G. Kourilsky G. Grégory Kourilsky
L’écriture tham du Laos : rencontre du sac du rencontre : Laos du tham L’écriture
L’écriture tham du Laos
L’informatisation d’une langue (ou d’une écriture) est souvent considérée Rencontre du sacré et de la technologie par les linguistes et les informaticiens d’un point de vue exclusivement technique. Dans les pays industrialisés, nous nous sommes habitués à ne plus voir l’écriture que comme un outil de transcription d’une langue. Mais il est d’autres cultures, dont certaines sont dites « minoritaires », qui lui ont maintenue une dimension paralittéraire, voire une haute valeur spirituelle. C’est le cas des bouddhistes lao dont l’écriture tham, employée presque exclusivement pour noter les textes religieux, dispose d’un caractère efficace.
Le passage, au sein de certaines de ces cultures, du traditionnel au technologique s’opère le plus souvent sans les transitions que nous avons connues en Occident. Ainsi, les voyageurs ont pu observer des groupes de populations adopter aisément le téléphone portable ou la technologie Internet alors que l’électricité leur était inaccessible quelques années auparavant. Ces changements et adaptations ne se font pas sans modifier plus ou moins profondément ces sociétés. delatechnologie et ré L’écriture tham du Laos, que l’on trouve essentiellement dans les manuscrits anciens sur feuilles de latanier (bailaan), s’inscrit dans cette problématique, avec les besoins de répondre aux nécessités des projets de conservation et de diffusion du patrimoine littéraire lao (recensement des manuscrits, publications, etc.), et dans la perspective d’une adhésion au mouvement international de normalisation du codage de « toutes les écritures du monde », incarné par le consortium Unicode.
La présente étude se propose de réfléchir, en prenant en compte des données historiques, linguistiques et socioreligieuses, à la question de l’intégration à un standard informatique mondial d’une écriture que l’on peut qualifier de sacrée, et d’en proposer des éléments de réponse théoriques et pratiques.
Collection Cahiers spéciaux de Péninsule
L’ÉCRITURE THAM DU LAOS :
RENCONTRE DU SACRÉ ET DE LA TECHNOLOGIE
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Éléments historiques, linguistiques, sociologiques et pratiques pour l’informatisation d’une écriture bouddhique majeure d’Asie du Sud-Est
GRÉGORY KOURILSKY
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NOTE DE L'AUTEUR
Le présent ouvrage est un mémoire de DREA soutenu en 2005 à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales, sous la direction de Vincent Berment (GETA-CLIPS & INALCO) et de Lamvieng Inthamone (INALCO). Je remercie vivement le Directeur de Péninsule, Jacques Népote, pour y avoir vu un intérêt suffisant pour une publication et ses nombreux conseils, la Rédactrice en chef, Marie- Sybille de Vienne, pour ses judicieux avis éditoriaux, et le Rédacteur-gérant, Geoffroi Crunelle, pour sa disponibilité et sa compétence pour la mise en forme d’un manuscrit présentant autant de difficultés techniques.
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REMERCIEMENTS
À l’heure où ce travail s’achève, je tiens à exprimer ma profonde reconnaissance à Vincent Berment, sans qui cette étude n’aurait pas vu le jour et n’aurait pu même, à dire vrai, être envisagée. Malgré ses nombreuses et accaparantes activités professionnelles et universitaires, il a bien voulu consacrer son précieux temps libre pour m’enseigner les techniques informatiques, relire à plusieurs reprises mon manuscrit, répondre à mes interrogations, orienter ma bibliographie et surtout m’apporter un soutien moral permanent. Puisse-t-il croire en ma sincère et durable amitié.
Je remercie également Lamvieng Inthamone, mon professeur de lao à l’Inalco depuis 1999, qui m’a toujours encouragé à poursuivre les études universitaires quand les contraintes de la vie quotidienne ont pu me faire hésiter, et m’a fait bénéficier de son savoir et de sa confiance.
Qu’il me soit permis de remercier également tous ceux qui, à un moment ou à un autre, ont bien voulu répondre aux questions parfois triviales d’un novice. J’ai été agréablement surpris de l’accueil chaleureux des chercheurs qui tous ont répondu avec un intérêt systématique, parfois même avec bonne humeur, en tout cas toujours favorablement à mes demandes.
Je pense en premier lieu à Michel Lorrillard qui, malgré la distance qui nous sépare et son temps pris par des publications en préparation, m’a toujours étonné par sa disponibilité et sa gentillesse. Sans lui, un certain nombre de sources me seraient demeurées inconnues ou au mieux inaccessibles, ainsi que des données récentes qui ont invalidé celles que j’avais pu collecter dans des documents plus anciens.
Anatole-Roger Peltier a également toujours répondu amicalement à mes questions, et son travail novateur de publications en écritures tham, yuon et khün ainsi que ses encouragements ont été un précieux soutien. Que des bun lui soient accordés pour les ouvrages qu’il a eu l’extrême obligeance de me faire parvenir depuis Chiang Mai.
Quant à Michel Antelme, son intérêt et ses encouragements ont constitué un appui des plus solides, et son œil infaillible a été indispensable pour vérifier tout ce qui concerne la langue et l’écriture khmères dans ces pages. Je le remercie également d’avoir bien voulu accepter d’être membre du jury de soutenance.
Ma gratitude va enfin à tous les chercheurs, enseignants ou passionnés qui m’ont apporté leur aide et leur concours pour ce modeste travail : Josiane Cauquelin, Tai Luc Nguyen Tan, Michel Ferlus, Olivier de Bernon, Louis Gabaude, Maurice Bauhanh, Jacqueline Filliozat, Khin Sok, Xavier Dupré, Hubert Défossez, Balbir, David Wharton, Patrice Ladwig, Magda Danish et le Consortium Unicode, et enfin Christophe Chudy pour l’illustration de la couverture.
ຂອບໃຈພັນລະຍາດວງລັດຕະນາທີ່ໃຫ້ການສະໜັບສະໜູນສົ່ງເສີມກໍາລັງໃຈໃນວຽກງານນີ້ແລະຊ່ອຍເຫືຼອ ແບບຢ່າງຕ່າງໆ §§§
6 TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION ...... 11 QU’EST-CE QUE L’ÉCRITURE THAM ? ...... 11 UN SYSTÈME D’ÉCRITURE MAL DOTÉ INFORMATIQUEMENT ...... 12 PROBLÉMATIQUE ET ORGANISATION ...... 14 1 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM...... 17 1.1 GÉNÉRALITÉS ...... 17 1.1.1 Usage du tham au Laos ...... 17 1.1.2 Aperçu de la filiation de l’écriture tham ...... 20 1.2 UNE ÉCRITURE RÉPANDUE ...... 23 1.2.1 Localisation géographique ...... 23 1.2.2 Données épigraphiques ...... 26 1.2.3 Les manuscrits bouddhiques du Laos...... 27 1.2.4 L’enseignement du tham au Laos ...... 30 1.3 UN OUTIL LINGUISTIQUE ...... 33 1.3.1 Des carences phonétiques de la langue lao pour la notation du pali ...... 33 1.3.2 La réforme de l’alphabet lao pour la notation du pali...... 35 1.3.3 Un soupçon de tham dans l’écriture lao « laïque »...... 38 1.4 LA FONCTION RELIGIEUSE DU THAM ...... 40 1.4.1 Données sur l’introduction du bouddhisme au Laos...... 40 1.4.2 Bouddhisme et écritures en Asie du Sud-Est (et en Haute Asie) ...... 42 1.4.3 Une écriture sacrée...... 45 CONCLUSION À LA PREMIÈRE PARTIE ET NOUVELLES HYPOTHÈSES ...... 50 2 SYSTÈMES D'ÉCRITURE...... 55 2.1 PRÉCISIONS SUR LES GRAPHIES ADOPTÉES ...... 55 2.2 LISTE DES CARACTÈRES ...... 57 2.3 PROPRIÉTÉS DE L’ÉCRITURE THAM POUR LA NOTATION DU PALI (P-THAM)...... 61 2.3.1 Consonnes p-tham et classement consonantique...... 61 2.3.2 Voyelles indépendantes p-tham ...... 63 2.3.3 Voyelles dépendantes p-tham ...... 64 2.3.4 Système de conjonction des consonnes p-tham ...... 65
2.3.5 Un cas particulier : la forme subjointe de la consonne x º...... 69 2.3.6 Consonnes de forme subjointe (et leurs graphies) ...... 70 2.3.7 Consonnes à l'initiale et en finale...... 71 2.3.8 Géminées...... 72 2.3.9 Glyphe syllabique p-tham...... 72 2.4 PROPRIÉTÉS DE L'ÉCRITURE THAM POUR LA NOTATION DU LAO (L-THAM)...... 74 2.4.1 Consonnes l-tham ...... 74 2.4.2 Voyelles l-tham ...... 77 2.4.3 Consonnes l-tham de forme subjointe et leurs graphies...... 79 2.4.4 Règle de souscription et suscription des consonnes l-tham ...... 81 2.4.5 Contractions et glyphes syllabiques l-tham...... 84 2.4.6 Graphies vocaliques particulières...... 86 2.4.7 Accents tonals ...... 87 2.5 AUTRES CARACTÈRES THAM ...... 89 2.5.1 Cardinaux ...... 89 2.5.2 Ponctuation...... 89 2.6 PARENTÉS SCRIPTURALES ...... 90 2.7 TRANSCRIPTIONS ...... 95
7 TABLE DES MATIÈRES
2.7.1 Transcription en alphabet phonétique international et en caractères romanisés... 95 2.7.1.1 Transcription des consonnes...... 96 2.7.1.2 Transcription des voyelles ...... 99 2.7.2 Transcriptions en caractères lao...... 101 2.7.2.1 Transcription des consonnes...... 101 2.7.2.2 Transcription des voyelles ...... 104 CONCLUSION À LA DEUXIÈME PARTIE ET PERSPECTIVES ...... 106 3 VERS UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DE L'ÉCRITURE THAM ...... 107 3.1 GÉNÉRALITÉS ...... 107 3.1.1 Données techniques ...... 107 3.1.2 Polices existantes...... 108 3.2 RÉALISATION INFORMATIQUE 1 : LA POLICE THAMSTANDARD ...... 112 3.2.1 Détermination des éléments minima de saisie...... 112 3.2.2 Constitution d’un clavier virtuel...... 116 3.2.3 Inconvénients d'ordre ergonomique ...... 121 3.3 PRINCIPES DU STANDARD UNICODE...... 123 3.3.1 Introduction au standard Unicode et à la norme ISO 10646 ...... 123 3.3.2 Considérations générales sur Unicode...... 126 3.3.2.1 Caractères abstraits et glyphes...... 126 3.3.2.2 Caractères combinatoires et diacritiques ...... 128 3.3.2.3 Ordre logique ...... 129 3.3.2.4 Séquences équivalentes...... 131 3.3.3 Cas de codage Unicode pour des écritures de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est ...... 131 3.3.3.1 Devanagari (0900-097F)...... 132 3.3.3.2 Tamoul (0B80-0BFF)...... 134 3.3.3.3 Thaï (0E00-0E7F)...... 134 3.3.3.4 Lao (0E80-0EFF)...... 136 3.3.3.5 Birman (Myanmar) (1000-109F)...... 140 3.3.3.6 Khmer (1780-17FF)...... 143 3.3.3.7 Tibétain (0F00-0FFF)...... 150 3.3.3.8 Tai le (Dehong dai) (1950-197F)...... 152 3.3.3.9 Quelques écritures proposées...... 153 3.3.3.10 Bilan sur Unicode ...... 155 3.4 PROPOSITION DE CODAGE DE L’ÉCRITURE THAM...... 159 3.4.1 Pour un codage Unicode de l’écriture tham ...... 159 3.4.2 Zone d’usage privé (E000-F8FF)...... 162 3.4.3 Consonnes (F000-F01F)...... 162 3.4.4 Signe divers (F020)...... 164 3.4.5 Consonnes seules spécifiques à la notation du lao (F021-F026)...... 164 3.4.6 Consonnes composées spécifiques à la notation du lao...... 165 3.4.7 Voyelles indépendantes pali (F027-F02C)...... 167 3.4.8 Idiographèmes vocaliques (F02D-F041)...... 168 3.4.9 Signes de rendu (F042-F043)...... 177 3.4.10 Accents tonals (F044-F047)...... 177 3.4.11 Ponctuation (F048-F04B)...... 178 3.4.12 Chiffres tham (F04C-F055)...... 179 3.4.13 Glyphes syllabiques (F056-F057)...... 180 3.4.14 Zone de code tham (proposition)...... 181 3.5 RENDU DES CONSONNES DE FORME SUBJOINTE ET DES GLYPHES DIVERS ...... 185 3.5.1 Problématique...... 185
8 TABLE DES MATIÈRES
3.5.2 Méthode de rendu des consonnes subjointes p-tham...... 185
3.5.3 Cas particulier : forme subjointe du caractère F004 x LETTRE THAM NGA...... 187 3.5.3.1 Analyse du problème ...... 187 3.5.3.2 Méthode manuelle...... 188 3.5.3.3 Méthode automatique ...... 189 3.5.3.4 Comparaison des deux méthodes et choix effectué...... 192
3.5.4 Cas de la forme subjointe de la consonne F01A r LETTRE THAM RA...... 193 3.5.4.1 Analyse du problème ...... 193 3.5.4.2 Ordre « graphique » ...... 193 3.5.4.3 Ordre « logique » ou « phonétique »...... 194 3.5.4.4 Comparaison des deux méthodes et choix effectué...... 195 3.5.5 Cas particuliers des géminées ...... 197
3.5.6 Méthode de saisie et de rendu du glyphe syllabique ) ...... 198 3.5.7 Méthode de saisie et de rendu des consonnes de forme subjointe l-tham ...... 200 3.5.7.1 Analyse du problème ...... 200 3.5.7.2 Rendu des consonnes subjointes l-tham par deux polices distinctes ...... 202 3.5.7.3 Rendu des consonnes subjointes l-tham par une logique linguistique...... 204 3.5.7.4 Rendu des consonnes subjointes l-tham par deux caractères de rendu...... 216 3.5.7.5 Comparatif des trois modes de rendu proposés et choix effectué...... 219 3.6 RÉALISATION INFORMATIQUE 2 : CONSTITUTION D’UN CLAVIER THAM « UNICODE » ...... 220 PREMIER BILAN SUR UN SYSTÈME THAM « UNICODE »...... 225 CONCLUSION GÉNÉRALE...... 227 APPENDICES...... 231 GLOSSAIRE ...... 245 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ...... 247 ANNEXES ...... 259
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INTRODUCTION
QU’EST-CE QUE L’ÉCRITURE THAM ?
L'ordonnance royale n°10 de 1949 du Royaume du Laos1 avait pour objet de « fixer l’écriture laotienne d’usage courant » d’après les réflexions d’une commission nommée ad hoc l’année précédente. Parmi les quatre articles qui constitutent cette ordonnance, il est fait mention de deux écritures : « l’alphabet de l’écriture laotienne » (article 1) et « l’écriture THAM » (article 3). Parmi la multitude de systèmes d’écriture employés par les populations diverses vivant sur le territoire laotien, le gouvernement royal avait donc estimé qu’il était nécessaire de prendre en considération ces deux écritures qui transcrivent la langue nationale, et qui détiennent donc un caractère « officiel » qui les distingue de toutes les autres.
Moins connue que l’écriture lao (ou « laotienne »2) proprement dite dont l’usage est courant, le tham est employé presque exclusivement pour noter les textes bouddhiques. Cette écriture, d’origine indienne et vraisemblablement adoptée par les Lao aux environs du début du XVIe siècle d’après un modèle établi par les Môn du Lanna, est employée pour transcrire deux langues, le pali (langue du bouddhisme theravŒda) et le lao3, avec des règles et certains caractères spécifiques pour la notation de chacune de ces langues. L’écriture tham est considérée comme sacrée et son emploi est essentiellement réservé aux bonzes et aux lettrés.
L’exemple ci-dessous donnera un aperçu rapide de l’aspect de l’écriture tham qui note ici une phrase en pali, et de sa différence par rapport à l’écriture lao.
Écriture tham : nemAtsBgvetAçrHetASµASdÏs (4) Transcription en écriture _ _ lao (Phouy)5 : naomtàSSaBaxavaotCaraHaotSàmmASàmBuDDàSSa | Transcription en écriture nam¯tassa bhagavat¯ arahat¯ sammŒsambuddhassa. latine6
1 On trouvera une copie de l'ordonnane royale n°10 de 1949 en annexe (voir également IRC, 1990b, p. 22). 2 Cf. glossaire en fin d’ouvrage pour les conventions terminologiques. 3 Et non exclusivement le pali, comme il a été écrit parfois. 4 « Je salue le Bienheureux, le Vénérable, le Parfaitement éveillé » (trad. F. Bizot et F. Lagirarde (1996)). 5 S. Viravongs a établi un autre système de transcription, qui donne : nomts_s|cvotRrhotsm_masm_PuT_$s_s 6 Cf. infra, 2.7. 11 INTRODUCTION
On qualifie parfois d’« écritures tham » l’ensemble des écritures yuon (Nord de la Thaïlande), khün (région de Kengtung en Birmanie), lü (région des Sipsongpanna de Chine et Nord
Laos) et tham du Laos (PELTIER, 1996, p. 83), en ajoutant l’adjectif ethnonyme correspondant (« tham lao », « tham yuon7 », « tham lü », etc.), car celles-ci sont toutes issues d’un même prototype (infra, 1.1.2) et « parce qu'il [ce type d'écriture] est surtout conservé pour noter les textes religieux » (LAGIRARDE, 1994, p. 63, note 1). Afin de ne pas alourdir la rédaction, nous considérerons ici que le terme « écriture tham » s’applique uniquement au tham du Laos. Quant à l’appellation « tham Isan », celle-ci désigne simplement l’écriture tham employée dans la région dite « Isan »8, qui comprend toute la région du Nord-Est du territoire thaïlandais et qui fut partie intégrante du Laos jusqu’au XIXe siècle9.
Précisons enfin que l’écriture tham est désignée par des termes qui varient selon les auteurs : tham Lan Xang (du nom de l’ancien royaume du Laos), dham (A.R. Peltier, respectant l'étymologie), dam (S. Phinith), tham des pagodes (T. Guignard, 1912), dham brah chao,
« l’écriture du Buddha » comme l’appellent les Khün (PELTIER, 2000b), etc. Nous emploierons quant à nous le terme tham conformément à son appellation et sa prononciation actuelle au Laos10
11 NàgS%Dàm /m`;MrL;9sç`l/ , « les lettres tham », autrement dit « l’alphabet tham ».
UN SYSTÈME D’ÉCRITURE MAL DOTÉ INFORMATIQUEMENT
Parmi ces deux écritures mentionnées par l’ordonnance royale n°10, le lao et le tham, seule la première a fait l'objet de traitements informatiques dignes de ce nom, notamment par la création de nombreuses polices de caractères, de traitements de textes et d'une intégration dans le système mondial de normalisation qu’est Unicode. Quant à la seconde, il n’est pas exagéré de dire qu’elle a été presque totalement délaissée.
Si l’on se base sur « l’indice sigma », système d’évaluation du niveau de l’informatisation des langues (que l’on peut appliquer aux écritures) imaginé par V. Berment (BERMENT, 2004, p. 20),
7 Ou « tham Lanna ». Cf. infra, 1.1.2. 8 Le lecteur pourra comparer les manuels d’enseignement du tham de Phouy (PHOUY, 1943a et 1943b) et l’ouvrage traitant de l’écriture tham Isan de N. Limsamphan (LIMSAMPHAN, 1983). 9 « En 1893 (...) l’anglais Scott et le français Pavie se sont mis d’accord pour que le fleuve [c.a.d. le Mékong] serve de limite aux sphères d’influence de leurs pays respectifs et que le Siam serve d’état-tampon sauvant ce dernier de la colonisation. » (PHINITH, SOUK-ALOUN, THONGCHANH, 1998, p. 75). 10 Terminologie également employée par L. Finot (1917, 1956) et P.B. Lafont (1961). 11 Le terme NàgS% /m`;MrL;9/ (litt. « peau ») tient son origine d'une ancienne tradition au Laos (et aussi au Cambodge, cf. BECCHETTI, 1994, p. 48) d'inscrire des caractères sur de la peau d'animal (IRC,1988, p. 2). 12 INTRODUCTION on trouve une note quasi-nulle de 0,91/20 pour le tham (voir ci-dessous). À titre de comparaison, l’indice sigma du khmer est estimé à 6,14/20, celui du birman à 5,46/20 et celui du lao à 8,7/20 (ibid., p. 20-22).
Tableau d’évaluation du niveau d’informatisation du tham (« indice σ »)
Criticité C Note N Note pondérée Services/ ressources k k (0 à 10) (/20) (CkNk) Traitement du texte Saisie simple 4 2 8 Visualisation / impression 3 7 21 Recherche et replacement 3 0 0 Sélection du texte 3 0 0 Tri lexicographique 2 0 0 Correction orthographique 3 0 0 Correction gramaticale 1 0 0 Correction stylistique 2 0 0 Traitement de l'oral Synthèse vocale 1 0 0 Reconnaissance de la parole 1 0 0 Traduction Traduction automatisée 3 0 0 ROC Reconnaissance optique de 2 0 0 caractères Ressources Dictionnaire bilingue 3 0 0 Dictionnaire d'usage 1 0 0 Total 32 29 Moyenne (/20) 0,91
S’il est vrai que des efforts ont été effectués dans le développement informatique de nombreuses écritures d’Asie, y compris les écritures employées par des communautés ethniques dites minoritaires (tai dam, tai neua, karen, etc.), force est de constater que l’écriture tham n’en pas bénéficié, hormis les quelques polices que nous mentionnerons au chapitre 3.1.2. Pourquoi des dizaines de polices lao (et plusieurs applications) ont-elles été créées à travers le monde, et presque aucune en tham ?
13 INTRODUCTION
PROBLÉMATIQUE ET ORGANISATION
À cette question, trois réponses nous ont souvent été données, mais celles-ci ne nous semblent guère satisfaisantes, voire allant à l’encontre de la réalité : (1) L’écriture tham serait archaïque et très peu répandue, particulièrement aujourd’hui où seule une minorité de bonzes et de lettrés en auraient encore l’usage. En somme, cette écriture serait davantage un témoignage de l’histoire qu’une écriture vivante, (2) L’écriture tham ne présenterait plus l’avantage exclusif de transcrire le pali dans la mesure où l’écriture lao, avec l’ajout de lettres complémentaires (infra, 1.3.2) ou de signes diacritiques12, est aujourd’hui en mesure de noter les textes religieux, y compris ceux rédigés en pali. De ce fait, les publications en tham n’auraient pas d’intérêt, (3) Cette écriture possèderait un système d’écriture trop complexe, pas vraiment fixé (infra, 2), et sa mise en œuvre informatique aurait découragé les bonnes volontés, à plus forte raison que si le tham, en tant qu’écriture religieuse, est inconnu de la majorité des laïcs laotiens, il l’est a fortiori des concepteurs de polices informatiques.
La présente étude a deux objets. Le premier est de démontrer que ces trois hypothèses sont soit fausses, soit insuffisantes pour expliquer le caractère peu doté informatiquement de l’écriture tham. Pour cela, nous dresserons une synthèse des connaisances concernant cette écriture qui pourront invalider ou préciser ces hypothèses. Nous serons alors en mesure d’apporter des nouveaux éléments de réponse. Le deuxième objet est de constituer les premières bases pour remédier à ce caractère peu doté en créant des polices de caractères tham et en jetant les premières bases d’une mise en œuvre de systèmes plus complexes.
Par ce travail, nous souhaitons mettre à la disposition de chacun, religieux, chercheur, étudiant ou simple curieux, un outil de connaissance, de traitement et de diffusion de l'écriture tham, indispensable à l’accès et à la préservation de ce qui constitue l'essentiel du corpus littéraire lao et, par extension, une des clefs de la compréhension du bouddhisme au Laos.
Nous écrirons les mots pali-sanskrits en italique. La translittération romanisée sera conforme à la tradition maintenue dans les publications en langues occidentales depuis l’adoption du système de transcription du sanskrit au 10e Congrès des orientalistes (1894), à l’exception des mots entrés
12 Voir notamment le système adopté par S. Souvanni pour les entrées de son dictionnaire pali-lao (cf. Références bibliographiques). 14 INTRODUCTION dans l’usage courant de la langue française qui seront écrits sans distinction de style (par exemple « Bouddha », « devanagari », etc.).
Exemple : pŒÂibhŒsŒ, « langue pali ».
Les mots lao, siamois, khmer ou appartenant à des langues d’Asie autres que le pali ou le sanskrit, seront notés à l’aide de l’alphabet phonétique internationale (API). La transcription du lao suivra précisément les règles établies par L. Inthamone13. Ces mots seront écrits entre barres obliques.
Exemple : BASAlAv /oç`9r`;9k`9v/, « langue lao ».
Afin de ne pas alourdir la rédaction, nous omettrons le signe > qui marque l’arrêt glottal des voyelles brèves lao. Ainsi, nous noterons /jD/ et non /jD>/ pour transcrire le mot lao Eka. Le cas échéant, les transcriptions en écriture lao des mots écrits en caractères tham (pali ou lao) seront notés entre crochets et conformément au système de transcription établi par Phouy14. Ce système suit l’étymologie (infra, 2.7) et marque d’un point souscrit les phonèmes pali inexistant en langue lao.
Exemples : ’ [kug]
K“ [KànDa_ ]
Nous emploierons les abréviations suivantes : sk. pour « langue sanskrite », p. pour « langue pali », k. pour « langue khmère », t. pour « langue thaï (siamoise) », l. pour « langue lao ».
L’écriture lao sera parfois qualifiée de « laïque » pour éviter la confusion avec l’écriture tham qui, somme toute, est toute autant « lao ». Nous considérerons les mots pali, lao, tai, thaï, yuon, khün et lü comme invariables.
Les caractères tham figurant dans ces pages sont issus de la police ThamStandard (format TrueType) mise au point par nos soins dans le cadre de notre étude et dont les détails relatifs à sa conception seront décrits en 3.2.
13 Cf. INTHAMONE, 1987, p. 10-16. 14 Cf. PHOUY, 1943b, p. 40-43, et infra, 1.7. 15
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1 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM
1.1 GÉNÉRALITÉS
1.1.1 Usage du tham au Laos
Le terme tham est une adaptation en langue lao du mot pali dhamma (sk. dharma), « doctrine » ou « loi » c’est-à-dire, dans l’acception en lao, la doctrine bouddhique15. En effet, les mots lao empruntés au sanskrit ou au pali subissent souvent une double altération, la première par apocope ou aphérèse, et la seconde par dévoisement de certaines occlusives sonores (dont les aspirées) qui sont pour beaucoup inconnues dans le répertoire phonologique du lao. Les Lao ne semblent néanmoins avoir adopté l’appellation tham pour désigner l’écriture bouddhique qu’à partir e du XIX siècle (PHIMMASONE, 1971, p. 11).
Cette extrapolation par métonymie du terme dhamma, passant du sens de doctrine à celui de texte, n’est pas sans rappeler le glissement sémantique dont a fait l’objet le mot pŒÂi lui-même. En effet, pŒÂi signifie (en langue pali) littéralement « ligne », ou « texte ». Par extension, on utilise ce terme pour désigner la langue magadhi, la langue courante employée dans la région de Magadha, au
centre de l’Inde à l’époque du Bouddha Çakyamuni (NARADA, 1952, p. 3) et employé par celui-ci pour son enseignement16. Peu à peu, le terme pŒÂi en est venu à désigner le Canon bouddhique de courant theravŒda (les « textes »), pour finalement adopter une acception plus générale, au fil des ans, à savoir la langue dans laquelle les textes bouddhiques avaient été écrits, devenue une véritable linga franca entre les pays theravŒda (id.)
L'écriture tham est employée spécifiquement pour écrire les textes religieux, en lao ou en pali, cette dernière étant la langue du tipiÊaka (« trois corbeilles »17), c’est-à-dire le corpus des textes bouddhiques du courant theravŒda. Nous verrons au chapitre 1.3.1 que le tham a été adopté par les
15 On retrouve ailleurs le terme tham (ou dham) dans d’autres acceptions, comme chez les Khün de Birmanie, où celui- ci désigne des romans classiques « plus ou moins teintés de bouddhisme » (PELTIER, 2000b, p.193). Ces romans relèvent néanmoins du même champ religieux puisque l’auteur note que « le roman, appelé aussi dham, est censé être l’enseignement du Bouddha. Il ne peut donc être lu que par un moine (bhikkhu) ou un novice (samanera) » (ibid., p. 194, note 3). 16 En réalité « la langue du canon theravada est une version d'un dialecte du centre indo-aryen, pas le maghadi, créé par une homogénéisation des dialectes dont se servait le Bouddha pour enseigner oralement » (PALI TEXT SOCIETY, 2004, p.4) [en anglais] . 17 Les « trois corbeilles » sont les trois grands groupes de textes du canon pali : la vinayapiÊaka (règles monastiques), la suttapiÊaka (l’enseignement du Bouddha) et l’AbhidhammapiÊaka (commentaires). Voir CORNU, 2001, p. 106-107. L’importance que prend le canon pali dans le bouddhisme theravŒda fait que celui-ci est parfois appelé « Bouddhisme pali ». 17 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM
Bouddhistes laophones en raison de l’insuffisance de l’alphabet lao pour noter correctement la langue pali. Pour des raisons religieuses que nous verrons plus en détail au chapitre 1.4.3, l’écriture tham est considérée par les Laotiens comme une écriture sacrée (LAFONT, 1961, BIZOT, LAGIRARDE, 1996). Ce double emploi de la notation du vernaculaire et du pali se rencontre parfois au sein d'un même texte et il n’est pas rare de rencontrer des manuscrits sur feuilles de latanier18 ou des textes lapidaires passer aisément d’une langue à l’autre. Le plus souvent, il s’agit de textes pali glosés phrase par phrase en lao. On appelle nissaya les textes rédigés dans ce style (PELTIER, 1994, p. 84). Si le fait qu'une même écriture note plusieurs langues dans un pays ne fait évidemment pas cas d'exception19, il est plus rare de rencontrer une telle situation de « double symétrie » que l'on rencontre au Laos20. Traditionnellement, le rapport entre langue et écriture au Laos peut être schématisé ainsi :
Langue Écriture
lao lao
pali tham
Mais à partir de la fin des années 1930 et pendant toute la période d'influence de l'Institut Bouddhique de Vientiane, le schéma devient parfaitement symétrique puisqu’avec l'ajout de consonnes supplémentaires, l'écriture lao pouvait à son tour noter le pali (infra, 1.3.2) :
Langue Écriture
lao lao
pali tham
Pour la notation des textes religieux, quatre configurations sont donc possibles au Laos : (1) En langue lao notée en caractères lao, (2) En langue lao notée en caractères tham, (3) En langue pali notée en caractères tham, (4) En langue pali notée en caractères lao.
18 Voir infra, 1.2.3. 19 C'est le cas notamment des écritures siamoise, khmère, tibétaine, etc. 20 Une nuance toutefois : des divergences apparaissent tant dans l’usage de certains caractères (en raison de la différence du système phonologique entre les deux langues) (infra, 1.3.1) que dans le système d’écriture lui-même (notamment dans l’emploi des consonnes souscrites et suscrites) (infra, 2.4.4). 18 Généralités
Les configurations les plus fréquemment rencontrées sont les cas (2) et (3), car les réformes de l'Institut Bouddhique n'ont été appliquées que pendant la relativement brève existence de l'Institut lui-même et ne lui a pas survécu, et par le fait que le cas (1) s'applique surtout à des œuvres extra-canoniques.
Il faut noter que l'appellation textes religieux ou littérature religieuse reste, du moins au Laos et peut-être dans toute la péninsule indochinoise, à redéfinir puisqu'il est parfois malaisé de distinguer ce que les auteurs appellent « littérature extracanonique » (FINOT, 1917) de la littérature profane. En effet, on trouve parmi d'autres exemples des récits tirés de jŒtaka21 qui alimentent le corpus lao avec abondance, et qui sont parfois si éloignés du texte pali dont ils s'inspirent que le lecteur est bien en peine d'y déceler la part religieuse.
Ainsi du roman classique La fille aux cheveux parfumés, traduit et annoté par A.R. Peltier22, rédigé en caractères tham (bien que l'on trouve des versions similaires dans d’autres écritures telles le yuon, le lü, le khün et le siamois), qui nécessite un décodage des figures narratives si l'on veut le recadrer dans un propos bouddhique, tant sont détournées les références à la doctrine au profit de croyances populaires et de l’attrait du merveilleux. Il en est de même pour la fameuse fable épique Sin Xay, récemment rééditée à Vientiane dans une traduction en français dont la première version, avant celle versifiée de Pangkham, est un roman en prose écrit en caractère tham (BOUNYAVONG, 2003, p. 3) dont l’auteur est demeuré inconnu.
Enfin, selon P. Phimmasone, les romans classiques du Laos « tirent leur origine des Textes bouddhiques [et] furent tout d’abord composés en caractères tham et en prose pour l’enseignement religieux. » (PHIMMASONE, 1956, p. 1012), et de citer les célèbres Champa si ton, Bouddhasa et Ousaparot qu’il présente comme étant les premiers romans écrits en tham : « Ces romans en prose, nés de la littérature bouddhique, précédèrent donc le roman en vers, transcrits en caractères lao. Tandis que le premier avait pour objectif exclusif l’enseignement religieux, le second aurait été d’un emploi courant » (id.).
Ces quelques exemples mettent en évidence la pertinence de la nuance soulevée par P.M. Gagneux : « La tradition veut que, dès les origines, écriture tham et écriture ‘laïque’ aient été parfaitement distinctes, aussi bien que dans leur forme, ce qui est évident, que dans leur utilisation, ce qui l’est beaucoup moins » (GAGNEUX, 1983, p.79).
21 JŒtaka, terme pali-sanskrit qui désigne les récits des vies antérieures du Bouddha Gotama, dans le canon pali. 22 Cf. Références bibliographiques. 19 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM
1.1.2 Aperçu de la filiation de l’écriture tham
Les écritures d’origine indienne d’Asie du Sud-Est (thaï, lao, khmère, môn, birmane, tham, yuon, lü, khün, shan, etc.) dérivent toutes indirectement de l’écriture brahmi (sk. brŒhm´). Cette écriture était répandue dans tout l’empire Maurya (Inde, IVe siècle avant notre ère). Le terme brŒhm´ viendrait de la tradition selon laquelle on attribue l’invention de l’écriture au Dieu Brahma, tradition rapportée par les voyageurs chinois et arabes au cours du premier millénaire de notre ère
(PINAULT, 2001, p. 99). Cette écriture est parfois appelée gandhari, du nom de l’ancienne région du Gandhara (région qui s’étendait de part et d’autre de la frontière de l’Afghanistan et du Pakistan actuel) où était utilisée originellement cette écriture.
Les écritures indiennes sont apparues en Asie du Sud-Est dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, « majoritairement à partir des formes méridionales dérivées de la brahmi, notamment la grantha du début de la dynastie pallava » (ibid., p.104). Cette parenté avec la brahmi n’est cependant pas toujours évidente si l'on considère les différences graphiques que l’on peut observer entre les écritures lao, khmère, môn, devanagari, etc., différences qui seraient dues « soit au matériel employé, soit au caractère des langues notées » (FÉVRIER, 1984, p. 359-360).
Beaucoup de zones d’ombre demeurent encore aujourd’hui sur les origines et filiations qui relient les différentes écritures d’origine indienne d’Asie du Sud-Est. Il est certes fréquent de distinguer deux traditions d’écriture en Asie du Sud-Est continentale et dérivant de la brahmi23 : la 24 e tradition khmère et la tradition môn (FERLUS, 1988, p.13). L’écriture khmère est attestée dès le VI e e siècle (FÉVRIER, 1984, p. 361) et les premières traces de l’écriture môn datent également du VI -VII siècle (FERLUS, 1988, p.1). Les deux écritures employées par les Lao du Laos (le lao « laïc » et le tham) relèveraient de traditions différentes, à savoir l’écriture môn pour le tham et l’écriture khmère pour le lao « laïc ». En fait, cette division peut être nuancée dans la mesure où il apparaît que l’écriture fakkham, de laquelle dérive l’écriture lao « laïque », présente des similitudes avec le tham (notamment dans les graphies des consonnes th, ¶h, ph, f, —, h, et de certaines formes souscrites) et ne relève donc pas exclusivement de la tradition khmère. Et s’il ne fait aucun doute que l’écriture tham relève de la tradition môn, rien aujourd’hui ne permet de déterminer si cette filiation s’est réalisée directement ou par l’intermédiaire d’un ou plusieurs prototypes dont les traces resteraient à découvrir.
23 Pour un aperçu des différentes graphies notant les consonnes des écritures dérivant de la brahmi, voir infra, 2.6. 24 Appelée parfois peguan ou talaing. 20 Généralités
Les Môn qui vivaient dans les provinces du nord de l’actuelle Thaïlande25 ont adapté leur alphabet pour transcrire correctement le pali (infra, 1.4.1). Cette nouvelle écriture a donné une forme primitive de l’écriture yuon, en usage dans l’ancien royaume du Lanna, raison pour laquelle on appelle également cette écriture « tham Lanna ». Celle-ci a donné naissance aux écritures khün (région de Kengtung, Birmanie), lü (Tai des Sipsongpanna, Chine), tham du Laos et du pays Isan26 et yuon moderne (Nord de la Thaïlande). Il est fort probable qu’au départ ces dénominations regroupaient une écriture unique, et c’est sans doute pour cette raison qu’« il est difficile de faire une distinction entre les graphies [tham, yuon], khün et lü sur des manuscrits datant de plus de cent cinquante ans » (PELTIER, 2000a, p. 35, note 1). Mais l’adaptation pour la notation des langues vernaculaires par des locuteurs de groupes ethniques distincts a peut-être été la cause des sensibles évolutions de ces écritures indépendamment les unes des autres. Les locuteurs des langues lao, thaï27 lü, thaï khün et yuon ont en effet ajouté des caractères à leurs écritures pour noter les sons propres de leur langue qui ne figuraient pas dans le répertoire du pali28. En 1955, l’écriture lü, qui par décision des autorités chinoises du Xishuanbanna (Sipsongpanna) devenait l’écriture des communications officielles, a même subi une réforme qui a imposé les notations des tons sur la ligne d’écriture, pour des raisons notamment de facilité typographique29. Quant à l’écriture tham du Laos, « il apparaît à peu près sûr qu’elle fut introduite e au [Lan Xang] au courant du XV siècle » (LORRILLARD, 1995), même si les premiers témoignages épigraphiques sont légèrement plus tardifs (infra, 1.2.2). Malgré la diversité des graphies, celle-ci a certainement peu évolué depuis un demi-siècle, du moins en ce qui concerne la notation de la langue pali. Et c’est bien là que réside la particularité du tham puisque les Laotiens, qui possédaient vraisemblablement déjà leur écriture30 (l’écriture lao « laïque »), tout en conservant le système d’écriture tham original pour la notation du pali, ont adapté parallèlement un système d’écriture tham spécifique pour noter leur propre langue. La distinction entre la notation du pali et du lao en caractères tham est très visible dans l’emploi des signes vocaliques et des signes consonantiques souscrits et suscrits. Au Laos, nous pouvons alors parler d’une écriture tham à deux systèmes, ce que nous décrirons plus en détail au chapitre 2.
25 Aux XIIIe et XIVe siècles, le royaume du Lanna (« le million de rizières ») était peuplé en majorité de Yuon (ou « Thaï du Nord ») mais aussi de Môn (GALLAND, 1998, p. 33) qui y ont vraisemblablement introduit le bouddhisme de courant theravŒda. 26 Comme mentionné en introduction, nous considérerons, sauf mention contraire, l’écriture tham du Laos et l’écriture tham Isan comme relevant d’une écriture unique. 27 Pour la distinction thaï/ tai, cf. glossaire en fin d’ouvrage. 28 Pour une comparaison entre les répertoires consonantiques pali et lao, cf. infra, 1.3.1. 29 Imitant ainsi les réformes de l’écriture shan de Birmanie (ces informations sur la réforme de l’écriture tai lü nous ont été aimablement communiquées par T.L. Nguyen Tan). 30 L’inscription de la grotte de Nang An, dans la région de Louang Prabang, « le plus ancien témoignage épigraphique e d’une langue thaï-lao relevé à ce jour au Laos » semble datée du XIV siècle (FERLUS, 1995b, p. 114). Voir aussi LORRILLARD, 2004. 21 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM
Extraits de nissaya
Texte en tham
Texte en yuon
Texte en lü
Texte en khün
(A.R. Peltier, 1996, p. 83-84)
22 Une écriture répandue
1.2 UNE ÉCRITURE RÉPANDUE
1.2.1 Localisation géographique
La carte ci-dessous donne une idée approximative de la localisation des langues thaï. Ces langues sont notées avec des écritures appartenant à des « familles » diverses. Les populations figurant sur la carte qui utilisent des écritures issues du tham Lanna sont : − les Lao (écriture tham), − Les Siamois de la région del’Isan (écriture tham), − Les Yuon (écriture yuon ou tham Lanna), − Les Tai lü (écriture lü non réformée), − Les Tai khün (écriture khün).
Précisons qu’il faut distinguer les populations Shan et Tai khün bien que celles-ci soient confondues sur la carte. Les deux populations emploient des langues tai-kadai, mais leurs écritures n’ont pas la même origine : l’écriture khün est apparentée au tham Lanna tandis que l’écriture shan provient « d’un prototype originaire d’une forme ancienne de l’écriture birmane » (FERLUS, 1988, p. 10).
Localisation des populations de langue thaï dans la péninsule indochinoise
(V. Berment, 2004, p. 75)
23 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM
Si on prend en compte le fait que les écritures tham, lü, yuon et lü (non réformée) présentent peu de différences entre elles (supra, 1.1.2) à tel point qu’un lecteur familier de l’une d’elle pourra déchiffrer les trois autres, on constatera que les individus capables de lire l’écriture tham sont présents sur une surface géographique assez vaste qui comprend quatre pays : − le Laos : écriture tham, yuon (présence d’une communauté Tai yuon), lü (communauté Tai lü dans la région de Muang Sing), − la Thaïlande : écriture tham (Région de l’Isan), écriture yuon (Nord, ancien royaume du Lanna), − la Chine : écriture lü (province des Sipsongpanna), − la Birmanie : écriture khün (région de Kengtung dans les États Shan), écriture lü (importante minorité lü vers la frontière chinoise).
Il est cependant difficile d’évaluer le nombre de personnes qui peuvent lire ces écritures puisque leur utilisation n’est pas homogène parmi les populations lao, thaï, khün et lü.
Au Laos, qui compte environ 6 millions d’habitants, le nombre d’individus pouvant lire le tham est restreint. Seuls les bonzes (surtout les Vénérables mais aussi des plus jeunes) et certains lettrés sont en mesure de le déchiffrer. Le projet lao-allemand de recensement et de préservation des manuscrits sur feuilles de latanier (infra, 1.2.3) a recensé 2800 temples bouddhiques (l. vàd /u`s/) dans les 18 provinces du pays (KULTURHILFE-PROJEKT ERHALTUNG LAOTISHER HANDSCHRIFFTEN, 2000). Même s’il est aventureux d’avancer des chiffres sans vérification, on peut supposer qu’au moins un moine au sein des temples les plus modestes est en mesure de lire le tham, tandis que dans les temples plus importants (situés dans les grandes villes comme Louang Prabang ou Vientiane) le tham peut être connu par une demi-douzaine de bonzes. À ces religieux faut-il ajouter les bonzes défroqués initiés au tham et certains lettrés.
En Thaïlande, les réformes du roi Rama V (1868-1910) ont imposé l’utilisation de l’écriture siamoise et été la cause de l’abandon progressif des écritures tham (dans l’Isan) et yuon (dans le Nord)31. Malgré tout, l’écriture yuon subsiste aujourd’hui, surtout par sa présence dans les textes bouddhiques ou pour des motifs qui tiennent davantage de la décoration que des nécessités pour la transcription du thaï, aujourd’hui l’apanage de l’écriture siamoise (KAROONBOONYANAN,
KOANANTAKOOL, 2000). En dehors des moines et de quelques chercheurs, peu de personnes parmi les quelques 6 millions d’individus Tai yuon savent lire l’écriture yuon, qui toutefois est enseignée
31 Nous remercions L. Gabaude pour ces informations. 24 Une écriture répandue dans deux établissements universitaires (l’Université de Chiang Mai et l’Université Ratjabhat de Chiang Mai) (id.) et bien sûr dans les pagodes. On peut constater un certain regain d’intérêt dans la région pour la culture traditionnelle yuon, y compris l’écriture, comme en témoignent les nombreux sites internet consacrés à la culture yuon. Quant à la région de l’Isan, celle-ci est peuplée d’environ 18 millions de laophones, qui ont plus ou moins conservé une culture lao. La réforme de Rama V a également érodé cette culture, mais les temples ont conservé des manuscrits rédigés en tham, ce qui fait que des bonzes continuent à le lire et à le transmettre. L’usage du tham en Isan est, tout comme au Laos, limité aux religieux bouddhistes.
En Birmanie, les Tai khün (région de Kengtung) emploient quant à eux l’écriture khün à la fois pour les textes religieux et dans les applications courantes. L’écriture khün a longtemps été la seule écriture en usage dans les états de Kengtung, localisation de l’ancien royaume tai de Tungburi qui avait tissé des liens très étroits avec le Lanna, notamment en adoptant son écriture. À l’époque moderne, et surtout depuis le rattachement en 1959 des États de Kengtung à la Birmanie, l’écriture birmane s’est peu à peu imposée parmi la population par l’intermédiaire de l’enseignement du birman dans les écoles publiques. Cependant, « soucieux de préserver le patrimoine culturel, les moines ont continué à l’enseigner [l’écriture khün] dans les monastères (...). D’ailleurs la graphie khün, dont l’utilisation est admise par la Constitution de l’Union Birmane, figure en bonne place aux côtés du birman sur les pancartes ou banderoles placées aux carrefours de la ville » (PELTIER, 1996a, p. 16-17). La réactualisation en 1996 par A.R. Peltier du manuel Khün Reader, initialement publié dans les années 40 et qui avait permis une première vague d’alphabétisation dans les écoles laïques, ainsi que le vif succès dont le manuel bénéficie, témoignent d’une certaine vigueur actuelle de l’écriture khün.
Enfin, environ 1,2 millions d’individus Tai lü vivent dans la province chinoise des Xishuanbanna (Sipsongpanna, Yunnan). On en compte également 200 000 en Birmanie et 125 000 au Laos (CHAZEE, 1995, p. 48). Si la plupart d’entre eux sont capables de lire l’écriture lü réformée, le nombre de locuteurs capables de lire l’ancienne l’écriture n’est pas établi avec précision. La réforme de 1955 a apporté suffisamment de modifications pour qu’on ne puisse affirmer avec certitude que l’intégralité de la population, notamment les plus jeunes, puisse déchiffrer l’ancienne écriture (qui demeure néanmoins encore utilisée). Cependant, sur un total de plus d’un million et demi d’individus Tai lü répartis sur l’ensemble de la région, même une faible minorité de connaisseurs de l’écriture ancienne viendrait renforcer de manière conséquente les rangs des membres de la « famille tham ».
25 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM
Les écritures apparentées au tham Lanna sont donc répandues sur une aire géographique assez vaste et regroupant quatre pays (Laos, Thaïlande, Birmanie, Chine). Cependant, sa représentation quantitative est difficile à évaluer et concerne essentiellement des religieux (Thaïlande, Laos), des minorités (Thaïlande, Birmanie) ou des personnes ayant reçu leur éducation avant certaines réformes nationales (Chine). On peut néanmoins constater que ces écritures constituent une part importante des patrimoines culturels respectifs de ces pays. Si seule une fraction minoritaire de ces populations est à même de lire ces écritures, l'importance et la présence de celles-ci dans leurs champs culturels est incontestable.
1.2.2 Données épigraphiques
Nous ne prétendrons évidemment pas traiter intégralement l’épigraphie du tham au Laos. Nous nous bornerons à énumérer les traces épigraphiques qui nous ont paru importantes, en partant des témoignages d’écriture môn, qui est indirectement à l’origine du tham (supra, 1.1.2). Nous conseillerons au lecteur curieux de l’épigraphie laotienne de se reporter à l’ensemble des travaux de
P.M. Gagneux et de M. Lorrillard.
Bien que le témoignage le plus ancien de l'écriture môn se trouve en Thaïlande en deux e e fragments d’inscriptions trouvés près de Nakorn Pathom et datés des VI -VII siècles (FERLUS, 1988, p. 8), des traces de cette écriture apparaissent à une époque ancienne au Laos, dans la région de Vientiane, notamment avec la stèle de Ban Tha Lat (Musée Ho Phra Keo) (LORRILLARD, 2004, p. e 4) qu’E. Guillon date du VIII siècle (GUILLON, 1974). Une autre inscription (Dan Sung, nord de Vientiane) dont l'écriture, proche de la Pallava, n'a pas encore été étudiée, est peut être antérieure à la précédente (LORRILLARD, op. cit.).
La trace la plus ancienne d’une écriture issue du tham Lanna est une inscription de 5 lignes datée de 1376 (Sukhothai) dont la majeure partie de la cinquième ligne est en pali notée en caractère tham Lanna (yuon), le reste étant écrit en écriture de Sukhothai (FERLUS, 1995, p.101). Le deuxième témoignage est une inscription trouvée à Chiang Mai et datée de 1465. Cette inscription en caractères yuon note du pali et pour la première fois du siamois. Notons que le pali a toujours été noté en écriture yuon dans le Nord de la Thaïlande.
Au Laos même, « une inscription sur un Bouddha louang-prabannais daté de 1487, semble
être au Laos le plus ancien témoignage de cette écriture » (LORRILLARD, 1995) mais ce Bouddha
26 Une écriture répandue semble avoir été perdu. On trouve également à cette période des traces de l’alphabet tham dans la région de Vientiane : P.M. Gagneux mentionne une inscription datée de 1491 figurant sur le socle du Bouddha n° 28 du Vat Sisaket, bien que seulement 23 caractères aient pu y être identifiés
(GAGNEUX, 1983, p. 82). Cependant ces témoignages doivent être pris avec précaution puisque les statues, par essence mobiles, ont très probablement été apportées d’ailleurs, notamment du Lanna32. La première inscription tham dont on peut certifier l'origine laotienne avec certitude est l'inscription sur la stèle du Vat Savanthevalok de Louang Prabang. Elle date de 1527 et la langue employée est le lao33. Signalons aussi le socle d'une grande statue du Bouddha (1,20 m de haut) qui, bien que située en Thaïlande (monastère de Wat Phra That Panom, à Nakorn Panom), révèle son origine à l'est du Mékong par deux lettres lao qui suivent les caractères tham (PELTIER, 2000a, p. 34). La fameuse Jinakalamali, chronique de Chiang Mai écrite en 1527, indique que le roi du Lanna aurait envoyé 60 volumes du Canon pali au Laos en 1523, ce qui laisse entendre que le tham était bien répandu au moins à la date de la composition de la chronique. Nous n'ignorerons pas la stèle de Dan Sai « qui fait état d’un accord en 1560 entre les royaumes d’Ayudhya [Ayuthya] et du Lan Xang pour la délimitation des frontières, [et] atteste que le dham [tham] est d’un usage courant au Laos au XVIe siècle » (id.). Signalons enfin l’inscription (1566) du That Louang dont les dix premières lignes sont en pali (id.), l’alphabet épigraphique de 1615 relevé sur le Bouddha n° 149 du Vat Sisaket, et celui de 1707 relevé sur le trône n° 91 du Vat Ho Phra Kèo.
Plus récemment, on trouvait au Vat Vixun, aujourd’hui détruit, une stèle datée de 1836 avec 34 une inscription en caractères tham remarquable par le fait que les tons étaient notés (PHIMMASONE, 1971, p. 16). Cette inscription indiquait la création d'une bibliothèque bouddhique de 2 825 manuscrits à Muong Prê, sur la rive droite du Mékong.
1.2.3 Les manuscrits bouddhiques du Laos
En dehors des inscriptions lapidaires, l’écriture tham est au Laos surtout employée pour inscrire les textes religieux manuscrits. Ceux-ci sont inscrits sur des feuilles de latanier (Corypha Lecomtei), variété de palmier utilisée également pour la fabrication des manuscrits au Cambodge
(BECCHETTI, 1994, p. 57). L’emploi de feuilles de palmier, appelées ôles (ou olles) par francisation
32 Nous remercions M. Lorrillard pour cette information. 33 Id. note précédente. 34 Rappelons que, même en écriture lao, les tons ne furent notés de manière systématique qu’à partir d’une période e récente, c’est-à-dire au cours du XX siècle (GAGNEUX, 1983, p.76, et infra, 2.4.7). 27 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM du terme tamoul ôlei (feuille), comme matériau de base pour les manuscrits provient d’une tradition indienne attestée à partir du 1er siècle A.D.35 où, en plus de la feuille de palmier, été employés l’écorce de bouleau et le liber d’agalloche (PINAULT, 2001, p. 93). Cette tradition se retrouve dans toutes les populations d’obédience theravŒda, qui utilisent différentes variétés de palmier : talipot (Corypha umbraculifera L.) au Sri Lanka, palmier à sucre (Borassus flabellifer L.) en Birmanie, etc. e (BECCHETTI, op. cit). Au Cambodge, les manuscrits sur ôles sont attestés au moins depuis le XIII siècle (ibid., p. 47-48). Au Laos et en Thaïlande, ils sont appelés bailaan (l. qblAn /a`ik`9m/).
Nous ne reviendrons pas sur le processus de fabrication des ôles qui a fait l’objet de descriptions très complètes36. Nous rappellerons simplement que chaque feuille mesure de 50 à 60 cm de longueur pour une largeur de 4 à 6 cm et que, tout comme les manuscrits indiens, les lignes d’écriture sont parallèles à la longueur et sont en général au nombre de quatre par feuille (cinq au
Cambodge). Celles-ci sont inscrites de chaque côté (recto-verso) et regroupées en PUk /oçtÌ9j/ ou « liasse » dont chacune comprend un nombre variable de feuillets, pouvant aller de quelques uns
37 jusqu’à plus d’une centaine . Plusieurs liasses peuvent être réunies en màd /l`s/ « paquet ».
Manuscrit lao (PUk /oçtÌ9j/)
(Source : http://www.pnm.my/motw/laos/manus.htm)
35 Une tradition évoque la première mention des manuscrits sur feuilles de latanier lors du 3e concile bouddhique (dit e Concile de PŒÊaliputra), c’est-à-dire au 3 siècle avant notre ère (IRC, 1988, p. 1). Ce troisième concile n’est cependant pas attesté historiquement avec certitude (CORNU, 2001, p. 140), et nous ne le mentionnons ici qu’à titre indicatif. 36 Notamment BECCHETTI (1994 et http://classes.bnf.fr/dossisup/supports/14art.htm) et FELS (DE), 1993, p. 27-36. 37 Les copieurs de manuscrits ont parfois tendance à partager un « phuk » en deux pour doubler leur gain, car le travail se paie souvent au « phuk » (A.R. Peltier, communication pesonnelle). 28 Une écriture répandue
Feuilles de latanier (qblAn /a`ik`9m/) extraites d’un manuscrit
(Source : http://echo.mpiwg-berlin.mpg.de/content/buddhism/fplf)
Les manuscrits sur feuilles de latanier sont extrêmement répandus dans tout le Laos, comme en témoignent les inventaires qui ont pu être réalisés à différents moments du XXe siècle au sein des bibliothèques des temples du pays38. Le récent projet lao-allemand de recensement et de préservation des manuscrits du Laos39, débuté en 1992, a permis de dénombrer en l’an 2000 pas moins de 30 000 titres répartis sur un total de 260 000 fascicules dans 530 bibliothèques de temples situés dans douze provinces (KULTURHILFE-PROJEKT ERHALTUNG LAOTISHER HANDSCHRIFFTEN, 2000) dont Vientiane, Louang Prabang, Sayabouri, Oudomxay, Louang Namtha, Phongsaly et
Bokèo (BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DU LAOS, 1999). Quand on sait que 1700 bibliothèques ont été dénombrées parmi les 2 800 temples du Laos (supra, 1.2.1), on peut imaginer le nombre de manuscrits qu’il reste à recenser40. On peut également mentionner les 6 000 manuscrits de la collection de la Bibliothèque nationale du Laos (Vientiane)41.
Si les bailaan constituent la partie la plus importante du corpus lao écrit en caractères tham, il ne faut cependant pas oublier d’autres supports sur lesquels ont pu être inscrits des textes 42 religieux en tham, notamment les papiers de mûrier (REINHORN, 1980, p. 6), de bananier (LAFONT, 1961, p. 402), voire même le papier ordinaire.
38 Mentionnons LAFONT, 1965, IRC, 1988 et CŒDÈS, 1966. 39 « Preservation of Lao Manuscripts Project ». Ce projet, mené par le professeur H . Hundius, se veut la réplique du « Preservation of Northern Thaï Manuscripts Project » entrepris quelques années plus tôt par le Centre de promotion de l’art et de la culture de l’Université de Chiang Mai, avec le soutien du gouvernement allemand. 40 Un article du journal francophone Le Rénovateur (7/01/2005) indique, pour l’année 2004, 360 000 manuscrits recensés dans 830 pagodes visitées. Faute de temps, nous n’avons pu obtenir la vérification de ces données. Le plus important est de toute façon d’avoir un ordre de grandeur. 41 http://www.alia.au/~wsmith/the_national_library.htm. 42 Les feuilles de mûrier (l. SA /r`;9/) permettent une préservation sur un plus long terme (mille ans au dire de certains...) (BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DU LAOS, 1999). 29 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM
Premières pages du nidana-sutta sur papier
(Source : http://echo.mpiwg-berlin.mpg.de/content/buddhism/fplf)
Les efforts manifestes au Laos, tant de la part des organisations occidentales que de celle des autorités locales, dénotent d’une conscience de l’importance de la préservation des éléments littéraires, comme le montrent les divers travaux, passés ou actuels, de recensement et de restauration des manuscrits sur feuilles de latanier.
1.2.4 L’enseignement du tham au Laos
L’enseignement du tham a deux objets : premièrement l’enseignement aux moines de la lecture des textes religieux, deuxièmement la préservation et la diffusion du dhamma par la copie des manuscrits. Dans les deux cas les initiés au tham feront donc, en règle générale, un usage « passif » de cette écriture, dans la mesure où il s’agira rarement de composer des textes nouveaux. Les lettres tham sont aussi utilisées dans la composition de diagrammes de protection que nous évoquerons au chapitre 1.4.3. Traditionnellement, l’écriture tham n’est guère enseignée que dans les pagodes où « un enseignement spécifiquement religieux est resté l’apanage des moines » (CONDOMINAS, 1998, p. 43). L’apprentissage du tham se fait donc en parallèle avec celui du bouddhisme d’une part, du pali d’autre part. En effet, si nous avons vu que la littérature bouddhique alternait harmonieusement entre pali et lao (supra, 1.1.1), la connaissance du pali est indispensable pour l'étude des textes canoniques. 30 Une écriture répandue
L’écriture tham n’ayant jamais été réellement fixée, les règles d’écritures varient d’une région à l’autre, d’un monastère à l’autre, voire même d’un manuscrit à l’autre. Il a donc fallu attendre 1943 pour que l’Institut Bouddhique en établisse une codification (GAGNEUX, 1983, p.77). C’est ce système d’écriture tham codifié que l’on trouve dans le premier manuel d’enseignement du tham, publié en deux tomes cette même année par le lettré Phouy (son nom honorifique est Phay Louang Maha Sena)43. P.M. Gagneux signale cependant la publication antérieure, en 1936, d’un alphabet tham illustré par Thit Phou, artiste de Louang Prabang (id.)44.
Plus récemment, quelques tentatives ponctuelles ont été effectuées pour développer l’enseignement du tham en dehors des pagodes. C’est ainsi que, dans les années soixante, l’écriture tham était enseignée dans certains lycées de la capitale45. En outre, l’édition après la révolution de 1975 de la série de manuels scolaires BASAlAv màDjzmpIDI ‘ [langue lao, 4e année de cours élémentaire]46 consacre un chapitre au tham, reprenant presque mot pour mot le manuel de Phouy (sans d’ailleurs qu’il en soit fait mention). L’intégration de ce chapitre dans un manuel scolaire reflète la volonté des autorités laotiennes de cette époque de vulgariser le tham dans un cadre d’enseignement laïc. Bien que ces efforts semblent avoir été par la suite abandonnés, il est aujourd’hui question d’une volonté du gouvernement d’une remise en place d’un enseignement du pali et du bouddhisme (et du tham ?) au sein du système d’éducation (BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DU
LAOS, 1999). Mais il est encore tôt pour se prononcer quant à la réalité d’un tel projet.
Quant aux publications rédigées en caractères tham, celles-ci semblent avoir été le fait exclusif de l’Institut Bouddhique47 qui a édité un petit nombres d’ouvrages aujourd’hui malheureusement très difficiles à trouver.
Si l’écriture tham du Laos n’a pas fait l’objet d’études particulières en dehors de celles déjà citées48, l’épigraphie du « tham Isan », c’est-à-dire le tham pratiqué dans la partie Nord-Est de la Thaïlande, a été étudiée par N. Limsamphan (vydKiTii, vulko [L’écriture tham Isan], 1983).
43 PHOUY EbÛhYnwv hYnC&AnNàgS%Dàm KYnepànBAµAlAv [Apprendre rapidement à lire les caractères tham dans les textes lao] et EbÛhYnwv hYnC&AnNàgS%Dàm KYnepànBAµAbAlI [Apprendre rapidement à lire les caractères tham dans les textes pali] (Cf. Références bibliographiques). 44 N’ayant pas eu accès à cet ouvrage, nous ne pouvons préciser quel modèle l’auteur avait pu suivre. 45 Notamment l’école Fa Ngum de Vientiane. 46 Par P. Chanthaphaiboun (Cf. Références bibliographiques). 47 L’Institut Boudhique d’Indochine, dont l’administration était basée à Phnom-Penh, a été fondé le 25 janvier 1930 sous l’égide de l’EFEO et la responsabilité en fut confiée à S. Karpelès, Secrétaire générale de l’Institut. En 1931, un centre d’activité fut créé à Vientiane puis à Luang Prabang. Après l’indépendance, les responsables laotiens ont repris en main l’Institut qui fut rebaptisé Institut Bouddhique du Royaume (PHIMMASONE, 1956, p.1107). 48 Phouy (1943), A.R. Peltier (2000b), T. Chanthaphaiboun (non daté). 31 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM
D’après les graphies figurant dans cette étude, on voit que le tham Isan ne présente pas de différence avec le système d’écriture décrit par Phouy dans ses manuels mises à part certaines influences yuon49. L’écriture yuon, ou « tham Lanna » semble quant à elle avoir été davantage étudiée. Signalons notamment N. Prongthura, vydKiTii,]kook [L’écriture tham lanna] (1984), et plusieurs éditions occidentales dont W.A. Briggs, First Lessons in the Study of the Laos Language, R. Davies, A Northern Thaï Reader, et H. Hundius, Phonologie und Schrift des Nordthai50. Si l’objectif de ces publications n’est pas toujours l’enseignement, celles-ci n’en constituent pas moins un intérêt pédagogique.
L’ouvrage déjà mentionné d’A.R. Peltier, Khün Reader (1996), semble être le seul manuel consacré à l’apprentissage de l’écriture khün. Enfin, nous mentionnerons le manuel d’apprentissage des langues et écritures lü et yuon par Le Capitaine Salar dont la date de publication est inconnue51, et une étude sur la langue et l’écriture lü de T.L. Nguyen Tan (à paraître).
L’enseignement du tham au Laos reste certes relativement marginal puisque celui-ci est réservé aux religieux. Cependant, cet enseignement est régulier et ne semble pas avoir fléchi au fil des ans malgré les circonstances historiques. Le peu de manuels ou de publications en tham ne doit pas amener à conclure que cette écriture n’a plus vocation à être transmise : d’une part, cela est une conséquence directe de l’absence d’outils de typographie dédiés au tham et ne relève pas obligatoirement d’un déni d’intérêt ; d’autre part il ne faut pas oublier la dimension non académique d’une grande partie de la culture lao (littéraire, religieuse, rituelle) et de sa transmission. Le tham se transmet de maître à élève, à l’intérieur des pagodes. Des études ultérieures pourront permettre d’évaluer si le nombre de moines connaissant le tham aujourd’hui est constant, en diminution ou en augmentation. Pour le moment, nous ne pouvons qu’affirmer que cette écriture continue d’être enseignée52.
49 Notamment dans la notation du /t9/ ou de certaines formes souscrites. Une influence yuon très prononcée est également manifeste dans des manuscrits du Nord Laos, particulièrement ceux de la région de Louang Prabang. 50 Cf. Références bibliographiques pour les ouvrages cités dans ce paragraphe. 51 EbbS&CnC&AnBAS&Alé%eelajvnEpຼCCkepànBAS&AlAvnZ (sic) (Cf. Ref. bibliographiques). 52 Il existe de surcroît quelques lettrés, notamment des anciens bonzes, qui délivrent un enseignement à des chercheurs, asiatiques ou occidentaux. C’est le cas notamment du Conservateur de la collection des manuscrits sur feuilles de latanier de la Bibliothèque nationale de Vientiane. Ces cas étant isolés, nous n’en avons pas tenu compte ici. Par contre, cela indique que les Lao ne voient pas d’inconvénient à ce que le tham soit enseigné en dehors d’un cadre religieux, et à des fins non exclusivement religieuses. 32 Un outil linguistique
1.3 UN OUTIL LINGUISTIQUE
1.3.1 Des carences phonétiques de la langue lao pour la notation du pali
Nous avons évoqué le fait que l'écriture lao laïque, tout comme la plupart des systèmes d'écriture d'Asie du Sud-est, dérive indirectement de l'écriture pallava de l'Inde du sud (supra, 1.1.2). Mais si « l'ensemble des symboles est resté en usage (…), les langues locales n'[ont] retenu que ceux qui notaient leurs sons propres » (FERLUS, 1988, p. 1). Or l'ensemble des « sons propres » de la langue lao diffère de celui de la langue pali sur bien des points. En particulier, les répertoires consonantiques des deux langues ne concordent pas, comme le montrent les tableaux ci-dessous.
NB : le signe _ indique les phonèmes manquants au répertoire consonantique du lao pour noter le pali. Inversement, les caractères surlignés en gris représentent les phonèmes du répertoire lao inexistants en pali.
Répertoire consonantique du pali
sourdes sonores non- aspirées non- aspirées nasales liquides spirantes sifflantes aspirées aspirées gutturales j jç f fç M g
palatales b bç Y Yç I i
cérébrales ¥ ¥ç Ö Öç ® q+ û
dentales s sç c cç m k r
labiales o oç a aç l
labio-dentale u
53 (spéciale) (×)
semi- voyelles
(D’après DUROISELLE, 1997, p. 4)
53 La consonne nasale finale ×, n’ayant pas une valeur univoque, est indiquée selon le système de translittération du pali. Cf. détails page suivante 33 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM
Répertoire consonantique54 du lao
Sourdes sonores non- aspirées non- aspirées nasales liquides spirantes sifflantes aspirées aspirées gutturales j jç _ _ M > g
palatales b _ _ _ I i
cérébrales _ _ _ _ _ q, _
dentales s sç c _ m k r
labiales o oç a _ l v
labio-dentale u e
(spéciale) _
semi- voyelles
En comparant les deux systèmes consonantiques, on constate qu’il manque 14 phonèmes au laotien pour prononcer la totalité des phonèmes consonantiques pali : le lao, tout comme le siamois, ignore plusieurs occlusives sonores (dont certaines, comme la consonne g, qui se sont dévoisées avec le temps en sourdes aspirées), la série des cérébrales55 et les chuintantes. À l'inverse, le lao fait usage de phonèmes consonantiques inexistants en pali (f, w,ü>). Le cas du × est particulier puisqu’il s’agit d’une consonne nasale (appelée en pali niggah´ta56) employée uniquement en finale et dont la prononciation au Laos est similaire au º /M/. Le niggah´ta a donc ici la même valeur phonétique que la consonne g /M/. Mais comme sa prononciation varie selon les régions ou les écoles (infra, 2.3.1) et que cette lettre est réellement considérée comme une consonne à part entière en pali, on peut regarder le niggah´ta comme faisant défaut au répertoire lao.
Les locuteurs bouddhistes de langue lao ont bien dû pallier ces carences consonantiques pour transcrire correctement les textes pali57. C’est pour cette raison qu’ils ont adopté l’écriture tham Lanna, comme l’avaient fait avant eux les Yuon (ou les Môn) du Lanna pour pallier les carences consonantiques de leur langue.
54 Les phonèmes indiqués ici correspondent bien à des valeurs strictement consonantiques, sans tenir compte des tons impliqués par telle ou telle classe de consonne. Par exemple, les consonnes lao K /jç ;/ et x /jç/ sont toutes les deux représentées ici par le même phonème kh. Nous verrons plus en profondeur les problèmes liés aux différentes transcriptions infra, 2.7. 55 Appelées parfois rétroflexes ou cacuminales. « Lors de la production de ce type d’occlusion, la pointe de la langue se courbe vers le haut en s’appuyant sur la palais antérieur » (FERLUS, 1995, p. 104). 56 L. nikxaHid /mhjjç`ghs/. 57 En revanche, le lao, riche en voyelles, comporte tous les phonèmes vocaliques du pali (et bien davantage). Cf. infra, 2.4.2. 34 Un outil linguistique
1.3.2 La réforme de l’alphabet lao pour la notation du pali
Pour répandre davantage la langue pali au Laos, certains lettrés ont tenté de réformer l’écriture lao afin que celle-ci puisse transcrire l’ensemble des phonèmes de la langue du Canon. À l’initiative de l’Institut Bouddhique de Vientiane, et avec l’accord du Conseil académique bouddhique (l. BudDabàndidtaSaBA /oçtssç`a`mchss`r`oç`9/) présidé par le prince Phetsarath
58 (ENFIELD, 1999, p. 264), le célèbre lettré S. Viravongs a tenté d’imposer une réforme de l’écriture lao « laïque » en introduisant les consonnes manquantes à l’alphabet pour lire le pali (IRC, 1990, p. 249), auxquelles s'ajoutent deux autres consonnes pour lire le sanskrit. Ces consonnes regroupent sous le nom de tzvlAvqM& /sv`k`9vl`Ái/ (« nouvelles lettres lao ») (IVARSSON, 1999, p. 72) la série des cinq consonnes cérébrales, les occlusives sonores aspirées et les chuintantes. Les graphies de ces consonnes s’inspirent des lettres équivalentes tham ou siamoises selon les cas. Le signe diacritique nikkhahit (p. niggah´ta) a également été ajouté. Cette réforme amena S.Viravongs à publier sa Grammaire pali59 en 1938 et 1939, rédigée en langue lao et en écriture « laïque » agrémentée des nouveaux caractères.
L’idée était donc de rendre accessible les textes bouddhiques de langue pali à un ensemble plus vaste de la population qui en majeure partie ignorait le tham, et aussi d’éviter que les moines lao se rendent de l’autre côté du Mékong pour apprendre le pali (id.). Il ne « restait plus » alors qu’à apprendre la langue du Canon. Par contre, le tham demeurait en usage dans les pagodes.
58 Appelé au Laos Maha Sila Viravongs (« Maha » étant un titre religieux honorifique dont sont attitrés les anciens bonzes vénérables ayant enseigné le pali). 59 S. Viravongs, Grammaire pali, tome 1 & tome 2 (en lao). Cf. Références bibliographiques. 35 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM
Système consonantique lao d’après la réforme de l'Institut Bouddhique60
k K c % C k k kh g gh º rang ka [ vàk]
j j c ` ch z j * jh ' — rang ca [ vàk]
@ @ Ê 7 Êh V ¶ & ¶h + ö rang Êa [ vàk]
t t t D th T d $ dh n n rang ta [ vàk]
p p p B ph P b | bh m m rang pa [ vàk]
y r l v s h # R y r l v s h  ° × rang a [ vàk]
(Tableau inspiré de VIRAVONGS, 1938, p. 18-19)
Les treize caractères surlignés en gris sont les consonnes pali ajoutées par l’Institut Bouddhique. Les autres font partie de l’alphabet lao d’avant la réforme. Les caractères \ et ^ sont employés pour transcrire les lettres sanskrites § et · et ne figurent donc pas au tableau61.
Il est important de préciser que dans la perspective de la lecture d’un texte rédigé en langue pali, certains de ces caractères, s’ils renvoient à des consonnes existantes dans l’alphabet lao, doivent être lus (théoriquement) selon la lecture correcte du pali et non selon la prononciation laotienne actuelle62. C’est pourquoi les treize signes consonantiques ajoutés à l’alphabet lao ne correspondent pas exactement aux quatorze phonèmes consonantiques (niggah´ta compris) manquants au répertoire consonantique du lao (supra, 1.3.1). Ainsi : c - devra se lire /f/ (ce signe existe dans l’alphabet lao d’avant la réforme avec la valeur /jç/), z - devra se lire /Y/ (ce signe existe dans l’alphabet lao d’avant la réforme avec la valeur /r/),
60 Les translittérations de ce tableau correspondent aux valeurs étymologiques de la langue pali, et non aux valeurs phonétiques de la langue lao. Voir page suivante. 61 On retrouve ces consonnes en écriture siamoise sous la forme L § et K ·. 62 Sur l’évolution de la prononciation des phonèmes consonantiques lao, voir infra, 2.7.2. 36 Un outil linguistique
T - devra se lire /c/ (ce signe existe dans l’alphabet lao d’avant la réforme avec la valeur /sç/), P - devra se lire /a/ (ce signe existe dans l’alphabet lao d’avant la réforme avec la valeur /oç/)
(VIRAVONGS, 1938, p. 25-26) y - devra se lire /i/ (ce signe existe dans l’alphabet lao d’avant la réforme avec la valeur /I/)
Inversement, l’Institut Bouddhique a ajouté le signe nikkhahit ° × (de valeur /M/ au Laos) C alors que le phonème /M/ existait déjà et a été maintenu. De plus, dans un texte pali, le signe vocalique a /a/ sera omis et chaque consonne lao non accompagnée d’un signe vocalique devra être lue avec la voyelle inhérente /a/63.
S’ajoutent à cet alphabet des signes diacritiques nécessaires à l’écriture de la langue pali : _ − Le phintu [BinDu] indique que la consonne a perdu sa voyelle inhérente (ibid, p. 3). Exemple : tam_Pp+_+e se lit tamPApG++e tŒmbapaööi
− Le yŒmkŒra [jAmkAr]64 ´ qui surplombe deux consonnes indique que celles-ci sont liées lors de la prononciation et que la première de ces consonnes se lit avec un /`/ très bref (id.).
RP_yapaTO RGPPyapaTGC 65 Exemple : ´ se lit abbayŒpŒha×
Pour des raisons notamment politiques66, cette réforme a rencontré peu de succès, comme en témoigne le peu de traces qu’il en reste aujourd’hui. On peut cependant trouver encore quelques exemplaires d'ouvrages publiés par l'Institut Bouddhique avant sa disparition67.
63 La valeur véritable du a inhérent, en Inde, se rapprocherait plutôt du /?/. Cependant au Laos le a inhérent se prononce bien /`/, de même qu’en Thaïlande et au Cambodge. Pour l’ensemble de ce travail, nous appliquerons donc cette dernière valeur. 64 Ancienne écriture. Nous avons choisi de garder ici l’orthographe de S. Viravongs dans la Grammaire pali. On écrirait aujourd’hui jAmakAn /I`9l`j`9m/. 65 Ces deux derniers exemples sont donnés par S. Viravongs (VIRAVONGS, 1938, p. 6). 66 L’orthographe de la langue lao a fait l’objet de grands débats depuis les années 1930 jusqu'en 1975 (et même encore aujourd’hui) entre les partisans d’une orthographe dite « étymologisante » en usage dans les zones gouvernementales et prétendue plus rigoureuse, et ceux d’une orthographe dite « phonétique » appliquée dans les zones contrôlées par les Pathet lao (INTHAMONE, 1987, p. 158), jugée moins élitiste et plus accessible à la population. Le fait que l’écriture siamoise avait déjà acquis les caractères manquants pour noter les origines sanskrites et pali a joué en la défaveur des partisans de l’orthographe étymologisante : les révolutionnaires lao tenaient avant tout à se démarquer de leur voisin (ENFIELD, 1999, p. 266) et ont adopté depuis 1975 l’écriture dite « phonétique » (i.e. les mots sont lus tels qu’ils sont écrits, sans ambiguïté. Pour donner une idée de comparaison, nous dirons que le français a une orthographe étymologisante et l’italien une orthographe phonétique). Pour les raisons de l’échec de la réforme tentée par S. Viravongs, voir également IVARSSON, 1999. 67 Exemples : Catalogue des Manuscrits du Tripitaka d’après le catalogue de la bibliothèque de Vajiranana, Bangkok [banzEPrAitS~pEdJk] ; Dhammapada [TGmmAbJT] ; Grammaire pali [balegvy_yakr+] de S. Viravongs, etc. 37 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM
1.3.3 Un soupçon de tham dans l’écriture lao « laïque »
Si les consonnes supplémentaires proposées par S. Viravongs n’ont pu s’imposer que dans une période relativement brève (supra, 1.1.1), on peut constater une présence sporadique de lettres tham dans certains écrits profanes notés en écriture lao laïque édités avant 197568. En effet, « emportés sans doute par leur savoir ou par un certain ‘snobisme’, les graveurs de jadis ont souvent utilisé des lettres tham dans les inscriptions en écriture ‘laïque’ (...), le contraire, c’est-à-dire des lettres ‘laïques’ dans une inscription tham est beaucoup plus rare » (GAGNEUX, 1983, p.80).
P. M. Gagneux indique la présence des graphies tham x º, X —, D dh, B bh et t t dans certains textes laïcs notés en écriture lao (GAGNEUX, 1983, p.80). À l’inverse, il a pu observer les consonnes lao d et p dans des textes notés en tham (id.).
On relève notamment comme emprunts réguliers à l’écriture tham :
− la forme ancienne de l’interrogatif et particule de négation sous la forme (PHINITH, bO& bO&ÍÍÍÍ 1987, p. 80), 69 − la forme ancienne de Cj (/ni/) notée Ö (ibid., p. 83), 70 − les graphies dites tzvHCWj /sv`gnÌÌi/ employées dans la notation des consonnes géminées pour écrire les mots dérivés du pali (ibid., p. 74). On « suspend » la deuxième lettre de la géminée qui prend alors la forme souscrite de la consonne tham équivalente :
n** au lieu de nn /mm/,
m;; ;; au lieu de mm /ll/ (Exemple : DàmadA;;;; , au lieu de DZmadA /sç`ll`c`9/, « habituel »), tööö ö au lieu de tt /ss/,
BÛÛÛ au lieu de BB /oog/,
D ÏÏÏÏ au lieu de DD /ssg/ (Exemple : BuDaSàkrAdÏÏÏÏ , au lieu de BuDDaSàkrAd /oçtssç`r`jq`9s/, « ère bouddhique »).
Ces graphies hoi ne semblent cependant pas attestées dans l’épigraphie (GAGNEUX, 1983, p. 82).
68 Dès 1975, P. Vongvichit, pilier de la révolution lao, a pu imposer à l’ensemble du pays sa réforme de l’orthographe mise au point dès 1967. Il s’agissait entre autres de purger la langue lao de toute trace du vocabulaire royal et de l’influence de la langue et de l’écriture siamoises. Cela a dérivé sur la chasse aux étymologies pali-sanskrites très présentes dans l’orthographe siamoise (ENFIELD, 1999). Les « fantaisies » inspirées du tham sont devenues proscrites, bien que l’écriture tham elle-même ne semble pas avoir été l’objet d’une quelconque prohibition. 69 Pour l’évolution de l’écriture de ce phonème, voir infra, 2.1. 70 Du mot lao HWCj /gNÌ9i/, « accrocher » ou « suspendre ». 38 Un outil linguistique
− les graphies notant les consonnes médianes dans l'écriture lao archaïque, qui trouvent leur origine tant dans l'écriture tham que dans l'écriture khmère :
71 .r. Exemple : ສຶກາ .rLjr`9., « études »
72 .r. Exemple : ວົງາ .unMr`9., « lignée » Y .i. Exemple : BYAjAm .oç`I`9I`9l., « essayer » .k. Exemple : ສາດ .r`k`Ì9s., « intelligent »
(Exemples tirés de REINHORN, 1980, p. 9)
La présence de lettres tham dans les textes écrits en lao reste un fait peu fréquent et qui se manifeste souvent dans la notation des termes du champ lexical religieux, eux-mêmes très majoritairement dérivés du pali ou du sanskrit. Aujourd’hui, la présence de graphies tham dans les textes notés en écriture lao est considérée comme un archaïsme. Il semble même que beaucoup des graphies que nous avons mentionnées étaient déjà perçues comme tel à la date de la composition de certains manuscrits anciens73. Mais ce phénomène indique que le tham a franchi les enceintes des pagodes et que, si la majorité de la population n'est pas à même de déchiffrer un texte rédigé dans cette écriture, la présence de certaines lettres tham a été avant 1975 un fait relativement familier.
71 Étymologiquement · du sanskrit (mais lu /s/ au Laos). 72 Étymologiquement § du sanskrit (mais lu /s/ au Laos). 73 Ainsi des Chroniques royales de Louang Prabang, étudiées par S. Phinith qui note que les graphies inspirées du tham « n’étaient plus utilisées depuis au moins quarante ans [à la date de la composition du manuscrit, c’est-à-dire vers 1870] - néanmoins quelques rares lettrés en faisaient encore usage - et (...) étaient devenues totalement incompréhensibles par les jeunes qui ignoraient le dam [tham] » (PINITH, 1987, p. 3). 39 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM
1.4 LA FONCTION RELIGIEUSE DU THAM
1.4.1 Données sur l’introduction du bouddhisme au Laos
Le tham est fondamentalement lié à la tradition religieuse au Laos. Il peut donc être utile de rappeler certaines données relatives à l’introduction de la religion bouddhique sur le territoire lao.
Officiellement, le bouddhisme lao est de courant theravŒda, qui se veut le représentant du « Bouddhisme des origines » parce que ses adeptes reconnaissent comme conforme à l’enseignement du Bouddha uniquement ce qui figure dans les « trois corbeilles » (p. tipiÊaka) qui constituent le Canon pali (CORNU, 2001, p. 603).
L’introduction du bouddhisme au Laos fut longtemps attribuée à la venue au Lan Xang d’un groupe de religieux venus d’Angkor, sous le règne du roi Fa Ngum (1353-1371), celui-ci étant censé avoir été élevé à la cour du Cambodge. À la suite d’un comportement despotique de Fa Ngum, le souverain d’Angkor aurait envoyé une délégation de religieux bouddhistes menée par le Prah MahŒ Pasaman Chao, accompagnés du Canon pali et de la fameuse statue du Phra Bang, afin de ramener le roi lao dans le droit chemin bouddhique. Ces données reposent sur le contenu de la charte figurant sur la stèle de fondation du Vat Phra Keo (1602). Mais la crédibilité de cette charte a été maintes fois remise en question, notamment par le fait que « la tradition relative à Fa Ngum [est] la seule, dans les documents historiques du Laos, à mentionner d’une façon explicite le Cambodge »
(LORRILLARD, 2001, p. 20). Il apparaît alors que cette tradition « doit beaucoup plus à des procédés littéraires qu’à une mémoire exacte des événements » (ibid., p. 24). Ajoutons que la statue du Phra Bang semble relever, au niveau artistique, de la tradition de Lopburi tout autant que de la tradition khmère (GITEAU, p. 147, note 17). D’une manière générale, il paraît douteux que la doctrine du Bouddha ait été ignorée jusqu’au XIVe siècle dans une région « qui fut d’abord une zone d’influence mône puis khmère, [et qui] était entouré[e] de pays où le bouddhisme était pratiqué et même florissant » (LAFONT, 1987, p. 516).
De nombreux travaux ont démontré que le bouddhisme était connu au Laos bien avant la venue de cette hypothétique délégation venue d’Angkor. Une ambiguïté ressort particulièrement d’une ligne de la charte qui mentionne que « la religion bouddhique n’était pas encore bien connue dans le royaume » (LÉVY, 1952, p. 419). En effet, il a été plus généralement admis que « ce sont les Môn qui ont joué dans l’ouest de la péninsule, pendant les premiers siècles de l’ère chrétienne, le rôle de récepteurs et de propagateurs des éléments essentiels de la civilisation indienne. (...) [et]
40 La fonction religieuse du tham c’est surtout le bouddhisme Theravada d’expression pâlie qui a exercé son influence en pays môn »
(COEDÈS, 2001, p. 73). Malgré des données encore imprécises, l’adoption par les Thaï du nord d’un bouddhisme theravŒda môn a été clairement établie. Ce bouddhisme relève d’une tradition syncrétique dont les pratiques se distinguent de l’orthodoxie mahŒvihŒravŒsin de Ceylan74, si bien qu’on a pu parler de « theravŒda tantrique » (BIZOT, 1993, p. 17). C’est-à-dire que les bouddhistes môn, à cette époque, employaient bien la langue pali, mais que le Canon lui-même n’était pas forcément connu dans son intégralité. Or, l’influence d’un bouddhisme môn au Laos par l’intermédiaire du Lanna est perceptible dès le XIIe siècle par trois facteurs : littéraire, géographique et artistique.
Littéraire, car « le patrimoine littéraire lao, tel qu’il est conservé actuellement, montre une très grande affinité de culture avec celui des textes [tai] du Nord » (LORRILLARD, 2001, p. 27). Cela est vrai tant au niveau du corpus que des parentés scripturales entre les écritures des régions du Lanna et du Nord-Laos (tham).
Artistique, car des statues datées des XIe-XIIe siècle découvertes dans la région de Louang
Prabang dénotent, de par leur style, d’une influence môn indiscutable (LÉVY, 1952, p. 419), et le Lanna est le territoire le plus proche du Laos d’où auraient pu venir des Môn (ou des statues môn).
Géographique, car les reliefs (plis orientés est-ouest) favorisent une communication est- ouest bien plus que sud-nord, situation qui n’est pas rééquilibrée par le Mékong. Le fleuve n’est pas en effet une voie de communication conséquente, surtout en saison sèche. Au contraire, « comme le Mékong unit plus qu'il ne sépare les régions naturelles à cheval sur son cours, relations et échanges qui ne pouvaient se développer entre le nord et le sud, se sont orientés est-ouest et ouest-est » 75 (PHINITH, 1987, p. 24) , notamment entre la région de Louang Prabang et le Lanna. Ce facteur permet notamment d’éclaircir les facteurs littéraires (LAFONT, 1965, p. 430) et artistiques décrits précédemment.
74 Cette dernière commença à s’étendre progressivement en Asie du Sud-Est à partir du XVe siècle, avant d’être imposée comme seule orthodoxie valable par Bangkok dans les zones sous influence siamoise (BIZOT, 1993, p. 22). La réforme de Bangkok, lancée au XIXe siècle, a certainement eu des répercussions, au moins indirectes, au Laos. Une grande partie du pays était en effet soumis au Siam depuis la chute de Vientiane en 1828. Ces répercussions restent à étudier. 75 Le manuscrit étudié par S. Phinith mentionne d’ailleurs que « le Bouddha venait de l'ouest lorsqu'il arriva à hlvn brahpan [Louang Prabang], ce que ne manqueront pas de relever les adversaires de la thèse officiellement admise, qui défendent l'idée d'une pénétration du bouddhisme au lan2 jan2 [Lan Xang] suivant un axe ouest-est » (PHINITH, 1987, p. 11). 41 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM
P.B. Lafont explique alors les mentions tardives du Bouddhisme au Laos dans les chroniques d’une part par une volonté des chroniqueurs d’attribuer à Fa Ngum l’introduction de la religion bouddhique, ajoutant ainsi à la grandeur du souverain fondateur ; mais surtout, il souligne le fait que ces chroniques ne traitent que des Thaï lao, groupe ethnolinguistique auquel appartenait Fa Ngum et ses sujets avant la fondation du Lan Xang. Ainsi, « ce n’est plus la négation d’une présence bouddhique au Laos antérieurement à la mission du Prah MahŒ Pasaman Chao que l’on y découvre, mais l’affirmation qu’il ne pénétra vraiment les masses tay lao qu’à partir de cette
époque » (LAFONT, 1987, p. 520).
En résumé, nous pouvons affirmer que : − Le bouddhisme fut introduit en territoire lao bien avant Fa Ngum, au moins à partir du XIIe siècle, − Il le fut certainement à partir du Lanna et par l’intermédiaire des Môn, et cette introduction a touché d’abord la région Nord du Laos, − Ce bouddhisme n’était pas nécessairement conforme à l’orthodoxie cinghalaise et porte des traces extérieures au tipiÊaka voire au theravŒda (mahayaniques, tantriques, hindoues, etc.).
Les écrits bouddhiques lao rédigés en tham ne doivent pas être systématiquement assimilés au Canon pali. Si les éléments du tipiÊaka représentent un pan essentiel de la littérature religieuse, cette dernière ne saurait s’y limiter, et de nombreuses études restent à entreprendre dans l’étude des textes bouddhiques du Laos. Comme nous allons le voir, c’est aussi en raison de ce caractère « extra-cinghalais » que le tham a une fonction qui dépasse le simple outil de transcription du pali.
1.4.2 Bouddhisme et écritures en Asie du Sud-Est (et en Haute Asie)
En intégrant la nuance qui vient d'être exposée ci-dessus, nous admettrons que les pays de la péninsule indochinoise, hormis le Vietnam, sont à majorité bouddhistes de courant theravŒda76. L’attachement au tipiÊaka et à son exclusive légitimité rend la langue dans laquelle celui-ci a été rédigé, le pali, d’une importance capitale. Composé à Ceylan à la fin du Ier siècle avant notre ère, le tipiÊaka le fut en écriture cinghalaise car le pali n’a pas d’écriture qui lui soit propre
(FILLIOZAT, 1948, p. 299). Par conséquent, les nombreuses traductions dont il a fait l’objet à travers
76 Il existe bien entendu des communautés pratiquant le theravŒda dans des pays d’Asie du Sud-Est non considérés comme theravŒda. C’est le cas du Vietnam, à majorité mahayaniste et confucianiste, où une petite minorité khmère résidant dans le delta du Mékong et le long de la frontière cambodgienne est demeurée d’obédience theravŒda (LAFONT, 1976, p. 353). Mais dans la mesure où ces communautés restent minoritaires, nous ne les considérons pas comme relevant des pays dit theravŒda. 42 La fonction religieuse du tham le monde, et notamment en Asie du Sud-Est, le furent « dans les écritures des pays où il s’est répandu » (LAFONT, 1961, p. 395). Nous passerons brièvement en revue trois traditions d’écriture spécifiquement utilisée pour l’emploi des textes bouddhiques dans la péninsule indochinoise et en Haute Asie : la tradition môn, la tradition khmère, et la tradition tibétaine77.
Il est donc admis que ce furent les Môn qui, les premiers, diffusèrent le bouddhisme theravŒda en Thaïlande du Nord et au Laos (supra, 1.3.2). Parallèlement, « ils donnèrent aux Thaïs le droit en même temps que l’écriture, l’alphabet « yuon » y;r » (BIZOT, 1995, p. 13) ou « tham
Lanna »78. Cet alphabet, prototype ancien du yuon actuel (supra, 1.1.2), avait été conçu par les Môn e 79 eux-mêmes au XIV siècle pour une lecture correcte du pali (FERLUS, 1995, p. 109) . La vocation première des écritures dérivant du tham Lanna (les écritures khün, lü, tham du Laos et du pays Isan) est la même, c’est-à-dire la notation du pali. Si les Tai khün et les Tai lü ont par la suite adapté le tham Lanna pour noter parallèlement des textes laïcs dans leurs propres langues, ces écritures ont une vocation religieuse qu’elles ont conservée jusqu’à aujourd’hui.
L’usage d’une écriture dérivée du tham Lanna ne s’est pas imposé jusqu’au Cambodge où les textes littéraires et religieux en pali, notamment les manuscrits sur feuilles de latanier, sont notés en écriture mèl (k. mUl, « rond »), tandis que l’aksar jr´eº (k. GkSreRC{g, « alphabet incliné ») est utilisé pour noter les textes laïcs80. Cependant, ce qui sépare l’écriture mèl de l’écriture jr´eº est davantage d’ordre stylistique, puisque toute personne pouvant lire les caractères jr´eº pourra déchiffrer, même si cela ne se fera pas toujours sans quelque difficulté, les caractères mèl. Seules certaines graphies et ligatures sont spécifiques au mèl 81. L’écriture mèl est également attestée en
Thaïlande (Centre) sous le nom d’écriture khom (t. -v, /jçN9l/), du terme vieux môn qui signifie « en-dessous » ou « en aval » et qui désignait jadis les populations khmères. Les caractères khom sont identiques aux caractères mèl 82 et leur emploi est le même qu’au Cambodge, c’est-à-dire la
77 Bien que les Tibétains, outre la langue vernaculaire, emploient surtout le sanskrit et non pas le pali dans les textes religieux. 78 Par la suite, les Thaï du Nord ont adapté cet alphabet pour la notation de leur langue (id.). 79 « Au XIVe siècle, un modèle d'écriture môn du nord de la Thaïlande a été restauré dans ses valeurs étymologiques pour la notation correcte du pali dans un but religieux. Il en dérivera le groupe très homogène des écritures dites tham notant des langues thaï : tham des pagodes (Laos), tham lanna, lü et khün. » (FERLUS, 1999, p.10). 80 Les caractères mèl sont également employés pour noter, outre les textes bouddhiques en pali, des formules médico- magiques, les imprimés pour indiquer des titres ou des noms de personnes (KHIN, 2002, p.71). 81 Pour un aperçu des différentes graphies des caractères mèl, voir BIBLIOTHÈQUE ROYALE DU CAMBODGE, 1937. 82 « Il est devenu impossible de départager les manuscrits cambodgiens de souche certaine, des manuscrits copiés au Siam : ils offrent la même présentation matérielle et la même écriture (mèl et kham [khom] sont deux appellations différentes pour des graphies) » (FILLIOZAT, 2000, p. 452). Une nuance toutefois : certaines graphies n’apparaissent que dans le khom de Thaïlande, comme par exemple le  souscrit (communication personnelle de M. Antelme). 43 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM
83 notation des textes pali, que ceux-ci soient inscrits sur ôles ou sur des livres dépliants (HERBERT,
MILNER, 1989, p. 28).
Enfin, bien que le Tibet ne fasse pas partie de l'Asie du Sud-Est et que le bouddhisme qui y est pratiqué s'inscrive dans un courant différent (sk. vajrayŒna, « véhicule adamantin »), nous mentionnerons l'écriture tibétaine qui présente des points communs avec les écritures précédemment évoquées. Au VIIe siècle, par décret du roi tibétain Songtsen Gampo, des lettrés partirent en Inde étudier les langues et la grammaire à des fins religieuses. Le système d’écriture tibétain créé suite à ce voyage fut utilisé pour diffuser le bouddhisme (de langue sanskrite) dans le 84 royaume , et a permis « notamment de traduire les textes bouddhiques » (DORJE, TOURNADRE, 2002, p. 29). Tout comme le tham, cette écriture a donc dès le départ une vocation religieuse, et permet à la fois de représenter la langue vernaculaire et la langue du bouddhisme (dans ce cas, le sanskrit). À l’instar des écritures précédentes, le tibétain dérive des écritures indiennes, mais plus particulièrement de la variante gupta utilisée en Inde du Nord (id.). Pour transcrire le sanskrit, les Tibétains ont recours à des signes supplémentaires, dont les lettres rétroflexes qui n’existent pas dans la langue vernaculaire.
On constate que dans un vaste espace géographique, les adeptes du bouddhisme n’ont pas hésité à inventer des écritures (tibétain, tham Lanna) ou à en spécifier les usages (mèl ou khom) pour la notation et la diffusion des écrits bouddhiques, que ceux-ci soient rédigés en langue sanskrite ou pali. Cette corrélation bouddhisme-écriture confère à ces alphabets une dimension toute particulière, plaçant ces « écritures bouddhiques » à un niveau différent d’un simple système de transcription d’une langue, comme peut l’être par exemple l’écriture lao. En effet les bouddhistes qui font usage des écritures yuon, khün, lü, tham ou mèl 85 « ont placé les lettres au centre de manipulations rituelles et symboliques » (BIZOT, 2001, p. 149), c’est-à-dire que les lettres elles- mêmes ont une fonction religieuse et une portée symbolique, voire magique. Cette dimension semble éloignée de l’orthodoxie cinghalaise.
83 Cf. supra, 1.2.3. 84 Pour un aperçu des différentes phases de diffusion du Bouddhisme au Tibet, voir P. Cornu, 2001, p. 613-619. 85 Nous ne nous pencherons pas précisément sur l’écriture du Tibet que nous n’avons évoquée qu’à titre indicatif, afin de montrer l’étendue géographique de l’interraction bouddhisme-écriture. 44 La fonction religieuse du tham
1.4.3 Une écriture sacrée
Nous avons vu que dans la tradition indienne l’invention de l’écriture, en l’occurrence la brŒhm´, était attribuée au Dieu Brahma (supra, 1.1.2). Parce que cette écriture notait « la langue de Brahma, donc le sanskrit, langue des brahmanes cultivés du Nord-Ouest du sous-continent indien »
(PINAULT, 2001, p. 99), celle-ci revêtait un caractère sacré. Dès l’apparition de l’écriture, « l’expression de la loi (…) est désormais confiée à l’écriture, et non plus à la parole » (ibid., p. 115).
Le bouddhisme ne s’est pas éloigné de cette conception, comme le montrent les paroles attribuées au Bouddha lui-même au cours de son parinibbŒna 86: « Chaque lettre [des Écritures] doit être considérée comme égale à une représentation du Buddha, c’est pourquoi l’homme sage doit copier ou faire copier le Tipitaka (…). Ceux qui écrivent une lettre du Tipitaka, comme ceux qui confectionnent une image du Buddha, renaissent dans les paradis avec la beauté corporelle, radieux comme le soleil (…). Ceux qui écrivent eux-mêmes, paient d’autres qu’ils font écrire, et ceux qui les encouragent seront dans le futur les sages disciples du Vainqueur Metteyya » (FILLIOZAT, 2000, p. 454, note 38). On observe donc une dimension sacrée dont bénéficient les lettres87 qui notent les textes du Canon, que l’on retrouve parfois jusque dans la langue. Ainsi, en khmer par exemple, « le spécificateur88 pour les caractères d'écriture est le même que celui qui désigne les statues de 89 Bouddha, les moines ou les personnes de sang royal : Gg< aºg » (BECCHETTI, 1994, p. 53) .
Ce caractère sacré apparaît notamment dans un texte relevé par L. Finot90 et étudié plus récemment par F. Bizot et F. Lagirarde, le saddavimala91. Ce texte bouddhique très particulier appartient à « un même fonds commun ancien, avec, comme au Cambodge et en Thaïlande, des développements originaux propres aux communautés du cru » (BIZOT, LAGIRARDE, 1996, p. 25). Cette édition traduite et commentée du saddavimala nous révèle un aspect « linguistico-religieux » lié aux lettres puisqu'il s'agit dans ce texte d'interpréter de manière ésotérique l’emploi des mots et
86 Le parinibbŒna « désigne habituellement le moment de la cessation des cinq agrégats d’existence lors de la mort du Bouddha ou d’un arhat » (CORNU, 2001, p. 428). 87 Nous verrons que les manuscrits eux-mêmes, support des écritures, bénéficient également de ce caractère sacré. 88 M. Reinhorn définit un spécificateur comme « un hypéronyme [Terme dont le sens inclut le sens d’autres termes, qui sont ses hyponymes (Littré)](...) qui sert à spécifier les hyponymes dans un énoncé » (REINHORN, 1980, p. 64). Par exemple dans la locution eh%CnSCgLàg /gL`9mrN;9Mk`M/ « deux maisons », Làg /k`M/ est le spécificateur de eh%Cn /gL`9m/, « maison » (et SCg /rN;9M/, « chiffre deux »). 89 Précisons que l’assertion de C. Becchetti n’est valable que pour les lettres mèl et lorsque celles-ci sont employées dans un contexte religieux, comme par exemple dans les yantra. Dans un contexte laïc, on utilsera tY /st?/. 90 FINOT, 1917. 91 Terme que les deux auteurs ont traduit en français « La pureté par les mots ». Cf. Références bibliographiques. 45 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM des syllabes, non pas tant du point de vue de leur sens que de celui de leur prononciation, car c'est celle-ci qui leur donne une efficacité rituelle.
Le texte nous révèle que certaines syllabes possèdent ontologiquement une fonction et une efficacité religieuses à la condition que celles-ci soient prononcées d'une manière correcte. « [Le contenu du saddavimala] nous enseigne que la pureté du fidèle passe par la connaissance des syllabes, lesquelles sont régies par les règles du pali » (ibid., p. 36). C'est donc l'usage non seulement du pali, mais du système phonologique du pali, qui est nécessaire pour l'accès au nibbŒna. Pour sortir du sa×sŒra (i.e. le cycle des renaissances), la connaissance de la doctrine et les pratiques méditatives seules restent insuffisantes : « il faut encore connaître l'alphabet et apprendre les sons purs, qui seuls conduisent au [nibbŒna] » (ibid., p. 37). On ne peut à ce propos que relever le cas du nikkhahit (p. niggah´ta), finale nasalisée translittérée ×, dont la prononciation altérée (selon les critères de certaines sectes) a pu être un facteur d’invalidation des ordinations monastiques (BIZOT, 1988, p. 49-51). Plus prosaïquement, nous dirons que le saddavimala induit que la pratique de la langue commune (en l'occurrence le lao, mais aussi le siamois ou toute autre langue dont le système phonologique ne correspondrait pas avec celui du pali) ne permet pas une pratique religieuse correcte ni une progression spirituelle suffisante pour parvenir à l'éveil. L'écriture tham, qui comprend les 33 signes consonantiques nécessaires à la prononciation correcte du pali, mérite donc sa dénomination d’« écriture sacrée » puisqu'elle permet de transcrire l'Enseignement du dhamma92 dans sa langue originale, et donc de le lire et le réciter correctement. L'écriture tham, loin de se limiter à un apport pratique d'ordre phonétique ou phonologique, dispose par conséquent d’une fonction hautement religieuse, spirituelle et de nature efficace.
Les lettres tham trouvent aussi leur efficacité en tant que représentations graphiques dont la disposition sous forme de signes combinatoires peuvent constituer des mantra93 ou des éléments de diagrammes de protection (yantra) (BIZOT, 2001, p.151). On retrouve cette notion d’efficacité magique dans l’utilisation que font les religieux indochinois et tibétains des lettres mèl, yuon, khün, lü et tibétaine94, que celles-ci soient inscrites sur des manuscrits, des plaques de métal ou de bois, des pièces de tissus ou encore tatouées sur la peau.
92 Il nous semble important de souligner que, en Thaïlande et au Laos, ce problème de prononciation n’était pas pris à la légère : au XIXe siècle, des moines lao ou siamois qui se rendaient à Bangkok devaient parfois défroquer et recevoir une nouvelle ordination en cas de prononciation défectueuse de la langue du dhamma. Cet attachement à la prononciation correcte du pali préfigure la réforme Siºhalapakkha (BIZOT, 1995, p. 65). 93 « Formule sacrée qui protège l’esprit du pratiquant » (CORNU, 2001, p. 355). 94 Prenons bien garde ici de ne pas confondre les fonctions de ces agencements graphiques de lettres. Nous mettons simplement en parallèle l’existence de ces diagrammes par les religieux bouddhistes de ces populations. 46 La fonction religieuse du tham
Mantra khmer disposé selon un enchevêtrement de lettres mèl :
na m¯ bu ddhŒ ya (BIZOT, 2001, p. 149)
Mantra tibétain de KŒlacakra (« La roue du temps ») en style läntsa :
(DORJE, TOURNADRE, 2002, p. 57)
GŒthŒ 95 lao en lettres tham sous forme de yantra :
(MONASTÈRE PHONE PHRA NAO, 1965, couverture)
95 GŒthŒ est traduit « cœur de stance » par L. Gabaude. Ceux-ci sont assimilables à des formules magiques (GABAUDE, 1988, p. 246, note 6).
47 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM
Cette fonction religieuse des caractères se retrouve jusque dans les manuscrits eux-mêmes. Ceux-ci relèvent également d’une dimension sacrée, au même titre que l’écriture tham, ce qui implique une corrélation étroite entre le manuscrit en tant qu’objet et les caractères. La dévotion dont le manuscrit fait l’objet est perceptible dès la fabrication de celui-ci : une fois l’arbre choisi pour l’extraction des feuilles, une cérémonie d’offrandes aux génies de la forêt est accomplie
(BECCHETTI, 1994, p. 57). Le processus de fabrication achevé, on entreprend pour la recopie du manuscrit une cérémonie appelée au Laos SaLCgNàgS% /r`kN;9M M`Mrt;9/ (IRC, 1988, p. 2) (« célébration des lettres » ou « célébration du support [de l’écrit] »). On manipule le manuscrit avec soin et respect et la lecture se fait selon une certaine codification ; il convient même d’élever le manuscrit au-dessus de la tête avant la lecture (id.). La conservation des manuscrits doit normalement faire l'objet de grands soins : ceux-ci sont entourés d’étoffe, attachés à l’aide d’une cordelette et protégés par des plaques de bois, de métal, d’ivoire ou d’autres matériaux plus solides que les feuilles elles-mêmes. En Thaïlande96 comme au Laos, les ôles sont conservées dans les temples et déposées dans de petites bibliothèques appelées « autels du palais » (l. HOwt /gN;9s`i/, avec
HO /gN;9/ « autel » et wt /s`i/ abrev. tipiÊaka) ou des armoires spécifiques (vYgEkWv /ui`MjDÂv/) (id.).
Enfin, il est connu que dans les pays theravŒda, et le Laos ne fait pas exception, le fait de faire acte de copier, faire recopier ou de faire don au monastère d’un manuscrit est un acte pieux qui procure des mérites. Les mérites acquis sont plus ou moins importants en fonction de l’acte : celui de faire recopier le manuscrit est le plus méritoire suivi, en ordre décroissant, par les actes de copier, d’améliorer, de lire et enfin d’écouter le texte qui y est inscrit (IRC, op. cit.).
Loin donc d’être de simples supports et « avant d'être un recueil de textes explicatifs et doctrinaux, le manuscrit est un objet sacré, corps vivant de l'essence suprême du Dhamma »97
(BECCHETTI, 1994, p. 54).
Il existe enfin une symbolique mystique mettant en relation le manuscrit en tant qu’objet et le corps du méditant : « les différentes parties du manuscrit (caractères, feuillets, cordelettes, 98 étoffes) sont comparées aux organes du fœtus » (BIZOT, 2001, p. 151) . Ce processus d’analogie répond à celui qui lie les lettres et les parties du corps. Le manuscrit et les caractères tham sont donc liés par une relation d’ordre spirituel, l’action de graver un texte bouddhique sur ôle étant considéré comme « donnant corps au dhamma » (id).
96 Cf. FELS, 1993, p. 27-32. 97 Cette assertion, qui concerne les manuscrits bouddhiques du Cambodge, est valable pour le Laos. 98 « Les attaches et les étoles qui entourent le texte sont tenues pour le cordon placentaire et les enveloppes qui protègent l’embryon dans la matrice où il doit renaître » (BECCHETTI, 1994, p. 58). 48 La fonction religieuse du tham
49 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM
CONCLUSION À LA PREMIÈRE PARTIE ET NOUVELLES HYPOTHÈSES
Nous avons montré que l’écriture tham était une écriture répandue tant dans le temps que dans l’espace, et que son emploi était toujours d’actualité, non seulement dans les pratiques religieuses mais aussi, phénomène peut-être plus récent, dans les domaines plus larges de la recherche, de la conservation du patrimoine et des études universitaires. L’explication du caractère peu doté informatiquement de l’écriture tham par l’hypothèse d’un côté désuet ou inusité n’est donc pas pertinente.
L’importance d’ordre linguistique du tham a également été soulignée, cette écriture constituant aujourd’hui le seul outil de transcription rigoureux de la langue pali au Laos, langue des textes bouddhiques, canoniques ou extracanoniques, qui forment un pan fondamental de la culture lao. L’hypothèse de l’inutilité du tham au regard de l’écriture lao n’est donc pas plus valable que la précédente. De plus, les efforts entrepris par des organismes internationaux tels que l’Organisation des Nations Unies ou Unicode pour informatiser les langues et écritures du monde montrent que l’argument de « petite langue » ou de « petite écriture » n’est plus d’actualité99.
Enfin, nous avons insisté sur le caractère sacré de l’écriture tham, lié : − à la lecture et la prononciation correctes du pali, − à la diffusion et la préservation du bouddhisme (avec acquisition de mérites), − à l’efficacité magique des lettres et aux ôles : les lettres et les manuscrits sont des « corps de dhamma » chargés d’une forte symbolique religieuse. Ce caractère sacré induit le rôle prépondérant que joue le tham dans le bouddhisme au Laos.
Deux des hypothèses de départ (écriture peu répandue et faible utilité) ont donc été invalidées. Avant d’aborder le système d’écriture qui nous permettra d’évaluer les difficultés éventuelles pour la création d’outils pour informatiser le tham, nous pouvons déjà déduire des éléments évoqués quelques hypothèses d’ordre socio-religieux pour expliquer, du moins en partie, le retard anormal du traitement informatique de cette écriture.
99 Les états membres signataires de la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle (2001) se sont engagés à notamment « encourager l’« alphabétisation numérique » et accroître la maîtrise des nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui doivent être considérées aussi bien comme des disciplines d’enseignement que comme des outils pédagogiques susceptibles de renforcer l’efficacité des services éducatifs », à « lutter contre la fracture numérique (...) en favorisant l’accès des pays en développement aux nouvelles technologies, en les aidant à maîtriser les technologies de l’information et en facilitant à la fois la circulation numérique des produits culturels et scientifiques, disponibles à l’échelle mondiale » (http://unesco.org/culture/pluralism/diversity/html_fr/decl_fr.shtml). 50 Conclusion à la première partie et nouvelles hypothèses
Nous avons mentionné le fait que le bouddhisme au Laos relève originellement d’un « bouddhisme theravŒda tantrique » d’inspiration môn (supra, 1.4.1), et qui aurait été introduit au Laos avec le tham Lanna. Ainsi l’écriture tham semble liée à un certain courant du bouddhisme venu des Môn dont la pratique a été condamnée en faveur du DhammayutikanikŒya (t. Tii,p69bdobdkp), l’orthodoxie basée sur un modèle cinghalais imposée par le Siam au XIXe siècle dans certaines zones de la région100. Ce courant môn a cependant continué à être pratiqué dans les campagnes longtemps après l’imposition de la nouvelle orthodoxie. Les plus grandes réformes imposées par le DhammayutikanikŒya furent développées dans les deux premières décennies du e XX siècle, comme en témoigne le nouvel énoncé d’ordination (BIZOT, 1993, p. 67), et parmi elles l’usage intense de la langue pali.
Il est permis de supposer que S. Viravongs, né en pays Isan101 en 1905, s’il ne se plaçait peut-être pas dans la lignée directe de l’orthodoxie Dhammayut, fut certainement au moins influencé par celle-ci. Il entra enfant à la pagode et commença à étudier le pali, avant de poursuivre ses études à Bangkok. Ce n’est qu’en 1930 qu’il partira à Vientiane pour jouer un rôle prépondérant dans le milieu culturel lao (IRC, 1990). S. Viravongs suivit un enseignement bouddhique à une époque où les idées du DhammayutikanikŒya étaient en pleine activité et il est à envisager que la dimension mystique et symbolique des lettres lui soit demeurée sinon inconnue, du moins non- conforme à l’orthodoxie102. S’il ne montra pas d’hostilité particulière au tham, puisqu’il écrivit la préface du deuxième tome du manuel de Phouy103, c’est visiblement dans un état d’esprit d’attachement au contenu des textes canoniques et à la langue pali que des lettrés aussi influents que S. Viravongs ont dû puiser la volonté de réformer l’alphabet lao (supra, 1.3.2) afin d’offrir au plus grand nombre la possibilité de lire les textes dans la langue du dhamma, l’écriture étant alors reléguée au simple rôle de transcription. Dans ce cas, l’écriture lao « laïque » réformée faisait tout aussi bien l’affaire. Ces lettrés ont certainement dû jouer un rôle, plus ou moins conscient, dans le fait que le tham ait perdu de son influence au cours du XXe siècle, siècle qui fut aussi celui de l’essor de la typographie moderne.
Depuis, les controverses qui ont pu enflammer les débats linguistiques au Laos se sont davantage attachées à l’écriture lao « laïque » (supra, note 66) dans un vent de revendication
100 Thaïlande, Cambodge, et dans une moindre mesure au Laos. Cf. note n° 74. 101 Plus précisément dans la province de Roy Et. 102 Ces hypothèses pourront être soumises à évaluation dans des recherches ultérieures. De même, le rôle de S. Viravongs dans le bouddhisme lao reste à être étudié. 103 Cf. PHOUY, 1943b. La préface en question est d’ailleurs notée en écriture lao agrémentée des nouvelles lettres « pali ». 51 DE LA NÉCESSITÉ D’UN TRAITEMENT INFORMATIQUE DU THAM nationaliste, plutôt qu’à l’écriture tham qui n’était pas au centre des intérêts politiques, d’autant que celle-ci n’était pas vraiment représentative d’une culture de masse.
Ces deux facteurs (proscription d’une mystique des lettres et débat national focalisé sur l’écriture lao « laïque ») ont contribué à faire tomber le tham en désuétude. Ces débats étant de surcroît l’apanage des villes, les Vénérables des campagnes n’ont pas pris part aux discussions pour intégrer l’écriture sacrée au cœur de la polémique.
Un troisième facteur, lié aux deux premiers, a certainement contribué au délaissement du traitement typographique du tham : le fait que les Lao qui étaient et sont encore en mesure d’accéder à la technologie, a fortiori informatique, sont avant tout les citadins ayant reçu une éducation « moderne » et par conséquent peu portés sur la dimension mystique du tham. Les bouddhistes des campagnes, si certains ont pu préserver les pratiques bouddhiques plus anciennes à caractère mystique ou tantrisant, vivent dans des zones où la technologie (et parfois même l’électricité) fait défaut. En raison aussi de cette carence purement technique, l’usage que ces religieux ont du tham est resté traditionnel.
Mais la question reste ouverte : si le tham est une écriture sacrée et si sa diffusion procure des mérites, cela sera-t-il encore vrai avec une police informatique tham ? La « mystique des lettres » sera-t-elle encore d’actualité sur un écran ou sur un livre imprimé ? Il est permis d’en douter et d’affirmer que « dans les monastères et les villages, le livre ne remplacera pas le manuscrit gravé sur feuille de latanier sans perturber des croyances anciennes » (BIZOT, 1992, p. 21).
De plus, l’idée de l’informatisation d’une écriture véhicule trop souvent la notion unique de transcription d’une langue, en mettant de côté d’autres aspects liés à l’écriture104 (et particulièrement aux écritures bouddhiques d’Asie du Sud-Est), tels la disposition des mots, les combinaisons savantes, le choix des graphies, qui donne à l’écriture « toute une dimension paralittéraire à la conscience du lecteur » (ibid., p. 18). La peur de sacrifier cette dimension paralittéraire a peut-être été l’une des raisons des réticences des Laotiens à employer les moyens de typographie modernes pour écrire le tham. On sait par exemple que la plupart des pays bouddhistes de courant theravŒda ont édité un canon pali dans leur écriture (notamment le Sri Lanka, la Thaïlande, le Cambodge105, etc.), mais le Laos n’a publié (en caractères tham manuscrits) qu’une
104 Sur les différentes fonctions de l’écriture, voir notamment CALVET, 1996. 105 Le Canon est même intégralement traduit en khmer. Il faut préciser néanmoins que ce projet fut le fait de l’Institut Bouddhique à Phnom-Penh, et donc vraisemblablement émanant d’une initiative française. 52 Conclusion à la première partie et nouvelles hypothèses infime partie des textes canoniques106 disponibles au Laos, sachant que le canon lao était déjà très incomplet. Alors que d’aucuns y voient un signe de la « paresse » légendaire laotienne, ne peut-on pas plutôt aller chercher l’explication du côté de ce caractère efficace du tham, auquel les Lao, vivant dans une région moins urbanisée que leurs voisins, parfois même dans des zones difficilement accessibles, et ainsi préservés des influences modernistes, seraient attachés ? Le fait que presque aucun Laotien, à notre connaissance, n’ait entreprit la réalisation d’une police tham, s’éclaire peut-être en grande partie par ce phénomène socio-religieux.
Enfin une autre explication, d’ordre plus technique, du caractère peu doté de l’écriture tham vient à l’esprit : le tham, qui permet de transcrire tout aussi bien le pali que le lao, est d’une nature complexe. Les souscriptions et suscriptions des signes vocaliques et consonantiques suivent des règles parfois ardues et pas toujours rigoureuses (infra, 2). Un traitement informatique impose non seulement une maîtrise de ces règles mais aussi des contraintes techniques bien plus nombreuses et plus contraignantes que pour l’écriture lao « laïque ». La défection informatique dont souffre l’écriture tham pourrait-elle alors être aussi imputable à des difficultés d’ordre graphotaxique rencontrées par les concepteurs de polices informatiques, ou inversement à des difficultés d’ordre technique rencontrées par les lettrés qui maîtrisent le tham ?
Il nous reste donc maintenant à explorer la troisième hypothèse de départ : l’évaluation des difficultés relatives à un traitement informatique de l’écriture tham. Pour cela, une étude rigoureuse du système (ou, nous le verrons, des systèmes) d’écriture s’impose.
106 Ces publications, éditées par l’Institut Bouddhique, tiennent en trois volumes de chacun 300 pages environ. 53
54
2 SYSTÈMES D'ÉCRITURE
Le tham est une écriture qui permet de transcrire deux langues, le pali et le lao (supra, 1.4.2). Nous verrons que les règles et propriétés du système d'écriture tham varient amplement selon que celui-ci note l’une ou l’autre107. Cela n’a rien de surprenant au regard des différences entre ces deux langues que tout oppose : le pali est une langue indienne, flexionnelle, atonale et polysyllabique, tandis que le lao est une langue tai-kadai, isolante, polytonale et à tendance monosyllabique. Il arrive d’ailleurs qu’un même mot s’écrive différemment en tham en fonction de la langue transcrite (par exemple pour un mot pali passé dans la langue lao).
Exemple : tƒA, taöhŒ, « désir » (notation du pali),
tà*HA, [tànHA] /s`mg`;9/, « désir » (notation du lao).
Pour cette raison, nous avons choisi de traiter séparément les propriétés du système d'écriture tham notant le pali d'une part, notant le lao d'autre part. Nous emploierons la terminologie suivante : − P-tham : système d’écriture tham pour la notation de la langue pali, − L-tham : système d’écriture tham pour la notation de la langue lao.
Nous précisons que cette terminologie est employée ici pour des besoins de rédaction et est inconnue au Laos.
2.1 PRÉCISIONS SUR LES GRAPHIES ADOPTÉES
Même s’il est vrai que, globalement, « l’écriture dham [tham] n’a pas varié depuis un demi- 108 millénaire » (PELTIER, 2000, p.35), celle-ci n’a été vraiment codifiée qu’en 1943 par l’Institut Bouddhique (supra, 1.2.4) et le lettré Phouy a fixé cet alphabet tham codifié dans ses deux manuels109. Auparavant, l’ensemble des caractères avait suivi une évolution depuis la première inscription connue110 jusqu’au XIXe siècle, en fonction de l’époque111 et de la situation géographique. De même, en synchronie, les signes de même valeur pouvaient varier d'un scribe à
107 Sans parler des différences de la lecture même des caractères (infra, 2.7). 108 Nous avons mentionné la publication antérieure (1936) de l’alphabet tham illustré par Thit Phou (supra, 1.2.4.). On ne peut cependant pas parler de cette publication comme d’une codification de l’alphabet tham. 109 PHOUY, 1943a et 1943b. 110 Voir supra, 1.2.2. 111 Pour un aperçu de l'évolution des caractères tham selon l'épigraphie de la région de Vientiane, voir GAGNEUX, 1983, tableaux 1-9. 55 SYSTÈMES D’ÉCRITURE l'autre, ce phénomène étant particulièrement visible dans la notation des consonnes souscrites qu'on trouve parfois sous jusqu'à quatre formes différentes selon les textes112. Or, tout travail typographique implique une codification à respecter. Pour cette raison, il a été nécessaire d'effectuer un choix quant à la graphie des caractères tham utilisés dans ces pages et figurant dans nos différentes polices de caractères. Nous avons opté pour les graphies codifiées par l’Institut Bouddhique et employées par Phouy dans ses manuels, celles-ci étant inspirées de l’alphabet tham épigraphique de 1819 (GAGNEUX, 1983, p.77). Pour cette raison, certains caractères peuvent présenter des graphies différentes de celles que l'on trouve dans d'autres ouvrages.
Pour ne citer que quelques exemples, la consonne Êh est notée Q, alors qu'on la trouve sous
113 la forme æ dans certaines publications européennes , de même que le signe Ÿ représentera une forme souscrite de S r+ alors que ce même signe pourra représenter la forme souscrite de C bg chez d'autres auteurs114.
Il est remarquable qu’à un niveau plus global, des contraintes typographiques ont parfois entraîné des changements, plus ou moins profonds, dans une écriture. Pour prendre un exemple européen, l’Allemagne a abandonné l’obligation d’utiliser son « scharfes s », sous le prétexte que sa graphie ß n’était pas toujours facile d’emploi en typographie115. Depuis la réforme de l’orthographe allemande en 2002, ce signe est aujourd’hui souvent remplacé par le double s, qui a une valeur phonétique identique mais qui constituait jadis une faute dans les mots normalement orthographiés avec le ß. Au Laos, l’apparition de la machine à écrire dans les années quarante a également provoqué des changements. Par exemple la syllabe Cj /N9i/ était notée dans les manuscrits sous la forme Ö peut-être empruntée au tham. Mais cette graphie a été remplacée bien avant la deuxième guerre 116 mondiale par = pour être à son tour renouvelée en Cj par commodité typographique (PHINITH, 1987, p. 84). Mais l’écriture tham n’ayant été que très sommairement traitée en typographie117, les formes graphiques de ses caractères n’ont jamais fait l’objet de modification officielle hormis la « codification » de l’Institut Bouddhique.
112 L. Gabaude dénombre pas moins de trois cents variantes entre deux copies d'un manuscrit de moins de dix pages (GABAUDE, 1979, p. 93). 113 Notamment BIZOT, LAGIRARDE (1996), et HUNDIUS (1990). Il s'agit d'une graphie que l'on trouve dans certains textes épigraphiques (voir LIMSAMPHAN, p. 179 et GAGNEUX, 1983, tableau récapitulatif n° 2) et aussi en écriture yuon. 114 Cf. GABAUDE, 1979. 115 On pourra trouver cet argument singulier au regard de l’évolution des technologies informatiques ces dernières années. Mais ceci est un autre débat. 116 En réalité on trouve encore la graphie = (ou Y) pour noter la syllabe /Ni/ même si celle-ci est parfois jugée archaïsante. Cette graphie reste en revanche employée pour noter la voyelle /i`/. Ex : KYn /jçi`;m/ « écrire ». 117 Voir infra, 3.1.2. 56 Liste des caractères
2.2 LISTE DES CARACTÈRES
Afin d’obtenir d’abord une vue d’ensemble, nous avons choisi de ne présenter en premier lieu qu'une simple liste des caractères tham, tandis que nous déclinerons les propriétés du système d’écriture aux paragraphes 2.3 à 2.4, assorties de précisions et de commentaires.
Dans le tableau ci-après, le signe marque la place de la lettre à laquelle soit un signe vocalique (parfois constitué de plusieurs graphèmes), soit une consonne de forme souscrite ou suscrite, soit un accent tonal, soit un signe diacritique de l’alphabet phonétique international (API), est associé. Les signes vocaliques interconsonatiques mentionnés ne sont valables que pour le l- tham.
Les valeurs phonétiques des consonnes correspondent à leur prononciation théorique118 en position initiale d’une syllabe (sauf pour le nikkhahit qui est toujours en finale). Les valeurs distinctes que peuvent prendre ces mêmes consonnes en position finale (notamment en l-tham) seront mentionnées au chapitre 2.4.3. Ces valeurs sont basées sur l’API. Le lecteur pourra remarquer que certaines lettres ont des valeurs différentes selon que celles-ci sont employées en p- tham ou en l-tham. Ces distinctions seront décrites au chapitre 2.7.
Le signe ; indique que la syllabe incluant cette consonne à l’initiale doit être lue avec un ton descendant-montant ou modulé (INTHAMONE, 1987, p. 77) : c’est le cas des consonnes lao dites « hautes ».
Enfin, les formes subjointes119 des consonnes (souscrites et suscrites) sont données à titre indicatif, et nous n’avons pas toujours précisé si celles-ci étaient employées en p-tham ou en l-tham, cela étant expliqué aux chapitres 2.3.5 et 2.4.3. Dans ces chapitres seront également mentionnées diverses variantes graphiques de ces formes subjointes.
118 La prononciation du pali au Laos est souvent corrompue (malgré les recommandations du saddavimala...). 119 Cf. note 138 et glossaire. 57 SYSTÈMES D’ÉCRITURE
Consonnes tham et leurs valeurs phonétiques
Signe tham Valeur Signe tham Valeur nominal subjoint p-tham l-tham nominal subjoint p-tham l-tham
k Ë j j P Ü oç oç ;