaboré par Hildegarde de Bingen vers 1169 (p. 157-161) ‒, qui montrent néanmoins une permanence : la « fertilité de l’aire germanique » (p. 131), qui se confirme au moment du regain du XVe siècle (p. 324-334). Ce « renouveau » prend du reste des formes à l’orthodoxie discutable, notamment dans le ms. de Munich Clm 10085, où le Rituel ‒ le premier du genre ‒ est fortement influencé par la « nigromancie » (du latin nigromancia) chrétienne du XIVe siècle, autrement dit par les rituels « magiques » visant à faire apparaître les démons par la contrainte de conjurations et d’exorcismes dont la puissance émane de Dieu et notamment des nombreux noms que Lui a attribué la tradition révélée au roi Salomon, une autorité pour le moins ambiguë (p. 75-79). En effet, une partie du Rituel d’exorcisme de Munich (fol. 4r-10v) est constituée d’une longue conjuration, le vinculum Salomonis, bien attestée, sous des formes diverses, dans les manuscrits de « magie »3, et qui a pour prototype un long passage de la Clavicula Salomonis4, un traité de nigromancie très organisé, attesté la première fois en Occident en 13105. Si l’on peut s’interroger sur les raison de cette pénétration d’éléments « magiques » dans un rituel d’exorcisme, celle-ci est du moins rendue possible d’une part par la conservation de manuscrits de nigromancie dans l’aire germanique, à l’image du fameux manuel munichois publié par Richard Kieckhefer, et, d’autre part, par le fort degré de parenté formelle entre exorcismes canoniques et conjurations magiques. Cette dernière du reste ne doit rien au hasard : certaines conjurations magiques du manuscrit de Munich Clm 849 dérivent par exemple en droite ligne, en dépit de quelques nécessaires adaptations, des formules d’exorcisme du Pontifical romano-germanique6. Les influences sont donc croisées entre les uns et les autres, ce qui nourrit un peu plus le parallèle entre l’exorciste institué par l’Église et le maître conjurateur, appelé parfois exorcizator, dont la tradition, du reste, réclame souvent qu’il soit un prêtre.

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4 Un autre grand type de sources sur l’exorcisme des possédés est bien sûr l’hagiographie. Les Vitae, parfois difficilement datables, apportent en effet nombre de récits de possessions et donc d’exorcismes, en particulier aux XIe-XIIe siècles (p. 133-221), à un moment où les sources liturgiques, faute peut-être à la mauvaise conservation des libelli, sont particulièrement indigentes. Dans ce contexte, la place accordée à l’exorcisme évolue : si au XIe siècle, l’exorcisme est un reflet quelque peu secondaire du charisme d’un saint, au XIIe siècle il en devient l’une des facettes principales, en particulier chez Bernard de Clairvaux, Norbert de Xanten et Hildegarde de Bingen. Dans tous les cas, « les récits de miracles accomplis aux tombeaux des saints sont gorgés d’évocations de la liturgie et des formulaires où les prescriptions du Pontifical romano-germanique se retrouvent en transparence » (p. 149) : on y retrouve, dans des configurations qui varient selon les cas, la médiation cléricale, le jeûne pénitentiel, les lectures à accomplir (psaumes, litanies, Évangiles), les aspersions d’eau et de sel bénits, les exorcismes et, en particulier au XIIe siècle, le signe de croix. Les seules variantes notables, qui intéresseront notamment les spécialistes de la magie médiévale, sont le recours aux fumigations évoqué dans la Vie de saint Gilles du Gard (p. 156), l’emploi d’une verge qui assimile l’exorciste à Moïse dans l’ordo d’Hildegarde de Bingen (p. 157-160), et, dans le même contexte, l’insistance sur la nécessaire pureté du clerc utilisant les formules (p. 159). Au XIIe siècle en particulier, les récits hagiographiques font de l’exorcisme une véritable scène de théâtre (p. 178-221) qui vise à montrer, sous le masque du possédé, une altérité démoniaque sur laquelle, après un combat acharné, le saint obtient une victoire glorieuse, notamment en contraignant le démon, lui qui pratique l’inversion jusque dans le langage (p. 202-206), à révéler au public la vérité à propos de la foi et de la morale (p. 198-199), ce que l’on retrouve plus tard au XIIIe siècle dans certains exempla (p. 228-231). L’interrogatoire du démon par le saint est ainsi le temps de l’énonciation du vrai, au bénéfice de la communauté7, avant que n’intervienne son expulsion définitive. Aux témoignages de l’hagiographie s’ajoutent ceux de l’iconographie (p. 162-168), marquée certes par le modèle christique (cf. planches 2 et 3), mais qui fait de plus en plus aux XIe-XIIe siècles du saint un maître de la liturgie, ainsi que ceux de clercs (p. 168-175), qui, quoiqu’assez réticents à raconter la possession, évoque dans certains cas le remède liturgique qu’est l’exorcisme.

5 Le fait nouveau, à compter du milieu du XIIe siècle dans l’espace rhénan et de manière plus large au XIIIe siècle, est l’inscription de l’exorcisme dans le contexte de la lutte contre l’hérésie et ses « suppôts », de plus en plus assimilés aux démons (p. 232-239). Le fameux exorcisme de Sigewize, mené au Rupertsberg sous l’autorité d’Hildegarde, montre ainsi pour la première fois le diable contraint de révéler les noms d’hérétiques de Mayence (p. 218). Un autre cas intervient à Lodi en 1173 (p. 219). Par ailleurs, certains formulaires intègrent une prière de réconciliation des hérétiques. L’exorcisme devient donc l’un des moyens de garantir l’unité de l’Église quant celle-ci est menacée. Le lien possession-hérésie et exorcisme-inquisition devient particulièrement fort au XIIIe siècle, notamment dans le monde dominicain dont les membres, selon les récits hagiographiques, sont parfois soumis eux-mêmes à l’épreuve de la possession (p. 266-270), ce qui les rend en définitive « mieux capables de lutter contre des incarnations diaboliques menaçantes et bien réelles pour l’Élise, comme les hérétiques » (p. 279). La procédure inquisitoriale elle-même, par la place qu’elle accorde à l’aveu, n’est pas sans lien avec l’exorcisme (au centre duquel figure, nous l’avons relevé, l’interrogatoire du démon), quand le Pontifical de Guillaume Durand

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place un exorcisme dans son ordo de réconciliation des hérétiques (p. 308-311). Il n’y a pas jusqu’à la prédication qui ne soit assimilée à une parole exorcistique. La tradition franciscaine, de son côté, se distingue par l’importance accordée à l’iconographie de saint François exorciste en tant qu’alter Christus. Si les procès en canonisation tendent peu à peu à devenir moins riches en cas de possession et donc d’exorcisme, le XIVe siècle inaugure le temps de premières grandes crises de possession, auxquelles l’exorcisme apporte somme toute une réponse efficace. Les pré-Alpes en sont l’un des foyers majeurs, ce qui préfigure en partie la géographie de la sorcellerie au XVe siècle (p. 271) ; c’est un point qui mériterait d’être creusé.

6 Le volume s’achève par un chapitre sur la genèse des Rituels d’exorcisme au XVe siècle (cf. supra) qui est encore en devenir8 et qui annonce des développements passionnants. Mais il faut pour l’heure saluer l’ampleur de ce travail, fondé sur un impressionnant travail de dépouillement et de croisement des sources et appelé à faire date.

NOTES

1. Il s’agit de la version remaniée d’une thèse de doctorat intitulée : Une parole au service de l’unité. L’exorcisme des possédés dans l’Église d’Occident (Xe-XIVe siècle), Université Lumière – Lyon 2, dir. Nicole Bériou, 2004, 2 vol. 2. Voir notamment, pour approche croisée, les actes à venir du colloque international Le pouvoir des mots au Moyen Âge organisé à l’Université Lyon II – Lumière par N. Bériou, J.-P. Boudet et I. Rosier-Catach les 22-24 juin 2009, Turnhout, Brepols (« Bibliothèque d’Histoire culturelle du Moyen Âge »). 3. Le Vinculum se trouve dans la Summa sacre magice (1346) de Bérenger Ganellus (ms. Kassel, Landesbibliothek und Murhardsche Bibliothek der Stadt Kassel, 4° astron. 3, lib. II, fol. 55-61) et dans un experimentum (n° 33) du ms. München, B.S.B., Clm 849 (XVe s.) édité par R. Kieckhefer, Forbidden Rites. A Necromancer’s Manual of the Fifteenth Century, Stroud, 1997, p. 287-91 : « Quod si [demones] noluerint, lege Vinculum Salomonis : ‘de vinculo spirituum non est soluendum, sed ymo pocius dividendum et ymitandum’ ». Deux versions différentes, complémentaires mais largement interpolées, en sont conservées dans le ms. Amsterdam, Bibliotheca Philosophica Hermetica, 114, p. 70-73 et 200-205 (il est également cité dans le De officiis spirituum, p. 184), une autre dans le ms. Oxford, Bodleian Libr., Rawlinson D. 252 (XVe s.), fol. 87v-89v, suivie d’une Ligacio spirituum (fol. 90r-91v), autrement dit une conjuration supplémentaire. Le texte apparaît encore dans la bibliothèque que John Erghome a léguée en 1372 au couvent des Augustins de York (cf. The Friar’s Libraries, éd. K. W. Humphreys, Londres, 1990, p. 87). Enfin, L’abbé de Sponheim Jean Trithème condamne en 1508 dans son Antipalus maleficiorum un Liber dictus Vinculum spirituum qui a pour incipit : « De vinculo spirituum non est silendum ». 4. Clavicula Salomonis, I, 2, ms. Amsterdam cit., p. 84-7, 97-100 et 90-97 (l’ordre des feuillets a été bouleversé). 5. J.-P. Boudet, J. Véronèse, « Le secret dans la magie rituelle médiévale », dans Il Segreto, Micrologus. Natura, Scienze e Società Medievali, XIV (2006), p. 101-150.

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6. Cf. la Conjuration de Satan/Mirage dans Kieckhefer (1997), n° 32, p. 276-286 = ms. Munich, B.S.B., Clm 849, fol. 59v-62v. Richard Kieckhefer, tout en notant la relation étroite entre exorcismes et conjurations, n’a pas identifié cette influence avec précision. Nous avons présenté cette découverte dans une communication commune avec Jean-Patrice Boudet, « Lier et délier dans la magie médiévale », Séminaire Lier, délier organisé par l’Université d’Orléans (CESFiMA : J.- P. Boudet et B. Ribémont) et l’I.R.H.T. (J.-B. Lebigue, CNRS), Orléans, 4 février 2011. 7. Une problématique semblable se retrouve dans le théâtre religieux de la fin du Moyen Âge. Cf. É. Dupras, Diables et saint. Rôle des diables dans les Mystères hagiographiques français, Genève, Droz, 2006. 8. Notons simplement une petite confusion, liée à la formulation adoptée, entre cercles de conjuration des démons et « note » de l’ars notoria à la p. 332, ainsi qu’une erreur de datation : le ms. de Turin E.V.13 conservant la version A de l’ars date du XIIIe siècle, non du Xe siècle.

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Marie-Thérèse Lorcin, Les recueils de proverbes français (1160-1490). Sagesse des nations et langue de bois

Charles Laneville

RÉFÉRENCE

Marie-Thérèse Lorcin, Les recueils de proverbes français (1160-1490). Sagesse des nations et langue de bois, Paris, Champion, 2011, 156p. ISBN 978-2-7453-2053-7

1 Dans cet ouvrage dont il convient de célébrer la parution, M.-Th. Lorcin ajoute une autre contribution à la longue liste de ses travaux touchant à l’histoire médiévale1. Ses recherches sur les fabliaux avaient montré comment le texte littéraire pouvait être utilisé comme objet d’étude historique2. Fort de ses succès, l’auteur réitère l’expérience avec l’étude des proverbes. Elle ajoute aux études parémiologiques françaises une contribution non négligeable en retournant aux sources et en offrant une relecture et un classement intéressant d’une vingtaine de manuscrits parmi les plus significatifs pour l’époque médiévale.

2 Selon M.-Th. Lorcin, le recueil de proverbes doit être considéré comme une œuvre à part entière et s’analyser comme tout autre texte littéraire. Ainsi est-il possible de déceler, à travers l’étude de ces recueils, des traits caractéristiques de la société médiévale qui les a vus naître. Son livre s’adresse certainement à toutes celles et ceux qui s’intéressent aux proverbes français et qui se préoccupent du rôle de ces derniers durant le Moyen Âge, et plus particulièrement aux jeunes chercheurs (chaque citation est accompagnée de sa traduction en français moderne). M.-Th. Lorcin considère son travail comme un essai qui ouvre une voie dans les recherches parémiologiques ; cette publication marque un début et elle espère inspirer d’autres personnes à poursuivre les recherches. Pourtant, on remarque rapidement les limites de la trop courte

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bibliographie, qui suggère des pistes de lecture insuffisantes ; Bakhtine (cité page 55) n’y apparaît inexplicablement pas.

3 Les recueils de proverbes français (1160-1490) est divisé en deux parties : la première, « Les mots, les choses », est composée de trois chapitres exposant les résultats de la recherche. Grâce à l’utilisation d’un programme informatique portant sur le vocabulaire, M.-Th. Lorcin dresse tout d’abord la toile de fond des proverbes. Ceux-ci présentent un cadre de vie assez stéréotypé mettant en scène une certaine forme de quotidien : les animaux, le mobilier des maisons, les relations interpersonnelles, la production agricole. On remarque que les proverbes véhiculent rarement des images de la campagne, qu’ils ne portent guère sur la météorologie et que l’on trouve peu de proverbes au sujet des relations familiales, mais beaucoup au sujet des relations amicales (ami, voisin, compagnon). Ensuite, M.-Th. Lorcin met en lumière la « vision du monde » qui se dégage de la lecture des recueils : il faut une bonne éducation, maintenir des bonnes relations avec Dieu et ses voisins, s’éloigner du mensonge, se méfier des fourbes et des fous, etc. Prudence et modération apparaissent à tous les niveaux de la vie. Dans le troisième chapitre, l’auteur utilise deux thèmes caractéristiques de la littérature médiévale pour les appliquer à une lecture des proverbes : la religion et l’obscénité. L’auteur remarque que les saints sont peu représentés, pas plus que le pape, comparativement aux commentaires malicieux envers le comportement des représentants spirituels. En ce qui concerne la vulgarité et la scatologie, les recueils de proverbes ne se comparent pas aux fabliaux, plus propices à créer une telle ambiance. On n’y enfreint pas les tabous et on y respecte en général les structures sociales. « D’une façon générale, le reflet que donne la littérature de la société ne fait apparaître celle-ci ni prude ni hypocrite » (p. 60).

4 La deuxième partie de l’ouvrage, « Typologie des recueils de proverbes », classe en trois catégories la vingtaine de recueils analysés. « Les cahiers d’exercices pour écolier » (Proverbia magistri Serlonis, Proverbia rusticorum mirabiliter versificata, proverbes de l’abbaye de Mores, Rawlinson I, Cahier d’un écolier d’Arbois) offrent un contenu didactique et sont utilisés par les écoliers apprenant le latin ; on apprécie surtout, dans ce chapitre, la belle description du Cahier d’un écolier d’Arbois. La deuxième catégorie contient les recueils de proverbes « en vers pour public dit courtois » (Proverbes au vilain, Proverbes au comte de Bretagne, le Respit del curteis et del vilain, les Proverbes en rime). On y trouve une présentation des célèbres Proverbes au vilain et une des Proverbes au comte de Bretagne qui, mis en parallèle, montrent une structure semblable, mais un choix de proverbes complètement différent. La troisième catégorie, « Collections pour amateurs éclairés » (Rawlinson II, Proverbes ruraux et vulgaux, Proverbes de Jean Miélot), rassemble les recueils sans commentaires de l’auteur, présentés comme de simples listes de proverbes dont il est plus difficile de dégager une lecture de la société, mais qui montrent de belles tentatives de classement en s’approchant de la notion moderne de dictionnaire. Une quatrième catégorie réunit trois recueils qui ne correspondent pas aux définitions proposées par Lorcin : ce sont les Proverbez d’Alain, version traduite des proverbes latins attribués à Alain de Lille, les Prouverbes mouraus de Christine de Pizan et la Ballade des proverbes de François Villon. Ces « outsiders » 3 utilisent de manière originale le matériau parémiologique, mais ne sont pas de véritables recueils de proverbes.

5 En conclusion, M.-Th. Lorcin expose d’emblée les limites de sa recherche et justifie son travail : son corpus analysé était restreint, une vingtaine de recueils disponibles dans

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différentes éditions, et il « faudrait élargir la base documentaire en prenant en compte des recueils supplémentaires, en sortant des limites de la langue d’oïl et en prolongeant l’étude au-delà du XVe siècle » (p. 148). Son projet visait à produire un essai qui pouvait défricher une nouvelle voie dans l’étude des recueils de proverbes médiévaux français. Son classement des recueils, simple et efficace, permettra certainement aux chercheurs d’avoir une lecture plus juste des documents. Ce tout petit livre trouvera sa place aux côtés d’entreprises bien plus vastes telles que le Thesaurus Proverbiorum Medii Aevi (TPMA), ou bien le volume à paraître dans la série « Typologie des sources du Moyen Âge occidental » sur le même sujet. Il faut absolument compléter la bibliographie par d’autres travaux tels que l’article éclairant de C. Buridant, « Nature et fonction du proverbe dans le Moyen Âge français. Essai d’aperçu synthétique », et l’étude de S. Schmarje sur les proverbes dans l’œuvre de Montaigne, en ce qui concerne la définition du proverbe à l’époque médiévale ; on citera encore l’ouvrage de J. W. Hassel au sujet des proverbes en moyen français4, sans oublier les travaux d’E. Schulze-Busacker.

6 M.-Th. Lorcin donne aux recueils de proverbes la place qu’ils méritent dans l’éventail des genres littéraires disponibles au Moyen Âge en les considérant comme des œuvres littéraires à part entière. La tentative de dépister dans ces recueils des traces de l’histoire médiévale était un pari intéressant. Certes, il est possible, grâce à l’étude du vocabulaire, de retrouver certains aspects de la vie quotidienne de l’époque, mais lorsqu’il est question de reconnaître certains traits caractéristiques de la société médiévale, l’enjeu est plus risqué. On se rapproche de la sociocritique qui étudie les textes littéraires non pas comme un phénomène individuel, mais comme un objet de nature sociale. Or, la période médiévale se prête mal à ce genre d’étude, faute de documents pertinents, comparativement à des périodes historiques plus récentes. De plus, une grande partie des recueils provient d’auteurs souvent anonymes, qui n’ont laissé aucun commentaire. Il est donc difficile de tirer des conclusions sur les intentions de l’auteur, d’autant plus que cela devrait refléter des aspects de la société. Aussi, il ne faut pas oublier que l’écriture et la lecture sont l’apanage d’un groupe très restreint d’individus : dans le meilleur des cas, les textes referment certaines visions de la vie propres à la partie la plus cultivée de la société. Et puis la brièveté du proverbe laisse peu de place à l’établissement d’un décor qui peut informer sur le contexte historique, contrairement aux fabliaux. Comme M.-Th. Lorcin le suggère, seule une analyse exhaustive de tous les recueils pourraient peut-être lever le voile sur une partie du mystère qu’est la vie quotidienne au Moyen Âge.

7 Cependant, les critiques les plus marquées envers Les recueils de proverbes français (1160-1490) ne concernent pas M.-Th. Lorcin ni son travail, mais se rapportent surtout à de petits riens, néanmoins irritants à la lecture d’un texte savant. En effet, cet ouvrage semble avoir échappé à la correction d’épreuves et comporte de nombreuses coquilles : plusieurs espaces après un point, guillemets à l’envers, lettre suscrite oubliée après les siècles, irrégularités dans la notation des citations. Il ne faut pas oublier non plus la première entrée de la bibliographie (p. 11), incomplète. La liste de ces inévitables oublis est malheureusement un peu trop longue pour être passée sous silence.

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NOTES

1. On dénombre de sa part au moins 148 contributions à la recherche sur le site des Regesta Imperii. 2. Notamment, M.-Th. Lorcin, Façon de sentir et de penser : les fabliaux français, Paris, Champion, 1979 et D.-A. Bidon et M.-Th. Lorcin, Le quotidien au temps des fabliaux. Texte, images, objets, Paris, Picard, 2003. 3. L’anglicisme employé ici par M.-Th. Lorcin est mal choisi, le terme désignant en français un concurrent qui ne fait pas partie des favoris, mais qui pourrait gagner, alors que l’auteur l’utilise ici dans son acception typiquement anglophone, pour quelqu’un ou quelque chose de marginal. 4. C. Buridant, « Nature et fonction du proverbe dans le Moyen Âge français. Essai d’aperçu synthétique », Nouveaux cahiers d’allemand,17, 1999, p. 497-513 ; S. Schmarje, Das sprichwörtliche Material in den Essais von Montaigne, Berlin, de Gruyter, 1973 ; J. W. Hassell, Middle French proverbs, sentences and proverbial phrases, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1982.

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Une lumière venue d’ailleurs. Héritages et ouvertures dans les encyclopédies d’Orient et d’Occident au Moyen Âge, éd. Godefroy de Callataÿ et Baudouin Van den Abeele

Max Lejbowicz

RÉFÉRENCE

Une lumière venue d’ailleurs. Héritages et ouvertures dans les encyclopédies d’Orient et d’Occident au Moyen Âge, éd. Godefroy de Callataÿ et Baudouin Van den Abeele, Turnhout, Brepols, 2008, 298 p. ISBN 978-2-503-53073-4.

1 Le titre et le sous-titre le laissent entendre et l’introduction signée par les deux éditeurs le précise : les encyclopédies étudiées dans le présent volume visent à « mieux faire comprendre les influences que l’Occident chrétien, l’Islam et le monde hébraïque exercèrent l’un sur l’autre à cette époque-charnière de leur histoire » - celle qui commence au IXe siècle pour se terminer au XVe. La thématique ainsi mise en avant répond à un des aspects du programme d’études sur les encyclopédies médiévales soutenu par l’Université catholique de Louvain avec l’aide du Fonds spécial de la recherche. Force est de constater que seules six des onze contributions ainsi réunies répondent strictement à l’objectif proclamé. Les cinq restantes se cantonnent à l’une des aires culturelles mentionnées. Qu’on en juge.

2 Živa Vesel explore les encyclopédies persanes du Xe au XVe siècles, en insistant sur la genèse et la fortune du Jāmeʻ al-ʻolūm, le Compendium des sciences, de Fakr al-Dīn Rāzī (1179) ; il en donne en annexe un résumé, qui s’étend sur dix pages. Baudoin Van den Abeele s’en tient au Liber de natura rerum du dominicain Thomas de Cantimpré, dont il

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précise les versions et la diffusion et dont il donne les références des 222 manuscrits. Jérémy Loncke se livre au même travail pour le De proprietatibus rerum du franciscain Barthélemy l’Anglais, en reprenant et en améliorant les résultats obtenus précédemment par Heinz Meyer ; il aboutit à une liste de 317 manuscrits répartis en trois séries. Caroline Boucher étudie le passage des encyclopédies latines aux encyclopédies vernaculaires européennes durant les XIIIe et XIV e siècles (Brunetto Latini, Gossuin de Metz) ; elle le situe dans le vaste mouvement des traductions favorisé par Alphonse X et Charles V, dont l’ampleur n’est pas dépourvue de visées encyclopédiques. Ces cinq contributions apportent, à des titres divers, de nouveaux aperçus, bien qu’elles ne répondent pas au programme annoncé ; les six autres qui lui sont fidèles.

3 À la faveur d’une réflexion sur les arts libéraux et sur leur division en trivium et quadrivium, Godefroid de Callataÿ différencie nettement les encyclopédies latines (Martianus Capella, Boèce, Augustin d’Hippone, Cassiodore, Isidore de Séville, Jean Scot Érigène, Gilbert de la Porrée, Thierry de Chartres, Guillaume de Conches, Hugues de Saint-Victor) de leur homologue arabe (al-Kindī, al-Fārābī, al-Khwārizmī al-Kātib, al- ʻĀmirī, Ibn al-Nadīm, Ikhwān al-Ṣafāʼ, Ibn Sīnā). Ces derniers ne connaissent pas la notion d’art libéral. Dans leur entreprise encyclopédique, ils s’appuient sur une dichotomie entre les sciences traditionnelles (ou religieuses, ou islamique, ou arabes) et les sciences rationnelles (ou philosophiques, ou étrangères, ou grecques). Ils n’en introduisent pas moins un quadrivium de fait, alors qu’ils ignorent le trivium. L’arabe étant la langue de la révélation, les disciplines qui, dans le dār al-islām, relèvent des arts du langage appartiennent à la première série de la dichotomie et ont été précocement l’occasion de recherches. Celles qui se rattachent au quadrivium appartiennent à la seconde et ne deviennent un objet d’études qu’à partir des traductions gréco-arabes, sous les Abbassides. La réflexion sur la langue se développe donc dans une perspective originale, peu soucieuse d’un héritage grec qui est, en revanche, intégré aux disciplines mathématiques.

4 Carmela Baffioni traite prioritairement de l’influence des Ikhwān al-Ṣafāʼ (les Frères de la pureté) sur la minéralogie de Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī (auteur de la fin du Xe siècle et du début du XIe), tout en évoquant subsidiairement l’influence de la philosophie naturelle d’Aristote et des alchimistes grecs tant sur les Frères que sur al-Kirmānī. Mauro Zonta aborde le Traité du Jardin de Moses ibn ʻEzra, un philosophe et poète andalou du XIIe siècle, chez qui il retrouve notamment une influence de la littérature et des doctrines arabes.

5 À un quart de siècle d’intervalles, l’Iḥsāʼ al-ʻulūm d’Abū Naṣr al-Fārābī, l’Énumération des sciences (début du Xe siècle), a requis l’attention de Dominique Gundisalvi (vers 1150) et de Gérard de Crémone (vers 1175-1180). Sous le titre De scientiis, ce dernier en a fait une traduction de verbo ad verbum parsemée d’arabismes, après que son ainé, soit sous le titre de Liber de divisione scientiarum soit sur celui, également, de De scientiis, en avait fait une adaptation de bonne latinité où le fiqh, le droit musulman, et le kalām, le discours sur la foi musulmane, sont éliminés. Alain Galonnier inventorie minutieusement ces différences, qu’il explique par l’origine des auteurs : « l’autochtone Gundisalvi » est « un religieux ibère lettré (…) qui a vécu de front la rechristianisation d’une partie de l’Espagne» et qui transpose dans son texte « quelque chose de l’antagonisme de terrain dans lequel il baignait. » Quant à « l’allogène Gérard (…), (il) se déprend de tout recul critique et écarte les velléités d’analyse (…) ; il se soumet aux ouvrages qu’il duplique

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jusqu’à la servilité ou, selon le point de vue, au perfectionnisme ». De tels critères font peu de cas des dispositions philosophiques dont témoignent toutes les œuvres de Gundisalvi, alors que, de son côté, Gérard est animé tout au long de sa vie par des ambitions encyclopédiques, quel que soit le traité considéré (voir l’article de Charles Burnett cité p. 103, n. 5) : sa curiosité déborde le cadre des élucidations intellectuelles et se prolonge avec des enquêtes ethnographiques avant la lettre.

6 Gundisalvi s’est également inspiré d’al-Fārābī dans un autre de ses traités, le De ortu scientiarum. La contribution de Marie-Christine Duchesne et Monique Paulmier-Foucart retrouve les deux traités du Tolédan dans le Speculum maius de Vincent de Beauvais. Elle souligne la pertinence des extraits qui en sont donnés, qu’elle récapitule dans un tableau dressé dans l’annexe 2. Elle analyse la manière harmonieuse dont ces extraits se combinent avec des références latines traditionnelles. L’annexe 1 offre une traduction intégrale du De ortu scientiarum et l’annexe 3, tous les passages du Speculum doctrinale qui se rattachent à ce traité de Gundisalvi.

7 Iolanda Ventura s’intéresse à la Catena aurea entium du dominicain Henri de Herford (1300-1370). Il s’agit moins d’une encyclopédie que d’un manuel qui procède par questions et réponses, près de 5000 au total, distribuées en dix livres, hiérarchiquement disposés : ils conduisent de l’Ens divinum à l’Homo secundum se ipsum. Ventura y décèle la présence de textes traduits de l’arabe, tout en notant l’attitude de neutralité que l’auteur adopte dans les débats en cours chez les frères prêcheurs.

8 Bernd Roling illustre excellemment la finalité du volume. Il montre comment le roman philosophique Ḥay ibn Yaqẓān, Le vivant, fils de l’éveillé, de l’Andalou du XIIe siècle, Abū Bakr ibn Ṭufayl (l’Abubacer des Latins), a été commenté par Moïse de Narbonne au XIVe siècle, et comment ce commentaire a lui-même été glosé par le mentor de Pic de la Mirandole, le penseur juif Yohanan Alemanno. De sorte que les 900 conclusiones portent les traces du roman d’Ibn Ṭufayl. Les trois monothéismes ne se sont pas toujours repliés sur eux-mêmes pour mieux vanter leur supériorité.

9 Ces onze contributions ne sont pas toujours aisées à suivre par le même lecteur. Leur auteur ont tendance à oublier que peu d’historiens, sinon aucun, maîtrisent l’ensemble des cultures qui ont fleuri sur le pourtour de la Méditerranée pendant la seconde partie du millénaire médiéval et que peu de lecteurs, sinon aucun, peuvent entrer de plain- pied dans des recherches pointues dont l’ensemble couvre ces différentes cultures. Je reconnais que, pour le spécialiste, il n’est pas toujours facile de concilier une entrée en matière accessible à tous avec un exposé de haut niveau, lequel est seul à même d’apporter de nouveaux aperçus. Mais est-ce que « la lumière venue d’ailleurs » n’est pas aussi celle que l’expert émet et que l’honnête homme perçoit ?

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Science Translated. Latin and Vernacular Translations of Scientific Treatises in Medieval Europe, éd. Michèle Goyens, Pieter De Leemans et An Smets

Olivier Bertrand

RÉFÉRENCE

Science Translated. Latin and Vernacular Translations of Scientific Treatises in Medieval Europe, éd. Michèle Goyens, Pieter De Leemans et An Smets, Leuven, Leuven University Press, 2008, 478p. ISBN 978-90-5867-671-9

1 Ce recueil d’articles fait suite à un colloque organisé par l’Université Catholique de Leuven en 2004. Une préface, accompagnée de vingt-deux articles et deux index composent l’ouvrage publié aux éditions universitaires (K. U. Leuven). Les essais sont répartis en deux sections bien distinctes : la première étudie les traductions du grec, de l’arabe et de l’hébreu vers le latin, alors que la seconde s’intéresse plus particulièrement aux traductions du latin vers les langues vernaculaires (représentées par le français, l’italien et le néerlandais). Plusieurs domaines sont couverts par les analyses et le lecteur trouvera aussi bien des recherches sur la météorologie que des travaux portant sur la médecine ou les mathématiques. Ce qui fait incontestablement l’unité du recueil, c’est sans doute le travail sur la terminologie ainsi que sur la réception des grandes traductions des textes scientifiques au Moyen Âge.

2 Introduction. La contribution de José Lambert intitulée « Medieval Translations and Translation Studies : some preliminary considerations » (p. 1-10) fait office d’introduction générale concernant les problèmes généraux liés à la traduction même.

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Elle centre son étude sur l’importance de la culture et de la continuité dans le processus de traduction. Il s’agit là d’une parfaite entrée en matière qui ouvre la première partie du recueil.

3 Première partie. Les neuf articles jalonnant cette partie intitulée « Translations into Latin » ont un point commun que le titre résume à lui seul. Un premier groupe de contributions peut être facilement repéré : il s’agit de celles qui, à l’instar des articles de Charles Burnett (p. 11-34) et Carla Di Martino (p. 35-45), s’intéressent particulièrement aux traductions provenant de l’arabe. Ces derniers montrent combien la traduction des textes arabes en latin fut riche : le premier en remontant la piste des révisions manuscrites (s’y côtoient pêle-mêle Aristote, Avicenne, Jean de Séville), le second se penchant plus volontiers sur le cas singulier de la traduction latine de l’ Epitomé du De Sensu d’Averroès, non sans avoir préalablement et fort judicieusement effectué quelques rappels sur les traditions arabe et latine des œuvres traduites d’Aristote. José Manuel Fradejas Rueda (p. 59-72) donne quant à lui une autre pratique de traduction de l’arabe en latin avec le cas du Calendrier de Cordoue traduit par Gérard de Crémone au XIIe siècle. Mais cette partie contient également des articles orientés plus largement sur les méthodes et choix de traduction, par exemple, celui d’Ilya Dines (p. 73-90) qui suit pas à pas le destin du shafan sela, nom d’un animal attesté dans la Bible, mais qui connut quelques traductions malheureuses au cours des siècles, ce qui ne fut pas sans poser certains problèmes d’interprétation. Outi Merisalo et Päivi Pahta (p. 91-104) retracent avec justesse l’histoire de la tradition manuscrite latine du De spermate du pseudo-Galien, conservé aujourd’hui dans quarante-deux manuscrits. Dans un article érudit et passionnant intitulé « Aristotle, his Translators, and the Formation of Ichthyologic Nomenclature » (p. 105-122), Pieter Beullens entraîne son lecteur dans le monde de l’ichtyologie et montre magistralement de quelle manière les traductions d’Aristote au Moyen Âge définissent en latin une nomenclature lexicale qui (re)dessine un nouveau vocabulaire ichtyologique. Les deux dernières contributions de la première partie ont aussi Aristote comme toile de fond et ses traductions latines comme objet d’étude. Iolanda Ventura (p. 123-154) défait les nœuds créés par les traducteurs, commentateurs des Problemata, alors que Craig Martin (p. 155-180) explore les atouts des traductions tardives du livre IV des Météorologiques à la Renaissance, et les compare avec celles du Moyen Âge dont, en autre, l’œuvre de Guillaume de Moerbeke (XIIIe siècle).

4 Deuxième partie. La deuxième partie du recueil a pour titre « Translations into the Vernacular » et regroupe treize articles divers qui traitent de mathématiques, de médecine, d’astronomie, de fauconnerie, etc. Joëlle Ducos s’interroge sur les spécificités des traductions vernaculaires (pratiques de traduction, présence d’un prologue, nature des textes traduits, choix du lexique dans les traductions, etc.) dans un article intitulé « Traduire la science en langue vernaculaire : du texte au mot » (p. 181-195) ; concis et clair, cet article à lui seul résume magistralement les grands enjeux des traducteurs du Moyen Âge. Alessandro Vitale-Brovarone quant à lui (p. 197-220) développe quelques cas précis de traduction (ce qu’il appelle les « mots sans mémoire ») et illustre l’acte même de la traduction par des personnes (Dino Dini, Simon de Gênes, Dominique Gundisalvi et Laurent de Premierfait) et par des techniques (le glossaire). Il montre ainsi qu’il est délicat et inadéquat de résumer l’acte de traduction par le seul « fait formel de passage d’un texte écrit à un autre texte écrit » (p. 213). Plusieurs articles s’intéressent à la médecine et aux traductions en langues vernaculaires. Ainsi, Laurence Moulinier-Brogi traite-t-elle d’uroscopie (p. 221-241) en latin et en vernaculaire,

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Marianne Elsakkers d’avortement et d’embryologie (p. 377-413) en retraçant l’héritage classique et antique des savoirs puis en illustrant les connaissances médiévales en la matière. Enfin Erwin Huizenga (p. 415-448) et Orlanda Lie (p. 449-466) présentent les traductions et traducteurs néerlandais d’ouvrages chirurgicaux du Moyen Âge. On notera avec intérêt quelques autres articles de grande qualité : celui de Géraldine Veysseyre (p. 331-359) intitulé « Le Livre des propriétés des choses de Jean Corbechon (livre IV), ou la vulgarisation d’une encyclopédie latine », qui décrit très finement le « savoir-faire d’un traducteur professionnel » et montre le résultat de sa traduction. Évoquons également la contribution d’Hiltrud Gerner (p. 263- 286), qui étudie scrupuleusement et avec brio plusieurs termes appartenant au monde de l’astronomie dans la traduction française du Compendium theologicae veritatis (XIII e siècle). Notons enfin l’article d’An Smets et Magali Toulan (p. 311-330), qui se concentre sur un lexique bien singulier, celui des accessoires des faucons et des fauconniers dans deux traductions françaises de traités de fauconnerie (le De arte venandi cum avibus de Frédéric II et le De falconibus d’Albert le Grand).

5 In fine, le recueil dirigé par Michèle Goyens, Pieter de Leemans et An Smets est d’une grande rigueur scientifique et d’un intérêt incontournable, tant dans la variété de ses exemples que dans la nature exemplaire des contributions qui le parcourent. À ce titre, il est une référence et un réel apport dans l’étude des traductions au Moyen Âge.

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Le rommant de l’abbregement du siege de Troyes, éd. Stefania Cerrito

Laurent Brun

RÉFÉRENCE

Le rommant de l’abbregement du siege de Troyes, éd. Stefania Cerrito, Aix-en-Provence, Presses de l’Université de Provence (« Senefiance » 55), 2010, 360p. ISBN 978-2-85399-731-7.

1 On oublie parfois que la collection « Senefiance », bien connue pour la publication des actes du colloque annuel du CUER MA, accueille également des monographies ou des éditions critiques. Ces éditions ont toutes pour mérite de tirer de l’oubli un texte dont l’édition est trop ancienne ou, comme dans le cas du texte publiée par S. Cerrito, de faire connaître un texte jusqu’ici inédit et à peu près inconnu.

2 S’inscrivant dans le vaste corpus de textes français portant sur le mythe troyen, Le rommant de l’abbregement du siege de Troyes a bien sûr été commenté par Marc-René Jung dans sa Légende de Troie en France au Moyen Âge (Tübingen / Basel, Francke, 1996), mais celui-ci lui avait déjà consacré une étude beaucoup plus détaillée dans la revue Pluteus (6-7, 1988-1989, p. 5-44), étude qui comprend aussi une transcription des 900 premiers vers.

3 L’ouvrage de S. C. propose tout ce qu’on est en droit d’attendre d’une édition soignée qui cherche à présenter le texte sous ses aspects essentiels. Après une description détaillée du manuscrit unique (Valenciennes, BM, 461), l’éditrice présente rapidement les quatre œuvres qui s’y trouvent : Le roman de Mélusine par Coudrette (f. 3r-125r) ; Le rommant de l’abbregement du siege de Troyes (f. 127r-200r) ; L’abbregiet des cronicques de Troyes (f. 201r-205r), œuvre rebaptisée L’abrégé du siège de Troie par S. C. ; et Le livre des deduis du roy Modus et de la royne Ratio par Henri de Ferrières (f. 208r-333r), sans la partie intitulée Le songe de pestilence, qui accompagne généralement le texte.

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4 Dans le chapitre « Contexte historique », l’éditrice replace les textes du manuscrit de Valenciennes dans leur contexte à la cour de Bourgogne peu de temps après la création de l’Ordre de la Toison d’or en 1430 et les conquêtes des Turcs au Proche-Orient. La Toison d’or occupe en effet une place centrale au sein de l’État bourguignon, en ce que cet ordre de chevalerie joue un rôle unificateur essentiel à l’égard des diverses possessions bourguignonnes en apaisant et contrôlant les velléités et ambitions des princes placés sous l’autorité du duc de Bourgogne. L’ordre cultive ainsi un idéal où la figure païenne de Jason incarne le modèle ultime de chevalerie en même temps que la piété de la cour s’exprime à travers les projets de croisade qui visent la reconquête des lieux saints, tombés aux mains des Turcs. C’est dans cet esprit qu’est célébré le Banquet du Faisan à Lille en 1454, un an à peine après la prise de Constantinople, fête où les personnages mythiques sont à l’honneur, tout particulièrement les héros troyens (Jason, Hercule, etc.) et Mélusine, ce qui n’est pas sans rappeler le choix de textes du manuscrit de Valenciennes.

5 En qui concerne le manuscrit, S. C. conclut le chapitre 3 en avançant qu’il aurait été commandé pour un jeune membre de la famille de Croÿ (p. 30) et réalisé dans le Hainaut (p. 31, note 1). Ces hypothèses s’appuient essentiellement sur trois faits : 1) il y a une communauté d’idées entre les textes du manuscrit et le Banquet du Faisan ; 2) la langue picarde du manuscrit pourrait être celle du Hainaut ; 3) Charles de Croÿ en est le premier possesseur connu. Toutefois, dans l’état des connaissances, cette interprétation des faits ne peut être qu’hypothétique : en effet, 1) la probabilité que ce soit le hasard qui ait amené les quatre textes du manuscrit à être copiés ensemble est tout de même assez importante, d’autant plus que le traité d’Henri de Ferrières ne possède pas de relation particulièrement étroite ni avec les autres textes ni avec le contexte bourguignon ; 2) la langue est picarde, mais elle ne présente aucun trait spécifiquement hennuyer ; 3) le premier possesseur connu n’est pas nécessairement le commanditaire du manuscrit, celui-ci ayant pu être acheté hors du Hainaut. Même si cela n’affecte guère notre compréhension du texte ici édité, ces remarques se veulent tout de même un appel à davantage de précautions dans la formulation de conclusions sur l’origine du manuscrit et du texte.

6 Le chapitre « Langue », qui présente une étude linguistique approfondie du Rommant, s’insère curieusement entre l’étude du texte et de son contexte, alors qu’il aurait certainement été plus judicieux de le réserver, comme on le fait habituellement, à la fin de l’introduction, avant les critères d’édition. Cette étude distingue avec raison les traits imputables au copiste de ceux qui sont dus à l’auteur. Très souvent, l’éditrice joint aux phénomènes constatés une mention sommaire de la fréquence de chacun d’eux, ce qui permet de se faire une bonne idée de la régularité (ou de l’irrégularité) des phénomènes en question. Malheureusement, les fréquences n’apparaissent pas toujours, comme dans le cas de « a + yod latin ou roman > a », « Deus, -(a)eus », « e ouvert libre > -ie- -e- », « melius », etc. Dans certains cas, il est toutefois possible, grâce au glossaire exhaustif, de retrouver la fréquence, mais c’est là un exercice quelque peu fastidieux pour le lecteur. Si les notes de ce chapitre sont dans l’ensemble très riches et pertinentes, il semble, par contre, qu’il faille souligner l’utilisation plutôt ambiguë du substantif « confusion » et du verbe « confondre » ; on trouve par exemple la remarque suivante :

7 « Confusion de -mbl- avec -mpl-. On observe la rime temple : ensamble (3117-3118). Sans écarter la possibilité que cette rime soit défectueuse, on peut aussi considérer

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l’hypothèse que l’auteur confonde les deux groupes consonantiques soit par le voisement de -p-, soit plus probablement par le dévoisement de -b- ».

8 Quel sens revêtent « confusion » et « confonde » dans ce contexte ? Entend-on que l’auteur ne perçoit aucune différence entre les deux groupes consonantiques ou bien qu’il fasse le choix conscient de les considérer comme des équivalents phonologiques à la rime ? Il est plus probable que ce soit plutôt un effort délibéré de forcer la rime étant donné la rareté des termes en -mpl- car, en effet, dans le reste du texte, on trouve de nombreux exemples de rimes en -mbl- mais très peu en -mpl-.

9 Après un aperçu détaillé du contenu du poème, l’éditrice présente de façon quelque peu désordonnée une étude qui aborde assez longuement les principaux aspects du texte, notamment son inscription dans la tradition des ouvrages portant sur la matière troyenne, ses caractéristiques formelles, les techniques d’abréviation employées par l’auteur.

10 Sur le plan de la forme, l’ouvrage est soigneusement présenté, les coquilles sont rares, les styles adoptés sont appliqués de façon rigoureuse et les systèmes de renvois sont précis et efficaces. Si le choix des polices et la disposition des notes laisse à désirer (ce qui n’est, du reste, qu’une question de goût), on peut par contre se demander s’il n’aurait pas été plus judicieux de numéroter les chapitres, d’une part, et, d’autre part, de ne pas numéroter individuellement les 4712 vers du texte mais plutôt de les numéroter de quatre en quatre afin d’alléger la mise en page.

11 Le fait que notre critique ne porte que sur des points très mineurs de l’ouvrage en question est tout à fait révélateur de sa très grande qualité et de son extrême rigueur. S. C. nous offre ici un texte sûr, une riche introduction et des notes précises et pertinentes qui permettent au lecteur d’aborder en toute confiance Le rommant de l’abbregement du siege de Troyes.

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Trois tragédies humanistes : Achilles d’Antonio Loschi, Progne de Gregorio Correr, Hiensal de Leonardo Dati, éd. et trad. Jean-Frédéric Chevalier

Alain Cullière

RÉFÉRENCE

Trois tragédies humanistes : Achilles d’Antonio Loschi, Progne de Gregorio Correr, Hiensal de Leonardo Dati, éd. et trad. Jean-Frédéric Chevalier, Paris, Les Belles Lettres (« Les Classiques de l’humanisme »), 2010, 402p. ISBN 978-2-251-34495-9.

1 Au début du XIVe siècle, le premier humanisme italien découvre la tragédie à l’antique. Une nouvelle lecture de Sénèque permet de redéfinir un genre qui se distingue, tant par la forme que par le fond, de la poésie épique. L’Ecerinis d’Albertino Mussato, qui ouvre la voie en la matière, restaure le modèle ancien, mais sans rompre avec les réalités tragiques du monde contemporain. Il en résulte une écriture plus nuancée qu’il n’y paraît, la vision d’un univers dans lequel la Providence divine est tout autant que Jupiter capable de contenir les abominations humaines et les coups du destin. Les trois pièces latines qui sont ici présentées se situent directement dans la lignée de Mussato. Tout en traitant de sujets mythologiques ou historiques, avec de fortes réminiscences littéraires, ces œuvres de jeunesse s’inscrivent aussi dans un certain cadre social et politique.

2 Originaire de Vicence, Antonio Loschi (c. 1368-1441) a fréquenté les cercles littéraires et mené une carrière de secrétaire courtisan, bénéficiant surtout de la protection des Visconti, qui ont exercé leur domination sur plusieurs grandes villes du nord de l’Italie jusqu’au milieu du XVe siècle. C’est peut-être en leur honneur qu’il composa vers 1390 son Achilles, tragédie en cinq actes qui doit beaucoup à la manière sénéquienne mais

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bien peu à la légende homérique. Il y relate la mort du héros en se conformant aux versions romanesques tardives qui ont circulé au Moyen Âge. Au premier acte, on voit Hécube, ravagée par la mort d’Hector, qui pousse Pâris à tendre un piège à Achille : il s’agit de l’attirer pour l’abattre dans le temple troyen d’Apollon, en lui laissant croire que la princesse Polyxène, dont il s’est épris, lui sera donnée en mariage comme signe de réconciliation. Au cours de l’acte II, Achille, qui a vaincu ses scrupules, se laisse conduire vers le temple par un émissaire. Dans l’acte suivant, alors qu’il est déjà tombé, victime d’une flèche décochée par Pâris, Hécube et Priam savourent leur victoire sans prêter attention aux prophéties de Cassandre. Au cours de l’acte IV, le chœur des Grecs apprend d’un messager la mort d’Achille. Le dernier acte montre Agamemnon et Ménélas, éclairés par le devin Calchas, qui expriment leur détermination nouvelle et s’assurent de leur victoire, tandis que le chœur rappelle pour finir le cours imperturbable des destinées. Forcément incantatoire, la pièce n’est pas pour autant statique. D’une part, les protagonistes ne dialoguent pas inutilement et l’action progresse. D’autre part, l’intensité dramatique y est sensible, car en voyant aboutir le piètre complot des Troyens on comprend que leur satisfaction irréfléchie va être vite submergée par l’offensive du camp adverse qui, une fois la tristesse surmontée, sera comme galvanisé par la perte d’Achille. On sait aussi que celui-ci s’unira malgré tout à Polyxène qui, après avoir été un appât dérisoire, deviendra alors un enjeu d’outre- tombe. Mais ici tout n’est pas dit et, avec une sorte d’intuition heureuse, Loschi ne nous montre jamais la jeune fille. Il invente, à sa façon, le silence tragique, ce qui n’est pas particulièrement sénéquien.

3 La seconde pièce, Progne, est sans doute, tant par sa structure que par ses personnages monstrueux, beaucoup plus proche des modèles latins. Elle reflète l’inspiration profondément humaniste de son auteur, le Vénitien Gregorio Correr (1409-1464), qui cultiva ses goûts littéraires avant de se consacrer, pendant la seconde moitié de sa vie, à une carrière religieuse. Deux versants qui ne furent pas tout à fait opposés, car il arrive bien souvent que les écrits palinodiques conservent des accents très profanes, tandis que les poèmes de jeunesse sont empreints de spiritualité. C’est le cas de cette Progne, qui emprunte à Ovide le mythe de Philomèle en le nourrissant d’influences diverses, en l’enrichissant de significations allégoriques et en substituant aux métamorphoses lyriques attendues des mutations moins spectaculaires mais autrement plus violentes qui étoffent le genre tragique. La pièce de Correr, qui vise à établir un paroxysme de la fureur, est d’une vertigineuse rapidité. Le chœur y trouve à peine le temps de lamenter et son rôle final est escamoté. La tragédie s’achève par des éclats de voix de plus en plus brefs, un échange qui s’exténue entre Procné et son époux Térée, comme marqué par l’épuisement d’une rivalité et d’une jouissance inhumaines. Tout compte fait, on se demande si le personnage qui a subi la plus effroyable métamorphose n’est pas au fond Philomèle. Ovide avait pris soin d’en faire une jeune fille riche et belle que Térée s’efforçait vainement de séduire ; à la fin, gênée d’être devenue malgré elle rivale de sa sœur, elle participait au meurtre de façon mécanique, comme pour se racheter. Chez Correr, elle se fait également complice de sa sœur, mais le contraste est d’autant plus saisissant qu’elle nous était d’abord apparue sous les traits d’une vierge martyre. La sainteté devient ainsi plus immonde que la maternité. L’horreur est ici, au-delà du meurtre, celle du sacrilège.

4 Composée vers 1440 par le Florentin Leonardo Dati (c. 1408-1472), peut-être à l’occasion d’un concours poétique, la tragédie Hiensal s’inspire de quelques chapitres de Salluste. Elle relate la rivalité de deux demi-frères, Jugurtha et Hiempsal, qui se disputent le

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trône de Numidie. Cette pièce bavarde et démonstrative, à l’opposé des deux précédentes, semble beaucoup plus proche de Sénèque le philosophe que de Sénèque le tragique. La présence de nombreux personnages allégoriques l’apparente aux anciennes moralités, mais sans l’arrière-fond du christianisme médiéval. Ces abstractions, à savoir Envie, Ambition, Modestie, Discorde ou Perfidie, qui s’agitent sur scène comme des divinités subalternes et qui courent des cieux aux enfers, ne semblent pas obsédées par les destinées humaines, même si elles peuvent les modifier. En somme, elles ne constituent pas un destin mais sont simplement facteurs de désordre. L’argument tragique en témoigne, puisque l’on assiste à un étonnant retournement : plein du fiel de l’envie, Hiempsal complote contre Jugurtha qui incarne, par sa bravoure, le prince idéal, mais à la fin c’est Jugurtha, plus ou moins complexé par sa naissance obscure, qui fait assassiner Hiempsal et ses proches. Surenchère de l’envie en quelque sorte, qui débouche sur la désolation et annonce la ruine du royaume numide. Le cinquième acte réitère les inquiétudes des prêtres et des prophétesses, fait entendre la clameur de divers messagers et la plainte des mères dont les fils sont tombés sous les armes de Jugurtha. En définitive, on ne peut pas dire que les hommes aient été victimes d’une aveugle fortune ou d’un ordre divin. Ils ont simplement été taraudés par l’Envie, qui n’est ni péché ni passion, mais qui leur est si commune qu’elle semble être une force extérieure funeste qui les visite et les accable tour à tour. Ce n’est pas la moindre originalité de Dati que d’avoir donné ici une pièce qui n’est ni chrétienne, ni sénéquienne, ni même strictement tragique.

5 On le voit, ces trois œuvres italiennes des XIVe et XV e siècles, assez proches par le contexte, présentent de considérables différences, offrant des perspectives expérimentales, constituant une sorte de laboratoire de la tragédie moderne. On mesure difficilement leur réception au cours des deux siècles suivants. L’Achilles, sans être attribuée à Loschi, n’a été publiée qu’en 1636. La pièce de Correr, imprimée d’abord à Venise en 1558, a eu plus d’audience. Celle de Dati est restée manuscrite. En revanche, avec notre goût renouvelé pour tout ce qui relève de la tragédie humaniste, elles ont fait toutes trois l’objet d’éditions critiques au cours de ces dernières décennies et ont été traduites en anglais, en italien ou en allemand.

6 En réunissant ce corpus, Jean-Frédéric Chevalier prend une part active aux chantiers ouverts. Déjà vulgarisateur et traducteur de Mussato (Les Belles Lettres, 2000), auteur de nombreux articles sur ces questions, il nous propose ici une édition à la fois accessible et savante. Les textes sont d’abord établis selon les critères scientifiques requis, après réexamen de toutes les versions imprimées et manuscrites. De nouvelles recherches sur les sources, l’intertextualité et les loci similes donnent ensuite un plus vif éclairage sur l’environnement culturel des auteurs. Enfin, et ce n’est pas un maigre avantage pour ceux qui goûtent au latin sans toutefois le lire couramment, le texte porte en regard, et pour la première fois, une traduction en français, aussi précise que limpide.

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Noëlle Deflou-Leca, Saint-Germain d’Auxerre et ses dépendances (Ve-XIIIe siècle)

Marie-Céline Isaïa

RÉFÉRENCE

Noëlle Deflou-Leca, Saint-Germain d’Auxerre et ses dépendances (Ve-XIIIe siècle), Saint- Étienne, PUSE, 2010, 773p. ISBN 978-2-86272-455-3.

1 L’intention première de Noëlle Deflou-Leca était d’étudier les dépendances monastiques : l’absence d’une terminologie immuable pour désigner les prieurés et tous les autres établissements placés sous le contrôle d’une abbaye-mère ne peut pas en effet laisser croire que tous les monastères du haut Moyen Âge vivaient dans un splendide isolement. L’état de la documentation, moins lacunaire pour Saint-Germain d’Auxerre qu’ailleurs grâce aux Gesta episcoporum, aux Gesta abbatum et au Grand cartulaire notamment, pouvait laisser croire à la possibilité d’une telle enquête sur le temps long, de la fondation de l’oratoire par saint Germain (av. 448) jusqu’à la mise par écrit du petit cartulaire de la pitancerie (vers 1295). Malgré sa maîtrise d’une documentation d’archives considérable, l’auteure a estimé dans un second temps qu’elle ne pouvait pas offrir une fresque aboutie de ces relations de dépendance : pour quelques prieurés mieux documentés (Saint-Léger de Champeaux, Saint-Florentin) combien de dépendances peu connues (Vay, Egry, etc.) ? Elle a donc transformé son enquête en une histoire globale des réseaux de Saint-Germain, soit une histoire de l’abbaye à travers les hommes qui en soutiennent la croissance et le rayonnement, donateurs et abbés, solidement appuyée sur la connaissance de ses implantations secondaires. L’humilité de la démarche est une vraie leçon de méthode : l’histoire sociale de l’aristocratie qui accompagne le développement de Saint-Germain d’Auxerre est fondée sur l’étude concrète des lieux, des bâtiments, des terroirs.

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2 L’histoire commence à Auxerre, sous le pontificat de Germain qui fait construire un oratoire, dédié aux martyrs d’Agaune, où il est inhumé (448). Avant le VIIIe siècle, la communauté de clercs qui dessert la nécropole est transformée en communauté monastique (ca. 657-666 ?), sans doute à la faveur du mouvement de réforme initié par la reine Bathilde (p. 69-70 et p. 136-137). Elle bénéficie de dons sporadiques, notamment de la part du roi Charles le Chauve, qui permettent au Xe s. de dresser un premier inventaire de ses lieux d’influence, au nord d’Auxerre jusqu’au cours de l’Armançon davantage qu’au sud, dans la vallée de l’Yonne. Le réseau monastique naît alors de l’affiliation souple de Saint-Baudèle de Cessy (entre le VIIe et le IXe s.) et de Moutiers/ Notre-Dame-de-Melederat (peut-être dès sa fondation vers 730 et avant 864) à Saint- Germain. Ce dernier rapprochement, sanctionné par un diplôme de 864 qui réunit le patrimoine des deux établissements, se comprend dans le contexte d’un contrôle welf accru sur Auxerre et Saint-Germain : les moines de Moutiers, volontaires pour rejoindre l’abbaye auxerroise, chercheraient à tirer profit de la faveur carolingienne dont elle bénéficie sous Charles le Chauve. Si les évêques d’Auxerre continuent néanmoins à veiller sur Cessy comme sur un monastère épiscopal au début du Xe s. (p. 103, p. 191), c’est sans doute parce que Saint-Germain elle-même, confrontée à la naissance de la principauté en Bourgogne de Richard le Justicier (p. 150, p. 163, p. 200-201), est trop affaiblie par la tutelle laïque que le comte lui impose (ca. 893-901) pour relever Cessy ruinée par un raid normand (ca. 911). Ce sera donc l’œuvre de l’évêque d’Auxerre Gualdric.

3 Les évêques sont en effet durant trois siècles les premiers bienfaiteurs de Saint- Germain, soit qu’ils comblent le monastère de biens par fidélité à l’action de Germain lui-même, soit qu’ils exercent de fait sur le pagus d’Auxerre un monopole politique, en véritables princes-évêques au cours du premier VIIIe siècle. En même temps que Pépin III met un terme à l’anomalie de l’episcopatus auxerrois (vers 757), méthodiquement dépouillé (p. 139), les générosités épiscopales en biens-fonds se tarissent alors au profit de dons d’objets précieux : désormais, ce sont les rois carolingiens qui sont les premiers bienfaiteurs de l’abbaye, qui s’enrichit de ces transferts en propriété plénière de villae plutôt que de manses (p. 178-189). Cette protection a un prix : la Règle de saint Benoît, dans sa version retouchée à Aix (816-817) n’est pas reçue sans réticence à Saint- Germain, où la liberté d’élection abbatiale doit être confirmée en 835 ; de toute façon, les Carolingiens installent des abbés laïcs à la tête du monastère, dont Hugues l’abbé ou deux fils de Charles le Chauve. Le patrimoine s’en trouve mieux géré et plutôt accru, et les moines, protégés par la création d’une mense monastique en 853, recherchent cette protection royale rapprochée. Les Welfs ralliés à Charles le Chauve – plutôt qu’une trop large « aristocratie carolingienne » (p. 151) – poursuivent à la fin du IXe s. l’œuvre inaugurée par le souverain. C’est une question de statut social – l’aristocrate et le roi doivent être généreux et protéger les moines. C’est aussi l’expression de leur attachement fidèle au culte de saint Germain (donations de Clotilde, du comte Conrad Ier, p. 190), soutenu par une forte espérance eschatologique.

4 La naissance du réseau monastique fait l’objet de la 2e partie. Le Xe siècle est à Saint- Germain celui du relâchement de l’observance monastique : c’est du moins ce que les sources critiques du XIIIe s. laissent penser. L’auteure est prête à les croire sur parole et à faire des principats de Richard le Justicier (m. 921), de ses enfants puis d’Hugues le Grand (936-956), qui cumulent tous les honores auxerrois, l’apogée de la décadence. C’est alors à l’un des fils d’Hugues le Grand, le duc de Bourgogne Henri (m. 1002), que

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revient comme abbé laïc probable (965-987/988) la tâche de rétablir la vie monastique à Saint-Germain. La réforme est une remise en ordre conjoncturelle au moment où Hugues, frère d’Henri, monte sur le trône (987) et prétend construire la nouvelle légitimité dynastique sur le rôle de protecteurs des moines qu’endossent les Capétiens. Elle survient aussi dans le contexte favorable de l’expansion clunisienne : selon un processus plusieurs fois attesté, le grand abbé laïc Henri fait appel à un abbé clunisien réformateur – ici Maïeul – qu’il connaît personnellement et admire. Au bout d’un temps bref d’explication par l’exemple des nouvelles coutumes, Maïeul renonce à son tour à son multi-abbatiat (989) au profit de son disciple Heldric (m. 1010). Reste au duc de Bourgogne à restituer au monastère des droits, parfois inféodés au comte de Nevers Landri, puis à enrichir Saint-Germain par le don de Saint-Léger de Champeaux et la confirmation de Cessy (994) dont il reste l’avoué, tandis que son frère, l’évêque d’Auxerre Héribert, lui transfère onze églises. C’est à une abbaye au patrimoine restauré que les rois Hugues puis Robert le Pieux confèrent la libre élection de l’abbé (994), puis l’exemption (entre 1002 et 1010), qu’Heldric s’empresse de rendre plus vénérable par une série d’interpolations qui la font remonter à 859.

5 En trois générations (989-1070), Saint-Germain prend alors la tête d’un véritable réseau : Saint-Léger, relevé par Théodrade, abbesse d’Argenteuil, dans le contexte de la réforme monastique des années 810, lui est offert par le duc Henri qui y impose la présence d’au moins huit frères dirigés par un prieur ; deux autres fondations carolingiennes (Saint-Sauveur en Puisaye par le comte Ermenold vers 772-800 ; Saint- Pierre de Decize) sont rattachées à Saint-Germain par le comte de Nevers autour de 1020. Cette générosité vise sans doute à prendre la succession du duc Henri comme bienfaiteur de l’abbaye auxerroise, pour mieux prétendre à l’honor de comte d’Auxerre lui-même (sur les donations de Landri, voir aussi p. 356-357). De fait, Renaud, fils de Landri, prend le titre de comte d’Auxerre (1031) puis confirme les donations paternelles (1032-1040), largesse peu coûteuse puisque Decize ne lui appartient pas vraiment mais a été usurpé à Montier-en-Der. Quant à l’abbaye Saint-Valentin de Griselles, fondée par la famille des comtes de Tonnerre (1018), elle entre vraisemblablement dans la dépendance auxerroise après le mariage de Guillaume comte de Nevers-Auxerre avec Ermengarde fille de Renaud de Tonnerre (ca. 1060-1065) : c’est, avec Monthiérault et Saint-Florentin (ca. 1037-1042, voir la discussion p. 258), la dernière abbaye carolingienne rattachée, à la faveur d’une période de décadence, à Saint-Germain d’Auxerre. L’expansion du réseau monastique s’opère en effet, après le milieu du XIe s., davantage à la faveur de fondations nouvelles (Châtillon-en-Bazois) et de transformations d’églises (Bercenay, Egry en Gâtinais) que d’affiliations. Elle est permise par un accroissement du temporel (78% des donations connues par les Gesta ont lieu au XIe s.), à la faveur de restitutions (48% des donations) de sanctuaires et de droits plus que de biens fonciers : le cas de Saint-Germain n’a rien d’original dans le contexte du XIe siècle grégorien. Les donateurs issus de la haute aristocratie comme ailleurs alternent avec l’abbaye des épisodes de générosité ostentatoire et de plaintes mesquines. Les vicomtes et les seigneurs imitent davantage l’âpreté des comtes ; les chevaliers et les humbles leur largesse.

6 La crise du milieu du XIe s. que traverse Saint-Germain est davantage originale : l’abbaye, privée d’abbé (1052-1064), passe après 1058 de la tutelle des comtes de Nevers, vassaux du roi capétien et alliés du nouvel évêque d’Auxerre Geoffroy (1052), à celle des comtes de Blois-Champagne, alliés du duc de Bourgogne Robert, qui voient se concrétiser leur politique de générosité sélective (don de Saint-Florentin vers 1040).

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Surtout, l’intervention d’Urbain II qui dépose pour faute grave l’abbé Guibert en 1096, conduit à remettre temporairement le gouvernement de l’abbaye entre les mains de l’évêque d’Auxerre Humbaud : « Urbain fit de discrets reproches (increpavit, à corriger note 43 p. 292 ; in crastino à rétablir a contrario note 58 p. 295) à l’évêque Humbaud au sujet de sa négligence ; puis, lui ayant remis le bâton [abbatial] que lui avait rendu [l’abbé jugé] Guibert, il lui dit avec douceur : Veille, mon fils, à te montrer prudent et à apporter un soin plus attentif à cette Église qui a été soumise à ton gouvernement selon la disposition des pères qui t’ont précédé. » (une traduction possible pour la p. 292). Le rétablissement de l’autorité de l’ordinaire sur un monastère exempt est nécessaire : il est accepté par la communauté monastique, qui refuse en revanche une restauration qui passerait par l’affiliation à Cluny. Il faut trois ans de négociations pour que la solution choisie par Urbain II, le comte de Blois Eudes et Hugues de Semur s’impose : Hugues de Montaigu, neveu de l’abbé de Cluny, devient abbé de Saint-Germain (ca. 1099) et Cluny dispose désormais de la faculté de choisir l’abbé auxerrois. Les évêques d’Auxerre, appuyés par les comtes de Nevers, gardent le pouvoir d’investir l’abbé par le bâton.

7 Les sources manquent ensuite pour comprendre les causes de l’accroissement du réseau monastique au XIIe s., que permettent de décrire les confirmations pontificales (étudiées en série p. 348-350) qui s’échelonnent entre Pascal II (1107) et Innocent III (1198). Ici l’initiative laïque (Saint-Vérain ; La Chapelle-aux-Chats ? ; Pesmes) rencontre l’assentiment des moines ; là les moines transforment une église en prieuré, plus riche (Mazille) ou plus modeste (Sommecaise) ; à Beaumont enfin, ils fondent une dépendance. Autour de ces nouvelles dépendances, l’abbaye consolide et enrichit son temporel avec une belle continuité géographique par rapport aux implantations carolingiennes.

8 Quelles nouveautés apporte le « beau XIIIe siècle » (3 e partie) ? Les moines de Saint- Germain conservent avec leurs voisins laïcs les mêmes relations faites d’arbitrages et de partage des droits seigneuriaux – comme avec les autres communautés religieuses, cisterciens de Pontigny ou chanoines d’Auxerre. La vraie nouveauté est plutôt l’effort de Saint-Germain pour s’affranchir de la tutelle clunisienne : au terme d’une action à Rome de douze ans (1244-1256), les moines auxerrois obtiennent leur soustraction d’obédience. Ils financent cette longue procédure par la vente de leurs droits seigneuriaux (15% de la somme à réunir), mais aussi en recourant à une libre contribution de leurs dépendances (46%), les ventes de biens fonciers continuant d’être proscrites. Les finances doivent être suffisamment rétablies sous l’abbé Jean de Joceval (1243-1277) pour que le convent ose lancer les travaux d’érection de l’abbatiale gothique, « parce que l’abbé jugeait indigne que le serviteur soit mieux logé que son maître et qu’il ne voulait pas demeurer longtemps, autre David, dans une maison de cèdre alors que l’arche de Dieu restait sous la tente » (Gesta abbatum, note 40, p. 415, suggestion de traduction). L’abbatiat de Jean de Joceval marque ainsi l’entrée dans une période calme et prospère, qui permet l’enrichissement du trésor liturgique et la rédaction des deux cartulaires, puis des Gesta abbatum.

9 Est-ce parce qu’elles sont dès lors mieux connues ? Les relations sociales des frères semblent modifiées au XIIIe siècle : les grands aristocrates disparaissent de la liste des bienfaiteurs, à commencer par les évêques d’Auxerre. Il est vrai que les abbés, depuis 1186, attaquent méthodiquement les privilèges épiscopaux : limitation des droits de gîte, port de la mitre par l’abbé (p. 424-425 puis 430-431), interdiction faite à l’évêque

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d’excommunier les frères, etc. Mais les comtes d’Auxerre ne sont pas plus généreux : tout juste Pierre de Courtenay (m. 1218) puis sa fille Mahaut/Mathilde (m. 1257) fondent-ils un service anniversaire ; les comtes de Champagne revendiquent plus qu’ils ne l’exercent la protection sur Saint-Germain. C’est laisser d’autres famille de moindre importance occuper la place devenue vacante, comtes de Joigny, comtes de Sancerre, vicomtes de Saint-Florentin, petits nobles (31% des bienfaiteurs) ou roturiers (28%), les donateurs du XIIIe s., plus humbles, sont aussi plus proches des frères qui leur louent des parcelles ou les emploient comme artisans (charpentiers) ; le moment venu, les frères recueillent naturellement les dons pro remedio animae de ces familles amies ou clientes. Les dons, éventuellement réitérés, demeurent en effet pour un laïc le principal moyen de nouer des liens avec l’abbaye (70% des cessions aux XIIe et XIIIe s.), même si quelques fidèles échangent aussi des biens avec Saint-Germain (4%) ou les abandonnent (restitutions, déguerpissements, 6%). La nouveauté vient de l’apparition de contrats de vente (20%) Pour reprendre la terminologie de B. Rosenwein, le passage de la gift economy à la market economy à Auxerre est donc tardif et hésitant par rapport au rythme de Cluny. Les moines s’engagent néanmoins dans des acquisitions de droits, de revenus (57% des cessions) et plus seulement de terres (37%), opérations qui peuvent masquer des prêts consentis à des laïcs. En échange, ces laïcs attendent toujours un bénéfice spirituel de leur offrande : prières monastiques, dont il est difficile de préciser quelle forme liturgique elle prend, inscription dans le nécrologe – disparu à Saint-Germain, et, pour quelque chevaliers pieux, l’inhumation dans le monastère. Le bénéfice le plus durable passe par l’entrée dans la societas des frères. En échange de son droit de garde, le comte de Troyes Hugues obtient ainsi en 1104 d’être associé aux fruits de l’intercession monastique. « En tout point semblable à la veuve de l’Évangile, ce comte vénérable ne gardant rien pour lui de tout ce qu’il avait dans la susdite terre rendue au pouvoir de Saint-Germain, concéda tout pour Dieu et, de même qu’il l’avait défendue auparavant en échange d’un revenu temporel, de même désormais il la protégerait en échange du bien fait à son âme et à celles des siens, ce qui est bien meilleur. » (traduction revue d’après la note 170, p. 494).

10 Après cette étude chronologique, la 4e partie peut être consacrée à une synthèse sur les dépendances de Saint-Germain. Avant d’être des « prieurés » (XIIIe s.), les dépendances auxerroises sont appelées « monastères », voire « églises », le terme de « maison » (domus) étant réservé aux établissements les plus petits. Elles sont dirigées par des « prieurs », nommés par l’abbé, rarement promis à une brillante carrière (voir les trois exceptions p. 556, et les nuances p. 593). Le vocabulaire renvoie donc clairement à la fonction première de ces lieux, être des lieux de vie monastique, avec des bâtiments adaptés (cour centrale ou ébauche de cloître, église et cimetière, dortoir ?) en fonction du nombre des moines résidants (2 à 10 environ), voire être des lieux de pèlerinage, beaucoup plus que de retraite (voir cependant p. 607-608 la retraite de l’abbé Gui de Munois à Sommecaise). Des translations de reliques, comme celle de saint Didier évêque d’Auxerre vers Moutiers (1003-1006) peuvent encourager ces pèlerinages de proximité vers les prieurés. Le vocabulaire souligne moins qu’il s’agit aussi de centres domaniaux et de seigneuries, très prospères et engagés dans une spécialisation économique (Saint- Léger et ses salines), capables d’une politique de défense autonome de leur patrimoine (Moutiers), éventuellement appuyés sur la rédaction d’un ou plusieurs cartulaires propres (Saint-Florentin, XIIe-XIIIe s.). On ne peut pas mette en évidence de complémentarité économique structurelle entre maison-mère et dépendances, même si une solidarité financière ponctuelle s’est manifestée en 1258. Cette complémentarité

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économique est plus évidente avec les exploitations non-priorales (Villiers-Vineux, Coutarnoux). Les prieurés reçoivent aussi bien des donations directes des laïcs que des donations adressées à Saint-Germain à leur intention (voir aussi la synthèse p. 603-615). Cette double fonction, monastique et domaniale, présente une forte ambiguïté : les prieurés, lieux de spiritualité proche des fidèles ruraux, ne risquent-ils pas d’être confondus avec des églises paroissiales ? Le fait est en principe interdit, en pratique une confusion demeure du fait que de nombreuses églises rurales ont le prieuré pour patron : le capellanus ou curatus, proposé par le prieur au choix de l’évêque, peut partager le repas des frères et ne prêchent que sous leur contrôle. Des compromis ponctuels viennent alors régler les pratiques de la communauté des fidèles (partage des offrandes, participation aux liturgies extraordinaires du prieuré). L’identité de ces prieurés est fondée sur des relations de dépendance à l’égard de la maison-mère. Ces relations ne sont pas le résultat d’une croissance planifiée par Saint-Germain : les moines d’Auxerre suivent souvent la volonté de donateurs laïcs et de moines volontaires quand ils admettent un établissement secondaire dans leur réseau. Par la suite, la dépendance est marquée par la perte d’autonomie dans le choix d’un abbé remplacé par un prieur nommé, par la participation de ces prieurs au chapitre général annuel, par la solidarité dans les dettes et le versement annuel d’un cens recognitif de sujétion, en nature (un repas complet dû au convent à une date liturgique déterminée) puis en argent après 1315.

11 Au terme de ce parcours, on perçoit grâce à N. Deflou-Leca assez clairement la nuance entre la congrégation sur le modèle clunisien – niveau d’intégration et de hiérarchisation que Saint-Germain n’atteint jamais – et le réseau bénédictin. À Auxerre, le phénomène le plus marquant est que l’abbaye ne semble jamais prendre l’initiative : les abbés peuvent se défendre contre l’emprise clunisienne, se protéger contre l’intrusion épiscopale, agir jusqu’à Rome avec succès ; ils ne créent pas de filiales volontairement selon une logique de contrôle spatiale, n’appesantissent pas de façon centralisée leur autorité sur les prieurés avant le XIVe s., s’accommodent en somme des occasions que créent autour d’eux les générosités laïques qu’ils orientent à la limite mais ne suscitent guère. L’intérêt d’une telle étude menée sur le temps long est bien de mettre en valeur que cette politique souple et pragmatique des moines de Saint- Germain ne varie guère dans le temps : toujours adaptés aux attentes spirituelles des fidèles qui les entourent, les bénédictins créent un réseau d’une densité toujours modulable. D’une façon secondaire, N. Deflou-Leca a aussi montré l’importance que revêtirait une édition et une traduction des Gesta abbatum qu’il lui reste à nous donner.

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« Éveils ». Études en l’honneur de Jean- Yves Pouilloux, éd. Valérie Fasseur, Olivier Guerrier, Laurent Jenny et André Tournon, Paris

Nicolas Le Cadet

RÉFÉRENCE

« Éveils ». Études en l’honneur de Jean-Yves Pouilloux, éd. Valérie Fasseur, Olivier Guerrier, Laurent Jenny et André Tournon, Paris, Classiques Garnier (« Études montaignistes » 56), 2010, 314p. ISBN 978-2-8124-0129-9.

1 « Éveils ». Le volume d’hommage à J.-Y. Pouilloux, maître de conférences en littérature française à l’université de Paris-VII puis professeur à l’université de Pau et des Pays de l’Adour, emprunte son titre au fameux Montaigne. L’Éveil de la pensée (1995), publié un quart de siècle après Lire les Essais de Montaigne (1969). Mais l’usage du pluriel ainsi que l’absence de l’article et du complément du nom donnent à la notion d’« éveil » une plus grande latitude. Il y aura autant de formes d’éveils que de contributions car il revient à chacun de s’affranchir des leçons accréditées et de sortir de la torpeur du prêt-à- penser.

2 L’hommage rendu à J.-Y. Pouilloux se décline sous différentes formes : dessin de son visage réalisé par Alexandre Hollan, articles scientifiques classiques, essai philosophique sous la forme d’une lettre adressée à l’ami (Michel Deguy), récit autobiographique (Pierre Pachet), témoignage d’un ancien doctorant (Frédéric Aribit). Mais toutes s’appliquent à creuser la notion d’« éveil » qui définit le projet des Essais comme l’approche critique de J.-Y. Pouilloux. L’enquête est menée dans des champs variés, depuis la littérature et la pensée politique jusqu’à la musique, dont Bernard Sève souligne la spécificité : contrairement aux autres « puissances d’éveil », elle n’a aucune

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visée téléologique et dogmatique, elle « éveille à elle-même » et ne se résorbe pas dans une révélation philosophique, esthétique ou religieuse.

3 La majorité des contributions s’inscrit dans le champ littéraire, envisagé en diachronie depuis Homère (Marie-Françoise Marein) jusqu’à Genet (Eden Viana-Martin) en passant par Lulle (Valérie Fasseur relit l’Ars Magna et sa logique apologétique à la lueur de la combinatoire ironique et secrètement désespérée de Borges dans son essai intitulé « La machine à penser de Raymond Lulle »), Montaigne, Pascal (Muriel Bourgeois), Rousseau (John D. Lyons) et Proust (Laurent Jenny).

4 Mais dans ce nouveau volume des « Études montaignistes », six articles sont logiquement consacrés aux Essais. À chaque fois, leur sujet est en germe dans les travaux de J.-Y. Pouilloux sur Montaigne. Le chercheur a en effet éveillé toute une génération de chercheurs à des sujets aussi divers que les petits mots qui suspendent « un temps la puissance d’affirmation que comporte tout énoncé écrit », la distinction entre deux types d’énoncés « séparables », l’assimilation de la « forme maîtresse » de Montaigne à sa « façon de parler », la subordination du genre de l’éloge au projet de s’essayer, l’horizon du silence sur lequel s’ouvre l’éveil spirituel et enfin l’idée socratico-platonicienne de l’âme et de la mort. Kirsti Sellevold et Terence Cave interprètent ainsi comme « inaugurale » une phrase du premier chapitre des Essais, « Par divers moyens on arrive à pareille fin » : « Or ces exemples me semblent plus à propos, d’autant qu’on voit ces âmes assaillies et essayées par ces deux moyens, en soutenir l’un sans s’ébranler et courber sous l’autre. » L’emploi de la première personne du singulier, l’expression modalisante ou encore l’invocation de la pertinence comme critère essentiel sont des protocoles verbaux qui témoignent de « l’éveil de la pensée montaignienne », d’une « infrastructure cognitive » en germe dès le début et « qui épousera comme naturellement, le moment venu, les contours d’une démarche pyrrhonienne ». Bernard Croquette rappelle la distinction fondamentale opérée par J.- Y. Pouilloux, dès 1969, entre deux types d’énoncés, « des énoncés idéologiques, qui sont discours d’opinion sur quantité de sujets divers, et des énoncés critiques, qui sont discours d’analyse soit sur la démarche intellectuelle de Montaigne, soit sur sa manière d’écrire ». Puis il montre comment dans ses travaux ultérieurs, par un retour réflexif sur sa propre démarche critique, J.-Y. Pouilloux s’attache à remettre en cause cette distinction : il va « rapprocher ce qu’il avait d’abord si méthodologiquement séparé et montrer, article après article, comment les énoncés idéologiques recèlent et font surgir leur propre critique ». En effet, par l’ironie et par les jeux d’homonymie, Montaigne parvient à contourner la loi de linéarité qui régit le texte littéraire : le lecteur est alors en mesure de percevoir simultanément ce qui d’ordinaire est séparé en deux temps. Olivier Guerrier explore une autre piste ouverte par J.-Y. Pouilloux qui invite à chercher le « son » de l’être montaignien « non dans sa forme d’être mais dans sa façon de parler ». Cette dernière semble pouvoir se caractériser par sa dualité puisque, tout en prenant soin de marquer une distance par rapport au message, Montaigne emploie un langage téméraire et vigoureux. Mais seuls les lecteurs autonomes, ces « âmes réglées et fortes d’elles-mêmes », sauront rencontrer cet « air » de Montaigne et entendre sa leçon d’affranchissement intellectuel. Claudie Martin-Ulrich montre comment Montaigne subvertit le genre codifié de l’éloge des grands hommes. Épaminondas, Caton l’Ancien et Socrate servent avant tout de support à l’exercice du jugement : ils « parlent plus de Montaigne qu’ils ne parlent d’eux-mêmes ». André Tournon s’intéresse à deux suites de chapitres « dont les lignes directrices se croisent sur la notion de renommée » et qui posent de biais la question de la « légitimité

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philosophique de la publication des Essais » : les chapitres 39, 40 et 41 du premier livre, et trois chapitres du deuxième livre : « De la gloire », « De la présomption » et « Du démentir ». Le titre de ce dernier chapitre dévoile indirectement les enjeux latents de la deuxième série. Derrière les pièges de l’amour-propre qui pourraient compromettre l’authenticité des Essais, Montaigne laisse percer une inquiétude plus profonde : celle que ses écrits reçoivent un démenti de la part du lecteur, soit par méfiance, soit par incompréhension. Et c’est bien ce risque entrevu qui donne à la parole des Essais un statut précaire, « sans accréditation et sans entrave, en attente de ratification ». Enfin, Jaume Casals-Pons appréhende deux conceptions de la mort et du temps chez Montaigne à la lueur des lieux communs concurrents de l’imitatio Socratis et de l’imitatio Christi.

5 Par sa capacité à susciter sans cesse de nouvelles questions et à revenir sur ses propres acquis critiques afin de ne jamais les figer en dogmes, J.-Y. Pouilloux fait ainsi figure de grand éveilleur. À la manière de Montaigne, il se méfie des opinions héritées et de ses propres pensées. Les contributions quelque peu hétéroclites regroupées ici montrent la fécondité de cette posture critique bien au-delà du seul champ littéraire et des seules frontières temporelles de la Renaissance.

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Études rabelaisiennes. Tome L

Alice Vintenon

RÉFÉRENCE

Études rabelaisiennes. Tome L, Genève, Droz (« Travaux d’humanisme et renaissance » 470), 2010, 115p. ISBN 978-2-600-01426-7.

1 Les cinq contributions du volume L des Etudes rabelaisiennes composent un ensemble pluridisciplinaire, qui propose successivement l’étude d’un phénomène d’intertextualité, d’un cas d’histoire du livre, l’analyse littéraire de quatre chapitres du Tiers Livre, un travail sur les influence de l’écriture de Rabelais sur la traduction du Baldus de Folengo, et une étude historique sur la réception de Rabelais en Espagne. Enrichi par ces différences méthodologiques, l’ouvrage présente néanmoins une remarquable unité, car toutes les contributions apportent un éclairage sur la manière dont l’œuvre de Rabelais a pu être lue et interprétée dès le XVIe siècle.

2 Stéphan Geonget met en lumière un nouvel aspect de l’influence de l’esthétique de la farce sur l’écriture de Rabelais : il montre que la farce de Mardi-Gras intitulée La dure et cruelle bataille du glorieux sainct Pensard à l’encontre de Caresme, composée entre 1520 et 1530, met en scène des personnages dont Rabelais retient non seulement les noms, mais également les connotations comiques. Rabelais se souvient ainsi de « Commentenon », qui combat aux côtés de Mardi-Gras et incarne les plaisirs charnels proscrits lors du Carême. Il pourrait en outre avoir emprunté à la farce son interprétation burlesque du terme « architriclin » qui, dans la Bible, désigne l’organisateur des cérémonies : dans la Bataille de sainct Pensard, Architriclin est l’allié de Mardi-Gras et favorise les buveurs assoiffés par Carême. L’étude souligne que la guerre évoquée dans le prologue du Tiers Livre,dans lequel le narrateur est surnommé « Architriclin », pourrait, à la lumière de sa source farcesque, être lue comme un combat de l’Abondance et du Manque. La démonstration nuancée de Stéphan Geonget ne se contente donc pas de mettre en évidence l’une des sources possibles de certains termes rabelaisiens : l’étude lexicale

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sert l’interprétation dans la mesure où l’histoire des mots confirme la coexistence de plusieurs sens dans un texte aussi complexe que le Prologue du Tiers Livre.

3 La question de l’interprétation du texte rabelaisien est également centrale dans l’article d’Eliza Zingesser, intitulé « Rabelais et Ésope en images », et consacré à l’édition non- autorisée des œuvres de Rabelais donnée à Valence par Claude La Ville en 1547. La plupart des gravures qui accompagnent cette édition sont imitées de l’édition illustrée des Fables d’Ésope publiée par Denis Janot en 1542. E. Zingesser s’emploie à montrer que la reprise de ces gravures ne s’explique pas seulement par des impératifs économiques, mais que l’intertexte ésopique rappelé par ces images éclaire le sens et l’esthétique de Rabelais. Cette hypothèse séduisante et novatrice s’appuie sur plusieurs exemples très pertinents. Ainsi, l’illustration accompagnée de la maxime « N’estre corrompu par aucun don » semble n’avoir pas été choisie au hasard pour illustrer le chapitre de Pantagruel dans lequel Rabelais dénonce la pratique des indulgences. Cependant, dans certains cas, le rapport entre le texte et les illustrations ésopiques semble un peu forcé : ainsi, la reprise d’une même illustration ésopique dans plusieurs chapitres pourrait parfois être simplement expliquée par des contraintes économiques. Certains des passionnants présupposés de l’article pourraient ouvrir la voie à des travaux de fond, notamment lorsque E. Zingesser suppose chez le lecteur du XVIe siècle une mémoire visuelle assez aiguë pour qu’il se rappelle l’origine et le contexte des illustrations empruntées à des ouvrages antérieurs. De même, il serait intéressant de voir si la fonction de glose assignée à l’image par E. Zingesser correspond à une pratique courante dans l’édition de livres illustrés au XVIe siècle.

4 Bernd Renner entreprend, dans une contribution intitulée « Provocation et perplexité », de montrer que l’éloge paradoxal des dettes prononcé par Panurge dans le Tiers Livre constitue « un éloge paradoxal de la rhétorique [qui est] à la fois outil et cible » (p. 48). Après avoir proposé des remarques de synthèse sur la tradition de l’éloge paradoxal (en particulier sur la pratique lucianesque de ce genre sériocomique), et sur les apports des différents travaux critiques consacrés à l’éloge paradoxal rabelaisien, l’auteur montre que « le sens littéral de l’éloge est injustifiable » et qu’il s’agit donc d’un éloge sophistique, dans lequel la rhétorique est sollicitée pour démontrer l’indémontrable. De ce fait, l’éloge est le vecteur d’une « condamnation de la langue par la langue ». Cette hypothèse de lecture gagnerait peut-être à être exposée de manière plus synthétique, mais l’auteur souligne de manière convaincante, à l’appui de sa démonstration, que Panurge allègue des autorités suspectes, comme celle de l’Université de Paris, ou qu’il a tendance à tenir des propos contradictoires.

5 Dans une étude rigoureuse et détaillée, Carole Primot montre que le style de Rabelais imprègne la traduction du Baldus de Folengo, publiée en 1606 sous le titre d’Histoire macaronique de Merlin Coccaie. La critique a déjà montré que le Baldus était à juste titre considéré, dès le XVIe siècle, comme le« prototype de Rablais ». Mais les commentateurs n’ont fait qu’ébaucher l’étude de l’influence de l’hypotexte rabelaisien sur la rédaction de la traduction. Le travail entrepris par Carole Primot est donc très précieux, et l’on peut tout particulièrement saluer le minutieux relevé des termes rabelaisiens utilisés par le traducteur. L’étude montre en outre que le paratexte de l’ Histoire macaronique entretient des parentés thématiques et stylistiques avec les prologues de Rabelais. Enfin, l’influence des romans de Rabelais se traduit par des « distorsions du texte original » (p. 82) de Folengo, dont le traducteur a tendance à accentuer la dimension scatologique et burlesque. L’étude se clôt par une discussion sur

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l’identité de l’auteur de la traduction, parfois attribuée à Robert Angot de l’Eperonnière. L’étude stylistique menée par Carole Primot montre cependant très bien que les œuvres d’Angot, la traduction du Baldus et les textes rabelaisiens ont peu de parentés lexicales, et qu’Angot, pourtant adepte du pastiche, n’a jamais imité Rabelais dans son œuvre. L’auteur conclut que l’attribution de la traduction à Angot est d’autant moins probante que certaines problématiques centrales de l’œuvre de Rabelais, comme celle de l’interprétation, ne semblent pas avoir intéressé Angot.

6 Également consacrée à la réception de l’œuvre de Rabelais, l’étude d’Alicia Yllera s’intéresse à la fortune espagnole des Chroniques, en affirmant d’emblée que celles-ci n’ont exercé quasiment aucune influence sur la littérature espagnole. Ce phénomène apparaît comme l’une des conséquences d’une désaffection pour la littérature française, à laquelle les écrivains espagnols préfèrent les lettres latines et italiennes. A cette tendance historique s’ajoutent des facteurs propres à l’écriture de Rabelais, jugée impie et plus appréciée dans les pays protestants que dans les pays catholiques. L’auteur de l’article infirme les analyses selon lesquelles Rabelais aurait eu une influence sur certains auteurs espagnols, et montre que l’écrivain, connu tout au plus par « de rares érasmiens » (p. 112) est surtout évoqué comme un repoussoir. Ce n’est qu’au XXe siècle que l’œuvre de Rabelais a fait l’objet de traductions, et l’article évoque les personnalités de leurs auteurs.

7 De la compréhension du « plus haut sens » des textes rabelaisiens à leur « diabolisation » espagnole, en passant par la fortune du savoureux lexique des Chroniques, ce recueil d’études de qualité met en évidence la dimension plurielle des niveaux de lecture de l’œuvre de Rabelais, et de ses modes d’influence.

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Mathématiques et connaissance du monde réel avant Galilée, éd. Sabine Rommevaux

Max Lejbowicz

RÉFÉRENCE

Mathématiques et connaissance du monde réel avant Galilée, éd. Sabine Rommevaux, Montreuil, Omniscience, 2010, 352p. ISBN 978-2-916097-26-8.

Le volume reprend huit des onze communications qui avaient été présentées lors du colloque Formes d’interaction entre mathématiques et philosophie naturelle (XIVe-XVIe siècles) organisé par l’éditrice au Centre d’études supérieures de la Renaissance de Tours les 24 et 25 novembre 2006 ; en passant de l’oral à l’écrit, l’une de ces huit contributions a réduit son champ d’investigation sans changer de problématique (non pas « Interrelations between music, mathematics and philosophy in the fourteenth century » mais « Jehan de Meur’s musical theory and the mathematics of the fourteenth century ») ; en fait, ce texte de Dorit E. Tanay sur Jean de Murs était déjà paru dans la revue hollandaise, aujourd’hui interrompue, Tractrix, 5 (1993), p. 17-43, avec des modifications mineures (notes 11 et 51, renvois à la fig. 5...). Les communications retenues se distribuent en trois parties. I. – La question du continu. Cette partie commence par une longue (69 p.) et minutieuse analyse d’Aurélien Robert, « Atomisme et géométrie à Oxford au XIVe siècle ». L’auteur souligne les limites de la thèse que John Murdoch avait avancée au début de ses recherches – l’atomisme du XIVe siècle latin est d’inspiration mathématique. Bien qu’elle soit depuis lors devenue un lieu commun (voir la somme de Bernhard Past et le panorama d’Egidio Festa cités à la note 6), cette thèse est simplificatrice. En étudiant les écrits de trois théologiens d’Oxford, la Quaestio de continuo et la Reportatio super Sententias du franciscain Gauthier Chatton, les Quaestiones super primum Sententiarum du

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dominicain Guillaume Crathorn et la Logicae continuatio et le Trialogus du clerc séculier Jean Wyclif, Aurélien Robert met en lumière un atomisme d’inspiration théologique qui s’oppose sciemment aux analyses divisibilistes du continu développées à partir d’arguments géométriques empruntés pour l’essentiel aux Éléments d’Euclide. L’atomisme est, pour ces trois auteurs, la conséquence du caractère fini du monde créé, l’infini étant l’apanage du Créateur. Même s’ils s’interrogent sur la nature de l’atome et ébauchent une physique atomiste, ces trois auteurs dénient à la géométrie l’aptitude à « s’appliquer entièrement à la physique » (p. 85-86). Leur position culmine avec une métaphysique de l’atome, celui-ci étant considéré « comme un au-delà de l’expérience » (p. 82). Non sans raison, Aurélien Robert juge « quelque peu étriquée et même erronée » (p. 22), « d’une naïveté enfantine » (p. 26), la conception que ces trois auteurs se font de la géométrie. Le recenseur s’étonne pour sa part qu’une étude aussi bien documentée, et qui fait la part belle aux adversaires de l’atomisme théologique, s’obstine à ne pas citer les Éléments d’Euclide à partir des versions arabo-latines, les seules disponibles dans le monde médiéval latin, et notamment à partir de celle de Campanus de Novare, qui s’est imposée dans le dernier tiers du XIIIe siècle : toutes bénéficient aujourd’hui d’une édition critique. Les conséquences en sont parfois cocasses : chez Campanus, la bissection ne s’applique qu’aux angles, non aux lignes droites (p. 22). Si Aurélien Robert apporte une heureuse contrepartie à la thèse générale de l’atomisme médiéval selon Murdoch, Sabine Rommevaux en apporte une autre, tout aussi bienvenue, à celle, particulière, qu’Edith Sylla a soutenue à propos de cette somme sur le continu médiéval qu’est le traité de Thomas Bradwardine, le De continuo. Pour la médiéviste américaine, ce traité serait plus physique que mathématique et aurait de surcroît un arrière-plan théologique. En procédant à une analyse serrée du texte, Sabine Rommevaux démontre que l’argumentation du De continuo procède tant des mathématiques que de la physique, même quand elle donne l’impression de s’en tenir à cette dernière : Bradwardine coule alors son raisonnement dans celui des auteurs qu’il combat. Ce recours exclusif et momentané à la physique est purement dialectique. En dehors de ces cas d’espèce, le continu est passible, pour Bradwardine, d’un double traitement, mathématique et physique. C’est à un un bond de plus de deux siècles qu’est convié le lecteur avec la dernière intervention de cette partie : Stephen Clucas, « ‘All the mystery of infinites’: mathematics and the atomism in Thomas Harriot » – contribution qui, curieusement, avait déjà été donnée dans un précédent colloque, également tenu au Centre d’études supérieures de la Renaissance de Tours, cette fois les 30 et 31 mai 2001, sous la direction de Pascal Brioist, Champs de la connaissance, champs de la pratique : sciences et techniques dans l’Angleterre élisabéthaine et jacobéenne1 ; quelques communications présentées à ce colloque de 2001 ont été publiées dans le Journal de la Renaissance, 2 (2004). Stephen Clucas procède lui aussi à une mise en cause. Contrairement à ce qu’avaient prétendu Robert H. Kargon en 1966, Jean Jacquot avec plus de prudence en 1974, Daniel Massa en 1977, Hilary Gatti en 1989, Saverio Ricci en 1990 et enfin en Giovanni Aquilecchia en 1991, l’atomisme de Thomas Harriot ne doit rien à Giordano Bruno ; il résulte directement des travaux que Harriot a menés sur le mouvement. On pourrait s’étonner d’un changement aussi radical de perspective, si on oubliait la répugnance de Harriot à publier et, en conséquence, l’état encore manuscrit de nombre de ses recherches. Comme ses prédécesseurs dont il rectifie la thèse, Stephen Clucas utilise dans sa démonstration les manuscrits de la British Library, Add. 6782 et Harleian 6002, et montre les fautes de lectures qui ont conduit à cette interprétation erronée. On ne peut

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que souhaiter une édition critique des manuscrits de Harriot par un paléographe confirmé. II. – La musique. La deuxième partie renoue en quelque sorte avec le « classicisme » médiéval, en réunissant deux études sur l’un des arts du quadrivium, la musique. Elle commence avec l’étude de Dorit E. Tanay, centrée, on l’a vu, sur un expert qui a dominé les quatre branches du quadrivium, Jean de Murs. Plus précisément, elle examine ici les innovations de la Notitia artis musicae de Jean de Murs en les plaçant à la lumière des écrits de certains calculatores2 du collège de Merton (Thomas Bradwardine et Guillaume Heytesbury), puis de ceux de Nicole Oresme – outre évidemment l’apport de Francon de Cologne à la notation musicale. Les parallèles ainsi dressés sont instructifs. Ils restent cependant assez formels. La grande affaire est l’application de la mesure à des phénomènes physiques et physiologiques. Si la musique a bénéficié très tôt de ce genre d’application, c’est qu’elle est un produit de l’activité humaine – je fais abstraction de cette fameuse musica mundana que personne n’a jamais étendue. Avec la musica humana et la musica instrumentalis, celui qui mesure est aussi celui qui produit la réalité mesurée, directement ou par personne interposée. Dans un même mouvement, il engendre le mesuré et la mesure. On conviendra qu’en procédant ainsi, le mesureur s’est facilité sa tâche. Et, à parler d’Oresme, il y aurait sans doute un rapprochement de fond à faire avec la monnaie dont il fut précisément l’un des théoriciens. Détail biographique qui n’est pas négligeable au regard de la personne concernée, Dorit Tanay continue à faire naître Oresme en 1335 (p. 186) ; elle aurait pu sur ce point actualiser son texte en intégrant la trouvaille que William Courtenay a publiée, il y a maintenant dix ans, après avoir travaillé dans les archives du Vatican : la date de naissance d’Oresme doit être repoussée au début des années 13203. Cette deuxième partie se termine avec Matthieu Husson, qui étudie le traitement sophistiqué des consonances dans le De musica (1353) de Jean de Boen (†1367) – un clerc séculier qui, après des études à Oxford et peut-être à Paris, enseigna la musique dans le diocèse d’Utrecht et fut maître de chapelle à Heemsteden. Dans son analyse des consonances, Jean de Boen se montre attentif aussi bien à la production des sons musicaux qu’à la perception des sons chez l’auditeur. Et, en s’appuyant sur les écrits d’Aristote au programme de la faculté des arts, il établit de nombreux parallèles entre l’audition et la vision pour mieux cerner les processus perceptifs. Matthieu Husson parle très régulièrement d’un « espace d’interaction entre la philosophie naturelle et les mathématiques » et conclut sur « la mutation progressive de la discipline musicale de science du quadrivium en scientia media » (p. 217). L’analyse mériterait d’être précisée. Le Jean de Boen présenté dans ces pages est plus sensible à la physiologie qu’à la physique proprement dite. III. – La mécanique – L’architecture. La dernière partie regroupe trois études. Walter Roy Lair s’intéresse aux traitement de la scientia de ponderibusdans deux textes de Blaise de Parme († 1416) : avant tout les Questiones super tractatum de ponderibus(avant 1378), mais aussi, dans une moindre mesure, le Tractatus de ponderibus, plus tardif. Il les situe pour commencer dans le prolongement des textes antérieurs de l’espèce – pour l’essentiel, ceux de Jordanus de Nemore. Si, dans son étude de la balance, Blaise se montre attentif à ce qui est devenu pour nous « les conditions de l’expérience », il recourt dans ses développements aux « nouveaux langages » de la philosophie naturelle du XIVe siècle, secundum imaginationem, maxima et minima, incipit et desinet, relation de Bradwardine… et multiplie les raffinements spéculatifs. La conclusion de Walter Lair est nuancée. Du

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point de vue du développement d’une science abstraite des poids annonçant la statique, les deux textes de Blaise de Parme sont des échecs (setback, comme l’avait déjà soutenu Joseph E. Brown cité par Laird) ; mais, à la lumière des tentatives ultérieures de Benedetti et de Galilée sur la chute des corps menées dans le cadre d’une science archimédienne, ils ne sont pas un retour en arrière (backward). L’étude suivante outrepasse les limites chronologiques fixées par le titre du volume. Sophie Roux s’intéresse au problème que la force de percussion a posé à Galilée, lequel avoue lui avoir consacré des milliers d’heures d’études. Elle le fait en s’appuyant sur trois textes. Deux sont dus à Galilée : Le Mecaniche, dont elle prépare l’édition et dont il existe deux versions, datées successivement de 1593 et de 1600 ; et la « Sixième journée » que Galilée projetait d’ajouter aux Discorsi, datée de 1637-1639 mais publiée en 1718 seulement, à laquelle s’ajoutent des fragments annexes. Le troisième texte est la relation par Torricelli, Lezioni accademiche, d’une expérience de Galilée. Sophie Roux retient de ces textes trois expériences destinées à mesurer la force de percussion. Deux sont effectives : 1) deux poids identiques sont suspendus aux extrémités d’une perche placée horizontalement, l’un d’eux est formé de deux seaux superposés, le supérieur, rempli d’eau, la laisse s’écouler dans l’inférieur initialement vide ; 2) une boule de plomb est suspendue à des arcs de résistances différentes, fixés grâce à un étau ; la boule tombe en chute libre dans un vase sonore placé en dessous. L’autre est de pensée : un pieu fiché en terre reçoit un bélier de cent livres tombant d’une hauteur de quatre brasses ou est soumis à un poids mort de mille livres. Je n’insiste pas sur la manière dont Galilée exploite ces dispositifs expérimentaux de son cru. Même s’ils tranchent sur les modes de pensée en usage au XIVe siècle, et même s’ils font appel à deux théories mathématiques (la théorie des proportions et la géométrie des indivisibles), les deux expériences effectives restent sous la dépendance de la conceptualisation aristotélicienne véhiculée par les Questions mécaniques du pseudo-Aristote : elles supposent qu’il existe « une force inhérente au corps percutant » (p. 284). L’expérience de pensée oriente vers une force de percussion qui serait indéterminée et qui, à ce titre, remettrait en cause l’héritage aristotélicien. Quand elle sera publiée, en 1718, « la problématique cartésienne de la communication du mouvement l’aura largement emporté sur la problématique de la force de percussion » (p. 285). La dernière étude de cette dernière partie opère un retour en arrière d’un bon demi- siècle. Samuel Gessner s’intéresse à l’articulation des mathématiques et de l’architecture à la faveur de deux passages du commentaire de Daniele Barbaro au De architectura de Vitruve, imprimé du vivant de l’auteur deux fois en version italienne (1556 et 1567) et une fois en version latine (1567). L’un de ces passages porte sur la justification de l’intervalle entre les colonnes d’un péristyle à la manière eustylos ; l’autre sur la construction de la volute du chapiteau ionique. Barbaro a beau avoir rappelé la classification des rapports rationnels, il peine à présenter un texte intelligible. Il a ce cri du cœur, « salvare la lettera di Vitruvio », avant d’emprunter à Palladio des procédés géométriques empiriques. La fameuse mathématisation du monde à laquelle le XVIe siècle se serait employé n’est pas un long fleuve tranquille ! Une bibliographie de dix-sept pages et deux index de noms (auteurs anciens, auteurs contemporains) terminent l’ouvrage. L’ensemble est divers. Peut-être qu’en resserrant le nombre de sujets abordés, il aurait été plus facile de dégager l’évolution des modes d’analyse pendant les deux siècles abordés. Le lecteur pourra poursuivre son enquête avec le dernier numéro paru d’Early Science and Medecine, XV (2010), spécialement

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consacré aux Forms of Mathematization (14th-17th Centuries), sous la direction de Carla Rita Palmerino et Sophie Roux.

NOTES

1. Information donnée par Pascal Brioist, « Sciences, technique et société en Angleterre », dans Les sociétés urbaines au XVIIe siècle : Angleterre, France, Espagne, éd. Jean-Claude Pousson, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2007, p. 247, n. 10. 2. Contrairement à Dorit Tanay, je préfère mettre en italiques ce mot pour éviter les confusions : comme l’avait noté en son temps Luca Bianchi, les Mertoniens sont plus préoccupé de « mathématiser » le discours scolastique que la nature. 3. William J. Courtenay, « The Early Career of NicoleOresme », Isis, 91 (2000), p. 542-548.

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Aux origines de la géologie, de l’Antiquité au Moyen Âge, éd. Claude Thomasset, Joëlle Ducos et Jean- Pierre Chambon

Max Lejbowicz

RÉFÉRENCE

Aux origines de la géologie, de l’Antiquité au Moyen Âge, éd. Claude Thomasset, Joëlle Ducos et Jean-Pierre Chambon, Paris, Champion (« Sciences, techniques et civilisations du Moyen Âge à l’aube des Lumières » 12), 2010, 518p. ISBN 978-2-7453-1915-9.

1 L’ouvrage se présente accompagné d’un environnement qui en rend l’abord déconcertant. Son titre couvre une tranche chronologique qui n’est pas celle du colloque dont il est issu (l’Introduction, p. 9, en rappelle sans autre explication la désignation, Aux origines de la géologie. De l’Antiquité à l’Âge classique), ni celle de la collection où il paraît (…du Moyen Âge à l’aube des Lumières). Son terminus ad quem est donc le terminus a quo de la collection, tandis que le terminus ad quem du colloque s’insère entre celui du livre et celui de la collection. Quelle est, de ces trois couvertures chronologiques, celle qui correspond le mieux aux périodes effectivement traitées dans ces pages ? Une fois la lecture terminée, quelques évidences s’imposent, certaines d’entre elles étant contradictoires. Il faut écarter le terminus a quo de la collection et retenir celui du colloque et du livre. Quant au terminus ad quem, il varie selon les trois parties de l’ouvrage. Pour la première, Le savoir des théoriciens. Le savoir dans les textes littéraires, celui du livre est approprié, mais pour seulement huit des dix contributions qu’elle réunit (voir plus bas). Pour la deuxième partie, Vers le savoir des praticiens, c’est celui de la collection qui prend le dessus, encore doit-il être repoussé jusqu’à la fin des Lumières. Enfin, pour la troisième et dernière partie, Géologie et linguistique romane, il

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convient de le repousser cette fois jusqu’au XXIe siècle. Il reste donc les deux dernières contributions de la première partie, de Jean Céard (« Les gemmes à la Renaissance ») et de Mireille Huchon (« Palissy et un monde journellement renouvelé : rêverie sur le psaume 104 et les coquilles ») : elles imposent leur singularité dans cet ensemble en appartenant à la période intermédiaire entre le Moyen Âge et l’Âge classique, alors que la Renaissance en tant que telle n’apparaît dans aucun des quatre libellés – dans le titre du livre et celui de ses parties, dans la désignation du colloque et celle de la collection. Ces deux contributions auraient pu être réunies à la première de la deuxième partie, celle de Paul Benoît (« Savoir théorique et savoir pratique dans la géologie de Georgius Agricola »), pour former un ensemble qui illustrait la polyphonie de la Renaissance. Je reviens plus bas sur le titre des deux premières parties du livre.

2 La raison de ces variations chronologiques se laisse deviner au fil des pages. Peut-on faire l’histoire d’une série de pratiques intellectuelles en les rassemblant sous le nom exclusif d’une science qui a reçu sa désignation sur le tard, au moment où elle se mettait en place en tant que telle, soit vers la fin du XVIIIe siècle ? La réponse se devine à la lumière des approximations qui viennent d’être relevées. Bien qu’axé sur une époque déterminée, le classique A Source Book in Medieval Science avait en son temps résolu l’indétermination lexicale que je viens d’évoquer en intitulant un de ses chapitres Geology, Geography, and Oceanography. À défaut d’être élégante, une telle annonce cumulative témoigne d’un certain scrupule, sans être d’ailleurs tout à fait exacte ; dans sa présentation d’un des extraits retenus, Edward Grant renvoie à un autre qui appartient au chapitre Alchemy and Chemistry. De fait, l’ouvrage sous recension touche à ces cinq disciplines, et à d’autres encore : à l’agronomie, à la minéralogie, à l’exégèse biblique ; elle ne privilégie une géologie en voie de constitution qu’à l’approche du siècle des Lumières. En bref, objet quelque peu insaisissable, le livre sous examen offre une série de variations sur le thème des constituants d’un globe terrestre perçu de plus ou plus nettement en lui-même et conçu de plus en plus clairement dans son dynamisme millénaire et dans sa structure. La géologie est une science trop complexe, et éclose trop tardivement, pour que ses prémisses se révèlent aux époques anciennes. Pour désigner les pratiques intellectuelles successivement examinées dans ce livre, il aurait été plus judicieux de se fier au programme avancé naguère dans Par les mots et les textes : reprendre le vocabulaire qui a cours à chacune des étapes envisagées et trouver un titre synthétique qui tienne compte de ce lent cheminement à travers les mots et les représentations.

3 L’ouvrage se distribue en vingt contributions, qui sont donc regroupées en trois parties, le tout étant encadré par une Introduction de Claude Thomasset et une Conclusion de Joëlle Ducos. La première partie réunit à elle seule la moitié des contributions. Je ne suis pas apte à porter un jugement en toute connaissance de cause sur les deux premières : Didier Marcotte, « Straton et l’histoire naturelle de la Méditerranée » ; et Michèle Fruyt, « La dénomination des sols et des terres en latin. L’apport du lexique à la connaissance des notions géologiques » (il s’agit du latin classique). Elles m’ont paru excellentes, en étant aussi exhaustives que minutieuses.

4 La suivante – Carmela Baffioni, « La science des pierres précieuses dans l’Épître des Ikhwān al-Ṣafā’ : entre les catalogues encyclopédiques et le commentaire philosophique » –, pour intéressante et documentée qu’elle soit, est perdue dans un ensemble centré sur l’Europe. Une étude consacrée à l’Avicennae de congelatione et conglutinatione lapidum aurait été plus opportune. Cette traduction d’un résumé d’une

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section du Kitāb al-Shifā’ d’Avicenne a circulé chez les Latins en formant trois chapitres du livre IV des Météorologiques d’Aristote, qui, à partir du milieu du XIIIe siècle, furent inscrits au programme de la Faculté des Arts de Paris (ce traité aristotélicien contient, on le sait, des passages sur les minéraux et les phénomènes géologiques). C’est dire l’influence du résumé avicennien qui est passé jusqu’au XVIe siècle pour être d’Aristote1.

5 Avec la contribution d’Isabelle Draelants (« La science encyclopédique des pierres au XIIIe siècle : l’apogée d'une veine minéralogique »), le monde latin revient aussitôt sur le devant de la scène. Ayant rappelé et ordonné la triple tradition des lapidaires haut- médiévaux (chrétiens, astrologiques, didactiques), l’historienne étudie l’avènement, au Moyen Âge central, d’une nature envisagée en elle-même, à partir des passages minéralogiques de sept œuvres de même genre ; la plupart d’entre elles sont datées du milieu du XIIIe siècle (Alexandre Nequam, De naturis rerum; Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum; Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum; Arnold de Saxe, De floribus rerum; un pseudépigraphe albertien, Liber aggregationis; Vincent de Beauvais, Speculum naturale; Albert le Grand, De mineralibus). Il fallait une grande familiarité avec cette littérature pour en montrer les nuances sur le thème choisi, tout en soulignant l’apport différencié des œuvres retenues, ainsi que leurs interactions. Quatorze pages d’annexes résument sous forme de tableaux l’essentiel de la contribution. Un grand article, qui épuise, me semble-t-il, le sujet. Suit Joëlle Duclos (« Albert le Grand et la connaissance des sols »), qui aurait pu être, pour le médiéviste, le morceau de choix du volume. Bien qu’elle intègre la bibliographie subséquente relative aux écrits d’Albert sur le sujet annoncé, l’auteure reste encore trop dépendante de l’analyse menée il y a maintenant près d’un siècle par Pierre Duhem, dans Le système du monde, t. IX, chap. XVIII, « Les petits mouvements de la terre et les origines de la géologie »2. Or ce chapitre du Système est conçu comme une machine de guerre dirigée contre les païens et les infidèles, adeptes de l’astrologie, et comme une apologie du christianisme, farouche adversaire des influences astrales. À chacun de construire la mythologie de ses pulsions ! Un tel chapitre mériterait d’être analysé à la lumière du jugement que Guy Beaujouan portait sur Duhem : Duhem n’est pas un historien, mais un scientifique qui s’est intéressé à l’histoire des sciences ; il est de surcroît un ultra-catholique3 (ce qui, ajouterais-je, ne garantit pas la sérénité de ses analyses). Le travail d’historiographie que j’appelle de mes vœux serait d’autant plus utile que Duhem continue à servir de référence aux historiens de la géologie peu au fait des études médiévales. Joëlle Ducos néglige le milieu professionnel d’Albert. Quand elle aborde les classifications médiévales des sciences, elle s’en tient (p. 143, n. 1) à celles du XIIe siècle (Hugues de Saint-Victor et Dominique Gundisalvi) ; elle néglige les travaux menés sur celles du XIIIe siècle par Claude Lafleur et Olga Weijers. Elle ignore l’édition du De ortu scientiarum d’un contemporain d’Albert, Robert Kilwardby, un dominicain comme lui4, alors que de nombreux « éléments familiers (…) [y] ont été incorporés dans un schéma systématique, original et bien conçu, qui comprend toutes les sciences et dans lequel toutes ont un lien logique les unes avec les autres »5. Elle ne dit rien sur l’institutionnalisation universitaire d’Aristote à laquelle le XIIIe siècle procède, et qui est l’un des principaux ressorts de la pensée du dominicain. Pour être un auteur hors du commun, Albert n’est pas coupé de son époque : il en exprime le meilleur. Encore faut-il, pour saisir cette pointe, ne pas délaisser le sol qui l’a nourrie.

6 Le lecteur abandonne les sommets avec Christine Silvi (« Exposer un savoir élémentaire dans une encyclopédie dialogale : la terre vulgarisée dans le Placides et Timeo »), qui

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s’attache à décortiquer deux passages de cette œuvre de deuxième ordre relatifs à l’œuf cosmique et à l’arc-en-ciel. Le modeste artien anonyme de cette encyclopédie a droit à plus de deux fois plus de pages qu’Albert, qualifié de Grand : 43 contre 19 – outre l’insigne honneur d’avoir une de ses phrases placée en exergue du volume. Je ne vois pas en quoi cette œuvre de vulgarisation résume le sens et la portée de l’aventure géologique. Il m’avait semblé que la substantielle contribution d’Isabelle Draelants suffisait à comprendre l’esprit nouveau qui, au XIIIe siècle, soufflait même dans les œuvres mineures. Curieusement, la contribution suivante, de Laurence Moulinier (« La terre vue par Hildegarde de Bingen (1098-1179) »), opère un double retour en arrière : dans la chronologie et dans la problématique6. L’historienne se révèle une incomparable experte de l’œuvre de la célèbre abbesse, dont elle retrace, sur le thème retenu, le cheminement intellectuel en retrouvant les lectures qui l’ont nourrie. Même si ses qualités agricoles ne sont pas oubliées, la terre de Hildegarde est peu géologique : elle est vue à partir d’un ciel spéculatif, nourri de méditations sur le récit biblique de la Création.

7 Après avoir fait un pas en arrière, le livre en fait deux en avant avec Fleur Vigneron, « La nature et la qualité des sols dans Le Livre des prouffitz champestres et ruraulx de Pierre de Crescens » ; soit une traduction anonyme commandée en 1373 par Charles V du Liber ruralium commodorum de Pierre de Crescens (écrit entre 1305 et 1309), qui est ici étudiée à partir de son incunable (1486). Le livre 2 de ce premier traité d’agriculture en français, et le résumé de celui-ci dans le livre 11, offrent une matière de choix pour l’étude des diverses natures des sols, devant lesquels l’agriculteur adopte une attitude active afin d’en tirer le meilleur parti. Une annexe lexicographique résume l’essentiel de l’analyse. Viennent ensuite les contributions déjà citées de Jean Céard et de Mireille Huchon. Celle-là est une délicieuse promenade à travers les gemmes qui ont fasciné les lettrés du XVIe siècle (Jean de la Taille, Remy Belleau, Camille Leonardi, Jérôme Cardan…). Celle-ci, un non moins délicieux dérapage qui conduit de l’intérêt pour les fossiles à une rêverie métaphysique sur le temps et les éléments.

8 La deuxième partie conduit en quatre étapes à l’avènement de la géologie au sens strict. J’ai déjà cité la contribution de Paul Benoît. Elle fait utilement le point sur la vie et l’œuvre de Georgius Agricola, et insiste sur deux aspects des travaux du célèbre Saxon : la minéralogie – Georges Cuvier et Abraham Gottlob Werner au XVIIIe siècle et James Dwight Dana au XIXe ont reconnu l’apport de leur devancier à cette discipline – et la gîtologie – où, selon l’historien, le rôle d’Agricola n’est pas encore reconnu à sa juste valeur. Paul Benoît s’attache également à la qualité démonstrative des trente-deux figures qui illustrent le De re metallica; sept d’entre elles sont reproduites dans le livre.

9 Ania Guini, dans « Prospections et géologie dans le rapport de Colbert », suit les pérégrinations que les architectes du roi, membres de l’Académie royale d’architecture, accomplirent à l’instigation du contrôleur général des finances, du 13 juillet au 22 septembre 1678, de carrières en carrières, abonnées ou exploitées, et de monuments en monuments ; soit au total cent vingt-cinq sites expertisés, situés pour l’essentiel dans la région parisienne, avec des prolongements vers Rouen, Chartres et les bords de l’Oise. Le but de la mission était de sélectionner les meilleures pierres et d’en imposer l’usage aux entrepreneurs, selon des spécifications précises. Le calendrier de ces visites est donné en annexe. Ce type de visite se maintient jusqu’en 1793, date de la suppression de l’Académie. C’est dire l’importance de l’initiative de Colbert dans l’analyse des monuments architecturaux de la période.

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10 Jean Gaudant et Geneviève Bouillet (« Les origines de la paléontologie : de la Renaissance à l’Âge classique ») présentent, et au besoin commentent, la trentaine de publications qui conduit directement à l’avènement de la géologie, en distinguant deux champs de la réflexion : d’une part les fossiles, qui renvoient à la fois à une histoire de la terre qui défie l’expérience commune et à des réactions chimiques qui sont loin d’être alors maîtrisées ; et d’autre part au témoignage biblique du déluge que certains tentent d’insérer dans l’histoire de la terre en cours d’écriture. La géologie s’épanouit lorsqu’au début du XIXe siècle, le mot fossile abandonne définitivement son sens ancien de « tout corps extrait du sol » – avec ses deux catégories complémentaires, « les fossiles naturels » que sont les minéraux et les métaux et « les fossiles étrangers à la terre » que sont nos fossiles – et se fixe par conséquent dans son sens actuel de « restes d’êtres vivants conservés dans les roches ».

11 Cette deuxième partie se termine avec Gabriel Gohau, « Essai d’une préhistoire de la géologie. De l’équilibre de la terre aux époques de la nature ». « L’équilibre de la terre » ainsi mis en avant serait celui théorisé par Aristote et Théophraste (voir plus bas, sur l’usage du conditionnel). Quant « aux époques de la nature », ce sont évidemment celles que, chacun de son côté, Georges Buffon et Nicolas Desmarest théorisent dans leurs livres éponymes parus respectivement en 1778 et 1779. Pour finir, Gabriel Gohau s’attarde sur la « première histoire d’une région » (p. 355), publiée en 1669 par un savant danois installé en Toscane, Nicolas Sténon. Celui-ci élabore trois principes (de faciès, de superposition et de tectonique) qui lui permettent « de lire les archives et d’écrire une première véritable histoire de la terre (p. 356) ». Cette très intéressante contribution est gâtée par son recours à Pierre Duhem. Les deux longues citations données aux p. 350 et 351, qui sont censées résumer l’enseignement géologique de Théophraste, se contentent de reprendre le Système du monde (t. IX, p. 242-243 et 243-244), où Duhem lui-même reprend, en les traduisant en français, deux passages d’une édition latine de 1527 du De aeternitate mundi de Philon d’Alexandrie (alors intitulé De mundo). À la suite du traducteur gréco-latin, Guillaume Budé, puis des travaux de Léopold Cohn (1896), Duhem estime cet écrit apocryphe. Gabriel Gohau aurait pu se préoccuper des avancées des études philoniennes et, tournant le dos à Duhem, consulter le volume 30 des Œuvres de Philon, dont les responsables estiment cette œuvre authentiquement philonienne7. L’édition des textes a ses propres sédimentations, qu’un esprit averti sait discerner.

12 J’ai rencontré au cours de la lecture de la première partie de nombreux esprits spéculatifs mais rarement les « théoriciens » annoncés par le titre ; et la notion de « textes littéraires » qui a été retenue pour désigner cet ensemble traduit très imparfaitement la diversité des textes examinés tour à tour. Quant aux « praticiens » mis en valeur dans le titre de la deuxième partie, ils m’ont paru portés assez souvent sur la spéculation. L’histoire est au final plus complexe que ces étiquettes portent à le penser.

13 La troisième partie réunit des contributions qui sont toutes consacrées à la linguistique romane. Ce domaine m’est trop étranger pour que je puisse en proposer des résumés pertinents. Je me contente d’en donner la suite : André Thibault, « Les gallicismes de l’espagnol dans le champ sémantique de la géologie et leur traitement dans la lexicographie historique » ; Max Pfister, « La désignation des roches dans les langues romanes » ; Frankwalt Möhren, « Deux sciences auxiliaires : philologie et géologie historiques. Le cas de l’alun » ; Ottavio Lurati, « Toponymie et géologie » ; Patrice

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Brasseur, « Noms de roches en Normandie » ; Jean Germain, « De la houille au chantoir. Quelques termes du sous-sol wallon connus et moins connus ».

14 L’ouvrage se termine par trois index : Index des auteurs et œuvres anonymes ; Index des mots français ; Index des mots grecs, latins, arabes et européens. Quelques pointages m’en ont montré les lacunes : Cicéron (mentionné aux p. 34, 43, 60 et 61) y est oublié, tout comme Épiphane de Salamine (p. 98, 256), l’auteur du plus ancien lapidaire chrétien conservé ; Ératosthène également (p. 17-18), ainsi que les traducteurs arabo-latins Gérard de Crémone (p. 174, 175) et Michel Scot (p. 425) ; ou encore Pausanias (p. 22), Ristoro d’Arezzo (p. 141), Thomas d’Aquin (p. 229), Varron (p. 27, 28, 29, 32, 35, 37, 60, 61, 71), etc. L’Index des auteurs ne distingue pas les attributions authentiques des pseudépigraphes : il laisse échapper un phénomène important de la culture médiévale. Le mot aimant n’est pas retenu à l’Index des mots français, bien qu’il apparaisse aux p. 19, 98, 103 (alors que magnes qui apparaît à cette page l’est dans l’Index des mots grecs, latins…), 110, 114, 116. La langue française est malmenée à plusieurs reprises. Que penser, p. 146, de « … la sciencia mineralia (…) ne recouvre que très partiellement la connaissance des sols et encore plus le champ de la géologie » ? Ou, p. 158, de « … l’observation lui fait préférer la théorie d’Aristote au profit de celle de Ptolémée… » ?

15 Je ne peux pas terminer sans épingler la plus belle ânerie contenue dans ce livre, p. 324 : « Or, à cette époque, le paradigme dominant était l’aristotélisme que l’Église imposa progressivement au cours du XVIe siècle ». Faut-il rappeler que l’aristotélisme a été imposé au XIIIe siècle à l’université médiévale par des esprits d’avant-garde qui ont eu à lutter contre le légat du pape et contre les évêques des lieux d’implantation de l’ alma mater ? Que ces péripéties ont fait l’objet de maintes études8 ? En se mettant à l’école d’Aristote, les clercs médiévaux ont découvert ce qu’était un système de pensée. Plus tard, au XVIe siècle, c’est la philosophie naturelle de l’aristotélisme qui a sombré dans la routine ; sa métaphysique et son ontologie restaient encore à cette époque des sources fécondes d’inspiration, comme le montre, au tournant des XVIe et XVIIe siècles, Francisco Suarez9. L’Introduction parle, p. 9, du « dialogue entre les historiens de la géologie, les spécialistes de la littérature scientifique, les linguistes et tout particulièrement ceux de la linguistique romanes » que le colloque voulait instaurer. Le mot « dialogue » revient à la p. 11. Il s’agit manifestement d’une clause de style. Selon son degré d’exigence, le lecteur trouvera que le livre est une demi-réussite ou un demi- échec.

NOTES

1. James K. Otte, « The Role of Alfred of Sareshel (Alfredus Anglicus) and His Commentary on the Metheora in the Reacquisition of Aristotle », Viator, VII (1976), p. 197-209. 2. Rappelons que Duhem est mort en 1916. La date d’édition de ce t. IX (que Joëlle Ducos donne, p. 141, n. 1), 1958, ne doit pas faire illusion ; il s’agit d’un écrit posthume inachevé. Voir le compte rendu d’Emmanuel Poulle, Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, XXIII (1961), p. 167-168.

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3. Jean-Patrice Boudet, Joël Chandelier et Nicolas Weill-Parot, « Un médiéviste historien des sciences. Entretien avec Guy Beaujouan »,Médiévales, 47, 2004, p. 153-172 ; accessible à l’URL http://medievales.revues.org/828. 4. Robert Kilwardby, De ortu scientiarum , éd. Albert G. Judy, Londres / Toronto, The British Academy / The Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1976. 5. Olga Weijers, Le maniement du savoir. Pratiques intellectuelles à l’époque des premières universités (XIIIe-XIVe siècles), Turnhout, Brepols, 1996, p. 196. 6. En présentant le livre dans la Conclusion, Joëlle Ducos, p. 492, insère justement Hildegarde entre l’Épître des Ikhwān al-Ṣafā’et les encyclopédies du XIIIe siècle. Pourquoi s’être au final écarté de cet ordonnancement cohérent ? 7. Philon d’Alexandrie, De Aeternitate mundi, introd. et notes par Roger Arnaldez, trad. par Jean Pouilloux, Paris, Éditions du Cerf, 1969. Sur les difficultés que pose ce texte : David T. Runia, « Philo’s De aeternitate mundi : The Problem of Its Interpretation », Vigiliae Christianae, 35 (1981), p. 105-151. 8. Je cite la plus synthétique et la plus équilibrée : Luca Bianchi,Censure et liberté intellectuelle à l’Université de Paris (XIIIe-XIVe siècles), Paris, Les Belles Lettres, 1999. 9. Voir la bibliographie des études consacrées à Suarez à l’URL http://scholasticon.ish- lyon.cnrs.fr/Information/ Suarez_fr.php.

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Stéphane Péquignot, Au nom du roi. Pratique diplomatique et pouvoir durant le règne de Jacques II d’Aragon (1291-1327)

Vincent Challet

RÉFÉRENCE

Stéphane Péquignot, Au nom du roi. Pratique diplomatique et pouvoir durant le règne de Jacques II d’Aragon (1291-1327),Madrid, Casa de Velazquez, 2009, 640p. (plus un CD-Rom d’annexes) ISBN 978-84-96820-29-6.

1 Avec cette étude sur la pratique diplomatique d’un souverain généralement perçu comme ayant donné la primauté aux échanges d’ambassades sur le fracas des armes, Stéphane Péquignot livre, en s’appuyant sur une érudition sans faille et une quantité impressionnante de sources archivistiques, une véritable somme sur Jacques II, les milieux diplomatiques de la couronne d’Aragon et l’utilisation par le roi d’une diplomatie définie comme « l’arme brillante d’un pouvoir faible aux ambitions parfois démesurées ». Agrémenté d’un fort utile dictionnaire des ambassadeurs au service de Jacques II, l’ouvrage devrait s’imposer comme une référence incontournable pour tous ceux que passionnent les questions diplomatiques mais, faute d’une thèse clairement affirmée – peut-on réduire sa problématique à une simple interrogation sur le rôle que joue la pratique diplomatique pour le pouvoir royal ? –, il risque de décevoir ceux qui ambitionnaient d’y partir à la recherche de clefs de compréhension du règne du souverain aragonais. C’est qu’en effet, si Stéphane Péquignot ne nous laisse rien ignorer du processus complexe d’enregistrement des actes diplomatiques, de la précision quasi- chirurgicale des instructions données par Jacques II à ses représentants et du contrôle constant qu’il ne cesse d’exercer sur ceux qui portent sa parole ou encore du luxe de

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précautions qui entourent les rencontres royales, il manque à l’auteur un véritable dessein qui aurait pu être – simples suggestions – l’insertion des pratiques diplomatiques au sein de l’ensemble des pratiques de gouvernement de la maison aragonaise ou son impact, réel ou supposé, sur la construction d’une souveraineté royale. Car à quoi bon, au final, livrer une étude aussi complète et aussi exhaustive de « la diplomatie menée au nom d’un roi autour de 1300 », en l’occurrence Jacques II d’Aragon, pour en limiter aussitôt la portée en se refusant à l’insérer dans une problématique plus ample ? Ce manque d’ambition historiographique est sans doute le principal et le seul reproche que l’on puisse faire à l’auteur tant ce dernier livre livre par ailleurs quantité d’informations utiles sur les pratiques diplomatiques du souverain aragonais, que l’on tentera ici de synthétiser.

2 Plutôt que de s’intéresser à la « diplomatie » perçue comme une notion trop floue et peu adaptée à la réalité médiévale, Stéphane Péquignot a choisi comme objet d’étude la pratique diplomatique à savoir « les activités de représentation et de négociation politiques menées au nom d’un pouvoir auprès de pouvoirs étrangers » (p. 2), définition neutre s’il en est, complétée par l’idée que la diplomatie constitue un espace d’échanges et d’interactions et doit être envisagée comme un mode de résolution des conflits et de communication politique au sein d’un schéma triangulaire réunissant mandataire, destinataire et ambassadeur. Portant sur le règne de Jacques II – qui constitue certes un moment d’apogée de l’expansion catalane en Méditerranée mais n’en demeure pas moins délicat sur le plan interne en raison de la fragilité de l’ensemble territorial réuni sous la coupe du souverain et de la nécessité de composer avec les Corts –, l’ambition de l’ouvrage est de « suivre la logique de la pratique diplomatique (…) depuis la production de la documentation à la chancellerie jusqu’à son retour aux archives en passant par son utilisation en cours d’ambassade » (p. 18). Si bien qu’en définitive, c’est plus à un parcours archivistique qu’à un parcours diplomatique que l’auteur nous convie et que là où l’on brûlait de percer les intentions de Jacques II, on risque fort de se limiter à ne dévoiler que la logique de ses scribes.

3 Toute la première partie du livre est donc logiquement consacrée à l’élaboration et à l’enregistrement des documents diplomatiques, l’auteur définissant joliment la diplomatique comme « une œuvre de papier et de parchemin » et mettant en évidence un certain foisonnement documentaire sous le règne de Jacques II, lequel va de pair avec un indéniable perfectionnement des instruments écrits (sauf-conduits, lettres de créance, pouvoirs destinés aux procureurs, etc.) par une chancellerie maniant couramment le trilinguisme (latin, castillan, catalan). Stéphane Péquignot met en évidence le rôle central du notaire garde des sceaux Bernat d’Averso dans ce processus et dans la confection des écrits diplomatiques, ce qui garantit à la fois un certaine continuité administrative à Barcelone même et la régularité de l’enregistrement et de la conservation au sein d’archives royales encore dispersées entre différents dépôts (jusqu’à leur réunion au sein du palais royal de Barcelone en 1318). Plus qu’une véritable originalité de la chancellerie aragonaise, l’auteur souligne avant tout l’intensification de l’usage de l’écrit sous le règne de Jacques II, ce qui conduit assez naturellement à l’établissement de séries de registres spécialisés dont les registra secreta organisés en fonction de missions spécifiques sont le plus bel exemple. L’ordonnancement chronologique laisse alors place à un classement thématique de la documentation selon un dispositif relativement souple – on laisse ainsi des feuillets blancs pour d’éventuels documents à insérer ultérieurement – qui laisse d’ailleurs

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subsister des documents divers tandis que se développe un système de renvois internes qui rend plus aisée la circulation tant au sein des registres que d’un registre à l’autre. Dans le même temps, on assiste aussi à l’apparition de notes de chancellerie qui s’insèrent entre la copie des actes de chaque ensemble documentaire et s’amplifient jusqu’à composer, à défaut d’un véritable récit, un « récit à l’état expérimental et fragmentaire » (p. 77) puisqu’il n’a d’autre ambition que de clarifier le déroulement des ambassades. Ces registres, toutefois, ne sont pas que simples livres d’enregistrement mais constituent également des instruments de contrôle du pouvoir royal sur les documents remis aux ambassadeurs – comme l’attestent les mentions de restitution par lesdits ambassadeurs au retour de leur mission ou les éventuelles lacérations – et permettent de délimiter le champ d’intervention des envoyés du roi : il faut donc y voir « des instruments vivants de l’activité de chancellerie » (p. 88), dépositaires d’une « mémoire qui peut être activée pour les besoins du pouvoir » (p. 90) en fonction des intérêts momentanés de la maison royale, et des « outils de l’ombre et du secret » (p. 94) servant à préparer de futures offensives diplomatiques. La diplomatie aragonaise n’est cependant pas qu’une diplomatie de parchemin ; elle nécessite en effet le recours à de multiples sources d’information dont toutes sont loin d’être écrites. Le pouvoir royal se montre en effet soucieux de récolter nouvelles et rumeurs en prenant bien soin de vérifier la fiabilité de chaque information qui lui parvient, sa principale source n’étant autre que la Curie pontificale où Jacques II, non content d’y entretenir des procureurs, envoie régulièrement des ambassadeurs pour des missions pouvant durer plusieurs mois. Aux dires de l’auteur, ceci ferait de Jacques II « l’un des souverains les mieux informés de son temps, et l’un des plus attentifs à ce problème » (p. 108), ce qu’en l’absence de toute étude comparative, il est bien difficile d’infirmer ou de confirmer – mais qu’en est-il par exemple d’un Philippe le Bel ? Le roi d’Aragon posséderait ainsi un réseau particulièrement dense où s’entrecroisent ambassadeurs, marchands catalans, espions (surtout utilisés en Castille et dans l’émirat de Cordoue) et sait pouvoir compter sur certaines cours alliées (celles de Majorque et de Sicile essentiellement) et, en Italie, sur des informateurs bien peu désintéressés à l’instar du Génois Cristiano Spinola qui, en échange de renseignements, cumule faveurs et privilèges. L’existence d’un tel système caractérisé par une grande variété de sources et reposant en partie sur les sujets rapprocherait le réseau aragonais du modèle vénitien et constituerait, en la matière, une réelle originalité.

4 L’information, cependant, n’est rien sans l’existence de moyens rapides de transmission de cette information : Jacques II semble l’avoir compris, lui qui dispose certes d’un corps spécialisé comprenant une trentaine de courriers voyageant à pied, utilisés essentiellement au sein de la péninsule ibérique, mais ne se prive pas de recourir à d’autres serviteurs de sa cour, aux courriers des gouvernements urbains de son royaume, voire à des marchands au gré des circonstances, le choix du porteur d’une missive relevant surtout des disponibilités du moment. Le règne de Jacques II se caractériserait ainsi « par une intensification notable de la collecte d’informations sur l’étranger », ce qui conduit l’auteur à parler, non sans emphase, de « système informatif » (p. 137) mis sur pied pendant cette période. Cette intense activité diplomatique a évidemment un coût d’autant plus important qu’il doit être mis en rapport avec les ressources financières limitées de la monarchie aragonaise : évalués par l’auteur à entre 1 et 10% des dépenses de la Couronne et soumis à d’importantes variations, les frais liés à la diplomatie représentent une lourde charge, ce qui se traduit bien souvent par des difficultés de trésorerie. Si les ambassadeurs touchent à

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leur départ une provision qui ne couvre que très partiellement leurs besoins, ils peinent ensuite à se faire rembourser les sommes avancées pendant leur mission et encore ne les recouvrent-ils qu’avec beaucoup de retard. Cette situation financière délicate explique le recours quasi systématique à l’emprunt, à des expédients (mise en gage de certains joyaux de la Couronne) ou à des subsides extraordinaires dans le cas de certaines ambassades et des mariages princiers, ce qui n’a rien de très original puisque le mariage constitue bien l’un des cas prévus par le droit féodal pour prélever sur ses sujets un impôt de type extraordinaire. Rien ne permet donc véritablement de voir dans la diplomatie, comme le fait l’auteur, « un ferment d’expérimentation », du moins du point de vue financier pour lequel la guerre joua sans doute un rôle autrement plus fondamental. Il n’eût d’ailleurs pas été superflu de tenter de comparer les coûts respectifs de la guerre et de la diplomatie puisque c’est finalement à l’aune d’éventuelles dépenses militaires – assumées ou évitées – qu’il convient d’évaluer le véritable coût de la pratique diplomatique.

5 Après les outils, les hommes. Un tel ouvrage ne pouvait évidemment pas faire l’économie d’une étude – notamment prosopographique – des personnes utilisées par le roi dans sa pratique diplomatique. Qu’ils soient qualifiés de nuncius, de procurator ou, pour les missions les plus prestigieuses, d’ambassadeur, ces hommes, choisis par le roi en son conseil, bénéficient temporairement et pendant l’exercice de leur mission d’un statut particulier comprenant l’immunité, la sauvegarde royale accordée à leurs biens, un moratoire des dettes et l’arrêt des procédures judiciaires en cours, faisant de l’ambassade un temps d’exception judiciaire et juridique. À partir d’une base de données portant sur un total de 233 missions, l’auteur a pu dégager un certain nombre de caractéristiques de ces pratiques diplomatiques aragonaises. Ainsi constate-t-il que les deux tiers de ces missions ne sont menées que par un seul individu et près d’un tiers d’entre elles par deux individus, si bien que les délégations comprenant trois représentants ou plus demeurent tout à fait exceptionnelles. Les ambassadeurs du roi se recrutent pour un tiers d’entre eux parmi les nobles (avec une part non négligeable de membres des ordres militaires), pour un tiers parmi les clercs et pour le dernier tiers parmi des roturiers laïcs (marchands, citoyens et juristes) issus pour la grande majorité d’entre eux des centres urbains de Catalogne. Mais si l’auteur relève parmi les ambassadeurs royaux nombre de conseillers et de familiers du roi – ce qui n’a rien de bien surprenant –, il n’en constate pas moins que la diplomatie, loin d’être l’apanage d’un groupe spécialisé de serviteurs du roi, demeure une pratique politique plutôt ouverte. Pourtant, si beaucoup d’ambassadeurs ne sont sollicités par le pouvoir royal qu’à une seule reprise, cela n’empêche pas l’existence d’un petit groupe d’une vingtaine de personnes qui accomplissent au moins cinq missions pour le compte du roi et constituent à l’évidence de véritables spécialistes de la diplomatie. Au sein de ce groupe, Stéphane Péquignot parvient même à distinguer quelques individus auxquels le pouvoir royal confie de manière récurrente les entreprises les plus délicates et qui sont utilisés sur plusieurs théâtres d’opération, accomplissant des carrières de près d’une vingtaine d’années au service de Jacques II. L’auteur note en outre une certaine spécialisation de ces ambassadeurs, qu’elle soit géographique ou thématique, mais n’en relève pas moins que 80% des individus sollicités par le pouvoir royal n’accomplissent en définitive qu’une ou deux missions, ce qui relativise tout de même l’émergence d’un corps spécialisé. En récompense de leurs services, ces hommes reçoivent des dons et des bénéfices ecclésiastiques lorsqu’il s’agit de clercs mais une mission réussie leur assure surtout la faveur du roi. En mission, ces ambassadeurs sont évidemment

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confrontés à de multiples difficultés matérielles, à commencer par celles de leur transport, la Couronne ne disposant pas toujours des bateaux nécessaires et devant parfois recourir à des solutions totalement improvisées. Le problème du logement est, quant à lui, plus aisé à résoudre, puisque les ambassadeurs sont censés être logés honorablement et défrayés par le souverain qui les reçoit même s’il s’agit plus d’une faveur que d’une obligation, à la seule exception de la Curie pontificale qui ne prend absolument rien à sa charge. Le séjour des représentants du roi en cour étrangère obéit à des règles strictes, tout écart de conduite par rapport à ce qui est attendu d’eux ou du souverain dont ils sont l’hôte étant signifiant. Commencée par une visite de courtoisie qui donne généralement le ton des relations à venir, la mission se poursuit par une entrevue de travail et par la remise de cadeaux qui permettent d’infléchir les relations diplomatiques. Un exemple tout à fait spectaculaire en est donné par Jacques II lors d’une ambassade envoyée auprès de son frère, Frédéric III de Sicile : le souverain se voit en effet remettre par les représentants du roi d’Aragon une épée ayant appartenu à leur père, Pierre III d’Aragon, présent symbolique qui doit rappeler au roi de Sicile le lien fraternel qui unit, par-delà les mers, Jacques II et Frédéric III. À leur départ, les ambassadeurs se voient d’ailleurs remettre en retour des cadeaux qui consistent le plus souvent en dons en numéraire. Certes, ces échanges de cadeaux constituent une pratique courante des ambassades mais ils font également l’objet d’une instrumentalisation « par les différents acteurs afin de signifier et de modifier l’état d’une négociation ou des relations politiques existantes » (p. 284). Toute ambassade, néanmoins, ne débouche pas nécessairement sur une entente entre les parties. Il convient dès lors de manifester ce désaccord à travers une gamme variée et graduée d’attitudes possibles : utilisation de protestationes écrites et passées devant notaire qui tendent à éviter un geste qui serait définitif, lettre de défi, départ des représentants du roi sans prendre congé et, dans les cas les plus graves, manifestation théâtrale et avec éclat de la rupture. Ainsi, les Siciliens abandonnés à leur sort par Jacques II lacèrent-ils leurs vêtements et se revêtent-ils de noir en signe de deuil tout en exprimant leurs plaintes avec moultes exclamations, ce qui tranche avec le ton mesuré des négociations diplomatiques.

6 Le roi n’en exerce pas moins un contrôle extrêmement serré sur ses représentants par le biais de la remise d’instructions écrites : publiques et revêtues du sceau royal, elles énoncent les paroles qui doivent être dites publiquement au nom du roi ; secrètes et sans signe de validation aucun, elles détaillent très précisément les réactions à adopter en fonction du déroulement des négociations. Stéphane Péquignot analyse ainsi de telles instructions secrètes établies à l’intention des ambassadeurs envoyés en 1305 en mission auprès de Philippe le Bel pour conclure le mariage d’un fils du roi de France avec une princesse d’Aragon : elles déterminent jusqu’à quel point les négociateurs peuvent aller en matière de délai, de dot ou de clauses territoriales et tentent de prévoir les différentes réactions de Philippe le Bel face aux propositions aragonaises. « Aide mémoire, guide et réserve d’arguments » (p. 305), de telles instructions essaient d’envisager toute la gamme des possibilités entre « l’accord maximal souhaitable » et « l’accord minimal acceptable » ce qui réduit d’autant la marge de manœuvre d’ambassadeurs limités autant que se peut dans leurs prises d’initiatives. C’est qu’en effet, toute négociation au nom du roi met en jeu la propre parole du roi qui se doit donc d’être parfaitement maîtrisée. Nonobstant, les instructions ne peuvent tout prévoir dans les moindres détails, notamment parce que les ambassadeurs ne s’adressent pas qu’au roi auprès de qui ils sont mandatés mais disposent aussi sur place

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d’intermédiaires susceptibles de leur dresser une cartographie du pouvoir dans les cours étrangères, cartographie parfois évanescente et surtout très mouvante. L’approche du souverain étranger se fait donc souvent de façon indirecte, graduée et préparée par le biais de conseillers du roi – ainsi de Guillaume de Nogaret à la cour de Philippe le Bel – que l’on peut parfois aller jusqu’à soudoyer comme lors des négociations engagées à propos de la restitution du Val d’Aran. Mais surtout les ambassadeurs de Jacques II peuvent être amenés à prendre la parole en leur nom propre afin d’aborder un certain nombre de questions sur lesquelles le roi lui-même ne veut – ou ne peut – pas s’engager ouvertement avant d’avoir sondé les intentions de la partie adverse : c’est le rôle confié au templier Ramon de Saguardia à propos de tractations entre la papauté et Philippe le Bel. La parole de l’ambassadeur joue ici le rôle de « filtre protecteur » d’une personne royale qui peut, sans trop de dommages, désavouer par la suite son propre représentant. Un document rédigé par Jacques II à l’intention de ses envoyés auprès du roi de France en 1322 définit ainsi la marge de manœuvre rhétorique dont ils peuvent disposer : « qu’ils ne disent rien qui aille au-delà ou à l’encontre [des instructions royales] mais qu’ils en parlent (…) sans en modifier la substance » (p. 323). Interprètes de la volonté de leur mandataire, les ambassadeurs ne sont pas que des porteurs de parole : ils manipulent aussi nombre d’écrits royaux, à commencer par ces protestations et procurations qu’ils emportent avec eux et qui servent de garde-fous au pouvoir royal dans le cadre des négociations. Au final, l’auteur voit dans le XIIIe siècle un moment-clef dans l’histoire de la diplomatie au cours duquel se manifestent une pratique accrue de l’écrit, une conscience de plus en plus affirmée de la nécessité du secret et l’importance de l’accès à l’information, autant de traits que l’historiographie prête d’ordinaire à la diplomatie « moderne ».

7 Restait à tenter d’appréhender cette diplomatie en action et surtout esquisser une approche des utilisations politiques possibles de l’outil diplomatique. Comme le montre Stéphane Péquignot à travers l’étude d’un conflit opposant marchands de Narbonne et sujets aragonais, la diplomatie royale peut parfois venir au secours de ses propres sujets en négociant un accord – même si en l’occurrence le traité final s’avère plutôt favorable aux Narbonnais – voire en délivrant des lettres de marque, ce qui constitue une pratique usuelle de l’Occident médiéval. La cour royale entretient également des rapports étroits avec les gouvernements urbains, au premier rang desquels figure évidemment celui de Barcelone : les conseillers urbains sollicitent régulièrement le soutien de Jacques II pour leurs affaires via Bernat d’Averso ; les ambassadeurs de la ville sont souvent choisis parmi des hommes qui ont été employés par le souverain pour des missions à l’étranger et la coopération peut aller jusqu’à la mise en place d’ambassades mixtes même si, en la matière, la diplomatie urbaine demeure placée sous patronage royal. Le roi n’hésite pas non plus à solliciter les corps ecclésiastiques en ayant recours à de multiples reprises aux bons offices de templiers – ainsi de Ramon Saguardia, commandeur du Mas Deu en Roussillon – puis, après la dissolution de l’ordre du Temple, de dominicains. Mais l’auteur met surtout en évidence le rôle fondamental joué par les rencontres royales, ces vistae – par exemple celles de Logrono en 1293 ou de Torellas en 1304 – vues comme un climax des rencontres diplomatiques et sur lesquelles il bénéficie de dossiers documentaires extrêmement complets. Au cours de son règne, Jacques II participe à un total de seize rencontres royales, sans même compter ses propres déplacements en d’autres cours et les projets avortés, la majorité d’entre elles le mettant aux prises du roi de Castille ou de Majorque. Ces « vistae apparaissent comme une modalité de rencontre diplomatique particulièrement propice à leur résolution

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[celle des conflits], à la définition des grandes orientations politiques et à la certification d’accords qui régulent les relations du roi d’Aragon avec les autres souverains » (p. 405) : n’intervenant qu’au terme d’un long processus de négociations, ces rencontres permettent un échange direct entre les souverains de paroles et de secrets qui ne peuvent, à l’évidence, circuler qu’entre princes. « Moment-clef qui doit permettre de défaire le nœud gordien créé par des problèmes que les lettres, les envois d’ambassadeurs plus ou moins solennels et les conférences qui les réunissent se sont avérés incapables de résoudre » (p. 408), la vista est toujours savamment négociée quant à son objet même, aux questions qui vont y être abordées, à la date à laquelle elle doit se tenir et, point primordial, au lieu de la rencontre, le plus souvent en position frontalière afin de refléter l’égalité entre les parties. De tels épisodes comportant des risques inhérents au face-à-face entre souverains – comment s’assurer que l’une des deux parties ne profite pas de l’événement pour s’emparer de son adversaire ? –, les vistae comportent des règles très strictes visant à garantir la sécurité des participants : à l’occasion des rencontres de la Jonquera en 1293 entre Jacques II et Charles II d’Anjou, on définit très précisément le nombre d’hommes de chaque suite royale et on interdit toute autre arme que des épées et des couteaux. Ces vistae, toutefois, sont aussi la rencontre de deux cours : le roi n’y vient pas seul mais escorté de ses conseillers et familiers et d’individus qu’il a spécialement convoqués à cette occasion (hauts prélats, nobles accompagnés de leur suite, probi homines des plus grandes villes du royaume) afin de recréer autour de lui une image de la Cour qui lui permette de faire bonne figure face aux souverains étrangers – comme l’écrit le chroniqueur Ramon Muntaner, ces rencontres sont des moments de compétition pacifique dans l’honneur – et de donner un caractère public à la rencontre. Selon Stéphane Péquignot, Jacques II se servirait de ces vistae pour souder autour de lui dans un consensus largement forcé la noblesse aragonaise alors même qu’il ne réunit que très peu les Corts : les rencontres royales constitueraient ainsi « l’un des rares lieux où la couronne d’Aragon est physiquement et réellement visible » (p. 444). Hypothèse certes séduisante mais que rien ne vient véritablement conforter tant, du moins du point de vue des sujets, l’assistance à ces rencontres ne signifiait pas nécessairement adhésion au pouvoir royal et ne pouvait avoir la même signification qu’une réunion des Corts.

8 Et ceci d’autant plus que la diplomatie de Jacques II s’avère être, plus encore qu’une affaire de famille, une affaire personnelle. Certes, le roi d’Aragon n’hésite pas à s’appuyer sur ses liens familiaux avec les rois de Majorque et de Sicile pour tenter d’affirmer une unité diplomatique de la Casa d’Aragon, soutenant notamment le souverain de Majorque dans ses démêlés avec la couronne de France au sujet de Montpellier. Mais au-delà d’une telle unité qui demeure plus souhaitée que réelle, c’est surtout la personne même du roi qui s’exprime à travers l’action diplomatique et non celle d’un royaume : la diplomatie relève donc largement de la seule voluntas d’un roi qui, à partir du traité d’Anagni qui, en 1295, met un terme à son conflit avec la papauté, multiplie les médiations afin d’apparaître comme un « faiseur de paix ». Avec raison toutefois, Stéphane Péquignot ne se laisse pas prendre au piège d’une image largement construite par la chancellerie aragonaise et relayée ensuite par l’historiographie catalane : si Jacques II se pose en médiateur, ce n’est pas tant par « souci de rétablir la paix entre les princes chrétiens » (p. 505) comme le proclament un peu pompeusement ses propres actes diplomatiques mais bien plutôt pour favoriser sa propre conquête de la Sardaigne et pour servir l’honneur du roi.

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9 Au final, si l’auteur reconstitue avec minutie et précision les pratiques diplomatiques d’un souverain qui en usa parfois jusqu’à l’excès, s’il en démontre le caractère à la fois non-institutionnalisé et très personnel, si enfin il livre à ses lecteurs une somme érudite sur les hommes qui servirent les ambitions de Jacques II, il peine néanmoins à percer les arcanes de la diplomatie aragonaise et à en percer véritablement le sens, faute sans doute d’avoir posé frontalement la question même des buts intrinsèques de cette diplomatie et de l’avoir mieux insérée à la fois dans les enjeux internes du royaume d’Aragon et dans le « grand jeu » que pouvaient alors se livrer les royaumes de l’Occident médiéval.

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Daniel Cachedenier, Initiation à la langue française (Introductio ad linguam gallicam, 1601), éd. Alberte Jacquetin-Gaudet et Colette Demaizière

Gérard Milhe Poutingon

RÉFÉRENCE

Daniel Cachedenier, Initiation à la langue française (Introductio ad linguam gallicam, 1601), éd. Alberte Jacquetin-Gaudet et Colette Demaizière, Paris, Classiques Garnier (« Textes de la Renaissance » 162), 2010, 977p. ISBN 978-2-8124-0079-7.

1 Noble lorrain contraint à l’exil pour ses convictions calvinistes, Daniel Cachedenier, seigneur de Nicey, « l’un des premiers nobles à délaisser le service traditionnel des armes pour celui des lettres sous sa forme alors jugée la plus humble », comme le précisent Alberte Jacquetin-Gaudet et Colette Demaizière, a enseigné en Allemagne, où certains princes avaient la volonté d’apprendre le français. Cachedenier se fait manifestement une haute idée de sa fonction de pédagogue. Sa grammaire, écrite en latin, est une manière d’exprimer sa gratitude aux « très nobles jeunes gens » qui l’ont accueilli durant quatre années. Tout au long de l’ouvrage, un recours constant à l’allemand souligne ce souci, tout en ayant l’intérêt d’établir une perspective comparatiste entre cette langue, le latin et le français.

2 L’ouvrage comporte plus de 400 pages, le double de la grammaire de Ramus par exemple, ce qui est considérable pour l’époque. Réticent à l’égard des novateurs, notamment sur les questions d’orthographe (Peletier, Des Autels, Baïf…), Cachedenier

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apprécie les autres auteurs de grammaires pour germanophones, comme Pillot, Jean Garnier, et surtout Serrier, dont il semble se faire l’émule voire le concurrent.

3 Strictement grammatical, excluant donc les considérations sur la poésie, l’ouvrage est constitué de trois livres. Le premier, Des lettres, porte sur les questions de phonétique. Cachedenier cherche à déterminer avec précision les éléments d’une prononciation correcte. Son originalité « réside dans l’illustration des phénomènes phonétiques, et le nombre des exemples qui s’accroît tout au long de l’exposé fait penser à une sorte de ‘lexique’ classé d’après les sons ». De fait, l’ouvrage propose une nomenclature sur le modèle de la grammaire de Pillot, qui consigne toutes sortes d’exemples tirés du Dictionnaire français-latin de Robert Estienne. Le second livre, De la variation des mots, analyse les faits de morphologie selon une classification habituelle, en huit parties du discours : l’article, le nom, le pronom, le verbe, l’adverbe, le participe, la conjonction, la préposition. Intégrant l’interjection à l’adverbe, Cachedenier peut en effet ajouter l’article tout en respectant le nombre traditionnel de huit parties du discours (alors qu’un Cauchie sera conduit à en distinguer neuf). Le troisième livre, De la syntaxe, traite les structures du discours. C’est à la syntaxe que Cachedenier consacre l’essentiel de sa réflexion. Les remarques intéressantes sont nombreuses, notamment sur le nom commun, qu’il analyse dans ses analogies avec le nom propre.

4 L’édition d’Alberte Jacquetin-Gaudet et Colette Demaizière offre le fac-similé puis la traduction de cette grammaire. Auparavant, une introduction de 32 pages expose la biographie de l’auteur, mal aisée à restituer à cause de la rareté des documents, puis examine méthodiquement le contenu de chacun des trois livres de cet ouvrage que l’on peut à juste titre nommer, avec Alberte Jacquetin-Gaudet et Colette Demaizière, une « somme », qui était injustement tombée dans l’oubli et qu’il était temps de réhabiliter.

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Jelle Haemers, For the Common Good. State Power and Urban Revolts in the Reign of Mary of Burgundy (1477-1482)

Vincent Challet

RÉFÉRENCE

Jelle Haemers, For the Common Good. State Power and Urban Revolts in the Reign of Mary of Burgundy (1477-1482), Turnhout, Brepols (« Studies in European Urban History » 17), 2009, 319p. ISBN 978-2-503-52986-8.

1 Issu d’une thèse soutenue sous la direction de Marc Boone et largement influencée à la fois par les travaux de ce même Marc Boone sur les révoltes flamandes et par ceux de Wim Blockmans sur l’idéologie politique des villes de Flandre – notamment la thèse d’une genèse médiévale des idées républicaines qui devaient ultérieurement s’imposer dans les Provinces-Unies –, l’ouvrage de Jelle Haemers s’ouvre sur une scène dramatique, la chute mortelle de cheval de Marie de Bourgogne survenue en mars 1482. Ce brutal décès de la duchesse posa immédiatement le problème de la succession du pouvoir, la régence de son jeune fils et héritier, Philippe le Beau, étant assurée par Maximilien de Habsbourg. Mais cette solution se heurta très vite à l’opposition des villes flamandes qui, entre 1482 et 1492, prônèrent une structure fédérale par le biais de la mise en place d’un Conseil de Régence luttant contre la politique centralisatrice de Maximilien. Toutefois, plutôt que de soumettre cet épisode, très largement étudié, à de nouvelles interrogations, Jelle Haemers préfère procéder de façon rétrospective en partant de la rébellion flamande pour questionner à rebours le court règne de Marie de Bourgogne et le thème du « fédéralisme » en remontant aux privilèges délivrés en 1477 et qui portent en eux, selon l’auteur, les germes de ce fédéralisme que Maximilien d’Autriche tenta de limiter en menant une politique volontaire de restriction de ces privilèges entre 1477 et 1482. L’ouvrage se veut donc une étude des résistances

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politiques des villes flamandes à cette politique centralisatrice, lesquelles s’expriment surtout par le biais de coalitions urbaines regroupant tout ou partie des élites urbaines et des guildes d’artisans. L’auteur reprend ici à son compte l’essentiel des thèses classiques de l’historiographie flamande qui interprète – et sur-interprète – les rébellions du XVe siècle comme les prémisses de l’établissement des Provinces-Unies en leur appliquant a posteriori une grille de lecture proprement républicaine. Travers historiographique qu’en accompagne un autre – celui de l’illusion que les villes flamandes peuvent être comparées aux cités-États italiennes qui ne reconnaissent pourtant qu’un pouvoir souverain bien plus lointain que celui des ducs de Bourgogne – que Jelle Haemers a eu néanmoins l’heureuse idée de dépasser en déplaçant son objet d’analyse des idées politiques vers les hommes. Pour l’auteur en effet, l’essentiel est de comprendre comment les motivations et les préférences des individus peuvent se combiner avec des traditions historiques, des conditions locales et des rivalités personnelles pour complexifier ou nuancer des processus plus généraux tels que la formation de l’État, les changements économiques ou encore le déclin de l’autonomie urbaine (p. 8). S’ensuit une volonté de reconstruire l’arrière-plan idéologique et mental de ceux qui se rebellèrent contre l’État ou, du moins, de ceux des rebelles dont la surface sociale leur permit de laisser derrière eux des sources suffisantes pour que les historiens puissent se les approprier.

2 L’auteur a divisé son propos en trois grandes parties consacrées respectivement à l’État, à la noblesse et aux villes – Bruges, Gand et Ypres – ce qui peut paraître logique mais ne facilite pas toujours la lecture puisque chaque séquence chronologique est étudiée à trois reprises selon des angles d’approches différents. Afin d’éclairer le contexte politique des années 1477-1482, Jelle Haemers en revient tout d’abord à la source même des contestations ultérieures, à savoir les privilèges de 1477 dont la concession est consécutive à la mort de Charles le Téméraire et à l’effondrement partiel de la domination bourguignonne dans les semaines qui suivirent son décès. Expression d’une réaction urbaine face à la politique centralisatrice et fiscale du défunt duc et aux abus de ses officiers, le « grand privilège flamand » conditionne l’obéissance des sujets ducaux au respect par la duchesse des concessions obtenues à cette occasion. La cour ducale perd dès lors l’absolu contrôle de sa politique fiscale (suppression de la chambre des comptes et de la chambre des aides, convocation et consentement nécessaire des États pour l’octroi des aides), se voit imposer l’abolition de diverses taxes (ainsi celles qui pesaient sur l’importation de laine anglaise) et l’interdiction de manipuler les monnaies et doit même accepter une diminution de son pouvoir judiciaire par le biais de la réorganisation du Grand Conseil. La concession à laquelle fut contrainte Marie de Bourgogne se traduisit donc par une diminution drastique du pouvoir central et un rééquilibrage au profit des États Généraux qui pouvaient se réunir librement et dont l’accord devenait nécessaire pour toute entrée en guerre. Si l’on se place au niveau des villes elles-mêmes, les privilèges de 1477 aboutirent à l’abolition des traités d’Arras (1438) et de Gavere (1453) imposés par Philippe le Bon comme châtiment des rébellions de Bruges et de Gand et à la restauration de la domination de ces villes sur leur arrière- pays. En outre, le duc se vit interdire de faire des cadeaux ou des dons à titre personnel, ce qui minait le phénomène du clientélisme et privait le détenteur du pouvoir de toute capacité à entretenir son capital social alors même que « la culture du don politique » constituait l’un des fondements de l’État bourguignon (p. 17). En somme, les privilèges de 1477 marqueraient le retour à un hypothétique âge d’or de l’autonomie urbaine –

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celui du comte Louis de Mâle, avant donc l’installation des ducs de la maison Valois – et tendraient à « fédéraliser » l’État bourguignon sans pour autant viser à l’abolir.

3 La concession de tels privilèges ne s’explique évidemment que par la situation d’extrême faiblesse où se trouvait alors Marie de Bourgogne, engagée dans une guerre contre la France de Louis XI qui s’ouvrit par un désastre et se traduisit par la perte de la Bourgogne, de la Picardie et de l’Artois. Or, le nouvel époux de la duchesse, Maximilien, faute d’un budget suffisant, ne dispose pas d’une armée permanente comparable à celle mise sur pied par Charles le Téméraire et il est immédiatement confronté aux conséquences financières des pertes territoriales subies du fait des entreprises de Louis XI : l’auteur évalue à 22,5% la baisse des revenus ducaux entre 1475 et 1477 sans même tenir compte des limitations de revenus imposées par les privilèges de 1477, lesquelles porteraient la baisse à 50%. En ce qui concerne la seule recette de Bruges et du Franc de Bruges, les pertes se montent aux 3/5e de la totalité des revenus entre 1475 et 1477. Les pertes territoriales conjuguées aux suppressions de taxes dans les domaines demeurés sous domination bourguignonne conduisent donc à une situation financière désastreuse pour le pouvoir central, ce qui ne fait qu’accroître sa dépendance vis-à-vis des aides ; or ces dernières étant soumises au vote et au contrôle des États, cela interdisait de fait à Maximilien de mener toute politique étrangère réellement indépendante des États. On comprend mieux dès lors l’importance de la réorganisation des structures financières opérée par Maximilien en 1477, qui se traduisit par la création d’un poste de surintendant des finances et d’un commissaire des finances, postes confiés à d’anciens membres de l’administration de Charles le Téméraire. Il fallut néanmoins en passer par la recherche de nouvelles ressources fiscales : l’augmentation des aides était certes une possibilité que Maximilien ne se priva pas d’explorer, mais les États n’entendaient en aucun cas se dessaisir de leur contrôle et les liaient à des impératifs de défense du comté. En 1479, l’archiduc, fort du soutien d’une partie des élites urbaines – il avait nommé comme surintendants des finances Willem Moreel et Marteen Lem, deux citoyens de Bruges – put remettre en place certaines taxes indirectes mais s’abstint de rétablir le tonlieu de Gravelines pesant sur l’importation de laine anglaise et supprimé en 1477. Surtout, Maximilien se vit contraint de recourir à un certain nombre d’expédients fiscaux afin d’éviter de longues et incertaines négociations sur le montant des aides : fonte des joyaux ducaux, dévaluation monétaire, droit de seigneuriage sur la frappe des monnaies, confiscation de terres souvent revendues à des partisans de la dynastie, ce qui augmente le capital social du pouvoir, mise en vente de rentes lesquelles, achetées par les élites urbaines, permettent de les associer à l’État et de les intéresser à sa santé financière et à sa capacité de remboursement, réduction des gages des officiers, affermage des offices aux plus offrants. Autant de mesures en contradiction flagrante avec les privilèges de 1477 qui ne permirent cependant pas à Maximilien d’éviter d’en passer par l’emprunt. Un emprunt que l’archiduc sollicita auprès de souverains alliés tels le roi d’Angleterre ou le duc de Bretagne, d’officiers ducaux comme Olivier de la Marche, de marchands brugeois ou encore de banquiers italiens installés à Bruges (Portinari, Médicis, Pazzi) mais qui déboucha sur un endettement massif. Maximilien peinant à rembourser ses emprunts dut en définitive subir l’influence croissante de ses principaux créanciers – dont Thomas Portinari – et « se retrouva pris dans la toile des intérêts de ses créanciers qu’il s’agisse de souverains étrangers, d’officiers ou de marchands-banquiers » (p. 60). L’analyse détaillée des dépenses ducales confirme l’impression d’étranglement financier qui se dégage de l’étude des recettes : si un tiers des dépenses sont consacrées

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à l’entretien personnel du duc et de la duchesse et qu’un autre tiers est absorbé par le personnel de la cour et de l’État, le pouvoir ducal doit consacrer au minimum un tiers de ses ressources à la guerre (contre environ un quart à l’époque de Jean sans Peur), ce qui conduit indubitablement Maximilien à violer les privilèges de 1477 pour accroître ses revenus. Ces empiètements systématiques conduisent à une tension grandissante entre le duc et les villes flamandes dont témoigne la protection accordée par le bailli ducal à Wilhelm van der Scaghe, exilé de Gand pour s’être opposé à l’élection des échevins en 1479, ou celle dont bénéficie le meurtrier du bailli de Gand, un noble plutôt opposé à Maximilien.

4 De telles tensions se lisent jusque dans la nomination de certains officiers ducaux, en particulier en matière financière, que Maximilien, soucieux de pouvoir s’appuyer sur de solides réseaux urbains, fait le choix de recruter au sein des élites urbaines brugeoises. C’est le cas de Pieter Lanchals, receveur général des finances, qui devient maître d’hôtel du nouveau duc, de Willem Moreel, prospère marchand de Bruges qui devient « l’étoile montante de la scène politique » de la ville à la lueur de la révolte de 1477 dont il est l’un des porte-paroles et qui est désigné comme surintendant des finances ou encore de Maarten Lem, bourgmestre de la ville et « baron du sucre » également appointé comme surintendant des finances. Toutefois, de telles nominations placent Maximilien dans une position délicate, Moreel comme Lem défendant avant tout leurs propres intérêts commerciaux, ceux de leurs parents et ceux de leur cité, ce qui devait conduire à une opposition de moins en moins feutrée à la politique financière de l’archiduc. Ces tensions furent révélées en plein jour en décembre 1481 lors de l’arrestation de Willem Moreel, accusé de s’être trouvé à la tête de la rébellion de 1477, arrestation qui semble liée à la volonté du duc de lever de nouvelles aides en dépit de l’opposition des élites brugeoises alors au pouvoir dans la ville. Cependant, la mise en œuvre d’une telle stratégie destinée à prévenir toute obstruction politique à la levée des aides se trouve évidemment fragilisée par la mort de Marie de Bourgogne qui déclenche au contraire une nouvelle vague de protestations contre certaines pratiques financières jugées abusives : aliénations du domaine, transfert de revenus publics vers la cassette personnelle du duc, affermage des offices ce qui contraint certains officiers à résigner leurs charges et, in fine, à soutenir les villes flamandes dans leur opposition au duc, critiques au sein même de l’administration ducale visant le phénomène des emprunts forcés ou l’intégration de parvenus. En somme, dès 1482, Maximilien avait perdu le soutien politique des villes en raison du fossé grandissant entre le rôle qu’il ambitionnait de jouer et celui que voulaient lui faire endosser les villes, moins prestigieux sans doute mais plus conforme aux privilèges de 1477.

5 Reste à se demander quel a été le rôle joué par la noblesse au cours de ces brèves années. À la suite de la mort de Charles le Téméraire, une partie de la noblesse bourguignonne – et pas la moindre puisqu’on peut citer Antoine, grand bâtard de Bourgogne, Jacques de Luxembourg, Philippe Pot ou encore Philippe de Crèvecoeur – déserta au profit de Louis XI et se rallia au roi de France de manière à sauvegarder ses positions. D’autres nobles, au contraire, firent le choix de rester fidèle à Marie de Bourgogne. C’est le cas d’Adolphe de Clèves, très lié à la dynastie bourguignonne, présent au sein du conseil ducal depuis 1454, chevalier de la Toison d’Or depuis 1456 et l’un des généraux de l’armée ducale sous Charles le Téméraire, gouverneur général des Pays Bas en 1477 et même parrain de Philippe le Beau, représentatif en tous points de cette noblesse supra-régionale sur laquelle s’appuyait la dynastie bourguignonne. C’est aussi le cas de Louis de Bruges, chevalier de la Toison d’Or depuis 1461, présent à la

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cour ducale depuis 1456 et gouverneur du comté de Hollande qui, aux côtés d’Adolphe de Clèves, fait office « d’ange gardien de la dynastie bourguignonne ». En 1477, Louis de Bruges se retrouve en position de défendre à la fois les intérêts de Marie de Bourgogne dont il est premier chambellan et ceux de la ville de Bruges dont il est capitaine : il fait alors office de conciliateur entre les deux parties, déchirant publiquement le traité d’Arras imposé en 1438 par Philippe le Bon aux rebelles brugeois mais modérant dans le même temps les demandes de la ville. Adolphe de Clèves et Louis de Bruges occupent en 1477 des positions considérables à Gand et Bruges, notamment par l’intermédiaire de leurs clients qu’ils placent aux postes-clefs de ces deux villes. Toutefois, dès 1479, Maximilien parvient à imposer à Bruges ses propres candidats et tente par tous les moyens de limiter l’influence de Louis de Bruges sur la ville.

6 De manière plus générale, le nouveau pouvoir ducal est rapidement confronté à un mécontentement nobiliaire croissant dû en partie à l’arrivée dans l’entourage de Maximilien de nobles originaires d’Autriche et qui, agissant comme conseillers du duc, entrent en concurrence avec les nobles bourguignons et vont jusqu’à les supplanter. En outre, la politique de favoritisme dont fait preuve Maximilien envers certains nobles afin de les empêcher de basculer du côté de Louis XI n’est pas sans soulever un certain nombre de contestations : afin de retenir à son service Philippe de Bourgogne, fils du Grand Bâtard de Bourgogne, que Louis XI cherche à rallier à son camp, le duc n’hésite pas à le faire chevalier de la Toison d’Or et à le couvrir de faveurs au détriment d’une partie de la noblesse et des intérêts des élites urbaines. De même, en tentant de s’appuyer sur la noblesse du Franc de Bruges, Maximilien se trouve-t-il confronté à une opposition de plus en plus manifeste de la noblesse gantoise. L’ensemble de la noblesse conteste par ailleurs la présence croissante de parvenus, de techniciens et de spécialistes au sein de la cour et de l’administration ducale dont témoigne l’ordonnance de réorganisation de la cour survenue en 1481 et la nomination d’un non-noble, Pieter Lanchals, à l’office de maître d’hôtel. Ces contestations éclatent au grand jour à l’occasion du chapitre de la Toison d’Or tenu en 1481 au cours duquel les membres de l’ordre reprochent vertement à Maximilien son autoritarisme et le fait de gouverner sans prendre l’avis des nobles, en violation flagrante des statuts de l’ordre. Cette condamnation n’est certes pas unanime, certains chevaliers soutenant plutôt la politique ducale, mais elle n’en révèle pas moins une opposition nobiliaire croissante aux entreprises ducales, opposition qui peut s’appuyer sur la formation d’un groupe politique à fondement matrimonial unissant Adolphe de Clèves, Wolfert de Borssele et Louis de Bruges, bénéficiant de liens très forts avec la cour de Louis XI et pouvant utiliser cette « French connection » (p. 133) comme arme politique, si nécessaire.

7 L’essentiel du propos de Jelle Haemers n’en porte pas moins sur l’analyse du comportement des élites urbaines flamandes face à la politique de Maximilien, à commencer par celles de la ville de Bruges dont l’analyse se révèle la plus détaillée. L’auteur choisit d’appréhender la politique brugeoise à travers la constitution de réseaux sociaux et se penche en premier lieu sur la faction de Willem Moreel dont Hans Memling laissa, vers 1475, un remarquable portrait. Cette faction se présente comme un ensemble d’amis et d’individus reliés entre eux par des alliances matrimoniales et appartenant au même milieu de riches marchands et de courtiers, tous possesseurs de biens et de fiefs tant à Bruges que dans les environs et remarquablement bien implantés dans le tissu social et religieux, notamment par le biais de la confrérie du Saint Sang de Bruges. Dotés d’un important pouvoir économique et d’une solide assise financière qu’ils investissent dans les finances urbaines par le biais de prêts et d’achats

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de rentes, les membres de ce groupe dominent aussi les institutions urbaines de Bruges de 1477 à 1481, date à laquelle Maximilien leur interdit de participer à la vie politique, et renforcent leur pouvoir par le contrôle de divers offices urbains et militaires et par leur désignation comme représentants de la ville aux assemblées des Membres de Flandres. Cette influence à la fois sur la politique locale et sur la politique plus générale du comté explique largement le choix de Maximilien de faire appel à des membres de ce groupe pour rejoindre l’administration ducale en 1479 : une telle décision pouvait certes s’avérer profitable pour le duc qui y gagnait un certain pouvoir décisionnel sur la ville de Bruges mais bénéficiait tout autant à la faction de Willem Moreel qui voyait ses positions urbaines renforcées par la participation au pouvoir central. Toutefois, Jelle Haemers considère que ce réseau social ne constitue pas avant 1477 une faction politique en tant que telle mais ne le devient qu’à la lueur des événements de 1477.

8 Pour mieux resituer ces derniers dans leur contexte socio-économique, l’auteur fait alors le choix de se pencher sur la situation des finances urbaines au cours des années précédentes, celle-ci lui paraissant être la clef adéquate d’une bonne compréhension et interprétation des révoltes de 1477. Il note que sous le règne de Charles le Téméraire, ce n’est pas moins d’un tiers des dépenses de la ville qui sont consacrées au paiement de taxes au profit du trésor ducal, un chiffre qui monte à plus de 40% si l’on y inclut le paiement de la dette qui n’est que la conséquence des prélèvements financiers opérés par le duc, soit le double des niveaux ordinaires constatés sous le règne de Jean sans Peur. Mais, en resserrant la focale et en ne prenant en compte que les seuls chiffres des années 1475-1476, c’est alors 83% des dépenses urbaines qui sont désormais liées au seul pouvoir ducal (42% en paiement d’aides et de taxes, 25% consacrées au paiement des rentes, 16% pour le remboursement de la dette) tandis que les 17% restants subviennent aux dépenses de fonctionnement et d’investissement. Or, la politique ducale qui met en place la vente des officiers municipaux ne fait que renforcer la mainmise sur les institutions d’une oligarchie qui, à Bruges comme ailleurs, privilégie une fiscalité indirecte reposant notamment sur la bière et le vin et pesant plus lourdement sur les groupes sociaux les plus défavorisés de la ville : c’est ainsi qu’en 1475, 72% des revenus de la ville proviennent de la fiscalité indirecte et, cette même année, pour faire face à des dépenses croissantes, les autorités urbaines n’ont d’autre choix que d’imposer une nouvelle taxe sur le blé, d’autant plus mal ressentie qu’elle n’était d’ordinaire imposée par le pouvoir ducal que comme une mesure punitive après l’écrasement d’une révolte urbaine. Il y a incontestablement là dans ce poids écrasant d’une fiscalité indirecte foncièrement inéquitable l’un des facteurs principaux de la permanence et de la virulence des mouvements sociaux et politiques dans les villes flamandes tout au long du XVe siècle, ce qui dénote un retard considérable en matière d’imposition par rapport aux villes d’Italie ou de France méridionale qui, au plus tard à la fin du XIVe siècle, ont toutes déjà mis en place, à des degrés plus ou moins divers, des formes d’imposition directe proportionnelle aux fortunes des individus.

9 En réaction à une situation de plus en plus tendue à la fin du règne de Charles le Téméraire en raison des demandes financières réitérées du pouvoir ducal, les privilèges de 1477, en insistant sur la liberté du commerce, la nécessaire approbation des États Généraux à la levée de toute nouvelle taxe ou encore l’interdiction des manipulations monétaires, reflètent surtout le point de vue des élites urbaines qui tirent profit de la faiblesse politique de la dynastie pour imposer leurs propres vues . Très vite cependant, les contradictions qui se font jour entre les exigences financières de Maximilien et les intérêts propres des milieux commerçants brugeois provoquèrent une scission au sein

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des élites urbaines : là où le réseau social d’un Peter Lanchals tirait l’essentiel de ses positions et de sa fortune du service ducal et avait tout intérêt à favoriser les demandes du duc, le groupe gravitant autour de Willem Moreel dépendait fortement du commerce et avait toutes les raisons de s’y opposer lorsqu’elles risquaient de perturber les relations économiques de la ville. « Cette faction ne recherchait pas un pouvoir central fort ou une autonomie urbaine élargie comme un but en soi mais comme un moyen de créer un climat économique et politique favorable au commerce qui était la base de sa richesse et de ses positions sociales » (p. 157), une manière pour l’auteur de souligner que les prises de position politiques ne doivent pas être interprétées en fonction d’idéologies plus ou moins abstraites mais doivent être réinsérées dans un contexte socio-économique bien déterminé. Mais c’est alors que les guildes d’artisans, exclues du jeu politique depuis le traité d’Arras en 1438, entrèrent en action, réunissant leurs membres en armes (ce qui était précisément interdit) et présentant une requête demandant l’abolition du traité d’Arras, la suspension des taxes indirectes et le renouvellement du personnel politique urbain. Cette protestation publique conduisit à la lacération publique du traité d’Arras et surtout à la délivrance d’un nouveau privilège approuvée par Marie de Bourgogne le 30 mars 1477, lequel prévoit un nouveau système de désignation du bourgmestre et des échevins (8 sur 13 devaient désormais être choisis par les guildes) ainsi que des conseillers, restaure les privilèges des guildes abolis en 1438, supprime le Franc de Bruges en tant que 4e Membre des Flandres (ce qui revient à le placer sous la juridiction de la ville de Bruges) et met en place une commission financière permanente émanant des guildes et chargée de contrôler les finances urbaines. Marie de Bourgogne put alors entrer dans la ville le 5 avril 1477 et, du haut du balcon du beffroi, jurer solennellement d’observer ces nouveaux privilèges tout en confirmant la suppression du Franc de Bruges. Toutefois, comme l’on n’avait pas procédé à de nouvelles élections échevinales, les guildes organisèrent un wappeninghe, cérémonie ritualisée qui consiste en une occupation en armes de la place du marché par les artisans et permet de canaliser leur violence tout en lançant un dernier avertissement aux autorités urbaines avant le basculement dans une rébellion ouverte. Cette démonstration de force fut suffisante pour contraindre les autorités à procéder à de nouvelles élections qui déterminèrent un changement radical dans l’exercice du pouvoir puisque 18 des 26 magistrats élus, dont le bourgmestre lui- même, n’avaient jamais exercé de charge politique auparavant et que, s’ils détenaient des fonctions importantes au sein des guildes, ils n’en appartenaient pas pour autant aux cercles dirigeants de Bruges. Les guildes ne détenaient cependant pas à elles seules la totalité du pouvoir puisque la faction de Willem Moreel réussit à obtenir le poste de bourgmestre – à la différence du réseau de Peter Lanchals qui, lui, n’était en rien représenté. Bruges, en effet, évita de désigner comme échevins des individus qui avaient dirigé la ville sous le règne de Charles le Téméraire par peur d’une confrontation violente avec les guildes d’artisans ce qui ouvrit la voie aux partisans de Willem Moreel dont le réseau social, à la lueur de ces événements, devint la faction dominante de la ville. L’installation au pouvoir de Willem Moreel et de ses partisans n’en demeurait pas moins fragile et fut très vite confrontée à la radicalisation d’une partie des artisans brugeois : profitant de la mobilisation de leurs troupes en vue d’une nouvelle campagne militaire contre les armées françaises, ils obtinrent l’exécution de l’ancien bourgmestre et imposèrent l’arrestation de seize anciens conseillers et échevins de la ville, lesquels furent condamnés à de lourdes amendes, soumis à une cérémonie d’humiliation publique et contraints à jurer qu’ils ne détiendraient plus à

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l’avenir de charge politique au sein de la ville. Toutefois, cette victoire des éléments les plus radicaux des guildes fut de brève durée, la défaite militaire subie à Tournai en juin 1477 les éliminant comme force politique et militaire. Ceci permit la mise en place d’un nouveau régime urbain reposant sur une coalition entre milieux marchands et guildes d’artisans qui perdura jusqu’en 1481 et tenta d’œuvrer en faveur d’une certaine autonomie urbaine : certes, souligne Jelle Haemers, ceci se traduisit par une nette augmentation des sommes dépensées en faveur de la cour et pour les besoins de la guerre mais Bruges parvint à imposer un certain contrôle sur ces dépenses puisque ces sommes étaient destinées au paiement des troupes envoyées au duc et demeurant sous l’autorité du gouvernement urbain. Une telle attitude représentait une solution de compromis, préservant de bonnes relations avec le duc tout en assurant le maintien d’un équilibre interne à la ville qui reposait sur l’assentiment des guildes.

10 Elle s’avérait cependant extrêmement coûteuse comme en témoigne l’analyse par l’auteur des dépenses urbaines entre 1477 et 1481 qui se répartissent grossièrement par tiers entre les dépenses liées à la guerre, le remboursement de la dette et les dépenses de fonctionnement et d’investissement, dont la reconstruction du beffroi qui vint symboliser la reconquête de l’autonomie urbaine. On décida en effet de coiffer le beffroi situé au-dessus de la halle d’une nouvelle tour octogonale qui matérialisait la nouvelle coalition politique au pouvoir : « arme idéologique d’une propagande politique » (p. 204), cette tour représentait la nouvelle identité de la ville et se voulait l’illustration de la politique du Bien Commun. Le paradoxe n’en réside pas moins dans le fait que ceux- là mêmes qui avaient lutté contre l’oppressante fiscalité de Charles le Téméraire imposèrent à la ville des charges fiscales plus lourdes encore que celles qui pesaient sur Bruges sous le règne de ce duc. Les prêts volontaires de riches citoyens et la vente de rentes ne suffisant pas, loin s’en faut, il fallut de nouveau en recourir, en l’absence de toute imposition directe, à des taxes indirectes pesant sur la bière et le vin dont les taux dépassèrent ceux en cours à l’époque de Charles le Téméraire. La coalition au pouvoir prit certes un certain nombre de mesures afin d’enrayer le déclin économique de la ville et le transfert de l’activité commerciale vers Anvers : elle entreprit ainsi de racheter les droits de douane qui pesaient sur tous les navires étrangers entrant dans le port de Bruges afin de contrôler la levée et la perception de ces droits, y compris au prix de sévères pertes financières. Mais Bruges était déjà « un colosse aux pieds d’argile » (p. 216) dont la chute fut précipitée par la grave crise frumentaire que subit la ville en 1481-1482. Face au triplement du prix du blé, les autorités réagirent en adoptant l’arsenal classique à la disposition des villes : fixation du prix du blé, achat massif de grain revendu à perte aux plus démunis, abolition des taxes pesant sur le blé, interdiction de l’exportation du grain en-dehors du comté de Flandre. Autant de mesures qui permettent de mettre en évidence l’utilisation de cette crise frumentaire dans le cadre d’une propagande politique. Mais la coalition au pouvoir ne put mettre un terme à la division de la ville en factions opposées d’autant plus que cette division politique était alimentée par des rivalités personnelles. En septembre 1481, les nouvelles élections échevinales permirent d’écarter du pouvoir les partisans de Willem Moreel au profit de ceux de Maximilien qui approuvèrent l’année suivante une nouvelle aide demandée par le duc.

11 À Gand aussi, l’année 1477 vit la restauration des libertés et privilèges de la ville et le retour au pouvoir des guildes et de ceux qui s’étaient opposés à la politique de Charles le Téméraire. Les autorités issues de la rébellion abolirent en partie les taxes indirectes (notamment celle connue et honnie sous le nom de cueilliote), rendirent aux guildes

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d’artisans leurs bannières confisquées par le duc et procédèrent à l’exécution des hommes qui avaient présidé aux destinées urbaines dans les années précédentes, éliminant d’un coup d’un seul l’unique réseau social et politique gantois sur lequel pouvait compter le pouvoir ducal. Ces exécutions légitimèrent publiquement le nouveau gouvernement urbain sans d’ailleurs susciter vraiment de réaction de la part de Marie de Bourgogne qui, dans une position d’extrême faiblesse politique, ne put faire autrement que de délivrer des lettres de rémission justifiant de telles mesures. Toutefois, le changement de pouvoir induit par la révolte gantoise est plus affaire de réseaux sociaux que de groupes sociaux. Si les nouveaux dirigeants se distinguent du réseau social autrefois au pouvoir, ils n’en appartiennent pas moins au même groupe socio-économique et la coalition au pouvoir dont les guildes d’artisans étaient partie prenante dut se garder à droite – des partisans du duc qui furent bannis – comme à gauche – des artisans qui protestaient contre la hausse des taxes indirectes. La révolte fut, à Gand, plus violente qu’à Bruges parce que l’opposition à la politique des ducs de Bourgogne y avait des fondements plus anciens et y était bien plus profondément ancrée. À Gand comme à Bruges, la coalition au pouvoir fut contestée par une partie des artisans qui s’élevèrent contre une politique fiscale reposant sur une taxation indirecte mais parvint finalement à se maintenir en combinant répression, propagande – celle reposant sur le Bien Commun –, contrôle des guildes et un certain consentement de la part des responsables de ces dernières qui hésitèrent à mettre en danger un gouvernement dont ils étaient partie prenante. À Ypres, en revanche, la situation semble relativement différente : la ville, marquée par un fort déclin économique tout au long du XVe siècle, est étroitement contrôlée par une oligarchie très restreinte d’une trentaine de familles qui possèdent aussi le monopole de la production textile. La position très particulière de ces « barons du textile » explique sans doute pourquoi la révolte qui se produisit en mars 1477 demeure un mouvement contrôlé par les seuls artisans, sans soutien aucun des élites urbaines. Il s’agit là clairement d’une rébellion orchestrée par les guildes – avec au premier plan celle des foulons – lesquelles font arrêter les magistrats au pouvoir, organisent de nouvelles élections et parviennent même à abolir les taxes indirectes au profit d’un impôt direct proportionnel à la valeur des possessions foncières de chaque individu (impôt que, contrairement à l’auteur, on ne qualifiera pas de « juste » parce qu’il y manque la progressivité de l’impôt). Mais Ypres est aussi la seule ville sur laquelle s’abattit une véritable répression ducale en mars 1479, répression d’ailleurs modérée – comme l’avait aussi été la rébellion – puisqu’elle prit essentiellement la forme de punitions symboliques visant « à condamner la révolte en tant que péché ne pouvant être expié que par une pénitence de caractère religieux » (p. 259) et de peines de bannissement permettant de neutraliser toute opposition politique. Si bien qu’au final, les gains politiques du mouvement s’évanouirent très vite, l’oligarchie rétablissant ses positions de pouvoir et la ville demeurant fidèle au duc après 1479. L’auteur explique cet échec par la faiblesse économique et financière des guildes d’artisans, par le manque de soutien des élites urbaines et enfin par l’absence d’une mémoire de la rébellion, plus vivace à Bruges et Gand qu’elle ne l’était à Ypres. Il est néanmoins notable que seul ce mouvement tenta d’instaurer une forme d’imposition directe là où Bruges et Gand continuèrent de faire reposer leur politique fiscale sur des prélèvements indirects : en matière fiscale, la seule véritable innovation eut lieu, non à Gand ou à Bruges, mais bien à Ypres.

12 Au final, le principal apport de la thèse de Jelle Haemers me semble résider dans cette approche extrêmement fine des groupes sociaux au pouvoir et de leurs réseaux

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d’alliance et dans la connexion établie entre des prises de position politique et les intérêts socio-économiques sur lesquels reposent précisément ces réseaux sociaux. Il fallait pour le démontrer accepter d’entrer précisément dans le détail des politiques fiscales menées par les coalitions au pouvoir dans les villes flamandes entre 1477 et 1482, tâche ingrate s’il en est qui n’a pourtant point rebuté Jelle Haemers. En outre, l’auteur me semble avoir parfaitement démontré à quel point l’utilisation de la valeur de « bien commun » n’est, somme toute, qu’un masque idéologique servant à dissimuler les intérêts bien compris d’un groupe particulier, ce qui rejoint parfaitement les analyses les plus récentes qui ont été portées sur ce concept. Et, en définitive, si l’on peut rester sceptique sur un certain nombre de points de vue – notamment la comparaison entre villes flamandes et cités-États italiennes ou l’opposition très moderne entre partisans de la centralisation étatique et tenants du fédéralisme –, on ne s’en doit pas moins de saluer un ouvrage qui contribue non seulement à éclairer l’histoire des Pays-Bas bourguignons entre 1477 et 1482 mais dont les conclusions peuvent aussi être étendues, sous réserve de vérifications, à d’autres contextes urbains.

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Charles d’Orléans, Poésies. Tome 1. La Retenue d’Amour, ballades, chansons, complaintes et caroles, trad. Philippe Frieden et Virginie Minet-Mahey d’après l’édition de Pierre Champion

Estelle Doudet

RÉFÉRENCE

Charles d’Orléans, Poésies. Tome 1. La Retenue d’Amour, ballades, chansons, complaintes et caroles, trad. Philippe Frieden et Virginie Minet-Mahey d’après l’édition de Pierre Champion, Paris, Champion (« Traductions des classiques français du Moyen Âge » 88), 2010, 384p. ISBN 978-2-7453-2148-0.

1 La présente traduction offre un complément attendu à l’ancien travail de P. Champion, au moment où cette édition de référence est remise en perspective par la parution, chez le même éditeur, du Livre d’Amis. Poésies à la cour de Blois,édition de J.-C. Mühlethaler et V. Minet-Mahy. Les études sur la lyrique en moyen français y trouvent un utile instrument, qui facilitera l’accès à la poésie de Charles d’Orléans pour les chercheurs, les étudiants et un large public.

2 La traduction d’une œuvre lyrique en moyen français affronte un certain nombre de problèmes, dont Ph. Frieden et V. Minet-Mahy se montrent très conscients. Le premier, dans le cas de Charles d’Orléans, repose sur les choix éditoriaux de l’édition critique de Pierre Champion, dont le premier volume a été publié en 1923. Comme on le sait, l’éditeur a remodelé d’une façon sensible la structure du recueil ducal, en établissant

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une séparation générique des pièces lyriques, ballades, chansons, complaintes et caroles. L’un des grands mérites de cette traduction est de proposer au lecteur, dès l’introduction, l’étude de l’organisation originelle du recueil. La démarche est nourrie des avancées les plus récentes de la critique sur ce point (notamment M. J. Arn, The Poet’s Notebook. The Personal Manuscript of Charles d’Orléans, Paris, BnF, fr. 25458, Turnhout, Brepols, 2008). L’itinéraire qui va de la Retenue à la Departie y est étudié avec finesse. De plus, on trouve de très intéressants éclairages sur des formes lyriques que les chercheurs délaissent généralement. Les chansons sont étudiées dans leur relation aux rondeaux ; les complaintes et caroles, curieusement rassemblées par P. Champion, sont distinguées et analysées. De riches pistes sont ainsi offertes à de futures études. L’abondante bibliographie est également très utile. L’introduction propose un ensemble remarquable de réflexions et de mises au point, dont on ne peut que conseiller la lecture.

3 Le second problème gît dans le geste même de traduction à partir d’un état de la langue qui, pour être désormais éloigné de la compréhension immédiate du lecteur du 21e siècle, n’en reste pas moins familier. La nature poétique des textes ajoute quelques obstacles épineux : que faut-il traduire ? comment traduire ? L’édition de J.-C. Mühlethaler (Livre de Poche, coll. « Lettres gothiques », 1996) s’interrogeait sur les segments textuels qui nécessitaient la traduction. Cet ouvrage traduit l’ensemble, puisque c’est son dessein. Ce faisant, il doit affronter plusieurs difficultés. La première consiste à expliciter l’image que la version en moyen français valorisait. Ainsi, à la ballade 90 (p. 172), le jeu de paume entre le poète et Âge affiche pour le premier le score de « quarante-cinq », traduit ici « quarante-cinq ans ». L’aplatissement de la métaphore est évident. Mais sans doute est-ce la rançon de toute traduction de poésie. Autre problème, le rendu du rythme. Il n’est pas aisé de conserver l’allure de l’octosyllabe ou du décasyllabe. Des efforts sont faits dans ce sens, mais parfois le résultat est un peu décevant. Ainsi, dans la même ballade 90, le refrain de Charles d’Orléans Ne je ne crains riens que Soussy est traduit « Je ne crains que Souci », ce qui donne à la strophe une clausule assez bancale. En revanche, on se félicite que les traducteurs, dans le sillage de J.-C. Mühlethaler, aient choisi d’alléger l’allégorisation assez massive des images proposée par P. Champion, en revenant à un usage plus réfléchi des majuscules.

4 D’autres détails, qui relèvent de l’interprétation, sont en revanche un peu discutables. On peut en donner trois exemples. L’incipit de la ballade 101, Comment voy je ses Anglois esbays ! (p. 183), est rendu par « Regardez la tête des Anglais ! ». Le ton sarcastique est conservé, mais au prix d’un détournement de l’original, qui fait disparaître l’implication de la première personne (voy je) au profit d’un appel au regard du public. Dans la ballade 46 (p. 108), le court jeu de tables est traduit par « la table du jeu d’échecs. » Une note explique au lecteur la transformation du jeu de tric-trac évoqué en réalité par Charles d’Orléans en une autre activité ludique, les échecs. Mais, si cette ballade parle bien d’un possible échec de la stratégie amoureuse, elle est également à lire dans un ensemble complété par les ballades 58 (J’ay aux eschés joué devant Amours) et 90 (J’ay tant joué avecques Aage). La métaphore ludique est, dans le recueil, volontairement variée – tric-trac, échecs, paume –, selon l’esthétique propre au duc d’Orléans. La traduction ne permet pas ici de saisir le travail de l’image, qu’elle occulte. Les amateurs de moyen français savent que le travail des temps verbaux chez les auteurs de cette période est souvent difficile à rendre. Cependant, pourquoi, dans la fameuse ballade Escollier de Merancolie (ball. 117, p. 202), le vers Et moult fort m’y treuve

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esperdu est-il traduit par « J’ai été complètement perdu »? La version moderne substitue une attitude passée à ce qui est une constatation amère de sa situation présente par le poète.

5 Ces quelques remarques n’oblitèrent pas la grande valeur de ce travail. Il faut souligner que la traduction est enrichie d’un appareil de notes très complet. Celles-ci facilitent des parcours intratextuels, en soulignant des reprises d’images ou de références et en éclairant la communication des pièces lyriques entre elles. Elles offrent des explications sur des détails précis, indiquent finement des références intertextuelles à la littérature en ancien et moyen français et des renvois à la bibliographie la plus récente. Le glossaire et les deux index des noms propres et des personnifications ajoutent à l’efficacité de l’ouvrage en tant qu’instrument de travail pour un public d’étudiants ou de chercheurs.

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Vieillir à la Renaissance, éd. Colette H. Winn et Cathy Yandell

Bruno Méniel

RÉFÉRENCE

Vieillir à la Renaissance, éd. Colette H. Winn et Cathy Yandell, Paris, Champion (« Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne » 62), 2009, 406p. ISBN 978-2-7453-1746-9

1 Les âges de la vie sont un lieu essentiel de la pensée anthropologique de la Renaissance, et il manquait un ouvrage portant sur ce thème en particulier. Pour combler cette lacune, Colette H. Winn et Cathy Yandell ont réuni un ensemble de spécialistes éminents de la littérature, dont les analyses éclairent le thème.

2 Le livre s’ouvre par un essai sur la relation que la Renaissance entretient avec le grand âge, qui rappelle que l’Antiquité avait plusieurs conceptions des âges de la vie : la période de la vieillesse commence, selon les penseurs grecs, entre 42 et 77 ans. Pour Galien, le phénomène du vieillissement résulte d’une perte progressive de chaleur, du calor innatus. Chez Platon et Cicéron, la vieillesse est appréhendée sous l’angle moral : dans la République, Céphale subordonne sa qualité au caractère de la personne, alors que, dans le traité De Senectute, Caton affirme qu’elle est abordée avec sérénité par qui sait tirer de lui-même les bienfaits de la vie. Elle apparaît donc aux hommes de la Renaissance comme une période ambiguë, où la sagesse voisine avec la folie, l’allégresse avec la tristesse, la maîtrise avec la perte de soi. Alors que la fin du Moyen Âge, dans les artes moriendi, l’associait à la préoccupation de la mort, la Renaissance, dans des ouvrages tels que le Trattato de la vita sobria de Luigi Cornaro, témoigne d’une approche plus bienveillante. Elle produit notamment plusieurs régimes de santé, qui s’adressent en particulier aux plus âgés, comme le De triplici vita de Marsile Ficin ou le Discours, auquel est traicté de la vieillesse, d’André Du Laurens.

3 Le livre s’organise en quatre grandes parties. La première examine les idées transmises par la culture savante et la tradition populaire. Ilana Zinguer analyse le traité de Du

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Laurens et en dégage les caractéristiques de la pensée médicale sur le grand âge à la Renaissance. Cathy Yandell tire de l’analyse des écrits de Marc-Antoine Muret une réflexion sur les aspects physiques, psychologiques et économiques du vieillissement. Jean Vignes s’appuie sur l’étude des proverbes pour souligner l’ambivalence du statut des vieillards, qui inspirent le respect, mais que l’on souhaite voir céder la place aux plus jeunes.

4 Le second mouvement de l’ouvrage présente des témoignages sur la façon dont la vieillesse était vécue par les hommes et les femmes de la Renaissance. François Rouget et Philip Ford se penchent sur le cas de Ronsard. Le premier montre que le Vandômois a éprouvé dès la trentaine, en raison de sa semi-surdité, le sentiment d’un vieillissement précoce, et qu’en revendiquant l’autorité que donne l’âge, il s’est posé tour à tour en écrivain mélancolique, en père de la poésie française, en sage conseiller des rois, en vieillard amoureux. Le second se concentre sur les Sonets pour Helene, recueil où le poète, constatant avec amertume la différence d’âge entre lui et sa maîtresse, trouve cependant le moyen de renouveler sa veine créatrice. Catherine Magnien examine le rapport d’Étienne Pasquier, mort à quatre-vingt six ans, avec la vieillesse, en s’appuyant notamment sur les Lettres et les poèmes en latin et en français : dans la quatrième partie des Jeux poétiques, Pasquier décline le thème du vieillard amoureux : « Il fait l’amour, et on luy fait la moue ». Marie-Madeleine Fragonard oppose à la jeunesse violente et passionnée d’Aubigné sa vieillesse vigoureuse et équanime. Elle insiste sur l’importance de la production du grand âge : seconde édition de l’Histoire universelle (1626), préparation probable de la seconde édition des Tragiques, reprise des poèmes, recopiage des lettres et des épigrammes après 1626, sa Vie à ses enfants (1628 ou 1629), continuation de Faeneste… Colette H. Winn constate que peu de femmes ont laissé trace de la façon dont elles avaient vécu le fait de vieillir. Ce silence s’explique par la réserve qui était requise des femmes, qui ne devaient ni se plaindre, ni se lamenter, mais se préparer à la confrontation avec Dieu.

5 La troisième partie porte sur les représentations littéraires et artistiques de la vieillesse. Gilles Banderier étudie le personnage du vieillard dans la satire française et latine : alors que la raillerie se borne le plus souvent à présenter les hommes âgés comme des impuissants et des cocus, elle s’élève, chez le Jésuite bavarois Jacob Balde, jusqu’à la considération de la miseria hominis. Hervé-Thomas Campangne examine les trois figures de la sénescence qui apparaissent dans l’histoire tragique de Rhomeo et Julliette racontée par Boaistuau : le père autoritaire, seigneur Antonio, la dame d’honneur de la jeune fille et le sage Frère Laurens. Madeleine Kern examine celui de la femme âgée dans la comédie humaniste, dont les principaux types sont l’entremetteuse – cynique, cupide et, depuis la Celestina, bigote –, la mère de la jeune première et la veuve. Kathleen Wilson-Chevalier étudie les représentations du vieillissement à la Renaissance, par le dessin, la peinture, la sculpture et les émaux : alors que les grandes dames fixent leur image vénérable en faisant sculpter de luxueux gisants, la figure de la vieille femme sert aussi à incarner des vices épouvantables tels que l’Avarice ou l’Envie.

6 La quatrième partie traite de la signification de certaines représentations du grand âge. Dora E. Polachek se penche sur les Vies des dames galantes de Brantôme, qui fait l’éloge de la vieille dame galante épanouie en mettant en évidence l’attrait physique qu’elle continue d’exercer, le brio intellectuel et la générosité dont elle est capable. Nadine Kuperty-Tsur montre que, dans les mémoires de la Renaissance, la vieillesse apparaît

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parfois comme une aliénation. Elle est l’époque de la vie où les grands capitaines transmettent leur savoir-faire et leur sagesse, mais aussi manifestent les qualités politiques qu’une longue expérience leur a permis d’acquérir : elle ne décourage d’être encore utile au roi. Surtout, « le moment de la vieillesse est [...] celui de la cristallisation du sens d’une existence » (p. 306). Kathryn Banks s’intéresse à la représentation du monde vieillissant dans les poèmes eschatologiques de la fin du XVIe siècle ou du début du XVIIe siècle, tels que La Sepmaine de Du Bartas ou les œuvres de Serclier, Quillian, Duchesne et Chevalier. Cynthia Skenazi se penche sur deux chapitres des Essais de Montaigne, « Sur des vers de Virgile » et « De l’experience ». Dans le premier de ces chapitres, reconnaissant que le temps des amours est désormais révolu, Montaigne trouve dans la lecture de passages érotiques de la poésie latine le moyen de réveiller ses désirs assoupis et de chasser la morosité de ses pensées. Il constate, au fil des ans, une aptitude croissante à la volupté, dans les domaines amoureux et gastronomique. Dans le second chapitre considéré, il explique que, si le grand âge lui fait éprouver la nostalgie de la jeunesse, il l’incite aussi à jouir de son être à chaque instant. Dans les deux cas, Montaigne montre qu’il sait se jouer des contraintes de l’âge.

7 Cet ouvrage se signale par l’intérêt de son thème, essentiel pour bien comprendre la civilisation de la Renaissance, par l’ampleur de l’enquête, qui aborde la plupart des genres et dépasse les limites du champ littéraire, et par l’indéniable qualité de la réflexion.

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Mythes à la cour, mythes pour la cour (Courtly Mythologies), éd. A. Corbellari, Y. Foehr-Janssens, J.-C. Mühlethaler, J.-Y. Tilliette et B. Wahlen

Estelle Doudet

RÉFÉRENCE

Mythes à la cour, mythes pour la cour (Courtly Mythologies), éd. A. Corbellari, Y. Foehr- Janssens, J.-C. Mühlethaler, J.-Y. Tilliette et B. Wahlen, Genève, Droz (« Publications romanes et françaises » 248), 2010, 375p. ISBN 978-2-600-01392-5.

1 Les actes du XIIe colloque de la Société Internationale de littérature courtoise (Lausanne et Genève, 29 juillet-4 août 2007) rassemblent vingt-quatre articles de chercheurs internationaux en langue anglaise, française et allemande. Les contributions sont organisées en quatre parties, alternant imaginaires courtois et mises en scène curiales. Le premier ensemble introduit une réflexion sur le fonctionnement des figures mythiques créées ou véhiculées par la littérature courtoise européenne. On y revient sur la définition de « personnage mythologique » souvent donnée aux héros masculins, de Tristan (J.-D. Müller) à Merlin (A. Berthelot), ou aux héroïnes ambiguës que sont Morgane (V.-M. Sasu) ou Didon (très bel article de M. Bridges sur l’ambiguïté du lit pour les héroïnes féminines). La deuxième partie propose un ensemble de pistes sur les mises en scène curiales qui tendent à se constituer en rituels narratifs dans les textes. Plusieurs articles questionnent la relation qui se construit entre des cours mythiques, arthurienne (A. Faems) ou troyenne (B. Reich), et des cours réelles, comme celle de Rome (A. Paravicini Bagliani). L’offrande du livre au commanditaire n’est-elle pas un

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mythe réflexif, placé à l’orée de nombreuses œuvres curiales et fondateur d’une légitimité culturelle pour l’écrivain ? C’est ce que démontrent deux études complémentaires menées par C. Thiry et C. Prud’homme. Le troisième ensemble se penche sur les figures exemplaires construites au carrefour des romans courtois et des réalités de la cour. Ce sont les cas de Gérard de Nevers dans le Roman de la Violette (F. Mora), de l’empereur Conrad / Baudouin 1er dans Guillaume de Dole (C. van Coolput- Storms), ou de Charles VII sous la plume de Jean de Bueil (M. Szkilnik). Les frontières de la fiction, dont la définition problématique fait aujourd’hui l’objet de fructueuses recherches dans le champ des littératures modernes et post-modernes, sont ainsi mises en lumière dans leur porosité à l’époque pré-moderne. Enfin, le débat étant l’un des fondements de la culture courtoise / curiale, c’est au geste de relecture et de récriture qui accompagne l’héritage de la courtoisie qu’est consacrée la dernière section du recueil. Elle s’organise autour de l’étude de deux œuvres « mythiques », le Roman de la Rose (A. F. Harris) et La Belle Dame sans Mercy d’Alain Chartier (E. Cayley) et de leurs échos, de Marguerite de Navarre (N. Frelick) à J. Lacan (S. Kay).

2 L’abondance des pistes proposées par les contributions empêche de donner de chacune une lecture critique. Nous proposons donc ici d’éclairer seulement quelques articles choisis pour la perspective originale qu’ils offrent ou pour le rôle encadrant qu’ils assument au sein du recueil.

3 Le travail d’A. Berthelot sur les amours de Merlin en est un exemple. Il souligne la difficulté que pose aux auteurs l’intégration dans un cadre courtois d’un personnage défini par des traits essentiellement cléricaux. Ce geste nécessite de leur part des stratégies inspirées par d’autres modèles. Les relations érotiques du maître et de la disciple peuvent suivre un schéma que la chercheuse appelle « abélardien » ; elles peuvent aussi emprunter à des structures narratives caractéristiques des contes féeriques mis en lumière par les travaux de L. Harf-Lancner. Le travail de mythification courtoise passe ainsi par la sollicitation d’autres « mythologies » littéraires ou historiques.

4 Ouvrant la deuxième partie du volume et inspirant les perspectives de l’intéressant article de C. Prud’homme sur Froissart, la contribution de C. Thiry sur la présentation du livre au prince est, sans nul doute, d’une grande importance scientifique. Elle se penche sur un trait curieux des narrations historiographiques de la fin du Moyen Âge, en particulier à la cour de Bourgogne : la réticence des chroniqueurs à décrire les rites curiaux auxquels ils pouvaient assister. Les lecteurs familiers de ce type de littérature ne peuvent en effet manquer d’être frappés de ces stratégies d’évitement parfois complexes, paragraphes escamotés, chapitres manquants, renvois à des textes ultérieurs qui n’existent pas. C’est un trait qui contredit nettement la présentation que l’on fait habituellement de ces textes dans lesquels on voit, depuis J. Huizinga, des machines à « mythifier » ou à « ritualiser » le réel. Or l’un des rares « rituels » narratifs privilégiés par ces auteurs est la scène liminaire de présentation du livre au prince. C. Thiry distingue deux dynamiques différentes dans ce topos : la mise en scène d’une commande auquel l’écrivain se soumet et qui imprime à l’œuvre un caractère de work in progress ; la dédicace qui fait du livre un présent séduisant par sa dimension travaillée et achevée. Dans les deux cas, la mythification porte sur l’écriture elle-même et sur la relation qu’elle tisse entre écrivain et prince, légitimant le statut de la littérature de cour.

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5 La question des figures exemplaires et du rôle qu’elles jouent dans l’édification des « frontières de la fiction » est particulièrement mise en valeur à travers l’étude de M. Szkilnik. Elle s’intéresse au personnage de Charles VII dans le Jouvencel de Jean de Bueil. Le statut particulier de ce texte, entre chronique d’actualité et traité didactique à l’usage des jeunes chevaliers, imprime une certaine complexité à la représentation du roi contemporain. Comment édifier un mythe à partir de la connaissance familière qu’a le serviteur de son maître ? Comment rendre exemplaire un prince que l’on souhaite également décrire dans son contexte historique propre ? Ces questionnements, qui sont déjà dans une certaine mesure ceux de Joinville, demeurent des pierres de touche pour les écritures romanesques et historiques qui se développeront au 16e siècle.

6 La question de l’héritage des mythes courtois ou curiaux fait l’objet de la dernière partie du recueil. On peut retenir en particulier l’enquête stimulante que mène S. Kay sur la fameuse scène de la fontaine-miroir dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris. Cette description, « mythique » s’il en est pour ses conséquences sur la culture littéraire postérieure, est réévaluée à l’aune des connaissances optiques du 13e siècle. Elle est ensuite mise en relation avec les théories lacaniennes dites du « bouquet renversé » développées dans le Séminaire 1 et publiées en 1975. Une rencontre inattendue mais stimulante, qui suffit à démontrer combien les mythologies courtoises médiévales continuent à façonner les imaginaires modernes.

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Vincent Corriol, Les serfs de Saint- Claude. Étude sur la condition servile au Moyen Âge

Françoise Michaud-Fréjaville

RÉFÉRENCE

Vincent Corriol, Les serfs de Saint-Claude. Étude sur la condition servile au Moyen Âge, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, 399p. ISBN 978-2-7535-0957-3

1 La servitude de la plupart de habitants la terre de l’abbaye de Saint-Claude jusqu’à la fin du XVIIIe siècle fut portée à la connaissance de l’opinion publique par Voltaire, alerté en 1777 par l’avocat sanclaudien Christin, on sait que seule la Révolution mit fin à cette « humiliante » particularité. Depuis, nombre d’historiens de la servitude et de la Franche-Comté ont abordé et développé le sujet sans le prendre au point de départ : l’apparition de cette condition, ce qui est ici souligné dès l’introduction. Tout en rendant hommage à ses prédécesseurs, l’auteur tente – et il y réussit – de déterminer les origines, le développement et les limites de ce qui serait un « second servage », mis en place au XIIIe siècle et très fermement implanté au début du XVIe siècle, même si des affranchissements individuels ou familiaux sont accordés dès la fin du XIVe siècle et plus encore à l’aube des temps modernes. La démonstration est menée selon un plan ternaire rigoureux : trois parties (cadres généraux, formation et extension du statut servile, vivre en servitude), et trois fois trois chapitres bien équilibrés, annoncés avec pédagogie (p. 18).

2 La première partie s’ouvre sur un chapitre historiographique certes un peu scolaire mais utile en fin de compte. La question des serfs soulevée par Marc Bloch (dès 1920, et jusqu’au grand article – posthume – de 1947, il eût été bon de le noter) est exposée avec clarté dans sa nouveauté d’alors comme réflexion sur la nature remarquable de rapports d’homme à homme qui différentient de manière fondamentale le servage de

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l’esclavage antique tout en se doublant d’un lien fort à l’exploitation du sol. Les discussions qui suivirent (L. Verriest, G. Duby) et amenèrent à la nécessité de saisir les points de flexion entre les périodes et donc de mettre en avant l’apparition de la seigneurie banale d’où aurait disparu la distinction antique entre esclave et libres de naissance au bénéfice d’un pouvoir de contrainte seigneurial sur tous les homines proprii du seigneur, chronologie et conséquences plus ou moins reprises par P. Bonnassie, semblèrent aboutir à de notables avancées. Puis l’examen fin de la terminologie et la méfiance envers les excès du juridisme, ensuite l’attention aux réalités régionales et – époque oblige – la prise en compte des rapports de classe (R. Boutruche, G. Fourquin et autres) ont provoqué une sorte de flou : tout serait affaire de degré, de nuances, d’espace et de temps (p. 21-32). Il serait peut-être nécessaire de reprendre la question et d’introduire un peu d’ordre. C’est l’ambition de Vincent Corriol, en s’inscrivant, certes, dans la suite de Duby et D. Barthelemy, mais surtout en s’insérant dans les recherches actuelles européennes, assez longuement rappelées (P. Freedman, L. To Figueras, M. Bourin), que de remettre le phénomène du servage des hommes de Saint- Claude à la fin du Moyen Âge dans son époque, celle du « second servage », servage ici pris comme sujet principal d’une recherche locale.

3 Tout naturellement, s’ouvre alors le second chapitre, destiné à tracer les cadres seigneuriaux au début de la période, le tournant des XIIIe et XIVe siècles. On doit faire à cet égard une critique majeure : c’est l’absence totale d’aide apportée au lecteur en matière de localisation et de cadre spatial. Il n’est pas acceptable que pas une carte, pas une détermination des lieux cités (en grand nombre) n’accompagnent un travail dont on souligne par ailleurs les grandes qualités. À moins de bénéficier personnellement, par une grâce native ou conjugale, d’une fort bonne connaissance des lieux, on ne peut que rester dans l’incapacité de placer les communautés et les gens dont il sera longuement question dans des paysages, des réseaux hydrographiques, des voies de communications, pis même dans un schéma politique compréhensible. Fondée au Ve siècle sur un confluent de gorges creusées dans de vastes montagnes forestières, et relevant de l’Empire, l’abbaye de Saint-Oyend de Joux est déjà très puissante et cherche à s’affirmer de plus en plus en face d’implantations concurrentes quand à la fin du XIIe s. y est redécouvert le corps de saint Claude, que l’on dit avoir été archevêque de Besançon. Les moines obtiennent en 1184 un diplôme impérial fixant un espace seigneurial, « terre de saint Oyend », qui sera de plus en plus souvent désigné à la fin du Moyen Âge comme la « Terre de Saint-Claude ». C’est aussi le début, semble-t-il, de la richesse documentaire disponible pour l’historien : il faut défendre les limites et organiser les rapports entre l’abbé, le monastère et les dépendants. Dans les années 1230-1280, l’aire du pouvoir seigneurial monastique se consolide par la récupération ou l’obtention de dîmes, l’acquisition de dépendances (comme, au nord ouest, l’absorption de l’abbaye de chanoines réguliers du Grandvaux et de ses biens terminée en 1244), les conventions de pariage avec les seigneurs de Clairvaux (vers l’ouest) ou ceux de Gex (dans la vallée de la Valserine, au sud), de Chalon-Arlay (au nord, prieuré de Mouthe) et avec les comtes de Savoie (col de la Givrine et Saint-Cergues vers la plaine suisse), s’accompagnent de quelques châteaux périphériques rarement entièrement contrôlés par l’abbé et aucun édifié dans la « terre » même. À partir du milieu du XIIIe siècle, les abbés connaissent des difficultés financières et personnelles avec les dignitaires du monastère et le chapitre conventuel, la mense abbatiale est alors amputée au profit des grands offices. À court d’argent l’abbé se tourne vers ses dépendants et l’historien constate lors des négociations l’importance des communautés de tailliabiles qui

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achètent cher des exemptions de servicia (Longchaumois, 1298-1291, p. 67-68), et aussi, avec l’accroissement démographique, l’âpreté des constations sur les immenses forêts. Si les premières, et rares, déditions d’hommes se font jour vers 1240, toujours liées à des terres (p. 74), et si l’on peut avoir une sorte d’« état des lieux » vers 1307-1320, ce ne serait vraiment qu’au XIVe s. finissant que serait alourdie une dépendance débouchant sur une véritable définition de la servitude sanclaudienne. Le terme d’« homme lige », qui se répand au XVe s. et perdure en certains lieux, relève peut être d’un emprunt au vocabulaire savoyard.

4 Le troisième chapitre est consacré au Livre d’or confectionné sous l’abbatiat d’Eudes de Vaudrey (abbé de 1305/1307 à 1320) et dont ne sont connues que des copies partielles. Ce recueil comprenait des listes de dîmes, de bénéfices à la collation de l’abbé, les cens et redevances à lui dues par les paysans et enfin, les aveux et dénombrements des vassaux entre 1307 et 1316. L’étude, finement menée, montre d’abord un véritable rayonnement régional de l’abbé dans les diocèses de Besançon et le comté de Bourgogne. Les hommages sont rendus par 119 vassaux, dont quelques-uns de haut rang mais périphériques : les Chalon-Arlay (branche issue des comtes de Bourgogne), les Chalon-Rochefort, le comte de Savoie, et quelques uns de leurs vassaux. La plupart sont néanmoins de très petits seigneurs de la Terre de Saint-Claude. Dans cette dernière, les centres de recueil des hommages sont Saint-Claude et le château abbatial de Moirans (Jura, chef-l. can., arr. Saint-Claude). Le Livre d’or permet ainsi de retrouver les rouages administratifs qui gèrent l’espace seigneurial de l’abbé : une douzaine de prévôtés regroupant 49 villages et hameaux, les dîmeries subdivisant les prévôtés. Dans les co-seigneuries, on rencontre deux prévôts, avec des prérogatives judiciaires et fiscales. Les offices du monastère ont organisé leurs ressorts de la même façon, en « prieurés », maisons, granges ou « prévôtés », également assez étroitement calés sur les paroisses (p. 89-98), alors que certains ne sont pas même dotés de lieux de culte. Les familles prévôtales tendent à patrimonialiser leur fonction avec les avantages qui en découlent et le glissement vers le fief, irrésistible dès le XIIIe siècle, est assuré deux siècles plus tard. Le Livre d’or est également un terrier et un inventaire des redevances seigneuriales, village par village. Les charges sur les hommes qui peuvent faire journée (nos serfs) sont les plus remarquables : « censes » (une capitation à taux fixe en nature et en argent) doublées d’une perception par train de charrue, tailles par feu (annuelle et arbitraire), corvées jamais énumérées. Les droits sur la terre, en nature ou en espèce et assez légers, sont prélevés par « maix » (feu, « hostal »), unités fiscales. Les francs sont généralement astreints à des prélèvements tous les trois ans (la « complainte »). Enfin viennent les « servi », ce sont en général des non taillables qui versent des cens ou loyers sur la terre, mais parfois le terme désigne une simple recognition de seigneur. On retrouve, selon les villages, des droits exceptionnels (la géline par feu, la gerbe, la maille par vache vêlant, par chevreau…), des versements pour les chiens, du lard et autres variations locales. Dans ce désordre apparent, l’auteur a recherché une démarche progressive de rationalisation, ne serait-ce que par l’utilisation ultérieure du document et de ses copies totales ou partielles pour retrouver les statuts des individus. En effet, le Livre d’or prouve une stratification sociale : à Moirans, depuis le début du XIVe s. on trouve des « bourgeois » soumis aux corvées et banalités, aux censes, et aux échutes (sur les héritages) ; les francs vassaux ou, en dessous, tenanciers y sont soumis à la complainte ; enfin les taillables qui finiront par être désignés comme serfs.

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5 La seconde partie, reprend les origines (« formation ») du servage de la Terre de Saint- Claude et son expansion (« extension ») aux derniers siècles du Moyen Âge, en avançant avec circonspection et en multipliant des exemples, parfois contradictoires. Il s’agit d’une différenciation juridique des individus dont le fondement et la preuve furent assises sur des distinctions fiscales avant de se présenter comme un statut quasi général.

6 Ce qui peu à peu a imposé un statut servile, que reflètent l’évolution du vocabulaire et les usages notariaux, est la main morte caractérisée par le droit d’échute, c’est d’ailleurs le leit motiv de l’ouvrage, c’est à dire le droit (et le risque) de la récupération par le seigneur des biens immobiliers exploités par le dépendant mort sans héritier au foyer. La taille à merci avait longtemps été le critère de la dépendance personnelle et se présentait comme majoritaire jusqu’à la fin du XIIIe s., obligeant même les rares francs qui ne payaient que de trois en trois ans, et aussi ceux qui n’avaient qu’une faible redevance annuelle, à se défendre contre la tendance à les englober dans le système général : la « frontière était fragile ». On trouve ici l’exemple heureux des Favre et Millet dont le Livre d’or enregistrait bel et bien la franchise (p. 120-121). Ces prélèvements imposés à certains en tant qu’habitants, à d’autres en tant que personnes, tendirent à une confusion des statuts, comme à Cluny ou en Catalogne, en Savoie et en Dauphiné. Le taillable glisse vers la non liberté et les servicia (corvées) deviennent une discrimination supplémentaire. La mainmorte vint aggraver le système : pour acquérir la bourgeoisie ou déguerpir, il fallut dès la fin du XIIIe s., céder les immeubles et le tiers des meubles (p. 127) et l’échute (ailleurs « échoite ») se précise dans des délais divers pour les taillables intestats, les morts sans héritiers au foyer. Les franchises collectives et les affranchissements individuels comprennent désormais des clauses sur la mainmorte laquelle apparaît désormais de « coutume », et statutaire de la condition servile sanclaudienne (dès 1355, p. 132, en 1289, p. 141). En écho, le statut des bourgeois (Saint-Claude à partir de 1310-1330, Moirans 1352) émerge peu à peu. Le personnel administratif de plus en plus abondant et qualifié (familles notariales) qui gravite autour de l’abbaye apparaît en partie responsable de l’intrusion du droit romain qui aide à nommer et rationaliser (simplifier, figer, voire aggraver peut-être) des traditions antérieures.

7 Le statut servile fut-il favorisé par la conjoncture démographique, militaire, « économique du second XIVe s. » ? Faute de sources précises, un rapide tour d’horizon évoque, outre le soutien perdu du Dauphiné entré dans l’orbite des Valois, quelques difficultés financières aussi bien dans les prieurés qu’à la maison mère. L’auteur relève comme un signe de la généralisation du servage les baux perpétuels de tenures qui réduiraient la mobilité des échanges fonciers, et les pointes d’accensements (1420-1430 surtout, 1470-1500) comme des reprises après désertification ou épidémies. Des régions de majorité liberté connaissent aussi ce type de baux et de mouvement (Val de Loire, Normandie, Flandres et même le Berry). Moins qu’un signe la démonstration est celle d’une cause : les concessions annoncent clairement la couleur de la coutume qui attache le tenancier à la terre. Le paysan sera l’homme de son seigneur, il résidera, versera la taille par foyer et sera de main morte.

8 Le dépendant serf n’est pas seul face au seigneur : les habitants, sans que soit nommé leur regroupement autrement que par la prévôté, la paroisse ou le village (hameau), le finage, le territoire poussèrent devant leur seigneur un noble ou un clerc avant de paraître en bloc (Longchaumois 1298, qui obtint en 1391 de véritables institutions,

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Moirans, Saint-Cergues, le Grandvaux). Le terme de communitas villageoise pour Lavancia (1347, p. 181) n’a guère que deux autres occurrences pour Lavans, Les Bouchoux ; à Septmoncel une universitas surgit sans lendemain en 1364. Les dépendants négocient avec l’abbé en envoyant quelques représentants pour des abonnements de dîmes, l’usage et la police des incultes étroitement surveillés. S’agit-il de véritables élus permanents ou de procureurs ad hoc ? Qu’il n’y ait pas de chartes communales n’empêche ni les relations verticales, ni surtout une certaine « autonomie de gestion » à l’intérieur des territoires. Les reprises de terre, les concessions –payantes – de portions forestières communes, les contestations en face d’appropriations de vaines pâtures, les dîmes abonnées, la prise en charge collective de moulins attestent de la vitalité des initiatives locales communautaires. Le cas du conflit des Bouchoux avec ses voisins (1391, p. 202-204) qui connaît la victoire d’un village pourtant doté de vastes terrains de pacages montrerait d’âpres rivalités entre communautés voisines. En tout état de cause, malgré les traces de tension çà et là, les mouvements de liberté sont limités. La relativement tardive installation du second servage en Terre de Saint-Claude expliquerait-elle cette soumission tacite avec de rares résistances individuelles dont les textes veulent bien parler ? Des heurts se sont bien produits en Catalogne, Angleterre, dans l’Empire, dans le Dauphiné amenant assez souvent de véritables affranchissements ou la présomption de liberté, mais celle-ci s’est répandue aussi en Savoie et sans troubles préexistants (on pourrait ajouter que les chartes de Beaumont et de Lorris, largement diffusées, n’ont pas été sans rôle dans le recul précoce du servage dans le domaine royal français, certes resté inégal…). Les terres de l’abbaye ne connaissent pas de mouvements de déguerpissement vers la liberté au moment où s’aggrave la servitude et les enclaves extérieures en terres de libertés ne reçoivent que de chiches aménagements. En fait, et c’est sans doute là l’argument le plus neuf et intéressant de toute cette recherche, la coutume servile qui se fixe au second tiers du XIVe siècle s’est trouvée en quelque sorte à la fois confortée à chaque accensement de terre et rendue supportable par les progrès de l’autonomie des communautés d’habitants au sein de leurs territoires et vis à vis et de l’abbé et des dignitaires de Saint-Claude (p. 219-226).

9 « Vivre en servitude » est le chapeau de la dernière partie. Comme certains cherchent néanmoins à s’affranchir des charges serviles, paradoxe un peu facile peut-être, c’est par la négation que commence l’approche des serfs. Et puisque ce n’est pas aux moines de faire la preuve des libertés, ces affranchissements dont ils ne gardèrent pas trace sont des textes rares (le premier vrai en 1419, p. 238, plus fréquents après 1440, p. 233, histogramme). Ils concernent souvent des agents ou familiers de l’abbé et sont conservés uniquement hors de la seigneurie monastique. Les mots de la servitude et de ses charges (tableaux p. 243-245) sont donc en « creux » de la liberté : le bourgeois n’est pas serf, ni astreint à la taille, la quête la mainmorte et autres charges et corvées et l’on voit ainsi combien la servitude réelle, celle des terres prises en accense et celle de l’habitat, a renforcé la dépendance personnelle. Il s’agit dans les affranchissements, généralement de pouvoir aller ailleurs, surtout pour devenir… bourgeois dans la seigneurie (p. 268). La bourgeoisie, ici comme ailleurs, ne coupe donc pas tous les liens, il faut l’acheter en payant une valeur estimée du tiers des biens et continuer, au moins jusqu’au milieu du XVe siècle à verser un cens unique.

10 La mainmorte, incapacité de disposer de ses biens meubles et immeubles, par aliénation ou testament, place la terre tenue de l’abbaye au centre de la servitude : les affranchis

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doivent abandonner ce qu’ils tiennent du monastère et qui revient aux seuls mainmortables, ne garder que les biens francs qu’ils pourraient détenir. Le droit de suite, certes rarement attesté, en est un corollaire (p. 281 et p. 289, procès d’Huguenin Chardoz). Se pose alors les questions de la dévolution au sein des familles serviles et d’une solution trouvée : la communauté familiale, à distinguer des indivisions. L’analyse de ces familles est, on doit le dire, un peu décevante car elle néglige tout un pan de comparaisons possibles avec le royaume de France déjà bien étudié (Nivernais, Bourbonnais, Berry, Marche, Limousin, Auvergne). Le Terrier de la pitance distingue communauté (ou communion familiale) et indivision et le Recueil des Moysons de sept villages proches de l’abbaye, pour des versements fixes et reconnus par le chef de foyer (1417-1419), montre qu’une seule personne (presque toujours un homme) est déclarante dans presque 72, 4% des cas et des frères dans 15,7% (p. 299), mais dans la seigneurie monastique du « Châtillonnais » (sur le revers ouest de la vallée de la Bienne) on tombe à 60% et le poids des hommes y est moins écrasant. Apparemment, donc, les familles sont nucléaires et les communions de frères, d’oncles et neveux (ailleurs frérèches ou comparsonneries) seraient rares. Mais cela ne signifie pas partage des biens : les héritiers – filles et garçons – sont tous à part égale, mais un seul succède au père comme chef d’hostal. Les mariages avec les dots des filles et des brus entrant et sortant dans la famille font que les unités d’exploitation (les « meix ») évoluent dans leur composition, voire s’ajoutent, dans la mesure où toutes sont de mainmorte et que les prises d’accense se font sur des terres chargées (ou jouissant, selon le point de vue auquel on se place) de cette macule. L’éclatement d’une communion par décès ou départ du chef d’hostal peut provoquer une récupération totale par l’abbaye, les autres serfs de la communauté villageoise pouvant se porter acquéreurs en payant des droits de lods et vente (p. 308-309).

11 C’est le marché de la terre qui permet de connaître la distinction entre terres libres et mainmortables : les premières sont taxées de droits (lods et vente) au douzième, mais les secondes, si même le seigneur ne les retient pas, au quart denier, voire au tiers, ce qui est exorbitant et devrait empêcher pratiquement toute transaction (p. 314). Ce n’est pourtant pas le cas car les prix des parcelles mainmortables sont assez faibles pour que soit compensée la hauteur des taxes. Serfs et bourgeois de Saint-Claude se concurrencent donc et, à partir des années 1340, ces derniers recherchent des prairies d’altitude, y compris des mainmortables, malgré les rappels à l’ordre des abbés, soucieux des ennuis prévisibles, et les réticences des communautés serviles jalouses de leurs espaces (p. 317-318). Peut-être pourrions-nous avoir une idée des mesures locales avant la n. 33 de la p. 322. Pour des prairies d’altitude, les redevances des bourgeois sont alors six fois plus lourdes que celles des serfs (p. 320). Quant aux terres serviles, la rareté des déclarations conservées ne permet, comme souvent, de ne connaître que les plus belles exploitations ou des déclarations ne concernant que quelques villages et à ce propos n’y avait-t-il vraiment que 36 tenanciers serfs, les quatre villages de Chanon, Lavancia, Sièges et Rhien (à la localisation non fournie) ? La moyenne des exploitation est de 11,7 ha, ce qui serait tout à fait honorable, mais en réalité 60% des tenures font moins de cette moyenne et la parcellisation comme les disparités sont remarquables : la servitude n’est pas un nivellement par le bas. On aimerait en savoir plus sur les structures et l’habitat, l’équipement rural et ses responsables, l’économie pastorale et forestière, mais sans doute aurions-nous perdu de vue la question des statuts des personnes ou plutôt des blocs d’habitants. La conjoncture fait donc un retour : le duc- comte Philippe le Bon, tout en réservant les particularités judiciaires de la Terre de

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Saint-Claude, réaffirme l’appartenance de celle-ci à la Comté (1436) et les élections des abbés révèlent des tensions sérieuses entre les abbés et le chapitre, entre autres sur des questions judiciaires pour lesquelles un des abbés voulut instaurer un juge d’appel ce qui provoqua une crise dans le Grandvaux dans les années 1460. La bourgeoisie sanclaudienne se montre l’alliée du chapitre, occupe les échevinats, et la petite noblesse qui pouvait subsister est réduite aux marges de la Terre et ne se retrouve que dans un recrutement monastique : bourgeois et nobles finissent par fusionner au bénéfice des premiers et d’un patriciat urbain, ce qui rigidifie le clivage servage/liberté. La servitude s’en trouve renforcée et les affranchissements de « communion » du début du XVIe siècle (3 cas étudiés dont celui des Droniers, ancêtres de Lamartine, p. 337-339) ont des caractères nouveaux qui trahissent un affaiblissement abbatial : affirmés comme ressource financière, ils s’accompagnent d’un affranchissement des biens, lesquels quittent alors la mainmorte tout en étant grevés de charges élevées.

12 Le second servage, tardif dans cette région et peu à peu clairement lisible comme le statut normal de tenanciers en face de celui des bourgeois urbains, n’était donc pas du tout en voie de régression au tournant de l’époque moderne. Ce n’était pas une situation « résiduelle des plus pauvres ». Les communautés villageoises regroupant des ménages et des communions familiales offraient un vrai contrepoids de responsabilité de gestion locale aux empiétements des bourgeois urbains et aux exigences des abbés et des officiers monastiques. Le servage de la terre de Saint-Claude avait reçu l’accord tacite de la population.

13 On comprendra que cette recherche qui fait vraiment pour la première fois le point sur ce qui apparut à Voltaire comme une injustice « féodale » flagrante est convaincante dans ses conclusions chronologiques. La médiéviste reste néanmoins perplexe sur la perception raisonnée que l’on peut avoir et faire partager sur une population uniquement vue « en creux » à travers de rares affranchissements, qui chacun se révèle une sorte d’unicum exemplaire. Finalement, seuls émergent les libres ou aspirants à la liberté et quelques abbés, ce qui est pour le moins paradoxal, tandis que la grande masse des serfs de Saint-Claude, flottant dans un espace hors champs, reste une masse imprécise. On n’a pas vraiment vu comment vivre en servitude mais plutôt pourquoi et comment en sortir, ce qui n’était pas apparemment le vœu général.

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Armelle Leclercq, Portraits croisés. L’image des Francs et des Musulmans dans les textes sur la Première Croisade. Chroniques latines et arabes, chansons de geste françaises des XIIe et XIIIe siècles

Marion Uhlig

RÉFÉRENCE

Armelle Leclercq, Portraits croisés. L’image des Francs et des Musulmans dans les textes sur la Première Croisade. Chroniques latines et arabes, chansons de geste françaises des XIIe et XIIIe siècles, Paris, Champion (« NBMA » 96), 2010, 595p. ISBN 978-2-7453-1939-5.

1 Mesurer quels effets le contact direct entre Orientaux et Occidentaux en Terre Sainte a produits sur les littératures arabe et française traitant de la première croisade, tel est l’enjeu de l’ouvrage d’Armelle Leclercq. L’étude embrasse une quantité impressionnante de textes en provenance des deux camps – chroniques, chansons de geste, poèmes, autobiographies – afin de saisir combien la perception littéraire de l’altérité est modifiée en profondeur par la confrontation in praesentia des chrétiens et des musulmans. Au-delà de l’évidente hétérogénéité idéologique et générique qui caractérise le corpus, des lignes de forces communes se dégagent en ce qui concerne la représentation de l’autre : dans leurs efforts pour dépeindre l’altérité, auteurs orientaux et occidentaux oscillent en effet de la même façon entre témoignage historique et stéréotype littéraire, entre haine et curiosité, entre sermo simplex et élaboration stylistique. Le grand intérêt de cette ambitieuse recherche réside ainsi dans

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le réseau de convergences qu’Armelle Leclercq parvient à établir entre des textes que tout oppose, à l’exception de l’objet et de l’époque de leur production.

2 L’ouvrage est constitué de cinq parties, qui s’articulent de manière globale autour de trois questionnements : la diversité des genres littéraires concernés par la première croisade et ses conséquences sur la narration des événements ; le degré de « réalisme » contenu dans les œuvres examinées et les procédés narratifs, stylistiques ou rhétoriques qui en rendent compte ; enfin, les motivations qui président à l’écriture des textes. L’introduction (p. 13-29) formule les postulats qui dirigent la recherche dans les termes suivants : la première croisade joue un rôle déterminant dans la perception de l’altérité, dans les textes orientaux et occidentaux, et renouvelle ainsi pour ceux-ci – du moins partiellement – l’image littéraire fictive et archaïque qui se plaît à décrire l’Islam sur le modèle des polythéismes antiques. La confrontation réelle avec l’altérité se traduit alors dans les textes par une nouvelle approche de l’autre, fût-ce pour le dénoncer. De fait, les portraits de l’ennemi brossés par les auteurs des deux camps comportent des ressemblances troublantes, tout de même que les moyens rhétoriques et polémiques mis à contribution. Armelle Leclercq justifie ensuite le choix du corpus, qui recèle « une part d’arbitraire » (p. 22) et affiche « une prédominance franco-latine assumée » (p. 26), par le souci de sélectionner les ouvrages les plus intéressants et originaux, de préserver un équilibre entre les genres littéraires et, plus que de comparer les deux traditions, d’éclairer la lecture des textes occidentaux à la lumière des récits arabes qui « servent d’utile contrepoint » (p. 26). La première partie, « Regard de l’auteur sur son œuvre » (p. 31-86), évoque les conditions de production des textes pour déterminer les intentions qui président à l’écriture sur la première croisade. L’étude des lieux du texte où se manifeste une présence auctoriale (prologues, épilogues), des formes littéraires, de l’énonciation et des commanditaires permet à Armelle Leclercq d’éclairer la portée et le type de consommation des œuvres, destinées à quatre fonctions principales : la commémoration, l’enseignement, l’incitation au combat et le panégyrique. Elle délimite ainsi un cadre préliminaire au sein duquel s’établit la perception de l’autre, examinée dans les parties suivantes. De fait, l’influence que le contact réel avec l’ennemi exerce sur les idées reçues et les stéréotypes littéraires fait l’objet de la seconde partie, « Le temps de la découverte » (p. 87-184). L’étude montre notamment que la représentation onirique de l’Orient, qui occupe une grande place dans la tradition littéraire médiévale, se fait discrète dans le corpus franco-latin et laisse place à des effets de réel. Ainsi le lexique, l’onomastique ou les transcriptions fantaisistes de la langue arabe participent-ils d’une tentative pour restituer, dans les récits, une consistance mimétique à l’altérité sarrasine. D’autres procédés ressortissent davantage à une forme de manipulation du réel révélant l’acculturation de chrétiens orientalisés – c’est le cas de Baudouin de Boulogne qui épouse une Arménienne, identifiée par la Chanson d’Antioche avec la fille du Vieux de la Montagne – ou de musulmans romanisés, à l’instar des émirs francophones et latinisants qui ressemblent à s’y méprendre à des clercs occidentaux. Si l’étude soutient que l’image de l’autre distillée par les textes comporte une part de réalisme, tel n’est pas le cas des considérations sur la croyance de l’autre. La troisième partie, « La polémique religieuse » (p. 185-298), s’étend sur les différents types de dénigration de la religion adverse, qui procèdent pour la plupart d’inventions fantaisistes ou de détournements des traditions chrétienne et musulmane. Les auteurs prêtent en effet à l’ennemi crédulité, orgueil, felonie,propension à l’idolâtrie, goût pour la luxure et matérialisme débridé. Armelle Leclercq saisit l’occasion pour revenir sur la légende de Mahomet,

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souvent accusé de ce type de vices dans les nombreux textes qui ont assuré la diffusion de sa vie dans l’Occident médiéval. Elle revient aussi sur les mécanismes de « diabolisation » et d’« animalisation » des Sarrasins, dépeints par les récits français et latins comme des anti-chrétiens aux mœurs barbares et impies, dont les modèles puisent de toute évidence à la tradition des mirabilia orientaux. Or les mécanismes qui conditionnent la perception de l’altérité ne se limitent pas à la détraction de l’autre ; ils consistent également dans un processus de sanctification de la propre cause examiné dans la quatrième partie, « L’autosacralisation » (p. 299-414). La mise en œuvre d’un large attirail surnaturel (armées célestes, miracles, apparitions du Christ, songes, invention de reliques), de références scripturaires et liturgiques (prières, vœux, bénédictions, communions), d’une temporalité christique et d’un itinéraire chevaleresque enté sur l’imitatio Christi constituent autant de justifications de la croisade, qui en renforcent le caractère sacré en même temps qu’ils freinent l’élan d’ouverture à l’altérité. La tendance à l’autosacralisation observée dans les deux camps permet à Armelle Leclercq de mieux cerner les enjeux liés à la représentation de l’altérité dans les textes : dans la mesure où les auteurs sont préoccupés par leurs propres troupes, toute altérité se trouve par essence malmenée, toute figuration de l’autre est sujette à des détournements. La cinquième partie, « Altérations de l’altérité » (p. 415-514), rappelle que l’ennemi bénéficie rarement d’une attention propre et que c’est avant tout un rôle de faire-valoir qui lui est confié. Les littératures franco-latines et arabes déploient de façon similaire des topoi qui l’illustrent bien : l’ennemi effrayé, l’orateur qui devient à son insu le porte-parole des valeurs adverses ou encore le rival idéal qui confère la renommée à qui sera capable de le vaincre, fonctionnent tous sur ce modèle d’autovalorisation. La brève conclusion (p. 515-517) confirme les hypothèses liminaires : la confrontation entre chrétiens et musulmans mue par la première croisade a bel et bien influencé la représentation de l’autre dans les textes, en augmentant la précision et le degré de vraisemblance de cette dernière malgré la persistance des schèmes légendaires et fictionnels. Un dossier iconographique sur le Premier Cycle de la croisade, une bibliographie et plusieurs index (noms, thèmes, lieux, personnages, œuvres) complètent l’ouvrage.

3 Quelques remarques ponctuelles : • p. 198. Le recours des manuscrits à la majuscule pour le terme Dés, qui qualifie Apollin dans la Chanson de Jérusalem,ne paraît pas suffisant pour affirmer que cette divinité, confondue avec Allâh, « s’assimile au Dieu chrétien ». La tendance des copistes médiévaux à affubler certains termes de majuscules, et notamment le lexique religieux, ne recoupe pas exactement la pratique moderne ; en ce sens, l’emploi d’une majuscule pour désigner une idole païenne ne constitue pas un indice de reconnaissance ou de respect à l’égard du pseudo-panthéon islamique, et encore moins la marque d’une équivalence avec la religion chrétienne. • p. 239-242. Un parallèle fécond s’impose entre le légendaire « festin des porcs », rapporté par la tradition occidentale pour décrire la mort de Mahomet de la façon la plus ignominieuse, et le funeste banquet des Tafurs qui se repaissent de cadavres sarrasins. L’écho fourni par le récit calomnieux de la mort du prophète résonne en effet lorsque les ribauds déclarent que la chair païenne « Mius vaut que cars de porc ne que bacons ullés »1. • dans la bibliographie, l’absence de renvoi aux Actes du colloque Jérusalem, Rome, Constantinople : l’image et le mythe de la ville au Moyen Âge, édités par Daniel Poirion (PUPS, Paris, 1986), est surprenante au milieu d’abondantes références aux études sur Jérusalem et Constantinople.

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4 La mise au jour des procédés rhétoriques et des artifices littéraires à l’œuvre dans les textes inspirés par la première croisade révèle la fécondité de ce type d’approche critique, encore rare pour cette matière. L’ouvrage d’Armelle Leclercq témoigne en effet de l’intérêt qu’il y a à considérer sous l’angle de la poétique ce corpus souvent envisagé à travers le prisme du témoignage historique. Et sans doute est-ce précisément en raison de l’originalité de sa démarche, en marge de la tradition critique sur la littérature de croisade, que l’auteur se montre parfois très (trop) prudente dans le développement de sa réflexion. L’analyse semble parfois conditionnée, voire freinée, par les cadres de pensée dans lesquels elle s’inscrit. Ainsi les questions, déjà largement débattues, du degré de réalité contenu dans les descriptions des batailles ou de l’hétérogénéité générique qui caractérise les productions sur la première croisade pourraient-elles être traitées plus rapidement par des renvois à des études antérieures, et laisser davantage de place aux questionnements plus originaux, et souvent cruciaux, que soulève Armelle Leclercq. Le constat de l’interpénétration des genres, de leur mixité et des phénomènes de contamination d’une forme littéraire par une autre (voir en particulier les p. 57 à 72 et 130 à 139) gagnerait, notamment, à être envisagé dans la perspective de l’effacement du clivage entre chevalerieet clergie commenté dans une autre section de l’ouvrage (p. 350-357). Car l’abrogation de la frontière entre les deux ordres à l’occasion de la première croisade, manifeste dans la christianisation des chevaliers et la participation du clergé au combat, pourrait bien fournir une clef, toute diégétique, pour penser les échanges et les emprunts entre littératures épique, hagiographique et historiographique. De même, la fonction d’excitatiorium prêtée de longue date par la critique à cette littérature est-elle admise, alors même que l’analyse pointe de manière fort pertinente des éléments qui en questionnent l’évidence. Tel est le cas des considérations sur l’onomastique épique qui prête aux Sarrasins des origines antiques et bibliques (p. 91-108) ; bien davantage qu’à constituer une illusion de réalité, ces noms visent à ancrer les figures des ennemis dans une dimension proprement légendaire et littéraire. Aussi le choix que fait la Chanson d’Antioche de placer l’unique allusion à l’auteur originel, Richard le Pèlerin, à la tête d’une liste de ces noms musulmans aux consonances mythiques et vétérotestamentaires donne-t-il à penser sur le crédit accordé à l’existence historique du trouvère et, partant, à la caution testimoniale qu’il est censé apporter à la chanson. De même, les belles pages qu’Armelle Leclercq consacre au parallèle, suggéré par plusieurs récits, entre Pierre l’Ermite, instigateur de la première croisade, et les terribles Tafurs mangeurs d’hommes (p. 446-449) relativise de façon inquiétante le clivage que l’on croyait net entre civilisation et barbarie, entre dévotion et appât du gain. Les phénomènes d’acculturation, enfin, s’ils se manifestent à travers l’adoption par les musulmans de mœurs, voire de croyances, occidentales et chrétiennes (voir en particulier le chapitre sur la figure du « converti prosélyte », p. 489-513), trouvent toujours leur pendant dans l’orientalisation de certains Francs, protagonistes, voire même auteurs, des récits. Autant de suggestions qu’on aurait souhaité voir se déployer davantage, tant elles esquissent, au- delà des barrières idéologiques, génériques et stylistiques, les premiers traits d’une poétique propre à cette littérature.

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NOTES

1. La Chanson d’Antioche, éd. Suzanne Duparc-Quioc, Geuthner, Paris, 1976, v. 4074.

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Edoardo D’Angelo, La Letteratura latina medievale. Una storia per generi

Franck Collin

RÉFÉRENCE

Edoardo D’Angelo, La Letteratura latina medievale. Una storia per generi, Roma, Viella, 2009, 367p. ISBN 978-88-8334-380-3

1 Edoardo d’Angelo nous livre là un véritable précis de littérature européenne du Moyen Âge écrite en langue latine. Cet exercice de synthèse littéraire, goûté en Italie ou en Allemagne1, est trop peu représenté dans les études médiévales en France, où l’on ne dispose, à côté de travaux nourris sur des genres précis, que de synthèses partielles2.

2 D’Angelo, auteur déjà en 2004 d’une littérature médiolatine3, s’est donné ici une contrainte supplémentaire : il propose un classement par genres, dans le but de croiser l’étude diachronique de l’histoire littéraire avec l’axe synchronique du développement de ces genres, perspective originale qui permet de souligner la diversité et les évolutions contrastées de la littérature latine médiévale.

3 L’ouvrage comprend ainsi deux grandes parties. La première (le fasi et la lingua) expose (en deux chapitres) la méthode historique et le rôle moteur du latin dans la culture médiévale ; la seconde (i generi), qui forme treize chapitres, et plus des trois quarts du volume, étant l’application de cette méthode aux treize genres répertoriés.

4 LA METHODE HISTORIQUE ET LE ROLE DU LATIN

5 Le cadre historique défini par E. D’Angelo reprend la répartition traditionnelle en cinq périodes : barbare (Ve-VIIIe s.), carolingienne (VIIIe-IXe s.), féodale4 (Xe s.), scolastique (XIe- XIIe s.) et scientifique (XIIIe-XIVe s.). On s’étonne du parti pris de s’arrêter à 1321, date de la mort de Dante, et de laisser de côté le XVe siècle. En caractérisant l’esprit de chacune de ces périodes, l’auteur entend montrer les interactions entre l’histoire des peuples d’une part, les habitudes culturelles d’autre part, et l’influence ainsi exercée sur la

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formation des genres. S’appuyant sur cette structure « tripartite », la méthode doit fournir une compréhension juste de la littérature médiévale, de ses conditions et de sa finalité. Elle sera employée, avec une volonté systématique avouée, dans l’étude de chaque genre, afin d’en dégager l’originalité et les enjeux. En pratique, certes, chaque genre n’est pas nécessairement illustré à toutes les époques, ce qui révèle de simples manques, ou des désaffections. Par exemple, la réflexion juridico-politique n’est presque pas représentée dans la littérature de la période barbare qui reste fortement influencée par la pensée de saint Augustin. La politique restant très liée dans le Haut Moyen Âge à l’éthique, le genre devient avec les Miroirs du Prince (Specula principis), dans les périodes carolingienne et féodale, un exercice de vertu tourné vers la communauté et destiné à produire l’image du roi parfait. Il faut ainsi attendre le Bas Moyen Âge, les traductions de l’Éthique à Nicomaque ou de la Politique, pour voir la politique commencer à devenir une science et acquérir une autonomie par rapport à la théologie.

6 L’autre aspect de la méthode est de ne retenir que les œuvres médiévales écrites en latin, et de laisser de côté les langues vernaculaires. Ce choix permet dans un premier temps de circonscrire un corpus tout à fait spécifique, européen, mais déjà si considérable en soi que le recensement n’en saurait être exhaustif. Surtout, il permet de comprendre comment le latin, langue des gens instruits (litterati), car langue à la fois de l’évangélisation et du savoir, a joué ce rôle fondamental dans l’identité culturelle du Moyen Âge. On devrait même dire que le latin a permis d’articuler la connaissance et la foi, et que, tant que cette équation a subsisté, plus ou moins, la langue latine a elle- même duré. Cela se reflète dans les genres littéraires qui seront tous, à des degrés divers, teintés de christianisme, ou de questions d’éthique.

7 De quel « latin » parle-t-on du reste ? Car le médiolatin est protéiforme, variant en fonction des époques et de ses zones géographiques. On peut observer en lui un certain nombre de caractéristiques techniques bien connue des linguistes (la simplification de la déclinaison, les tours prépositionnels, les tournures verbales périphrastiques, un lexique croissant de néologismes chrétiens…). Il est encore, au moins pendant tout le VIe siècle (soit un siècle après le naufrage de l’empire romain d’Occident), la langue de la communication orale, celle de l’administration de l’État et bien sûr de l’Église. Il gagne artificiellement aussi, par le biais de l’évangélisation, des pays qui l’ignoraient : l’Écosse, l’Irlande, la Germanie. La distinction (commencée à l’époque impériale) se creuse alors encore entre le latin littéraire (par référence au modèle classique) et la langue orale (celle des peuples et des parlers locaux). L’époque barbare va ainsi fortement accentuer ces différences, à partir surtout de la fin du VIe siècle. Le mérovingien (latin de Gaule) est gagné par la langue parlée, ce que révèle l’Historia Francorum de Grégoire de Tours, quand bien même l’auteur tente d’imiter la grande tradition d’Ausone ou de Sidoine Apollinaire. La situation évolue plus lentement en Espagne ou en Italie. En Germanie, paradoxalement, le latin ne subit pas encore d’influence parlée, et reste donc « pur », langue de la communauté ecclésiastique.

8 Pour définir ce latin, D’Angelo propose, en résumant beaucoup, une équation parlante qui fait du médiolatin la somme de trois latins : le latin classique (parlé par les Romains du Ier s. av. J.-C.), le latin chrétien (qui a servi à l’évangélisation) et le latin vulgaire (langue parlée qui connaît des évolutions variées). Ce latin médiéval n’est donc pas un latin clos, mais plutôt un latin multiple, vivant, et qui évolue, alors que le retour au

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latin « pur » du Ier siècle, à partir de Dante et de Pétrarque, entraînera l’arrêt de cette évolution et la relégation du latin comme langue « morte ».

9 Lors de la renaissance carolingienne, la bureaucratie et l’administration imposeront une unité et une uniformité linguistiques, créant un langage standardisé à tous les intellectuels, dont Alcuin d’York, dans son De orthographia, montre la voie. L’époque scolastique connaîtra ensuite une nouvelle éclosion de la culture latine, un nouveau classicisme – le savoir se déplaçant peu à peu des écoles épiscopales vers l’université –, tout en se dispensant de l’imitatio des classiques. Enrichie par la confrontation aux mondes islamique (du fait des Croisades) et byzantin, redécouvrant Aristote dans le texte grec ou dans ses interprétations arabes, cette période crée un style spécifique à la prose philosophique et théologique : le latin scolastique. C’est ce latin qui subira la critique acerbe des Humanistes, ne voyant en lui que la grotesque caricature de Cicéron et de Virgile. De fait, ce latin reste un moyen de communication internationale et la langue de la littérature, constituant une koïnè culturelle. Il y aura bien quelques réfractaires, comme en témoigne la polémique de Jean de Salisbury (Metalogicon) contre les Cornificiens, groupe antitraditionnel de dialecticiens qui s’opposent au trivium, favorable pour sa part à la culture des classiques, et qui prônent l’observation immédiate du réel. Cela n’empêchera pas l’ample diffusion de nouvelles grammaires latines. L’époque scientifique viendra renforcer cette tendance. L’expansion de l’université rendant nécessaire la formation d’une langue commune dans toute l’Europe, le latin devient de plus en plus formaliste, délaissant les objectifs scientifiques et littéraires au profit de la clarté et de la compréhension. Son langage très technique et aride, abonde en néologismes et en formulations syntaxiques répétitives (par exemple, la phrase déclarative du type dico quoniam). Roger Bacon dénoncera, en précurseur, la fracture existant entre ce langage formel et l’expérience scientifique, et défendra dans sa Summa graeca une théorie de la signification naturelle.

10 LES GENRES LITTERAIRES LATINS AU MOYEN AGE

11 La littérature latine médiévale repose sur une double tradition. Elle hérite des genres de l’époque classique, qui continuent leur vie au Moyen Âge, tandis que d’autres subissent des transformations sous l’effet de la production chrétienne : l’hagiographie reprend et modifie le style de la biographie antique ; la comédie élégiaque fusionne élégie et théâtre ; l’épopée elle-même peut croiser l’épopée traditionnelle et la fable (favolistica). Par contre la lyrique liturgique est proprement médiévale.

12 Parmi les treize genres étudiés, les chapitres les plus développés concernent le genre théologico-philosophique (chap. IV), l’historiographie (chap. VII), la poésie lyrique (chap. XII) et l’épopée (chap. XV). Ces chapitres (comme les autres, du reste) sont précédés d’une précieuse explication sur les origines du genre, ses transformations, et les sous-genres (sottogenere) qui le constituent. Ils sont ensuite développés par période, ce qui révèle immédiatement l’importance que leur a réservée chaque époque. Les auteurs jugés majeurs donnent lieu à une « fiche » bio-bibliographique qui permet de comprendre leurs œuvres et le tissu dans lequel elles s’insèrent. Concernant, par exemple, la littérature théologico-philosophique de la période scolastique, on trouve bien sûr les portraits d’Anselme d’Aoste, de Bernard de Clairvaux, de Bernard Silvestre, d’Alain de Lille ou de Jean d’Hauville. On peut sans doute déplorer que quelques auteurs n’aient pas les honneurs de ces précieuses synthèses : par exemple Guillaume de Conches (Philosophia mundi) pour l’école de Chartres, ou bien, en Angleterre, Adélard de Bath (De eodem et diverso). D’autres, comme Pierre de Jean Olivi (XIIIe s.), font l’objet

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d’un exposé remarquable, à la mesure de la redécouverte récente dont ils ont fait l’objet. Tous les auteurs (ou les œuvres anonymes) qui bénéficient ainsi d’un éclairage particulier sont répertoriés dans un glossaire fourni au début du livre, juste après la table des matières, et dans lequel sont indiqués le chapitre de leur fiche, leur époque et le genre dans lequel ils se sont illustrés. On regrettera peut-être que cette dernière colonne ne mette pas plus en valeur les auteurs qui se sont illustrés dans plusieurs genres.

13 Quatre chapitres traitent de genres en plein essor : la littérature érudite et encyclopédique (chap. I), les arts libéraux (trivium puis quadrivium, chap. V), la littérature politico-juridique (chap. VI) et le théâtre (chap. XIV). Enfin, cinq chapitres sont consacrés à des genres très spécifiques et originaux : l’hagiographie (chap. VIII), la littérature autobiographique et apocalyptique (chap. IX), la prédication (les sermons, chap. X), la littérature hodéporique, c’est-à-dire de voyage (chap. XI) et la poésie didactique brève (chap. XIII).

14 Arrêtons-nous un instant sur l’étude du genre hagiographique. En relatant la biographie d’un saint ou d’un homme très louable, le genre se veut la continuation de la Bible dans le monde présent. Il est apparenté à l’historiographie, le critère de « l’historicité » en moins ! Quatre sous-genres le constituent : les Passions (narrant la fin de vie du saint dans les valeurs chrétiennes),les Vitae (biographies plus ou moins complètes sur le modèle des biographies antiques),les Translationes (qui racontent le transfert des reliques, et la politique du monastère où elles seront conservées) et les Miracula (miracles accomplis pendant la vie du saint ou après sa mort). Parmi les modèles-types qui correspondent à l’idéal de la perfection chrétienne, on rencontre d’ordinaire : le martyr (sur le modèle de la passion et du personnage du Christ), le moine (pas seulement dans un couvent, mais en vertu d’un modèle de vie), l’évêque (vie d’abbés ou d’évêques), le souverain (Saint Louis).

15 A l’époque barbare, Venance Fortunat reprend à Sulpice Sévère sa Vie de Saint Martin en prose, en dédiant cette fois au saint de Tours un poème en quatre chants pour le remercier de l’avoir guéri d’une ophtalmie. D’autres Vitae de la même époque sont demeurées célèbres, celle de saint Cuthbert par Bède le Vénérable, ou le récit anonyme de la Navigation de saint Brendan. Grégoire de Tours rapporte quant à lui, dans les Sept livres des miracles (Septem libri miraculorum), les miracles auxquels il a personnellement assisté ou qui lui ont été narrés, ceux de l’apôtre saint André, de saint Julien de Brioude, ou bien encore ceux de saint Martin de Tours.

16 A l’époque carolingienne, le succès de ces hagiographies ne se dément pas, et Alcuin d’York donne des réécritures des Vie de Willibrord, Vedaste, Richer,et bien sûr saint Martin. Son ami Eginhard sera pour sa part l’auteur des Translationes ss. Marcellini et Petri. Walahfrid Strabon, religieux franc d’origine souabe de la première moitié du IXe siècle, rédigera plusieurs biographies, dont la plus connue est la Vie de saint Mammès de Césarée.

17 L’époque féodale voit se produire un tournant pour le genre : la composante réaliste est renforcée, de même que l’attention à l’anecdote et aux épisodes particuliers de la vie du saint. Ce phénomène est dû à la réforme de Cluny, et aux nouvelles missions évangélisatrices organisées en direction des Slaves et des Arabes, qui rendent nécessaire la rédaction nouvelle d’œuvres édifiantes. Parallèlement à l’écriture des Vitae et à la réécriture des Passiones se consolide la typologie narrative des Miracles et des Translationes en même temps que se renforce la religiosité à l’égard des reliques.

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Ruotger de Cologne rédige la Vita Brunonis, Brunon, le frère d’Otton Ier, ayant été archevêque de Cologne de 953 à 965. Odon de Cluny, à qui l’on doit la collection des premiers manuscrits de la bibliothèque de Cluny, fait le récit de la translation du corps de saint Martin à Auxerre et écrit une Vie de saint Géraud d’Aurillac, relatant la vie à la fois militaire et sainte du personnage. Adson de Montier-en-Der composa la Vita Clothildis, la seconde épouse de Clovis, et célébra son rôle en faveur de la paix.

18 L’époque scolastique prêtera une attention particulière à la qualité stylistique de la rédaction (partiellement ou totalement en vers). Elle développe un « idéal de la lutte », notamment dans la figure de l’évêque-moine qui doit lutter contre la politisation du clergé séculier, comme en témoigne, par exemple, la Vie de saint Anselme de Lucca par le Pseudo-Bardon. La figure du cénobite, adulée au siècle précédent, fait place à celle de l’ermite, en écho à la naissance de nouveaux ordres réformés dans des abbayes comme Vallombreuse en Toscane, Camaldoli ou Hirsau. Enfin, la découverte de « l’individu »5 va dorénavant jouer un rôle majeur dans l’écriture biographique : on accorde une plus grande attention au parcours vers la sainteté (famille, enfance, adolescence du saint) ; on insiste sur la formation et la maturité de la conscience plutôt que sur des données psychologique ou sociologique ; on multiplie les éléments narratifs destinés à amuser ou à édifier le lecteur, en accentuant le merveilleux et le fantastique, mais aussi les scènes émouvantes, pathétiques, voire cruelles ou macabres ; on porte enfin attention à des saints presque contemporains, tels Anselme d’Aoste ou Thomas Becket, qui ont donné lieu à une abondante biographie. De cette époque, Jotsald a laissé une Vita Odilonis (Odilon de Mercœur, le cinquième abbé de Cluny) ; Pierre Damien une Vita Romualdi (Romuald de Ravenne, fondateur de l’ordre des Camaldules qui allie vie commune et érémitisme) ; Andrea de Vallombreuse une Passio Arialdi (Ariald de Carimate, qui critiqua sévèrement l’immoralité du clergé, et mourut torturé).

19 Au XIIIe siècle, période scientifique, on voit se développer un nouveau sous-genre, dérivant des procès de canonisation, qui commence à prendre à cette époque une forme juridique (béatification de saint François d’Assise, de Claire de Montefalco, etc). Parallèlement à l’autobiographie, apparaît une autobiographie mystico- hagiographique : le saint y parle de son rapport intime et personnel avec dieu (voir Angèle de Foligno dans le chapitre sur la littérature autobiographique et apocalyptique). La figure du saint évêque décline peu à peu avec le centralisme romain, le rôle des acteurs laïcs dans les centres urbains, et la forte émergence de la figure de saint François qui propose un modèle alternatif à la sainteté monastique, celui de l’humain gagné par la divinité. Nombreuses sont ainsi les rédactions de la légende franciscaine, celle par exemple de Thomas de Celano ou de Bonaventure. Dans la production dominicaine, c’est la dimension édificatrice et le penchant à la prédication qui se voient renforcés, dans une fonction comparable à celle de l’exemplum. Face à l’importante production de la période scientifique, La Légende dorée (Legenda aurea), rédigée par Jacques de Voragine, offre enfin une synthèse précieuse : puisant dans un ensemble de textes classiques de la littérature religieuse du Moyen Âge, elle raconte la vie d’environ cent cinquante saints, saintes ou martyrs chrétiens, et connaîtra un succès considérable auprès du public et des artistes.

20 On comprend à cet exemple du genre hagiographique la richesse des synthèses et des perspectives mises en œuvre par cette Letteratura latina medievale. On ne peut donc que souhaiter une traduction de ce précis, qui le mette à portée du public français, pour son plus grand profit.

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NOTES

1. On mentionnera, pour l’Italie : F. Ermini, Storia della letteratura latina medievale, Spolète (1960) ; L. Alfonsi, Letteratura latina medievale, Milan (1972) ; C. Leonardi, Letteratura latina medievale (secoli VI-XV). Un manuale, Florence (2002). Pour l’Allemagne : F. Brunhölzl, Geschichte der lateinischen Literatur des Mittelalters, Munich (1975-1991). 2. Citons notamment de J. De Ghellinck, Littérature latine au Moyen Âge (depuis les origines jusqu’à la fin de la renaissance carolingienne), Paris (1939). Ou bien l’Histoire de la littérature latine du Moyen Âge (qui est la traduction par H. Rochais de la littérature de F. Brunhölzl), tomes I & II (de la fin de l’époque carolingienne au milieu du XIe siècle), Turnhout (1996). 3. E. D’Angelo, Storia della letteratura mediolatina, Montella (2004). 4. Le terme peut sembler impropre pour ce siècle, mais l’auteur le justifie par la désagrégation des institutions carolingiennes qui annonce une restauration de l’autorité, comme celle d’Otton Ier en Germanie. 5. D’Angelo se réfère ici à l’article de R. Savigni, « Scoperta dell’individuo. Biographia e agiografia nei secoli XI-XIII », Hagiographia, 12 (2005), p. 377-390.

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Jean-Claude Mühlethaler, Charles d’Orléans, un lyrisme entre Moyen Âge et modernité

Estelle Doudet

RÉFÉRENCE

Jean-Claude Mühlethaler, Charles d’Orléans, un lyrisme entre Moyen Âge et modernité, Paris, Classiques Garnier, (« Recherches littéraires médiévales » 3), 2010, 246p. ISBN 978-2-8124-0182-4.

1 Les douze études recueillies dans cet ouvrage sont des versions remaniées et enrichies d’articles que l’auteur a fait paraître depuis une quinzaine d’années sur l’œuvre de Charles d’Orléans. Ce sont des textes majeurs pour notre connaissance de cette écriture, mais aussi pour la compréhension des poétiques du moyen français, particulièrement du 15e siècle. Elles sont organisées en quatre parties. La première met en perspective la poésie de Charles d’Orléans et les esthétiques du 13e siècle, en interrogeant deux filiations plus épineuses qu’on le ne croit, la relation des premières pièces au Roman de la Rose et l’influence de la tradition du débat lyrique dans la construction de l’album. La deuxième partie analyse l’art du poète en tant que « poétique de la maîtrise », une orientation caractéristique de la littérature en moyen français. Elle implique la construction d’une persona où le « je » qui parle est polyphonique, ludique, souvent ironique. Les trois articles qui illustrent cette problématique sont complétés par deux études éclairant des questions souvent laissées dans l’obscurité parce qu’elles ne correspondent pas à la doxa sur Charles d’Orléans, poète courtois. On découvre ainsi les raisons possibles de la réticence ducale à la mythologie et la prégnance des métaphores de la jouissance, amoureuse, culinaire et littéraire, dans ses poésies. La troisième partie rassemble deux études mettant en parallèle l’esthétique aurélienne et celle des deux « contemporains capitaux », Villon et Pétrarque. Enfin, la dernière section de l’ouvrage propose un éclairage extrêmement

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suggestif sur la constitution d’une réception du 16e au 19 e siècle, sédimentation de lectures dont nous sommes les héritiers. L’ensemble est complété par une utile chronologie, une bibliographie et des index des noms et des personnages ou personnifications.

2 Le rassemblement des principales contributions de Jean-Claude Mühlethaler à l’étude de Charles d’Orléans est sans nul doute un événement important dans le champ de recherche littéraire du moyen français. Ce sont des études majeures qui sont ainsi (re)mises à la disposition des lecteurs et présentées dans un ensemble qui met en valeur leur cohérence et leur richesse. Nous en soulignerons quelques aspects dans les lignes suivantes, sans tenter d’épuiser leurs foisonnantes suggestions.

3 Comme on le sait, l’héritage du 13e siècle est au centre des questionnements qui organisent les poétiques des auteurs des 14e et 15e siècles. Depuis D. Poirion, la récriture courtoise entreprise par le duc d’Orléans à l’orée de son recueil est un geste connu. Il reste pourtant bien des aspects à interroger et ce terrain de recherche est d’emblée éclairé par les deux études de la première partie. Les modifications opérées par le duc dans le schéma du Roman de la Rose sont frappantes : l’engagement amoureux se soumet à la contrainte d’un destin et de gestes juridiques. Loin de réduire son analyse aux remarques habituelles sur la mentalité procédurière qui caractériserait l’automne du Moyen Âge, J.-C. M. montre de façon convaincante que la mutation des mises en scène est l’indice d’une crise portant en particulier sur la dimension sociale de l’amour. L’érotique élaborée en ancien français entre dans une ère du soupçon, qui implique une mise à distance, non sans ironie. La parole du je est-elle autonome face à la vox curialis ? Peut-elle se confondre harmonieusement avec elle ? Le statut du discours lyrique est interrogé, ce qui explique la résurgence du débat. La pratique des jeux-partis trouve ainsi un héritage possible dans les échanges qui structurent le recueil de Charles d’Orléans. Comme le souligne avec justesse le chercheur, il y a là un terrain d’investigation à explorer, assez différent du travail de récriture qui articule le fameux « concours de Blois ».

4 La réflexion sur la parole de sentement qui se développe depuis Guillaume de Machaut ne peut se réduire à l’anachronique question de la sincérité du poète. Pourtant c’est bien cette lecture beuvienne qui sous-tendait l’approche de Pierre Champion et de nombreux critiques après lui. A travers l’étude précise de plusieurs rondeaux, J.-C. M. met en lumière la construction d’une persona lyrique complexe chez Charles d’Orléans. La première personne se donne souvent comme un masque. Elle s’offre traversée par d’autres voix ou parlant à leur place. C’est là une problématique majeure de la littérature en moyen français, présente dans la lyrique amoureuse comme dans les œuvres politiques ou morales ou sur les scènes théâtrales contemporaines. La notion de médiatisation semble centrale et appelle à approfondir l’enquête qu’ouvre ici le critique. En définissant l’esthétique de Charles d’Orléans comme une poétique de la maîtrise, J.- C. M. souligne également l’importance de l’écriture qui devient, à cette période, la métaphore dominante de la création littéraire. Contrairement à la communication directe du chant, l’écriture signifie écart, médiation et réflexion. La mise en scène du cœur distinct du poète dans la poésie du duc illustre l’importance de ce nouveau positionnement. J.-C. M. le qualifie souvent d’ironique, en soulignant la polysémie de ce terme. Les écrivains du moyen français usent de divers moyens pour interroger la nature indirecte, parce que maîtrisée par l’écrit, de leur expression. Charles d’Orléans n’est guère tenté par la poetrie mythologique qui fascine beaucoup de ses

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contemporains et qui remportera encore un beau succès chez les écrivains des 16e et 17e siècles. Il favorise en revanche, et plus qu’on ne le croit, les images à double entente. De ce point de vue, l’amusante étude des métaphores culinaires et érotiques chez ce poète ouvre des perspectives sur un aspect méconnu de son œuvre.

5 Dans son ouvrage pionnier Le Poète et le Prince, D. Poirion avait fait de Charles d’Orléans une sorte de voie d’entrée dans la littérature des 14e et 15e siècles, terrain peu exploré par la critique française il y a une quarantaine d’années. Si la production de cette époque dévoile depuis sa richesse grâce aux travaux de J. Cerquiglini-Toulet, C. Galderisi, C. Thiry, J-C. Mühlethaler et d’autres, l’étude comparée des esthétiques doit être approfondie. Outre les relations entre Charles d’Orléans et Villon, les liens du premier et de son prédécesseur Pétrarque apparaissent comme une piste fructueuse. L’article consacré à cette comparaison montre d’ailleurs qu’il est grand temps de mieux préciser les points de contact et les différences entre les arts lyriques italiens, français et anglais à cette période particulièrement importante pour les cultures européennes.

6 Comme François Villon, Charles d’Orléans est l’un poètes du Moyen Âge à être parvenu aux lecteurs du 21e siècle à travers une mythologie élaborée. Les postérités imaginaires de l’écrivain au 16e siècle sont ici finement reconstruites dans l’analyse des stratégies mises en place par Antoine Vérard à travers la diffusion imprimée de l’œuvre. Omettant, ajoutant, réorganisant les pièces léguées par le père de la dynastie alors sur le trône, l’imprimeur de Louis XII transforme la poétique ducale, élaborée entre 1400 et 1450, au miroir d’une autre culture littéraire, celle des années 1500-1550. La démonstration des évolutions qui structurent ainsi la période du moyen français est éclairante. Elle a le grand mérite d’éviter avec finesse la vieille dichotomie Moyen Âge / Renaissance, qui occulte le travail de reprise et de réinterprétation auquel se livrent les générations d’écrivains à cette période. La résurgence de la figure et de l’œuvre du prince poète dans la seconde moitié du 19e siècle est également caractéristique des esthétiques romantiques et symbolistes. Il faut cependant suivre la voie ouverte par le dernier article de J.-C. M. et ne pas se contenter de noter les rapprochements imaginaires qui s’esquissent alors entre « Moyen Âge » et « modernité », comme le dit le titre donné à l’ouvrage. La manière dont est analysée l’innutrition qu’Arthur Rimbaud tire de sa fréquentation avec les Rondeaux de Charles d’Orléans dans les années 1870 est exemplaire. On ne peut que souhaiter qu’elle inspire de nouvelles études et des discussions plus nourries entre spécialistes des littératures en moyen français et en français moderne.

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Alessia Trivellone, L’hérétique imaginé. Hétérodoxie et iconographie dans l’Occident médiéval, de l’époque carolingienne à l’Inquisition

Julien Véronèse

RÉFÉRENCE

Alessia Trivellone, L’hérétique imaginé. Hétérodoxie et iconographie dans l’Occident médiéval, de l’époque carolingienne à l’Inquisition, Turnhout, Brepols (« Collection d’études médiévales de Nice » 10), 2009, 493p. ISBN 978-2-503-52838-0

1 Version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue en 2005 à l’université de Poitiers1, le livre que consacre Alessia Trivellone à la représentation des hérétiques et de l’hérésie du Xe siècle aux années 1230 est appelé à faire date. D’une part, parce qu’il construit et met en œuvre un discours de la méthode (ch. I et II) qui n’est jamais pris en défaut et qui a valeur d’exemple dès lors que l’on s’intéresse aux images au Moyen Âge. Premier constat : l’iconographie de l’hérésie sur la période considérée est d’autant plus difficile à saisir qu’elle est souvent équivoque, surtout lorsque l’on se concentre sur le rôle de l’image dans la pastorale antihérétique. L’analyse de la façade de l’abbaye clunisienne de Saint-Gilles du Gard (milieu du XIIe siècle, p. 36-53), souvent interprétée comme une réponse aux spéculations de Pierre de Bruis ‒ lui et ses disciples auraient notamment refusé, selon Pierre le Vénérable, l’adoration de la Croix et l’Eucharistie ‒, en est un bel exemple : si l’insistance sur la Cène ou la Crucifixion n’exclut pas que les Pétrobrusiens ont bien été dans la ligne de mire des moines, les « ennemis » à combattre ont pu être tout autant, selon certains détails, les musulmans et les Juifs ; « la façade […] transmet [avant tout] une forte affirmation de l’identité chrétienne, tout en livrant une définition des frontières de la Chrétienté contre toutes les forces

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opposées » (p. 53). Le fait que Saint-Gilles soit un port ouvert sur la Méditerranée n’y est sans doute pas étranger. Ainsi, si l’on postule parfois une fonction antihérétique à des images ou à des programmes iconographiques, celle-ci est souvent difficile à prouver du fait de leur polysémie, y compris, comme dans le cas de Saint-Gilles, lorsque le contexte antihérétique ne fait pas de doute. L’impasse méthodologique n’est donc pas loin. Forte de ce constat, l’auteure, dans la lignée de Walter Cahn, choisit de réduire le champ d’investigation aux images « où [l’hérésie] est assurément présente, c’est-à- dire celles où sont représentés [à coup sûr] des hérétiques » (p. 54) ; sont ainsi retenues les images qui portent le nom d’un hérétique ou l’identification explicite d’un personnage comme hereticus, celles qui s’inscrivent dans un contexte doctrinal antihérétique (par exemple dans un traité polémique) ou encore dont le sujet permet d’identifier sans laisser place au doute tel individu comme hérétique (par exemple dans le cadre des grands conciles du IVe siècle). Sont en revanche exclues les nombreuses scènes figurant des personnages s’éloignant du Christ, de l’Église ou de prêtres (certains sont peut-être des hérétiques, mais leur identification comme tels n’est pas certaine) ou encore des animaux (par exemple le serpent) pouvant renvoyer dans certains contextes à l’hérésie (p. 57-73). Au final, les images sont relativement peu nombreuses jusqu’au début du XIIIe siècle en même temps qu’elles sont dispersées ; il s’agit pour l’essentiel de miniatures, repérées dans une trentaine de manuscrits, et de deux ensembles sculptés. Chaque image ou série d’images, pour éviter les contre-sens, doit être replacée dans son contexte précis d’élaboration (chronologique, géographique, politique, doctrinal, etc.) et oblige à autant d’études de cas qui dépassent la stricte histoire de l’art. La démarche est donc, par la nature même de la source, pointilliste, mais l’érudition n’empêche jamais une grande clarté du propos et du style.

2 D’autre part, ce livre compte par la portée de ses résultats, bien synthétisés en conclusion (p. 389-398). La perspective générale est la suivante. Depuis l’époque carolingienne, l’hérétique est représenté dans des scènes de réfutation qui témoignent d’une « lecture ‘paisible’ et pragmatique de l’hérésie » (p. 90). Dans le cadre de la représentation des premiers conciles par exemple, les hérétiques (les Ariens notamment), situés dans un registre inférieur de l’image, se voient contraints de brûler leurs livres (cf. p. 82, la représentation du concile de Nicée dans le manuscrit de Verceil), et semblent accepter la sentence d’assez bonne grâce, comme le prouvent leurs mains ouvertes. Les images montrent même parfois l’hérétique et son contradicteur placés au même niveau, dans un débat passionné, comme dans le cas d’Eutychès et du pape Léon (cf. p. 96). Cette sérénité affichée est due au caractère ancien et révolue de l’hérésie représentée, mais pour partie seulement, puisque celle-ci n’est pas parfois sans avoir des échos contemporains (l’intérêt pour Eutychès ou Nestorius dans la Collectio Canonum Hispana du manuscrit de Vigila n’est pas par exemple sans lien avec le souvenir de l’adoptianisme des VIIIe-IXe siècles). Par ailleurs, ce type iconographique se retrouve encore dans des manuscrits des XIe-XIIe siècles (comme par exemple dans des manuscrits normands conservant le Contra Felicianum et le Contra Faustum de saint Augustin ; cf. p. 207 et suiv.), autrement dit après la « redécouverte » de l’hérésie en Occident. L’hérésie ancienne (arienne et manichéenne) peut être l’objet d’une forme d’actualisation (cf. notamment ch. IV et V) à teneur politique (l’hérétique figure alors le « dissident ») ou religieuse (par exemple, Faustus s’efface dans certains cas derrière un groupe indistinct de « manichéens » dont le caractère semble plus contemporain, p. 232-233), mais l’on reste dans des contextes

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« où l’hérésie continue [pour l’essentiel] d’être rattachée à l’idée de déviance cultivée » (p. 390).

3 Le ton change néanmoins à compter de la fin du Xe siècle et du début du XIe siècle, au moment où se font jour les premières formes de diabolisation des hérétiques. Cette « rupture iconographique » (p. 391) se retrouve notamment dans la célèbre « Quinité » de Winchester réalisée entre 1023 et 1035 (p. 152-164), qui montre Satan enchaîné en train d’être exclu du cercle figurant le Paradis, sous lequel se trouve un Arius en pleine adoration de son maître ; c’est donc au moment où des hérétiques qualifiés d’« ariens » commencent à être « découverts » sur le continent (à Orléans en 1022 par exemple) « que l’opposition entre orthodoxie et hérésie devient une image de la lutte entre le Bien et le Mal » (p. 162) ; mais aucun élément de contexte n’autorise pour autant à établir un lien direct de cause à effet. Du reste, la première forme de diabolisation d’hérétiques ‒ en l’occurrence Jovinien et Helvidius, conseillés par un petit diable tandis qu’ils s’opposent à saint Jérôme ‒ intervient dans des manuscrits réalisés à l’abbaye d’Einsiedeln à la toute fin du Xe siècle (p. 237-242) ; il ne s’agit pas alors de figurer une hérésie « contemporaine », mais d’exalter, par le dénigrement explicite de l’adversaire, des valeurs et des croyances chères à cette communauté monastique, telles l’ascèse et la virginité de Marie. « La datation de ce manuscrit montre que la redécouverte de l’hérésie et son association à la sphère diabolique sont indépendantes de la dénonciation des prétendues sectes hérétiques [celles du XIe siècle] qu’elles précèdent » (p. 244). Et l’auteure d’enfoncer le clou : « que [cette] mutation iconographique ait été indépendante [des affaires d’hérésie] confirme l’idée, [défendue depuis une bonne trentaine d’années dans l’historiographie2], que l’hérésie a pu être ‘inventée’ par le discours clérical » (p. 391).

4 Enfin, la représentation des hérétiques se trouve renouvelée à partir du dernier tiers du XIIe siècle. Désormais, l’hérésie est figurée dans un certain nombre de manuscrits d’origine germanique comme un élément historique inscrit dans le plan divin. C’est le cas par exemple dans la représentation de la vision de Zacharie présente dans l’Hortus deliciarum d’Herrade de Landsberg (p. 286-291). L’hérésie est inéluctable et entre dans l’économie de la fin des temps, comme le montre bien l’iconographie du célèbre Liber Matitunalis (p. 316-324, ms. Munich, BSB, Clm 17401, v. 1220), qui propose, signalons-le au passage, une iconographie originale du pacte de Théophile (fol. 17v-19v). Le salut passe donc par le combat de l’Église, mais curieusement la figuration des hérétiques reste générique jusque dans les années 1220 ; c’est le cas par exemple dans les manuscrits enluminés du Décret de Gratien datant de cette période. Il faut attendre la décennie 1220 et l’abondante iconographie consacrée aux hérétiques dans les premières Bibles Moralisées (mss Vienne, ONB, 2554 et 1179) pour qu’apparaissent enfin les hérétiques « contemporains ». Certes, un certain nombre de traits bien attestés dans la littérature depuis le XIe siècle, voire même avant, sont représentés : les hérétiques nient la valeur des sacrements ; ils adorent le diable (sous la forme d’un chat, ou d’un bouc, dont ils baisent le derrière en signe d’hommage : cf. notamment la figure 155, p. 371, qui ravira les spécialistes du sabbat des sorciers et des sorcières du XVe siècle) et se livrent à toutes les « perversions » sexuelles ‒ et à ce titre l’auteure souligne le rapprochement précoce dans l’iconographie entre les hérétiques et les sodomites (p. 362). De cette façon, la tendance au dénigrement s’accentue et l’hérésie figure comme le mal absolu. Mais désormais, dans certains cas, les légendes accompagnant les images « attribuent aux hérétiques [composés d’hommes et de femmes souvent pauvres] les noms utilisés dans les sources écrites contemporaines »

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(p. 371) : patarins, publicains, albigeois. Mieux, la croisade albigeoise est évoquée en images, de même que pour la première fois les bûchers (p. 372-373), alors en recrudescence. Le contexte de lutte antihérétique, nettement réaffirmé sous le pontificat d’Innocent III, appose donc sa marque sur ces œuvres semi-savantes et préfigure les représentations ultérieures des hérétiques, dont l’historienne donne un aperçu en fin de volume.

5 Saluons donc la parution de ce livre majeur, qui montre à merveille et décrypte la pluralité des formes qu’a pu adopter l’iconographie de l’hérésie au Moyen Âge central.

NOTES

1. A. Trivellone, L’hérésie médiévale et les images : l’iconographie de l’hérétique en Occident (fin Xe siècle-1230), dir. E. Palazzo, Université de Poitiers, 2005. 2. Voir notamment la mise au point p. 20-21.

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Le monde carolingien. Bilan, perspectives, champs de recherches, éd. Wojciech Fałkowski et Yves Sassier

Marie-Céline Isaïa

RÉFÉRENCE

Le monde carolingien. Bilan, perspectives, champs de recherches, éd. Wojciech Fałkowski et Yves Sassier, Turnhout, Brepols, 2010 (« Culture et société médiévales » 18), 375p. ISBN 978-2-503-53202-8.

C’est peu dire que les actes du colloque international de Poitiers étaient attendus avec impatience. Organisé par le CESCM en 2004, ce colloque a réuni les plus éminents spécialistes du haut Moyen Âge pour trois journées ambitieuses, car généralistes : son but n’était pas d’éclairer l’un ou l’autre aspect de l’empire carolingien – la même année, les célébrations autour d’Alcuin avaient déjà permis de progresser dans la connaissance précise des réseaux intellectuels et des méthodes de travail des clercs de l’entourage de Charlemagne. Le colloque de Poitiers voulait plutôt dresser un état de la recherche en études carolingiennes, pour faire apparaître les chantiers les plus urgents à ouvrir. Peu importe alors qu’il ait encore manqué une relecture pour rendre l’ouvrage publié irréprochable – il faut restituer cependant à P. Bernard la publication de sa thèse note 21 p. 88 : les contributions qu’il contient devaient paraître au plus tôt, et il faut se réjouir qu’elles soient désormais disponibles. Plusieurs synthèses lumineuses répondent en fait, par des biais différents, à l’éternelle question : comment peut-on expliquer que la domination des Carolingiens ait duré ? L’article de R. Le Jan, « Histoire carolingienne et sciences sociales » (p. 301-321) apporte la réponse de l’anthropologie, appliquée au don. La lutte des Carolingiens contre la corruption par exemple est une vraie révolution : les souverains bouleversent les fondements d’une société qui estime indispensable d’entrer, avec le juge auquel elle confie sa cause et des cadeaux somptueux, dans une relation de confiance et si possible

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d’amitié. Le programme de réforme morale contredit donc des pratiques sociales conçues comme nécessaires et restées structurantes pour l’ordre politique. Autour des biens se construit une identité sociale – offrir un cadeau de faible valeur est un affront calculé – au point que le patrimoine doit être analysé comme une richesse objective mais aussi héritage partagé, dans toute la polysémie de l’hereditas : la transmission de ce patrimoine permet de comprendre qu’une famille, un temps éloignée par les aléas politiques de la proximité royale, puisse continuer à exercer sa domination sociale et spatiale. Elle a conservé, avec ses biens, confiés à des monastères, reçus en précaire, échangés ou repris, son véritable honneur. Pour comprendre, d’un point de vue institutionnel, la même réussite carolingienne, un article plus pointilliste d’allure ouvre des perspectives tout aussi vastes : O. Guillot démontre simplement (« Des réformes carolingiennes avant la lettre ? Quelques indices sur une double innovation institutionnelle remontant probablement à Charles Martel et à Pépin, maire du palais » p. 1-29) que, dès 723 [et pas 923 à corriger p. 5], l’octroi d’un honor par le maire du palais implique au préalable l’entrée en dépendance vassalique (commendatio) de celui qui en bénéficie. Les agents du regnum sont en effet dits « nôtres » par Charles Martel (723), qui, en 733, passe des foedera judicia – compris ici comme des engagements légaux du vassal envers son seigneur – avec les agents qu’il installe à Lyon. En 748, Pépin III ne demande pas autre chose à Tassilon de Bavière : l’ honor ducal lui est transmis comme un bénéfice vassalique. Charlemagne n’introduit donc aucune innovation dans le mode, désormais normal, de dévolution des honores ; en 802, quand il exige de tous les hommes libres qu’ils lui prêtent un serment de fidélité, il ne fait qu’élargir à tous ce qu'il attend de ses agents, en particulier des comtes. L’autre innovation prêtée à Charlemagne, l’envoi de missi qui seraient ses représentants permanents dans les missatica de l’empire (ca. 802), peut alors être replacée dans le contexte long des inventions pippinides : peut-être dès Charles Martel (723), assurément sous le majorat de Pépin (751) et a fortiori dans l’Admonitio de 789, les missi sont de vrais alter-ego du roi ; ils ont des compétences suffisantes pour diriger une enquête, juger et faire appliquer leurs décisions comme des décisions royales. Ils ne partagent guère que le nom avec les missi mérovingiens, surveillants, délégués voire ambassadeurs, qui portent la parole du roi sans pouvoir l’interpréter selon Grégoire de Tours. Avec ces deux créations administratives et politiques, on comprend mieux comment les Pippinides sont parvenus à contrôler un territoire en croissance : les agents locaux du roi ont des pouvoirs accrus, gages d’efficacité, mais aussi des liens personnels de fidélité avec le roi, gages de loyauté. Dans une perspective bien moins juridique, Janet L. Nelson réfléchit à l’exercice concret du gouvernement carolingien (« How Carolingians created consensus », p. 67-81) : à partir de la même question qu’O. Guillot – l’étonnante efficacité des souverains –, J. Nelson démonte le fonctionnement du gouvernement d’assemblée. Les grands réunis autour du roi ne sont pas les spectateurs passifs d’un pouvoir qui les subjugue, même si les assemblées carolingiennes ressemblent moins à des assemblées franques spontanées qu’à des réunions convoquées par le roi et ses représentants selon un ordre du jour écrit précis : les grands entrent en contact avec le pouvoir central qui écoute leurs préoccupations et y répond (capitulaires) ; ils développent alors un vif sentiment d’appartenance à une communauté politique ou ethnique. Il ne s’agit pas dès lors d’un rituel au sens où l’entend Gerd Althoff à propos des Ottoniens, qui dissocie d’un côté la mise en scène du pouvoir (proximité et soumission des aristocrates et du roi au cours de grandes assemblées hiérarchisées), de l’autre le gouvernement réel (prises de

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décision secrètes et en petit comité) : les Carolingiens, ces parvenus, ne peuvent pas s’offrir le luxe d’assemblées qui ne seraient que des mises en scène. Ils ont besoin de ces réunions où s’éprouve et se façonne la fidélité consentie des grands. Cela s’entend dans leurs prises de parole : en langue vernaculaire, avec des formules frappantes plus que répétitives, sur le thème de la solidarité du corps politique… les souverains carolingiens soignent des discours destinés à être entendus, puis diffusés par l’écrit. Ils sélectionnent les sujets capables de faire apparaître un consensus, par exemple par le choix des procès qui seront portés devant la tribunal du roi : ainsi des affaires d’adultère, toujours féminin, ou de bestialité, qui ne peuvent se conclure que par une sentence attendue, la restauration de l’ordre et de l’autorité patriarcale. Pour que ces assemblées engagent davantage les participants enfin, le serment réclamé de tous ceux qui y assistent, en 798 puis 802, contribue à unir la promesse, lien toujours intime et personnel avec le souverain, et le contexte d’un engagement pris devant tous. Le fonctionnement politique décrit par Janet Nelson appelle un cadre majestueux pour déployer tout son rituel : le palais d’Aix-la-Chapelle est naturellement ce lieu politique par excellence, qu’étudie Michel Sot (« Le palais d’Aix : lieu de pouvoir et de culture », p. 243-261). Il en relativise l’originalité : les Mérovingiens n’avaient renoncé ni aux pôles de représentation de leur pouvoir (sedes regni), ni aux lieux de gouvernement (villae) dont la multiplication au gré de l’effacement de la vie urbaine romaine n’est pas un signe de déclin, au contraire. La vraie nouveauté d’Aix est ailleurs, dans l’esquisse de monopole qu’elle exerce comme résidence d’hiver, et dans sa domination symbolique absolue à l’échelle de l’empire, même éclaté. Tout le reste est à écrire : la fonction de certains bâtiments (le premier étage de la chapelle peut-il être considéré comme une église paroissiale ?), l’emplacement de certains équipements (la statue équestre ; le tribunal, etc.) sont largement incertains – sans parler du tombeau de Charlemagne, sur lequel on peut consulter récemment en français A. Dierkens, « Les funérailles royales carolingienne », La sacralisation du pouvoir. Images et mises en scène, éd. A. Dierkens et J. Marx, Université libre de Bruxelles, 2003, p. 45-58. Ce n’est pas une surprise, comme l’explique Michel Sot : « C’est le palais carolingien qui est lieu de pouvoir, pas le palais d’Aix » (p. 261). Enfin, pour mesurer la réussite carolingienne, il fallait qu’on testât ses effets locaux : c’est à quoi s’emploie Simone M. Collavini (« Des Lombards aux Carolingiens : l’évolution des élites locales », p. 263-300). En renonçant au point de vue ethnocentrique (Francs contre Lombards) et à la description institutionnelle simpliste (La conquête carolingienne serait celle d’un État organisé contre un royaume lombard aux structures restées barbares…), l’auteur peut constater l’étonnante continuité des élites de part et d’autre de la chute de Didier à Pavie en 774. La conquête ne renouvelle pas les élites locales, mais les homogénéise à Riéti ; elle ne bouleverse pas non plus les institutions, comme la justice : le plaid fonctionne sur les mêmes bases de 750 à 850. La vraie nouveauté tient à la disparition des offices royaux remplis par l’élite, et à la raréfaction parallèle des biens fiscaux à distribuer, si bien que l’effet le plus manifeste de la conquête carolingienne est ici d’avoir pérennisé une élite ancienne, mais en la détachant de l’influence du pouvoir central. C’est ouvrir la possibilité d’une stratification sociale de type féodal. P. Cammarosano (« Potentes et pauperes : stratification et mobilité sociales dans le monde carolingien », p. 323-331) la fait naître après 870 et avant 920, au moment où la disparition de l’esclavage, puis le recrutement de l’armée sur une base foncière, donnent à la terre et à ceux qui en disposent un pouvoir décisif : après la mobilité sociale carolingienne, masquée derrière la rhétorique

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binaire des capitulaires qui oppose les puissants aux faibles, le Xe siècle impose une structure sociale par échelons, plus difficiles à gravir. La réussite carolingienne dépend aussi de la capacité de souverains à susciter l’épanouissement d’une idéologie qui rend leur pouvoir plus légitime. La liturgie a toujours été considérée comme le moyen excellent de cette création idéologique. E. Palazzo (« Liturgie carolingienne : vieux débats », p. 219-241) y insiste : les Carolingiens ont inventé une liturgie à la mesure de leurs ambitions politiques et l’ont diffusée par le relais des évêques et du réseau paroissial, jusqu’à créer ce spectacle total que sont la célébration eucharistique et, dans une mesure moindre, le rituel de dédicace1. Sur ce point de l’initiative politique dans la création liturgique, on sait l’importance des essais de Pépin III (sacramentaire gélasien, commenté d’après Y. Hen), puis la place occupée par l’Hadrianum, sacramentaire dit grégorien, adressé par Hadrien Ier à Charlemagne, dont l’inadaptation au rite franc a rendu nécessaire la composition d’un supplément : est-ce l’œuvre de Benoît d’Aniane comme l’a écrit J. Deshusses ? Les attributions successives à Hélisachar (J. Décréaux) puis à Alcuin (P. Bernard) n’ont pas convaincu E. Palazzo. Surtout, il faudrait réviser l’idée d’une romanisation de la liturgie : les Carolingiens ouvrent le choix entre plusieurs sacramentaires possibles, ils n’imposent pas de façon autoritaire le sacramentaire romain. Dans certains domaines (missels pour les prêtres ; chant romain ; psalmodie alternée), ils n’innovent guère par rapport au premier VIIIe siècle. Ce survol historiographique, qui s’intéresse surtout aux livres de la liturgie et aux rituels, a manqué de place pour s’intéresser à la liturgie quotidienne : on aurait pu alors mentionner les travaux de S. Keefe, même pour discuter les thèses de Water and the Word. Baptism and the Instruction of the Clergy in the Carolingian Empire. A Study of Texts and Manuscripts, University Notre-Dame, 2002. Dans une veine assez voisine, qui limite l’initiative carolingienne en matière de création idéologique, H. Oudart (p. 31-66) semble penser que, du point de vue du portrait du roi en justicier, les Carolingiens n’ont rien modifié de la tradition franque. Dès les premiers mérovingiens, l’idée que le roi tient de Dieu un ministère de justice, qu’il délègue à des agents dont il doit surveiller l’équité sous peine d’attirer sur son royaume la punition divine, serait entièrement exprimée à partir du modèle vétéro- testamentaire. Les Carolingiens n’auraient donc qu’à endosser la responsabilité de rois justiciers que l’Église est toute prête à leur confier, jusqu’au concile de Paris inclus (829). Loin de cette description d’un monde immobile, Ian Wood (« Ideas of Mission », p. 183-198) montre à quel point la prédication chrétienne aux païens est l’objet d’appréciations variantes au cours du IXe siècle. Certes, tout chrétien est responsable de la prédication de la foi « à toutes les nations ». À l’époque carolingienne, les sources relatent pourtant dans leur immense majorité des missions comme des entreprises planifiées par le pouvoir politique. Les guerres de conquête sont le préambule immédiat de conversions massives, comme en Saxe sous Charlemagne : le baptême du chef est un geste politique d’allégeance. Ce n’est donc sans doute pas par hasard si la conversion des Saxons nous est moins connue par des Vies de saints – qui exaltent l’initiative individuelle du prédicateur – que par les Capitulaires saxons. Face à l’initiative politique et militaire des princes, reste aux clercs carolingiens le droit à la critique : les lettres d’Alcuin sur l’échec de la conversion des Saxons et des Avars sont bien connues. Mais la Vie de Willibrord elle-même appartient à ce contexte contestataire (ca. 796) : elle suggère de suivre l’exemple d’un missionnaire non-violent. Où trouver alors la trace de

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ces missionnaires désarmés du IXe siècle, s’ils ne sont pas les héros de Vitae ? Des manuscrits ont été présentés un peu rapidement comme leurs manuels : pourtant, ni le contenu du Codex Vaticanus Pal. Lat. 577, ni celui du Vienne, ONB lat. 795 ne peuvent être considérés comme des « manuels du parfait missionnaire ». Le premier, parce que c’est plutôt la bibliothèque de n’importe quel prêtre carolingien, confronté aussi bien à des chrétiens tièdes qu’à des païens ; le deuxième parce qu’il s’agit du recueil extrêmement composé d’Arn évêque de Salzbourg, vers 798. La thématique romaine du manuscrit – soulignée dans le même volume par R. McKitterick, ici infra – est replacée par I. Wood dans le contexte d’une politique missionnaire dirigée depuis Rome. C’est la suite logique de la critique alcuinienne : si la christianisation par la force n’est pas légitime, c’est parce que l’expansion missionnaire a été confiée aux apôtres et à leurs successeurs. De ce point de vue, l’insistance d’Ermold le Noir sur le rôle de prédicateur de la foi assumé par Louis le Pieux est un étonnant retour en arrière, une génération après la mort d’Alcuin. Dès les années 860, le retour du doute chez des missionnaires plus prompts à décrire les dangers encourus qu’à endosser l’optimisme d’Ermold, signale paradoxalement la réussite des missions du IXe siècle : parvenus au limites du monde connu, les clercs ont appris de leurs échecs une nouvelle prudence. À travers le thème de l’enseignement de la foi, I. Wood renouvelle notre connaissance de l’équipement idéologique des souverains carolingiens : à Charlemagne encore, on peut dénier la responsabilité exclusive de la prédication, à partager avec l’Église romaine; sous Louis le Pieux, la tâche d’évangéliser les païens est devenue la première responsabilité de l’empereur. R. McKitterick, en écho avec I. Wood, (« Les perceptions carolingiennes de Rome » p. 83-103) propose le raisonnement inverse de celui d’H. Oudart : partant de l’observation que Rome, comme lieu saint et ville des martyrs, comme capitale de l’histoire impériale, occupe dans la Chronique de Région de Prüm et dans celle d’Adon de Vienne, une place majeure, elle se demande s’il faut y voir une nouveauté carolingienne, arrivée à maturité à la fin du IXe siècle, ou une tradition de l’historiographie depuis Eusèbe de Césarée et Rufin d’Aquilée. La conclusion est claire : à partir d’Alcuin et de son ami Arn de Salzbourg, les Carolingiens s’intéressent bien davantage à la topographie chrétienne de Rome. Par exemple, le manuscrit de Vienne, ONB lat. 795, connu surtout comme le registre établie par Arn des lettres d’Alcuin, est en fait ordonné autour du souvenir et de la connaissance de Rome. La diffusion du Liber pontificalis, celle du De actibus apostolorum d’Arator, toujours en contexte carolingien et dans des manuscrits des IXe et Xe siècles, comme la composition des martyrologes historiques, attestent la même fascination pour le Siège de saint Pierre. Les Carolingiens écrivent donc une histoire entièrement novatrice : elle n’a plus la Genèse et l’Eden comme seul terreau, mais bien l’histoire impériale et chrétienne de Rome. B. Judic (« Grégoire le Grand, Alcuin et l’idéologie carolingienne » p. 105-120) pourrait représenter la synthèse de ces trois derniers articles : il démontre que les décisions synodales de Northumbrie et de Mercie (786), dont on dit souvent qu’elles sont inspirées par Alcuin et qu’elles servent de laboratoire à l’Admonitio de 789, répètent en fait des enseignements du pape Grégoire le Grand, tirés du Pastoral ou des Moralia in Iob. C’est donc bien la tradition pontificale et romaine – mais celle du VIe siècle ! – qui sert de support à la réforme de l’Église anglo-saxonne, puis franque. Après cette présentation des raisons du triomphe idéologique carolingien, D. Alibert (« Pécheur, avare et injuste : remarques sur la figure du mauvais roi à l’époque

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carolingienne » p. 121-142) tente d’apporter un contrepoint : les représentations du roi au IXe siècle – David, Théodose ou Charles le Chauve mêlés – laissent la place à plus de nuance : le roi pécheur aussi est représenté. Sans images, appuyée sur une thèse inédite, la démonstration ne peut pas être entièrement convaincante ; peut-être faudrait-il reprendre le tout à la lumière de J. Nelson, « Bad Kingship in the Earlier Middle Ages », Courts, elites and gendered power in the early Middle Ages : Charlemagne and others,Aldershot, Ashgate, 2007. Au nombre des bilans historiographiques, celui de G. Bührer-Thierry est celui qui ouvre le plus de perspectives de recherche : elle rappelle que les évêques du IXe siècle sont les grands oubliés de l’historiographie, sous la forme de la plus élémentaire biographie. L’épiscopat en revanche, comme corps constitué, ou l’évêque comme fonction politique et religieuse, ont davantage retenu l’attention : or c’est passer un peu vite sur l’évidente hétérogénéité politique et sociale de l’épiscopat carolingien, comme sur le caractère composite du pouvoir épiscopal, à la fois sacré et profane, temporel et spirituel. De même, on ne devrait plus opposer frontalement le règne de Charlemagne, qui commande aux évêques, et celui de Louis le Pieux, qui s’humilie devant eux : jusqu’aux années 840, le ministère royal est, certes, partagé, mais le souverain n’abdique pas son rôle de direction du peuple chrétien. Le tournant décisif ici, celui qui reste à étudier, serait la création des royaumes suite au partage de Verdun (843) : des traditions nationales s’esquissent, depuis le gouvernement de Louis le Germanique avec l’appui de l’épiscopat rallié derrière Hraban Maur (concile de Mayence, 847) jusqu’à celui de Charles le Chauve qui ne contrôle les nominations épiscopales que dans guère plus de trois provinces ecclésiastiques (Reims, Sens, Rouen). À l’est, l’épiscopat comme corps politique nécessaire à la royauté ; à l’ouest, Hincmar et seulement lui, qui affaiblit le pouvoir royal de toute l’autorité qu’il confère aux évêques. L’étude est à prolonger, en particulier en Francie occidentale. Le bilan que dresse P. Depreux sur les investitures aux charges publiques (« Investitures et destitutions aux temps carolingiens » p. 157-181) promet une recherche plus ardue, en même temps que plus qu’esquissée : les sources annalistiques n’évoquent que par exception les gestes qui accompagnent la remise d’un honor, et semblent même limiter l’investiture à la décision royale initiale. Une évolution du vocabulaire cependant, de « confier », « concéder » une charge à « donner » ou « transmettre » pourrait recouvrir l’évolution lente qui transforme les honores en charges patrimonialisées. Face à un problème historiographique voisin – très peu de sources mais une bibliographie surabondante et polémique – G. Constable présente le plan de Saint-Gall (« Carolingian monasticism as seen in the Plan of St Gall », p. 199-217) : réalisé au cours des années 820 à la Reichenau, il entre en vive contradiction avec la réforme d’Aniane, notamment par la place à part qu’il ménage à l’abbé, qui jouit d’une habitation isolée. Le monastère se trouve placé au milieu du monde : il n’est pas clos de murs – ce qui n’est pas une omission du copiste mais le reflet fidèle de la réalité – pour permettre la libre circulation des troupeaux et des hommes ; son église fait office d’église paroissiale pour les baptêmes ; des artisans y confectionnent les équipements militaires que les moines doivent au roi ; il ne dispose pas d’équipements hydrauliques apparents ; une sorte de clôture interne cependant préserve la tranquillité des moines au sud de l’église. Par certains traits, il est en adéquation parfaite avec ce que l’on connaît du monde monastique du premier IXe siècle : sans salle du chapitre, mais avec une cuisine- sacristie dévolue à la préparation du pain eucharistique, il ressemble moins à un plan

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programmatique qu’à un plan d’après nature. Et si une unique église doit servir à toutes les célébrations – à une époque où il y en a sept à Jumièges et trois au moins à Saint- Riquier – c’est une église monumentale, avec plus d’une dizaine d’autels, indices de la cléricalisation du monachisme carolingien. Au total, c’est un plan qui synthétise des traditions anciennes – le monastère dans le monde – et des exigences récentes – la vie commune plus que l’ascèse individuelle. Les règnes de Pépin III et de Charlemagne ont manifestement retenu, plus que le long et classique IXe siècle, l’attention des historiens réunis à Poitiers. Les deux contributions finales, de W. Fałkowski et d’Y. Sassier, font exception avec brio. Par ordre chronologique, W. Fałkowski examine d’abord le destin du regnum de Francie occidentale entre 877 et 881 (« La monarchie en crise permanente. Les Carolingiens après la mort de Charles le Chauve », p. 333-355). Il retrace les étapes par lesquelles l’aristocratie a acquis le pouvoir de désigner les rois, à l’occasion de la succession de Charles (m. 877) puis de Louis le Bègue (m. 879). La politique d’Hincmar est étudiée avec beaucoup de pertinence ; je me demande seulement si elle n’est pas rendue, par miséricorde, plus cohérente qu’elle n’a été. En 877, Hincmar écrit à Louis qu’il faut respecter la part prise par les grands à son élection et son gouvernement ; en 879, il cherche à contrebalancer l’influence d’Hugues l’abbé dans l’élection de Louis III et Carloman. Quelle autre cohérence ici que celle du plus grand pragmatisme, assorti tantôt de prudence (lettre à Louis 877), tantôt de rhétorique légitimiste (lettre à Charles III le Gros) ? Ce n’est pas parce que J. Nelson a montré à raison qu’il y a une logique propre aux Annales de Saint-Bertin dans la présentation des élévations royales par la grâce des grands, que la politique hincmarienne elle-même s’est montrée aussi cohérente que ses propos rétrospectifs – voir « Hincmar of Reims on King-Making: the Evidence of the Annals of St. Bertin, 861-882 », Coronations. Medieval and Early Modern Monarchic Ritual, éd. Janos M. Bak, Berkeley et Los Angeles, 1990, p. 16-34. La maîtrise des sources de W. Fałkowski parvient en tout état de cause à donner à ces années troublées un caractère intelligible remarquable. Y. Sassier conclut l’ensemble par une étude institutionnelle sur le dux Francorum qui permet de tirer les leçons de toute l’aventure pippinide : le dux n’est-il pas vis-à-vis du roi carolingien, mutatis mutandis, ce que le maire du palais était pour le roi mérovingien (« Le gouvernement royal au dernier demi-siècle carolingien », p. 357-375) ? Comparaison n’est pas raison, et ici, ce serait même une facilité trompeuse : le dux ne tient aucun rôle institutionnel dans le gouvernement royal ; à titre personnel, Hugues le Grand entretient même de relations très distantes avec le roi Lothaire. Le « gouvernement royal » à vrai dire ne signifie plus grand-chose après 960 et c’est à raison que le dux s’en tient à l’écart. Le monde carolingien est une publication qui a en tout tenu ses promesses : elle ouvre des « champs de recherche » et formule des hypothèses nouvelles, surtout dans le champ des institutions. L’absence d’articles sur le règne de Louis le Pieux, le monde monastique, l’économie domaniale, l’exégèse et les Miroirs est tout à fait justifiée dans cette perspective : ce sont des sujets sur lesquels d’autres synthèses sont disponibles ou en cours d’élaboration, pas des lacunes dans un volume extrêmement précis et stimulant.

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NOTES

1. Ces premières pages sont à compléter désormais par D. Iogna-Prat, La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge, Paris, Seuil, 2006 ; Mises en scène et mémoires de la consécration de l’église dans l’Occident médiéval, éd. D. Méhu, Turnhout, Brepols, 2007. Paru trop tardivement elle aussi, la thèse de Martin Roch, L’intelligence d’un sens, Turnhout, Brepols, 2009, replace d’une façon passionnante la liturgie dans le cadre d’analyse d’une anthropologie bien charpentée. Ces trois synthèses en français sortent la liturgie de son cadre étroit d’analyse traditionnel.

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Claude de Seyssel. Écrire l’histoire, penser le politique en France, à l’aube des temps modernes,éd. Patricia Eichel-Lojkine

Jean-Paul Straetmans

RÉFÉRENCE

Claude de Seyssel. Écrire l’histoire, penser le politique en France, à l’aube des temps modernes,éd. Patricia Eichel-Lojkine, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, 264p. ISBN 978-2-7535-1092-0.

1 En introduction de ces actes d’un colloque organisé par l’université du Mans en mars 2008, Patricia Eichel-Lojkine brosse le portrait de Claude de Seyssel (c. 1450-1520) comme prélat de cour, diplomate, épistolier, penseur politique, traducteur, historien et théologien. Les contributions, qui s’articulent autour de trois grands thèmes, « la politique et le droit », « la société, le pouvoir et l’histoire », « le diplomate, l’humaniste et le juriste », portent un regard neuf sur la période charnière entre Moyen Âge et Renaissance, où se développe la philologie, à la faveur du renouveau des études grecques et hébraïques, et où se propage l’humanisme chrétien d’Érasme.

2 Comme humaniste, Claude de Seyssel connaît bien le régime politique mixte, né de la combinaison de la monarchie, de l’aristocratie et de la démocratie, qui, d’après Aristote, permet de limiter les dérives de chacun des systèmes. Arlette Jouanna explique que si l’idée du mélange entre ces trois régimes se retrouve dans son œuvre majeure, la Monarchie de France (1519), elle ne s’y trouve que « sous la forme d’avatars plutôt surprenants » (p. 16). Ullrich Langer s’interroge sur ce qui chez Seyssel contraint l’exercice du pouvoir royal – la religion, la justice et la police –, et qu’il nomme des « freins ». L’étude de ce vocabulaire symbolique, qui provient de la tradition

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platonicienne « colorée par la modification du concept de la tempérance chez saint Augustin et la tradition scolastique » (p. 39) amène à considérer que le pouvoir royal est moins limité par des institutions que par la vertu personnelle du monarque.

3 Comme le montre Laurent Bourquin, Claude de Seyssel accorde une place importante à la noblesse : il lui reconnaît une utilité sociale, par l’action stabilisatrice qu’elle exerce sur l’ensemble de la communauté, et une utilité politique, par une « collaboration active entre un État royal modernisé et une noblesse régénérée » (p. 82). Franck Collard compare les visions politiques de Seyssel et Gaguin dans la Monarchie de France et des Louenges du roy Louys XII (1508). Il met en évidence les convergences sur la fiscalité, le souci du bien public et la crainte des factions, mais note aussi des différences entre Claude de Seyssel qui « loue la dynamique de la société politique » et Gaguin qui « se rattache plus au vieux pessimisme des clercs face aux pouvoirs terrestres » (p. 60). Il suppose que Gaguin est plus sensible à l’origine du pouvoir que Claude de Seyssel qui ne s’attache qu’à son fonctionnement et à ses formes. Joël Blanchard se demande si Claude de Seyssel a eu connaissancedes Mémoires de Commynes, qui n’ont été publiés qu’en 1524 et qui n’ont connu jusque-là qu’une diffusion restreinte sous forme manuscrite, puis il entreprend la comparaison de cet ouvrage avec la Monarchie de France.

4 Patricia Eichel-Lojkine rappelle que « l’idée fondamentale de la Monarchie de France est de concilier l’idée d’harmonie et de concorde sociales avec celle de mouvement, à la différence des représentations traditionnelles d’un système idéal figé » (p. 11). Dans ce cadre, Nicole Hochner tente de cerner la mobilité sociale dans la pensée de Claude de Seyssel et signale l’usage de la métaphore organique, du discours médical, et du vocabulaire républicain dans son écriture. Elle pense que Seyssel ne cherche pas à nuire aux élites, mais qu’il aspire à une conception plus généreuse du corps politique en proposant une réflexion originale de la monarchie mixte et modérée.

5 Les idées de Seyssel et de Machiavel sont souvent rapprochées en raison de la concomitance de l’écriture de la Monarchie de France en 1515 et de celle du Prince en 1513. Malgré la concordance du temps de l’écriture de ces deux textes politiques novateurs, Jean-Louis Fournel démontre qu’il ne faut pas confondre la proximité des termes utilisés avec des convergences idéologiques. Par l’étude sémantique des verbes « régir » et « gouverner », ou de noms comme « freins », « police » et « lo stato », il montre que les deux auteurs n’ont en commun « que l’obsession d’éviter la corruption de l’État et d’écarter l’épouvantail classique de la tyrannie » (p. 118). La comparaison de la Monarchie de France de Seyssel et du Discours sur les quatre estats de Du Bellay, permet à Michèle Clément de réfléchir sur l’ordre social entre 1515 et 1559. Sa contribution souligne que le modèle social de Seyssel, fondé sur la noblesse, le peuple gras et le peuple menu, est plus proche des modèles italiens que de celui de la monarchie française fondé sur le clergé, la noblesse et le Tiers État. Au modèle de Seyssel s’ajoute une conception de la mobilité sociale pensée comme une « espérance » nécessaire à la paix sociale et à la conservation de la monarchie. Michèle Clément en déduit que Seyssel n’est pas seulement le penseur de la monarchie tempérée, mais aussi celui d’un ordre social différent de celui que propose le modèle de Machiavel.

6 Patricia Eichel-Lojkine indique que dans les Louenges du roy Louis XII, ce mélange d’histoire de France, d’éloges royaux et de mémoires, Claude de Seyssel glorifie la politique de son roi par comparaison avec celle de ses prédécesseurs. Jean-Marie Constant s’intéresse à la trace qu’a laissée l’œuvre de Seyssel dans la littérature, en prenant l’exemple de L’Astrée (1607) où il relève un rêve de liberté, de pouvoir de

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proximité et de monarchie peu contraignante, qui prolonge l’idée de Seyssel sur la nécessité de « freins » au pouvoir monarchique.

7 Marie-France Renoux-Zagamé situe Seyssel entre les préceptes enseignés par l’École, et les principes, la pratique et le discours du Palais, en insistant sur sa formation juridique, son expérience de professeur de droit et celle de recteur. Federico Alessandro Goria atteste que Seyssel s’intéresse au problème de transmission du droit féodal par la nécessité d’y mettre de l’ordre. Laurent Vissière offre du personnage un visage différent en relatant ses nombreuses ambassades au service du roi de France. Il définit son rôle dans « l’affaire de Furno », crise diplomatique entre les cantons suisses et la Savoie, et met en relief ses talents d’épistolier et d’agent royal. Philippe Torrens étudie Claude de Seyssel en tant que traducteur des historiens antiques. Il compare sa traduction partielle des Guerres civiles d’Appien (c. 1510), que Lascaris l’a aidé à réaliser, avec la traduction antérieure de Piero Candido Decembrio (c. 1455), et il remarque que Seyssel accorde plus d’importance à la clarté et à l’utilité politique du texte qu’à la langue grecque. Cette étude permet également de marquer le rôle des traductions dans l’enrichissement de la pensée politique de Claude de Seyssel. Enfin, Cédric Michon aide à comprendre l’écriture de l’histoire des rois de France après Claude de Seyssel grâce à une analyse des Mémoires de Commynes, qui retracent le règne de Louis XI, et surtout de ceux des frères Du Bellay, qui s’intéressent au règne de François Ier. Béatrice Beys termine l’ouvrage par l’analyse de gravures de scènes de dédicaces où Seyssel apparaît à dix reprises comme donateur.

8 Si ce livre n’examine pas tous les visages de Claude de Seyssel, il enrichit l’image du personnage, qui n’apparaîtra plus désormais seulement comme le penseur de la monarchie tempérée. Cette première étude consacrée au grand théoricien de la monarchie constitue un ouvrage de référence. En particulier, elle met en évidence comment la traduction par Seyssel des historiens antiques et la rédaction de textes historiographiques ont conditionné l’évolution de sa pensée politique.

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Katja Ritari, Saints and Sinners in early Christian Ireland. Moral theology in the Lives of Saint Brigit and Columba

Marie-Céline Isaïa

RÉFÉRENCE

Katja Ritari, Saints and Sinners in early Christian Ireland. Moral theology in the Lives of Saint Brigit and Columba, Turnhout, Brepols, 2010, 202p. ISBN 978-2-503-53315-5.

1 Pour apprécier le travail de Katja Ritari, qui publie ici les résultats de sa thèse, le lecteur doit admettre deux définitions liminaires : on considérera la « théologie » comme l’étude des attitudes de l’homme devant Dieu, oscillant entre culture, spiritualité et mentalités religieuses, et « l’hagiographie » comme un discours visant, par l’exemplarité des comportements présentés, à avoir un effet pédagogique et moral sur son auditeur ou son lecteur. Partant de ces deux définitions discutables, l’auteur n’a pas de mal à affirmer que les Vies présentent de la « théologie sous forme narrative » (p. 8) – disons que l’hagiographie, loin de relever du folklore et du récit merveilleux, n’entre pas en contradiction avec l’enseignement chrétien fondamental et peut refléter la foi de ses auteurs. K. Ritari n’a pas de mal à le prouver : dans la Vie de Brigitte de Cogitosus (BHL 1457, VIIe siècle), la Vie de Colomba d’Adomnan (BHL 1886, VIIe siècle) et l’autre Vita de Brigitte (BHL 1455-1456, datée ici du VIII e siècle), elle peut mettre en évidence des idées religieuses communes à des auteurs monastiques de l’Irlande des VIIe et VIIIe siècles. Ils croient par exemple que les anges comme les démons sont actifs dans le monde – les anges viennent en particulier y chercher les âmes des défunts destinés au Royaume (p. 154) ; que les saints sont capables d’exercer une perception différente de la perception ordinaire des sens et que leur perfection terrestre leur ouvre, par moment, l’accès au monde céleste ; ils affirment que le baptême est nécessaire au salut, y compris pour des païens de bonne volonté (p. 155). Certes, des

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idées similaires apparaissent dans la Bible, puis les œuvres de Sulpice Sévère, Jean Cassien, Augustin, Grégoire le Grand... K. Ritari ne dit pas s’il faut en conclure que les hagiographes ont lu les Pères dont ils partagent les idées, s’ils prétendent les faire connaître à leurs lecteurs par l’hagiographie ou bien s’ils ont simplement en commun avec eux l’héritage de l’Écriture et de la Tradition. Accoler deux citations n’est pas décisif : par exemple, quand Adomnan écrit qu’il faut faire pénitence « dans l’affliction et les larmes », peut-on vraiment rapprocher ce cliché du baptême des larmes prêché par Grégoire de Nazianze (p. 137-138) ? Parfois, l’auteur reconnaît avec bon sens que [telle idée] « est si attendue (basic) qu’on peut s’attendre à la trouver dans n’importe quelle opinion chrétienne... » (p. 167). L’hagiographie reste alors théologiquement correcte, mais notre connaissance de la théologie irlandaise progresse peu.

2 Du point de vue moral, les hagiographes enseignent encore que les saints font preuve de charité, d’humilité, de sagesse, de générosité envers les pauvres et les malades. Ils placent la virginité consacrée au sommet de l’échelle des vertus, mais reconnaissent le bien-fondé d’un mariage légitime ; la sainteté est donc accessible aussi aux laïcs. Le portrait de saint Colomba cependant laisse une plus grande place aux vertus monastiques – c’est un abbé, il fait preuve de prudence et de clairvoyance et se laisse peu approcher par des laïcs, a fortiori des femmes –, tandis que le portrait de sainte Brigitte, ne pouvant être celui d’un clerc, offre un modèle de charité féminine compatissante imitable par tous les états de vie. L’idéale société chrétienne où ces vertus s’épanouiraient a néanmoins un revers et les trois Vitae dénoncent aussi des vices : outre le fait de ne pas témoigner assez de respect au saint personnage, ces vices sont l’orgueil et la richesse, la violence et l’impureté sexuelle qui conduit les laïcs jusqu’à l’inceste, les meurtres. Les femmes se distinguent par leur propension naturelle à la légèreté et à la bêtise, qui constituent peut-être des circonstances atténuantes à leurs écarts sexuels, peu condamnés quand il s’agit de la simple fornication. Aucune de ces observations n’est radicalement fausse, et encore moins surprenante : la société irlandaise apparaît ici à travers le prisme limité d’une littérature chrétienne normalisée.

3 Les chapitres 5 et 6, consacrés au principe de rémunération ante ou post mortem, sont davantage prometteurs : les trois Vies en question exposent en effet un système complet sur la pénitence, de l’importance d’un aveu détaillé des fautes jusqu’aux moyens de la satisfaction, qui nous plongent en pleine chrétienté irlandaise. Ces passages sont judicieusement rapprochés du Pénitentiel de Finnian et du Pénitentiel de Cummean, qui remettent les mêmes péchés selon les mêmes tarifs (voir p. 156 sur la négligence de baptême). Les observations sur la différence de gravité entre les offenses – les laïcs se rendraient coupables de péchés plus graves que les clercs, a fortiori les moines d’Iona – ne sont pas étonnantes ; on retiendra en revanche que les pécheurs que sainte Brigitte rencontre sont davantage incités à la conversion que ceux que Colomba croise, qui sont punis pour leurs fautes (p. 147). Il y a là un partage des tâches de réconciliation qui semble assez nettement sexué. Le destin des pécheurs non- réconciliés est clair : ils sont promis à la damnation, qu’une mort violente inaugure en général, et qui plonge la localisation de leur tombe dans l’oubli. Ils ne sont en effet pas destinés à connaître la résurrection de la chair, que les sauvés attendent pour le Jugement dernier, selon l’enseignement du pape Grégoire, connu et reçu par Adomnan. Il reste difficile de concilier alors deux positions présentes dans les Vitae, l’idée d’un jugement personnel immédiat et binaire – Enfer ou Royaume – et l’idée augustinienne

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que les suffrages pour les morts peuvent être efficaces (p. 167). La théologie des hagiographes semble moins systématique que prévu...

4 Au terme de l’étude, si les convictions de trois hagiographes sont mieux cernées, c’est au détriment d’une connaissance approfondie de l’hagiographie : la réduire à une littérature de vulgarisation théologique, où les personnages secondaires laïcs incarneraient un discours sur les vices et les vertus, est une régression curieuse quand on s’intéresse à des sources aussi historiographiques que la Vie de Colomba ou la première Vie de Brigitte. L’intérêt majeur de l’hagiographie est d’être de la théologie historique et historiographique, bien loin de la littérature édifiante que K. Ritari y discerne.

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Les Pères du théâtre médiéval. Examen critique de la constitution d’un savoir académique, éd. Marie Bouhaïk- Gironès, Véronique Dominguez et Jelle Koopmans

Bernard Ribémont

RÉFÉRENCE

Les Pères du théâtre médiéval. Examen critique de la constitution d’un savoir académique, éd. Marie Bouhaïk-Gironès, Véronique Dominguez et Jelle Koopmans,Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, 281p. ISBN 978-2-7535-1108-8.

1 Ce volume d’articles présente une indéniable originalité, même s’il se situe dans une tendance des études critiques médiévales, certes relativement nouvelle, mais toutefois déjà exploitée, qui consiste à se pencher sur l’historiographie de l’histoire littéraire du Moyen Âge ; que l’on songe par exemple à la thèse d’Alain Corbellari sur Joseph Bédier, publiée en 1997 ; A. Corbellari que l’on retrouve ici pour un parcours historiographique de Francisque Michel à Bédier, héritier d’une vision du théâtre lié à la spontanéité populaire. Dans ce volume, comme le titre l’annonce, il s’agit de considérer le théâtre médiéval tant, comme l’indiquent les auteurs dans le prologue, du point de vue historiographique qu’épistémologique. Ce titre révèle bien au demeurant combien le regard devra se focaliser sur les pionniers des études sur la dramaturgie du Moyen Âge, de qui l’on doit s’inspirer pour les corriger, sans toutefois les renier, comme c’est parfois la fâcheuse tendance en certains domaines, épris par trop de modernité absolue. De ce point de vue, ce recueil reste sous l’emblème de la tradition historiographique qui se penche volontiers d’abord sur les grands critiques et

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historiens des temps passés (ouvrage d’A. Corbellari déjà cité et, plus récemment, l’étude d’Ursula Bähler sur Gaston Paris (2004) ; voir aussi de Charles Ridoux, Évolution des études médiévales en France de 1860 à 1914, Paris, Champion, 2001). Le titre de la première partie de l’ouvrage est significatif (« Les grands-pères : généalogie d’une pseudo-science »), ainsi que certaines études du recueil centrées sur Joseph Bédier, Gaston Paris, Gustave Cohen ou Émile Picot.

2 Ce volume arrive en outre à point nommé, dans la mesure où les études sur le théâtre médiéval se sont multipliées ces dernières années, renouvelées et approfondies, surtout d’ailleurs dans deux directions que soulignent les éditeurs du recueil : édition critique de textes et, plus récemment, considération du théâtre médiéval comme un fait social et, j’ajouterai, intérêt d’historiens de formation pour ce genre ressortissant le plus souvent aux études littéraires (cf. par exemple la thèse de Marie Bouhaïk sur la Basoche). En ce contexte, est bienvenu un premier ‘bilan et perspectives’ de nature historiographique, en rapport avec une matière somme toute bien négligée dans l’histoire de la critique médiéviste ; en effet, si les historiens de l’Antiquité se sont penché sur le théâtre, c’est parce qu’ils y ont vu un intérêt socio-historique ; les historiens de la littérature ont largement étudié le théâtre classique, réputé pour sa qualité littéraire, son style. Le théâtre médiéval a souffert d’un ‘entre-deux’ : longtemps considéré comme de peu d’intérêt pour l’historien et de qualité littéraire médiocre comparé aux ‘grands monuments’ de la littérature courtoise et chevaleresque.

3 Le volume est organisé en quatre parties : 1) Les grands-pères : généalogie d’une pseudo- science (« Les frères Parfaict et François de Beauchamps, historiens du théâtre médiéval au XVIIIe siècle », R. Clark ; « Pour une histoire du Pathelin : l’héritage des grands- pères », D. Hüe ; « Les Sociétés savantes du Nord et leurs études sur le théâtre médiéval », K. Lavéant). 2) Visions et dogmes (« De Francisque Michel à Bédier : le problème du théâtre profane », A. Corbellari ; « Gaston Paris face au théâtre médiéval. Si proche, si loin », U. Bähler ; « Le Dogme Petit de Juleville », É. Lalou). 3) La création des genres et la constitution des corpus : sotties, farces et moralités (« Le Recueil général des sotties d’Émile Picot ou la construction d’un genre dramatique », M. Bouhaïk-Gironès ; « Terra incognita : la longue ‘invention’ de la moralité française (XVIe-XXIe siècles) », E. Doudet ; « ‘Recueil de farces’, histoire d’une notion et d’une pratique du XIXe siècle à Gustave Cohen », J. Koopmans). 4) Question de genre, question de forme (« La Nature du texte dramatique à l’épreuve de la numérotation des vers », X. Leroux ; « La Parole doublant l’action : maladresse ou choix esthétique ? La critique et ses présupposés », M. Longtin ; « Aucassin et Nicolette : une pièce de théâtre médiéval ? », V. Dominguez). 5) À l’épreuve de la performance (« Influences musicologiques dans les premières représentations des Théophiliens (1933-1935) », I. Ragnard ; « Jouer le Moyen Âge : Gustave Cohen et la troupe théophilienne », H. Solterer).

4 Si je ne peux qu’approuver la publication de ce recueil de travaux, je me permettrai cependant une critique sur le titre de la première partie, comportant le terme « pseudo-science » ; qu’est-ce donc là ? Ou bien il fallait définir précisément ce dont il est ici question, ou bien le lecteur est appelé à donner un sens courant à l’expression, donc dégradé. Ce choix est malheureux et même contraire à l’esprit que les éditeurs déclarent vouloir impulser à ce recueil. Ainsi, les travaux de pionniers comme les Parfaict, à une époque et dans le contexte donnés, ne seraient que « pseudo- scientifiques », parce que ne répondant pas à nos critères critiques actuels. Mais il en va ainsi également de tous ceux de nos prédécesseurs et d’ailleurs aussi des nôtres que

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nous croyons scientifiques et qui, selon de tels critères, seront ravalés à la « pseudo- science » dans quelques décennies. Alors que bien souvent l’on se gausse d’une critique du XIXe siècle se laissant aller à des considérations morales, personnelles et idéologiques (et Michelet ou Gaston Paris y participent, comme mentionné à différents endroits de ce recueil), il est un peu contradictoire de faire de même en jugeant qu’en l’état des connaissances et des pratiques en usage en un temps passé, des critiques n’aient pu faire que de la « pseudo-science ». Que de « pseudo-scientifiques » donc, d’Aristote à Newton et au-delà ! Ceci dit, il est vrai que la critique moderne s’est éloignée de certains types de jugements ; mais on ne saurait oublier le climat d’une époque d’une part, la teneur du théâtre lui-même d’autre part ; combien de pièces en effet, à caractère ‘médiévalisant’, sont empreintes de nationalisme, les héros médiévaux, épiques en particulier, étant porteurs de patriotisme (chez Henri de Bornier ou Paul d’Herama par exemple). Comme le remarque Ursula Bähler, « dans la deuxième moitié du XIXe siècle, tout ou presque se pense et se vit dans des catégories nationales » et Gaston Paris, « si proche, si loin », est aussi marqué par cette tendance.

5 J’ajoute par ailleurs que si le lecteur remarque que, dans le recueil, l’on trouve une étude sur les sociétés savantes et les « érudits locaux », il sera peut-être désagréablement surpris de retrouver derrière l’appellation un trop coutumier mépris de certains universitaires pour ces sociétés dont, au demeurant, ils utilisent largement les travaux et publications. Cette étude d’ailleurs montre bien l’intérêt des recherches conduites sous la houlette de la Société des Antiquaires de la Morinie. L’article présente bien la Société, son histoire et ses pratiques, en soulignant en particulier le réseau dans lequel elle travaille, ainsi que ses méthodes. Deux personnalités sont plus particulièrement mises en exergue, celle d’Alexandre de la Fons et celle d’Achille Durieux. Cette étude montre bien le fonctionnement d’une telle Société, et révèle son intérêt pour le théâtre des anciens Pays-Bas bourguignons ; cependant, le lecteur reste un peu sur sa faim, en rapport avec ce recueil ; car bien peu est dit sur le contenu des études de cette Société et sur l’approche que ses auteurs purent avoir du théâtre médiéval. Il eût sans doute été intéressant d’être plus concis sur l’histoire même de la société pour fournir une analyse plus serrée de la critique elle-même, en prenant un exemple, de la Fons ou de Durieux, leurs travaux étant seulement esquissés. Denis Hüe livre ici une étude intéressante sur l’histoire de Pathelin, pièce qui survit mieux à l’extinction du théâtre médiéval après l’Eugène de Jodelle, en 1550, connaissant encore plusieurs éditions au XVIe siècle. D. Hüe se propose ici d’analyser cette survivance, en s’appuyant en particulier sur un ouvrage d’Henri Estienne, les Deux dialogues du nouveau langage françois, dont la première édition date de 1578 et où il est fait mention de « ceste tant celebre farce ». La farce est bien encore lue ; elle est reconnue pour ses bons mots, ses traits. On ajoutera chez Estienne, qui ne se préoccupe guère des théories de la Renaissance sur le théâtre, un aspect ‘national’, l’auteur des Deux dialogues défendant la farce française contre le théâtre italien. L’essentiel pourtant, qui va au demeurant marquer l’histoire de la réception de Pathelin, est bien de considérer la pièce comme réservoir de locutions, dont atteste le succès du verbe « patheliner », comme de l’adjectif « pathelin ». D. Hüe parle ainsi à juste titre de « récit étiologique » (p. 40). On trouvera une attitude analogue chez Pasquier, avec en outre un aveu d’un réel plaisir de lecture (le lecteur regrettera ici quelques imprécisions de références concernant Pasquier, Recherches de la France, éd. M.-M. Fragonard et alii, Paris, Champion, 1996). Marie Bouhaïk-Gironès se penche ici sur un « monument, monstrueux et extraordinaire » (p. 122), à savoir le fameux Recueil général des sotties d’Émile Picot qui

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s’intègre dans un mouvement fort de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, voulant absolument classifier et découper le théâtre médiéval en genres stricts. L’article commence par quelques pages de biographie qui mettent en valeur les qualités d’un autodidacte et le rôle que purent jouer en premier lieu James de Rotschild, ainsi que le duc d’Aumale dans la vie et le travail de Picot. On est frappé par les capacités de travail et de lecture de cet autodidacte – « de ses contemporains, sans doute (…) celui dont la pensée scientifique fut le moins encombrée de présupposés académiques » (p. 134) –, particulièrement sévère envers lui-même (cf. l’extrait de ses notes autobiographiques, p.125-126). Ces considérations biographiques posées, Marie Bouhaïk se penche sur le Recueil, considéré comme un « corps de doctrine », dont elle retrace la genèse et les éléments de sa construction (voir aussi l’annexe pour plus de détail sur les différents volumes). Ce recueil, en dépit de ses défauts et de ses impasses, reste essentiel parce qu’il pose les bases les plus lourdes d’un débat qui est loin d’être tranché au sujet d’un ‘genre’ particulièrement difficile à cerner, qui est celui de la sottie (cf. l’exemple cité de la Sottie de l’astrologue) ; et, comme le note l’auteur en conclusion, il convient de relire encore Émile Picot.

6 L’article d’Élisabeth Lalou sur Petit de Julleville, qui retrace la carrière de l’érudit, et montre bien tout ce que les études sur le théâtre lui doivent, me laisse sur un malaise. D’un côté en effet, cet article contient d’intéressantes informations, fruit d’une enquête bien menée (même si la conclusion paraît un peu plate en regard d’une introduction ‘enflammée’), mais combien est-il aussi orienté par des considérations académiques, sectaires. Je le regrette fort, mais je me dois de dénoncer ce type de remarques. D’un côté, dans ce recueil, l’on montre combien certains de nos prédécesseurs étaient par trop conditionnés par des considérations idéologiques, mais divers propos de cet article montrent bien que, à un autre niveau certes, la critique scientifique peut encore être le support de revendications qui n’ont rien de scientifique. Je lis par exemple, page 110, « il a vu les manuscrits, ce qui est remarquable pour un ‘littéraire’ ». Plus, loin, « Petit de Julleville a fait œuvre d’historien dans Les Mystères ; nous pouvons toutefois aujourd’hui y trouver des défauts ». Je retrouve ici, dans un recueil qui se veut ouvert, et qui, au demeurant, rend hommage à ces ‘pères’ qui sont quasiment tous des ‘littéraires’, ce genre de clivage qui est un obstacle à la recherche, fruit d’un académisme étroit bien français. D’un côté, élevés sur un piédestal lumineux, les historiens, les vrais, de l’autre, ces pauvres littéraires incapables de lire un manuscrit ! Heureusement que des quantités de « littéraires » ont travaillé et travaillent sur des manuscrits, sinon, déjà, ce recueil n’aurait guère de raison d’être, car ce sont encore, que je sache, les « littéraires » qui éditent les manuscrits contenant les textes « littéraires », en particulier le théâtre ! Est-ce qu’un jour disparaîtront enfin de nos pratiques ces sectarismes qui font se quereller les historiens « purs » et les historiens de l’art, les musicologues, les archéologues, les littéraires, etc., chacun se pensant supérieur à l’autre, mais tous étant dans le même navire que bien des pouvoirs tentent de couler, probablement en se gaussant des divisions imbéciles qui accélèrent encore le processus !

7 Ce petit message utopique me permettra de conclure sur une note positive ; car, justement, ce recueil, dont il n’était guère possible ici de relater tous les articles, apporte la preuve, une de plus, de la richesse de rencontres entre spécialistes de différentes disciplines, ayant des approches et méthodes différentes ; ces approches se complètent, mais se heurtent aussi, ce qui ne peut que provoquer des élans positifs pour la recherche. Et certaines formulations malheureuses que j’ai soulignées ici

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montrent combien les résistances sont fortes, combien il est difficile de véritablement travailler dans et hors des frontières à la fois. Mais en acceptant de regarder vers le passé pour aller de l’avant dans la recherche actuelle, M. Bouhaïk, J. Koopmans et V. Dominguez, ont réuni un beau volume, dans lequel l’on apprend bien des choses intéressantes. Je me permets donc de recommander ce livre, surtout peut-être aux non- spécialistes du théâtre médiéval ; le regard sur le passé fonctionne ici, à mes yeux, comme un appel à la lecture des textes du théâtre médiéval. Quant au spécialiste, il trouvera bien des sujets de réflexion pour ses propres travaux.

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Mireille Demaules, La Corne et l’ivoire. Etude sur le récit de rêve dans la littérature romanesque des XIIe et XIIIe siècles

Alain Corbellari

RÉFÉRENCE

Mireille Demaules, La Corne et l’ivoire. Etude sur le récit de rêve dans la littérature romanesque des XIIe et XIIIe siècles, Paris, Champion (« NBMA » 103), 2010, 707p. ISBN 978-2-7453-2101-5.

1 On désespérait de voir paraître un jour la thèse de troisième cycle soutenue par Mireille Demaules en 1985 sous la direction de Daniel Poirion et consacrée au récit de rêve dans la littérature romanesque du Moyen Âge, Forme et signification du rêve dans la littérature romanesque des XIIe et XIIIe siècles. Or, bizarrement, le livre qui vient de paraître et qui porte un titre si proche n’est présenté que comme la thèse d’habilitation de son auteure. Il est vrai que celle-ci, sans même avoir publié de monographie jusqu’à aujourd’hui, s’est imposée depuis longtemps comme la spécialiste incontournable du rêve médiéval. C’est dire combien cet ouvrage était attendu ! Une fois lu et digéré, il s’impose comme une incontestable somme, même s’il ne peut évidemment atteindre à une impossible exhaustivité. Plus long, plus fouillé et surtout plus systématique que l’ouvrage homologue consacré par Herman Braet au songe dans la chanson de geste, il comble donc une véritable lacune dans l’étude du corpus romanesque médiéval. Si tout n’y est pas radicalement nouveau, il propose pour la première fois une mise en parallèle des pratiques du songe littéraire dans un ensemble de textes que l’on n’a pas toujours l’habitude de relier aussi solidement : les récits arthuriens se taillent certes sans surprise la part du lion, mais le chapitre sur les romans antiques montre bien que l’on a tort de négliger les récits de rêve – plus nombreux qu’on ne le croit généralement

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– qu’ils contiennent, et la dernière partie sur Le Roman de la Rose relie celui-ci de manière extrêmement originale aux romans qui l’ont précédé.

2 L’étude des dénominations du rêve en ancien français ne tombe pas dans le piège de vouloir à toute force retrouver la terminologie macrobienne. Les commentaires sur le temps et le lieu du songe ouvrent des perspectives intéressantes, même s’il resterait encore à systématiser sur un corpus plus large les observations proposées. Mais l’enquête est déjà suffisamment large pour que Mireille Demaules puisse affirmer que « ni les contraintes de la rhétorique ni la fonction oraculaire du songe, certes indéniable, ne constituent un obstacle à la qualité réellement onirique des songes de notre corpus » (p. 104) ; autrement dit, et contrairement à une opinion répandue chez des modernistes mal renseignés, les songes narrés dans la littérature médiévale peuvent tout à fait soutenir la comparaison, quant à leur richesse symbolique et à leur structure, avec des songes littéraires plus modernes. Nous renchéririons même sur ce point de vue en disant que la prétendument « indéniable » fonction oraculaire est fortement remise en cause dans plus d’un rêve médiéval : sans avoir même à évoquer les fabliaux, où le rêve n’est jamais prémonitoire, on trouve dans le corpus romanesque des songes dont la vérité prophétique est fortement remise en cause. Mireille Demaules analyse d’ailleurs dans ce sens le songe du héros dans Le Roman d’Alexandre, dont les interprétations négatives (par les deux premiers sages) et positive (par Aristote) sont au fond d’une vérité équivalente (voir p. 152-153), ou le fascinant songe d’Iseut chez Béroul, dont Mireille Demaules dit très justement qu’il « étonne par son authenticité, par la profondeur sans fin de sa signification, et par sa capacité à capter et rassembler dans le miroir de ses symboles le passé de l’héroïne, son avenir et sa fin » (p. 237).

3 Sur un point d’histoire littéraire, cependant, Mireille Demaules nous semble avoir une vision quelque peu biaisée : soutenir que, par rapport aux chansons de geste où le songe est largement accepté, « un changement s’opère au XIIe siècle dans les romans antiques où commence à naître une forme de suspicion à l’endroit du songe » (p. 175), c’est en effet oublier que pendant toute la première moitié du Moyen Âge le songe, à l’instar de nombreux autres phénomènes plus ou moins irrationnels (croyance aux revenants, astrologie et même rapport à certains animaux), a été considéré avec une grande méfiance par la tradition chrétienne. On soutiendra ainsi que l’émancipation de l’imaginaire onirique dans les chansons de geste est plutôt fonction d’une influence vernaculaire positive, peut-être d’origine germanique, qui fait fond sur la séculaire méfiance ecclésiastique, alors que le roman antique témoignerait plutôt d’un dernier sursaut de cette ancienne suspicion. Mireille Demaules montre par ailleurs fort bien que le début du XIIIe siècle est témoin d’un tournant positif dans l’appréciation du songe par le pouvoir religieux et que l’on peut sans doute « attribuer à l’influence de la Bible la valorisation et la haute fréquence du songe dans le Lancelot-Graal » (p. 265).

4 A ce propos, soutenir à la suite de Martine Dulaey que dans la Bible « l’importance de la parole rejette complètement dans l’ombre la vision » (p. 247) nous semble complètement contre-intuitif (que l’on pense à l’imagerie extraordinaire des songes de la Genèse et du livre de Daniel !), et il nous semblerait plus sage de voir la pratique médiévale dans la continuité de cette tradition plutôt qu’en rupture avec elle.

5 Mireille Demaules est parfois tentée par les interprétations psychanalytiques, tantôt plus suggérées qu’affirmées comme lorsqu’elle estime que « tous les récits de songes de nos romans antiques permettent donc une représentation symbolique de la mort dont ils sont le signe prémonitoire » (p. 178), tantôt plus appuyées, notamment à propos du

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cycle du Lancelot-Graal : voir dans le songe de la reine Hélène au moment de la conception de Lancelot « un scénario onirique […] construit à partir d’un fantasme de scène originaire ou scène primitive » (p. 465) ou évoquer à propos de La Mort Artu « la mise à mort du père tyrannique par les fils révoltés » selon le schéma de l’aujourd’hui très controversé Totem et tabou (p. 492), c’est en même temps rapprocher (peut-être à raison) les rêves arthuriens de notre modernité et faire peut-être tout de même un peu trop facilement fond sur des poncifs qui restent extrêmement spéculatifs. Que la psychanalyse demeure essentiellement liée aux versions en prose de la matière de Bretagne montre cependant la prudence de Mireille Demaules qui semble éclairer par là une originalité spécifique de ces textes. On retiendra également, à ce propos, l’idée que les songes permettent de comprendre le système des personnages du Lancelot-Graal (p. 432 et 439). Mêlant narratologie et herméneutique, l’auteure nous persuade ainsi aisément que cet immense roman ne saurait se comprendre sans analyse précise de l’économie des rêves qu’il contient. On n’en regrettera que davantage le fait qu’il ne soit fait nulle part la moindre allusion au Tristan en prose ou aux autres romans en prose du XIIIe siècle : moins nombreux que ceux du Lancelot-Graal, les rêves du Tristan n’en sont pas moins fort significatifs. Pour ne rien dire du Perlesvaus, qui commence par l’un des rêves les plus originaux (et inquiétants) de toute la littérature médiévale : ce fameux songe de Cahus analysé jadis par Michel Zink, et dont on pourrait se demander s’il ne propulse pas l’ensemble de la narration dans un immense songe halluciné…

6 L’appel aux clés des songes de la littérature savante du Moyen Âge apparaît plus idiomatique que le recours à la psychanalyse, et Mireille Demaules prend ici bien garde de systématiser une telle lecture, sachant bien que la plupart des écrivains médiévaux ne possédaient pas ce savoir. Mais le symbolisme de l’araignée appliqué à un rêve de Thomas Becket (p. 397) est assurément tout à fait convaincant. Les considérations sur l’ours et le loup (p. 401 sq.), ou le léopard (p. 413) sont en revanche plus floues et renvoient à des cas de figure plus banals, où d’autres traditions, moins savantes, ont sans doute davantage joué.

7 Le chapitre sur Le Roman de la Rose est, comme on l’a dit plus haut, particulièrement bienvenu. Comment, nous dira-t-on, peut-on parvenir à être original sur un sujet si glosé ? Hé bien, justement, en prenant au sérieux la fiction du songe et en en rattachant la pratique non tant à ce qui deviendra dès le XIVe siècle un topos rhétorique parfois un peu vide, mais en le comprenant véritablement comme un renouvellement de la littérature romanesque à l’aide de ce que ses sous-genres plus anciens en ont fait. Si Chrétien de Troyes refusait les prestiges du songe, c’est parce que son œuvre représentait précisément — pour reprendre une heureuse expression nervalisante qui faisait le titre d’un plus ancien article de Mireille Demaules — « l’épanchement du rêve dans la fiction ». Guillaume de Lorris, en revanche, place explicitement l’ensemble de sa narration sous le signe du songe parce que, comme le dit l’auteure, « la fiction du songe dans le Roman de la Rose est plus qu’un cadre formel permettant d’unifier ses deux parties et qu’elle guide la construction du sens de l’œuvre qui traite du désir et de l’amour, avec une profondeur, une liberté et un mystère propres au langage et à la signification du rêve » (p. 513), ce qui lui permet de cerner « le paradoxe de ce récit de rêve, qui se veut une œuvre autobiographique et anonyme à la fois » (p. 516) et de comprendre la nécessité de l’écriture allégorique qui « confère aux idées abstraites une matérialité si riche en éléments sensoriels qu’elle sort la diégèse de la platitude anecdotique et lui confère la netteté hallucinatoire que peuvent avoir certains rêves » (p. 525). Quant à la partie de Jean de Meun, qui semble si prosaïque à côté de celle de

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Guillaume de Lorris, elle n’en serait pas moins travaillée par le songe « de l’intérieur, puisque trois personnifications discourent de son usage et/ou de sa vérité, remise en question au fil du texte : Raison, Ami et Nature » (p. 561). L’argument n’est pas à toute épreuve, puisqu’un traité philosophique en ferait de même sans avoir à s’inscrire dans un songe-cadre, mais il est vrai que le procédé possède, chez Jean de Meun, une valeur spéculaire qui en enrichit sans doute la portée et la pertinence. On retiendra en particulier l’analyse fouillée du songe de Crésus (p. 561-569) qui « fournit au lecteur une sorte de protocole de lecture pour le Roman de la Rose » (p. 568).

8 En annexe, la liste des songes du corpus est évidemment bienvenue ; sa présence dans l’ouvrage semble aller de soi, mais il faut noter que Braet avait totalement négligé d’en produire une semblable dans son propre ouvrage. Celle de Mireille Demaules n’est cependant pas sans défaut. D’abord, sa logique de classement apparaît mal : elle n’est fondée ni sur les genres ni sur la chronologie des textes, ni sur l’ordre alphabétique des auteurs. Surtout, elle reste très incomplète : si l’absence du tardif Perceforest peut se comprendre, on s’étonnera de ne voir répertoriés ni les rêves du Tristan en prose, ni ceux du Perlesvaus, ni a fortiori ceux du Meliadus et du Guiron. Le roman en vers est également sous-exploité : l’absence en particulier du Guillaume de Palerne, où quatre songes accompagnent et influencent l’ensemble du récit, est tout à fait regrettable. On pourrait évoquer aussi Florimont, Cléomadès, Silence, Escanor et bien d’autres textes romanesques qui, de la fin du XIIe à l’aube du XIVe siècle ont accompagné les sommes incontournables détaillées par Mireille Demaules. En bref, un répertoire sinon exhaustif, du moins raisonnablement complet reste à dresser.

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Yasmina Foehr-Janssens, La jeune fille et l’amour. Pour une poétique courtoise de l’évasion

Myriam White-Le Goff

RÉFÉRENCE

Yasmina Foehr-Janssens, La jeune fille et l’amour. Pour une poétique courtoise de l’évasion,Genève, Droz (« Publications romanes et françaises » 249), 2010, 223p. ISBN 978-2-600-01391-8.

1 L’ouvrage se présente comme le fruit de plusieurs années de recherches et d’enseignement. Il se divise en deux parties : la première concerne la fugue et l’amitié, la seconde explore les interstices du roman courtois (Thomas, Chrétien, Marie).

2 L’auteur présente d’abord sa thématique comme un pendant à celle de la jeune fille et la mort. Elle affirme chercher dans la littérature courtoise « la naissance et le développement de l’amour au féminin » (p. 13). Elle devance ensuite les éventuelles critiques pour asseoir très nettement son propos dans le champ des recherches limitrophes. Elle consacre ensuite un chapitre aux lectures modernes de l’amour courtois, en évoquant Denis de Rougemont, pour qui il s’agit d’une « fascination morbide » (p. 17), où l’alternative est « la conjugalité ou la mort » (p. 18), ou Jacques Lacan – la référence lacanienne sera d’ailleurs un fil conducteur de la réflexion générale –, qui souligne la « valeur imaginaire et spéculaire de la pulsion amoureuse » (p. 19), tout en relevant l’« androcentrisme » (p. 23) de ces approches, puisque le féminin demeure objet, non pas sujet du discours amoureux. L’auteur explique également le dépassement des lectures précédentes par Charles Baladier et rappelle « la valeur fondatrice du désir » dans la pensée courtoise (p. 23). Dans le chapitre suivant, il est question des liens entre amour et pouvoir et de la femme comme figure médiatrice. Il découle de ces deux chapitres que tout laisse penser que l’amour courtois ne puisse « se constituer comme l’aventure d’une maîtrise au féminin » (p. 31). Dans les chapitres

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suivants, Yasmina Foehr-Janssens explicite son intérêt pour la jeune fille, en tant qu’elle incarne « la perfection inaccomplie » (p. 31), puisqu’en théorie, elle se trouve au seuil de l’amour, en deçà du discours amoureux. Toutefois, la jeune fille permet de placer l’amour, l’agapè, avant l’éros.

3 L’auteur développe ensuite l’analyse des récits idylliques, qui mettent en scène de très jeunes protagonistes, autour des thèmes de la fugue et de l’amitié, au sens philosophique du terme : Pyrame et Thisbé, Floire et Blancheflor. Thisbé apparaît comme « la pierre de touche » (p. 38) de l’enquête, tant cette « jeune fille au pied léger » sert la « poétique de l’évasion » (p. 38). « Il n’est pas illégitime de considérer que le lai de Pyrame et Thisbé possède une valeur paradigmatique en ce qui concerne l’invention des mythes amoureux » (p. 46). Ces récits ont la particularité de présenter des héros encore dans l’indifférenciation sexuelle du jeune âge et l’on suit le processus de leur sexuation. Ils permettent ainsi d’interroger le caractère spéculaire de l’amour. Mais « tout oppose donc Pyrame et Thisbé et Floire et Blancheflor. Autant le drame ovidien passait sous silence le poids des contraintes sociales pour attribuer les dangers de l’amour à la dynamique mortifère du désir, autant le Conte de Floire et Blancheflor gomme les ambiguïtés du désir pour condamner la violence du pouvoir mâle » (p. 105).

4 La deuxième partie conduit le lecteur « dans les interstices du roman courtois » (p. 41), autour des mêmes problématiques, mais avec des personnages plus mûrs, comme Iseut. L’épouse du roi Marc rejouerait la fin’amor et le philtre serait l’image de « l’amour comme dissidence informulée » (p. 118). Yasmina Foehr-Janssens étudie Iseut au regard de Brengain, puis explore la possibilité d’un « roman d’Iseut la Blonde » (p. 127) autour du géant coupeur de barbes, Cariadoc, et du lai de Guiron. Elle conclut ce chapitre, en disant : « la composante ‘féminine’ de cette éthique amoureuse exploite et renforce la construction culturelle du féminin tout en y assimilant le processus de création poétique » (p. 143). Elle aborde ensuite Chrétien de Troyes, ses demoiselles errantes et la coutume de Logres, puis Marie de France, dont elle estime qu’elle pousse la « fugue à l’état héroïque » (p. 179). De fait, les malmariées de Marie de France, par exemple, s’élancent dans des « fugues étranges et comme enchantées » (p. 180). « C’est comme si la présence de la mort allait de pair avec l’énergie irrépressible dégagée par ces évasions » (p. 181). Il nous apparaît que la lecture des Lais est juste, beaucoup plus nuancée et attentive que d’autres, notamment sur le fait que « l’exaltation de l’amour y côtoie une méfiance jamais démentie à l’égard des forces d’Eros » (p. 187). La jeune fille en sort grandit.

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La Ligue en Bretagne. Guerre civile et conflit international (1588-1598),éd. Hervé Le Goff

Jean-Paul Straetmans

RÉFÉRENCE

La Ligue en Bretagne. Guerre civile et conflit international (1588-1598),éd. Hervé Le Goff, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, 573p. ISBN 978-2-7535-1157-6.

1 Malgré l’intérêt porté par les historiens aux guerres de religion depuis trois décennies, la révolte urbaine et nobiliaire en Bretagne (1588-1598) n’a pas connu d’étude globale depuis plus d’un siècle et demi. Hervé Le Goff, qui a déjà consacré deux ouvrages à ces événements, comble ce manque par une mise au point d’ensemble dans La Ligue en Bretagne, Guerre civile et conflit international. L’auteur affiche dans son introduction l’objectif de « sortir la guerre de la Ligue en Bretagne des préjugés, de la légende, du mythe, et des arrière-cours idéologiques où elle a été longtemps confinée » (p. 15). La geste d’un héros breton, le sieur de La Fontenelle, fournit un exemple des légendes qui ont nourri l’inconscient collectif jusqu’à la thèse universitaire de Louis Grégoire en 1856. Hervé Le Goff reconnaît à cet universitaire d’avoir porté le premier regard critique sur les événements et le duc de Mercœur. Il partage le jugement de Louis Grégoire sur la particularité du mouvement ligueur breton, qui est bien différent de la Ligue parisienne et qui termine tardivement l’ensemble des guerres de religion. La révolte bretonne ne peut pas se réduire à une guerre civile régionale motivée par la seule ambition du duc de Mercœur. La position géographique de la Bretagne dans l’arc atlantique en fait un lieu d’échanges commerciaux et intellectuels que l’auteur prend en compte, tout au long de l’ouvrage, en soulignant que le sort des événements a plus dépendu de décisions prises hors de France, que de celles prises par le gouverneur rebelle, les parlements rivaux bretons ou les lieutenants du roi.

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2 Une fois libéré des préjugés qui polluent l’analyse de la Ligue en Bretagne, Henri Le Goff cerne les motivations des principaux acteurs, dégage les enjeux géopolitiques et stratégiques du conflit de dimension internationale, et mesure les conséquences pour la Bretagne, la France et l’Europe. Il utilise abondamment des fonds d’archives bretonnes et anglaises, en grande partie inédits, pour le récit chronologique des événements politico-militaires. En exploitant ces fonds originaux, dont les principales pièces sont annexées à la fin de l’ouvrage, il apporte une contribution majeure à l’étude de la période. Il perce les motivations des principaux protagonistes. Il montre un Philippe II qui, fatigué par la maladie et la vieillesse, accélère la perte de l’hégémonie espagnole par son entêtement, alors que sa situation financière est compromise et que la rébellion en Aragon mobilise ses troupes au plus mauvais moment. À l’opposé, Elisabeth Ire, par son pragmatisme, sort gagnante du conflit en empêchant l’implantation durable d’une tête de pont espagnol sur le sol breton, sans que cela ne lui coûte trop en hommes et en capitaux. Henri IV, le vainqueur officiel du conflit, est pourtant le grand absent de cette guerre où il n’apparaît qu’à son terme, et presque malgré lui. Enfin, l’image du personnage central, le duc de Mercœur, est également ramenée à sa vraie dimension, celle d’un « factieux d’occasion », qui « ne se révéla ni un stratège ni une tête politique et subit les événements plus qu’on ne l’a dit et se trouva vite dépassé par les implications internationales de sa rébellion » (p. 415). Toujours décalé dans ses analyses et ses réactions, prenant avec retard et inconstance les mauvaises décisions, le héros de la résistance catholique apparaît comme un « amateur » vite abandonné par son allié Philippe II, oublié par Mayenne et les principaux meneurs de la Ligue. Après sa soumission au roi, pour se consoler de son isolement, il s’engage dans la lutte contre les Turcs, essayant de sauver son image par une fuite en avant qui rappelle sa conduite de la rébellion bretonne.

3 L’ouvrage restitue la dimension internationale du conflit entre l’Espagne et l’Angleterre au lendemain du désastre de l’Invincible Armada (1588). Hervé Le Goff montre que la perte de la maîtrise espagnole des mers oblige Philippe II à tenter l’implantation de bases militaires sur la côte bretonne, devenues indispensables pour l’invasion de l’Angleterre ainsi que pour l’appui logistique de ses possessions flamandes. Devant le danger, l’Angleterre intervient directement sur le sol breton et soutient les troupes royales d’Henri IV en lutte contre l’alliance des Ligueurs et des Espagnols. Si Philippe II avait réussi une implantation durable dans quelques ports bretons, l’indépendance de l’Angleterre aurait été sérieusement compromise, et Henri IV n’aurait jamais pu négocier avec l’Espagne le traité de Vervins dans les mêmes conditions. La logique des politiques suivies durant le conflit, et les stratégies qui en découlent, sont révélatrices des motivations particulières d’adversaires dont les comportements erratiques semblent proches les uns des autres. Si le conflit est né de la volonté de défendre le catholicisme, il a rapidement cristallisé certains mécontentements. L’opposition de Mercœur et de ses alliés espagnols à toute évolution religieuse révélait une « culture qui unissait consubstantiellement le sol à la croyance et au culte » (p. 419). Henri IV, en se faisant sacrer à Chartres et en obtenant le pardon de Rome, a divisé les rangs des catholiques en offrant à cette culture un nouvelle base.

4 La dernière partie de l’ouvrage s’intéresse aux conséquences du conflit en rapportant des témoignages très divers, tels que des extraits d’enquêtes et de livres de raisons. En matière religieuse, la première conséquence du conflit est l’application vigoureuse de la contre-réforme catholique dans la région, qui accentue le poids de la hiérarchie

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ecclésiastique et l’influence des saints locaux. Sur le plan politique, la noblesse bretonne perd son dernier combat contre la monarchie absolue et sort de la crise convaincue que son avenir se trouve désormais dans le royaume de France.

5 Hervé Le Goff termine son ouvrage par une interrogation paradoxale sur les hésitations continuelles du duc de Mercœur vis-à-vis de l’Espagne. N’a-t-il pas, involontairement, participé à la victoire d’Henri IV sur la Ligue en Bretagne en ne facilitant pas l’implantation massive des Espagnols qui aurait entravé la reconquête royale ? En tout cas, il a aidé à établir un nouvel équilibre entre l’Angleterre, l’Espagne et la France.

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Art médiéval. Les voies de l’espace liturgique, éd. Paolo Piva

Julien Véronèse

RÉFÉRENCE

Art médiéval. Les voies de l’espace liturgique, éd. Paolo Piva, Paris, Picard, 2010, 287p. ISBN 978-2-7084-0875-3.

1 Ce livre dirigé par Paolo Piva, en plus de proposer une iconographie remarquable, rassemble des contributions autour d’un thème aussi original que complexe : l’appréhension et la compréhension de l’espace architectural et symbolique de la liturgie en Occident, de l’époque paléochrétienne jusqu’à la période gothique.

2 Comme le rappelle d’emblée Sible de Blaauw (« En vue de la lumière : un principe oublié dans l’orientation de l’édifice de culte paléochrétien »), se pose depuis les premiers temps du christianisme la question de l’orientation des édifices cultuels, liée, à des degrés divers, à celle de la liturgie. L’orient est le lieu où se lève le Soleil et où se trouve le paradis ; il est le lieu du commencement et de la fin et renvoie au Christ, lumen mundi. C’est pourquoi l’axe longitudinal est-ouest, qui dessine le plus souvent l’orientation de la nef de l’église, est aussi celui qui structure en général l’espace liturgique, même si les écarts avec l’est astronomique peuvent être importants et si des contre-exemples existent : « loin d’être une méthode cosmologique, l’orientation vers l’est exprime une longue tradition de symbolisme cultuel » (p. 19). L’exemple romain, à grand renfort de cartes, le montre bien. Sur 21 églises antérieures au XVe siècle (dans et hors les murs), 19 sont placées dans l’axe est-ouest. Ce principe vise, à Rome comme ailleurs, à dessiner un véritable « espace de la lumière » (notamment au moment où le soleil se lève) à la portée symbolique évidente (p. 37). En revanche, il ne préjuge pas de l’organisation intérieure de l’espace liturgique, qui influe lui sur la relation entre le célébrant et les fidèles. Dans le cas romain, la plupart des églises sont « occidentées », c’est-à-dire que l’abside est tournée vers l’occident ; c’est le cas par exemple de la basilique du Latran, l’église de l’évêque de Rome fondée par Constantin, dont l’entrée est située à l’est et

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l’abside (avec l’autel) à l’ouest. Ce phénomène n’est pas unique, notamment à haute époque, mais il va tendre à perdurer dans la Ville et devenir au Moyen Âge un véritable « motif romain » (p. 27) – dont témoigne aussi les textes liturgiques – qui n’eut que très ponctuellement une influence ailleurs. Il a pour conséquence que le célébrant, placé derrière l’autel, regardait vers l’est, autrement dit vers les fidèles, ce qui a nécessité d’adapter le rite romain dans des contextes où dominait l’« orientalisation » de l’abside. Au Latran ou à Saint-Pierre, le pape, « selon les coutumes romaines », officiait « le visage tourné vers le peuple » (p. 32). À la fin du Moyen Âge toutefois, notamment à partir du XIIIe siècle, la multiplication des autels latéraux dans les églises, à Rome, mais également ailleurs en Occident, tend à rendre moins prégnante la question de l’orientation est-ouest (même si celle-ci domine toujours d’un point de vue architectural) et à dissocier orientation architecturale et orientation liturgique. Associés à un retable peint ou sculpté, ces autels latéraux, mais plus encore le maître- autel, réorientent la célébration liturgique, puisque celle-ci s’opère désormais face à la représentation et donc dos à l’assistance : « en conséquence de quoi, la célébration versus populum était adoptée d’après des considérations tout-à-fait étrangères à l’orientation vers l’est » (p. 42), comme c’est le cas par exemple dans la chapelle Sixtine. Plus tard, à compter du XVIe siècle, l’effacement du lien ancien entre architecture, liturgie et symbolisme a rendu caduc le principe même d’orientation vers l’est.

3 Werner Jacobsen (« L’église du haut Moyen Âge : parcours et fonctions ») élargit la perspective en faisant un bilan comparatif de l’architecture religieuse de la fin du Ve siècle aux environs de l’An Mil. Il fait le point tant sur le rythme des édifications (à Rome, en Italie, en Gaule, en Germanie) que sur leurs traits principaux ; et si « l’état fragmentaire » des connaissances » (p. 47) invite à la prudence, il n’en reste pas moins que l’on peut se fonder sur un corpus d’environs 2000 églises, dont les trois quarts datent du haut Moyen Âge. L’activité à Rome, sur l’ensemble de la période, reste faible. Le projet architectural le plus notable est la transformation du chœur de Saint-Pierre du Vatican à l’instigation de Grégoire le Grand, qui vise à placer le presbyterium et le maître-autel au-dessus d’une crypte abritant le tombeau de l’apôtre, afin, comme le révèle le Liber Pontificalis, que la messe puisse être célébrée au-dessus des reliques, et, conséquence subsidiaire, que les pèlerins, plus nombreux, puissent être mieux canalisés (p. 50). Par la suite, Adrien Ier entreprend une œuvre de restauration des édifices romains et un certain regain architectural se fait jour au IXe siècle, mais aucun programme d’ampleur ne voit le jour. Ailleurs en Italie se dégagent des voies spécifiques, comme à Milan (cathédrale double dédiée à Saint-Ambroise) ; mais il faut compter avec l’empreinte de l’arianisme lombard, qui se traduit par des édifices simples (église-salle avec abside sans voûte) et de petites dimensions privilégiant la célébration « ad orientem », ce que ne modifie guère la conversion au catholicisme opérée au VIIe siècle. En revanche, à l’époque carolingienne (774-900), le paysage architectural change : des éléments lombards sont conservés, comme le chevet tri- absidial (par exemple à Farfa, p. 76), mais on constate, notamment au nord, une multiplication des églises-basiliques qui tranchent avec les églises à nef unique de la période précédente. Finalement, les nouveautés les plus marquantes concernent davantage la Germanie et la Gaule, qu’il s’agisse de la construction de l’église- cathédrale de Trêves, immense complexe liturgique (p. 63), ou plus tard, de l’édification de l’abbatiale de Saint-Denis (influencée par les formes romaines) ou de Fulda, ou encore celle de la cathédrale de Mayence (1er art roman) à l’instigation du faiseur d’empereurs, l’archevêque Willigis.

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4 Les contributions suivantes concernent davantage l’espace intérieur de l’église et les éléments de différenciation qui le compartimentent tout en en assurant l’unité. Paolo Piva (« Le déambulatoire et les ‘‘parcours’’ de pèlerinage dans les églises d’Occident (Xe- XIIe siècles) ») s’intéresse au lien entre églises et pèlerinages, en commençant par une mise au point d’ordre historiographique et conceptuel. L’idée, encore souvent admise, que se traduirait sur le plan architectural une forme de « plan programmé » du pèlerinage, notamment entre France et Espagne (ce dont les églises de Conques, Toulouse et Compostelle seraient l’incarnation vivante), est ainsi d’emblée battue en brèche. Si des points communs existent bien entre ces églises et ont longtemps mis en valeur pour des raisons idéologiques, il convient également de souligner leurs différences (p. 82). À l’évidence, il n’existe pas une architecture-type dite « de pèlerinage », mais des églises rivales ou concurrentes qui ont procédé à des « emprunts » mutuels (p. 83). Aussi vaut-il mieux remplacer le concept d’« église de pèlerinage » (les églises étaient avant tout liées à une communauté religieuse) par celui, plus restrictif et plus conforme à la réalité, de « parcours de pèlerinage ». Ces parcours au sein même de l’espace sacré sont difficiles à reconstituer, mais on peut en distinguer trois types : longitudinal, circulaire, et « mixte » (notamment dans les églises avec déambulatoire absidial et nefs latérales). L’auteur évoque quelques exemples de parcours rectilignes longitudinaux en fin d’article (p. 118-126), citant le cas de Saint- Bénigne de Dijon ou d’églises milanaises. Mais il s’intéresse avant tout à la forme de parcours avec déambulatoire, qu’elle soit circulaire ou « mixte », en développant de manière détaillée un certain nombre d’exemples, plus nombreux à partir de l’époque carolingienne (p. 89). Certaines cryptes abritant des reliques (Saint-Germain d’Auxerre) sont ainsi ceintes au IXe siècle d’un déambulatoire inférieur et supérieur permettant de distinguer le parcours des pèlerins et celui du clergé, selon une forme que l’on retrouve ultérieurement à l’époque ottonienne (Vérone, Ivréa) ou dans la France du XIe siècle, avant que la diffusion du déambulatoire autour de l’abside, liée à la multiplication des chapelles latérales, ne s’accélère, et que s’accentue la variété des parcours possibles.

5 Marcello Angheben (« Sculpture romane et liturgie ») montre l’importance que revêt la sculpture à l’époque romane comme moyen de fragmentation et de structuration de l’espace liturgique. De fait, la différence est importante en la matière entre le chœur, en général surélevé, réservé au clergé, et l’espace de la nef, dédié lui aux fidèles, à la fois sur le plan quantitatif et qualitatif. La prééminence du chœur liturgique et de l’abside, quelle que soit l’aire géographique considérée, sort renforcée par une abondante statuaire à la symbolique paradisiaque ou céleste. Y abondent théophanies (rares à l’inverse sur les chapiteaux), figures angéliques, fleuves, faunes ou flores paradisiaques (p. 136-137), ou encore thèmes eucharistiques – par la voie indirecte des préfigurations vétérotestamentaires, du repas d’Emmaüs, ou des animaux au calice (p. 153) –, faisant écho aux façades (p. 157 et suiv.) dans un processus de « feuilletage de l’espace » (p. 159), quand à l’inverse en sont exclus les figures démoniaques et les scènes violentes.

6 Les décors peints étudiés par Jérôme Baschet pour la même période (« Le décor peint des édifices romans : parcours narratifs et dynamique axiale de l’église ») sont une autre forme de l’affirmation de l’éminence du lieu ecclésial suite à la Réforme grégorienne, ainsi qu’une autre voie de la hiérarchisation spatiale et liturgique s’opérant au sein de ce locus. Une hiérarchisation qui tend du reste à devenir plus complexe au fil du temps, puisqu’à la dualité nef/sanctuaire propre aux XIe-XIIe siècles se substitue au XIIIe siècle le schéma ternaire nef/chœur/autel, en même temps que

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l’« orientalisation » de l’abside et donc de l’autel tend à renforcer la dynamique axiale de l’église et à en faire le modèle symbolique de l’iter menant au salut. Autrement dit, l’église est à la fois un lieu sacré (domus Dei) et un seuil compartimenté menant vers l’Au-delà (porta coeli) – un lieu liminaire paradoxal (p. 219) –, autant de dimensions prises en charge par le décor, comme le montre le magnifique exemple de la voûte peinte de l’abbatiale de Saint-Savin (p. 185-205). Long de 168m, le cycle vétérotestamentaire structuré par la ligne faîtière fait de la nef un espace tendu vers le sanctuaire, un lieu où l’histoire imparfaite des débuts s’achève dans la Rédemption et la présence eucharistique. La disposition du décor dans la nef peut varier et brouiller parfois la dynamique axiale (notamment en cas de disposition circulaire, qui fait écho au temps cyclique de la liturgie), mais cette dernière est parfois renforcée par la présence d’un Jugement dernier peint au revers de la façade, thème symbolique du passage et de la séparation devant définitivement s’accomplir de l’autre côté de la nef (p. 208 et suiv.) au terme de l’iter menant au sacré et à Dieu (représenté en majesté dans la conque absidale), ou par des effets de seuil marqués par le décor peint, comme par exemple à Saint-Martin de Vic (p. 213).

7 Les portails sculptés des cathédrales gothiques s’insèrent aussi dans cette dialectique du lieu et du passage, comme le montre de belle manière Bruno Boerner dans la dernière contribution du volume (« L’iconographie des portails sculptés des cathédrales gothiques : les parcours et les fonctions rituels »). Le cas des portails occidentaux d’Amiens, par lequel commence l’auteur, l’illustre bien. Le sujet central en est le Jugement dernier, qui offre les voies du salut. Mais le programme fait également une place de choix à la Vierge, dont le couronnement est celui de l’Église universelle, et aux saints locaux (notamment saint Firmin), emblèmes et protecteurs de l’église locale. Les portails offrent aussi des représentations qui ne sont pas sans liens avec les cérémonies liturgiques, qu’il s’agisse de la liturgie eucharistique (voir l’exemple de Strasbourg p. 253-258), de la liturgie funéraire (cf. Dormition de la Vierge par exemple à Amiens), ou de celle qui accompagne la célébration des saints locaux et de leurs reliques. Les premières annoncent les secondes, en même qu’elles réactualisent « le souvenir des événements de la liturgie » (p. 261). Ainsi « la puissance salvatrice de l’Église qui accomplit les rites – et, pourrait-on ajouter, de l’église dans laquelle s’accomplit les rites – demeure consciente au spectateur », autrement dit au fidèle, ce qui participe à son encadrement.

8 En définitive, nous ne pouvons que saluer cette publication qui rend accessible, par la multitude des plans et des planches, un discours savant sur un objet d’étude complexe. On peut seulement regretter l’absence d’une conclusion permettant, au-delà des études de cas, de dégager des lignes de forces et les principaux acquis. Mais il faut bien l’avouer, ce n’était pas là chose simple, tant ce volume montre qu’en matière d’architecture ecclésiale et de décor, il n’existe aucun esprit de système.

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Corinne Denoyelle, Poétique du dialogue médiéval

Myriam White-Le Goff

RÉFÉRENCE

Corinne Denoyelle, Poétique du dialogue médiéval, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, 373p. ISBN 978-2-7535-1174-3.

1 Ce volume est la publication de la thèse de Corinne Denoyelle. L’auteur part du constat de l’abondante utilisation du dialogue dans la littérature médiévale, qui va jusqu’à participer à la structuration des narrations. Elle affirme : « notre démarche est essentiellement poéticienne : nous voulons surtout retrouver les stratégies énonciatives des narrateurs, ainsi que les procédés traditionnels et innovants que se donnèrent les auteurs médiévaux pour faire parler leurs personnages » (p. 11). Le corpus regroupe les œuvres du tournant du XIIe siècle, afin de donner une image représentative des romans et des nouvelles en vers et des romans en prose, « écrits dans une même idéologie courtoise » (p. 14).

2 La première partie traite de « la contextualisation des dialogues » : « le cadres situationnel », comprenant également l’« analyse proxémique des positions des personnages » (on appréciera dans cette partie l’analyse intéressante du procès de la mère de Merlin). Corinne Denoyelle ne se contente pas d’observer les faits, elle souligne leurs implications, notamment quant à la « conception du temps » (p. 22) qu’ils reflètent, qui se modifie en fonction du lieu (champ de bataille, forêt, fontaines ou rivières, prés et vergers, décors urbains, demeures seigneuriales, embrasures de fenêtre, prisons, chapelles ou églises, auberges voire lits), du moment de la journée ou de la position sociale ou dramatique du personnage. Tous les dialogues n’accèdent pas au discours direct et l’espace de parole a des implications sur la constitution même du dialogue, comme l’explique le deuxième chapitre sur « le cadre participatif ». L’approche est avant tout quantitative : l’auteur se demande qui parle le plus dans les

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dialogues ou, plus justement, qui participe le plus, puisqu’elle renvoie à différents critères linguistiques permettant d’évaluer cette participation le plus rigoureusement possible. Elle s’appuie ainsi sur les travaux de Goffman pour mesurer le rôle de l’entourage, ou pour déterminer la part de chacun dans les dialogues à plusieurs personnages (en mettant en avant les notions de « dialogue », de « dilogue » ou de « polylogue »). Elle dresse une « typologie des interventions polylogiques « (p. 65) et démêle les « voix collectives ou chorales », en dégageant parfois certains « porte- parole » (p. 67). Elle met en lumière les stratégies parfois différentes des auteurs de vers ou de prose. Corinne Denoyelle dessine des tendances (parole en relais, animateur, parole spectacle ou commentée par un tiers…) mais elle s’arrête également sur certains cas particuliers, comme celui de Merlin qui met en jeu l’essence même du dialogue ne serait-ce que par son caractère omniscient. Elle observe « l’éclatement des polylogues » (p. 98) dans les sommes arthuriennes en prose avec, notamment, de nouvelles déclinaisons de la place du tiers dans le polylogue : tiers intrus comme médiateur, jugement par un tiers, adresse collective. Dans l’ensemble, il ressort un sentiment d’ouverture du dialogue. Il est remarquable qu’après une analyse linguistique précise et bien informée, l’auteur cherche à motiver littérairement les phénomènes de langue. Ainsi, elle s’interroge : « à quoi tient cette différence de traitement ? Certainement à l’éclatement des personnages secondaires dans les grandes sommes arthuriennes qui obligent à prendre en compte l’individu face au groupe, dans un mouvement d’intégration ou d’opposition » (p. 110). Elle souligne également l’évolution de la lecture collective à la lecture personnelle, pour son influence sur l’écriture du dialogue.

3 On apprécie les citations larges de textes comme appui d’analyses précises qui assoient la démonstration linguistique. Il est ensuite question du « cadre thématique » (p. 111) du dialogue, depuis sujet de conversation (rarement l’amour, plus souvent l’identité, la politique, la guerre ou les conflits privés, voire les conversations purement phatiques) jusqu’au but des conversations (agir sur autrui, réagir), en passant par le changement de sujet, avec ou sans transition. Corinne Denoyelle étudie par la suite le « cadre non- verbal », les « regards, gestes et mimiques » (p. 127) et distingue « les dialogues selon la manière dont ils distribuent en leur sein la description des gestes qui accompagnent la parole » (p. 128) : dialogues continus ou discontinus, interactions à dominante verbale ou non, intégration de gestes décryptables ou non suivant une typologie, relation du geste à l’énoncé (indépendance, subordination ou redondance). On regrettera un peu la partie consacrée à la « liste des gestes » (p. 138), moins problématisée que les précédentes, mais pas inintéressante pour autant. Les conclusions, en revanche, sont passionnantes : la recherche sur les gestes révèle, chez les auteurs médiévaux, « une sensibilité profonde pour l’observation des êtres. Par ailleurs, dans ces textes, le monologue d’introspection disparaît progressivement et doit être remplacé par un autre élément pour analyser l’intériorité des personnages. Leur âme transparaît sur leur visage » (p. 149). Corinne Denoyelle met de nouveau cette tendance en rapport avec l’évolution du mode de lecture.

4 La seconde partie du volume est consacrée à la « construction des dialogues », qui vont « vers une complexification mimétique » (p. 153). Elle est consacrée à l’observation d’enchaînements types repérés et institutionnalisés dans la civilisation médiévale permett[ant] de montrer cette tension entre mimétisme, tradition et narrativité à l’œuvre dans quelques exemples précis que sont les interrogatoires judiciaires, scolaires ou religieux et les disputes poétiques ou universitaires » (p. 155). Le premier chapitre de cette partie traite du « style oralisé » (p. 157). Il évoque la description de la

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voix dans le discours attributif, l’imitation de la voix dans les paroles des personnages, par exemple. Le chapitre suivant analyse la « construction des dialogues » (p. 211) dans une logique très littéraire comme en témoigne, de manière anecdotique et pourtant significative, le choix de « réplique » plutôt que « tour de parole », car « réplique est au tour de parole ce que le dialogue est à la conversation, un artefact littéraire » (p. 213). Il est question du tempo du dialogue, dans un travail comparatif rigoureux de onze œuvres, présenté en tableau synthétique. La réflexion se réclame à cet endroit de Durrer, tout en affirmant vouloir « aller plus loin dans le détail pour voir si l’on peut dégager une ‘grammaire des conversations’ qui rende compte des modèles des narrateurs. En effet, les auteurs médiévaux adoptent des protocoles stéréotypés dans lesquels les enchaînements sont fortement codifiés » (p. 238). Cela conduit au chapitre suivant, sur « la syntaxe des dialogues », dans une dynamique qui part du micro-structural pour aller vers le macro-structural, puis à un chapitre sur « les modèles institutionnels du dialogue romanesque ». On y trouve la référence à l’aveu judiciaire, ou aux enseignements scolaire et religieux, par exemple.

5 La conclusion, synthétique, aide à dégager un enseignement, notamment en ce qui concerne la spécificité de la prose : « la volonté, caractéristique de la prose, de mettre en scène la complexité de la parole humaine, à travers la complexité des interactions verbales manifeste aussi une confiance nouvelle en une parole ludique, mondaine, assumant librement l’oisiveté dont elle est issue, savourant pleinement le simple plaisir de raconter » (p. 348). Une riche bibliographie clôt le volume.

6 On saluera la richesse du corpus : parmi les œuvres les plus citées, on remarque Yvain, L’Escoufle, Tristan, Le Chevalier à l’épée, Eracle, Aucassin et Nicolette, Merlin, La Fille du comte de Ponthieu, La Châtelaine de Vergy, Lancelot. On remarquera également que Corinne Denoyelle manie avec une grande clarté et une véritable connaissance les outils linguistiques actuels, notamment ceux de la pragmatique, sans jamais perdre de vue la portée pleinement littéraire des observations faites.

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Cédric Giraud, ‘Per verba magistri’. Anselme de Laon et son école au XIIe siècle

Max Lejbowicz

RÉFÉRENCE

Cédric Giraud, ‘Per verba magistri’. Anselme de Laon et son école au XIIe siècle, Turnhout, Brepols, 2010, 632p. ISBN 978-2-503-53341-4.

1 Le livre sous recension une fois lu, le constat s’impose : les cent ans évoqués dans son sous-titre n’occupent pas le siècle spécifié mais se répartissent à peu près à parts égales entre celui-ci et le précédent. Anselme de Laon meurt en 1117, probablement à soixante-dix ans passés (p. 37). Le premier chapitre est consacré à élucider les origines modestes de cet homme né avant 1050 ; à préciser sa formation, qui, commencée à Laon, s’est peut-être continuée à Reims au début des années 1070 ; à décrire son cursus honorum dans la cité refuge des derniers Carolingiens : écolâtre, chancelier, doyen et archidiacre ; et, enfin, à faire le point sur son œuvre écrite. Le chapitre suivant traite de ses élèves (dont le parcours de vingt et un d’entre eux est reconstitué), de ses partenaires ou de ses contradicteurs : bien peu vivent au-delà de 1150. La quatrième de couverture a beau reprendre en écho le sous-titre en cause en prétendant qu’Anselme « a fait école (…) jusque dans les dernières décennies du XIIe siècle », Cédric Giraud s’en tient sur ce point au « premier XIIe siècle », comme le précise le titre de la troisième et dernière partie de son livre.

2 La matière traitée se ramène donc à ces années qui vont de 1050 à 1150. Pareille précision chronologique est essentielle. Durant ces décennies, les pratiques enseignantes se métamorphosent sans parvenir à s’incarner dans des formes pérennes. En ce sens, l’historiographie de l’espèce n’a pas tort de qualifier d’intermédiaire la période ainsi délimitée. Le régime des écoles mis en place sous les Carolingiens jette

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alors ses « derniers feux » (p. 40) tandis que les essais préuniversitaires n’ont pas encore produit, en filant la métaphore, leurs premières étincelles (la licentia docendi, Pierre Lombard et son Liber Sententiarum…). La mobilité et la fugacité des pratiques enseignantes durant cet entre-deux en rendent l’étude difficile. De surcroît, les travaux axés sur les productions intellectuelles de l’époque additionnent les retards. Ils en accusent par rapport à ceux qui ont pour cadre l’époque précédente, dont les péripéties se chargent de l’aura impériale, en dépit de leurs vicissitudes finales. Ils en accusent aussi par rapport à ceux qui ont pour cadre l’époque suivante, ces prémices du « beau XIIIe siècle » qui, promu au rang d’apogée de la chrétienté, accapare les historiens des doctrines et des institutions. Pour démêler la complexité de cet état intermédiaire, l’historien doit remonter aux sources bien souvent manuscrites et les soumettre à un examen aussi minutieux que critique. Cédric Giraud satisfait globalement à ces exigences. Il n’y a pas d’informations sur la vie et l’entourage d’Anselme qu’il ne passe pas au crible, ni d’analyses de textes qu’il n’aborde pas en dressant l’état des traditions manuscrites, au besoin en rappelant les étapes qui ont servi à les établir. Si des obscurités persistent, l’auteur a convaincu son lecteur qu’il a à peu près tout tenté pour les éclaircir, du moins dans l’état actuel de l’édition des textes et des études afférentes.

3 Une fois passés les deux chapitres que j’ai évoqués en préambule – ils forment la première des trois parties de l’ouvrage –, l’auteur présente et étudie dans la partie suivante les sentences théologiques d’Anselme. Il les retrouve dans le Liber pancrisis, un florilège des années 1140, où, si l’on en croit l’incipit de deux des trois témoins manuscrits, les sentences des sancti patres (Augustin, Jérôme, Ambroise, Grégoire le Grand, Isidore et Bède) coexistent avec celles des moderni magistri (Guillaume de Champeaux, Yves de Chartres, Anselme et son frère Raoul). Il s’avère à l’analyse que leur origine est plus diverse que les premiers mots l’indiquent (voir le tableau de la p. 200). Suit la dernière partie consacrée aux huit principaux recueils qui, produits dans les années 1120-1140, se rattachent par leur forme et leur fond à une même institution, que l’auteur appelle à bon escient « l’école de Laon ». Quatre sont connus par un ou deux manuscrits : Divina essentia teste, Quid de sancta, Potest queri quid et Deus est sine. Quatre autres le sont par une dizaine : Deus non habet, Deus de cujus, Principium et causa, De sententiis divine. Les liens que ces recueils entretiennent entre eux sont résumés dans un tableau (p. 393, qui en intègre deux autres). L’originalité du livre éclate dans ces deux parties. Cédric Giraud ne cherche pas à saisir le fonctionnement d’une pensée en quête de sa propre cohérence, qui serait celle d’Anselme. Il se plaît à montrer l’insertion d’une personnalité dans un héritage, celui de la patristique, et dans une fonction, celle de l’enseignement. Acceptant d’être façonné par cette double contrainte, Anselme la façonne à son tour, par touches discrètes, afin de l’adapter aux besoins de son temps, marqué par la réforme grégorienne, « un revival monastique » (Vergès) et le début de l’essor urbain. Par une sorte de phénomène d’osmose, Anselme se hausse au niveau d’un maître dont la parole, pour diluée qu’elle soit dans un corpus de textes reçus, fait autorité.

4 Un ensemble d’instruments couronne l’ouvrage. 1 / Deux précieuses annexes. L’une décrit folio par folio le Liber pancrisis dans les trois manuscrits qui le contiennent et se termine par un index des auteurs cités dans ce recueil ; l’autre résume les différences qui affectent les sentences finales du De sententiis divine dans les cinq manuscrits connus. 2 / Une copieuse bibliographie de 54 pages. 3 / Deux index, des manuscrits et

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des noms, mais pas des matières (ce manque est étonnant dans un volume dont deux des trois parties sont axées sur les doctrines).

5 Quelques détails déparent cette démonstration, sans en modifier le fond. Je me permettrai d’insister sur eux : ils touchent mes centres d’intérêt. Une épitaphe attribuée à Marbode de Rennes célèbre les qualités morales et intellectuelles d’Anselme ; à suivre le poète, cette mort a laissé, dans le monde de l’enseignement, un vide qui n’est toujours pas comblé. Pour Cédric Giraud, ces quelques vers montrent que le maître de Laon « a brillé dans tous les arts libéraux » (p. 72). Son analyse semble insuffisante pour le trivium et sujette à caution pour le quadrivium, dès lors que le lecteur, sensible aux licences poétiques, cherche à les utiliser pour atteindre la réalité du personnage. Selon Marbode, depuis la mort d’Anselme, Cessat Aristotelis species, studiisque rigores, ce que Giraud traduit : « Les notions d’Aristote disparaissent, ainsi que la rigueur dans les études ». Comme les studiis rigores l’y invitent, il convient de conserver à species le sens technique que lui a donné la tradition médiévale à partir des Catégories d’Aristote revues par Porphyre dans son Isagoge, lequel, traduit par Boèce, fait partie de la logica vetus du Haut Moyen Âge ; la species est l’une des cinq voces, soit, selon l’ordre de leur présentation : le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident1. Pour des raisons probables d’économie de moyens, Marbode a eu recours à une métonymie ; et, pour des raisons tout aussi probables de sonorité, il a retenu cette vox- là plutôt qu’une des autres. Enfin, il a choisi de juxtaposer dans un vers deux propositions, non d’établir entre elles un rapport de consécution : mais c’est bien, selon lui, « la disparition » de la logica vetus qui fait perdre aux études leur rigueur. Le vers cité est suivi par Rhetoricus color emarcet, causaeque Catonis. J’avoue que ces causaeque Catonis médiévales me plongent dans la perplexité. Cédric Giraud s’en tient à une traduction littérale : « La couleur rhétorique pâlit, ainsi que les causes de Caton » ; et sans chercher à identifier le fait culturel auquel ces causae Catonis renvoient, il les enrôle dans la rhétorique. Sous réserve d’une enquête plus poussée, je serais prêt à reconnaître une erreur de lecture ou d’écriture, et à voir dans ces causae Catonis les Disticha Catonis, une collection pseudépigraphique versifiée de recommandations morales, qui a été à l’honneur dans la tradition scolaire médiévale2. Ce vers raccorderait donc explicitement la rhétorique à l’éthique, ce qui est conforme à l’enseignement d’Anselme.

6 Le traitement du quadrivium n’est guère satisfaisant. Il est question dans un des vers du nombre, qui, depuis la disparition d’Anselme, « est au rabais » et de l’arithmétique dont « l’intérêt est réduit au silence » : Vilescit numerus, silet arithmetica cura. Il est possible que cette double référence numerus / arithmetica nefasse pas double emploi etrenvoie à deux traditions antinomiques, outre l’ambivalence de numerus. Dans les passages où Augustin d’Hippone traite des arts libéraux, il n’utilise pas le mot arithmetica ; il s’en tient à « nombre » ou à « science des nombres », numeri disciplina. Plus encore : alors que L’ordre célèbre le cycle des sept arts libéraux, La doctrine chrétienne s’en méfie ; elle lui préfère une culture encyclopédique qui se met au service de la Bible et exalte les vertus des nombres dans une optique arithmologique déjà présente dans le précédent traité, mais à un moindre degré, et alors sans référence aux Écritures. Quel est l’Augustin auquel Anselme se référerait, par l’intermédiaire de Marbode ? Celui qui encense les liberales disciplinae ? Où celui qui les tient à distance ? De son côté, Boèce, dans son De arithmetica, réserve aux nombres un traitement bien peu augustinien, qu’il s’agisse d’Augustin à la veille de son baptême ou d’Augustin pasteur de l’Église : il pratique une arithmétique spéculative d’inspiration pythagoricienne, loin de toute

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référence biblique. Il est difficile de savoir si, dans le vers cité, Marbode procède à une amplification poétique ou s’il transmet l’enseignement arithmétique d’un Anselme soucieux de ménager les grands ancêtres, sans égard pour les différences qui les singularisent et qui, de surcroît, affectent le cheminement de l’un d’eux. Le concordisme arithmétique du second terme de l’alternative correspondrait à celui dont témoignent les écrits théologiques du maître de Laon.

7 L’interprétation d’un autre vers inspire une réserve plus nette. Desolata jacet rerum natura Platonis : Giraud est porté à voir dans ce qu’il traduit par « la science naturelle de Platon » une allusion à l’astronomie et à la musique. Or l’expression rerum naturase retrouve dans des gloses sur le Timée découvertes, il y a une cinquantaine d’années, par Édouard Jeauneau, lequel y reconnaissait une allusion à Timée 29e-30a et la rapprochait de certains passages de Jean de Salisbury3. Un pareil syntagme devrait inciter à rechercher dans le corpus anselmien des traces de cette œuvre platonicienne, connue en partie des médiévaux latins, alors que le livre sous recension ne revient plus sur Platon – peut-être à bon escient, ce qui rendrait encore plus problématique ce rerum natura. Dans tous les cas, il resterait à montrer que l’astronomie et la musique telles qu’elles sont comprises dans le quadrivium s’appuient sur le Timée. En entendant cette démonstration, il semble bien que ce rerum natura de Platon soit, au moins partiellement, le Timée de Calcidius.

8 Platon, le pseudo-Caton et Aristote, pour ne rien dire de Boèce : Marbode attribue à Anselme des maîtres qui n’apparaissent pas, ou très peu, dans le Liber pancratis et les huit recueils retenus de l’école de Laon. Est-ce que le poète projette sur Anselme ses propres préférences ? Ou est-ce que les responsables des écrits retenus ont choisi de dissimuler ou d’estomper les auteurs préférés d’un Anselme enseignant les arts libéraux ?

9 Raoul de Laon, le frère d’Anselme, n’est pas oublié : Cédric Giraud cite l’édition de son De abaco par Alfred Nagl (1890) et celle de son De semitonio par Alison M. Peden (1994). Il précise : « comme ces œuvres n’ont guère suscité l’intérêt, il est difficile de les apprécier » (p. 407). Quelle désinvolture ! Le De abaco de Raoul, dont le De semitonio est une mise en pratique particulière, a suscité depuis son édition des travaux, dont je ne crois pas inutile de rappeler les plus marquants, ceux de David Eugene Smith et Louis Charles Karpinski, de Reginal L. Poole, de Gillian Rosemary Evans, de Werner Bergmann, de Menso Folkerts...4 Il y a là de quoi nourrir l’analyse de l’historien, même néophyte en cette matière. Sans m’attarder sur ce point, je rappellerai qu’un possible élève de l’école de Laon, à qui Cédric Giraud réserve les pages 116-117, Adélard de Bath, a lui-même écrit des Regule abaci5. Une analyse comparée des deux traités aurait été d’autant plus intéressante que les deux abacistes en présence ont suivi des cheminements très différents. Il est frustrant de voir Giraud se contenter à ce sujet d’une remarque, qui n’est guère au diapason du reste de son travail : « l’intérêt d’Adélard pour l’abaque le rapproche avec plus de vraisemblance de Raoul (sous- entendu : que d’Anselme) » (p. 117). Certes. Outre la rencontre possible de Raoul et d’Adélard, un autre indice plaide en faveur de l’intérêt particulier des clercs laonnois pour le quadrivium, et plus précisément pour le comput. La bibliographie finale mentionne le livre d’Annie Dufour-Malbezin consacré à la chancellerie épiscopale de Laon6. Or les informations qu’apporte cette publication sur le maniement des grandeurs chiffrées dans le milieu en question ne sont pas exploitées par Giraud. Alors que la mention du concurrent et de l’épacte de l’année est généralement rare dans ce type de

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documents, elle est à Laon quasiment continue de 1070 à 1146. Pareille coutume plaide en faveur d’un enseignement régulier du comput au moins dès le milieu du XIe siècle. Cependant, à partir de 1116, les nombres de l’épacte et du concurrent sont bien souvent intervertis, comme s’il s’était produit une prise de conscience de l’inutilité chronologique de ces valeurs. Il est difficile de ne pas attribuer ce changement d’état d’esprit au développement de l’astronomie propre au XIIe siècle – développement auquel Adélard de Bath participe, mais non Raoul de Laon. Ce dernier est sur ce point représentatif des intérêts intellectuels de l’immense majorité des futurs artiens.

10 Il manque parfois à ce Per verba magistri une Per demonstrationem doctoris pour être tout à fait satisfaisant.

NOTES

1. Porphyre, Isagoge, texte grec et translatio Boethii, trad. par A. de Libera et A.-Ph. Segonds, introd. et annoté par A. de Libera, Paris, Vrin, 1998. 2. Disticha Catonis, recensuit et apparatu critico instruxit Marcus Boas. Opus post Marci Boas mortem edendum curavit Henricus Johannes Botschuyver, Amsterdam, North-Holland Publishing Cie, 1952. 3. É. Jeauneau, « Gloses sur le Timée et commentaire du Timée dans deux manuscrits du Vatican », Revue des études augustiniennes, 8 (1962) p. 365-373 (369). 4. E. Smith et L. Ch. Karpinski, The Hindu-Arabic Numerals, Boston / Londres, Ginn and Company, 1911, chap. VII, « The Definite Introduction of the Numerals into Europe » ; R. L. Poole,The Exchequer in the Twelfth Century, Oxford, The Ford Lectures, 1912, voir le chap. III, « The Reckoning of the Exchequer » ;G. R. Evans, « From Abacus to Algorism : Theory and Practice in Medieval Arithmetic », The British Journal for the History of Science, 10, 2 (1977), p. 114-131 et ead., « Schools and Scholars : The Study of the Abacus in English Schools c. 980-c. 1150 », The English Historical Review, 94 (1979), p. 71-89 ; W. Bergmann, Innovationen im Quadrivium des 10 und 11 Jahrhunderts : Studien zur Einführung von Astrolab und Abakus im lateinischen Mittelalter, Stuttgart, Steiner, 1985 ; M. Folkerts, « Frühe westliche Benennungen der indisch-arabischen Ziffern », Sic itur ad astra. Studien zur Geschichte der Mathematik und Naturwissenschaften, éd. M. Folkerts et R. Lorch, Wiesbaden, Harrassowitz, 2000, p. 216-233. 5. B. Boncompagni, « Intorno ad uno scritto inedito di Adelardo di Bath intitolato ‘Regule abaci’ », Bulletino di bibliografia e di storia delle scienze matematiche e fisiche, 14 (1881), p. 1-134. 6. A. Dufour-Malbezin, Actes des évêques de Laon des origines à 1151, Paris, CNRS, 2001 ; voir E. Poulle, « Livres offerts », Compte-rendu des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 146, 2 (2002), p. 721-725 (723-725).

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P. D. A. Harvey, Manors and Maps in Rural England, from the Tenth Century to the Seventeenth

Juliette Dumasy

RÉFÉRENCE

P. D. A. Harvey, Manors and Maps in Rural England, from the Tenth Century to the Seventeenth, Farnham, Ashgate, 2010, 352p. ISBN 978-1-4094-0241-1.

1 Ce livre est un recueil de 18 articles ou extraits d’ouvrages écrits par P. D. A. Harvey entre 1961 et 2004, reflets d’une carrière longue et brillante consacrée à l’économie rurale anglaise et à la cartographie médiévale. Les textes, qui sont classés dans l’ordre chronologique, portent sur ces deux sujets. Certains sont des études de documents choisis pour leur caractère remarquable et leur capacité à révéler des évolutions profondes (« Rectitudines Singularum Personarum and Gerefa », « Boldon Book and the Wards between Tyne and Tees », « The Portsmouth Map of 1545 and the Introduction of Scale Maps into England »), d’autres sont de véritables synthèses qui ont apporté de nouveaux éclairages sur des questions débattues (les structures seigneuriales entre le Xe et le XIIe siècle, le passage de la ferme au faire-valoir direct au tournant des XIIe-XIIIe siècles, la forme des tenures, etc.), d’autres encore ont marqué une étape décisive dans l’essor de champs historiographiques encore peu explorés (les cartes locales, les plans terriers et leur utilisation en histoire rurale et en histoire des paysages). On examinera ici quelques-uns des principaux apports de ces travaux.

2 La première interrogation qui traverse le travail de P. D. A. Harvey porte sur les sources, dont on sait à quel point leur exploitation est délicate pour l’histoire économique du haut Moyen Âge et du Moyen Âge central. Pour éviter leurs pièges, l’auteur prête la plus grande attention à leurs caractéristiques propres : conditions d’élaboration, organisation interne, vocabulaire, ajouts postérieurs, versions

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successives, histoire dans les fonds d’archives, etc. Ces derniers points sont particulièrement importants pour les sources les plus anciennes, dont on ignore souvent le contexte exact et l’auteur. C’est en mettant en œuvre cette « archéologie du texte » que P. D. A. Harvey parvient à proposer de nouvelles hypothèses sur l’un des plus anciens documents d’histoire rurale anglaise, le Rectitudines Singularum Personarum and Gerefa. Proposant une nouvelle datation pour la première partie du texte (mi Xe siècle), et identifiant l’auteur de la deuxième, il redonne toute son importance à ce document qui révèle l’importance de l’écrit dans la gestion domaniale dès cette époque, soit bien avant le Domesday Book. La même attention est portée aux traités d’agronomie de la fin du Moyen Âge, qui posent aussi d’importants problèmes d’interprétation (« Agricultural Treaties and Manorial Accounting in Medieval England »).

3 Une autre grande interrogation est celle, au tournant des XIIe et XIII e siècles, des structures seigneuriales et de leur évolution. Les sources anglaises sont particulièrement disertes sur le passage du système de la ferme seigneuriale (leasing), dans lequel les terres sont exploitées par un fermier en échange d’une somme annuelle fixe, à l’exploitation en faire-valoir direct (demesne farming). Les Pipe Rolls de l’échiquier royal (c’est-à-dire les comptes d’exploitation des domaines royaux), échelonnés de 1155 à 1216, permettent d’en fournir une chronologie fine : le premier exemple d’évolution vers le faire-valoir direct date de 1171, mais c’est après 1184 que la tendance se fait sentir, et les années 1190-1200 sont celles de la transition généralisée d’un système à l’autre (« The Pipe Rolls and the Adoption of Demesne Farming in England »). Cette évolution s’explique notamment par une inflation galopante, que P. D. A. Harvey attribue à une accumulation excessive d’argent en Angleterre à cause d’exportations massives de laine (« The English Inflation of 1180-1220 »). Mais il reste à savoir depuis quand le système de la ferme était en place. Sur ce point, les sources manquent et il n’y a pas de consensus entre les historiens. Harvey pense que la ferme ne s’est développée qu’après le milieu du XIIe siècle car il n’y en a aucune trace auparavant, alors que ce genre d’exploitation produit beaucoup d’écrit. C’est en s’intéressant au rôle fondamental, dès le XIIe siècle, du reeve (prepositus, gerefa, serviens), équivalent du bailli ou du sergent français, que notre auteur pose l’hypothèse qu’avant le milieu du XIIe, les terres manoriales étaient cultivées par les paysans de la villa sous la direction du sergent, pour un montant fixé à l’avance, en nature ou en argent (« The Manorial Reeve in Twelfth Century England »).

4 Mais la seigneurie n’est pas qu’un régime de prélèvements et les structures seigneuriales sont étroitement liées à un territoire et à une société paysanne. L’historien met ainsi en valeur les liens entre régime seigneurial, marché de la terre et pratiques successorales, à travers l’étude des « tenures standards ». Celles-ci, appelées de manière différente selon les régions (tenements dans le Norfolk, bovates dans le comté de Durham, virgates dans le Bedfordshire…) sont très présentes au début du XIIIe siècle. Leur dénomination commune, qui provient d’un système fiscal du XIIe siècle, n’implique pourtant, au XIIIe siècle, aucune dimension uniforme ; elles ont alors pour seul point commun d’être soumises, sur un domaine particulier, au même régime seigneurial. Alors, que signifie l’existence de ces tenures disparates ? Pour Harvey, elles participent, au cours du XIIe siècle, d’un processus de territorialisation de la seigneurie, dont les prélèvements s’organisent progressivement non plus sur la base du tenancier, mais de sa tenure : « en 1100, le seigneur d’un manoir était le seigneur d’hommes qui tenaient des terres de lui ; en 1200, il était le seigneur de terres occupées par des tenanciers ». Ce processus a des implications plus larges pour les pratiques paysannes :

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dans le Norfolk, les tenures standards s’accompagnent de la pratique nouvelle, au début du XIIIe siècle, de diviser les tenures entre héritiers, en rupture avec la règle de l’héritier universel qui régnait auparavant ; dans le Kent, elles résulteraient de la divisibilité de tenures qui étaient auparavant collectives. Au cours du XIIIe siècle, de manière globale et même s’il y a des exceptions (Norfolk), ces tenures standard se désintègrent au profit de grandes propriétés de plus en plus vastes, sous la pression du marché de la terre. Or, ce marché de la terre s’est dynamisé grâce à la réduction des corvées, mais aussi grâce au changement de coutume successorale, qui désormais divise l’héritage et permet donc la vente de parcelles (« Aspects of the Peasant Land Market in England, XIIIth-XVth century »). D’autres articles sont consacrés à la société rurale dans toute sa diversité, que ce soit à propos des statuts des personnes (« Initiative and Authority in Settlement Change »), des activités rurales (« Non-Agrarian Activities in Twelfth Century English Estate Surveys ») ou des sceaux de la petite noblesse et de l’élite roturière paysanne (« Personal Seals in Thirteenth-Century England »).

5 De ce territoire habité, exploité, ponctionné, P. D. A. Harvey s’est intéressé aux représentations figurées, de plus en plus fréquentes à la fin du Moyen Âge. Les articles ici présentés portent spécifiquement sur l’essor des cartes locales à l’échelle en Angleterre. Le premier plan européen à l’échelle serait un plan de Vienne datant de 1422 ; mais il faut attendre la fin du siècle pour observer la production régulière de telles cartes en Italie, dans l’Empire germanique, en Suisse, et le siècle suivant pour les Pays-Bas (1537) et l’Angleterre. Pour cette dernière, ce sont d’abord ses possessions en France, autour de Calais, qui ont fait l’objet de cartes à l’échelle, à partir de 1539 ; les terres insulaires ont dû attendre 1545, avec le plan de Portsmouth. Au total, entre 1539 et 1550, on en dénombre une cinquantaine. Toutes ont pour point commun d’être confectionnées par des ingénieurs militaires au service du roi, dans le cadre de travaux de fortification ou d’aménagement. Cette pratique est tout à fait nouvelle en Angleterre : alors d’où provient-elle ? Probablement d’Italie : les ingénieurs italiens ont été nombreux à travailler pour Henri VIII, et un traité italien de mathématiques et d’architecture de 1538 (Quesiti et Invenzioni Diverse, de Niccolo Tartaglia) évoque l’enseignement du dessin à l’échelle à un gentleman anglais. Harvey note enfin une forte similitude entre le dessin de la carte de Portsmouth et celui du plan d’Imola par Léonard de Vinci, en 1502 ou 1503 (« The Portsmouth Map of 1545 and the Introduction of Scale Maps into England »). À partir des années 1575, la carte à l’échelle se répand dans le milieu des arpenteurs, qui commencent à confectionner des plans-terriers. Mais l’auteur souligne que cela paraît bien tardif : pendant longtemps, les arpenteurs n’ont pas fourni de plan avec leurs relevés écrits (alors qu’aux Pays-Bas ce sont les arpenteurs qui ont introduit la carte à l’échelle, dans les années 1530), et les traités d’arpentage n’en faisaient aucune mention. Pourquoi 1575 ? L’évolution doit être examinée du côté des deux parties impliquées : les arpenteurs, qui désormais ont à leur disposition des moyens techniques efficaces (la table d’arpentage et le théodolite), et recommandent la confection d’une carte dans leurs traités (le premier à le faire est le Geometrical Practise, named Pantometria, par Leonard et Thomas Digges en 1571), mais aussi les commanditaires des relevés, les propriétaires eux-mêmes, qui, grâce à la diffusion des cartes régionales imprimées dans les années 1570, ont pris conscience de l’intérêt de ces représentations, tant pour l’efficacité de la gestion domaniale, que comme bel objet qui peut être exposé pour le plus grand prestige de son détenteur (« Estate Surveyors and the Spread of the Scale-map in England, 1550-1580 »). P. D. A. Harvey conclut sa réflexion cartographique sur le fait que ces sources sont une mine

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pour l’historien, mais qu’elles doivent être exploitées avec précaution, car elles présentent quelques pièges et chausse-trappes à éviter (« English Estate Maps : their Early History and their Use as Historical Evidence » ; « The Documents of Landscape History : Snares and Delusions »).

6 La lecture de ces articles s’avère d’un intérêt multiple, pour les leçons de méthode qu’ils offrent, la diversité des sujets qu’ils abordent, enfin pour le bel éventail des recherches et débats historiographiques anglais qu’ils exposent, et qui ne peuvent qu’enrichir la réflexion historique européenne.

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Fanny Moghaddassi, Géographies du monde, géographies de l’âme. Le voyage dans la littérature anglaise de la fin du Moyen Âge

Aude Mairey

RÉFÉRENCE

Fanny Moghaddassi, Géographies du monde, géographies de l’âme. Le voyage dans la littérature anglaise de la fin du Moyen Âge, Paris, Champion (« NBMA » 99), 2010, 469p. ISBN 978-2-7453-2007-0.

1 Ce livre est une étude sur le voyage, défini comme une « confrontation à l’altérité », au sein d’un corpus de textes en moyen-anglais de la fin du Moyen Âge, dont certains sont des traductions ou des versions d’œuvres d’abord composées en latin ou en français. Leurs genres littéraires et leurs formes sont variés : l’auteur a retenu un récit de voyage proprement dit, les célèbres Voyages de Jean de Mandeville (XIVe siècle) ; des romances (au sens anglais du terme), Floris and Blancheflour, Sir Degarre, Sir Orfeo et, dans une moindre mesure, Kyng Alisaunder ; et des récits de voyages de saints ou de pénitents (ceux de saint Brendan et de saint Patrick ainsi que The Vision of Tundale). Dans ces différents textes se déploient trois principaux « ailleurs », l’Orient, le monde de féerie et l’au-delà. Malgré l’apparente diversité de ces œuvres, l’auteur se propose de dégager une certaine cohérence de la notion de voyage à la fin du Moyen Âge – qui n’est pas le voyage au sens actuel du terme puisqu’il renvoie aussi à des lieux que nous considérons aujourd’hui comme imaginaires –, par l’intermédiaire d’une analyse délibérément littéraire du rapport du voyageur à l’altérité des mondes explorés.

2 L’ouvrage comporte trois parties. La première, « Miroirs de la réalité », présente tout d’abord (chapitre I) une synthèse historique des conceptions médiévales en matière de géographie, sur les plans intellectuels (l’héritage antique – Pline, Solin, Macrobe et

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Orose – est particulièrement souligné) autant que concrets (cartographie, modalités concrètes des voyages médiévaux…). Cette première partie s’attache ensuite au rapport des textes à la réalité contemporaine du voyage (chapitre II). L’accent est mis sur les Voyages de Mandeville, présentés comme un véritable guide pour le voyageur, tandis que les autres textes, les romances en particulier, n’y accordent que peu d’attention. Fanny Moghaddassi souligne néanmoins que les récits de voyage dans l’au-delà font preuve d’un certain souci de « réalisme » – par rapport aux descriptions bibliques et médiévales des espaces de cet au-delà. De même, le monde féerique n’apparaît pas, dans les romances, comme un monde imaginaire, même s’il est marqué par le merveilleux. Elle conclut cette partie en dégageant un point commun essentiel à tous ces textes, marqués par une « appropriation de l’inconnu par le langage » (p. 138).

3 Dans la seconde partie, « Miroirs de l’ailleurs », l’auteur décrit dans un premier temps (chapitre III) les modes d’appropriation employés par les textes, ainsi que le contenu proprement dit des descriptions des voyageurs – il s’agit toujours d’ordonnancer le monde, connu et inconnu, d’une manière ou d’une autre, bien que cette mise en ordre s’accompagne d’une certaine indifférence aux contraintes spatio-temporelles concrètes (les auteurs sont dans l’ensemble, par exemple, peu intéressés par les indications de lieux ou de durées précis). Elle note par ailleurs que ce sont d’abord les êtres et les peuples de ces ailleurs, monstrueux ou simplement étranges, mais toujours merveilleux au sens médiéval du terme, c’est-à-dire extra-ordinaires, qui retiennent l’attention de ces voyageurs. Il s’agit bien, d’abord, d’aller à la rencontre des autres créatures de Dieu et d’esquisser une « géographie de la surprise » (p. 202). Le chapitre IV se concentre, dans ce cadre, sur les sensations et les réactions des voyageurs et sur ce qu’ils ont souhaité transmettre à leurs lecteurs. Le constat est, encore une fois, qu’au-delà des différences entre les genres littéraires de ces textes et les types d’ailleurs dans lesquels on se trouve immergé, le voyage fonctionne en définitive comme un révélateur pour le voyageur lui-même, forcé de se remettre en question par la confrontation de l’altérité et de se (re)découvrir.

4 C’est cette remise en question, cette transformation du voyageur, qui constitue l’objet de la dernière partie, intitulée « Miroirs de l’âme ». Ainsi le chapitre V analyse-t-il la dialectique entre altérité et identité. Cette dialectique apparaît au niveau individuel : Fanny Moghaddassi étudie la construction de l’identité des héros chevaleresques, qu’ils soient de jeunes héros se dirigeant vers l’âge adulte, comme dans Sir Degarre et Floris and Blancheflour, ou qu’ils soient des adultes forcés de remettre en cause leur vie établie (Sir Orfeo). Cette construction est également mise en évidence pour les pénitents (Owen, le héros de saint Patrick ; Tundale) et les saints confrontés à leur vision de l’au-delà. Mais elle se déploie également, en particulier chez Mandeville, dans une dimension collective, lorsque la société chrétienne est confrontée à des sociétés radicalement autres, comme celle des Amazones. En un sens, c’est un moyen de conforter l’identité et l’unité de la Chrétienté.

5 Mais en fin de compte (chapitre VI), le voyage, de quelque nature qu’il soit, est avant tout un « pèlerinage de l’âme » (en référence au titre du célèbre ouvrage de Guillaume de Digulleville, d’ailleurs en partie traduit en Angleterre au début du XVe siècle), qui peut se transformer en véritable processus de conversion. Celle-ci concerne avant tout le voyageur (c’est le cas d’Owen, notamment, dans saint Patrick), mais elle peut également être d’ordre collectif – lorsqu’il s’agit d’intégrer l’altérité dans la Chrétienté médiévale (comme le fait Degarre, moitié humain, moitié féerique, pour le monde des

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fées). Sur tous les plans, donc, le voyage dans cet ensemble de textes de la fin du Moyen Âge n’est guère éloigné de la quête et vise avant tout à la révélation du voyageur et à sa propre (re)découverte ; ce dernier doit aussi, pour ce faire, comprendre la signification symbolique du monde.

6 Cet ouvrage est donc une invitation au voyage – voyage vers l’altérité à laquelle étaient confrontés les contemporains tout autant que, pour le lecteur moderne, voyage vers l’altérité du Moyen Âge. Il met bien en lumière le fait que le voyage est alors un moyen de compréhension, non d’une réalité objective, mais de la signification du monde dans le cadre de la création divine, y compris dans ses facettes apparemment incompréhensibles. Il est aussi une invitation à découvrir, ou à redécouvrir, des textes importants (les résumés donnés en annexe sont, à cet égard, précieux), dont certains ont fait l’objet d’une diffusion réelle – il est d’ailleurs dommage que la réception de ces œuvres ne soit pas du tout envisagée.

7 Néanmoins, certaines affirmations peuvent laisser le lecteur perplexe. Dans son introduction, l’auteur affirme en particulier : « cette recherche est “littéraire” et non “historique” en ceci qu’elle s’intéresse davantage à la narration, à la logique propre du récit, aux formes du discours qu’aux informations que les textes pourraient délivrer sur la réalité concrète de la vie médiévale » (p. 28). Mais la dimension historique ne concerne pas seulement la « réalité concrète » – et l’on observe d’ailleurs une certaine confusion dans la définition de ces termes au début de la première partie (à tel point que l’on a parfois l’impression que, pour l’auteur, réel et concret sont des synonymes). La narration et les formes du discours sont aussi objets d’histoire. Nombre d’études et de réflexions historiographiques, notamment anglo-saxonnes, s’emploient à le démontrer depuis plusieurs décennies (on songe, entre autres, aux études de Gabrielle Spiegel sur les chroniques françaises). Cette opposition entre analyse littéraire et analyse historique – cette dernière étant ravalée au rang de la recherche d’indices de la « réalité concrète » dans les textes littéraires – apparaît singulièrement datée et nuit à la cohérence du propos que l’auteur s’efforce par ailleurs de mettre en place. Si la richesse des interactions entre textes et contextes, essentielle pour la compréhension fine de la société médiévale dans toutes ses dimensions, apparaît parfois au fil des pages de ce livre, elle n’en aurait été que mieux soulignée dans un cadre conceptuel moins tranché.

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Robert Garnier, Théâtre complet, t. IV, Marc Antoine, éd. Jean-Claude Ternaux

Bruno Méniel

RÉFÉRENCE

Robert Garnier, Théâtre complet, t. IV, Marc Antoine, éd. Jean-Claude Ternaux, Paris, Classiques Garnier (« Textes de la Renaissance »), 2010, 74p. ISBN 978-2-8124-0186-2.

1 Marc Antoine, tragédie composée vers 1574-1575 et publiée en 1578, est la quatrième pièce de Robert Garnier et elle constitue le dernier volet d’une trilogie centrée sur l’agonie de la république romaine, qui comprend également Porcie et Cornélie. L’introduction souligne les analogies existant entre les dernières années de la vie d’Antoine et de Cléopâtre et la période des guerres de religion : même décadence, mêmes troubles civils, même climat de licence et de luxe. Comme le précise Jean-Claude Ternaux, il ne faut cependant pas pousser la comparaison trop loin : Antoine n’est pas Henri III. Familier de la Reine Mère, Garnier ne s’est pas risqué à transposer au premier siècle avant Jésus-Christ la cour de France.

2 Si Antoine aime Cléopâtre, s’il « brusle au feu de son amour », il la croit déloyale et accuse sa passion d’avoir causé sa déchéance. Il est torturé par la jalousie, car il craint que Cléopâtre ne l’abandonne pour Octave. Surtout, c’est, depuis la défaite d’Actium, un homme brisé : il se sent « depuis comme atteint du colere des Dieux, / Comme espris de fureur, et plus que furieux / L’esprit troublé de mal ». Il conçoit son suicide comme une expiation, lui permettant d’effacer tout ce qui a terni sa gloire (III, v. 1234-1241). Octave, qui se dit « Egal à Jupiter » (IV, v. 1362) et refuse de se montrer clément, il apparaît comme un tyran. Il juge Octave coupable envers les dieux de présomption, d’orgueil, d’impiété.

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3 S’il faut lire cette pièce, c’est qu’elle est illuminée par le personnage solaire de Cléopâtre, que Garnier réhabilite. Comme l’a remarqué Raymond Lebègue, le dramaturge passe sous silence la relation de la reine d’Egypte avec César, de sorte qu’elle ne paraisse avoir aimé qu’Antoine. Il commence par la présenter, dans la tirade protatique d’Antoine, conformément à la tradition, comme une femme fatale, « inhumaine, traitresse, ingrate » (I, v. 16), comme une « belle sorcière » (I, v. 82), mais il permet ensuite au personnage de démentir cette mauvaise réputation en se révélant une reine magnifique de dignité et de courage, une femme au cœur « haut / Magnanime et royal » (III, v. 882-883). Elle est d’une indéfectible loyauté envers Antoine, allant jusqu’à dire « Mon espous est moymesme ». Sa bravoure se manifeste non seulement dans le choix d’« une mort généreuse », mais dans la façon dont elle assume entièrement la responsabilité de la défaite d’Antoine : « J’en suis la seule cause, et seule je l’ay faitte ». Au cinquième acte, elle se montre attentive au sort de ses enfants, et les dernières paroles qu’elle leur adresse les exhorte à l’humilité : « Apprenez à souffrir, enfans, et oubliez / Vostre naissante gloire, et aux destins pliez » (V, v. 1862-1863). Le pathétique culmine dans les derniers vers où, devant le cadavre d’Antoine, elle s’adresse à son âme à la fois comme sa « femme » et son « amie ».

4 L’attitude courageuse de Cléopâtre amène Garnier à introduire en filigrane de la pièce un débat qui touche à l’essence de la tragédie : les hommes sont-ils gouvernés par la fatalité ou par leurs passions ? Au deuxième acte, Cléopâtre prend parti en faveur du libre arbitre : alors que sa femme d’honneur Charmion soutient que les dieux gouvernent les événements terrestres et qu’ils sont eux-mêmes soumis à la fatalité, elle déclare qu’ils ne s’abaissent pas à régir les affaires humaines et que les hommes les accusent à tort de leurs maux, qui ont pour seule cause les passions. À l’acte suivant, Antoine adopte une position analogue, quand il déclare ne devoir son malheur ni à la Fortune, ni au Destin, mais uniquement à la Volupté. À une métaphysique du fatum se substitue une éthique des passions.

5 La présentation qui est proposée de la pièce met bien en lumière le contexte historique et les sources utilisées par le dramaturge, et en particulier la Cleopatre captive de Jodelle. La structure de la pièce serait intéressante à analyser avec précision. Chaque acte est centré sur un personnage : Antoine domine les actes I et III, Octave l’acte IV, Cléopâtre les actes II et V. Marc Antoine se termine dans un tombeau. C’est une tragédie d’emmurés : les trois protagonistes, reclus, isolés les uns des autres, ne dialoguent qu’avec des personnages secondaires, et cette absence de communication entre eux a des conséquences tragiques, puisque Antoine n’est pas à même de s’assurer par un tête- à-tête de la fidélité de Cléopâtre. De plus, comme Raymond Lebègue, dans la notice des Œuvres complètes, le remarque avec beaucoup de justesse, dans Marc Antoine comme dans Hippolyte, les chœurs ne communiquent plus avec les personnages individuels et ne sont plus vus par eux (notice d’Hippolyte, in R. Garnier, Œuvres complètes, t. IV, Paris, Les Belles Lettres, 1974, p. 240).

6 Jean-Claude Ternaux annote le texte de Garnier en s’appuyant sur son ample connaissance du corpus tragique français et en faisant la synthèse de toute la recherche universitaire de ces dernières années. Grand spécialiste des relations entre tragédie et épopée, il attire l’attention notamment sur les emprunts à Lucain et sur l’emploi de stylèmes épiques tels que l’ekphrasis (II, v. 608-613). Pour bien faire percevoir au lecteur les connotations qu’avaient les mots au XVIe siècle, il se réfère fréquemment aux riches Epithètes de Maurice de La Porte. C’est un choix judicieux, puisque Garnier est un

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héritier de la Pléiade, mais l’enquête aurait pu être étendue à d’autres travaux lexicographiques, comme le Calepin, les dictionnaires de Charles Estienne, et même à des instruments un peu plus tardifs tels que le Nicot et le Cotgrave. L’ouvrage est complété par un glossaire qui ne laisse dans l’ombre aucune partie du texte et par une utile bibliographie.

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Pierre Boaistuau, Histoires prodigieuses (édition de 1561), texte établi par Stephen Bamforth et annoté par Jean Céard

Bruno Méniel

RÉFÉRENCE

Pierre Boaistuau, Histoires prodigieuses (édition de 1561), texte établi par Stephen Bamforth et annoté par Jean Céard, Genève, Droz (« Textes Littéraires Français »), 2010, 968p. ISBN 978-2-600-01395-6

1 Les Histoires prodigieuses de Pierre Boaistuau, publiées en 1560 et appelées à un large succès populaire, n’avaient jamais fait l’objet d’une édition savante. La découverte d’un manuscrit enluminé de ce texte, aujourd’hui conservé à la Wellcome Library de Londres, permet de comprendre sa genèse et justifie à lui seul l’entreprise d’une édition critique. Ce manuscrit comprend trente-deux chapitres, dont certains ne sont qu’à l’état d’ébauche, au lieu des quarante et un de la version imprimée.

2 Ce manuscrit fait partie d’un ensemble de trois ouvrages dédiés à la reine Elisabeth d’Angleterre, les deux autres étant un tirage remanié des Histoires tragiques et un exemplaire de la seconde édition de Chelidonius Tigurinus, avec un premier cahier réimprimé et un nouveau titre, Institution du Royaume chrestien. Le volume des Histoires tragiques n’est jamais parvenu à la reine. Les deux autres ont été remis à Elisabeth par Boaistuau comme cadeau de nouvel an au début de 1560. Pourquoi Boaistuau a-t-il cherché la protection d’Elisabeth Ie ? Stephen Bamforth avance, après d’autres, l’hypothèse d’un Boaistuau protestant. La Bretagne aurait été un terrain favorable à l’essor du protestantisme ; Boaistuau est l’ami de Jean de La Lande, qui est converti à la religion réformée, et Jacques Grévin, qui le sera un peu plus tard ; dans le manuscrit

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figurent des passages contre la papauté, qui disparaissent néanmoins dans la version imprimée.

3 Dans les Histoires prodigieuses, image et texte sont indissociables : aussi bien dans le manuscrit que dans l’imprimé, le corps du texte et les manchettes comprennent de nombreux renvois aux figures. Boaistuau s’engage ainsi dans la voie suivie par la Cosmographia universalis de Münster, la Prodigiorum ac ostentorum Chronicon de Lycosthenes, l’Historia animalium de Gesner, dont il demande que l’on copie les figures. Certaines formules du texte indiquent qu’il a directement passé commande à son illustrateur.

4 Stephen Bamforth a choisi pour base de travail la deuxième édition du texte (in-octavo de 1561), dont Boaistuau semble avoir contrôlé le texte de plus près. Il signale en bas de page les variantes du manuscrit de la Wellcome Library et de la première édition (in- quarto de 1560). Jean Céard, spécialiste incontesté de Boaistuau depuis sa thèse magistrale La Nature et ses prodiges (1977, revue en 1996), annote le texte. Parce qu’il connaît à merveille les sources des Histoires prodigieuses, il montre que les références qui y sont prodiguées au lecteur sont la plupart du temps des trompe-l’œil : Boaistuau, au lieu de reconnaître sa dette à l’égard de compilateurs comme Ravisius Textor ou Pierre Messie, mentionne les autorités qu’ils allèguent, sans faire l’effort de consulter celles- ci. De fait, les Histoires prodigieuses sont largement tributaires des travaux de Camerarius, Polydore Vergile, Julius Obsequens, Cardan, Peucer, Rueff et Lycosthenes.

5 Est prodigieux ce qui est rare, c’est-à-dire ce qui est peu fréquent et digne de remarque. Surtout, le prodige est le signe de la présence de Dieu dans l’univers : il éveille l’attention de l’homme, l’incite à déchiffrer le livre du monde tout en lui rappelant que dans sa faiblesse il ne saurait parvenir à aucune certitude et en le préservant ainsi du péché d’orgueil. Il est souvent la manifestation de l’ire de Dieu et donc, pour celui qui sait le décrypter, une secrète instigation à faire son examen de conscience et à se corriger. Dans sa thèse (p. 261), Jean Céard expliquait par le désir d’édifier le lecteur l’attention portée à des « monstruosités morales » telles que les « amours prodigieuses ». C’est vrai si l’on admet que des passions héroïques peuvent être prodigieuses au même titre que des affections perverses. En fait, Boaistuau, qui a aussi composé un Brief Discours de l’excellence et dignité de l’homme (1558) et un Theatre où il est faict un ample discours des miseres humaines (1558), équilibre le thème de la miseria de l’homme par celui de la dignitas. Fidèle à l’esprit de saint Augustin, qui considère qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise passion, mais des passions bien ou mal orientées, il affirme qu’« il se trouve des prodiges aux amours chastes et vertueuses » (Histoires prodigieuses, p. 532) ; il énumère alors des femmes qui se sont suicidées par amour, Porcie, Cléopâtre ou Artémise. « Qui ne sera doncques esmerveillé de ces flammes prodigieuses d’amour ? » (p. 533), demande-t-il : est prodigieux ce qui étonne, mais aussi ce qui provoque l’admiration.

6 Ce livre, qui s’adresse aux amateurs de littérature, aux historiens des mentalités, mais aussi aux spécialistes des rapports entre texte et image, se signale par sa rigueur éditoriale, son érudition, la masse considérable de renseignements qu’il offre au chercheur. Tout au plus peut-on regretter que, dans l’introduction, les reproductions soient étrangement disposées : les enluminures illustrant les Histoires prodigieuses et les gravures qui les ont inspirées ne sont pas présentées en vis-à-vis, mais recto verso, ce qui ne facilite pas la comparaison.

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Marie-Céline Isaïa, Remi de Reims. Mémoire d’un saint, histoire d’une Église

Martin Gravel

RÉFÉRENCE

Marie-Céline Isaïa, Remi de Reims. Mémoire d’un saint, histoire d’une Église, Paris, Cerf (« Histoire religieuse de la France » 35), 2010, 919p. ISBN 978-2-204-08745-2

1 Un personnage élevé au rang de mythe national, huit siècles d’histoire, vingt chapitres, 919 pages très denses : à première vue, cette « version allégée » (p. 7) d’une thèse dont il est difficile d’imaginer les proportions originelles laisse songeur. Le lecteur est invité à suivre le parcours de saint Remi de Reims (ca 438 – ca 534), de ses origines familiales à la stabilisation de sa figure de garant du sacre des rois de France. Plutôt qu’une architecture argumentative, la chronologie structure cet ouvrage dont le découpage en quatre sections suit l’enchaînement des dynasties. Ainsi, au premier abord, il ne semble pas évident que cette cathédrale historiographique se construit sur une problématisation, ni qu’elle vise à soutenir une thèse, au sens argumentatif du terme. Par ses propriétés externes, l’ouvrage prend l’allure d’une synthèse monographique, d’un ouvrage appelé à servir aux consultations ponctuelles. Après tout, la conclusion ne fait que cinq pages (p. 765-769), ce qui suggère qu’il n’y avait pas besoin de faire un bilan. Allons voir.

2 D’emblée, M.-C. Isaïa convainc de l’intérêt de son objectif et de sa méthode. Il s’agit de faire de Remi un personnage d’histoire à part entière en l’affranchissant de sa fonction de faire-valoir auprès de Clovis. Dès lors, l’approche chronologique se justifie : au-delà du parcours de vie de Remi, son culte ne peut s’appréhender que dans ses variations dans l’espace et ses transformations dans le temps (p. 17-20), jusqu’à la réalisation du culte national rémigien qui sert de terminus ad quem à l’ouvrage. Ainsi, ce Remi de Reims

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tisse un long enchevêtrement polyphonique : histoire de la cathédrale de Reims et du monastère Saint-Remi, histoire de Remi évêque et de Remi apôtre des Francs, histoire du culte de Remi à Reims et hors de Reims, hagiographie de Remi avant et après Hincmar, instrumentalisation de saint Remi pour ou contre les Carolingiens... La cohérence de cet assemblage s’affirme à chacune de ses étapes parce que M.-C. Isaïa ne perd jamais de vue son interrogation première : qui était Remi de son vivant et qui devint-il dans la mémoire des hommes ? Elle procède méticuleusement, suivant le cours des textes – hagiographiques pour la plupart – grâce à une approche critique bien équilibrée entre inspiration historienne et prudence méthodologique.

3 Sur l’ensemble, les détours scénographiques sont rares et plutôt brefs1. Déjà, la reconstitution du réseau familial de Remi ouvre la voie cardinale de l’ouvrage, puisque les premières pousses du culte rémigien s’enracinent dans les milieux aristocratiques dont le saint était issu (p. 46-60). En rétrospective, le lecteur est amené à comprendre qu’il y a là la fondation du parcours épiscopal de Remi et l’inspiration durable de sa figure de saint rémois. Car sa réputation de sainteté se définit d’abord autour de son activité comme pasteur de la province de Reims. Pour les chrétiens des régions où il a exercé son apostolat, Remi reste ce noble archevêque qui a contribué à donner forme à la province ecclésiastique rémoise au cours d’un archiépiscopat exceptionnellement long. S’il se révèle thaumaturge à la fin de sa vie (p. 175-178), il ne semble pas s’être démarqué par sa pensée, son activité d’écriture, son verbe ou ses engagements politiques. En effet, le Remi historique n’a pas laissé grand-chose en matière de sources contemporaines : quatre lettres, deux poèmes, un testament... La récolte n’est guère plus riche pour les premiers siècles suivant sa mort. Pour retrouver les traces du premier culte rémigien, M.-C. Isaïa se tourne vers l’archéologie et la toponymie en passant par les dédicaces d’églises et la topographie. Elle traque les mentions de son personnage partout où elles surviennent. De la deuxième partie, il ressort que les premiers soutiens du culte se trouvent parmi le clergé rémois et l’aristocratie austrasienne, bien plus que chez les rois francs (c. VI-VIII). Le Remi historique n’est pas trahi par la mémoire des hommes ; il avait bien été cet évêque de haute naissance, d’abord voué à sa charge pastorale, peu dépendant des souverains, peu soucieux des affaires du royaume. En plus de l’histoire d’un culte, les recherches de M.-C. Isaïa sur les soutiens de Remi donnent à connaître les réseaux aristocratiques austrasiens sous un angle original, notamment par son respect de la dynamique des interactions. Des Mérovingiens aux premiers Carolingiens, les alliés de saint Remi ne sont pas toujours du même bord. À l’aube du VIIIe siècle, la figure de Remi faiseur de roi, apôtre des Francs reste à inventer.

4 La troisième partie de l’ouvrage aborde les premières sources hagiographiques consacrées à Remi, dont les textes nous sont parvenus. La figure du saint ne se fige pas ; elle reste changeante, au gré des contextes de son évocation – notamment sous Louis le Pieux, lorsque surgit l’idée que Remi aurait été le baptiste de la nation franque tout entière (p. 407-415). Mais l’essentiel de la contribution de cette période à l’histoire du culte rémigien nous vient d’Hincmar de Reims, à qui M.-C. Isaïa consacre trois chapitres, dont deux pour la Vita Remigii – œuvre polymorphe entre miroir, polyptyque et catéchisme (p. 491-500) –, pour laquelle il n’est pas abusif de parler de réhabilitation2. Ici encore, la relation entre Remi et les événements contemporains se présente comme le résultat d’une conjoncture complexe et mouvante. La rédaction de la Vita marque la dernière tentative d’Hincmar pour adapter le matériel rémigien à ses

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besoins du moment. Le miracle de la sainte ampoule passe alors à l’écrit, mais la royauté prendra encore du temps pour en faire un outil de légitimation. La dernière transformation du culte rémigien ne vient pas avec Hincmar, puisque ses successeurs immédiats reprennent le culte traditionnel réservé à Remi, pasteur des Rémois (c. XVI- XVII).

5 À ce stade, il devient évident que ce Remi de Reims fait foi d’une des caractéristiques ontologiques de l’histoire : les évolutions n’ont rien d’obligé. La transformation de Remi en protecteur de la couronne et apôtre des Francs n’était pas inexorable. Elle se trouve déjà en germe chez Grégoire de Tours, mais cette graine aurait pu être emportée et oubliée. De Sigebert Ier (†575) à Charles le Simple (†929) et même au-delà, l’engagement des rois en faveur du culte rémigien n’est jamais gagné ; il n’a jamais exactement la même tonalité. En effet, M.-C. Isaïa montre que si le Xe siècle est marqué par le patronage de Remi sur la famille carolingienne (c. XVIII-XIX), la réalisation décisive du lien entre le peuple franc, la royauté, Remi, le sacre et Reims ne se réalise véritablement qu’au XIe siècle, par les interventions disjointes des papes Sylvestre II, Léon IX et Urbain II dans les affaires de France, mais surtout parce que Philippe I er (†1108), pour réaffirmer son autorité sur la Champagne, a repris la dévotion rémigienne des seigneurs de Crépy-en-Valois (c. XX). En ce sens, cette quatrième partie aurait dû s’ouvrir avec le chapitre XVIII, lorsque l’association déterminante de Remi à la royauté française devient l’axe principal de l’ouvrage.

6 Au fil de son étude, M.-C. Isaïa ouvre plusieurs dossiers importants : vase de Soissons (p. 110-113) ; contribution de Venance Fortunat à l’hagiographie rémigienne (p. 207-224) ; Vita Remigii d’Hincmar de Reims (p. 465-500) ; invention de la sainte ampoule (p. 455-457) ; fixation du sacre à Reims (p. 679-694). Bien entendu, l’étude du Remi historique amène à reconsidérer l’épisode du baptême de Clovis ; ce que M.-C. Isaïa propose est à la fois original et convaincant (p. 163-169). Il serait facile d’allonger la liste de ces dossiers. Manifestement, le changement de perspective opéré par M.-C. Isaïa profite non seulement à l’histoire de Remi, mais aussi à celle de la royauté franque des origines.

7 Des hésitations exprimées ici en introduction, il ne reste rien. Mais l’exercice du compte rendu se passe difficilement de l’expression de quelques critiques. Il a déjà été question de ces passages dont l’utilité démonstrative n’est pas toujours assurée. Pour le reste, il en est d’autres qui semblent discutables, ce qui est attendu dans une publication aussi imposante. De ce fait, des questions subsistent dans la tête du lecteur ; par exemple, le dynamisme apparent de Remi dans la mise en ordre de la province de Reims pourrait-il être un effet de la longévité exceptionnelle de son archiépiscopat ? Peut-on écarter la possibilité que Remi n’ait été qu’un prélat ni plus, ni moins dynamique qu’un autre, simplement favorisé par la fortune ? Après tout, il fut responsable pendant plus de soixante-dix années d’une province importante, à un moment clef de la réorganisation politique et sociale de l’Occident. Parfois, face à une documentation indigente, M.-C. Isaïa donne l’impression de faire flèche de tout bois ; certaines argumentations par la négative ne sont pas tout à fait convaincantes (par ex. p. 589-590). Mais elle prend toujours soin de souligner les limites de ses propositions. Enfin, il est des petits détails qui gênent : le tableau généalogique des sources rémigiennes ne contient pas l’ensemble des deperdita dont M.-C. Isaïa prouve la réalité (p. 393). On ne comprend pas bien la raison pour laquelle elle laisse dans l’ombre l’archevêque Milon (719-743) et encore moins sa décision de ne pas utiliser l’édition

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critique de l’œuvre hagiographique d’Adson de Montier-en-Der publiée sept années avant la sortie de son livre – imperfection qu’elle reconnaît, mais sans la justifier de manière convaincante (p. 667, n. 1). D’ailleurs, les cartes et les graphes sont frustes, ce qui est d’autant plus étonnant que la thèse est publiée longtemps après la soutenance. Ce genre de raccourci jette un doute sur le niveau de précision du travail d’adaptation effectué après la défense de la thèse.

8 Mais en définitive, il n’y a là que des récriminations mineures ; un esprit moins chagrin ne les mentionnerait pas. Ce qu’il faut retenir, c’est que M.-C. Isaïa a su faire de sa thèse un véhicule d’érudition aussi agile et élégant qu’utile à la recherche et stimulant pour le lecteur. À près de mille pages, c’est un véritable tour de force. La lecture de Remi de Reims s’avère une riche expérience, même pour un historien peu versé en hagiologie. Une grosse semaine de lecture ? Certes, mais des plus profitables.

9 En fin de parcours, cet historien s’étonnera même de trouver la minuscule conclusion parfaitement mesurée. Il n’était pas nécessaire d’en faire plus. Lorsque le thème mélodique initial infuse toute une composition musicale, il n’est guère besoin d’en alourdir la finale par d’interminables codas. Le livre de M.-C. Isaïa possède cette qualité. La bonne intégration de toutes les parties de l’ouvrage, la forte continuité des idées directrices, l’uniformité de ton et d’argument rendent inutile d’y adjoindre une récapitulation par le détail. Plus encore, l’effet totalisant de son parcours chronologique provoque chez le lecteur un effet proustien inattendu : le livre terminé, il est tentant d’en reprendre la lecture. Étourdi par le passage des siècles, arrivé au moment où le mythe du sacre des rois et de l’apostolat des Francs se durcit, il redevient nécessaire au lecteur de s’interroger : qui était donc ce Remi, archevêque de Reims ? Il a entre les mains tout le nécessaire pour creuser la question.

NOTES

1. Par exemple, les pages sur les personnages connus sous le nom de Remigius aux IVe-Ve siècles (p. 27-46) et celles sur les membres de la famille de Remi qui lui survivent (p. 178-185) ont quelque chose d’anecdotique. 2. Comparer : J. Devisse, Hincmar, archevêque de Reims (845-882), Genève, Droz, 1976, p. 1004-1052.

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Insaf Machta, Poétique de la ruse dans les récits tristaniens français du XIIe siècle

Amy Heneveld

RÉFÉRENCE

Insaf Machta, Poétique de la ruse dans les récits tristaniens français du XIIe siècle, Paris, Champion (« Essais sur le Moyen Âge » 48), 2010, 380p. ISBN 978-2-7453-2048-3

1 Dans son livre Poétique de la ruse dans les récits tristaniens français du XIIe siècle,Insaf Machta analyse la poétique de la ruse pour renouveler de manière pertinente la notion de l’amour qualifié de courtois. Fruit de sa thèse de doctorat, soutenue à l’Université de la Manouba à Tunis, l’ouvrage commence par une contextualisation du concept de ruse, définie grâce aux travaux d’anthropologues et de folkloristes. L’auteur affirme que bien que les romans tristaniens ne soient pas des trickster tales, la « démarche déceptive » (p. 14) revêt un rôle crucial dans les récits tristaniens. Or considérer la ruse comme un moteur de l’action tristanienne ne va pas de soi : il est en effet rare de l’associer au roman courtois en général. Car la ruse appartient à Renart et aux fabliaux, et non au monde de la courtoisie. Insaf Machta s’attache pourtant à démontrer qu’une telle vision est non seulement erronée, mais encore qu’elle empêche les lecteurs actuels de percevoir clairement le statut discursif de l’amour courtois, ce graal hérité des premier médiévistes. Il ne s’agit d’ailleurs pas de la toute première tentative de rapprochement entre l’univers tristanien et la ruse. Cités par l’auteur dans son introduction, deux articles, l’un de Nancy Freeman Regalado (1974) et l’autre de Merritt Blakeslee publié dix ans plus tard, proposent de comparer Tristan à Renart ou à un trickster (p. 10). L’adroite analyse de ces articles, qui annonce la qualité des critiques qui figurent tout au long de l’ouvrage, révèle que, même si « l’histoire des amants de Cornouailles n’est pas pour autant une histoire de trickster », la ruse est « une donnée actancielle

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structurante ayant une portée idéologique » (p. 14). Le reste de l’ouvrage suit dans l’ordre les éléments de cette phrase : après avoir établi le rôle de la ruse dans la structure des œuvres, Insaf Machta met en lumière sa portée idéologique.

2 La première partie, « Les dispositifs de la ruse » (p. 23-146), analyse les diverses manipulations de l’espace, des objets et du langage qu’exige la ruse. Loin d’être anti- courtoise, comme certains critiques le soutiennent, la ruse est nécessaire à l’histoire d’amour tristanienne. Cette exigence est d’autant plus manifeste que c’est sur les stratagèmes de Tristan et d’Yseut que repose l’intérêt du récit. Contraints de vivre séparés et affligés par cette séparation obligatoire, les amants doivent recourir à une démarche rusée pour vivre leur amour. La ruse donne ainsi son impulsion à la narration. Le désir amoureux dicte aux amants leurs tactiques manipulatrices, qui sont soutenues par les destinataires comme par le narrateur. A lire les pages d’Insaf Machta, le lecteur se demande toutefois si son acception de la ruse n’est pas inadaptée à l’histoire des amants ou identifiée de manière trop large, tant elle englobe aussi bien les actes des amants que ceux de leurs adversaires. La ruse apparaît ainsi comme un compromis (p. 19) qui désigne l’espionnage au même titre que le voyeurisme (p. 24-46). Le serment peut en être une (p. 103), ainsi que les célèbres jeux de mots entre les amants sur l’amer / l’amer / la mer, qui deviennent « un aveu détourné » (p. 105). L’ambiguïté du langage joue certes un rôle primordial dans les romans, mais procède-t- elle toujours d’une démarche rusée ? Toute complainte amoureuse est-elle une ruse ? Le doute subsiste, particulièrement en ce qui concerne le dernier chapitre de cette partie, consacré au déguisement. L’analyse peine, par exemple, à identifier la ruse en tant que telle dans le discours de Tristan fou : en effet, la ruse peut-elle vraiment prendre forme alors même que l’amant n’est plus maître de lui ? Le commentaire sur le langage de Tristan dans la Folie d’Oxford, « un mélange de rhétorique courtoise et de grivoiserie », laisse en suspens la question de cette maladie amoureuse à la fois feinte et réelle (p. 144). Néanmoins, l’auteur soutient adroitement que le moteur de la narration est toujours un désir d’union entravé et que sans la ruse, l’histoire ne pourrait pas se dérouler. La diégèse dépend des machinations des amants, tout comme leur désir interdit exige le secret.

3 La deuxième partie, « La fonction de la ruse dans l’économie du récit » (p. 149-271), commence justement avec un chapitre intitulé « Le désir ou la genèse de la ruse » (p. 149-174), qui traite de ce que l’auteur désigne comme une « connivence » entre la ruse et le désir. La ruse est ici une « expression emblématique du désir » (p. 153). Les différents désirs des personnages dans les différentes versions de la légende sont passés en revue. Ainsi le désir apparaît comme la « matrice de l’action rusée dans le lai du Chievrefoil » (p. 170), et son expression donne lieu à des « stratégies spéculatives chez Thomas » (p. 172). Encore une fois, la manière dont tout événement du récit est qualifié de ruse laisse le lecteur perplexe – la scène de la Salle aux images en serait-elle une également ? L’auteur se sert en somme de la ruse comme d’une clef de lecture pour tenter de circonscrire les ambiguïtés de l’histoire d’amour. En d’autres termes, elle propose de lire le double discours de la reine et de Tristan à travers le prisme de la ruse, susceptible d’expliquer les constats et les mensonges, ainsi que les déclarations et les actes de repentir qui les accompagnent. Les récits tristaniens sont ensuite analysés à l’aide des outils proposés par C. Brémond et R. Barthes dans L’Analyse structurale du récit (p. 177-240). Le dernier chapitre de cette partie, intitulé « La Ruse, l’écriture, la réécriture », interroge de manière pertinente les ruses propres à l’écriture. Cette mise

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en rapport de l’engin du conteur et de l’engin des personnages offre des pistes fécondes pour mieux comprendre les variations que présentent les différentes versions de la légende de Tristan et Yseut. La réécriture, source de toute écriture médiévale, est rapprochée d’une « démarche déceptive » non négligeable, puisqu’elle est « un principe générateur de récits » (p. 271). Fort de ces constats, l’auteur explique finalement le véritable intérêt de lire la matière tristanienne à la lumière de la ruse : « La mouvance de l’estoire est ainsi investie d’une portée idéologique fondée sur des réalisations différentes du code courtois. Étudier la portée idéologique de la réécriture revient d’une certaine manière à cerner la portée idéologique de la ruse, cette dernière étant au cœur des modalités du vécu amoureux et du désir de réécriture qui fonde la matière tristanienne » (p. 271).

4 On aurait aimé lire de tels propos avant le dernier tiers du livre. La dernière partie, « La portée idéologique de la ruse » (p. 273-356), comble néanmoins les attentes que les deux premières ont suscitées. L’auteur y présente, par le biais de sa compréhension de la ruse, une fine analyse de la culture dite « courtoise » et de ses antinomies. Dans les récits tristaniens, la ruse trace ses stratagèmes entre felonie et corteisie, commente la féodalité, et devient, à juste titre, « le support de l’inventivité discursive de l’amour courtois ». Dès lors, Insaf Machta recourt à l’intelligent article de R. Schnell, « L’Amour courtois en tant que discours courtois sur l’amour » – un texte de 1990 qui tente de mettre fin à l’envie de définir concrètement « l’amour courtois » –, pour déclarer avec lui qu’il s’agit là non pas d’un code établi mais d’un « phénomène discursif » (p. 306). Le dernier chapitre, sur la ruse et la transcendance, esquisse une approche du religieux dans le discours amoureux. Enfin, les conclusions de l’auteur mettent en doute la division désuète de la tradition tristanienne en deux branches, l’une commune et l’autre courtoise. Même s’il demeure discutable d’évoquer une « ruse de l’Inconscient » (p. 247) ou d’affirmer que le « rappel d’une action rusée équivaut dans les Folies à une ruse » (p. 250), la fin de cet ouvrage livre des résultats probants. À travers cette étude prometteuse, la ruse s’avère être une manière fertile d’aborder le corpus tristanien, voire d’autres textes de la tradition courtoise. Bien équilibrée, cette étude permet en outre de comparer les différentes versions des récits tristaniens, offrant ainsi au lecteur une vision globale de la légende au Moyen Âge. L’absence du Tristan Rossignol parmi les œuvres analysées est pourtant regrettable. Il s’agit d’un épisode unique de l’histoire qui est inséré dans un débat amoureux, et où Tristan mime le chant d’un oiseau pour attirer sa bien aimée – un excellent exemple d’une ruse d’amant qui figure une ruse lyrique et poétique. Dans tous les cas, Insaf Machta ouvre une nouvelle voie à cette matière, montrant clairement que la ruse n’est pas que du ressort des renards : elle appartient aussi aux amoureux.

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Nicolas Poirier, Un espace rural à la loupe. Paysage, peuplement et territoire en Berry, de la préhistoire à nos jours

Françoise Michaud Fréjaville

RÉFÉRENCE

Nicolas Poirier, Un espace rural à la loupe. Paysage, peuplement et territoire en Berry, de la préhistoire à nos jours, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2010, 233p. ISBN 978-2-86906-252-8

1 Le propos était ici de tester une méthode pour l’étude des composantes d’un espace rural qui soit globale, prenant en compte l’ensemble des données récupérables à l’aide de toutes les techniques archéologiques et historiques utilisables. Le terrain a été choisi dans une zone pauvre, voire vide de repérages anciens, sise à la limite de deux diocèses (Nevers et Bourges) : les 50km2 des terroirs des localités de Sancergues, Saint-Martin des Champs et Charentonnay, actuellement dans le Cher1. Le tout est accompagné de 44 cartes et 59 figures. L’ouvrage a une maquette très recherchée, parfois inutilement (trois couleurs, tailles et caractères différents pour le seul titre… et les numéros de page sont illisibles pour une recherche rapide).

2 Les deux premiers chapitres présentent en une cinquantaine de pages les choix et la méthode : la « micro échelle » spatiale2 dans la longue durée, le soutien d’un axe de recherche collectif (ici le PCR Berry). Le rassemblement des sources est allé d’une prospection systématique de tout le mobilier céramique sur une bande de 9km de long sur 2 de large, jusqu’à la réunion de toutes les données écrites (textes, plans et cartes) en passant par les données géophysiques et géochimiques et l’utilisation systématique des – relatives – facilités du SIG.

3 Les quatre chapitres centraux s’interrogent en premier (c’est le chapitre le plus long) sur le peuplement (habitats et exploitation des ressources du sol). L’abondance des épandages étant posé comme marque d’un grande proximité physique entre habitats et

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leur aire d’exploitation, en analysant les résultats des relevés des épandages de céramiques plus ou moins abondants (un seul établissement en regroupe 60% du total, p. 56) et les mettant en rapport avec les contraintes naturelles, on obtiendrait une base sûre. Sont ainsi passés en revue la proximité de l’eau, la pente et l’orientation des légers reliefs habités, la pédologie et finalement les besoins humains de se déplacer, la proximité ou non de voisins, la présence de matières premières (fer, bois) et d’énergie possible (moulins à eau). On en vient dans un deuxième temps à l’étude régressive des territoires (par les sources écrites et les plans terriers), en partant du réseau viaire et l’impact de la création de la RN 151 (Bourges-Auxerre par La Charité) ; les masses culturales étaient presque aux trois quarts en labours (en lanières, selon le cadastre de 1829), au quart en couvert forestiers, le reste en pâtures. L’habitat se répartit en trois bourgs ou villages, plus des hameaux et des « métairies » lesquels déterminent largement les blocs de parcellaires. Enfin, on aborde l’encadrement humain historique des territoires : trois paroisses, avec le cas intrigant de la longue cohabitation de deux centres paroissiaux distants de 500 m de part et d’autre d’une rivière très mineure (Saint-Martin-des-Champs étant le premier né, aujourd’hui sans église), des seigneurs principaux (le chapitre de Saint-Cyr de Sancergues et la vassalité de Sancerre), les seigneuries d’une dizaine de fiefs généralement dotés de « maisons fortes » pour les périodes médiévales et modernes. L’analyse des propriétés foncières du XIXe s., exploitées par des propriétaires pour 2/3 des cas, est conforme aux exemples connus des limites des déplacements humains et animaux : moins de 2 km. Pour terminer l’exposé central, on revient aux épandages hors sites (habités) qui permettraient d’aborder la réalité des territoires exploités depuis l’Antiquité, car ils sont révélateurs des amendements effectués à partir des tas de fumier. Ces épandages paraissent relativement abondants à l’hectare aux Ier- IIIe s., puis aux VIIIe-Xe s., enfin après le XVIe s., les intervalles étant fort pauvres ; cependant les espaces ainsi « enrichis » demeurent fort réduits, jamais à plus de 30% des espaces prospectés. Pour terminer le vif du sujet un chapitre de modélisation tente de cerner le temps long, puis le temps court, par l’application de visualisations généralement utilisées en géomatique avec les barycentres des zones d’épandage et leur déplacement dans le temps. Outre un mouvement vers l’est, on a deux périodes de dilatations assez peu importantes (IVe-VIIIe s. et XVIe-XVIIIe s.) et, par ailleurs, avec toutes les corrections nécessaires, on constate que les contraintes purement environnementales ont fort peu joué sur ces glissements. Dans le temps court des données textuelles, et plus particulièrement celui que les cadastres permettent de lire (1723-1839) et cartographier par cellules sur une partie centrale de l’espace envisagé, on en conclut également à une stabilité générale, sinon quelques déboisements/reboisements, bien délimités et liés à des points abandonnés ou récupérés sur des terres médiocres. On peut enfin préciser une évolution de l’intensité moyenne d’occupation par mailles documentées : entre un XVe s et un XVIIIe siècle presque équivalents, on aurait une baisse au XVIe s, suivie d’une belle remontée au XVIIe s.

4 Le travail se clôt par un chapitre comparatif de la micro-région de Sancergues en regard d’espaces français différents, plus vastes ou de tout autre nature : Levroux (Indre) publié par Olivier Buchsenschütz et son équipe en 1988, Carentois (Morbihan) analysé par Grenville Astill et William Davies en 1997, Neuvy-le-Roi (Indre-et-Loire) examiné par Nathalie Poirot en 1998 ; sans surprise, on relève les particularismes locaux et les tendances voisines.

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5 À la lecture attentive de ce travail on ne peut que reconnaître l’extrême soin avec lequel l’auteur explique ses démarches et étaie ses approches multiples de toutes les références et les prudences qu’il juge nécessaires : on ne nous épargne rien et on ne saurait s’en plaindre. Il avait déjà présenté en 2004 quelques-unes de ses interrogations prudentes sur les SIG dans un article de société savante locale (non cité dans sa bibliographie)3. Néanmoins on doit faire remarquer que le résultat est plutôt mince, malgré les tableaux, cartes et statistiques, et que l’historienne demeure perplexe sur bien des points. Le premier est l’exercice périlleux des trop nombreuses cartes muettes... Si l’on connaît, comme la signataire de ces lignes, fort bien la région, on peut s’en tirer sans le secours de cartes topographiques extérieures, mais si l’on espère un public et surtout un public non français, il faut peut-être ne pas le perdre en route par manque de pédagogie. C’est criant pour les cartes 17 à 19, sans doute intéressantes à établir, mais dont le commentaire est ici indigent ; de plus, on n’a pas la mention des noms de la cinquantaine de lieux habités du cadastre de 1829 (carte 24), bourgs, hameaux, maisons isolées ou métairies, dont les cartes 9 ne donnent les noms que jusqu’au XVIe s., et pas d’index des noms de lieux. Même silence pour la carte 34 (propriété foncières et points de peuplement) et la figure 41 : la carte (sans légende) montre 16 points centraux de propriétaires exploitants et leurs terres – si l’on a bien compris – et la figure offre 21 toponymes non situés pour ces mêmes données.

6 Le changement permanent de « loupe », donc d’utilisation successives ou simultanées de sources qui ne portent pas rigoureusement sur le même espace, se traduit aussi dans les échelles variables des cartes et brouille les possibilités de synthèses : on est parfois sur l’espace des trois communes du XIXe siècle (cadastre 1829), tantôt, et le plus souvent, sur le couloir de collecte archéologique (depuis le Ve s. A. C. et au demi mètre près…), plus loin sur l’aire du plan terrier de 1723 (carte 29), ailleurs sur le cadastre « napoléonien », enfin sur les données purement textuelles et vagues d’une châtellenie mal définie et/ou de fiefs non situés. Du coup, la volonté d’extrême rigueur scientifique – visant à la modélisation des différentes études – se noie dans des contradictions étranges dont on cite ici un exemple : l’affirmation de l’« absence totale d’éléments documentant les territoires pour le xve siècle » (p. 42) est contredite à la page suivante par la figure 5, où l’on a un histogramme nous donnant la chrono-typologie des mentions textuelles localisées, soit 82 mentions pour le XVe siècle.

7 La volonté d’une prise en compte globale de toutes les données est, à l’examen, fort sélective : les structures sociales ne sont pas du tout abordées, les hommes sont absents, ce n’est donc apparemment pas un souci pour l’histoire rurale ni celle de l’histoire du peuplement. Quels sont donc alors ces 22 arrière-fiefs de la déclaration de Pierre de Sully au comte de Sancerre de 1324, conservée dans le fonds du comté avec la belle description du fief des Deux-Lions par Étienne d’Arquin en 1341, ici ignorée ? Qu’en est-il des modes d’exploitation et de leur influence sur la pérennité des lieux d’habitat et de domination du sol, on nous parle des moulins mais pas des fours. Nous sommes en pays de coutume de tenures en bordelage et l’existence des « même pot et même feu » en découle (comparsonneries, frérêches, indivision, etc.) : peut-on en mesurer depuis le XVIe s. l’influence sur la stabilité des métairies et hameaux ? La démographie est totalement laissée de côté pour la période postérieure à 1500. Il y a cependant quelques données fournies par les bons auteurs4 et des relevés de tailles qui montrent les différences de densité globale entre les trois paroisses et permettent également de comprendre quelques variations de prise et déprises du sol.

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8 Qu’on ne se méprenne pas : le travail de N. Poirier est passionnant, minutieux et prudent. Mais une lecture très attentive suscite beaucoup plus de questions critiques que d’adhésion à la méthode et l’on reste déçue des résultats.

NOTES

1. Tous trois dans le canton de Sancergues, ar. de Bourges. 2. Au sens repris des météorologues et des océanographes, soit la très grande échelle géographique, c’est un peu de l’afféterie : nous ne sommes en rien dans la mécanique des fluides. Le terme est également passé dans le vocabulaire de l’anthropologie. 3. N. Poirier, « L’implantation des sites ruraux dans le Sancerrois antique : apports et limites du Système d’Information Géographique », Cahiers d’archéologie du Berry, 159 (3e trimestre 2004), p. 33-46. 4. Jacques Dupâquier, Statistiques démographiques du Bassin Parisien, 1636-1720, Paris, 1977, p. 111-119 ; État des paroisses de la Généralité de Bourges en 1686 par René Charles Noblet, Christian Poitou et Jean-Pierre Surrault (éd.), Châteauroux, 2000 ; Paroisses et communes de France : 18, Cher, Catherine Canu (éd.), Paris, CNRS, 1993.

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Antonio Telesio de Cosenza, Petit traité des couleurs latines (De coloribus libellus), éd. Michel Indergand et Christine Viglino

Franck Collin

RÉFÉRENCE

Antonio Telesio de Cosenza, Petit traité des couleurs latines (De coloribus libellus), éd. Michel Indergand et Christine Viglino, Paris, Estienne, 2010, 142p. ISBN 978-2-901114-36-9

1 L’École Estienne, à Paris, forme depuis plus de cent vingt ans aux métiers des Arts et des industries du Livre. Elle a pris pour nom ceux d’illustres humanistes qui furent aussi de grands imprimeurs, Henri Ier Estienne (1470-1520) et son fils Robert Estienne (1503-1559). Mais elle abrite de plus une bibliothèque exceptionnelle, ouverte aux chercheurs, et comprenant quelques incunables inestimables, quatre cents ouvrages allant du XVIe au XVIII e siècle, des catalogues de fondeurs rarissimes et un fonds documentaire sur les arts graphiques. C’est de ce trésor que sa bibliothécaire, Anouk Seng, a exhumé le De Coloribus libellus (éd. de 1549) en le faisant figurer au cœur d’une exposition sur le « Rouge » à l’École Estienne (janvier 2009). Un projet de revalorisation de cette œuvre unique a immédiatement vu le jour, confié à Michel Indergand, chromatologue, pour la préface, et à Christine Viglino, agrégée de Lettres Classiques, pour la traduction et les notes. Le volume a pris naturellement sa place dans la collection « Les inédits d’Estienne », inaugurée à l’École en 1951 et qui comprend une vingtaine de titres.

2 Antonio Telesio (1482-1534), natif d’une famille noble de Cosenza (Calabre), fut professeur de rhétorique et de littérature grecque et latine à Milan (1518-1523), à Rome (1523-1527) et à Venise (1527-1529). Il composa une tragédie, Imber aureus (La Pluie d’or),

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sur le mythe de Danaé, et une œuvre poétique (Idyllia, Carmina), en partie perdue. Il marqua surtout de son empreinte la théorie des couleurs, tout comme son neveu Bernardino Telesio (1509-1588), dont il fut le tuteur et le mentor. C’est à Venise, en 1528, qu’il acheva le De Coloribus libellus, imprimé par Bernardini Vitalis. En 1529, il regagna Cosenza et y mourut en 1534, dans sa cinquante-deuxième année.

3 Le Petit traité des couleurs latines (dont on a ici le fac-similé de l’édition Estienne de 1549) est une œuvre concise, rédigée en latin, et comprenant treize sections, douze sur les termes de couleurs, plus un épilogue qui leur sert de conclusion. Dans un bref préambule, Telesio affiche d’abord une préoccupation de linguiste plutôt que de chromatologue : « Je ne m’adresse, dit-il, ni aux peintres ni aux philosophes mais uniquement aux philologues qui recherchent avec application un usage pertinent de la langue latine ». C’est un amoureux de la littérature gréco-latine, tout particulièrement de Virgile et de Pline l’Ancien, qui entend restituer la meilleure compréhension des termes de couleurs qui y sont employés. Il a remarqué que les perceptions colorées ont beaucoup évolué dans la langue, et qu’il est nécessaire de les préciser sans reporter à toute force sur le monde latin nos propres découpages culturels, quitte à souligner certaines contradictions.

4 Telesio procède ainsi à l’examen des douze couleurs les plus illustres de la langue latine : coeruleus (« bleu vif et profond »), caesius (« pers »), ater (« noir terne »), albus (« blanc »), pullus (« brun noirâtre »), ferrugineus (« rouillé »), rufus (« roux »), ruber (« rouge »), roseus (« rose »), puniceus (« ponceau »), fulvus (« jaune ») et viridis (« vert »). Ce bref catalogue est en réalité augmenté de cent-deux autres termes que l’on trouve répertoriés dans un « Index des couleurs » alphabétique, inséré, à l’origine, à l’entrée du livre et formant le relevé terminologique le plus étendu de son temps. Albus (blanc), « couleur » dite la plus pure, ouvre ainsi d’autres nuances : candidus (« blanc brillant »), candens (« chauffé à blanc »), canus (« gris », « chenu », « argenté », caractérisant souvent les cheveux et la barbe du vieillard) ou leucophaios (« blanc sombre », qui participe, pour les Grecs, du blanc et du noir). On voit donc comment le goût pour la terminologie comporte fondamentalement en lui un intérêt aigu pour le chromatisme. Avant d’en préciser les nuances, chaque couleur est définie par ses propriétés naturelles : coeruleus est le « bleu vif et profond » caractéristique du « ciel serein » (coelum) ; caesius, « pers », dérive de caedes (« meurtre »),et désigneles yeux menaçants capables de tuer, comme ceux de Minerve ; ater (« noir »), « couleur » effrayante, est à rapprocher de l’anthrax, c’est-à-dire du « charbon éteint » ; pullus, « brun noirâtre », est la couleur de la terre ; ruber, « rouge », est la couleur du sang des êtres vivants et doit être distingué, par sa coloration, de rufus (« roux ») ; roseus (« rose ») est « la plus agréable de toutes les couleurs », parce qu’elle ressemble le plus à la couleur de la chair (incarnatus) ; fulvus, « jaune », est la couleur la plus lumineuse, fréquemment associée à la beauté ; viridis, « vert », est la couleur des herbes qui, par leur variété, n’ont jamais tout à fait le même vert ; etc.

5 Après ce descriptif chromatique, Telesio livre, dans l’epilogus, une synthèse très aboutie de sa réflexion. Ce dernier chapitre représente à lui seul un tiers de l’ouvrage. L’auteur y traite du « bigarré » (discolor), utile pour caractériser les textures possédant au moins deux couleurs, tels les vêtements, le ciel ou la robe d’un cheval. Il relève chez les poètes une interchangeabilité des couleurs, pour peu qu’il existe entre elles une affinité : ainsi Virgile qualifie les yeux de Minerve de « jaunes » au lieu de « bleu-vert » pour souligner qu’ils étaient également plein de charme ; pareillement du Tibre, qu’il décrit tantôt

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bleu-vert, tantôt jaune. Ainsi constate-t-il qu’en poésie le blanc est souvent employé pour le blême, le bleu vif et profond pour le verdâtre, voire même pour le noirâtre. Il commente l’opposition noir / blanc qui est constitutive de notre manière de penser (depuis l’encre qui imprime le papier blanc), et le trait dominant de notre sensibilité aux contrastes. Il dénote l’existence des couleurs changeantes (decolor), qui varient d’une minute à l’autre ou lorsqu’on se déplace : les couleurs des arcs-en-ciel, des nuages, de la mer, de la gorge du pigeon, de la couleur des yeux… Il divise les couleurs en deux groupes, les unes étant dites « fleuries » (floridos) – le vermillon, le pourpre, le sandragon, l’azur, le vert émeraude et l’indigo –, toutes les autres étant « austères » (austeri) ; il en distingue néanmoins aussi de « douces » (suaves) qui ont un charme particulier pour les hommes – le jaune doré, le pourpre, le blanc brillant et surtout le rose – et de « sales » (sordidi) parce que ressenties comme tristes et lugubres (le noir terne, le brun noirâtre, le rouille et le bleu sombre), et prises de ce fait pour couleurs du deuil.

6 Dans le même épilogue, Telesio passe en revue l’origine lexicale des termes de couleurs : entre ceux qui tirent leur nom de leur lieu d’origine (le rouge de Carthage), ou d’un métal (le gris plomb, l’argenté), ou d’une plante (le rouge du phoenix – un palmier ; le jaune citron), ou d’un animal (le gris souris), ou même de divers éléments (le rouge flamboyant par lequel Accius et Catulle qualifient l’éclat du soleil). Ces comparaisons avec des éléments naturels lui permettent de conclure que la nature aime les couleurs, et d’établir une hiérarchie des préférences qu’elle instaure, partant du ciel pour aller vers les créatures les plus humbles : il s’agit du bleu (du ciel), du jaune (des étoiles), du vert, brun et blanc (de la terre, qui se recouvre périodiquement de ces teintes), du noir (de la nuit ou de nations comme les Indiens et les Éthiopiens), et enfin du rouge (du sang de tous les êtres vivants).

7 Le traité de Telesio connut une grande fortune au XVIe siècle, puis fut l’objet de plus rares rééditions, la dernière datant tout de même de 2002 (Color Academy, Londres). Goethe fit notamment sa notoriété en l’introduisant dans ses Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs (1810). Pour sa part, Robert Estienne l’imprima à diverses reprises, le brochant à la suite d’œuvres de Lazare de Baïf (1496-1547), un érudit qui traite dans son De re vestiaria libellus de l’importance de la couleur dans le vêtement. L’index de la présente édition est situé, non plus à l’ouverture du traité, mais après lui, et augmenté, pour certains termes, de définitions tirées d’un ouvrage de Robert Estienne lui-même, le Dictionarium Latinogallicum (1ère édition Paris, 1538), ou même de commentaires plus récents que Christine Viglino est allée recueillir dans des ouvrages très variés. Ce travail permet de montrer que le De coloribus libellus, par son regard lucide sur la sensibilité des hommes au monde coloré, a été le point de départ des études sur le lexique des couleurs, et préfigure bien des recherches actuelles. Parmi ces travaux, nous citerons, par exemple, ceux de Jacques André, Étude sur les termes de couleur dans la langue latine (Paris, 1949), de Michèle Fruyt, La lexicalisation et la conceptualisation de la couleur dans les textes techniques et scientifiques latins (Paris, 2006) ou d’Annie Mollard- Desfour, Dictionnaire des mots et expressions de couleurs, XXe-XXIe siècle (Paris, 1998-2008).

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Denise Angers, Le terrier de Philippe d’Harcourt et Jeanne de Tilly, seigneurs de Tilly-sur-Seulles (1375-1415). Édition et commentaire

Françoise Michaud-Fréjaville

RÉFÉRENCE

Denise Angers, Le terrier de Philippe d’Harcourt et Jeanne de Tilly, seigneurs de Tilly-sur- Seulles (1375-1415). Édition et commentaire, Caen, Publications du CRAHM, 2010, 322p. ISBN 978-2-902685-73-8

1 Les terriers médiévaux sont des documents précieux surtout pour les régions où les notaires ne sont conservés que tardivement et dont les registres d’aveux et dénombrement sont perdus ou tardifs. Denise Angers s’est spécialisée dans l’étude de ces sources et nous livre ici le terrier d’une seigneurie du bailliage de Caen, dotée de 50 feux dans la seconde moitié du XVe siècle, soit 250 habitants environ (archives départementales du Calvados 1 J 38, 323 fol., papier et parchemin).

2 L’introduction présente les lieux, le terroir d’une seigneurie centrée sur Tilly-sur- Seulles avec son château sur motte cernée d’eau et une agglomération ayant un marché hebdomadaire et deux foires. Mais cette seigneurie déborde sur d’autres paroisses alentour (carte, annexe 3). Le fief était tenu de la seigneurie de Roncheville-la-Bertran (pays d’Auge), cependant le château est tenu directement du roi. L’auteure éclaire la suite des seigneurs depuis la fin du XIIIe siècle (tableau en annexe 1), pour arriver en septembre 1374 au mariage de Jeanne de Tilly avec Philipe d’Harcourt (1345- après 1415) et à la nécessité d’une enquête pour rendre en septembre 1381 un aveu et dénombrement à leur suzerain direct Philippe Bertran, dame de Roncheville-la- Bertran. L’étude codicologique montre que le registre actuel a été amputé au moins d’une trentaine de feuillets, et a en revanche subi des insertions (note 257 et annexe 2 :

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oraisons, chant de Noël, vers prophylactiques, bergeries), il porte des marques de corrections jusqu’au XVIe s. et d’au moins une relecture à l’époque moderne (1706). Le sénéchal Raoul Roillart, avec plusieurs scribes, a entendu des dépositions, fait faire la collation d’archives du château dont d’anciens terriers et recopier l’aveu et dénombrement de 1381, il a dressé des tables des différents types de droits (franc-fiefs, moulins et fours, « bourgages », tenures, etc.). Ce qui accroît fortement l’intérêt du document est qu’en réalité il ne fut terminé qu’en 1415, qu’il montre la présence d’un réseau de tabellions et, enfin, qu’il porte la marque des difficultés du temps : nombreuses terres sans titulaires (36 tenements, 5 vavasseries, 6 bourgages et 56 terres éparses, p. 49-82), des contrats de prise sans suite, des moulins et fours banaux en ruine, des efforts de remise en valeur.

3 L’édition est présentée avec une clarté très pédagogique et la lecture n’est pas vraiment ardue pour le public auquel elle s’adresse ; les notes sont suffisantes pour comprendre les allusions historiques, les orthographes toponymiques modernes. On avoue ne pas avoir cherché la petite bête de la transcription, n’étant pas spécialiste du normand, haut ou bas, et le fragment de photographie de la quatrième de couverture ne semblant pas présenter un graphie insoluble. Un glossaire permet de trouver le sens des termes locaux. Peut-être peut-on regretter que ne soient pas mieux explicitées quelques particularités de tenures comme les bourgages médiévaux (p. 88, la note 114 renvoie aux travaux d’Henri Legras de 1911 et non à son propre article de 2010 présent dans la bibliographie), ou les fiefs à redevance annuelle en nature, mais l’ouvrage ne sera consulté que par des lecteurs avertis qui sauront où aller chercher. De même quelques lignes sur le poids théorique ou réel des « services » aurait pu soutenir l’intérêt des lecteurs au long des énumérations apparemment répétitives.

4 En vérité, ces remarques portent sur des choses vénielles, et l’on doit vraiment rendre grâce à l’Université de Caen et en particulier au CRAHM d’avoir permis cette édition qui donne aux ruralistes un beau document à méditer.

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Laurent Guyénot, La Lance qui saigne. Métatextes et hypertextes du Conte du Graal de Chrétien de Troyes

Damien de Carné

RÉFÉRENCE

Laurent Guyénot, La Lance qui saigne. Métatextes et hypertextes du Conte du Graal de Chrétien de Troyes, Paris, Champion (« Essais sur le Moyen Âge » 44), 2010, 343p. ISBN 978-2-7453-1944-9

1 L’ouvrage de Laurent Guyénot est une nouvelle tentative d’interprétation du Conte du Graal. Celle-ci se fonde sur la double analogie entre l’histoire de Perceval et les récits de vengeance familiale d’une part, entre d’autre part la lance qui saigne et la Sainte Lance. L’auteur appelle « métatextes » ces récits « virtuels » (p. 14) cryptés dans le texte de Chrétien et reconstructibles à l’aide d’autres occurrences identifiables dans des lais, des textes pieux, des hypertextes du Conte du Graal.

2 L’introduction du livre suscite l’intérêt et attire une sympathie particulière, non parce que l’auteur s’attaque à la thèse du substrat celtique du Conte du Graal, mais parce qu’il propose de considérer que le rapport de Chrétien avec les significations de sa matière était conscient et partageable par son public.

3 Sur les dix chapitres, les deux premiers sont consacrés au Chevalier de la Charrette et mettent en place la méthode. L’auteur rappelle utilement les aspects christiques du héros et de son aventure et indique également les parentés identifiables avec le mythe orphique.

4 Les chap. 3 à 8 sont consacrés au Conte du Graal en propre, éclairé par de nombreux détours dans la littérature médiévale. L’étendue du corpus mobilisé est considérable : œuvres latines, allemandes, anglaises, nordiques...

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5 Ces cinq chapitres s’attachent successivement à Perceval, au Roi Pêcheur, à la lance et à l’épée, aux figurations médiévales du folklore de la male mort, à la thématique de la croisade et de la vengeance du Christ, qui affleure dans le Conte du Graal, et au rôle de Gauvain. L’auteur estime, probablement avec raison, que le Conte du Graal ne peut être détaché de l’idéologie de la croisade, qui se lit dans la conjonction entre l’engagement des comtes de Flandres et la symbolique christologique évidente des grandes scènes et objets du Conte du Graal — et plus la Lance que le Graal lui-même.

6 L’avant-dernier chapitre se penche sur la Première continuation — avec une coda sur la Seconde Continuation. Le dernier chapitre envisage les dérivés en prose de la légende du Graal.

7 Selon l’auteur, l’intrigue du Conte du Graal ne se comprend qu’en se représentant le Roi Pêcheur comme un mort, le fantôme du père de Perceval. À partir de cette idée, il fait du roman de Chrétien une vaste histoire de fantômes, en relation symbolique les uns avec les autres. Assez vite, ce conte de vengeance que Chrétien a détourné en autre chose se peuple de morts : au Château du Graal, sur la route de Gauvain, et Gauvain lui- même est un mort — il faut comprendre qu’il a effectivement succombé aux assauts des bourgeois à Escavalon. Les lectures de la Première Continuation et du Perlesvaus sont à l’avenant. Ce résumé est un peu caricatural ; l’analyse est, dans le détail, fournie et documentée. Mais elle soulève à chaque étape des questions sur lesquelles il faudra s’arrêter.

8 On peut être reconnaissant à ce livre tout d’abord de proposer un paradigme d’analyse radicalement nouveau ; indépendamment de l’accord ou du désaccord qu’il est amené à rencontrer, cela oblige à repenser les textes et à reconsidérer sous de nouvelles lumières les choses que l’on risque de croire connues pour de bon. Ensuite, il est hors de doute que la présence des morts ou de personnages qui devraient l’être a dans les textes considérés une importance considérable, et prend une part majeure à l’atmosphère qu’ils dégagent. Le livre de Laurent Guyénot donne des outils pour penser cela, notamment grâce à la large collation de textes cités en comparaison de ses principaux objets d’examens. L’idée que le texte résonne avec un substrat folklorique consciemment repensé plus qu’avec un substrat celtique incompris est fort séduisante.

9 Deux des conclusions (ou prémisses ?) fondamentales de l’étude emportent facilement l’adhésion. D’une part, le fait que la lance soit l’objet le plus important de la scène « du Graal », parce que chargée de toute la dimension christologique ; d’autre part, l’idée que ce que l’on détermine souvent comme des motifs celtiques relève d’une mythologie beaucoup plus étendue. Les exemples nombreux donnés par l’auteur montrent que le fonds auquel empruntent les textes considérés n’est pas moins germanique et nordique que celtique.

10 Il reste que le système d’interprétation sur lequel l’ouvrage repose souffre peut-être, ici ou là, de quelques défauts d’application. Tout d’abord, un malentendu fondamental sur le rôle de l’exégèse textuelle : tout interprète enthousiasmé par la lecture qu’il développe, et qu’il a fait l’effort d’arrimer au texte, peut être tenté de la confondre avec le sens infus de l’œuvre et d’assimiler purement et simplement volonté de l’auteur et entreprise de l’interprète : « notre décryptage du Conte du Graal ne constitue pas une exégèse moderne de plus, mais bien une lecture médiévale, voulue par l’auteur lui- même » (p. 307). C’est néanmoins une pernicieuse illusion : un discours sur est toujours un autre discours que celui qui en est l’objet. L’oublier, et ainsi disqualifier les autres discours possibles (y compris les interprétations superposables, les contre-

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argumentations, et parfois même le texte dont précisément on parle), est une profonde erreur épistémologique. C’est pourtant une dimension à laquelle l’auteur semble attaché : « de ce point de vue, notre décryptage obéit aux critères de la bonne science définis par l’épistémologue Karl Popper : il peut être testé et vérifié, ce qui n’est pas le cas de toutes les interprétations » (ibid.).

11 Malheureusement, si nous testons et vérifions, certaines observations sont loin de corroborer la validité des interprétations ainsi élaborées.

12 Du point de vue méthodologique, on peut tout d’abord indiquer que certaines opérations interprétatives sont menées sans souci de la description ou de la hiérarchisation de leur fonctionnement symbolique. Les quelques analyses consacrées aux couleurs le montrent : mettre en rapport le rouge du Chevalier Vermeil et le rouge du sang de la lance passe un peu vite sur le fait que l’un soit rouge en soi, l’autre rouge sur blanc. Rien ne dit que, dans le deuxième cas, l’association sang/blanc ne soit pas d’une tout autre signification symbolique ou thématique que le simple rouge. La hiérarchie et la disposition des signes qui composent le syntagme symbolique a son importance. Dans le cas présent, l’alliage de la lance dirige plus immédiatement vers le sang sur la neige (dont L. Guyénot ne dit rien) que vers le Chevalier Vermeil. Dans le même ordre d’idées, rouge n’est pas roux (si le roux Renart doit revêtir une autre couleur, ce sera plutôt ce « sur-roux » qu’est le jaune), et le rapprochement du Chevalier Vermeil avec le Roux de la Forêt Profonde du Perlesvaus (p. 96) n’est pas si bien fondé.

13 Ce sont là des détails de peu d’importance ; mais le modeste écart méthodologique qu’ils révèlent a d’autres conséquences. Dans l’établissement des parentés « métatextuelles » des personnages, l’inattention à l’organisation des recouvrements symboliques rend certaines affirmations friables et provoque rapidement une surenchère assimilatrice qui rend peu praticable la lecture de l’auteur. Que le Roi Pêcheur, affligé de la même blessure que le père de Perceval, soit son image dans le métatexte, soit. Que l’ami décapité de la demoiselle que Perceval rencontre en sortant du Château du Graal soit une image du Roi Pêcheur, voilà qui est beaucoup plus délicat. Les deux sont unis dans la déploration de la demoiselle ; l’un est censé être « le cadavre [du] même trépassé » que celui dont le Roi Pêcheur représente l’âme (p. 95). Pourtant, la décapitation surdétermine la mort : quel rapport entre cette décapitation et la blessure reçue par le père/le Roi Pêcheur ? La question n’est pas posée. À ce compte-là, le réseau symbolique peut s’étendre très rapidement. C’est ce qu’il fait : le chevalier que Gauvain rencontre, blessé et endormi, juste avant la borne de Galvoie, est le double du précédent. Il n’est ni mort ni décapité : cela ne fait-il pas une différence entre les deux couples ? Comment ce non-mort peut-il représenter l’accès au monde des morts (p. 208, mais ce n’est pas L. Guyénot qui invente cette lecture), alors que c’est parce qu’il était mort que le premier le faisait (p. 95) ? Le problème n’est pas évoqué. Parce que le système interprétatif n’a pas déterminé assez fermement les critères de validité des rapprochements qu’il opérait, l’inflation symbolique se poursuit. Plus loin, lorsqu’il faut affirmer que l’ami de la Male Pucelle « est, à n’en pas douter, le coupeur de têtes que Gauvain aurait dû redouter », on le prouve en supposant que c’est à lui que Gréoréas a eu affaire. Il n’a pas la tête coupée ? qu’importe : « Gréoréas n’est pas décapité, mais son double, l’ami de la cousine de Perceval, l’était » (p. 216). Les glissements de ce genre, par ailleurs, ne sont jamais assortis d’une interrogation sur leur nécessité : une chose est d’affirmer que ce blessé est comme un mort ; une autre, peut-être plus

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immédiatement intéressante pour parler du texte de Chrétien, aurait été de se demander pourquoi, alors, ce n’est pas un mort que l’on a représenté.

14 C’est ainsi une lecture qui ne discrimine pas efficacement les résultats auxquels elle peut aboutir. L’empilement de correspondances symboliques devient si épais qu’il finit pas apparaître parfois contradictoire : Gauvain est christique dans « sa » partie du Conte du Graal (p. 224-225) ; mais le Roi Pêcheur avait déjà été décrit comme un avatar du Christ souffrant (p. 191) dans le métatexte théologique : que faire de cette dualité christique ? Arthur est rapproché du Roi Pêcheur parce que, bénéficiaire d’une existence post-mortem, il a pu lui servir de modèle : le prouve entre autres la légende de la mesnie Arthur, qui appartient au fonds légendaire de la Chasse Sauvage (p. 170). Mais plus tôt, l’Orgueilleux de la Lande avait été rapproché du Chasseur Sauvage également, et à ce moment avait été soulignée la signification diabolique du thème et du personnage, « reflet inversé » du christique Roi Pêcheur (p. 92) : soit il y a donc un rapprochement à induire entre Arthur, et au-delà de lui le Roi Pêcheur, et l’Orgueilleux de la Lande, ce qui semble contredire absolument les propos même de L. Guyénot ; soit il n’y en a pas, et l’on ne comprend donc pas à quoi sert cette métatextualité, sinon à brouiller infiniment la lecture.

15 Ces exemples de confusion symbolique se multiplient, jusqu’à l’indistinction complète du mort et du non-mort, et, non moins gênant, du texte et du « métatexte » — en dépit de la prudence que sait souvent exprimer l’auteur et de cette spécifique mise en garde : « convergence n’est pas fusion » (p. 222). Au rebours, on en vient à se dire que la lecture fantomatique de l’auteur pourrait s’appliquer bien plus largement qu’il ne le fait lui- même : puisque Perlesvaus lui-même est un « chevalier fantôme » (p. 301) et que sa mère, décédée chez Chrétien et de nouveau vivante, est « dans l’Autre Monde » (p. 294), essayons à notre tour : rien n’empêche, sinon l’arbitraire décision de l’exégète, d’imaginer que Perceval, au début du Conte du Graal est déjà un mort. Image agissante de ses frères morts, selon un procédé de duplication maintes fois relevé par L. Guyénot, grandissant dans une terre gaste, comme l’est la terre du Roi Pêcheur, il est très évidemment un fantôme : en se retournant vers sa mère morte, il voit en fait la vraie nature du monde qu’il vient de quitter en traversant le pont. Du reste, faisant irruption à la cour d’Arthur sur le même mode que Méléagant ou le Chevalier Vert, et tant d’autres chevaliers démoniaques, il révèle là sa nature fantomatique. Et ainsi de suite : Érec dont l’écu a perdu ses couleurs dans le premier texte de Chrétien, Gauvain qui revient dans le même état, et du côté de la mer, auprès d’Arthur dans le Chevalier aux deux épées (texte auquel L. Guyénot consacre quelques pages intéressantes), sont de très lisibles figures spectrales... Et tout chevalier blessé, égaré ou temporairement disparu.

16 Des détails des textes considérés trouvent parfois dans ce livre des explications nouvelles et intéressantes. Les principes anthropologiques concernant l’euphémisation de la mort sont plus d’une fois éclairants. Mais l’auteur ne parvient guère à donner à son système l’exhaustive plénitude qu’il semble revendiquer. De nombreux détails des textes s’opposent immédiatement aux lectures qu’il propose : si Gauvain expie auprès de l’Orgueilleuse sa concupiscence (p. 215 sq.), comment expliquer que les reines mortes, étrangement dénuées de savoir surnaturel, prennent plaisir à le voir, pensent- elles, conter fleurette à sa propre sœur ? Si Gauvain est mort dans la tour assiégée par les bourgeois (p. 213, un cas où métatexte et texte sont tout à fait confondus), pourquoi le roi d’Escavalon lui demande-t-il alors d’aller chercher la Lance1 ? Si Gauvain est amené à demeurer pour toujours dans le Château des reines « mortes », faut-il penser

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que cette quête de la Lance était formulée en l’air ? Précisons que, pour l’auteur, le Conte du Graal est à peu près achevé : Perceval est amené à demeurer ermite auprès de son oncle (p. 201), Gauvain à demeurer le seigneur du Château de la Merveille. Cette figuration d’un Conte du Graal « pas si inachevé qu’on l’a cru », qui fait la joie des post- modernes, se confirme au fil de l’ouvrage (encore dans la conclusion, p. 319) et permet toutes les pétitions de principe et l’omission de tous les détails gênants parmi ceux qui nécessitent selon toute logique une suite, si tant est que Chrétien ait jamais manifesté le souci de la conjointure de ses récits.

17 Dans les sciences de la nature, un paradigme de description fonctionne jusqu’à ce qu’un détail qui résiste à l’explication oblige à changer de paradigme. Lorsque le paradigme newtonien ne permet décidément pas de décrire le comportement de la lumière, on en invente un autre. La valeur des paradigmes se mesure à l’étendue des observations qu’ils permettent d’expliquer. L’interprétation idéale d’un texte, si l’on adopte la comparaison scientifique induite dans ses dernières pages par L. Guyénot, ancien élève d’une grande école d’ingénieur, serait celle qui expliquerait de façon cohérente tous les éléments qu’il pourrait présenter à l’observation. Or force est de constater que sa lecture demeure très partielle, quand elle n’omet pas délibérément des processus lisiblement à l’œuvre dans le récit qui nous est parvenu. Ainsi, rien sur Gornemant, rien sur Blanchefleur. Le lignage des Illes, qui fait l’objet d’intéressantes analyses au début du commentaire, est vite oublié. L’auteur se moque du Peredur, « incapable de faire sens des trois gouttes de sang sur la neige » (p. 131, n. 22), mais ne touche pas un mot de ce thème dont on a peine à croire qu’il ne réclame pas de commentaire, relié aussi clairement, et aussi étrangement, à la lance qui « pleure le sang » — que l’auteur, rappelons-le, désigne comme l’objet le plus important du récit. L’idée que la vengeance familiale est délibérément oubliée par Chrétien (p. 64 sq.) fait fi de l’inachèvement du texte (et pour cause...) et du fait que, au-delà de la sottise étourdie du héros du début, sa progressive prise de conscience des autres et du monde passe par la recomposition de son paysage familial : cousin, puis cousine, puis oncle, avec des révélations qui vont en augmentant et dont rien n’interdit de penser qu’elles menaient, dans les milliers de vers qu’il demeure tentant de trouver manquants, à l’accomplissement d’une vendetta familiale. De l’autre côté, on ne peut faire comme si la lance, sa quête exigée et son destin annoncé (détruire le royaume de Logres) n’existaient pas — la contradiction avec le fait de faire de cet objet le réceptacle de toute la signification du récit est aveuglante. De même, l’extrême spécificité de ce roman qui, au contraire des précédents, ancre son temps, historique et non plus circulaire (Baumgartner), dans une génération préalable au récit et dirige son action vers un futur très éloigné, au moins en volume de texte (on est déjà, avec 9000 vers, sensiblement plus loin que dans les romans de Chrétien qui précédaient), devrait peser d’une façon ou d’une autre sur son interprétation.

18 Il n’est pas de très « bonne science » de refuser une telle quantité d’observations textuelles, et de si importantes. On ne voit pas que le discours général tenu sur le roman en propose un système d’explication qui permette de se passer de ces constats. Ni, a fortiori, d’« exégèses modernes » supplémentaires ou complémentaires.

19 Ainsi, on sort du livre avec l’impression que les aspects exaltants de l’introduction et des premiers chapitres ont été perdus en route. On pensait aller du « métatexte » vers Chrétien, et l’on se réjouissait d’avance d’une lecture qui partirait de ce qu’il convient tout de même d’appeler des « sources » (p. 12 sq.) pour déboucher vers des dispositifs textuels. On reste sur sa faim, confronté à une finalement traditionnelle recherche de

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sources, entreprise de « décryptage », qui dit ce que sont les choses dans le « métatexte » mais guère, au fond, dans le texte de Chrétien, et qui s’interroge assez peu sur les raisons pour lesquelles Chrétien aurait jugé bon de « crypter », sur la distance éventuelle de Chrétien avec ces traits de folklore, sur l’enjouement désinvolte avec lequel il aurait pu, peut-être, les traiter/retraiter/maltraiter.

NOTES

1. Le jeu de mots « Pavie » / « pas vie », qui intervient peu après et que L. Guyénot emprunte à Henri Rey-Flaud, est peu concevable eu égard au fonctionnement de la négation au XIIe siècle.

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David H. Jenkins, ‘Holy, Holier, Holiest’. The Sacred Topography of the Early Medieval Irish Church

Marie-Céline Isaïa

RÉFÉRENCE

David H. Jenkins, ‘Holy, Holier, Holiest’. The Sacred Topography of the Early Medieval Irish Church, Turnhout, Brepols (« Studia Traditionis Theologiae. Explorations in Early and Medieval Theology » 4), 2010, 216p. ISBN 978-2-503-53316-2

1 La Collectio Hibernensis (44, 4), recueil de législation irlandaise, distingue plusieurs degrés de sacralité dans un lieu consacré : « Le synode a défini quatre espaces autour du lieu saint. Le premier, dans lequel les laïcs et les femmes entrent ; le deuxième, dans lequel seuls les clercs pénètrent. On appelle le premier ‘saint’, le deuxième ‘plus saint’, le troisième ‘très saint’. Notez qu’il n’y a pas de nom pour le quatrième ». Cet intérêt irlandais précoce pour la délimitation, précise et normative de l’espace sacré, David Jenkins entend démontrer qu’il trouve son origine dans l’Écriture sainte. Les vestiges archéologiques dans leur singularité, mais aussi l’organisation d’un réseau ecclésiastique, c’est toute la dimension spatiale de l’Église irlandaise du VIe au IXe s. qu’il veut lire à travers la richesse de la tradition scripturaire, depuis la description du jardin d’Eden jusqu’à la révélation de la Jérusalem céleste.

2 La première difficulté qu’il doit surmonter est de décrire la topographie des sites tenus pour sacrés. Or l’archéologie et l’historiographie qui lui est associée ont parfois plaqué sur les découvertes matérielles des a priori qui compliquent l’identification la plus élémentaire : l’Église irlandaise du VIe au VII e siècle, conçue dans l’historiographie traditionnelle comme une Église monastique où des abbés dominent les diocèses, ne peut qu’être structurée autour de petits oratoires isolés, reflets de ce qui serait la tendance originellement érémitique de la vie religieuse irlandaise ; la présence

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combinée d’une tombe-reliquaire, de croix et d’une clôture délimitant l’espace autour d’un oratoire, définiraient donc un espace qualifié aussitôt de « monastique ». La différence avec une église privée desservie par un clergé séculier n’est pourtant pas évidente (Church Island, Co. Kerry discutée p. 6-8). À l’origine d’une telle structure – oratoire et clôture combinés –, il n’est pas non plus clair qu’il faille placer un ermitage plutôt qu’un lieu d’inhumation. Pour la plupart des sites décrits, la chronologie du développement n’est pas assurée ; or il serait nécessaire à l’interprétation de discerner, de l’enclos, du lieu de culte, des inhumations, ce qui a provoqué la fixation des autres. À High Island par exemple (Co. Galway), l’enclos de pierre semble avoir précédé l’implantation monastique. Avec ces réserves en tête, sur ce que l’archéologie peut dévoiler, l’auteur peut prudemment conclure que le trait décisif de l’implantation religieuse, érémitique ou cénobitique, est la présence d’une frontière, un mur de pierres en général, qui délimite un enclos (enclosure). La signification de ce termon est en discussion, espace de sauveté (sanctuary) ou espace sacré (sanctity) ? espace planifié pour être une cité monastique sur le modèle de la ville des Lévites (Éz. 48) ou espace simplement protégé et hiérarchisé comme n’importe quel espace séculier ? Dans les deux cas privilégiés de Iona et de Lindisfarne, des textes (respectivement la Vita sancti Columbae et le De locis sanctis d’Adomnán, et la Vita sancti Cuthberti et l’ Histoire ecclésiastique de Bède) apportent des éléments de réponse : la présence d’enclos, et d’enclos emboîtés, correspond à un projet spirituel. À Iona, le rivage de l’île, la première clôture (vallum) puis l’enceinte qui contient l’église et le cimetière définissent trois espaces concentriques de sainteté croissante, comme dans le Temple que décrit Ézéchiel. À Lindisfarne, ces limites sont aussi des lieux de circulation et la déambulation des moines contribue à donner un sens liturgique manifeste à la tripartition spatiale. Cette expérience d’un espace monastique sacralisé par ses limites, externes et internes, serait-elle propre au monachisme irlandais ? Il existe à vrai dire des attestations, textuelles, et archéologique de valla similaires dans le monde anglo- saxon (Hoddom, Whithorn), mais elles signalent sans doute surtout le rayonnement du modèle irlandais qui les inspire.

3 Après cette première partie qui fait l’état des lieux historiographique, quatre sites sont examinés, Stellig Michael, High Island, Reask et Clormacnoise, choisis pour leur représentativité. Un compte-rendu détaillé des fouilles qui y ont été menées permet de conclure que la morphologie en enclos emboîtés ne dépend ni de la taille des établissements, ni de contraintes topographiques, ni de nécessités de défense : certes, la clôture peut s’adapter au relief et réussit rarement à suivre un tracé exactement circulaire, mais aucun déterminisme ne la justifie. Elle relève donc d’un choix que D. Jenkins estime théologique. Ces espaces connus par l’archéologie ont en effet en commun d’être focalisés par un centre de sainteté privilégié où coexistent inhumation(s), église(s) et croix, autour duquel rayonnent, en cercles concentriques matérialisés par des structures pérennes (murs, fossés), un premier espace sacré, lieu de résidence et de retraite, puis un deuxième espace, ouvert sur le monde extérieur et où l’on trouve les fonctions d’accueil et les activités artisanales. Le sens que les contemporains donnent à ces espaces imbriqués d’une sainteté décroissante est dévoilée par quelques sources textuelles : dans la Navigatio de saint Brendan, la description de l’espace monastique mime les deux descriptions scripturaires du Temple de Jérusalem (1 Rois 6 et Ez. 40-48). On doit donc distinguer, même si certaines sources les appellent invariablement termon, d’une part la sphère d’influence d’un saint ou l’espace de juridiction d’une Église, qui peuvent être très vastes, d’autre part un espace

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enclos de dimensions restreintes avec ses subdivisions signifiantes : espace saint, plus saint, le plus saint, tels que les définit le droit irlandais (Hibernensis 44). Tous les problèmes de terminologie n’en sont pas pour autant réglés : le termon doit-il être entendu d’une façon encore plus restrictive, comme le cœur sanctissimus, ou, comme l’auteur semble le préférer, comme l’ensemble de l’espace sacré enclos ? Plus largement, tant la législation que les Vitae, voire l’archéologie évoquent des limites linéaires (terminus) là où il faudrait comprendre l’existence de zones frontières : la platea des sources par exemple est aussi bien cet espace vide qui permet de créer une distance ente la cellule du saint homme et les visiteurs que l’espace de rassemblement de la communauté, une frontière et un lieu communautaire.

4 Seule l’exégèse peut expliquer un recours si fréquent à ce plan tripartite ; les sources scripturaires des enclosures font donc l’objet de la troisième partie. La Bible connaît l’idée de lieux sacrés, lieux où Dieu s’est fait connaître (Béthel), lieux géographiques autant qu’allégoriques (le Paradis), lieux enfin de la présence de Dieu qu’a fabriqués la main des hommes. C’est à cette dernière catégorie qu’appartiennent l’Arche, le Tabernacle ou Tente et le Temple. L’Hibernensis se sert de ces lieux bibliques pour justifier ses interdits. Or quelle est la structure de la Tente, Temple mobile qui accompagne Israël dans son errance initiale ? À l’extérieur, l’esplanade est accessible au peuple purifié ; le sanctuaire n’est ouvert qu’aux prêtres ; le saint des saints, où se trouve l’Arche, qu’au grand prêtre. Le Temple de Salomon reprend à l’identique cette organisation spatiale. De plus, le Temple idéal que décrit Ézéchiel la redouble : à l’extérieur du Temple triparti (vestibule, sanctuaire, saint des saints), il envisage la présence d’une cour intérieure puis d’une sorte de portique ou cour externe. Cette tripartition fondamentale correspond à l’idée d’une progression spatiale dans la sainteté et d’une gradation entre des espaces dont l’accès est protégé. Mais elle n’est pas une invention humaine : c’est Dieu lui-même qui a révélé le plan de cet espace où il réside. Le christianisme a été en partie tenté de rompre avec le Temple : Jésus, critique à l’égard du Temple qu’il fréquente, puis l’auteur de la Lettre aux Hébreux opposent le temps révolu du culte dans le Temple au seul culte efficace, spirituel et christocentré. L’exégèse des Pères vient résoudre cette tension. Il n’est plus question de savoir si un Temple doit, ou non, être « pour de vrai » le lieu d’un culte, mais de chercher, dans un Ancien testament entièrement assumé, les signes de réalités spirituelles, morales ou mystiques que rend visible l’examen des sens complémentaires de l’Écriture. Le Temple sera donc aussi bien une réalité historique, qu’une préfiguration du Christ et de l’Église, un dévoilement de la Jérusalem céleste et l’image de ce que doit être tout chrétien inhabité par l’Esprit. L’intérêt des Pères pour l’interprétation exégétique du Temple est partagé par les Anglo-saxons (Bède, Codex Amiatinus) et les Irlandais, tant dans l’iconographie (Liber Ardmachanus, Livre de Kells) que dans l’hagiographie (Adomnán, Vita de saint Colomba d’Iona) et les traités d’exégèse (De locis sanctis du même Adomnán, que l’auteur décrit comme de l’exégèse sous les allures d’un récit de voyage). Les Irlandais pourtant se distinguent des autres chrétiens par la place remarquable que prend la réflexion exégétique sur les lieux saints au 44e livre de l’Hibernensis. C’est ce qui conduit l’auteur à adopter l’hypothèse d’E. W. B. Nicholson (1901, dans la Zeitschrift für celtische Philologie 3) : Adomnán serait le concepteur de cette compilation juridique et l’existence d’une « école d’Iona » expliquerait la forte parenté thématique entre ses « trois » œuvres.

5 L’objet de la quatrième partie est alors de décider si le paysage monastique irlandais s’est globalement organisé autour de cette référence canonique ; et de comprendre

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comment cette référence a pu être diffusée. L’auteur exclut rapidement l’hypothèse qu’un modèle architectural ait pu circuler en Irlande, sous la forme d’un plan du type de celui de Saint-Gall. Certes, il existe une esquisse dans le Book of Mulling, qui pourrait représenter un monastère irlandais, à commencer par le monastère de Saint-Mulling lui-même. Mais, outre que la datation du dessin, entre le VIIe et le IX e siècle pose problème, on ne saurait identifier ces cercles concentriques ponctués de croix et un véritable plan, d’après nature ou en projet : c’est d’une cité chrétienne idéale qu’il s’agit, d’une mise en forme et en traits d’une réalité spirituelle. Même inspirés par une référence scripturaire identique, les architectes du monachisme irlandais sont restés perméables aux influences séculières contemporaines et soumis aux contraintes techniques. Le monachisme irlandais peut être inspiré d’expériences antérieures sans en adopter l’architecture. Ainsi, le poids de l’expérience monastique égyptienne, connue par la Vie d’Antoine d’Athanase, est sans doute déterminant, mais il ne s’accompagne pas automatiquement de l’importation d’un modèle architectural associé : les Pères du monachisme oriental ont assisté à la naissance de « cités de moines » au milieu de leurs déserts, ils ne les ont ni planifiées, ni régulées si l’on en croit leur Vies. C’est tout autre chose avec la naissance du cénobitisme de la Thébaïde, puisque c’est un ange qui a révélé à saint Pacôme comment agencer les cellules à l’intérieur d’un mur et autour d’un réfectoire commun. L’auteur n’osera pas dire que la structure pacômienne a été transférée en Irlande… mais souligne que « le monachisme du Proche Orient a connu un régime mixte où l’esprit de la laure a perduré à coté d’une forme plus structurée de cénobitisme. Cela reflète dans une certaine mesure l’expérience irlandaise où un genre de vie d’érémitisme appuyé à l’extrême ouest a été complété par une existence plus organisée sur des bases communautaires dans l’est plus prospère » (p. 160). La comparaison ne suppose donc pas l’influence réelle mais permet de penser la coexistence en Irlande d’implantations monastiques plus réglées et d’autres au plan franchement relâché. C’est en définitive ce qui s’est produit sur le continent où des monastères qui se réclament du monachisme oriental (Lérins, Condat) voire martinien (Marmoutier) adoptent l’allure d’ermitages disséminés au hasard ou presque, de cellules formant davantage un hameau clairsemé qu’un village. Or ces fondations continentales, y compris celles plus tardives qui dépendent directement d’une fondation irlandaise via Colomban, adoptent la délimitation d’un espace sacré séparé du monde profane. Cette évolution en Irlande serait à rapprocher de l’explication que Bède donne du mot tabernaculum, le tabernacul irlandais. Il désigne tout lieu de culte et par extension le peuple qui s’y réunit pour prier, avec la même ambivalence que le mot français église ou Église. Bède a établi ce qui distingue le tabernacul du Temple de Jérusalem : le Temple est la Jérusalem céleste, tandis que le tabernacul est l’Église militante, fragile et instable, comme tout chrétien en exil sur cette terre (Bède, De Templo). C’est une définition particulièrement appropriée au monachisme irlandais et à sa pratique de la peregrinatio : le moine irlandais serait celui qui, voulant mener une vie d’Exode, habiterait des tentes légères, même sous les allures d’un monastère solidement construit.

6 Au terme de cette lecture suivie, qui cherche à rendre compte le plus objectivement possible des apports de cet ouvrage, on peut apporter quelques impressions complémentaires : le travail de David Jenkins est sérieux, mais d’un sérieux qui tend vers la naïveté lorsque l’auteur explique quelle pouvait être la réalité archéologique des temples d’Israël (p. 105-108), rappelle que l’exégèse n’est pas univoque (p. 123-128), démontre que l’Hibernensis est une composition irlandaise (p. 133-138), décrit très

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longuement le monachisme égyptien, y compris dans ses réalisations matérielles (p. 154-170), écarte l’idée d’une parenté du monachisme irlandais et du monachisme anglo- saxon (p. 40-52), etc. C’est l’attitude louable d’un chercheur qui ne veut rien avancer qu’il n’ait soigneusement défini lui-même. Mais précisément, les idées les plus importantes sont des emprunts avoués (à A. Mac Donald, D. Ó Corráin, T. O’Loughlin, R. Sharpe principalement) quand les hypothèses plus neuves, qui concernent surtout la terminologie, ne sont jamais appuyées sur la citation des sources. D. H. Jenkins n’est pas le seul coupable : le format réduit de la collection que dirige Thomas O’Loughlin interdit sans doute de citer in extenso de longs passages, a fortiori en irlandais. Il faut tout de même imaginer que la mention de leur titre doit suffire pour les fréquentes références aux Vitae ; qu’il n’y a aucune citation commentée du De locis sanctis ni du De Templo ; que seule l’Hibernensis est citée, en notes. Ce problème de place justifie apparemment pour l’éditeur l’absence totale de carte ou de plan : dans une réflexion sur l’espace sacré, appuyée sur des relevés de fouilles, on conviendra que c’est un choix discutable. Enfin, alors que D. Jenkins cherche dans le monachisme égyptien le plus lointain une source d’inspiration, il n’utilise aucune synthèse récente sur l’espace sacré : son monachisme irlandais est d’autant plus atypique sans doute qu’il apparaît dans le contexte d’un vide conceptuel, créé par l’ignorance de travaux classiques consacrés à la sanctification de l’espace (R. A. Markus, « Origins of the Christian Idea of Holy Places », Journal of Early Christian Studies 2, 1994, p. 257-271), aux Topographies of Power (M. de Jong, F. Theuws) et surtout aux loca sancta depuis S. Boesch Gajano et L. Scarafia (dir.), Luoghi sacri e spazi della santità,Turin, 1990.

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L’Acte éditorial. Publier à la Renaissance et aujourd’hui, éd. Brigitte Ouvry-Vial et Anne Réach- Ngô

Alain Cullière

RÉFÉRENCE

L’Acte éditorial. Publier à la Renaissance et aujourd’hui, éd. Brigitte Ouvry-Vial et Anne Réach-Ngô, Paris, Classiques Garnier (« Études et essais sur la Renaissance » 89), 2010, 335p. ISBN 978-2-8124-0171-8

1 Ce volume rassemble les actes d’un colloque de novembre 2005, organisé conjointement par un groupe de recherche sur l’édition contemporaine (Paris VII) et un atelier de seiziémistes (Paris IV). Il s’agissait de montrer la part de l’imprimeur ou de l’éditeur dans la confection d’un livre, à la fois aux premiers temps de l’imprimerie et à notre époque, cette mise en regard permettant aussi bien de mesurer l’évolution que d’établir des rapprochements.

2 Une première partie, consacrée aux « instances et intentions éditoriales », présente pour commencer le témoignage de l’éditrice Claire Paulhan, qui publie depuis une quinzaine d’années des œuvres autobiographiques et des journaux intimes qui renvoient essentiellement aux milieux intellectuels de l’entre-deux-guerres. Sur ce terrain peu concurrentiel, voire marginal, elle exprime sa satisfaction de pouvoir tenir un rôle de « passeur de témoin » et vulgariser des textes auxquels elle adhère profondément. Ensuite, Chantal Liaroutzos analyse le Parnasse des poètes français de Gilles Corrozet (1571), qu’elle prend pour une anthologie, alors qu’il n’en a pas vraiment les caractéristiques. Il se rattacherait plutôt à la tradition de littérature gnomique, à ceci près que les habituels lieux communs moraux n’y sont plus nourris du

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corpus antique mais de la poésie de la Pléiade, ce qui est beaucoup plus original. Emprunter à des contemporains, pour la plupart connus, n’était pas sans poser de problèmes, mais Corrozet montre bien qu’il en était conscient. Dans les pages suivantes, Trung Tran explore les livres illustrés à la Renaissance, pour lesquels il convient de distinguer deux catégories correspondant plus ou moins à deux époques. Il est vrai que les imprimeurs, surtout dans la première moitié du XVIe siècle, disposaient d’un fonds d’images qu’ils réutilisaient sans discernement pour agrémenter certaines publications, en particulier la littérature romanesque, française (Angoisses douloureuses d’Hélisenne de Crenne) ou traduite (Amadis). En revanche, dans les décennies suivantes se sont développés des genres mixtes, comme les recueils d’emblèmes ou de scènes mythiques et bibliques, dans lesquels l’image prend sens et adhère au texte. Après cette double incursion dans les ateliers de la Renaissance, on revient à une époque plus proche de la nôtre : Brigitte Ouvry-Vial propose un parallèle entre Jean Paulhan et Gaëtan Picon, tous deux essayistes et éditeurs ; elle voit en eux des « humanistes modernes » qui se sont efforcés de communiquer leur pratique de la lecture.

3 Une deuxième partie regroupe cinq études relatives aux « interventions et responsabilités de l’éditeur ». Dans la première, Anne Réach-Ngô met en relief la personnalité du compilateur qui se manifeste, en l’absence de récit cadre, dans les recueils de nouvelles à la Renaissance. L’examen des paratextes permet de repérer un certain nombre de postures. Ce compilateur, bien ancré dans le présent, prétend se mettre au service du lecteur pour l’instruire ou le récréer, en lui offrant une matière qui, sans être toujours neuve, sera grâce à lui préservée de l’oubli en passant de l’oral à l’écrit et qui pourra être enrichie par la suite, une édition en appelant une autre. Après cela, Éric Marty évoque son expérience d’éditeur scientifique du Journal d’André Gide. Il montre comment travailler à partir des éditions existantes, comment différencier inédits et variantes, quel rôle il convient d’attribuer aux annotations, quels outils servent à établir l’appareil critique. À partir d’exemples précis, il met en évidence les difficultés que recèle ce texte apparemment limpide, toujours circonstancié mais parfois codé, auquel Gide n’a jamais su ou n’a jamais voulu donner un statut définitif. On revient ensuite au XVIe siècle pour aborder deux aspects concrets du livre, à savoir le choix des titres (Mathilde Thorel) et la disposition typographique propre aux recueils poétiques (Daniel Maira). Dans les deux cas, il est difficile de faire la part de l’auteur et celle de l’éditeur. Concernant les titres, on constate, du moins dans les premiers temps de l’imprimerie, qu’ils n’obéissaient pas à des règles précises, qu’ils pouvaient varier d’une réédition à l’autre et que, pour les œuvres traduites, ils étaient souvent choisis en fonction des goûts du public. Dans l’ensemble, ils étaient plutôt longs, redondants, descriptifs. Les pages de titre ont souvent été considérées par l’éditeur comme de larges espaces promotionnels. Quant à l’économie d’ensemble des recueils poétiques, elle donne lieu ici à une analyse inutilement longue. Il va de soi que l’œuvre manuscrite devait se conformer en atelier à des exigences techniques ou esthétiques, mais il suffit de parcourir certains manuscrits du temps pour comprendre que le poète lui-même, machinalement, composait et disposait ses vers selon les modèles imprimés. Cette deuxième partie s’achève par une réflexion plus théorique. Sous le titre « D’une esthétique de la réception à une pragmatique de la décision », Huguette Rigot s’interroge sur le devenir du métier d’éditeur à l’ère du numérique. Le livre a longtemps été un objet stable par lequel s’établissait la relation entre auteur, éditeur et lecteur. Aujourd’hui chacun se donne à lire sur écran et le lecteur, coupé de toute tradition, doit naviguer à vue ou se trouver de nouveaux fanaux.

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4 Une troisième et dernière partie traite des « finalités » de l’édition. Après un article intitulé « Supercherie éditoriale au XVIe siècle », dans lequel Mireille Huchon développe des conjectures personnelles sur la publication des Œuvres de Louise Labé en 1555, on retrouve Jean Paulhan. Celui-ci, dans les années 1930-1960, a fondé et dirigé chez Gallimard la collection Métamorphoses, consacrée surtout à de nouveaux talents. Thomas Mercier nous explique à quel point cette collection était représentative des conceptions littéraires de son créateur. Pour Paulhan, la littérature, et spécialement la poésie, se concevait comme un dépassement permanent, comme une force capable de « métamorphoser » le monde et de dérouter les esprits. Dans l’article qui suit, sans transition, il est question de Montaigne. Bruno Roger-Vasselin rappelle d’abord les grandes étapes de la publication des Essais, œuvre sur laquelle leur auteur comptait beaucoup, nous dit-il, du moins au début des années 1580, pour réaliser son « ambition politique », puis il porte à notre connaissance le petit recueil d’extraits de Montaigne qu’il a lui-même édités il y a quelques années pour un public scolaire. Tout de suite après, Jean-Patrice Courtois plaide en faveur des éditions bilingues de poésie, tout en se faisant l’écho de diverses positions hostiles qu’il serait trop long de développer ici. Enfin, Nicolas Malais évoque le souvenir de Remy de Gourmont, éditeur et bibliophile de la fin du XIXe siècle, amateur de belle ouvrage, et qui se plaisait à souligner sa filiation avec le lointain libraire parisien Gilles Gourmont, qui diffusa à partir de 1529 le Champ-Fleury de Geoffroy Tory.

5 Comme on le devine, cet ensemble de quatorze contributions est un peu inégal. Certaines sont passionnantes, d’autres boursouflées et rédigées dans le style daté de la critique littéraire des années 80. Par ailleurs, on ne voit pas bien comment on passe des « intentions » de l’éditeur à ses « interventions et responsabilités », puis aux « finalités » de son entreprise. On retiendra surtout qu’il faut d’un texte à l’autre pratiquer le grand écart. C’est bien l’inconvénient de beaucoup de colloques que d’engager la réflexion dans de multiples directions, sans tenir compte qu’il faudra, au moment de la mise en livre, ramener le tout à trois subdivisions classiques et équilibrées. Finalement, la publication d’actes de colloque est aussi un « acte éditorial », et il ne serait pas inutile de lui consacrer un colloque.

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Gabriela Tanase, Jeux de masques, jeux de ruses dans la littérature française médiévale (XIIe-XVe siècles)

Damien de Carné

RÉFÉRENCE

Gabriela Tanase, Jeux de masques, jeux de ruses dans la littérature française médiévale (XIIe- XVe siècles), Paris, Champion (« Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge » 101), 2010, 382p. ISBN 978-2-7453-2077-3

1 La présente étude s’offre un objet ambitieux, maintes fois considéré par la critique, et assez peu épuisable. G. Tanase se penche sur des textes issus de toutes les époques du Moyen Âge littéraire, sans restriction de genre : Saint Alexis et Le Charroi de Nîmes aussi bien que Villon ou Christine de Pisan. Le volume est organisé en cinq chapitres qui s’attachent aux trois aspects du masque que P. Zumthor avait distingués : « masques et déguisements qu’évoque le texte », « traits textuels qui impliquent le déguisement du message » et enfin l’« éventuelle ‘fonction dissimulatrice’ » du texte (p. 17).

2 Le premier chapitre s’intéresse aux « masques trompeusement dégradants ». L’auteur y montre que les déguisements des héros épiques que sont Guillaume et Vivien ne sont que temporairement et partiellement dépréciatifs : ils sont en réalité, dans Le Charroi de Nîmes, Les Enfances Vivien et La Prise d’Orange, des faire-valoir de la noblesse et de la valeur des héros, variables cependant selon les circonstances dans lesquelles le masque tombe (p. 60-61). C’est également un support de comique, que les héros subissent ou dont ils jouent, et qui annonce en tout cas les évolutions ultérieures de la chanson de geste en soulignant la plasticité de cette dernière.

3 Point de comique en revanche dans le déguisement dégradant du saint. Le déguisement est pour Alexis une nouvelle peau : le déguisement en mendiant est « une voie vers un idéal ascétique qui redéfinit le corps », le masque ici se substitue tout à fait à l’identité véritable, elle-même transcendée par l’incognito, qui laisse l’être tout entier disponible

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à la manifestation de l’amour pour Dieu. Comme dans le cas du héros épique, le masque interroge également la frontière entre la sagesse et la folie. Dans le cas du saint, cependant, celle-ci est une image supplémentaire d’inadéquation au monde des hommes. Ce « masque d’humilité » est aussi celui qu’emprunte la Belle Hélène de Constantinople, figure de séduction (bien malgré elle) que le déguisement rabaissant, et plus loin la mutilation, assimilent à diverses saintes des récits hagiographiques. Les déguisements, présents également dans la thématique des fausses lettres et des substitutions de personnages, « fonctionnent alors comme des motifs narratifs stéréotypés autour de l’idée d’un itinéraire rédempteur, propre à la spiritualité chrétienne » (p. 88-89).

4 Le chapitre suivant, dont les « ambiguïtés du travestissement» sont le sujet, s’ouvre sur un exposé de la valeur morale du « devenir homme », puis s’intéresse à des textes où la femme opère cette transformation. En premier lieu, le Roman de Silence, dont l’analyse rappelle que l’interrogation sexuelle rejoint la controverse entre Nature, Culture et Raison. Le déguisement redevient un thème éventuellement comique, G. Tanase montrant divers exemples de « plaisanteries » d’Heldris de Cornouailles sur la dénomination appropriée de son héros/héroïne. Mais « sous le masque du comique, le récit d'Heldris représente une méditation sur la perception, liée à l’expression du pouvoir aussi bien qu’à la relation entre l’affirmation de la sexualité et sa réglementation par une hiérarchie sociale préétablie » (p. 133-134), qui interroge les formes de désir mais aussi les rapports sociaux en général, « la civilisation, le pouvoir de la parole » (p. 141).

5 Comme dans le premier chapitre, on renonce aux aspects les plus joueurs du travestissement en passant à un deuxième exemple : Christine de Pisan. La poétesse de la Mutacion de Fortune « de femme devin[t] homme », c’est-à-dire mâle, mais aussi peut- être universellement humaine. Le masque viril, ou bien l’effacement de la typicité du corps féminin, n’est que l’autre versant de la promotion d’une féminité revalorisée. À l’aide notamment du patronage de la Vierge, Christine lutte pied à pied contre la vision de la femme portée par la tradition ecclésiastique, en la personne notamment des Pères de l’Église.

6 C’est à Villon et à « l’impossibilité d[de son] portrait » qu’est consacré le chap. 3, « Disparaître sous masques ». L’auteur ne croit guère à la possibilité de reconstruire un portrait véridique ou réaliste de Villon à partir des données de son œuvre : il a recours à trop de masques divers nourris les uns par les autres. Passant en revue la variété de ces postures (moribond, malheureux d’amour, pâle ou noir, maigre, affamé...), l’auteur estime qu’elles sont différents avatars du masque principal que Villon a décidé de revêtir : celui de la pauvreté, qui irradie tous les autres. Mais ces personæ « s’inscrivent sur un fond parodique » (p. 240) et même la « poésie de la mort [...] tient du trucage » (p. 246) : ce que Villon, qui est également « bon follastre », souhaite nous montrer, c’est la grande habileté poétique qui lui a permis de pulvériser son portrait en multiples facettes.

7 Les deux derniers chapitres sont moins monographiques et reprennent les textes déjà observés, plus Pathelin, dans une perspective synthétique. Le chap. 4 revient sur l’aspect réflexif, pour le poète, des déguisements de Guillaume, Villon, Pathelin, Trubert. « Marchands de discours », ces personnages distribuent leurs mensonges avec une générosité telle qu’il est aisé de voir dans leurs énumérations, listes, distorsions et hyperboles la mise en scène de la conscience poétique. À preuve, la façon dont ces

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discours tendent à s’inscrire dans des types discursifs existants, qu’ils parodient d’une façon ou d’une autre. La conscience poétique s’exprime également dans l’auto-ironie dont sont capables les personnages et, à travers eux, les poètes, ainsi que dans la théâtralité de leurs postures : celles-ci induisent en effet un « dédoublement de la voix poétique » (p. 291). Villon sur ce point dépasse largement, dans le jeu subtil de ses masques, les autres textes considérés. Pathelin, qui ferme le chapitre, présente les mêmes aspects fuyants que les précédents, théâtralisés ici à l’extrême, et renvoie lui aussi à une fuyante figure d’auteur.

8 Le dernier chapitre s’intéresse plus particulièrement aux procédés allégoriques mobilisés par ces différents auteurs, et au premier chef Christine de Pisan, avant de revenir sur les formes de monstration auctoriale que le déguisement implique.

9 L’ensemble est documenté avec soin : histoire, anthropologie et surtout théologie fournissent des éclairages intéressants. Face à ceux qui déploreraient que ce livre, qui semblait promettre une vision générale de la ruse et du déguisement, se concentre en fait sur une poignée d’œuvres, on peut plaider que Tristan et Renart, par exemple, grands absents apparents de l’étude, sont régulièrement mobilisés à titre de comparaison.

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Phillip John Usher, Errance et cohérence. Essai sur la littérature transfrontalière à la Renaissance

Alain Cullière

RÉFÉRENCE

Phillip John Usher, Errance et cohérence. Essai sur la littérature transfrontalière à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier (« Géographies du monde » 16), 2010, 204p. ISBN 978-2-8124-0193-0

1 Jeu de mots mis à part, le titre exprime bien le projet, qui consiste à montrer en deux temps, à partir de récits de voyage, comment on s’efforçait à la Renaissance de donner aux espaces lointains et parfois hostiles l’apparence des lieux familiers, en somme de rendre cohérent ce qui semblait sans repères, de structurer l’inconnu.

2 La première partie, intitulée Frontières en palimpseste, évoque le cas des voyageurs qui identifient la cadre géographique qu’ils découvrent à celui qu’ils ont quitté. Un premier chapitre est consacré à un noble normand, Greffin Affagard, qui a laissé une relation du voyage qu’il fit à Jérusalem en 1533 en compagnie d’un franciscain. Pour mettre « bon ordre » dans son périple et dans ses pensées, il se plaît à comparer les sept lieux de la Passion qu’il est sur le point de visiter aux sept églises de Rome. On peut dire qu’il efface les frontières et nie les distances en pratiquant une sorte de superposition. Dans un second chapitre sont mis en parallèle les trois récits de voyage au Canada de Jacques Cartier et le Quart Livre de Rabelais. Le rapprochement est pertinent si l’on considère que Rabelais, par le biais de la fiction et de l’outrance, dénonce les limites du procédé de connaissance analogique qui est à l’œuvre dans la littérature de voyage de son temps et en particulier chez Cartier. En effet, la description du Nouveau Monde, qu’il s’agisse de la nature ou des peuples, s’y effectue toujours par comparaison systématique avec le monde occidental. Cela revient à établir des ressemblances et même des assimilations. Le récit est donc « palimpsestique », puisqu’il rapproche et superpose.

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3 La seconde partie examine des textes plus tardifs qui proposent maintenant de véritables « énonciations topographiques ». En d’autres termes, les lieux lointains n’y sont plus définis par référence au monde connu ou confondus avec lui. Ils sont circonscrits par un langage propre qui assure leur altérité, ce qui ne signifie pas qu’ils se situent en marge. Au contraire, ils s’ajoutent à l’univers ancien et s’inscrivent dans la cartographie. Là encore, deux chapitres complémentaires soutiennent le propos. Le premier décrit deux récits de pèlerinage : le Discours du voyage d’outre-mer au Saint- Sépulcre de Gabriel Giraudet (1575) et le Saint voyage de Jérusalem du franciscain Henri Castela (1603). Cette fois, les auteurs cernent bien les lieux pour leur qualité propre et suggèrent au lecteur, par le moyen de l’image, de la poésie ou de l’oraison, de faire eux- mêmes, à distance, une sorte de cheminement spirituel. D’une manière ou d’une autre, ils s’efforcent aussi de relier les lieux saints au reste de la grande sphère chrétienne. Quant au second chapitre, il apporte un nouvel éclairage sur la célèbre Histoire d’un voyage en terre de Brésil de Jean de Léry (1578). L’importance que ce texte accorde au langage des sauvages Tupinambas prouve bien qu’il existe entre eux et les Occidentaux une réelle frontière, pour le moins linguistique, et qu’il ne saurait plus être question d’assimilation. Ils sont autres et sans religion, mais ils ont place au sein du grand Tout dont Dieu seul conduit les destinées.

4 Il faut reconnaître que cet essai, qui n’aborde pas une matière neuve, est bien écrit, équilibré, documenté. Les analyses progressives et les résumés partiels en renforcent la clarté. Il séduit, mais il ne convainc pas vraiment. Cela tient sans doute à l’ampleur des conclusions que l’on fait surgir d’un très mince corpus. Certes, dans le domaine scientifique il arrive qu’une petite cause produise de grands effets, que la chute d’une pomme suffise à prouver l’attraction universelle, mais dans les études littéraires il faut généralement se montrer plus laborieux pour espérer emporter l’adhésion. Parmi les centaines de récits de voyage dont on dispose pour la Renaissance, il aurait été plus efficace d’en retenir un plus grand nombre mais de ne faire pour chacun que les remarques strictement nécessaires à la thèse. Les quatre chapitres qu’on nous offre ici sont, pris individuellement, riches et éclairants, mais comme ils ont été rédigés séparément, en des circonstances diverses, on sent qu’ils ont résisté au moment d’être mis en livre. Il en va de même pour l’art culinaire : il ne suffit pas d’associer de bons ingrédients pour obtenir un bon plat.

5 De plus, le choix des récits de voyage exposés n’est pas heureux. Ainsi il est délicat de prétendre dégager des considérations épistémologiques du simple fait qu’Affagart, visitant les lieux saints, songe à Rome, que l’on voyait d’ailleurs depuis des siècles comme la Jérusalem chrétienne ; ce n’est de sa part qu’un réflexe de piété, au demeurant fort commun. Quant à la description poétique ou symbolique du Saint- Sépulcre que l’on trouve chez Giraudet ou Castela, elle ne vise qu’à nourrir la méditation des lecteurs et ne s’inscrit pas vraiment dans une perspective de « littérature transfrontalière ». Sur un autre plan, il n’y a pas lieu d’opposer les récits de voyage de Cartier et l’Histoire de Léry. D’une part, l’auteur des récits de Cartier, tout comme Léry et les autres visiteurs du Nouveau Monde, s’applique autant que possible à transmettre le langage des sauvages. D’autre part, tout comme dans les récits de Cartier, les descriptions chez Léry s’effectuent presque toujours par comparaison. La seule différence tient au fait que les récits de Cartier sont sommaires et négligés, alors que Léry s’est accordé le temps de l’introspection et de la reconstitution. Par ailleurs, il ne suffit pas de mettre ensemble dans la première partie deux récits

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« palimpsestiques » antérieurs à 1550 et trois exemples d’ « énonciations topographiques » postérieurs à 1550 dans la seconde pour valider l’hypothèse d’une évolution historique dans l’écriture des voyages qui serait liée à l’esprit de Contre- Réforme.

6 Il est également dommage que le livre s’ouvre sur quelques contresens concernant « la France et ses frontières ». Le flou ou l’imprécision des cartes de la Renaissance n’autorise pas à dire que le pays avait des limites floues ou imprécises. Sur le terrain, les circonscriptions administratives étaient bien définies et le voyageur savait parfaitement à tout moment où il était. Un village pyrénéen n’hésitait pas pour savoir s’il était espagnol ou français, chaque lieu se définissant par sa juridiction. Par exemple, le 28 septembre 1580, lorsqu’il était à Bussang, Montaigne avait bien conscience d’être sur les terres du duc de Lorraine, mais, quelques minutes après, en entrant dans la bourgade de Thann, il savait tout aussi bien qu’elle était « sujette à l’empereur ». De plus, il ne faut pas se méprendre sur le sens des prières que Maurice Bouguereau formule dans son Théâtre français (1594). Quand il implore l’Éternel pour qu’il ne permette pas que la « France chérie espagnole devienne », il n’exprime pas sa « peur de la contamination », liée au fait que, à ce moment-là, « l’existence de la frontière ne va pas de soi ». Il proclame en réalité son patriotisme et sa confiance dans le roi Henri IV, légitimé depuis peu. Il faut comprendre que celui-ci saura déjouer les manœuvres du roi d’Espagne qui n’a pas renoncé à ses prétentions à la couronne des Valois et qui continue en France d’armer les derniers chefs de la Ligue. Ce passage, qui doit se lire dans une stricte perspective politique, ne permet aucune conjecture concernant la nature de la frontière franco-espagnole.

7 Mais brisons là. On a quand même trouvé plaisir, redisons-le, à la lecture de ce petit livre qui, à défaut de persuader, réussit parfaitement à interroger. C’est d’ailleurs la vocation première d’un « essai ».

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Mathilde Bernard, Écrire la peur à l’époque des guerres de Religion. Une étude des historiens et mémorialistes contemporains des guerres civiles en France (1562-1598)

Antoinette Gimaret

RÉFÉRENCE

Mathilde Bernard, Écrire la peur à l’époque des guerres de Religion. Une étude des historiens et mémorialistes contemporains des guerres civiles en France (1562-1598), Paris, Hermann, 2010, 396p. ISBN 978-2-7056-7050-4

1 Prendre la peur pour objet d’étude suppose une approche d’abord multidisciplinaire. Définie comme une réaction instinctive face au danger, elle se situe, parce qu’elle touche l’âme et le corps, au carrefour du physiologique et du philosophique, et se trouve susceptible de ce fait d’être soumise à un jugement moral ou religieux. L’ouvrage de Mathilde Bernard s’ouvre sur l’évocation de cette multiplicité des approches (comme en témoignent, dès l’introduction, les nombreuses références à des ouvrages de médecine ou de psychologie cognitive) et illustre bien la richesse de cette notion, depuis la peur comme instinct animal de survie à la peur comme dérèglement de l’âme condamné par les philosophes antiques et les Pères de l’Église. Le projet de l’ouvrage se veut malgré tout bien défini : il s’agit d’étudier, dans ce « moment unique d’exacerbation de toutes les peurs » (p. 11) que constituent en France les Guerres de Religion, la façon dont les historiens et les mémorialistes contemporains de ces guerres ont pu, dans leurs écrits, déclencher, entretenir ou domestiquer des peurs singulières ou collectives, à des fins religieuses, politiques ou humanistes. La période allant du

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massacre de Wassy (1562) à l’Édit de Nantes (1598) permettrait en effet une étude variée du phénomène de peur, dans la mesure où elle se caractérise par des poussées alternées de panique et de violence, suscitées à la fois par des haines fratricides et des menaces extérieures.

2 Distinguant « littérature de peur » et « littérature sur la peur », Mathilde Bernard fait le choix d’un corpus excluant les œuvres de fiction au profit de l’historiographie, qui, soucieuse de « transmettre le réel », favorise aussi une plus grande prise de distance avec la peur vécue. Cette approche sélectivelui permet d’inscrire sa réflexion sur la peur dans un débat plus vaste, celui des liens entre passions et histoire, au moment où une nouvelle conception humaniste de l’histoire voit le jour, mettant en avant à la fois l’établissement scientifique des faits et l’importance du témoignage à la première personne. Explorant différents genres historiques dont les auteurs (depuis Monluc jusqu’à Goulart et d’Aubigné) ont pour point commun d’avoir été contemporains des événements, Mathilde Bernard cherche de façon très convaincante, non pas à « recenser tous les propos sur la peur » mais à « analyser cette émotion à travers les différentes formes de discours historiques et les différentes sensibilités politiques et religieuses » (p. 21). Son entreprise se situe bien à la charnière de l’historique et du littéraire : il s’agit d’étudier « le rapport de l’écrit à la peur », d’exposer, au sein des ouvrages d’histoire, « les différentes réponses de l’esprit à une peur généralisée ». L’ouvrage reconnaît sa dette à l’égard de l’histoire des mentalités (Jean Delumeau, Denis Crouzet) et s’appuie sur la réflexion de Christophe Prochasson (L’Empire des émotions,2008), pour mieux s’en distinguer en analysant l’impact des émotions sur l’écriture de l’histoire et donc l’impossible neutralité de celle-ci. Abordant de front des problématiques à la fois littéraires, historiques, sociologiques ou politiques, Mathilde Bernard interroge « la réflexion des historiens sur l’histoire » et la façon dont la peur a pu s’inscrire dans cette réflexion et modifier à la fois la narration et la réception des événements.

3 L’ouvrage se divise en quatre parties bien équilibrées, complétées par un double index (des noms et des notions) et une bibliographie très complète reflétant la diversité des sources et des approches (sociologie, anthropologie, biologie, historiographie, réflexion philosophique sur les passions). La première partie (« Dire la peur ») entreprend d’exposer l’ensemble des outils à la fois conceptuels et lexicaux que les historiens et mémorialistes ont à leur disposition. Cet état des lieux met en valeur la diversité du vocabulaire de la peur et permet de comprendre dans quelle mesure ces auteurs innovent dans l’expression de cette émotion, en s’appuyant sur un ensemble de définitions appartenant au champ médical (la peur comme perturbation physiologique et humorale, liée au tempérament dans la pensée hippocratique), sociopolitique (la peur comme moyen de contrôle des populations) ou philosophique (grâce au renouveau du stoïcisme au XVIe siècle). Cette synthèse permet des développements très riches sur le lien de la peur à la mélancolie (p. 48 sq.) ou sur l’efficacité d’un pouvoir fondé sur la peur du châtiment. Elle éclaire surtout l’ambiguïté fondamentale de cette notion : si le stoïcisme combat la peur comme une passion de l’âme manifestant une défaillance de la volonté, le christianisme rejette cet idéal d’impassibilité et distingue une peur néfaste (la crainte naturelle ou mondaine devant les écueils du monde) d’une peur bénéfique (la crainte filiale de Dieu, qui s’acquiert par la foi). Cette ambiguïté de la notion est décelable aussi dans la richesse du lexique : la suite du chapitre étudie l’extension sémantique du terme à partir de citations en latin (Historiae de de Thou) ou en français

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tirées du corpus. Une vingtaine de termes permettent de traduire les inflexions, intensités ou modalités de la peur. Mathilde Bernard en propose un tableau récapitulatif très éclairant (p. 75) et met en lumière leurs usages parfois fluctuants (ainsi les termes « peur » et « crainte », souvent interchangeables, se révèlent différents à l’usage : la peur est plus corporelle ou émotionnelle que la crainte ; elle est toujours servile alors que la crainte peut être noble, etc.) et leurs degrés d’intensité (des peurs modérées aux peurs violentes ou insoutenables dépassant le naturel). Cette diversité montre la complexité de l’analyse à laquelle se livrent les historiens. La peur est racontée mais aussi commentée, jugée dans sa valeur morale, sociale ou religieuse, à travers un vocabulaire qui apparaît plus déterminé qu’aujourd’hui et facilite une « représentation multiforme » des impacts et des effets de la peur.

4 Dans la seconde partie (« Représenter la peur »), Mathilde Bernard s’interroge sur les enjeux possibles de la représentation de la peur chez les historiens : a-t-elle une fonction esthétique, émotive, didactique ou politique ? (p. 103) Vise-t-elle l’authenticité, l’enseignement ou une catharsis de l’émotion ? Elle souligne en premier lieu que, si des contraintes génériques peuvent inciter les historiens à faire taire la peur (l’œuvre historique visant la neutralité), ils jouent aussi des passions comme ressorts de l’èthos ou du pathos, la peur restant décelable dans les excès ou les réticences du récit (p. 109). L’écriture historique se situerait en fait à mi-chemin de la sidération et de la neutralité, la logique de la narration visant à dompter la peur ou à l’exorciser. Chez d’autres, le récit vise au contraire à la réactiver contre l’idée d’oubli. La peur est alors assumée, théâtralisée, à travers une métaphore récurrente, celle de la « scène tragique ». Mais Mathilde Bernard récuse l’idée de catharsis : l’esthétisation des faits, leur réagencement poétique, visent à provoquer crainte et pitié pour actualiser le discours, le rendre didactiquement plus efficace. De même, les images (celles de la tempête, de l’orage) ne visent pas seulement à poétiser l’horreur du temps mais à l’appréhender pour la dépasser, exprimant ainsi « l’intensité de la peur et en même temps sa domestication » (p. 127). La suite du chapitre se consacre plus spécifiquement à l’étude des « scènes de peur » privilégiées par les historiens : morts sur l’échafaud (p. 130 sq.), batailles et massacres. D’où des analyses précises et éclairantes sur l’enjeu politique et religieux que constituent les condamnations à mort : la peur participe d’une pédagogie judiciaire par laquelle le pouvoir se manifeste, mais sa logique peut être renversée dans le cas du martyr qui, insensible à la peur, montre l’inefficacité d’une justice mondaine inique (voir les récits de martyre chez Crespin ou d’Aubigné p. 135). Mathilde Bernard aborde également la question de l’éthique guerrière qui oppose peur et vaillance, dans un clivage sociologiquement marqué. Enfin, elle s’interroge sur les conséquences du basculement de la bataille rangée au massacre et sur les liens entre massacre ritualisé et logique de la terreur (p. 149 sq.). Quelques pages denses mettent en lumière la Saint-Barthélemy comme exemple emblématique d’un massacre dont les historiens voudraient expliquer la violence en faisant de la peur (des catholiques, du roi) le déclencheur et le moteur de la tuerie. De leur côté, les mémorialistes protestants racontent plutôt la peur des victimes (ainsi Sully, Charlotte Arbaleste), ce genre permettant « une pénétration au sein des consciences apeurées » (p. 161). Le massacre d’août 1572 constitue surtout un tournant dans l’histoire des guerres civiles, dans la mesure où il installe entre le roi et son peuple une suspicion réciproque et fait progresser l’idée d’un droit à la révolte.

5 La troisième partie (« Juger la peur ») est consacrée à l’impact sociopolitique de la peur mis en lumière par les historiens. Le chapitre va du particulier au général, évoquant

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d’abord l’influence de la peur sur l’être social de l’individu, sur sa place dans la hiérarchie sociale. Le cas de plus analysé par les historiens est celui de l’apostasie (p. 175 sq.) qui questionne le lien de l’individu à sa communauté religieuse et fait intervenir doublement la peur : à travers la conversion forcée ; à travers « l’angoisse d’esprit » ressentie par celui qui a abjuré (voir l’exemple de Du Rosier p. 177). Si la plupart des historiens jugent sévèrement la lâcheté de l’apostat, d’autres expriment plutôt de la compassion pour sa faiblesse. Quoi qu’il en soit, le rapport de l’individu à la peur doit marquer clairement sa place dans la hiérarchie sociale (voir p. 185 la reprise des analyses d’Arlette Jouanna), d’où le danger que constituent précisément les guerres civiles : en rendant la peur omniprésente, en faisant des soldats des couards et des femmes des intrépides (ainsi Charlotte de Laval exhortant son époux Coligny au courage p. 191-192), elles bouleversent visiblement les représentations sociales habituelles. Le second niveau concerne les partis, dont la crédibilité dépend du courage de ceux qui les dirigent. Plusieurs cas intéressent les historiens : l’attitude des chefs face à la peur (les Guise mis à mort par Henri III, Henri de Navarre forcé par deux fois d’abjurer sa foi protestante) ; la défiance des partisans face à leurs chefs ; enfin la peur des conversions de masse parmi les partisans. Mathilde Bernard commente ainsi avec une grande précision les récits consacrés à la mort des Guise. Qu’ils soient Politiques ou ligueurs, ils montrent que la « capacité du chef à contrôler ses émotions est un enjeu important pour la légitimité du parti » (p. 197). Si les partisans des Guise mettent en avant la vaillance, leurs adversaires déconstruisent cette martyrologie pour souligner désespoir et couardise. Le dernier temps du chapitre traite de l’enjeu de la peur du roi. Le monarque idéal doit en effet cultiver la crainte de Dieu et la vertu de prudence, mais rejeter la lâcheté, qui serait une menace pour l’ensemble du corps politique. Intermédiaire entre Dieu et le peuple, il doit se montrer à la fois craintif et courageux, capable de distinguer, parce qu’il est maître de ses passions, une bonne et une mauvaise peur. A contrario , la peur ressentie par les Valois est révélatrice de leur faiblesse humaine, donc de leur illégitimité politique, le régicide n’étant que l’aboutissement logique de cette perte de majesté. Ainsi, à tous les degrés du privé ou du public, les historiens soulignent les dangers de la peur et la nécessité de la combattre moralement, participant de ce fait à « un grand mouvement de rééducation et d’apprivoisement des passions » (p. 250).

6 Dans sa quatrième partie (« Sortir de la peur »), Mathilde Bernard cherche à faire comprendre quelles stratégies de résistance ont pu être mises en place par les historiens afin de combattre ce que la peur pouvait avoir de néfaste : pour les protestants zélés il s’agit, quelle que soit l’issue des guerres, d’affirmer la victoire eschatologique des protestants et d’abolir la peur de la mort dans l’espérance du Jugement en procédant à une hiérarchisation des peurs. La Réforme peut trouver, dans cette recherche de l’apaisement, son identité comme religion « désangoissante » (formule de Denis Crouzet reprise p. 260) par rapport aux visions terrifiantes du Jugement dernier prédominant à la fin du Moyen Âge. La doctrine de la prédestination serait un remède à l’incertitude du salut. Mathilde Bernard nuance cependant cette idée et rappelle qu’à cette obsession du Jugement peut se substituer une « recherche désespérée des signes de l’élection » (p. 262) tout aussi angoissante. S’ajoutent à cela les peurs liées à un contexte apocalyptique. Faisant le constat de la violence, d’un monde à l’envers où les frères sont ennemis et les mères cannibales (voir l’épisode du siège de Sancerre raconté par Jean de Léry), les historiens suggèrent que l’humanité est entrée dans une ère de décadence et qu’il est urgent de lui rappeler les vraies valeurs. La

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logique eschatologique permet précisément d’évacuer ces images violentes, de les rationaliser, ainsi dans les martyrologes (p. 276 sq.) où consigne est donnée de ne pas craindre pour sa vie terrestre, la mort étant l’accomplissement d’une vie en Dieu susceptible de susciter la joie plutôt que la peur (la notion de « plaisir » du martyre restant complexe). Pour les historiens Politiques, il s’agit au contraire de sortir de l’eschatologie, d’affranchir le lecteur « d’une tyrannie qui s’appuierait sur une mauvaise peur de Dieu » (p. 290) et de proposer une représentation sécularisée de la peur compatible avec les valeurs humanistes. Cette ambition est ramenée à un mouvement plus large de rationalisation de la nature et du surnaturel. Mathilde Bernard interroge donc le lien des historiens à la superstition : soucieux de se démarquer des auteurs de canards mais aussi du peuple crédule, ils récusent le plus souvent le caractère édifiant de certains événements jugés surnaturels et les rationalisent afin de neutraliser la peur qu’ils pourraient susciter (ainsi du miracle de l’aubépine fleurissant au lendemain de la Saint-Barthélemy, évoqué p. 297-298). S’ils sont amenés eux-mêmes à prophétiser, en réinterprétant a posteriori le sens des faits, l’essentiel pour eux est d’apprendre à leurs lecteurs à faire un usage constant de la raison et à reconnaître leur responsabilité dans la marche des événements. Cela les conduit à une entreprise de « démystification » (p. 303) des peurs créées de toutes pièces par le pouvoir politique ou religieux. Ils lèvent en particulier le voile sur les ambitions réelles de la Ligue (ainsi p. 305-306 de Thou commentant l’épisode des barricades). Ils peuvent aussi faire le choix de l’attaque frontale ou de l’ironie, ainsi la Satyre Ménippée (évoquée p. 308-310), révélant la vraie nature de ceux qui veulent inspirer la peur pour garder le pouvoir. Ces textes proposent des solutions d’ordre politique, où le combat contre la peur serait central, dans un état qui ne serait plus fondé sur l’unité religieuse (d’où l’importance de la notion complexe de tolérance). Mathilde Bernard souligne bien l’audace de ces prises de position, aboutissant dans certains cas à une réflexion sur la légitimité du pouvoir, voire sur le régicide (sur le modèle des Vindiciae contra tyrannos de 1579). Cette nouvelle histoire, soucieuse de redonner confiance en l’homme par la canalisation de ses peurs, nourrit des liens étroits avec le néo-stoïcisme renaissant, qui ne vise pas un rejet mais une régulation, par la volonté, des passions pouvant mettre en péril un projet politique commun. À cet égard, Henri IV apparaît, dans beaucoup de textes, comme un exemple de bon monarque qui a su ressouder son peuple en refusant de gouverner sur la base de la peur. Les historiens contribueraient ainsi à la construction d’une nouvelle mystique royale, accompagnant paradoxalement la naissance d’un État sécularisé. Mathilde Bernard conclut en nuançant le systématisme de ce parcours : des différences restent observables entre genres historiques (les mémorialistes, qui se concentrent sur leur témoignage personnel, offrent une écriture de la peur moins analytique et moins rationnelle). Par ailleurs, il faut toujours tenir compte des appartenances sociales, politiques et religieuses des auteurs. Enfin, l’avènement d’Henri IV, s’il rend possible une sortie du religieux et un apaisement temporaire des passions, est loin de régler la question de la peur, comme le prouve aisément le retour du régicide.

7 On ne peut qu’apprécier, à l’issue de sa lecture, la richesse de cet ouvrage, qui parvient, au travers d’un corpus historiographique riche et varié, à proposer un parcours réflexif toujours convaincant, grâce à des analyses de détail et à la mobilisation d’outils critiques puisés à diverses disciplines. La connaissance du contexte politique et religieux et de l’héritage philosophique éclaire les œuvres et favorise la construction d’un objet d’étude dont la nouveauté est à souligner.

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Écritures latines de la mémoire de l’Antiquité au XVIe siècle, éd. Hélène Casanova-Robin et Perrine Galand

Monique Bouquet

RÉFÉRENCE

Écritures latines de la mémoire de l’Antiquité au XVIe siècle, éd. Hélène Casanova-Robin et Perrine Galand, Paris, Classiques Garnier (« Colloques, Congrès et Conférences sur la Renaissance Européenne » 66), 2010, 474p. ISBN 978-2-8124-0100-8

1 Ce volume réunit dix-sept contributions autour de la notion de memoria analysée à l’occasion d’un colloque organisé, en mai 2006, par l’équipe de recherche de Paris IV « Rome et ses renaissances ». L’organisation de ces actes répond à une présentation chronologique, en trois sections, respectivement consacrées à l’Antiquité, au Moyen Âge et à la Renaissance.

2 La première section présente, pour commencer, une analyse de la conception cicéronienne de la memoria, fondée sur une argumentation solide et claire qui guide avantageusement la lecture des autres articles du volume. Dans une approche à la fois anthropologique et éthique, Thomas Guard démontre que la mémoire, constitutive de la nature de l’homme est, selon Cicéron, ce qu’il « construit » en lui-même et ce qu’il établit comme rapport avec les autres. Si la parcelle divine que contient cette faculté lui permet d’échapper au temps et d’envisager l’immortalité, elle sert également de fondement et de garantie aux valeurs essentielles à toute vie humaine (prudentia, gratia, amicitia) : grâce à elle, l’individu s’accomplit pleinement, constitue sa propre connaissance en même temps qu’il développe sa bienveillance à l’égard d’autrui. Les trois contributions suivantes illustrent la façon dont l’écriture antique assume cette conception de la mémoire. Simone Viarre, selon qui la dimension affective de la mémoire ovidienne autorise une métaphorisation de la réalité, montre comment les

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métamorphoses mnémoniques du poète augustéen ont trouvé continûment écho, depuis le Moyen Âge jusqu’à aujourd’hui, chaque époque se réservant sa propre écoute : appropriation, étreinte ou simple rencontre. Puis, Marie Le Dentu observe l’historien, « agent de mémoire », qui sauve les souvenirs collectifs en les inscrivant dans les consciences individuelles, quel que soit son choix de les enregistrer à des fins de pietas (tel Salluste) ou de les élucider d’un point de vue conjoncturel et personnel (tel Tacite). Enfin, Géraldine Puccini-Delbey parcourt l’espace étendu de mémoire qu’Apulée accorde à la philosophie, à la religion et à l’histoire : l’adepte de Platon invite à lire la mémoire du passé et à la perpétuer par l’écriture autant pour accéder à la connaissance vraie que pour définir sa propre identité ou élever son âme en faisant œuvre littéraire et morale.

3 Ces études consacrées à l’Antiquité, quoique ponctuelles, couvrent un champ générique élargi (poésie, histoire, philosophie) et constituent une base solide pour quiconque souhaite retrouver, dans d’autres textes de l’Antiquité latine, une humanitas dont la mémoire se révèle totalement indissociable.

4 La seconde section regroupe six contributions dont la variété reflète celle des formes de remémoration au Moyen Âge. Toutefois, qu’elle s’identifie à un devoir funèbre ou à une hantise d’être soi-même oublié, la remémoration médiévale engage toujours à la méditation et à une mise en regard de l’antiquité et de la modernité, dans des pratiques de lecture, d’écriture, de restauration textuelle ou de traduction. Les articles de cette section invitent le lecteur autant à participer à une mémoire collective qu’à évaluer la pratique mémorielle d’individus qui ont le souci de revisiter présentement le passé, au profit de la postérité.

5 La contribution d’ouverture embarque le lecteur dans le sillage de « porteurs de rouleaux » dont la mission est d’accomplir un devoir funèbre. Pascale Bourgain informe savamment cette célébration de la mémoire et, au gré des étapes et des rencontres qu’elle narre d’un voyage de confraternité de prières, démontre avec habileté comment le rituel de la pratique funèbre cède le pas à l’innovation, et l’inscription au jeu littéraire. Le devoir rendu au mort devient distraction tant pour l’officiant que pour le lecteur de l’article qui se divertit au fur et à mesure qu’il découvre les vers inscrits sur un rouleau, toujours grossi, qui garantit la mémoire. Plus individualiste est la préoccupation mémorielle que Christiane Veyrard-Cosme impute à Alcuin, l’épistolier. Le souvenir et l’image de soi que laisse la lettre trahissent la hantise de l’oubli et la perte de cette lettre. L’écriture métaphorique, assortie d’une sorte de comptabilité affective, constitue un capital que réactive le nomen de l’auteur, dans l’esprit du lecteur – ou relecteur – qui devient légataire de mémoire. La mémoire est également à l’œuvre dans la réécriture, telle celle en prose d’un carmen, comme en témoigne Hraban Maur dans son In honorem sanctae crucis, dont la dimension artistique et méditative, selon Michel Perrin, garantit la mémoire des grands textes patristiques et bibliques.

6 Faculté inhérente à l’homme, la mémoire sert aussi de fil conducteur à qui veut comprendre le cheminement littéraire des arts poétiques, de l’Antiquité au Moyen Âge. Qu’il s’agisse de recueillir la mémoire antique, de l’adapter ou de la métamorphoser, elle demeure un « ferment actif » de la modernité et Danièle James-Raoul s’emploie à attester la présence continue, dans le discours littéraire, de la tradition antique soumise à transformation. Mais au-delà de ce réemploi structurel du patrimoine antique, il y a aussi l’utilisation qui peut en être faite dans un contexte politique et personnel bien circonscrit. Ainsi, Florent Rouillé, dans son analyse de l’Anticlaudianus,

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révèle un Alain de Lille qui, dans le sillage de l’école de Chartres, entend redonner tout leur poids scripturaire aux « géants » de l’Antiquité et qui, en véritable « satirique », dénonce les pratiques de ses contemporains, les vouant à l’oubli en leur opposant les modèles passés. Lorsqu’Alain de Lille vise une cible particulière telle que Joseph d’Exeter, il met en évidence sa médiocrité en invoquant le souvenir d’une autorité (Horace en l’occurrence) ou il le tance sévèrement, dans une perspective augustinienne, parce qu’il détourne ses lecteurs de préoccupations spirituelles. La réminiscence des modèles de l’antiquité classique et tardive alimente la charge de l’homme d’Église qu’est Alain de Lille, contre les poètes de cour qui préfèrent une « logique mondaine » à une ambition chrétienne. La tradition antique est sous-jacente également dans les textes « traduits » en latin, à partir notamment des textes grecs transmis par des passeurs arabes. Jean-Marc Mandosio expose, avec maestria, le choix qui s’impose entre « humanisme et barbarie » à ces traducteurs médiévaux dont les choix linguistiques se surimposent à ceux d’établir et de restaurer les textes dont ils disposent. La mémoire est déterminante chez le traducteur qui doit minutieusement dépasser son savoir de l’antiquité pour examiner celui de sa source arabe et faire le tri entre l’imitation, l’amplification etc., afin de réduire ou de rénover le texte d’origine, de l’établir et le traduire selon son propre rapport à la pensée et aux langues de l’antiquité.

7 Pour clore cette section, Laure Hermand-Schebat et Isabelle Diu invitent à suivre Pétrarque et Érasme lorsqu’ils considèrent le rôle de la mémoire dans les différentes pratiques littéraires que sont la lecture, l’écriture, l’édition textuelle et la traduction. Dans le premier de ces deux articles, on apprend que Pétrarque distingue deux types de mémoire : l’une personnelle qui permet une appropriation par le lecteur ou l’écrivain, l’autre, artificielle, qui autorise la mémorisation avec l’aide de quelque technique. Laure Hermand-Schebat, s’intéressant à la mémoire personnelle, corrélée à la lecture et à l’écriture, met en avant les arguments avancés par le lecteur et écrivain qu’est Pétrarque : la lecture empêche l’oubli, surtout si elle s’accompagne d’annotations marginales ; curative et salutaire, elle encourage la méditation personnelle : aliment de vie et principe d’élévation de l’âme, elle permet d’oublier le présent et d’échapper au temps ; méditative et dialogique, elle est à la marge de deux mémoires, celle de l’auteur du texte et celle du lecteur. Quant à l’écriture, qui retient le souvenir de ce qui a été médité, elle implique le présent dans la reconstruction du passé, au profit de la postérité. L’étude suivante montre comment Érasme fait de la mémoire le fondement du travail d’édition des textes originaux autant que de leur traduction, qui garantit leur interprétation et leur transmission. L’éditeur, véritable « restaurateur », quand bien même sa mémoire est trouée ou lacunaire, par son soin philologique s’approprie le texte au point de le recréer. Le traducteur fait de la mémoire un écho d’une langue dans une autre, d’où il ressort un partage du savoir. Rétablir la mémoire, c’est se l’approprier pour lui donner sens.

8 La remémoration, pratiquée collectivement ou individuellement, quel que soit le domaine qui la sollicite, ne cesse de garantir la solidarité du passé, du présent et du futur, et, dans le cas de la littérature, elle impulse une innovation qui signe la modernité de toute production. Ce rapport au temps s’affirme davantage encore dans la période suivante.

9 La troisième section consacrée à la Renaissance regroupe cinq contributions qui examinent le traitement de la mémoire dans des poèmes néo-latins, et couvrent assez largement les différents espaces de la création littéraire, mettant en évidence tant la

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particularité du genre privilégié par un auteur que la fonction toute singulière qu’il assigne à la mémoire. C’est l’examen d’un épithalame, composé par Gabriele Altilio, qui ouvre cette section. Dans ce poème, selon John Nassichuk, la mémoire affère à un cadre à la fois régional et littéraire. L’épithalame, composé en l’honneur d’Isabelle d’Aragon, conjugue une remémoration de sources antiques avec une esthétique essentiellement napolitaine. Ainsi tradition et actualité se trouvent imbriquées dans ce poème irrigué de sources anciennes (Homère, Théocrite, Virgile, Stace) tandis que des explications étiologiques de facture ovidienne servent une histoire familiale contemporaine. Altilio réalise un éloge du présent dans lequel la « mémoire traditionnelle » cautionne la tradition collective du Royaume de Naples, la primauté, dans l’écriture inventive, revenant à l’esthétique napolitaine. C’est à un autre genre, celui de l’églogue, et à un autre auteur, Pontano, que s’intéresse Hélène Casanova-Robin. Si toute parole poétique détient en elle-même, du fait de l’oralité, une vertu commémorative, l’églogue excelle sur ce plan, comme l’atteste la seconde églogue que Pontano consacre à la mémoire de son épouse défunte. La réminiscence de l’églogue virgilienne est centrale, en raison de la place apportée au cortex qui ouvre et clôture le poème et aux voix qui « se souviennent ». Augmentée de loci mnémoniques empruntés à Pétrarque, elle participe aux tableaux-souvenirs qui construisent l’image de la défunte. Une double modalité commémorative, auditive (à la faveur mnémonique du langage musical) et littéraire dans l’écho entendu des deux poètes précités, sert d’appui à une expression personnelle qui renouvelle la parole poétique. Ainsi la matière antique et médiévale, informant une nouvelle poésie selon une métamorphose qui la perpétue tout en offrant la gloire au poète et à sa défunte épouse, fait de l’églogue pontanienne autre chose qu’une pièce de circonstance. C’est à Sannazar que Marc Deramaix s’intéresse pour signaler l’importance du memini napolitain. Le poète ne cesse de mêler le passé et le présent, recourant à des symboles mémoriels variés et originaux. Telle l’urne dont la transparence interdit l’oubli d’un des cailloux-souvenirs qui s’y sont accumulés, tel le designo dans lequel le poète revendique la mobilisation de ses connaissances littéraires antiques et de ses souvenirs personnels, à Naples ou ailleurs, comme autant d’étapes de sa création poétique, au gré d’une mémoire involontaire ou guidée. Dans l’Arcadia, qui remémore de façon mêlée les visages d’amis disparus ou vivants, comme dans le De Partu Virginis, Sannazar fait se rencontrer Virgile et la théologie chrétienne, lorsque les bergers « évangélisent la bucolique virgilienne » en se rendant à la grotte de la Nativité ou lorsqu’il s’agit de rappeler des prophéties. Aussi singulier, et ambigu, est le traitement de la mémoire dans le « tombeau », intitulé Nénies, que Macrin consacre à son épouse trop tôt disparue. Perrine Galand souligne l’appropriation par Macrin des préceptes antiques (notamment de Ménandre) en matière d’éloge funèbre, avant de mettre en exergue l’originalité structurelle du recueil et la réflexivité de la composition. Le poète se représente en train d’immortaliser la disparue et choisit de composer des « plaintes » parce que sa douleur interdit la consolation qui, traditionnellement, fait suite à la monodie funèbre. Ses tentatives d’anamnèse se heurtent à des obstacles qui le font osciller entre deux mémoires « consolante » et « désolante », la dernière l’emportant du fait du vécu de l’époux, absent lors du décès de l’aimée. Ravivée, la mémoire cause la douleur ; fuyante ou sélective, elle incite au rêve ou à l’idéalisation et interdit de reconstruire la véritable identité de la défunte. Les Nénies reposent sur un dysfonctionnement mémoriel propre à un homme qui livre sa douleur aux autres hommes. Et c’est sur la mémoire de l’exilé que se clôt cette dernière section. Karine Descoings souligne le caractère hybride de l’élégie d’exil qui relève

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autant d’une remémoration curative que d’un entretien du deuil. Ovide et Lotichius, qui s’en inspire, font de l’exil un stimulant mémoriel, entre désir et regret. Dans la poésie ovidienne, la nostalgie qui renforce l’attachement au lieu et au temps perdus, qui idéalise le passé et déplore le présent, rend compte de la difficulté poétique car l’exil est à la fois une entrave au talent en même temps qu’un aiguillon de création. L’élégie lotichienne, tel un tombeau, conserve le souvenir de ce qui n’a pu advenir ; privilégiant le passé, elle installe l’avenir dans un état de rêve, possiblement dangereux. Rendre présent le passé s’avère alors et lénifiant et déchirant.

10 Une bibliographie générale, un index des auteurs cités et une présentation des contributeurs occupent les dernières pages de ce volume qui, quoique balayant une longue période et explorant des terrains de « mémoire » extrêmement variés, atteste une unité qui fait que, sans jamais encombrer la mémoire du lecteur, elle l’enrichit des fruits d’investigations érudites et rarement pédantes. Seule la numérotation des notes peut indisposer ce lecteur s’il cherche à retrouver, par exemple, la note 38 (cf. p. 220), dans un système de numérotation réinitialisée à chaque page où aucun exposant n’excède le chiffre 5.

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Encyclopedia of the Medieval Chronicle, éd. Graeme Dunphy

Silvère Menegaldo

RÉFÉRENCE

Encyclopedia of the Medieval Chronicle, éd. Graeme Dunphy, Leiden, Brill, 2010, 1748p. en 2 vol. ISBN 978-90-04-18464-0

1 Cette publication, qui représente l’imposant aboutissement d’un projet engagé en 2002 à l’initiative de la Medieval Chronicle Society et de son président Graeme Dunphy, comble un manque dans l’historiographie médiévale et rendra à n’en pas douter de grands services au chercheur tant historien que littéraire, et à ce titre se devra de figurer dans toute bonne bibliothèque, du moins institutionnelle – cette restriction eu égard au prix de l’ouvrage, qui malheureusement en impose lui aussi.

2 De fait, l’Encyclopedia of the Medieval Chronicle, entre autres qualités que l’on est en droit d’attendre d’une encyclopédie, se recommande avant toute chose par la masse considérable d’informations rassemblées, mises à jour et à disposition du lecteur : autant les entrées sont nombreuses, plus de 2500, pour à peu près le même nombre de textes historiques (le terme « chronique » étant ici à prendre au sens large de « historical writing » ; cf. à ce propos la p. xi de la préface et pour plus de détails l’article « Chronicles (terminology) », invitant de façon convaincante à ne pas forcer des distinctions terminologiques qui n’apparaissaient guère aux auteurs eux-mêmes, à quelques exceptions près), autant les champs couverts dans l’ensemble de ces entrées sont larges, avec un Moyen Âge qui déborde sur la fin de l’Antiquité et le XVIe siècle, et un espace qui englobe la totalité de l’Europe en même temps que l’Afrique du Nord et le Moyen Orient – si bien qu’à côté du latin, évidemment dominant, sont aussi envisagées les œuvres composées en allemand, anglais, arabe, français, hébreu, italien, syriaque, etc.

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3 Autre qualité, la publication est pourvue de tous les instruments à même de permettre au lecteur une circulation aisée dans ce vaste ensemble : non seulement quatre index, qui couvrent près de 200 pages dans le second volume, des auteurs et des titres, des éléments (personnages, événements) touchant au contenu des chroniques (dit « General Index »), des toponymes et enfin des manuscrits ; mais aussi une très utile « Overview of Articles » placée en tête du premier volume (p. xxviii-lxxxiv), qui permet en une première vue d’ensemble de distinguer les entrées par auteur ou titre selon leur datation, leur langue de rédaction ou leur provenance, entre elles, ainsi que du petit nombre d’entrées plus générales qui viennent compléter les premières et leur fournir un cadre. Ainsi l’ouvrage coordonné par G. Dunphy est-il non seulement (et surtout) une encyclopédie, avec ses centaines d’articles présentant de la façon la plus condensée l’ensemble des informations utiles sur tel auteur ou tel texte, mais encore un véritable « handbook or companion to chronicle studies », comme le dit la préface (p. viii), si l’on y ajoute la soixantaine d’entrées plus générales, concernant soit des catégories spécifiques (« Annals », « Crusading chronicles », etc.), soit des aires culturelles (« Byzantine historiography », « Franciscan chronicle tradition », « Islamic historiography », etc.), des thèmes ou des thématiques critiques (« Arthurian material », « Authorship », « Six Ages of the World », etc.), enfin des questions touchant l’histoire de l’art (« Author portraits », « Froissart illustration cycles », Heraldry », etc.).

4 Il n’est pas impossible, tant la matière embrassée est vaste, que le lecteur, parcourant l’ouvrage, puisse être amené à y déplorer quelque manque1 ; mais gageons qu’il gardera avant tout sa reconnaissance à G. Dunphy et à son équipe pour avoir mis entre ses mains une telle somme de connaissances, qui plus est en les faisant bénéficier d’un travail éditorial de très grande qualité.

NOTES

1. Ainsi, mais ce ne sont que détails, dans la mesure où plusieurs historiens latins, antérieurs à la fin de l’Antiquité, mais en vertu de l’influence qu’ils ont pu exercer, bénéficient certainement à juste titre d’une entrée, comme c’est le cas par exemple pour Cornelius Nepos, Tacite ou Suétone, on s’étonne un peu dans la même perspective de l’absence d’un Salluste, d’un Florus ou tout simplement de Tite-Live, même s’ils sont brièvement évoqués sous l’entrée générale « Classical historical writing ». Par ailleurs, Honorius Augustodunensis étant l’objet d’une entrée, puisque son Imago mundi laisse une certaine place à l’histoire, peut-être eût-il fallu faire de même avec d’autres encyclopédistes, Brunetto Latini par exemple, voire envisager un article plus large sur les rapports entre chronique et encyclopédie ?

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Les instruments de travail à la Renaissance, éd. Jean-François Gilmont et Alexandre Vanautgaerden

Bruno Méniel

RÉFÉRENCE

Les instruments de travail à la Renaissance, éd. Jean-François Gilmont et Alexandre Vanautgaerden, Turnhout, Brepols (« Musée de la Maison d’Érasme »), 2010, 288p. ISBN 978-2-503-53054-3

1 Comprendre les instruments de travail qu’utilisaient les hommes de la Renaissance, c’est pénétrer leurs modes de pensée, leurs façons de lire, leurs pratiques d’écriture : c’est comprendre l’humanisme. Sur les ouvrages usuels des humanistes existaient de nombreux travaux épars ; le présent ouvrage présente des articles dont certains proposent une véritable synthèse.

2 Olga Weijers évoque les principaux acquis du Moyen Âge. Durant le haut Moyen Âge, dans les ouvrages savants, l’ordre systématique ou rationnel prévalait ; l’ordre alphabétique, pourtant hérité des Romains, ne se répand véritablement comme critère de classement qu’à partir de la fin du XIIe siècle. De cette innovation découlent le répertoire, les tables alphabétiques ou index de mots-clefs (milieu XIIIe siècle), mais aussi les ouvrages obéissant à un plan alphabétique – recueils de distinctiones, qui distinguent divers sens figurés ou symboliques de termes bibliques, concordances bibliques, florilèges ou recueils d’exempla. D’autres innovations consistent en l’utilisation des chiffres arabes pour le foliotage des manuscrits et la division systématique des ouvrages en chapitres, à partir du XIIIe siècle. Le lexique de Papias, qui date du XIe siècle, est le premier à prendre en compte la dérivation des mots. Les Derivationes d’Huguccio, au XIIe siècle, sont fondées sur le même principe.

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3 Jean-Louis Charlet offre une remarquable synthèse sur la lexicographie latine du quattrocento. Il souligne d’abord l’absence de rupture entre Moyen Âge et Renaissance : le lexique de Papias est imprimé quatre fois en Italie au XVe siècle et les manuels lexicographiques latins médiévaux restent en usage jusque dans les années 1520. Lorenzo Valla, dans ses Elegantiae linguae latinae – qui ont eu plusieurs éditions manuscrites mais n’ont été imprimées qu’en 1571 – affirme sa volonté de ramener les Romains à leur vraie langue, obscurcie par les ténèbres médiévales et captive de la barbarie gauloise, c’est-à-dire française. Cet appel lancé pour une restauration humaniste du latin est entendu par Giovanni Tortelli, dont les Commentarii de orthographia se concentrent sur les emprunts du latin au grec, et par Niccolò Perotti, dont le Cornu copiae, qui se présente comme un simple commentaire de Martial, est en fait un dictionnaire étymologique, analogique et encyclopédique. Perotti, considérant que la reconquête du latin doit permettre de maîtriser les sciences et les arts, ne néglige pas les termes de métier ; il n’écarte pas non plus les néologismes, considérés comme le moyen de nommer les réalités modernes. Jean-Louis Charlet fait le point sur les problèmes qui se posent aujourd’hui aux spécialistes de Perotti et sur la première diffusion de son grand ouvrage, qui disparaît pratiquement après 1540, concurrencé qu’il est par le Calepino et le Thesaurus linguae Latinae d’Henri Estienne. Deux autres lexicographes sont étudiés : Giuniano Maio, qui a composé un De priscorum proprietate uerborum, et Nestore Dionigi, auteur d’un dictionnaire sans titre.

4 Martine Furno montre qu’entre 1502 et 1636, les expériences lexicographiques sont sujettes à deux tendances : celle de l’érudition (ou doctrina) et celle de la formation pédagogique (ou disciplina). Calepin, conservateur, s’oppose à Valla et cite dans son dictionnaire de 1502 aussi bien les pères de l’Église que les auteurs latins classiques. Le Thesaurus linguae latinae (1531, 1536 et 1543) de Robert Estienne conserve le plus grand nombre possible de mots et d’expressions.

5 Max Engammare étudie les concordances verbales bibliques latines aux XVe et XVI e siècles. Il existe deux types des concordances : les concordances réelles, qui sont des index thématiques, et les concordances verbales, qui sont des listes de mots classés alphabétiquement. Au Moyen Âge, les première avaient souvent une origine franciscaine, les secondes une origine dominicaine. Or les concordances dominicaines se limitaient aux mots variables. Il faut presque attendre le XVe siècle pour qu’une concordance des mots indéclinables soit créée, afin de clarifier des questions théologiques au Concile de Bâle (1537). Les premiers imprimeurs disposent donc d’une concordance en deux parties. Ils travaillent avec les humanistes et non avec des théologiens, qui ont d’autres combats à mener. La première grande concordance est celle de Sebastian Brant chez Johann Froben et Johann Petri en 1496. Cette concordance est améliorée par Johann Froben et Sebastian Gryphius, mais les retouches sont superficielles. Un net progrès est effectué par Robert Estienne, dont les Concordantiae (1555), qui mêlent mots déclinables et indéclinables et qui sont beaucoup plus complètes, ont requis un travail de vingt ans.

6 Jean-François Gilmont se penche sur les catalogues que le libraire Georg Willer a fait imprimer à partir de 1564 à l’occasion des deux foires annuelles de Francfort. En moyenne, chaque livraison propose environ 280 livres, les trois quarts allemands. Il apparaît qu’un tiers des ouvrages imprimés en Suisse romande (Genève, Lausanne et Morges) est exposé à la foire de Francfort : les libraires et imprimeurs François le

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Preux, Henri Estienne, François Le Fèvre, Eustache Vignon et Jacques de Saint-André présentent plus de la moitié de leurs titres.

7 Catherine Magnien-Simonin étudie la Bibliothèque françoise de La Croix du Maine (1552-1592). Cinq entreprises ont occupé La Croix du Maine : la constitution d’une collection d’imprimés et de manuscrits ; l’édition de textes (ce projet n’a pas été réalisé) ; l’élaboration d’une immense encyclopédie personnelle fondée sur la compilation, pour laquelle il sollicitait le secours des princes et l’aide de collaborateurs ; la conception d’une bibliothèque idéale, composée de cent sept buffets, qui devrait être créée par le roi ; et enfin la rédaction de l’Epitomé, ou abregé de la grande Bibliothèque Françoise (1584). Pour composer cet ouvrage, il demande aux auteurs, sans grand succès, de lui envoyer le catalogue de leurs écrits ; il rédige des notices sur la base de rencontres, de conversations ou même de simples lectures ; il fait aussi une place à ceux qui donnent à penser qu’ils écriront un jour ; il honore ses amis d’articles détaillés, même s’ils n’ont encore rien publié. Il ne borne pas son enquête aux écrivains : il accueille des sculpteurs, des peintres, des architectes, des musiciens, et un amateur de fleurs.

8 L’initiateur du Lexique de la prose latine de la Renaissance, René Hoven, et celui qui est devenu son collaborateur, Laurent Grailet, proposent une étude sur les mots non classiques dans trois œuvres lexicographiques, les Elegantiae de Valla, la Paraphrasis in Elegantiarum libros Laurentii Vallae d’Érasme et la Farrago sordidorum uerborum de Cornelius Crocus. Valla emploie certains termes dans un sens parfaitement classique, mais non répertorié par le Gaffiot. Sa pratique révèle qu’il est nettement favorable à la création de mots pour désigner des réalités ignorées de l’Antiquité, mais aussi qu’il crée des vocables nouveaux sans avoir conscience de le faire, comme les diminutifs « plausibles » fraudula, « petite tromperie », et surdulus, « un peu sourd ». Érasme accueille plus facilement que Valla les termes médiévaux et les néologismes de la Renaissance, alors que Crocus, en bon maître d’école, se montre plus restrictif que lui.

9 Dirk Sacré montre que le Tyrocinium linguae latinae (1552) de Petrus Apherdianus, dictionnaire bilingue latin-néerlandais (il en existe aussi des éditions latin-allemand) fournissant aux élèves appelés à écrire en latin des mots mais aussi des expressions, a pour sources essentielles l’Exercitatio linguae latinae de Vives et, dans une moindre proportion, les Colloques d’Érasme.

10 Isabelle Diu s’intéresse au travail de traduction en s’appuyant sur le cas d’Érasme et en partant de deux sources d’information, sa correspondance et sa bibliothèque. La traduction est à la fois le moyen d’apprendre une langue ancienne et un but en soi, et cette dualité produit deux pratiques distinctes. Parmi les ouvrages de travail d’Érasme, Isabelle Diu identifie les Quaestiones Graecae de Porphyre, les Commentaires sur la langue latine de Budé, le De rerum vocabulis de Pollux, l’Orthographia de Ioannis Tortelli, la grammaire grecque de Manuel Chrysoloras et sans doute le dictionnaire gréco-latin de Craston.

11 Enfin, Alexandre Vanautgaerden étudie l’index thématique des Adages d’Érasme. Il montre que l’humaniste, ayant présenté les adages sans ordre a priori, a donné à l’index thématique qu’il introduit dans l’édition d’Alde Manuce à Venise, en 1508, la structure d’une topique, et que si les adages sont lus selon le classement des loci, un discours moral apparaît. Cet index est revu à chaque nouvelle édition et remanié en profondeur en 1526. L’ordre qu’il propose est suivi, dans la seconde moitié du XVIe siècle, par certaines éditions des Adages ou des épitomés des Adages.

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12 Cet ouvrage très riche, qui propose les résultats d’enquêtes approfondies, tient les promesses que faisait son titre. Les chercheurs que le Musée de la maison d’Érasme a su réunir apportent ainsi une précieuse contribution à la connaissance de l’humanisme.

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Anne Ibos-Augé, Chanter et lire dans le récit médiéval. La fonction des insertions lyriques dans les œuvres narratives et didactiques d’oïl aux XIIIe et XIVe siècles

Silvère Menegaldo

RÉFÉRENCE

Anne Ibos-Augé, Chanter et lire dans le récit médiéval. La fonction des insertions lyriques dans les œuvres narratives et didactiques d’oïl aux XIIIe et XIVe siècles, Bern, Peter Lang, 2010, 1296p. en 2 vol. ISBN 978-3-0343-0032-2

1 Quoique je ne sois pas à même d’évaluer l’importance de la contribution proprement musicologique de cet ouvrage, du moins puis-je supposer que cette contribution en constitue l’intérêt majeur, dont l’ampleur des « Annexes musicales » (p. 473-875 du second volume) suffit d’ailleurs à témoigner, qui contiennent « toutes les transcriptions des insertions non éditées jusqu’à présent, ou qui n’ont bénéficié que d’éditions musicales partielles » (p. 27) ; l’auteur elle-même invite d’ailleurs à le penser, quand elle déclare dans son introduction que « la part la plus importante de [s]a recherche a été, quand les témoins manuscrits étaient dépourvus de notation1, la restauration musicale des insertions d’après diverses sources parallèles » (p. 26).

2 Sur le plan proprement littéraire – que l’on ne peut évidemment pas séparer, surtout quand il s’agit du phénomène de l’insertion lyrique, du plan musical – en revanche, j’avoue que l’apport de cette étude m’a paru moins considérable. A première vue pourtant, il paraissait tentant d’envisager d’un autre regard, qui ne soit justement pas seulement celui du littéraire – objet d’un récent travail de M. Boulton2, ou encore de M.

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Simó3 –, un vaste corpus, englobant de la façon la plus extensive tous les textes d’oïl usant de l’insertion lyrique aux XIIIe et XIVe siècles, des plus évidents (Roman de la rose de Jean Renart, Roman de la violette de Gerbert de Montreuil) aux moins connus ou étudiés (je pense en particulier à L’Art d’amours édité par B. Roy, à La Prison d’amour de Baudouin de Condé, ou encore au Rosarius). Mais d’emblée, certaines difficultés d’ordre méthodologique apparaissent : on ne trouve, dans la (trop) brève introduction d’A. Ibos-Augé, aucun bilan critique sur la question de l’insertion lyrique, qui a pourtant donné lieu à un certain nombre d’études, certes figurant dans la bibliographie (sauf celle de M. Simó), mais qui pourraient aussi bien ne pas exister, puisqu’à aucun moment l’auteur ne s’appuie sur elles, alors que la question des différentes fonctions de l’insertion lyrique, toujours un peu délicates à définir et à délimiter, a déjà été amplement traitée, et sur un corpus plus large, par M. Boulton en particulier ; plus gênant, les textes étudiés ne donnent lieu à aucune présentation, ni dans l’introduction ni plus avant dans le développement, si bien que le lecteur a intérêt en avoir une bonne connaissance préalable, s’il espère pouvoir s’y retrouver dans le catalogue de faits énumérés parfois sans grand souci de transition, ni surtout de distinction entre les différents genres littéraires concernés – ainsi, pour ne donner qu’un exemple, la dimension théâtrale de textes comme le Jeu de Robin et Marion ou le Jeu de la feuillée n’est-elle absolument pas prise en compte.

3 Aussi, en dépit du caractère indéniablement fouillé du travail, de pages intéressantes notamment sur l’insertion lyrique utilisée « à titre d’exemple », particulièrement dans certains textes didactiques (p. 267-307), ou comme « génératrice ou partie intégrante de la forme » (p. 315-331), ou encore d’utiles « Annexes littéraires » (p. 883-1288) proposant un relevé complet de toutes les insertions dans les textes considérés, la parution de cette étude ne dispensera-t-elle pas, du moins sur le plan proprement littéraire, de se reporter à celles qui l’ont précédée sur le même sujet.

NOTES

1. L’étude ne comporte malheureusement pas de liste clairement établie des manuscrits pourvus d’une notation musicale, ou ayant laissé l’espace nécessaire sans toutefois le remplir ; cf. cependant p. 83. 2. M. Boulton, The Song in the Story. Lyric Insertions in French Narrative Fiction, 1200-1400, Philadelphie, University of Pennsylvania, 1993. 3. M. Simó, La Arquitectura del roman courtois en verso con inserciones líricas, Bern, Peter Lang, 1999.

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Nicolas Le Cadet, L’Évangélisme fictionnel : Les Livres rabelaisiens, le Cymbalum Mundi, L’Heptaméron (1532-1552)

Gary Ferguson

RÉFÉRENCE

Nicolas Le Cadet, L’Évangélisme fictionnel : Les Livres rabelaisiens, le Cymbalum Mundi, L’Heptaméron (1532-1552), Paris, Classiques Garnier (« Bibliothèque de la Renaissance » 2), 2010, 482p. ISBN 978-2-8124-0202-9

1 L’Évangélisme fictionnel représente la version remaniée de la thèse de doctorat de Nicolas Le Cadet, préparée sous la direction de Michèle Clément à l’université Lyon 2. Il s’agit incontestablement d’un très bel exemple du genre, proposant à la fois une vue d’ensemble, fondée sur la définition d’un nouveau concept historique et théorique – l’évangélisme fictionnel –, et d’éclairantes analyses détaillées des œuvres qui forment son corpus. À juste titre, nous semble-t-il, N. Le Cadet adopte une définition restreinte de l’évangélisme français, incarné par « ces hommes et ces femmes qui se détachent de la théologie traditionnelle et de la Sorbonne sans pour autant penser en dehors de l’Église catholique et rejoindre les protestants schismatiques » (p. 19-20). Si la critique s’est penchée plus volontiers sur la production poétique des évangéliques, l’originalité de cette étude consiste dans la démarche de considérer comme un ensemble les œuvres de fiction en prose de trois auteurs, pour en dégager leurs « procédures fictionnelles communes » (p. 16). Celles-ci, nous montre N. Le Cadet, sont déployées consciemment par des écrivains adoptant des visées spirituelles doubles : affirmer la foi en évitant le dogmatisme, attaquer leurs ennemis en gardant l’esprit humble et une attitude de

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charité chrétienne, manipuler la parole humaine sans jamais la confondre avec le logos divin…

2 La première des quatre parties du livre passe en revue la réception critique des œuvres du corpus, soulignant, dans les années 1980 et au-delà, la division des spécialistes en deux camps : les partisans de la transparence, de l’univocité et du « plus hault sens » véhiculé par des œuvres structurées (notamment G. Defaux et E. Duval, suivant M. Screech) et ceux qui arguaient plutôt en faveur de l’ambiguïté et de la polysémie de textes paradoxaux, ludiques, voire caractérisés par le discontinu et le morcellement (M. Jeanneret, F. Rigolot, T. Cave). Pour N. Le Cadet, qui détaille également un certain nombre d’approches adoptées par une nouvelle génération de chercheurs pour tenter de dépasser cette alternative critique, les origines du clivage sont à chercher dans les textes eux-mêmes : « l’oscillation entre l’ambiguïté et le ‘plus hault sens’ n’est pas une fantaisie de la critique moderne, mais bien un effet d’écriture qu’il s’agira de comprendre à la lueur de la spiritualité évangélique » (p. 72). Une lecture éclairante de l’épisode « emblématique » des « paroles gelées » du Quart Livre vient clore cette partie : « La fiction déçoit d’abord dans sa capacité à porter une signification supérieure, sur le modèle des fables allégoriques néo-platoniciennes. Mais elle se révèle finalement féconde, si on la considère comme un espace de liberté où peut s’exprimer une parole vive et ludique, qui n’a pas renoncé à chercher la vérité, mais à hauteur d’homme et sans prétention à se frayer un accès vers le ‘manoir de Vérité’ ou vers la ‘chambre des secrets de Dieu’ » (p. 189).

3 La deuxième partie de l’étude analyse « la fiction comme mensonge », le discours fictionnel offrant aux trois auteurs un moyen de s’exprimer tout en évitant l’affirmation d’une pensée dogmatique, d’une « parole péremptoire » (p. 174). Dans les œuvres de Rabelais, la répétition des allégations de véracité finit par produire un effet contraire : celui de « briser l’illusion mimétique », « l’immersion fictionnelle », et de refuser au monde romanesque « toute prétention à coïncider pleinement avec la Vérité » (p. 201 et 209). On appréciera les fines analyses de la naissance de Gargantua, des épisodes de l’île Farouche, et de celle de Medamothi, et de l’éloge du Pantagruélion. Pour N. Le Cadet, Le Cymbalum Mundi cherche lui aussi à « contrarier l’univocité et la stabilité du sens » (p. 237), comme le montre une discussion du traitement des questions de la providence divine (la prédestination des élus) et des indulgences. À première vue, L’Heptaméron semble récuser le modèle du mensonge fictionnel, prétendant au contraire que les nouvelles ne racontent que des faits réels. N. Le Cadet souligne néanmoins le fait que « les histoires empruntent aussi à un matériau fictionnel et se rapprochent parfois dangereusement de l’esthétique romanesque » (p. 249). Nous ne saurions qu’approuver ce jugement, tout en regrettant quelque peu que l’auteur n’ait pas mis à profit un certain nombre d’études récentes qui cherchent à mettre en relief précisément le côté littéraire, fictionnel et intertextuel des recueils de la reine de Navarre et d’autres nouvellistesi.

4 Si les évangéliques tirent parti de la fiction comme mensonge, cela ne veut pas dire qu’ils lui dénient tout rapport au monde réel et toute possibilité de porter un message moral et philosophique. Leurs fictions engagent un procédé heuristique demandant une recherche active du sens : le lecteur est appelé à interpréter le texte, éventuellement à l’aide de passages plus clairs qui peuvent lui servir de repères, plutôt que de recevoir passivement un enseignement. C’est ce qui est démontré d’abord à travers l’analyse de quatre épisodes, tirés chacun d’un des quatre Livres rabelaisiens (dont les épisodes de

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l’Abbaye de Thélème et de Quaresmeprenant et des Andouilles). Dans le cas du Cymbalum Mundi, il s’agit d’« une pédagogie généralisée du contre-exemple », puisque « toutes les valeurs clefs de l’évangélisme sont systématiquement caricaturées » (p. 338) et « à reconstituer à partir des images déformées qu’en offre la fiction » (p. 352). Chez Marguerite de Navarre, on observe une « pédagogie mondaine », fondée sur « la ‘médiation narrative’ », qui sert à ancrer l’évangélisme dans le monde quotidien et à faire appel, encore une fois, au jugement du lecteur (p. 317).

5 La dernière partie du livre examine la façon dont le désir d’affirmer et le refus du dogmatisme, se présentant simultanément, peuvent se traduire par des « torsions » du texte fictionnel. Tout d’abord, N. Le Cadet montre comment les « juremens » dans le Cymbalum Mundi servent un but comique, mais soulèvent aussi, à travers une remotivation de leur sens premier, des questions religieuses fondamentales. Chez Rabelais, la satire vise souvent des cibles précises et plus larges à la fois. Ainsi le catalogue de la bibliothèque de Saint-Victor met en cause les docteurs de Cologne qui attaquent Reuchlin, les scolastiques en général, mais aussi « une volonté de savoir qui touche tous les hommes, et même les humanistes », encourageant, au contraire, « une recherche humble et ‘suspensive’ de la vérité » (p. 383). Il en va de même pour de nombreux épisodes qui encouragent un scepticisme chrétien – dont celui du juge Bridoye, pour ne citer qu’un seul autre exemple –, Rabelais ne pouvant pas « reproduire dans son texte ce dogmatisme qu’il reproche précisément à ses ennemis » (p. 399). Dans L’Heptaméron, pour N. Le Cadet, ce sont les citations bibliques qui exercent une fonction similaire, mettant en lumière les « rapports ambivalents entre le verbe humain et le Tout-Verbe » (p. 404). Si cette lecture emporte l’adhésion, nous ne saurions, en revanche, souscrire tout à fait à la conclusion selon laquelle l’emploi contradictoire de citations bibliques par les devisants irait jusqu’à laisser en suspens certaines questions religieuses des plus importantes : les rapports entre la foi et les œuvres, la justification par la foi, et la satire des religieux. S’il est indéniable que le recueil de nouvelles évite l’assertion dogmatique, il ne nous semble pas qu’on en arrive à une position « suspensive » par rapport à ces questions théologiques centrales et il est dommage que l’analyse de la présence de repères textuels et de l’appel fait au jugement du lecteur soit ici abandonnée. Comme le reconnaît N. Le Cadet, certains devisants détournent de façon manifeste – parfois malicieusement – le sens d’un passage biblique. C’est dire que Marguerite nous montre qu’il s’agit d’une intention polémique, de mauvaise foi, ou bien d’une plaisanterie. Au lecteur de constater et de tirer ses conclusions. Certains des hommes, notamment, font appel à la Bible pour prôner aux femmes « l’amour […] nayfve »ii, ou bien pour s’en prendre à elles en empruntant des arguments ressassés dans le contexte de la « querelle des femmes ». Par rapport à cette question de « la guerre des sexes », intimement liée aux discussions théologiques comme le note N. Le Cadet, le texte de Marguerite nous semble encore une fois moins « suspensif » que, dans la ligne de la pensée de G. Defaux, il n’est dit ici. On s’en tiendra à l’exemple de la vieille femme de la nouvelle 65, qui crie au miracle quand un soldat endormi, sur le front duquel, en le prenant pour une statue, elle essaie de planter une chandelle allumée, se met debout et se montre bien vivant. Si la vieille est critiquée par les devisants masculins et défendue par certaines devisantes, doit-on tirer la conclusion que « les citations bibliques se neutralisent entre elles » et que « la parole biblique sert à la fois à défendre les œuvres quand elles sont accompagnées de charité et à les condamner comme activité superstitieuse » (p. 409 et 411) ? L’argument d’Hircan est qu’« il fault tousjours que les femmes facent mal ». Pour Oisille, au contraire, « Peult estre que ceste

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bonne femme avoit plus d’amour à Dieu, que ceux, qui donnent leurs grandes torches ». Toujours / Peult estre : l’intention d’Hircan est de développer une polémique qui jette le discrédit sur toutes les femmes ; Oisille ménage le doute et préfère juger « en bonne part » la vieille. Objectivement, sa position est plus défendable et plus charitable. Tous les devisants seraient d’accord pour condamner la superstition et louer les vrais actes de charité. Ce n’est pas par rapport à la question des œuvres et de la foi que L’Heptaméron hésite ; la difficulté est plutôt de juger des motivations d’un individu. En l’occurrence, les actions de cette vieille témoignent-elles d’une confiance aveugle dans des pratiques rituelles, ou proviennent-elles d’un cœur simple qui exprime son amour envers Dieu ? Oisille rappelle qu’il est difficile de lire dans le cœur d’autrui, « [p]arquoy, ne fault juger que soy mesmes »iii. Le lecteur est donc appelé à juger les propos des devisants. En même temps, là où L’Heptaméron montre qu’il faut parfois suspendre son jugement, c’est précisément quand il s’agit de juger son prochain. Pas plus que les devisants, le lecteur ne saurait trancher le cas de cette femme ; sans doute est-il censé se dire au contraire que tout être humain sera jugé par Dieu – et réfléchir sur ses propres pratiques. L’enseignement évangélique que transmet L’Heptaméron par la nouvelle et par la discussion qui s’ensuit, la prise de conscience qu’il veut favoriser, c’est que la valeur des actes rituels dépend de la disposition du cœur avec laquelle on les fait. Deux petits détails : pour « immaculée conception » (p. 414) – doctrine selon laquelle la Vierge Marie aurait été conçue sans péché mais de façon tout à fait naturelle dans le ventre de sainte Anne –, il faut lire « conception virginale ». La référence à l’ange consolateur à la fin de la nouvelle 5, où les cordeliers sont laissés « aux desers » (p. 419-420), renvoie surtout à l’histoire de la tentation du Christ au désert (Mt 4, 11 ; Mc 1, 13).

6 Ces quelques légères réserves ne diminuent en rien l’importance de l’étude que publie N. Le Cadet. Celle-ci sera précieuse pour tous ceux qui s’intéressent aux auteurs qu’elle aborde, aussi bien qu’à l’évangélisme et à la pensée religieuse du premier XVIe siècle. Les jugements formulés sont nuancés, le style est élégant, l’argument clair et convaincant. Le concept d’évangélisme fictionnel semble promis à un bel avenir…

NOTES DE FIN

i. On consultera utilement le recueil d’essais Narrative Worlds : Essays on the ‘Nouvelle’ in Fifteenth- and Sixteenth-Century France, dir. Gary Ferguson et David LaGuardia, Tempe (Arizona), Medieval and Renaissance Texts and Studies, 2005, qui contient trois contributions sur Marguerite (G. Ferguson, D. LaGuardia, J. O’Brien) ainsi que deux sur les Nouvelles récréations et joyeux devis de Bonaventure des Périers, auteur présumé du Cymbalum Mundi (E. Thompson, T. Conley), ou encore notre article « Désagrégations : des ‘mauvais déboires’ de l’amour à l’h/Histoire au féminin », dans le volume 29 des Cahiers Textuel, dirigé par Chantal Liaroutzos en 2006. ii. Marguerite de Navarre, Heptaméron, éd. Renja Salminen, Genève, Droz, 1999, p. 358. iii. Ibid. p. 465.

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Pierre Moukarzel, La ville de Beyrouth sous la domination mamelouke (1291-1516) et son commerce avec l’Europe

Stéphane Boissellier

RÉFÉRENCE

Pierre Moukarzel, La ville de Beyrouth sous la domination mamelouke (1291-1516) et son commerce avec l’Europe, Beyrouth, Éditions de l’Université Antonine, 2010, 846p. ISBN 978-9953-552-00-2

1 Ce fort volume, d’excellente facture, développe sur 735 pages une réflexion d’histoire urbaine et d’histoire économique – le reste étant constitué d’annexes fort utiles et d’une bibliographie vaste et bien maîtrisée. On peut regretter la maigreur de la pagination de la table des matières et surtout l’insuffisance de la cartographie (et son regroupement en annexe), non seulement pour le lecteur, d’un point de vue pédagogique, mais surtout comme base de la réflexion, car la représentation iconographique permet de repérer des phénomènes insaisissables autrement. L’étude est rédigée dans un style clair et d’une grande correction, alors que le français n’est pas la langue maternelle de Pierre Moukarzel (PM).

2 L’ouvrage reprend l’essentiel d’une thèse soutenue à l’Université de Poitiers en 2007, qui a permis à son auteur de devenir professeur à l’Université libanaise de Beyrouth. Cette recherche, menée en un temps assez bref, comme le précise l’avant-propos, s’inscrit dans la longue tradition de « l’histoire du commerce du Levant » (quelque peu tarie depuis les années 1970), mais son objet précis constitue une grande nouveauté et ouvre un champ jusqu’alors délaissé dans l’historiographie libanaise. L’auteur a eu le courage de s’attaquer aux archives occidentales, qui ont constitué la grande majorité de sa documentation de base, ce qui ne va pas de soi pour un chercheur formé, au Proche-

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Orient, à l’exploitation des sources arabes, dans une perspective qui reste largement littéraire ; la diversité des langues à maîtriser (latin, italien, catalan…) force le respect.

3 Le commerce de Beyrouth a été très peu étudié et quasiment pas pour lui-même, et la ville reste peu connue pour l’époque mamluke, occultée par une période ottomane beaucoup mieux documentée ; par son thème, ce travail éclaire un des problèmes les plus fascinants de l’histoire médiévale, d’ampleur mondiale, la divergence d’évolution économique entre l’Occident chrétien et le monde arabo-musulman. La principale difficulté est de vouloir étudier la totalité du réseau commercial beyrouthin avec l’Occident, au lieu de se concentrer sur les échanges avec un seul partenaire, Venise par exemple ; mais la logique même de l’étude d’un objet réticulaire impose de ne pas trop se focaliser.

4 La chronologie s’imposait, du fait des profonds bouleversements qu’a provoqués la reconquête finale de la Terre Sainte par les premiers sultans Mamluks ; toutefois, le poids indéniable, dans l’activité commerciale au Proche-Orient, des politiques financières des sultans et de la géostratégie occulte peut-être un peu les ressorts proprement économiques, qui auraient gagné à être éclairés sur une plus longue durée, par l’examen des réseaux antérieurs à 1291, sur la base de l’abondante documentation narrative et descriptive de l’époque « Croisée » – alors que cet élargissement chronologique a été fait, judicieusement, pour l’étude de la topographie urbaine.

5 Les exigences documentaires et méthodologiques du sujet étaient donc redoutables – et c’est probablement pour cela que les études sur le grand commerce méditerranéen, florissantes jusqu’aux années 1970, ont découragé beaucoup de médiévistes depuis. Les sources arabes, dont est fourni un utile corpus, sont décevantes, notamment à cause de l’absence de la jurisprudence (fatwa/s), des traités de hisba et des formulaires notariaux qui font la richesse documentaire de l’Occident musulman et malgré cette « pépite » que sont les quelques documents arabes de Raguse (d’ailleurs abordés un peu trop allusivement) ; mais les textes latins sont potentiellement innombrables et d’une typologie très variée.

6 Cette étude supposait notamment l’exploration de sources de la pratique, dont beaucoup d’inédites, localisées dans des archives dispersées dans toute l’Europe méditerranéenne. Le travail de dépouillement n’a évidemment pu être réalisé que partiellement ; au moins les archives vénitiennes, fondamentales en raison du rôle crucial joué par la Sérénissime, ont-elles pu être abordées. Mais l’auteur, au prix d’immenses lectures, a rassemblé des récits de voyage, des contrats notariés, des livres de comptes, des procès, de la législation, des registres douaniers, des accords diplomatiques, une enquête (sur les affaires de J. Cœur) – et encore aurait-on pu trouver probablement des tarifs douaniers et d’autres textes règlementaires, ainsi que des suppliques de marchands ayant bravé les interdits canoniques de commercer et les sentences correspondantes des tribunaux ecclésiastiques. Le défaut (inévitable) de ce bel effort heuristique est que l’ampleur de la documentation a conduit à utiliser certaines sources de seconde main (ainsi les archives Datini et les fonds florentins) ; mais cela n’empêche pas la collecte d’informations d’être parfois inédite (enchères des galères vénitiennes pour Beyrouth par ex.). Une grosse lacune, pour l’étude du tissu urbain, concerne les sources matérielles (par ex. les travaux anciens de J. Lauffray dans le Bulletin du Musée de Beyrouth et surtout les études issues des fouilles de sauvetage post 1993, comme celle de P. Antaki), et plus encore les sources planimétriques (qui se

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limitent aux reconstitutions érudites du début du XXe siècle, utiles certes, mais déjà trop tardives).

7 La longue et utile présentation des sources, en introduction, ne met pas suffisamment en valeur cette hétérogénéité et les problèmes de traitement qu’elle induit. Mais le rassemblement d’une partie de ces matériaux, dans les annexes finales, fournit un utile corpus de l’histoire de Beyrouth et de son commerce au bas Moyen Âge ; il est dommage que ce gros travail d’érudition n’ait pas été élargi aux traités diplomatiques – mais il est vrai qu’ils ne concernent pas spécifiquement Beyrouth. En tout cas, chaque matériau utilisé est correctement décrit dans sa structure et ses potentialités (ainsi les chroniques vénitiennes), en divers endroits du livre.

8 La structure d’ensemble de l’ouvrage est claire et logique. La structuration en deux parties inégales reflète bien l’état de la documentation : il était inévitable d’aborder séparément la ville dans ses aspects matériels et fonctionnels et dans ce qui est sa principale fonction, le commerce. Toutefois, la problématique des rapports entre forme et fonctions a été trop peu présente dans le questionnement des sources pour que leur utilisation soit fructueuse à cet égard, et les quelques allusions à ce sujet n’épuisent pas la question. Il est logique que la non-utilisation des données matérielles réduise l’étude topographique (une quarantaine de pp.) ; mais, avec de meilleures bases épistémologiques, cette étude aurait pu être enrichie par une réflexion sur les structures sociales, qui sont en rapport étroit avec les formes du tissu urbain – le rôle évergétique des élites, en particulier, n’est pas totalement inaccessible.

9 En ce qui concerne l’étude du commerce proprement dit, l’extrême dispersion des sources, leur hétérogénéité et l’inégalité de leur publication a rendu inévitable de traiter les relations de Beyrouth avec chacune des grandes places latines séparément ; peu satisfaisante pour l’esprit, cette méthode était la plus prudente pour proposer des réflexions bien étayées. On pourra seulement regretter que cette méthode d’analyse soit aussi une méthode d’exposition des résultats, ce qui a provoqué des répétitions et surtout limité la synthèse et les problématiques économiques, au profit d’explications contingentes de type politico-diplomatique. La place légitimement réservée à Venise accentue l’impression que le travail réalisé n’est pas toujours inédit, car c’est probablement le commerce le plus étudié de toute l’historiographie économique médiéviste ; cela occulte un peu le fait que ce chapitre est un des plus complets et novateurs du livre.

10 Dans le détail, quelques défauts d’organisation conduisent à des redites. Ainsi, en introduction, les § 2-3 constituent une présentation événementielle un peu trop détaillée, impliquant des répétitions par la suite. La présentation par localité des sources de la pratique a nui à l’appréciation d’ensemble du corpus et est un peu redondante. Certains développements très généraux auraient pu être réduits quand leurs données ne sont pas utilisables dans l’étude, comme l’introduction sur les techniques commerciales aux p. 127-130. Des titres peu appropriés de paragraphes ou de sous-parties montrent quelques facilités conceptuelles ; ainsi « Le nombre des marchands », qui traite autant de leur position sociale et topographique – sujet d’ailleurs passionnant mais traité de façon éclatée tout au long de la thèse. Il aurait été possible de mieux individualiser « l’épisode Jacques Cœur » dans le chapitre sur les ports méridionaux français. Surtout, la division des chapitres en grandes tranches chronologiques fondées sur l’évolution du volume des affaires induit une certaine répétitivité des développements.

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11 En affinant la réflexion économique, on se demande si l’on n’aurait pas pu prendre plutôt comme critères d’organisation générale ou de détail des facteurs économiques, tels que la fonction de chaque partenaire dans le réseau commercial ; certains sont à la fois acteurs économiques et transporteurs (Venise), tandis que d’autres sont surtout transporteurs (les Provençaux et Languedociens, cantonnés par l’impérialisme régional génois, et qualifiés un peu rapidement de « secondaires »), et que d’autres encore sont fortement insérés dans le réseau mais sans contacts directs (Florence, même après l’annexion de Pise, à cause de la force d’inertie des réseaux en place et parce que les intermédiaires sont parfois moins coûteux qu’un échange direct, contrairement à ce que prétend une argumentation financière largement répandue pour expliquer l’expansion portugaise).

12 La réflexion de type diplomatique sur la structure des sources écrites aurait pu être parfois mieux explicitée (par ex. pour les traités diplomatiques), surtout parce que la prise en compte des limites de l’information enrichit la réflexion elle-même : ainsi, alors que la différence de valeur entre troc et échange monétarisé est bien soulignée, la différence entre les évaluations monétaires stipulées dans les contrats ou les registres fiscaux et les valeurs d’échange réelles non documentées constitue une inconnue peut- être décisive pour l’interprétation de l’économie marchande ; de même, la variation des tonnages des navires (d’ailleurs évoquée) rend le décompte de leurs voyages un peu inutile. Mais certaines remarques critiques sont subtiles, comme la relativisation de l’impression de petitesse de la ville (p. 73-74) par le caractère saisonnier des échanges influant sur les témoignages. De même, la confrontation et le recoupement des témoignages sont souvent bien menés, surtout quand les données ne sont pas trop nombreuses (par ex. dans l’étude démographique de la ville) ; on regrettera seulement la juxtaposition, parfois, de témoignages d’époques ou de natures différentes pour composer des tableaux, qui deviennent de ce fait un peu factices (ainsi, la reconstitution de la route de Beyrouth à Damas ou les malheurs des marchands, listés sans chronologie précise).

13 Globalement, en dehors de quelques développements dépourvus de notes, qui sont généraux et parfois un peu abstraits, probablement composés à partir d’ouvrages généraux, les propositions sont fortement étayées et les sources soigneusement citées. L’appareil critique est considérable et fort bien maîtrisé ; les quelque 2300 notes et l’abondance de la bibliographie (incluant des ouvrages parfois très récents) prouvent largement l’importance du travail d’érudition réalisé – tout au plus peut-on regretter l’usage, parfois, d’ouvrages dépassés (mais qui sont en général sollicités pour leurs données factuelles et non pas pour leurs interprétations) et l’absence de quelques titres importants comme la récente thèse de Mohamed Ouerfelli sur le sucre.

14 Dans la réflexion proprement dite, PM ne manque pas de curiosité : il a vu l’intérêt d’étudier les rapports de la ville avec sa périphérie (une novatrice étude des campagnes de Beyrouth), les conditions de vie des marchands latins en Orient, les dangers de la navigation maritime, etc.

15 Mais l’auteur a parfois manqué de recul, à la fois faute de bases épistémologiques et faute de temps pour mûrir la réflexion ; de ce fait, l’érudition dont on a loué plus haut le déploiement tourne parfois un peu à vide. On le voit particulièrement dans l’introduction, assez brève une fois enlevées ses principales parties qui sont techniques, avec des perspectives et des problématiques qui auraient pu être étendues. La difficulté à synthétiser l’immense savoir accumulé se ressent aussi dans la sécheresse des

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transitions et dans la tendance narrative de certains passages qui auraient pu être plus analytiques. Quand les informations deviennent abondantes et diverses, l’analyse est un peu énumérative, comme dans la longue liste d’avanies subies par les marchands européens ou l’énumération des taxes sur les importations (p. 268-274), à cause de la difficulté à hiérarchiser les informations (listes de flux produit par produit, avec des regroupements par nature matérielle) ; il est vrai que ces passages se terminent généralement par une conclusion synthétique bien pensée. La hiérarchie des différents facteurs du commerce et de la conjoncture commerciale, qui aurait dû structurer tout l’ouvrage, est forcément perdue de vue dans le détail des analyses réseau par réseau ; ainsi, les phases de monopole étatique mamluk du commerce des épices ne semblent pas rythmer l’évolution du volume des marchandises et des prix ; la bonne perception de la conjoncture courte avec chaque partenaire occulte un peu les tendances plus longues de l’ensemble du réseau beyrouthin.

16 Un spécialiste de l’organisation de l’espace regrettera que l’étude topographique urbaine ignore des notions telles que la polarisation ou l’auto-régulation, celle-ci très importante pour sortir du schéma colonial éculé de « la ville arabe » anarchique, tout en admettant la faiblesse des interventions étatiques dans l’organisation de l’habitat ; de même, l’étude du réseau terrestre des déplacements confond un peu trop route et itinéraire. Dans les développements sur le commerce, l’articulation entre les différentes échelles, essentielle dans la logique réticulaire des échanges, aurait pu enrichir l’exploitation même des sources (même si elle n’est pas totalement observable dans la documentation, faute de connaître l’origine des produits). Ce point, plusieurs fois évoqué mais sans appui cartographique, est essentiel pour définir la nature même de la ville de Beyrouth ; simple étape de transit de la métropole, Damas, ou centre urbain pesant par lui-même au moins au niveau régional ? Et dans ce dernier cas, quels sont les moyens juridiques et financiers pour capter les surplus agricoles du terroir et de la périphérie plus lointaine ?

17 Les notions économiques restent souvent au niveau d’une économie politique de base, trop subordonnées aux arguments un peu simplistes du profit (présenté, d’un point de vue psychologique, comme appât du gain) et du niveau des prix (la hausse concurrentielle des prix étant censée faire diminuer le volume des échanges). Ainsi, au plan méthodologique, PM cède un peu à la dictature de la quantification en économie ; certes, les dimensions anthropologiques de l’échange sont faibles dans l’économie marchande, et la dimension arithmétique y est importante (encore que la concurrence entre les communes italiennes ne soit pas que financière) ; mais les nombreux tableaux chiffrés (reposant sur des données trop fragmentaires et discontinues), s’ils sont utiles pédagogiquement, ne fondent pas statistiquement une connaissance des mécanismes, surtout à l’échelle macro-économique. A l’inverse, la réflexion est parfois impressionniste, en déduisant que la présence de marchandises variées dans les listes est l’indice d’un essor commercial.

18 De même, s’il était inévitable de se focaliser sur les données les plus immédiates des sources, à savoir sur le nombre des navires, les volumes des marchandises (globaux et par unité de transport) et leur nature, ainsi que sur les prix, voire sur les taxes ou enchères (les incanti vénitiens), il fallait réaliser que ce sont des indicateurs économiques moins pertinents que le taux de profit, la position dominante ou la balance des paiements (celle-ci évoquée d’ailleurs en conclusion générale). Plus que la

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présentation des techniques d’écriture commerciales, un paragraphe spécifique sur le rôle, évidemment capital, de la monnaie dans les transactions aurait été bien venu.

19 Enfin, une acuité plus grande dans le domaine juridique aurait permis de préciser les conditions de résidence et d’échanges dans le sultanat, par exemple pour l’usage de l’ aman – un traité diplomatique étant bilatéral, ce qui pose des problèmes de légalité quand il associe des souverains musulmans et infidèles – ou pour l’extra-territorialité (?) des fondachi ; de même, l’analyse du passionnant document qu’est le reçu en arabe de 1397 (p. 207-208), venant enrichir un chapitre un peu abstrait sur les techniques commerciales, pourrait être interprété juridiquement plutôt que par une approche culturelle.

20 A cause du déséquilibre en faveur des sources latines, le point de vue occidental est dominant, et on a finalement une étude surtout de l’économie commerciale européenne, alors que les compétences premières de l’auteur et la nature même du sujet auraient exigé de se placer du point de vue oriental ; en d’autres termes (économiques), il aurait fallu réfléchir sur les exportations des villes latines vers Beyrouth en tant qu’importations dans le sultanat mamluk – mais il est certain que c’est difficile, et que l’on courait le risque de reconstituer fictivement l’économie commerciale du sultanat, parce que les marchands orientaux sont presque invisibles documentairement, et parce que le passé et le devenir en Orient des marchandises qui transitent par Beyrouth nous échappent presque totalement. Plus ennuyeux, cette attitude a conduit à ne pas plus développer, dans l’étude urbaine, la réflexion sur la société locale pour elle-même, au-delà des brefs §§ consacrés aux aspects démographiques et cultuels et des quelques allusions, d’ailleurs plus fructueuses, contenues dans le chapitre sur la vie des marchands occidentaux dans la ville. « A mi- chemin » entre les points de vue latin et indigène, la piste prometteuse (surtout grâce à ce beau matériau que sont les traités diplomatiques) des contacts culturels a été aperçue, mais, considérée par PM comme un peu marginale par rapport aux problématiques économiques, elle n’a pas été suivie jusqu’au bout.

21 Les quelques défauts pointés ici, inévitables dans un travail d’une telle ampleur, ne doivent pas cacher l’essentiel : avec une énergie et un courage qui forcent le respect, PM apporte la première pierre à une histoire jusqu’alors délaissée, celle du Liban au bas Moyen Âge. D’ailleurs, la longue conclusion générale rattrape les quelques flottements conceptuels et la difficulté à synthétiser de tels matériaux, en introduisant – mais un peu tard – les notions économiques et spatiales suggérées précédemment.

22 En fait, le principal reproche que l’on puisse faire à ce livre, c’est un certain manque d’audace intellectuelle – même s’il reste de toute façon extrêmement difficile, y compris pour le spécialiste le mieux armé, d’établir les liens entre les divers facteurs commerciaux étudiés et de dégager les enjeux du grand commerce international pour le monde arabo-musulman. Ceci explique la difficulté à proposer des problématiques et des interprétations différentes de celles des grands prédécesseurs, W. Heyd, F. Melis ou E. Ashtor pour le commerce ; il est vrai que leur champ d’étude, plus vaste, leur a permis de formuler des réflexions plus synthétiques, qu’il n’était pas forcément facile de dépasser dans le cadre d’une monographie urbaine.

23 Par ce travail, PM a acquis une position historiographique et académique unique : il est devenu le spécialiste de l’histoire médiévale de Beyrouth (et, plus largement de la zone libanaise du Levant) dans les sources occidentales. De nombreux développements constituent d’utiles et inédites mises au point, comme sur le système défensif de la

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ville, la présence des consuls européens, les temps de trajet en Syrie et les itinéraires maritimes (complétant l’étude de Melis par les récits de pèlerinages), l’activité comparée d’Alexandrie et Beyrouth avec Venise, ainsi que certains bilans des échanges commerciaux (par exemple la synthèse, en conclusion, sur le mouvement du port)...

24 Un travail pionnier et talentueux, qu’il convient de saluer.

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Patrice Uhl, Anti-doxa, paradoxes et contre-textes. Études occitanes

Bill Burgwinkle

RÉFÉRENCE

Patrice Uhl, Anti-doxa, paradoxes et contre-textes. Études occitanes, Paris / Saint-Denis, L’Harmattan / Université de La Réunion, 2010, 212p. ISBN 978-2-296-13541-3

1 Patrick Uhl introduces his book, somewhat self-effacingly, as a collection of essays, all previously published and all linked by a notion of the écart – a disjunction, whether political, sexual, poetical or moral. The examples he gives are instructive : breaks between one way of conceiving doxa (religious or societal) and another, between one ideological and poetic reading of fin’amor and another, or between two different means of conceiving language and rhetoric, with poetry standing as both its defender and challenger. His method makes a certain sense : these are indeed individual études that do not necessarily add up to a fully coherent monograph ; but I cannot help but conclude that Uhl is selling himself just a little bit short. The eleven studies I read can actually be grouped rather conveniently into three distinct areas, each of which betrays Uhl’s interests in literary relations between the North and South : i.e., between the Occitan courts and Arabic poetic tradition, on the one hand, and northern France poetry on the other. Though his point is, in one sense at least, to argue for the almost uninterrupted dialogue between the poetic cultures of oïl and oc, al’Andalus and the land beyond the Pyrenees, he also makes the claim that troubadour poetic culture remained somehow almost entirely within the domain of an educated elite (‘entre amics fins’), never really engaging with the ‘bourgeois’ public of the Puys of the North (p. 186). Given how debatable that last statement is, and its placement at the conclusion of this volume, it is amazing just how little controversy the rest of the book provokes, at least for this reader. The fine argumentation, philological grounding, and clear- headed reasoning that prevail in all of these essays serve as a rapier to clear away the

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brush left by earlier critics and their sometimes tragic, sometimes comical, inability to see beyond the mores and doxa of their own day.

2 The first of the tripartite grouping of essays I alluded to above begins with an essay on Arabic poetry composed in al-Andalus and focuses largely on the poetry of Wallada, an eleventh-century poet (c. 1010-1077) whose ten extant compositions, sexually frank and brimming with invective against her former lover, allow Uhl to show his colours. This essay, which serves as an edifying introduction, also establishes the author’s parti pris : the undeniable links that exist between Arabic and Occitan poetry, the reliance of Guilhem IX’s poetry on a mass of topoi and poetic forms already present in the Christian Aquitaine of the late eleventh century, the celebration of women poets, the championing of poetic mobility and openness to other traditions, the liberty of sexual expression in the twelfth and thirteenth centuries. While crediting his predecessors with their scholarly accomplishments, he is also quite capable of pointing out their limitations and of revitalising a field that has seen too few takers in recent decades (the Arabic hypothesis, in particular, which has seen little progress since the flawed argumentation of the mid-20th century).

3 This first discussion of the earliest years of the Hispano-Arabic and Occitan tradition and the powerful counter-example that Wallada provides leads to a section consisting of three studies, all pertaining in one way or another to the work of Guilhem IX. The first of these establishes convincingly Guilhem’s reliance on the songs and Arabic poetic forms that he would have heard as a young man in the Aquitaine, many of which would have moved across the Pyrenees in the previous century. The second of these études reinforces this point by examining Guilhem’s use of a pseudo-Arabic expression in his song, ‘Farai un vers, pos mi sonelh’ (PC 183, 12). Uhl makes several interesting points here : firstly, that Guilhem may knowingly have composed himself two versions of his song for two different audiences ; secondly, that his use of this Arabic-sounding language in the ms C version of the song adds a surplus sense to the text that is not necessarily found in other versions (mss VNN2) ; and thirdly, that Guilhem might have been including in the songs remembered fragments of Arabic refrains from songs that he knew by memory, without ever having fully understood them. The third étude of this series involves the famous ‘red cat’ image that appears in this same song by Guilhem. Starting from an examination of what is known of Guilhem’s life and reiterating the fact that there was a break in troubadour tradition in the mid-12th century, Uhl returns to the roots of the Occitan tradition to link the cat with one of the stock characters of early Arabic poetry, the gardador, or watchman. There follows an ingenious reading of the enoios/enujos that pits the psychoanalytic readings of Huchet and Rey-Flaud against the traditional Arabic structure of the song such that it is not so much the red-cat-as- female-sex that the pilgrim fears but rather the parodied figure who has been charged with protecting the honour of the ravenous N’Agnes and M’Ermessen.

4 The next two chapters sit more or less by themselves, though the second of them, the étude on Flamenca, makes important points that arise again in the last, rhetorical grouping of three. The Sordello étude, while interesting, has less to add to the argument of the book as a whole. Flamenca, on the other hand, links rather unexpectedly the 13th- century romance with the Roman de Renart by illustrating how the Flamenca author uses the Hersant rape episode from Branche 2 (v. 1261-1280 in Dufournet, 1985) of the Renart as a structuring model and then speculating on why this sparkling romance failed to reach a larger audience in its time. The underground tunnel (the pertuis) in Flamenca

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might evoke for Uhl un temps révolu, a nostalgic return to an age of troubadour ‘classicisme’ and a moral code free from the restraints of the Toulousain orthodoxy and the Inquisition, but it also challenges for him the Lacanian reading of courtly love as one inevitably linked to neurosis rather than freedom.

5 The final section of the book, if we consider études 7-11 a block united by a common interest in the conception and celebration of the nonsensical and contradictory, is built on a close and extremely detailed examination of the supposed genres, and/or rhetorical figures, of the reversari and devinalh. Contrasting the later Leys d’Amors’ definition of the reversari with actual poetic practice of the earlier poets, Uhl arrives at the not exactly surprising conclusion that the 12th and 13th-century practitioners had a much less rigid conception of generic restrictions and observed little adherence to what the later theoreticians decreed. What is interesting about all of this is how Uhl highlights this same formalising tendency in 20th-century critics and the limitations of the categories that they constructed. Citing Appel’s grouping of four songs in the genre of the devinalh, Ulh shows how the reversari and devinalh often merge in readers’ eyes, even when the poets themselves have never used this terminology or made such claims for their works. The cobla reversa and vers revers were, as he demonstrates, rhetorical constructions linked to the theme of paradox to which poets had frequent recourse, even if they did so as often for comic relief as for philosophical speculation. The devinalh, in particular, as Uhl shows in his eighth étude, solidified into a genre following Appel’s reading, though there is little evidence that that category is justified. The intricate unravelling that follows show Uhl off at his philological best and leads him to conclude that in this world of post-practice theorisations, ‘c’est bien de métatradition médiévistique, et non de subtradition médiévale, qu’il conviendrait de parler’ (p. 132).

6 Étude 9 moves this discussion into the arena of ‘de oppositis’ compositions in both the areas of Oc and Oïl, and allows Uhl to comment again on the continuity of the tradition between North to South and one language to another. Including Anglo-Norman as well as Northern French texts, he affirms the meshing of the different traditions as essential in the creation of a wider poetic ethics. Citing the 1254 Modena troubadour manuscript D, which includes within it (fol. 229-230) a collection of 63 songs in French, makes this point particularly well. The French poets composing fatrasies which parody Occitan poetry also learned how to perform that parody from the very songs they turned their guns on, according to Uhl, and the same could be said for the Fatrasies d’Arras. The 10th and 11th études displace this argument from Northern France to Northern Italy : first through a study of Aimeric de Peguilhan and Albertet de Sisteron’s tenso de non-re and then through a reading of Arnaut Daniel’s contribution to the tenso surrounding the ‘affaire Cornhilh’. The former brings out the philosophical paradoxes implicit in the invitation to write a song about a non-thing, thus making it a thing of another sort ; and the latter insists on the centrality of the supposed ‘obscene’ song of Arnaut to his work (‘Pois Ramone.N Trucs Malecs’ [PC 29, 15]) and the tradition as a whole. Setting this tenso in the larger arena of obscene language within the corpus (and the Arabic tradition that preceded it), Ulh returns to the concerns of his first étude, those of the woman poet, the woman as sexual presence, the woman as capable of questioning the norms of her cultural milieu.

7 There are so many other brilliant suggestions that Uhl makes and with such clarity and force that I can only list a few of them : a) songs are generally retained in memory through their ‘matérialité sonore (rythmique, rimique, mélodique)’, not their words or

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message (p. 32) ; b) entrebescamen is more than a poetic technique, it is also an apt cultural descriptor that informs poetic practice in the 12th and 13th centuries ; c) the tenso that is said to be the most objectionable in all the Occitan tradition, that of Montan and La Dame (PC 306, 2) is at the same time a rhetorically sophisticated sampling of troubadour classicism at its purest.

8 Only on occasion, would I would have liked more repetition of one of his points or a stronger assertion of their importance. One example is the point he makes about the connections between the North and the South of France throughout the period of the 12th and 13th centuries and his use of the reversari, or the taste for confounding paradox, to confirm it. One cannot help but agree that this is a striking feature of the early and classic periods of troubadour composition and that it cannot have failed to impress those using these earlier works as their models ; but surely there is a philosophical importance to this point that does not quite get the hearing here that it deserves. The poets were not just playing with models, after all ; they were also questioning modes of thought. Uhl does makes this point elsewhere, however, in arguing that Occitan poetry always carries within it rhetorical models of contestation – political, religious, and sexual. It is this contestatory feature of the poetry that should be more emphasised when we are discussing the differences between what were soon to become the national and linguistic traditions of France and Italy. What changes were made to Occitan texts in translation and why ? Were Arabic traces excised deliberately or through gradual change ? How were Occitan topoi adapted differently in different locales for local use ? How and why did troubadour manuscripts come to be written and why and where did they travel ? If it is true, as Uhl asserts in the conclusion to his final étude, that the Occitan tradition always remained the phenomenon of in-crowd, an insular poetic phenomenon that lacked the socio-political breadth and audience of the Northern French fatras, then why the fuss about them or the mania to trade, perform, and adapt them ? I have my doubts on that point, even as I credit Uhl’s work with more credibility than almost any other writing on the topic today. His work, more than most, makes it clear just what it is that is so special about the troubadours and it is certainly not just their adoration of the Lady ! It is their construction of a rock-solid rhetorical and tropological system which could encompass both praise and disdain, power and its counter-discourse, doxa and its deconstruction. The emphasis that Uhl places on the play and wit of these poets and their destabilising classicism is as welcome as his revisiting of the Arab origins, and will only encourage, I hope, more work of this calibre.

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Barbara Wahlen, L’écriture à rebours. Le Roman de Meliadus du XIIIe au XVIIIe siècle

Sophie Albert

RÉFÉRENCE

Barbara Wahlen, L’écriture à rebours. Le Roman de Meliadus du XIIIe au XVIIIe siècle, Genève, Droz (« PRF » 252), 2010, 520p. ISBN 978-2-600-01436-6

1 L’ouvrage de Barbara Wahlen (B.W.), version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue à Lausanne en 2009, porte sur le Roman de Meliadus, prolongement rétrospectif du Lancelot et du Tristan en prose. Ce texte est suivi du Roman de Guiron dans six manuscrits français ou flamands des XIIIe-XVe siècles ; il figure seul dans au moins trois manuscrits italiens du milieu du XIVe siècle. A la suite de ces trois manuscrits, B.W. envisage le Roman de Meliadus « comme un objet sémiotique à part entière » (p. 9). Elle s’intéresse à différentes actualisations du roman, allant des premières versions, composées entre 1235 et 1240, aux éditions imprimées de l’époque moderne.

2 La première partie, « Pactes de lecture », pose les fondements et les objets de l’analyse. Dans un chapitre intitulé « Prologues et prolégomènes », B.W. précise ses principes théoriques. Pour appréhender le Roman de Meliadus, elle emprunte ses outils à la narratologie des années 70-80, et plus particulièrement aux travaux de Gérard Genette. Selon la terminologie de Richard Saint-Gelais, le Roman de Meliadus est défini comme une « transfiction », soit comme une œuvre « qui reconduit un univers fictionnel déjà constitué, en narrant de nouvelles aventures des personnages existants ou en ajoutant d’autres personnages, des ‘surnuméraires’, au personnel repris » (p. 24-25). B.W. convoque par ailleurs les travaux sur la lecture de Jean-Marie Schaeffer, Michael Riffaterre et Roger Chartier, ainsi que la théorie des mondes de fiction élaborée par Umberto Eco et par Thomas Pavel, et prolongée entre autres par Françoise Lavocat.

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Dans cette perspective, place est faite au lecteur et à son rôle pour la réception active du texte médiéval. Quant aux continuations et aux remaniements du roman médiéval, ils sont considérés comme autant de relectures, qui portent en elles des réinterprétations de l’hypotexte.

3 De fait, le Roman de Meliadus semble témoigner d’une « impossible clôture » (Ch. II) : il s’interrompt brutalement dans quatre manuscrits, parmi lesquels le manuscrit de Paris, BnF, fr. 350, pris pour base dans l’analyse pionnière de Roger Lathuillère1. B.W. se propose d’étudier une continuation inédite, contenue dans le manuscrit Ferrell 5 (ancien Ludwig XV.6), qui n’a fait, jusqu’ici, l’objet d’aucune étude. Dans des pages passionnantes, elle retrace l’histoire et les fortunes de ce manuscrit. Elle montre, d’après un inventaire daté de 1407, que les Gonzague de Mantoue devaient avoir une copie de la version contenue dans le manuscrit Ferrell (p. 45-48). Elle montre aussi que sept fragments découverts par Monica Longobardi en 1988, et provenant selon la médiéviste italienne de la cour des Este, correspondent à des passages de la continuation (p. 48-51). Si cette enquête minutieuse ne permet pas de trancher quant au nombre exact de manuscrits attestés, elle prouve du moins « qu’à Mantoue, comme à Ferrare, la version longue du Roman de Meliadus circulait, qu’elle était lue et appréciée des prince et de leurs courtisans » (p. 51). Grâce à des rapprochements avec la Post Vulgate et avec la version particulière de Guiron le Courtois contenue dans le manuscrit 3325 de l’Arsenal2, la version du manuscrit Ferrell est datée de la fin du XIIIe ou du début du XIVe siècle. « Allographe et non organique » (p. 58), elle remplit le premier critère par lequel Gérard Genette distingue la continuation de la suite ; pour autant, elle n’apporte pas de véritable dénouement au Roman de Meliadus.

4 Dans la deuxième partie, intitulée « La fabrique du Roman de Meliadus », B.W. étudie le roman sous l’angle de la narratologie. Elle met au jour les relations intertextuelles du récit avec les autres romans arthuriens et, en particulier, avec les versions brève et longue du Tristan (Ch. I, « La fabrique du temps »). L’ancrage temporel du Roman de Meliadus est situé par rapport au schéma de la translatio imperii : le roman regarde en amont du côté de l’empire romain et, en aval, du côté de Charlemagne, dont les interventions, narrées au sein d’épisodes proleptiques, encadrent le récit romanesque (Ch. II, « Et mon commencement est ma fin »). Le chapitre suivant est consacré à « La fabrique du personnage ». Les pages dédiées, dans la lignée des travaux d’Emmanuèle Baumgartner, au « retour des personnages » (p. 98-119) étudient la manière dont le récit reconfigure les destinées du Morholt d’Irlande, désormais étalon de prouesse oublieux de son sort funeste, et du roi Pharamond de Gaule « enromancé » par le récit. La section intitulée « La fabrique des héros » s’attache quant à elle à Meliadus et au Bon Chevalier sans Peur, respectivement « champion » et « modèle » du roman (p. 121). Le second, sans doute « la création la plus originale du Roman de Meliadus » (p. 127), est construit par un jeu d’emprunts et d’écarts vis-à-vis de ses fils Brunor et Dinadan, mais aussi des deux grands rivaux de Tristan que sont Palamède et Lancelot. Le chapitre IV enfin, nommé d’après Guillaume Apollinaire « Arthur, roi passé roi futur », envisage la représentation de la royauté dans le Roman de Meliadus. Arthur a le tort de perturber la juste relation hiérarchique entre le chief et les membres. En témoigne un épisode dans lequel le roi, pour avoir voulu se comporter en chevalier errant, voit son corps bestourné : ce dénouement met en évidence le péril qu’il y a à déroger à la fonction royale. Arthur, dans le Roman de Meliadus, est un roi encore dans ses « enfances », dont l’initiation est en partie assurée par les autres rois du roman.

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5 L’ensemble des analyses montre que le Roman de Meliadus valorise une prouesse « pure de tout alliage » qui a pour particularité, contrairement au Tristan en prose, d’« évacuer le prétexte féminin » (p. 138). D’autre part, à la différence de la Suite Merlin post- vulgate, le roman est profondément optimiste : il met en scène le pouvoir intégrateur de la chevalerie et préserve la valeur de caution du ministère royal. Ces conclusions rejoignent, par des voies différentes, celles des autres travaux actuellement parus sur le roman.

6 La troisième partie, sans doute la plus neuve, est consacrée à la Continuation du manuscrit Ferrell 5. Comme le montre le premier chapitre (« Entre lecture et relecture : la difficile ligature »), la Continuation est à la fois une réception et une révision du Roman de Meliadus. Tout d’abord, le remanieur rend à Arthur ses défaillances. Selon une réécriture qui témoigne d’une connaissance très fine du Lancelot en prose, le roi se soustrait à ses devoirs de suzerain, en se montrant indifférent au sort des royaumes de Gaunes et de Benoïc. Dans la même perspective, la Continuation invente et met en scène le lai Duel sur duel, évoqué mais passé sous silence dans le Roman de Meliadus, dans lequel le roi de Leonois accuse Arthur d’être le seul responsable du traitement infamant qui lui a été infligé. Les autres corrections concernent le rééquilibrage des destins héroïques, essentiellement de Meliadus et du Bon Chevalier sans Peur. Pour promouvoir le second, le remanieur confère à Lac, le père d’Erec, « la fonction d’assumer et d’incarner ce que Philippe Hamon nomme les ‘valeurs idéologiques ‘positives’ » (p. 203). Lac le voir disant devient le héraut de l’honneur et de la loyauté, et l’avocat du Bon Chevalier ; déclaré comme celui-ci meilleur chevalier que son fils, il est le parangon d’une chevalerie fondée sur le mérite. La troisième correction, symétrique à la précédente, se fait au détriment de Meliadus, désormais situé en deçà du Bon Chevalier sur l’échelle de la chevalerie, et coupable d’avoir dissimulé, par envie, la valeur de son rival.

7 Outre ces réorientations, la Continuation inaugure les « voies du renouvellement » (Ch. II). L’idéal chevaleresque fait l’objet d’une dévaluation critique et ludique, qui s’observe dans les récits métadiégétiques émaillant la narration. Brehus sans Pitié, transformé en bouffon de cour, participe de cette entreprise de démythification, ainsi que les récits misogynes proposant des variations, après la Suite Merlin post-vulgate et le Roman de Guiron, sur le motif « des femmes et des chiens ». La distribution de la parole comporte une autre particularité, qui annonce les mises en scène des recueils de nouvelles : Arthur donne le thème des discussions, sollicite et recueille les propos de ses compagnons, apparaît en somme comme « le maître de la parole et des récits » (p. 262). Il incarne la figure du collecteur de contes, construite en miroir de celle du lecteur.

8 La quatrième partie étudie d’autres relectures du roman médiéval, tout particulièrement l’imprimé Meliadus de Leonnoys publié par Galliot du Pré en 1528, et réédité par Denis Janot en 1532. Elle analyse le péritexte éditorial et la présentation matérielle de chacun de ces imprimés, en la rapportant aux pratiques de lecture de la première moitié du XVIe siècle (Ch. II, « Le roman au rythme des éditions »). Elle s’intéresse ensuite (Ch. III) au prologue ajouté par le premier éditeur, qui révèle une volonté de remembrer, aux deux sens du terme : conserver la mémoire des récits anciens, et leur donner une nouvelle cohérence. Cette volonté se manifeste notamment par l’adjonction, dans le prologue, de la généalogie de Meliadus, dans laquelle B.W. voit les « fondations » du nouveau montage narratif (p. 313). Filant la métaphore du texte

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comme construction architecturale, elle montre comment l’imprimé s’applique à « Faire de vieil bois nouvelle maison » (Ch. IV). Après avoir identifié dans le manuscrit de Paris, BnF fr. 355 un texte très proche de la source de l’imprimé, elle met au jour l’entreprise de découpage et de recomposition à laquelle se livre l’éditeur. Le chapitre V pointe les aspects par lesquels l’imprimé inaugure une « nouvelle conjointure ». B.W. isole tout d’abord quelques lieux par lesquels l’imprimé se distingue du roman médiéval : les titres de chapitres, qui se multiplient et s’étoffent pour baliser la lecture ; le remplacement du Livre du Bret, désormais incompris, par le Livre du Brut, qui offre une caution d’historicité au récit ; les insertions versifiées, conservées pour la grande majorité, mais dans un état fortement corrompu. Elle analyse ensuite un passage qui confère à l’imprimé une singularité radicale : la transition, inédite, qui suit la fin du Roman de Meliadus (p. 339-345). Les manuscrits médiévaux, en effet, relient selon deux solutions narratives majoritaires le Roman de Meliadus et le Roman de Guiron. L’imprimé reprend l’une d’elles en lui ajoutant, en amont, un développement qu’il emprunte sans doute à sa source, mais dont il constitue la seule attestation conservée. A la fin de cette transition se déploie tout un empilement d’épisodes dont la structure cumulative dément le désir d’ordre qu’affiche l’éditeur. B.W. analyse méticuleusement le montage ainsi réalisé. Un dernier chapitre présente « La postérité des imprimés ». Les avatars du Roman de Guiron y tiennent une place bien plus importante que ceux du Roman de Meliadus ; encore celui-ci, dans sa reprise par la Bibliothèque Universelle des Romans, devient-il « un Méliadus de Léonnois sans Meliadus » (p. 368), centré sur Pharamond de Gaule.

9 Les annexes contiennent des matériaux qui viennent illustrer l’étude du roman et de ses relectures. Sur le Roman de Meliadus, B.W. donneun résumé, un tableau des contextes manuscrits du roman, la liste des insertions versifiées et l’édition de deux d’entre elles. Sur la Continuation du manuscrit Ferrell 5, elle fournit une analyse détaillée, un tableau des récits métadiégétiques, une liste et une édition de toutes les insertions versifiées. Sur les imprimés, elle présente l’analyse des chapitres 127 à 172bis de Meliadus de Leonnoys, depuis la transition inédite jusqu’à la fin de l’imprimé, des tableaux identifiant les sources des imprimés (Gyron et Meliadus), l’édition du privilège et des deux prologues du second. L’ensemble est accompagné d’un glossaire (p. 473-478).

10 L’ouvrage de B.W. se distingue par une présentation matérielle impeccable, par une langue efficace, souvent imagée, par des notes bibliographiques précises et fournies. L’auteur fait preuve d’une connaissance remarquable de la théorie littéraire générale aussi bien que des études arthuriennes, et d’une parfaite maîtrise des romans en prose du XIIIe siècle : le Lancelot, les versions longue et brève du Tristan et les textes de la Post Vulgate. La démarche est clairement annoncée et assumée, la progression limpide. L’ouvrage constitue une véritable avancée dans les études sur Guiron le Courtois, notamment par les éléments qu’il apporte sur la Continuation du manuscrit Ferrell et sur l’imprimé Meliadus de Leonnoys. Il complète avec bonheur les deux autres ouvrages parus en 2010 sur Guiron le Courtois, issus des thèses de Nicola Morato et de l’auteur de ce compte rendu3.

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NOTES

1. Roger Lathuillère, Guiron le Courtois. Étude de la tradition manuscrite et analyse critique, Genève, Droz, 1966. 2. Édition partielle par Venceslas Bubenicek, Guiron le Courtois : roman arthurien en prose du XIIIe siècle, thèse de doctorat dir. par Roger Lathuillère, Université de Paris IV-Sorbonne, 1985. 3. Nicola Morato, Il ciclo di « Guiron le courtois ». Strutture e testi nella tradizione manoscritta, Firenze, Edizioni del Galluzzo, 2010 ; Sophie Albert, « Ensemble ou par pieces ». Guiron le Courtois (XIIIe-XVe siècles) : la cohérence en question, Paris, Champion, 2010.

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Vincent de Beauvais, De l’institution morale du prince, édition établie, présentée et annotée par Charles Munier

Lydwine Scordia

RÉFÉRENCE

Vincent de Beauvais, De l’institution morale du prince, édition établie, présentée et annotée par Charles Munier, Paris, Cerf (« Sagesses chrétiennes »), 2010, 350p. ISBN 978-2-204-08804-6

1 Charles Munier donne, dans ce volume de la collection « Sagesses chrétiennes » une traduction en français moderne du De morali principis institutione (MPI), à partir de l’édition de Robert J. Schneider réalisée en 1995 chez Brepols. Et il retrace dans une substantielle introduction (p. 7-112) la biographie de Vincent de Beauvais (v. 1190-1263) et l’inscription du MPI dans le genre des miroirs (définition, sources, thématiques). C’est ce dernier point qui va principalement retenir notre attention.

2 Le De morali principis institutione date des années 1260-1263 ; il est adressé conjointement au roi régnant, Louis IX, et à son gendre, Thibaut V, roi de Navarre, mari d’Isabelle, sa fille aînée. Le traité, divisé en 28 chapitres, devait s’inscrire dans le Speculum maius, le grand œuvre de Vincent de Beauvais, commencé dès 1230 : une encyclopédie où le dominicain a rassemblé tous les savoirs en quatre parties (Speculum naturale, Speculum doctrinale, Speculum morale et Speculum historiale). Le MPI devait s’intégrer au Speculum morale. Le Speculum maius est offert au roi en 1244/7, puis il est retravaillé dans une nouvelle mouture en 1256/9.

3 L’une des originalités du MPI vient du fait qu’en 1247/8, Vincent de Beauvais a sollicité deux équipes pour rassembler la matière du traité : l’une formée des cisterciens de

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Royaumont et l’autre des dominicains de Saint-Jacques. Ainsi, écrit Charles Munier, le MPI est-il au cœur des traditions monastiques et scolastiques (p. 27). Mais les activités multiples et sa proximité du pouvoir royal font que Vincent de Beauvais interrompt plusieurs fois l’élaboration du traité ; il la reprend à la fin de sa vie sous la double instance du ministre général des dominicains, Humbert de Romans, et du roi de Navarre, Thibaut V.

4 Ce tractatus du MPI a pour objet d’aider le prince à gouverner mais aussi de servir aux frères qui auront à le conseiller (prologue), en rassemblant et résumant, et exposant dans des chapitres courts tout ce qui peut être utile (devoirs, dignité, salut), touchant les mœurs des princes, de la cour et de ceux qui sont au service de la chose publique. Alors que le De puerorum nobilium eruditione (1248) traitait de l’enfance, le MPI est destiné à l’adolescence (17-30 ans). En 1263, Louis, le fils aîné du roi, né en 1244, est mort en 1260 ; le nouveau fils aîné est donc Philippe, né en 1245, qui a alors 18 ans. Remarquons au passage la distinction des âges de la vie qui corrobore la thèse d’une plus grande personnalisation des miroirs qu’on ne l’a cru. Le travail de Vincent de Beauvais et de son équipe consiste à extraire (excerpere), c’est-à-dire qu’ils puisent dans les œuvres des prédécesseurs et cueillent dans leurs livres ce qui peut être utile pour l’institution morale du prince régnant et gouvernant. Peu satisfait de la collecte opérée par les deux équipes, Vincent de Beauvais construit cependant un tractatus tel qu’on peut en trouver alors à l’Université ou dans la prédication : caractérisé par la collation d’autorités ordonnées et argumentées et traitant d’un sujet par chapitre (p. 88-89). En ce sens, le MPI apparaît comme un tissu de citations puisées dans la Bible, l’Antiquité, les Pères et les contemporains (voir les trois index).

5 Après un prologue justifiant l’ouvrage, le chapitre I expose que clercs et laïcs forment une communauté et que dans ce corps, chacun a sa place. Les chapitres II à IX traitent du gouvernement de ce corps par un prince, triste réalité que Vincent de Beauvais explique par la nécessité de corriger les méchants. La fonction principale du roi est d’être utile. Le dominicain retient et commente les passages bibliques de Dt 17 et I Sm 8 sur l’origine peccamineuse de la royauté. Dieu a permis, dit-il, et non ordonné la royauté : d’un mal, Dieu permet qu’il puisse sortir un bien. L’ordonnance divine légitime tous les princes, y compris les mauvais, et justifie leur pérennité. Le maître dominicain admet les mutations dynastiques lorsque l’utilité est en jeu (avènement des Capétiens, ch. IV). Quelle que soit l’époque, le pouvoir est un fardeau pour le prince (ch. VIII-IX). Dans les chapitres X à XVI, Vincent de Beauvais insiste sur les trois vertus du prince qui sont le reflet des attributs de la Trinité : pouvoir (Père), sagesse (Fils), bonté (Esprit). Dans le chapitre X, véritable pivot du l’ensemble, il est expliqué que la tripartition vient de Richard de Saint-Victor (Trin., VI, 15). Les trois vertus sont conjointes, la sagesse sans la vertu et la bonté n’est qu’un savoir-faire (Cicéron, Off., I, 19, 63). Les chapitres XI à XVI traitent de la sagesse, celle qui doit guider le prince dans le choix des conseillers, la gestion des ressources et la prévoyance ; les chapitres XVII à XIX évoquent la bonté. Et les derniers chapitres XX à XXVIII mettent le prince en garde contre les curiaux et les vices inhérents à la cour (flatterie, cupidité).

6 La question du genre du MPI est posée par Charles Munier, qui définit ce qu’est un miroir (p. 21-28) et fait l’historique des miroirs au prince (p. 28-52) en précisant que Vincent de Beauvais n’a pas lu les miroirs carolingiens (p. 29). On sait que le speculum a alors un sens qui s’est exprimé dans deux symbolismes : il faut connaître pour se connaître et se corriger dans une perspective eschatologique. Le double symbolisme

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renvoie au speculum comme imago mundi, encyclopédie des savoirs illuminés par le Christ, et au miroir reflétant le monde et soi-même pour une prise de conscience d’une nécessaire et urgente correction. Les Pères ont développé la vision christologique et eschatologique ; le Moyen Age est plus axé sur la correction terrestre en vue du salut. Vincent de Beauvais résume les deux acceptions dans ses œuvres : le Speculum maius relève de la première, et ses traités de bon gouvernement de la seconde. Mais les deux symbolismes ne s’opposent pas car l’imago mundi doit transformer l’individu.

7 De l’historique des miroirs, on retiendra ceux qui ont été rédigés au temps de Saint Louis. Charles Munier insiste sur le De puerorum nobilium eruditione destiné par Vincent de Beauvais à la reine Marguerite en 1248, sur le miroir Eruditio regum et principum du franciscain Guibert de Tournai en 1259 (annexe I, p. 299-300) et sur les Enseignements de Saint Louis à son fils en 1267/8 (annexe II, p. 303-311). Vincent de Beauvais a lu le Policraticus de Jean de Salisbury (1165), le De bono regimine principis d’Hélinand de Froidmont (1210) et les miroirs du temps. Avant l’ouvrage de Gilles de Rome, qui date de 1278, le MPI traite de la chose publique (prologue), de la communauté (ch. I), des officiers (ch. XIII) et redit après d’autres que le roi doit être savant (ch. XV). Insistance est faite sur le fardeau du pouvoir (ch. VIII-IX), rien n’est dit de la tyrannie ; les trois vertus trinitaires du prince anticipent les développements de Raoul de Presles sur les trois lys de France.

8 Le MPI regorge d’autorités savantes et de proverbes intemporels. On en retiendra deux exemples : Quintilien est sollicité au chapitre XII pour dire que le prince qui veut tout savoir doit ignorer bien des choses ; et au chapitre XIII, la stigmatisation de ceux qui ont la mauvaise habitude de donner aux plus riches plutôt qu’aux pauvres est illustrée par un proverbe pittoresque qui énonce qu’ils sont comme l’âne qui pisse dans l’eau plutôt qu’en terrain sec.

9 L’édition comprend trois index : des citations et allusions bibliques ; des auteurs classiques grecs et latins ; et des auteurs chrétiens de l’Antiquité et du Moyen Âge (p. 313-345).

10 Cette traduction participe de la conviction des chercheurs que l’étude des miroirs au prince n’est pas close et qu’elle recèle encore bien des richesses politiques et historiques.

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Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. Stéphanie Vincent

Silvère Menegaldo

RÉFÉRENCE

Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. Stéphanie Vincent, Turnhout, Brepols (« Textes vernaculaires du Moyen Âge » 11), 2010, 424p. ISBN 978-2-503-54072-6

1 La présente publication, issue d’une thèse de doctorat soutenue en 2006, vaut d’être signalée comme la première à proposer une nouvelle édition du roman de Gillion de Trazegnies depuis celle très tôt (en 1839) procurée par O. L. B. Wolff, qui par ailleurs a donné lieu à une traduction partielle en français moderne par M. Santucci (dans Splendeurs de la cour de Bourgogne, éd. D. Régnier-Bohler, Paris, Laffont, 1995), et la thèse inédite de F. Horgan (1985).

2 Le roman, à dire vrai, repose sur un certain nombre de lieux communs, de thèmes et de schémas narratifs – topos du manuscrit (« en langue ytalyenne », et non en latin, ce qui nous situe bien à la fin du Moyen Age) trouvé dans le prologue, thèmes de la stérilité du couple, de la gémellité, de l’homme entre deux femmes, de la belle Sarrasine, séparations, emprisonnements, combats incognito et retrouvailles, etc. – qui ne se signalent pas par leur originalité, mais il vaut néanmoins d’être lu. De fait, probablement composé entre 1454 et 1460 (d’après les estimations de J. Paviot), par un anonyme qui pourrait être Jean de Wavrin (c’est l’hypothèse ici rejetée de F. Horgan), ou éventuellement Gilbert de Lannoy (c’est la nouvelle hypothèse proposée, avec prudence, par S. Vincent), et dédié à Philippe le Bon, auprès de qui il aurait pu s’agir de redorer le blason de la famille de Trazegnies (cf., sur cette hypothèse peut-être insuffisamment exploitée, les p. 75-76 et 93), Gillion de Trazegnies constitue à n’en pas douter, à côté d’autres œuvres de la même veine comme le Gilles de Chin en prose1 ou le Livre des faits de Jacques de Lalaing, un bon représentant des évolutions de la forme romanesque à la fin du Moyen Age, particulièrement en contexte bourguignon,

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s’agissant par exemple de sa dimension dynastique, de sa glorification des valeurs chevaleresques et de l’esprit de croisade, ou encore de sa vraisemblance globale, qui en fait aussi un miroir de la société qui l’a vu naître.

3 L’introduction à l’édition, copieuse, présente l’essentiel des éléments utiles à la compréhension du texte, ce dernier étant établi à partir du ms. D, destiné à Antoine de Bourgogne et copié par David Aubert « manu propria », qui est avec le ms. E le seul représentant de la version longue du roman (un remaniement dû à l’auteur lui- même ?), qui se distingue de l’autre par une conclusion bien plus étoffée (une cinquantaine de pages au lieu d’une seule : cf. p. 47 et 324) ; les variantes des autres mss, non reproduites dans la présente publication, peuvent se lire dans la thèse de S. Vincent. On relèvera néanmoins quelques aspects perfectibles, pour finir : ainsi, dans l’introduction, riche quoique manquant parfois un peu de clarté, la notion à mon sens insuffisamment précisée, à propos du ms. B, de « brouillon de copiste » (cf. p. 30 et 55-56), ou bien le recours à une cote obsolète pour renvoyer au ms. d’une des traductions latines du roman2 ; l’absence du premier prologue du ms. E dans l’Appendice, qui reprend seulement la « petite conclusion » du ms. I ; un mince cahier de reproductions en noir et blanc qui visiblement ne rend pas hommage aux enluminures des mss D et E (un CD-ROM n’eût-il pas été préférable ?) ; plus gênant, et bizarrement mêlé à l’index général (avec un problème dans la présentation des entrées, systématiquement dédoublées), un glossaire visiblement insuffisant, qui en outre ne signale pour dictionnaire de référence que le Godefroy, ignorant le DMF toujours en cours d’élaboration mais déjà très précieux de l’ATILF.

NOTES

1. Signalons la nouvelle édition d’A.-M. Liétard-Rouzé, Messire Gilles de Chin, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2010. 2. Il n’était pourtant guère difficile, ne serait-ce qu’en naviguant sur internet, de retracer le « Bibliothèque impériale d’Autriche n°9365 » (p. 45), qui est dorénavant le Wien, Österreichische Nationalbibliothek, s.n. 12710, contenant l’Historiologium Brabantinorum de Jan Gielemans et précisément daté de 1486 ; cf. sur ce point Manuscrits et livres imprimés concernant l’histoire des Pays-Bas, 1475-1600, éd. F. Unterkircher, Österreichische Nationalbibliothek / Bibliothèque royale de Belgique, 1962, ainsi que la notice du catalogue en ligne de l’Österreichische Nationalbibliothek, qui comporte d’ailleurs une erreur de titre (Horologium Brabantinorum au lieu d’Historiologium Brabantinorum).

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Émilie Lasson, Superstitions médiévales : une analyse d’après l’exégèse du premier commandement d’Ulrich de Pottenstein

Julien Véronèse

RÉFÉRENCE

Émilie Lasson, Superstitions médiévales : une analyse d’après l’exégèse du premier commandement d’Ulrich de Pottenstein, Paris, Champion (« NBMA » 102), 2010, 560p. ISBN 978-2-7453-2084-1

1 Fruit d’une thèse de doctorat soutenue en 20071, le livre d’Émilie Lasson nous propose une plongée dans le monde passionnant des « superstitions » médiévales à travers l’œuvre d’un théologien méconnu, Ulrich de Pottenstein (v. 1360-1416). Ce prêtre, rompu aux méthodes universitaires, est l’auteur d’une somme exégétique considérable en haut-allemand (p. 72-77, conservée dans 10 manuscrits), qui permet de le ranger parmi les membres de l’« école de Vienne » (p. 23-40), où se définit, dans le contexte de la devotio moderna, une « théologie de l’action » adaptée à un public dépassant, comme le montre le seul choix de la langue, le monde universitaire et clérical. Le rejet des « superstitions », filles de l’idolâtrie, entre dans le programme de réforme intérieure que tout chrétien doit mener pour assurer son salut, et il a pour point de départ chez Ulrich l’exégèse du premier commandement du Décalogue, dont la forme, de manière générale, est particulièrement bien adaptée à la catéchèse (p. 59-60), ce qui explique son succès aux XIVe et XVe siècles. L’explication du premier précepte ‒ « Tu ne prieras pas d’autres dieux » ‒ occupe sept chapitres (43 à 49) de la quatrième partie d’une œuvre qui, outre le Décalogue, se livre au commentaire du Notre Père (1ère partie), de la Salutation angélique (2e partie), du Credo (3 e partie) et du Magnificat (début de la 4e partie) ; elle permet de faire la part de ce qui relève de la « vraie foi » et de ce qui tient

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au contraire de l’idolâtrie et conduit aux pratiques superstitieuses. Comme le montre bien l’auteure, en se fondant sur l’édition et le travail d’identification des sources entrepris antérieurement par Gabriele Baptist-Hlawatsch2, la culture que mobilise Ulrich pour traiter du sujet est on ne peut plus classique, et c’est celle que l’on retrouve chez des contemporains, y compris d’autres aires linguistiques, comme Nicholas Eymerich (Aragon) ou Laurent Pignon (Bourgogne). Les autorités principales sont sans surprise la Bible (en particulier l’Ancien Testament, où la divination par les rêves, les sorts, les augures et la nécromancie est bien attestée, p. 114), la causa XXVI du Décret de Gratien (dont la présentation est bien longue…) et la IIa IIaede la Somme théologique de Thomas d’Aquin (notamment les questiones 95 et 96), d’usage tout à fait classique à telle époque et en tel contexte. Aussi, au fil des pages, se pose-t-on de manière de plus en plus lancinante la question suivante : en quoi une telle source, bâtie pour l’essentiel à l’aide d’autorités anciennes, nous permet-elle, comme l’affirme l’auteure, « de connaître et de pénétrer les mentalités [des] contemporains » d’Ulrich ? De quelle façon peut-elle être pleinement « un miroir de la société de la fin du Moyen Âge dans la région de Vienne » (p. 8) ? On repère bien ça et là des croyances ou des pratiques propres pour une part au folklore de l’espace germanique, qu’Ulrich relève avec d’autres. Ce dernier livre sans doute « nombre de détails relatifs aux us et coutumes ainsi qu’aux aspects quotidiens de l’existence dans la Basse-Autriche du début du XVe siècle » (p. 421), voire fait œuvre d’« ethnologue », par exemple quand il mentionne deux charmes en allemand, l’un pour guérir des maux de tête, l’autre pour « lier » et/ ou tuer un voleur (p. 406-411). Mais son savoir est avant tout livresque3 et il semble de ce fait difficile de conclure de manière péremptoire que son propos a une véritable actualité « dans l’aire géographique choisie » (p. 10). Du moins aurait-il fallu davantage mettre en valeur le caractère « local » de tel ou tel usage plutôt que de le fondre dans une typologie générale. Au final, la démonstration ne convainc guère et l’on peine à percevoir le caractère original d’une typologie des « superstitions » reposant en définitive sur les principes définis par Thomas d’Aquin (p. 227).

2 En revanche, Ulrich, après Thomas, renvoie de manière plus ou moins générale à des traditions savantes bien établies aux derniers siècles du Moyen Âge, parfois du reste bien implantées dans le monde germanique (les manuscrits l’attestent), dont l’auteure, qui s’en tient à la seule analyse « externaliste » propre aux travaux des années 1970-1980 (et qui peut encore avoir son intérêt, il n’est pas question de le nier), ne dit rien. Il convient de le signaler, des avancées historiographiques ont eu lieu durant les quinze dernières années sur les nombreuses traditions textuelles de divination et de magie qui ont fleuri en Occident à compter du XIIe siècle et l’on peut donc désormais en partie confronter le discours des théologiens à la réalité des pratiques divinatoires ou magiques livrée par les manuscrits. On peut ainsi s’étonner que dans un travail de thèse les derniers travaux d’histoire intellectuelle et culturelle sur l’astrologie (J.-P. Boudet), la chiromancie (Ch. Burnett), la « nigromancie » (R. Kieckhefer, J.-P. Boudet, J. Véronèse, etc.), les talismans (N. Weill-Parot), les incantations (B. Delaurenti), les brevets (D. C. Skemer), les characteres (B. Grévin et J. Véronèse), l’ars notoria (et non notaria !, p. 383), etc. soient totalement ignorés et qu’on leur préfère, page après page, des dictionnaires plus ou moins récents distillant un travail de deuxième ou de troisième main, voire des manuels de Licence ou des revues de vulgarisation (par exemple p. 357) ! À élargir quelque peu ses horizons4, l’auteure aurait par exemple appris que la spatulomancie – dont, affirme-t-elle, « aucune trace n’a été relevée » si ce n’est dans des listes de « superstitions » semblables à celle d’Ulrich (p. 318) – est bien

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attestée dans les manuscrits de la fin du Moyen Âge5, ou que l’ars notoria, pratique théurgique destinée à illuminer l’esprit humain de toutes les disciplines scolaires, n’a rien à voir avec la pratique des amulettes (p. 383) et qu’elle est conservée dans plusieurs dizaines de manuscrits médiévaux, ce qui n’en fait pas un épiphénomène...

3 Voici donc un travail intéressant en soi, mais dont le parti pris méthodologique pose problème et qui, surtout, s’avère en de trop nombreux endroits plus qu’approximatif pour une recherche universitaire, ce que nous ne pouvons que déplorer.

NOTES

1. É. Lantuéjoul Lasson, La critique des superstitions d’après le Décalogue d’Ulrich de Pottenstein, Paris IV – Sorbonne, 3 vol., dir. Cl. Lecouteux. 2. Gabriele Baptist-Hlawatsch, Dekalog-Auslegung. Das erste Gebot : Text und Quellen, Tübingen, 1995. Une grosse partie de la recherche était ainsi déjà faite... 3. L’auteur ne dit-elle pas en conclusion, p. 420, que « concernant les pratiques superstitieuses, [l’]opus [d’Ulrich]est original dans la mesure où sa liste contient deux charmes inédits jusqu’à cette époque […] » ? 4. La seule consultation du maître livre de Jean-Patrice Boudet, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie (XIIe-XVe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, aurait déjà permis de nourrir quelques développements dignes de ce nom et d’apporter quelques références bibliographiques salutaires. 5. Cf. notamment R. Kieckhefer, Forbidden Rites. A Necromancer’s Manual of the Fifteenth Century, Stroud, 1997, p. 251-252.

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L’arbre au Moyen Âge, éd. Valérie Fasseur, Danièle James-Raoul, Jean- René Valette

Miren Lacassagne

RÉFÉRENCE

L’arbre au Moyen Âge, éd. Valérie Fasseur, Danièle James-Raoul, Jean-René Valette, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne (« Culture et civilisations médiévales » 49), 2010, 206p. ISBN 978-2-84050-707-9

1 Ce quarante-neuvième volume de la collection « Culture et civilisations médiévales », dirigée par Dominique Boutet, Jacques Verger et Fabienne Joubert, publié avec le concours de la Société de langues et de littératures médiévales d’oc et d’oïl, des EA 3003-CRPHL (Pau), 4195-TELEM (Bordeaux 3) et 4198-LAPRIL (Bordeaux 3), regroupe les communications prononcées lors du colloque international organisé par les universités de Bordeaux et de Pau, les 25 et 26 septembre 2008.

2 L’ouvrage offre un large panorama de l’utilisation du motif de l’arbre dans des textes du XIIe au XVe siècle. Il y apparaît comme élément de diégétique dans des ouvrages de fiction, comme désignation d’une partie dans la composition d’un texte ou d’un codex, comme métaphore poétique, spirituelle ou scientifique. Son emploi en tant que représentation lignagère s’instaure peu à peu tandis que l’on théorise sa nature cyclique à dessein d’instruire l’homme chassé du Paradis des modalités du rachat de son âme. Le propos liminaire fournit une introduction descriptive détaillée des articles, organisée selon leur ordre d’apparition. La diversité des approches démontre que les qualités du végétal ne le limitent ni au décorum ni au statut d’accessoire, mais bien que sa verticalité oriente et que sa ramure déploie et recouvre des fonctionnalités qui trouvent ainsi un mode de représentation calqué sur sa forme.

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3 Fleur Vigneron inaugure les thématiques du volume, en particulier celle de l’arbre généalogique et celle de la greffe, qu’elle soit purement esthétique ou méliorative de l’essence entée. Ces deux aspects, esthétique et génésique, serviront par la suite d’entrée à l’ensemble des contributions. Sa lecture des troisième et cinquième livres du Livre des Ruraulx Proufis du labour des champs de Pierre de Crescens (traduction en 1373), l’un des premiers traités d’agriculture rédigés au Moyen Âge, présente une nomenclature vernaculaire de l’art horticole. Parmi les caractéristiques principales énoncées dans le traité, on retiendra le caractère « ramifié » de l’arbre et sa taille, envisagée à l’échelle humaine, une mesure déjà définitoire d’une certaine modernité. Associant le calendrier des plantations à celui de la lune, les traités divinatoires et magiques occitans parcourus par Katy Bernard présagent leur succès en fonction de réseaux de senefiance correspondant aux mouvements des planètes et aux configurations géomantiques issues du tirage des consultants. La philosophie sous- jacente est un principe d’analogie qui régit les correspondances entre terre et ciel, concret et figuratif, et entre l’action de planter un arbre et celle de bâtir un foyer ou prendre épouse. L’article est illustré de nombreux tableaux qui facilitent le parcours des références à ces traités peu connus. L’article de Dominique Boutet répond à cette altérité ésotérique, par l’étude d’un corpus hétérogène de textes sacrés et profanes du XIIIe et du XIVe siècle. Le traitement du motif de l’arbre, lié au paradis terrestre et au surnaturel oriental, est laïcisé et démythifié par les récits de voyages. Mais avant que le Devisement du monde de Marco Polo, qui fait la part belle à son aspect économique, ne participe d’une rationalisation de sa valeur symbolique, de nombreux textes continuent à exploiter la figure de l’arbre de manière didactique comme une représentation figurée de l’élévation de l’âme humaine. Michel Zink s’intéresse au Livre du palmier (XIIIe siècle), dont l’arbre éponyme figure l’échelle ascensionnelle conduisant le chrétien vers Dieu, lors d’une progression accidentée faite d’élévation et de rechutes, et où l’épanchement mystique s’ancre dans la charité. Madeleine Jeay se concentre sur une vision de l’Arbre de Vie par Constance de Rabastens (transcrite par son confesseur à la fin du XIVe siècle). Le support de cette vision semble être le programme iconographique d’une église de Rabastens. L’arbre y est conforme à la description qu’en donne l’Apocalypse de Jean. Le motif apparaît être un marqueur de l’influence des mystiques et un outil de prédication auprès des laïcs à son époque. Autre représentation murale, l’Arbre sec (ou sans feuilles) situé dans les cathédrales de Tolède et de Barcelone (XIVe- XVe siècles) permet à Marlène Delsouiller de développer les liens entre l’arbre et le bois de la Croix de la Passion du Christ, ainsi que la richesse traditionnelle de son symbolisme : péché d’Adam, transgression et perte du Paradis, mais aussi, dans les édifices religieux où il est ici étudié, rédemption et vie éternelle. Il y accomplit la synthèse des trois grands arbres du christianisme : connaissance, vie et Croix.

4 Dans un second temps, l’arbre est envisagé en vertu de ses fonctions. Selon Stoyan Atanassov, il s’avère complice des amants de Cornouailles dans dix textes traitant de la matière tristanienne. Tour à tour protecteur, médiateur et témoin, sa polyvalence coïncide avec l’hétérogénéité des points de vue religieux et esthétique des XIIe et XIIIe siècles, où le christianisme interfère avec les paganismes gréco-romain, celtique et germanique. Catherine Nicolas insiste sur le mélange des registres avec l’étude des trois arbres qui, accompagnant la quête de Galehaut dans le Lancelot en prose, marquent conjointement les étapes du cheminement spirituel du géant. Tentée à travers le recoupement de leur senefiance diégétique, symbolique et religieuse avec des discours théologiques contemporains, ainsi qu’avec d’autres scènes impliquant des arbres dans

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les épisodes qui concernent Lancelot dans le Lancelot-Graal, l’élucidation discursive des occurrences cède devant le rôle herméneutique de leur apparition dans les visions de personnages. C’est à l’image de l’arbre que nous sommes confrontés, une image chrétienne qui s’immisce dans la merveille onirique, de même que « l’héritage scripturaire rencontre la tradition du roman courtois et (que) la littérature se teinte de théologie ». Lorsqu’il est utilisé sur les scènes théâtrales, l’arbre est aussi une image ou bien un accessoire du décor qu’il faut monter sur scène, adapter à la fonction dramatique qui lui est dévolue, et faire reconnaître pour la symbolique qu’il porte au regard du public. Ce sont ces questions d’ordre technique que Jean-Pierre Bordier énumère et dont il détaille les aspects économiques, logistiques, fonctionnels. Le choix de la représentation de l’arbre dépend du type de la pièce (mystère, farce, moralité ou sottie), de l’usage que l’on en fait, de la troupe (sédentaire ou itinérante). Elle n’échappe pas à l’imagerie chrétienne.

5 Les trois auteurs suivants s’attachent à l’emploi métaphorique de l’arbre, que le végétal apparaisse dans le texte ou qu’il n’y soit que suggéré. Il n’est que « potentiellement lié à la mise en scène du lignage », précise Sophie Albert à travers l’étude de deux extraits de Guiron le Courtois. Ce texte confirme, en effet, que la représentation de la généalogie humaine n’entretient que des liens assez lâches avec l’arborescence naturelle. Il en ressort un caractère très aléatoire de l’identité des deux images. L’arbre ne prendra pas valeur de métaphore généalogique avant le XIVe siècle, et la représentation lignagère iconographique ne date que du XVe siècle. Avec Sarah Kay, le Breviari d’amor du troubadour Matfre Ermegaud, dont la figure de l’arbre amour sous-tend la structure, nous ramène à la question de la greffe. Le texte greffé par la citation lyrique puise dans un « passé antérieur » courtois la vigueur nécessaire à la réalisation de l’amour confondu avec l’accès à la divinité. Figure externe, devenue intermédiaire, la greffe est temporellement emprunt à un texte antérieur, mais elle permet la production d’un nouveau, de même que la compréhension des conséquences de la Chute après consommation des fruits de la connaissance participe d’un processus d’élévation de l’âme. Enfin, Francis Gingras s’attache au terme « branche » qui, désignant métaphoriquement des épisodes divers dans des récits, révèle une conception cyclique et non linéaire de la diégèse des textes de fiction.

6 Les multiples points de vue sur la présence de l’arbre dans la littérature médiévale présentés dans cet ouvrage rendent compte de sa polysémie et de sa puissance évocatrice.

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Frank Brandsma, The Interlace Structure of the Third Part of the Prose Lancelot

Annie Combes

RÉFÉRENCE

Frank Brandsma, The Interlace Structure of the Third Part of the Prose Lancelot, Cambridge, Brewer (« Arthurian Studies » 76), 2010, 278p. ISBN 978-1-84384-257-6

1 Ainsi qu’il l’annonce lui-même dans la préface de son livre, Frank Brandsma fréquente depuis longtemps le Lancelot en prose, puisqu’il a publié une vingtaine d’articles sur ce roman français et sur son adaptation en moyen-néerlandais, Lanceloet, qu’il a magnifiquement éditée en 1992. Son édition proposait non seulement les 6000 vers (environ) du Lanceloet (seul nous est parvenu ce qui correspond à la seconde moitié du roman français), mais également trois chapitres dévolus à l’entrelacement. Cette grande connaissance du Lanceloet a fait de son éditeur un expert de ce que l’on appelle la « troisième partie » (Part 3) du Lancelot, c’est-à-dire la portion de l’œuvre qui suit l’épisode de la charrette et va jusqu’à la fin du roman. Dans l’édition de Micha, cette partie débute au vol. II (XLIII) et couvre les vol. IV, V et VI ; dans l’édition de Sommer, elle s’étend sur deux tomes : IV, 222 – V, 409. Elle couvre donc bien à peu près la moitié du Lancelot, ce qui en fait un vaste terrain d’observation.

2 Après des pages liminaires (p. I-XXV) où figurent les références des éditions et un résumé de l’ensemble du Lancelot-Graal, le livre de F. Brandsma s’organise en quatre chapitres : 1. Introduction (p. 1-23); 2. Interlace : The Narrative Technique in Lancelot Part 3 (p. 24-112); 3. Interlace : The Themes of Lancelot Part 3 (p. 113-199) ; 4. Conclusion : Narration (Revisited) and the Audience (p. 200-226). Suivent trois Annexes : Appendix 1, « Survey of Prose Lancelot Manuscript According to (1) Date and (2) Contents » ; Appendix 2, « The Interlace of the Primary Narrative Threads in Lancelot Part 3 » ;

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Appendix 3, « Reading Time ». Vient ensuite une Bibliographie d’ouvrages critiques, et enfin un Index global listant à la fois personnages, lieux, objets, motifs, événements, concepts médiévaux et contemporains, auteurs médiévaux et critiques modernes.

3 Dans son chapitre intitulé Introduction, F. Brandsma explique son choix de Part 3, répondant ainsi d’emblée à une objection qui pourrait évidemment lui être adressée : est-ce qu’une étude portant sur la structure de l’entrelacement ne gagnerait pas à englober l’ensemble du Lancelot et non, simplement, sa dernière partie ? F. Brandsma justifie les limites de son corpus en rappelant que la fin du Lancelot n’a pas été valorisée par les chercheurs, alors que c’est la partie qui a le mieux survécu dans la tradition manuscrite. En outre, l’entrelacement y est très élaboré et dense, sans que la complexité nuise jamais à la clarté. F. Brandsma rappelle ensuite l’existence de deux versions, la longue (éd. Micha) et la courte (éd. Sommer). S’appuyant sur les travaux d’Alexandre Micha, il montre la supériorité de la version longue sur la courte, cette dernière effectuant des sauts du même au même ou faisant allusion à des événements qu’elle a auparavant choisi de supprimer. Toutefois, F. Brandsma n’exclut pas cette version de son analyse, car elle a été elle aussi lue au Moyen Âge. À juste titre, F. Brandsma évoque l’intérêt qu’il y aurait à mener des études particulières sur tous les manuscrits (p. 13), afin de mieux connaître le contexte socio-historique de leur production, ainsi que le cadre de leur réception au long du Moyen Âge. Un peu comme l’avait proposé Per Nykrog à propos des romans de Chrétien de Troyes (dans Chrétien de Troyes, romancier discutable, 1996), F. Brandsma imagine que la lecture du Lancelot constituait une sorte d’événement social, et que l’on dissertait sur les options des protagonistes. Pour concrétiser cette idée qu’il reformule plusieurs fois avant de la développer pleinement dans son quatrième chapitre, il évoque les discussions qu’à notre époque peuvent susciter les péripéties des séries télévisuelles, discussions d’autant plus animées que les téléspectateurs s’identifient à tel ou tel personnage, et souhaitent son succès, ou simplement sa réapparition, dans les épisodes futurs. Cette Introduction est également l’occasion de rappeler les sens du terme « interlace » / « entrelacement » (narratif et thématique) et le vocabulaire utilisé par plusieurs pionniers de la critique arthurienne : F. Lot, J. Frappier, E. Vinaver et, plus près de nous, C. Chase et surtout E. Kennedy (Lancelot and the Grail. A Study of the Prose Lancelot, 1986). F. Brandsma place son ouvrage dans la continuité du livre de cette médiéviste, qui portait essentiellement sur la première partie du Lancelot. Il lui reprend la double acception du terme « interlace », et l’expression « formal switch » (« aiguillage narratif ») pour les formules de transition du type Mais or atant se taist li contes de X et retorne a Y.

4 Le chapitre 2, consacré à la technique narrative de l’entrelacement, rappelle d’abord les circonstances de la consignation des récits narrés par les chevaliers, et les écarts que l’on constate entre ce que le récit narre et ce que les chevaliers rapportent à la cour. F. Brandsma souligne l’absence d’un « je » dans le roman, au profit du conte, narrateur extradiégétique, hétérodiégétique et impersonnel, à la fois source du récit et récit en cours. Mais n’est-il pas un peu radical de noter que « only very rarely does a first person narrator appear in Lancelot Part 3, and these instances usually seem slips (« étourderies ») of perhaps the author’s, perhaps a scribe’s pen, into a traditional topos featuring an ‘I’ » (p. 29) ? Comme F. Brandsma mentionne qu’A. Combes est d’un avis différent du sien (note p. 29), je ne discuterai pas cette position. Dans le cours de l’ouvrage, on voit cependant que l’auteur est parfois obligé de nuancer l’importance des interventions du « je » dans les citations qu’il donne, en particulier lorsque ce « je »

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commente l’engendrement de Galaad ou qu’il fait le portrait de Gauvain et ses frères (« a highly exceptional first person narration », p. 42). En outre, il apparaît que le narrateur participe à l’évaluation des chevaliers, discréditant par exemple Mordred ou Agravain (et Agravains estoit uns des chevaliers en son tans qui plus estoit orguelleus et mains piteus, cité note 43, p. 39), tandis qu’il garde une grande bienveillance à l’égard de Lancelot ou Bohort.

5 L’un des points les plus remarquables de ce chapitre est certainement la nouvelle analyse que F. Brandsma propose de l’entrelacement narratif en le dégageant du cadre fourni par les seuls formal switches, ce qui n’avait jamais été fait jusqu’à présent. Il est ainsi conduit à distinguer deux niveaux d’entrelacement : l’un constitué par les primary narrative threads et l’autre par les secondary narrative threads. À côté du procédé de l’ alternation, qui définit le premier niveau, il en détermine deux autres, correspondant au deuxième niveau : combination et separation. En effet, « when the story is speaking of the adventures of knight A and describes how he meets knight B, this means that knight B’s thread is picked up wihtout the interference of a formal switch » (p. 36). Il s’agit alors de combination. Inversement, lorsque deux personnages se séparent, le récit peut suivre l’un des deux sans « formal switch » ; on a alors separation. Ainsi, ce qui figure entre deux « formal switches », et que F. Brandsma appelle « chapter », comporte en général plusieurs fils. Cette typologie est intéressante, car elle rend compte des phénomènes de présence et absence, surgissement et disparition de tout un personnel romanesque qui va du chevalier de premier plan, tel Agravain croisant le chemin de Bohort, au chevalier de second plan, au vavasseur, et aussi aux demoiselles qui apparaissent une fois et ne reparaîtront peut-être plus jamais… Une telle analyse accrédite la métaphore de la tapisserie, couramment mais indûment appliquée à l’entrelacement puisque rien n’est caché de la trame narrative si l’on s’en tient strictement au plan de l’alternation. Les fils dissimulés, on peut les découvrir grâce au second niveau défini par F. Brandsma. Si les primary threads ont une ambition de complétude en faisant alterner des états actifs et duratifs (p. 44), les secondary threads, soumis à moins d’exigences, font progresser l’action aussi bien en arrière-plan qu’au premier plan à travers les déplacements de divers personnages, les transmissions de messages ou les effets en cascade des désirs exprimés par de séduisantes demoiselles. Grâce à ces fils secondaires, l’information circule, la temporalité s’ouvre et se crée une impression de liberté au sein d’un système contraint. Cette approche s’attache à renouveler la poétique du récit arthurien en prose ; toutefois, elle mériterait d’être confrontée à celle de B. Milland- Bove, qui conserve à l’entrelacement son sens traditionnel (un seul niveau), mais souligne le rôle structurant de ces « figures du récit » que sont, entre autres acteurs de second plan, les demoiselles : elles « dévoilent au lecteur l’architecture de l’œuvre » indépendamment des « interventions explicites de l’instance narrative pour attirer l’attention sur les différentes branches ou “chapitres” de l’œuvre. Les demoiselles agissent plutôt comme des relais, qui dessinent une architecture secrète de l’œuvre et invitent le lecteur à la parcourir en tous sens » (La Demoiselle arthurienne. Écriture du personnage et art du récit dans les romans en prose du XIIIe siècle, 2006, p. 248). Voilà qui suscite au moins une question : associer un fil aux personnages secondaires, n’est-ce pas extrapoler une contrainte liée à l’organisation séquentielle de l’entrelacement pour l’appliquer à des situations narratives où la notion de fil n’a plus la même pertinence ?

6 F. Brandsma s’arrête ensuite sur la chronologie de Part 3 pour constater qu’elle est globalement juste mais que, d’abord très stricte (voir p. 77-83), elle se relâche ensuite, procédant par suggestion et comportant quelques irrégularités. L’auteur juge un peu

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paradoxaux ces efforts de cohérence temporelle qui ne pouvaient être perçus par l’auditoire, car le calendrier de l’œuvre ne peut être établi que grâce à un minutieux travail de lecture et de relecture – que n’accomplissait certainement pas le lecteur médiéval. On pourrait estimer, me semble-t-il, que cette cohérence (variable) ressortit davantage à la production du texte qu’à sa réception. N’est-elle pas la trace de la grille temporelle utilisée par l’auteur pour harmoniser les déplacements de ses personnages dans les temps démultipliés de l’entrelacement ? Un écrivain attentif à ce qu’il fait a d’emblée un bon lecteur, un lecteur exigeant : lui-même. Au-delà, il importe avant tout que le déroulement du temps, les rencontres inopinées et les retrouvailles programmées aient l’air parfaitement plausibles. De la même façon, le paramètre spatial, qu’étudie ensuite F. Brandsma, vaut surtout par l’absence d’incohérences. La description de l’espace reste vague, mais dans ce territoire mal déterminé, les personnages se rencontrent opportunément et l’information circule très bien.

7 Le troisième chapitre explore l’entrelacement sur un plan thématique. F. Brandsma, tout en rappelant les événements narrés dans Part 3, montre comment trois thèmes se développent habilement dans les segments de l’entrelacement narratif : Status, Love et The Grail. Le premier de ces thèmes est dans le prolongement de celui de l’identité étudié par E. Kennedy ; dans Part 3, les questions d’identité sont réglées, mais la hiérarchie des chevaliers reste toujours à définir au travers des joutes et des tournois. Il apparaît que le chevalier Lancelot devient faillible tandis que Bohort rejoint son cousin sur une échelle de valeurs qui se déplace doucement du terrestre au celestiel. Le deuxième thème, celui de l’amour, devient problématique à cause du troisième : le Graal. Comme le conclut F. Brandsma, Lancelot continue de suivre les règles de l’amour courtois et de la chevalerie sans voir que la présence de la relique sacrée induit de nouvelles exigences.

8 Le dernier chapitre – Conclusion : Narration (Revisited) and the Audience – porte sur un sujet qui passionne F. Brandsma depuis plusieurs années : la réception des œuvres, telle qu’on peut tenter de la déduire de la forme même des récits. F. Brandsma, qui admet se placer dans the realm of speculation (p. 213), estime que le Lancelot invite son auditeur- lecteur à s’impliquer dans l’histoire en prenant parti pour tel ou tel chevalier, grâce, notamment, à des personnages-miroirs (mirror-characters) : le sourire d’un personnage (trace d’une dramatic irony) exprime une réaction par rapport aux événements. L’audience est ainsi amenée à s’identifier à ce personnage et à interpréter les choses de la même manière que lui. En se plaçant dans le cadre de la théorie des émotions, on peut ainsi observer les réactions que cherche à susciter l’auteur chez son auditeur. Comme le note F. Brandsma, ce champ de recherches est relativement nouveau et demande à être développé pour confirmer son apport aux études médiévales.

9 Les trois annexes qui clôturent le volume peuvent être utiles aux chercheurs arthuriens. La première recense tous les manuscrits contenant la trilogie Lancelot- Queste-Mort Artu ; sont indiqués le contenu de chaque manuscrit, sa datation assurée ou probable et le lieu de sa production, le plus précis possible. La deuxième représente les fils de l’entrelacement de premier ou de second niveau (à l’exclusion des personnages vraiment fugaces) ; elle rend perceptible l’importance de la combination et de la separation. La troisième propose un décompte de la durée nécessaire à la lecture de chaque chapitre de Part 3 (des sessions de trois heures aboutissent à un découpage satisfaisant du texte).

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10 Le Lancelot est un récit fascinant pour le lecteur qui le découvre et les critiques qui l’étudient. Les médiévistes, enthousiasmés par le procédé de l’entrelacement, se sont exprimés à son sujet au long du XXe siècle, chacun proposant une analyse, une approche, un point de vue plus ou moins développés. Mais ces études se juxtaposent plus qu’elles ne se succèdent, notamment parce qu’une analyse nouvelle ne tient pas forcément compte de recherches antérieures écrites dans une autre langue, et cela est compréhensible. L’ouvrage de F. Brandsma, qui se place dans la filiation de F. Lot, J. Frappier et surtout E. Kennedy, gagnerait donc à être confronté avec certains livres contemporains, par exemple : A. Berthelot, Figures et fonction de l’écrivain au XIIIe siècle, 1991 ; D. James-Raoul, La Parole empêchée dans la littérature médiévale, 1997 (p. 342-361 : « Le principe de l’entrelacement ») ; A. Combes, Les Voies de l’aventure. Réécriture et composition romanesque dans le Lancelot en prose, 2001 ; B. Milland-Bove, La Demoiselle arthurienne. Écriture du personnage et art du récit dans les romans en prose du XIIIe siècle, 2006 (en particulier, la partie III du chap. 3 : « Les demoiselles, figures du récit », p. 220-279). De la sorte, s’amorcerait la discussion que souhaite F. Brandsma à la fin de son livre.

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Le pouvoir et la foi au Moyen Âge, en Bretagne et dans l’Europe de l’Ouest. Mélanges en mémoire du professeur Hubert Guillotel, dir. Joëlle Quagheheur et Sylvain Soleil

David Dominé-Cohn

RÉFÉRENCE

Le pouvoir et la foi au Moyen Âge, en Bretagne et dans l’Europe de l’Ouest. Mélanges en mémoire du professeur Hubert Guillotel, dir. Joëlle Quagheheur et Sylvain Soleil, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, 747p. ISBN 978-2-7535-1090-6

1 « Lorsque la notoriété, le rayonnement, l’âge le justifient (…), il est dans les usages les mieux ancrés de la tribu des universitaires d’offrir un volume de ‘mélanges’ à un collègue qui est parfois devenu un ami ». C’est par ce constat aussi ironique que réaliste que Jacques Revel et Jean-Claude Schmitt commençaient l’ouvrage d’hommage à Jacques Le Goff (L’ogre historien. Autour de Jacques Le Goff, dir. Jacques Revel et Jean- Claude Schmitt, Paris, Gallimard, 1998, p. 9). Ces circonstances joyeuses ne sont pas celles qui ont présidé à la réunion des mélanges en l’honneur d’Hubert Guillotel. Sa mort en 2004 à l’âge de 63 ans l’a saisi dans ses travaux d’érudition et dans ses activités à l’université de Rennes I, où son collègue Sylvain Soleil le décrit comme un « guide » qui a pesé fortement sur les activités d’histoire du droit pendant plus de dix ans (p. 11). Il reste que, comme le soulignaient Jacques Revel et Jean-Claude Schmitt, pour les vivants et les morts, les volumes de mélanges restent une curieuse pratique. De quoi rend-on compte en réunissant une somme d’articles savants au nom d’un professeur ? D’un parcours, de méthodes, d’une sociabilité, d’intuitions, de travaux ? C’est

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évidemment tout cela à la fois, illustrant un paradoxe du travail universitaire : il vise à une objectivité toujours plus grande et à la mise par écrit de faits établis, mais il correspond toujours aussi à une vie singulière, souvent exemplaire, et parfois intimidante quand il s’agit d’éclairer les conditions de production de ces vérités.

2 Comme Olivier Guillot le souligne, la carrière d’Hubert Guillotel s’est toujours tenue à la frontière de l’histoire du droit et de l’histoire médiévale. Cette double appartenance qui aurait pu être problématique pour un jeune universitaire dans la mesure où ces disciplines, bien que proches dans les objets qu’elles considèrent, n’en sont pas moins institutionnellement tout à fait distinctes, est devenue pour lui la source d’une réflexion inédite et continue. Il a développé, depuis sa thèse soutenue en 1973 à l’université de Paris II – Assas sur les actes des ducs de Bretagne de 944 à 1148, une méthode pour l’histoire du droit, s’inscrivant dans la plus radicale critique des sources – critique qui le conduisait comme le rappelle Olivier Guillot (p. 45) à valoriser les paradoxe dans ses analyses documentaires. La richesse de l’œuvre d’Hubert Guillotel ne se nourrit pas seulement de sa capacité à éditer et analyser les sources, mais aussi à comprendre les cadres majeurs qui structuraient les pratiques et l’imaginaire des pouvoirs au Moyen Age. Par ailleurs, ces analyses s’inscrivaient aussi dans une recherche continue sur l’histoire de la Bretagne, en particulier celle du haut Moyen Age, sans exclure cependant d’autres périodes.

3 Pour rendre compte de l’œuvre et de l’importance d’Hubert Guillotel, les contributions recueillies dans cet ouvrage sont très nombreuses : pas moins de 44 articles formant un volume de près de 750 pages. L’ouvrage se découpe en deux grands pans (« Le pouvoir sur les âmes » et « Le pouvoir sur les hommes »), eux-mêmes subdivisés en trois parties chacun (« Prier », « Réformer », « Ecrire » d’un côté et « Juger », « Gouverner », « Combattre » de l’autre), cette partition devant rendre compte des grands axes en même temps que de la complexité de toute une vie de recherche.

4 La critique des documents

5 Un hommage à la vie et à l’œuvre d’Hubert Guillotel se devait presque de commencer par quelques études sur les sources disponibles pour entreprendre une histoire des institutions. Ainsi, Olivier Guillot propose une série de remarques « A propos de quelques actes de Marmoutier pour Chemillé de la mi-XIe siècle » (p. 45-62), tandis que Bernard Tanguy analyse les « Monasteriola aux IXe et Xe siècles d’après le Cartulaire de Saint-Sauveur de Redon et les Gesta des saints de Redon » (p. 63-80). Dans la lignée des travaux du professeur Guillotel, les auteurs réaffirment la nécessité de commencer toute étude des institutions par la critique des sources, celle-ci servant à mettre en évidence les institutions et leur fonctionnement. K. S. B. Keats-Rohan propose ainsi de lier l’étude des nécrologies du Mont-Saint-Michel pour mettre en évidence non seulement les noms des différents abbés, mais aussi leur rôle dans la vie de l’abbaye : « The identification of Abbots in the Necrologies of Mont-Saint-Michel » (p. 89-108). Daniel Pichot revient quant à lui au cartulaire de Redon, source essentielle de l’histoire ecclésiastique de la Bretagne du haut Moyen Age et qui a tant occupé Hubert Guillotel, en analysant « La notice 294 du cartulaire de Redon : les moines, la réforme et la société » (p. 131-144).

6 Enfin, une série de contributions étudie le corpus hagiographique : Bernard Merdignac, « Châtiments et égarement dans quelques Vitae bretonnes » (p. 187-196) ; Philippe Guigon, « La donation d’Enesmur à l’abbaye Saint-Sauveur de Redon » (p. 225-242) ; à cette occasion, Stéphane Morin, dans « Réflexion sur la réécriture de la Vie de saint

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Brieuc au XIIe siècle : Briomaglus, Primael et Brioccius au temps de la réforme grégorienne », (p. 243-260) et André-Yves Bourgès, en analysant « Propagande ducale, réforme grégorienne et renouveau monastique : la production hagiographique en Bretagne sous les ducs de la maison de Cornouaille » (p. 145-166), soulignent le lien entre analyse des sources et compréhension des mécanismes de légitimation du pouvoir ecclésiastique aussi bien que temporel.

7 Les axes pour une étude du pouvoir

8 Le pouvoir se trouve au cœur de l’œuvre d’Hubert Guillotel et des contributions présentes dans ce volume d’hommages. Le lien entre institution et pouvoir est à la fois évident et complexe ; c’est ce lien que l’historiographie d’Hubert Guillotel permet d’étudier, non pas en le simplifiant, mais au contraire en rendant compte de toute la complexité de ces relations entre institutions et pouvoir. Au-delà, par la diversité des thématiques rencontrées, c’est la notion même d’institution qui est questionnée. En effet, la multiplicité des cas permet de s’interroger sur ce qui fait institution et sur ce que fait l’institution dans une société donnée.

9 Dans toute une série de contributions aux mélanges en l’honneur du professeur Guillotel, nous trouvons ainsi des études sur le fonctionnement de la justice sur une large période allant du haut Moyen Age au Moyen Age central. Soazick Kerneis, dans « Jugement des hommes, jugement de Dieu. Les Irlandais et la vérité judiciaire (Ve-VIIIe siècles)» (p. 341-360) met en évidence, à partir de l’évolution de la notion de vérité judiciaire et de la pratique de l’ordalie comment, pour le cas de l’Irlande, on passe d’un système qu’on peut qualifier de romano-païen à un système chrétien. Il montre à la fois la continuité des pratiques et la lutte continue des autorités ecclésiastiques pour christianiser des pratiques. L’enjeu de ce processus est de maintenir la capacité d’un système judiciaire maintenant chrétien et royal à produire une vérité acceptable et acceptée. Il met en évidence comment le fait de juger au Moyen Age (et au-delà comment toute justice) entretient un lien particulièrement étroit avec toutes les institutions ecclésiastiques. Au cœur de cette relation, on trouve la problématique de l’efficacité – au sens propre du terme – de la justice. Cette relation complexe et fondamentale entre la justice en général, pas seulement canonique, et l’Eglise est approfondie par deux autres études, au travers d’abord d’une étude biographique, celle de Michael Jones (« Master Vacarius, civil lawyer, canon of Southwell and parson of Norwell, Nottinghamshire », p. 389-406) et ensuite par une étude de cas (« Un procès criminel devant la juridiction de l’abbaye de la Vieuville », p. 407-416), par Marie- Yvonne Crépin.

10 En portant le regard sur les fondements du pouvoir, en Bretagne et au-delà, pendant toute la première moitié du Moyen Age en Occident, les études réunies en hommage au travail d’Hubert Guillotel dessinent un projet d’analyse des structures fondamentales du Moyen Age occidental. Dans une autre tradition institutionnelle, au même moment, quelques rues plus loin dans Paris, on aurait parlé sans hésiter d’une anthropologie historique de l’occident médiéval.

11 On aurait cependant tort de croire que l’histoire des institutions qu’Hubert Guillotel a suscité autour de lui est une histoire théorique et désincarnée. Au contraire, plusieurs contributions vont chercher dans le territoire et même dans la terre les traces des pratiques institutionnelles. Ainsi André Chédeville propose de questionner les enjeux d’une fondation castrale (« Figens palum in castellum edificando, ut mos est… A propos de la fondation du château de Josselin », p. 451-458), tandis que Patrick Kernevez, dans le

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cadre du Finistère (« Mottes et châteaux du département du Finistère », p. 459-474), propose d’étendre l’étude de l’implantation à tout un département.

12 Le territoire et son contrôle matériel, militaire et juridique sont les moteurs fondamentaux des rapports de force au Moyen Age, comme le rappellent Patrick Souben et Michel Brand’Honneur dans leur article sur « Les enjeux de pouvoir autour de l’ancien domaine monastique carolingien de Saint-Bern » (p. 475-492), puis Jean- Claude Neuret dans sa contribution intitulée « Au cœur de la marche bretonne, l’ascension et le démantèlement d’une grande châtelainie, La Guerche-Pouancé (milieu du XIe – milieu du XIIIe siècle) » (p. 639-684). Enfin Jean-Yves Le Moing, dans « L’évêché imaginaire du Yaudet » (p. 197-214), rappelle le lien profond entre la construction matérielle et intellectuelle du territoire et la capacité des acteurs à produire un imaginaire collectif qui permet de déployer des institutions et des pratiques sur ce territoire.

13 Au même titre que le territoire, le château, le procès ou la preuve, la famille est une institution majeure du Moyen Age. La famille est à la fois une réalité de fait et de droit. Elle s’inscrit dans la durée, et c’est même dans une certaine mesure à sa durée qu’on la reconnaît et qu’on la définit, la cellule familiale du Moyen Age étant pensée dans la perspective de la reproduction et de la continuation de ce qui apparaît comme le lignage. En même temps, ces études permettent de s’interroger sur ce qui constitue justement la nature même d’objets comme les lignages et sur les voies possibles pour leur étude. Ainsi, Nicolas Kermabon, dans « Le douaire des épouses des comtes de Laval, issus de la tige des Montmorency-Laval (XIIIe-XVe siècle) » (p. 507-526), montre comment de grandes familles du duché de Bretagne et, dans ce cas particulier, les comtes de Laval organisent une stratégie familiale et sociale. Le douaire est « une institution fondamentale du droit patrimonial du mariage » (p. 508), et l’auteur explique comment une famille majeure du duché de Bretagne à chaque alliance fait du douaire un instrument de valorisation de l’alliance en même temps que d’elle-même au travers de sa capacité à inclure dans le douaire des seigneuries importantes. A la fin du XIVe siècle, on observe selon lui un renforcement du contrôle des héritiers sur le douaire des veuves. Ce contrôle accru s’inscrit alors dans une logique de plus grande maîtrise par le lignage de sa destinée matérielle. Il pointe au travers de l’analyse des contrats matrimoniaux comment une institution particulière comme le douaire est à la fois source et instrument de stratégie pour les grandes familles seigneuriales de la fin du Moyen Age. Il montre bien l’enchevêtrement entre instruments de droit et rationalités sociales et politiques des familles. A la fin de cette contribution, il est par ailleurs possible de s’interroger sur une très forte reconstitution a posteriori du « lignage » comme instance rationnelle et existante dans le temps. Christophe Amiot montre, de son côté, comment il est possible de voir les traces matérielles que les lignages laissent dans le territoire, dans « Lignage et châteaux de la baillie de Rennes avant la guerre de Succession (XIe siècle – XIVe siècle) » (p. 695- 734)).

14 Dans un plus petit groupe d’études, puisqu’elles ne sont que trois, la question de la légitimité est abordée. Dans un premier temps, Hervé Oudart analyse le modèle du tyran au temps de Clovis (« ‘Ut omnes te ament et timeant’. Clovis protecteur des faibles et anti-tyran dans la première lettre au roi de l’évêque Rémi », p. 437-450) ; puis Jean- Pierre Brandcourt revient sur l’« Esprit de la légitimité sous le règne de Charles VII » (p. 539-544) ; enfin, Guillaume Bernard éclaire « Le débat sur la légitimité carolingienne à la fin du XVIe siècle » (p. 559-572). On pourrait croire qu’il s’agit d’études en marge ;

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au contraire, la question de la légitimité permet d’éclairer la question de l’institution. En effet, l’une sans l’autre, il n’y a pas d’exercice possible du pouvoir hors de la violence. En éclairant la question de la légitimité, les auteurs nous permettent alors d’aller au cœur de la mécanique des institutions de pouvoir.

15 La Bretagne objet d’histoire

16 Hubert Guillotel fut un historien de la Bretagne, et l’un des plus importants d’entre eux dans le dernier quart du XXe siècle, tant parmi les juristes que les historiens. Son œuvre d’historien du droit et son œuvre d’historien de la Bretagne sont indissociables : elles se soutiennent, se complètent, se croisent régulièrement. Son travail de doctorat en 1972 sur les actes des ducs de Bretagne (944-1148) est autant l’exploration d’une pratique diplomatique et juridique qu’une histoire de la formation d’un pouvoir politique dans un territoire. Une grande partie des contributions de ces mélanges ont bien montré comment étudier des institutions revenait à étudier un territoire. Cette recherche permanente d’un ancrage des pratiques et des institutions dans un territoire est sans doute un élément essentiel de l’approche d’Hubert Guillotel pour la Bretagne. Etudiant les pratiques juridiques perceptibles en Bretagne, il a mis en évidence les institutions, et donné vie au territoire.

17 Partant de là, l’œuvre d’Hubert Guillotel pose la question du statut d’une histoire régionale en général et d’une histoire de la Bretagne en particulier. Sur quels éléments peut-on s’appuyer pour affirmer la spécificité d’un territoire tant sur le plan des pratiques que des institutions ? Plus encore, que veut dire faire l’histoire d’une région en France à cheval sur le XXe et le XXIe siècle ?

18 A ces questions importantes, l’ouvrage de mélanges en l’honneur d’Hubert Guillotel a le mérite d’apporter des réponses par toute une série d’études monographiques qui permettent de mieux comprendre ce que faire de l’histoire régionale veut dire aujourd’hui.

19 Trois études permettent par divers moyens intellectuels de s’interroger sur ce qui constitue un territoire. Tout d’abord, Louis Lemoine propose une « Note sur les Hisperica Famina et la Bretagne » (p. 215-224) et donc sur la manière dont les textes anciens définissent un territoire comme la Bretagne. Puis Pierre-Yves Lambert, dans un article intitulé « Vieux-breton aethurec, aethuric, haethurec » (p. 361-374) poursuit la réflexion sur les liens entre matière de Bretagne et construction d’un vocabulaire breton. Christiane Plessix-Buisset revisite pour sa part une notion religieuse et politique comme la « Piété et charité dans la Très ancienne coutume de Bretagne » (p. 527-538). Elle interroge de cette manière une source fondamentale pour l’histoire de la Bretagne en questionnant la manière dont elle produit un modèle de comportement politique en particulier. Enfin, Alain Berbouche, avec son étude sur « La seigneurie ecclésiastique de Saint-Malo à la fin de l’Ancien Régime » (p. 573-578), contribue à la mise en évidence de spécificités juridiques et politiques de l’espace de la Bretagne à la fin de l’Ancien Régime ; il montre ainsi comment dans une province du royaume de France persistent des modalités très anciennes de construction de l’espace politique.

20 Dans son article de « Réflexions sur les aspects juridiques de la succession à la couronne de Bretagne » (p. 375-388), Franck Bouscau interroge l’existence d’une règle de succession dans le duché de Bretagne, spécialement à partir de la guerre de Succession de Bretagne en 1341. En montrant qu’il existe à partir de cette date une volonté claire, en particulier chez les partisans de Jean de Montfort, d’exclure les femmes de la succession et en constatant que par la suite, tout au long du XVe siècle, à l’exception de

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la duchesse Anne, aucune n’a régné sur le duché, cet article permet de s’interroger directement sur la manière dont on constitue l’existence d’une « loi » de ce type. Alors même que dans un essai sur la loi salique Ralph Geasay (Le rôle méconnu de la loi salique, Paris, Les Belles Lettres, 2007 pour l’édition française) a bien montré comment cette dernière, qui sert pourtant de modèle aux tenants d’une « loi salique de Bretagne », n’est pas du tout un objet juridique évident et constitué tout au long du Moyen Age, il convient de remarquer que la règle de succession de Bretagne que l’on cherche à voir dans les différents cas de succession, en particulier en 1341, 1365 et 1381, n’est jamais que l’expression précise des rapports de forces du moment. Aussi, dans quelle mesure peut-on affirmer qu’il existe une règle positive réglementant la succession de Bretagne ? C’est un pas difficile à franchir selon nous. Tout au plus pourra-t-on remarquer que dans l’historiographie française la loi de succession à la couronne de France est considérée comme un marqueur de l’existence d’une identité politique nationale et que c’est peut-être l’enjeu fondamental de la mise en évidence dans le duché de Bretagne d’une telle règle. Il faut ainsi s’interroger sur la capacité de l’histoire des institutions à faire exister les institutions qu’elle étudie, à leur donner un surplus de réalité, au-delà des sources dans lesquelles les différentes pratiques ont laissé des traces.

21 On trouve par la suite deux contributions, celle de Sylvain Soleil (« La Bretagne nationalisée. Droit et idéologie dans le débat parlementaire des 8-11 janvier 1790 » (p. 579-599) et celle de Claire Bouglé, « L’hermine et la pourpre. La cour souveraine de Rennes et la cour de cassation au XIXe siècle » (p. 407-416). Cette dernière, en analysant les réactions des membres de la cour de Rennes face la construction de la prééminence de la cour de cassation dans la première moitié du XIXe siècle, interroge les mécanismes de production d’une identité à la fois institutionnelle et locale. Elle montre comment se rencontre un « esprit des lieux » qui n’est pas nécessairement la défense d’une identité bretonne, mais avant tout celle d’une pratique judiciaire, de l’identité d’un groupe. Elle montre comment, dans la lutte pour le maintien d’une autonomie institutionnelle, les logiques de groupes peuvent rencontrer des discours plus généraux sur la Bretagne. Dans cette étude de l’esprit du lieu et du temps d’une part, et de l’autre de pratiques et de techniques propres à une institution, Claire Bouglé nous permet ainsi d’approfondir ce qui constitue à la fois l’objectif et la méthode de l’histoire des institutions.

22 Pour finir, Jean-Christophe Cassard, dans sa contribution sur « Les Bretons et la Pucelle » (p. 685-694), permet de souligner l’importance, autant pour les acteurs du temps que pour les historiens d’une région, de pouvoir réinscrire cette région dans l’enchaînement des grands événements d’une histoire nationale. Ainsi, il montre comment Bouchart dans ses Chroniques de Bretagne replace fidèlement la rencontre entre le duc Jean V et Jeanne d’Arc en l’intégrant à la narration de l’histoire de Bretagne sans pour autant en faire un élément majeur de cette histoire. Il permet au final de réinterroger à partir de l’histoire régionale ce qui fait le propre d’une histoire nationale.

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Christine Ferlampin-Acher, Perceforest et Zéphir : propositions autour d’un récit arthurien bourguignon

Anne Berthelot

RÉFÉRENCE

Christine Ferlampin-Acher, Perceforest et Zéphir : propositions autour d’un récit arthurien bourguignon, Genève, Droz (« Publications Romanes et Françaises » CCLI), 2010, 480p. ISBN 978-2-600-01432-8

1 Après une longue période d’obscurité, le Roman de Perceforest a commencé récemment à se faire connaître sur la scène des études littéraires médiévales : il n’est pour s’en convaincre que de comparer la bibliographie rassemblée par Jane Taylor en 1979 dans son édition partielle du premier livre du roman, et celle que Gilles Roussineau a pu recenser en 2007 au moment de la publication de son édition du même premier livre ! Nul doute que lorsque l’œuvre sera éditée dans son intégralité, cette tendance s’accentuera encore, d’autant que très récemment Nigel Bryant a mis a la disposition des lecteurs anglo- saxons un important volume de « bonnes feuilles » du Perceforest en traduction anglaise. Il est donc normal que les chercheurs, qui disposent désormais, pour la majeure partie de l’œuvre, d’un texte fiable et aisément accessible, s’interrogent sur les tenants et les aboutissants de ce beau monstre littéraire, et ce faisant remettent en question les éléments que l’on tenait pour acquis concernant le roman.

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2 C’est ce que fait brillamment Christine Ferlampin-Acher dans son « Perceforest » et Zéphir ; il s’agit seulement, à ma connaissance, de la troisième étude d’ensemble consacrée à Perceforest, après l’ouvrage de fond de Jeanne Lods daté de 1951, et la lecture « post-coloniale » de Sylvia Huot en 2007, Postcolonial Fictions in the ‘Roman de Perceforest’ : Cultural Identities and Hybridities. Le livre remarquable de S. Huot s’attache à dégager les enjeux politiques et culturels à l’œuvre dans Perceforest, mais ne remet pas en cause les données de base que l’on croyait acquises depuis la thèse de J. Lods, en particulier en ce qui concerne la date et les circonstances de composition du roman. Au contraire, CFA entreprend de démontrer que, même s’il a existé un « Proto-Perceforest » du XIVe siècle, le roman tel que nous le connaissons est une œuvre composée dans la seconde moitié du XVe siècle, en milieu bourguignon, par l’escripvain David Aubert, plus connu par ailleurs pour son rôle dans la rédaction des Grandes Chroniques de France.

3 Il s’agit d’une hypothèse hardie, qui va contre les idées reçues et heurte un certain nombre de susceptibilités, et qui ne saurait être catégoriquement prouvée en l’état actuel de nos connaissances. CFA insiste d’ailleurs sur le fait qu’elle se borne à rassembler un faisceau de présomptions, sans prétendre à une vérité absolue, et souligne également le fait que « les rapprochements qu[’elle a] conduits entre le roman et le monde bourguignon, à défaut d’être valables sur le plan de l’invention, le resteront sur le plan de la réception » (p. 428) : s’il n’est pas certain que l’œuvre a été (re)composée par David Aubert dans les années suivant immédiatement la Vauderie d’Arras, les connexions entre le champ culturel de la cour de Bourgogne et les particularités lignagères ou symboliques de Perceforest demeurent pertinentes, et peuvent expliquer le relatif succès de cet énorme roman dans les années 1450 et suivantes.

4 CFA prend bien soin dans son introduction de préciser que cette théorie, pour radicale qu’elle soit, ne cherche en rien à diminuer le mérite des chercheurs qui ont travaillé avant elle sur Perceforest ; mais sa familiarité avec un texte auquel elle a consacré une quarantaine d’articles au cours des vingt dernières année l’a amenée à formuler une hypothèse qui lui paraît seule capable de rendre compte d’un certain nombre d’anomalies auquel se heurte un lecteur partant du principe que le roman est une œuvre des années 1330-1340. Dans son premier chapitre, « Dater Perceforest »,elle présente un tableau intéressant des ressemblances entre cette œuvre et d’autres textes essentiels de l’espace bourguignon, en particulier Mélusine et le Paradis de la reine Sebile. Elle reconnaît néanmoins qu’aucune des analogies qu’elle présente, aucune des citations qu’elle croit identifier ne sont entièrement probantes. Il est vrai que l’art de la datation comparée est bien loin d’être une science exacte, et que souvent les arguments que l’on utilise en faveur de l’antériorité d’un texte peuvent être retournés comme un gant.

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5 Le deuxième chapitre, « Perceforest et la Bourgogne de Philippe le Bon », est plus ambitieux, en ce qu’il entreprend de démontrer à quel point Perceforest est un texte profondément bourguignon dans son esthétique comme dans sa thématique. CFA y étudie l’improbable association entre Arthur et Alexandre dans Perceforest à la lumière de l’affection portée par Philippe le Bon à ces deux héros, fait une lecture éclairante de trois personnages originaux du roman, le Tor, Estonné et le Bossu de Suave qu’elle met en relation avec certaines figures symboliques du monde bourguignons, interprète la fascination de Perceforest pour la « Selve Carbonnière » à la lumière des préoccupations géo-politiques du duc de Bourgogne, et regarde les rites et célébrations multiples du roman à travers le filtre du goût bourguignon pour les spectacles ritualisés. Mais en même temps elle s’interroge sur les limites de la lisibilité d’un texte que sa « poétique de l’allusion » peut avoir rendu rebutant pour des lecteurs moins rompus que la critique ne l’est elle-même à l’art du déchiffrement et des prouesses herméneutiques.

6 De mon point de vue, c’est le troisième chapitre, « Zéphir, du luiton à la conception virginale du Christ », qui est le plus intéressant et le plus original – ce qui est bien naturel puisqu’il s’attache à l’une des créations les plus fascinantes d’un roman qui n’en manque pas, le luiton Zéphir, héritier d’une longue tradition antique, décalque du fils du diable Merlin (mais qui, à la différence du père de Merlin, ne « se permet jamais les joies de l’incubat »), figure de manipulateur par qui la fiction arrive, trickster et « éminence grise » de l’œuvre qu’il contribue à définir. La question de la datation de Perceforest est selon CFA étroitement liée à celle de la nature de Zéphir, dans la mesure où celui- ci intervient dans un des épisodes essentiels pour le choix d’une datation tardive, à savoir celui du « sabbat des vieilles barbues ». CFA y voit une allusion à la Vauderie d’Arras et considère par ailleurs que le « refus de l’incubat » de la part de Zéphir, alors que tout s’y prête et l’y pousse, est lié au culte de la Vierge et à l’insistance sur le fait que la conception virginale du Christ est un phénomène unique qui ne saurait avoir d’échos, fussent-ils inversés et parodiques.

7 Le quatrième chapitre rassemble les multiples pistes qui ont été tracées par les chapitres précédents et tente une sorte de « reconstitution dramatique » des circonstances qui ont entouré la conception d’un Perceforest tardif, en s’intéressant de près aux capacités et motivations possible de David Aubert. Une bibliographie très riche (à l’échelle du roman du moins) et un index des noms propres médiévaux qui met en valeur le réseau de liens opérés par CFA entre Perceforest et l’univers bourguignon confirment, s’il en était besoin, le sérieux et la rigueur de l’enquête menée par l’auteure. Je ne suis pas vraiment convaincue par la démonstration – c’est le sujet de multiples discussions entre CFA et moi depuis des années –, mais j’apprécie la subtilité et le souci du détail qui président aux analyses textuelles du roman, en particulier celles qui ont trait à Zéphir le luiton. Et je pense que cet ouvrage de poids, dont

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on ne saurait surestimer la richesse et la profondeur, contribuera indubitablement, comme l’auteure en exprime le souhait, « à inciter de jeunes chercheurs à se lancer dans l’aventure ».

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