Civilisations Revue internationale d’anthropologie et de sciences humaines

51 | 2004 transnationales

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/civilisations/66 DOI : 10.4000/civilisations.66 ISSN : 2032-0442

Éditeur Institut de sociologie de l'Université Libre de Bruxelles

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2004 ISSN : 0009-8140

Référence électronique Civilisations, 51 | 2004, « Religions transnationales » [En ligne], mis en ligne le 01 janvier 2007, consulté le 16 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/civilisations/66 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/civilisations.66

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Ce dossier propose une approche critique de la notion de transnationalisation religieuse. Partant de différents terrains – les religions afro-américaines, les Eglises pentecôtistes et le mouvement du – les auteurs s’interrogent sur les caractéristiques de ces phénomènes religieux, replaçant les processus de transnationalisation des communautés religieuses dans des contextes d’articulation entre pouvoir et prestige, souvent laissés de côté dans les analyses ethnographiques. Dans ce dossier, les auteurs ont choisi d’articuler les notions de « global » et de « local », en analysant les contenus originellement locaux qui se transnationalisent pour s’ancrer dans des territoires toujours plus éloignés, tout en soulignant la nature essentiellement politique de ces religions. Cette approche met également en lumière les processus d’indigénisation des religions transnationalisées: elles s’adaptent aux différents contextes nationaux, en négociant leur place au sein du champ religieux local et au cœur des sociétés nationales.

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SOMMAIRE

Dossier coordonné par Stefania Capone

Editorial Pierre Petit

A propos des notions de globalisation et de transnationalisation Stefania Capone

« A Nation within Nations » : nationalisme afro-américain et réafricanisation aux États-Unis Pauline GUEDJ

Re-Africanization in Secondary Religious Diasporas: Constructing a World Alejandro Frigerio

La santería à Mexico : ébauche ethnographique Nahayeilli B. Juárez Huet

Cubanía et santería. Les enjeux politiques de la transnationalisation religieuse (La Havane - Miami) Kali Argyriadis et Stefania Capone

Ready to Move Along The Sacralization of Disembedding in the New Age Movement and the Alternative Circuit in Buenos Aires Maria Julia Carozzi

La transnationalisation du pentecôtisme brésilien : le cas de l’Eglise Universelle du Royaume de Dieu Ari Pedro Oro

Dossier : Pentecôtisme au Burkina-Faso

Les Assemblées de Dieu du Burkina Faso en contexte A propos de : P.-J. LAURENT, Les pentecôtistes du Burkina Faso. Mariage, pouvoir et guerison, Paris, Karthala, 2003 Joël Noret

Un ethnologue chez les pentecôtistes du pays mossi A propos de : P.-J. LAURENT, Les pentecôtistes du Burkina Faso. Mariage, pouvoir et guérison, Paris, Karthala, 2003 Sandra Fancello

Entrée en « modernité » A propos de : P.-J. LAURENT, Les pentecôtistes du Burkina Faso. Mariage, pouvoir et guérison, Paris, Karthala, 2003 Frédéric Moens

En guise de réponse : les Assemblées de Dieu du Burkina Faso et la trans-nationalité du pentecôtisme Pierre-Joseph Laurent

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Dossier coordonné par Stefania Capone

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Editorial

Pierre Petit

1 L’on devra un jour se pencher sur l’histoire de « Civilisations » tant elle est susceptible d’éclairer les rapports intellectuels et politiques entre l’Occident – ou plus spécifiquement, la Belgique – et le reste du monde. A la veille d’introduire une réforme éditoriale majeure, un peu par respect pour cette vénérable institution, il convient ici d’en évoquer brièvement l’évolution.

2 La revue est née en janvier 1951 comme organe de l’Institut International des Sciences Politiques et Sociales Appliquées aux Pays de Civilisations Différentes, lui-même issu en 1948 d’une refonte de l’Institut Colonial International (fondé en 1894) – un passé lourd à assumer pour une revue qui se redéfinit autour d’un axe anthropologique. Il sera rebaptisé plus opportunément, quelques années plus tard (1954), « Institut International des Civilisations Différentes » (INCIDI). Cette association, basée en Belgique, avait pour mission, dans les années 1950 et 1960, de favoriser l’étude des situations de contacts interculturels et d’agir comme forum de discussion sur cette problématique, notamment avec des représentants des pays du sud sur la voie des indépendances. Outre des articles sous forme de varia, la revue intégrait de nombreux comptes-rendus, documents, bibliographies et une volumineuse chronique trimestrielle d’information sur les évolutions socio-politiques de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine.

3 Après le milieu des années 1960, alors que les indépendances avaient pour la plupart été acquises dans les anciennes colonies, l’association semble avoir amorcé un déclin dans son rôle de cénacle international, jusqu’à sa mise en liquidation, faute de subsides, en 1982. A l’inverse, la revue a gardé sa vitesse de croisière inchangée jusqu’en 1980, consacrant l’essentiel de ses pages aux problèmes sociaux et politiques de ce que l’on appelait à l’époque le « Tiers-Monde ». Alors même que l’INCIDI allait disparaître, son secrétaire Jean-Paul Harroy réussit à sauver la revue en assurant sa reprise par l’Institut de Sociologie de l’Université libre de Bruxelles, initiative salutaire certes mais qui s’accompagna d’un recentrement autour de ce même Institut, alors que la revue était plus interuniversitaire et plus internationale auparavant. Dans la foulée, la revue cessa la publication de varia au profit de numéros thématiques, et ce dès le volume XXXI consacré au populisme (1981).

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4 Depuis vingt ans, cette formule a bien fonctionné, mais la publication ininterrompue d’actes de colloques ou de numéros spéciaux a entraîné, au cours du temps, une indétermination de plus en plus prononcée des objectifs de la revue, objectifs que nous avons reprécisés au sein du nouveau comité éditorial. Civilisations publiera dorénavant des articles relevant des différents champs de l’anthropologie, sans exclusive régionale ou temporelle. La revue s’engage à promouvoir particulièrement la publication de textes où les approches de l’anthropologie, de l’histoire et de la sociologie se renforcent mutuellement, révélant ainsi les processus de construction des sociétés. Outre cet intérêt pour les dynamiques culturelles, Civilisations entend soutenir la réflexion sur la démarche anthropologique dans ses rapports avec les autres sciences humaines. Un thème sera mis à l’honneur dans chaque numéro mais des varia seront les bienvenus.

5 Nous lançons ici un appel auprès de nos lecteurs pour qu’ils dirigent des contributions répondant à ce créneau éditorial au secrétariat de la revue. Les consignes aux auteurs figurent au revers de la couverture arrière.

6 Le présent numéro engage tambour battant la revue dans son nouveau créneau puisqu’il rassemble, à l’initiative de Stefania Capone (CNRS), une série d’articles sur la transnationalisation du champ religieux. Comme le rappelle l’éditrice dans son introduction, les processus transnationaux n’ont pas attendu la colonisation européenne, ni les transports aériens, ni la généralisation de l’internet pour se manifester dans le champ religieux, et l’étude des religions afro-américaines a, depuis ses origines, été menée sur un arrière-fond transnational. Aux notions anciennes de « métissage », de « créolisation », de « syncrétisme », de « préservation » ou de « résistance » auxquelles renvoyaient les premières études sur la question, on reproche actuellement de cautionner implicitement une distinction entre des patrimoines bien distincts – « originels », voire « purs » – , distinction qui méconnaît les dynamiques complexes de contacts et de transformations dont sont porteurs, en tout lieu et de tout temps, les systèmes religieux de par le monde : les religions ont toujours été plus dynamiques que leurs porte-parole ne le croient et le proclament.

7 Les pages qui suivent entreprennent de décrire et d’analyser, sur base d’enquêtes empiriques parfois multi-sites, les processus de transnationalisation en cours dans différentes Eglises et dans différents mouvements religieux, en Amérique et en Afrique. Ce sera d’ailleurs l’occasion de démontrer à quel point l’ethnographie de terrain est nécessaire à une bonne compréhension de ces phénomènes qu’on renvoie parfois rapidement au concept – un peu « fétiche » – de globalisation, concept dont la discussion suit souvent les voies désincarnées de l’essai. Nous avons préféré pour notre part parler de transnationalisation, un terme plus précis et partant plus opératoire : la métaphore du village planétaire où le rapport au territoire se dissout dans la victoire de l’Homme sur la distance ne nous paraît pas pertinente. Ou comme le dit Jackie Assayag (citée dans la contribution suivante), « ce n’est pas parce que le ‘transnational’ élude le territoire (…) qu’il est ‘hors lieu’ ». Si des processus de transnationalisation donnent souvent lieu à une déterritorialisation dans un premier temps, celle-ci s’accompagne presque compulsivement de formes de reterritorialisation ensuite.

8 Les articles qui suivent n’éluderont donc ni les contextes locaux où s’ancrent les pratiques religieuses et leurs représentations, ni la trame transnationale dans laquelle ces contextes s’inscrivent.

9 Il nous reste, au terme de cet éditorial, à remercier très chaleureusement Alain Eraly, directeur honoraire de l’Institut de Sociologie, qui a suscité et soutenu ces efforts de

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réforme de façon aussi constante que judicieuse. Sans lui, Civilisations n’aurait peut- être pas cherché ces nouveaux horizons.

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A propos des notions de globalisation et de transnationalisation

Stefania Capone

1 Depuis quelques années, dans les revues d’anthropologie françaises, quelques rares auteurs se font l’écho des débats, particulièrement animés outre-atlantique, sur les phénomènes de globalisation culturelle (voir, entre autres, Assayag et Bénëi, 2000 et Friedman, 2000). Certains, comme Jean-Loup Amselle, voient dans le thème de la globalisation culturelle « un véritable cul-de-sac pour l’anthropologie » (2001: 18). En fait, si, comme les anthropologues postmodernes l’affirment, notre époque est radicalement différente de toutes celles qui l’ont précédée, au sens où la contemporanéité consisterait en une mise en relation généralisée et une interdépendance totale des cultures de la planète, cela impliquerait l’existence d’une phase de l’histoire de l’humanité au cours de laquelle certaines sociétés vivaient repliées sur elles-mêmes, formant de véritables sociétés closes. Or, selon cet auteur, plusieurs exemples, et notamment celui concernant le système du kula, sorte de phénomène de globalisation « primaire ou partiel » (ibid. : 37), montrent comment le concept d’auto-subsistance, appliqué aux sociétés primitives, peut être trompeur. Il n’existerait donc pas de véritable rupture entre l’objet passé de l’anthropologie et son objet actuel. En réalité, plus que la globalisation qui aurait radicalement transformé les sociétés primitives et aurait dépossédé les anthropologues de leur objet, c’est le regard porté par l’enquêteur sur son terrain qui serait, aujourd’hui, fondamentalement nouveau.

2 Cependant, ces critiques ne sont pas totalement inédites. James Clifford avait déjà souligné, en 1997, la continuité entre différentes phases de globalisation culturelle, qui ne présupposent, en aucun cas, la préexistence de sociétés closes : « The new paradigms begin with historical contact, with entanglement at intersecting regional, national, and transnational levels. Contact approaches presuppose not sociocultural wholes subsequently brought into relationship, but rather systems already constituted relationally, entering new relations through historical processes of displacement »(Clifford, 1997 : 7). De même, Ulf

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Hannerz écrivait en 1996 : « That image of cultural mosaic, where each culture would have been a territorial entity with clear, sharp, enduring edges, never really corresponded with realities. There were always interactions, and a diffusion of ideas, habits, and things » (1996 : 18).

3 Bien évidemment, la notion de globalisation n’est pas nouvelle, car elle est, pour ne donner qu’un exemple, intrinsèque aux religions à vocation universelle, comme l’ ou le christianisme. Qu’y aurait-il alors de véritablement nouveau dans cette idée d’une « culture globale »? Pour Anthony D. Smith, c’est le phénomène de la déterritorialisation qui rend cette nouvelle culture profondément différente de celles qui l’ont précédée. L’hellénisation ou la pax romana étaient des « impérialismes culturels pré-modernes » qui demeuraient liés à leurs lieux d’origine. Or, la culture globale contemporaine ne serait, elle, liée à aucun lieu déterminé (Smith, 1998 : 189).

De la globalisation à la transnationalisation

4 Selon certains auteurs, l’anthropologie contemporaine américaine concevrait la théorie de la globalisation comme le résultat d’une réorganisation sociale et spatio-temporelle. Pour Jackie Assayag (1998a : 204), « c’est à elle qu’est dévolue la tâche d’éclairer la reconfiguration des identités individuelles ou des communautés au sein d’un monde devenu transnational ». Mais existe-t-il une relation de cause à effet entre le phénomène de globalisation et l’avènement d’un monde transnational? Selon Martin Albrow (1996), il n’y aurait pas de connexion intrinsèque entre ces deux phénomènes, dont la rencontre ne constitue qu’un « événement historique contingent ». Peter van der Veer (2001) semble partager le même point de vue, lorsqu’il analyse les rapports entre les notions de « nation » et de « trans-nation » : « Processes of globalization have been intrinsic to processes of state-formation both in colonizing and colonized societies. This is not taken sufficiently into account in theories of globalization that posit the dissolution of the nation-state today as a consequence of the development of transnational governance and the global economy ».

5 Cette disjonction entre deux notions trop souvent associées est également présente dans les écrits de Ulf Hannerz : « I am also somewhat uncomfortable with the rather prodigious use of the term globalization to describe just about any process or relationship that somehow crosses state boundaries. […] The term ‘transnational’ is in a way more humble, and often a more adequate label for phenomena which can be of quite variable scale and distribution, even when they do share the characteristic of not being contained within a state » (Hannerz, 1996 : 6).

6 Mais, qu’est-ce qui fait aujourd’hui la nouveauté de cette rencontre? Ce que Peter van der Veer (2001) appelle la « mort de la distance ». Au lieu de communautés de migrants qui essaient désespérément de garder le contact avec leur lieu d’origine, il y aurait constitution de réseaux diasporiques. Selon d’autres auteurs, les nouvelles technologies (électroniques et multimédias) contribuent à présent à l’intensification de « réseaux culturels déterritorialisés » (Clarke, 2004, sous presse). S’agirait-il d’une véritable révolution? Ce n’est pas ce que semble penser Bruno Latour (1991) qui voit là une simple conséquence de l’expansion historique de l’économie capitaliste.

7 Jonathan Friedman fait une critique acérée des discours transnationaux qui relèveraient davantage d’un projet idéologique que d’une découverte scientifique, « programme élitiste dont la vision d’en haut, s’appuie […] sur l’expérience du vol

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aérien » (2000 : 202-203). L’anthropologie transnationale serait ainsi, pour lui, le fait d’« intellectuels en diaspora »1. Au contraire, on ne peut que partager le point de vue de Peter Beyer (1998 : 18), lorsqu’il souligne que « la communication globale » des migrants est considérable et n’est, en aucun cas, limitée à « certaines élites privilégiées ». Nous ajouterons que les communautés de migrants ne sont pas les seuls concernées, et que l’on peut tisser des réseaux transnationaux tout en restant chez soi.

Entre déterritorialisation et reterritorialisation

8 La notion de déterritorialisation est particulièrement prise à parti par certains auteurs. C’est le cas de Jonathan Friedman, pour qui cette notion relèverait de ce qu’il appelle « la vulgate transnationale » (2000 : 193). Cette version simplifiée de théories bien plus complexes, comme celle de James Clifford, ferait coïncider la métaphore de la racine avec la catégorie d’Etat-nation, « représenté comme une unité close, à la population homogène et au mode de fonctionnement dominé précisément par la délimitation même, par la territorialité et, donc par l’exclusion » (ibid.). Cette réduction de l’Etat- nation à un ensemble culturel isolé mettrait ainsi en scène les « notions de pureté nationale, d’absolutisme ethnique et toutes les formes d’essentialisme » (ibid.)2. On peut se demander si les « tenants du transnationalisme » envisagent vraiment de cette façon leur travail, lorsqu’ils analysent l’effacement de tout ancrage d’une culture dans un territoire. Friedman (ibid. : 190) y voit la conséquence de ce qu’il définit comme « l’ancrage biographique des objets intellectuels », à savoir « l’assimilation des objets culturels aux existences humaines », une assimilation qui conduirait, selon lui, à de graves confusions : « C’est, paradoxalement, le caractère limité de l’approche transnationale, son aversion pour le local et la fermeture, qui conduit ses tenants à critiquer ceux qui parlent de limites et de territorialisation, termes considérés comme dépassés et même réactionnaires » (ibid. : 199).

9 Or, le processus de déterritorialisation se fait rarement sans qu’il y ait reterritorialisation à la suite. S’il y a dissolution ou déplacement des points de référence, des racines ou des frontières, il y a aussi production parallèle de discours sur les origines qui permettent de « réancrer » ce qui a été « déterritorialisé » dans de nouveaux espaces, réels ou symboliques. Ainsi, Kamari Clarke, analysant le cas d’Oyotunji Village aux Etats-Unis, parle du « renforcement des attaches nationales ou régionales à des lieux ou des discours sur les origines », un processus parallèle à l’intensification d’alliances transnationales : « [...] even in the midst of globalization, what persists is the strengthening, rather than the weakening, of attitudes toward territorialized origines -autochthonous attachments. In other words, ‘roots’narratives, as they are used by people to align identity with localities of birth, reinforce particular modernities of blood and nationhood. The dilemma, therefore, especially given the disjunctures in fluidity and fixity, is in understanding how originary narratives, which exist alongside transnational movements, circulate and continue to be maintained within new lines of global authority, be they religious or legal, political or cultural »(Clarke, 2004, sous presse). Le rapport, souvent conflictuel, entre » racine » et « rhizome » met en scène une nouvelle façon de penser le local, qui produit des discours concurrents sur les origines. En réalité, le passage du global au local met en lumière une zone de tension où des codes multiples de savoir entrent en contact, engendrant des processus à la fois d’homogénéisation et de différenciation. Dans le champ religieux, cette tension s’exprime souvent par le(s) discours sur la

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tradition, permettant à chaque groupe, en quête de légitimation et de suprématie religieuse, de négocier sa position dans un contexte global. Cette tension est présente, pour prendre un exemple latino-américain, dans le processus de déterritorialisation des religions afro-brésiliennes, où la reconnaissance de Porto Alegre comme « principale ville de référence » (Oro, 1995 : 72) par les pratiquants du batuque en Argentine et en Uruguay n’empêche pas la prolifération de récits concurrents sur les origines, ni la remise en question de cet ancrage historique et religieux. Stuart Hall (1998 : 32) a justement rejeté la notion de globalisation en tant qu’« espace non contradictoire », montrant qu’il s’agit au contraire d’une notion constamment contestée, où les rapports entre les différents éléments sont sans cesse renégociés.

10 On comprend la méfiance de certains auteurs à l’égard de l’idée même de déterritorialisation, telle qu’elle est défendue par exemple par Appadurai (1996), puisque, en prônant la disparition de tout ancrage territorial, elle remet en question les fondements mêmes de l’anthropologie. Ainsi, Jackie Assayag écrit à juste titre que, chez Appadurai, l’avènement de l’« écoumène global » obligerait l’anthropologie à penser indépendamment des catégories d’ethnie définie, de territoire délimité, d’identité fixée, mais aussi de culture conçue comme un tout homogène, consistant et autonome, « abandonnant la perspective culturelle selon laquelle normes et valeurs seraient partagées localement par un bloc d’humanité enraciné dans un sol et développant sur cette base une identité primordiale » (1998a : 206). Comment donc continuer à pratiquer l’ethnologie si tous ces objets familiers deviennent évanescents? La réponse d’Assayag est que l’anthropologie d’Appadurai est « sans terrain » (ibid.), cet auteur ayant succombé à la fantaisie d’une économie sans territoire et de populations sans terre : « Ce n’est pas parce que le ‘transnational’ élude le territoire (à la différence de l’international) qu’il est ‘hors lieu’« (ibid. : 213). Cette même critique est portée par Jonathan Friedman à la « vulgate transnationale », qui se caractériserait, selon cet auteur, par l’absence d’ancrages dans la recherche empirique.

11 Mais peut-on encore de nos jours parler de culture homogène, également distribuée entre les membres d’un même groupe social, ou de catégories ethniques correspondant à des identités figées? Est-ce le résultat d’une nouvelle donne, produit de la « postmodernité », ou quelque chose qui a toujours existé, mais qui rarement a été pris en compte par un observateur – l’anthropologue – souvent en quête d’élégantes systématisations? Dans le cas de mon domaine de recherche, les religions afro- américaines, cela devient évident. Nous savons que le savoir religieux n’est jamais distribué de façon homogène : il est contrôlé et est source de différenciation au sein des groupes de culte. On ne peut donc pas parler de la « culture afro-brésilienne » ou « afro-cubaine » comme d’un ensemble homogène, parce que le savoir – et encore plus le savoir rituel – n’est pas le patrimoine de tout un chacun (cf. Capone, 1999a et Palmié, 2001). C’est la recherche empirique qui nous oblige, au moins dans ce cas, à remettre en question des notions qui sont à la base même de la pratique « traditionnelle » de l’ethnologie.

De l’hybridité à la créolisation

12 Jonathan Friedman voit dans le travail de Clifford une profonde tension et une ambivalence. D’une part, ce dernier serait fasciné par l’idée d’hybridité, considérée comme une solution à ce qui est perçu comme l’un des grands problèmes du genre

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humain : l’essentialisme, dans le sens d’une identification collective fondée sur le partage de valeurs et de symboles. De l’autre, ses écrits révéleraient « une conscience, parfois assez aiguë, du pouvoir de l’histoire et des forces qui non seulement dilatent et contractent les empires, mais poussent également tous les gens à l’essentialisme » (2000 : 191). Ainsi, la transnationalisation serait souvent pensée comme un processus nécessairement producteur d’« hybridité ». En termes identitaires, il s’agirait des hyphenated identities, ou « identités à traits d’union » (Assayag et Bénéï, 2000 : 18). Or, selon Friedman (1994 : 232), « the trans-ethnic is often a weak identity, supported by cultural classifiers, in a more serious context of stronger separate ethnicities in conflict ». Cela relèverait du « discours trans-» qui, selon cet auteur, « consiste le plus souvent en une déconstruction des catégories censées être pures ou homogènes, afin de mettre au jour leur caractère construit. Dans ce type de démarche, il existe une relation logique entre le ‘trans-’ et l’hybride ou même le créole. Ces deux derniers termes sont utilisés pour décrire des réalités sociales culturellement plurielles ou mixtes, une pluralité qui provient du mouvement de la culture à travers le monde entier » (Friedman, 2000 : 194). Mais, chez les anthropologues, on trouverait aussi un autre modèle, qui affirme que le monde a d’abord été une mosaïque d’unités culturelles distinctes. La mondialisation aurait provoqué l’ouverture de ces unités et la culture circulerait aujourd’hui à travers le monde, créant un processus d’interpénétration culturelle que l’on désigne par les termes d’hybridité ou de créolité, ce que Friedman (1994) appelle « une mosaïque soluble » : « Dans cette dernière approche, les termes ‘trans- X’ + hybridité + mondialisation forment une totalité conceptuelle » (Friedman, 2000 : 195).

13 Nous avons vu comment l’idée d’un monde formé de sociétés closes, sans aucun lien entre elles, a été critiquée autant par les tenants du transnationalisme que par ses détracteurs. Mais les critiques adressées à la notion de créolisation se concentrent sur cette supposée ouverture contemporaine d’un monde autrefois compartimenté. Ainsi, Friedman accuse le travail de Hannerz de s’inspirer d’un « essentialisme confus » : « This mingling of cultures, the fusion that leads to supposedly new products, is a metaphor than can only succeed in terms of a previous metaphor, that of culture as matter, in this case, apparently, a fluid. In strictly formal terms this substantialization of culture also leads to an understanding of the latter in terms of products rather than production. Thus, while allusion is made to the ‘social organization of meaning’, the social organization as such all but disappears in references to flows of meaning, from the center to periphery and back » (Friedman, 1994 : 208)3.

14 Cette essentialisation de la notion de culture trouverait son expression la plus aboutie dans la notion de créolisation. De nos jours, les remises en question de la pertinence de cette notion se multiplient, notamment chez les linguistes (cf. Harris et Rampton, 1999). Les mécanismes à l’œuvre dans la production des langues créoles ou du pidgin seraient en réalité communs à l’ensemble des langues dites naturelles. Lorsque l’on passe du domaine de la linguistique à celui de l’anthropologie, cette notion ne peut qu’exprimer, pour Friedman (1994 : 209), l’idée de mélange de deux (ou plus) cultures « pures ». Dans cette approche essentialiste de la culture, un créole serait ainsi le résultat du mélange des cultures « pure noire + pure blanche + pure amér-indienne » (ibid.). Cette notion aurait ainsi pour effet d’essentialiser les » cultures ataviques » qui auraient donné naissance aux « cultures créoles ». Cette classification a été produite dans le contexte des plantations, structuré par des rapports de domination. On aimerait ajouter que les

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choses ne sont pas nécessairement si simples, car les « créoles » étaient aussi les Blancs « purs », nés en terre américaine. En ce sens, la notion de créolité n’impliquait pas nécessairement un mélange « racial », ni culturel.

15 Dans un texte de 1997, Hannerz reconnaît que le terme « créolisation » est devenu extrêmement ambigu. Trop souvent, dans l’opposition entre les notions de global et de local, le local est associé à la continuité, alors que le global entraînerait le changement. De même, le national serait associé à l’authentique, alors que le transnational donnerait naissance à l’hybride (cf. Clifford, 1997 : 10). A partir de mes propres expériences en ce qui concerne la transnationalisation des religions afro-américaines, je pourrais répondre que, au sein du transnational, on rencontre aussi le « pur » et l’« authentique » dans la revendication constante d’une tradition plus proche des origines. Les rapports entre centre et périphérie sont ainsi constamment remis en question et les discours sur la pureté et la fidélité aux traditions réaménagent les rapports entre « terre des origines » et « diaspora ».

Les études afro-américaines et les théories sur la transnationalisation

16 Est-ce un hasard si la plupart des termes utilisés pour parler de transnationalisation sont issus de l’univers afro-américain? Je pense notamment à « créolisation », mais aussi à « hybridité », que Hannerz (1997 : 24) associe au concept d’homme marginal, créé par Robert E. Park (1928), éminent représentant de l’Ecole de sociologie de Chicago. L’Afro-Américain serait l’incarnation de cet homme déchiré entre plusieurs cultures, totalement déraciné, « déterritorialisé », puisqu’il n’a plus d’ancêtres, plus de lieu d’origine défini, si ce n’est dans une Afrique « mythique ». Il serait ainsi une sorte de métaphore de l’homme postmoderne, auquel la religion permet de se « reterritorialiser », en s’inscrivant dans un espace, réel ou mythique, qui dépasse les frontières nationales. La même notion de flux culturels nous rappelle les théories sur l’acculturation, avec ses flux et contre-flux, l’influence du centre sur la périphérie et vice-versa, nouvelle version des mouvements de contre-acculturation. Et si, finalement, on était en train de parler de la même chose? Et si, depuis le début, l’univers afro- américain s’était structuré selon une logique « transnationale » et pas simplement par le déplacement forcé des esclaves africains?

17 Au moins dans le cas des religions afro-américaines, l’approche transnationale est imposée par les mêmes matériaux ethnographiques. En ce sens, on pourrait dire que l’empirique produit l’idéologique, puisque l’objet est déjà construit de façon « transnationale ». Si l’on peut aujourd’hui discuter la notion d’« écoumène global »4, défendue par Hannerz entre autres, on est au contraire obligé de penser les cultures, et surtout les religions afro-américaines, dans un contexte transnational. Et cela, encore une fois, n’est pas quelque chose de nouveau, car l’on peut parler de transnationalisation au sein de ces religions depuis au moins la fin du XIXe siècle, avec les allers-retours des initiés du candomblé entre le Brésil et l’Afrique. L’étude des religions afro-américaines n’a jamais pu se faire qu’en termes de réseaux, entre l’Afrique et le Brésil par exemple, mais aussi entre les différents centres, détenteurs des traditions africaines sur le sol américain. On passerait ainsi d’une approche comparativiste, qui souligne la continuité culturelle entre l’Afrique et l’Amérique, à une nouvelle approche qui, en prenant en compte l’espace de circulation des acteurs

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sociaux, des symboles et des savoirs, peut s’avérer particulièrement productive. Cet espace, nous l’avons vu, existe depuis longtemps, mais il n’a jamais eu l’ampleur actuelle. De nos jours, cette nouvelle approche s’impose lorsque l’attention du chercheur se porte sur les efforts de systématisation du savoir religieux par les « élites » des religions afro-américaines : les gardiens de la tradition. Malheureusement, les processus d’incorporation, de réaménagement et d’adéquation aux réalités locales d’un savoir produit dans des forums internationaux – résultat d’un travail d’épuration et de mise en valeur de certains éléments, choisis comme symboles de la « tradition africaine » – n’ont pas encore été analysés avec l’attention qu’ils méritent.

18 Les recherches sur la transnationalisation des religions afro-américaines peuvent donc apporter, à mon sens, une contribution intéressante au débat sur les théories de la globalisation et de la transnationalisation culturelle. Il faudra montrer comment, dans le domaine afro-américaniste, les théories actuelles sur la globalisation ne font que reprendre ce qui est à la base même de ces études, à savoir la reconfiguration des identités individuelles et collectives au sein d’un monde devenu transnational. Or, la colonisation du Nouveau Monde constitue un des tout premiers cas de globalisation, économique et culturelle. Et force est de constater que la première transnationalisation culturelle, d’une telle envergure, a été entraînée par le déplacement d’esclaves africains5.

19 L’étude des religions afro-américaines offre aussi un exemple de l’enracinement dans le passé des théories qui, aujourd’hui, prônent la « rupture postmoderniste ». Nouvelle preuve que le monde, comme l’affirment les détracteurs des théories sur la globalisation, est « globalisé » depuis fort longtemps. Qu’est-ce qui change aujourd’hui? L’accroissement des liens entre les différents centres, détenteurs des traditions africaines, qui ne se situent pas nécessairement en Afrique (comme c’était le cas jusqu’aux années 1970), mais aussi sur le continent américain. Un exemple parmi d’autres est offert par la création d’un « écoumène yoruba », dans un rapport spéculaire entre Afrique et Amérique, mais aussi entre les différents centres producteurs de discours et de pratiques dits traditionnels sur le continent américain (Bahia, La Havane ou Matanzas)6. L’anthropologie afro-américaniste n’a jamais été limitée à un territoire et à une idée de culture conçue comme un tout autonome, car il a toujours existé un « ailleurs », réel ou mythique, qu’il fallait prendre en compte. De même, elle n’a jamais pu faire l’économie d’une approche historico-comparative.

20 Si, pour reprendre ce que dit Jackie Assayag (1998a), « l’idée de globalisation ne [peut] acquérir de finalité cognitive sans une discussion de fond préalable sur ses dimensions historiques ou comparatives, à la fois dans la longue durée et selon une perspective transcontinentale », alors l’apport des études afro-américanistes peut se révéler primordial. On pourra ainsi montrer que, dans le cas des religions afro-américaines, on a toujours été obligé de penser la multilocalité, par exemple dans la recherche des « africanismes » au sein des cultures américaines, et cela malgré toute dérive culturaliste. Les cultures « afro-américaines » n’ont d’ailleurs jamais été enfermées dans un territoire, elles ont toujours été inscrites dans un « écoumène ». Dans ce domaine, une déterritorialisation est toujours suivie d’une reterritorialisation, réelle ou symbolique, et nous ne sommes pas confrontés à « une anthropologie en termes de non-lieu », comme l’affirme Assayag (1998b) en analysant l’ouvrage de Gupta et Fergurson. De même, le transnational peut être difficilement réduit, comme le suggère

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Jonathan Friedman, à une idéologie d’« intellectuels en diaspora », dont les recherches n’auraient aucun ancrage dans la recherche empirique et qui ne seraient que la projection de leurs propres expériences d’élites « voyageuses et déracinées ». Dans le cas des religions afro-américaines, ceux qui voyagent – et qui sont symboliquement « déracinés », car les racines sont ailleurs, un ailleurs réel ou mythique – sont les initiés dans ces religions. Le « voyage » est ainsi un élément constitutif de l’objet. En ce sens, roots and routes (les racines et les routes, comme dirait Clifford) ne sont pas en opposition (cf. Friedman, 2000) : à une multiplicité de racines correspond la complexité du déploiement des territoires d’origine et des liens (les allers-retours) entre ceux-ci. Depuis longtemps, dans ce domaine, les racines se sont transformées en rhizomes7.

21 On pourra aussi montrer comment, dans le domaine afro-américaniste, on a toujours été dans le « global », puisque le « local » n’a jamais pu faire l’économie d’un ailleurs (l’Afrique, mais aussi les métropoles coloniales). De plus, l’analyse des religions afro- américaines permet de remettre en question l’opposition entre l’ancrage dans un territoire (le « national ») qui permettrait la revendication d’une culture « pure » et « authentique », et la déterritorialisation associée au transnational, qui mettrait en avant une culture » hybride » ou « créolisée ». Dans ce cas, nous l’avons vu, le transnational n’empêche pas la production de discours essentialistes, où la culture, en dépit de son évidente transformation et adaptation, est pensée comme « pure » et « traditionnelle ». Ce sont les lieux de référence de cette tradition – de ses racines – qui se multiplient et s’opposent. Ainsi, le transnational n’entraîne pas nécessairement des phénomènes d’hybridation ou de créolisation.

Du global au local

22 L’approche transnationale permet, entre autres, de révéler la nature essentiellement politique de la religion. Le processus de transnationalisation des communautés religieuses se fait, pour la plupart, dans un contexte d’articulation entre pouvoir et prestige qui est souvent laissé de côté dans les analyses ethnographiques. Il conviendrait d’articuler les notions de « global » et de « local », en analysant comment les contenus originellement locaux se transnationalisent pour s’ancrer dans des territoires toujours plus éloignés. Cela montre l’importance du processus d’indigénisation des religions transnationalisées : elles s’adaptent aux différents contextes nationaux, en négociant leur place au sein du champ religieux local et au cœur de la société nationale. La diffusion du batuque et de l’africanismo en Argentine (cf. Frigerio, 1997) ne présente pas les mêmes enjeux que celle de la santería aux Etats- Unis. Les identités religieuses en question, bien qu’elles se réfèrent à une même origine africaine ou « yoruba », doivent être renégociées dans un cadre national avec les autres identités religieuses en présence, tout en se confrontant avec le processus de construction des identités nationales et leurs interactions historiques avec d’autres sociétés nationales. C’est le cas, par exemple, de l’intérêt renouvelé pour la santería cubaine aux Etats-Unis après la révolution castriste. L’indigénisation des religions afro- cubaines entretient ainsi un lien étroit avec l’histoire politique des rapports entre les Etats-Unis et la Cuba post-révolutionnaire (cf. Palmié, 2001 : 4). Il me semble donc indispensable de s’interroger, non seulement sur le processus de transnationalisation des identités religieuses, mais aussi – et surtout – sur leurs processus d’indigénisation. L’analyse des modes d’attribution de nouvelles significations à des éléments issus

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d’autres contextes, qui doivent s’accorder avec des pratiques et des histoires locales, s’avère alors indispensable.

23 La complexité croissante des modèles d’interdépendance entre groupes religieux, issus d’un même centre (tel l’EURD pour le pentecôtisme) ou revendiquant une même origine (telles la santería ou la religion des ), permet de mettre en évidence le rôle joué par des acteurs transnationaux, sortes de « passeurs » du savoir rituel ou religieux. Cependant, l’analyse des relations transnationales ne fait pas nécessairement l’impasse sur le rôle joué par l’Etat, comme le montre le cas cubain analysé par Kali Argyriadis, où l’Etat manipule des acteurs transnationaux, tel que l’Oni d’Ifé, pour atteindre ses fins.

24 Les articles réunis dans ce dossier sur la transnationalisation religieuse témoignent de la complexité de ces notions. Pauline Guedj remet en question une théorie très répandue parmi les sociologues des religions, selon laquelle le monde « post-moderne » serait caractérisé par un éclatement des pratiques religieuses et une individualisation des croyances, sans aucun lien avec des institutions religieuses et politiques. Les Etats- Unis sont souvent cités comme l’exemple le plus abouti de cette nouvelle approche religieuse. Pauline Guedj montre comment l’apparition des cultes d’origine africaine aux Etats-Unis, et en particulier la religion akan, est le résultat non pas d’un éclatement postmoderne du religieux, mais d’une histoire politique et nationaliste afro-américaine qui a toujours entretenu des rapports étroits avec la religion. La « revitalisation » des religions d’origine africaine aux Etats-Unis doit être ainsi replacée dans le contexte plus large de l’histoire politique afro-américaine et plus particulièrement du nationalisme noir, qui considère que le salut des Noirs réside dans la constitution d’une Nation indépendante, séparée symboliquement de la société blanche environnante. Cette mouvance politique a promu un phénomène de « ré-africanisation » au sein de la communauté afro-américaine, avec l’adoption de cultes d’origine africaine, ce qui a entraîné une profonde modification de son discours et de ses fondements idéologiques. Loin d’une quête personnelle du salut ou des origines, ces nouvelles pratiques religieuses, de plus en plus populaires aux Etats-Unis, apparaissent alors comme les pièces maîtresses d’un combat politique contre l’oppression, usant de la formation de réseaux transnationaux entre l’Amérique et l’Afrique comme d’une nouvelle forme de séparatisme. Il est ainsi possible, aujourd’hui, de parler d’un « nationalisme transnational » au sein de la communauté afro-américaine, fondé sur l’idée de l’existence d’ethnies se déployant entre les Etats-Unis et l’Afrique.

25 Alejandro Frigerio souligne dans son article l’importance de l’origine nationale des pratiquants des religions afro-américaines dans les processus de transnationalisation religieuse. La diffusion de ces religions a entraîné la formation de réseaux de parenté religieuse qui dépassent les frontières nationales pour donner naissance à des communautés transnationales. Initialement constituées par les initiés locaux et leur famille rituelle dans le pays d’origine, tel le batuque introduit en Argentine par des Brésiliens, ces communautés originellement binationales intègrent de nos jours des pratiquants de plusieurs nationalités, souvent issus d’autres variantes nationales des religions afro-américaines. Frigerio analyse le processus de formation de ces communautés, qui passent d’une première phase marquée par des attaches principalement locales, à une deuxième caractérisée par des liens avec une communauté étrangère, pour terminer par leur insertion dans des réseaux transnationaux plus vastes. Frigerio distingue deux types de « diaspora religieuse » : l’une, « primaire », qui fait référence aux communautés de culte les plus anciennes,

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comme celles du candomblé bahianais ou de la santería cubaine, et l’autre, « secondaire », constituée par les communautés les plus récentes, comme celles du batuque argentin, du candomblé de São Paulo ou de la santería aux Etats-Unis. L’étude des parcours religieux des initiés et des processus de construction de leur carrière religieuse met en évidence des caractéristiques communes à l’ensemble des variantes religieuses de la « diaspora secondaire » : dans la plupart des cas, la reconnaissance sociale conquise dans le pays d’origine doit être regagnée dans le pays d’accueil. Pour cela, certaines modalités de culte, tel l’ en Argentine, semblent exercer un rôle de médiation – véritables « modalités-pont » – vers les variantes plus « africaines », aidant le nouvel adepte à se familiariser avec la vision du monde de ces religions. Dans les pays d’Amérique latine, ces modalités fonctionnent ainsi comme des ponts cognitifs entre le catholicisme populaire et les variantes plus « africaines » des religions afro- américaines.

26 Nahayeilli Juárez Huet présente les premiers résultats de sa recherche sur la diffusion de la santería dans la ville de Mexico. Les données ethnographiques qu’elle a recueillies montrent comment la santería est aujourd’hui une religion qui dépasse les frontières nationales cubaines, et s’étend à plusieurs pays du continent américain. L’essor de cette religion au Mexique constitue un phénomène récent, bien que les premiers pratiquants soient arrivés dans ce pays dans les années cinquante. L’auteur analyse les raisons qui amènent les Mexicains à s’initier dans une religion qui n’a pas de racines dans un pays où l’héritage culturel africain a été complètement oublié. Elle met aussi en évidence l’importance de la nationalité des acteurs sociaux dans la constitution du champ religieux, où Mexicains et Cubains s’opposent, tout en reconnaissant leurs liens de descendance religieuse. On retrouve ainsi dans cet article, le premier publié sur la santería au Mexique, plusieurs questions déjà analysées dans d’autres pays, et notamment aux Etats-Unis : la stigmatisation de la santería en tant que « secte satanique », la condamnation des d’animaux, les accusations de mercantilisation du culte, le rôle joué par les médias dans la diffusion et la popularisation de la santería, la remise en question des liens de dépendance entre initiateurs (les Cubains) et initiés (les Mexicains).

27 Kali Argyriadis et moi-même avons mis en commun nos expériences de terrain respectives à Cuba et aux Etats-Unis, afin de développer une réflexion à deux voix sur la santería cubaine. Nous avons cherché à comprendre les mécanismes d’un phénomène paradoxal, ayant pour dénominateur commun la revendication d’une « tradition yoruba » qui serait le monopole des santeros cubains. Au-delà de la dimension religieuse, c’est la question de la cubanité qui est en jeu, les références à l’Afrique, au castrisme, et plus implicitement au christianisme, servant tour à tour les discours et les accusations des différentes parties. Cette analyse a mis en évidence l’imbrication du politique et du religieux dans deux villes – La Havane et Miami – qui forment un tout difficilement dissociable : les deux « sœurs ennemies » de la cubanía. Les pratiques religieuses de la santería sont le locus où s’articulent des enjeux multiples, en termes de politique interne et de stratégie identitaire nationale. Nous montrons comment l’analyse de la constitution des réseaux transnationaux, qui lient (et opposent) les Cubains de l’île aux Cubains de Miami, nécessite une approche contextuelle fine, qui prenne en compte leur inscription historique et les enjeux économiques, sociaux, identitaires et politiques qui les sous-tendent. Les changements actuels, à Cuba et aux Etats-Unis, sont à comprendre alors en termes de jeu d’échelle : d’une pratique religieuse sans dogmes et sans institutions organisées de façon rigide au niveau local,

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on passe à une certaine orthodoxisation sous la tutelle de l’Etat, pour parvenir, au niveau régional, à un processus d’institutionnalisation avec la création d’Eglises santeras au sein de la communauté cubaine de Miami. Penser ces changements en termes de réseaux transnationaux peut être particulièrement productif, bien que, dans le cas cubain, l’Etat ne soit pas totalement absent.

28 Dans son article, Maria Julia Carozzi apporte un contrepoint intéressant aux analyses de la transnationalisation des religions afro-américaines, avec l’étude de l’adaptation locale du mouvement du New Age à Buenos Aires. Ce mouvement se structure autour d’un circuit – un réseau segmenté, polycentrique et intégré –, qui brise les frontières distinguant autrefois de façon claire les religions des thérapies alternatives. Ce mouvement met l’accent sur les rapports avec le cosmos et la nature en vue de procurer bien-être et développement spirituel à chaque individu. En revanche, les relations interpersonnelles doivent être marquées par l’éphémère, afin de désacra- liser les liens profonds avec les autres, qui sont la source de déséquilibre émotionnel et énergétique. La circulation entre différents groupes et le contact avec des « maîtres » toujours différents permettent ainsi à l’individu de s’épanouir et de parfaire son existence. L’auteur met en lumière les transformations entraînées par ce mouvement dans les classes moyennes urbaines en Argentine, qui substituent aux liens d’amitié et familiaux des relations éphémères, constamment changeantes. Le New Age octroie ainsi un caractère sacré à cette tendance au remplacement continu des interlocuteurs dans les relations sociales, associant cela aux notions de bien-être, de développement spirituel, d’équilibre et de santé.

29 Ari Pedro Oro ajoute une nouvelle dimension à notre réflexion sur la transnationalisation religieuse, en analysant le processus de diffusion de l’Eglise Universelle du Royaume de Dieu (EURD) dans différents pays. Cette Eglise pentecôtiste brésilienne fondée en 1977 à Rio de Janeiro est aujourd’hui présente dans quatre-vingts pays grâce à sa capacité d’adaptation aux différentes cultures locales. Oro se consacre dans le présent article à l’étude de trois cas emblématiques : l’Argentine, le Portugal et l’Afrique du Sud. Comme pour les religions afro-américaines, la question porte sur la manière dont cette Eglise pentecôtiste se localise et s’« indigénise ». Une nouvelle fois, le rôle joué par la nationalité des acteurs sociaux s’avère fondamental pour la compréhension des enjeux de la transnationalisation. Dans chaque pays, le discours et les pratiques religieuses de l’EURD doivent ainsi s’ajuster aux cultures locales, tout en conservant leur propre ethos.

30 Pierre-Joseph Laurent, qui a poursuivi sa réflexion sur la transnationalisation du pentecôtisme en analysant, dans son dernier ouvrage Pentecôtistes du Burkina Faso. Mariage, pouvoir et guérison (2003), l’implantation des Assemblées de Dieu (AD) dans ce pays, s’est prêté au jeu, pas toujours facile, de la critique croisée. Le dossier final est ainsi consacré aux différentes lectures de cet ouvrage par des spécialistes tels que Joël Noret, Sandra Fancello et Frédéric Moens. Joël Noret se propose de prolonger la partie historique de l’ouvrage, intégrant à la discussion d’autres éléments du contexte transnational dans lequel, dès le début, se sont trouvées inscrites les AD du Burkina Faso. La contribution de Sandra Fancello nous aide également à éclairer le processus d’implantation des AD, analysé par Pierre-Joseph Laurent, à travers la comparaison des données sur le Burkina Faso avec les données qu’elle a recueilli au Ghana. Cela nous permet de saisir la portée de ce phénomène de transnationalisation religieuse, au-delà des frontières nationales du Burkina Faso, le Ghana et le Nigeria demeurant les

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principaux foyers de diffusion des Eglises nouvelles en Afrique. Frédéric Moens apporte le regard d’un sociologue sur ces questions, soulignant l’importance, dans le travail de Laurent, de notions telles que « modernité insécurisée » et « modernité globalisée ». Le dossier sur la transnationalisation du pentecôtisme au Burkina Faso se conclut avec la réponse, en forme d’article, de Pierre-Joseph Laurent, dans laquelle il ajoute des éléments nouveaux qui mettent en lumière la complexité – et les pièges – des analyses des processus de transnationalisation religieuse. Il montre comment la conversion au pentecôtisme et le sentiment d’appartenir à une communauté transnationale qui en découle produisent des ressources inédites pour l’entrée dans ce qu’il définit comme « modernité globalisée ». L’analyse de Pierre-Joseph Laurent met l’accent sur l’importance d’observations de longue durée sur le terrain, seul moyen de saisir les liens très complexes entre le local et le global.

31 Ce dossier sur la transnationalisation des religions ne fait qu’ouvrir un débat, en l’alimentant en « chair ethnographique ». J’aimerais conclure en affirmant que, s’il est certain que les phénomènes de globalisation ne sont pas nouveaux, la réflexion sur la transnationalisation se justifie, elle, par la constitution même de nos objets ethno- graphiques, qui nous confrontent à des terrains éclatés, mais reliés par des réseaux de plus en plus complexes. Aux critiques fustigeant l’absence de travail de terrain dans les ouvrages sur la transnationalisation, on répondra que, si le territoire ne disparaît pas mais se transforme, de même le travail de terrain doit se transformer profondément et se déployer sur plusieurs fronts. Mener des recherches sur la transnationalisation des religions oblige alors à réaliser des enquêtes de terrain « multilocalisées », qui transforment profondément la pratique anthropologique (cf. Marcus, 1995). Voilà, peut-être, un nouveau défi pour l’anthropologie.

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NOTES

1. Assayag et Bénéï (2000 : 18), dans l’introduction du numéro spécial de L’Homme consacré aux « intellectuels en diaspora », écrivaient qu’« il est frappant de constater qu’une grande part des travaux, consacrés à ce domaine et livrés à la connaissance de la communauté scientifique internationale, sont l’œuvre d’auteurs d’origine sud-asiatique » résidant aux Etats-Unis. 2. Voir aussi la critique en ce sens de Jean-Loup Amselle (2000). 3. Voir aussi Strathern (1992) pour une critique des analyses en termes de créolisation.

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4. La notion d’écoumène a été développée par Ulf Hannerz (1996 : 7), lequel a repris un terme utilisé par Alfred Kroeber lors de la Huxley Memorial Lecture, qui s’est tenue en 1945 à Londres, au Royal Anthropological Institute. Le terme « écoumène » vient du grec oikoumenê, qui désignait aux yeux des anciens Grecs la totalité du monde connu. Il est utilisé par Hannerz et par d’autres chercheurs (cf. Igor Kopytoff, 1987) pour désigner une « région d’interaction et d’échange culturels ». Sur la notion d’écoumène, voir Kroeber (1945), Hannerz (1996, 1997) et Mintz (1996). 5. Les critiques adressées aux défenseurs des théories sur la globalisation, formulées par Sydney Mintz (1996), ne peuvent pas se limiter, à mon sens, au cas de la Caraïbe, interprétée comme premier « village global » et comme premier « laboratoire de la modernité », mais elles doivent s’élargir à l’ensemble du continent américain. Pour Mintz, ce qui caractérise l’écoumène antillais est le système des plantations, qui a permis l’élaboration de la culture afro-américaine. Le Brésil devrait, tout naturellement, être inclus dans ce même écoumène, ainsi que d’autres anciennes colonies américaines dont l’économie était fondée sur la culture extensive du sucre ou du coton et sur l’exploitation d’une main-d’œuvre esclave. Cet écoumène ne serait alors plus « antillais », mais « américain ». 6. Le dernier exemple de cette « globalisation religieuse » a été offert par la réalisation du 8ème Congrès mondial sur la tradition et culture des orisha, du 13 au 17 juillet 2003 à La Havane (Cuba), qui était présenté en anglais comme étant le 8th Global Yoruba Congress. 7. Un excellent exemple est fourni par le passage de la santería à l’orisha- aux Etats-Unis (Capone, 1999b).

AUTEUR

STEFANIA CAPONE

Stefania Capone est docteur en ethnologie de l’Université de Paris X-Nanterre, chargée de recherche au CNRS, au Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative de Nanterre. Elle est l’auteur de La quête de l’Afrique dans le candomblé. Pouvoir et tradition au Brésil (Paris, Karthala, 1999). A présent, elle poursuit ses recherches sur le processus de réafricanisation au Brésil et aux Etats-Unis, ainsi que son analyse des réseaux transnationaux des religions afro-américaines.

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« A Nation within Nations » : nationalisme afro-américain et réafricanisation aux États-Unis

Pauline GUEDJ

1 Aujourd’hui, certains sociologues1 insistent sur le fait que le monde qu’ils appellent postmoderne est caractérisé par un éclatement des pratiques religieuses et une individualisation des croyances. Pour Danièle Hervieu-Léger, par exemple, nous sommes actuellement en pleine ère New Age dans laquelle « la croyance et la participation religieuse sont matières à option » : « Ce sont des affaires privées qui relèvent de la conscience individuelle et qu’aucune institution religieuse ou politique ne peut imposer à quiconque » (Hervieu-Léger, 1999 : 33). Les religions deviennent ainsi, pour cet auteur, des pratiques fragmentaires que le fidèle en quête de salut peut utiliser à son gré, selon ses besoins et ses désirs. Consommateur, il dispose de l’éventail des religions qu’il utilise pour contenter ses besoins du moment en passant d’une pratique à une autre.

2 Dans cette logique, ce sont alors les Etats-Unis d’Amérique qui jouent le rôle de quartier général de ce « zapping » religieux. S’adonnant à des pratiques occultes, multipliant les initiations à des techniques de médecines alternatives et collectionnant à leur domicile les autels et symboles du bouddhisme, de certaines religions africaines, du judaïsme ou de la chrétienté, les Américains sont pensés comme de grands amateurs de cette liberté désordonnée et impulsive face aux phénomènes religieux.

3 Le rapport de la communauté afro-américaine des Etats-Unis à la religion et son actuel rejet d’une affiliation à une pratique religieuse reconnue aux Etats-Unis pour l’adoption de cultes considérés comme « traditionnels » pourraient alors rappeler les analyses des auteurs que nous évoquions plus haut. En effet, depuis le début des années soixante- dix, sont apparues aux Etats-Unis ce que l’on nomme les African Traditional Religions. Considérées comme d’importation africaine, ces religions offrent aux Noirs la possibilité de se retrouver dans des cérémonies « alternatives » où sont pratiquées la danse et la possession. Pouvant alterner librement les participations à des cérémonies yoruba, akan, vaudouisantes ou de santería cubaine, les Afro-Américains auraient ainsi

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la possibilité d’agencer à leur guise les éléments épars d’une religion, alors personnalisée.

4 Cet article vise à montrer comment cette apparition des cultes d’origine africaine aux Etats-Unis n’est justement pas le résultat d’un éclatement postmoderne du religieux mais d’une histoire politique et nationaliste afro-américaine qui a toujours entretenu des rapports étroits avec la religion. Depuis l’esclavage, les institutions religieuses ont constitué les principaux organes politiques afro-américains. C’est au sein de leurs Eglises, qu’échappant au contrôle des planteurs, les Noirs ont pu élire leurs premiers représentants, gérer leur communauté et à terme définir des programmes de lutte pour leur émancipation. Selon Frazier (1963 : 35), la Negro Church n’était ainsi autre qu’une « Nation à l’intérieur de la Nation », une communauté régie par ses propres lois et principes, offrant aux Noirs une certaine autonomie dans un pays où ils étaient réduits au statut d’objets.

5 L’apparition des religions d’origine africaine aux Etats-Unis doit être ainsi replacée dans le contexte plus large de l’histoire politique afro-américaine et plus particulièrement du nationalisme noir. Héritier direct de cette idée d’une Eglise noire, « Nation à l’intérieur de la Nation américaine », le nationalisme afro-américain considère que le salut des Noirs réside dans une tentative de constituer une Nation indépendante, à l’abri des règles et des lois applicables dans le monde blanc. En revenant sur l’évolution du nationalisme noir aux Etats-Unis, nous tenterons de démontrer comment cette mouvance politique a donné l’impulsion à un phénomène de « réafricanisation2 » de la communauté afro-américaine, passant par une adoption de cultes africanisants, et comment son discours et ses fondements idéologiques s’en sont trouvés profondément modifiés. Loin d’une quête personnelle du salut ou des origines, ces nouvelles pratiques religieuses, de plus en plus populaires aux Etats-Unis, nous apparaîtront alors comme des pièces majeures d’un combat politique contre l’oppression usant de la formation de réseaux transnationaux entre l’Amérique et l’Afrique comme d’une nouvelle forme de séparatisme.

Marcus Garvey : la Nation noire et le rêve du retour à la Terre Mère

6 De l’élaboration conceptuelle d’une Eglise noire, « Nation à l’intérieur de la Nation américaine », chez Frazier (1963), à l’image populaire de la « One Nation under a Groove » mise en musique par George Clinton et ses Funkadelic en 1978, la communauté afro- américaine des Etats-Unis a souvent été décrite comme une entité indépendante, régie par ses propres lois et règles et animée par des dynamiques spécifiques, le protestantisme noir chez Frazier, le groove ou le funk chez George Clinton. Le nationalisme noir, l’une des formes de lutte politique pour la défense des droits des Afro-Américains la plus populaire aux Etats-Unis, fera, lui, de ces principes la base de ses idéologies et revendications. La communauté noire ne sera plus décrite alors comme un groupe d’hommes et de femmes victimes de l’esclavage et de l’oppression mais comme une Nation indépendante et digne.

7 C’est avec Marcus Garvey3 que le nationalisme afro-américain connaîtra ses premières heures de gloire. Pour Garvey, les relations entre les Noirs et les Blancs aux Etats-Unis ne sauraient être régies par une autre logique que celle de l’exploitation des premiers

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par les seconds. Les institutions américaines et la constitution du pays, elles mêmes, sont d’ailleurs soumises à ce principe raciste. De plus, les Noirs et les Blancs se différencient par de profonds déterminismes raciaux et culturels. Du fait de ces déterminismes, leur cohabitation ne peut être que conflictuelle. Ce n’est donc qu’en se séparant du monde blanc que les Noirs pourront enfin s’autogérer et vivre librement.

8 Originaire de la Jamaïque, Garvey va fonder, dès son arrivée aux Etats-Unis en 1916, une organisation qui connaîtra rapidement de nombreuses ramifications sur l’ensemble du territoire américain : l’Universal Negro Improvement Association. L’UNIA, première association nationaliste d’une telle ampleur aux Etats-Unis, se proposait de réunir les hommes et les femmes d’« origine africaine »4 autour d’un véritable manifeste comprenant une constitution, un ensemble de lois, un drapeau et un hymne. Réclamant la fin des lynchages des Noirs dans le Sud des Etats-Unis, l’abrogation de la ségrégation, le droit à l’éducation et à l’exercice des professions scientifiques pour les Afro- Américains, mais aussi la possibilité pour les Noirs d’élire leur propres représentants et de s’autogérer aux Etats-Unis, la Declaration of Rights of the Negro Peoples of the World (1916)5 constitue l’un des fondements du nationalisme afro-américain et un texte de référence.

9 Aujourd’hui, Garvey reste l’un des prédicateurs noirs les plus significatifs aux Etats- Unis, puisque c’est lui, qui, pour la première fois, érigea radicalement l’idée de Nation noire sur le territoire américain en un principe de lutte politique. Avec lui, nous assistons bien à la création d’une « communauté imaginaire », pour reprendre les termes de Benedict Anderson (1983), rassemblant tous les Afro-Américains autour de valeurs communes et d’un héritage partagé, ce passé qu’ils doivent préserver, mettre en pratique dans leur vie quotidienne et dont la charte de fondation de l’UNIA certifie l’originalité. Né d’une réaction violente au rôle de subalternes que l’Etat américain conférait aux Afro-Américains, le nationalisme noir est donc indissociable de la politique séparatiste à laquelle il s’intègre. La communauté « imaginée » par les Afro- Américains se doit d’être commandée et régie, non plus par des Blancs esclavagistes, mais par les Noirs eux-mêmes. Elle sera indépendante politiquement et économiquement ou ne sera pas.

10 Mais, au-delà de la création d’une Nation noire autogérée sur le territoire américain, Marcus Garvey voit dans le retour en Afrique le salut des Noirs. « Naturellement » opposés aux Blancs, les Noirs ne seront véritablement libres que lorsqu’ils auront, enfin, fait le chemin inverse de leurs ancêtres, réduits en esclavage et déportés en Amérique par les Blancs. En Afrique, dans un environnement propice à leur nature d’hommes noirs, ils pourront vivre ensemble conformément à « leurs déterminismes raciaux et culturels ». La politique séparatiste de Garvey est donc, à la fois, née d’un constat, l’impossibilité pour les Blancs et les Noirs de cohabiter dans le respect mutuel, et tournée vers un idéal libérateur, le rêve émancipateur d’un retour des Afro- Américains à leur Terre d’origine. Pour Marcus Garvey, la Nation noire des Etats-Unis souffre d’un important complexe dû à son sentiment « d’exil ». Ce n’est qu’en quittant les Etats-Unis pour l’Afrique qu’elle sera complètement libre.

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La Nation of Islam : nationalisme noir et fondation de l’État-nation afro-américain

11 Cette notion d’une Nation noire indépendante sur le territoire américain va se trouver radicalisée par les mouvements urbains des Black Jews6, du Moorish Science Temple7 et surtout de la Nation of Islam8, qui feront leur apparition aux Etats-Unis entre 1920 et 1930. Comme Garvey, les leaders de ces organisations, tenteront de faire de la communauté noire une entité catégoriquement séparée du monde blanc, fonctionnant en autosuffisance et rassemblée autour d’un ensemble de symboles unificateurs, une religion, un drapeau, un hymne et un manifeste comme le diptyque What Muslims Believe – What Muslims Want (s/d) de la Nation of Islam. Pour les dirigeants de la Nation of Islam, en particulier, les Noirs doivent se rassembler dans les ghettos, tenter d’y relancer l’économie et y pratiquer leur propre religion. Là et seulement là, ils formeront une Nation autonome.

12 Par conséquent, les dirigeants de la Nation of Islam vont élaborer un véritable programme politique fondé sur des réformes précises et entièrement tourné vers le désir de créer une communauté noire indépendante aux Etats-Unis. La politique séparatiste de la Nation of Islam reposera, ainsi, sur un triple effort de distinguer politiquement, religieusement et économiquement, les Afro-Américains du reste de la population américaine. Sur le plan politique, les Afro-Américains de la Nation of Islam sont régis par un chef suprême et possèdent une nouvelle identité qui leur a été imposée par leur leader et qui suppose l’abandon de leur dénomination d’esclave. Ils ont ainsi une carte d’identité de la Nation of Islam et doivent refuser de s’impliquer dans une vie politique américaine qui ne concerne aucunement les intérêts de l’homme noir. Sur le plan religieux, les Noirs américains sont les descendants directs d’un peuple élu, celui qu’Allah créa à son image. Ils ne sont donc ni des Américains chrétiens, ni des Africains païens mais des musulmans, « citoyens » d’une Nation, elle aussi musulmane. Enfin, sur le plan économique, la politique séparatiste de la Nation of Islam reposera sur la tentative d’élaborer un véritable secteur économique, constitué de terrains d’exploitation agricole, d’usines, de supermarchés, mais aussi de logements et d’hôpitaux. Nourris, logés, blanchis, dirigés politiquement comme spirituellement et employés par leur Nation, les membres de la Nation of Islam sont donc bien des étrangers sur le territoire américain. Ils ne sont redevables en rien à l’Amérique.

13 Mais les revendications de la Nation of Islam pousseront à leur paroxysme ces aspirations indépendantistes et nationalistes, puisque les leaders de ce mouvement seront les premiers à élaborer la notion d’Etat-nation afro-américain aux Etats-Unis. Le manifeste de la Nation of Islam insiste, en effet, dès les années quarante, sur la nécessité de fonder un Etat indépendant noir, donnant une réalité géographique aux revendications indépendantistes afro-américaines. L’article 4 du What Muslims want (s/ d) fait ainsi de cette revendication une priorité : « Nous voulons que notre peuple en Amérique, dont les parents ou grand-parents étaient des descendants d’esclaves, obtienne l’autorisation de fonder un Etat séparé ou un territoire qui lui soit propre »9.

14 Pour les dirigeants de la Nation of Islam, la formation d’une Nation afro-américaine indépendante ne constitue, en fait, que la première étape nécessaire à l’émancipation de l’homme noir. La libération des Noirs américains ne sera véritablement effective que lorsque ceux-ci se verront remettre, en guise de réparation pour leurs années de soumission servile, un territoire indépendant. Comme chez Marcus Garvey, la simple

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revendication d’une autogestion des Noirs sur le territoire américain ne suffit donc pas à honorer le dessein des nationalistes. Mais là où Marcus Garvey cherchait dans un retour à l’Afrique le salut des Noirs, la Nation of Islam voit dans la création d’un Etat indépendant, à l’intérieur des Etats-Unis, une unique chance d’émancipation. Entretenant des rapports très particuliers avec l’Afrique, et méprisant à bien des égards les Africains du continent, les membres de la Nation of Islam ne prônent pas le retour à l’Afrique mais la création d’un nouvel Etat où les Noirs pourront vivre ensemble, reproduisant ainsi la vie des temps originels, où, égaux, ils siégeaient aux côtés d’Allah.

15 De l’UNIA à la Nation of Islam, nous avons donc assisté à une première mutation dans l’idéologie du nationalisme noir. D’un nationalisme revendiquant l’existence d’une Nation noire indépendante aux Etats-Unis et dont le salut se trouve en Afrique, nous sommes passés à un autre, défendant l’idée selon laquelle la communauté afro- américaine ne sera véritablement libérée, que lorsqu’elle se verra remettre un Etat indépendant. Dans les deux cas, c’est toutefois après un exode que la communauté afro- américaine connaîtra enfin la liberté. Pour être conforme à leur essence, les Noirs doivent quitter, physiquement chez Garvey ou symboliquement pour la Nation of Islam, les Etats-Unis. L’aboutissement des programmes nationalistes de l’UNIA et de la Nation of Islam se situe donc dans un séparatisme radical supposant une rupture géographique entre les Noirs et les Blancs.

16 Avec le nationalisme culturel des années soixante, cette notion de séparatisme va se trouver une nouvelle fois réinterprétée, renégociée et réinventée. Cherchant dans un retour spirituel à l’Afrique l’antidote aux maux des Afro-Américains, le nationalisme culturel fera de la notion de culture la base de son idéologie et de son combat.

« Africa on my mind » : le nationalisme culturel

17 A partir des années soixante, des musiciens et des danseurs afro-américains se penchent sur l’Afrique pour trouver de nouvelles inspirations. « Ile- » de Miles Davis, « Afro Blue » ou « Liberia » de John Coltrane ainsi que les expériences répétées de l’Art Ensemble of Chicago, quartet qui monte en scène en arborant des costumes « traditionnels » africains, sont autant de témoignages de cet engouement des Noirs pour la culture de leurs ancêtres. Pour ces artistes, se plonger dans la musique africaine pourrait permettre de revigorer l’art afro-américain en général, d’en diversifier les références, les rythmes ou les conceptions harmoniques. Mais en même temps, cette entreprise constitue une expérience de « retour à l’Afrique », non pas physique cette fois, mais « artistique » et « culturelle ». Pour Miles Davis, John Coltrane ou Lester Bowie, il s’agit bien de refaire corps avec leur culture ancestrale pour s’en inspirer dans le présent, aux Etats-Unis. Ce nouveau type de « retour à l’Afrique » leur permet ainsi de se lancer dans une entreprise personnelle de quête des origines.

18 Cette conception de la musique et de l’art comme pouvant permettre de redéfinir l’identité afro-américaine sera absolument déterminante dans l’élaboration d’un nouveau type de nationalisme qui connaît ses heures de gloire aujourd’hui aux Etats- Unis. Il s’agit en fait, pour les tenants de cette mouvance politique, d’utiliser la culture pour affirmer l’existence d’une essence africaine radicalement opposée à la société blanche. Pour le nationalisme culturel, l’individu est entièrement déterminé par sa culture. C’est elle qui le modèle, le structure (pattern), pour reprendre les termes de Ruth Benedict (1946). La tâche que se reconnaissent les nationalistes culturels consiste

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alors à démontrer que cette culture, qui en quelque sorte a créé l’Afro-Américain, n’est pas à chercher aux Etats-Unis, mais dans sa terre d’origine, le continent africain.

19 Les Afro-Américains doivent refaire corps avec la face africaine de leur identité, celle qui détermine leur personnalité et fonde l’unité de leur Nation. Les mouvements noirs, prônant cette nouvelle forme de nationalisme, demanderont alors à leurs membres, non seulement d’assister à des conférences sur le continent africain, de visiter les musées comportant des collections d’art originaire du continent10 ou même d’apprendre des langues africaines, le yoruba surtout, mais aussi de s’« africaniser » dans leur vie quotidienne. Les adeptes se devront alors de changer de nom, de mode vestimentaire, de régime alimentaire, de structures familiales et, à terme, de pratiques religieuses, afin que ceux-ci soient conformes à leur personnalité ou essence d’Africains. Etre noir revient donc, pour un membre de ce type de mouvement, à puiser dans son être la mémoire de l’Afrique ancestrale et à la réactiver dans ses pratiques quotidiennes, bref à se « ré-africaniser ».

20 C’est autour des personnes de Maulana Karenga et de Molefi Kete Asante, tous deux anthropologues afro-américains, que le nationalisme culturel trouvera à la fois ses fondements théoriques et ses manifestations les plus populaires. La Kawaida Theory, élaborée par Maulana Karenga (1978), repose sur la valorisation d’une philosophie qui permettrait aux Afro-Américains de réadopter les valeurs de leur Afrique ancestrale. Au centre de cette philosophie se trouve le rituel afro-américain du Kwanzaa, inventé de toutes pièces par l’auteur et qui cherche à célébrer tous les ans pendant sept jours, du 26 décembre au 1er janvier, la culture africaine. Chaque jour de la célébration du Kwanzaa est lié à un principe fondamental énoncé en langue swahili. Ainsi, le premier jour sera placé sous le signe de l’Umoja (unité), et honorera l’héritage culturel africain des participants, alors que le dernier jour Imani (foi) sera consacré à la célébration d’un espoir en la libération du peuple noir.

21 Le Kwanzaa de Maulana Karenga, très pratiqué et médiatisé aux Etats-Unis, est aujourd’hui devenu le rituel afro-américain par excellence, celui qui réunit les Noirs entre-eux, au moment même où les Blancs achèvent les fêtes de Noël. Les principes du Kwanzaa, tels qu’ils sont énoncés en swahili, insistent très clairement sur cette idée d’une libération du peuple noir passant par la redécouverte de sa culture. Si les Afro- Américains adoptent ces principes dans leur vie quotidienne, ils pourront, à terme, être indépendants ne serait-ce que culturellement et spirituellement. Sous couvert de « folklore africain », le Kwanzaa de Maulana Karenga s’inscrit donc dans une logique de lutte politique pour la sauvegarde de la culture africaine et contre la main mise des Blancs sur l’existence des Noirs Etats-uniens. Ayant redécouvert leur véritable culture, les Afro-Américains pourront alors se séparer « mentalement » et « psychologiquement » de la société blanche.

22 Autre figure majeure du nationalisme culturel, Molefi Kete Asante est aujourd’hui le principal représentant de l’afrocentrisme11 aux Etats-Unis. Les perspectives afrocentristes, telles qu’il les énonce (1988), proposent de remettre l’Afrique au centre de l’Histoire de l’humanité. Victime de ce qu’il appelle l’eurocentrisme, cette tentative de faire tourner l’évolution humaine autour du seul continent européen, la culture africaine souffre d’un profond manque de reconnaissance à l’origine du malaise dont souffrent les populations noires. Les Noirs d’Afrique et d’Amérique ne connaissent pas leur histoire et la méprisent ; l’afro-centrisme se propose donc de leur enseigner en adoptant un point de vue essentiellement « africain ». Ce n’est qu’en apprenant les

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fondements de leur culture que les Noirs pourront vivre librement et conformément à leur ethos. Ayant pleine conscience de leurs origines et de leurs déterminismes culturels, ils pourront alors agir en accord avec leur essence et ne commettront plus les erreurs du passé.

23 Ont ainsi vu le jour aux Etats-Unis toute une série d’écoles et de départements dans les universités se réclamant de la méthode afro-centriste. Les départements de Black Studies du City College de New York ou de la Temple University de Philadelphie, dirigé par Asante lui-même, constituent ainsi les deux principaux organes dans la propagation des théories afro-centristes. A vocation thérapeutique, ils se donnent pour but d’utiliser l’enseignement pour permettre aux Afro-Américains de faire un voyage spirituel et culturel vers l’Afrique pour s’en inspirer dans leurs agissements quotidiens.

24 Les revendications séparatistes du nationalisme culturel se concentrent donc sur la notion d’une culture africaine dont la valorisation pourrait permettre aux Afro- Américains de se dissocier psychologiquement des Blancs. La Nation noire n’est plus indépendante aux Etats-Unis parce qu’elle possède ses propres organes politiques, ses ressources économiques et ses représentants, mais parce que ses membres ont pris conscience de l’originalité de leur culture, une culture qui n’a pas souffert des violences de l’esclavage. Les Afro-Américains sont des Africains exilés aux Etats-Unis et c’est au nom de leur culture africaine qu’ils peuvent se revendiquer comme autonomes. En fait, tout se passe comme si les Afro-Américains étaient les membres d’une sorte d’ethos africain englobant, d’une culture unificatrice qui transcende les frontières des Etats- nations. Les Afro-Américains n’ont pas besoin de quitter les Etats-Unis, de retourner en Afrique, pour se revendiquer Africains et pour être conformes à leur essence. Aux Etats-Unis, l’Afrique est présente en eux et elle palpite dans leur for intérieur. Habillés avec des vêtements kente, apprenant le twi ou le yoruba, jouant des percussions et pratiquant les religions traditionnelles du continent d’origine, les Afro-Américains « réafricanisés » tentent bien de se séparer psychologiquement du monde blanc.

L’essor des religions d’origine africaine aux Etats-Unis et la naissance des mouvements yoruba et akan

25 Depuis la fin des années cinquante, avec l’immigration massive des populations cubaines, portoricaines et haïtiennes sur le territoire américain, sont apparus aux Etats-Unis des cultes à composantes africaines comme la santería, l’espiritismo et le vaudou. Rapidement, les Afro-Américains en quête de leurs origines vont découvrir dans ces pratiques rituelles de nouvelles traces de leur africanité et un moyen de refaire corps avec les fondements de leur identité bafouée. Adeptes, pour la plupart, du christianisme ou de l’islam tel qu’il est pratiqué par la Nation of Islam, ils vont trouver dans ces cultes afro-catholiques, une première introduction aux religions et aux cultures de l’Afrique qui leur étaient jusqu’alors presque inconnues. Nombreux Afro- Américains tenteront ainsi d’intégrer les maisons de culte où sont pratiquées ces religions, la santería principalement, et de s’y faire initier. C’est de cette rencontre du nationalisme culturel et de ces cultes afro-cubains, portoricains et haïtiens que naîtront les mouvements yoruba12 et akan 13, aujourd’hui principales organisations religieuses « africaines » du pays.

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26 Les fondateurs de ces deux mouvements, Walter King qui prendra plus tard le nom de Oba Efuntola Oseijeman Adefunmi I et Gus Edwards, Nana Yao Opare Dinizulu, étaient tous deux des artistes, danseurs et percussionnistes, et de fervents nationalistes culturels qui prirent, dès le début des années cinquante, la tête d’associations tentant de diffuser les langues, les religions et les cultures de l’Afrique. Ainsi, The Ghanas, association dirigée par Gus Edwards, organisait des manifestations culturelles, expositions et cours de danse à la YMCA de Harlem, alors que la société secrète de Damballawedo, dont étaient membres les deux hommes, reproduisait dans l’arrière- boutique d’un café de l’East Village de Manhattan les pratiques rituelles du vaudou, des Yoruba du Nigeria et des Akan du Ghana. C’est donc au sein d’associations culturelles et religieuses cherchant déjà à reproduire les mœurs africaines que les deux hommes commencèrent leur parcours spirituel et politique. En établissant des liens avec les Cubains dans le cas de King et en faisant directement le voyage en Afrique pour Dinizulu, ils s’initieront tous deux peu à peu à deux religions qu’ils considèreront comme strictement africaines et traditionnelles.

27 Après avoir été initié à la santería par des santeros, Oseijeman Adefunmi quitte les Etats- Unis pour le Nigeria afin de parfaire son apprentissage de la religion des Yoruba. En effet, la santería, considérée comme un culte plus « africain » que l’espiritismo pratiqué par les Portoricains, se fonde en partie sur les croyances et les rituels des Yoruba de l’actuel Nigeria. Pour Adefunmi, il s’agit donc d’effectuer un voyage aux sources du culte, jusqu’à son noyau africain. Il n’est plus question, pour lui, d’adorer les saints et les divinités chrétiennes présentes dans la santería. La religion doit être purifiée de ses influences occidentales et catholiques pour redevenir le culte des origines, un culte intégralement yoruba et essentiellement africain. C’est ainsi, à Ile Ife, en plein pays yoruba, qu’il fut initié au système de divination d’Ifá et qu’il reçut le titre d’Oba, « Roi des Yoruba d’Amérique ». De retour aux Etats-Unis, Oseijeman Adefunmi fonda un village destiné aux initiés, l’Oyotunji African Village, situé à Sheldon en Caroline du Sud, sur lequel il règne aujourd’hui encore. Là, vivaient et vivent encore une centaine de personnes qui reproduisent dans leur vie quotidienne les coutumes et traditions des Yoruba du Nigeria. Sous la coupe d’un chef suprême, les habitants d’Oyotunji élèvent des chèvres, portent le costume traditionnel yoruba, pratiquent la polygamie et réalisent des cérémonies africaines, telles que la cérémonie pour les , les ancêtres yoruba.

28 A l’image d’Oseijeman Adefunmi, les premiers habitants d’Oyotunji ont presque tous traversé une phase de transition entre une religion syncrétique afro-catholique et un culte réafricanisé c’est-à-dire artificiellement purifié de ses influences occidentales considérées comme « impures ». La santería, qui a constitué pour beaucoup une première approche des religions africaines, est alors rejetée par les habitants du village et l’ensemble des Yoruba actuels puisqu’ils ne voient en elle qu’une déviation de leurs racines africaines. « Today, we Africans no longer need to hold on to the slave religion of santería » (Clarke, 1997 : 1), s’exclamait un prêtre d’Oyotunji, lors des cérémonies rituelles pour Ifá en 1992. La religion afro-catholique purifiée devient alors pour les Afro-Américains un signe d’émancipation. Revenus aux pratiques traditionnelles africaines, ils ont aujourd’hui la possibilité de se revendiquer comme purement et simplement Yoruba, des Africains libres.

29 L’histoire des Akan d’Amérique diffère quelque peu de celle des Yoruba en ce sens que leur premier leader, Gus Edwards, prétend ne jamais avoir connu cette phase de

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transition entre un culte aux composantes occidentales et catholiques et une religion « purifiée ». Bien que certains des premiers membres du mouvement aient été eux- mêmes des adeptes de la santería, les initiateurs des organisations akan insistent sans cesse sur le fait que c’est directement en Afrique qu’ils ont adopté la tradition et qu’ils ont amorcé leur processus d’initiation. Les religions importées aux Etats-Unis par les émigrés cubains ou portoricains n’étaient pas connues pour leurs influences ghanéennes. C’est donc en faisant le voyage en Afrique, que les premiers Akan d’Amérique ont pu découvrir cette tradition.

30 C’est ainsi en 1965 que Gus Edwards, lors d’une tournée en Afrique de sa compagnie de danse, s’arrête à Larteh Kubease, ville d’un lieu de culte nommé l’Akonedi shrine. Là, la prêtresse du lieu, Nana Oparebea exécute une divination pour déterminer l’identité des ancêtres africains de son hôte. A l’issue de la séance, elle révèle à Edwards que ses ancêtres sont originaires d’un village akan voisin et que les dieux réclament non seulement son initiation à la religion, mais aussi l’obtention d’une reconnaissance de la part de leurs enfants exilés en Amérique. Nana Oparebea profite également de l’occasion pour rebaptiser Edwards du nom de Nana Yao Opare Dinizulu. Ce voyage de Dinizulu est reconnu par les Akan d’Amérique comme le point de départ mythique de la diffusion de la tradition aux Etats-Unis. Dinizulu, nommé, comme cela avait été le cas pour Oseijeman Adefunmi, « Chef des Akan d’Amérique », rentre aux Etats-Unis, tel une sorte de prophète dont la mission est de ramener les descendants des esclaves akan à leur réelle religion et véritable identité, une identité dont la source se trouve au Ghana et plus particulièrement dans l’Akwapem, région située au nord d’Accra.

31 Aux Etats-Unis, Dinizulu, alors chargé d’une mission divine, fonde un complexe composé d’un centre culturel et d’un Temple, le Bosum Dzemawodzi. Situé dans le Queens de New York, la structure accueille des cours de danse et de percussions, des expositions, des conférences sur l’Afrique et les Akan et des cérémonies traditionnelles. En 1968, la tradition akan possède donc aux Etats-Unis, un centre liturgique et un centre culturel. Dinizulu, à la tête de ce « complexe », est un prêtre, okomfo, et un omahene, chef suprême, leader de la « branche américaine » de l’ethnie akan. Le rôle de Nana Yao Opare Dinizulu est primordial dans la diffusion de cette tradition aux Etats- Unis. Prêtre le plus important à cette époque, il est garant de la plupart des initiations des Afro-Américains à la pratique de cette religion.

32 Le mouvement akan est ainsi né de la rencontre au Ghana de Gus Edwards et de Nana Oparebea, prêtresse suprême de l’Akonedi shrine. Il s’agit alors, dans ce cas précis, d’un double effort, du côté américain comme du côté ghanéen, pour unir les Africains du continent et de la diaspora autour de pratiques religieuses et d’un ensemble de traditions que les premiers se doivent d’enseigner aux seconds. Lorsque Dinizulu pénètre dans le sanctuaire d’Akonedi en 1965, la communauté afro-américaine des Etats-Unis et le Ghana partagent déjà une importante tradition de contacts et de luttes communes. Kwame Nkrumah, premier président de la république libre du Ghana et lui- même très proche de Nana Oparebea et de l’Akonedi shrine, a effectué une partie de sa formation universitaire aux Etats-Unis. Il est l’ami du panafricaniste W.E.B. Du Bois qui passera d’ailleurs la fin de sa vie à Accra, sur l’invitation de Nkrumah. Les travaux de W.E.B. Du Bois, pionnier du panafricanisme ont exercé une grande influence sur l’engagement politique de Kwame Nkrumah. Bien que rédigés en dehors du continent africain et par « un homme né aux Etats-Unis, les écrits de Du Bois constituent », selon Nkrumah, l’un des « trésors de l’histoire africaine » (Nkrumah, 1968 : 5) 14. Dès son

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retour au Ghana à la fin des années quarante, Nkrumah considère que le combat afro- américain contre le racisme et la ségrégation est une pièce majeure de la lutte commune pour la libération du continent africain et l’unité du peuple noir. Dans les années soixante, un pont symbolique se déployait donc déjà entre le Ghana et la communauté afro-américaine. Il est fort probable que ce premier réseau ait été l’ancêtre de la présente connexion trans-Atlantique entre les temples akan fondés sur la côte est des Etats-Unis et l’Akonedi shrine de Larteh Kubease en Akwapem.

33 Aujourd’hui, les mouvements yoruba et akan constituent les deux principales organisations religieuses de « réafricanisation » aux Etats-Unis. Possédant chacune des maisons de culte dans les principales villes de la côte est des Etat-Unis, entre Philadelphie, New York, Washington et Baltimore, elles ont, depuis les années soixante, multiplié le nombre de leurs adeptes de sorte qu’il est aujourd’hui très difficile d’avancer de quelconques estimations. Puisant leurs membres à la fois au sein des populations les plus pauvres des ghettos et parmi les milieux intellectuels et universitaires afro-américains 15, elles entretiennent entre elles des relations étroites. Nombreux sont, en effet, les prêtres akan qui ont été initiés à la tradition yoruba ou qui pratiquent aujourd’hui les deux religions de manière simultanée. Ceux-ci précisent alors qu’ils ont été appelés à la fois par les divinités yoruba, orisha, et par les entités spirituelles akan, abosom, parce que leurs ancêtres étaient originaires de ces deux ethnies d’Afrique de l’Ouest. Pour refaire corps avec leur identité première, il leur faudrait donc adopter ces deux pratiques religieuses, ces deux traditions. En introduisant la notion d’une identité non plus panafricaine des Noirs américains comme le faisait Marcus Garvey ou les tenants du nationalisme culturel, mais qui trouve sa source dans des régions précises du continent africain, les Yoruba et les Akan d’Amérique ont proposé une nouvelle conception du séparatisme. Nés du nationalisme culturel, ils ont à leur tour influencé cette idéologie pour modifier le concept de Nation sur lequel elle se fonde.

Les communautés transnationales yoruba et akan

34 En se revendiquant d’une religion et d’une ethnie du Nigeria et du Ghana, les Yoruba et les Akan américains se positionnent dans un réseau reliant l’Afrique et l’Amérique, continent de la diaspora. Ils sont les membres de communautés qui se déploient en transcendant les frontières des Etats-nations et en unissant en leur sein des hommes et des femmes partageant la même culture, la même essence, réelles ou inventées. Ce rêve de voir naître une communauté transcendante est le fondement des idéologies des mouvements yoruba et akan. C’est ce rêve qui, par ailleurs, détermine, dans une très large mesure, l’identité des membres de ces groupes, une identité conditionnée par les réseaux dans lesquels elle s’insère.

35 Les membres des mouvements akan et yoruba ne sont plus des représentants d’une tradition ancrée dans un territoire précis. Le Ghana, Larteh Kubease en particulier, et le Nigeria constituent, pour eux, des terres ancestrales qu’il est de visiter mais qu’il n’est absolument pas nécessaire d’habiter pour pouvoir prétendre en adopter les traditions. Nombreux sont en effet les prêtres yoruba et akan qui n’ont jamais effectué le pèlerinage en Afrique et qui font d’ailleurs de cette originalité la preuve inattaquable de leur supposée africanité. Si les divinités se sont adressées directement à eux, Afro- Américains ignorants tout du continent africain, c’est bien qu’elles cherchaient en eux

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leurs enfants, ces Africains dont les ancêtres avaient été réduits en esclavage et qui se doivent de retourner à leur « authentique » tradition pour obtenir le salut. De son côté, l’Oyotunji African Village, unique tentative de donner une entité territoriale à la culture yoruba des Etats-Unis, est aujourd’hui de plus en plus réduit à un rôle symbolique. Les maisons de culte se multiplient, le mouvement se décentralise et Oyotunji perd sa vocation de centralisateur de la tradition en Amérique. Aujourd’hui, les cultures akan et yoruba sont donc, pour les membres de ces organisations, détachées de toute réalité géographique. Les concepts de culture akan et yoruba revêtent alors d’un important aspect essentialiste. De la même manière que l’Afrique constituait le for intérieur des Noirs américains pour les nationalistes culturels, ce sont les traditions akan et yoruba réelles ou inventées qui, selon les adeptes de ces mouvements, détermineraient leurs agissements et leur ethos. Ayant pris leurs sources en Afrique, les traditions yoruba et akan sont aujourd’hui l’apanage d’ethnies se déployant entre les Etats-Unis et le continent africain et c’est par le biais de cette absence d’ancrage dans un Etat ou dans un lieu précis qu’elles vont constituer les fondements d’une nouvelle politique nationaliste et séparatiste.

36 « Déterritorialisées », les cultures et ethnies akan et yoruba vont alors constituer des entités qui existent « à cheval » entre deux continents, par le truchement de dynamismes transnationaux, de connexions entre l’Afrique et sa « progéniture » américaine, la diaspora (Capone, 2000). Il ne s’agira plus alors de parler de cultures africaines qui se sont diffusées aux Etats-Unis et qui ont été adoptées par la communauté noire, mais de traditions qui existent par et dans un ensemble de réseaux se déployant entre les deux continents. Les Afro-Américains constituent les ethnies akan et yoruba au même titre que leurs « homologues » africains et sont dirigés par des chefs qui sont reconnus par les habitants de la Terre Mère. Il est à ce titre très intéressant de noter que c’est aujourd’hui une Américaine qui revendique le titre d’Okomfohene des Akan, de chef prêtresse de la religion à la fois aux Etats-Unis et au Ghana. Depuis le décès de Nana Oparebea, prêtresse qui avait introduit les premiers Afro-Américains à la religion, ce ne serait donc plus une Africaine qui serait à la tête du culte, mais une femme de Philadelphie qui a été choisie par les aînés de Larteh Kubease et qui s’est vu remettre la mission de faire respecter les divinités akan des deux côtés de l’Atlantique. « Victoire culturelle », comme le proclamait un prêtre akan présent à la cérémonie d’intronisation de cette dernière, la mission de cette femme, bien que contestée par la plupart des initiés américains, reste un symbole parfait de ce rêve de voir se former une communauté ethnique transnationale akan, qui a besoin à la fois de sa branche ghanéenne et de sa branche américaine pour exister. Les traditions, les cultures, les religions yoruba et akan ne sont plus spécifiquement ghanéennes ou nigérianes et ont besoin de se refléter dans le miroir américain pour exister. Elles sont les produits des réseaux transnationaux qui les véhiculent et les alimentent (Capone, 2000).

37 Les cultures et les ethnies akan et yoruba deviennent alors des « écoumènes », pour reprendre le terme utilisé par Ulf Hannerz (1992). « Régions d’interaction et d’échanges perpétuels » (Kopytoff, 1987 : 10 in Hannerz, 1992 : 296), elles constituent des entités aux marges des Etats-nations qui se définissent par leur plurilocalité. Les Yoruba et les Akan américains sont ainsi des « cosmopolites » (Hannerz, 1996 in Capone, 2000), des hommes et des femmes dont l’identité est conditionnée par une série de réseaux établis entre différents lieux géographiques. Les cultures yoruba et akan n’ont pas besoin d’être localisées en Afrique pour exister et c’est même parce qu’elles ne le sont plus

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qu’elles seront adoptées et clamées par des Afro-Américains, qui les constituent et les réinventent de jour en jour.

38 De leur côté, les initiés de l’Akonedi shrine de Larteh Kubease au Ghana ont fait de ce lien avec les populations noires des Etats-Unis la principale spécificité du sanctuaire auquel ils appartiennent. Ainsi, les cérémonies pratiquées à l’Akonedi shrine sont aujourd’hui souvent précédées d’une adresse ou de libations en l’honneur de ces Africains exilés de l’autre côté de l’Atlantique. Depuis l’initiation de nombreux Afro- Américains à Larteh Kubease, de nouvelles divinités sont apparues au sanctuaire, bouleversant ainsi la hiérarchie des entités spirituelles de l’Akonedi shrine. Ces divinités, originaires des différentes régions du Ghana et du Nigeria où les Akan américains en pèlerinage ont séjourné, possèdent aujourd’hui des autels et sont célébrées au cours de cérémonies rituelles. Pour les initiés de l’Akonedi shrine, les Noirs américains sont des Africains qui ont été déracinés. Leur permettre de réadopter leur coutumes et traditions est une volonté divine, une mission dont les divinités avaient chargées Nana Oparebea, chef prêtresse du lieu. Afin de les aider dans leur parcours initiatique, les habitants de Larteh Kubease n’hésitent pas à intégrer les Noirs américains dans leurs réseaux de parenté et à leur décerner des titres politiques comme ce fut le cas pour Barbara Wallace, une femme de Philadelphie, professeur de psychologie, aujourd’hui Reine mère du clan Asona Abrade de Larteh Kubease. Nana Oparebea, chef prêtresse de l’Akonedi shrine avait fait de cet effort de réinstaurer le lien entre les Africains du continent et ceux de la diaspora son véritable cheval de bataille. Elle a, entre les années soixante et quatre-vingt-dix, effectué un grand nombre de voyages aux Etats-Unis afin de contrôler la pratique de la tradition de l’autre côté de l’Atlantique, d’installer dans les shrine houses de certains prêtres américains des autels érigés auparavant à Larteh Kubease et de révéler à ceux qu’elle appelait ses « enfants d’Amérique » l’identité de leurs ancêtres akan et le nom qu’ils devront en conséquence adopter. Agyiriwah, Oparebea, Korantemaa, Yirenkyiwa sont autant de noms akan originaires de Larteh Kubease qui ont été décernés à des Noirs américains intégrés au sein du groupe et qui portent ainsi la marque de leur « akanité » en terre américaine.

39 Le nationalisme de réafricanisation des Akan et des Yoruba repose donc intégralement sur cette idée d’une communauté ethnique non ancrée dans un territoire, sur laquelle chaque membre du mouvement peut appuyer ses revendications identitaires. Si l’Akan qui vit aux Etats-Unis ne se pense pas comme Américain, c’est parce que l’entité dans laquelle il se reconnaît se déploie en dehors même des frontières de l’Etat-nation, transcende l’Amérique. Il ne se revendique plus comme autonome au sein du territoire américain parce qu’il s’y est constitué une Nation indépendante, une « Nation within a Nation », mais parce que sa Nation akan ou yoruba est une « Nation within Nations » qui existe aux marges des frontières de sa terre d’« exil ». Les Nations akan et yoruba sont des entités englobantes, transcendantes, des communautés transnationales, et c’est dans cette dimension qu’elles revêtent leur « efficacité » politique et séparatiste. Si c’était la revendication d’un Etat et la tentative de faire de l’islam, religion universelle, l’apanage des seuls Afro-américains, qui constituaient le fondement du programme de libération des Noirs de la Nation of Islam, c’est au contraire dans la « déterritorialisation » des communautés africaines et dans l’adoption de religions elles-mêmes démarquées de leur contexte africain, que se trouve le salut pour les Akan et les Yoruba. C’est par le biais d’une conscience d’appartenir à une communauté

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« ethnicisée » et transcendante que ces mouvements articuleront leurs revendications politiques et non plus par le biais d’une lutte pour l’acquisition d’un territoire.

40 Il existe donc, aujourd’hui, au sein de la communauté afro-américaine des Etats-Unis, un « nationalisme transnational » se fondant sur l’idée de l’existence d’ethnies se déployant entre les Etats-Unis et l’Afrique. C’est d’ailleurs dans cette idée de communauté ethnique transnationale qu’il faut voir la principale innovation des mouvements nationalistes de réafricanisation. Ce ne sont plus les catégorisations raciales qui seront utilisées par les Afro-Américains réafricanisés pour justifier leur autonomie et leur droit à l’indépendance sur le territoire américain. Les membres de l’UNIA de Marcus Garvey étaient des « Noirs » qui cherchaient, dans un rêve de retour à l’Afrique, à se dissocier du monde blanc et à vivre librement. Les adeptes de la Nation of Islam étaient, eux, des représentants d’une race supérieure et divine que les actions acharnées des Blancs avaient conduit à mépriser. De leur côté, les Akan et les Yoruba sont des « Noirs » sur le territoire américain, qui se sont appuyés sur des connexions entre l’Afrique et sa diaspora pour se revendiquer comme les membres d’ethnies « déterritorialisées ». Tout se passe donc comme si les membres de ces mouvements s’étaient détachés d’une catégorisation raciale discriminante, qui leur avait été imposée au sein même du territoire américain par la majorité blanche, grâce à l’adoption d’une identité ethnique passant par l’élaboration de réseaux transnationaux. Les identités ethniques akan et yoruba sont aujourd’hui des identités transnationales et c’est en tant que telles qu’elles se doivent d’être considérées et étudiées.

Conclusions

41 Replacée dans son contexte politique, l’apparition des religions d’origine africaine aux Etats-Unis se manifeste donc comme une nouvelle tentative pour les Afro-Américains de lutter contre le racisme et l’oppression. Plus qu’une quête individuelle des origines pour chacun des hommes et des femmes constituant la communauté afro-américaine, il faudra alors voir dans leur essor un combat politique s’inscrivant dans une lourde tradition nationaliste. Avec le « nationalisme de réafricanisation » des Akan et des Yoruba, nous assistons à l’émergence d’un nouveau type de nationalisme qui use de la formation de réseaux transnationaux entre l’Amérique et l’Afrique pour reconceptualiser l’idée de Nation noire, une Nation aujourd’hui pensée comme ethnique, englobante, dépassant les frontières des Etats-nations. Point d’ancrage de théories nationalistes considérant que l’homme noir est conditionné par ses déterminismes culturels, la culture de la Nation noire devient alors « voyageuse »16. Elle existe au cœur d’un ensemble de réseau, d’un vaste « network » qui la constitue et l’alimente de jour en jour.

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NOTES

1. Voir par exemple, Hervieu-Léger (1999). 2. Sur la notion de « réafricanisation », voir Capone (1999a). 3. Sur Marcus Garvey, voir Cronon (1955). 4. L’expression « people of African descent » utilisée par Garvey est aujourd’hui systématiquement employée par les membres des mouvements de réafricanisation akan et yoruba que nous évoquerons plus tard. 5. Pour une retranscription de la déclaration, voir Marable et Mullings (2000 : 259). 6. Sur les Black Jews, voir Baer et Singer (1992). 7. Sur le Moorish Science Temple, voir Brent Turner (1984). 8. Sur la Nation Of Islam, voir Essien Udom (1964) et Guedj (2000, 2003). 9. Pour une retranscription des revendications politiques de la Nation of Islam, voir Marable et Mullings (2000 : 425). 10. A ce titre la visite des collections africaines du Musée d’Histoire Naturelle de New York peut s’avérer particulièrement édifiante. Accusés à plusieurs reprise d’« afrocentrisme » (Howe, 1998), les panneaux explicatifs sont entièrement dédiés à ce nouveau public qui cherche dans les collections du musée des preuves de son ancestralité africaine. 11. Sur l’élaboration des théories de l’afrocentrisme aux Etats-Unis, au Ghana, en Afrique du Sud, aux Antilles ou au Brésil, voir Fauvelle-Aymar, Chrétien et Perrot (2000). 12. Sur les Yoruba et la religion des orisha, voir Capone (1999b) et Clarke (1997). Sur la diffusion de la santería aux Etats-Unis, voir Brandon (1993). 13. Sur les Akan, voir Bright (1977). 14. Sur l’influence des théories politiques afro-américaines et plus particulièrement des écrits de Marcus Garvey et de W.E.B. Du Bois sur la pensée de Kwame Nkrumah, voir Laronce (2000). 15. Nombreux sont en effet les professeurs d’université qui participent aux cérémonies akan et yoruba. A New York, le département de Black Studies du City College compte plusieurs initiés akan

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et yoruba parmi son personnel enseignant. A Philadelphie, la Temple University propose des séminaires et cours du soir consacrés à la spiritualité africaine. Ils sont en général animés par des officiants américains ou africains et sont orchestrés par Molefi Kete Asante, lui-même très proche d’une des principales maisons de culte akan de la ville. 16. Sur cette idée de « cultures voyageuses » ou « traveling cultures », voir Clifford (1997 : 17).

RÉSUMÉS

L’essor des religions d’origine africaine aux Etats-Unis s’inscrit dans un vaste mouvement politique de réafricanisation de la communauté afro-américaine. En revenant sur l’évolution du nationalisme noir, cet article montre comment ce phénomène de réafricanisation est né dans un contexte de lutte séparatiste des populations afro-américaines pour l’indépendance. Introduisant les notions de communautés transnationales et d’identité ethnique, le processus de réafricanisation de la communauté noire américaine entraîne alors, aujourd’hui, de profonds bouleversements dans la conception du nationalisme noir et des idées de Nation et de séparatisme sur lequel il se fonde.

The rise of the African based religions in the United States is part of a vast political process of reafricanization of the African American community. By reconsidering the evolution of Black nationalism, this article shows how this effort of reafricanization was born in the context of African American fight toward separatism and independence. Introducing the notions of transnational communities and ethnic identity, the effort of reafricanization is today leading to a new acception and definition of the idea of African American nationalism and of the concepts of Nation and separatism at its basis.

INDEX

Mots-clés : Afro-Américains, Etats-Unis, nation noire, nationalisme, transnationalisme Keywords : African Americans, black nation, nationalism, transnationalism, United States

AUTEUR

PAULINE GUEDJ

Pauline Guedj est allocataire de recherche au Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative de l’Université deParis X-Nanterre. Depuis son mémoire de maîtrise, elle se consacre à l’étude du nationalisme afro-américain aux Etats-Unis et aux rapports que celui-ci entretient avec la religion, analysant notamment le mouvement akan nord-américain.

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Re-Africanization in Secondary Religious Diasporas: Constructing a World Religion

Alejandro Frigerio

1 The most important recent development in the history of Afro-American religions is their expansion across ethnic and national barriers. No more confined to the cities or areas in which they developed, they have extended over state borders and, increasingly, national ones. Thus, the candomblé of Bahia has moved to Rio de Janeiro and São Paulo (Prandi, 1991, 1998; Silva, 1995; Capone, 1996, 1999a) and from there to Argentina. The batuque of Porto Alegre has spread to Montevideo (Hugarte, 1998) and Buenos Aires (Frigerio, 1998a; Oro, 1999). Uruguayan devotees have taken the Brazilian par excellence (Concone 1987) umbanda to Venezuela (Pollak-Eltz 1993) and Argentine practitioners are taking it to Spain and Italy. Cuban santería, on the other hand, has spread rapidly in the U.S. through Cuban, Puerto Rican and African-American leaders (Brandon, 1997; Gleason, 1975; Gregory, 1986; Palmié, 1995; Capone, 1999b, 1999c). It has also found a place in Venezuela, where it threatened to overcome the native cult of Maria Lionza (Pollak-Eltz, 1985), is flowing into Mexico, and making its way into Europe (Capone, 2001-2002; Capone and Teisenhoffer, 2001-2002; Argyriadis, 2001-2002).

2 Some of the entrepreneurs who pioneered the spread of Afro-American religions through these diverse countries are black, but many or most are white. In cities like São Paulo, Montevideo or Buenos Aires, where they have an important number of followers, the overwhelming majority of the new converts are white. In some cases, like Argentina and Uruguay, Afro-Brazilian religions expanded mostly through the efforts of nationals who were initiated in . In the U.S., to the contrary, santería was present at first mostly within the Cuban immigrant community, and then spread into other segments of the society, becoming popular with Puerto Ricans and African- Americans, later with other Latino populations and West Indian immigrants, and finally incorporating Anglo-Americans into its files.

3 The diffusion of these religions has created networks of kinship that now span national boundaries giving rise to transnational communities of worshippers. These

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transnational communities were originally mostly binational, composed by the initiates in the new host societies and their ritual family (or families) in the mother country. Such earlier disparate communities are now being superseded by the development of a wider, more complex one, integrating worshippers in different countries, coming from the practice of different national variants of Afro-American religions. These individuals have an awareness of belonging to a religion that is not circumscribed anymore by national variants but that has given rise to a transnational community of worshippers of the orisha having Yorubaland as its origin, its contemporary model and Mecca.

4 The paper shall argue that there are stages in the formation of these transnational communities that are related to the religious careers of the practitioners, since the different religious variants they encounter in this path have different implications for their development. The religious communities devotees encounter are first mostly local, then incipiently transnational and finally, for some, transnational global ones.

5 In this process of increasing transnationalization, the nationality of origin of the different Afro-American religious variants remains important and must be dealt with in different ways throughout the individual’s religious career. I will argue that the re- Africanization processes that have been observed in practically all Afro-American variants in their new settings (Prandi, 1991; Frigerio, 1993, 2002b; Silva, 1995; Palmié, 1995; Capone, 1999a, 1999b, 1999d) constitute the latest stage in the development of these religions and that they are instrumental in the creation of a world religion and of a truly multifarious transnational community of worshippers.

6 My interpretation intends to be valid for most new settings into which these religions spread -locations that I have elsewhere argued comprise a secondary religious diaspora (Frigerio, 2002c). Although, admittedly, my argument is colored by an intensive fieldwork experience in the Southern Cone of South America (Frigerio, 1989, 1993, 1999, 2002a, 2002b), I believe that there are enough similarities in the process of expansion of most Afro-American religions to warrant such a general rendition (Frigerio, 2002c)1. These resemblances may be found in an examination of the growing literature on Afro- American religions in secondary diaspora settings -especially in the Southern Cone and in the United States, the areas where the expansion of these religions has become more significant, and the studies about it stronger. Correspondences include the spread, in North and South America, of different yet functionally equivalent religious variants; a comparable sequencing of the religious careers of the individuals and, especially, very similar reactions to this new religious presence in the host societies regardless of the dominant cultural context (Catholic or Protestant). This paper is an attempt to go beyond the local character of most studies on the expansion of Afro-American religions (with the exception of Capone, 1999c, 2000; Oro, 1999 and Frigerio, 2002c) and is based on the that our current knowledge of these phenomena allows us to undertake analyses that are more general in scope.

Primary and Secondary religious diasporas

7 I have argued that it is helpful to distinguish between primary and secondary religious diasporas in order to understand the increasingly complex panorama produced by the spatial displacement of Afro-American religions and their adoption by an ever more varied constituency (Frigerio, 2002c)2. Although Afro-American religious variants developed in different cities and regions, there are enough similarities in their

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situation in their locales of origin that warrants that we group them together as a primary religious diaspora. In contrast, the regions and cities towards which they migrated can be considered a secondary religious diaspora. According to this rationale, Bahia, Recife, São Luis de Maranhão, Porto Alegre, Havana or Port au Prince and their surrounding areas, as birthplaces of candomblé, xangô, tambor de mina, batuque, regla de ocha and vodoun -respectively- can be considered a primary religious diaspora. The cities, regions and countries to which some of these variants have migrated can be considered a secondary religious diaspora. This secondary diaspora includes cities like Rio de Janeiro, São Paulo, Buenos Aires, Montevideo, New York, Miami, Los Angeles, San Francisco, San Juan de Puerto Rico and Caracas, where Afro-American religious variants are present in important numbers -their temples numbering, at least, in the hundreds3.

8 For this paper, the most sociologically relevant aspect of the spatial displacement that warrants this distinction is that in the secondary religious diaspora the social standing these religions had obtained in the primary one has to be regained4. In their places of origin, these religions had, after a long struggle, become accepted as part of the legitimate cultural (and sometimes spiritual) heritage. In secondary diaspora settings, new narratives of national belonging need to be created, as accusations that were successfully refuted in the primary diaspora where these religions originated are reiterated or new ones are concocted (Frigerio, 1991a; Birman, 1999).

9 The main problem that practitioners in secondary religious diaspora locales face regarding legitimation vis-a-vis the host society is that Afro-American religions have, to this day, rarely gained the status of true « religions » (Frigerio, 2002b). Even in primary diaspora settings their legitimation was mostly attained by having been awarded the status of « cultural heritage » of an ethnic or racial group, and, especially, because they were seen as fulfilling the vital function of « cultural resistance »5. Their value, as Dantas (1988) has shown for Brazil, and Palmié (1998) and Argyriadis (1999b) for Cuba, has come from their being visualized as the core of the culture of an ethnic group that came to be considered as central to the conformation of national or regional identities6. Their legitimation, therefore, is tied to certain local narratives of identity, and is lost when these religions migrate to other areas or countries where these narratives are not meaningful.

10 It is because they have been legitimated as national or regional religions in primary diaspora settings that they find great difficulties in being considered a world religion like or -which would make them naturally available to anyone (regardless of social class, race and nationality) in secondary diaspora settings. Because of their local character, they raise suspicion when practiced by people who do not share this national or regional origin nor belong to the ethnic group that originated them.

11 Not all the Afro-American religious variants face this problem with the same intensity. Some of them bind individuals primarily to religious communities in their own society and do not emphasize their foreign national character. Others, as will be seen, bind devotees to transnational communities of worshippers in ways that may become socially problematic. Thus, sooner or later, the religion’s foreign national character must be de-emphasized or re-signified. Re-Africanization, I will argue, provides an interpretive frame that is particularly suited to transcend nationality constraints and to provide the semblance of a world religion.

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Religious careers in secondary diaspora settings

12 Reviewing studies on conversion to new religious movements, James Richardson has argued that scholars must move beyond « the assumption that most conversions are single-event types » and that they frequently involve the passage through several religions throughout an individual’s lifetime. He has proposed the notion of conversion careers that « is tied to the idea of serial alternatives, by which is meant the sequential trying out of new beliefs and identities in an effort to resolve felt difficulties (…) most contemporary conversions are identity sequences that can often be viewed as cumulative » (Richardson, 1980 : 49).

13 Based on this perspective that emphasizes process, sequentiality and the search for new beliefs and identity transformation as a problem solving strategy, I have argued elsewhere (Frigerio, 2002c) that the analysis of the religious career of devotees of Afro- American religions helps to understand more fully the multifaceted, complex character of their transnationalization7. This concept underscores the fact that individuals do not make a single option at a certain moment in time for membership into santería, batuque or candomblé, but that they undertake a series of sequential engagements with different variants of Afro-American religions that generally follow a fixed pattern. In their religious career or path, individuals undergo similar or at least comparable changes in their personal and social identities, and get to partake of different collective identities proposed by the religious communities they become members of (Frigerio, forthcoming). This happens in the Southern Cone as devotees traverse from umbanda to batuque to a reafricanized variant of Afro-American religion and, likewise, in the United States, as they proceed from espiritismo to to santería, to, perhaps, the « » or the « orisha religion », as the more re-africanized versions are known. As they progress through these variants, the ritual and theological knowledge of devotees increases, they establish relations with different spiritual beings and they undergo identity changes at personal, social and collective levels8. Also, as shall be argued later, in this spiritual path the religious community they are part of becomes larger and wider, as they enter into ritual kinship networks which are, at first, local, and then increasingly transnational.

14 The idea of religious careers presupposes a processual, diachronic perspective that helps to understand how individuals who do not have these religions as part of their immediate cultural heritage are gradually and sequentially socialized into them. It also shows the logic underlying the consecutive initiations into the different religious variants -a process that shows striking similarities even across national borders. Some variants (like umbanda or espiritismo) are especially suited for introducing individuals into the general religious worldview of these religions (Frigerio, 1990; Carozzi and Frigerio, 1997 ; Frigerio, 1999). They act as cognitive bridges between the folk Catholicism that is practiced by most Latin Americans and the more African variants that have some theological concepts and that are unfamiliar to it (Carozzi and Frigerio, 1992, 1997). These other variants (like batuque or santería) are seen as more powerful and subsequent initiation into them is regarded as mandatory in order to solve health or personal problems. Finally, the re-africanized variants, as shall be argued later, are considered better for legitimation purposes vis-a-vis the society and individuals adopt or develop them in the later stages of their religious career.

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15 Three main variables shape the form the religious career takes : the fulfillment of the religious needs of the individual (in terms of magical power and religious knowledge), his requirements of legitimation vis-a-vis other practitioners in his religious community, and the necessity of legitimation vis-a-vis the society in which he practices. The increasing Africanization and re-Africanization processes that several researchers have noted -especially in secondary diaspora settings- can be better understood as distinct strategies employed by individuals to satisfy some of the aforementioned needs at different stages of their religious careers. These two labels - sometime used interchangeably- should be diffe-rentiated in order to more profitably distinguish between different religious phenomena.

16 Africanization, is better suited to define the passage from the practice of a more syncretic variant like umbanda or espiritismo to a more African one like candomblé, batuque or santería. It occurs rather early in the religious career of the individual, and is a second step that plunges him into what devotees believe is the heart of the (Prandi, 1991). Re-Africanization is a process undergone by individuals who already practice candomblé, batuque or santería (or other comparable ones like tambor de mina or xangô) who, unsatisfied with the religious knowledge they have received, look to current day Africa, especially Yorubaland, as the true source of theological and ritual knowledge. Through this process Africa comes to be regarded not only as the remote origin of the religious tradition but also as contemporary model for its practice. Current African (mainly Yoruba) religious beliefs and practices move center stage. Re-africanized practitioners (who mostly reside in secondary diaspora settings) take courses in Yoruba language and culture; acquire books on Ifa divination and mythology; wear clothes and exhibit statues and ritual paraphernalia imported from Yorubaland, and sometimes undergo initiations with religious practitioners of this origin (Prandi, 1991; Silva, 1995; Palmié, 1995; Capone, 1999a, 1999d). Re-Africanization generally occurs in the later stages of the religious career, after the individual has moved through umbanda or espiritismo and undergone initiation into one or more nations of candomblé or santería or other more African variants9.

17 These two processes (Africanization and re-Africanization) have generally been considered as one, as the continuous quest for a purer, more African tradition and considered mostly as a legitimating strategy vis-a-vis other religious practitioners (Prandi, 1991; Silva, 1995; Capone, 1999a, 1999d). I have agreed with the gist of this interpretation (Frigerio, 2002c), but here I want to stress that this strategy has not only inward legitimating functions -pertaining to the community of believers- but also outwards, in respect to the host societies in secondary diasporas. Also, I want to argue that Africanization and re-Africanization may be more usefully examined as separable processes that have different consequences at a micro (individual), meso (religious community) and macro (host society) levels of analysis. They have different impacts on the life of the individual, on the bonds established within the religious community, and on the relationship that is established with the host society.

a. First stage in the religious career : umbanda or espiritismo

18 Most temples of Afro-American religions in secondary diasporas practice a « more African » variant that involves animal sacrifices (batuque, candomblé, santería) as well as a « more syncretic » one (umbanda, espiritismo) that contains ritual and theological

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elements that resonate with preexistent religious beliefs and practices10. These variants are considered stages in the same religious path. Individuals generally start their religious career in the « more syncretic » variants and are later initiated -by the same religious leader and in the same temple, if no conflict has ensued between them- in the « more African » one. This joint practice serves a twofold purpose. In the case of umbanda, especially, it allows practitioners, if need be, to publicly identify with the « more syncretic », generally also more socially respectable variant that does not perform animal sacrifices. This is important since the practice of animal sacrifices has become their main stigmatizing feature in all the new societies into which they have expanded (Prandi, 1991; Frigerio, 1991a; Green, 1991; Murphy, 1995; Bartkowski, 1998; Frigerio and Oro, 1998). Second, and most importantly, the «more syncretic» variant serves as a cognitive bridge in the passage from preexistent belief systems (folk Catholicism in the case of Latin America) to Afro-American religions11.

19 This is why, I contend, rarely, if ever, candomblé, batuque or santería exist as the sole Afro-American religious variant present in secondary diaspora settings. In temples in Argentina and Uruguay, batuque is practiced with umbanda (Frigerio, 1989; Carozzi and Frigerio, 1997; Pi Hugarte, 1998) and the same is true for candomblé houses in São Paulo (Prandi, 1991) and Rio (Capone, 1999a)12. In Venezuela, santería was mixed with the local cult of Maria Lionza, a kind of local umbanda (Pollak-Eltz, 1985). In Puerto Rico and the United States, santería is very frequently practiced jointly with espiritismo (Schmidt, 1995 ; Gregory, 1986 ; Matory, 2000 : 9-10).

20 What I argue here, and have shown in detail for the Argentine case (Carozzi and Frigerio, 1997; Frigerio, 1999) is that the « more syncretic » variants function as cognitive bridges between preexistent systems of belief and the more (ritually, theologically) alien world of santería, batuque or candomblé. For Latin American populations, especially, umbanda, the cult of Maria Lionza or espiritismo are very close to the world view of folk Catholicism and prior conversion to these variants allows for later and gradual socialization into the more African and alien worldview of the Afro-American religions. This function of cognitive bridging is especially important in secondary diaspora settings, where people are totally unfamiliar with Afro-American religions13.

21 In secondary diaspora settings, not only is the simultaneous practice of two variants noteworthy, but also especially important is the diachronic nature of their relationship. This diachronic nature may be appreciated at a social and at an individual level. In São Paulo, Buenos Aires and Montevideo, for example, umbanda was the first variant that was introduced, and then, after several years of practice, leaders were initiated into candomblé (in the Brazilian metropolis) and batuque (in the other cities) (Prandi, 1991; Frigerio, 1989, 1998 ; Pi Hugarte, 1998). In these cities, at an individual level, umbanda is considered to be the first step in a religious path that leads to candomblé or batuque which are considered the core of the religious system (Frigerio, 1989, 1990, 1999; Prandi, 1991 : 78, 87). Devotees begin their religious career in umbanda, and later undergo initiation into candomblé or batuque.

22 Even if both variants, a more African and a more syncretic one, migrate together -as happened with santería and espiritismo in the USA- it is probably the case that individuals will encounter or engage in the practice of one variant first, and then the other14. Several authors have remarked that, for santería practitioners in the USA and Puerto Rico, espiritismo is considered the first stage in the spiritual path of la religión

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which leads towards ocha (Capone, 1999b : 50, 1999c : 60; see also Gregory, 1986 : 122, 130, 165; Schmidt, 1995 : 102; Perez y Mena, 1998 : 22).

b. Second stage in the religious career : Africanization

23 Africanization, I propose, occurs when an individual passes from the practice of a more syncretic variant like umbanda or espiritismo to initiation into a more African one like candomblé, batuque or santería. The more African variant is considered to be the core of the religious belief system. At the same time, it is also thought to be magically stronger (Prandi, 1991 : 74, 1999 : 158, 162 ; Frigerio, 1990; Carozzi and Frigerio, 1997; Capone, 1999c : 60). For this reason sooner or later most individuals are initiated into these variants -generally after experiencing some kind of personal crisis, very persistent health problem, etc. It is the use of blood in the rituals that makes the initiation and the works « stronger » than its counterparts in umbanda or espiritismo. The use of this element to create a « seat » (material receptacle) of the individual’s personal orisha is believed to create an intense bond between them that cannot be broken. This is the reason why initiation into more African variants of the religion are undertaken only after a certain period of experimentation with introductory or bridging variants like umbanda or espiritismo15.

24 The transition from a more syncretic variant to a more African one can be considered a process of Africanization. It is through this passage that the individual starts participating in religious rituals in which Catholic symbolism is minimized or disappears, songs are sung in « African » languages and not in Portuguese or Spanish, people are possessed by and not spirits of indians, blacks or other deceased individuals. This process, however, should be differentiated from re-Africanization -which many individuals may (or not) undergo later- since its consequences differ at three important levels : individual, meso and macro.

25 Africanization is a process that is often undergone because of its important consequences at an individual level. It is mostly a quest for stronger magical power that leads to a deeper religious commitment. In this process, the individual establishes a life-long relationship with his orisha(s) who will help and support him in his daily life provided he reciprocates with regular offerings and feasts. He learns new songs, dances and rituals to his orishas, as well as the theological concepts that underlie these activities16.

26 At a meso, or group level, Africanization has important consequences since it binds the individual to the religious community that practices the Afro-American variant -which is generally more extended than the one that practiced umbanda or espiritismo. He may continue to attend the weekly umbanda, caboclo or espiritismo ceremonies but now also attends orisha feasts at his temple and, especially, starts visiting the ones that take place in other temples. He now becomes a part of the hierarchical structure of the religious community and has to pay homage to his ritual father or godfather -who may reside in his country or in another one- as well as to his ritual kin (Prandi, 1990)17.

27 In transnationalized African-American religions -or expanding ones- Africanization oftentimes implies regular visits to another city or country. The individual becomes part of a ritual kinship system that binds him to a religious community, which often spans regional or national spaces. São Paulo candomblé priests, for example, may have ritual parents or grandparents in Bahia. Argentine batuque practitioners may have

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them in Porto Alegre (Brazil) or in Montevideo (Uruguay). North Americans may be linked through their padrino or madrina to leaders in Havana or Matanzas, or may themselves have been initiated there. In all these cases, they belong to a religious community that spans regional or national borders. Another city of the Americas becomes their religious Mecca -Bahia, Porto Alegre, Havana. They may have to visit it on at least a yearly basis for their subsequent ritual initiations or to attend their ritual parent or grandparent’s festivities (Oro, 1999).

28 Through this process the individual becomes part of an incipient transnational community. It is transnational because it spans national borders, and creates a sense that the individual’s religious activities have a here, in the country where he lives, and a there, the country in which his religious « father » (or « godfather ») or even « grandfather » lives18. I consider it incipient because at this stage this community is mostly binational (Argentine-Brazilian; Cuban-North American). Since candomblé or batuque and santería have explicit and recognized national origins, the recent initiate establishes a strong link only with the nation (or city) of origin of the religion he practices19. Also, the link is mostly with the extended ritual kinship family to which he belongs and much more tenuous with the rest of the community. Compared to later, wider and more diversified relationships that more seasoned veterans establish - discussed below- this transnational community can be considered an elementary one.

29 At a societal or macro level Africanization processes in secondary diaspora settings generally do not help in the legitimation of the religion. They increase and make more widespread the use of animal sacrifices, and generally diminish the amount of individuals who practice less controversial variants like umbanda or espiritismo. Since more African variants have been legitimized in the primary diaspora for cultural and ethnic reasons, not for religious ones, the practice of a racialized religion by white individuals in novel societies of the secondary diaspora increases the problematization of the religious community. It also furthers, as we saw, the identification of the religion with a foreign nationality (Brazilian or Cuban mostly) and generally does not provide an interpretive frame with a narrative of national belonging that connects the religious community or the religion with the host society (Frigerio, 2002b). Practitioners in secondary diaspora settings who are undergoing or have recently undergone Africanization are still too tied to the interpretive frame of their foreign mentors. This frame developed in another country (Brazil or Cuba) and explains the religion’s origin, its social place and worth in terms of the cultural dynamics of the society of origin. It is totally inadequate to explain its significance in another country20.

30 As individuals who have undergone Africanization mature in their religious careers, however, they start developing interpretive frames of their own, which allow them to gain independence from their previous foreign mentors as well as to legitimate the religion in their own country. This interpretive frame provides a local narrative of national belonging justifying why the religion is present in the country and why devotees are entitled to its practice. In Latin American countries, and most notably in the Southern Cone, the first step is to de-nationalize the religious variant, emphasizing that, as African religions, they were found in the past in any place in the Americas where a Black population existed. These religions, it is argued, are not the sole patrimony of the countries where the present day variants originated, but constitute a common heritage of Latin American countries -no matter how much a country’s

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dominant national narrative downplays this heritage, as is the case in Argentina, for example (Frigerio, 2002b).

31 Likewise, I argue that behind the «Africanizing» and «Cubanizing» discourses that Palmié (1995) noted divide African-American and Cuban practitioners in the USA lie not only different ideas about the role of « syncretism » within similarly divergent notions of «tradition» (as he cogently showed) but also an attempt by the former to de- Cubanize santería. « Africanizing » discourses not only provide a way in which African Americans can gain a measure of autonomy from their Cuban mentors but also a way in which the religion may lose its connotation as a migrant Cuban religion and become a part of the African-(North) American heritage.

32 Brandon notices how, similarly, Puerto Rican practitioners appropriate the Cuban orishas : « The eruption of blackness in the form of the Seven African Powers present in santerismo, therefore represents an affirmation of Africa as an aspect of Puerto Rican ethnic identity. Once the Seven African Powers become encapsulated and redefined with the context of santerismo’s ideology and embedded in its symbolism, they cease to be Cuban. They have been appropriated ideologically, and in terms of ethnicity they have become Puerto Rican » (Brandon, 1997 : 113).

33 I have shown that similar strategies are employed by Argentines who, in order to de- emphasize the foreign character of their religions -in a social context that stigmatizes alien - stress the African roots and heritage of their country. By finding African culture and religion in Argentina’s past, they feel entitled to its practice in the present. This serves both as a rhetoric strategy to gain independence from their Brazilian mentors as much as to show society that they are practicing a religion that has its own roots in the country (Frigerio, 1991b, 1998b, 2002a, 2002b).

34 The growth of these discourses is very frequently accompanied by processes of re- Africanization which, I suggest, represent the ultimate development of this new interpretive frame.

c. Third stage in the religious career : Re-Africanization

35 Some years after they have a temple and disciples of their own and are well established in their religious career, it is common for practitioners to seek independence of their mentors. No more passively learning what their teachers would pass on to them, they start to actively influence the way the tradition is transmitted. In secondary religious diaspora settings, this way of intervention seems to be primarily through re- Africanization processes. When several individuals in secondary diasporas are at a similar stage, this translates, at a macro level, into a will to form a local, more autonomous religious movement, independent from the tutelage of primary diaspora mentors.

36 Several studies have shown remarkably similar processes happening in secondary diaspora settings (Prandi, 1991 ; Frigerio, 1993, 2002b; Silva, 1995; Capone, 1999a, Oro, 1999). In Rio de Janeiro, São Paulo, Buenos Aires, New York and other cities in the US, certain religious leaders not only break away from their original mentors in Bahia, Porto Alegre and Cuba -respectively- but do so in similar manner. They turn to Africa, now viewed not only as the origin of their religion, but as a contemporary source of knowledge with which to improve or deepen the religious understanding that their

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mentors have bequeathed them. The diasporic tradition of the variant they had practiced to that moment is considered, after several years of practice, incomplete and inadequate due to the successive loss of knowledge that, they claim, occurred in its oral transmission.

37 In this return to Africa, leaders in Rio, São Paulo and Buenos Aires are generally aided by Nigerian immigrants studying at major universities in these cities (Prandi, 1991; Silva, 1995; Capone, 1999a; Oro, 1999). These students often start by teaching classes of Yoruba language and culture -at the university, private institutes or temples- and then move on to lecture on Yoruba rituals and, especially, Ifa mythology. Most of them are not originally devotees of African religions, and so must rely heavily on the published works of Abimbola (1976, 1977) or Bascom (1969, 1980) to teach their classes. Some of them later undergo initiation into the Yoruba religion in Africa -or then claim to have been initiates all along- and eventually even initiate some of their Brazilian or Argentine disciples (Silva, 1995, Capone, 1999a). Other secondary diaspora leaders - especially in the USA- have direct access to the English language literature on African religions and culture. It is also easier for them to directly visit Africa, from where they may return with honorary titles bestowed on them by (better or lesser known) kings or priests from Nigeria (mostly) or Benin. For these secondary diaspora leaders, the gravitational center of their religion has moved to Africa and specifically Yorubaland (Prandi, 1991; Silva, 1995; Capone, 1999a). For most, the new Mecca is now Ilé-Ifé, the place where created the world.

38 This effort of local leaders to learn the Yoruba language, Ifa mythology, and adopt Yoruba teachers as their main exemplars has been called « Africanization » by Prandi (1991, 1998), and « re-Africanization » by Silva (1995) and Capone (1999a) -a term that I consider more adequate. Although it appears that only a minority of religious leaders undergo re-Africanization, they are probably the most socially visible and outspoken. Usually among the oldest and more formally educated of their peers in secondary diasporas, they most outspokenly and cogently provide new narratives of national belonging for these religions. They propose an interpretive frame providing a model of what the religion should be, and what is its proper place in the society in which they reside. Taking anthropologists, historians, artists, members of African and government officials as their allies, they out-spokenly encounter social prejudices against their religions and argue for their religious rights. In their efforts to provide a narrative of national belonging, they organize conferences, court the favor of anthropologists (Silva, 1999) -or sometimes oppose them- and take the lead in the interaction with different social institutions of the host society. This interpretive frame, even if it not massively accepted by their peers, generally sets the trend within which -or against which- most practitioners must develop their practice and their conception of their religion. Leaders who have not undergone re-Africanization, may comprise the larger group of practitioners in the country, but are still significantly tied to the narratives of national belonging of their Brazilian or Cuban mentors -narratives that are not well suited for the justification of the presence of Afro-American religions in secondary diasporas. They are generally less worried about social legitimation and generally develop local strategies of adaptation that merely allow them to practice their religion in a precarious equilibrium with the neighborhood police or other municipal institutions. Sooner or later, leaders who wish to engage in collective action and build a collective religious identity -in order to mobilize the religious community to

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struggle for its rights- must, to a greater or lesser extent, incorporate the re- Africanized narratives (Frigerio, forthcoming).

39 Capone (1999a : 272-284) has described re-Africanization in Rio de Janeiro, Prandi (1991) and Silva (1995 : 244-287) in São Paulo, and Frigerio (1993, 2002b) and Oro (1999) in Argentina. In the United States, the birth of an African-American variant, called orisha-voodoo by practitioners and researchers has been well documented (see especially Brandon, 1997 : 114-120; Palmié, 1995 : 77-80 ; Capone, 1999b : 62-65; Pinn, 2000 ; Hucks, 2000). I will not review these developments again here. More than the specific details of the institutes and individuals involved, what is of interest are the general trends and common elements that can be discerned in all or most of these situations.

40 Re-Africanization, as several authors have suggested (Prandi, 1991, Frigerio, 1993, 2002 ; Palmié, 1995 ; Capone, 1999a, 2000), is always a process of independence from previous religious mentors, especially from those of primary religious diaspora settings. However, it is also, and especially for the analytical purposes of this paper, a process of constitution of a world religion. Postulating a religion that has one origin, and one way to practice it, freeing it of the local narratives that hinder specific Afro- American religious variants, abolishing -in discourse- the particularities developed in Bahia or Porto Alegre, it vindicates its status as a world religion.

41 In this interpretive frame not only is the local religious community taken into account, but, especially, the transnational one, which has gained increasing relevance during the last two decades. This is a global, more than a national, narrative for the religion. In it, these religions lose their local characters and a conscious attempt is made to transform the different national variants into a world religion, the « religion of the orishas », available to anyone regardless of nationality or race.

Constructing a world religion

42 Several authors have called attention to the fact that secondary diaspora practitioners generally have a higher level of education than their mentors and colleagues in primary diaspora settings (Frigerio and Carozzi, 1993 ; Silva, 1995 : 261 ; Epega, 1999 : 162 ; Capone, 1999a : 276 ; Murphy, 1995 : 294). Leaders who undergo re-Africanization are usually among the most educated in the religious community. They are used to reading books, taking courses, listening to lectures, participating in conferences -or are even lecturers or authors of books themselves. Books written by anthropologists on Afro-American religious variants were always a valuable source of information for devotees (Bastide, 1983 : 168; Silva, 1995 : 250-261), but their use was often hidden or downplayed. Nowadays several priests have no problem in publicly discussing their readings, or even in recommending doctoral dissertations to colleagues and disciples21. Furthermore, the books that now circulate among this elite do not focus, as they used to, on a primary diaspora variant (candomblé or santería) but on Yoruba language and mythology. Many are written by Nigerian professors lecturing in Brazil, or are translations of the classic works on Ifa in Africa (and Cuba) written by Bascom (1969, 1980) or Abimbola (1976, 1977).

43 Given this more modern and formally educated constituency, re-Africanization as Prandi (1998 : 162-163) suggests, involves an increasing intellectualization of the religion, as well as an encouragement for bricolage. Re-Africanization implies a higher

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degree of bricolage than before because each temple leader makes his own synthesis of the material he has read or the courses he has attended. Ritual initiation under African tutelage -in secondary diaspora cities or in Africa- is not very frequent, so re- Africanized leaders have only a tenuous link with their new mentors. Thus, they are able to synthesize the new knowledge they acquire as they deem best.

44 Comparing re-Africanization processes with Africanization ones on the dimensions that were discussed above, a number of important differences may be found. At an individual level, re-Africanization does not seem to spring mostly from a desire to overcome personal crises, as was the case in Africanization. For most individuals, it does not involve new initiations, but taking courses, attending lectures, reading books and then performing a bricolage with what they have learned. More than magical power, the individual seems to be in search of an improved conceptual apparatus with which to interpret the world.

45 At a meso level, if Africanization increased dependence on the leader who initiated the individual into a certain Afro-American religious variant, re-Africanization is a movement of independence. The relationship the individual establishes with his new African mentors is mostly a pay-for-service one, in which money is exchanged for courses or lectures, not for ritual initiations that lead to prolonged dependence. Re- africanized leaders are not linked by a complicated web of spiritual kinship, at least not to the degree that was the case when they africanized and entered candomblé (see Prandi, 1990), batuque or a new nation within them22.

46 If re-Africanization diminishes the bond that the individual had established with the binational religious community to which he was related by ritual kinship established by his religious mentor/s, at the same time it creates an increased awareness of belonging to a global transnational community of orisha worshippers. This consciousness is made possible through encounters in international conferences dedicated to the orisha tradition and culture, and, in these last years, increasingly through the Internet (Capone, 1999b).

47 At a more macro level, re-Africanization in secondary diaspora settings aids in the legitimation of the religious community. It provides an interpretive frame that assertively emphasizes the global character of the religion. This frame postulates a religion that has one origin, one model to follow, and is unencumbered by the several local national narratives that hindered Afro-American religious variants. Abolishing in its discourse the religious and historical particularities that developed in Bahia or Porto Alegre, it vindicates the status of the religion as a world one. Thus, this is no longer an Afro-Brazilian religion mostly for Brazilian devotees, or an Afro-Cuban one mostly for Cubans, but an African one that can be vindicated by any individual who claims to participate, to some degree, of the African genetic, or, especially, cultural heritage. This makes it the rightful prerogative of almost everybody in the American continent, even if, as is the case in Argentina, a counterdominant national narrative that stresses the Black contribution to the nation’s culture must be presented (Frigerio, 2002b)23.

48 This interpretive frame, however, strives to make this religion rightfully available to anyone, even beyond the American continent. The mythical origin of humanity that it establishes at Ilé-Ifé, Nigeria, becomes blurred with its scientifically validated one in Africa. A religion coming from the cradle of humanity is thus considered a religion open to anyone regardless of race or nationality. Re-africanized versions of the religion have not only one origin and one Mecca, but also, finally, one book. The strong

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emphasis re-africanized priests give to Ifa (Capone, 1999b : 63) allows this corpus of mythology to function as a sacred book providing yet another cherished element that upholds claims to the desired new status of world religion.

49 This new interpretive frame has also been deftly supported -and packaged- by an educated, powerful Nigerian elite, with strong academic ties and background, as well as political clout. In the 1980s, this group of Nigerian religious entrepreneurs -coming mostly from the city of Ilé-Ifé- made a strong appearance in the diaspora religious communities (Abimbola, 1979)24. They were instrumental in the organization of the World Conferences on the Orisha Tradition, and subsequently visited almost all the major cities in the Americas that featured a community of orisha worshippers, becoming the main proponents of a re-Africanization interpretive frame. This discourse was most appealing to the religious leaders of secondary diaspora temples, who saw it as especially adequate for establishing a religious movement that could gain independence from their primary diaspora mentors.

50 Nigerian embassies in many -probably all- diaspora cities backed the local efforts to teach Yoruba language and culture, as well as the visits of the religious entrepreneurs from Ilé-Ifé. These Nigerian entrepreneurs have shown an especially open attitude towards practitioners of re-africanized Afro-American religions regardless of their nationality or race25. Primary diaspora leaders, on the other hand, continue tied to Cuban or Brazilian narratives of regional, national and ethnic belonging, and even if they also proclaim the universality of their religion, are always very suspicious of practitioners of different nationality or regional origin. They often view their ex- disciples or would-be peers in secondary diaspora settings with contempt and almost invariably, in the oblique way of Afro-American religious etiquette, find ways to show them their inferior status and knowledge26. Nigerian religious entrepreneurs, on the contrary, seem to have fewer qualms in stamping their seal of African purity in any temple or practitioner that pays enough respect -in whatever kind of species is needed27.

Conclusions

51 I have argued that it is helpful to distinguish between primary and secondary religious diasporas in order to understand the increasingly complex panorama produced by the spatial displacement of Afro-American religions and their adoption by a nationally and racially varied constituency. The most sociologically relevant aspect of the spatial displacement that warrants this distinction is that in secondary religious diaspora settings the social legitimation these religions had obtained in the primary diaspora has to be regained. In their places of origin these beliefs and practices were legitimated not by reason of their religious worth but mostly because they fulfilled the function of « cultural resistance » of a racial group that came to be considered important in the conformation of regional or national identities. Tied to local narratives of identity, legitimation is lost when they migrate to other countries where these are not meaningful. Further, having been legitimated as national or regional religions in primary diaspora settings they find great difficulties in being considered a world religion like Christianity or Buddhism -which would make them naturally available to anyone (regardless of social class, race and nationality) in secondary diaspora settings. Because of their local character, they raise suspicion when practiced by people who do

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not share their national or regional origin nor belong to the ethnic group that originated them. There is a certain variation in the legitimation problems that the migrating religious variants face. Some, like umbanda or espiritismo, are less controversial because they do not advocate the practice of animal . Others, like santería or batuque, that perform animal sacrifices and also entail the creation of transnational communities, suffer a larger amount of problematization.

52 A processual, diachronic analysis of the religious careers of practitioners of Afro- American religions helps to understand the underlying logic in the passage through the different variants -a progress that shows striking similarities across national borders. Individuals first practice variants like espiritismo or umbanda that act as cognitive bridges between the folk Catholicism that is practiced by most Latin Americans and the more African variants that are unfamiliar to them. Later on, they are initiated into more African ones, like batuque, candomblé or santería, which are thought to be magically stronger and imply a greater degree of commitment with the religion.

53 Throughout their religious careers individuals also gradually become part of larger transnational communities. The first religious communities devotees encounter are mostly local, then they become part of incipiently transnational ones, and finally some of them feel integrated to transnational global ones.

54 The nationality of origin of the different Afro-American religious variants remains a significant issue with their transnationalization and is dealt with in different manner throughout the individual’s religious career. At a certain stage in their religious development, religious leaders in secondary diaspora settings develop interpretive frames of their own, which allow them to gain independence from their previous foreign mentors as well as to legitimate the religion in their own country. These interpretive frames provide a local narrative of national belonging justifying why the religion is present in the country and why devotees are entitled to its practice. Religious variants are de-nationalized and it is frequently emphasized that, as African religions, they were found in the past in any place in the Americas where a Black population existed. These religions, it is argued, are not the sole patrimony of the countries where the present-day variants originated, but constitute a common heritage of Latin American countries.

55 Re-Africanization, the ultimate development of this new interpretive frame, is a process of constitution of a world religion in pursuit of the social legitimation these religions lack. Postulating a religion that has one origin, and one way to practice it, freeing it from the local narratives that hinder specific Afro-American religious variants, it vindicates its status as a world religion28. It provides a global narrative for the religion, transforming the various local variants into the «religion of the orishas», available to anyone regardless of nationality or race, creating the discursive conditions for the creation of a global transnational community of orisha worshippers.

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BIBLIOGRAPHY

ABIMBOLA, Wande

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NOTES

1. Apart from my own fieldwork on the transnationalization of these religions in the Southern Cone (complemented by the works of Oro, 1999 and Pi Hugarte, 1998), I also draw on some field experience in Los Angeles, where I lived and pursued graduate studies, as well as on my participation in privileged sites of study of the forging of a transnational community : the World Conferences on the Orisha Tradition and Culture. These conferences were the first events that brought together practitioners from many countries in the Americas, and were instrumental in creating an awareness of the existence of a transnational community of worshippers. I took part in three of these meetings : in Salvador, Bahia (1983), New York (1986) and São Paulo (1990). 2. I thank Stephan Palmié for his suggestion to use these terms to distinguish between both types of diaspora -when I was thinking of other, more complicated, ones. 3. I have not added cities in Europe to the list because the number of temples present seems to be small (Capone and Teisenhoffer, 2001-2002; Argyriadis, 2001-2002). 4. In a previous work, I argued that there are three important legitimation problems that practitioners of Afro-American religious variants face in secondary diaspora settings. First, they have to be accepted by the new host society. Second, they must, at a certain stage in the development of their religion, gain a measure of independence from their religious mentors in the primary diaspora. Third, they have to establish a hierarchical structure in the new religious community that is being formed. In brief, they need to be legitimized vis-à-vis the new host society; the religious practitioners in the primary diaspora and their peers in the secondary diaspora setting. I will not, in this article, deal with the last two legitimation problems (they are treated in Frigerio, 2002c). 5. Anthropologists were instrumental in their obtaining this kind of legitimation -having always insisted that these religions performed this academically cherished role (Dantas, 1988; Motta, 1994, 1998; Capone, 1999a). 6. This is no mean feat, since for many years they were considered alien to the societies in which they developed. 7. I prefer to use the term « religious career » rather than « conversion careers » because, differently from the cases studied by Richardson and other scholars of new religious movements, the incorporation of new beliefs and the identity transformations occur through subsequent initiations into different variants of Afro-American religions, that are considered to be within the same religious path, « la religión » (as devotees in Cuba and in the Southern Cone call it). 8. See the religious trajectories described by Carozzi and Frigerio (1997) and Argyriadis (1999a), as well as Frigerio (forthcoming) on the need to distinguish between these different levels of identity. 9. Re-Africanization, I have argued, is more frequent in secondary diaspora settings (Frigerio, 2002c). Practitioners in primary religious diasporas more commonly adopt «churchifying» or «orthodoxization» and « de-synchretization » strategies (Capone, 1999a, 1999b, 1999c, 1999d ;

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Motta, 1988, 1994, 1998 ; Cosentino, 1993 and Palmié, 1995). They eliminate or downplay syncretism and take as a model of religious practice and belief not contemporary Africa but the most prestigious temples of the African diaspora in the Americas. Thus, for practitioners in Havana, Salvador or Porto Alegre the « pure » roots of the religious tradition are to be found not in present-day Africa, but in the Afro-American past (Capone, 1999a, 1999c; Palmié, 1995 ; Oro, 1999 ; Frigerio, 2002c). 10. Espiritismo is not strictly an Afro-American religion, but -especially in Cuba and in the USA- is frequently practiced in a joint and complementary manner with variants of Afro-American religion like ocha and palo monte, comprising a religious continuum emically labeled « la religión » (Argyriadis, 1999a ; Capone, 1999b : 51). 11. It may be argued that espiritismo, in its original, distinct form, is not strictly comparable with umbanda. However, when it is jointly practiced with santería (either as the separate but closely connected mode that Argyriadis (1999a, 1999b) describes for Cuba, or the mixed form that Brandon (1997) calls santerismo in the USA), it can be considered a « bridge » variant. In this sense espiritismo and umbanda are functionally equivalent in secondary religious diaspora settings. They are closer to preexistent belief systems and individuals generally start their socialization into trance experiences in these variants. 12. In several cases, however, the leader who passes from umbanda to candomblé may stop the practice of the first variant (but see Epega, 1999 : 166). Even then, umbanda has certainly served as a bridge to the practice of a more African variant. 13. The function of cognitive bridging may be more important than what it is thought also in primary diaspora settings -as is suggested by the fact that the joint practice of two or three variants seem to be the rule almost everywhere. However, because these religions are racialized, it is assumed that « black » individuals are born into them (Frigerio, 2002b). Probably because of this assumption, we have little data on the religious careers of individuals in primary diaspora settings. Argyriadis’ revealing ethnography of « la religión » in Cuba (1999a, 1999b) shows that even in Havana individuals are more likely to start their religious career in espiritismo (1999a : 125). Lydia Cabrera pointed out several decades ago that « Spiritism has thousands upon thousands of adherents and thousands upon thousands of mediums » in Cuba (1975 : 30) and one of her informants stated: «el muerto en todas las reglas pare al santo» [the dead gives birth to the orisha] (1975 : 62). My own experience in Salvador, Bahia shows that candomblé de caboclos -or giras de caboclos- is usually concurrent with candomblé and individuals frequently start their religious careers working with caboclos and are only later initiated into candomblé. Corrêia (1992) and Oro (1994) ascertain that batuque in Porto Alegre is also mostly practiced jointly with umbanda. All these data suggest that, even in primary diasporas, these variants probably serve the same function of cognitive bridging. 14. The order in which the variants arrived in the USA depends on the group of migrants considered. In the case of Puerto Ricans, they brought espiritismo with them from their homeland and after some years in the USA, adopted santería. Brandon (1997) argues that within this community it is more adequate to talk of « santerismo » than santería proper, since they practice a mixture of both variants. Perez y Mena states that « Most Puerto Rican believers evolve from French Kardecian Spiritism toward incorporating aspects of Yorubaland religious practices » (1998 : 22). According to the argument here developed, it makes sense that it is the Puerto Ricans (the population to which santería is more culturally alien) who most need to develop cognitive bridges between their more traditional practices (espiritismo) and Afro- American religions. 15. There are two variants that further complicate this scheme : kimbanda (for the expansion of Afro-Brazilian religions) and palo monte (for Afro-Cuban ones). Initiation into kimbanda, in the Southern Cone usually comes after the practice of umbanda and precedes initiation into batuque. During the 1990s, this variant has gained prevalence in the region -oftentimes at the cost of

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Umbanda. Argyriadis (1999a : 124-125) ascertains that in Havana initiation into palo monte similarly comes after the practice of espiritismo and usually precedes initiation into regla de ocha. 16. Africanization is a dynamic process, with further stages of its own. The passage from umbanda or espiritismo to candomblé, batuque or santería is generally only the first of a series of perhaps less dramatic but equally important initiations. Practically the same mechanics that drives umbanda leaders to become candomblé pais de santo, leads them to undergo successive initiations into candomblé « nations » considered « purer ». This process has been documented for São Paulo by Prandi (1991, 1998) and for Rio de Janeiro by Capone (1996, 1999a). Both scholars stress that this passage generally enhances the reputation of the pai de santo, since it is always performed in the direction of a « purer », more prestigious nation. Although I agree with this interpretation, I believe that successive initiations are not only a quest for prestige and legitimacy, but are also sought as a problem-solving strategy. Adding another dimension to their explanation, I contend that « purer » nations are emically prestigious not only because they are more legitimate but also because they are considered to be magically stronger. 17. Also, at an individual level, and contrary to re-Africanization, which is generally always a movement of independence, Africanization is a move towards increased dependence. After initiation, the individual becomes subordinated to his pai/mãe de santo or padrino/madrina and to all his related ritual elders. Brandon (1997 : 111) and Schmidt (1995 : 100) ascertain that the bonds linking santería devotees (ahijada/o) with their initiators (madrinas/padrinos) is stronger than those present in espiritismo communities. 18. Even if an individual’s padrino or pai de santo live in the same city, in all likelihood the ritual family of his mentor lives abroad -because these religions have only recently become transnational. Thus, almost any initiate in batuque, candomblé or santería knows that he has an important ritual family in another city, which he will visit periodically. 19. The community may be trinational (Argentinian-Brazilian-Uruguayan; Cuban-North American-Puerto Rican) but its members have a strong relationship only with the nationality of origin of their religion. 20. These are local, national religions that expand through the individual efforts of particular priests who enjoy having international disciples (Oro, 1999) but have made little efforts to de- nationalize or universalize their beliefs. Other local religions that have gone global, crossing ethnic and national boundaries, had a centralized organization, sent abroad with a clearer and more definite recruiting rationale and with greater amount of financial resources -as is the case of Japanese new religions, for instance. 21. See the revealing testimony of Sandra Medeiros Epega, an Africanized mãe de santo from São Paulo, herself a lecturer and author, to Silva (1995 : 259) where she states that she must have made some 300 copies of a doctoral dissertation in Portuguese about the use of leaves in candomblé. 22. There are a few exceptions : the aforementioned yalorisha Sandra Medeiros became the spiritual daughter of a famous African , and adopted his name, becoming Sandra Medeiros Epega. Such cases, though, are rare. 23. It must be remembered that race barriers were already transcended with the expansion of these variants to the secondary diasporas. In cities like São Paulo, Montevideo, Buenos Aires and Mexico most of the practitioners are white, and in others like Rio de Janeiro or New York a very significant percentage of them are not Black. 24. We still lack a good study of this group and its strategies. Certainly the key figures involved are the Ooni of Ilé-Ifé, and two scholar-priests who held high positions in the Obafemi Owolowo University of the same city. The first is Oomotoso Eluyemi, a noted archaeologist and also the Apena of Ifé (the right hand of the King). The second is Wande Abimbola, who was head of the university and has published extensively on Ifa (1976, 1977). Nigerians who have taught Yoruba

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language and mythology in secondary religious diaspora settings are either related to this group or have later seeked their support -or to the very least, have heavily used their books. The Epegas, father and son, coming from a lineage of , must also be included in this group. The influence of this group in the spread of a re-Africanized interpretive frame can be likened to that of previous « Black ethnicity entrepreneurs » in the establishment and the extraordinary success of the « Yoruba traditional religion » in the New World (Matory, 1999). 25. The wording of the presentation for the VII World Congress of Orisa Tradition and Culture that was to take place in Nigeria, in 2001, is very representative of the global -not national- character assigned to the religion in this interpretive frame. It shows clearly how the Nigerian entrepreneurs who are one of the main driving force behind it are able to transcend local narratives with a global one. A statement that this is the third time that the conference will be held in Nigeria is the only oblique claim to this country’s importance in the religious tradition. Early on the universal character of the tradition is emphasized as attention is called to the significant fact that « the Conference takes place at the Cradle of the Human Race, Ilé-Ifé » (their emphasis). The planetary relevance of the meeting is again immediately ratified by the remark that « Equally important is the fact that holding of this conference at the material time is apposite as the world is vigorously pursuing the ultimate aim of World Peace and Harmony. And since the time of Creation, Orisa Tradition has been the equilibrium that adjusts world forces! » (my emphasis). Twice in this short introduction the African -and not solely Nigerian- character of the event and of the religion are emphasized. First, by thanking all involved « in the making of the decision to hold the 2001 Congress in Africa and specifically in Ilé-Ifé », and then again, by explaining how the theme of the conference was determined « after spiritual validation and propitiatory rites by the priests, priestesses, and eminent scholars in the area of African Traditional Religion and » (my emphasis). A final welcome « to the Source » (their emphasis) and the fact that the conference languages will be « Yoruba, English, Portuguese, Spanish and French » show, once more, the cosmopolitan character of the event. (The introduction can be found at http://www.geocities.com/orisaworldcongress/2001the-me.html) 26. See, for example, the opinions of Brazilian batuque leaders on their Argentine counterparts in Oro (1999). 27. For example, when the Ooni of Ifé visited a temple in Buenos Aires in 1991, he complimented its members telling them that they had kept the dances « just as they were done in Africa », a remark which was quite visibly an overstatement, for dancing was not among the many virtues that the members of the temple could boast of. 28. However, the heavy racialization of Black culture still conspires against Afro-American religions attaining this status, in spite of their rapid expansion. African derived theological concepts and practices -especially animal sacrifices- are still, to a large extent, considered « primitive » and are not recognized as a legitimate spiritual quest in the Western world. Therefore, they are especially suspect when practiced by white people (Frigerio, 2002b). Judgments may be more condescending when they are practiced by Blacks, since then the ethnic cultural resistance functions of these religions take precedence over their alleged religious value. It is only when African religious beliefs and practices come to be recognized as a legitimate spiritual quest, one of the sacred legacies of mankind such as Buddhism or , that they will be able to effectively achieve the status of a world religion.

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ABSTRACTS

The most important recent development in the history of Afro-American religions is their expansion across ethnic and national barriers. The diffusion of these religions has created networks of ritual kinship that now span national boundaries giving rise to transnational communities of worshippers. The paper argues that there are stages in the formation of these transnational communities that are related to the religious careers of the practitioners, since the different religious variants they encounter in this path have different implications for their development. In this process of increasing transnationalization, the nationality of origin of the different Afro-American religious variants remains important and must be dealt with in different ways throughout the individual’s religious career. It is argued that the re-Africanization processes that have been observed in practically all Afro-American variants in their new settings constitute the latest stage in the development of these religions and that they are instrumental in the creation of a world religion and of a truly multifarious transnational community of worshippers.

La principale évolution récente des religions afro-américaines est leur expansion par delà les barrières ethniques et nationales. La diffusion de ces religions a créé des réseaux de parenté rituelle qui maintenant dépassent les frontières nationales donnant naissance à des communautés transnationales de fidèles. Cet article met en évidence le fait qu’il y a des étapes dans la formation de ces communautés transnationales qui sont liées à la « carrière » religieuse des pratiquants. Les modalités des pratiques religieuses suivies par leur membres influencent le développement de la communauté. Dans ce processus de transnationalisation croissante, la nationalité d’origine des différentes religions afro-américaines reste importante et doit être prise en compte dans les differents mode d’évolution religieuse individuelle. Le processus de réafricanisation s’observe dans pratiquement toutes les variantes des cultes afro-américain, où qu’ils soient implantés : il constitue la dernière étape de développement de ces religions et contribue à la création d’une religion universelle et d’une communauté de fidèles transnationale et multiforme.

INDEX

Mots-clés: religions afro-américaines, diaspora, transnationalisation, réafricanisation Keywords: Afro-American religions, diaspora, transnationalization, re-Africanization

AUTHOR

ALEJANDRO FRIGERIO

Alejandro Frigerio est chercheur du CONICET (Conseil national pour la recherche scientifique et technologique) et professeur de l’Université Catholique Argentine. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels Cultura Negra en el Cono Sur : Representaciones en conflicto (Ed. de la Universidad Católica Argentina, 2000) et Argentinos e Brasileiros : Encontros Imagens e Estereótipos (Ed. Vozes, 2002, avec Gustavo Lins Ribeiro). Il poursuit actuellement ses recherches sur la transnationalisation des religions afro-brésiliennes en Argentine.

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La santería à Mexico : ébauche ethnographique

Nahayeilli B. Juárez Huet

1 Samedi midi. Des centaines de personnes se rendent au marché de Sonora à Mexico ; pour les santeros, c’est le lieu par excellence où s’approvisionner en animaux, textes et objets en tous genres pour la réalisation des rituels. Je me trouve dans une des botánicas1 de ce marché. Un homme vêtu de blanc, avec ses colliers 2 autour du cou, entre discrètement pour saluer une statue de taille humaine de saint Lazare (connu par les pratiquants et les croyants de la santería3 comme Babalú Ayé). Au bout de quelques minutes, il s’approche pour saluer la propriétaire de la botánica occupée à vendre une statuette de sainte Barbe à une cliente. J’assiste à la conversation qui se noue entre eux trois : – « Sainte Barbe bénie »! s’exclame l’homme derrière le comptoir. « C’est la justicière, la maîtresse de la foudre, elle a une épée parce qu’elle n’aime pas l’injustice. Il faut l’invoquer et lui dire des prières pour qu’elle nous protège de toute injustice ». – « Monsieur sait ce qu’il dit! C’est un babalawo, le plus grand prêtre de la santería », explique la propriétaire à la cliente. – « Et la santería? C’est pour nous aider? » demande la cliente. – « C’est cela, c’est pour ça », répond le prêtre. « Une des divinités qui aident, c’est précisément sainte Barbe, qui pour nous est Changó. Seulement, en ce qui concerne la santería, tout est cher à cause des produits utilisés. Je me fais payer deux cents pesos seulement pour une consultation […] ». – « Quel genre de consultation? » demande la cliente. – « C’est pour déterminer quel problème a une personne et pour chercher comment le résoudre. J’utilise l’ekuele4, c’est une chaîne, je consulte avec elle. Orula, saint François d’Assise, me parle à travers elle, il me dit tout, parce que je lui suis consacré! Le matériel, vous l’achetez vous-même et, quant à moi, vous me payez mes droits lorsque le problème est résolu […] ». – « Voyons, quelle chance! Moi qui suis venue chercher sainte Barbe, je crois que je vous ferai signe très prochainement ».

2 Comme en témoigne ce petit extrait de mes notes d’enquêtes à Mexico, la santería est une religion dont la sphère d’influence ne se réduit plus aujourd’hui à la seule Cuba, mais s’étend à plusieurs pays du continent américain. Sa commercialisation est

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néanmoins un aspect très critiqué par ses pratiquants, lesquels insistent principalement sur le fait que « la santería est une religion secrète, que seuls les initiés peuvent connaître. Ce n’est pas bien de faire de la publicité, car alors les gens ne vivent pas pour le saint mais du saint, ce qui donne évidemment lieu à beaucoup de charlataneries et d’impostures »5.

3 La réputation douteuse des santeros et des babalawos du marché de Sonora, que beaucoup traitent de « tricheurs et de charlatans », est certes un thème sur lequel on pourrait discuter longuement. Je souhaite plutôt ici essayer de décrire et de comprendre le phénomène : en effet, même si on compte des pratiquants et des croyants de la santería au Mexique depuis déjà plusieurs décennies, le marché des consommateurs6 de la santería a connu, dans ces dix dernières années, un très fort développement.

4 On trouve les premières traces de la santería en terre mexicaine aux alentours des années 1950, avec l’arrivée de divers artistes d’origine cubaine, dont quelques-uns, danseurs de rumba, font une incursion dans le monde du cinéma. Les chants à Changó et Babalú Ayé retentissent pour la première fois en plein âge d’or du cinéma mexicain (1946-1950) sans que personne, ou presque personne, ne sache qu’il s’agit là des orishas7 vénérés dans la santería. A la même époque, il semble que quelques artistes mexicains se rendent à Cuba et s’y initient, comme par exemple Germán Valdéz, connu sous le nom de TinTan.

5 Ainsi, Noelio Camejo, un Cubain originaire du village de Pedro Betancourt (province de Matanzas), résidant à Mexico depuis 1997 et initié dans la santería depuis quarante- neuf ans, m’a déclaré qu’au début de 1957, il a initié plusieurs Mexicains à Cuba. Selon lui, certains d’entre eux n’allaient pas dans l’île délibérément pour s’initier, mais, au cours de leur voyage, ils apprenaient l’existence de la santería et y avaient recours « par curiosité ». D’autres, au contraire, surtout des personnes malades, ont fait appel à cette religion par recommandation ou pour résoudre leurs problèmes. Noelio précise que parmi ceux qu’il parrainait8 tous « n’étaient pas complètement initiés dans la santería, ils n’avaient reçu que des resguardos9 (colliers et guerriers) ou sollicitaient des travaux spirituels, c’est seulement après qu’ils ont reçu leur saint » (qu’ils se sont initiés). Ce sont ces derniers qui « faisaient de la propagande et amenaient ou recommandaient à leur tour d’autres personnes »10. Noelio, comme beaucoup d’autres, considère que pendant les années 1960, il n’y eut aucun changement significatif quant au nombre de Mexicains allant s’initier à Cuba. Ils étaient très peu nombreux.

6 Ce n’est qu’au cours des années 1970, au moins dans le cas de Mexico, qu’apparaît une première génération de santeros n’ayant pas été initiés à l’étranger. Les santeros mexicains, initiés depuis plus de vingt-cinq ans, ne seraient qu’une dizaine au plus et auraient été initiés par des Cubains qui habitaient Miami avant de se rendre au Mexique. Certains d’entre eux sont retournés aux Etats-Unis, à la suite de problèmes judiciaires ou personnels, et d’autres sont restés au Mexique. Au milieu des années 1970, de plus en plus de Mexicains se sont initiés dans la santería. Orestes Verrios, un des musiciens cubains les plus reconnus dans ce milieu religieux, affirme qu’en 1976, il fut invité à Mexico, grâce à un accord entre un homme d’affaires mexicain et le gouvernement de Cuba, pour participer à un toque de tambor11 offert à Yemayá par un santero cubain, Bebo Rodríguez, initié à Miami. Selon lui, plusieurs des Mexicains présents à cette cérémonie avaient été initiés au Mexique.

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7 En revanche, Rafael Fernández, un Mexicain initié à Miami il y a vingt-trois ans, déclare que la plupart des vingt santeros mexicains qu’il connaît, initiés comme lui à cette même époque, le furent à Cuba et à Miami, un seul ayant été initié au Mexique par son parrain d’origine cubaine. Il soutient qu’à cette époque, « il n’y avait au Mexique ni les personnes, ni les connaissances suffisantes pour initier dans la santería ». Quoi qu’il en soit, tout le monde s’accorde sur le fait que les personnes qui ont le plus d’ancienneté dans la religion (quarante-cinq ans et plus) sont tous des Cubains, y compris les prêtres de la Règle d’Ifá (les babalawos). Ceux-ci, à la différence des prêtres de la Règle d’Ocha, sont presque tous initiés depuis moins de dix ans et, semble-t-il, à Cuba.

8 A la fin des années 1980, éclate un scandale qui fait de la santería – accusée d’être une « secte satanique » ou « narcosatanique » – un sujet de fait divers national. Au mois d’avril 1989, à Matamoros (Tamaulipas), treize cadavres sont découverts dans le ranch Santa Elena, situé près de la frontière avec les Etats-Unis. Les victimes auraient été enlevées et assassinées par une « secte satanique liée à des narcotrafiquants »12 dont le chef est Adolfo de Jesús Constanzo, un Cubain-Américain âgé de vingt-six ans, connu sous le nom de « Parrain ». La presse mexicaine parle de cérémonies « sataniques de style vaudou », de « narco-fanatiques », de « sectes sataniques », de « narcosataniques ». Jusqu’à la presse internationale qui les qualifie de « filleuls de Satan, sataniques, sorciers de Santa Elena, narcosataniques »13.

9 A mesure que l’enquête progresse, on apprend par les journaux que la mère de Constanzo est adepte de la santería, « une pratique païenne-religieuse » et que certains membres de la bande, auraient « rejoint la secte des narcosataniques pour obtenir santé, richesse et pouvoir »14. Certains d’entre eux expliquent que la plupart de ces morts sont le résultat de règlements de comptes liés au trafic de drogue15. Le 6 mai 1989, Constanzo, recherché par la justice, ordonne à l’un de ses compagnons de le tuer, plutôt que de tomber entre les mains des autorités. Tous ses compagnons sont arrêtés, et Sara Aldrete, connue comme « la sorcière du culte » ou « la prêtresse », déclare qu’elle est « adepte de la religion appelée santería chrétienne et qu’elle n’a chez elle que des images de saints offertes par Constanzo »16. Un autre membre du groupe explique qu’il est « adepte de la religion de Constanzo, qui pratique seulement la magie blanche, où l’on a l’habitude de sacrifier des animaux, comme des coqs ou des chevreaux, mais pas des êtres humains »17. La nouvelle devient plus spectaculaire encore lorsque les détenus font des déclarations qui concernent des personnes connues dans le milieu artistique ou appartenant à la police judiciaire, ayant à un moment ou à un autre sollicité les services de Constanzo.

10 Ce traitement médiatique a alimenté une image très négative de la santería, qui perdure encore de nos jours. Plusieurs informateurs m’ont déclaré qu’on leur demande souvent « si leur religion a des liens avec le diable ou avec des pratiques sataniques ». De même, plusieurs santeros et babalawos ont été victimes de violences physiques de la part des autorités gouvernementales qui les ont soumis à des interrogatoires dans le but d’obtenir des informations sur leurs liens éventuels avec les trafiquants de drogues. Cependant, la plupart de mes informateurs sont d’accord sur le fait que les scandales de ce type ont contribué, « en bien ou en mal », à une plus grande diffusion de la santería au Mexique. Quelques années après ces événements sort un film inspiré de l’histoire de Constanzo, Perdita Durango, et un livre que son auteur, Sara Aldrete, intitulé Ils m’appellent la Narcosatanique.

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11 C’est à partir des années 1990 que la santería commence à se diffuser de façon importante à Mexico. Le fait peut s’expliquer en partie comme le résultat de la mise en place de stratégies accommodatrices (Frigerio, 2000), c’est à dire de stratégies dans lesquelles s’articule la construction de discours qui visent à légitimer et faire respecter la santería, dans une société où, si elle n’est plus considérée de façon généralisée comme une « secte satanique » ou « narcosatanique », elle n’en est pas pour autant acceptée sans réserve. Il faut souligner par ailleurs que l’expansion de la santería à Mexico n’est pas liée à la présence d’une communauté cubaine importante, comme c’est le cas par exemple à Miami. Elle s’apparente plutôt à la diffusion des religions afro- brésiliennes à Buenos Aires et Montevideo (idem).

12 Cette précision est importante, car si le flux migratoire et touristique joue sans aucun doute un rôle dans le processus de transnationalisation de la santería au Mexique18, l’une de ses principales formes de divulgation reste le bouche à oreille entre Mexicains ainsi que – contrairement à ce qu’affirment la majorité des pratiquants – certaines formes de prosélytisme plus ou moins explicites ou subtiles destinées à attirer les adeptes, ou au moins les clients, nationaux et étrangers.

13 On peut observer ces stratégies dans la manière qu’ont les santeros et les babalawos de s’ouvrir et d’investir des espaces divers afin de divulguer leur propre vision de la santería de façon plus massive, au sein d’un marché religieux où beaucoup la considèrent comme une simple expression du contexte de développement des sectes et des croyances magiques. Certains prêtres utilisent ainsi les moyens de communication modernes – radio, presse, télévision et Internet – pour donner à voir leurs systèmes de croyances et les services qu’ils offrent.

14 Quelques santeros et babalawos ont été invités dans des émissions télévisées pour expliquer en quoi consistent leurs pratiques (programmes de débats ou de diffusion latino-américaine comme El show de Cristina), ou pour donner des formules « magiques » pour améliorer chance et fortune, trouver du travail… (Vida TV, Fama) ; d’autres émissions persistent à traiter la santería comme une secte satanique, et d’autres, moins tendancieuses et à visée informative (Infinito), illustrent le thème avec des images tournées à Cuba : les orishas, leurs caractéristiques et attributs, les cérémonies réalisées dans le cadre de la pratique rituelle comme les toques de tambor et quelques témoignages de croyants.

15 La radio transmet de brèves interviews de prêtres (Radio Chapultepec), relate des évènements comme celui du scandale des narcosataniques (Radio Activo), ou, comme à la télévision, donne des conseils et des « formules » pour améliorer la vie quotidienne. Sur Internet, plusieurs pages Web proposent les services et les coordonnées de prêtres, des généralités sur cette religion et des espaces virtuels où initiés et non initiés exposent leurs doutes et leurs opinions sur divers aspects de la santería.

16 Quant à la presse écrite, il convient de mentionner, entre autres, la revue bimensuelle Santería, Ciencia y Religión, qui tirait à 7.300 exemplaires environ et qui parut pour la première fois à Mexico en 1993. Le principal éditeur était José Rodríguez Breñas, un homme d’origine cubaine qui vivait à Mexico et dont le départ pour Miami entraîna la suspension de la publication. Cette revue était distribuée sur les marchés, par les marchands de journaux, dans les botánicas et les boutiques qui se consacrent à la vente d’articles religieux. Une autre revue, Mundo Esotérico, qui a plus ou moins six ans d’existence, publie fréquemment des articles très généraux sur la santería. On y trouve aussi des annonces de prêtres offrant leurs services. Sporadiquement, quelques

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journaux publient des reportages sur des cérémonies santeras, utilisant la stigmatisation dont elles sont l’objet pour salir la réputation de politiciens initiés dans cette religion.

17 Les informations ainsi véhiculées sont appréciées différemment par le public. Si la santería paraît attractive ou simplement exotique à certains, pour d’autres elle a un caractère répulsif, principalement à cause des sacrifices d’animaux nécessaires à la pratique rituelle. Ceux-ci ont énormément contribué à la stigmatisation de cette religion, provoquant des conflits avec les autorités gouvernementales. Certains santeros disent qu’ils ont été victimes d’arrestations pour avoir réalisé des sacrifices dans des lieux publics, tels que les rivières situées à la périphérie de Mexico ; d’autres disent avoir subi des violences de la part des habitants des villages proches de ces zones. C’est pour cette raison qu’aujourd’hui encore, les sacrifices sont réalisés de manière très discrète, voire clandestine. Néanmoins, tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il est possible d’éviter ce genre de problème en nettoyant et en ramassant les restes des animaux et des objets utilisés lors des cérémonies, et en « s’entendant », si besoin est, avec les gardiens et les policiers qui effectuent des rondes dans les zones concernées. Dans les cas où la pratique rituelle exige, par exemple, d’abandonner les restes d’un animal après avoir réalisé un « nettoyage »19, on choisira un endroit isolé ou peu peuplé. On rencontre parfois des prêtres qui essaient de remplacer les animaux par d’autres ingrédients, plus simples et plus économiques, afin d’éviter des conflits et de ne pas trop impressionner ceux qui viennent les consulter.

18 Enfin, si la santería a connu une plus grande diffusion et est mieux acceptée depuis dix ans, il demeure néanmoins difficile de connaître le nombre, même approximatif, de ses initiés, puisqu’il n’existe ni chiffres officiels, ni temples ou organisations ecclésiastiques enregistrant leurs affiliés. Les santeros, comparés à d’autres groupes religieux, constituent une minorité. La ville de Mexico, selon le recensement de l’année 2000, présente une majorité catholique (90,45 %), moins de 10 % de la population appartenant donc à d’autres religions, dans la liste desquelles la santería ne figure même pas. Cependant, selon plusieurs informateurs, les initiés dans la santería seraient entre 3.000 et 6.000 dans la seule ville de Mexico, sans compter ceux qui s’adressent à la santería pour obtenir un resguardo, une protection, ou réaliser un ebbó20. Plusieurs informateurs partagent l’opinion selon laquelle « un grand nombre de personnes, qui ne sont pas totalement initiées dans la religion, possèdent des objets religieux pour leur défense ou pour leur bien ». Mexico est aujourd’hui le lieu qui compte le plus de santeros dans le pays, bien qu’il y en ait aussi dans les Etats de Morelos, Campeche, Guerrero, Oaxaca, Veracruz et dans les villes de Mérida, Morelia, Monterrey et Guadalajara.

Des croyants et des pratiquants

19 A Mexico, les croyants et les pratiquants de la santería sont issus de différents niveaux socio-économiques. Les entretiens réalisés m’ont permis de constater qu’il s’agit principalement de femmes. Toutefois, ce sont en majorité les hommes qui occupent les places les plus élevées de la hiérarchie. L’âge des pratiquants oscille entre vingt-cinq et cinquante-cinq ans. Le niveau de scolarité va de l’école secondaire à l’université. Les professions, quand ils en exercent une, touchent des branches très diverses : techniciens, commerçants, fonctionnaires du gouvernement, avocats, ingénieurs,

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assureurs, artistes, étudiants, etc. D’autres ont trouvé dans la pratique religieuse, à mi- temps ou à temps complet, un moyen de gagner leur vie.

20 Nous avons vu que la diffusion de la santería à Mexico n’est pas exclusivement le résultat des allers-retours des initiés ou des candidats à l’initiation entre différents pays, puisque cette religion constitue aujourd’hui un élément à part entière du panorama religieux mexicain. Néanmoins, ceux qui la choisissent affirment qu’il n’existe pas de réel prosélytisme. Beaucoup de personnes disent avoir eu leur premier contact avec la santería par l’intermédiaire d’un parent ou d’une relation. D’autres ont été informées par des prospectus, des annonces publiées dans des revues ésotériques ou en se rendant au marché de Sonora. Les gens commencent normalement par consulter les oracles auprès des prêtres, les uns par curiosité, « pour voir ce qu’on leur dit », d’autres avec l’intention de résoudre leurs problèmes de santé, sentimentaux, économiques, entre autres. A cette occasion, les prêtres réalisent une « consultation » (registro), c’est-à-dire qu’ils émettent un diagnostic à l’aide de différentes méthodes de divination, conseillant le consultant sur ce qu’il doit faire, si besoin est, pour améliorer sa situation. La crédibilité de la santería semble se cimenter sur sa supposée efficacité à résoudre immédiatement ou graduellement les problèmes qui tourmentent les individus qui y ont recours. On peut dire que les registros, où selon mes informateurs « on vous parle de choses que l’on est seul à savoir », servent en quelque sorte de « lettre de recommandation » pour beaucoup de prêtres, et qu’ils constituent le premier pas vers une possible initiation du consultant.

21 Selon la plupart de mes informateurs, c’est par les registros qu’un prêtre détermine si un individu doit ou non réaliser telle ou telle cérémonie ou faire un ebbó spécifique, « en fonction des indications du saint »21. Celui qui reçoit les fondements ou « secrets » propres aux diverses cérémonies22 de la santería, « acquiert de la force, il est protégé, il est en bonne santé, obtient du bien-être, de la chance, de la tranquillité et toutes les bonnes choses de la vie ». Pour certains, c’est le premier pas sur le chemin de la religion, « quand le saint indique que c’est là la voie à suivre. Beaucoup seront appelés, peu seront élus! ».

22 Recevoir les fondements ne conduit pas nécessairement à « faire son saint ». Néanmoins, ces étapes préliminaires permettent à la personne de se familiariser avec les saints, d’apprendre à s’en occuper23, de connaître leurs attributs et les bienfaits que l’on peut attendre d’eux. C’est à son parrain ou à sa marraine que le croyant s’adresse quand il a des doutes, quand les choses ne vont pas comme il l’espère, et ce sont eux qui doivent lui indiquer les procédures à suivre pour que les saints soient satisfaits et lui accordent leur aide. C’est donc grâce aux registros, à l’efficacité des conseils des prêtres, aux cérémonies et aux fondements reçus que l’on peut donner un nouveau sens à sa vie24 et renforcer le sentiment d’une possible lutte contre l’incertitude et contre les fatalités du destin. Les adeptes acquièrent la possibilité de compter sur des guides et des protecteurs qui ne réclament pas d’exclusivité.

23 Les problèmes les plus fréquents, qui font qu’un individu recourt à la santería, concernent toutes sortes d’infortunes qui surviennent dans la vie quotidienne. Toutefois, on a également recours à cette religion pour atteindre un équilibre, une « stabilité spirituelle ». Nombreux sont ceux qui, après voir recherché dans la santería une simple solution à des problèmes matériels, satisfaits par les résultats obtenus, ont été amenés à en faire leur principale croyance religieuse.

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24 Beaucoup de personnes disent avoir fait appel à la santería pour des questions de santé. Des histoires extraordinaires circulent fréquemment à ce sujet. La plupart commencent à croire en la santería après qu’un membre de leur famille, ou eux-mêmes, ait été confronté à « un danger de mort imminent, à cause d’une maladie certifiée par les médecins », puis « sauvé » grâce aux cérémonies réalisées par les prêtres, ou suite à l’initiation (« couronner son saint »). D’autres s’initient pour des raisons différentes, émotionnelles, économiques, spirituelles, judiciaires. On compte aussi, mais cela est beaucoup plus rare, des personnes qui s’initient « parce que cette religion leur paraît intéressante ». On rencontre également des personnes qui disent avoir été « trompées » par des prêtres. Cependant, le temps passé aux côtés d’autres santeros, qui interviennent pour corriger les erreurs commises, semble compenser chez ces individus les effets négatifs de leur mauvaise expérience, en leur permettant de poursuivre leur parcours religieux. Il en est encore qui, dans une telle situation, prennent des précautions, ne souhaitant pas s’initier tant qu’ils n’en savent pas plus sur cette religion.

25 Dans la santería, tout a un prix (derecho), disent les pratiquants, c’est-à-dire que tout ce qui est lié à la pratique religieuse doit être payé, directement avec de l’argent, ou symboliquement avec des offrandes : « Les saints demandent leur droit et ce sont eux qui autorisent leurs intermédiaires à recevoir des honoraires »25. Quand le saint l’y autorise, le prêtre peut gagner sa vie en suivant ses ordres et conseils : le saint indique alors le chemin conforme à ses responsabilités sacrées en l’empêchant de travailler et en remplissant sa maison de gens qui cherchent son aide. Certains informateurs disent se souvenir d’un temps – révolu – où la tradition stipulait de ne pas faire payer ceux qui n’avaient pas de ressources. Le cas est rare aujourd’hui, même si l’on trouve encore quelques prêtres qui n’exigent rien ou qui laissent le consultant libre de donner ce qu’il peut ou ce qu’il veut. D’autres voient dans cette pratique un moyen de gagner facilement de l’argent, en profitant de personnes naïves et angoissées, souvent victimes d’abus économiques, psychologiques et même sexuels.

26 Pour beaucoup d’adeptes de la santería, « avoir une part de Dieu chez soi », c’est-à-dire avoir leurs saints à domicile, permet d’établir un lien avec le sacré plus personnel et plus intime. Les conseils et les prescriptions des saints aident le consultant à mieux vivre, à vaincre les incertitudes, à savoir si les décisions qu’il prend sont correctes ou non, si elles lui permettront d’atteindre son objectif. C’est pourquoi, même dans des circonstances que beaucoup qualifieraient de banales, les gens font appel aux saints pour demander de l’aide. Les adeptes de la santería ne se conforment pas à ce que le destin leur réserve et apprennent à manipuler les énergies pour remédier aux situations difficiles : « Avec le saint, tu ne luttes plus comme avant, il t’aplanit le chemin pour accomplir ton destin, et par les signes [de l’oracle] on demande ce qui va arriver, les choses sont plus crédibles »26. Avec la santería, beaucoup d’adeptes ont de la sorte concrétisé leurs espoirs de reconnaissance et prestige, difficilement réalisables dans d’autres domaines et, parfois, ont pu améliorer des aspects de leur personnalité qu’ils jugeaient négatifs.

27 L’imaginaire associé aux saints constitue une force externe puissante, à laquelle on attribue en grande partie la solution rapide des problèmes. Les saints sont en effet considérés comme des protecteurs, des anges gardiens, les pères et mères symboliques, toujours luttant pour leurs enfants, mais capables aussi de sévir quand on n’est pas « obéissant et reconnaissant ».

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Cultes afro-américains et appropriations individuelles : cohabitation religieuse et mystico-ésotérique

28 C’est du point de vue des sujets que l’on peut appréhender le mieux la façon dont se concrétise la transnationalisation de la santería à Mexico, c’est-à-dire à partir des constructions et des appropriations religieuses individuelles.

29 La santería se cumule souvent avec des pratiques dites ésotériques comme le tarot, le feng-shui ou divers avatars du New Age. Certains ajoutent la santería en complément des précédentes, alors que d’autres suivent le parcours inverse. Dans un cas comme dans l’autre, ils s’accordent tous à reconnaître que les diverses connaissances sur le monde spirituel et sur la manipulation des énergies sont valides par principe et partent d’une même essence, d’où la possibilité de les combiner. Ils considèrent ainsi que « tout conduit à la même chose, l’important est d’atteindre l’harmonie », de telle sorte que la santería devient « une variante parmi tant d’autres ».

30 Il est fréquent de rencontrer des personnes qui font de cette combinaison de pratiques leur source de revenus principale, en profitant et en participant à l’actuelle divulgation simultanée de la santería et des pratiques ésotériques que l’on peut observer dans les revues, dans les « salons de l’ésotérisme », dans les botánicas et dans les commerces. Ces lieux offrent des séances de divination en plus de divers articles en vente27. C’est le cas par exemple du Palais de Karnak, ex-Centre Yoruba, un local de grande taille, situé dans le centre-ville, reconnaissable à son enseigne : « Tarot, Yemaya, Changó. Registro de coquillages. Lecture de tarot, lecture de photo, lecture de main, Atte. Ochún Icole Baba Eyiogbe. Nous sommes des professionnels ».

31 Certes, la commercialisation de la santería n’est pas vue d’un très bon œil par les pratiquants qui la considèrent comme une « religion secrète » pour laquelle « il n’est pas nécessaire de faire de la publicité : quand tu es bon, les gens viennent sans tout cela »28. Toutefois, ceux qui vivent des divers services religieux qu’ils offrent et qui admettent rarement qu’il puisse s’agir d’un commerce rentable, se démarquent de cette vision des choses et soulignent l’importance de la communication avec un large public, afin de faire connaître leurs croyances et pratiques, d’autant plus que « beaucoup de gens sont des escrocs et participent de la mauvaise réputation de la santería ».

32 Il convient de rappeler par ailleurs que la santería est une religion non-exclusive, « qui n’est pas en guerre avec les autres ». Outre les pratiques ésotériques suscitées, il est très fréquent de trouver des santeros qui pratiquent simultanément d’autres religions29. De fait, la santería ne peut se comprendre sans faire référence à l’univers religieux dans lequel elle se meut et aux modalités de culte auxquelles elle est étroitement liée, comme notamment le catholicisme, le spiritisme et le palo mayombe. A ce propos, K. Argyriadis signale : « [...] on ne se trouve même pas en présence […] de pratiques rituelles et d’ensemble de croyances clairement définissable formant respectivement un système stable et homogène. En effet, chaque famillede religion (pour ne pas dire chaque religieux) a sa propre spécificité, ses propres façons de faire et de penser. Certains santeros sont plus catholiques, d’autres plus spirites, d’autres à la fois paleros et spirites. […] Certains paleros se disent catholiques. […] Entre les catégories, il n’y a donc aucune limite stricte, mais plutôt une nette continuité » (1999 : 4).

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33 Cette continuité s’observe également dans le cas des religions afro-brésiliennes, comme l’explique S. Capone, qui montre comment ces cultes s’organisent sur le modèle d’un continuum religieux, en mettant en évidence le fait que « […] les cultes afro-brésiliens ne sont ni des constructions religieuses accomplies et figées, ni des entités qui s’excluent l’une l’autre » (1999 : 27). M. J. Carozzi et A. Frigerio, pour leur part, ont également montré l’existence d’un tel continuum à Buenos Aires, où « l’on pratique majoritairement ensemble, dans les mêmes temples, deux variantes de religiosité afro- brésilienne : l’umbanda et une variante plus orthodoxe, en général le batuque de Porto Alegre […] » (1997 : 4).

34 La plupart des santeros mexicains ont grandi dans un milieu catholique bien qu’aucun d’entre eux ne soit un catholique fervent ayant accompli au pied de la lettre les sacrements de l’église. Néanmoins, ils vont à la messe de temps en temps, prient pour leurs défunts, reçoivent la communion ou vont prier à l’église quand ils en ont envie. Pour eux, le catholicisme et la santería ne sont pas « ennemis ». De plus, la plupart des parrains exigent de leurs filleuls qu’il soit baptisé pour « faire son saint », d’autres encore les emmènent à l’église ou leur demandent expressément d’y aller après l’initiation. Le témoignage ci-dessous illustre bien ce phénomène : « Je continue à me sentir catholique et j’emmène mes filleuls à la messe après les avoir initiés pour qu’ils rendent compte à Dieu [...] de ce qui a été fait ici sur terre […] je me considère comme santero [et] je suis catholique. […] De fois je vais prier le Tout-Puissant […] la santería n’est l’ennemie de personne, alors si tu est santero tu ne peux pas cesser d’être catholique, parce que tu peux être à la fois catholique et santero, malgré le fait que ma véritable religion soit la yoruba, connue comme santería et à laquelle je me consacre […] mais la Virgen de Guadalupe et Jésus-Christ sont dans mon cœur et je n’ai pas de problèmes, je n’ai pas de raison d’en avoir parce qu’au pire, si Elegguá ne m’aide pas, Jésus-Christ m’aide »30.

35 Beaucoup de santeros pratiquent également plusieurs variantes du spiritisme ainsi que l’espiritualismo trinitario mariano, une expression religieuse populaire millénariste dont l’antécédent direct est la Iglesia Mexicana Patriarcal de Elías, fondée en 1886 à Mexico par Roque Rojas Esparza (Ortiz, 1995 : 80). Le terme trinitario mariano est lié à la croyance en le mystère de la Sainte-Trinité et de la Vierge Marie. Entre autres aspects susceptibles d’être rattachés à ces expressions religieuses, nous pouvons mentionner la croyance en les esprits « de la pénombre » ou « obscurs », auxquels on peut « donner de la lumière » à l’aide de messes ou de cérémonies spéciales ; la croyance en les esprits protecteurs ; la possibilité de communication entre les hommes et les êtres surnaturels par la médiumnité et la possession ou encore les cures et miracles attribués aux saints et esprits.

36 En ce qui concerne le palo mayombe ou palo monte (un culte afro-cubain d’origine bantou), beaucoup d’informateurs parlent de la possibilité de « croiser saint et mort », c’est-à-dire d’être à la fois palero et santero, bien que chacun puisse se définir en priorité selon une seule modalité. Beaucoup considèrent que la santería et le palo se complètent et qu’à la différence du saint, « le mort étant un esprit plus terrestre, plus mondain, on peut lui demander d’intercéder aussi bien pour le mal que pour le bien, le mort résout plus rapidement que le saint »31. Le palo mayombe est aussi perçu par certains comme « moins pur » ou « inférieur » à la santería ; le mort par rapport au saint est « moins pur » parce qu’il n’a pas atteint « une évolution spirituelle » ; il n’en va pas de même quant à la force qu’on lui attribue pour protéger ou pour résoudre un problème donné.

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37 Contrairement aux santeros, en général les adeptes du palo se font beaucoup plus discrets en ce qui concerne leurs pratiques et croyances. Lors de l’enquête de terrain, plusieurs informateurs ont mentionné l’existence du Templo Vudú Zambia Palo- Monte, fondé il y a plus de trois décennies par le défunt Luis Alberto Espinosa Morales, un Cubain arrivé au Mexique dans les années soixante, auteur en 1981 d’un livre intitulé : « La religión pura del vudu32. Zambia Palo Monte ». Ce temple aurait été le premier du genre, ou l’un des premiers au Mexique. Il ne fonctionne plus aujourd’hui, la majorité de ses membres étant dispersés ; cependant, le fils de Luis Alberto Espinosa, suivi par une cinquantaine de filleuls et d’adeptes, caresse le projet de créer un autre temple, similaire à celui de son père défunt, avec lequel il était en conflit.

38 Il va sans dire que cette cohabitation religieuse – c’est-à-dire, la coexistence de divers systèmes de croyances qui ne s’excluent pas l’un l’autre – implique avant tout une continuité due au caractère complémentaire des diverses modalités religieuses en présence. Il s’agit d’un phénomène complexe, créatif et très riche, où les frontières religieuses sont difficiles à délimiter, s’inscrivant dans de nouvelles dynamiques et dont l’hétérogénéité est marquée par le caractère sélectif de l’appropriation individuelle.

39 Si mon thème de recherche est orienté vers la compréhension des divers facteurs qui ont contribué à la transnationalisation de la santería à Mexico, il n’en reste pas moins que les données ethnographiques auxquelles je suis confrontée m’obligent à tenir également compte de la présence, depuis 1978, de la première maison de candomblé à Mexico, fondée par la mãe-de-santo (marraine de candomblé) Lourdes da Silva, une Brésilienne qui réside toujours dans la capitale. Actuellement une grande partie de ses filleuls ne s’occupent plus de religion parce que, selon leurs dires, ils se sont sentis « abandonnés ». Plusieurs d’entre eux se sont rapprochés d’une autre maison de candomblé de Mexico, fondée par Maurício de Bessem, initié vers 1998, fils de père mexicain et mère brésilienne, né à Rio de Janeiro et vivant au Mexique depuis l’âge de trois ans. Malgré le fait que les deux maisons de candomblé n’aient aucun rapport rituellement parlant, Maurício de Bessem précise que c’est Lourdes da Silva qui l’a fait entrer en religion. Plus tard, Da Silva, en voyageant au Brésil, a mis en contact Mauricio avec sa mãe-de-santo : Marcia de Omulú de la nation jeje mahi.

40 Mais surtout, le premier contact de Maurício de Bessem avec un culte afro-américain s’est justement effectué par le biais de la santería, grâce aux recommandations d’une tierce personne, pendant un période de sa vie où il était « dans l’impasse ». Le santero avec lequel il est entré en contact en 1995 est devenu son filleul, Gabriel de Iemanjá : ce dernier est en train de « transformer » ses saints lucumí en orixás de candomblé. Il se sent actuellement prêt à assumer la charge de pai-de-santo (chef de culte) d’une troisième maison de candomblé à Mexico. Tous ses filleuls de santería, selon ce qu’il m’a fait entendre, « ont démontré qu’ils étaient d’accord et disponibles pour s’initier et transformer leurs saints lucumí en orixás de candomblé ». Précisons que les maisons de candomblé mentionnées ici ne semblent pas avoir de concurrentes à ce jour dans tout le Mexique.

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Maisons de saint et parenté rituelle : savoir religieux et légitimation

41 L’analyse des maisons de saint permet de mettre en relief les rapports de pouvoir qui les sous-tendent. Regroupant souvent plus d’une nationalité (cubaine et mexicaine principalement), ces réseaux de parenté rituelle sont le théâtre de conflits qui concernent essentiellement la détention de la « vraie » connaissance des pratiques rituelles. Plusieurs stratégies de légitimation s’entrecroisent : celle du prestige lié à la nationalité affichée (selon les cas cubaine, yoruba, brésilienne, voire même mexicaine...), et celle de la hiérarchie qui se base sur l’ancienneté en religion, sans oublier les possibles interférences liées à la personnalité de chaque individu33.

42 La base de l’organisation sociale de la santería est la maison de saint ou ilé ocha, c’est-à- dire l’ensemble des personnes qui, via la parenté rituelle, forment une famille religieuse qui se compose de parrains et de marraines, engendrant des filleuls, qui se considèrent entre eux comme frères et sœurs de saint. Cependant, c’est surtout le rapport parrain (ou marraine) et filleul qui est privilégié. Il n’y a ni temples, ni églises, pas plus qu’il n’existe d’institution ecclésiastique chargée de normaliser les bases doctrinaires de la pratique religieuse34 : « Chaque iyá [mère, marraine], chaque babá [père, parrain] ne reconnaît pas d’autre autorité que la sienne et celle de ses orichas. Néanmoins, on ‘respecte l’âge’, c’est-à-dire qu’on respecte la hiérarchie fondée sur les années de sacerdoce et qu’on donne à ceux qui ont le plus d’années de saint, la considération qu’ils méritent » (Cabrera, 1980 : 132). On peut observer le fait à travers les salutations entre aînés et cadets. Ces derniers se prosternent aux pieds des aînés en signe de respect et d’humilité ou s’inclinent devant eux jusqu’à toucher le sol du front. Il s’agit là d’une règle essentielle que tout iyawó35 doit suivre avec rigueur. Il faut toutefois préciser que ce geste, quand il s’adresse à un prêtre aîné, n’exprime pas une marque de respect exclusive à l’égard de celui-ci ; c’est aussi un signe de reconnaissance de la séniorité du saint qu’il a « couronné » sur sa tête et qui est symboliquement plus âgé que celui de la personne qui se prosterne. La figure du saint devient ainsi un médiateur symbolique des relations personnelles et de pouvoir, souvent conflictuelles, et contribue de ce fait au maintien de la différence hiérarchique.

43 La santería est cimentée par des relations entre individus qui occupent des positions hiérarchiques, selon une autorité et une connaissance légitimées par une pratique religieuse spécifique. Dans ce réseau de relations de parenté rituelle, des stratégies sont mises en œuvre pour atteindre et maintenir ces positions, qui assurent la reproduction de la structure hiérarchique et la transmission des « façons particulières de faire et penser » quant à la pratique rituelle, façons qui varient constamment d’une maison à l’autre.

44 Les parrains et marraines considèrent qu’ils ne peuvent pas révéler les « secrets » à tous leurs filleuls de la même manière, car un filleul « de colliers, de guerriers ou de la main d’Orula » n’a pas la même position hiérarchique que celui qui a fait son saint ou Ifá, et par conséquent ne peut pas acquérir les mêmes savoirs. Le processus d’apprentissage est explicitement à la charge des aînés qui ont le devoir de transmettre leurs connaissances et d’enseigner les différentes pratiques rituelles aux plus jeunes (en religion), et plus particulièrement à ceux qui se destinent au sacerdoce. C’est durant cette période d’apprentissage que les aînés tentent de leur inculquer « la discipline » et

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de les instruire sur leurs obligations et responsabilités. Ils assimilent ainsi graduellement les codes et normes tacites ou explicites de leur groupe religieux.

45 Pour les adeptes de la santería, les savoirs concernant les techniques divinatoires, le déroulement des cérémonies d’initiation, la façon de s’occuper des saints, la manipulation des énergies, s’acquièrent donc surtout par l’expérience, la pratique et l’entraînement aux côtés des aînés. Certains parrains consacrent une partie de leur temps à cette tâche, mais d’autres peuvent s’en désintéresser, voire aller jusqu’à limiter la lecture et l’étude de textes sur la santería sous prétexte « qu’ils peuvent tout confondre ». Il faut cependant préciser qu’on trouve aussi des santeros qui utilisent des textes classiques (entre autres de Lydia Cabrera et Natalia Bolívar), non seulement pour compléter leur enseignement et connaissances mais également pour reproduire au pied de la lettre des « recettes » ou procédures rituelles. Néanmoins, la dépendance des plus jeunes envers les aînés reste le cas le plus courant. Certes, tout ne se réduit pas a un pur exercice de pouvoir, beaucoup d’adeptes considérant leurs parrains comme leurs « seconds parents » et entretenant avec eux une très forte relation d’affection et d’entraide. Comme dans toute interaction humaine, les relations entre parrains et filleuls sont complexes et elles peuvent souvent déboucher sur des brouilles ou même sur une rupture radicale.

46 Il est très courant que parrains et marraines surveillent attenti-vement leurs filleuls ; généralement, il n’est pas bien vu qu’une personne qui appartient à une maison de saint particulière, aille en visite dans d’autres maisons. Selon mes informateurs, « certains [parrains] ont peur que les filleuls s’en aillent ou qu’ils se rendent compte que leurs parrains n’ont pas bien fait les choses ». D’autres voient avec méfiance ceux qui sollicitent en secret les services d’un prêtre, sans que le parrain en soit averti, bien qu’il existe aussi des parrains qui considèrent important que leurs filleuls apprennent à devenir indépendants.

47 D’autre part, il convient de souligner que dans ce réseau de relations les parrains exercent une manipulation et une pression symbolique – souvent très subtile – à travers l’imaginaire associé aux saints. Des expressions comme « On ne joue pas avec les saints » ; « Le saint ne te menace pas, il t’avertit » ; « Le saint te pardonne une fois, deux fois, trois fois ou plus, mais quand il dit stop! Attention! » ; « Il faut faire attention à ce que dit un prêtre, parce que nous avons de l’aché36 dans la bouche. Sa malédiction tombe sur n’importe qui. Vous autres [les filleuls] ne devez pas la craindre parce que vous êtes obéissants » montrent qu’il existe des mécanismes de pression qui contribuent à la manipulation de certains initiés. Ces derniers assurent que le saint non seulement résout les problèmes, mais qu’il peut aussi retirer la chance et le bien-être à celui qui fait fi de ses avertissements, ou encore que le pouvoir et l’aché des prêtres, octroyés par les saints, peut se répercuter négativement sur ceux qui ne sont pas obéissants et respectueux.

48 La pression symbolique se fait graduellement, au fur et à mesure que les initiés se « rendent compte » que les saints et l’aide de leurs parrains ont résolu leurs problèmes ou ont apaisé leurs angoisses, de telle sorte qu’ils reconnaissent que si le saint peut influer favorablement sur le cours des événements, il est aussi capable de faire le contraire, même si plusieurs font également allusion à un grand nombre d’autres facteurs pouvant intervenir, notamment « la bonne ou la mauvaise tête de chacun ».

49 Parenté rituelle et parenté sanguine sont souvent interdépendantes. Il existe des familles où un frère devient le parrain de ses frères et sœurs, ou même de ses neveux et

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cousins. Ce lien familial a souvent des conséquences sur les rituels, y introduisant un relâchement ou au contraire un durcissement de la discipline. Dans certains cas, le niveau d’engagement et de relation d’un filleul à son parrain dépend directement du type de relations qu’ils entretiennent ou ont entretenu en tant que consanguins. Quand ces relations sont cordiales, il est courant de venir en aide aux enfants ou frères que les parents n’arrivent pas à contrôler ou orienter. Les parrains et marraines qui sont unis par des liens à la fois consanguins et rituels ne sollicitent pas seulement l’intervention des saints ou des oracles pour essayer de modifier la conduite d’une personne. Ils s’appuient également sur les liens affectifs, sentimentaux, et sur l’autorité qui découle de leur position dans la parenté consanguine, position qui se trouve ainsi renforcée par leur double rôle d’aînés.

50 Les dissensions qui existent sont aussi, au Mexique, liées à la nationalité des protagonistes. Alors que les Cubains sont actuellement les plus avancés dans la hiérarchie et que plusieurs sont reconnus et respectés pour leur savoir, beaucoup de Mexicains jettent sur eux un discrédit, arguant du fait que ce sont eux qui créent le désordre et commettent des méfaits, que « ce sont de bonnes personnes chez eux, à Cuba, mais quand ils viennent au Mexique […] ils ont recours aux magouilles et aux tromperies pour soutirer l’argent qu’ils ne peuvent pas gagner chez eux »37 : « Certaines personnes pensent que la santería étant d’origine cubaine, c’est seulement à Cuba qu’on trouve ce qu’il y a de mieux, mais ils se trompent, parce que nous, les Mexicains, ne demandons rien aux Cubains »38. C’est ainsi que les Mexicains tentent de légitimer le savoir qu’ils détiennent aujourd’hui dans la santería.

51 Les conflits de pouvoir et de légitimité peuvent s’observer aussi dans les relations entre santeros et babalawos. Selon un mythe auquel il est souvent fait référence, , le créateur, répartit le savoir afin que personne en particulier n’en détienne l’exclusivité. C’est pourquoi santeros et babalawos seraient tenus de travailler ensemble. Néanmoins, dans beaucoup de cas, ces derniers s’accusent mutuellement d’usurper leurs prérogatives respectives. Les babalawos sont en général considérés comme des savants par les santeros, mais sont parallèlement qualifiés d’arrogants et de méprisants à l’égard des prêtres ayant un niveau inférieur au leur : « Ils croient tout savoir ». Les babalawos, à leur tour, disqualifient les travaux de certains santeros, en alléguant que ceux-ci usurpent des fonctions qui ne sont pas les leurs et « ne font pas les choses complètement ou les font mal ».

52 Ce qui est en jeu ici, à travers ces disputes et accusations mutuelles, c’est la question de la légitimation de la « vraie » connaissance en religion, en d’autres termes le conflit entre un modèle idéal « d’orthodoxie » et les diverses adaptations pratiques en présence. Rappelons que, loin de répondre à un modèle homogène, chaque maison a ses propres procédures rituelles, ce qui explique l’abondance de variantes et donc de disqualifications.

53 Au Mexique, on peut observer deux tendances principales dans les discours de légitimation. La première met l’accent sur les origines de cette religion, issue d’une supposée Afrique millénaire, ce qui conduit à préférer la dénomination « religion yoruba » à celle de santería. Les tenants de cette tendance rejettent le « syncrétisme » et nient l’influence du catholicisme, allant parfois jusqu’à éviter d’utiliser les images et les noms des saints catholiques pour ne garder que les noms « yoruba » des orisha. La seconde tendance reconnaît l’Afrique « yoruba » comme le berceau de la santería, mais Cuba continue d’être considéré comme l’origine de la modalité religieuse actuelle, c’est-

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à-dire revendiquée comme la modalité de la diaspora. Le fait peut apparaître paradoxal, car, s’il est courant de discréditer les Cubains à Mexico, il n’en reste pas moins que le fait de s’être initié à Cuba ou d’avoir un parrain cubain est considéré par certains comme un facteur de prestige voire de légitimation. Il arrive même que les Mexicains tenants de cette seconde tendance se présentent publiquement comme Cubains.

54 L’analyse des diverses façons d’appréhender la « vraie tradition » doit aussi tenir compte du rôle croissant des liens de filiation et de parenté religieuses transnationales où circulent, outre des biens symboliques et des personnes, des messages et des discours qui ont une influence incontestable sur la construction du discours et de la pratique religieuse. Ces liens ne se réduisent pas à Cuba et à Miami (bien que ces deux lieux restent pour l’heure prédominants). Grâce à Internet par exemple, plusieurs Mexicains prennent contact avec des santeros de diverses parties du monde. Ils exposent leurs doutes, ont des requêtes spécifiques sur des thèmes en relation avec cette religion, sont à la recherche et entrent en contact avec d’autres prêtres résidant au Mexique. Une enquête plus approfondie reste à mener sur les réseaux religieux générés par la transnationalisation, sur les modifications religieuses qui l’accompagnent et les tensions entre dimension discursive et dimension pratique à plusieurs échelles, locales et globales.

Remarques finales

55 On peut distinguer deux étapes dans le processus de diffusion de la santería à Mexico : la première se situe entre les années cinquante et la fin des années quatre-vingt. Pendant cette période, la santería n’est pas très connue, et sa diffusion s’effectue essentiellement par le bouche à oreille. Les initiés mexicains sont peu nombreux. Dans les années soixante-dix, Mexico devient un lieu d’initiation possible à l’instar de villes comme La Havane ou Miami. Dans la seconde étape, qui va de 1989 à nous jours, les moyens modernes de communication et de circulation des personnes, des objets et des idées contribuent à une diffusion beaucoup plus ample et plus visible de la santería.

56 La santería, en tant que pratique religieuse, constitue une forme alternative qui permet de trouver des solutions aux divers problèmes individuels ne relevant pas exclusivement du domaine religieux. Les personnes qui s’initient à la santería, même s’ils la combinent avec d’autres expressions religieuses ou ésotériques, semblent être unies par la croyance en l’existence d’énergies susceptibles d’être altérées ou rendues propices ; ils croient également en l’existence d’entités qui possèdent la capacité d’intervenir en bien ou en mal sur la vie terrestre, et en l’efficacité des méthodes de divination qui permettent d’avoir une vie « plus tranquille », diminuant ainsi l’incertitude du quotidien.

57 Dans la santería, l’énergie39 et les entités sont rendus visibles par les effets qu’ils produisent, dans le corps ou dans le cours de la vie de chacun. La majorité des initiés est attirée par la possibilité de développer la capacité d’altérer et de dévier ces effets pour son bien-être ou à sa convenance dans différents domaines (santé, économie, amour), à l’aide d’objets protecteurs religieusement consacrés, de méthodes de divination, les conseils des prêtres ou les offrandes diverses faites à des saints ou à des morts pour obtenir de l’aide. Le succès de cette expression religieuse est également lié aux relations interpersonnelles générées par la parenté rituelle. En effet, ces relations contribuent à faire accepter les schémas de référence qui définissent la réalité du point

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de vue de la santería et permettent aux initiés de donner du sens aux événements de leur vie quotidienne.

58 D’autre part, bien que la santería n’ait pas une position lui permettant d’entrer en compétition ouverte au sein du champ religieux mexicain – encore à prédominance catholique – beaucoup de ses mem-bres utilisent des formes subtiles de prosélytisme pour attirer les adeptes, en relativisant les discours religieux dominants qui prônent des codes de conduite moins flexibles, une adhésion religieuse exclusive et des relations entre prêtres et fidèles moins étroites et personnelles. Ils font ainsi usage de la médiation symbolique des saints et des esprits, capables d’influencer de façon favorable ou négative la vie de l’initié.

59 A ce stade de l’enquête, il reste à étudier les variables socio-culturelles qui rendent possible, dans le cas mexicain, l’accueil d’expressions religieuses comme la santería. Il convient également d’identifier et d’analyser les éléments-charnières qui permettent de lier les différentes croyances et pratiques religieuses et/ou ésotériques. De même, la manière dont les individus transitent d’une forme religieuse à une autre ; comment ils combinent les diverses expressions religieuses, comment ils résolvent les conflits qui peuvent en découler ; ce qu’ils trouvent d’attrayant ou de fonctionnel en chacune d’entre elles, ou encore dans quelles circonstances, contingences ou situations, ils ont recours à l’une ou à l’autre. Enfin il apparaît essentiel d’enquêter plus en profondeur sur la constitution des réseaux transnationaux, dans leurs dimensions historique, politique, sociale et culturelle, en vue de faire émerger les similitudes et les différences entre le Mexique et d’autres régions où les religions afro-américaines sont aussi présentes40.

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ANNEXES

Liste des informateurs cités (habitant tous Mexico) :

Francisco González. Mexicain. Marié. Environ 38 ans. Avocat. Vit de sa profession. Se définit comme babalawo. A fait son saint à Cuba en 1995 et Ifá en 1997. Noelio Camejo. Cubain. Célibataire. Environ 60 ans. Infirmier. Vit de la religion. A fait plusieurs séjours à Mexico puis s’y est installé en 1997. Santero et palero, a fait son saint à Cuba en 1954. Orestes Verrios. Cubain. Environ 70 ans. Remarié à une Mexicaine. Musicien rituel. A fait un premier séjour à Mexico en 1962 puis s’y est installé en 1980. Se définit comme yoruba, congo, mandinga, carabalí et spiritualiste. A fait son saint à Cuba dans les années soixante-dix. Rafael Fernández. Mexicain. Marié. Environ 45 ans. Vit de la religion. Santero, palero et spirite. A fait son saint à Miami en 1980. Ramiro Pérez. Mexicain. Séparé. Environ 45 ans. Etudes de comptabilité. Vit de la religion et de la commercialisation de divers produits ésotériques et ingrédients utilisés dans la santería. Se définit comme santero et catholique. A fait son saint à Cuba en 1989. Carlos Santos. Mexicain. Marié. Environ 38 ans. Etudes de biologie marine et de théâtre. Travaille dans l’industrie du cinéma. Se définit comme catholique, santero, spirite et palero. A fait son saint à Mexico en 1995. Yolanda Rosas. Mexicaine. Mariée. Environ 50 ans. Etudes de commerce international. Vit de la religion et de la commercialisation de divers produits ésotériques et ingrédients utilisés dans la santería. Se définit comme santera, palera et ésotérique. A fait son saint à Cuba en 1988.

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NOTES

1. Sont connus sous ce nom les lieux où l’on vend toutes sortes d’objets et de matières premières utilisés dans la santería. A l’heure actuelle, on compte plus de cinquante de ces botánicas réparties dans toute la ville de Mexico et même dans sa banlieue. 2. Selon l’opinion partagée par la plupart des pratiquants, le « baptême » dans cette religion s’effectue au cours des cérémonies des colliers, des guerriers et de la main (awofaká) ou ikofá d’Orula. Les candidats à l’initiation y acquièrent des « secrets » ou « fondements » dont les représentations matérielles sont, entre autres, des colliers, des bracelets, des pierres, et des objets en métal. Pour beaucoup de personnes, les colliers constituent le premier pas vers la prêtrise ; pour d’autres, seulement une protection ou une amulette. 3. Beaucoup de pratiquants de la santería au Mexique se réfèrent aussi à elle comme la religion yoruba ou lucumí ; je garderai dans cet article le terme le plus connu : santería. 4. Les oracles ou techniques divinatoires constituent l’un des piliers de la santería ou Règle d’Ocha, car c’est un des moyens qui permettent aux orishas – divinités intermédiaires entre l’être humain et la force suprême – de communiquer et de faire savoir aux humains comment vaincre les obstacles quotidiens. Les techniques divinatoires les plus complexes et hiérarchiquement supérieures relèvent des babalawos, qui utilisent le système divinatoire appelé Règle d’Ifá. Ils manipulent, entre autres, une chaîne (ekuele), de laquelle pendent huit morceaux de coco séché et une tablette circulaire. D’autres techniques existent, comme l’oracle diloggún (qui n’est pas utilisé par les babalawos), basé sur le lancer de seize cauris, et l’oracle obi, basé sur le lancer de quatre morceaux de noix de coco. Selon les différentes faces, concaves ou convexes, sur lesquelles tombent les cauris, les morceaux de coco et les parties de la chaîne divinatoire, on obtient plusieurs combinaisons ou signes, interprétés ensuite par les prêtres. 5. Entretien avec Francisco Gonzáles, Mexico, 13 août 2000. 6. Par ce terme, je désigne autant les pratiquants de la santería que les personnes qui, sans être initiées, sollicitent les services des prêtres. 7. Lorsqu’on parle de la santería au Mexique, les deux termes orisha et saint sont équivalents. 8. On établit une parenté rituelle à travers des cérémonies d’initiation. La personne qui transmet les fondements ou « secrets » sera considérée comme parrain ou marraine et celui qui les reçoit comme son filleul ou sa filleule. 9. Objets préparés rituellement pour éloigner le mal. 10. Entretien avec Noelio Camejo, 12 juin 2002. 11. Cérémonie que l’on offre à un orisha pour l’honorer. 12. La Jornada, 15 avril 1989, p. 13. 13. La Jornada, respectivement 12 avril 1989, p. 13 ; 14 avril 1989, p. 40 ; 15 avril 1989, p. 13 ; 19 avril 1989, p. 13 ; 27 avril 1989, p. 16. 14. La Jornada, 25 avril 1989, p. 27. 15. Ibidem, p. 40. 16. La Jornada, 6 mai 1989, p. 15. 17. Idem. 18. L’île de Cuba s’ouvre massivement au tourisme à la même époque, tandis que des mesures migratoires et politiques font sortir ces pratiques religieuses de la clandestinité et permettent aux Cubains de voyager un peu plus facilement. 19. C’est-à-dire une purification. 20. Offrande faite aux saints ou rituel de nettoyage. 21. Quand un orisha ou saint « réclame la tête » de quelqu’un, il envoie au prêtre un message par l’intermédiaire d’Elegguá ou d’Orula, afin que celui-ci le communique à l’élu. Demander la tête d’un individu, c’est le reconnaître comme fils.

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22. Parmi les pratiquants de la santería, tous ceux qui sont passés par les cérémonies de baptêmes, comme les colliers, les guerriers et la main ou ikofá d’Orula, pour ne mentionner que les principales, sont tenus par certains pour des santeros « mineurs » et par d’autres pour des aleyos (débutants). Pour être considéré par tous comme santero, la personne doit au moins avoir réalisé la cérémonie du couronnement du saint (initiation). Il en va de même pour les babalawos, considérés comme tels après la cérémonie d’Ifá. 23. S’occuper de son saint implique, entre autres choses, le nettoyer, lui présenter des offrandes, le « nourrir », lui parler et lui allumer des bougies. 24. La santería privilégie le caractère instrumental de l’exercice religieux, « [ce qui explique la primatie] du savoir lié à la connaissance et à la maîtrise des ‘traités’ – formules magiques ou non – employés pour obtenir la solution recherchée » (Menéndez, 1995 : 39). 25. Le prix d’un registro varie de 150 à 1.500 pesos (de 15 à 150 dollars), bien qu’un filleul puisse quelquefois négocier ce prix à la baisse. Le tarif est fonction de ce que dit le saint et des revenus du client, ceux qui ont plus d’argent payant pour ceux qui en ont moins. 26. Entretien avec Ramiro Pérez, Mexico, 14 mai 2001. 27. Bougies, essences, baumes, amulettes, savons, livres, images de saints et d’orishas… pour protéger, éloigner le mal, trouver une solution aux problèmes d’amour, de santé, de tromperies, de travail… 28. Entretien avec Noelio Camejo, 12 juillet 2002. 29. Ce phénomène d’affiliation religieuse multiple ne s’observe pas seulement au Mexique. Kali Argyriadis a montré comment à Cuba les habitants de la capitale « pratiquent de façon complémentaire la santería, le palo, le spiritisme et un catholicisme pragmatique » (1999 : 4). 30. Entretien avec Ramiro Pérez, 25 juillet 2002. 31. Entretien avec Carlos Santos, 18 juillet 2002. 32. Dans ce temple, on considère que le Zambia Palo-Monte est lié au vaudou. Dans son livre, Luis Alberto Morales précise qu’il s’agit d’un dérivé du vaudou dans sa branche conga, originaire des esclaves du Congo dont la religion ancestrale, appelée mangre, serait l’un des cultes les plus populaires et à la fois les plus craints dans l’histoire d’Haïti depuis l’indépendance. Les adeptes du Zambia Palo-Monte maintiendraient les plus respectables traditions de cette religion, sans honte d’être paleros (Espinosa, 1981 : 25). 33. Précisons que le genre et l’orientation sexuelle entrent également en ligne de compte : les femmes et les homosexuels sont exclus des positions les plus hautes, telles que celles occupées par les babalawos, réservées à des hommes hétérosexuels. Ce sont aussi les hommes qui prennent plus facilement la parole sur ce sujet, dans le cadre d’une enquête ethnographique : c’est pourquoi ils sont en majorité dans les citations de cet article. Je n’aurai pas le temps ici de développer cet aspect, qui requiert par ailleurs une expérience de terrain plus longue. 34. Précisons que ce dernier aspect est en train de prendre une autre dimension. En juillet 2003 une association légale a vu le jour dans la capitale : l’Association Ilé-Ifá de Mexico, qui a pour objectif, entre autres, d’unifier et d’homologuer les opinions des différents membres concernant la pratique rituelle. On peut d’emblée noter que l’un des principaux obstacles à cette initiative est justement l’hétérogénité manifeste des diverses maisons de saint. 35. Ce terme désigne ceux qui ont été initiés depuis moins d’un an dans la santería. 36. Grâce, bénédiction et force vitale des orishas. 37. Entretien avec Yolanda Rosas, Mexico, 15 août 2000. 38. Entretien avec Ramiro Pérez, 15 août 2000. 39. L’énergie à laquelle il est constamment fait référence peut s’entendre comme une force impersonnelle, immanente, anonyme, diffuse et invisible, présente en toute chose et personne, susceptible d’être mani-pulée. 40. Je remercie F. Adonon et K. Argyriadis pour la traduction en français.

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RÉSUMÉS

La diffusion de la santería (religion d’origine afro-cubaine) est un phénomène relativement récent et très peu étudié au Mexique. Le présent article prétend offrir une esquisse ethnographique de la présence et de la pratique de la santería dans ce pays, en prenant le cas de la ville de Mexico.

The spreading of the Santería (an originally Afro-Cuban religion) is a rather recent phenomenon that has been basely studied in Mexico. This paper presents an ethnographical draft of the current practices of the Santería in this country, through the specific case of Mexico City.

INDEX

Mots-clés : religions afro-américaines, santería, Mexique, Cuba, transnationalisation Keywords : Afro-American religions, Santería, Mexico, Cuba, transnationalization

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Cubanía et santería. Les enjeux politiques de la transnationalisation religieuse (La Havane - Miami)

Kali Argyriadis et Stefania Capone

1 Les religions dites afro-américaines ont longtemps été étudiées comme des phénomènes locaux, compartimentés et générateurs d’identités figées. Les recherches les plus récentes ont toutefois démontré leur caractère dynamique et mis en évidence les liens qui unissent les différentes modalités de culte en présence. Aujourd’hui, nous sommes de surcroît confrontés à des pratiques religieuses qui peuvent être étudiées dans une plurilocalité. Outre des implantations nombreuses aux Etats-Unis, on trouve de la santería cubaine en Espagne, au Mexique ou au Venezuela, du candomblé brésilien en Belgique, en Uruguay ou en Argentine, du vodou haïtien en France, pour ne citer que quelques exemples1. Plusieurs partenaires africains sont également partie prenante des jeux de pouvoir qui agitent les différents groupes (Nigeria, Bénin, Ghana).

2 L’étude micro-locale de ces mouvements religieux est riche d’enseignements, mais elle se heurte à terme à un écueil d’importance : peut-on aujourd’hui négliger la mobilité de leurs acteurs et surtout la circulation intensive des discours, des images, des pratiques et même des objets rituels? Ceux-ci ne cessent de s’échanger, à l’occasion des voyages des uns et des autres (visites personnelles, professionnelles, diplomatiques, événements artistiques, culturels ou scientifiques, tourisme) ou grâce aux moyens de communications modernes (courrier, téléphone, Internet, presse écrite, radio, télévision).

3 L’analyse de la constitution de ces réseaux transnationaux nécessite une approche contextuelle fine, qui prenne en compte leur inscription historique et les enjeux économiques, sociaux, identitaires et politiques dans lesquels ils évoluent à plusieurs échelles. Les alliances et les rivalités locales doivent alors être examinées à la lumière de leurs interactions avec les institutions locales et globales (ONG, organismes culturels, universités, Etats) et des alliances et rivalités qui les lient aux groupes, confréries et associations se développant dans d’autres lieux. La méthode

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ethnographique classique est confrontée ici à un défi : la qualité des enquêtes qu’elle produit reste plus que jamais indispensable, mais elle ne suffit pas.

4 Nous nous proposons donc ici de tenter une première réflexion à deux voix sur la santería cubaine, en mettant en commun nos expériences de terrain respectives à Cuba et aux Etats-Unis. Il s’agira d’essayer de comprendre les mécanismes d’un phénomène paradoxal, qui a pour dénominateur commun la revendication valorisée d’une « tradition yoruba » qui serait principalement détenue par les santeros cubains. Au-delà de la dimension religieuse, c’est donc ici la question de la cubanité qui est en jeu, les références à l’Afrique, au castrisme, et plus implicitement au christianisme servant tour à tour les discours et les accusations des différentes parties adverses mais ponctuellement alliées. La description du contexte historique et politique dans lequel s’effectue la production de mythes, d’institutions et de règles à La Havane et à Miami, nous permettra aussi d’ébaucher quelques hypothèses sur la nature et le fonctionnement des réseaux transnationaux de la « religion des orisha », aujourd’hui en pleine expansion.

La Havane

5 La population de la capitale s’est prise depuis dix ans d’un véritable engouement pour ce qu’elle appelle la religión2, et plus précisément pour la santería, et son corollaire, la divination par Ifá. Le prestige qui découle du parrainage de nombreux filleuls d’initiation est tel qu’il génère, bien entendu, des luttes de pouvoir entre pratiquants. L’arrivée massive de touristes désirant s’initier à Cuba a accentué le phénomène, chacun s’affirmant seul détenteur d’une tradition présentée comme pure et authentique.

6 Certains chercheurs cubains, à l’instar de certains babalaos organisés en associations, publient aujourd’hui des textes qui prônent l’orthodoxisation de chaque modalité de culte. L’élaboration d’une telle définition de la religión semble sous-tendre de nombreux enjeux, aussi bien diplomatiques et économiques qu’en termes de politique interne et de stratégie identitaire nationale.

Castrisme et religion

7 L’histoire des rapports entre castrisme et religion est complexe et souvent ambivalente. Alors que l’Eglise catholique s’est d’abord posée en adversaire acharnée de la révolution (beaucoup de ses prêtres furent expulsés en 1961), les religions d’origines africaines et le spiritisme firent l’objet de nombreuses études dans les années soixante. Il s’agissait alors de valoriser les associations religieuses (cabildos) du passé en tant que symbole de la lutte des esclaves contre le colonialisme catholique et/ou l’impérialisme protestant. Cette démarche s’inscrivait par ailleurs dans la continuité des travaux de chercheurs cubains reconnus comme Fernando Ortiz, pour lequel la cubanité était le résultat d’un processus de transculturation dans lequel l’apport africain restait cependant cantonné à ses expressions esthétiques, sa dimension religieuse étant associée à de l’archaïsme primitif, de la crédulité, ou pire, du mercantilisme. La santería se distinguait toutefois des autres pratiques, qualifiées péjorativement de syncrétiques : héritée des Yoruba, « le plus civilisé des peuples africains », elle était considérée comme plus noble et plus pure (Argyriadis, 2000).

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8 A partir de 1968, le Comité Central du Parti Communiste Cubain se mit à transmettre une image très négative de ces croyances, assimilées à un « opium et espoir stérile des opprimés » (Trabajo Político : 49 ; 57), véritable affront aux avancées sociales de la révolution, et apanage supposé de quelques franges populaires marginales et attardées. La plupart des chercheurs en sciences sociales se virent fermement encouragés à orienter leurs études sur le monde rural, ou plus tard sur la « diversité ethnique » en Angola. Inversement, l’attitude du régime envers le christianisme se transformait progressivement à la même époque. La plupart des protestants qui étaient restés dans l’île prirent dans les années soixante-dix leur indépendance par rapport aux Etats-Unis et s’engagèrent ouvertement aux côtés du gouvernement cubain. A l’issue des deuxième (1968) et troisième (1979) Conférences épiscopales latino-américaines s’opéra également un rapprochement sensible avec les autorités catholiques.

9 En 1976, une nouvelle constitution fut adoptée, qui stipulait la liberté pour tout citoyen « de professer et pratiquer ses croyances religieuses [...] à condition de respecter les lois, l’ordre public, la santé des citoyens et les normes de la morale socialiste » (Tesis y resoluciones... : 316). Un autre pas fut franchi en 1985, lors de la publication du livre Fidel y la religión, où le Commandant en Chef s’entretenait avec Frei Betto, un des fondateurs brésiliens de la théologie de la libération, et portait un jugement plus nuancé sur la religion. Celle-ci pouvait être considérée comme un « opium du peuple » uniquement dans le cas où elle était utilisée à des fins d’exploitation de l’homme par l’homme (Castro Ruz, 1985 : 333). Castristes et théologiens de la libération œuvraient ensemble, dans cette perspective, pour le progrès social.

10 Cet ouvrage au titre prometteur s’arracha dans les librairies, mais les religieux furent déçus : Fidel n’y parlait pas de religión au sens où eux l’entendaient. La première Rencontre nationale ecclésiale cubaine, qui eu lieu en 1986, au cours de laquelle les membres du clergé proposèrent une politique de dialogue avec le gouvernement, les laissa relativement indifférents. Mais lorsque le chef de l’Etat apparut la même année vêtu de blanc au cours d’une visite en Guinée, ce fut un choc. Une santera témoigne : « Fidel est allé là-bas au Nigeria, où se trouve la racine, parce que notre religion vient du Nigeria, et oui, il s’est vêtu de blanc, et oui, il a participé aux cérémonies religieuses qui se sont faites. Parce que ça, moi, je l’ai vu à la télévision. Ce jour-là, on s’est tous mis à crier et on l’a vu : entièrement vêtu de blanc, ce qu’il n’avait jamais fait de sa vie... ». Pour les religieux, il ne faisait aucun doute qu’il était allé s’initier en Afrique (la localisation exacte a peu d’importance ici), ce qui les conforta alors dans l’idée qu’il surpassait tout le monde en puissance et en connaissance.

11 Dans le cadre des relations diplomatiques entre Cuba et le Nigeria, l’Oni3 d’Ifé fut invité peu de temps après, en juin 1987. Cette visite provoqua l’enthousiasme de plusieurs babalaos, qui passèrent outre leurs rivalités à cette occasion pour organiser, avec le soutien des autorités, un « tambour à Orula [dieu de la divination] pour la paix ». L’Oni remit alors un irofá (sceptre) à leur doyen, Filiberto O’Farrill, reconnaissant par ce geste l’authenticité du savoir et des fonctions liés à Ifá à Cuba.

12 Tandis que Fidel Castro tentait une première fois en 1989 d’inviter le pape à Cuba, et proposait en 1990 une « alliance stratégique entre marxistes et chrétiens » (Caroit, 1996 : 2), au sein des cellules du Parti les religieux militants commencèrent à réclamer le droit de ne plus dissimuler leurs pratiques. En 1991, lors du IVe Congrès du Parti communiste cubain, suite à la crise provoquée par la chute de l’URSS et l’arrêt des échanges économiques privilégiés avec la CEI4, l’accès des religieux de toutes

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obédiences au Parti communiste cubain fut autorisé. Cette décision avait des objectifs diplomatiques clairement exprimés : c’était une concession faite au processus de rapprochement avec les mouvements chrétiens. La nouvelle constitution de 1992 admettait la possibilité de changer de croyance, condamnait la discrimination religieuse et précisait que l’Etat n’était plus athée mais laïque. Toutefois la population investit ces quelques espaces de liberté de manière inattendue : dès le mois de novembre 1991, les Havanais se donnèrent soudainement à voir comme adeptes de la religión, et le cumul des initiations devint leur préoccupation principale.

13 Au gré de ses infortunes, le religieux suit en général un parcours qui, de spécialiste en spécialiste, l’amène à s’enrichir d’entités exclusives qui correspondent à autant de facettes de sa personnalité, considérée comme multiple et en constante évolution. Il intègre plusieurs familles de religion qui fonctionnent en réseaux de relations permettant, outre des échanges de services, des échanges de force, lumière ou aché afin de vaincre, de lutter, de se développer, pour reprendre la terminologie utilisée. Mais ces familles ne sont pas des communautés, ni des institutions. Les parrains ne produisent que des conseils personnalisés, chaque religieux opérant des choix individuels et n’hésitant pas à changer de famille en cas de conflit, ou à s’en affranchir totalement. Les notions de bien et de mal restent toujours relatives, et la morale religieuse suppose la notion de respeto, c’est-à-dire le respect absolu des particularismes des autres (principe qui n’est jamais remis en cause, tandis que celui du respect des aînés en religión l’est incessament de la part de ceux qui occupent des positions hiérarchiques inférieures dans un contexte donné). Au sein des familles, la créativité rituelle est intense, les accommodements et les inventions fréquentes. Ce qui fait l’unité de la religión n’est donc en aucun cas une série de dogmes, de rites immuables ou d’institutions organisées rigidement : c’est au contraire la personne qui est au centre du système, son développement personnel à l’aide de types d’entités dont la diversité est ouverte. La religión, loin d’être un « opium du peuple » (les religieux n’obéissent qu’à eux-mêmes), induit un comportement social en inadéquation totale avec la notion « d’homme nouveau » glorifiée par le Parti.

14 En revanche, être militant ne découle pas d’une décision personnelle : on est élu ou déchu par ses collègues et voisins militants. Concrètement, l’aspirant militant mène une vie de sacrifices, au détriment de son épanouissement personnel et même de sa vie familiale. Il y a dix ans, il était encore tenu, par exemple, de rompre toute relation avec ses parents exilés. Un militant doit être un travailleur exemplaire et se proposer systématiquement pour le travail volontaire. Il doit s’affirmer comme patriote : faire les patrouilles du Comité de défense de la révolution de son quartier, donner son sang régulièrement, accepter de partir seul à l’étranger pour accomplir diverses tâches mises en œuvre par le gouvernement révolutionnaire, comme les missions diplomatiques, humanitaires ou militaires : « Mourir pour la Patrie, c’est vivre » scande l’hymne national. Il doit aussi être exemplaire d’un point de vue moral. Enfin, il doit se soumettre sans concessions à l’autorité morale et politique du Parti : « Pour chaque militant la discipline du Parti comporte le devoir de défendre la ligne du parti au-delà et même contre son opinion personnelle, sans que cette conduite implique nécessairement, s’il n’a pas été convaincu, de renoncer à son critère ni au droit à exposer ce dernier de nouveau au sein de l’organisation si le même thème est ouvert au débat. [...] En même temps, parmi les devoirs du militant, il faut insister sur la nécessité de combattre, de la façon la plus résolue, l’exaltation de l’idéologie bourgeoise, l’individualisme petit-bourgeois, [...] le manque de foi en le socialisme, les tendances

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libéraloïdes, le défaitisme, l’hyper criticisme, l’opportunisme, la simulation et la double morale [...] » (Cuarto Congreso... : 79-80).

15 Ce portrait idéal laisse donc peu de place au développement et à l’affirmation d’une personnalité complexe. Il s’accorde en revanche bien mieux avec les positions actuelles des prêtres chrétiens cubains. Les catholiques n’hésitent pas aujourd’hui à exhorter les fidèles à participer à certains travaux d’utilité publique, comme le nettoyage des rues ou les réparations des dégâts causés par les intempéries. S’ils tolèrent la présence d’adeptes de la religión dans leurs églises (certains vont même jusqu’à bénir leurs poupées – réceptacles à morts – et à leur distribuer de l’eau bénite), c’est dans un but évangélisateur, comme l’exprime le vicaire général de La Havane, Carlos Manuel de Céspedes : « La plupart des croyants de la santería sont baptisés. Nous nous efforçons simplement de purifier leur foi de certaines pratiques magiques » (Caroit, 1996 : 2). D’autres, comme le cardinal Jaime Ortega, militant du rapprochement entre Cubains de l’exil et Cubains de l’île, affichent une position plus radicale en refusant tout dialogue avec les babalaos (conférence de presse retransmise au journal télévisé national le 13 janvier 1998).

16 Le pasteur Raúl Suárez, président du Conseil œcuménique de Cuba, quant à lui, prône une « réinterprétation de la Bible pour chercher le fondement, à partir de la foi, de la participation du chrétien à l’œuvre sociale » (Martínez, 1993 : 40). Proche de cette mouvance, un groupe de baptistes américains, les « Pasteurs pour la Paix », dirigé entre autres par l’ancien candidat à la présidence des Etats-Unis, Jesse Jackson, organise chaque année une « caravane d’amitié » qui apporte des vivres, des vêtements, des vélos et des bibles dans l’île. En les accueillant en 1993, Fidel Castro déclarait : « Nous sommes en train d’écrire une nouvelle page de la Bible : la Bible du futur » (idem).

17 Les exigences morales et sociales des hauts fonctionnaires du castrisme portent cependant en elles une dimension paradoxale, qu’on ne retrouve pas chez les pasteurs ou les prêtres catholiques. Parmi eux, à plusieurs niveaux, on rencontre en effet un nombre non négligeable de religieux, qui pratiquent accommodements, arrangements, et « double morale ». La diffusion massive de la religión pendant la période révolu- tionnaire ne saurait donc être uniquement imputable à une réaction contre un contexte politique lourd, où oppresseurs et opprimés seraient clairement identifiables. Pour comprendre ce phénomène, il convient de s’interroger également sur l’efficacité de la stratégie identitaire nationale.

18 Dès sa mise en place, le gouvernement révolutionnaire a entrepris de se construire une histoire, des héros et des mythes, en puisant loin en arrière, aux sources de toutes les luttes vécues dans l’île, et qui, de par leur agencement, rappellent le processus de construction identitaire des religieux. Cette façon de présenter l’histoire de Cuba et surtout sa constitution en tant que nation et en tant que culture est présente à chaque instant, dans tous les discours officiels, dans tous les manuels scolaires et en avant- propos de tous les ouvrages scientifiques. Elle se construit sur deux axes. Le premier présente une succession d’événements fondateurs se répartissant sur les quatre derniers siècles, tous interprétés comme de justes soulèvements contre l’oppresseur, et dont l’accumulation progressive va renforcer à chaque fois la cohésion de l’unité culturelle nationale, jusqu’à l’apothéose finale que représente la révolution. Chaque évènement comporte ses héros : Hatuey, le cacique rebelle aux conquistadors, les esclaves marrons, le général métis Antonio Maceo, José Martí, « l’Apôtre national » qui affirmait qu’être Cubain c’est être « plus que Blanc, plus que Noir, plus que Mulâtre »,

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les premiers meneurs des mouvements ouvriers, et bien sûr les figures charismatiques de la révolution comme le Che ou Camilo Cienfuegos. Le deuxième axe reprend cette succession, mais sous l’angle, intemporel, de la multiplicité des composantes de la culture cubaine. Ces héros qui ont édifié la nation par leurs actes sont tour à tour Indiens, Africains, Créoles, éventuellement Chinois. L’accent est mis sur l’idée que l’identité cubaine s’est construite sur une base originelle multiethnique, et que chacune de ses facettes, loin de s’opposer aux autres, en est le complément. C’est de cette multiplicité féconde que naît la cubanité.

19 Les Havanais reprennent ces représentations avec une grande facilité, et les intègrent à leur discours, en comparant ce processus à celui qui préside à l’élaboration de leur propre panel de morts. Ce dernier se compose en effet obligatoirement d’Indiens, d’Africains, de Créoles, d’Espagnols, de Chinois, et aussi d’Arabes, de Gitans, d’Haïtiens, de Français, tous personnages qui, de par leur nature (ce sont des esprits qui doivent aider les vivants pour évoluer), ont souffert et surtout lutté dans leur vie, quitte à commettre des actes d’agression dont ils ne se repentent pas. Outre la mise en ordre de ces représentations, de nombreuses dates, actes et symboles révolutionnaires ont attiré l’attention des religieux. On peut citer parmi tant d’autres exemples le drapeau rouge et noir du Mouvement du 26 juillet (créé par Fidel Castro après l’attaque ratée de la caserne Moncada en 1953) qui reprend les couleurs de l’oricha Eleguá, guerrier et maître des carrefours, celui qui ouvre et ferme les chemins et sans la permission duquel aucune action, rituelle ou quotidienne, ne saurait être entreprise. Mais, par-dessus tout, c’est sur Fidel que se focalise le plus l’attention des Havanais : chacun rappelle l’anecdote de la colombe blanche qui s’est posée sur son épaule lors de son premier discours public, preuve de ses liens avec l’oricha roi et maîtres des têtes, Obatalá. L’épisode de son voyage en Afrique est abondamment commenté, de même que le fait qu’il ait survécu à tous les attentats perpétrés contre lui.

20 Conscients de leur démarche, les acteurs de la révolution produisent ainsi des signes qui font sens pour les religieux. Ces derniers ressentent sans doute le besoin, à travers ces interprétations, de se réapproprier leur destin, comme ils le font avec leur vie personnelle. Mais au-delà de cette herméneutique, il faut aussi tenir compte du fait que Fidel Castro, dans son attitude même, est en parfaite adéquation avec la représentation religieuse de la notion de personne. Il ne cesse de changer d’orientations selon les contextes économiques et politiques, et trouve toujours le moyen de légitimer ces virages en se référant à chaque fois aux mêmes mythes et aux mêmes héros. Ces revirements idéologiques ne choquent pas particulièrement les Havanais, tout au plus y voient-ils une stratégie parfaitement logique du point de vue d’un homme de pouvoir, et même admirable dans un certain sens. Or cette ambivalence est déjà présente dans le cadre de la religión. En acceptant officiellement que les religieux puissent entrer au Parti, le Comité Central n’a fait qu’entériner, et même légitimer une attitude courante, y compris en son sein.

21 Après 1991 toutefois, le gouvernement a essayé de reprendre la maîtrise de la situation : une circulaire précisait en 1992 que le Parti acceptait les nouveaux militants religieux, mais ne tolérait pas les anciens qui se dévoileraient soudainement. Une partie des membres du groupe de babalaos interlocuteurs de l’Etat lors de la visite de l’Oni a été reconnue et instituée sous le nom d’Association culturelle yoruba, devenant ainsi la seule organisation santera officiellement légitime. Les publications des organismes de recherche, quant à elles, construisaient leur analyse de la religión sur une division

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stricte de chaque culte, ce qui niait implicitement leur rôle à l’échelle nationale en tant que système de représentation et les cantonnait dans une marginalité commode, les adeptes étant encore présentés comme une minorité d’éléments anti-sociaux (Argüelles, 1991 : 119).

22 A la même époque, l’île s’est ouverte au tourisme et a très rapidement fait de cette activité sa principale source officielle et officieuse5 de devises. Un nombre croissant de visiteurs européens, nord-américains et même latino-américains se rendent aujourd’hui à Cuba en espérant « découvrir la culture afro-cubaine », assister à des cérémonies de santería et même s’initier. A l’échelle internationale, les organismes, réseaux et associations informels qui visent à soutenir des groupes locaux pour la préservation des traditions afro-cubaines se multiplient. De plus, les possibilités de voyages de la population ont été élargies, et les contacts entre nationaux et exilés sont devenus plus faciles et plus fréquents. Or, comme nous verrons, aux Etats-Unis, le discours de la communauté cubaine tend à l’épuration de la religión, dans le sens d’un retour aux racines africaines, c’est-à-dire plus précisément à la tradition yoruba dont elle serait la seule dépositaire. L’Etat cubain se trouve donc confronté à un nouvel enjeu, dont la dimension économique n’est pas négligeable : affirmer sur la scène mondiale le monopole de l’île – et non de la communauté exilée à Miami, ni de l’Afrique de l’Ouest – comme lieu de pèlerinage religieux et touristique (« culturel ») privilégié.

Institutionnalisation et orthodoxisation

23 Les chercheurs cubains ont commencé depuis peu à donner une image valorisante de la santería et d’Ifá, voire à justifier scientifiquement leur efficacité sociale et même thérapeutique. Leyda Oquendo, de la Casa de Africa, affirmait par exemple lors du festival cinématographique Racines Noires à Paris en 2000 : la santería « consolide l’ethnos6 » chez les émigrants, et « identifie des individus de tous types de classes sociales, niveaux culturels et tendances politiques ». A Cuba même, ajoutait-elle, « dans des moments de crise et de péril ethnique, [la santería] a été une contribution formidable au maintien de l’intégrité culturelle ». L’oratrice n’omit pas, ensuite, de faire une remarque sur « ce désir de vaincre » qui fait partie de la psychologie du Cubain, qu’il soit castriste ou anti-castriste, et qui correspond aussi à la vision du monde de Fidel Castro.

24 Les institutions d’Etat utilisent aujourd’hui le concept d’orthodoxisation7, qui vient enrichir les notions de cubanité et d’idiosyncrasie cubaine. Cuba est vue comme une « nation uni-ethnique et multiraciale » (Cultura popular…, 1999 : 36), actuellement en phase de consolidation. L’ethnologie se doit donc explicitement de « contribuer à la connaissance et au renforcement de l’identité culturelle », notamment grâce à un « plan de revitalisation culturelle » et de « reconstruction ethnographique » (ibidem : 19, 21), afin de lutter contre la mondialisation et l’homogénéisation économique. Dans cette perspective, les pratiques religieuses hier qualifiées de folkloriques et d’afro- cubaines acquièrent le statut de complexes socioreligieux cubains, nés d’une fusion, d’un mélange entre les différentes cultures d’origine. Néanmoins, malgré ce mélange, à Cuba la santería et le culte d’Ifá seraient plus traditionnels, mieux conservés que sur un continent Africain décrit comme fortement acculturé.

25 L’affirmation d’une hégémonie et d’une pureté de la santería cubaine, qui joue sur la fibre patriotique, est reprise aujourd’hui avec conviction par une grande majorité de

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religieux havanais et ce malgré la plasticité évidente de leurs pratiques. Riches de nombreux filleuls étrangers (ou cubains « de l’extérieur »), beaucoup en outre voyagent sur tout le continent américain et en Europe en tant qu’invités d’honneurs de « conférences » ou en tant que garants de la traditionalité des rituels. Par conséquent les accusations qui nourrissent leurs rivalités internes ne concernent plus tant le soupçon de sorcellerie malfaisante, mais surtout les motivations mercantiles, le fait de spéculer avec la religión et d’en divulguer les secrets à vil prix, ou d’escroquer les filleuls. La dimension économique a toujours fait partie intégrante des rapports entre religieux, la renommée d’un parrain induisant une hausse de ses tarifs (Díaz Fabelo, 1960 : 43), et la richesse de ses rituels forçant à la fois l’admiration et la critique. Sa prégnance actuelle traduit toutefois un déplacement du champ religieux local vers un champ plus élargi, incluant notamment les concurrents directs que sont les Cubains de Miami.

26 Une autre catégorie d’accusation se développe désormais : celle de l’accointance supposée avec le régime. L’ouverture en 1993 de plusieurs lieux touristiques proposant objets et spectacles inspirés du corpus afro-cubain, comme le Bazar des orishas à Guanabacoa, a généré une rumeur tenace (malgré les démentis répétés des guides et des vendeurs du Bazar) : des santeros et des babalaos auraient été contactés par les autorités pour y pratiquer des consultations en dollars pour les étrangers. Plusieurs babalaos se sont indignés de telles propositions, qui feraient d’eux des « fonctionnaires de la religión ». Cependant, force est de constater que, à dessein ou non, les lieux du tourisme culturel sont devenus des points de rencontre incontournables entre religieux et touristes. Attirant un large public grâce à des activités artistiques et festives de qualité, dont les acteurs sont eux-mêmes des religieux (danseurs, chanteurs, musiciens, peintres, poètes…), ils permettent de présenter ces pratiques sous un angle plus spécifiquement culturel, moins rebutant d’emblée pour les Européens par exemple (Argyriadis, 2001-2002). Le succès d’une telle stratégie est indéniable, et de plus en plus de familles de religion donnent à la maison de leur parrain le titre d’association culturelle ou de maison-temple (terme consacré par les universitaires cubains), suivie d’un nom en yoruba, afin de faire reconnaître l’authenticité traditionnelle de leurs pratiques. Ce faisant, ils encourent le risque d’être accusés d’alliance avec le gouvernement, de telles initiatives étant impensables il y a seulement dix ans.

27 Plusieurs institutions officieuses aspirant à une reconnaissance à l’échelle internationale commencent en outre à voir le jour. Elles se substituent le plus souvent aux réseaux religieux déjà constitués mais sans dénomination particulière, ou aux très anciennes sociétés d’entraide descendantes rescapées des cabildos. Comme ces dernières, leur siège est aussi le domicile de leur leader. Alors que les familles de religion fonctionnent comme des réseaux s’organisant sans coercition directe ni dogmes autour d’un axe choisi (le parrain ou la marraine), ces nouvelles structures se présentent comme des communautés soudées, dirigée par une équipe exécutive solide, intégrant des règles et des objectifs précis et censés être suivis par tous8. Leurs dirigeants mettent l’accent sur leur ascendance africaine, au détriment de leurs autres origines, espagnoles et chinoises, entre autres. A de rares exceptions près, c’est la référence à la « tradition yoruba » qui est privilégiée, présentée comme pure de toute influence chrétienne. Le palo-monte est rejeté car « trop syncrétique », « désordonné », « trop simple », « asystématique », et « sans philosophie ». Les variantes et les accommodements pratiqués chaque jour par les religieux sont dénoncés avec virulence et associés à une dégénérescence, à l’ignorance des adeptes et à la cupidité de certains

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« prêts à tout pour attirer les gens ». Ces groupes appuient leur argumentaire sur un savoir scientifique validant (anthropologique et parfois biologique), preuves et diplômes à l’appui, et sur leurs alliances avec des artistes et des universitaires cubains et étrangers de renom. Le public visé par ces discours n’est que très peu local : ils sont très vite décriés dans le quartier où ils résident et leurs voisins religieux supportent mal leurs prétentions hégémoniques9. Ce sont surtout les autorités politiques et culturelles nationales et internationales qui sont interpellées : universités, fondations, ONG, et même UNESCO.

28 De ce fait, les relations entre l’Etat et ces associations sont souvent ambivalentes. Après l’enthousiasme des premières années de la révolution, qui avait vu certaines sociétés d’entraide soutenir publiquement le régime, la situation dans la capitale s’est dégradée, suite à des affaires de spoliations d’objets religieux (voir notamment Fernández Robaina, 1994 : 64). Pendant longtemps, journalistes et chercheurs furent systématiquement dirigés, moyennant finance et tranquillité, vers la maison du babalao, santero, palero et abakuá Enriquito Hernández, président de l’association Hijos de San Lázaro de Guanabacoa et parrain de près de 4.000 filleuls. Aujourd’hui, une douzaine de groupes rivaux se disputent ce privilège sur le territoire national et nouent des contacts utiles avec toutes les institutions étatiques : centres de recherches, universités, organismes culturels, médias, équipes locales de travailleurs sociaux du plan de revitalisation culturelle « Cultura Comunitaria » et Bureau d’attention aux affaires religieuses du Comité central du PCC. Tous se hérissent cependant à l’idée que l’on puisse les considérer comme des acteurs politiques, et concentrent leurs accusations sur la très célèbre et controversée Association culturelle yoruba de Cuba (ACY) qui a son siège à La Havane.

29 Selon son actuel président, Antonio Castañeda, il s’agirait à l’origine d’une confrérie de babalaos : « Ifá Ayér, Ifá hoy, Ifá mañana », créée en 1976 sous la direction de leur doyen, Filiberto O’Farrill10. En décembre 1986, suite à la mort de Miguel Febles11, on les retrouve alliés à plusieurs autres confréries afin de revitaliser une pratique disparue à La Havane : la lettre de l’année. Ensemble, ils définissent rituellement le signe régent de l’année à venir, et les prédictions et recommandations subséquentes pour tout le pays. Ils sont parmi ceux qui organisent le « Tambour à Orula pour la paix » en 1987, et c’est Filiberto O’Farrill qui reçoit l’irofá des mains de l’Oni. En 1989 un nouveau président est choisi : il s’agit de Manolo Ibañez, qui travaille assidûment à la légalisation du groupe auprès du Registre d’associations du Ministère de la justice. Il l’obtient le 17 décembre 1991, juste après les décisions du IVe Congrès du P.C.C. Une lettre de l’année est définie puis placardée dans plusieurs épiceries de la ville avec l’aval des autorités. L’étonnement est à son comble chez les religieux, qui recopient le document et le comparent, non sans méfiance, aux prédictions de leur propre famille de religion. Pour la plupart, le contenu ne laisse aucun doute quant aux objectifs de propagande des auteurs ; outre des avertissements ayant trait aux dangers de l’alcool et du vol, les santeros sont invités à plusieurs reprise à participer à l’effort communautaire : « nous devons être un peuple uni, travailleur et religieux », lit-on en fin de première page.

30 La devise de l’association, « fraterniser les hommes, acte suprême de culture », résume bien ses visées unificatrices, elles-mêmes comprises dans le projet identitaire national. L’existence même d’une telle structure constitue d’ailleurs une prise de pouvoir en soi, puisque la loi cubaine n’admet pas l’existence de deux institutions ayant le même objectif. Une grande majorité de religieux la critiquent donc vivement, la considérant

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comme une émanation du Parti à peine déguisée. Plusieurs babalaos décident alors de produire leurs prédictions séparément, et créent la Commission organisatrice de la lettre de l’année dans ce but12. Ils s’allient par la suite à des confrères d’Amérique latine, d’Europe et des Etats-Unis, s’enorgueillissant ainsi de former un ensemble de 400 à 600 partenaires chaque année.

31 Après la mort de Manolo Ibañez, c’est Antonio Castañeda, un babalao ex-musicien qui a effectué des tournées en Afrique, licencié en économie, qui prend la tête de l’association. Ses rivaux l’accusent immédiatement d’être aussi un agent de la Sécurité de l’Etat. De son côté, ce dernier se défend de faire de la politique, et s’autorise même quelques critiques sur la campagne anti-religieuse menée antérieurement par le régime. Mais c’est bien avec le soutien administratif et financier du gouvernement qu’il organise depuis 1992 plusieurs « Rencontres internationales yoruba » au Palais des Congrès, en partenariat avec divers instituts de recherche. Il y produit plusieurs évènements chargés d’affect, comme le jour de mai 1994 où le Nigérian Wande Abimbola13 note des chants rituels sous la dictée de deux santeros cubains, puis les traduit à l’assemblée, prouvant ainsi leur authenticité traditionnelle (Fernández et Porras Potts, 1998 : 118). L’ACY signe également des conventions avec des universités espagnoles et italiennes et se fait assigner un local en 1995 dans un immeuble colonial désaffecté, face au Capitole. Rénové essentiellement grâce à un prêt de l’Etat, le lieu comprend aujourd’hui une boutique, une galerie d’art, des salles de conférence (qui servent aussi de salles de cours pour les stages de danse et de musique), une bibliothèque, un restaurant et au premier étage un « musée-temple interactif » appelé Musée des orishas.

32 C’est Antonio Castañeda lui-même qui dit avoir rapporté d’Afrique de l’Ouest les copies fidèles des vraies effigies (noires) des dieux. Il souligne que seul Cuba, en tant que « pays le moins raciste », pouvait permettre l’édification d’un musée-temple, où en effet plusieurs religieux se rendent et se prosternent devant les statues, en substitution (ou plutôt en complément) de l’acte équivalent réalisé devant les saints et vierges des églises catholiques. Les religions d’origine africaine, et notamment Ifá, seraient les plus anciennes du monde, et doivent être valorisées et désyncrétisées, nous dit-il, tout en précisant plus loin que l’association propose des conférences sur le palo, la société secrète abakuá, le spiritisme, le catholicisme et le protestantisme. Cette volonté est loin de faire l’unanimité parmi les adhérents. A l’entrée du musée, on trouve une bóveda espiritual (autel pour les morts) qui suscite des critiques de la part de certains babalaos membres, mais est défendue farouchement par les femmes qui travaillent là à guider les visiteurs. L’une d’elle explique : « Ils pensent que le spiritisme est une chose inférieure, ils ne veulent pas de morts ici. Ils se trompent : Ikú lobi ocha, le mort a accouché du saint! ».

33 Si les douteuses implications politiques de l’association provoquent encore la méfiance des religieux, le bel édifice, et surtout le musée, emportent en revanche tous les suffrages : les décors confectionnés par trois artistes, puisant dans la symbolique naturelle, sont grandioses, les objets rituels impressionnants par leur grosseur inhabituelle, les panneaux explicatifs suffisamment succincts pour convenir à tous. Seul défaut : les visages des statues, au traits négroïdes, ne sont pas du tout appréciés, qualifiés de laids et grossiers : « ils ont des grosses lèvres, ils sont fait comme au Nigeria, tu comprends…», soupire une jeune santera. La statue d’Oddudua, le « père des Yoruba » et fondateur d’Ilé-Ifé, échappe toutefois aux critiques car elle ressemble à celle d’un pharaon égyptien. Le musée a en outre été cautionné par le président du Nigeria et

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plusieurs personnalités religieuses et universitaires africaines, comme le suscité Wande Abimbola, sans pour autant signifier l’allégeance de l’association (et encore moins celle de ses membres) : elle entend clairement affirmer la suprématie cubaine en matière de préservation des traditions, face à une Afrique laminée par le colonialisme et les monothéismes. En cela, elle s’assure l’agrément d’un nombre croissant de religieux.

34 Forte d’environ trois mille adhérents à l’heure actuelle, sa nouvelle démarche de mise à disposition du savoir intéresse par ailleurs de plus en plus de santeros, qui voient aussi un avantage tactique à s’affilier à une structure officielle et donc à voir leur propre réseau reconnu et légitimé. La carte de membre de l’ACY permet en outre d’éviter les tracasseries policières liées au transport d’animaux vivants et de couteaux de sacrifice. Elle rend plus faciles les démarches nécessaires à l’obtention de permis de sortie du territoire ou d’hébergement d’un étranger pour les initiations, tandis que les ressources qui en découlent (plusieurs milliers de dollars) sont légitimées. Nombreux sont ceux qui apprécient de plus la rigueur du lieu lors des cérémonies publiques, dans un souci de respectabilité qui rappelle que de nombreux préjugés pèsent encore sur la religión à Cuba. Un panneau affiché à l’entrée prévient les membres et visiteurs : « On devra venir aux tambours [cérémonies religieuses] correctement vêtu, comme l’exige un temple religieux, avec des couleurs claires, il n’est pas permis de rentrer en short, débardeur, ensemble court moulant, avec des boissons alcoolisées, ceux qui ne sont pas initiés ne pourront pas danser devant le tambour ».

35 Les autres initiatives qui se multiplient dans la capitale tentent de compenser leur inconfort institutionnel en s’assurant l’appui d’organismes extérieurs, non sans négliger comme on l’a vu les alliances avec les institutions nationales. Chacune pourrait faire l’objet d’un article à elle seule, de par leur façon subtile d’affirmer leur position en brouillant cette dimension politique derrière une façade religieuse et culturelle présentée comme neutre. Nous n’en avons pas le temps ici. Il en est une cependant qui a choisi une alternative extrême, qui constitue une sorte de pendant inverse de l’ACY.

36 Le groupe havanais Ilè Tuntún (La Nouvelle Terre Sacrée) entend ainsi affirmer la suprématie de l’Afrique en matière de tradition et s’appuyer sur des alliances avec les Yoruba nigérians pour fonder sa légitimité. Son dirigeant, connu sous le nom de Franck « Obeché » Cabrera, nie d’emblée toute alliance avec l’Etat, même indirecte, et prétend d’ailleurs le concurrencer à terme, en instituant un royaume des Yoruba d’Amérique latine14. Né en 1954, il s’est initié à Ifá à l’âge de sept ans. Il affirme avoir été choisi par les dieux : peu de temps avant la visite officielle de l’Oni, il a été piqué par une abeille et saisi de folie. Après avoir parcouru les rues en hurlant « Les Africains arrivent! », il a passé six mois en hôpital psychiatrique. Il s’attribue également la paternité de l’initiative de revitalisation de la lettre de l’année, et déclare être le successeur légitime de Filiberto O’Farrill.

37 Bien que les faits soient quelque peu embrouillés et les versions des différents acteurs extrêmement contradictoires, on peut tenter de retracer les grandes lignes de l’émergence de ce groupe. Il semblerait que l’un des fils de Wande Abimbola, Taiwo, venu en 1997 à Cuba pour poursuivre des études de médecine, se soit lié d’amitié avec Filiberto O’Farrill et Franck Obeché. Alors membre influent et respecté de la Commission organisatrice de la lettre de l’année, ce dernier fonde un nouveau temple, en association avec deux Vénézuéliens qui créent leur propre Ilè Tuntún dans leur pays. Les cinq protagonistes reconnaissent l’autorité africaine en matière de connaissances divinatoires, et se donnent pour but de « veiller à ce que les

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commandements et lois d’Ifá soient respectés, et réaliser l’unité religieuse » (Cabrera Suárez, 1999 : deuxième de couverture). En novembre 1997, ils diffusent un bulletin sous le label de la Commission, où ils s’adressent à tous les santeros afin de « retenir la course effrénée de certains, ou au moins de les alerter des grands risques qu’encourent ces corrompus qui entachent le prestige d’Ifá avec leur conduite malhonnête ». Autrement dit tous ceux qui « poursuivent un but lucratif, révèlent des secrets aux profanes, éditent des livres, notamment en citant de prestigieux frères sans leur autorisation ».

38 Les événements s’accélèrent après la mort de Filiberto O’Farrill en mars 1999. Franck Obeché, qui conserve le fameux irofá donné par l’Oni, décrète l’avènement de la nouvelle ère yoruba, qui commence le 1er juin, « comme en Afrique, au moment de la récolte des ignames ». Formulant des projets de construction d’un vrai temple agrémenté d’une bibliothèque, il lance un appel à tous les croyants pour qu’ils se préparent à contrôler de nouveau le monde comme par le passé, en se référant sans cesse à l’ouvrage de Wande Abimbola, Ifá will mend our broken world (1997). En juillet 1999, Taiwo Abimbola lui remet, ainsi qu’à ses deux fils, une corne sculptée symbole d’autorité, et le baptise Okambí, « premier né ». Il lui transmet également une lettre de l’Oyo State Council for Arts and Culture, qui reconnaît Ilè Tuntún en tant que « groupe privé de promotion culturelle », appellation qu’Obeché traduit par « Temple véritable de la religion yoruba » (Los orishas, décembre 1999). Enfin, le 4 décembre 2000, il lui offre la couronne d’Obatalá « symbole de reconnaissance en mémoire des Yoruba arrivés à Cuba à l’époque coloniale » (ibidem).

39 A ce stade, les rapports d’Obeché avec la Commission organisatrice de la lettre de l’année se dégradent, ces derniers ne reconnaissant ni son autorité, ni celle des « Nigérians ». Ses liens avec l’ACY semblent plus complexes : Wande Abimbola est leur invité officiel, et il ne cesse de prôner l’unification lors de ses visites dans l’île ; il n’oublie d’ailleurs pas d’aller voir tous les autres groupes en présence. Mais depuis qu’Antonio Castañeda a omis d’inviter Franck Cabrera au VIIIe Congrès yoruba mondial qui a eu lieu à La Havane en juillet 2003, celui-ci l’accuse de le jalouser et s’exprime indirectement en terme très belliqueux, brandissant la menace d’un châtiment mortel pour ceux qui désobéissent à l’Oni. Son impunité lui doit tout de même d’être accusé d’accointances avec le régime : n’ayant jamais travaillé, il a été plusieurs fois conduit en justice (la loi cubaine pénalise l’inactivité des hommes), sans suite, victoire qu’il attribue à ses pouvoirs magiques et à la protection des orichas.

40 Bien qu’il ne soit encore jamais allé en Afrique, le leader d’Ilè Tuntún (et plusieurs de ses alliés) s’habille de boubous pendant les cérémonies, se rase intégralement le corps « comme les babalaos africains », dit refuser toute pratique spirite, palera ou catholique, et déclare qu’il n’y a plus de vrai babalaos à Cuba depuis la mort de Miguel Febles car aucun ne peut se targuer d’avoir en mémoire les centaines de variantes de chacun des 256 signes d’Ifá qui existeraient selon Wande Abimbola. En effet, déclame-t-il lors d’un repas rituel devant l’assistance captivée : « Les gens croyaient que c’était une religion d’indigènes, alors que c’est une religion de scientifiques! ». A l’aide de textes traduits, de cassettes audio et vidéo et d’objets rituels (fundamentos) fournis par Taiwo Abimbola, il revitalise en juin 2002 le culte aux ancêtres egungun, disparu à Cuba depuis un siècle. Conscient d’évoluer sur un terrain hautement concurrentiel, il a couronné trois « vice- rois des Yoruba » en Espagne, au Venezuela et en Colombie. Fort de nombreux filleuls dans toute l’Europe et l’Amérique latine, dont certains disposent manifestement de

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moyens financiers importants, il est soupçonné par les religieux d’entretenir des liens douteux avec les filières du narcotrafic. Ceux qui rejoignent son mouvement semblent être surtout motivés par des questions d’intérêt : alors que les premières festivités de nouvel an printanier avaient attiré plusieurs étrangers et par conséquent de nombreux Cubains, celles de juin 2002 n’ont réuni qu’une trentaine de fidèles. Sachant qu’il ne pourrait compter sur la présence de ses filleuls et amis de l’extérieur, Obeché avait annoncé que, cette fois-ci, il n’offrirait pas de banquet ni ne distribuerait de t-shirts… Toutefois, plusieurs babalaos lui vouent une certaine admiration en tant que détenteur de savoir, même s’ils ne souscrivent en rien à ses idéaux.

41 Le fait qu’Ilè Tuntún agisse ouvertement et explicitement sur le registre politique, semble générer une réaction immédiate de rejet, comme c’est le cas de l’Association culturelle yoruba. Les religieux n’aiment pas être entraîné sur ce terrain, pourtant sujet de prédilection des journalistes et des chercheurs étrangers qui leur rendent visite. Cependant il ne s’agit pas simplement d’une peur des représailles, car plusieurs évoquent spontanément leur chef d’Etat en termes très élogieux (y compris ceux de la Commission). Beaucoup manifestent simplement une véritable répugnance pour la coercition ou l’institutionnalisation de leurs pratiques, comme en témoigne Reynaldo, un babalao proche de la Commission, qui consulte en partenariat avec une parapsychologue : « Il y en a beaucoup parmi nous qui ne veulent appartenir à aucun groupe ; parce que nous sommes un genre de personne qui n’aime pas l’organisation ». Pedro, qui est babalao « indépendant », abakuá et maçon, et qui a pourtant apprécié le Musée des orishas de l’ACY, observe les initiatives décrites plus haut d’un œil très critique. Il se réfère pour cela à un signe d’Ifá, Obedi, qui évoquerait le fait que les babalaos ne seront jamais capables de s’unir, à cause du pouvoir en jeu, et du risque qu’il génère : « C’est comme les catholiques avec le Pape. L’unification c’est une chose belle, admirable, mais elle entraîne toujours des abus, des souffrances pour ceux qui ne sont pas dedans ». D’autres appuient cette opinion en rappelant les « tragédies » qui auraient ponctué l’histoire des tentatives d’institutionnalisation d’Ifá : mort brutale des membres fondateurs, folie, détournements de fonds, désastres économiques, rivalités exacerbées et familles dispersées.

Légitimation

42 Le jeu politique, au sens large, est pourtant au cœur des relations entre religieux, qui tiennent tous à asseoir leur prestige, voire leur pouvoir, sur la légitimité du savoir qu’il détiennent. En réaction aux volontés hégémoniques de certains babalaos, ceux qui privilégient la communication « directe » avec les entités (voyance, possession, rêves…) argumentent en minimisant le rôle de la divination. C’est le cas de toutes les femmes, de tous les homosexuels et des très nombreux hommes santeros qui n’ont pas eu accès à la fonction de babalao, et qui, même s’ils utilisent couramment la divination par les coquillages ou par les morceaux de noix de coco, pallient à la simplicité de ces techniques en affirmant faire aussi appel à l’inspiration, l’intuition ou la voyance15. Ils opposent ainsi au prestige social d’un savoir transmis, codifié, aujourd’hui basé sur un corpus écrit de mythes, la supériorité de leur don, de leur grâce, mystique et mystérieuse et donc à jamais incompréhensible au monde des lettrés. Hernán, palero, spirite et abakuá, se rit ainsi des universitaires et des religieux qui tentent d’organiser les connaissances religieuses, de les fixer ou d’en dévoiler les secrets. Pour lui, ce savoir appartient d’abord aux entités, et la nature et l’efficacité du « secret » ne peut être que

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contingente à leur bon vouloir : « Le babalao n’est pas devin, il ne fait qu’interpréter des signes, il utilise un truchement. Tu as vu comment ils font, maintenant, ils lisent leurs petits livres, ça moi aussi je peux le faire, et toi aussi! ». Le vrai pouvoir, la vraie puissance, c’est-à- dire la vraie connaissance, c’est le don du médium, à travers lequel s’exprime la parole et la force du mort ou de l’oricha.

43 La stratégie d’institutionnalisation des groupes de babalaos s’est accompagnée, on l’a vu, de la production de lettres de l’année. Il faut comprendre cette initiative à la lueur de la polémique qui oppose justement détenteurs de don et détenteurs du savoir lié à Ifá. Quelles que soient les techniques utilisées, les consultations obéissent toutes à un principe interactif (Argyriadis, 1999 : 83 et suite). Elles ne prétendent pas produire des commandements ni s’adresser à un groupe, mais fournissent des conseils personnalisés adaptés à la situation présente d’un individu. A chaque changement d’année et à l’aide des techniques divinatoires les plus variées, les familles de religion produisent quelques recommandations très larges à l’attention de leurs membres, recommandations toujours affinées au cas par cas par la suite. Les prédictions qui s’adressent à « tous les santeros » (de Cuba et du monde) expriment donc indéniablement une volonté de prise de pouvoir au sein du monde religieux.

44 Il serait dommage de limiter l’analyse des lettres de l’année à l’idée d’une instrumentalisation de ces dernières par l’Etat. Les premières traces écrites de leur existence, dans le contexte très particulier des années cinquante (Cuellar Vizcaíno, 1957) montrent qu’elles n’ont jamais cessé de recourir au ton moralisant, aux accusations contre les imposteurs et les « commerçants » et aux invitations à respecter la doctrine et la hiérarchie. Aujourd’hui, elles rappellent bien entendu la rhétorique de la propagande castriste : chacun est invité à accomplir ses devoirs de travailleur ou à limiter sa consommation d’alcool, de tabac et de drogues. On n’en attendait pas moins de l’Association culturelle yoruba, qui a tout intérêt à conserver sa position officielle. Mais il en va de même pour celles de la Commission organisatrice de la lettre de l’année, présentée comme indépendante sur le site de la Coopérative des journalistes indé-pendants (cubanet.com, 4/01/98 et 11/01/99). En 2000, la Commission conseillait par exemple, à l’instar des campagnes télévisées nationales, de faire bouillir l’eau, de ne pas offenser son prochain ou encore de « créer des bases morales au sein de la famille » (afrocubaweb.com).

45 Les lettres de l’année diffusées par écrit (tracts, journaux, Internet) présentent dans les faits un nombre suffisamment variés de conseils pour générer ensuite des interprétations diversifiées, d’autant plus lorsque les babalaos tiennent compte, à l’usage de leurs filleuls, des multiples variantes possibles de chaque signe d’Ifá. Celle de la Commission pour l’an 2000 prévoyait par exemple plus de dix types de maladies et d’infortunes susceptibles de se produire dans l’année à venir (problèmes cardiovasculaires, accidents dans les champs, problèmes psychiques, problèmes respiratoires...) et une longue série d’évènements concernant la société en général (augmentation des vices, des vols, des escroqueries, vents, tourmentes et phénomènes climatologiques, catastrophes écologiques16, pollution, incendies, problèmes dans l’industrie textile...). Comme dans le cas d’une consultation individuelle, il est assez facile d’y opérer un tri a posteriori et d’y voir des prédictions infaillibles. A La Havane, leur contenu et leur ton intéressent d’ailleurs moyennement les religieux, qui se tiennent informés mais privilégient en dernier ressort les recommandations de leurs propres parrains et/ou entités. Ce n’est pas le cas de la communauté cubaine de Miami,

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où comme on le verra plus loin les lettres de l’année produites dans l’île suscitent de nombreux débats très virulents et des accusations de manipulations castristes.

46 Les religieux havanais sont en revanche prodigieusement intéressés par la composition des groupes qui produisent les lettres. Ainsi lorsque l’ACY se distingue de la Commission en insistant sur « l’absence d’étrangers et la prééminence des vieux babalaos » dans ses rangs, elle marque indéniablement un point auprès d’un large public de santeros, peu enclins à considérer des filleuls étrangers de Cubains, même anciens en religión, comme des égaux. De même, lorsqu’en 2002 la Casa del Caribe de Santiago de Cuba (institution culturelle et de recherche) convoque des religieux pour lancer une lettre de l’année provinciale, elle inclut à dessein, en plus des babalaos, des femmes appetebí, des santeros, une spirite et un vodouisant, marquant ainsi son opposition à l’hégémonie havanaise et affirmant bien haut la légitimité des cultes propres à la région orientale (y compris le très stigmatisé vodou haïtien).

47 La stratégie de Franck Obeché se distingue quant à elle encore une fois par son extrémisme, et laisse ses fidèles perplexes. Lorsqu’il proclame l’avènement de la nouvelle ère yoruba en juin 1999, il déclare que la lettre de l’année remplacera désormais toutes les consultations individuelles. En obéissant aux commandements d’Ifá et en réalisant strictement les offrandes, chacun verra ses problèmes résolus et n’aura donc plus aucun besoin d’interroger les entités. S’il semble bien que les admirateurs d’Obeché soient loin d’avoir renoncé à cette pratique, en revanche leur foi en la supériorité des connaissances de leur leader est absolue. Ce dernier s’appuie en effet sur son lien avec Taiwo Abimbola, à qui il communique par téléphone le signe obtenu lors de la cérémonie de la lettre de l’année. Le Nigérian envoie ensuite par fax ou par Internet une liste impressionnante de variantes du signe, assortie de ses commentaires, qui concluent systématiquement à une prédiction générale positive pour le groupe : « Les ennemis seront vaincus sans efforts » et « Un roi surgira et unira enfin les adeptes ». Ainsi, malgré la présence d’un signe considéré comme néfaste à Cuba en juin 2002, l’interprétation demeure la même, et les membres d’Ilè Tuntún la légitime par son origine « yoruba », accusant les babalaos cubains d’ignorance17. C’est donc bien encore une fois la personnalité et le statut de ceux qui produisent la lettre qui fait sens, au-delà du contenu, pour les religieux.

48 La légitimité des babalaos, qui maîtrisent un savoir transmis, est largement conditionnée par la référence à leurs ascendants rituels. C’est plutôt en construisant des mythes d’origine prestigieux qu’en produisant des lettres de l’année que les groupes émergents fondent leurs rivalités à La Havane. Le rapport à l’Afrique y est paradoxal (sauf chez Obeché), puisqu’il s’agit à la fois de s’appuyer sur de prestigieux ancêtres « yoruba » tout en affirmant la supériorité des babalaos cubains contemporains. On retrouve cette préoccupation chez des chercheurs comme le très nationaliste F. Ortiz, qui dès 1951 déplorait la disparition de tous les natifs d’Afrique, mais mentionnait l’existence d’un certain Fabí, célèbre et érudit babalao de La Havane, qui aurait commenté en présence de l’un de ses informateurs les variantes de la lettre de l’année de son groupe jusqu’à l’aube (Ortiz, 1981 : 557), ou s’enorgueillissait de la présence dans l’île d’un répertoire sacré disparu en Afrique (Ortiz, 1995 : 20) ou ailleurs en Amérique (Ortiz, 1981 : 294).

49 Les religieux se heurtent en outre à un écueil de taille : comment glorifier leurs ancêtres rituels africains alors que ceux-ci sont arrivés à Cuba comme esclaves? Nombreux sont ceux qui établissent une hiérarchie, guidés en cela par les travaux des érudits qui ont

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fait des Yoruba le peuple le plus civilisé d’Afrique (Capone, 2000), au détriment des Congos par exemple. Lázaro, un babalao lié à la Commission, m’explique que les babalaos yoruba, plus malins que les autres, parvinrent très vite à se racheter, et devinrent même propriétaires de plantations18. Ils purent alors transmettre partiellement leurs traditions. Plus communicatifs, moins jaloux de leurs secrets que les Africains, leurs descendants rituels cubains contribuèrent largement à l’enrichissement et à la diffusion de la religión dans le monde, notamment en collaborant avec des chercheurs et en rédigeant eux-mêmes des livres. Une opinion très répandue à La Havane évoque également un châtiment divin : trop malfaisants, ou trop orgueilleux, les « religieux les plus savants » (paleros, santeros, babalaos…) auraient été maudits et condamnés à l’esclavage. N. Bolívar parle quant à elle de « luttes tribales stériles » et de « décadence éthique et morale » (1998 : 61). Olofi (Dieu) prévoit de faire durer sa sentence 500 ans, et Ochún puis les autres orichas, le supplient d’accompagner les malheureux en exil afin de « propager leur sagesse millénaire ». Olofi bénit alors leur solidarité fraternelle.

50 Enfin à l’exception des membres d’Ilè Tuntún, les leaders d’autres groupes, forts de leurs connaissances sur l’Afrique contemporaine, rappellent que les Yoruba sont aujourd’hui musulmans ou protestants, et s’indignent des prétentions des Abimbola, soupçonnés d’agir au nom d’obscurs intérêts politiques et financiers. D’aucuns se demandent même s’ils n’ont pas empoisonné Franck Obeché pour en faire leur pantin. Un santero confie qu’il s’est renseigné grâce à ses contacts hauts placés et qu’il a constaté que Taiwo n’était pas babalao en arrivant à Cuba, qu’il a donc trompé les religieux et profané des cérémonies qui lui étaient normalement interdites. Quant à l’Oni, affirme un babalao, privé de fidèles « puisque seulement 0,5 % des Yoruba pratiquent la ocha [religion des orichas] », il n’est devenu babalao que depuis peu, et couronne à tour de bras en Amérique latine « pour créer les bases de son pouvoir » et « se créer un peuple de toute pièce ». Ces gens viennent pour « espionner » et « voler » les secrets conservés – et découverts! – par les ancêtres rituels des Cubains : « Pour eux, ce sont des esclaves, mais pour nous, ce sont ceux qui nous ont transmis la religion que nous aimons ». Toutefois, cette virulence est tempérée par les propres visées tactiques des personnes qui s’expriment ici, et qui tiennent pour une fois à rester anonymes. L’idée d’une unification les séduit, mais ils entendent bien débattre des modalités de cette dernière et faire valoir leur point de vue.

51 Les ancêtres rituels les plus célèbres ont longtemps été ceux des informateurs des premiers chercheurs cubains à s’intéresser aux « cultes afro-cubains ». Les mythes fondateurs propres à certaines lignées ont acquis valeur de véracité historique, une fois entérinés par des auteurs aussi prestigieux que F. Ortiz. C’est le cas par exemple d’Añabí, esclave babalao et initié aux tambours batá, qui aurait introduit avec son compatriote Atandá les premiers instruments « orthodoxes » à Cuba vers 1830. Ils auraient également fondé le cabildo Yemayá à Regla, avec « le grand babalao africain ño Remigio, père de l’octogénaire et populaire santera Pepa ou Echubí » (Ortiz, 1995 : 73-74). Ce babalao, également connu sous le nom d’Adechina, est aujourd’hui une référence incontournable en religión. F. Ortiz cite aussi des tambourinaires fameux, comme Martín Oyádiná, Ifábola, fils d’Atandá, le vieux lucumí (yoruba) Alatuán (1993 : 265), ou des chanteurs capables de reproduire les tons de la langue yoruba, comme Miguel Ayaí, Alejandro Obajbí et Obadimeyi (1981 : 54). Ce dernier voit sa renommée croître dans les années cinquante, quand l’un de ses filleuls, Nicolás Valentín Angarica, se met à rédiger des manuels de santería que s’arrachent aujourd’hui encore les religieux. L’auteur, qui propose explicitement son texte comme matière d’étude pour les

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« commentateurs et conférenciers », commence en effet par donner des garanties d’authenticité à ses lecteurs : « J’ai été élevé aux côtés des Africains, j’ai appris leur langage, j’ai connu leurs coutumes et de plus j’ai eu un maître appelé Obadimelli. Qui ne l’a pas connu? Il m’a légué les vastes connaissances qu’il avait sur la religion lucumí. […] Après les Africains c’était celui qui avait le plus de connaissances sur les religions africaines » (Angarica, 1957 : 9).

52 Dans les années 1990, N. Bolívar complète à son tour la légende de ce personnage, sans toutefois préciser ses sources : on ne sait donc pas qui produit le mythe19. A la fin du XIXe siècle aurait vécu à Matanzas un santero nommé Lorenzo Samá, qui partit s’installer à Regla, où il rencontra deux autres célèbres santeros, Tata Gaytán et Obalufadei. Ceux-ci l’obligèrent à refaire son initiation à la manière de la capitale : « Cela le conduisit à réfléchir sur la dispersion et le manque d’unité entre les cultes yoruba. […] Samá, qui prit le nom africain d’Obadimeyi (roi couronné deux fois) devint inséparable d’une Noire yoruba qui embarqua vers Cuba en 1887, fille de Changó, appelée Latuán. Ensemble ils conçurent l’idée d’unifier les différents cultes yoruba en un seul corps liturgique qu’ils appelèrent Regla de Ocha. Obadimeyi jouit d’un grand prestige et ses idées gagnèrent une acceptation générale » (Bolivar, 1990 : 25). Précisons que cette version des faits, applaudie par les religieux qui se réclament d’Obadimeyí, est bien sûr fortement critiquée et controversée par les autres.

53 N. Bolívar (1994 : 98) donne également dans ses textes les noms des babalaos fameux appartenant à la mythologie d’Ifá : Luguere, Ifabí, Anai, Acaide, Addé Kola, Ifá Omí… et l’inévitable Addé Shiná (ou Adechina), parrain en Ifá de Tata Gaytán, lui-même arrière- grand-père rituel de Bernaldito Rojas, qui n’est autre que l’auteur de la lettre de l’année médiatisée en 1957. Addé Shiná, selon la chercheuse, serait retourné au Nigeria au moment de l’abolition de l’esclavage, vers 1880. Il aurait visité Ifé et reçut le message d’Orula qui le réclamait comme fils : « Il était respecté et vivait comme un noble. C’est alors qu’il reçut un ordre inespéré et désagréable d’Orula : retourner à Cuba, la terre où il avait été esclave, pour instaurer la Regla de Ifá, l’ordre sacré des babalaos. Gutiérrez retourna à Cuba et revint à Calimete [province de Matanzas]. En s’aidant de sources de richesses inconnues, on raconte qu’il réussit à devenir le maître de la plantation où il avait été esclave. Par la suite il alla vivre à Regla, à La Havane, où il ouvrit une maison de culte à Ifá » (Bolivar, 1990 : 25-26). Les textes les plus récents de N. Bolívar mentionnent de surcroît (probablement suite aux remarques de ses informateurs de lignée rituelle différente) un certain ño Blas Cárdenas, fondateur du cabildo Santa Teresa en 1816 à Matanzas, « célèbre babalawo, capturé en terre yoruba » (1998 : 140), et les personnages-clés des cabildos centenaires de Palmira, région de Cienfuegos, présentant des variantes dans la pratique d’Ifá et s’attribuant la paternité des lettres de l’année les plus anciennes et authentiques.

54 Circulant de l’oral à l’écrit et de l’écrit à l’oral, les mythes fondateurs et leurs héros sous-tendent les stratégies des religieux qui souhaitent être reconnus comme traditionnels. Chacun prétend s’inscrire dans les lignages prestigieux, quitte à contourner la filiation spirituelle classique par différents moyens ; on peut par exemple déclarer que son parrain était « très lié à un filleul d’Adechina », ou, comme Armando, santero, palero et spirite qui n’a pas pu, à son grand dam, s’initier à Ifá (« son oricha Obatalá ne le lui a pas permis »), affirmer posséder un de ces personnages dans son panel de morts : « Quand j’ai pris la main d’Orula, mon parrain m’a dit que l’esprit de Bernaldito Rojas, qui fut un célèbre, un très bon babalao, m’accompagnait beaucoup. Et d’autres

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personnes lors de messes spirituelles me l’ont détaillé. Il m’aide : parfois quand j’ai un problème, il vient. J’ai beaucoup d’affection pour lui ». Franck Obeché se présente quant à lui comme le descendant spirituel du « premier babalao yoruba à avoir enseigné dans l’île vers la fin du XVIIIe siècle », un certain Akunkón, né à Abeokuta, qui serait à l’origine de la Société du Christ de Palmira, aurait instruit Adechina et dicté le Tratado de Oddun de Ifá à Ramón Febles. Il supplante donc la mythologie courante par son antériorité supposée, aussi bien en matière de fondation du culte que de transcription littéraire du corpus d’Ifá.

55 Obeché présente d’ailleurs Ifá comme la première religion du monde, et Ilé-Ifé comme le berceau de l’humanité, allégations qu’il affirme ratifiées par « des preuves historiques, écrites, orales et archéologiques », et par le fait « qu’il n’y a qu’à regarder sur une carte, Ifé est au centre du monde ». Citant Wande Abimbola, il évoque la « malédiction d’Awolé », qui prédit la chute d’Oyo (ancienne capitale de l’empire yoruba) et l’esclavage à son armée lorsqu’elle refusa d’obéir à ses ordres. Le leader d’Ilè Tuntún attend donc avec impatience de se rendre à Ifé : « Quand j’irais au Nigeria tout se résoudra, parce que je dois rencontrer l’Oni. L’Oni est celui qui doit me donner la confirmation de la fin du châtiment et de la naissance d’un nouveau royaume ». Toutefois la référence à l’Afrique contemporaine, extrêmement attractive pour un pan des adeptes de la religion des orishas aux Etats-Unis, comme on va le voir, n’est pas suffisante pour valoriser son savoir à Cuba. Obeché fait donc, comme les autres, feu de tout bois. Il mentionne exhaustivement tous les personnages mythiques cités plus haut (Cabrera Suárez, 1999 : 1 ; 18 ; encarts photographiques), auxquels il relie à la fois son parrain en Ifá, son parrain et sa marraine de santería, les membres de sa famille biologique, ainsi que Manolo Ibañez et Filiberto O’Farrill (tous deux fondateurs de l’Association culturelle yoruba) et Aracelio Iglesias, héros national, militant communiste « tué par l’impérialisme » dont la qualité de santero fut remise en lumière et fournit des arguments en faveur des religieux à l’occasion des débats de 1991 (Cuarto Congreso…, 1992 : 91).

56 En cela, et malgré ses prises de position démesurées pour Cuba, le leader d’Ilè Tuntún reste fondamentalement ambivalent, tout comme ses rivaux. Il sait adapter ses actes et ses discours à ses interlocuteurs et au contexte dans lequel il les exprime, allant bien au-delà d’une stricte attitude d’allégeance ou de rejet face au régime castriste ou face aux prétentions des « Africains ». Abandonné par tous en novembre 2002 (il ne reste que quatre Cubains et les « rois » étrangers ont pris leur indépendance en communiquant directement avec les Abimbola), il fait le choix de réintégrer le groupe de la Commission, alors en pleine offensive contre l’ACY qui vient de créer un « Conseil cubain de prêtres d’Ifá majeurs [qui comptent le plus d’années d’initiation] ». Ils constituent donc ensemble un Conseil rival, composé selon leurs dires des « plus vieux en Ifá mais surtout des plus savants, parce que l’âge ne veut rien dire, on peut s’initier et ne jamais approfondir ses connaissances ». Il présente néanmoins les plans du temple « faits par les Africains qui vont le financer », initie un Nigérian et annonce la rédaction d’un livre et d’une constitution « qui marqueront un grand coup lors du Congrès mondial yoruba » en juillet 2003.

57 Les religieux qui tentent aujourd’hui d’institutionnaliser leurs réseaux s’attachent donc tous à produire des discours multiples et adaptés à leurs interlocuteurs. Privilégiant le plus souvent la dimension culturelle, facteur d’attraction touristique essentiel, et la dimension identitaire qui s’adresse plus spécifiquement aux « chercheurs » en sciences sociales professionnels et amateurs, ils entretiennent avec le gouvernement cubain des liens pragmatiquement étroits. Les perspectives de renforcement du sentiment

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d’appartenance à l’identité culturelle nationale, les bénéfices non négligeables en terme d’image et de gains financiers du tourisme culturel et plus largement de l’intérêt de la communauté scientifique et artistique internationale pour la « spécificité culturelle » de l’île sont tels qu’on ne saurait imaginer actuellement d’initiative entièrement indépendante de l’appareil d’Etat. Le discours proprement religieux, quant à lui, s’adresse à la fois aux partenaires et adversaires locaux et « de l’extérieur », dont les Cubains de l’exil qui entendent bien faire valoir leur position et contre-attaquent en dénonçant la dimension politique des activités de leurs compatriotes concurrents.

Miami

58 On ne peut comprendre les rapports entre religion et politique à La Havane sans analyser sa contrepartie logique, Miami. En effet, ces deux villes forment un tout difficilement dissociable, deux moitiés intimement liées, les deux véritables capitales cubaines, les deux « sœurs-ennemies » de la cubanía. Deux Cuba qui essaient de façon obsessive de se nier l’une l’autre, déchirées par les passions politiques et une identité construite en miroir. Mais pour appréhender l’identité cubaine élaborée dans la nouvelle terre d’exil, il s’avère indispensable d’analyser les spécificités qui en font un cas à part au sein de la communauté de « Latinos » aux Etats-Unis.

Etre Cubain aux Etats-Unis

59 Aux Etats-Unis, selon le recensement de 2000, près d’un habitant sur huit se reconnaît comme d’origine « hispanique ». Cette notion englobe les Mexicains, les Cubains et les autres Sud-américains. Il faut ajouter à cela les 3,8 millions de résidents de l’île de Porto Rico, exclus de ce recensement20. Parmi les « Latinos », les Cubains représentent une petite minorité puisque, la population « hispanique » des Etats-Unis ne compte que 4 % de Cubains contre 9 % de Portoricains et 66 % de Mexicains (Therrien et Ramirez, 2000). Presque la moitié des Hispaniques habite dans des villes constituant une aire métropolitaine, soit, principalement, les comtés de Los Angeles (4.242.213) et celui de Miami-Dade (1.291.737). Si les Portoricains sont plus particulièrement concentrés dans l’aire métropolitaine de la Grande New York, deux tiers environ des Cubains sont installés en Floride, dont plus de la moitié dans le comté de Miami-Dade (650.601)21. Ainsi, la ville de Hialeah, qui fait partie de la Grande Miami, compte, sur un total de 226.419 habitants, 204.543 « Hispaniques », c’est-à-dire 90,3 % de sa population, alors que Miami rassemble 65,8 % d’Hispaniques et New York 27 %22. On compte en tout 1.241.685 Cubains résidant sur l’ensemble du territoire des Etats-Unis.

60 Ce sont les Cubains qui, au sein de la population « latina », ont le niveau d’instruction le plus élevé: 73 % d’entre eux ont terminé leurs études secondaires contre 51 % chez les Mexicains. Ce sont eux également qui ont les meilleurs salaires. Les femmes sont très actives sur le marché du travail, ce qui explique leur faible taux de fécondité. Alors que le revenu moyen annuel d’une famille mexicaine est de 23.000 dollars, celui d’une famille cubaine atteint 30.000 dollars. Le comté de Miami-Dade est particulièrement représentatif en ce sens. Les Cubains de Miami ont le taux le plus élevé de professionnalisation et de direction d’entreprises. Leur succès leur vaut de ne pas entretenir de très bonnes relations avec les autres immigrants « latinos », notamment mexicains et portoricains. En réalité, la communauté cubaine est tellement autonome

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qu’elle peut tout gérer, de la naissance jusqu’à la mort de ses concitoyens. Les Cubains- Américains ne contrôlent pas seulement les produits de leur travail en réinvestissant leurs gains à l’intérieur de la communauté, ils évitent aussi toute discrimination, très fréquente dans la société environnante, en employant de préférence d’autres Cubains. De plus, alors que Miami rassemble à peine 5 % de la population totale de « Latinos » aux Etats-Unis, elle héberge 40 % des entreprises les plus importantes appartenant à des « Hispaniques ».

61 Cela s’explique par une série de facteurs qui ont joué en faveur des Cubains. Les premières vagues d’immigration aux Etats-Unis, à la suite de la révolution castriste de 1959, ont reçu un accueil chaleureux. Les professionnels cubains ont bénéficié de l’aide du gouvernement lorsqu’ils se sont installés à Miami. Ceux qui émigrèrent entre 1960 et 1980 étaient, en grande majorité, issus des couches moyennes urbaines ; ils constituaient une main-d’œuvre qualifiée qui réussit à améliorer rapidement sa situation socioéconomique. De plus, ils n’ont pas eu à souffrir de discrimination raciale puisqu’ils apparaissaient « blancs » aux yeux des Américains (Pedraza-Bailey, 1985a : 23). Cependant, aux Etats-Unis, le fait d’être phénotypiquement blanc n’empêche pas d’être soumis à un processus de racialisation. C’est le cas des Portoricains qui, indépendamment de leur couleur, sont victimes de la part des Nord-Américains d’un certain nombre de stéréotypes racistes : paresse, violence, comportement criminel, stupidité et saleté. Bien que formant un groupe phénotypiquement très variable, les Portoricains, appelés spiks, un terme dépréciatif (Grosfoguel et Georas, 1998 : 17)23, ont ainsi constitué une nouvelle « race » aux Etats-Unis, ce qui montre le caractère social, et non biologique, des classifications raciales.

62 En réalité, ce qui aida les Cubains immigrés avant 1980 à échapper à cette racialisation négative fut les millions de dollars du Programme de réfugiés cubains distribués par le gouvernement nord-américain, programme issu de la stratégie américaine de la Guerre froide. Les médias présentaient les Cubains comme une « minorité modèle qui avait réussi à s’élever grâce à ses propres forces » (Pedraza-Bailey, 1985b). Les autres immigrants « latinos », tels les Portoricains d’East Harlem, disaient au contraire que le gouvernement américain « plongeait les réfugiés cubains dans l’eau de Javel » (Grosfoguel et Georas, 1998 : 20).

63 Les Etats-Unis firent des réfugiés cubains un symbole de la supériorité du capitalisme sur le socialisme. Ainsi, les aides des services fédéraux dont les Cubains bénéficièrent étaient supérieures à celles destinées aux citoyens nord-américains et, bien évidemment, à tout autre immigrant de l’époque. Les Cubains furent le seul « groupe ethnique » à profiter d’une « assistance sociale de type européen ». Le Programme de réfugiés cubains leur offrit une formation bilingue, une aide éducationnelle, des soins médicaux, la reconnaissance légale de leurs diplômes professionnels cubains, une aide à la recherche d’emploi et des allocations de chômage, entre autres choses. Cette aide fut encore accrue, à partir de 1965, avec la création, par le président Johnson, d’un groupe de travail qui regroupait le Département d’Etat, les ministères du Travail, de l’Agriculture, du Commerce, de l’Habitation et du Développement urbain, et le Bureau des opportunités économiques et de l’Administration des petites entreprises (APE). Ce groupe de travail avait pour but de coordonner l’aide fédérale, et ainsi d’éviter toute dépense supplémentaire aux communautés qui avaient accueilli les réfugiés cubains. A Miami, comme à Union City (New Jersey) et New York, villes à forte concentration de Cubains, l’APE créa des politiques institutionnelles favorisant les Cubains dans ses

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programmes de crédit. L’APE de Miami, par exemple, leur octroya 66 % de ses prêts entre 1968 et 1979, contre seulement 8 % aux Afro-Américains (Grosfoguel, 1994 : 358-359). Les Cubains (environ 700.000 en 1975) reçurent ainsi 1,3 billions de dollars sous forme « d’aides d’assistance publique de style européen » entre 1961 et 1974. A la fin des années 1970 eut lieu la désactivation graduelle du Programme de réfugiés cubains. Lorsqu’en 1980 les réfugiés cubains appelés Marielitos arrivèrent aux Etats- Unis, la plupart des programmes fédéraux d’aide aux réfugiés cubains étaient terminés. C’est pourquoi ce groupe, par ailleurs formé par un nombre considérable de Cubains à la peau plus foncée, ne put échapper à cette racialisation négative, due aussi au stigmate associé à ces émigrants, considérés par les autorités cubaines comme des marginaux en tout genre. Ils furent ainsi « portoricanisés » et souffrirent d’une forte marginalisation sur le marché du travail américain.

64 De nos jours, 87 % de la population hispanique du comté de Miami-Dade se classifie comme étant blanche. On peut y parler de véritable enclave cubaine, qui facilite l’assimilation des nouveaux émigrants au sein de la communauté. Ainsi, 45 % des Cubains, arrivés avec la vague d’immigration de Mariel, ont été employés par d’autres Cubains. La solidarité se fonde sur l’utilisation d’une même langue, sur les liens culturels et les liens familiaux, qui permet aux employeurs de bénéficier d’une main- d’œuvre captive, puisqu’elle ne maîtrise pas l’anglais. De plus, pour les Cubains de Miami, chaque compatriote qui arrive en Floride est un « rescapé de l’enfer », quelqu’un qui a réussi à se libérer du système castriste et qui, pour cela, mérite d’être aidé et accueilli au sein de la communauté cubaine-américaine24. Selon une enquête réalisée parmi les réfugiés du Mariel, entre 75 % et 80 % d’entre eux vivent à Miami dans des quartiers cubains, comme Little Havana, font leurs achats dans des magasins cubains, achètent des produits cubains et lisent des journaux cubains. Le plus important quotidien de la ville, The Miami Herald, est aussi publié dans une version espagnole sous le titre d’El Nuevo Herald25.

65 La solidarité à l’œuvre au sein de la communauté cubaine ne masque pas pour autant les différences sociales, telles qu’elles sont ressenties par les vagues successives d’immigration, pas plus que la discrimination raciale. A Miami, les rapports entre Latinos et Afro-Américains sont, en fait, les pires de l’ensemble du territoire national, tel qu’ils se manifestèrent lors de l’affaire Elian Gonzáles : 76 % des non-Hispaniques et 92 % des Afro-Américains étaient favorables au retour d’Elian à Cuba, contre seulement 9 % des Cubains. De plus, les Cubains exercent une influence exceptionnelle sur la politique de la Floride. De nos jours, il est très difficile de trouver dans le comté de Miami-Dade un homme politique qui n’ait pas de lien avec la communauté cubaine. Par conséquent, les besoins de cette dernière tendent à prédominer sur ceux des autres. Ainsi, en 1973, le comté a été déclaré bilingue, ce qui a été suivi par la création d’El Nuevo Herald en 1976. Mais le lobby cubain est aussi très puissant au niveau national et pas seulement lorsqu’il est question de politique américaine à l’égard de Cuba. Les anti- castristes ont formé une association très puissante, la CANF (Fondation nationale des Cubains-Américains), dirigée actuellement par Jorge Mas Santos, le fils d’un de ses fondateurs, Jorge Mas Canosa ; ils ont aussi recours à la Radio Martí et à la chaîne de télévision TV Martí pour leur propagande.

66 Mais peut-on vraiment parler de « la » communauté cubaine, d’une communauté soudée et indivise? En réalité, on note une stratification interne liée aux différentes vagues d’immigration et à leur date d’arrivée sur le sol américain. La communauté

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cubaine est présente en Floride depuis le XIXe siècle. Lors de la guerre hispano- américaine de 1898, l’intervention américaine entraîna le monopole américain sur le sucre et le tabac cubains ainsi que sur l’ensemble des autres industries. Les Etats-Unis, avec le contrôle de 75 % des importations et des exportations, devinrent le principal partenaire économique de Cuba. C’est à cette époque que se produisit la première vague d’immigration, qui se concentra dans les colonies de Floride parlant espagnol, à savoir Miami, Tampa et Key West. En effet, ces villes comptaient, depuis 1850, des immigrés cubains travaillant principalement dans les manufactures de cigares. Ce premier réseau cubain-américain constitua les bases des futures grandes enclaves de l’après-révolution castriste26.

67 La première vague d’immigration qui a suivi la révolution a été appelée « l’Exil doré », car elle était formée par les membres des élites cubaines qui avaient tout perdu au plan matériel, mais qui possédaient par ailleurs un très important bagage en matière d’éducation et de relations. On estime à 215.000 les Cubains arrivés avec cette première vague qui dura jusqu’en 1962, année de la crise de la baie des Cochons qui vit l’arrêt des départs cubains pour les Etats-Unis. De 1965 à 1973, les « vols de la liberté », grâce à un accord politique avec Cuba, amenèrent environ 340.000 immigrés aux Etats-Unis, dont la plupart appartenaient à la working class. L’exode continua pendant les années suivantes, jusqu’en 1980, année du Mariel Boatlift, l’arrivée massive de Cubains en provenance du port de Mariel. On estime leur nombre à 125.000. La plupart étaient des ouvriers et 40 % d’entre eux étaient « noirs ». Cela, ajouté aux rumeurs qui faisaient état dans leurs rangs de la présence de marginaux, de fous et de délinquants, alimenta les préjugés du public américain contre ces immigrés récents, en net contraste avec l’accueil qui avait été réservé à leurs prédécesseurs, « blancs » et membres des élites économiques et politiques de l’île. La dernière grande vague d’immigration date de 1994, lorsque 30.000 Cubains rejoignirent la Floride sur des embarcations de fortune. Comme pour l’exode de Mariel, c’étaient en majorité des travailleurs non spécialisés ou dont les diplômes n’étaient pas reconnus aux Etats-Unis, très souvent noirs et mulâtres.

68 La principale différence entre les premières vagues d’immigration et les plus récentes réside en la perception que leurs membres ont de leur propre statut. Les premiers arrivés ne se sont jamais considérés comme des immigrants, mais comme des exilés, dont le seul but était de rentrer un jour à Cuba, une fois Castro tombé. Le renversement du régime castriste reste la raison d’être des leaders politiques cubains de Miami. En revanche, les derniers arrivés ne se différencient guère des autres immigrés « latinos », puisque leur départ est dû à des raisons plus économiques que politiques : ils ont toujours de la famille dans l’île, y envoient une partie de leur salaire et, sur le plan idéologique, ils sont moins impliqués dans la lutte anti-castriste. Une étude réalisée par l’Université internationale de la Floride montre que, si 62 % de ceux qui sont partis dans les années 1960 continuent de refuser tout dialogue avec Fidel Castro, 74 % de ceux qui ont émigré dans les années 1990 n’y sont pas opposés.

69 Aujourd’hui, la prééminence des Cubains à Miami est remise en cause par l’augmentation sensible d’autres groupes de « Latinos », tels que les Paraguayens, les Vénézuéliens et les Mexicains. Leur nombre est à présent presque équivalent à celui des Cubains. De plus, les Cubains-Américains essuient depuis peu une succession de revers, auxquels ils ne sont pas accoutumés. En février 2000, des entreprises américaines ont organisé une foire-exposition à La Havane, la première du genre en quarante ans. Et, bien que la CANF, la Fondation nationale des Cubains-Américains, demeure un lobby

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puissant, certaines institutions, comme la Chambre de commerce des Etats-Unis et l’American Farm Bureau, font désormais pression pour que l’embargo soit levé. Mais c’est de l’intérieur que monte une autre menace, beaucoup plus grave. Pendant des années, les Cubains se sont définis et ont été dirigés par les premiers exilés. Mais, comme toutes les autres communautés, leur spécificité perd de sa force. Beaucoup de Cubains de la deuxième génération, issus de milieux relativement aisés, sont allés à l’université loin de Miami. Ces Yucas (yuppies cubains-américains) et leurs enfants sont au premier rang de ceux qui remettent aujourd’hui en cause la politique « officielle » des plus radicaux, comme la CANF.

La Génération du 1,5

70 Les Cubains qui sont arrivés à Miami lorsqu’ils étaient enfants ou adolescents forment celle que l’on appelle à Miami la 1.5 Generation, « ni complètement cubaine, ni complètement américaine »27. En réalité, les membres de cette génération entretiennent des rapports très difficiles avec leur identité cubaine. Ils parlent mieux anglais qu’espagnol et, dès que quelqu’un s’adresse à eux en utilisant cette dernière langue, ils s’empressent de montrer qu’ils parlent anglais comme n’importe quel autre Américain. Il s’agit souvent d’une réaction à une sorte de confusion sociale : ceux qui sont arrivés aux Etats-Unis juste après la révolution castriste se considèrent comme appartenant à une classe sociale bien différente de celle des Marielitos arrivés en 1980. La maîtrise de la langue anglaise devient ainsi un signe de « supériorité sociale », ce qui n’empêche pas l’utilisation de l’espagnol comme langue identitaire et affective au sein du groupe familial.

71 La Génération du 1.5 entretient des rapports très ambigus avec tout ce qui constitue le stéréotype de la culture cubaine. Le cas de Jorge Sanchez, peintre cubain-américain de Miami, est particulièrement significatif à cet égard. En tant qu’artiste, il est contraint de faire référence à l’univers de la santería, parce que « c’est ce que les gens attendent d’un artiste cubain ». Il produit donc des installations hautement provocatrices, comme ce projet, développé en 2000, où il prétendait créer une botánica, magasin où l’on trouve tous les ingrédients nécessaires à la réalisation des rituels de santería, avec des grandes statues de saints catholiques et des panneaux avec les noms des orishas. En même temps, il projetait de mettre en vente, pour environ dix dollars chacun, des « ballons » à l’effigie d’Eleguá. Son but était de présenter la botánica comme une sorte de supermarché religieux. Jorge a aussi produit une vidéo intitulée « Yo no soy babalao ni santero », où on le voit vêtu comme un employé de la City, avec costume, cravate et lunettes. Très sérieux, il commence par placer sur une table des cierges, un grand verre d’eau, des colliers sacrés, des cigares, bref tout ce que l’on peut trouver sur une table de santero. Puis il enlève les lunettes, la veste, la cravate, la chemise et se met à préparer un mélange noir – qui, selon l’artiste, symbolise les poudres magiques de la santería – avec lequel il se colore le visage, les mains et le cou. Il se transforme ainsi en santero NOIR. Il allume ensuite un cigare, enfile les colliers, et saisit le verre dont il se jette le contenu à la figure : non, il n’est pas un santero, il n’est pas noir, il ne veut pas qu’on l’identifie à tout cela! C’est là tout le symbole du déchirement que vit cette communauté, qui nie la présence de Noirs en son sein : les Cubains sont et doivent rester « blancs ».

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72 Les Cubains des premières vagues d’immigration, lorsqu’on leur demande s’ils connaissent la santería, répondent par la négative : ils ne peuvent pas la connaître puisque la santería est « chose de Noirs et de pauvres ». C’est pour cette raison qu’on me disait invariablement qu’il n’existe pas de Cubains appartenant aux classes haute et moyenne initiés dans la santería, faisant clairement la distinction entre « nouveaux riches » et ceux qui étaient riches avant même leur arrivée sur le sol américain, et ce en dépit des cas relatés par Stephan Palmié (1986 : 173) et Mercedes Sandoval (1975 : 273). Croire en la santería – ou, au moins, assumer cette croyance – demeure à Miami une affaire de classe sociale.

Les Cubains de Miami et la santería

73 Les rapports entre les Cubains des premières vagues d’immigration et leur héritage culturel et religieux d’origine africaine ont toujours été difficiles. Il a fallu attendre les années 1980 pour que les symboles d’une culture métisse deviennent visibles pour l’ensemble de la communauté cubaine-américaine.

74 Ainsi, le 27 août 1983, The Miami Herald28 soulignait comment, avec le spectacle théâtral Ochun ObbAyéye au Dade County Auditorium, la communauté cubaine de Miami semblait pour la première fois accepter ses racines africaines, tant culturelles que raciales. L’auteur, metteur en scène, chorégraphe et premier danseur du spectacle, Alberto Morgan, déclarait avec orgueil aux journalistes que « la religion yoruba » faisait partie de la culture de chaque famille cubaine, « tout comme le catholicisme ». Cependant, dans ce même article, l’anthropologue cubaine-américaine Mercedes Sandoval assurait que cette religion florissait dans les familles les moins cultivées et chez ceux qui exerçaient des « professions à risques, comme le show business ». L’augmentation de l’intérêt et de la pratique de la santería à Miami serait ainsi liée à l’arrivée des Marielitos, « moins éduqués et pleins d’angoisse et de frustration, en raison de leur situation économique et familiale ». Pour Sandoval, la santería serait « une religion de crise ».

75 Cependant, ce spectacle n’était pas la première initiative culturelle visant à divulguer la santería. Quelques mois auparavant, en février 1983, la galerie Frances Wolfson du Miami-Dade Community College avait inauguré une exposition, organisée par le Centre d’études africaines de l’Université de Floride, sur « les objets rituels des religions nigériane et afro-cubaine », intitulée « Un tonnerre sur Miami ». Cette même exposition s’était tenue au préalable dans la galerie de l’université du 7 septembre au 17 octobre 198229. Le catalogue reprenait un article de Mercedes Sandoval, professeur d’anthropologie au Miami-Dade Community College, intitulé « Thunder over Miami: Change in a technological society »30, où l’auteur avançait des thèses fonctionnalistes pour expliquer la diffusion de la santería en Floride : « The reason for the success of the santería are numerous. One of the most important being that Santeria acts as a supportive system which has helped great segments of the exile population adjust in the arduous process of acculturation. The members of each cult house relate to each other as if they were close kin and thus Santeria seems to be taking the place of the fast disintegrating Cuban extended family. […] Also the anonymity that the new society offers makes it safer for many to join Santeria without suffering the stigma assigned to this lower class system of beliefs in Cuba. Another reason for the great rise of Santeria in exile is the great efficiency shown by the santeros in treating psychosomatic disorders and the support that they make available to the sufferers » (Sandoval, 1982 : 2).

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76 Un an plus tard, en décembre 1984, El Nuevo Herald publiait un article au sujet d’une collégienne qui s’était absentée de l’école pour « faire son saint », c’est-à-dire pour s’initier dans la santería, ce qui lui avait valu d’être expulsée de l’école. A la suite de quoi ses parents avaient fait appel à la Commission scolaire du comté de Dade (dont dépend Miami) qui leur avait donné raison, arguant que l’absence avait été motivée par des « raisons religieuses légitimes ». Les avocats avaient fait appel à une décision de la Cour suprême, autorisant les parents amish à retirer leurs fils du collège, pour des raisons religieuses, avant la fin de leurs études. C’était la première fois que la santería était considérée comme une véritable religion et pas seulement comme une sorte de culte exotique.

77 Tout au long des années 1980, l’Institut d’études du Nouveau Monde, de l’Université de Miami, travailla à divulguer la tradition santera. Ce centre réunissait des anthropologues, comme Teresita Pedraza, et des santeros, comme Ernesto Pichardo, marié à l’anthropologue Lourdes Pichardo. En 1986, ils proposaient un enseignement sur la santería aux policiers, travailleurs sociaux et à tout autre intéressé, afin de montrer comment « ce qui semblait être des rituels grotesques » constituait, en réalité, « un moyen de compensation face à l’instabilité entraînée par l’exil et le contact avec une culture distincte ».

78 Des cours étaient également dispensés au Miami Mental Health Center, où Lourdes et Ernesto Pichardo expliquaient les liens entre religions afro-caribéennes et santé mentale à un public formé de psychologues et d’infirmiers. Un an plus tard, en 1987, Ernesto Pichardo enseignait au Miami-Dade Community College, dirigeait des séminaires et participait à des émissions de télévision, afin de défendre la santería contre les préjugés encore très forts au sein de la communauté cubaine de Miami.

79 Un autre signe de la diffusion et de la nouvelle visibilité de la santería est la prolifération de botánicas dans le centre de Miami, tout le long de la 8th Street et de Flager Street, prolifération qui peut être associée avec le Mariel Boatlift. En 1980, seulement douze botánicas figuraient dans l’annuaire de Miami, alors qu’entre 1987 et 1988, il y en avait déjà une quarantaine, soit « une augmentation de presque 233 % en sept ans » (Kirby et Sanchez, 1988 : 47)31. En 1990, on estimait le nombre de pratiquants de la santería dans le sud de la Floride entre 50.000 et 70.000, sans compter « les milliers de pratiquants dans les autres grandes communautés de Cubains d’une côte à l’autre des Etats-Unis » (Kirby et Sanchez, 1990 : 113). Dans son manuel de santería, Luis Manuel Nunez explique comment se procurer les ingrédients nécessaires à l’exécution des rituels magiques: « If you live in a large city with a pronounced Latin population, you should have no trouble. Look in your Yellow Pages under ‘Religion Articles and Supplies’. Any business with a name like ‘’s’ or ‘Botanica’ will be able to provide anything you need. Many of the Ebos [travaux magiques] described in this book are available pre-mixed and packaged, as aerosol sprays and as Ebo ‘kits’. To obtain animals for sacrifices, look in the Yellow Pages under ‘Pet Stores’. Look for those stores in the same neighborhoods as the ‘Botanicas’« (Nunez, 1992 : 162).

80 Néanmoins, les préjugés au sein de la communauté cubaine de Miami semblent durs à disparaître. La bataille légale opposant la Church Lukumí of Babalu Ayé (CLBA) et la ville de Hialeah, au sujet de l’interdiction des sacrifices d’animaux dans les rituels de santería, constitue le meilleur exemple de la lutte menée par les pratiquants des religions d’origine africaine pour l’obtention de la pleine liberté religieuse aux Etats-

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Unis, mais aussi le locus où s’expriment les préjugés contre des pratiques religieuses jugées « barbares et arriérées ».

81 L’Eglise Lukumí de Babalu Ayé a été créée en 1974 par la famille Pichardo : elle était alors dirigée par un conseil de dix personnes ; la mère d’Ernesto Pichardo, Carmen Pla, en était la vice-présidente et le frère, Fernando, le secrétaire32. Pendant ses premières années d’existence, les activités publiques de l’Eglise se limitaient à la réalisation d’expertises pour des films ou des documentaires sur la santería et à l’aide fournie aux chercheurs qui étudiaient cette religion. En 1985, la CLBA créa le premier enseignement sur les religions afro-caribbéennes au Miami Dade Community College ; Pichardo publia son premier ouvrage, Oduduwa, avec sa femme, Lourdes Pichardo, et produisit une vidéo intitulée, Lukumí Divination. L’année suivante, la CLBA organisa des cours de percussion avec les tambours batá, ainsi que des cours portant sur la divination et l’histoire yoruba. Cette même année vit la création du premier comité organisateur de la CLBA, composé de seize membres, qui se proposaient de fonder une église communautaire et un centre éducatif. En même temps, ils lancèrent une campagne de recrutement parmi les prêtres et prêtresses de la santería dans le comté de Dade, afin de les incorporer à l’Eglise. La renommée de la CLBA ne cessa de croître, au point qu’en 1987, lors de la visite du pape à Miami, la chaîne de télévision ABC présenta la CLBA comme étant le seul concurrent crédible de l’Eglise catholique chez les Hispaniques de la ville.

82 En 1987, l’Eglise Lukumí de Babalu Ayé ouvrait ses portes à Hialeah, dans la Grande Miami, et était présentée par les médias comme « la première Eglise publique de santería en Floride ». Rapidement, l’hostilité des voisins et des autorités municipales empêcha son fonctionnement. Le conseil municipal de Hialeah adopta des résolutions interdisant toute pratique religieuse contraire à « la morale publique, la paix et la sécurité » des habitants de la ville et approuva une ordonnance interdisant tout sacrifice d’animaux « réalisé avec cruauté ». Ces décisions s’adressaient à l’Eglise santera qui voulait rendre publiques les pratiques rituelles de la santería, dont le sacrifice d’animaux pour les divinités était une des plus importantes.

83 L’opinion publique s’était tout de suite montrée hostile à l’implantation de cette Eglise dans la ville. Les membres du conseil municipal avaient reçu cinq mille pétitions en ce sens. L’histoire récente est particulièrement intéressante en ce qu’elle met en évidence les préjugés contre cette religion au sein de la communauté cubaine de Floride. Hialeah étant une ville à majorité cubaine, l’acharnement contre l’Eglise santera a été rapidement interprété par certains médias comme la conséquence d’une croyance partagée par l’ensemble de la population cubaine en Floride, à savoir la croyance dans le pouvoir de la sorcellerie33. Sur les sept conseillers communaux de Hialeah, cinq étaient Cubains, tout comme les pasteurs et les curés qui avaient protesté contre l’implantation de l’Eglise Lukumí de Babalu Ayé. Les mêmes hommes politiques qui prenaient publiquement position contre ce culte « barbare » n’hésitaient pas par ailleurs à avoir recours, à l’approche des élections, aux services d’un babalao afin de connaître leur avenir. Les critiques dirigées contre la santería étaient en réalité des critiques indirectes, adressées à l’ensemble de la communauté cubaine. Si la santería était une religion primitive, les Cubains qui la pratiquaient étaient eux aussi primitifs, et n’étaient pas dignes d’appartenir à la grande nation américaine.

84 Quelques mois plus tard, le conseil municipal de Hialeah approuva trois autres résolutions qui interdisaient le sacrifice d’animaux, toujours dans le but de défendre

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« l’intérêt public ». Ces résolutions s’appuyaient sur la déclaration du procureur général de l’Etat de Floride, qui rendait totalement illégal le sacrifice rituel d’animaux, même lorsqu’il était partie intégrante d’une cérémonie religieuse. La seule exception était le sacrifice d’un animal destiné à la consommation. Selon le procureur, c’était cet objectif final qui différenciait les pratiques de la santería des rituels liés à la préparation des aliments kasher chez les juifs, qui étaient, eux, parfaitement légaux aux Etats-Unis. Les contrevenants encourraient une peine maximum de soixante jours de prison ou une amende de cinq cents dollars.

85 Cette décision visait clairement à empêcher les activités de l’Eglise Lukumí de Babalu Ayé. En effet, la plupart des rituels de santería requièrent des sacrifices d’animaux pour « nourrir » les divinités, car c’est le sang de ces animaux qui est censé transmettre l’ashé, l’énergie vitale. Les orishas ont besoin d’être nourris par les hommes qui, eux, ont besoin des orishas pour résoudre leurs problèmes quotidiens. La plupart du temps, la viande est consommée par les membres du groupe de culte lors des fêtes publiques. Cependant, dans certains cas, comme lors des rituels thérapeutiques, les animaux sacrifiés sont censés avoir attiré sur eux la maladie ou l’infortune et leurs restes sont alors abandonnés dans un cimetière ou à un carrefour. Parfois, les divinités désignent d’autres endroits où laisser les offrandes : au bord de la mer, dans un fleuve ou en brousse. Sans les offrandes, le lien entre initié et divinité ne pourrait pas subsister.

86 Les membres du conseil municipal déclarèrent que le sacrifice d’animaux représentait un véritable « danger sanitaire et moral » pour l’ensemble de la communauté de Hialeah. On reproduisait ainsi les accusations portées contre des religions marquées par un passé « barbare et sauvage », tout comme au début du siècle à La Havane ou à Rio de Janeiro alors en pleine politique « d’hygiénisation sociale »34.

87 En réaction à cette politique répressive, l’Eglise Lukumí de Babalu Ayé décida de porter devant les tribunaux sa lutte pour la liberté religieuse. Cette bataille dura sept ans, de 1987 à 1993, et se conclut par la victoire de l’Eglise santera devant la Cour suprême des Etats-Unis. Malgré cela, les préjugés persistèrent suffisamment pour justifier un éditorial dans El Nuevo Herald35, qui fustigeait l’opposition à la santería de certaines personnes qui n’étaient pas culturellement étrangères à ces pratiques religieuses. Le problème majeur réside principalement dans le fait que ces pratiques sont traditionnellement associées aux couches les plus basses de la population cubaine : la santería serait le fait de Noirs, pauvres et incultes. A Cuba, les « Blancs » ont toujours eu recours à ces pratiques, « mais seulement en cas d’extrême nécessité ». Il s’agit de cultes primitifs qui doivent rester cachés aux yeux des gens respectables.

Les dieux de la santería et les exilés cubains

88 Depuis l’exode de Mariel en 1980, la plupart des rescapés de la traversée entre Cuba et la Floride racontaient, à leur arrivée, comment ils s’étaient préparés à cette grande aventure. Ainsi, des immigrés arrivés en juillet 1983 avaient consulté avant le départ une santera qui leur avait conseillé de réaliser un rituel pour se « nettoyer » des mauvaises influences et d’habiller une des femmes du groupe en gitane, esprit qui allait les protéger pendant la traversée. Les Cubains étaient arrivés sains et saufs aux Keys, des îles situées au sud de la Floride36. Dix ans plus tard, en septembre 1993, parmi les restes du naufrage d’une embarcation précaire, on retrouvait quelques documents d’identité et un sac à dos chargé d’objets rituels de la santería37. D’autres, plus

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chanceux, débarquaient avec leurs colliers, leurs cauris et, parfois, une statue en bois de la Vierge du Cuivre, la patronne de Cuba syncrétisée avec la déesse Ochún. Mais c’est à la suite de la vague de départs de 1994 que le lien des exilés avec la santería devint plus net. Au début de 1995, dans les campements de la base navale de Guantanamo destinés à accueillir les réfugiés cubains sauvés de la noyade par les navires nord- américains, on trouvait des autels consacrés à saint Lazare ou de petits Eleguás à l’entrée des tentes. Beaucoup avaient perdu leurs saints dans les vagues tandis que d’autres avaient été contraints par les Américains de les jeter à la mer38.

89 Mais l’affaire la plus célèbre fut sans aucun doute celle d’Elian Gonzáles, qui a vu se mêler passions politiques et ferveur religieuse, et se déchirer entre eux Cubains « de l’île » et communauté cubaine de Miami. L’enfant avait été retrouvé par deux pêcheurs, au large de Fort Lauderdale, le 25 novembre de 1999, jour de Thanksgiving. Il était parti le 21 novembre de Cuba en compagnie de quatorze autres personnes, parmi lesquelles sa mère, Elisabet Brotons, et son beau-père. L’enfant de cinq ans était attaché à une bouée de fortune, un pneu qui avait été traîné derrière l’embarcation et qui l’avait sauvé après le naufrage du bateau. Après cinq jours passés en mer, Elian, seul survivant, souffrait de déshydratation mais, aux premières nouvelles39, il n’avait que de légères blessures à une main.

90 Elian fut immédiatement recueilli par les grands-oncles de son père, Lázaro et Delfín Gonzáles, qui étaient arrivés à Miami en 1984 et qui vivaient dans le quartier de Little Havana. Au début, ils étaient d’accord pour rendre l’enfant à son père, Juan Miguel Gonzáles, demeuré à Cuba, mais, rapidement, les choses changèrent et Lázaro en vint même à offrir de l’argent à Juan Miguel pour qu’il cessât de réclamer son fils. A la suite des protestations du père, Lázaro avoua « qu’il ne pouvait pas perdre la face vis-à-vis des Cubains de Miami »40.

91 De fait, Elian était devenu le symbole de la souffrance de tout un peuple. Quelques jours après le sauvetage de l’enfant, le 30 novembre 1999, El Nuevo Herald41 publiait un article intitulé « Un nouveau Moïse pour l’île » : « Elian est le symbole de ce qui surviendra à Cuba au prochain millénaire. Elian est le messager de Dieu, il nous apporte l’espoir et la foi en une Cuba libre. Il a vaincu la mort, le soleil, la soif, la faim. Il a vu la destruction de sa propre famille (symbole de l’horreur vécue par le peuple cubain) et est parvenu au port de la liberté. Elian vit et palpite dans le cœur de millions de Cubains prisonniers de la peur, de la programmation mentale, témoins des injustices et du manque de droits de l’homme. Elian allumera la mèche qui fera exploser la valeur du peuple cubain en quête de liberté. Les dauphins, symboles de l’amour et de la divinité, l’ont encerclé, accompagné et protégé afin qu’il arrive à destination et puisse accomplir sa mission. La fin du cauchemar cubain approche, se précipite. Elian est le nouveau Moïse qui sort des eaux pour apporter l’espoir au peuple esclave, non pas du Pharaon, mais d’un tyran et d’un système destructeur de la dignité humaine et de la foi en Dieu ».

92 La « légende » d’Elian ne faisait que commencer. Il devint « el Niño Elian », l’enfant Elian aux connotations messianiques, surgi de la mer, « sauvé du mal par sa famille de Miami ». Le drame vécu par Elian rappelait aux Cubains de Miami celui de ces milliers d’enfants cubains qui furent séparés de leurs familles entre 1960 et 1962 lors de l’opération Pedro Pan, pour les sauver du communisme (Triay, 1998 ; Conde, 1999). La survie miraculeuse d’un enfant de cinq ans, sauvé de la mer qui a englouti, ces dernières années, plus de douze mille Cubains selon les calculs de la Marine américaine, ne pouvait que relever d’un destin exceptionnel. Il devint, aux yeux des pratiquants de

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la santería, mais aussi des catholiques de Miami, l’incarnation du Niño Jésus de Atocha, syncrétisé à Cuba avec le dieu Eleguá, le trickster qui ouvre les portes au changement. Le grand écrivain cubain, Guillermo Cabrera Infante, écrivit dans El Nuevo Herald42: « Dès qu’ils découvrirent le sort d’Elian […], les santeros déclarèrent que l’enfant Elian était un Eleguá divin et que, s’il restait à Miami, c’est-à-dire en exil, Fidel Castro ‘tomberait’. Il fallait rendre l’Eleguá à Cuba pour qu’il protège le dictateur athée qui croit en tous les augures. »

93 Les articles des Cubains-Américains se multipliaient dans les journaux. Le commandant suprême, appelé à Miami el Coma andante, « le coma ambulant », voulait désespérément récupérer Elian parce que les babalaos lui auraient annoncé que l’enfant était l’incarnation d’Eleguá et qu’il lui ouvrirait les chemins. D’autres affirmaient que Castro « avait des problèmes avec Eleguá » et que le symbole du conflit entre le dictateur et le dieu de la santería était Elian43. A La Havane, la mobilisation des Cubains avait été immédiate. Des manifestations populaires avaient été organisées devant le Bureau des intérêts américains, siège diplomatique officieux des Etats-Unis. Chaque jour voyait toujours plus de Cubains se rassembler pour protester contre l’impérialisme américain et exiger le retour de l’enfant auprès de son père. Le mot d’ordre était « Libérez Elian ». Des centaines de milliers de Cubains participaient à des « marches du peuple combattant ». Elian était devenu, dans l’île, le symbole du patriotisme révolutionnaire contre les réactionnaires qui l’avaient « kidnappé ».

94 A Miami, la vague de mysticisme qui entourait l’enfant, éprouvé par la mort de sa mère et de ses autres compagnons d’infortune, ne faisait que grandir. Hommes politiques, membres de toutes les religions, intellectuels, tous lui reconnaissaient « un grand magnétisme ». Elian était le messager annonçant la venue des temps nouveaux. On trouvait dans le Coran l’annonce de l’arrivée par la mer d’un enfant appelé Elan et comme Moïse, autre enfant sauvé des eaux, Elian allait changer le monde. Ce changement que toute la communauté cubaine de Miami attendait depuis longtemps était la chute de Castro, pratiquant de la santería, mais de « la santería noire » qui utilise « le sang humain dans ses rituels »44. Elian, le Niño Jésus de Atocha, l’Eleguá de la santería, le Moïse des Cubains-Américains qui allait leur montrer le chemin du retour, en ouvrant les eaux qui séparent la Floride de Cuba, devint aussi le David qui affronte Goliath, le Messie qui allait rétablir la justice sur la terre.

95 A quelques mètres de la maison du grand-oncle de l’enfant, dans Northwest Second Street, quelqu’un peignit une fresque représentant la « légende d’Elian ». Sous le regard protecteur de la sainte patronne de Cuba, la Vierge du Cuivre, le garçon figure comme un nouveau Christ sauvé miraculeusement par les dauphins, qui au début du christianisme étaient le symbole du salut divin45. Elian était devenu, aux yeux de la communauté cubaine de Miami, « le messager de Dieu ». Les gens qui se réunissaient devant la maison répétaient que « le plus grand ennemi de Castro était cet enfant » : « Si l’enfant reste à Miami, Castro tombera. L’innocence d’Elian est le seul antidote au poison du Diable. Et tous savent que Castro a fait un pacte avec le Diable ». La restitution de l’enfant à son père se fit dans des conditions extrêmes, avec l’intervention des forces spéciales. Le maire du comté de Miami-Dade, Alex Penelas, avait déclaré qu’il ne coopérerait pas avec les forces de l’ordre. Elian était devenu le héros de la résistance anti-castriste.

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Les lettres de l’année et la lutte anti-castriste

96 La lutte entre Cubains de l’île et Cubains de Miami s’exprime aussi lors des prédictions pour la nouvelle année dont l’interprétation fait l’objet de discussions acharnées. Au début de l’année, la communauté santera de Miami reçoit les prédictions de Cuba et les confronte avec ses propres prédictions. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, on compte un grand nombre de ces lettres de l’année, comme celle réalisée à Miami par une centaine de babalaos dans le Rancho Oddu Ara46, organisée par des membres de la Church Lukumí of Babalu Ayé (CLBA), ou celle pour New York émanant de la Société culturelle yoruba Omo Orisha Ifa Oluwo Igbola, dont le temple est situé dans la ville de Yonkers (Etat de New York)47.

97 Les prédictions ne coïncident pas toujours. Ainsi, en 2002, celles pour Miami indiquaient l’odu Iwori Bofun (ou Iwori Ofun) comme signe de l’année, alors que celles pour New York désignait l’odu Otrupo Ogunda. De même, les orishas responsables pour l’année 2002 étaient Yemayá et Eleguá pour le groupe de Miami, Eleguá et Obba pour celui de New York. Cependant, les événements prédits, eux, ne différaient guère : développement des maladies de l’appareil reproducteur parallèlement à l’augmentation des avortements et des césariennes; accroissement des contrôles d’identité par l’Immigration visant le retour de gré ou de force d’immigrants dans leur pays d’origine48 ; accidents maritimes, embarcations naufragées et personnes noyées. À cela allait s’ajouter une intensification de la lutte pour le leadership politique et religieux. Ainsi, le groupe de Miami prévoyait une augmentation des tensions entre les plus jeunes et leurs aînés, due au « manque de respect », ce qui n’allait pas empêcher l’essor de la religion yoruba dans le monde, puisque toujours plus de personnes viendraient à la rencontre d’une foi « qui promulgue le bien de l’humanité ».

98 La plupart des recommandations se référaient directement à la vie religieuse. A New York, on incitait les initiés dans la religion lukumí49 à « garder le secret » et à ne pas s’enrichir par « des actes religieux illicites ». A Miami, on recommandait à tous de se rapprocher de la religion et d’œuvrer pour « l’unification de tous les religieux [les pratiquants des religions afro-cubaines] fondée sur le respect mutuel ». Pour ce faire, il convenait donc de se réconcilier avec son padrino ou sa madrina, et d’éviter toute critique à l’égard de ses aînés dans la religión. En bref, il fallait, ainsi que le soulignaient les babalaos de New York, mener « la vie la plus religieuse possible ». Bien évidemment, on ne comptait pas que ces deux lettres de l’année aux Etats-Unis, tout lignage religieux ayant, en théorie, le droit de faire connaître ses propres prédictions50.

99 Les prédictions nord-américaines sont souvent en rapport direct avec les cubaines, notamment au sein de la communauté santera de Miami qui s’applique avec ardeur à critiquer l’ingérence du gouvernement cubain dans les affaires religieuses. Toute prédiction en provenance de Cuba est suspecte de manipulation castriste. Ainsi, un journaliste du Miami Herald et d’ El Nuevo Herald, Juan Manuel Casanova, dédia un chapitre entier de son livre, Aggo orisa : con el permiso de los dioses africanos, à la polémique déclenchée par les prédictions pour l’année 1992 à Cuba. La divination aurait été réalisée à La Havane, lors d’une réunion de deux cents babalaos, à laquelle auraient également participé « les membres du Bureau de la religion du comité central du Parti communiste cubain, qui se seraient dépêchés d’informer Fidel Castro des résultats prophétiques de cet événement ésotérique » (Casanova, 1996 : 94). Selon Casanova, la lettre de 1992 parlait d’un complot contre le gouvernement cubain sur le point d’être

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découvert par les autorités. Ce document, parvenu secrètement à Miami, avait été mis entre les mains du célèbre journaliste Andrés Oppenheimer qui en fit le sujet d’un article51. Selon les deux journalistes, il se serait agi de « manipulations religieuses visant à empêcher toute forme de conspiration contre le régime de Fidel Castro » (ibid.). Un babalao interviewé par Casanova affirma que la lettre de l’année de 1992 annonçait la « vengeance des esprits » des hauts officiers de l’armée cubaine exécutés par le gouvernement castriste sous l’accusation de trafic de drogue52.

100 Chaque année, le même scénario se répète. Ainsi, en 1994, les prédictions des babalaos de Cuba furent reçues avec scepticisme par les Cubains exilés qui réitérèrent leurs accusations de manipulation de la part du gouvernement castriste afin de contrôler la population dans l’île53. Selon Rafael Lopez-Valdés, un anthropologue cubain arrivé aux Etats-Unis en 1993 et interviewé par les journalistes de Miami, le gouvernement cubain se serait aperçu que, par la santería, il pouvait exercer un plus grand contrôle sur la population. Les babalaos de Miami prédisaient, eux, une année difficile pour Fidel Castro qui devait voir son pouvoir se réduire en 199454. Cependant, et malgré la crise des balseros (les Cubains arrivés sur des embarcations de fortune) qui marqua cette année- là, l’effondrement définitif du système politique et économique de l’île ne s’était pas produit.

101 L’année 1997 constitue peut-être le meilleur exemple de la lutte acharnée dont les lettres de l’année sont l’objet, lutte où religion et politique s’entremêlent. A La Havane, les babalaos, accusés par les Cubains de Miami d’être procastristes55, déclarèrent que les dieux étaient bienveillants et que l’année serait marquée par la « paix sociale » et par des « récoltes abondantes ». A Miami, les babalaos anticastristes prédirent, au contraire, une guerre civile à Cuba et la mort de Fidel Castro, taxant les prédictions havanaises de « sale manipulation de la police secrète de Castro ». Et notamment, le babalao Rigoberto Zamora, chef de l’Association des Vétérans de la guerre anti-communiste de Cuba, qui lutta contre Castro à la fin des années cinquante, ainsi que président de la Fédération internationale de la religion yoruba afro-cubaine, prédit pour 1997 « la pire année » pour Cuba.

102 Ceux qui, à Miami, ajoutent foi aux prédictions cubaines sont taxés « d’agents à la solde de Castro ». Chaque début d’année, les accusations de manipulations politiques et d’instrumentalisation des croyants par les politiques se multiplient. Les santeros de Miami voient dans l’Association culturelle yoruba (ACY) une émanation du gouvernement castriste. Les membres de cette association auraient, selon eux, l’autorisation de se faire payer en dollars – devise forte – par les exilés cubains en visite dans l’île et par les étrangers qui viennent s’y faire initier dans la santería. Selon Ernesto Pichardo, leader de la Church Lukumí of Babalu Ayé (CLBA), il s’agirait là « d’une exploitation culturelle » qui sert les intérêts du gouvernement castriste.

103 En 2002, les mêmes accusations animent les débats autour de la religion et de la politique. Les trois prédictions rendues publiques à Cuba sont celle de la Commission pour la letra del año, celle de l’ACY et celle d’Ilè Tuntún qui, nous l’avons vu, publie des prédictions valables du 1er de juin 2002 au 31 de mai 2003. Toutes s’accordent à déclarer l’avènement d’une année marquée par des tragédies, des crises au niveau national et international, des guerres, catastrophes naturelles, accidents maritimes et morts par noyade en mer et dans les rivières. Les résultats de la divination ont mis en évidence les ressemblances entre l’année 2002 et celles de 1994 et de 1999. En 1994, nombre de Cubains moururent en mer, en essayant de fuir Cuba sur des radeaux de fortune. Cette

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année-là fut aussi marquée par un durcissement des conditions économiques et l’augmentation des critiques, sur le plan national et international, du gouvernement de l’île. L’année 1999 fut particulièrement significative, puisqu’elle vit le déclenchement du conflit diplomatique entre Cuba et les Etats-Unis au sujet du petit Elian Gonzáles. La lettre de 1999, qui indiquait le même signe qu’en 2002, prévenait contre les dangers des « aventures en mer » et de possibles morts par noyade. La parole des dieux semble ainsi donner voix aux désirs des hommes : Castro doit partir et Cuba redevenir le paradis d’autrefois pour les exilés cubains de Miami.

La CLBA et les autres Eglises santeras de Miami

104 Les liens entre religion et politique deviennent manifestes lorsqu’on prend en considération les différentes institutions santeras présentes à Miami. Nous avons vu que l’Eglise Lukumí de Babalu Ayé est issue de la première vague d’immigration. Cela s’exprime par l’identification, à la suite de l’exode des Marielitos, de la religion lucumí comme étant une religion où les prêtres sont « primordialement blancs, de classe moyenne ou haute et de transcendance chrétienne » (Pichardo et Pichardo, 1984 : 27).

105 Dans un article écrit en 1997 et présenté lors du Cuban Intergenerational Encounter, Ernesto Pichardo affirmait que les religieux (les pratiquants de la religion lucumí) ne pouvaient pas être procastristes car ils avaient été trop longtemps humiliés dans les prisons cubaines. En 1965, plusieurs d’entre eux avaient été condamnés aux travaux forcés parce que, selon Pichardo, ils auraient refusé de participer au Conjunto Folklórico Nacional. Dans les années 1970, la répression religieuse aurait été très forte et se serait traduite par la confiscation des autels et l’emprisonnement de prêtres et prêtresses de cette religion. Dans les années 1980, Cuba ouvrit les portes des prisons et des asiles psychiatriques, libérant aussi les pratiquants de la religión. Tels les autres Marielitos, ils furent considérés comme des « ordures » (scums) par les Nord- Américains. A cette même époque, l’Oni d’Ifé visita Cuba et rencontra les santeros cubains : « Cette visite fut présentée par le gouvernement cubain comme étant un échange culturel, alors que ce qu’il visait n’était pas une nouvelle forme d’exploitation religieuse, mais plutôt le pétrole nigérian. Le gouvernement permit certains babalaos de fonderune organisation appelée ‘Ifé hier, aujourd’hui et demain’, dans le but d’établir un échange apolitique. Mais, une fois l’Oni parti, le gouvernement intervint pour faire échouer l’organisation et en créer une nouvelle, appelée Association culturelle yoruba de Cuba » (Pichardo, 1997 : 2).

106 Selon Pichardo, on ne peut pas la fois être castriste et pratiquer la religion lucumi, puisque, de nos jours encore, les prêtres et prêtresses de cette religion ne sont pas reconnus à Cuba : ils ne peuvent obtenir des visas pour des motifs religieux afin de se rendre aux Etats-Unis, contrairement aux prêtres catholiques. Cette situation a donné naissance un nouveau phénomène, celui des « mules », c’est-à-dire des personnes faisant office de courriers chargés de s’approvisionner dans l’île en objets ou ingrédients rituels afro-cubains56. De plus, le gouvernement n’a jamais autorisé la formation d’une Eglise lucumi apolitique : « Tel le colonialisme avec les cabildos, le gouvernement ne soutient que des associations culturelles fonctionnant de façon restrictive et servant ses intrêts » (ibid.).

107 Les santeros de Miami essaient ainsi de lier la pratique religieuse au choix politiques faits par Castro. Pour Pichardo, bien que la religion lucumi soit pratiquée par une

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grande majorité de la population cubaine, l’Eglise catholique a été privilégiée par le gouvernement cubain ; elle a en effet obtenu les infrastructures nécessaires pour s’établir dans l’île ainsi que le droit d’ouvrir des centres et d’organiser l’aide humanitaire : « Le Vatican peut de la sorte négocier avec le gouvernement des Etats- Unis et obtenir des concessions pour une transition pacifique vers la démocratie. Cela met l’Eglise [catholique] dans une position unique, recevant des bénéfices des deux pays grâce sa médiation. L’Eglise aura ainsi une influence directe dans les processus de réaménagement de l’ordre politique et social, présent et futur » (ibid. : 2-3).

108 L’Eglise catholique de Cuba ne fait, toujours selon Pichardo, que capitaliser la ferveur religieuse préservée dans le pays par la communauté lucumi pendant des décennies de gouvernement athée : « Lorsque le mur tombera, notre communauté religieuse sera fourvoyée par l’idée que le Pape et l’Eglise ont rendu la démocratie à Cuba » (ibid. : 3). En réalité, le gouvernement cubain espère pourvoir garder la communauté lucumi sous le contrôle de l’Eglise catholique : « Un sentiment de communion, le retour aux traditions, la réconciliation de tous les Cubains en tant que chrétiens et le soutien afro- cubain à la visite du Pape, font déjà partie de la propagande » (ibid. : 3).

109 Mais la CLBA, et ce en dépit de son importance grandissante, n’est pas la seule à être active à Miami. D’autres institutions briguent aussi le monopole du champ religieux afro-cubain et elles sont souvent accusées par Ernesto Pichardo d’être à la solde du gouvernement cubain. Ainsi, en 1996, le président de l’Association lucumí Changó Eyife de Miami, José Montoya, fut invité par le président de l’Association culturelle yoruba, Antonio Castañeda, à se rendre à Cuba pour y instaurer toute une série d’échanges culturels et religieux avec les babalaos cubains de son association. Le voyage de Montoya et d’autres santeros déclencha une polémique au sein de la communauté de Miami, contraire à tout contact avec des institutions soutenues par le gouvernement cubain. L’accord signé entre les deux associations fut condamné par la CLBA qui y vit un acte de trahison vis-à-vis de la communauté cubaine de Miami.

110 Les attaques politiques sont également liées aux différentes stratégies mise en œuvre dans le but d’acquérir une position hégémonique au sein du champ religieux afro- cubain de Miami. José Montoya, Marielito réfugié en 1980, s’était distingué comme un concurrent direct d’Ernesto Pichardo et de son Eglise, en établissant l’Eglise Changó Eyife dans la ville d’Hialeah. En avril 1995, les médias firent part de son projet d’organiser le sacerdoce de la religion yoruba aux Etats-Unis, s’autoproclamant « prêtre suprême, une sorte de Pape » de la religión57. Ses projets incluaient l’inauguration de cinq autres temples santeros à Fort Lauderdale, West Palm Beach, Orlando, Tampa et une succursale de l’Eglise à La Havane58.

111 En 1997, José Montoya, qui poursuivait toujours le même objectif, inaugura le « premier temple catholique-lucumí », sous le nom Caridad del Cobre Yeye Idde59. Il proposa d’éliminer tout sacrifice d’animaux des rituels de santería, ce qui remettait en cause le rôle joué par Ernesto Pichardo dans la lutte pour la reconnaissance du droit à la réalisation de ces mêmes sacrifices. Dans cette optique, toute accusation de connivence avec le régime castriste aidait Pichardo à préserver sa position prééminente au sein de la communauté religieuse de Miami.

112 On pourrait en dire autant des critiques adressées à Rigoberto Zamora, autre babalao de Miami qui avait lui aussi des prétentions hégémoniques pouvant concurrencer les activités de l’Eglise Lukumí de Babalu Ayé. Déjà en 1987, Zamora avait rendue publique son intention d’ouvrir un Temple de l’Association Olofi Babalawo, émanation de

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l’Association afro-cubaine lucumí dont il était le président60. Le temple fut inauguré en août 1990 et 1992 fut le théâtre d’une confrontation entre partisans des sacrifices d’animaux dans la santería et défenseurs des droits des animaux, en pleine bataille de la CLBA pour la liberté religieuse aux Etats-Unis. Zamora essaya de profiter des gains politiques obtenus par Pichardo, lors de sa victoire auprès de la Cour Suprême des Etats-Unis, en appelant en 1993 des journalistes à filmer un sacrifice fait aux divinités en remerciement pour cette victoire historique. Cette exposition inopportune devant les caméras de télévision entraîna « l’expulsion » de Zamora par « les leaders nationaux de la santería », qui n’auraient pas tolérés une attitude pouvant « offenser la sensibilité de la communauté », les pratiques religieuses santeras ayant toujours été réalisées en privé. Le groupe de babalaos liés à Pichardo et à la CLBA mirent en cause la légitimité de Zamora en tant que santero et babalao, et le condamnèrent pour « violation religieuse » car il n’aurait pas utilisé les couteaux appropriés pour les sacrifices. Les images transmises par la télévision ne firent que confirmer les accusations de « barbarie, cruauté et sauvagerie » portées à l’encontre de la santería par les défenseurs des animaux. Evidemment, Zamora répliqua que personne ne pouvait lui donner de leçons puisque cette religion ne reconnaît aucune instance supérieure et que Pichardo « cherchait à monopoliser la religion »61. Cependant, sous la pression de la communauté santera, Zamora finit par faire publiquement ses excuses.

Les discours sur la tradition

113 Comme l’affirme Stephan Palmié (1995 : 94), en traitant des rapports entre Cubains et Noirs américains, « the management of tradition, in a very real sense, spells business ». Comme au Brésil (cf. Capone, 1999a), on retrouve à Miami des discours concurrents sur la tradition religieuse, qui permettent de définir la place que chaque institution occupe au sein de ce que l’on appelle aujourd’hui la religion des orishas. La santería – nom critiqué par les pratiquants de Miami pour être un héritage colonial – a toujours connu des traditions concurrentes, chacune affirmant détenir la seule façon orthodoxe de faire (cf. Brown, 1989 : 85-99). La présente analyse ne portera que sur la revendication d’une origine culturelle africaine qui permet aux pratiquants de la religion lucumí de se distinguer des Yoruba du Nigeria. Nous avons vu que la visite de l’Oni d’Ifé à Cuba a ouvert les portes à une influence, quoique très limitée, des Yoruba nigérians sur certains babalaos cubains. Cette influence est beaucoup plus importante aux Etats-Unis, où les Afro-Américains s’initient aujourd’hui avec les Yoruba, se soustrayant ainsi au monopole historique des Cubains (cf. Capone, 1999b).

114 Certains nouveaux initiés afro-américains voudraient imposer l’autorité de l’Oni d’Ilé- Ifé sur l’ensemble des cultes d’origine africaine en Amérique. De leur côté, les initiés dans la religion lucumí, qui revendiquent eux aussi une identité yoruba, essayent de résister aux pressions des Yoruba du Nigeria et des « néo-Yoruba » nord-américains. Les mots d’Ernesto Pichardo, porte-parole des Lukumí nord-américains, résument bien ce débat, où la tradition occupe une place centrale : « La région qui prédomine à Cuba, dans la pratique religieuse, est celle d’Oyo, non celle d’Ilé-Ifé. Actuellement, les congrès internationaux auxquels participent les Yoruba donnent une impression fausse, au moins en ce qui concerne Cuba. Tous les babalaos de Cuba savent parfaitement qu’Ifá provient d’Ilé-Ifé, mais ce n’est pas cette région qui prédomine à Cuba. [...] A Cuba, toute référence à l’Oni a été perdue et cette campagne internationale pour la reconnaissance de sa suprématie hiérarchique n’a pas d’impact. Ni à Cuba, ni ici aux Etats-Unis! A Cuba, existe un

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petit groupe, très petit, Ilè Tuntún. C’est un petit groupe récent et peu significatif, qui soutient les intérêts de l’Oni. Notre position est radicalement différente. Dans le Nouveau Monde existe une grande résistance à cette idée d’un pape de la religion lukumí. [...] Il y a conflit! C’est vouloir imposer des règles, l’autorité d’Ifé qui est historiquement en contradiction avec celle d’Oyo. C’est imposer son autorité, mais aussi de nouveaux systèmes régionaux dans un pays, Cuba, qui n’a pas reçu cet héritage. Nous demandons du respect pour notre héritage provenant d’Oyo… mais, eux, ils ont du mal à respecter cette différence régionale! Les babalaos d’Ilé-Ifé, ou de lignages descendants d’Ilé-Ifé, qui se rendent à Cuba disent : ‘Vous faites les choses d’une façon différente, ce n’est pas comme ça…’. Ils n’aiment pas… mais pourquoi ils ne ramènent pas un babalao d’Oyo pour voir que, si, c’est exactement comme ça? ».

115 La rivalité entre Oyo et Ifé vient de loin. Selon la tradition orale d’Ilé-Ifé, les réfugiés de l’ancienne capitale de l’empire yoruba, Oyo, détruite vers 1830 par les Fulani, s’étaient installés à Ogunshua, près d’Ifé. En 1850, ils attaquèrent les habitants d’Ilé-Ifé, les obligeant à se replier au sud de la ville. Quatre ans plus tard, les habitants d’Ifé réussirent à rentrer dans leur ville et les gens d’Oyo furent rassemblés dans un quartier d’Ifé : Modákèkè. D’autres versions, notamment celle d’Ibadan, ville fondée par les réfugiés de l’ancienne capitale Oyo, parlent au contraire de réaction légitime à l’oppression d’Ilé-Ifé (Abraham, 1958 : 278). Quoi qu’il en soit, la rivalité entre Ifé et Oyo est enracinée dans l’histoire yoruba, bien que Ilé-Ifé soit considérée, par l’ensemble des Yoruba, comme le berceau traditionnel de leur culture.

116 Cette rivalité est reprise par des babalaos yoruba résidant aux Etats-Unis et par des babalaos nord-américains initiés par eux. C’est le cas de Fashina Falade, chef Olubikin d’Ilé-Ifé, qui réside à Lynwood, Californie. Il est aussi le fondateur d’une communauté religieuse de babalaos, appelée Ijo Orunmila. Dans son site web, Falade explique ce que signifie le terme modákéké : le « royaume du chaos », c’est-à-dire la confusion qui résulte de fausses connaissances. Encore de nos jours, au Nigeria, appeler quelqu’un par ce terme équivaut à l’offenser. Selon Abraham (19 ; 58 : 421), « Ogunshua Modákéké » qualifie une personne brutale, sauvage (a bushy-hair person). Pour les tenants de la tradition d’Ifé, le temps est venu d’apporter des lumières aux frères égarés de la « diaspora yoruba », en purifiant les eaux de la tradition yoruba en Amérique. Fashina Falade, qui est par ailleurs lié à Obech, le fondateur d’Ilé Tuntún, explique ainsi ce processus : « Our Mothers and Fathers, they were taken to distant lands, separated from their cultures and mores. No identity, no direction, no means towards salvation. […] One day a merchant came, dressed in red and black clothing, and offered their children water. He said ‘True, the water is cloudy, but it could still give one strength, until one finds a better quench’ .The people were refreshed with the hope of and continued in their search for truth. […] They found the truth by returning to the arms of those they left behind […]. They were able to contact those at home. […] We appreciate the muddy water, but it is time to drink from the cool refreshing well of truth that exist in Ile-Ife. […] It is time to unite under the banner of the Ancestors and prove that we deserve the title ‘Omo ’ [les enfants d’Olodumare, le dieu suprème yoruba] » (http://www.anet.net/~ifa/).

117 Cette attitude ne pouvait que provoquer des réactions négatives dans le milieu cubain de Miami. Ernesto Pichardo voit dans ce type d’affirmations une tentative de la part des babalaos nigérians d’occuper une position prééminente au sein de la communauté religieuse de la diaspora qui revendique une origine yoruba. Comme au Brésil, où les leaders des maisons de culte traditionnelles s’opposent de façon véhémente aux

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prétentions hégémoniques des Yoruba (cf. Capone, 1999a), les leaders de la religion lucumí aux Etats-Unis perçoivent d’une façon négative ces interventions : « Ils viennent en tant qu’immigrants et se transforment en experts de la religion. Mais ici ils doivent faire face à la résistance des Lukumí. Nous sommes la majorité et ne permettons pas qu’ils viennent faire tout ça, simplement parce qu’ils sont Yoruba… Ils sont très ethnocentriques! Ils m’ont dit que, si j’allais à Ilé-Ifé, ils reconnaîtraient mon initiation religieuse et ils me proclameraient ogboni [titre honorifique d’une société secrète yoruba]. Et moi, j’ai répondu que, lorsque l’Oni viendra à Miami, ça sera moi qui vais reconnaître la validité de son statut religieux. Qu’est-ce qu’ils croient? Ils feraient n’importe quoi pour l’argent! Ils viennent ici pour vendre des titres de chef, de roi… Cela allait me coûter cinq mille dollars, plus tout ce qui fallait payer pour les cérémonies. Je ne peux pas l’accepter, parce que, lorsque j’ai été initié au culte de Chang, c’est Chang lui-même qui m’a donné un nom et un titre. On voit que leur motivation n’est pas pure, n’est pas sincère, n’est pas religieuse. Elle est politique et économique. Et tout cela pour qu’ils viennent nous dire que ce que nous faisons n’est pas authentique »62!

118 Cette rivalité entre Yoruba du Nigeria et « Yoruba » de la diaspora se reflète dans la tentative de Pichardo de soustraire la pratique religieuse lucumí de la tutelle des Nigérians. Ainsi, la tradition religieuse préservée à Cuba ne serait pas yoruba, mais Ayoba : « Lucumí est le terme utilisé à Cuba, mais Ayoba est l’ancien terme yoruba. C’est ce que j’ai appris des anciens dans la religion. C’est un terme qui fait référence aux descendants d’Oyo ». Cette origine d’Oyo permet aussi de penser à une future unité des religions « sœurs » de la « diaspora » : le candomblé brésilien et la religion lucumí cubaine. La CLBA a proposé la création d’un « ordre fraternel » réunissant les trois religions d’origine yoruba : la lucumí, le candomblé et la Yoruba (la religion traditionnelle yoruba).

119 Lors de l’International Forum on Orisha Tradition and Culture in the Third Millenium, organisé par le Caribbean Cultural Center de New York, le 21 mai 1999, Pichardo proposa la création d’une « organisation multinationale des orishas ». Le but était d’établir un forum permanent où s’exprimeraient les besoins de la communauté aux plans social, économique, éducatif, religieux et humanitaire ; de s’engager « dans des questions de globalisation et de coopération régionale » ; de mettre en œuvre des politiques qui assureraient le bien-être et l’intégration sociale de la communauté. Cette organisation devait être composée par des lignages de la religion lucumí, du candomblé et de la religion traditionnelle yoruba, qui auraient pu constituer un système « inter- foi » (inter-faith) avec tout autre religion ou association culturelle d’origine africaine. La structure se voulait démocratique, s’appuyant sur un ensemble de règles bien défini et des leaders élus par chaque communauté religieuse représentée. Le modèle choisi était celui des Nations Unies et le siége, New York, en raison de sa proximité avec les centres de pouvoir internationaux.

120 En 2000, Pichardo exprimait ainsi son désarroi face un processus qui n’avançait pas : « Nous avons le modèle des Nations Unies où toutes les nations sont représentées et où personne ne s’entretue. Tous collaborent à des objectifs communs, universaux. […] Peut-être est-ce un modèle un peu difficile à comprendre, mais il existe déjà un exemple qui fonctionne, celui de l’Eglise lucumí [la CLBA]. Nous avons des réunions auxquelles participent des oriatés, des babalaos, des abakuás, des paleros et tous se comprennent. Parce que les intérêts sont communs! J’ai perçu plus de résistance chez les Afro-Amricains, mais les Brésiliens, les Cubains ou les Portoricains n’y voyaient aucune difficulté. Même les Yoruba présents étaient favorables. Ils sont les

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premiers à dire qu’il s’agit d’une religion universelle. Mais les Afro-Américains ne l’acceptent pas »!

121 Et si le processus n’avance pas, c’est que l’univers de la religion des orishas est extrèmement fragmenté. Ainsi, les leaders du candomblé qui avaient accepté de collaborer n’ont jamais envoyé les informations demandées pour la certification de leurs initiés par la CLBA. Les résistances à un modèle centralisateur d’Eglise demeurent très fortes. La rivalité entre la tradition d’Ilé-Ifé et celle d’Oyo montre que l’identité religieuse yoruba n’est pas consensuelle. L’identité commune « yoruba » doit composer avec les différends politiques qui opposent les « frères ennemis de la diaspora » aux chefs du culte en Afrique. En ce sens, la « culture yoruba » constitue une sorte de métaculture (Turner, 1993), liée toutes les versions de la tradition qui revendiquent une origine yoruba, tout en restant fondamentalement différente de chacune d’entre elles. Cela permet aux initiés des Etats-Unis de renégocier constamment leurs liens avec la « terre des origines » et avec leurs « frères de la diaspora ».

122 Mais, l’Eglise Lukumí de Babalu Ayé n’est pas la seule institution qui rêve d’unifier les différentes religions d’origine africaine. Depuis 1999, le NARC (National African Religion Congress) se projette, au niveau national, comme l’organisation pouvant réunir toutes les différentes modalités de culte d’origine africaine ou « néo-africaine » aux Etats-Unis (cf. Brandon, 2002). Mais, à la différence de la NARC, l’Eglise Lukumí voudrait jouer ce même rôle à un niveau international ou même continental, comme le montre l’exemple de l’organisation multinationale des orishas proposée à New York en 1999. Dans un entretien réalisé en avril 2000, Ernesto Pichardo, fondateur de la CLBA, critiquait ouvertement le projet du NARC comme étant la copie directe de celui de l’Eglise Lukumí de Babalu Ayé et en revendiquait la paternité, utilisant sa victoire auprès de la Cours Suprême comme facteur légitimant de son initiative fédératrice.

123 Le NARC, qui a été créé en 1999 à Philadelphie grâce aux efforts d’une (prêtresse de vodou), Gros Mambo Angela Novanyon Idizol, du Péristyle Haitian Sanctuary, réunit un nombre considérable de pratiquants des différentes religions d’origine africaine : santeros, vodouisants, initiés dans l’orisha-voodoo, akan et quelques initiés dans le candomblé. Les objectifs du NARC ont été présentés lors de la première cérémonie œcuménique organisée aux Etats-Unis (Philadelphie) du 2 au 4 avril 1999, intitulée « premier week-end pour l’unité de la religion africaine ». Il s’agissait de : • Représenter les religions africaines au niveau national et international ; • Garantir la liberté religieuse ; • Garantir le droit de réaliser les cérémonies publiques et les rituels, incluant le sacrifice d’animaux ; • Lutter contre les persécutions venant d’autres religions63.

124 Le NARC vise également des objectifs qui étaient déjà ceux de l’Eglise Lukumí de Babalu Ayé, à savoir l’authentification des prêtres et des prêtresses des religions d’origines africaines ayant été dûment initiés dans leurs traditions religieuses respectives. Le NARC se présente ainsi en tant qu’instance supérieure pouvant certifier les compétences de chaque initié par l’émission d’une sorte de carte d’identité, permettant la réalisation de mariages, de baptêmes et de services funéraires comme n’importe quelle autre religion aux Etats-Unis. Le but ultime est la reconnaissance légale des différents cultes d’origine africaine en tant que religions. Les prêtres et prêtresses, dûment enregistrés et certifiés, deviendraient alors des « fournisseurs de services » auprès des administrations publiques. Les plans de santé privés américains prendraient

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par exemple automatiquement en charge les « services thérapeutiques » offerts par les membres du NARC, ce qui plafonnerait à cinq dollars le coût individuel de la consultation (The National African Religion Congress Newsletter, vol.1, Issue 1, Octobre 1999, p. 3). La carte d’inscription au NARC pourrait aussi être utilisée dans les cas suivants : • Accès aux hôpitaux afin de prier pour les malades, un droit déjà acquis par les autres religions ; • Accès aux établissements funéraires afin de réaliser les rituels pour les pratiquants de ces religions ; • Moyen d’identification légale, par exemple dans le cas de l’ouverture d’un compte bancaire sous le nom reçu au moment de l’initiation (ibid. : 5).

125 On voit comment ce projet constitue un concurrent directe au projet de centralisation religieuse d’Ernesto Pichardo et de son Eglise Lukumí de Babalu Ayé, tout en poussant bien plus loin que lui la logique de l’affirmation de la différence « africaine ».

Conclusions

126 Religieux et politique sont intimement imbriqués lorsqu’il s’agit de santería. Les pratiques religieuses sont le locus où s’articulent des enjeux multiples, en termes de politique interne et de stratégie identitaire nationale. Or, même si le gouvernement cubain fait mine d’exclure les Cubains en exil de la cubanía, il ne peut pas faire l’impasse sur l’affrontement, dans la mesure où ces adversaires entendent bien s’affirmer comme défenseurs d’une identité nationale usurpée. Les deux parties œuvrent activement à la construction de cette identité, sélectionnant des mythes et des héros fondateurs. L’exemple du Niño Elian est révélateur de ce processus de mythogenèse qui permet aux Cubains de Miami de se penser en tant que communauté solidaire, avec une même origine et un même destin.

127 A Cuba, les familles de religion ne sont pas des communautés bien organisées, malgré les quelques initiatives émergentes que nous avons décrites. Ce n’est pas le cas aux Etats-Unis, où la santería s’est développée dans un contexte considérablement différent. Les changements en acte à Cuba et aux Etats-Unis sont à comprendre en termes de jeu d’échelle : d’une pratique religieuse sans dogmes et sans institutions rigidement organisées, au niveau local, on passe à une tendance à l’orthodoxisation sous la tutelle de l’Etat (ACY, etc.), pour arriver, au niveau régional, à un processus d’institutionnalisation avec la création d’Eglises santeras au sein de la communauté cubaine de Miami. Penser ces changements en termes de réseaux transnationaux peut être particulièrement productif, bien que, comme nous l’avons vu, dans le cas cubain l’Etat ne soit pas totalement absent.

128 Ces réseaux jouent sur trois niveaux, suivant lesquels les rapports entre politique et religion se modifient. Au niveau gouvernemental (niveau macro-politique ou global), la religion est souvent utilisée à des fins politiques (marchés africains, construction identitaire nationale, tourisme culturel, image d’ouverture pour la communauté internationale, entre autres). Dans ce cas, le politique prime sur le religieux, et les valeurs identitaires et morales sont mises en avant et déclinées selon un idiome « religieux ». Au niveau de la communauté cubaine en exil et dans l’île (niveau régional), la lutte politique trouve en la religion un terrain privilégié (pratiques et

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discours sur la tradition, entre autres). Dans ce cas, le politique et le religieux fonctionnent ensemble, se légitimant l’un l’autre. Au niveau des différentes communautés de croyants (niveau micro-politique ou local), les réseaux transnationaux priment, ainsi que la micro-politique du prestige, la lutte pour l’hégémonie et la primauté dans le processus d’unification. Le religieux est ici plus important que le politique.

129 Mais comment penser le passage d’un univers fragmenté, tel que celui des familles de religión de la santería cubaine, à une organisation centralisée et fédératrice comme celle proposée par l’Eglise Lukumí de Babalu Ayé aux Etats-Unis? En réalité, l’opposition entre l’organisation strictement hiérarchique au niveau local (celui d’un ilé ou maison de culte) et le réseau de relations acéphale à un niveau plus large (au sein d’une même famille de religión ou rama, ou entre différentes familles de religión), à l’œuvre dans l’organisation sociale et rituelle de la santería aux Etats-Unis (Brandon, 2002 : 151), constitue un sorte de paradoxe fondateur pour l’ensemble des religions afro- américaines. Ce paradoxe s’exprime dans une tension constante entre les particularismes de chaque groupe de culte ou famille de religión, voire de chaque individu à Cuba, et l’aspiration à une structure qui dépasse les différences pour imposer des règles et instituer une « orthodoxie » pour l’ensemble de la communauté des croyants, renversant ainsi le stigmate de sauvagerie accolé à ces pratiques.

130 L’exemple du candomblé brésilien est en cela particulièrement probant puisque depuis les années 1930, au moins, ses pratiquants essaient de répondre aux accusations de dégénérescence des pratiques religieuses dans certaines maisons de culte par la création de fédérations dont le but est de fixer les règles à suivre et de corriger les erreurs rituelles, définissant une même « orthodoxie » pour les groupes de culte distincts dans un champ religieux extrêmement fragmenté. Historiquement, ces tentatives d’uniformisation des pratiques rituelles et d’unification des différents cultes ont toujours été vouées à l’échec (cf. Capone, 1999a). La situation actuelle aux Etats- Unis n’est ainsi, en aucun cas, une spécificité nord-américaine, mais une caractéristique intrinsèque du champ religieux afro-américain au niveau continental. Et on pourrait affirmer la même chose en élargissant le champ à ce que l’on appelle la « religion des orishas » et qui inclut également les pratiquants de « la religion traditionnelle africaine » au Nigeria. Cette tension entre la défense des particularismes et l’aspiration à une unité entre « frères de religión » s’avère un élément constitutif de ces systèmes religieux – au moins en ce qui concerne la santería et le candomblé.

131 Le jeu d’échelle entre l’ilé (la maison de culte ou temple) et l’Eglise exprime cette tension et le paradoxe d’un univers fragmenté qui rêve d’unité. Donner des règles communes à l’ensemble des pratiquants, imposer un code de conduite unique et une orthodoxie, bien qu’elle soit multiple suivant les différentes traditions religieuses, semble être le seul chemin valable permettant d’acquérir un statut de religion à part entière, comparable à celui des religions monothéistes. Les résistances aux tentatives de création d’une structure commune avec un leadership bien défini n’empêchent pas l’éternelle plainte contre la dispersion d’une religion où chaque maison de culte semble pouvoir dicter ses propres règles. C’est la lutte entre particularisme et universalisation dans la religion des orishas : un univers segmenté mais qui rêve d’union, acéphale mais avec beaucoup de candidats à unificateurs de la religion.

132 Mais la tendance à l’orthodoxisation des pratiques religieuses et les tentatives de systématisation de cet univers religieux ont d’autres conséquences au niveau global.

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S’affirmer comme seul garant de la « tradition yoruba » n’est pas une simple question de prestige, micro-local ou national : les enjeux économiques sont également importants, au vu du développement du tourisme culturel ou « religieux ». De plus, l’idée même d’une « orthodoxie religieuse » semble aujourd’hui être utile au gouvernement castriste : l’orthodoxisation yoruba, avec des notions telles que l’iwa pele64, notion qui inclut le respect de la hiérarchie et la soumission aux préceptes de la religion, pourrait mieux s’adapter à l’idéologie révolutionnaire de « l’homme nouveau ». D’autre part, l’affirmation patriotique d’une hégémonie et d’une pureté de la santería cubaine insulaire trouve un écho favorable auprès des religieux, eux-mêmes pris dans des réseaux de concurrence transnationaux.

133 Le rapport paradoxal à l’Afrique est justement l’élément commun aux Cubains de l’île et à ceux de Miami : paradoxal puisqu’il s’agit à la fois de s’appuyer sur des prestigieux ancêtres « yoruba » tout en affirmant la supériorité des babalaos cubains contemporains. Mais ce rapport exprime aussi, et encore une fois, l’imbrication du politique et du religieux, comme dans la croyance en les liens entre Castro et la religión. Les exilés accusent les groupes de l’île de récupération, tandis qu’à Cuba on réplique souvent par des remarques de même nature : ceux de Miami souhaiteraient s’octroyer le monopole de la lettre de l’année, afin d’avoir alors un formidable moyen de pression sur la population et de renverser le gouvernement. Mais au-delà de ces divergences, de nombreuses alliances sont possibles à chaque fois qu’il s’agit d’affirmer leur position cubanocentriste face aux Africains-Américains par exemple, accusés de racisme, ou face aux prétentions hégémoniques des Nigérians. Enfin, ces derniers peuvent à leur tour être considérés comme des alliés lorsqu’il s’agit de faire face au gouvernement américain et au reste du monde pour revendiquer un statut de religion à part entière, et donc de « religion universelle », et non de culte local et/ou syncrétique.

134 La mise en commun des données ethnographiques nous a permis de commencer à éclairer un processus complexe. Il serait souhaitable de poursuivre cette démarche avec d’autres collaborateurs en l’élargissant à toutes les « localités » impliquées dans les réseaux transnationaux de la « religion des orishas ». C’est en effet précisément sur ce plan très large, que l’on peut percevoir l’existence d’un « terrain virtuel » (puisque non localisé), mais non moins réel pour autant, réunissant les acteurs religieux capables de manier un certain nombre de signifiants communs, extrêmement « flottants » à l’échelle globale, mais dont le sens s’affine et varie à chaque changement d’échelle et de contextes. Conscients de ces différences de significations, ils nouent et dénouent leurs alliances en usant également d’un nombre restreint de catégories d’accusation (malfaisance, mercantilisme, impureté traditionnelle, politisation). Maniant avec aisance le vocabulaire et les notions légitimantes des sciences humaines ainsi que les ressources médiatiques contemporaines, leur position à l’échelle globale leur permet de jouir d’un prestige local que leurs compétences religieuses ne leur auraient peut-être pas toujours permis d’obtenir. Hier informateurs privilégiés des ethnologues, aujourd’hui acteurs directs et théoriciens de la définition d’une orthodoxie et d’une orthopraxie religieuse, leurs actes et leurs discours doivent être analysés dans leur dimension politique, et non uniquement identitaire (« ethnique ») ou religieuse, et ce justement afin de contribuer à une ethnographie d’autant plus fine de leurs implantations micro-locales respectives.

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ANNEXES

Glossaire

Abakua: société secrète masculine, originaire selon F. Ortiz du sud-est du Nigeria (Calabar). Aché, force, lumière : l’aché ou ashé peut se définir comme une force vitale, une énergie présente à des intensités variables dans tous les éléments du cosmos. Ce terme, d’origine santera, est de plus en plus utilisé de façon interchangeable avec les termes force et lumière, ce dernier mot, d’origine spirite, signifiant plus précisément une sorte de force obtenue sans sacrifice sanglant, une connaissance donnée aux morts par les vivants, une énergie que les morts accumulent en aidant les vivants et vice-versa. Appetebí : femme liée au culte d’Ifá, assistante du babalawo et souvent son épouse. Babalao ou babalawo : homme initié dans le culte d’Ifá, maîtrisant le système divinatoire du même nom. Du yoruba babaláwo (baba ní awo : « père du secret »). Babalorisha : voir padrino. Botánica : magasin où l’on peut acheter tous les ingrédients nécessaires pour la réalisation des rituels de santería. Cabildos : associations qui permettaient aux ressortissants esclaves ou libres de s’entraider et de perpétuer leurs coutumes (avec des restrictions). A la fin du XIXe siècle les cabildos « de Noirs » ont été restructurés de force en sociétés d’entraide, dont la plupart ont par la suite périclité suite aux persécutions dont elles étaient l’objet. Un certain nombre a toutefois subsisté de façon informelle, y compris pendant la révolution. Egungun : ancêtre divinisé. Ifá : dieu de la divination, aussi appelé Orula. Ce terme fait aussi référence à un système divinatoire complexe, maîtrisé à Cuba par des hommes ayant suivi une initiation particulière, appelés babalaos. Lucumí : terme utilisé à Cuba pour désigner les esclaves yoruba et, par extension, la religion d’origine yoruba. Odu : configuration de la pratique divinatoire. La letra del año est le résultat de l’analyse de l’odu régissant l’année.

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Oricha : orisha voir santería. Parrain ou marraine : (padrino o madrina) homme ou femme qui initie la personne et lui enseigne ensuite les rudiments du culte. Considérés par beaucoup à Cuba comme le (la) véritable père (mère). Le filleul est idéalement censé leur devoir respect et obéissance, en échange de leur dévouement total. Ce terme est parfois employé pour désigner le (la) médium chez qui la personne a l’habitude d’aller se consulter. Palo ou palo-monte : culte ordinairement décrit comme d’origine bantoue. Il est basé sur le pacte de l’adepte avec des morts (infumbe). L’usage des ossements, des herbes et des morceaux de bois (palos) réduits en poudres, considérés comme porteurs de force, y est primordial. Santería : la santería est un culte décrit comme d’origine yoruba, basé sur la dévotion et l’incorporation d’entités porteuses de grands principes de force appelées orichas ou santos, généralement représentées sous une forme anthropomorphe possédant plusieurs facettes complémentaires, dont, entre autres, un avatar catholique. Spiritisme : ce terme désigne le culte visant à communiquer, par l’intermédiaire de médiums-voyants, avec les défunts, appelés à La Havane morts de lumière. Ils apportent de la lumière aux vivants, et ils prennent de la lumière au contact de ces derniers, l’objectif étant l’évolution des uns et des autres.

Fig. 1 : Le canastillero, où sont gardés les réceptacles des orisha.

Maison de Franck Obeché. La Havane, juin 2002 (Photo de Kali Argyriadis).

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Fig. 2 : Après avoir réalisé les sacrifices, les joueurs des tambours sacrés batá réalisent un oru seco, en jouant en l’honneur des ancêtres et plus particulièrement de Miguel Febles. Au fond sur la droite, Obeché, habillé de blanc et portant sur sa tête la couronne d’Obatalá

(Photo de Kali Argyriadis).

Fig. 3 : Les offrandes pour les Egungun avec les quatre morceaux de coco (obi) montrant, par leur position, l’acceptation du sacrifice par les ancêtres

(Photo de Kali Argyriadis).

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Fig. 4 : Rituel pour les Egungun, les ancêtres yoruba, qui avait complètement disparu à Cuba et qui a été «revitalisé» en juin 2002 par Obeché

(Photo de Kali Argyriadis).

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Fig. 5 : Le sceptre, ou irofá, remis en 1987 par l’Oni d’Ilé-Ifé à Filiberto O’Farrill et gardé par Franck Obeché dans sa maison

(Photo de Kali Argyriadis).

Fig. 6 : La couronne d’Obatalá offerte, en décembre 2000, par Taiwo Abimbola à Obeché « en mémoire des Yoruba arrivés à Cuba à l’époque coloniale »

(Photo de Kali Argyriadis).

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Figs. 7-10 : Botánicas à Miami.

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Les botánicas sont des magasins où il est possible d’acheter tous les ingrédients nécessaires à la pratique de la religion afro-cubaine : réceptacles des divinités (soperas), bougies, feuilles, poudres, colliers sacrés, etc. Ces magasins sont omniprésents dans les quartiers où se concentrent les Cubains, se mélangeant à des boutiques en tout genre dans les centres commerciaux de Miami. (Photos de Stefania Capone)

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Fig. 11 : Statue de saint Lazare dans l’église du Rincón de San Lázaro, à Hialeah, aire métropolitaine de Miami.

A Cuba, saint Lazare est syncrétisé avec Babalu Ayé, orisha des maladies et de leur guérison. La quantité de bougies allumées, par les fidèles catholiques et santeros, montre l’importance du culte à ce saint dans la communauté cubaine-américaine (Photo de Stefania Capone).

NOTES

1. Cf. le numéro spécial de Psychopathologie africaine, coordonné par Stefania Capone (2001-2002), sur les pratiques européennes des religions afro-américaines. 2. La religión est pratiquée aujourd’hui par une majorité d’habitants de la capitale, sans distinction de sexe, âge, couleur de peau ou niveau d’instruction, chacun s’affichant ou se cachant selon la position professionnelle et politique qu’il occupe par ailleurs. Même si nombreux sont ceux qui mettent l’accent sur sa facette la plus prestigieuse (santería et Ifá), elle suppose une pratique complémentaire, parfois même simultanée, de plusieurs autres modalités de cultes comme le palo-monte, le spiritisme et le culte des saints et des vierges. Elle admet également l’appartenance à diverses sociétés secrètes comme celles des abakuá, des maçons ou des caballeros de la luz. En revanche, les différentes modalités protestantes en présence sont désignées par les religieux à l’aide du terme « l’autre religion ». Pour une analyse ethnographique détaillée de ce concept, voir Argyriadis (1999). 3. Homme d’affaire ayant étudié en Angleterre, descendant du lignage des Oni (rois) d’Ilé-Ifé, symbole de l’unité de la nation yoruba et « père de la race », il fut ré-intronisé dans sa fonction héréditaire dans le cadre de son engagement politique fédéraliste au Nigeria. Sans exercer directement des fonctions de prêtrise, il est censé être le représentant des dieux sur terre et, à sa mort, il est vénéré comme un ancêtre commun à tous les Yoruba. L’intérêt que lui porte Fidel Castro est peut-être lié à leurs liens communs avec le mouvement de réparation africain- américain. Je remercie Bernard Müller pour ces précisions.

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4. Confédération des Etats Indépendants comprenant les anciennes républiques soviétiques, à l’exception des Etats baltes. 5. Les revenus liés à la prostitution et aux services proposés illégalement aux étrangers par les Cubains constituent une part importante de cette économie. 6. Il faut comprendre ici « le sentiment d’appartenance nationale », au sens du grec moderne εθνος, « nation ». 7. Utilisé d’abord par F. Ortiz, et repris de façon militante par N. Bolívar, ethnologue hors statuts longtemps marginalisée, puis abondamment publiée à partir de 1990, et désormais à nouveau suite à la publication d’un ouvrage critique sur les rapports entre castrisme et religion (Cuba santa…, 1998). 8. En réalité, elles n’échappent pas aux conflits, scissions, recompositions, et leurs membres circulent beaucoup de l’une à l’autre. 9. L’observation laisse également supposer qu’ils négligent en général l’aspect le plus trivial de la religión, à savoir les consultations quotidiennes et l’attention portée aux maux de leur prochain. Ils affichent de même un certain mépris pour les possessions par les orichas, qui sont courantes et très appréciées dans les cérémonies et qu’ils jugent fictives (« un simple état de conscience altérée que l’on peut expliquer scientifiquement ») ou causées en réalité par un mort. Cette dernière attitude n’est pas surprenante puisqu’en contrepartie de leur maîtrise de la divination par Ifá, les babalaos ne peuvent en aucun cas être possédés ou voyants. 10. Ce personnage fut en 1951 l’un des fondateurs de la société « Hijos de San Francisco de Asís », l’une des rares associations de babalaos créées pendant la période républicaine. 11. Fils de Ramón Febles, babalao célèbre à qui certains attribuent la paternité du Tratado de Oddun de Ifá, l’une des premières compilations écrites du savoir lié aux signes divinatoires. 12. Egalement connue sous le nom de « ceux de la Víbora », quartier dans lequel ils se réunissent annuellement. 13. Ce personnage sur lequel nous reviendrons est présenté de la façon suivante : « Wande Abimbola occupies the position of Awise Awo Ni AgbAyé, spokesperson and for the Yoruba religion and culture in the world. This is a position he was chosen to fill in 1987 by the assembled elder babaláwos of Nigeria. Formerly President of the University of Ifé and then Leader of the Nigerian Senate, he has devoted his life since the dissolution of the Senate to Ifá, the Yorùbá system of divination, and to his role as Awise, spokesperson and ambassador. Dr. Abimbola currently teaches in the US, at Boston University » (afrocubaweb.com, 22 juillet 2002). 14. Je remercie Lisa Knauer pour me l’avoir présenté. 15. Plusieurs babalaos utilisent d’ailleurs également ces notions pour décrire leur activité divinatoire. 16. Précisons que les catastrophes écologiques sont toujours mentionnées, quels que soient les groupes ou les années, et qu’il est en effet bien rare que Cuba passe une année entière sans essuyer un cyclone, une tempête ou des inondations. 17. L’argument le plus fort de Wande Abimbola pour affirmer la supériorité africaine en matière d’Ifá est sa prétention à pouvoir produire plus de 1000 variantes par signe, soit « 800 tomes de l’Encyclopedia Britannica » (cité par Bolívar, 1998 : 188). Tous les groupes en présence ont donc à cœur de constituer une compilation de leur savoir au moins aussi prestigieuse. 18. Plusieurs cas ont existé à Cuba au XIX e siècle, mais concernaient des Africains d’origines linguistiques et géographiques très variées. 19. Les incohérences des mythes proposés par N. Bolívar sont justifiées par l’un de ses informateurs de la Commission de la façon suivante : les babalaos se seraient donné le mot pour désinformer les chercheurs afin de préserver les secrets du culte. De même, ils font circuler à dessein de faux manuels, et initient les curieux sans pour autant transmettre leur savoir, sur le principe de « consacrer, mais non enseigner ».

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20. Dans les recensements nord-américains, il n’est pas fait de discrimination par « race » pour l’ensemble des Hispaniques ou « Latinos ». Dans les enquêtes, ces deux termes sont utilisés de façon interchangeable, selon la terminologie choisie par l’Office of Management and Budget en 1997, devenue effective le 1er janvier 2003 (cf. « Revisions to the Standards…», 1997). Le terme « latino » est apparu pour la première fois dans les formulaires du recensement de 2000. Ceux de 1990 et de 1980 demandaient, simplement, si l’intéressé était « d’origine ou de descendance espagnole ou hispanique » ; le recensement de 1970 avait été le premier a utiliser la catégorie « hispanique » dans ses formulaires (cf. Chapa, 2000). 21. Ces chiffres sont contestés par des chercheurs du Cuban Research Institute de la Florida International University, qui estiment à plus de 700.000 les Cubains résidents dans ce comté (cf.« South Florida Census Disputed », The Miami Herald du 17 septembre 2001). 22. Cf. U.S. Census Bureau, Census 2000 Summary File 1. 23. Aux Etats-Unis, Portoricains et Afro-Américains partagent une histoire commune d’oppression raciale et coloniale. A partir de 1898, les Portoricains furent soumis à un régime colonial qui les priva de la terre et fit d’eux une main-d’œuvre bon marché pour les plantations de canne à sucre, puis pour les usines de Porto Rico et des Etats-Unis : « Aux Etats-Unis, les Portoricains et les Afro-Américains ne sont pas simplement des migrants ou des groupes ethniques, mais des sujets coloniaux/racialisés » (Grosfoguel et Georas, 1998 : 14). La « racialisation » des Portoricains comme Autres inférieurs se confond ainsi avec celle des Afro- Américains. Dès le début, les Portoricains habitèrent à côté des communautés afro-américaines, comme dans le quartier d’Harlem à New York. La construction sociale des catégories raciales aux Etats-Unis, où il suffit d’avoir une goutte de sang noir pour être tenu comme tel, amenait à classifier les Portoricains comme étant des Afro-Américains. De cette façon, les Portoricains furent rapidement « afro-américanisés », tout en restant des « Latinos ». 24. Je remercie Silvina Testa pour cette information. 25. L’importance de Cuba dans les journaux de Miami est confirmée par la présence d’une section, exclusivement consacrée à ce pays, dans The Miami Herald et El Nuevo Herald, au côté des sections politique, internationale ou sportive. Voir le site http://www.miamiherald.com/. 26. Selon Raul Canizares (1994 : 59), en 1939 on comptait déjà à Ybor City (partie aujourd’hui de la ville de Tampa) des groupes religieux afro-cubains. 27. Cf.Perez Firmat, 1994 et « Donde está la cubanía? », El Nuevo Herald du 8 janvier 1995. 28. « Santeria musical called sign Cubans accept cultural roots ». 29. Cf.Thunder over Miami : ritual objects of Nigerian and Afro Cuban religion, catalog of the exhibition organized by the Center for African Studies, University of Florida, Miami, Miami-Dade Community College, 1982. 30. Article originellement publié in Communi-K, Miami-Dade Community College, vol. 4, No. 1, pp. 14-15, 1974. 31. En 2000, dans les pages jaunes de Miami, on recensait 57 botánicas. 32. Entretien avec Ernesto Pichardo, avril 2000. 33. Cf.« Como dice... Popeye », El Nuevo Herald du 21 juin 1987. Voir aussi l’article de Stephan Palmié (2001) pour une analyse des différents discours autour du cas Eglise Lukumí de Babalu Ayé vs. Mairie de Hialeah. 34. Cf. Capone (2000 : 60). 35. « Prejuicios y búsqueda de la trascendencia », El Nuevo Herald du 17 juin 1993. 36. « Dioses de la santería guiaron a refugiados », El Nuevo Herald du 27 juillet 1983. 37. « Posibles restos de balseros encontrados por nave de EU », El Nuevo Herald du 8 septembre 1993. 38. « Santería y folclor mitigan el cautiverio », El Nuevo Herald du 9 avril 1995. 39. Cf. El Nuevo Heralddu 27 novembre 1999. 40. Cf. Newsweekdu 17 avril 2000.

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41. El Nuevo Heraldet sa version anglaise, The Miami Herald, sont clairement des instruments politiques des anticastristes cubains-américains. Ils jouent le même rôle de propagande du journal unique du parti communiste cubain, Granma. En cela, ils constituent des exemples privilégiés des discours et des positions politiques des adversaires de Castro en Floride. 42. « El niño prodígio », El Nuevo Herald du 24 février 2000. 43. « El perfil místico del niño que vino del mar », El Nuevo Herald du 6 mars 2000. 44. « Elian, un niño hecho símbolo religioso », El Nuevo Herald du 6 mars 2000. 45. A Cuba, on raconte aussi l’histoire de la découverte de la statue de la Vierge du Cuivre (Virgen Caridad del Cobre), la patronne du pays, qui aurait été sauvée des eaux par trois enfants (los tres Juanes), ayant survécu par miracle à une terrible tempête. Les trois enfants, qui symbolisent les principaux composants du peuple cubain et qui apparaissent dans toutes les lithographies et les statues représentant la Vierge du Cuivre à Cuba, avaient été remplacés par Elian dans la fresque de Miami. 46. Le Rancho Oddu Ara est situé au 6610 S. W. 123 Ave. de Miami, au sud de la Grande Miami, près de Kendall. 47. La ville de Yonkers se trouve au nord du quartier new-yorkais du Bronx, entre les fleuves Hudson et Bronx. 48. Rappelons qu’il s’agit de prédictions faites par un groupe de babalaos cubains résidant aux Etats-Unis. Ces prédictions s’adressent à un public composé majoritairement de Cubains- Américains, d’immigration plus ou moins récente, qui cherchent souvent à faire venir aux Etats- Unis leurs familles restées dans l’île. 49. Aux Etats-Unis, on préfère l’orthographe lukumí à lucumí, terme utilisé à Cuba pour désigner le culte d’origine yoruba, afin de souligner son origine africaine. Cf. à ce sujet Capone, 1999b. 50. De plus, les prédictions pour la nouvelle année ne sont pas l’exclusivité de Cubains ou de Cubains-Américains. Dans d’autres pays aussi, on publie la letra del año : Panamá, Venezuela, Costa Rica, Porto Rico, Mexique et même Brésil, où quelques nouveaux babalaos, initiés dans les cours de divination par odu (cf. Capone 1999a), donnent leur propre interprétation. Toutes les prévisions font Etat des mêmes recommandations pour un plus grand respect à l’égard des aînés dans la religion, une unité renforcée au sein des familles de religión, et prévoient une expansion de la religion des orishas dans le monde. Toutes également recommandent aux initiés de prendre soin des egun (les âmes des morts) et de leurs ancêtres. 51. Cf.« Santeros en Cuba profetizan traiciones y complots para 1992 », El Nuevo Herald du 15 juin 1992. 52. On fait ici référence aux exécutions des généraux Ochoa et de La Guardia, aux suicides de plusieurs personnalités du gouvernement révolutionnaire et à la mort mystérieuse du général de division Abrantes. 53. « Babalaos locales escepticos ante predicciones en Cuba », El Nuevo Herald du 6 janvier 1994. 54. « Santeros preven desgaste de Castro para 1994 », El Nuevo Herald du 8 janvier 1994. 55. « A house divided by clash of the gods », The Miami Herald du 9 janvier 1997. 56. En réalité, les « mules » ont toujours existé, mais elles servaient essentiellement pour le transport d’argent, de lettres ou de marchandises de Miami à Cuba. Ce qui est nouveau est le transport d’objets religieux de La Havane à Miami. 57. « Un nuevo templo de santería en Hialeah », El Nuevo Herald du 28 avril 1995. 58. « Iglesia afrocubana de Hialeah en trámite para abrir templo en Cuba », El Nuevo Herald du 26 juillet 1995. 59. « Causa debate templo ‘catolíco-lucumí’« , El Nuevo Herald du 11 septembre 1997. 60. « Santero dice ritual se ajusta a la ley estatal », El Nuevo Herald du 16 juillet 1987. 61. « Miami Beach pondrá a prueba fallo de santería », El Nuevo Herald du 30 juin 1993. 62. Entretien avec Ernesto Pichardo, avril 2000. En traitant de la visite à Tampa de Wande Abimbola, « porte-parole des Yoruba dans le monde », le babalorisha Raul Canizares (1999 : 140)

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écrit : « The Awise is the spokesperson of Yoruba babalawo for the entire world. While the Awise was honoring my home in Tampa with his presence, I invited the local Cuban babalawo to pay their respects to him. Only one showed up. And he, with an insolence born from ignorance, told the Awise how the real religion had been preserved in Cuba, since the Yoruba in Africa had forgotten their religion. In other words that, as ironic as this may sound, Cuban babalawo do not generally accept their African counterparts ». 63. Ces objectifs avaient déjà été annoncés lors de la participation de la Gros Mambo Angela Novanyon Idizol à la 5ème Conférence sur la tradition et culture des orisha, tenue à San Francisco en 1997. Par la bouche de la mambo en transe, le dieu Ogou avait appelé les initiés dans les religions d’origine africaine à s’unir et à lutter pour la liberté religieuse. Le NARC fut aussi présenté comme le résultat de la volonté des loas : « The Loa Mali Louise put the call out for unity and is the author of NARC » (The National African Religion Congress, Newsletter, vol. 1, Issue 1, Octobre 1999, p. 2). 64. L’expression ìwà pèlé désigne un caractère doux, gentil. On l’appelle aussi ìwàtútù où tútù, terme qui signifie froid, frais (Abraham, 1958 : 328).

RÉSUMÉS

Cet article propose une réflexion à deux voix et « à deux terrains » sur la santería cubaine à Cuba et aux Etats-Unis. Il explore les mécanismes de la revendication d’une « tradition yoruba » qui serait détenue par les santeros cubains. Au-delà de la dimension religieuse, c’est ici la question de la cubanité qui est en jeu,les références à l’Afrique, au castrisme, et plus implicitement au christianisme servant tour à tour les discours et les accusations des différentes parties adverses mais ponctuellement alliées. La description du contexte historique et politique dans lequel s’effectue la production de mythes, d’institutions et de règles à La Havane et à Miami permet d’ébaucher quelques hypothèses sur la nature et le fonctionnement des réseaux transnationaux de la « religion des orishas », aujourd’hui en pleine expansion.

This article introduces a twofold reflection from two different fields, concerning santería in Cuba and United States. Exploring the claims for the preservation of the Yoruba tradition among Cubans santeros, the analysis enlightens the complex relationship between religious practice and national identity -the cubanía. The multiple references to Africa, to Castro government and Christianity are employed, in different ways, by the antagonist, though punctually allied, counterparts. Historical and political contextualization of the production of myths, institutions and rules in La Havana and Miami allows the authors to outline some hypothesis about the nature and the functioning of the currently increasing transnational networks of the « orisha religion ».

INDEX

Mots-clés : Cuba, Etats-Unis, santería, castrisme, transnationalisation, Ifá Keywords : Cuba, United States, Santería, Castroism, Transnationalization, Ifá

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AUTEURS

KALI ARGYRIADIS

Kali Argyriadis est docteur en anthropologie de l’EHESS (Paris), chargée de recherche à l’IRD (Institut de recherche pour le développement) (UR 107). Après avoir publié sa thèse (La religión à La Havane. Actualité des représentations et des pratiques cultuelles havanaises, Paris, Ed. des Archives contemporaines, 1999), elle poursuit actuellement ses recherches sur les enjeux politiques et identitaires de la transnationalisation de la santería et du culte d’Ifá, à Cuba et au Mexique.

STEFANIA CAPONE

Stefania Capone est docteur en ethnologie de l’Université de Paris X-Nanterre, chargée de recherche au CNRS, au Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative de Nanterre. Elle est l’auteur de La quête de l’Afrique dans le candomblé. Pouvoir et tradition au Brésil (Paris, Karthala, 1999). A présent, elle poursuit ses recherches sur le processus de réafricanisation au Brésil et aux Etats-Unis, ainsi que son analyse des réseaux transnationaux des religions afro-américaines.

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Ready to Move Along The Sacralization of Disembedding in the New Age Movement and the Alternative Circuit in Buenos Aires

Maria Julia Carozzi

1 In her introduction to a Social Compass thematic issue on the New Age movement, Hildegard Van Hove (1999a) pleaded sociologists of religion to no longer ignore this complex phenomenon that challenges many of our conceptual frames. In effect, its organization is more adequately described as a -segmented, polycentric and integrated- network (York 1999), which traveling participants turn into a circuit (Magnani, 1999), than as a church or sect1. The multiple roads of this circuit seem to break through the barriers that once clearly distinguished religions from therapeutic procedures and body movement techniques. Under the common objective of spiritual transformation, it blends practices and beliefs stemming from a number of Oriental religious traditions, European Esotericism, Theosophy and Native American Shamanism with massage techniques, psychotherapeutic methods and alternative body movement systems recently developed in Europe and the United States of America. Workshops, seminars and therapies spreading the New Age message are limited in duration and immediately paid for by participants, thus leading some authors to identify the phenomenon with the emergence of a spiritual marketplace (Van Hove, 1999b).

2 Nevertheless, as Heelas (1996) has pointed out, under the seemingly extreme variability in beliefs and practices, a number of common understandings and practical beliefs allow us to analyze the phenomenon as a movement with a distinctive frame (Snow and Benford, 1988 ; Carozzi, 2000). This frame includes the claim that human beings have a sacred and perfect inner core -alternatively named « inner spirituality », « within », the « within », « Center », « Inner Voice », « Higher Self », « Inner Guide », « Inner Teacher », etc.- that wisely guides each individual in her or his own spiritual path choices. This perfect inner essence is assumed to be harmonically connected to a sacred and spiritual Whole – alternatively named as « God », « Goddess », « Cosmic Energy », « Nature », « Mother Earth », etc. Active travelers in the alternative circuit generally believe that the knowledge and expression of each individual’s inner spirituality, will produce a positive radical transformation involving Humanity as a whole. Anticipation of a universal positive transformation is sometimes

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explicitly expressed in millenarian terms as the arrival of a New Age or the Age of Aquarius. This expectation gave the movement its internally disputed name.

3 The practical and verbal construction throughout the alternative circuit of the belief in a perfect spiritual core within the individual assumed to be harmonically connected to a similarly perfect and sacred totality, coupled with millennial expectations, support the analysis of the New Age as a religious movement -albeit a truly innovative one. And, in fact, although some researchers working on new social movements include it as one of them (Johnston, Laraña and Gusfield, 1994), the New Age has been most frequently studied from sociological, anthropological and perspectives (see, for example, Albanese, 1990 ; Amaral, 1999 ; Bowman, 1999 ; Heelas, 1996 ; Lewis and Melton, 1992 ; Melton, 1992b ; Miguez, 2000 ; Van Hove, 1999b ; York, 1999).

4 Miguez (2000) has suggested that both Pentecostalism and the New Age Movement constitute the spiritual correlate to modern Western disembedding processes (Giddens, 1997, 2001), in the first case among popular strata of the population, in the second one among higher -middle- class urban dwellers. Following Giddens, the author considers that an essential element of the nature and impact of modern institutions resides in the « lifting out » of social relations from local contexts and their rearticulation across indefinite tracts of time-space. This « lifting out » is what both authors mean by disembedding. According to Miguez (2000) the massive success Pentecostalism enjoys among the poorest dwellers of Buenos Aires and the spread of New Age practices amongst the middle classes, had a central impact on the religious modernization of the city’s population. This is due to the fact that both movements sacralize the relation individual/God or individual/Sacred Cosmos denying, at the same time, the sacral nature bestowed upon communal bonds by Catholicism.

5 His hypothesis seems especially interesting because New Age discourses and alternative circuit practices bestow crucial importance on face-to-face and body-to-body encounters for attaining personal development and spiritual evolution. Taking into account the centrality that group workshops, therapies involving body contact, massages and encounters enjoy in the network, the idea that participation in it contributes to disembedding individuals from immediate social connections seems paradoxical at first view. I will argue that the type of disembedding the alternative circuit contributes to legitimate and sacralize is not mainly produced through replacement of face-to-face relations by mediated ones but through legitimating ephemeral contact with short-lived groups and ever-changing individuals. I will claim that the key to the New Age movement and alternative circuit disembedding lies in the sacralization of ephemeral contact with continuously renewed peers, frequently across national borders, and on the parallel desacralization of permanent social relationships.

6 If this is the case, we would be witnessing a significant transformation in the Buenos Aires middle-class culture, introduced by the local expansion of a transnational movement, since permanent relationships have enjoyed almost undisputed legitimacy, even among people who are not practicing Catholics. To cite just a few examples, let’s remember that tango lyrics sing the praises of permanent relationships with mothers and friends condemning as a betrayal any attempt to forget or separate from them (Archetti, 1999 : 148). Besides, it seems to be the case that a number of global and transnational movements have been transformed in Buenos Aires to adapt to this kind of permanent face-to-face bonds. Most temples of Afro-Brazilian religions -another religious movement of relatively recent growth in the city- are sustained by active

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inner circles gathering people united by kinship, friendship or neighborhood. The Human Rights movement, in turn, is paradigmatically represented by associations of « mothers », « grandmothers », « children » and « relatives » of the victims (Sondéreguer, 1989 ; Jelin 1989). On the other hand family and friendship relations are amongst the main reasons not to emigrate from a country where the correlation between educational level and income is weaker every day. I want to show then, the interactional mechanisms and discursive devices through which the alternative circuit and the New Age movement desacralize the disposition of Buenos Aires dwellers to establish relations with people they know personally and intimately and to maintain these relationships permanently, even in absence of any individual practical interest.

The Alternative Circuit and the New Age Movement in Buenos Aires

7 The New Age movement in Buenos Aires is based on the alternative circuit, since the latter constitutes the social network through which its message spread. The alternative circuit is a transnational network connecting individuals generally residing in urban settings and enjoying high levels of Western education. As in other cities around the globe (York, 1995), the circuit core consists of people who participate interchangeably as healers and patients, speakers and audience members, coordinators and participants, teachers and disciples, writers and readers of a vast array of spiritual, esoteric, mystical, ritual, nutritional, (psycho-)therapeutic and body movement disciplines, techniques and practices that have been generally labeled as « alternative » therapies. After their inclusion in this circuit important segments of former astrologers, tarot readers, oriental religious priests, American Indian shamans, yoga, tai-chi-chuan, , body movement and art teachers begun to classify their practices as « therapies » while finding healing properties to them (Tavares, 1999 ; Carozzi, 2000).

8 As in the rest of the westernized world, the circuit connects in Buenos Aires different kinds of organizations, including permanent communities offering short term seminars open to the general public for a fee, centers featuring seminars and workshops coordinated by a vast array of visiting teachers, schools providing training and therapies based on a single discipline, sometimes with official representatives in different countries, centers permanently associating diverse teachers and therapies of various disciplines, sometimes linked by their country of origin ; independent healers and teachers offering services in their own offices ; specialized book and magazine press companies ; foundations organizing congresses and meetings ; and all imaginable variations and combinations of these organizational types. Books and magazines, internet sites, congresses and meetings connect locally, nationally and internationally variously defined segments of the network, but mutual referral amongst service providers and traveling healers, teachers and disciples are the main factors that turn it into a circuit. Active participants in the circuit constantly journey through centers, schools, institutions and communities both as coordinators and ordinary participants. The most famous ones journey internationally offering talks, seminars and workshops. As a consequence of the direction of cultural product distribution and differential prestige attributed to countries in the Western world, those residing in the richest countries, specially the United States of America, have more opportunities to reach

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wider and more geographically spread audiences. Nevertheless some prestigious teachers and therapists from the poorest areas also travel -albeit most of the time regionally- offering pedagogical and healing services.

9 As it is the case for most successful movement submerged networks (Melucci, 1989), the origins of the alternative circuit preceded explicit formulation of the New Age as a movement envisaging world-wide cultural transformation. The North American origins of the circuit can be traced to bohemian communities in California -paradigmatically represented by Esalen. The breaking point that gave origin to the alternative circuit was the opening of this community, amongst other similar ones, to the general public, offering short-term seminars in exchange for a fee. Thus both commodification and circulation were inserted into the counterculture giving it a new dynamics. Together with the multiplication of human potential centers across the United States territory, also spread the practice of circulating through them in search for self-actualization. The announcement of a New Age was introduced into the circuit from England, where since the sixties a number of « light groups », paradigmatically represented by the Findhorn community, were working for the advent of a new age of spirituality. This idea was disseminated in the United States by the Universal Foundation and the conferences of Anthony Brook, who traveled the country in the late sixties and early seventies (Melton, 1992a, 1992b).

10 In Buenos Aires, some alternative discipline practitioners, especially humanistic and gestalt psychologists, were connected to centers of the American alternative circuit but were relatively isolated from one another before 1980. That year, Miguel Grinberg, who was also connected to the international New Age network through participation in congresses and subscription to magazines, started to build connections between them and local practitioners of natural medicine, macrobiotics, parapsychology, astrology, yoga, tai-chi-chuan and sensory awareness. Two years later, he was followed in this endeavor by Juan Carlos Kreimer. Independently, they organized magazines, informal meetings and seminars featuring international visitors. Grinberg coordinated a short- lived open university and later Kreimer organized yearly local and national new age festivals. While establishing connections between teachers, therapists and religious leaders these activists proclaimed the New Age ideal through the edition of magazines, first Mutantia and later Uno Mismo. These magazines featured conferences and articles by the American movement ideologues such as Marilyn Ferguson, Fritjof Capra, David Spangler, Theodore Roszak ; reproduced articles published in American publications as New Age, New Roots and Utopian Eyes ; reported global conferences taking place in the United States, England and Canada ; and published articles by local movement activists, including the editors. In these magazines the ideas about the New Age became connected, for their Argentine readers, to the disciplines included in the alternative circuit which were both reviewed in articles and advertised by local practitioners.

11 Thus, local New Age activists fostered local connections amongst national practitioners who were by that time already connected to the international circuit but isolated from one another. Thereby they promoted the development of a national chapter of the international alternative circuit that was both locally and internationally connected. New Age local magazines promoted relations amongst alternative disciplines by linking them all to the same ends : self-actualization, consciousness amplification, self-healing and assisting to the advent of a new age of spirituality. Meetings featuring multiple workshops in a variety of disciplines initiated long-lasting connections amongst

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alternative practitioners, allowing their participation in the activities of one another and encouraging mutual referral to their future patients and disciples. As else-where (Amaral, 1999), mutual referral constitutes one of the central mechanisms for the establishment and growth of the alternative circuit (Carozzi, 1999).

12 In the 1990s a growing tendency towards specialization, professionalization, and disciplinary orthodoxy, together with the abandonment of millennial hopes by most practitioners, modified the Buenos Aires chapter of the alternative circuit. This tendency appears as the reflection of an international one in the same direction, since it was observed both in Brazil (Russo, 1993 ; Tavares, 1999) and England (Bowman, 1999). Nevertheless, mutual use of therapeutic, esoteric and spiritual services and referral of patients and disciples willing to specialize in other disciplines maintained network connections. At the same time institutions offering « master degrees » in specific disciplines guaranteed by American and Eastern centers multiplied.

13 In 1994 the list of most popular disciplines connected by the Buenos Aires circuit included : natural healing systems (gem therapy, flower therapy, scent therapy, mud therapy, chromotherapy, hydrotherapy, etc.) ; natural food systems (macrobiotics, anna yoga, vegetarian cooking, etc.) ; non psychoanalytic psychotherapies (bioenergetics, Jungian psychology, Reichian psychology, Gestalt psychology, transpersonal psychology, psychodrama, body-mind alignment, play therapy, mask therapy, neuro- linguistic programming, language ontology, etc.) ; esoteric disciplines (astrology, numerology, graphology, tarot) ; oriental and alternative body movement techniques (Feldenkrais system, Alexander technique, postural alignment, grounding, harmonizing dance, eutonics, tai chi chuan, yoga, chi kung, etc.) ; oriental and western alternative diagnostic and therapeutic practices (homeopathy, acupuncture, do in, shiatzu, rolfing, etc.) ; meditation techniques inspired in Buddhist, Hinduist, Taoist and Christian mystic practices ; American Indian rituals (sweat lodges and shamanism) and practices derived from combinations and adaptations of diverse religious and non-religious practices (angelic therapy, Orixa dances, Goddess rituals, pagan European magical practices, miracle courses, etc). Courses, seminars and work-shops were also offered in almost every possible combination of the aforementioned techniques. As was the case in the international circuit, after that year, feng-shui and emotional intelligence training also became successively popular in the Buenos Aires chapter of the circuit.

14 As in the United States of America (Melton 1992a), in Buenos Aires disciplines undergo a cycle of sudden popularity immediately following their inclusion in the circuit, followed by a slow declination until they reach a common plateau2. This cycle responds to the promotion of new disciplines by the American publishing industry and the reproduction of its best-sellers by local editors. Almost all circuit professionals participate in workshops of these newly promoted disciplines. The wealthiest amongst them sometimes travel to the country of origin of a newly introduced discipline in the transnational circuit. They generally do so after reading about it in New Age magazines or books translated and edited by local publishers, who are always in search of novelties for a public composed of eager consumers of new experiences. Being the first one to offer workshops or courses in Buenos Aires in any given discipline thus publicized gives a teacher or therapist more prestige within the circuit than any of their local disciples will ever enjoy. These pioneers are the most solicited by centers to offer workshops and by circuit participants to be their teachers. Thus traveling abroad and bringing to the city workshops in disciplines that are new in Buenos Aires but

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already incorporated to the international circuit is both valuable in terms of prestige and profitable in terms of money earnings.

15 Most centers offering workshops, courses and professional training in alternative disciplines from 1990 to 1995 were located in upper-middle-class neighborhoods. Amongst them Palermo enjoyed the highest concentration of centers. This fact is probably due to the high proportion of psychologists residing there who converted to New Age ideas and adopted its practices through participation in the circuit (Carozzi, 1996).

Disembedding in the alternative circuit

16 For professional participants in the Buenos Aires alternative circuit their connection with the network was generally accompanied by a relaxation of long lasting ties. It also brought about their circulation among different centers -sometimes abroad- first taking courses with different teachers and classmates, and later offering their own workshops to short-lived groups. The following examples illustrate this rotation : Ana was a housewife and mother of two children. Apart from performing household chores, she helped her husband performing administrative work for his small business. In 1978 -she was forty years old- she was diagnosed an arthritic illness that orthodox medicine declared incurable. Searching for a solution she consulted a Spanish specialist in macrobiotics who was delivering conferences in a natural medicine society in Buenos Aires. Following his advice she felt better. Since then she started to read about nutrition in the society’s library and to take courses in macrobiotics, natural medicine, anna yoga and vegetarian nutrition in various naturalist centers. All she read or learned she later cooked at her home and ate. Adopting what felt good and discarding what felt awkward, she put together her own system of natural alimentation and cooking. She soon started to give courses to teach her nutrition and cooking system. A few years later she opened a health food store where she got in touch with participants in the alternative circuit. She offered workshops and published books of recipes that soon became best-sellers. At the same time she started to take courses and seminars on meditation techniques and yoga. A decade after her diagnosis she had one of the best known centers in the alternative circuit, where courses and workshops were offered not only on nutrition and cooking but also on a vast array of oriental philosophies, metaphysics and meditation techniques. Martina was born in Buenos Aires in 1963, her father was a lawyer and her mother a school teacher. She was raised as a Catholic and decided to dedicate her life to social services. She obtained a university degree in this discipline and started to work simultaneously at a Catholic school and her neighbour-hood parish. In 1988 her mother died and a friend recommended her a shiatzu massage. She enjoyed the massage and started to take classes with that same therapist. That year she took short-term courses in masotherapy, deep massage, and practical anatomy. The center where she learned the latter discipline offered courses in sensory perception and corporal expression -which she took the following year. A class mate recommended her a bio-energetics course which was offered in a different center. She took it and she subsequently participated in workshops of hyperventilation, music therapy, psychodrama, transpersonal therapy, creative visualization, conscious gymnastics, energycenter gymnastics, tai-chi-chuan, eutonics and rolfing, coordinated by different teachers at the same center. Three years after her first massage course she left her jobs at the school and parish. Now she earns her living giving massages and offering workshops in different alternative centers.

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Alicia was an English teacher born in Buenos Aires. She married young, and for fifteen years she followed her husband, who was an executive of an expanding textile company, around Argentina. They lived for two or three years in each major city of the country. She tried to open English teaching academies in more than one occasion but as soon as her business started developing her husband had to move to a different place. In 1988, she began to feel depressed and her doctors prescribed a growing number of pills. During a visit to her city of origin, a former schoolmate recommended her to visit a Bach flower therapist. After this encounter she stopped taking allopathic pills and started to use flower remedies. She decided to stay in Buenos Aires, where the couple owned a beautiful suburban house, while her husband traveled around. She took a course on Bach flower remedies and following the advice of her classmates and teachers took Feldenkrais, conscious gymnastics, health food preparation and psychological astrology courses. Two years later she started to prescribe flower remedies, and then transformed a part of her house into a center housing workshops coordinated by other teachers in all the disciplines she came in contact with. Elisa was the only daughter of a wealthy couple. She took theater and dance classes since she was very young. When she was sixteen she read a yoga book where she learned it was possible « to stop the mind ». She asked around until she found a yoga teacher with whom she regularly practiced for the following four years. At the same time she read everything that was available on oriental philosophies. Following recommendations of classmates she visited a Sai Baba center in Buenos Aires and then traveled to India to meet him. There she learned about other ashrams and visited them. Back in Buenos Aires she frequented a dojo. After attending a one-week meditation workshop she attained what she considered to be illumination. Since then she started offering workshops in several Buenos Aires centers teaching her own synthesis of dance, yoga, and zen meditation. During the summers she travels taking courses in every discipline that becomes fashionable in the alternative circuit and then incorporates whatever she learns to her own workshops in Buenos Aires. In her search of personal growth she has resorted to Hindu, Chilean, Mexican and North American teachers, traveling to their countries of origin.

17 For all of them -as for the rest of the twenty five professional participants in the Buenos Aires alternative circuit that retold me their life histories- contact with the network was accompanied by a loosening of long lasting ties : with her family in Ana’s case, with the and her profession in the case of Martina, with her husband for Alicia, with her yoga teacher for Elisa. It also implied their circulation among different centers -sometimes abroad- first taking courses with different teachers and classmates, and later offering their own workshops, either in various centers or, if lacking them, housing subsequent teachers and disciples.

18 How is this disposition to move along and establish ephemeral contacts with a variety of individuals acquired through participation in activities of the alternative circuit? To answer this question I conducted participant observation following the same habits of circulation of the twenty five active participants in the Buenos Aires alternative circuit that retold me their life histories. Following recommendations of therapists, workshop coordinators and class mates, from the beginning of 1992 through the end of 1994 I attended tai-chi-chuan courses with three different teachers and yoga classes with two instructors. I frequented eutonics, dance therapy, transpersonal psychotherapy, past- lives therapy, contact with angels, language onthology and expressive vital movement workshops. I regularly consulted a Bach flower therapist and took do-in and shiatzu massages with three different professionals. Finally, I read the books and magazines that were recommended to me in the course of my participation within the circuit. In

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the remainder of this paper I will examine some of the prevailing practices in Buenos Aires that tend to desacralize prolonged and significant relationships between individuals while sacralizing ephemeral contacts.

The desacralization of permanent relationships in the alternative circuit and the New Age movement

19 Initial participation in the alternative circuit and the New Age movement in Buenos Aires is sometimes motivated by the search for a solution to health (Albanese, 1992), psychological or social problems, a quest for mental and emotional harmony, or a pursuit of spiritual evolution (Amaral, 1999). However, the individuals who have participated within it for a prolonged period of time generally believe that these searches are one and the same. Regular participants maintain that physical health, emotional equilibrium and spiritual evolution are aspects of a single reality and are intimately related. Therefore, for them, the systematic inclusion of a given practice within the alternative circuit transforms it into a therapeutic, psychotherapeutic and spiritual experience. From my perspective, this association of certain practices concurrently with health, emotional equilibrium and spiritual development, is what awards them absolute legitimacy, sacralizing them. To the contrary, the systematic and consistent exclusion from the meetings, workshops, seminaries and therapies of the circuit of certain forms of sociability which are common in other realms of culture, denies them their association with health, emotional equilibrium and spiritual development, diminishing their legitimacy and de-sacralizing them.

a. Desacralizing permanent relations through participation within the alternative circuit in Buenos Aires

20 The first set of practices that discourage lasting relationships in the therapeutic, pedagogic and spiritual situations organized within the alternative circuit in Buenos Aires are those that grant the alternative network its distinctiveness as a circuit. Such practices include, firstly, that most activities take the form of short workshops. This brief duration discourages more permanent bonds between individuals who attend them, as well as between participants and their teachers. Also, the habit of recommending or mentioning, in any workshop of any discipline, a large number of other disciplines included in the alternative circuit opens for any of the interested participants a large gamut of future workshops. Thus, it makes unlikely the possibility that those who participated together in a workshop continue later the same path through the circuit. And if by chance they meet in a second workshop, there another spectrum of possibilities will open and their roads will in all likelihood separate.

21 Separation of individuals who were once route companions also happens in other religions like Umbanda or Pentecostalism -where individuals sometimes leave a temple to join a different one or to open their own. In the case of the alternative circuit or the New Age movement, however, it occurs much faster ; sometimes in weeks, when in the case of other religions it takes months or years. Further, it is here encouraged and legitimated by the very coordinators, whereas in the other religions it is not.

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22 The circulation of therapists and coordinators who subsequently organize activities in different centers for a percentage of their earnings, makes long-lasting relationships between therapists and patients or teachers and disciples more difficult. In this way, for example, Viviana, a forty-year-old dancer and professor of contemporary dance, told me how, after a physical injury, she was successfully treated by a do in practitioner who was part of the alternative circuit. For her next lesion, a year later, she had to trace him through four different telephones until she found the place where he was now working. Two years later she suffered another injury, but at this time was unable to determine his whereabouts. She decided to change him for a more orthodox kinesiologist who, even if less efficient, could always be located when needed. This example illustrates how the permanent circulation through different centers makes problematic the establishing of stable relationships between patients and healers through time.

23 Furthermore, « detachment » is taught in many workshops as a value to attain. There are workshops solely devoted to train participants in disengaging form permanent relationships and loyalties. People are taught, by discourses produced in many other workshops of the alternative circuit, to end, more than modify, « unhealthy relationships » and to avoid the development of permanent associations with other people.

24 Another set of alternative circuit practices displace elsewhere the focus of attention when the relationship between persons could be interpreted as producing a positive result. These practices contribute to make the relationship between individuals less visible when an interaction is produced within a workshop or therapeutic session in the alternative circuit. By means of their verbal definition of the situation, coordinators displace the attention of participants from the knowledge they are imparting to the body of the students and patients. While in ordinary classes of bodily techniques the teacher instructs and the students copy, in the workshops of the alternative circuit the situation is defined in such a way that both the teacher and the student are alert to what emerges directly from the body of the student. As a result of this definition of the teachers, the body of the student acquires the attributes of an autonomous agent that is the source of its own positive transformation. The body-agent appears free from the model that the teacher exemplifies.

25 In other occasions the focus of attention is displaced from the personal relationships established with the workshop coordinator or other participants, towards the connection of the participants with the air, flowers, gems, water or mud they are put in contact with. In this way the connection of the individual with nature -and not with other participants- is framed as healing. The definition of the air, the scents, the stones, the colors and the floral essences as natural, combined with the attribution to them of an identity that interacts with the participant, construct the relationship with nature as a force of spiritual evolution. At the same time, it displaces the focus of attention away from the relationship with the therapist, the coordinator or the other participants. Alicia expressed the resulting experience in the following manner : « When I found the (Bach) flowers and tried them, I felt that I did not have to do all the work by myself. It was a feeling of abundance, of saying ‘Wow! There are things that can help me with this and I don’t have to do everything by myself, from my own work, from my conscience. I can take these flowers’. The flowers help from the physical level, in the sense that this vibration acts on the energetic body - eliminating blockages and enabling activity- and for me it also helps at the

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consciousness level, making you feel that you are not alone, that you are connected to something, that there is abundance in the universe, that there is love ».

26 In other workshops, the attention is displaced away from the personal relationship established with the therapist or the coordinator by defining them as « only a channel » of God or the universal energy. The situation is redefined in such a way that the patient or participant in the workshop is not relating with the facilitator, coordinator or therapist, but through him with the de-personalized energy of the cosmos or nature. Thus Ana describes her work as a nutrition counselor saying : « I know I am telling the person in front of me something that she needs to know and that I am only a channel, it is not me who is saying it. I am just a channel ».

27 Other frequent practices displace the focus of attention away from the relationship between persons towards an internal one that is established between different inner constitutive parts of the individual. Here the coordinators and therapists disappear from the definition of the situation that is produced in the therapeutic session or the workshop, and are replaced by a « wise » and « healthy » agent that, it is said, exists within the patient or participant, and with which he can relate to. This agent may be defined as his « higher self », his « inner teacher », his « inner shaman », his « inner energy », his « center » or his « body ». Thus, Elisa, described to me her role as a workshop coordinator with the following words: « The body of the student will find the form it feels is more comfortable and pleasant, and it will be the best for him. When I see that people make an effort to copy what I do, I tell them ‘just feel how you do it’ and everything turns out better ».

28 These transformations re-define the situation in such a way that if the participant in a workshop of the alternative circuit experiences more knowledge, well-being or spiritual harmony, these changes are not defined as resulting from a relationship with the therapist or his fellow participants. They are viewed as the result either of an interpersonal relationship with something within him, his higher self, his inner teacher or of a relationship with something impersonal that transcends him -the cosmos, or nature. Consequently, when the therapists and coordinators of the alternative circuit describe how they acquired their knowledge, the influence that other people could have had in their adoption of certain practices and beliefs, in their own healing or in their choice of courses and workshops, is consistently elided from their narratives. In these narratives, the transformations undergone in the past are always produced in the absence of any personal relationship. Alicia retold the beginnings of her healing from her extended depression saying : « I started to understand that, essentially, only I could make changes in my life that would favor my recovery as a person. I believe that the Bach flowers were effective because I let them ».

29 The adoption of this interpretive frame facilitates the mobility, the circulation through diverse workshops and the continuous replacement of teachers. The continuous circulation through groups and workshops is thus favored by a definition of the situation that does not recognize a role for the relationship with specific persons and groups in positive transformations. These supposedly come from an internal drive or are due to the establishment of a relationship with an impersonal whole -the cosmos or nature. In the words of Elisa : « I feel that teachers are like arrows that indicate a direction. Thus, for me they were always these arrows that pointed a direction, but not the end itself. This is why I never became attached to any one teaching or teacher… ».

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30 The habit of continuously circulating between ephemeral groups is not only explicitly encouraged within the alternative circuit but also attributed to the functioning of the healthy body. The flux of energy is often presented as cause and sign of health and balance, while the hindrances to this flow are considered cause of sickness and imbalance. In the course of an interview on her practice Martina argued : « With massages, you achieve a contact through which the person may sometimes reconstitute herself, because he/she has parts that are lost, because he/she has blockages and with massage you achieve a flow. The person may thus find the totality of his/herself, because we are part of a universe, of nature, we are part of a whole, I feel it that way ».

31 Thus, the continuous circulation between ephemeral and changing groups is not only encouraged, but also naturalized as a quality of the healthy human body.

b. Desacralizing permanent relations through reading the published discourse of New Age activists in Buenos Aires

32 The magazines and small newspapers that advertise the activities of the alternative circuit in Buenos Aires feature in their pages not only articles, but also advertisements, of numerous centers where many disciplines are taught. This diversity within a single publication also encourages the divergence of the paths of individuals participating within the network, educating them about options previously unknown to them, and thus further discouraging stable relationships between workshop colleagues as well as between them and the organizers.

33 Published texts discourage permanent bonds between individuals, not only within the circuit but also in the social relationships established outside of it, sacralizing instead the habit of permanently circulating between short-lived groups by considering it « healthy » or optimum. Thus, the most famous astrologist of the Buenos Aires network writes in Uno Mismo, the main media vehicle of the alternative circuit and the New Age movement in Buenos Aires since the end of the 1980s : « And the vital modification of consciousness in Aquarius is an identity one ; you are as much as you participate in, not as much as you belong to. For many, the loss of belonging engenders resistance, neurosis, and panic attacks. But since Taurus overflows by accumulation change arrives inevitably… » (Eugenio Carutti, « The unpredictable Acquarius », Uno Mismo, 198, December 1999, p. 101).

34 In the published discourse of the activists of the New Age movement in Buenos Aires, the absence of identification with, and loyalty to, stable groups is also presented as an answer to collective problems. A 1989 editorial of the magazine Uno Mismo written by Juan Carlos Kreimer, a journalist who directed the magazine and also coordinated bioenergetics, inner-self writing and new masculinity workshops, stated : « The present state of affairs grants the opportunity for everybody, majorities and minorities, to work upon the vicious circle of polarization. Democracy allows us to periodically review the relation between promises and accomplishment: if there is no adequate match, the voter withdraws its vote, even from the party of his . (…) We do not vote in an automatic manner anymore. Perhaps this re-nourishing is the best way to avoid military coups » (Uno Mismo, editorial, June 1989, p. 72).

35 If detachment is sacralized through its association with health and the solution of collective problems, the formation of stable groups that imply permanent relationships and loyalties is frequently demonized, in the discourse of the activists of the New Age movement. The identification with stable groups appears frequently in this discourse

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as a cause of the problems that affect humanity, as illustrated in the following statement by Miguel Grinberg, published in his magazine Mutantia : « The human being shows that he is as vulnerable to the hypnotic quality of slogans as he is to contagion by infectious diseases. The individual is not a murderer, but the group is, and by identifying with it the individual becomes one. This is the diabolical dialectics that is palpable in the human history of wars, persecutions and genocides » (Miguel Grinberg, « A revolution of the hearts », Mutantia, 6/3, p. 15).

36 Cosmicizationconstitutes a powerful legitimation mechanism for certain models of social relations. Through it, arbitrary forms of interaction are attributed to the functioning of the universe (Carozzi, 2000). The habit of continuously circulating between ephemeral groups is not only explicitly encouraged within the alternative circuit but also attributed to the functioning of the cosmos in Buenos Aires New Age publications. Another article in Uno Mismo magazine, stated : « In all the universe, from the most imperceptible microorganism to the most remote galaxy (…) everything flows, connects, moves along and disappears to give birth to new harmonies and novel combinations » (« Sharpen the presence », Uno Mismo magazine, 198, p. 6, December 1999).

37 The habit of establishing permanent connections with always changing individuals and groups is thereby translated into a discourse of « flowing ». The universe is frequently described as constituted by « energy that flows ». Thus, the continuous circulation between ephemeral and changing groups is converted not into a mere social practice but into a quality of the universe.

Conclusions

38 A vast array of practices and discourses of the alternative therapeutic circuit and the New Age movement in Buenos Aires discourage and de-emphasize permanent personal relationships within and outside the network by framing them (Goffman, 1974) as the source of unhealthy or unbalancing personal or collective situations. Concurrently, ephemeral relationships are naturalized, cosmicized and, like the relationships that the individual establishes with himself and with the cosmos and nature, associated to health, well being and spiritual development. From these findings, we can conclude that the habitual practices within the local chapter of this transnational circuit, as well as the discourse of the activists of the New Age movement, contribute to the processing of the culture of educated, middle class Buenos Aires dwellers in a definite direction. They de-sacralize lasting and significant personal relationships, associating instead intra-personal relationships, and individual relationships with nature or the cosmos to positive spiritual and social transformations.

39 Miguez (2000) has suggested that Pentecostalism and the New Age movement provide a religious or spiritual correlate -for the lower classes and for the educated, urban, middle ones respectively- to the processes of disembedding that characterize Western society in late modernity. The processes of disembedding would lift out individuals from their relationships with those who share their same space and time and put them in contact with others spatially and temporally distant (Giddens, 2001).

40 This interpretation seemed paradoxical since the New Age and the alternative circuit bestow, as several authors have pointed out, a central importance to face-to-face interactions and encounters as well as to therapies that imply massages and bodily

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contact, in the achievement of spiritual development and well-being. Thus, the type of disembedding that the alternative circuit contributes to legitimate is not originated in an emphasis on mediated social relationships but in the continuously changing character of the human beings with whom interaction is established, in the incessant circulation between always changing groups and through geographically extended circuits. Ephemeral contact with new protagonists and even across national boundaries seems to be the key of disembedding within the alternative circuit and the New Age movement -more so than the mediatization of relationships that the development of communication technologies makes possible.

41 The New Age disembedding does not seem to be based, then, in the suppression of the importance of face-to-face relationships, but in the continuous mobility of individuals. A disembedding that is not only correlated with the expansion of the publishing industry -which has its clearest spiritual correlate in classical - but with the mass expansion and cheapening of means of transportation. The massiveness of the mobility of individuals in the world has made possible not only the mobility of ideas or systems of thought, but also the mobility of systems of movement and bodily contact. Thus, shiatzu, tai-chi-chuan, yoga, do-in, reiki, sweat lodges, the circular rituals of Native Americans expand throughout the Western world, de-territorializing, losing their original meanings and acquiring counter-cultural ones for those educated in the Western system (Amaral, 1999).

42 The easiness of this transfer seems to correspond with the disposition that allows the active participants of the therapeutic alternative circuit to be at the same time continuously meeting in face-to-face encounters and continuously disembedded. And they are not disembedded because they establish mediated relationships but because by being in continuous movement, the face-to-face relationships they establish are always ephemeral, of limited significance, changing and geographically mobile. They are not disconnected from their immediate social surroundings, but others continuously replace the people who dwell in these proximate settings. The New Age movement grants sacrality to this disposition to the continuous replacement of social interlocutors associating it with spiritual growth, health, evolution, harmony and the resolution of collective problems.

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NOTES

1. In a previous article (Carozzi, 1999) I have argued that this transformation in organizational form -from church or to network- mirrors, in the religious realm, the transformation that new social movements introduced vis-à-vis old ones. 2. As an exception, yoga, astrology and flower therapies enjoy a high and stable degree of popularity.

ABSTRACTS

The article describes a set of practices and discourses of the alternative therapeutic circuit and the New Age movement in Buenos Aires that discourage and de-emphasize permanent personal relationships by framing them as the source of unhealthy or unbalancing personal or collective situations. Concurrently, ephemeral social relationships, intra-personal relationships and relations with the cosmos and nature are shown to be associated to health, well being and spiritual development. Based on these findings, it argues that both the habitual practices within the local chapter of this transnational circuit and the discourse of the activists of the New Age movement contribute to the transformation of the culture of educated, middle class Argentines by de-sacralizing lasting and significant personal relationships. It concludes that ephemeral contact with ever-changing protagonistes -even across national boundaries- seems to be the key of disembedding within the alternative circuit and the New Age movement, more so than the mediatization of relationships that the development of communication technologies make possible.

L’article décrit une série de pratiques et de discours du circuit des thérapies alternatives et du mouvement du New Age à Buenos Aires qui découragent et tendent à faire régresser les relations

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personnelles permanentes en les stigmatisant comme sources des situations malsaines ou déséquilibrées, tant sur le plan personnel que collectif. Simultanément, les relations sociales éphémères et les relations avec le cosmos et la nature sont présentées comme associées à la santé, au bien-être et au développement spirituel. A partir de ces constatations, l’article démontre que tant les pratiques habituelles des associations locales de ce circuit transnational que le discours des leaders d’opinion du mouvement du New Age contribuent à la transformation de la culture des Argentins instruits de la classe moyenne, par la désacralisation des relations personnelles durables et significatives. Il conclut que le contact éphémère avec des protagonistes continuellement changeants – même au-delà des frontières nationales – semble être la clef de ce « désancrage » au sein du circuit alternatif et du mouvement New Age, bien plus que la médiatisation de relations rendue possible grâce au développement des technologies de la communication.

INDEX

Mots-clés: désancrage, New Age, thérapies alternatives, transnationalisation Keywords: alternative therapies, disembedding, frame analysis, New Age, transnationalization

AUTHOR

MARIA JULIA CAROZZI

Maria Julia Carozzi est chercheur du CONICET (Conseil national pour la recherche scientifique et technologique) et professeur de l’Université Catholique Argentine. Elle est l’auteur de Nueva era y terapias alternativas. Construyendo significados en el discurso y la interacción (Ed. de la Universidad Católica Argentina, 2000) et éditeur de l’ouvrage collectif A nova era no Mercosul (Ed. Vozes, 1999). Elle poursuit actuellement ses recherches sur la religion et le corps.

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La transnationalisation du pentecôtisme brésilien : le cas de l’Eglise Universelle du Royaume de Dieu

Ari Pedro Oro

1 L’Eglise Universelle du Royaume de Dieu (EURD) est l’un des plus impressionnants phénomènes religieux des dernières décennies au Brésil et, dans un certain sens, dans l’ensemble du monde occidental. Fondée en 1977 à Rio de Janeiro, elle jouit aujourd’hui d’une grande visibilité, bien que, selon le dernier recensement national de l’année 2000, elle occupe la troisième place parmi les Eglises évangéliques brésiliennes, avec ses 2 millions de fidèles, ses 7.000 temples et ses 14.000 pasteurs1. Dans ce pays, elle est considérée comme un véritable empire économique et médiatique, et détient un réel pouvoir politique. C’est aussi l’Eglise du Sud qui, de toutes les Eglises évangéliques, rencontre le plus de succès dans son expansion transnationale, puisqu’elle a implanté des temples dans quatre-vingts pays des quatre continents. Il semble bien que pour cette Eglise, le terme » universel soit plus qu’un nom ; c’est une idée, une ambition » (Ruuth et Rodrigues, 2000 : 29).

2 Le présent article traite de cette dimension transnationale de l’Eglise Universelle. Evidemment, d’autres Eglises pentecôtistes brésiliennes ont traversé les frontières nationales. Tel est le cas de Dieu est Amour, Renaître en Christ et Assemblée de Dieu. Néanmoins, celles-ci sont loin d’avoir la même importance que l’EURD, même si l’Eglise Universelle est aujourd’hui une des nombreuses » méga-Eglises » à caractère mondial. Comme nous avons écrit ailleurs : « Les plus connues des méga-Eglises proviennent des pays du Nord. Il s’agit en particulier des Assemblies of God qui seraient présentes, selon leurs propres informations, dans 186 pays et atteindraient 35 millions de personnes. Les autres Eglises comme la Church of God, la Church of God of Profecy, la Four-square Gospel Church, la Church of God in Christ, la Rhema Church ou l’ International United Pentecostal Church ont des prétentions moindres, mais revendiquent parfois jusqu’à 10 millions de personnes. En dehors de ces Eglises émanant des Etats-Unis et de quelques autres très puissantes émanant de

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Grande-Bretagne (Apostolic Church) ou de Scandinavie (Eglise de la Pentecôte), il faut souligner la croissance récente d’Eglises multinationales provenant de pays du Sud. Elles sont issues de Porto Rico, du Mexique, d’Argentine, du Brésil, de Bolivie, du Nigeria, du Ghana, d’Afrique du Sud, de Corée, etc. » (Oro, Corten et Dozon, 2003 : 24)

3 En ce qui concerne la dimension transnationale de l’Eglise Universelle, nous nous attachons principalement à analyser, tel que le préconise R. Segato pour les études sur la transnationalisation religieuse, la manière dont elle se localise, s’« indigénise ». A partir de l’analyse de l’implantation de l’EURD en Argentine, au Portugal et en Afrique du Sud, nous verrons comment cette Eglise a développé une capacité toute particulière à s’adapter aux contextes culturels locaux2. C’est pourquoi, comme le soutient aussi R. Segato (1997), l’interprétation du succès de la transnationalisation de l’Eglise Universelle ne peut pas laisser de côté la référence à la nation. Mais, avant d’aborder la question de la transnationalisation de l’Eglise Universelle, nous allons analyser son succès sous trois angles : médiatique, économique et politique.

Les différentes facettes du succès de l’Église Universelle du Royaume de Dieu

4 Le fondateur de l’Eglise Universelle du Royaume de Dieu est le carioca3 Edir Macedo, cinquante-sept ans, ancien employé de la loterie de l’Etat de Rio de Janeiro qui est passé par le catholicisme et l’umbanda, avant de se convertir à l’Eglise évangélique Nova Vida à l’âge de dix-huit ans. En 1975, l’année de ses trente ans, il fonda, avec d’autres pasteurs, l’Eglise Croisade du Chemin éternel. Deux ans plus tard, en 1977, il la quitta pour créer l’Eglise Universelle du Royaume de Dieu, et demeure à ce jour son principal leader.

5 La plupart des membres de cette Eglise, comme l’ensemble des adeptes du pentecôtisme brésilien, occupent les places les plus basses de la pyramide sociale. D’après R. Mariano, « l’Universelle attire des Noirs et des mulâtres dans une proportion supérieure à la moyenne dans l’ensemble de la population. Puisque les Noirs et les mulâtres appartiennent aux couches les plus pauvres et les moins scolarisées, en raison de l’héritage de l’esclavage et de la discrimination raciale qu’ils continuent de subir dans tous les secteurs de la société brésilienne, ce fait est un autre indicateur de l’augmentation de cette dénomination religieuse, plus que les autres Eglises pente- côtistes, parmi les couches défavorisées » (Mariano, 2003 : 61).

6 L’Eglise Universelle adopte un modèle d’organisation institutionnelle assez centralisé et hiérarchique. Edir Macedo demeure le chef tout-puissant qui contrôle l’ensemble des activités de l’Eglise. En descendant dans la hiérarchie, on compte trois instances de pouvoir : le Conseil mondial des évêques, le Conseil des évêques du Brésil et le Conseil des pasteurs. Les temples locaux sont dirigés par des pasteurs consacrés (considérés comme étant confirmés) et des pasteurs nommés (considérés comme des auxiliaires). Pour la plupart, les pasteurs ne possèdent aucune formation en séminaires ou facultés de théologie. L’apprentissage de la fonction pastorale, à savoir prier, prêcher, exorciser, solliciter les offrandes et les dîmes, chanter, donner des conseils, etc., se fait ainsi dans la pratique. En-dessous des pasteurs, on trouve les ouvriers (obreiros), qui s’occupent du nettoyage des temples, de la réception des fidèles, du recueil des offrandes, de l’imposition des mains et des exorcismes pendant les séances de culte. Comme l’explique Mariano (2003 : 57) : » Le travail dévoué de milliers et milliers d’ouvriers

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(obreiros) s’avère crucial pour le bon fonctionnement d’une dénomination religieuse qui réalise des séances de culte tous les jours de la semaine, le matin et la nuit ».

7 Les trois, quatre ou cinq séances de culte quotidiennes, réalisées dans les temples de l’Universelle, s’organisent selon des objectifs associés à chaque jour de la semaine. Ces objectifs sont appelés « chaînes ». Ainsi, chaque lundi, on réalise la « chaîne de la prospérité », pendant laquelle on prie ensemble afin d’obtenir un emploi, de l’argent ou le succès dans les affaires. Les mardis sont consacrés à la « chaîne de la santé et de la désobsession », visant à se libérer des esprits malins censés être à l’origine des maladies. Tous les mercredis, on réalise la « chaîne des Fils de Dieu », où les fidèles prient pour tous ceux qui nécessitent d’une orientation spirituelle. Les jeudis sont consacrés à la » chaîne de la famille », afin de ramener l’harmonie dans les foyers. Les vendredis sont les jours dédiés à la « chaîne de la libération », pour tous ceux qui sont censés être possédés par les esprits malins, responsables pour la malchance, les vices, la pauvreté et, d’une façon générale, pour toute difficulté dans la vie quotidienne. Les samedis, on réalise la » chaîne de l’amour », qui rassemble tous ceux qui ont des problèmes au niveau sentimental. Enfin, les dimanches sont consacrés à la « Grande rencontre avec Dieu », quand sont célébrées des séances de culte spéciales, toujours avec la distribution de petits objets et autres biens symboliques, que les fidèles portent sur eux comme des amulettes.

8 Il est important de souligner que cet ordre des séances de culte quotidiennes, ainsi que l’ordre hiérarchique dont nous venons de parler, se retrouve dans tous les pays où l’Eglise Universelle s’est installée. Même dans les pays où l’Eglise ne possède que peu de temples, il est commun d’avoir au moins un évêque, qui représente la plus importante autorité religieuse de l’Eglise dans le pays. Cependant, dans les pays où l’Eglise possède un nombre plus important de temples, elle dispose de plusieurs évêques, accompagnés de pasteurs et d’ouvriers. Une des tâches des évêques à l’étranger est celle de maintenir une relation constante et même quotidienne avec le groupe dirigeant de l’Eglise, situé au Brésil, à travers de rapports d’activité, de plans d’expansion ecclésiale et de bilans financiers. Dans ce sens, bien que nous n’avions pas d’informations objectives sur ce thème, il semblerait que le contrôle international des Eglises Universelles, éparpillées de par le monde, soit fait à partir du Brésil (Rio de Janeiro et São Paulo), ainsi que des Etats-Unis. Voyons maintenant, plus en détails, comment l’Eglise est présente dans les médias.

a. La présence dans les médias

9 L’Eglise universelle est née et s’est développée en faisant usage des médias. En effet, dès l’origine, Edir Macedo loua des espaces à la Rádio Metropolitana de Rio de Janeiro, pour présenter un programme évangélique, puis a acquis au fil des années des radios émetteurs, au nombre de cinquante-deux aujourd’hui (21 AM et 31 FM).

10 En même temps, l’Eglise investit dans la télévision, tout d’abord en louant des espaces auprès des stations privées et plus tard, en 1989, en achetant TV Record pour 45 millions de dollars nord-américains. De nos jours, cette chaîne regroupe 63 stations de télévision et occupe la troisième place parmi les chaînes de télévision au Brésil. En outre, l’Universelle a récemment acheté la Rede Mulher (Chaîne Femme).

11 Jusqu’à ces dernières années, les programmes religieux télévisuels étaient diffusés tous les jours entre vingt-deux heures et neuf heures du matin. Aujourd’hui, ils débutent à

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minuit et finissent à sept heures. Mais tous les dimanches matins, l’ensemble de la Chaîne Record retransmet au niveau national le culte célébré au siège de l’Eglise à Rio de Janeiro ou à São Paulo.

12 Il est un autre domaine où dès le début l’EURD a investi, celui de la presse. Elle édite un journal hebdomadaire appelé Folha Universal, tiré à plus d’un million d’exemplaires, ainsi que les magazines Ester, Mão Amiga et Plenitude, et possède un site Internet (www.arcauni-versal.com).

13 Cette Eglise accorde autant d’importance aux médias brésiliens qu’aux médias étrangers, soit en proposant à ces derniers sa propre production, soit en louant des espaces dans les médias locaux. Ainsi, selon A. Fonseca, « dès 2001, la Record est diffusée aux Etats-Unis, tandis qu’en Afrique du Sud, en Angola et au Mozambique, il est possible de suivre sa programmation dès 1998. Dans ce dernier pays, l’Universelle est propriétaire de la station Record Miramar, qui atteint quatre-vingt pour cent du territoire national, concédée par le gouvernement socialiste dans le but de contrer l’Eglise catholique » (Fonseca, 2003 : 260).

14 En outre, continue l’auteur, dans la plupart des pays où elle s’est établie, l’Eglise Universelle diffuse des programmes dans les radios locales et publie des journaux : Tribuna Universal au Portugal, Universal News et Pare de Sufrir (destiné aux Hispaniques) aux Etats-Unis, Faith in Action et City News en Angleterre, Stop Suffering en Afrique du Sud, Pare de Sufrir au Chili et en Bolivie, Tribune Universelle en France.

15 On peut trouver plusieurs raisons à la présence dans les médias de l’Eglise Uni-verselle, comme d’ailleurs des autres Eglises pentecôtistes et néo-pentecôtistes. Une raison économique tout d’abord, en rendant publiques les dépenses ordinaires et extraordinaires de l’Eglise et en incitant les fidèles à apporter leurs contributions financières ; par prosélytisme ensuite, en donnant une grande publicité à l’Eglise, surtout par les témoignages de personnes converties et qui disent en avoir tiré bénéfice ; par désir de légitimation, en montrant, aux fidèles en particulier et à la société en général, quel est son pouvoir et sa capacité d’adaptation à la modernité ; dans le but de mobiliser enfin, en faisant connaître les actions et les oeuvres de l’Eglise afin d’attirer des nouveaux fidèles (Oro, 1996).

16 Néanmoins, ces raisons ne possèdent pas toutes la même importance. Comme l’écrit Fonseca, « l’Universelle ne fait pas appel aux médias dans le but d’amasser de l’argent, mais plutôt pour faire la publicité de ses produits et de la sorte attirer de nouveaux fidèles. Ceux-ci vont payer les services qu’ils vont utiliser et augmenteront ainsi la file des gens payant la dîme » (Fonseca, 2003 : 278).

b. Un empire économique

17 Au Brésil, à partir des années 1990, c’est-à-dire après l’achat de Rede Record, l’EURD est au centre d’importants débats portant sur ses méthodes hétérodoxes de recueil de l’argent ainsi que sur ses investissements économiques dans différents domaines, on l’accuse de profiter pour cela des facilités fiscales prévues par la loi aux associations à but non lucratif.

18 De fait, selon R. Mariano, l’Eglise Universelle est de nos jours propriétaire au Brésil de plusieurs entreprises, surtout dans le domaine médiatique comme nous venons de le voir, auquel s’ajoute des maisons d’éditions (Editora Gráfica Universal, Universal Produções

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et Ediminas S/A), mais aussi une société d’enregistrement de CD (Line Records), une autre spécialisée dans le traitement de données (Uni Line), une entreprise de construction (Unitec), une compagnie d’assurance (Uni Corretora), une société de production de vidéos (Frame), une agence de voyages (New Tour), ainsi que les entreprises Unimetro Empreendimentos et Cremo Empreendimentos, parmi d’autres. La LM Consultoria Empresarial e Participação administre quelques-unes de ces entreprises.

19 A l’étranger, outre plusieurs radios et TV émetteurs, l’EURD possède deux institutions financières (Invest Holding et Cable Invest) dont les sièges se trouvent dans les paradis fiscaux du Royaume-Uni : les îles Caïman et Jersey (Mariano, 2003).

20 La plupart des fonds de l’Eglise servant à acheter ou fonder des entreprises émanent des fidèles eux-mêmes, de leurs dîmes et de leurs offrandes. La motivation de ces derniers repose sur la prédication de la Théologie de la Prospérité, théologie qui s’est épanouie aux Etats-Unis et introduite au Brésil par l’EURD. Comme le dit Mariano, » ce courant théologique, grosso modo, prône que tout chrétien [...] a acquis le droit, dans cette vie et dans ce monde-ci, à une parfaite santé physique, à la prospérité matérielle et à une vie heureuse, libérée de la souffrance et des méfaits du diable. D’après ces prédicateurs, le plus important est que Dieu non seulement a promis comme, dans le plan spirituel, il a déjà octroyé ces bénédictions à l’ensemble des croyants. Il revient alors au chrétien d’en prendre possession » (ibid.).

21 De cette façon, dans l’EURD, le rigorisme ascétique typique du pentecôtisme est dépassé dans une certaine mesure par l’exaltation de la richesse, par la stimulation du désir de jouir des biens matériels, ainsi que par la glorification du bien-être ici-bas. Il en découle que l’attente du Messie et de la vie éternelle est en bonne mesure remplacée par la promesse d’une récompense dans cette vie (ibid.).

22 Bien évidemment, l’EURD, comme d’autres Eglises néo-pentecôtistes, dans la mesure où elle a abandonné le rigorisme éthique au profit de la prospérité, a attiré à elle des individus appartenant aux couches moyennes de la société (Corten, 1995). Cependant, dans la logique de ces Eglises, la prospérité dépend de l’acte de foi du fidèle et celui-ci est mesuré à l’aune de la dîme et des offrandes qui lui sont faites. Ce point-là est d’ailleurs à l’origine d’une importante polémique suscitée par l’EURD du fait qu’elle touche un sujet où prévalent deux différentes logiques à l’œuvre au sein de la société. Tandis que pour les fidèles prédomine la logique du sacrifice et du don, qui peut être matérialisée par l’argent, pour les laïcs, payer pour une religion ne semble pas convenable (Oro et Seman, 1999). Mais, étant donné que les fidèles font des offrandes par souci de sacrifice, et qu’ils considèrent légitime et tout à fait logique le fait de dépenser leur argent pour le sacré et le surnaturel (Mariz, 1995 : 28), ils ne se considèrent pas comme économiquement exploités et n’accusent pas l’Eglise d’abus financier.

c. Un pouvoir politique

23 L’EURD met en œuvre dans le champ politique le même esprit entrepreneur et rationnel qui lui a si bien réussi dans les domaines économique et médiatique. Elle obtint son premier succès au Brésil lors des élections de 1994, quand elle a fait élire six députés au Congrès national et huit députés aux assemblées des Etats, chiffres portés respectivement à dix-sept (quatorze d’entre eux venant de l’Eglise elle-même et trois autres étant appuyés par l’Eglise) et vingt-six en 1998 (Fonseca, 1998 : 20). La

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participation de l’EURD à la politique brésilienne a fortement contribué à former le plus grand bloc évangélique (bancada evangélica) de l’histoire du Brésil, avec cinquante-trois députés appartenant à treize Eglises différentes (Magazine Época, 2 octobre 2000). Il s’agit en effet du « quatrième plus grand bloc capable de faire barrage lors de votes et de provoquer des négociations avec le gouvernement, comme d’ailleurs il a déjà fait » (Diário Catarinense, Florianópolis, 30 juillet 2000).

24 Une étude effectuée par P. Freston a montré que des quatorze députés de l’EURD, membres de cette Eglise depuis quinze ans environ, quatre-vingt pour cent étaient des pasteurs ou des évêques, ayant développé des activités dans les médias, et aucun, à une exception près, n’était inscrit à un parti politique avant son élection. Freston présente aussi le profil type du député de l’EURD : » [...] is thus a White man in his 40s, without higher education; a non-Protestant until converting to the Universal Church in the 1980s, he is now a pastor and presenter of church radio or television programs, and possibly involved in church social programs; he is now in his first legislature, with no previous political experience or party involvement » (Freston, 2000 : 300).

25 Les dix-sept députés de l’EURD ont tous été élus dans des partis de centre-droit. Néanmoins, s’ils ont soutenu l’ancien président Fernando Henrique Cardoso lors de son premier mandat, ce ne fut pas le cas lors du second mandat. D’après le discours de l’Eglise, le passage à l’opposition est dû à la faible attention donnée par le gouvernement aux problèmes sociaux.

26 Pour obtenir un tel succès dans le champ politique, l’EURD réalise des œuvres d’assistance sociale – ce qui lui permet, comme remarque A. Corten (1997 : 29), « [...] de se constituer une base électorale ». De plus, elle mobilise sa machine médiatique, faisant usage, dans le champ politique et dans la construction de sa représentation politique, de quelques principes axiologiques et doctrinaires de l’Eglise. Ainsi, elle actionne le principe millénariste, selon les nouvelles véhiculées par la presse nationale sur la corruption dans le domaine politique. Bien qu’elle ne soit pas seule à le faire, l’EURD s’indigne des scandales de corruption politique et en appelle à « une grande réforme spirituelle dans la vie du peuple brésilien », par la bouche de son principal leader politique, l’évêque Rodrigues. Pour elle, la lutte pour la moralisation de la politique suppose la conception d’une bataille spirituelle fondée sur un discours qui fait directement appel aux « forces invisibles » à l’œuvre dans la politique (Corten et Mary, 2000), c’est-à-dire que la symbolique de la diabolisation est une clef essentielle pour analyser les « maux » de la politique dus à Satan : » Les esprits qui agissent dans la politique, a dit récemment l’évêque Rodrigues, ce sont les esprits dominateurs, les princes des ténèbres » (Journal do Brasil, Rio de Janeiro, 29 octobre 2001). L’EURD est sûre de pouvoir libérer la politique de l’emprise du pouvoir démoniaque en instaurant la politique du Bien contre la politique du Mal.

27 Il faut souligner que cette mainmise politique de l’EURD ne concerne que le Brésil, car des tentatives semblables effectuées au Portugal se sont soldées par un échec.

La transnationalisation de l’Église Universelle du Royaume de Dieu

28 Venons à présent à un autre aspect du succès rencontré par l’EURD : son implantation dans quatre-vingt pays. Cet exploit est d’autant plus impressionnant quand on sait qu’à

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l’étranger la gestion du pouvoir au sein de cette Eglise est encore plus centralisée et que les pasteurs sont pour la plupart des Brésiliens. D’ailleurs, le recrutement des personnels locaux ne concerne que deux niveaux de l’organisation de l’Eglise : d’une part, le recrutement d’« ouvriers » (obreiros), pour la plupart des jeunes des deux sexes, qui reçoivent les fidèles et surveillent leur comportement pendant le culte ; d’autre part, un groupe formé de différents spécialistes, tels que les avocats, qui ouvrent dans l’intérêt de l’Eglise et sont des intermédiaires avec les autorités des différents pays.

29 Comme le concept de transnationalisation – de même que ceux très proches de globalisation, mondialisation, déterritorialisation, etc. – est controversé et polysémique4, je précise que c’est dans le sens que lui donnent B. Badie et M. C. Smouts que j’utilise ce terme. Selon ces auteurs, on assiste de nos jours à la montée de flux transnationaux relevant de groupes privés qui se dotent de moyens d’actions adaptés et qui se réalisent hors de l’Etat et en ignorant les frontières. Pour ces auteurs, une relation transnationale est « toute relation qui, par volonté délibérée ou par destination, se construit dans l’espace mondial au-delà du cadre étatique national et qui se réalise en échappant au moins partiellement au contrôle ou à l’action médiatrice des Etats » (Badie et Smouts, 1995 : 70). Ils distinguent également les flux produits par des organisations non gouvernementales et ceux qui dérivent de la combinaison d’actions individuelles multiples. Les flux religieux, organisés par les Eglises, les associations culturelles, les sectes ou par les groupes de prêcheurs, se rattachent à la première catégorie. La seconde est constituée par l’agrégation de démarches individuelles (ibid. : 71).

30 L’expansion internationale de l’Eglise Universelle découle de sa seule décision en fonction de ses propres intérêts et les rapports qu’elle entretient avec les Etats se situent uniquement sur le plan légal, pour obtenir passeports et visas pour ses pasteurs, ou payer ses impôts. Le choix d’un pays ou d’une ville où s’installer obéit toujours à la même procédure. Le groupe directeur établit en premier lieu une liste des pays et des villes où l’Eglise est susceptible de s’installer, en tenant en compte la présence de Brésiliens ou d’Hispaniques qui sont autant de membres potentiels. Une fois le choix effectué, des locaux sont loués, surtout des cinémas ou des commerces désactivés dans des zones de grande fréquentation. C’est alors que le travail de prosélytisme peut commencer.

31 L’expansion internationale de l’Eglise Universelle a débuté en 1985 avec l’ouverture d’un temple au Paraguay. Puis ce sont les Etats-Unis en 1986 et l’Argentine et le Portugal en 1989 (Freston, 2001). Si au début l’expansion est lente, le rythme s’accélère à partir des années 1990 : 221 temples en 1995, 500 en 1998 et 1.000 en 2001. Et la croissance continue. Selon A. Corten, l’EURD est présente de nos jours dans tous les pays d’Amérique latine, sauf en Haïti, dans la moitié de l’Afrique, au Canada, aux Etats- Unis, et dans une douzaine de pays européens. Elle se développe aussi en Europe de l’Est et dans quelques pays d’Asie (Corten, 2002). Soit au total quatre-vingts pays, même si dans la plupart d’entre eux la présence de l’Eglise n’est que symbolique. En effet, les pays où l’on compte plus de 50 temples sont, outre bien sûr le Brésil, l’Argentine, le Venezuela, le Portugal, le Royaume-Uni, la Côte d’Ivoire, le Mozambique, l’Afrique du Sud et les Etats-Unis.

32 Examinons maintenant trois pays – Argentine, Portugal et Afrique du Sud – où l’Eglise Universelle connaît une grande expansion au niveau quantitatif et où elle a su s’adapter aux cultures locales. Nous les avons choisis parce que, outre fournir des

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exemples issus de différents continents, nous disposons à présent de données ethnographiques consistantes sur ces pays qui, d’une certaine façon, constituent trois » cas exemplaires » de l’adaptation de cette Eglise aux cultures locales. Il s’agit là, probablement, d’une situation récurrente dans d’autres pays où l’EURD a connu du » succès » dans sa multiplication de temples et dans le rassemblement de fidèles. Cela pourrait nous amener à penser que la difficulté à trouver des brèches pour l’insertion dans les cultures locales puisse être un élément d’explication à « l’échec » relatif de l’Eglise dans d’autres pays, où elle stagne ou avance lentement. Toutefois, seulement de nouvelles recherches dans les différents pays pourront confirmer une telle hypothèse.

a. L’Eglise Universelle du Royaume de Dieu en Argentine

33 C’est à la fin des années 1980 que l’EURD ouvre ses premiers temples en Argentine, à Buenos-Aires. Si les débuts sont difficiles, à partir de 1995, elle connaît un grand développement. Aujourd’hui, on compte plus de quatre-vingts temples répartis dans les principales villes du pays.

34 Le discours de l’EURD est bien reçu, en particulier parmi les segments supérieurs des basses couches sociales et les segments inférieurs des couches moyennes urbaines. Il s’agit des secteurs qui, comme au Brésil, souffrent à l’heure actuelle des effets récessifs de la politique néolibérale et qui espèrent pouvoir, grâce à l’Eglise, surmonter la crise socio-économique et trouver le bien-être qui leur fait défaut au quotidien (Oro et Seman, 2001).

35 Bien qu’il soit difficile d’avancer un chiffre quant au nombre de fidèles en Argentine, P. Seman estime pouvoir l’évaluer à partir de la capacité de mobilisation sociale de l’EURD. Il signale qu’à Noël 2001, elle a rassemblé entre 40.000 et 50.000 personnes dans un stade de football de Buenos Aires (Seman, 2003).

36 De même qu’au Brésil, en Argentine l’EURD est présente dans les médias, notamment à la radio et à la télévision avec des programmes nocturnes, et par le journal qu’elle publie, Folha Universal. Aussi elle mène des campagnes d’assistance sociale dans le but d’acquérir une plus grande légitimité, surtout dans les départements et les villes de province où elle a dû faire face à une certaine hostilité en raison de son prosélytisme dynamique.

37 Le relatif succès de l’Eglise Universelle en Argentine est dû à son adaptation à la culture locale. En effet, l’un des aspects importants de la doctrine de l’EURD est la représentation du démon comme étant à l’origine des maux et de toutes les afflictions. Au Brésil, cette diabolisation prend le visage des religions afro-brésiliennes (candomblé, umbanda, ). En Argentine aussi, la figure du démon est présente dans les sensibilités religieuses, en particulier du catholicisme populaire, bien qu’elle demeure dans l’ombre. Néanmoins, étant donné que dans la société argentine les religions afro-brésiliennes n’ont pas le même impact qu’au Brésil, la diabolisation affecte surtout les guérisseurs (curanderos), ou relève du mauvais-œil et de la jalousie. Mais – et ils montrent là leur grande capacité d’adaptation – les pasteurs ajustent leurs exorcismes » aux aspects psychologisés de la culture des fidèles argentins » (Seman et Moreira, 1998 : 103). Autrement dit, dans ce pays, les démons ne sont pas identifiés, comme au Brésil, avec les entités du panthéon afro-brésilien mais plutôt avec le mal- être, entendu dans une perspective psychologique. Ainsi, l’Eglise Universelle ne

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renonce pas à la diabolisation, mais elle la réinterprète en mettant en rapport certains éléments propres de la société argentine avec son discours peuplé d’entités malignes : « Les fidèles apprennent que les démons sont à l’origine du mal-être qu’auparavant ils expliquaient de façon différente et l’Eglise modifie le répertoire des infortunes censés être causés par des démons, ainsi que la manière dont ils se produisent » (ibid. : 104).

38 L’EURD offre donc aux fidèles des couches populaires argentines ce qu’elles ne trouvent pas dans les différentes versions du pentecôtisme local, en attribuant au démon les maux de la vie urbaine et moderne tels que l’angoisse existentielle, le stress et la dépression, maux dont elle déclare pouvoir libérer les fidèles moyennant l’exorcisme.

39 Cela étant, pour les adeptes argentins de l’EURD, celle-ci ne constitue pas seulement une Eglise et des fidèles de plus, mais elle correspond à une façon d’être pentecôtiste spécifique et nouvelle, adaptée au contexte argentin.

b. L’Eglise Universelle du Royaume de Dieu au Portugal

40 L’implantation de l’Eglise Universelle au Portugal s’est faite fin 1989, aux environs de Lisbonne, concrétisant ainsi une étape importante de la stratégie d’expansion de l’EURD vers d’autres pays européens et africains de langue portugaise (Freston, 2001). Ceci, comme le dit Marion Aubrée, parce qu’il existe » [...] des migrants d’origine portugaise dans presque toutes les capitales d’Europe de l’Ouest et c’est à travers cette filière migratoire que l’EURD a commencé à se développer dans cette région du monde » (Aubrée, 2000 : 155).

41 L’implantation au Portugal a été plus facile que dans beaucoup d’autres pays, principalement pour trois raisons : l’absence de la barrière de la langue pour les pasteurs brésiliens ; l’absence de la barrière religieuse étant donné que, comme au Brésil, la plupart de la population portugaise est catholique ; l’entrée commune dans l’économie néolibérale à partir de la décennie 1970 (Mafra, 2003).

42 Néanmoins, lors de son arrivée au Portugal, l’EURD fut prise à partie lors de débats locaux relatifs aux sectes et à leurs méfaits. Plus tard, la presse portugaise reproduisit des informations venues du Brésil concernant les scandales financiers et les profits de l’Eglise. En 1996, les journaux annoncèrent que l’EURD faisait l’objet d’une enquête judiciaire. Et en 1999, l’EURD revint à la une des journaux dans le cadre des débats sur la reformulation de la loi de Liberté religieuse, octroyée cette année-là. Mais c’est l’année 1995 qui fut la plus difficile pour l’EURD au Portugal, car elle eut à subir des actions xénophobes après avoir déclaré son intention d’acheter le Coliseu do Porto et de construire un parti politique, le Parti des Gens (Partido da Gente).

43 Le Coliseu est vu par les habitants de Porto comme étant le plus traditionnel parmi les lieux de spectacles et quand, en août 1995, l’UAP (l’une des principales compagnies d’assurance de la région), son propriétaire, a annoncé que l’EURD était en train d’acheter l’immeuble, le syndicat des artistes, des intellectuels, des politiciens et une partie de la population, ont exprimé publiquement leur mécontentement. Trois mois plus tard, une manifestation publique qui se tenait devant le Coliseu fut retransmise par la télévision. C’est alors que furent tenus des propos xénophobes, bien que la teneur générale des discours portait sur la défense de l’immeuble, » symbole de la vie publique de Porto ». Une semaine plus tard le président lui-même, Mario Soares, intervint dans le conflit et, finalement, en janvier 1996, la » Société des Amis du Coliseu do Porto », qui venait d’être créée, a acheté l’immeuble. De même, le projet de création d’un parti

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politique n’eut pas de suite en raison de l’opposition manifestée par plusieurs secteurs de la société portugaise. Ce projet de l’Universelle a ainsi échoué de la même manière que l’acquisition du Coliseu do Porto (Mafra, 2002).

44 Quoi qu’il en soit, et comme nous l’avons dit, ce fut la seule tentative de l’Eglise Universelle de participer directement à la vie politique d’un pays en dehors du Brésil. Ce qui ne veut pas dire pour autant que cette Eglise ne soit pas impliquée et insérée dans l’espace public des pays où elle s’est installée, notamment par sa présence dans les médias et son travail d’assistance sociale.

45 Néanmoins si, au Portugal, l’EURD n’a pu faire aboutir les deux projets dont nous venons de parler, elle a, comme le souligne C. Mafra, recueilli les fruits de sa persévérance, grâce surtout à l’évêque Marcelo Brayner, alors responsable de l’Eglise au Portugal, qui a su » [...] renforcer les aspects plus libertaires de l’influence de l’EURD, a défendu fermement le droit des citoyens à avoir des opinions religieuses diffé-rentes, le droit à la liberté et à l’égalité devant la loi, et qui a su faire preuve de son mépris à l’égard de toute persécution. Ce faisant, il a mobilisé l’opinion publique portugaise en sa faveur et il a indiqué une voie possible pour la solidification de l’institution au Portugal, tout en menant le combat public rigoureusement, s’appuyant sur la loi » (Mafra, 2002 : 204).

46 D’ailleurs, remarque Mafra, tant au Brésil qu’au Portugal l’EURD a toujours su utiliser en sa faveur les » théories persécutives », en même temps qu’elle a prêté sa contribution à la construction du pluralisme religieux au Portugal (ibid. : 63-65). Malgré donc la mobilisation des médias portugais et les différentes oppositions au sein de la société, l’EURD n’a pas perdu sa popularité au Portugal. Le démontre le fait « qu’en 1994 elle possédait treize temples et qu’en 1999 elle en avait plus de quatre-vingt-dix. Ceci veut dire que, comme au Brésil, les conflits spectaculaires entre la presse et l’Eglise semblent avoir provoqué un résultat contraire à celui qui était recherché : depuis 1995 [...] l’Eglise grandit énormément » (Mafra, 2001 : 2).

47 En outre, et à nouveau comme au Brésil, depuis son installation au Portugal, l’EURD s’est attachée à structurer son réseau médiatique, en achetant des radio-émetteurs qui étaient dans une situation économiquement difficile, en diffusant des programmes télévisés et le journal Tribuna Universal. Ainsi, l’Eglise a pris sa place dans la vie publique portugaise, faisant connaître ses activités religieuses et ses campagnes d’assistance sociale5.

48 Comme dans les autres pays, il est difficile d’estimer le nombre de fidèles de l’EURD au Portugal. Selon Mafra, depuis 1994, les évêques et les pasteurs de cette Eglise annoncent le chiffre – contestable – de plus de 200.000 fidèles. Le profil social des adeptes de l’Eglise au Portugal ne serait pas différent de celui du Brésil : il s’agit surtout de femmes, issues des couches populaires et ayant une faible scolarité, bien qu’elle attire aussi un public de classe moyenne et même moyenne haute (Mafra, 2002b).

49 Clara Mafra attire l’attention sur deux aspects importants pour la compréhension du développement de l’EURD dans ce pays. Tout d’abord, dès le début, les pasteurs brésiliens ont tenu un discours où ils soulignaient le besoin de combattre le démon au Portugal, » [...] un pays qui, disaient-ils, vivait dans la ‘queue de la communauté européenne alors que sa place est à la tête’ ; qui avait des gouverneurs peu préoccupés par les problèmes internes ; qui comptait sur des politiciens n’accordant que peu

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d’attention à la situation des personnes âgées, des prisonniers, des enfants, des chômeurs, des gens faiblement scolarisés » (Mafra, 2003: 170).

50 Paul Freston remarque aussi que l’implantation de l’EURD au Portugal coïncide avec l’entrée de ce pays dans la Communauté économique européenne, et que ce fait a conduit des gens, qui ne voyaient pas leurs aspirations suscitées par la nouvelle condition du pays se concrétiser, à adhérer à cette Eglise, attirés par sa Théologie de la Prospérité (Freston, 2001).

51 Deuxièmement, l’EURD a su s’adapter à la culture portugaise, comme le démontre l’exemple de la » société de quartier » (sociedade de bairro), selon l’expression d’Antonio Firmino da Costa. Dans cette société, la territorialité est fondamentale ; les quartiers sont toujours dépendant d’un centre et sont les uns les autres en concurrence pour la plus grande » authenticité ». L’Eglise Universelle n’est pas entrée dans une telle société, où d’ailleurs le neuf et l’étranger sont marginalisés. Elle s’est lentement appropriée la façon de faire des quartiers où les associations locales font office de médiateurs entre la population et les mairies. L’EURD a mis en place un réseau territorialisé, composé d’environ cent lieux de culte, avec Lisbonne comme siège central et plus précisément l’Eglise de l’Empire (Igreja do Império). Ainsi, le réseau institutionnel de l’EURD fonctionne de façon semblable à une société de quartier. Comme le remarque Mafra, » les Eglises sont également rivales au niveau national » (Mafra, 2001 : 11). Mais, elles diffèrent des associations de quartier en ce qu’elles ne concourent pas pour la fête de saint la » plus authentique ou la plus grandiose », mais plutôt pour » [...] la fête d’anniversaire de l’Eglise la plus fastueuse, pour le temple qui a réussi à faire venir pour sa célébration locale l’homme de Dieu le plus prestigieux, pour le plus grand nombre de baptêmes célébrés dans le mois, pour la plus importante quantité de dons rassemblés lors de la dernière campagne » (Mafra, 2001 : 12).

52 Il est évident que l’EURD a recours à ce langage, qui n’est non pas le sien mais celui de la société de quartier, pour en faire un » langage de séduction », un » […] appât, un appel d’où la cosmologie de l’EURD va gagner en crédibilité » (ibid.), en même temps qu’un espace d’expression pour tous ceux qui ne sont pas satisfaits de cette dynamique identitaire. Cela étant, » l’Eglise Universelle a mis en œuvre au Portugal une stratégie dont on peut dire qu’elle substitue la compétition de la fête du saint par la fête de l’Eglise » (Mafra, 2003 : 172 ).

53 Enfin, Mafra reconnaît l’importance des pasteurs brésiliens de l’Eglise Universelle pour trouver les points de convergence entre « plusieurs théories implicites dans le sens commun portugais et les préceptes normatifs et doctrinaires de l’Eglise ». Le prestige de ces pasteurs-là émane du fait de pouvoir » [...] avec leurs discours chargés de métaphores et des termes polysémiques, indiquer à leurs adeptes comment ils pourront recréer des totalisations provisoires [adaptées] au point de vue local » (Mafra, 2001 : 20).

c. L’Eglise Universelle du Royaume de Dieu en Afrique du Sud

54 L’Eglise Universelle arrive en Afrique du Sud en 1993 en partie avec les émigrés angolais et mozambicains. Mais, comme le dit Corten, dès le début, elle cherche à être reconnue autrement que comme une Eglise d’immigrés. » Avec dix-sept temples en 1995 (principalement dans la région de Johannesburg), l’EURD s’est implantée dans toutes les provinces et comptait 115 temples en 1998 et 181 en 2001 » (Corten, 2003 :

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138 ). En dépit de ce nombre important, elle est maintenue à l’écart des canaux télévisuels par l’Etat, mais a accès à la radio et à la presse par un journal hebdomadaire, le Universal News, tiré à cent mille exemplaires.

55 Corten rappelle que l’EURD s’est implantée en Afrique du Sud juste avant que la page de l’apartheid soit tournée. En effet, c’est en 1990 que Mandela a été libéré et en 1994 qu’ont eu lieu les premières élections libres. Les Eglises pentecôtistes ont joué un rôle ambigu dans la lutte contre l’apartheid. La plupart d’entre elles » avaient plutôt tendance à suivre la ligne de la très afrikaner NGK (Eglise réformée hollandaise) ayant prétendu trouver dans la Bible un fondement à l’apartheid, que d’adopter les positions plus progressistes des Eglises méthodiste, anglicane et catholique » (Corten, 2003 : 140).

56 Selon cet auteur, étant donné l’attitude ambiguë des Eglises pentecôtistes vis-à-vis de l’apartheid, l’EURD est arrivée à point nommé pour occuper une place laissée vacante. Il faut dire tout d’abord que, selon une lecture sud-africaine, l’EURD est une Eglise provenant d’un pays dit d’intégration raciale, de métissage réussi, autrement dit, un pays de conciliation inter-raciale, tel que l’envisageait l’Afrique du Sud de l’après- apartheid. Néanmoins, la fin de l’apartheid politique ne signifiait pas la fin de l’apartheid économique et social. C’est là que l’EURD, ainsi que d’autres Eglises qui prêchent la Théologie de la Prospérité, sont intervenues. Mais, alors que ces dernières attirent plutôt les couches moyennes, l’EURD s’adresse davantage aux couches populaires. En effet, » l’Eglise Universelle est de nature à offrir aux populations frustrées par une amélioration des conditions de vie qui se fait attendre, un canal fantasmatique d’attente. L’esprit de défi et de risque, enseigné à l’Universelle, renforce la confiance en soi-même. [...] Premier signe de succès social, encouragé dans les prédications » (Corten, 2003 : 143).

57 Par ailleurs, à l’heure actuelle, le pouvoir politique sud-africain défend l’idéologie de la renaissance africaine, conçue comme un projet de modernisation visant à donner à l’Afrique du Sud une nouvelle place dans l’économie mondiale. Or, selon Corten, » l’EURD trouve dans cette idéologie de la Renaissance africaine et du rôle que l’Afrique du Sud s’y attribue, une conception homologue à sa conception de l’uni- versalité. Cette homologie [...] se double, dans la phase actuelle, d’une position assez symétrique vis-à-vis du néo-libéralisme. Le modèle de croissance de l’EURD relève d’une stratégie de multinationale, s’implantant ici ou fermant là en fonction d’études de marché » (ibid.).

58 Il apparaît donc que le succès relatif de l’implantation de l’EURD en Afrique du Sud tient au fait que cette Eglise a su s’adapter à l’actuel contexte politico-culturel de ce pays. L’EURD » semble avoir découvert un rôle spécifique à jouer dans le contexte post- apartheid en offrant certains imaginaires de mobilité sociale et en s’associant au rôle de Renaissance africaine [...] » (ibid.).

Conclusions

59 L’Eglise Universelle est née au Brésil et s’est répandue de par le monde parallèlement à la dite globalisation. Il est possible que cette situation ait contribué à favoriser la transnationalisation de cette Eglise. Néanmoins, j’ai montré dans cet article que son universalisation est due avant tout à sa capacité à s’adapter aux cultures locales. C’est pourquoi je considère que la transnationalisation de l’EURD est un succès, qui n’est pas

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dû au hasard mais qui découle de ses activités et de ses pratiques cohérentes et logiques.

60 J’ai laissé de côté l’analyse des changements locaux entamés par l’Eglise Univer-selle6. De même demeurent ouvertes deux questions théoriques, que je vais ici à peine esquisser. En premier lieu, en se transnationalisant, cette Eglise a-t-elle changé et, si oui, en quoi? A ce stade de son expansion, il me semble qu’elle a réussi à s’adapter aux cultures locales tout en préservant son propre ethos, c’est-à-dire qu’elle est parvenue, malgré les changements évidents qui accompagnent tout processus de transnationalisation, à préserver ses principes fondamentaux qui font d’elle une Eglise à part entière dans le champ pentecôtiste latino-américain.

61 En deuxième lieu, comment cette Eglise réussit-elle à articuler visées universelles et visées locales? C. Mafra propose une réponse à laquelle j’adhère puisqu’elle correspond à l’analyse que j’ai faite de l’implantation de l’EURD en Argentine, au Portugal et en Afrique du Sud. Selon elle, l’Eglise Universelle parvient à maintenir un équilibre entre les pressions locales et les expectatives modernisantes transnationales, en n’ignorant aucun des deux côtés et sans que les gens soient obligés de choisir l’un des deux (Mafra, 2002 : 113).

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WILLAIME, Jean-Paul, 1999, « Le Pentecôtisme: contours et paradoxes d’un protestantisme émotionnel », Archives des sciences sociales des religions, 105(1), janvier-mars, pp. 5-28.

NOTES

1. Selon ces paramètres les deux premières Eglises sont elles aussi pentecôtistes, à savoir l’Assemblée de Dieu, fondée en 1911, avec 4,5 millions de fidèles, 22.000 temples et 21.000 pasteurs, et l’Eglise Congrégation Chrétienne du Brésil, fondée en 1910, avec 2,2 millions de fidèles, 14.300 temples et 18.700 pasteurs. L’EURD, en raison des changements introduits dans le pentecôtisme traditionnel, aussi bien par rapport à ses activités sociales qu’à sa doctrine, est considérée comme une Eglise néo-pentecôtiste. Ce dernier point, cependant, est loin de faire l’unanimité parmi les spécialistes (Oro, 1996 ; Pierucci et Prandi, 1996 ; Mariano, 1999 ; Willaime, 1999 ; Corten, 1999 ; Aubrée, 2001). D’après Paul Freston, « le Brésil détient la deuxième plus grande communauté de pratiquants du protestantisme au monde, et la plus grande communauté de pentecôtistes » (Freston, 2001 : 198). 2. Ce fait semble être courant dans la mouvance pentecôtiste. A ce propos, P. Sanchis (1997) montre de manière exemplaire comment le pentecôtisme s’est intégré, de façon toujours plus organique, dans le champ culturel et religieux du Brésil, et notamment du Brésil populaire. 3. Le terme carioca désigne les habitants de la ville de Rio de Janeiro. 4. Pour une analyse des controverses autour de ces concepts dans l’anthropologie française, voir Capone, 2002. 5. Selon Freston, au Portugal, l’EURD met l’accent sur le travail social : distribution de nourriture et de vêtements, travail avec les drogués, avec les personnes âgées et avec les orphelins. De cette

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façon, elle cherche une légitimité niée par des importants secteurs sociaux de ce pays (Freston, 2001 : 203-204). 6. Ainsi, par exemple, selon Clara Mafra, au Portugal l’EURD interfère dans les coutumes traditionnelles de la population, telles que le port du noir par les veufs, les fêtes des villages, les touradas, les bougies pour les morts, la réalisation du paiement des promesses, etc. (Mafra, 2002 : 84).

RÉSUMÉS

Ce texte analyse la dimension transnationale de l’Eglise Universelle du Royaume de Dieu, une Eglise pentecôtiste brésilienne née en 1977 à Rio de Janeiro et qui jouit aujourd’hui d’une grande visibilité au Brésil et dans d’autres pays en raison de son insertion dans les médias, l’économie et la politique. Nous verrons que son implantation dans quatre-vingts pays est due à sa grande capacité à s’adapter aux différentes cultures locales. Dans ce sens seront analysés trois cas, à savoir l’implantation de cette Eglise en Argentine, au Portugal et en Afrique du Sud.

This paper analyses the transnational dimension of the Universal Church of the Kingdom of God, a Brazilian Pentecostal church founded in Rio de Janeiro in 1977. It enjoys today a large visibility in Brazil as well as in other countries because it is well introduced in the media, the economy and the politics. We shall see that its introduction in 80 different countries was possible thanks to its great capacity to adapt to different local cultures, as shown by three different case studies, i.e. the introduction of this Church in Argentina, in Portugal and in South Africa.

INDEX

Keywords : globalisation, transnationalization, pentecostalism, Universal Church of the Kingdom of God Mots-clés : mondialisation, transnationalisation, pentecôtisme, Eglise Universelle du Royaume de Dieu

AUTEUR

ARI PEDRO ORO

Ari Pedro Oro est professeur d’anthropologie à l’Université fédérale de Rio Grande do Sul (Brésil) et chercheur du CNPq. Il mène actuellement des recherches sur latransnationalisation des religions afro-brésiliennes et des Eglises pentecôtistes « brésiliennes » dans les pays du Mercosul, et notamment en Uruguay et Argentine. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels Axé Mercosul : a expansão das religiões afro-brasileiras para os países do Prata (Ed. Vozes, 1999), et éditeur de l’ouvrage collectif Globalização e Religião (Ed. Vozes, 1997).

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Dossier : Pentecôtisme au Burkina- Faso

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Les Assemblées de Dieu du Burkina Faso en contexte1 A propos de : P.-J. LAURENT, Les pentecôtistes du Burkina Faso. Mariage, pouvoir et guerison, Paris, Karthala, 2003

Joël Noret

RÉFÉRENCE

P.-J. LAURENT, Les pentecôtistes du Burkina Faso. Mariage, pouvoir et guerison, Paris, Karthala, 2003.

1 La présence des Assemblées de Dieu (AD) en Afrique de l’Ouest dans la deuxième décennie du XXe siècle et leur développement progressif en pays mossi à partir de 1921 illustrent à merveille l’implantation extrêmement rapide du pentecôtisme en Afrique, presque contemporaine de la naissance même du mouvement ; le phénomène a déjà été souligné de nombreuses fois. Là n’est pas, toutefois, l’objet principal de l’ouvrage dont il va être question ici, même si on y trouve une partie historique d’une quarantaine de pages, dont une vingtaine consacrées à l’histoire proprement dite de l’Eglise au Burkina Faso.

2 L’étude de Pierre-Joseph Laurent, fruit d’une dizaine d’années de fréquentation des Assemblées de Dieu burkinabées, propose plutôt, d’une manière générale, une compréhension de celles-ci qui fait largement appel au contexte social dans lequel elles se sont développées, surtout depuis le milieu des années 1980. A de nombreuses reprises, l’auteur nourrit en effet son étude d’analyses plus générales du contexte social national ou africain, qui éclairent utilement l’objet principal de l’ouvrage. C’est pour souligner cette attention soutenue au contexte qu’a été choisi le titre de cette note, mais c’est aussi parce que je souhaite, dans la seconde partie de ce texte, rebondir sur certains éléments du contexte transnational dans lequel dès le début se sont trouvées inscrites les Assemblées de Dieu du Burkina Faso. En effet, sur ce contexte, l’exposé de

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l’auteur souffre de certaines imprécisions et de certains manques d’une part, et peut faire l’objet de prolongements intéressants d’autre part.

3 Exemplaire tout d’abord du souci du contexte social « local », que l’auteur expose avec une maîtrise indéniable, est l’analyse qu’il propose de la mise en place du mariage pentecôtiste. Les transformations de la famille étendue et de l’institution lignagère sont en effet au centre des évolutions qu’accompagnent les développements des Assemblées de Dieu en milieu rural mossi, et l’auteur montre bien comment l’alliance pentecôtiste, permise par la protection d’un « Dieu de puissance », se présente comme un produit synthétique qui intègre subtilement les différentes tensions parcourant la société et la famille mossi tout en continuant à pouvoir se justifier bibliquement : « le mariage protestant tente de régler, à travers une alliance qui se voudrait définitive, à la fois la quête du libre choix du conjoint, les impératifs lignagers et la production d’alliés » (p. 99). L’ambiguïté du rôle des pasteurs, de leur attitude envers la liberté proclamée de choix du conjoint d’une part, et des relations entre pasteurs et chefs coutumiers d’autre part, est ici parfaitement bien analysée et illustrée. Les pasteurs récupèrent en effet certains aspects du statut des chefs de lignage à travers leur rôle de médiateurs dans les affaires d’alliances, et il peut dès lors être tentant pour eux de chercher à orienter plus ou moins fortement les alliances plutôt que de « simplement » les encadrer religieusement. Enfin, le cas du mariage permet aussi de repérer, au niveau de l’Eglise dans son ensemble, une oscillation entre un mode de fonctionnement intransigeant lors, par exemple, des campagnes d’évangélisation (massivement enga-gées dans la démonisation de l’univers de la coutume), et un autre beaucoup plus pragmatique, faisant davantage de place à la négociation, lors des mariages et de la conclusion d’alliances.

4 Tout au long de l’ouvrage, l’auteur observe également la mise en place d’un nouvel ethos (notamment à travers la figure du « pasteur-paysan », qui jouera un si grand rôle dans les développements de l’Eglise en milieu rural), plus individualiste, même s’il conserve l’hétéronomie du sujet mais en déplace le fondement : celui-ci n’est plus l’ensemble formé par le lignage et les ancêtres mais un Dieu derrière la puissance de qui les communautés pentecôtistes peuvent se construire sans devoir trop craindre la jalousie (et les actes potentiels de malveillance qu’elle est supposée nourrir) des milieux sociaux (en particulier lignagers) que la conversion de chacun lui a permis de mettre à distance. Et un autre mérite de l’ouvrage est précisément d’insister sur la dimension éthique et psychologique de ces nouveaux espaces sociaux que constituent les assemblées pentecôtistes, dans le sens où l’auteur montre bien que la conversion s’inscrit dans une sorte de quête d’apaisement. On doit ainsi pouvoir rentrer dans un rapport à l’Autre davantage pacifié, dans un contexte décrit comme celui de la « modernité insécurisée ».

5 Relevant de manière originale et certainement très pertinente que la crise du lien social (qui renvoie à une forme de crise de l’institution) dans la société burkinabée actuelle provient de la difficulté à établir ou à restaurer des relations pacifiées entre les individus et entre les groupes, l’auteur fait surtout remarquer que c’est dans ce contexte de « modernité insécurisée », où les individus sont pris entre les réalités persistantes de la dépendance communautaire et leurs aspirations à un mode de vie et à des trajectoires d’accumulation plus individualisées, que les Assemblées de Dieu se montrent capables, d’une part, d’offrir des ressources de gestion des forces de l’invisible qui prennent de plus en plus de place dans la régulation de la vie sociale, et

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présentent, d’autre part, l’opportunité de s’inscrire dans un nouveau réseau socio- religieux (celui de l’église locale, et, d’une manière plus générale, de l’ensemble des « convertis »), où les relations se présentent précisément a priori comme apaisées. En suivant ce succès des Assemblées de Dieu dans la société burkinabée, P.-J. Laurent décrit aussi, en quelque sorte, un cas de montée en puissance du religieux comme principe de structuration de la société (tant au plan cognitif, avec un travail pentecôtiste de l’imaginaire tout à fait important, qu’au plan de l’organisation sociale) en régime de modernité africaine, où la Bible devient un véritable « mode d’emploi du monde ».

6 tMais P.-J. Laurent évoque aussi les évolutions internes des Assemblées de Dieu, et en particulier leur « néo-pentecôtisation » (p. 248) progressive, mouvement qui s’est développé par le bas (à l’initiative de jeunes pasteurs ou de fidèles) et qui se marque en particulier par la multiplication des manifestations de l’Esprit Saint (avec un accent plus important mis sur les dons de guérison et de prophétie) et une sensibilité, dans ces milieux (plutôt urbains), pour la doctrine ou la théologie de la prospérité. Emblématique de cette évolution est également le phénomène des « croyants- guérisseurs », auxquels l’auteur consacre une longue analyse. Apparus vers le milieu des années 1980, en même temps que se banalisaient dans un nombre toujours plus important de paroisses (surtout en milieu urbain) les cultes tournant autour de prières collectives de délivrance, leur développement correspond à l’émergence d’un pôle de légitimité purement charismatique dans une Eglise qui, en dépit de ses fondements pentecôtistes, présente un caractère fortement institutionnalisé. P.-J. Laurent nous décrit en effet comment, depuis une bonne quinzaine d’années, l’autorité des pasteurs est en permanence susceptible, surtout en milieu urbain, de se voir concurrencer par celle d’« évangélistes » ou de « prophètes » (présentant la caractéristique de n’avoir pas fréquenté d’Institut Biblique), qui repose bien davantage que celle des pasteurs sur un charisme personnel. Ces développements sur les relations entre les modes de légitimation de l’autorité religieuse constituent évidemment la reprise d’une question classique de la sociologie religieuse depuis M. Weber, et on peut d’ailleurs s’étonner que l’auteur ne fasse pour ainsi dire aucune allusion aux catégories wébériennes, ni pour les reprendre, ni pour les retravailler2. Ceci dit, l’auteur, dans son analyse très fouillée du phénomène des « croyants-guérisseurs », met parfaitement en évidence les phénomènes de concurrence qui se créent entre croyants-guérisseurs, et entre eux et les pasteurs, autour de la puissance et de la légitimation de leurs dons spirituels, ainsi que l’ambiguïté de leurs positions sur la question délicate de la rémunération (l’offre de guérison divine étant en principe gratuite mais tous les croyants-guérisseurs d’un certain niveau étant des « professionnels » vivant de leur capital religieux). L’auteur montre aussi comment l’offre de guérison des Assemblées de Dieu fonctionne à partir de deux scènes (l’une privée, engageant, dans le cadre d’une séance individualisée de délivrance, le croyant-guérisseur et son « patient », en présence éventuellement de quelques assistants du premier et de quelques proches du second ; l’autre publique, constituée par les séances collectives de prières de délivrance), leur articulation et leur mobilisation successive étant au principe de l’efficacité thérapeutique du dispositif.

7 On l’aura compris à travers cette rapide synthèse (qui reste très partielle), l’ouvrage parvient incontestablement à donner une vue d’ensemble du pentecôtisme des Assemblées de Dieu au Burkina Faso, en conjuguant de façon équilibrée analyses plus générales et études de cas ou descriptions fouillées (l’intérêt pour le rituel pentecôtiste et ses ressorts est également tout à l’honneur de l’ouvrage), ancrées dans une très

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bonne connaissance des sociétés mossi et burkinabée. Quelques réserves quand même avant de discuter ou de prolonger plus spécifiquement la partie historique de l’ouvrage et la présentation du contexte transnational dans lequel évoluent les Assemblées de Dieu du Burkina Faso.

8 Premièrement, on peut repérer dans cette étude des formes d’imprécisions conceptuelles ; par exemple, lorsque l’auteur construit l’opposition entre les catégories de « concorde coutumière » et de « concorde civile » (auxquelles il a par la suite abondamment recours), il semble qu’il se laisse en quelque sorte prendre au piège de la traduction (dans le sens où il y a probablement abus d’une « catégorie indigène »), quand il soutient que la mise en place d’un espace public, caractéristique de l’ordre de la « concorde civile », suppose l’extension à l’ensemble de la société d’une forme de confiance similaire à celle (kis-sida) qui, dans le monde de la « concorde coutumière », est censée caractériser les relations à l’intérieur des groupes de parenté (pp. 256-272), et ce, alors que A. Giddens (1994), au moins, a bien montré les transformations de la notion de confiance avec le développement de la modernité. Autre exemple, la spécificité que l’auteur veut réserver au « bricolage social » et la distinction qu’il veut finalement établir entre celui-ci et le « bricolage culturel » (p. 412), dont on voit mal ce qu’elles recouvrent et sur quels types de critères elles reposent. Autre cas encore, l’utilisation fréquente et nullement problématisée du concept de « moi multiple » (l’expression semble provenir, dans le sens où l’utilise l’auteur, de M. Douglas, 1999, à laquelle il ne renvoie jamais explicitement sur ce point), que J.-P. Laurent emploie pour désigner la persistance d’une conception indigène de la personne comme composée de plusieurs entités et susceptible d’être possédée. Or, en sociologie et en anthropologie, au moins depuis les études de Bastide (1970) sur le « principe de coupure » et celle de Bourdieu et Sayad (1964) sur le « dédoublement », il me semble qu’une autre tradition, nettement plus importante, s’efforce de penser la pluralité interne de l’acteur au niveau de la cohabitation le plus souvent non consciente (ou au moins non réfléchie) de logiques (en tant que systèmes de schèmes) différentes, voire contradictoires chez les mêmes individus (voir aussi Bourdieu, 1997 : 190 ; Lahire, 1998). Le caractère multiple du moi renvoie davantage dans cette tradition à la coexistence (envisagée comme plus ou moins génératrice de tensions, et entraînant des phénomènes d’alternance et d’oscillation) de schèmes et non à la multiplicité des composantes spirituelles de la personne. Etablir dans quelle mesure celle-ci peut correspondre à une forme de reconnaissance du caractère pluriel du soi (cette fois en termes de cohabitation de logiques) pose la question de la transparence des acteurs à eux-mêmes (entre réflexivité et logiques pratiques), n’a rien d’évident même si on voit bien que c’est, au moins en partie, le cas, et aurait probablement mérité une approche plus approfondie de la question du « moi multiple ».

9 Deuxièmement, des aspects non négligeables de l’objet auraient probablement mérité davantage d’attention. Lorsque l’auteur aborde par exemple la question de la « rente » du développement sur laquelle certains pasteurs construisent, à l’instar d’autres big men, un réseau de dépendants (qui, bien entendu, comme le rappelle fréquemment l’auteur, les « obligent » en retour), il laisse complètement dans l’ombre la rente qui peut découler de la position même de pasteur d’une paroisse importante, et dès lors les luttes de position qui peuvent exister pour obtenir, par exemple, une affectation en milieu urbain plutôt qu’en milieu rural3. De même, bien que l’auteur évoque souvent les « risques de segmentation » ou les tendances segmentaires caractéristiques des « sectes protestantes », on peut regretter qu’il ne s’attarde pas un peu plus sur la situation telle

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qu’elle se présente à cet égard au Burkina Faso : même si le titre renvoie, probablement pour des raisons éditoriales bien compréhensibles, aux « pentecôtistes du Burkina Faso », il n’est en effet question, d’un bout à l’autre de l’ouvrage, que des Assemblées de Dieu4. Celles-ci dominent en effet très largement la scène pentecôtiste burkinabée, puisqu’elles regroupent 90 % environ des pentecôtistes du pays (p. 29). A aucun moment cependant P.-J. Laurent ne souligne qu’il s’agit là en Afrique d’une grande spécificité du pentecôtisme burkinabé : une telle domination dénominationnelle correspond pourtant à une situation unique dans les pays d’Afrique subsaharienne où le pentecôtisme a connu des développements importants.

Les Assemblées de Dieu du Burkina Faso en Afrique de l’Ouest

10 Avec la question de la spécificité du pentecôtisme burkinabé en Afrique de l’Ouest, on touche en fait aux manques de l’ouvrage : l’objet n’est guère situé dans son contexte transnational, et c’est l’un des points sur lesquels je souhaite plus particulièrement rebondir ici. En effet, quelques aspects de l’expansion transnationale et des développements déjà anciens5 ou plus récents des Assemblées de Dieu au Burkina Faso et, plus généralement, en Afrique de l’Ouest méritent de retenir davantage l’attention et prolongent utilement l’étude ici présentée.

11 Premier prolongement en effet : dès 1936, un missionnaire américain vient déposer un évangéliste mossi au Nord-Togo6, dans la ville presque frontalière de Dapaong, et dès le départ, celui-ci promeut la culture d’un nouveau type de bananiers et amène une nouvelle espèce de cochons (plus gros), qui deviendront vite « les bananiers de la Bonne Nouvelle » et « les porcs de la Bonne Nouvelle », que ceux qui les adoptent commencent à exporter vers le Ghana (alors Côte de l’Or). En encourageant aussi les cultures individuelles auprès des jeunes hommes qui forment les premiers convertis, il s’engage dès le départ dans la promotion d’une forme de modernité villageoise (qu’illustrent également les écoles primaires construites par les missionnaires américains, jusque dans des centres villageois, au Sud-Est du Nigeria, dès 1940) que P.-J. Laurent a bien raison de relever comme ayant été une composante présente pour ainsi dire ab initio de l’action des Assemblées de Dieu en Afrique de l’Ouest. Cette modernité ne se limite vraisemblablement pas à la figure du pasteur-paysan mossi, même si celle-ci en est évidemment à l’avant-garde et si l’ancrage rural des Assemblées de Dieu a été et reste probablement plus important en pays mossi que partout ailleurs en Afrique de l’Ouest, ce qu’il faut évidemment comprendre à la lumière du fait que les missionnaires américains ont là d’emblée commencé à travailler en moore, la langue véhiculaire indigène, ce qui, à ma connaissance, ne s’est reproduit nulle part ailleurs en Afrique de l’Ouest. Par ailleurs, le fait que les missionnaires américains s’exprimaient finalement mieux en moore qu’en français ne facilitait pas toujours (même si l’auteur n’aborde pas la question) les rapports avec les administrateurs coloniaux, surtout lorsque ceux-ci étaient catholiques et, spécialement après la guerre, dans un contexte politique de méfiance envers les stratégies (au moins) imputées aux Américains, que l’on soupçonnait de vouloir s’implanter en Afrique de l’Ouest.

12 Deuxième point qui me semble devoir être souligné (et que n’aborde pas l’ouvrage), il semble que les relations entre les missionnaires américains et leurs auxiliaires africains aient été empreintes de formes de racisme (qui ont découragé certains de ceux-ci), et

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ce, au moins jusque dans les années 1960. Rappelons-nous d’ailleurs que les Assemblées de Dieu étaient, au début de leur existence, de tendance ségrégationniste. Le pasteur S. Kalifa7, converti dans la région de Dapaong au milieu des années 1940 puis, à partir de 1965, premier président des AD du Bénin après leur séparation de celles du Togo, se dit aujourd’hui très content que les missionnaires américains aient apporté la parole de Dieu, mais se souvient aussi que certains au moins abîmaient d’abord les vêtements qu’ils voulaient donner à leurs auxiliaires africains pour que ceux-ci ne puissent pas prétendre se hausser à leur niveau à travers l’habillement, ou encore qu’ils refusaient de partager leur eau. Le pasteur Kalifa a ainsi fini par dire un jour qu’il ne voulait plus qu’un missionnaire l’appelle « frère ». Il a dit cela « sans méchanceté ni orgueil, mais à cause de leur façon de faire avec les Africains », de leur mépris et de leur manque de considération.

13 Marquées par le racisme et l’anti-intellectualisme, il semble aussi que les missions des AD aient eu, au départ, une position ambivalente envers l’instruction (le risque étant que celle-ci détourne les Africains de la Bible), point que P.-J. Laurent aborde à peine8. Le pasteur B. D. Pasgo9, converti de la première heure à Dapaong, membre de la première promotion de l’Institut Biblique de Koubri (entrée en 1941, en Haute-Volta) puis premier président des AD du Daho-Togo, se souvient ainsi avoir dû lutter âprement avec certains missionnaires pour pouvoir mettre ses enfants à l’école, et avoir, par ailleurs, plusieurs fois dû faire face à (ou eu à subir) des raisonnements du type « il ne faut pas trop donner aux Africains, sinon ils deviennent orgueilleux ». Les études supérieures des pasteurs africains semblent aussi ne pas avoir été encouragées avant les années 1960 (et, en fait, la création du Cours Supérieur de Théologie de l’Afrique de l’Ouest, à Lomé, en 197010). Au Nigeria, certains missionnaires décourageaient les pasteurs de poursuivre leur formation et n’étaient pas favorables à la construction d’écoles, alors que d’autres, y voyant un outil d’évangélisation, ont promu de telles écoles depuis 1940 (quatre écoles primaires des Assemblées de Dieu avaient été ouvertes au Sud-Est du Nigeria en 1944, et une quinzaine au milieu des années 1950) (General Council of Assemblies of God - Nigeria, 1989 : 49-56).

14 Troisièmement, il semble que P.-J. Laurent, d’une part, surestime la place que les AD du Burkina Faso ont occupée dans l’expansion de l’Eglise en Afrique de l’Ouest et, d’autre part, qu’il distingue mal deux périodes, premièrement celle de l’action missionnaire des quelques premiers pasteurs-évangélistes mossi dans les années 1930-195011, et deuxièmement celle du renouveau de cette action missionnaire à partir de 1984 et la création de la VIMAB (Vision Missionnaire des Assemblées de Dieu du Burkina Faso)12.

15 En effet, en ce qui concerne ce dernier point, l’auteur semble considérer que les Assemblées de Dieu du Burkina ont dès les années 1930 fourni des missionnaires qui se sont dispersés dans l’ensemble de l’Afrique (voir les pp. 29 et 51), et que ceux-ci ont joué un rôle moteur dans l’expansion des Assemblées de Dieu au moins en Afrique de l’Ouest. Or, si le pays mossi a bien été le point de départ principal de l’expansion des Assemblées de Dieu en Afrique de l’Ouest, s’il y a bien eu, dans les années 1930-1950, des évangélistes mossi avec les missionnaires américains au moins au début de l’implantation de l’Eglise dans les régions frontalières du Sud-Burkina13 et si, au Togo en particulier, ceux-ci ont même joué un rôle important dans la première évangélisation de l’extrême Nord du pays, il faudrait veiller à ne pas surestimer l’importance de la contribution mossi au travail missionnaire sur lequel s’est, au départ, construite l’expansion des Assemblées de Dieu en Afrique de l’Ouest et, plus

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largement, en Afrique subsaharienne. Le Togo avait par exemple accueilli, jusqu’à la fin des années 1980, 93 missionnaires résidents, dont cinq Mossi dans les années 1930-1940, puis deux autres (un couple) à partir de 1988, mais tous les autres étaient Américains. De même, le Nigeria, où se trouve la plus importante Eglise nationale des Assemblées de Dieu en Afrique de l’Ouest, avait accueilli, jusqu’en 1989, 91 missionnaires, dont aucun Mossi ni même aucun Africain. Le Bénin avait accueilli, jusqu’en 1998, 23 couples de missionnaires américains pour 9 couples burkinabés14 et quelques missionnaires d’autres nationalités.

16 Le deuxième temps de l’action missionnaire des Assemblées de Dieu burkinabées démarre en 1984 avec la création de la VIMAB par un groupe de pasteurs qui regrettent précisément l’absence d’ambition missionnaire de leur Eglise nationale : le premier missionnaire est envoyé au Bénin en 198715, et d’autres suivent au Togo, au Niger, au Mali, etc. Mais pour ce qui est de la position que ces missionnaires occupent dans ces différents pays, elle est loin d’être déterminante là où les Assemblées de Dieu sont bien établies et dominantes sur la scène pentecôtiste nationale (comme au Bénin ou au Togo)16, et ne joue vraiment un rôle que dans les pays à majorité musulmane (comme le Sénégal, le Mali ou le Niger) où les pentecôtistes dans leur ensemble ne forment qu’une minorité très faible, voire presque négligeable. Et là encore, les missionnaires mossi- burkinabés ne sont pas seuls, puisque les Assemblées de Dieu du Bénin, du Togo, de Côte d’Ivoire, du Nigeria et du Ghana ont elles aussi envoyé des missionnaires dans d’autres pays d’Afrique occidentale17 et même centrale.

17 En ce qui concerne en effet la place dominante que les Assemblées de Dieu du Burkina Faso occuperaient en Afrique de l’Ouest, un bref aperçu de la situation de l’Eglise nigériane (dont l’auteur signale cependant qu’elle compte environ deux fois plus de fidèles, pp. 29-30) permettra de compléter rapidement cette relativisation d’une conception trop centrée sur le Burkina Faso. Arrivés en 1939 à Umuahia, près d’Enugu, dans le Sud-Est du pays, suite à une demande adressée aux Assemblées de Dieu des Etats-Unis par une petite Eglise pentecôtiste indigène (The Church of Christ) qui cherchait une affiliation pentecôtiste occidentale (et dont les fondateurs recevaient déjà depuis cinq ans le périodique des Assemblées de Dieu The Pentecostal Evangel), les premiers missionnaires ont la chance, pour ainsi dire, de « récupérer », cinq ans après sa fondation, une petite Eglise d’une quinzaine de paroisses, mais déjà implantée (du fait des réseaux migratoires) dans les trois régions administratives que comptera le Nigeria après la deuxième guerre mondiale (Nord, Ouest et Est) (General Council of Assemblies of God - Nigeria, 1989 : 6-20 et 29-35). En outre, les Assemblées de Dieu du Nigeria bénéficièrent dès leurs premières années d’existence du ralliement de petites Eglises ou d’assemblées locales, ce qui accéléra également leur croissance. Dès 1940, le premier Institut Biblique est créé à Umuahia (son homologue burkinabé avait été créé en 1939). Le deuxième suit dans la province de Bénin en 1949, le troisième au Nord- Nigeria (près de Kaduna) en 1955, le quatrième au Sud-Ouest (à Ibadan) en 1962, et le cinquième à l’Est du pays encore (à Ogoja) en 1969 (idem : 47-53)18. Une presse destinée à la diffusion de la littérature de l’Eglise est installée à Aba (à proximité de Port- Harcourt) vers le milieu des années 1940 (idem : 68), soit à la même époque que celle du Burkina Faso, même si cette dernière semble davantage avoir eu vocation, à partir de 1957, à exporter de la littérature ecclésiale dans les pays voisins (p. 53). Les Assemblées de Dieu du Nigeria obtiennent leur indépendance comme Eglise nationale en 1964, soit, il est vrai, neuf ans plus tard que celles du Burkina Faso et huit ans après celles du Daho-Togo, mais le maillage de leurs Eglises, même s’il est encore large, couvre déjà à

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cette époque la plus grande partie du territoire national et ses centres régionaux les plus importants. En 1964, on dénombre déjà 600 églises locales, 450 pasteurs et 25.000 fidèles des Assemblées de Dieu au Nigeria (PE, 19 avril 1964, p. 16), pour 198 églises, 184 pasteurs et 10.000 fidèles au Burkina Faso la même année (PE, 26 janvier 1964, p. 14). En outre, les Assemblées de Dieu du Nigeria ont aujourd’hui en poste plus de 80 missionnaires résidents à l’étranger (principalement au Cameroun et au Niger, mais aussi au Gabon, en Guinée équatoriale, en Gambie, au Liberia, au Bénin et aux Etats- Unis – voir, notamment, Ogba, 2002 : 69-70), ce qui est évidemment bien davantage que le nombre de missionnaires de la VIMAB (inférieur à une vingtaine). Les données comparatives font souvent défaut et ne sont probablement pas toujours fiables, mais ces quelques exemples suffisent à montrer que les développements des Assemblées de Dieu au Burkina Faso, que P.-J. Laurent a tendance à présenter comme absolument uniques en Afrique de l’Ouest et, a fortiori, en Afrique, ont été concurrencés au moins par les développements de l’Eglise au Nigeria dès les années 1940. Et le cas du Kenya au moins demanderait probablement davantage d’investigations avant que l’on ne puisse affirmer que l’antériorité de l’implantation des Assemblées de Dieu au Burkina Faso s’est véritablement traduite au cours du siècle par un rôle moteur primant, dans l’expansion de celles-ci en Afrique subsaharienne, sur les efforts d’évangélisation d’autres Eglises nationales (dans leurs propres pays et au delà), et ce, sans compter le travail missionnaire considérable de l’Eglise américaine (puis, de façon nettement plus modeste, des Eglises française et suédoise au moins) qui a lancé dans la grande majorité des pays les dynamiques qui se sont ensuite indigénisées pour devenir, à mon sens, les facteurs principaux de la croissance de l’Eglise partout où celle-ci a connu des développements importants.

18 Enfin, on peut regretter que P.-J. Laurent ne situe pas davantage les Assemblées de Dieu du Burkina Faso dans leur contexte transnational au moins africain. Il reste en effet notamment silencieux sur l’Alliance des Assemblées de Dieu d’Afrique, qui existe depuis une dizaine d’années environ (et a probablement été créée dans la foulée de la World Assemblies of God Fellowship, qui voit le jour en 1989). Celle-ci regroupe les différentes Eglises nationales du continent et le président des AD du Burkina Faso en est actuellement le quatrième président en exercice. Pas un mot non plus sur la Decade of Harvest proclamée dans les Assemblées de Dieu du monde entier (et même au-delà, de façon interdénominationnelle) à partir de 1990 et qui a vu, en Afrique, le nombre de lieux de culte de l’Eglise passer de 11.688 à 24.755 entre 1989 et 1999, tandis que le nombre de « membres et adhérents » passait de 2.140.202 à 8.077.333 pendant la même période19. Or, dans les années 1990, c’est évidemment aussi dans le contexte « interne » de ce projet (en plus du contexte « externe » économique et social africain) et dans le cadre d’une politique d’évangélisation intensive aux objectifs pré-définis que s’inscrit la croissance des Assemblées de Dieu du Burkina Faso. Une seule et furtive allusion est faite à une conférence panafricaine des Assemblées de Dieu d’Afrique de l’Ouest en 1982 (p. 64), alors que de tels événements ont eu lieu régulièrement à partir de 1964 et que c’est précisément dans le cadre de tels rassemblements que des projets comme la Decade of Harvest sont relayés.

19 En un mot, il semble que P.-J. Laurent surestime la place prise par les Assemblées de Dieu du Burkina Faso en Afrique subsaharienne, et même en Afrique de l’Ouest. A force de vouloir rendre justice à la contribution mossi au travail missionnaire de l’Eglise en Afrique occidentale, on en arrive presque à occulter l’importance des flux missionnaires principaux (P.-J. Laurent ne rapporte pas, par exemple, le nombre de

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missionnaires américains et français ayant résidé au Burkina Faso depuis les débuts de l’Eglise) et celle, majeure, des multiples dynamiques « indigènes » qui, dans chaque pays où les Assemblées de Dieu ont aujourd’hui une Eglise nationale importante, ont rapidement fourni l’essentiel des pasteurs et des évangélistes. Bref, si l’ouvrage présente une analyse fouillée de nombreux aspects du pentecôtisme burkinabé et, plus largement, africain contemporain, on aurait souhaité également une mise en contexte plus large (historique, transnationale) de l’objet étudié, qui en aurait incontestablement fourni des clefs de compréhension supplémentaires.

BIBLIOGRAPHIE

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WILLAIME, J.-P., 1992, La précarité protestante. Sociologie du protestantisme contemporain, Genève : Labor et Fides.

NOTES

1. Aux pasteurs B. Pasgo et S. Kalifa, qui ont accepté de partager avec moi un peu de leurs souvenirs. Par ailleurs, je voudrais aussi remercier ici l’IFRA-Ibadan, qui a financé une grosse partie des recherches sur lesquelles repose cette note critique dans le cadre de son programme « Réseaux transnationaux et nouveaux acteurs religieux en Afrique de l’Ouest ». 2. On voit bien, pourtant, comment, avec le phénomène des « croyants-guérisseurs », dans une Eglise fortement institutionnalisée comme les AD, les détenteurs des « charismes personnels » les

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plus importants ne sont pas les plus hauts responsables de la hiérarchie de l’Eglise, dont le charisme se rapproche davantage des charismes « idéologique » (voir Willaime, 1992 : 15-29) et « de fonction », même s’il possède aussi inévitablement une dimension « personnelle » puisque la vocation de pasteur repose ici, au départ, sur un appel divin personnel. 3. Je fais ici référence à un type de situation qui m’a été rapporté comme classique dans les AD du Togo. Le souci d’une répartition plus équitable des ressources de l’Eglise et de la révision des disparités salariales entre les différentes catégories de pasteurs apparaît aussi, il y a une quinzaine d’années déjà, dans un document émanant des AD du Nigeria (General Council of Assemblies of God - Nigeria, 1989 : 126). Mais, d’une manière générale, l’auteur accorde très peu d’attention aux jeux de pouvoir qui entourent la gestion de l’argent des paroisses, et aux tensions que cela peut générer, par exemple entre le pasteur et le comité paroissial. 4. Rien n’est dit, en particulier, de la Fédération des Eglises et Missions Evangéliques, dont P.-J. Laurent mentionne seulement l’existence (p. 61). Fondée en 1961, elle regroupe pourtant aujourd’hui 17 Eglises évangéliques et pentecôtistes (voir la page web www.cvktv.org/ partners.html#part). 5. Une source historique de premier plan est ignorée par l’auteur à cet égard, à savoir le périodique des AD, The Pentecostal Evangel (auquel je renvoie systématiquement, dans la suite de ce texte, par PE), qui est entièrement disponible au format PDF, sur internet (moyennant enregistrement du chercheur), sur le site du centre de recherches historiques des AD (Flower Pentecostal Heritage Center, http://ifphc.org/). 6. L’introduction des AD au Togo et au Bénin remonte en effet à 1936 dans le premier cas et à 1945 dans le second (avec, ici, réception de l’autorisation officielle en 1947), et non l’inverse, comme l’écrit l’auteur à la suite d’une malencontreuse confusion (p. 55). 7. Entretiens réalisés en avril 2002 et en mars 2003 à Calavi, dans la banlieue de Cotonou. 8. Il signale seulement que les missionnaires cherchaient surtout à développer les « aptitudes à l’écriture et à la lecture » des premiers paysans mossi convertis (p. 51), sans relever comme marquant, par exemple, le fait que la première école primaire des AD au Burkina est construite seulement par les premiers missionnaires français, après 1948 (ibid.). 9. Entretien réalisé en février 2003 à Pagala-gare, au centre du Togo. Le pasteur B. D. Pasgo (et non D. Pasco, comme l’écrit l’auteur quand il en fait brièvement mention, p. 56) est mossi mais établi dès avant sa conversion au Nord-Togo. 10. En prenant progressivement de l’importance, celui-ci deviendra l’ESTAO (Ecole Supérieure de Théologie de l’Afrique de l’Ouest) puis la FATAD (Faculté de Théologie des Assemblées de Dieu). Dès le départ, on y dispense des formations en anglais et en français. Les pasteurs qui y sont formés, venus de l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest et même d’Afrique centrale, constituent ensuite l’élite de leurs Eglises nationales respectives. Il y a donc bien eu là une plaque tournante dans la formation des élites ecclésiales, et le Togo a également accueilli, en 1982 et 1986, deux autres bureaux régionaux (pour l’Afrique de l’Ouest) des AD, respectivement celui de l’ICI (Institut par Correspondance Internationale) et celui de l’ALM (Africa Literature Ministries) (Assemblées de Dieu du Togo, s.d. : 14), ce qui a encore renforcé sa dimension de plaque tournante. Au début des années 1990, les formations dispensées par la FATAD ont été décentralisées (les enseignants se déplaçant maintenant vers leurs publics), ce qui a permis d’augmenter beaucoup le nombre d’étudiants. Cinq facultés de théologie des AD délivrent aujourd’hui, en Afrique, une maîtrise en théologie : celles basées au Togo, au Nigeria (où deux autres facultés délivrent aussi des licences), en Afrique du Sud, au Kenya et au Malawi. 11. L’auteur n’aborde pas le fait que les missionnaires américains ont encouragé la formation de Mossi notamment parce qu’ils considéraient que les missionnaires français, trop peu nombreux, ne parviendraient jamais à couvrir l’ensemble de l’Afrique occidentale francophone (voir PE, 4 janvier 1947, p. 8 ; PE, 12 mars 1949, p. 9).

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12. Par exemple lorsqu’il affirme (et les phrases qui suivent n’ont rien d’un extrait décontextualisé dont le ton trancherait avec les pages suivantes) de façon un peu rapide, nous le verrons, à la première page du chapitre historique de l’ouvrage que « l’Eglise des Assemblées de Dieu du Burkina Faso a joué un rôle important dans l’expansion du mouvement pentecôtiste sur le continent africain. Il est fréquent de rencontrer aujourd’hui des pasteurs mossi, à la tête de missions installées dans différents pays du continent. De même, l’influence des Assemblées de Dieu du Burkina Faso sur les Eglises sœurs d’Afrique est notoire » (p. 29). 13. La façon dont l’auteur s’exprime lorsqu’il évoque l’expansion des AD vers les pays de la Côte du Golfe de Guinée est susceptible d’induire en erreur et de mener à une certaine confusion. P.-J. Laurent affirme en effet que « dès 1936, des prédicateurs mossi ouvraient l’église de Dapaongo, au Bénin et un peu plus tard à Accra au Ghana, suivant, en cela, les chemins traditionnels des migrations mossi vers les pays côtiers. En 1947, les Assemblées de Dieu s’installèrent au Togo. L’Eglise de Côte d’Ivoire fut fondée par des pasteurs missionnaires mossi » (p. 55). Outre la confusion entre les dates de pénétration de l’Eglise au Bénin et au Togo (voir supra), l’auteur semble en effet confondre ici deux situations, qui sont celles du Togo, du Bénin et du Ghana d’une part, et de la Côte d’Ivoire d’autre part. En effet, au Togo (en 1936) et au Bénin (en 1945), l’arrivée des AD correspond à un simple passage de la frontière, et l’Eglise restera confinée dans la moitié Nord du pays jusqu’à l’indépendance par des accords signés avec d’autres dénominations dans le cadre de la Fédération des Eglises Protestantes d’Afrique de l’Ouest : il ne saurait dès lors être question ici d’une reprise par les AD des « chemins traditionnels des migrations mossi vers les pays côtiers ». Au Ghana (en 1931-32), l’Eglise s’installe au cœur du Nord du pays (PE, 7 mai 1932, p.15). C’est en Côte d’Ivoire (en 1937-1938) que les AD s’installent par contre d’emblée au Sud du pays, redoublant clairement donc, là, un itinéraire migratoire mossi habituel. 14. Cinq de ces couples renvoient cependant à des étudiants formés au Nord- même, par l’Institut Biblique de Natitingou, à partir de 1949, puis envoyés un moment sur le terrain dans la région (voir la note 11). Deux couples correspondent à des missionnaires envoyés au Nord- Dahomey dans les années 1950, et les deux derniers enfin aux deux couples qui se sont succédés au Sud-Bénin depuis 1987. 15. Il y avait déjà à cette époque quelques missionnaires burkinabés en Afrique de l’Ouest, mais ceux-ci n’étaient pas supportés financièrement par leur Eglise nationale, n’étaient pas coordonnés et, pour tout dire, étaient là à titre individuel. 16. Au Bénin, le missionnaire burkinabé est en charge de l’une des quelques 650 églises locales du pays, tandis qu’au Togo, le missionnaire burkinabé n’est même pas associé directement à l’Eglise nationale des AD mais enseigne à la FATAD (voir supra, note 10). 17. Le Niger constitue un cas exemplaire de pays où des efforts missionnaires importants sont déployés, puisque six missions des AD y sont actuellement présentes : celles du Burkina Faso, du Nigeria, de Côte d’Ivoire, de France, des Etats-Unis et de Suède. 18. Par comparaison, le deuxième Institut Biblique du Burkina Faso est ouvert à Ouagadougou (c’est-à-dire à 35 km du premier, basé à Koubri) en 1965 seulement (p. 57). Un troisième Institut Biblique voit le jour en 1981 (p. 62), alors que les sixième et septième Instituts Bibliques du Nigeria sont ouverts en 1980 et 1982, toujours dans le Sud-Est du pays (General Council… , 1989 : 54). 19. Ces chiffres sont évidemment ceux de l’Eglise, les seuls disponibles (voir : http:// www.africawatch.com/stats.htm).

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AUTEUR

JOËL NORET

Joël Noret est aspirant du FNRS et doctorant en anthropologie au Centre d’Anthropologie Culturelle (CAC) de l’Université Libre de Bruxelles et au Centre d’Etudes Africaines (CEAf) de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Il poursuit actuellement ses recherches sur les funérailles et la place des morts au Sud-Bénin ainsi que sur l’expansion des Eglises pentecôtistes dans la même région et sur le développement des Eglises africaines en Belgique.

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Un ethnologue chez les pentecôtistes du pays mossi A propos de : P.-J. LAURENT, Les pentecôtistes du Burkina Faso. Mariage, pouvoir et guérison, Paris, Karthala, 2003

Sandra Fancello

RÉFÉRENCE

P.-J. LAURENT, Les pentecôtistes du Burkina Faso. Mariage, pouvoir et guérison, Paris, Karthala, 2003

Des États-Unis à Ouagadougou

1 C’est un ouvrage extrêmement complet que nous présente Pierre-Joseph Laurent, le spécialiste du pentecôtisme mossi, et qui vient compléter, outre de nombreux articles, un premier ouvrage (1998) centré sur une association paysanne (Wênd-Yam) qui faisait déjà une large place aux représentations et aux catégories de la pensée mossi, comme « l’invention de ‘l’entente’ » (wum taaba), et où apparaissait également l’une des problématiques fortes de l’auteur : le « groupe de la sortie du groupe ». Le présent ouvrage s’inscrit dans la continuité de l’approche monographique qui amena l’auteur à s’intéresser de plus près à ces « agropasteurs » ou pasteurs-paysans et à intégrer peu à peu le milieu pentecôtiste. Cette configuration singulière d’imbrication des mondes a permis à l’ethnologue d’opérer un glissement subtil, d’un objet à l’autre, sans rien perdre des éléments qui font du milieu pentecôtiste un « monde total ».

2 L’ouvrage s’ouvre naturellement sur une présentation historique de l’Eglise des Assemblées de Dieu, des Etats-Unis à Ouagadougou, qui souligne la place qu’occupa l’empire mossi dans les stratégies d’évangélisation des missionnaires américains, leurs stratégies d’implantation et le développement spectaculaire de cette Eglise dans un pays simultanément pénétré par l’islam. Les missionnaires, en effet, depuis la Sierra

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Leone où ils étaient arrivés tout d’abord, projetèrent de s’orienter d’emblée vers le pays mossi. La formation des premiers pasteurs mossi en fit bientôt, selon une expression de l’auteur, des « auxiliaires privilégiés », y compris hors de la zone de peuplement mossi. L’expansion transnationale des Assemblées de Dieu, soutenue par la contribution des pasteurs mossi, s’est faite d’abord en « se calquant sur les itinéraires de migrations mossi vers les pays côtiers ». Toujours encadrés par les missionnaires américains (et français), les pasteurs mossi n’en furent pas moins associés à l’implantation de la mission des Assemblées de Dieu dans des pays comme la Côte-d’Ivoire1, le Togo et le Bénin, et plus au nord, le Mali et le Niger. Le passage des missionnaires américains par la Sierra Leone avant d’atteindre le Burkina Faso illustre le rôle précurseur de diffusion et de « plaque tournante » des pays anglophones au sein de l’Afrique de l’Ouest. La zone d’expansion des Eglises pentecôtistes est aujourd’hui essentiellement concentrée sur un axe fort qui va de Lagos à Abidjan. Le Ghana et le Nigeria demeurent les principaux foyers de diffusion des Eglises nouvelles.

3 Quelques précisions cependant concernant l’implantation des Assemblées de Dieu au Ghana : cette Eglise est historiquement la première Eglise pentecôtiste entrée au Ghana2. La continuité avec le Burkina Faso est illustrée par le fait que ce sont deux des missionnaires parmi ceux installés au Burkina Faso, Margaret Peoples et Lloyd Shirer, qui partirent vers le Ghana au cours de l’année 19313. D’abord basés à Kumbungu, près de Tamale, ils commencèrent à évangéliser le nord du pays (Yendi, Tamale, Walewale, Bawku, Bolgatanga), correspondant à la zone sahélienne des populations voltaïques (Dagomba et Mamprusi), s’inscrivant ainsi dans la continuité de l’évangélisation des Mossi du Burkina Faso telle qu’elle est décrite par l’auteur. Ils arrivèrent à Koumassi, en pays Ashanti, en 1944 et atteignirent la côte (Takoradi) en 1945, mais la croissance numérique des Assemblies of God fut très lente jusqu’à la fin des années 1970 et l’Eglise demeura cantonnée au nord et à la côte ouest du pays durant tout ce temps (Larbi, 2001 : 74). Elle fut intégrée au Ghana Evangelical Fellowship (créé en 1969, devenu le Ghana Pentecostal Council depuis 1981), la première institution rassemblant les grandes Eglises pentecôtistes de ce pays, comme la Church of Pentecost, l’Apostolic Church et la Christ Apostolic Church, mais ce n’est qu’au cours des années 1980 que l’Eglise connut un développement croissant. Elle serait aujourd’hui la troisième Eglise pentecôtiste du Ghana.

4 Au Burkina Faso, l’Eglise des Assemblées de Dieu n’est certes pas la seule Eglise, comme pourrait le laisser penser l’entrée monographique de l’auteur, mais elle est de loin la plus importante numériquement et « politiquement », c’est-à-dire dans ses rapports avec la politique et ses modes d’implication dans la gestion des conflits. Elle est surtout la plus ancienne Eglise pentecôtiste de ce pays et en partie celle qui a engendré quelques autres dénominations comme la Mission Apostolique (1959), l’Eglise Apostolique (1965) et dans une moindre mesure, l’Eglise de Pentecôte (1969). En effet, ces trois dénominations furent créées successivement à partir du même groupe dissident des Assemblées de Dieu en 1959. Le « groupe des onze » se divisa une première fois en 1965 pour donner naissance à l’Eglise Apostolique et la Mission Apostolique adopta la dénomination « Eglise de Pentecôte » (1969) en conformité avec la Church of Pentecost du Ghana (anciennement Apostolic Church of Ghana4) à laquelle elle était affiliée depuis 1960. De ce point de vue, l’Eglise des Assemblées de Dieu, par son rôle précurseur, peut être considérée comme une sorte de matrice des Eglises qui apparurent plus tard dans le paysage religieux burkinabé. Plusieurs des fondateurs

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d’Eglises, comme le pasteur Bila Ouedraogo (Eglise Apostolique) ou Pinnoaga Yanogo (Eglise de Pentecôte) étaient d’anciens membres des Assemblées de Dieu.

5 Du point de vue historique, une approche comparative des modes d’expansion révèle quelques similitudes entre les Assemblées de Dieu du Burkina Faso et la Church of Pentecost du Ghana, qui est actuellement la première Eglise pentecôtiste du pays. En effet, alors que la première semble faire du Burkina Faso sa « plaque tournante » en essaimant ses pasteurs le long de la côte du Golfe de Guinée, la seconde, émergeant dans le sud, tente une percée vers le nord et progresse à la rencontre d’un islam en provenance du nord. Des pays comme le Burkina Faso, le Mali et le Niger forment à la fois une sorte de front musulman qui met au défi l’expansion des Eglises chrétiennes « du sud » et un point de rencontre où se cristallisent les enjeux d’une conversion « radicale »5. Mais entre les Assemblées de Dieu et l’Eglise de Pentecôte, le rapport de similitude est inversé : tandis que les premières peinent à s’imposer dans les pays côtiers (du moins à leurs débuts), la seconde ne réussit qu’une faible implantation dans le nord, du Ghana d’abord, et dans les pays sahéliens. Chacun profite donc d’une place d’exclusivité en son point de départ mais ne parvient pas à reproduire dans les pays voisins une implantation équivalente. La Church of Pentecost en particulier, basée à Accra, trouve plutôt ses relais auprès des capitales voisines, surtout Abidjan, tandis que les Assemblées de Dieu conservent, outre leur développement dans le Sud, des implantations fortes dans les pays du nord.

Une Église « rurale » et « indigène »

6 Contrairement à la nouvelle vague d’Eglises et de Mouvements pentecôtistes et néo- pentecôtistes qui privilégient le milieu urbain, l’Eglise des Assemblées de Dieu s’inscrit dans une tradition d’Eglises plus anciennes qui ont entrepris très tôt l’évangélisation des villages, soutenues en cela par le recrutement et la formation d’auxiliaires autochtones auxquels les missionnaires ont progressivement laissé la charge d’assemblées locales. Au Burkina Faso, la priorité donnée à l’évangélisation des Mossi a abouti à une forme « d’indigénisation » de l’Eglise qui en fait une Eglise « rurale » ou « indigène ». Ce point est commun à de nombreuses Eglises pentecôtistes d’origine missionnaire, c’est-à-dire héritées de l’évangélisation coloniale, et qui ont contribué à entretenir des relations d’exclusivité avec un groupe spécifique et à la fabrique d’identités chrétiennes ethno-nationales comme dans le cas de la rencontre entre les Tswana et la London Society en Afrique du Sud, ou de la Church Missionary Society avec les Yoruba du Nigeria.

7 Replacée dans le paysage burkinabé, cette Eglise semble plus proche d’autres Eglises de la même mouvance comme l’Eglise de Pentecôte, d’origine ghanéenne, qui est essentiellement représentée par les Ashanti du Ghana. Mais en l’absence de migration ghanéenne au Burkina Faso, la prise en main de l’Eglise par les pasteurs mossi en fait un cas d’exception qui, à la fois s’affranchit de la tutelle ghanéenne et reproduit localement le modèle dominant de l’exclusivité ethno-nationale transposée en pays mossi. Sur ce point, les pratiques de l’Eglise de Pentecôte du Burkina Faso sont semblables à celles décrite par P.-J. Laurent concernant les Assemblées de Dieu et la priorité donnée à l’évangélisation des Mossi. Mais, si les pasteurs mossi, en tant qu’auxiliaires privilégiés, ont pu être à leur tour missionnaires des Assemblées de Dieu dans plusieurs pays, les pasteurs mossi de l’Eglise de Pentecôte ne contribuent pas à ce

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point à l’expansion missionnaire de leur Eglise, puisque ce sont essentiellement les pasteurs ghanéens qui se déplacent. Pour mieux cerner ce que peuvent être les parcours « initiatiques » et la formation des pasteurs, l’auteur y consacre une partie de son ouvrage, en essayant d’éclairer les ressorts de la « vocation de pasteur ».

Portraits de pasteurs

8 Dans la continuité de l’implantation et de « l’indigénisation » de l’Eglise des Assemblées de Dieu au Burkina Faso, l’approche biographique, tout à fait novatrice, donne une dimension sociologique à ces portraits de pasteurs mossi. Ces récits biographiques évoquent, comme bien souvent, des épisodes de maladie ou de souffrance personnelle qui constituent l’événement « déclenchant » de la vocation, puisqu’ils sont interprétés, au terme, comme le signe de « l’appel divin ». Choisis « en raison de leur puissance évocatrice et de leur valeur d’exemplarité », ces récits peuvent en effet, comme le propose l’auteur, être appréhendés selon une succession de séquences régulières articulées autour d’éléments communs : aucun des portraits présentés n’évoque une conversion antérieure au christianisme. Tous étaient attachés à la religion traditionnelle, l’animisme, ou « combinaient l’islam et l’animisme » (pasteur Isaïe). Mais une maladie grave, interprétée comme une attaque en sorcellerie (pasteur Jonas/ Adama) met à l’épreuve la puissance des fétiches, et bientôt, déçus par les recours magiques proposés par les devins et marabouts, tous s’accordent sur la puissance supérieure du Dieu chrétien. C’est donc dans la recherche de guérison que s’éprouve la puissance des fétiches ou leur inefficacité, comme en témoigne l’expérience du pasteur Jonas, du temps où il était Adama : « A présent que les kinkirse m’ont abandonné et que j’ai été attrapé par un sorcier qui est parvenu à cacher mon siiga, j’ai pensé que je devais rapidement me donner au Seigneur, sinon j’allais mourir ». Cependant, la pluralité des recours antérieurs à la conversion pentecôtiste montre que, si la conversion est perçue, a posteriori, comme un refuge, elle n’est pas le premier auquel on pense : les recours face à la maladie puisent successivement dans la religion traditionnelle et dans l’islam (ces deux champs du marché religieux étant souvent entremêlés). Ainsi, comme en témoignent les témoignages recueillis par l’auteur, la conversion pentecôtiste arrive souvent au terme d’une série de démarches, de consultations, voire de conversions multiples.

9 Comme pour beaucoup de jeunes Mossi, le passage par les plantations de la Côte- d’Ivoire s’inscrit dans leur parcours comme une étape : certains y font l’expérience de la conversion chrétienne (pasteurs Isaïe et Elisée). Pour chacun, il importe de montrer que la conversion vient au terme d’épreuves successives, de périodes d’errances ou d’un épisode de vie désordonnée (associée le plus souvent à la consommation d’alcool), de maladie ou de « folie », tel le pasteur Jonas qui se dit lui-même « presque fou » (p. 77). La sortie de crise est perçue comme l’intervention d’un pouvoir supérieur (qui « dépasse ») et salvateur. C’est « l’appel » : « j’ai compris que l’Esprit Saint voulait que je quitte le monde satanique (des esprits païens) », témoigne le pasteur Jonas. Mais la conversion, bien que perçue comme un « abri sûr », un refuge protecteur face aux puissances maléfiques, ne signifie pas la fin des épreuves pour le futur pasteur. Dans les premiers temps de sa mission, le jeune pasteur subit inévitablement une sorte de mise à l’épreuve dans l’évangélisation en milieu rural. Beaucoup subissent les attaques des villageois, qui sont autant de provocations, et se doivent d’y répondre par les

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manifestations de la puissance de l’Esprit Saint, en général des miracles. Ainsi témoigne le pasteur Isaïe, cité par l’auteur : « Depuis que je suis évangéliste, il n’y a pas un village où nous n’avons pas été attaqués. Les Burkinabé sont des gens de fétiches, des gens très durs : chacun veut tester sa puissance pour la mesurer à l’évangéliste et voir ainsi qui possède les meilleures protections » (p. 87).

10 Ces portraits de pasteurs ont la caractéristique, y compris pour l’enquêteur, d’être à la fois communs et exemplaires. Si la plupart des récits font état de ruptures dans le cours de la vie, voire d’épreuves personnelles (les récits sont eux-mêmes concentrés sur ces moments qui en donnent la structure générale), et insistent sur le caractère électif de l’appel, tous reposent sur les mêmes schémas : des récits de vie et de conversion séquentiels et articulés autour d’événements similaires. Que ce soient les pasteurs- paysans mossi ou les leaders de mouvements transnationaux dont les biographies s’étalent sur les rayons de libraires évangéliques, tous intègrent à la base de leur récit des éléments similaires. En ce sens, l’approche de l’auteur n’est pas aussi réductrice qu’on pourrait le croire à la lecture de ces récits, elle montre au contraire, sans insister suffisamment peut-être, la construction a posteriori de ces types de récits. Ces portraits n’évoquent pas non plus la dimension transnationale des parcours de formation qui font aujourd’hui des dirigeants d’Eglises des « pasteurs-docteurs »6, voire des auteurs (de littérature évangélique). Dans la même lignée, le rapport de ces pasteurs à la littérature était à souligner car les Assemblées de Dieu disposent de presses qui, à partir de la Côte-d’Ivoire, jouent un rôle d’éditeur et de diffuseur de la littérature évangélique francophone équivalent à celui que jouent des éditeurs au Nigeria ou au Ghana pour les pays anglophones.

Conversion et libération

11 L’enquête ethnographique, qui repose sur une longue présence sur le terrain, nous livre une approche au plus près des modalités de l’appropriation des valeurs pentecôtistes par les Mossi, à travers la production de catégories nouvelles, hybrides, à la frontière des mondes mossi et chrétien. Si l’auteur ne s’attarde pas sur l’analyse de la traduction des notions du vocabulaire chrétien dans la langue vernaculaire et notamment les catégories du Mal (l’utilisation et la traduction des catégories de génies et d’esprits païens ou d’inspiration musulmane, comme les djinns, par les pasteurs mossi, en moore comme en français, mériteraient d’être davantage commentées), il concentre son analyse sur les catégories de la pensée et les représentations du changement individuel et social. La demande de guérison étant souvent au centre de la démarche de conversion, celle-ci s’exprime comme une libération de la souffrance et du Mal, libération temporaire, car la lutte, elle, est permanente. La conversion pentecôtiste revêt ici un double aspect : elle est à la fois une forme de distanciation du monde traditionnel et des contraintes liées aux règles coutumières, et une protection contre ses pouvoirs magiques (ou maléfiques). La diabolisation des pratiques coutumières ou traditionnelles amène le nouveau converti à considérer sa nouvelle religion comme le seul refuge face à la menace sorcière. La conversion pentecôtiste se présente donc à la fois comme un refuge d’où les fidèles tentent de se distancer des règles socio- économiques lignagères et comme le premier acte individuel qui vient s’opposer au « communautarisme villageois » : d’où le concept du « groupe de la sortie du groupe », une formulation qui exprime subtilement comment la distanciation vis-à-vis du

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communautarisme villageois et de ses contraintes se traduit par l’intégration à une nouvelle communauté, celles des « frères et sœurs en Christ », tout autant réglementée et contraignante que la première, mais qui ouvre la voie à une forme de modernité sécurisée et sécurisante, face au contexte de « modernité insécurisée » dans lequel évoluent les jeunes mossi.

12 Dans ce contexte, les enjeux de la conversion tels qu’ils sont décrits par l’auteur ne rendent pas toujours compte de la violence des ruptures qu’elle implique, parfois pour le converti, avec sa famille et son entourage, tout un environnement social, ou comme dit l’auteur, un « réseau de dépendance ». La diabolisation de la société traditionnelle mossi se traduit par une perception globalisante et péjorative de certaines catégories de génies ou d’esprits (protecteurs pour les uns, diabolisés par les autres) qui sont aussi associées aux composantes de la personne mossi7. La « rupture totale avec le passé8» qu’implique la conversion et le rejet de tout un ensemble de représentations liées à la personne humaine, à l’identité mossi, profondément rattachées à l’origine du groupe et enracinées dans son histoire, constitue un retournement brutal et ferme pour l’individu à l’égard d’éléments inhérents à son identité culturelle et sociale. On comprend dès lors que la jeunesse pentecôtiste soit ainsi partagée, tiraillée, entre une forme d’aliénation et de dépendance à la société traditionnelle (et à ses pouvoirs magiques) et un désir de libération pour donner libre cours à l’expression d’ambitions plus individuelles. Le mariage en est une illustration et prend une signification particulière quand les jeunes gens refusant de se soumettre aux règles gérontocratiques qui régissent habituellement les alliances, se tournent vers les pasteurs et les possibilités qu’ils leur offrent de conclure un mariage dit par « consentement mutuel ». Cette prise de distance, et plus encore dans le cas précis du mariage, est à l’origine de nombreuses conversions chez les jeunes mossi. Ainsi, la majeure partie de l’ouvrage, qui est aussi la plus ethnographique, offre une analyse détaillée des modalités du mariage pentecôtiste tel qu’il est géré par les pasteurs mossi.

Les ressorts du mariage pentecôtiste

13 Pour comprendre l’importance du rôle joué par les pasteurs pentecôtistes dans les unions matrimoniales, il faut souligner que l’Eglise des Assemblées de Dieu est l’une des Eglises qui prône le mariage par « consentement mutuel ». Cette conception moderne du mariage suscite beaucoup d’intérêt chez les jeunes, notamment les jeunes femmes car, bien que le mariage par consentement mutuel soit la seule forme de mariage reconnue par le Code des personnes et de la famille entré en application en 1990, les autres formes de mariage héritées du droit coutumier, notamment le mariage par don et le lévirat, n’ont pas disparu et sont encore celles qui ont cours le plus souvent en milieu rural. La société mossi étant patrilignagère et gérontocratique, ce sont les chefs de lignage ou de famille qui régissent les unions matrimoniales. Ainsi, dans le cadre d’un mariage coutumier, une femme est supposée accepter un mari qu’elle n’a pas choisi. Le mariage ainsi conclu résulte davantage d’une alliance entre deux lignages que du choix des conjoints9. Une femme qui voudrait alors fuir un mari imposé trouve une issue dans la conversion pentecôtiste.

14 L’Eglise des Assemblées de Dieu est parmi les groupes pentecôtistes celui qui s’oppose le plus fermement au mariage coutumier, ainsi qu’au lévirat, une forme traditionnelle de redistribution des épouses du mari défunt parmi ses frères cadets ; (welghé da-bogho,

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litt. « partager les biens entre les héritiers », Alexandre, 1953 : 70). La jeune femme ainsi « réfugiée » acquiert la double assurance d’être sous la protection d’un pasteur, insérée dans une nouvelle communauté de « frères et sœurs en Christ », et la possibilité d’y contracter une union matrimoniale selon son consentement. Bien entendu, ses formes d’union ne s’opposent pas aussi radicalement entre elles et la pluralité des appartenances religieuses autant que la pluralité des sphères de pouvoirs et des normes conduisent souvent les acteurs à la négociation et au compromis, bien plus qu’ils ne l’avouent. La présence des pasteurs pentecôtistes en milieu rural contribue à élargir le champ des possibles où progressivement, comme l’explique l’auteur, « cette sorte d’empilement de normes conduit à l’affaiblissement de toutes les sources d’autorité et de pouvoir par l’incapacité d’aucune à parvenir à imposer un monopole d’allégeance aux personnes », ou comme l’exprime un informateur, « les gens utilisent d’abord les lois qui rencontrent leurs intérêts! » (p. 94). C’est dans ce contexte producteur d’insécurité et face à une « utilisation opportuniste des règles qui régissent la vie en société », que les Assemblées de Dieu tentent d’imposer leurs propres règles afin « d’ajuster ensemble » (zems taaba) les modalités du mariage par consentement mutuel. Le pasteur lui-même organise les mariages de sa communauté, de ses « filles à marier », reproduisant et régissant un véritable marché matrimonial : « avec l’âge et l’expérience, en véritable big man qu’il peut devenir 10, le pasteur se trouve au centre d’un vaste réseau de relations de personnes vivant sous sa dépendance ou ayant sollicité des alliances auprès de filles de son Eglise » (p. 99). Cette réalité se traduit aussi chez l’auteur par une comparaison du pasteur au chef de lignage (buudukasma). Mais surtout, les règles du mariage protestant se heurtant parfois violemment aux enjeux des alliances traditionnelles, « finissent par accorder une place conséquente à certaines règles coutumières mossi », comme l’illustrent les descriptions de l’auteur. Car enfin, il faut dire que dans les types de mariage décrits par l’auteur, on consent surtout à ce qu’un jeune homme choisisse sa fiancée, laquelle, au terme d’une procédure engagée depuis longtemps auprès des parents de chacun, et avec l’accord de tous, ne peut que « consentir » à son tour. Si, au terme, il y a bien « consentement mutuel », il ne faut pas pour autant y voir l’expression d’un « libre choix » des conjoints, ou du moins de la jeune femme, qui contrasterait alors très fortement avec le mariage coutumier. L’apparente modernité du mariage protestant trouve ses limites dans le compromis avec une perception de l’individu (et de la femme) largement héritée de la société traditionnelle. La conception d’une « liberté » individuelle est rendue pensable « en prêchant inlassablement la désobéissance vis-à-vis des traditions, équivalentes (…) à des pratiques démoniaques » mais ne se traduit pas nécessairement par une liberté d’action des individus. Pour les jeunes mossi candidats au mariage protestant, pour qui « le désir d’émancipation du pouvoir des aînés et l’aspiration à une plus grande autonomie se focalisent d’abord autour du libre choix du conjoint », la conversion signe surtout le passage d’un groupe de dépendance à un autre.

Guérison et délivrance

15 L’impact des pentecôtistes mossi des Assemblées de Dieu en Afrique de l’Ouest est encore perceptible aujourd’hui à travers la figure de « croyants-guérisseurs » comme Elisée qui se déplace régulièrement en Côte-d’Ivoire. Mais le statut des croyants- guérisseurs n’est pas équivalent à celui des pasteurs. En l’absence de formation religieuse formelle et de statut hiérarchique au sein de l’Eglise, ils fondent leur

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réputation sur leur charisme personnel qui en fait, aux yeux des fidèles, des « prophètes » et les place en concurrence avec les pasteurs qui disposent, eux, d’un charisme dit « de fonction » : « le rôle ambigu tenu par le croyant-guérisseur au sein de l’institution pentecôtiste est mis en lumière par l’embarras devant lequel on se trouve quand il faut le désigner » (p. 313). Ils cumulent ainsi les dons de prophétie, de vision et de discernement des démons qui permettent aux croyants-guérisseurs de diagnostiquer les « maladies démoniaques ». Mais surtout, en marge de l’orthodoxie de l’Eglise, dans un temple ou une cour, ils offrent aux fidèles une panoplie de recours et de pratiques comme les consultations individuelles ou la délivrance collective à propos desquels les postures « théologiques » de l’Eglise ne sont pas toujours claires. Ce point est commun à plusieurs autres Eglises pentecôtistes, donc certaines présentes au Burkina Faso, comme l’Eglise de Pentecôte, et rappelle singulièrement la controverse qui agite ces Eglises à propos des camps de prière et de délivrance. Pour Paul Gifford (1998 : 108) la Church of Pentecost du Ghana est l’une des Eglises les plus étroitement associée à ce débat, compte tenu des nombreux camps qui exercent sous sa dénomination et des nombreuses dissidences qui sont associées à son histoire. Ces camps sont en effet très nombreux, et le débat est virulent, dans les pays côtiers comme le Ghana et la Côte- d’Ivoire où Elisée a passé une partie de sa vie et reçu une partie de sa formation « pratique » à travers sa collaboration avec les pasteurs ivoiriens et ghanéens. Les croyants-guérisseurs tels que les décrit P.-J. Laurent existent depuis longtemps dans ces pays à travers quelques figures de fidèles ayant reçu un don de l’Esprit et qui reçoivent en général chez eux pour prier à la demande. Mais peu d’entre eux parviennent à rendre leur activité autonome. Le plus souvent, ces croyants-guérisseurs exercent « sous couvert » de l’Eglise à laquelle ils sont rattachés ou associés, mais l’ambiguïté de leur statut reste entière. Cependant, la renommée d’un tel leader peut s’accroître au point que, dans la perception des fidèles, la dénomination de l’Eglise devienne secondaire et, à ce stade de développement, il n’est pas rare que le « prophète- guérisseur » en vienne à former le projet de se séparer de son Eglise-mère pour fonder sa propre Eglise. Ce cas de figure est à l’origine de plusieurs dissidences au Ghana et en Côte-d’Ivoire.

16 La signification des séances de délivrance collective ou individuelle est tout aussi ambiguë en ce qu’elles donnent un aspect clientéliste à la consultation des fidèles qui peuvent être de toutes confessions, y compris musulmans, sans que ces consultations et/ou guérisons ne se traduisent par une conversion immédiate. C’est un autre aspect des pratiques du croyant-guérisseur qui peut gêner l’Eglise en tant qu’institution qui se veut régie par des règles strictes et une « orthodoxie ». Dans la dernière partie de son ouvrage, l’auteur nous offre la description détaillée d’une consultation privée ainsi que d’une séance de délivrance collective. Le croyant-guérisseur Elisée semble être parvenu à se faire une place telle dans l’Eglise qu’il est le personnage principal d’une assemblée dans laquelle il exerce ses dons de manière hebdomadaire. L’auteur porte une attention particulière à la mise en scène du « plan de bataille » contre les démons et aux performances oratoires du « prophète » ; en effet, le charisme du croyant-guérisseur est en partie fondé sur les récits qu’il fait des guérisons miraculeuses qui se sont opérées sous ses mains : « l’expérience singulière du croyant-guérisseur l’intronise dans un état de surnature dont il n’aura de cesse de témoigner à l’occasion de prières de délivrance (…) La narration biographique instaure son identité de guérisseur et prouve l’effectivité du don divin » (p. 319). Mais les descriptions de l’auteur, bien qu’extrê-mement précises, n’insistent pas suffisamment sur la violence du corps à

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corps fidèle-guérisseur dans ces séances de délivrance, ni sur la puissance gestuelle à laquelle sont soumis les corps « malades » dans la lutte contre les démons. Sans parler de l’épreuve psychologique que peut représenter l’aveu public de la contamination par le Sida, compte tenu de la stigmatisation dont sont généralement victimes les malades. Mais ces « techniques du corps » ne sont pas le propre de tel ou tel croyant-guérisseur et la violence de la délivrance est due aux représentations communes de la maladie comme possession démoniaque tout autant qu’à la métaphore de la « lutte ».

17 Le thème de la délivrance, comme celui de la conversion et du mariage, permet à l’auteur de relever le défi d’une entrée localisée, monographique, au plus près des catégories de la pensée mossi, pour se centrer sur les voies de l’appropriation locale d’un mouvement par ailleurs transnational et transculturel. Ses analyses révèlent la tension entre les enjeux locaux de la conversion pentecôtiste et la dynamique transnationale d’un mouvement qui transcende ses lieux d’implantation à travers des figures de pasteurs-migrants ou de « croyants-guérisseurs » itinérants. L’Eglise des Assemblées de Dieu, comme bien d’autres Eglises pentecôtistes de sa génération, semble à la fois « indigène » et transnationale, comme peuvent l’être ses représentants, tel Elisée, formé dans les pays côtiers et prêchant dans la langue vernaculaire, le moore, dans un quartier périphérique de Ouagadougou. Enfin cet ouvrage constitue un outil majeur pour la connaissance des conditions d’ancrage du pentecôtisme dans ses rapports aux cultures locales, autant que dans ses modes de régulation des conflits villageois. L’analyse centrée sur le mariage « protestant » illustre bien, de ce point de vue, les types de compromis auxquels sont soumis les mouvements et les idéologies de la « modernité ».

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Les Mossi représentent l’une des communautés de migrants les plus importantes dans ce pays. 2. Devancée, entre autres, par les missionnaires catholiques (franciscains, 1482), les missionnaires de la Basel Society (1828) suivis des méthodistes (wesleyiens, 1835) et des missions anglicanes (1906). 3. En fait, on retrouve au Ghana un « couple Shirer » à la suite du mariage des deux missionnaires avant leur départ pour le Ghana. Ils y seront rejoints par d’autres missionnaires en 1932, 1934 et 1937 (Larbi, 2001, pp. 71-72 et note 56). 4. A la suite de sa dissidence avec l’Apostolic Church de Bradford en 1953, le missionnaire James McKeown en conserva la dénomination jusqu’en 1962. C’est la révélation de cette confusion qui précipita la séparation du groupe burkinabé (qui se croyait affilié à l’Eglise britannique, Yaméogo, 1985 : 37). Ceux qui restèrent affiliés à la Church of Pentecost de McKeown en adoptèrent le nom en 1969. 5. De l’islam au pentecôtisme, car il est fréquent dans ces pays que les nouveaux convertis soient en fait d’anciens musulmans. 6. Dans quelques centres de formation très réputés comme le Haggaï Institute ou d’autres implantés en Afrique anglophone, au Nigeria ou au Kenya par exemple. 7. Le siiga désigne une force spirituelle, le « double », sujet et objet de sorcellerie (Poulet, 1970), tandis que le terme kiima (de ki : mourir) désigne l’esprit d’un individu devenu ancêtre. Au pluriel, le terme kiimse désigne « l’autel des ancêtres » sur lequel on effectue les sacrifices destinées aux ancêtres, mais il peut désigner les ancêtres en général, « ceux que l’on ne nomme plus » (Bonnet, 1988 : 35). Les kinkirsi, génies auxquels on attribue la fécondité, sont aussi considérés comme les compagnons (imaginaires) de l’enfant, ceux-là mêmes dont il est issu. Plus tard, ils pourront être évoqués pour illustrer la personnalité d’un individu (Bonnet, 1988). 8. L’expression est de Birgit Meyer (1997). 9. En milieu rural, la seule forme de mariage par « consentement mutuel » est l’enlèvement, avec la complicité de la jeune femme, ou la fuite. La situation se « régularise » généralement après coup auprès de la famille de la jeune femme. Le cas échéant, et plus rarement, en cas de refus de la famille, le couple s’enfuit. 10. La comparaison du pasteur avec un big man est un autre aspect des analyses de l’auteur à travers lequel il combine plusieurs modes d’approches, au croisement entre les logiques de la conversion pentecôtiste et les problématiques liées au développement rural.

AUTEUR

SANDRA FANCELLO

Sandra Fancello est allocataire de recherche à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et prépare une thèse de doctorat sur Les dynamiques transnationales des pentecôtismes

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africains. Elle est associée à l’Unité de recherche « Constructions identitaires et mondialisation » de l’IRD (Institut de recherche pour le développement).

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Entrée en « modernité » A propos de : P.-J. LAURENT, Les pentecôtistes du Burkina Faso. Mariage, pouvoir et guérison, Paris, Karthala, 2003

Frédéric Moens

1 L’ouvrage de Pierre-Joseph Laurent recèle une profusion de données ethnographiques sur laquelle se bâtissent son exposé et son raisonnement. Cette multitude d’informations enrichit le lecteur d’une expérience qui, s’il l’acquiert par procuration, n’en est pas moins vivante ; cette abondance constitue aussi pour lui une difficulté. En effet, le foisonnement de l’ouvrage en dilue, ou plus exactement en éclate, le propos : quel est le sujet de cette somme de plus de quatre cents pages? Certes, le titre paraît explicite, il y est traité des pentecôtistes burkinabés. Cependant, cette évidence – par ailleurs, partiellement remise en cause par le sous-titre qui, parlant de « Mariage, pouvoir et guérison », ne souligne plus l’enracinement spatial – ne résiste pas à la lecture. De page en page, et ce dès l’introduction, le lecteur est entraîné dans des préoccupations bien plus génériques que l’implantation du pentecôtisme au Burkina Faso et, a fortiori, en Afrique de l’Ouest. D’aucuns diraient aussi que c’est bien moins que ce que le titre n’annonce puisque, en matière de pentecôtisme, seule une Eglise protestante est envisagée, les Assemblées de Dieu. Les justifications de ce choix, reposant avant tout sur la place que cette Eglise occupe au Burkina Faso tant en termes historiques qu’en termes numériques, sont rapidement posées. De qui est dressé le portrait? Est-ce celui de ce pays, à travers l’introduction au cours des quatre-vingts dernières années d’une nouvelle confession protestante? Est-ce celui de ce pentecôtisme, dans l’avatar que lui propose son incarnation dans un lieu particulier? Il me semble que, s’il faut choisir entre les deux branches de cette alternative, il est plus judicieux de s’en tenir à la première. Toute la chair de l’ouvrage est composée des transformations que ce pays sahélien a subies au cours des dernières années et la place, encore très marginale, qu’y occupe une Eglise protestante particulière, une place qui permet d’éclairer les stratégies individuelles dont elle est, elle-même, l’objet. Cette rencontre entre le bouleversement d’un pays et l’irruption d’une Eglise, qui met bien au centre le pays, est singulière car chacune des parties prenantes possédait des éléments la rendant apte à mieux s’adapter à l’autre. Je prendrai donc le pli dans cette brève note critique de lire cet ouvrage de la manière la plus large possible, démontrant qu’il s’agit,

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à travers l’exposé circonstancié et informé d’un cas monographique, de la volonté d’embrasser un problème central de l’anthropologie et de la sociologie contemporaines.

2 Cette question centrale n’est évidemment pas celle de l’histoire des Assemblées de Dieu ni même de l’histoire de presque un siècle de Haute Volta puis de Burkina Faso. Ce qui est très finement décrit, à travers le prisme d’un lieu et d’une stratégie religieuse, est la transformation de la société africaine en une nouvelle société, la disparition des références exclusivement paysannes1 et, en même temps, le fait que jamais les choses ne disparaissent totalement ou, au contraire, sans que les nouvelles choses, importées ou acceptées, ne soient elles-mêmes appropriées, accommodées. Comme tout espace social, l’Afrique, le Burkina Faso dans ce cas précis, demeure un lieu singulier (Bourdin, 2000) ; la modernité qui les frappe de front ne les détruit pas, elle les reconstruit. Rien ne s’y inscrit comme dans du sable, tout vient s’ajouter à une histoire, à un passé ; cette affirmation apparaît, j’en conviens, d’une banalité consternante, et pourtant, tant dans nos collègues que dans les développeurs de tout ordre, la conviction est forte de pouvoir faire table rase du passé, de la culture ou, simplement, des us et coutumes. Ces préoccupations, parfois folkloriques, souvent essentielles, demeurent inévitablement en arrière-fond de toute transformation sociale. Débusquer non seulement ces éléments de pérennité mais aussi les stratégies individuelles et collectives mises en œuvre pour réaliser les accommodements nécessaires à l’accueil le moins destructeur de ces nouveautés exprime un projet d’ensemble de l’auteur (Laurent, 1998). A mon estime, si Les pentecôtistes au Burkina Faso renferme un concept central, pour l’auteur comme pour le lecteur, il s’agit de celui de « modernité insécurisée ». Plus loin dans cette note, je proposerai une critique de ce concept, il n’est à ce stade que question d’en proposer une première figure. A première vue, cette modernité insécurisée est une contradiction entre les aspirations des individus, les portant à une autonomie plus grande, à une émancipation des règles de la tradition, à une inscription dans les logiques anonymes de la modernité, et leurs moyens, toujours tellement précaires qu’ils ne peuvent leur permettre d’atteindre ces ambitions. Une telle définition, dont Laurent s’abstient bien intelligemment, nous rapproche aussi insensiblement que fortement de l’anomie durkheimienne dont l’origine est bien, souvenons-nous-en, dans cette disparité entre les espoirs et les possibilités des individus évoluant dans des sociétés « faibles », des sociétés qui n’ont plus la puissance normative suffisante pour contraindre leurs ressortissants dans leurs ambitions (Durkheim, 1897 : 281). Ce qui structure donc le travail dont l’ouvrage nous fait le récit est la compréhension d’une stratégie emblématique de dépassement de cette anomie : faute de pouvoir y ajouter du sens, c’est de la cohérence qui y est adjointe.

3 Un paradoxe de l’exposé est de nous montrer la cohérence d’un monde naissant de façon parfois un peu incohérente, à tout le moins de manière déstructurée, à notre charge d’y retrouver, sans grand peine, l’ossature logique. La dizaine de chapitres ne parle jamais que de cette même chose : comment les hommes réintroduisent une cohérence dans leur action alors que leur monde se délite et que le monde nouveau qui leur est offert n’est pas encore réellement à leur taille. Pour nous faire intégrer cette réalité, il nous faut suivre à la fois l’arrivée de ce mouvement pentecôtiste dans ce pays et le contexte cultuel et culturel qu’il représente. Ces chapitres, qui remettent sur le métier les mêmes faits, parfois les mêmes personnages, font la richesse littéraire de l’ouvrage – rapidement nous faisons partie de la famille qui nous est décrite, comme l’auteur, nous les fréquentons longuement –, ils posent aussi quelques questions de

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style et de menus problèmes de répétition, la complexité de la structure narrative paraissant parfois avoir perdu son auteur qui nous redonne, de temps à autre, des passages quasi identiques dans la description d’un personnage, d’une situation, d’un fait social.

4 Avant d’aller plus loin, examinons rapidement dans son déploiement discursif l’argument qui nous est narré. Les soixante pages de la première partie, décrivent la rencontre particulière entre une culture et un contexte social, d’une part, et un type caractéristique de pentecôtisme, d’autre part. Moins que le succès et l’enracinement que les Assemblées de Dieu vont trouver en pays mossi pour essaimer dans la sous- région, Laurent nous montre l’enracinement rural d’origine, la vigueur que ces pasteurs-paysans donnent non seulement à leur foi mais aussi à sa mise en œuvre. Il démonte ainsi un premier syncrétisme : ce protestantisme s’ajoute, sans le modifier complètement, à une cosmogonie qui, pour les pasteurs et leurs fidèles, se renforce d’outils leur permettant d’agir dans cette histoire du XXe siècle qui laisse l’Afrique de l’Ouest face à de radicales transformations. Le chapitre consacré à la vocation de pasteur, à travers trois récits contemporains, raffermit la description historique du chapitre qui le précède ; à une première vision macro-sociologique – les flux et les raisons de l’implantation de l’Œuvre2 – succède une seconde vision, qui la conforte, en montrant les logiques individuelles, micro-sociologique, de son succès. La deuxième partie, forte d’une centaine de pages, modifie insensiblement l’angle d’attaque : ce pentecôtisme offre à l’individu, cherchant à s’extraire des contraintes de la tradition, des stratégies d’action efficaces. La « famille en prière » ne se substitue pas à la famille sociale (et biologique) mais elle permet de s’en prémunir en y inscrivant différemment les mêmes mécanismes. Ainsi, cette « alliance protestante » intègre totalement la tradition en lui ajoutant une nouvelle strate ; au début des années 1990, un pasteur des Assemblées de Dieu m’expliquait à Loumbila que Jésus est une grosse pierre le protégeant, lui et les convertis de cœur, de tous les fétiches (Moens, 2002). La très fine et très longue description du mariage protestant montre certes l’attrait que le mouvement peut avoir pour les jeunes en rupture de ban traditionnel, mais elle dévoile aussi la force syncrétique à l’œuvre dans ce pentecôtisme. Composée elle aussi d’une grosse centaine de pages, la troisième partie dépeint avec le même souci du détail l’irruption des Assemblées de Dieu dans la sphère publique. Le premier chapitre de cette partie décrit de manière circonstanciée des séances d’évangélisation. Le prosélytisme pentecôtiste n’est pas une aporie : en effet, si ce protestant méprise autant qu’il craint l’espace public et la gestion du bien collectif – sa foi l’invite au contraire à s’occuper de son jardin, à fuir la politique qui n’est à ses yeux qu’une expression de la corruption du monde –, il lui est essentiel de prouver aux yeux de tous la force de ses convictions et, dans cet univers animiste, leur puissance : « […] le prosélytisme des Assemblées de Dieu participe d’une pacification face à la violence engendrée par les multiples transformations de la société. […] Je me convertis pour me protéger des ‘autres’, voire de moi-même d’abord, et je tente, ensuite, de convertir mon entourage, plutôt que de le tuer à la suite de la certitude que je me suis progressivement forgé qu’ils m’en veulent » (Laurent, 2003 : 201). Cette présence dans l’espace public n’est donc pas pour l’investir mais, au contraire, pour le prendre à témoin de son inutilité : le pasteur et ses fidèles s’exposent à tous pour leur montrer l’efficacité de leur conversion. Les scènes qui nous sont croquées décrivent les combats entre stratégies tentant d’accommoder les transformations de leur monde : le prosélytisme, par l’affirmation publique qu’il constitue, affermit autant les fidèles dans

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leur foi qu’il ne permet d’en convaincre de nouveaux. Le second chapitre de cette troisième partie expose la place que la politique tient aujourd’hui dans les Assemblées de Dieu. Longtemps volontairement séparés de la chose publique, les pasteurs ont été rattrapés par cette réalité. Soutiens implicites du pouvoir en place, qu’ils se refusent de juger mais pour lequel ils prient, leur succès et l’intégrité dont on les crédite ont contraint le mouvement à devenir un acteur politique. Incarnant la probité, fidèles et pasteurs se retrouvent à moraliser l’action publique par leurs témoignages. La suite de l’analyse de Laurent développe en quoi le pentecôtisme participe à la gestion des transformations des modes de régulation sociale de la société mossi. Cette régulation, qui nous est dite reposer sur une confiance familiale (kis-sida) et une entente villageoise (wuum taaba), se désagrège dans une modernité contemporaine où la volonté d’individuation et d’autonomie écarte toute possibilité d’une confiance familiale nécessairement contraignante et d’une entente villageoise obligatoirement équilibrée. Pour reprendre les termes de Laurent, alors que la « concorde coutumière » est en perdition, aucune « concorde civile » ne vient remettre la société à flot. Ce pentecôtisme réintroduit des cadres d’action permettant à la fois d’expliciter les déficiences des solidarités traditionnelles et d’en imposer, à leur échelle, de nouvelles. Partant de l’histoire du mouvement pour être de plus en plus plongée dans l’actualité des Assemblées de Dieu, la quatrième et dernière partie détaille leurs échecs et les solutions endogènes proposées. D’abord rurales, et telle était bien leur originalité, les Assemblées de Dieu burkinabées ont gagné les villes. Les difficultés personnelles comme les carences collectives de solidarité ne font ainsi que croître. Les mécanismes à l’œuvre dans le prosélytisme doivent être constamment réactivés, à travers diverses formes d’offre thérapeutique. Une fois encore, le travail de l’auteur est avant tout ethnographique : il rapporte avec talent et détails des séances de croyants-guérisseurs ou de thérapie collective. Ce qu’il montre ainsi sont des Assemblées de Dieu instituées qui, n’étant plus la radicale nouveauté, se trouvent confrontées à une contestation. Pour autant, les outils syncrétiques qu’elles ont développés – alliant les logiques de la tradition et celles supposées être de la modernité – demeurent et sont ceux qui lui sont opposés.

5 Accumulant les détails pour embrasser la logique d’une métamorphose sociale, la question posée tout au long de l’ouvrage est celle de la gestion sociale de la modernité. L’Afrique, le Burkina Faso vivent dans la même contemporanéité que le reste du monde ; les influences – économiques, sociales ou culturelles – qu’ils subissent sont isomorphes à celles qui frappent l’Europe, l’Asie ou les Amériques. Toutefois, si les formes sont comparables, l’incarnation qu’elles prennent et les conséquences qu’elles entraînent divergent de lieu en lieu, sous l’emprise des histoires locales. Les propos de l’introduction insistent sur ce point : l’objet du livre est la forme prise par la modernité dans une société africaine, nécessairement composition de son histoire, de ses influences et des contraintes contemporaines d’un monde globalisé : « Le temps de la ‘modernité insécurisée’ conjugue l’affaiblissement de la prise en charge coutumière de la vie commune et les difficultés de l’Etat d’organiser dans la sérénité la survie de pans entiers de sa population. Ainsi, […] les dotations financières de l’Etat pour l’enseignement et la santé s’amenuisent et cèdent le pas aux services privés payants3 » (Laurent, 2003 : 21). La modernité actuelle, modernité avancée, n’est évidemment pas l’apanage d’un lieu ou d’un continent ; elle pose à tous les individus et à tous les espaces sociaux des problèmes4. Laurent nous expose, comme centre de son observation, ces stratégies d’intégration de la nouveauté et d’hybridation des cultures.

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6 La précarité de l’environnement fait des mécanismes de solidarité collective un élément vital de la survie individuelle et collective. Pour rendre compte de ces mécanismes, Laurent parle de concordes. La protection de l’individu, qu’elle soit matérielle ou symbolique, passe par les relations qu’il tisse et entretient avec ses proches, c’est-à-dire à travers des relations complexes de parenté. Cette protection a aussi un prix : l’individu ne peut s’extraire de la relation collective, il n’est en fait pas un sujet autonome mais la part d’un sujet collectif. S’affranchir de cette contrainte est une des ambitions les plus présentes, devenir un sujet individuel et autonome – sur le plan économique, sur celui des alliances que l’on lie ou, encore, de la vie que l’on mène – est le premier pas en « modernité ». Mais, sur un tel chemin, les embûches sont nombreuses : « On ne rit pas avec la parenté, elle aide. C’est une richesse, mais c’est aussi elle qui fait qu’on ne peut pas gérer de l’argent » (Laurent 2003 : 390). Cette citation de Zoundou Zoungrana, un des informateurs très présent dans le récit, modèle parfait de l’informateur dont Bourdieu fait l’éloge, à la fois dedans et dehors, résume pour partie le problème que pose Pierre Joseph Laurent : la famille protège mais enferme, elle est de façon coutumière un bouclier et de façon moderne un poids entravant tout développement (personnel, bien sûr, mais également ce développement social, polysémique et mythique ; cf. Rist, 1996 et Laurent, 1998).

7 Sans le porter à l’explicite, Laurent développe un chiasme intéressant : à la sécurité émasculante des principes coutumiers se substitue l’insécurité inhérente aux principes enivrants de la modernité. La modernité insécurisée, dont je persiste à croire que ce qu’il en dit sur l’Afrique peut s’appliquer aussi à d’autres lieux, n’est ainsi pas tellement éloignée de la concorde coutumière : l’accent est mis dans la première sur l’insécurité à laquelle la modernité se confronte alors que pour la seconde, ce qui est accentué est la résolution d’une insécurité endémique. Car, en effet, la concorde coutumière telle qu’elle nous est proposée repose non sur la loyauté et l’entente spontanée entre personnes mais sur un équilibre de la terreur, un équilibre où le respect d’autrui, l’accord entre chacun, la réciprocité de tous sont le résultat d’une contrainte sociale alliant un don agonistique à une méfiance parfaitement répandue de tous envers chacun. L’insécurité de la modernité réside dans la disparition de cette entraide lignagère et dans l’absence de l’émergence d’un substitut étatique : l’entourage coutumier n’est plus un support et il n’est plus une contrainte, mais l’individu qui s’est émancipé de ces chaînes s’est aussi privé de ces ressources. La fuite en avant ou le saut dans le vide demande alors qu’une autre entente puisse s’établir. Une stratégie pour transcender ce dilemme réside dans le choix religieux. Par le choix d’un travail sur soi, d’une conversion à une croyance tout à la fois intégrante et structurante, la liberté personnelle acquise se trouve renforcée et l’incertitude ambiante partiellement réduite par le mode d’emploi que constitue la foi et par la famille en prière que forment les frères et sœurs en croyance.

8 Chaque partie de l’ouvrage illustre ce cheminement. L’aspiration individuelle à la modernité, à l’autonomie personnelle, à l’individuation se heurte à l’environnement. L’invitation permanente qui nous est faite de demeurer attentif au contexte dans lequel ce pentecôtisme s’inscrit recoupe la volonté d’identifier un groupe de la sortie du groupe, une manière pour l’individu naissant de s’accrocher à une collectivité lui permettant de battre en brèche les contraintes de la collectivité qui lui semblent l’étouffer. L’exemple du mariage est à cet égard très éclairant. La description qui nous en est donnée montre que les transformations à laquelle les « Américains » le

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soumettent sont importantes ; le libre choix, le consentement mutuel en deviennent les bases, le mariage deviendrait, à les suivre, un simple contrat entre personnes. Dans le même temps, par delà les évidences énoncées par les protagonistes, la négociation sociale de l’acte n’a pas tellement changé dans son processus. Si la forme – au premier rang de laquelle l’opposition affirmée aux logiques traditionnelles et coutumières – subit une métamorphose, le principe même de l’échange entre groupes demeure. Pour prendre un second exemple, les croyants-guérisseurs qui sont évoqués dans un passionnant chapitre, mobilisent dans une vulgate protestante les formes traditionnelles de la sorcellerie : « A travers une subtile interpénétration de ces deux dispositifs de guérison apparaît une double scène. Elle mêle la doctrine officielle des Assemblées de Dieu […] avec les subtils arrangements quant au rapport à la loi, ouverts par la conception d’un ‘moi multiple’ révélé ici par le génie de la possession » (Laurent, 2003 : 348). L’existence d’un moi multiple, qui subsiste dans la vision protestante, même si ses instances y sont renommées de noms plus bibliques, invite à déresponsabiliser les personnes et à chercher les causes du mal-être dans l’envie ou l’attaque d’autrui. L’interprétation classique demeure, et ainsi demeure compréhensible pour tous, alors qu’en même temps « l’invention de solutions individuelles, situées à la croisée des principes de la sécurité de la ‘concorde coutumière’ et des principes de la ‘concorde civile’ » (ibid. 349)5 deviennent possibles.

9 Comme Laurent l’évoque pour le mariage, « les anciennes formes d’alliance ne disparaissent pas mais plutôt survivent […] en filigrane des formes d’alliances par consentement mutuel religieux » (2003 : 97), la tradition s’invite au centre même de la modernité. A quelques endroits, l’auteur parle à ce propos de bricolage. S’il est bien question de faire du neuf, ou du « fonctionnant nouvellement », en recomposant les éléments de différentes traditions auxquelles la société burkinabée est soumise, la sienne évidemment mais aussi toutes les influences exogènes, l’image conserve du sens. Mais il me paraît que les recompositions vont bien plus loin. Il n’est pas question de faire du neuf avec du vieux, ou de l’inusité ; au contraire, il est question de se ressourcer, de bâtir de l’inédit sans renier mais en métamorphosant l’existant. Comme l’ensemble de l’ouvrage le montre, il n’est pas de remise en cause mais une reconstruction où tous les éléments qui ont servi à la fabrication, à la naissance, se reconnaissent mais changent de statut. Ils sont toujours présents mais n’appartiennent plus aux différentes traditions qui les ont originairement produits. Dans ce sens, l’hybridation (Gruzinski, 1999) est un concept central de ce travail. Les influences se sont unies pour produire du neuf, c’est-à-dire quelque chose qui n’est pas tout à fait le produit visé et plus tout à fait celui de départ.

10 Plutôt que du pentecôtisme au Burkina Faso, Pierre Joseph Laurent nous entretient dans cette perspective des stratégies religieuses d’individus confrontés à la transformation de leur environnement local et à la difficulté de rencontrer leurs aspirations personnelles. Ces stratégies religieuses conservent – voire accroissent – une vigueur importante dans le monde actuel : l’Afrique est à cette enseigne exemplaire (faut-il évoquer le cas du foisonnement des Eglises dans la République démocratique du Congo?). La foi offre le socle raisonnable pour affronter le monde qui est vraiment insécurisé. Malgré la sécularisation endémique de notre Europe, de telles stratégies s’y observent également, peut-être de manière plus marginale. Si pour ces fidèles – qu’ils soient les fidèles des « Américains » au Burkina ou ceux du Père Samuel à Charleroi – la religion et la foi sincère sont des prétextes, des outils leur offrant la possibilité d’affronter le monde moderne, ontologiquement incertain. Il nous faut lire ce travail

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dans cette perspective, en cherchant à saisir comment ils utilisent leurs croyances, tout en étant évidemment manipulés par elles, pour sortir de leur condition, pour réintroduire de la certitude dans leur monde. Ne nous trompons pas dans la lecture : malgré le titre de ce livre, l’ouvrage n’est pas le recueil de l’histoire d’un mouvement, il traite de l’entrée en modernité de ces croyants, de l’action de ces gens, des hybridations qu’ils réalisent pour continuer à (sur)vivre dans leur contexte local.

BIBLIOGRAPHIE

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BOLTANSKI, Luc et THÉVENOT, Laurent, 1991, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris : Editions Gallimard, NRF.

BOURDIN, Alain, 2000, La question locale, Paris : Presses Universitaires de France.

CHARLIER, Jean-Émile et PIERRARD, Jean-François, 2001, « Systèmes d’enseignement décentralisés dans l’éducation sénégalaise, burkinabée et malienne», Autrepart, 17, Des écoles pour le Sud, IRD, Paris.

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GRUZINSKI, Serge, 1999, La pensée métisse, Paris : Librairie Arthème Fayard.

LAURENT, Pierre-Joseph

1998, Une association de développement en pays mossi. Le don comme ruse, Paris : Editions Karthala.

2003, Les pentecôtistes du Burkina Faso. Mariage, pouvoir et guérison, Paris : IRD Editions et Karthala.

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RIST, Gilbert, 1996, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris : Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques.

NOTES

1. Références par ailleurs diabolisées, il n’est pas une région d’Afrique où l’origine paysanne ne soit pas remise en cause, occultée, rejetée comme le temps d’un travail dur, ingrat et sans avenir. L’ambition est au fonctionnariat et au travail citadin ; les portraits physiques que dresse Pierre- Joseph Laurent – où les individus se présentent toujours en complet-veston, chemise à manches longues, stylo-bic dont l’onglet est visible au revers d’une poche – en sont la parfaite expression, celle de la rupture paysanne. Le cas exposé au Burkina est à cet égard impressionnant. Mais il n’est en rien particulier : de nombreuses recherches montrent la place que ce rejet d’une condition paysanne prend dans les comportements africains actuels.

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2. Loin d’être un spécialiste du pentecôtisme des Assemblées de Dieu, je n’ai eu l’occasion que de les rencontrer dans le cadre de quelques missions au Burkina, il est frappant de constater, dans l’usage fait de ce terme, une convergence étonnante avec l’Opus Dei dans nos régions du Nord de la Méditerranée. 3. Cette observation est centrale dans l’analyse actuelle des pays africains. Elle se retrouve dans l’analyse portée sur les systèmes d’enseignement (Charlier et Pierrard, 2001). La démission d’Etats soumis aux contraintes de l’ajustement structurel et l’impossibilité pour les ordres traditionnels de gestion du collectif de poursuivre leur travail est probablement un des éléments centraux de la crise actuelle, une situation que Laurent décrit – à la suite de de Certeau et de Sibony – comme étant le résultat d’un « entre-deux », une impossibilité très inconfortable de se situer et d’agir dans un cadre de référence cohérent et anticipable par tous. 4. Il y a presque vingt ans, Beck soulignait déjà pour l’Occident les difficultés, les dangers et les enjeux de ces sociétés modernes intégrant tous les types de risque, acceptant en d’autres termes que le calculable fasse irruption dans le quotidien (Beck, 2001). Ce refus radical de l’incertitude inhérente à la vie et l’acceptation irraisonnée du risque (qui est une version affadie de l’incertain car y est préférée l’anticipation statistique d’une catastrophe à l’inconnu de sa réalisation) se retrouvent sous une autre forme dans la société décrite : le rejet des solidarités mécaniques jugées par trop contraignantes et l’impossibilité de leur substituer des solidarités organiques efficaces impose d’accepter un risque que les stratégies protestantes, mais d’autres également, permettent d’assurer quelque peu. 5. La concorde civile est, pour Laurent, le pendant moderne de la concorde coutumière. Il souligne que la situation moderne, caractérisée entre autres par l’accumulation pour soi et non plus pour le groupe, en d’autres termes la satisfaction des intérêts individuels, suppose l’édification d’un espace public garantissant pour tous une sécurité minimale. Dans cette version « libérale », la confiance doit y être garantie par une instance supérieure, matériellement l’Etat : « Dans la ‘concorde civile’ l’assouvissement de l’intérêt individuel implique l’établissement d’un accord qui conduit les personnes à s’élever au-dessus de la contingence pour la gestion de biens communs dans l’intérêt de tous » (Laurent, 2003 : 270). Cette vision, optimiste, évoque les axiomes que Boltanski et Thévenot (1991) définissent pour qu’une cité puisse être définie. Mais dans l’âpreté et la violence de la société burkinabée, comment la confiance pourrait-elle dépasser la sphère contrainte de la famille?

AUTEUR

FRÉDÉRIC MOENS

Frédéric Moens est sociologue et anthropologue, chargé de recherches aux Facultés universitaires catholiques de Mons (FUCaM). Il enseigne au Conservatoire royal de Bruxelles, à l’Institut des Hautes Etudes des Communications Sociales et aux FUCaM. Sociologue des religions, ses travaux concernent la place que le catholicisme occupe dans les sociétés européennes. Actuellement, il mène des recherches en sociologie de l’éducation.

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En guise de réponse : les Assemblées de Dieu du Burkina Faso et la trans- nationalité du pentecôtisme

Pierre-Joseph Laurent

1 Qui n’a pas été surpris par le développement sans précédent du religieux dans les villes africaines? Depuis deux décennies, une nouvelle vague pentecôtiste, essentiellement urbaine, connaît une expansion importante, estimée de par le monde à près de cent millions de fidèles (Corten et Marshall-Fratani, 2001). Ce qui frappe à la lecture des travaux consacrés aux pentecôtismes au Bénin, au Brésil, au Mexique, à Haïti, en Afrique du Sud, au Ghana, au Burkina Faso, ou encore au Nigeria (Bastien, 2001 ; Corten, 1995 ; Corten et Mary, 2000 ; de Surgy, 2001 ; Laurent et Mary, 2001 ; Laurent, 2003a ; Marshall-Fratani, 2001 ; Tonda, 2002 ; Willaime, 1999), par delà l’extrême variabilité, c’est la relative similitude, d’une part, dans l’expression de la souffrance par la symbolique du corps possédé et soulagé grâce à l’exorcisme que pratiquent les religieux, et, d’autre part, dans l’appropriation de la Bible, non à travers une lecture savante, mais par l’expérience personnelle de la puissance divine et l’émotion de la communauté croyante. Dans ce sens, il est possible d’interpréter « l’Esprit de pentecôte » comme « la ruse d’un Esprit populaire », où, par une appropriation émotionnelle chez un fidèle inspiré de l’Esprit Saint, l’ordre établi et plus particulièrement celui des pasteurs est sans cesse remis en question. Serions-nous en présence d’une expression déjà mondialisée de la souffrance, du malheur et de la quête d’un bonheur hic et nunc dans une frange de laissés-pour-compte de la globalisation?

2 L’idée centrale de l’ouvrage est que le pentecôtisme et en l’occurrence l’Eglise des Assemblées de Dieu du Burkina Faso (AD/BF), qui implique chez les convertis le sentiment d’appartenir à une communauté transnationale, produit des ressources inédites pour trouver de nouveaux chemins dans un moment particulier de réforme de la culture, celle qui est liée à la modernité globalisée. L’objectif de mes recherches a consisté à déterminer la nature de ces ressources et la teneur du bricolage des identités ainsi produites. L’enjeu descriptif et théorique qui consiste à lier le local au global reste difficile à mettre en œuvre1. C’est pourquoi il est incontournable, pour se poser la

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question du niveau global, de partir d’observations de longue durée sur le terrain. Pour cela, il importe de décrire localement, avec minutie, les transformations des systèmes de pensée. A mon niveau, le préalable fut donc, au risque d’être réduit aux conjectures, la maîtrise de la société coutumière mossi, ainsi que de ses manières de se représenter le monde.

3 Le contexte de l’analyse est donc bien celui de la transformation de la société paysanne mossi du Burkina Faso, désormais perçue par les pentecôtistes comme une « vieille peau » dont ils veulent s’éloigner. Il s’agit de rendre compte des effets de l’urbanisation et donc du passage du village à la ville. Il semble aujourd’hui établi que d’ici 2025, 60 % de la population de l’Afrique de l’Ouest sera urbaine. Au-delà de cette prévision, ce qui se transforme avec l’urbanisation récente et rapide de cette région d’Afrique et l’émergence des villes, c’est la manière de vivre en commun. Lorsqu’on change de lieu pour passer du village à la ville, on change aussi de logique, transitant d’une situation où l’on se connaît personnellement, à celle d’un anonymat qui conduit à une certaine atomisation du social. Ce sont les anciens modes de régulation de la vie collective qui subissent des transformations, des bouleversements, des adaptations, pour répondre au défi de la recherche de la meilleure sécurité sociale et économique pour les groupes de populations qui débarquent dans les zones en voie d’urbanisation. Les populations, confrontées à l’urgence de réguler la vie en commun (accès au foncier, sécurité des biens et des personnes, approvisionnement, eau potable, gestion des déchets…), produisent (sans forcément attendre les injonctions de l’Etat) des modes divers d’organisation collective, dans lesquels les communautés protestantes jouent un rôle. Ainsi, dans les quartiers populaires de Ouagadougou, dans les petites villes, mais aussi désormais dans les villages du plateau mossi, les Eglises protestantes s’affirment aujourd’hui comme un lieu de grande socialité et se montrent capables, à travers les manifestations miraculeuses de l’Esprit Saint relayées par des croyants-guérisseurs2, de résoudre solitude, maladies, souffrance, chômage et adversité.

4 Désormais, dans les villes émergentes du Burkina Faso, on danse, le samedi soir, dans les bars sur les mêmes rythmes que dans les autres villes du monde. Autrement dit, les nouveaux centres urbains deviennent des lieux de transformation rapide des identités coutumières et le creuset de nouvelles pratiques économiques au sein desquelles les mouvements religieux se taillent une place notoire. C’est dans ce sens que la doctrine et la pratique pentecôtiste offrent une ouverture sur le monde que la modernité promet. Cette ouverture porte sur une transformation radicale du « moi » et une nouvelle identité collective laquelle parvient à satisfaire les fidèles en dépit d’un contexte où la participation de beaucoup à la consommation et l’accès aux richesses se réduit souvent à une « vitrine ». Par la conversion au pentecôtisme, la transformation du monde à un niveau individuel produit l’imaginaire nécessaire à une inspiration qui devrait conduire le fidèle à croire qu’une autre vie est possible, là où la forme collective du changement s’exprime dans la « guerre contre Satan ».

5 Les convertis modifient leurs perceptions des relations aux autres en adoptant une vision essentiellement dualiste du monde. La société coutumière, « officiellement » défaite, équivaut désormais à un monde démoniaque, dont il convient d’avoir l’audace de se distancier, au même titre d’ailleurs que de « la société (moderne) » identifiée « au monde », c’est-à-dire à un univers corrompu, où règnent la violence, la peur et la défiance (Laurent, 1998a). En référence à la Bible, les protestants décodent dorénavant les rapports sociaux en termes de bien et de mal3. De sorte que les convertis se meuvent

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dans un entre-deux-mondes, dotés qu’ils sont de cette capacité de discernement. Cette conversion que je qualifierai de « bien tempérée », à la laquelle renvoie au mieux le concept de bricolage4, met l’accent sur une prise de distance relative vis-à-vis de l’entraide lignagère, tout autant que des formes d’insécurité qu’a pu engendrer l’Etat post-colonial. Elle conduit à l’invention d’un mode d’existence un peu plus individuel, tout en tentant de pallier aux manquements de l’Etat-nation.

6 Le pentecôtisme est la principale transnationalisation religieuse du vingtième siècle. Et dans ce sens, ce travail monographique montre comment les ressources inédites qu’offre le pentecôtisme sont appropriées par des groupes de population mossi du Burkina Faso, même les plus isolés en brousse, en modifiant les catégories d’espace et de temps. Les communautés protestantes se composent de croyants, lesquels, doués d’une capacité d’action sur la scène locale, vont « comprendre » d’abord et ré-articuler ensuite des éléments transnationaux et exogènes du pentecôtisme, comme autant de ressources qu’ils utiliseront dans leurs propres stratégies de survie, confrontés à un environnement en proie à de profondes transformations.

7 Plus de dix années d’enquêtes ont été nécessaires pour que je parvienne à décrire avec une égale précision la complexité des pratiques sociales et des représentations culturelles des paysans mossi « protestants » et l’univers du pentecôtisme des villes émergentes du Burkina Faso. Le recours à une monographie, classique dans sa conception, – elle repose sur la description des formes de l’alliance, des conceptions du pouvoir, de la maladie et de la guérison – me permet d’établir, étape par étape, la manière dont les apports du pentecôtisme vont conduire les fidèles mossi à mettre à bonne distance le communautarisme traditionnel, de même que « le monde » (soit une forme de la modernité qu’ils désignent comme corrompue, règne de la violence, de la peur et de la défiance), pour parvenir à élaborer de nouvelles synthèses identitaires. Comme le souligne Frédéric Moens, l’étude du pentecôtisme constituait une excellente opportunité de poursuivre mes travaux sur les processus de transformation de la société mossi et sur son entrée dans la modernité globalisée. Au-delà, il s’agit d’apporter une contribution à la compréhension de la « pentecôtisation » de groupes de population. C’est donc à dessein que l’historique de l’Eglise des Assemblées de Dieu (AD) est d’emblée synthétisée dans un chapitre d’ouverture car l’histoire missionnaire de l’implantation du pentecôtisme dans cette région de l’Afrique, les intrigues filandreuses liées à l’institutionnalisation des multiples dénominations pentecôtistes, ainsi que leurs processus de segmentation, pour importants et intéressants qu’ils soient, ne constituent toutefois pas l’objet primordial de cet ouvrage5.

Processus d’expansion des Assemblées de Dieu du Burkina Faso

8 La mouvance pentecôtiste du Burkina Faso est estimée à plus de 700.000 personnes6, soit 5,8 % de la population totale évaluée à 12 millions d’habitants (2003). Pour leur part, les AD/BF compteraient (2002) 2.600 églises7, plus de 2.500 pasteurs8, 600.000 membres (soit 5 % de la population totale)9, 6 écoles de formation biblique et un Institut supérieur de théologie10, ce qui représenterait approximativement 86 % de la mouvance pentecôtiste de ce pays qui se morcelle, pour les 14 % restant, en plus de 20 appellations différentes, pour les plus connues et uniquement pour la capitale. Ces dernières, à la différence des AD/BF, se concentrent plutôt dans les principales villes du pays et sont

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pour ainsi dire quasi absentes des zones rurales du plateau mossi. Par ailleurs, les dénominations pentecôtistes sont en augmentation suite notamment à la décision (avril 2003) des autorités d’octroyer plus aisément des reconnaissances officielles aux nouveaux mouvements religieux qui en font la demande. J’ai montré qu’en plus d’être la plus ancienne Eglise pentecôtiste de ce pays, les AD ont engendré, à la suite de dissidences, quelques autres dénominations pentecôtistes : la Mission Apostolique, l’Eglise Apostolique, l’Eglise de Pentecôte (issue d’une sous-division11), ou encore récemment l’Eglise du Réveil Spirituel et l’Eglise Réformée des AD (Laurent, 1999). Au Burkina Faso, parler des « Américains », pour reprendre le vocable utilisé par la population, désigne indistinctement les fidèles des AD et les « protestants ». Les AD constituent le socle du pentecôtisme dans ce pays. Cependant, c’est donc plutôt par leur efficacité et leur capacité d’organisation que les AD/BF, minorité agissante, jouent un rôle notoire au sein de la société burkinabé, voire auprès de certaines Eglises sœurs d’Afrique de l’Ouest.

9 L’installation des AD/BF remonte à 1921. Depuis le début du siècle et à partir de l’Eglise mère, aujourd’hui située à Springfield dans le Missouri aux Etats-Unis, s’organisent plusieurs implantations missionnaires sur le continent africain. Selon la littérature officielle des AD, les membres et les adhérents atteindraient 48 millions de personnes de par le monde. L’Eglise compterait 250.000 lieux de cultes répartis dans 198 pays, 290.000 pasteurs et près 2.000 écoles bibliques12. Ces données sont toutefois à considérer avec précaution, d’abord parce qu’elles émanent des Eglises elles-mêmes et ensuite en raison de la différence entre les sources consultées : ainsi les statistiques mondiales publiées dans le journal officiel des AD/BF donnaient le chiffre de 32 millions de membres (2000)13. Les AD seraient ainsi le plus important mouvement pentecôtiste de par le monde. Les communautés les plus importantes, en dehors du Burkina Faso, se situent au Brésil avec près de 17 millions de fidèles14, aux Etats-Unis avec 2,6 millions d’adhérents15, les Eglises du Nigeria et de Corée comptent plus d’un million et demi de convertis (Lucas, 1999)16, celles du Mexique, d’Argentine (Corten, 1995 : 15)17 rassemblaient déjà en 1995 chacune environ un demi-million de fidèles. Les AD appartiennent au Mouvement Pentecôtiste Moderne qui émerge aux Etats-Unis dès le début du XXe siècle, au sein des communautés de Réveil du Saint-Esprit (Laurent, 2003a : 29-33). Pour l’Afrique, les données fournies par l’Alliance des AD d’Afrique (AADA), présidée depuis août 2000 par le pasteur Pawentaoré, responsable de l’Eglise du Burkina Faso18, signalent une implantation dans 39 pays, 24.016 lieux de culte, 23.282 pasteurs, 305 missionnaires, pour environ 10 millions de membres aujourd’hui19. En Afrique les Eglises les plus importantes sont : le Nigeria, 1,7 million (soit 1,5 % de la population totale), 9 écoles bibliques ; le Burkina Faso (5 %) (cf. ci-dessus) ; le Kenya, 560.000 (2,9 %), 2 écoles ; la Côte d’Ivoire 500.000 (3,1 %), 2 écoles ; la Tanzanie, 400.000, 4 écoles (1,4 %) ; le Mozambique, 295.000 (1,5 %), 1 école ; la Zambie, 154.800 (1,6 %), 2 écoles ; le Bénin, 117.500 (1,8 %), 2 écoles ; le Togo, 113.000 (2,2 %), 2 écoles ; le Ghana, 95.000 (0,6 %), 3 écoles ; l’Afrique du Sud, 74.058 (0,02 %), 3 écoles20.

10 Les chiffres étant rappelés, je peux à présent aborder l’objet essentiel de ce point. Dans un paysage pentecôtiste fréquemment traversé par des mouvements de segmentation et l’apparition de nouvelles Eglises, la domination des AD sur la mouvance pentecôtiste du Burkina Faso demande des éclaircissements historiques qu’il faut aller chercher dans l’histoire longue de la société mossi et la pauvreté objective du plateau mossi21. Avec ces 5 % de la population nationale, situation unique en Afrique pour les AD,

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l’Eglise à l’opportunité de jouer un rôle dans le paysage politique du pays22, ainsi qu’une certaine ascendance sur les Eglises soeurs d’Afrique. A ce titre, seules les Eglises du Kenya (3 %) et de Côte d’Ivoire (avant sa partition) pourraient prétendre à un tel rôle. Au Burkina Faso, les AD sont aujourd’hui considérées comme une Eglise nationale, instituée, à côté de l’Eglise catholique et des grandes fédérations musulmanes.

11 Sandra Fancello rappelle avec justesse que la zone d’expansion des Eglises pentecôtistes en Afrique de l’Ouest est aujourd’hui essentiellement concentrée sur un axe fort qui va de Lagos au Ghana. Toutefois, du point de vue historique, les informations qu’elle fournit selon lesquelles l’Eglise des AD est la première Eglise pentecôtiste entrée au Ghana (en 1931) à la faveur du travail de missionnaires installés au Burkina Faso sont utiles et suffisent déjà à souligner que les AD ont fait du Burkina Faso une « plaque tournante » pour la région.

12 Ainsi, sans entrer dans les détails23, comment ne pas signaler et en même temps s’étonner de la présence de pasteurs mossi dès 1936 au Togo24, en 1945 au Bénin25, en 1945 au Sénégal26, en 1935 au Niger27, en 1931 au Ghana28, en 1958 en Côte d’Ivoire29? Par ailleurs, comment expliquer que pendant plusieurs années le pasteur Daniel Pasgo fut le premier président des AD du Daho-Togo30, que le pasteur Jean Bande est l’actuel vice- président de la Faculté de théologie des AD à Lomé et en fut le doyen de 1988 à 1998 (ancien ESTAO)31, que le pasteur Emmanuel Kiemtore fut animateur à la radio « Jésus vous aime » à Lomé au Togo32, qu’un pasteur mossi vient de prendre la direction des AD du Sénégal33, que le pasteur Jean-Ernest Sawadogo assume, depuis le début, la direction des AD au Niger34, que le pasteur Tiiga fut le premier président des AD du Ghana35, que le pasteur Abel Konseiga a été nommé président de la région de Guinée36 et que le pasteur Adama Ouedraogo fut pendant longtemps le président des AD de Côte d’Ivoire37? La présence de pasteurs burkinabé à ces postes de responsabilité ne méritait- elle pas que j’y consacre quelques lignes? Le pasteur Daniel Delma, secrétaire général adjoint des AD du Burkina Faso et coordinateur de la troisième révision de la traduction de la Bible m’affirmait encore en avril 2003 que la dissémination des AD dans les pays de l’Afrique de l’Ouest francophone, essentiellement, s’est historiquement réalisée à partir du Burkina Faso. Pour appuyer cette affirmation, j’évoquerais seulement ici un détail glané lors des entretiens que j’ai eu avec le pasteur Daniel Compaoré (sorti de la seconde promotion de l’école biblique de Koubri en 1947, président des AD de 1967 à 1979 et responsable jusqu’en 1998 de l’imprimerie des AD). Cette imprimerie, qu’il dirige dès 1949, servira progressivement, m’expliqua-t-il, à toutes les AD installées en Afrique de l’Ouest, au Bénin, au Togo, en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Ghana et au Burkina Faso. Ouagadougou devint alors le centre de production de la littérature des AD pour l’Afrique de l’Ouest. En 1973, une partie de l’atelier est transféré au Ghana. En 1986, de nouvelles machines viennent renforcer l’atelier de Ouagadougou (financement mission américaine)38.

13 Si les précisions fournies par Sandra Fancello corroborent mes observations selon lesquelles l’expansion des AD, soutenue par la contribution des pasteurs mossi, s’est faite d’abord « en se calquant sur les itinéraires de migrations mossi vers les pays côtiers » (surtout la Côte d’Ivoire, où, par exemple, plus d’une centaine de pasteurs mossi ont exercé avant les événements de ces dernières années39, et le Ghana), son approche comparative des modes d’expansion fonctionne comme une heuristique : l’auteur y décrit un rapport de similitude inversée entre la Church of Pentecost du Ghana et les AD/BF.

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14 En revanche l’argumentation principale de Joël Noret consacrée à ma « surestimation » du rôle des pasteurs et du pentecôtisme mossi en Afrique de l’Ouest est singulière. Il est bizarre de me reconnaître à la fois la pertinence du rôle pionnier des débuts tenu par les pasteurs mossi, isolés ou en appui à des missionnaires américains ou français dans la propagation des AD dans les pays limitrophes du Burkina Faso (voir dans le texte de Joël Noret le troisième point de son argumentation) et en même temps prétendre que je surévalue ce rôle, et ce, totalement en dehors de mes propos. En effet, dans un ouvrage de plus quatre cents pages, j’en consacre quarante à l’histoire de l’implantation des AD au Burkina Faso. De plus, ce chapitre ne fait qu’évoquer – car ce n’est pas l’objet de mon livre – , le rôle, pourtant important, des AD/BF dans l’expansion de l’Oeuvre en Afrique ; j’y consacre trente lignes (cf. pages 29, 51, 55-56 et 65, soit deux-tiers de page) : est-ce finalement trop ou trop peu?

15 En résumé, il est évident que du point de vue historique, l’Eglise des AD/BF a joué un rôle notoire dans l’expansion du mouvement en Afrique de l’Ouest et plus largement, mais aussi plus modestement, dans celui du pentecôtisme. Même si elle n’est pas la seule, il est incontestable que les AD ont fait du Burkina Faso une « plaque tournante » pour la région.

16 Pour rendre compte de la place particulière des AD/BF à l’intérieur du Burkina Faso et de sa participation à l’expansion de l’Oeuvre en Afrique de l’Ouest, j’avance, dans le livre, l’idée que l’organisation autoritaire, hiérarchisée et centralisée de la société mossi a joué un rôle sur la construction institutionnelle de l’Eglise. Il est un fait qu’avec 5 % de la population nationale et près de 90 % de la mouvance pentecôtiste du pays, les AD/BF ont pu s’imposer comme une Eglise instituée, capable de tenir un rôle sur la scène sociale et politique du pays. Ce mode de fonctionnement s’oppose à celui des petites communautés pentecôtistes liées aux charismes de leurs leaders. Chez les AD/ BF, les fidèles et les pasteurs sont tenus d’obéir aux règles instituées par les responsables de l’Eglise. L’ancienneté de l’implantation de l’Eglise en pays mossi, l’autoritarisme des dirigeants et le contrôle de la cohérence doctrinaire ont très tôt joué en faveur de la structuration et de l’institutionnalisation du mouvement.

17 Par ailleurs, la pauvreté objective du plateau mossi, occupé par une population paysanne inquiète de sa survie et à la recherche de ressources (encline à la migration), est un facteur explicatif de l’implication des fidèles dans l’Oeuvre ; ils y trouvent, peut- être plus qu’ailleurs, les possibilités d’une existence acceptable. Les mouvements migratoires de la population mossi, vers les pays « côtiers » surtout, constituent un autre facteur ayant favorisé l’expansion des AD dans les pays limitrophes à partir du Burkina Faso. Le pentecôtisme des AD s’est trouvé dans un rapport dynamique, qu’il a su exploiter, avec la société mossi qui fut expansionniste (cf. le mode de fonctionnement des commandements mossi), et dont les chefs savaient se montrer autoritaires et impitoyables vis-à-vis d’une population soumise qui a toujours utilisé la migration comme mode de subsistance. La force des AD/BF est d’incarner en milieu rural « le groupe de la sortie du groupe » (Laurent, 1998b) et donc une forme de la modernité, et en même temps, dans les villes émergentes, l’Eglise donne aux convertis le sentiment d’appartenir à une communauté transnationale qui leur offrent une ouverture sur le monde que la modernité globalisée promet dans un contexte parfois d’extrême pauvreté.

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Le contexte : spécificités du pentecôtisme au Burkina Faso

Méfiance à l’égard de la doctrine de la prospérité

18 La « théologie de la prospérité » accompagne la naissance des Eglises néo-pentecôtistes et une évolution socio-économique majeure : les « vrais » chrétiens qui se désintéressaient « du monde », semblent désormais se satisfaire « d’une accommodation au monde ». La « théologie de la prospérité » équivaut à défier Dieu, c’est-à-dire à l’aimer aveuglément, au point de lui offrir au delà de ce qu’on possède et lui prouver ainsi sa confiance. Ces sacrifices financiers permettent d’accéder à ce à quoi le fidèle estime avoir droit (le bonheur hic et nunc), soit les bénédictions que Jésus a rendues accessibles par son sacrifice. Le fidèle donne avec fierté et accède au sentiment d’agir selon sa propre volonté (Fialho-Costa, 2002).

19 Avec la « théologie de la prospérité », nous sommes en présence d’une religiosité populaire où s’affirme l’idée d’endetter la divinité à travers des dons, et plus précisément une forme de dons rusés (silim kouni en moore : Laurent, 1998b), avec l’espoir de recevoir plus un jour. Et dans ce sens, « la théologie de la prospérité » s’apparente à la formule do ut des, du donner pour recevoir. Ceci évoque les formes de l’entraide, la logique de l’endettement et la recherche de la dépendance de l’entourage, en guise d’investissement sur un long terme. Donner équivaut ici à s’acquitter de la dîme (wênnam puîire : litt. la part de Dieu), afin de recevoir la bénédiction divine. En d’autres mots, plus on donne et plus on gagne en bénédiction. A contrario, ne pas donner à Dieu égalerait à donner au diable.

20 Le processus socioculturel sous-jacent à la « théologie de la prospérité » semble aller de soi pour les franges les plus populaires des adeptes qui, en quelque sorte, entraînent les AD/BF dans une « pentecôtisation » (ce qui équivaut à un pentecôtisme de deuxième génération), tandis que l’engagement vertueux des « soldats de Dieu » à la construction de l’Oeuvre résulte plutôt d’une minorité instruite. Les AD/BF, implantées dans le pays depuis près de quatre-vingts ans, révèlent ici une de leurs caractéristiques majeures. Cette singularité tient dans leur caractère institué, où les AD/BF se montrent soucieuses de leur respectabilité et de leur place dans la société burkinabé. Les pasteurs, en ville comme au village, chacun pour leur compte, s’affichent comme des notables. Dès lors, c’est principalement en ville, plutôt qu’à la campagne, à l’instigation de fidèles ou de jeunes pasteurs non encore établis, et non pas des responsables de l’Eglise, que les cultes se sont enflammés par les manifestations de plus en plus nombreuses du Saint-Esprit. Il en est de même de l’apparition des cultes de délivrance animés par des croyants-guérisseurs exerçant parfois leurs dons à la lisière de l’Eglise instituée. En bref, la « pentecôtisation » des AD/BF, avérée depuis la dernière décennie, résulte plus des fidèles que de l’élite, laquelle perçoit ce processus à la fois comme une contestation interne, une perte de contrôle sur les destinées de l’Eglise et un risque de segmentation.

21 Faisant plutôt référence aux « entrepreneurs religieux » qui tirent profit de la crédulité populaire, et dont il se méfie, le président des AD estime que la « théologie de la prospérité » ne peut pas fonctionner au Burkina Faso car cette croyance stigmatise la pauvreté. Le pasteur Philippe Ouedraogo, responsable de la région de Ouagadougou et membre du bureau exécutif de l’Eglise, estime que la « théologie de la prospérité »

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constitue une dérive dans la mesure où elle ne figure pas dans la Bible. Le refus de cette théologie s’appuie sur la récusation de la liaison de la pauvreté au péché. Pasteur Philippe (membre du bureau exécutif) :Ceux qui prônent aujourd’hui cette doctrine affirmeront que vous êtes pauvres ou malades parce que vous avez péché. Mais dire cela à des Africains équivaut à les tuer. Le Burkina Faso serait-il pauvre parce que nous aurions tous péché? Par contre, si vous êtes en règle avec Dieu, affirment-ils, votre vie sera belle : vous serez riche et vous ne serez jamais malade. La Bible n’a jamais promis ça.Non. Le succès ne prouve jamais qu’on est dans la volonté de Dieu. Une personne peut détourner de l’argent ou le voler, s’enrichir et devenir célèbre. Cela correspond-il au plan de Dieu?

22 L’adoption d’une vie sainte consiste alors dans le dépassement du mode d’existence vécu par le commun des mortels. Et le témoignage (kaseto) dans « le monde » de leur supplément d’âme s’impose comme un principe d’existence des fidèles. La rigueur observée dans la vie quotidienne des protestants est sous-tendue par la recherche du salut personnel, la certitudo salutis. L’observance de la règle est stricte. Le converti adhère sans réserve à la Bible qui devient son mode d’emploi du monde et sa manière la plus sûre de rentrer en relation avec Dieu (Laurent, 1994).

Modernité insécurisée

23 Le second aspect qui caractérise le pentecôtisme du Burkina Faso tient dans la nature particulière de l’Etat qui a finalement favorisé l’apparition d’une forme de modernité globalisée que j’ai qualifiée « d’insécurisée et d’insécurisante », même si, sur le fond, la modernité comporte toujours une part d’incertitude liée au doute et au relativisme. Il convient aussi de souligner que la croissance récente du Pentecôtisme dans ce pays s’est déroulée dans un contexte où il est historiquement dominé par le catholicisme, ce qui contraste avec les pays d’Afrique anglophone où le protestantisme représente la religion dominante.

24 Aujourd’hui, avec l’entrée en ville, c’est, pour une majorité de la population, l’accroissement de l’insécurité ou peut-être du sentiment d’insécurité. Toujours est-il que les possibilités d’entrevoir le chemin de la survie à long terme s’amenuisent pour des pans entiers de la population. Le temps de la « modernité insécurisée » conjugue l’affaiblissement de la prise en charge coutumière de la vie commune et les difficultés de l’Etat d’organiser dans la sérénité la survie de certains groupes de sa population (que les ressources de la coutume ont cessé d’assumer).

25 Pour ne donner qu’un exemple, les dotations financières de l’Etat pour l’enseignement et la santé se réduisent et cèdent le pas aux services privés payants. On observe aussi un accroissement de la corruption (Blundo, 2000 ; Blundo et Olivier de Sardan, 2002), de même que le renforcement des sentiments de peur et de méfiance. Autrement dit, parce qu’ils sont confrontés à une sorte de privatisation de l’Etat, c’est à proprement parler à une transformation du processus de l’identification que sont confrontés certains groupes de population. Elle se concrétise par une altération du rapport des individus à l’entourage, de là à l’émergence d’un puissant sentiment de défiance à l’égard d’autrui, ainsi qu’à un brouillage de la production sociale de la ressemblance et de la différence, que celle-ci soit d’origine coutumière ou produite par la ville.

26 Ce processus s’accélère à partir de la fin des années quatre-vingts où, réduit à sa portion congrue par les Politiques d’Ajustement Structurel (PAS) et la doctrine de la

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« bonne gouvernance » (démocratisation, multipartisme et décentralisation) (Peemans, Esteves et Laurent, 1996 ; Peemans, 2002), l’Etat post-colonial déliquescent (Olivier de Sardan, 2000) a finalement suscité un climat généralisé d’insécurité.

27 Ce malaise alimente une sorte de « crise sorcière » où chacun se méfie de tous et renoue avec un principe de violence quotidienne40. Ainsi, pour peu qu’il ait vraiment existé, le monopole de la violence (dans le sens de celui de la production de la règle) exercé par l’Etat post-colonial s’estompe. Autrement dit, c’est la fonction de tiers (dans le sens ici du tiers-Etat) qui s’amenuise. Dons, dettes et dépendance de l’entourage restent plus que jamais à l’ordre du jour ; autant de pratiques qui se complaisent dans la polysémie et l’ambiguïté, laissant plus encore la porte ouverte à la manipulation magique des forces de l’invisible (métaphore qui renvoie à l’idée d’une économie particulière des relations sociales établies sur la peur, la crainte, la défiance, l’autocensure, la délation, l’allégeance) comme principe de contrôle du lien social et comme mode de gouvernement de la société.

28 Tout se passe comme si nous vivions un moment particulier où l’accumulation fait peur. D’un côté, à celui qui s’y risque, en raison des jalousies qu’elle suscite et des incertitudes qui pèsent à long terme sur la pérennité des ressources (un contrat de travail ne dure que le temps d’un projet de coopération au développement, par exemple). De l’autre, l’accumulation fait peur à celui qui s’estime injustement écarté des principes de la recherche de la sécurité sociale et économique de la société coutumière par l’égoïsme, selon lui, de celui qui amasse.

29 Dès lors que l’espoir d’une vie réellement autre à laquelle aspiraient des groupes de populations tentés par le passage du village à la ville et que les principes fondateurs de la société se dérobent, la dépendance mutuelle et le recours potentiel à l’entourage (les parents, voisins, amis ou promotionnaires) demeurent toujours la manière la plus sûre d’assurer sa survie ainsi que celle de sa famille. Ces principes restent donc au cœur de l’accumulation et de la forme de l’identité véhiculée dans une ville émergente du Sahel, à défaut d’une autre forme d’organisation de la sécurité sociale et économique effectivement organisée par l’Etat pour l’ensemble de la population.

30 La crainte, la jalousie, la peur, mais aussi la défiance et l’autocensure, se sont amplifiées et ont conduit les populations à rechercher une autre protection que celle qu’aurait dû fournir aux citoyens l’Etat de droit, comme, par exemple, la garantie de la paix sociale, l’accès généralisé à l’enseignement et au système de santé, l’assurance-chômage, la pension… En conséquence, à défaut de constater la généralisation de ces principes de sécurité sociale et économique, la population, confrontée à la gestion du lien social, à savoir à la gestion des rapports aux autres, a dû recourir à des solutions accessibles à tous et plausibles à leurs yeux pour prendre en charge l’incertitude liée à la survie et se (re)placer ainsi sous la protection de fétiches et plutôt ici d’un Dieu de puissance. Ceci porte sur la soumission à des principes imaginaires qui participent pleinement, par les sentiments de crainte et de peur, à l’instauration d’un processus de dépendance mutuelle et au maintien d’une forme d’économie symbolique alimentée par les dons, l’accumulation de dettes et le recours, si nécessaire, à la manipulation des forces de l’invisible. Autrement dit, pour le dire métaphoriquement, une sorte de pensée magique appartient à cette forme de la modernité.

31 Dans la « modernité globalisée » de cette région, tout se passe comme si un principe d’individualisme – qui n’implique donc pas ici le désassujettissement des hommes vis-à- vis des dieux, dans le sens ici de la production imaginaire des principes de pouvoir –

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parvenait à composer avec le collectif, soit avec l’univers de la dépendance de l’entourage (comme garantie de la meilleure sécurité sociale et économique pour soi et sa famille), ceci non sans raviver la peur, la violence, la jalousie, la rancœur, la vengeance, l’allégeance qui saturent, plus encore, les relations humaines et suggèrent l’idée d’une résurgence des « pouvoirs sorciers » (Tonda, 2003; Bernault et Tonda, 2000). En conséquence, nous sommes tenus de prendre en considération un processus singulier de production de l’identité citoyenne : dans ce climat de suspicion qui sape la confiance dans la parole de l’autre, c’est l’établissement d’un lien social pacifié qui paraît parfois vaciller.

32 Autrement dit, c’est la violence que je peux mobiliser à titre personnel qui permet d’instaurer la relation à l’autre. En conséquence, les rapports sociaux restent essentiellement magiques (dans le sens d’une magie travaillée par l’entrée dans cette forme de modernité tardive), régulés par le truchement de la manipulation de forces invisibles qu’exprime l’émergence, sans précédent, d’une forme de sorcellerie, inédite à ce jour, et le développement de mouvements religieux. Si on ne sort donc pas vraiment du paradigme de la puissance où « force et immanence définissent la religion païenne » (Augé, 1982), il s’agira néanmoins de rendre compte des principes de transformation d’une pensée magique – soit celle d’une humanité qui entretient des rapports oblatifs avec les esprits (De Heusch, 1986) –, religieuse, et une conception de la personne basée sur un « moi » composé de plusieurs instances (Bastide, 1973).

33 Dans cet environnement, les Eglises des AD peuvent être comprises, pour les membres de la communauté exclusivement, comme un lieu d’apaisement face à la gestion magique (où règne la peur, la défiance, la rancœur) des rapports entre les individus. L’adhésion aux principes éthiques formulés par la Bible et la participation aux rituels de guérison animés par les croyants-guérisseurs, par exemple, peuvent être interprétées comme la recherche d’un espace où s’invente et s’expérimente concrètement la confiance rétablie entre « frères et sœurs en prière » face à l’univers de défiance qui sévirait à l’extérieur. En d’autres termes encore, les fidèles rassemblés autour de leur pasteur constituent une « famille de prière » au sein de laquelle chacun peut « déposer son fardeaux » – soit le poids des jalousies, des peurs et des rancœurs ressenties – afin de renouer avec la confiance dans un entourage par la possibilité de réaliser des échanges de dons (dont les formes d’alliance) et de s’endetter.

A propos de la problématique centrale du livre

34 Joël Noret ne discernant pas le rapport dynamique entre « pentecôtisation » et société burkinabé qu’il confond avec ce qu’il appelle le contexte social « local », ignore en conséquence la problématique centrale de mon travail. Ce faisant, il me donne l’opportunité de préciser certains aspects de mes travaux à la faveur desquels je répondrai aux observations et autres questions qui m’ont été adressées.

« Concorde coutumière » et « concorde civile », « ’moi’ multiple »

35 C’est un truisme de rappeler que la distinction entre « concorde coutumière » et « concorde civile » fut établie par souci de schématisation et donc de clarification de l’exposé. Ce principe méthodologique m’a permis d’énoncer plus clairement les termes d’un débat complexe. Dans le contexte contemporain du plateau mossi du Burkina Faso

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et plus particulièrement dans le cadre des petites villes émergentes, j’ai suggéré que nous pourrions être en présence d’un modèle impur d’accord entre les groupes de personnes, modèle qui tente de s’établir sur un principe d’ajustement situé entre, au- delà ou à côté des principes de la « concorde coutumière » et ceux de la « concorde civile ». Autrement dit, comment les groupes de populations parviennent à partiellement dépasser, ou plutôt, à composer avec « l’empilement normatif » producteur d’insécurité (pour les plus faibles) en raison de la compétition entre différents systèmes hiérarchiques pour forcer, malgré tout, un type d’accord (singulier) entre les parties?41 Ce principe de « bi-localisation » des formes de régulation de la vie en commun, entre le « lieu local » et le « lieu citadin », trouve son expression dans une sorte de « conversion bien tempérée » qui se situe entre des offres plurielles de citoyenneté, avec l’espoir d’édifier une synthèse inédite entre ces modes d’existence, et des principes de la sécurité sociale et économique, a priori incompatibles.

36 C’est donc pour traiter en amont des éléments qui informent sur cette situation composite qu’il m’a semblé utile de réserver l’utilisation de la notion de « concorde civile » à l’instauration des conditions d’une accumulation pour soi et ses proches, soit une situation où la satisfaction de l’intérêt individuel, étendu au plus grand nombre de personnes, implique l’édification d’un espace public. Autrement dit, les relations sociales s’établissent ici sur un état de confiance, généralisé à tous les membres de la société, confiance qui implique l’existence d’un ensemble complexe de règles reconnues par tous, garanties par une instance supérieure, tierce, l’Etat de droit en l’occurrence. La « concorde civile » conduit à la production de citoyens dotés de droits et de devoirs ; il s’agit d’individus gratifiés d’une responsabilité pleine et entière. Ceci diffère de la situation rencontrée dans la société coutumière mossi, où la confiance (kis- sida) est essentiellement réservée aux relations de parenté et l’entente (wuum taaba) – qui ne peut pas être confondue avec la kis-sida, la confiance –, est instaurée entre les différents lignages qui constituent la société.

37 Dès lors, pour être en mesure de vider la querelle et de pouvoir distinguer publiquement le vrai du faux ou le bien du mal, et donc pour que s’instaurent la « concorde civile » et l’espace public afférent, il faudrait, d’une certaine manière, être définitivement quitte de l’autre, dans le sens ici d’être capable de s’émanciper de l’économie de l’affection (l’univers de la dépendance). Alors que, dans le contexte qui nous retient, le don et la dette induisent la dépendance mutuelle et donc des réseaux d’affinités électives qui participent à la constitution d’un principe de sécurité pour soi et ses proches. Autrement dit encore, l’espace public de la « concorde civile », pour s’imposer, nécessite « l’émancipation de la parenté » et/ou de la logique des réseaux (personnalisation des relations, ce qui renvoie à l’idée de privatisation de l’Etat (Medard, 1992 ; Jaffre et Olivier de Sardan, 2003), logique qui diffère de l’anonymat du traitement des individus dans leurs rapports à une administration publique. Il en résulte que la « concorde coutumière » et les espaces collectifs qui lui sont propres privilégient l’entente pour la société et donc évitent par dessus tout, la mise au jour des conflits. La « concorde coutumière » repose pour une large part sur l’imposition d’un consensus par des personnages notoires de la société. Elle renvoie aussi à une conception de l’unité de la personne basée sur une pluralité des instances, dans le sens d’une structure relationnelle entre des principes vitaux intérieurs et extérieurs (Bastide, 1973 ; Godelier et Panoff, 1998 ; Taylor, 1998)42, conception que j’ai présentée schématiquement en reprenant la formule de Mary Douglas du « moi »

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multiple dans un seul corps, avec l’intention de focaliser l’attention sur les conséquences déterminantes de cette conception sur la vie en commun et sur l’idée de responsabilité personnelle (Douglas, 1999 : 160)43. On le comprend, au-delà de cette dichotomie, mon objectif général consiste à rendre compte de l’imaginaire diabolique des pentecôtistes mossi, sachant que notre culture occidentale tient du point de vue de la rationalité le monde des « forces de l’invisible » comme de la pure imagination. Il fallait donc me démarquer d’une conception qui m’aurait conduit à une forme d’évolutionnisme politique où l’espace public, considéré comme le lieu par excellence du politique, rime avec la transparence, afin de considérer la sorcellerie comme un autre discours sur le pouvoir politique et la richesse.

Confiance

38 Dans ce débat, la problématique de la confiance est déterminante et la description de sa variabilité de nature entre la « concorde coutumière » et la « concorde civile », en relation à la société burkinabé, attira toute mon attention. Ainsi, avec l’Etat-nation, les relations de confiance se généralisent à tous les citoyens, à la différence de la plupart des sociétés coutumières où la confiance entre les personnes est réservée essentiellement aux relations de parenté. Aujourd’hui, là où l’Etat-nation a pu légitimement s’imposer, c’est la responsabilité de l’humanisation en oeuvre au sein de la famille (c’est-à-dire l’alliance qui, dans le sens lévi-straussien, institue la paix, la coopération et la société) qui lui est transférée. L’Etat assume dans ce cas le rôle de tiers, soit de garant de l’impartialité et de la vigilance, dès lors qu’il est défini par son obligation première d’assurer la sécurité de quiconque réside sur son territoire délimité par des règles institutionnelles qui légitiment et obligent cet Etat (Ricoeur, 2000 : 432). De ceci, il devient claire que cette partie de l’ouvrage consiste en une modeste contribution à la description d’un état de confiance établi par des groupes de population, lorsque celui-ci résulte de la coexistence de différentes réalités historiques, dans un même présent, moment que j’ai qualifié (à défaut de mieux) de « modernité insécurisée et insécurisante » dans le sens où la confiance n’est ici ni vraiment produite par les relations de parenté, ni par les institutions étatiques. Dès lors que devient la nature du lien social? Et comment peut-on décrire la construction de l’identité?

Identité : rupture et bricolage social

39 A ce propos, si les remarques de Joël Noret sont stimulantes, elles sous-évaluent les difficultés conceptuelles soulevées par le terrain. Dans l’état actuel du débat, j’ai cherché à les énoncer de manière logique par un recours aussi précis que possible à la description ethnologique44.

40 En bref et schématiquement ici, j’ai montré que pour le pentecôtisme historique, la conversion équivaut généralement à une rupture radicale. Les fidèles des AD ne négocient pas avec la coutume, ils la combattent. Dans ce sens, je reste à ce niveau wébérien (cf. ma problématique du « groupe de la sortie du groupe ») 45. Cette rupture oppose la conception d’une vie éternelle et d’un paradis duquel on ne revient plus sur terre, aux croyances coutumières selon lesquelles il n’y a pas d’être neuf mais plutôt les mêmes personnes qui reviennent de « l’autre monde », dans le monde des vivants (cf. supra : la conception de la personne). Les conséquences sociologiques sont considérables : ce qui est désormais promis, c’est d’être quitte de l’âpreté de la survie

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en milieu rural et le salut devient la vie éternelle. Dans cette vision, le paysan est celui qui ne possède rien et, dans ce sens, il découvre la pauvreté. Autrement dit, il s’agit du rejet de l’insupportable de la condition paysanne telle qu’elle apparaît désormais aux fidèles des AD (pénibilité, misère, non accès aux écoles et aux soins médicaux...), et la figure du diable s’accroche à la peur de trop bien se reconnaître dans l’image de ce paysan.

41 En milieu mossi, le génie du pentecôtisme consiste à permettre aux fidèles de sauvegarder les acquis de la conversion (qui portent sur l’adoption d’une autre identité et l’établissement de nouvelles relations à l’entourage), sans les compromettre dans les inévitables négociations engendrées par la dureté des conditions d’existence. Par cette subtile distinction, nous sommes en présence d’un bricolage qui ne se considérant absolument pas comme tel parce qu’il porte précisément sur une institution sociale (le mariage par exemple), est toléré. Ou pour mieux dire, ce bricolage permet de maintenir intact la rupture liée à la conversion. A titre d’exemple, j’ai montré que les formes subtiles d’alliances inventées par les AD (j’ai parlé à ce propos d’un bricolage social qui instrumentalise les alliances coutumières après les avoir « découtumisées ») préserve le recours à l’entourage et donc partiellement la sécurité par la communauté, tout en rejetant catégoriquement toute idée de bricolage culturel46. La distinction entre un bricolage social et un éventuel bricolage culturel s’imposait donc. Le pentecôtisme historique reste avant tout une rupture qui ne laisse pas de place à ce niveau à la coexistence ; il ne s’agit donc pas du principe de coupure bien connu et décrit par Roger Bastide47 pour d’autres lieux, soit d’une capacité métaphysique à vivre dans deux mondes, sans en ressentir les contradictions (ni d’ailleurs de la situation de coexistence des contraires décrite pas P. Bourdieu et A. Sayad). Il n’y a pas ici de double entente, mais un déclassement radical de la coutume, annulation de toute référence aux ancêtres par exemple, afin d’en récupérer d’autant mieux et de manière pragmatique certaines institutions sociales indispensables à la survie.

42 Plus précisément, le principe de coupure chez Roger Bastide rend compte de manière féconde d’un mécanisme de défense de groupes minoritaires, et plus particulièrement, dans le cas étudié par l’auteur, celui composé d’esclaves noirs et de leurs descendants de l’époque de l’Etat colonial portugais à celle de l’Etat brésilien. Son ouvrage majeur, Les religions africaines au Brésil, est traversé d’une distinction (articulation) entre société et civilisation, rites et mythes (à propos de la mémoire collective, Bastide, 1960 : 335), ou encore, entre les « structures sociales brisées » des esclaves noirs et leurs « valeurs conservées » (Bastide, 1960 : 78-79, 92). Ma distinction entre bricolage social et bricolage culturel est formellement assez proche, dans la mesure où mon intention vise à intégrer à l’analyse le contexte socio-économique. Toutefois, en raison de la spécificité socio-historique de mon terrain, j’aboutis à la conclusion inverse de Bastide. Ainsi, là où les valeurs sont conservées, pour les esclaves noirs, les pentecôtistes du Burkina Faso déclarent obsolètes les valeurs de la société traditionnelle (cf. la métaphore de la « vieille peau » dont ils veulent se débarrasser) et là où « les structures sociales étaient brisées » pour les esclaves noirs au Brésil déracinés de leurs sociétés africaines d’origine, les structures sociales de la société mossi sont maintenues, certes avec des transformations, en raison essentiellement d’impératifs liés aux difficultés matérielles des fidèles (cf. le bricolage de l’institution sociale du mariage). Le principe de coupure s’oppose donc à celui de rupture ; le premier porte sur la résistance (Bastide, 1960 : 362) et la double fidélité (Bastide, 1960 : 98). Bastide parle à ce propos de ruses (Bastide, 1960 : 67, 95, 159, 375, 380...) et de masques (Bastide, 1960 : 67, 225) pour

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rendre compte des relations entre les esclaves et les maîtres blancs, tandis que la notion de rupture traite surtout d’adhésion et de conversion : les fidèles mossi n’évoquent-ils pas l’idée d’une « conversion de cœur » et non « de bouche », ou encore « de se donner complètement à Jésus »? Ceci renvoie à une adhésion pleine et entière à une forme de la modernité et non à une résistance à son égard (Tonda, 2003 : 137, 237-239). Dans ce but, les fidèles mossi bricolent avec le rituel du mariage à la condition sine qua non de l’avoir préalablement « découtumisé » (démystifié d’une certaine manière). La rupture est reliée à ma problématique, à l’accent wébérien, « du groupe de la sortie du groupe » et donc aussi à la conversion et au doute (cf. mon analyse de l’offre de guérison des AD/BF où le conflit intérieur non résolu lié à la rupture engendrée de la conversion rend malades certains fidèles, ce qui diffère de la simultanéité de comportements différents sans conflit intérieur qui se trouve au cœur du principe de coupure) ; le principe de coupure témoigne plutôt de la sauvegarde de la culture native (de ses valeurs), il y a alors ruse et résistance face aux dominants48, ce que Bastide montre lorsqu’il décrit, par exemple, le marronnage.

43 Bien plus, le radicalisme de la conversion permet au fidèle d’adopter d’une vision essentiellement dualiste du monde qui le pousse à transformer sa perception des relations aux autres. Il s’agit donc bien de traiter de la construction de la catégorie du mal. En deux mots, j’en ai fait longuement état dans le livre, la société coutumière, défaite, équivaut désormais à un principe démoniaque, vis-à-vis duquel il convient d’avoir l’audace de se distancier, au même titre que de « la société (moderne) » identifiée « au monde ». En référence à la Bible, qui crée « un monde », les protestants peuvent désormais décoder les rapports sociaux en termes de bien et de mal. De sorte que les convertis peuvent se mouvoir dans la noirceur « du monde », dotés qu’ils sont de la capacité de discerner le bien (le respect des principes bibliques et, par delà, l’instauration de relations avec autrui basées sur la confiance, la justice, le pardon), du mal (le démon et les pratiques qui y renvoient). Dans ce sens, le strict respect des interdits religieux revêt une importance particulière, car il produit chez les convertis le sentiment d’appartenir à une communauté transnationale qui leur offre une ouverture sur le monde que la modernité promet (voir ci-dessus).

Identité : guérison et bricolage culturel

44 C’est seulement dans un deuxième temps, lorsqu’on tente de relier la question de l’identité à la guérison divine, que les choses se compliquent singulièrement. Il s’agit alors de traiter d’un pentecôtisme de « seconde génération », incarné, entre autres, par les croyants guérisseurs, véritables passeurs de frontières, qui exercent généralement leur art à la lisière de la doxa pentecôtiste. A la situation précédente du « groupe de la sortie du groupe » se surajoute un autre moment de réforme importante de la culture, lié à la modernité globalisée, à l’urbanisation rapide du Sahel et à l’affaiblissement de l’Etat post-colonial. J’ai montré que ces changements alimentent ici une sorte de « crise sorcière » où chacun se méfie de tous. Et à défaut d’un mécanisme de régulation de la violence inhérente à la vie en commun, la conduite de la collectivité s’exprime dans un face-à-face permanent entre les individus, où les confrontations entre leurs « puissances » (dont les fétiches) offensives ou protectrices deviennent la norme. Dans ce contexte, au delà de la référence à B. Lahire49, c’est vers une sociologie centrée sur le sujet, ainsi que sur les travaux qui traitent d’une identité en rupture avec les institutions qu’il me semble intéressant de se tourner50. Toutefois, le problème crucial,

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voire insurmontable, deviendrait alors celui de la pertinence d’une comparaison entre des univers globalisés certes, mais distants. Ainsi par exemple, et là réside le cœur de la problématique esquissée ci-dessus, cette « crise sorcière » conduit à l’idée de la manipulation magique des forces de l’invisible comme principe de l’établissement du lien social et comme mode de gouvernement de la société : « Tout le problème est que la sorcellerie relève fondamentalement de l’univers du soupçon et de la rumeur : le sorcier, le diable, c’est l’autre qui vous jalouse... Pour sortir des impasses d’un fonctionnement ‘à l’imaginaire’ où le sorcier et l’ensorcelé (...) se renvoient la balle, les sociétés traditionnelles ont toujours eu recours à des médiations symboliques et à des procédures d’ordalie» (Corten et Mary, 2000). C’est dans ces circonstances qu’on retrouve le « moi » multiple qui certes par rapport à sa conception traditionnelle, a subi quelques transformations51.

45 Dans ce contexte, j’ai montré que la maladie renvoie, pour partie, à un mal-être, à savoir à des « pathologies de l’entre soi ». Le traitement consiste généralement dans la mise à bonne distance de l’entourage par l’entretien d’une tension entre affiliation et désaffiliation. Par l’exorcisme, les patients expriment leurs doutes, ceux qui les ont conduits à la remise en question de la rupture radicale d’avec « l’ancien monde ». Les croyants guérisseurs viennent en quelque sorte prendre en charge cette indécision, considérée ici comme l’élément pathogène à la source de la souffrance. Elle résulte d’un choix à faire, toujours différé, entre les principes incompatibles de la vie en commun de la société coutumière et ceux inhérents à la vie sociale de l’individu sujet de la modernité. Avec l’offre de guérison, la simple « ruse » du bricolage social (cf. les formes du mariage chez les AD) ne suffit plus. Il faut alors mobiliser, ponctuellement, le temps d’apaiser le doute, une sorte de bricolage culturel avec l’espoir d’édifier une synthèse inédite entre des modes d’existence et des représentations du monde a priori incompatibles52. Mais ceci est inavouable et dans ce cas, le travail thérapeutique peut être identifié à une forme d’hybridation culturelle qui doit cependant rester discrète, voire secrète car le pentecôtisme se vit et s’affiche avant tout comme une rupture ne tolérant aucune faiblesse. Le bricolage culturel est ici le fruit d’une souffrance ; il renvoie en quelque sorte à l’aveu de la défaite du fidèle qui hésite et donc doute. Cette défaite peut aussi être vécue comme une sorte d’arrêt dans la quête (la croyance) d’une marche en avant vers la modernité (Tonda, 2003 : 237) incarnée par la conversion (la rupture).

46 C’est seulement à la faveur de la consultation privée du croyant guérisseur, en marge de la doctrine des AD, que ce doute trouvera un écho, tandis que l’autre scène de la guérison – inséparable de la première –, celle officielle de la prière collective, se concentre sur la toute-puissance de Dieu et le combat victorieux contre le mal. La guérison est la découverte de la conversion pour certains et l’expérience forte d’une « reconversion » pour d’autres, soit une réaffirmation de la certitude de la rupture ; pour vivre dans la plénitude, répètent inlassablement les pasteurs, il faut « se convertir de cœur » et pas « de bouche ». C’est seulement à la condition de reconnaître cette scène thérapeutique duale, où se joue alternativement le doute (oscillation) et la rupture, que les AD deviennent un lieu où « déposer son fardeau »53, soit le poids des jalousies, des peurs et des rancœurs ressenties. Les méandres de l’étiologie de la consultation privée du croyant guérisseur, au-delà de la rhétorique du mal absolu, celle du diable, recourent aux « mauvais esprits » – aux zinse (sing. zina 54, ancêtres errants issus d’une mauvaise mort), mais surtout aux génies de l’adultère, de la colère, de la

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paresse, ou encore de l’alcool – lesquels profiteraient de la faiblesse d’un individu pour « entrer » en lui (cf. dans le livre, les cas du « vieux à la charrette », du pasteur Jonas, ou celui de l’exorcisme d’une jeune fille par un croyant guérisseur)55. Autrement dit, pour reprendre les catégories des pentecôtistes mossi, « se dire diable » ou encore « être déclaré diable » (possédé), c’est aussi ne pas vraiment se sentir coupable ni responsable (Zempleni, 1975 : 167). Ce principe explicatif, en marge de la doxa, renvoie à une pensée syncrétique qui combine un principe de persécution (untel m’a envoyé tel génie) ou une cause individuelle (un écart à la Loi) avec la conception d’un « moi » multiple en mesure de disculper le fidèle (ce n’est pas moi le coupable mais l’esprit d’adultère...). Dans ces « disculpations douces comme dans ces fictions polies » (Douglas, 1999 : 160), ce qui compte en définitive, c’est de parvenir à accuser tout en gardant intact son capital social comme un recours dans l’adversité ; celui qu’il faut ménager, c’est bien l’autre qui vous persécute et que vous accusez. Autrement dit, la communauté et les principes identitaires qui lui sont propres, tout en se transformant, parviennent à instaurer des relations avec l’individu sujet de cette forme de modernité56.

Corps en souffrance

47 La scène thérapeutique des AD est un lieu de tensions parfois extrêmes pour les malades et la remarque de Sandra Fancello concernant ma faible insistance sur la violence du corps à corps fidèle-guérisseur est sûrement fondée bien que je ne l’aie pas ignorée. Ainsi, lorsque je dépeins par exemple le croyant guérisseur Elisée comme « le boxeur de la foi », ou encore lorsque je rends compte d’une séance de délivrance57 : « (...) Il s’accroupit devant une femme et, le doigt pointé vers sa bouche, somme les démons de fuir. Il répète rageusement la même phrase : ‘Démon, ramasse tes affaires ou je te brûle!’. Le démon résiste. La femme malgré ses liens se tord. Dans un rythme très soutenu, il insiste : ‘Sors, sors, sors, sors, sors, …’. Elle pousse des cris étouffés. Ses yeux sont révulsés, sa respiration est rapide et sa bouche produit une abondante écume. Deux pasteurs prennent le relais du croyant-guérisseur et, lorsque la patiente semble perdre connaissance et son corps se détendre, ils l’abandonnent pour poursuivre ailleurs le combat... ». Toutefois, il est vrai que ces descriptions restent en deçà de la réalité. Je n’ai vraiment pris la mesure de la gestuelle du corps dans l’expression parfois extrême de la souffrance et dans le travail des croyants guérisseurs qu’après avoir visionné le film que j’ai tourné en décembre 2002 à l’occasion d’une séance de délivrance. On y voit, à la limite du soutenable, des corps en souffrance qui expriment un mal, autrement innommable, lié au doute, à la peur, au malheur, soit le plus souvent l’atermoiement devant la défaite de l’ancien monde et les difficultés de la survie. Ces instants sont aussi ceux, pour certains, de la remémoration de la conversion, souvenir intensément vécu comme un moment dramatique d’abandon de soi, suite à la prise de conscience de la défaite des anciennes puissances protectrices. Et la foi est aussi l’expérience vraie d’une émotion collective liée aux manifestations du Saint-Esprit que vivent concrètement les fidèles, par un engagement physique total. Les cris, les pleurs, les tremblements expriment l’angoisse face au vide d’un devenir entrevu, et que ne comble pas l’espoir d’un monde nouveau annoncé mais encore inconnu et que prendra en charge la posture thérapeutique duale des AD.

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« Where we’ve been », A/G online USA (site officiel des Assemblées de Dieu).

NOTES

1. Cette question renvoie à la discussion du concept de « variation d’échelle » (Ricoeur, 2000 : 273, 276), voir aussi Geertz (1973 et 1986). 2. Croyants-guérisseurs wend nor ressa (l’interprète de Dieu) ou wend nam tem tuumd da (celui qui fait le travail de Dieu), fidèles baptisés de l’Esprit Saint et qui possèdent, entre d’autres dons, celui de guérison, les croyants-guérisseurs se situent le plus souvent, à la lisière de la doxa pentecôtiste. 3. Les catégories du bien et du mal sont à distinguer de l’idéologie de l’entente (wuum taaba, soit aussi, le consensus, l’arrangement), qui vient réguler les relations entre les multiples composantes de la société mossi et implique plutôt la prudence, la discrétion, le respect, le secret, la ruse, la polysémie, et la crainte (pour de plus amples informations : Laurent, 1998b). 4. Ces aspects renvoient au débat majeur concernant les transformations des structures. Cf. les travaux de Lévi-Strauss (1958, 1962, 1964, 1985) ; voir aussi : Bastide (1960), Balandier (1971), Augé (1982), Peel (1968) et Mary (2000). 5. Pour plus d’informations sur ces questions : Laurent (2003b). 6. J’ai retenu l’estimation la plus basse. Données fournies en 2002 par la Fédération des Eglises et Missions Evangéliques (FEME) qui regroupe 4 missions et 17 Eglises locales. 7. Chiffre fourni par la Mission des AD de France à Ouagadougou (siège de Tanghin barrage) ; pour sa part, l’Annuaire Evangélique 2002-2003 (p. 13) parle de 3.000 églises des AD. 8. Chiffre fourni par la Mission des AD de France à Ouagadougou (de Tanghin barrage). Actuellement les 6 écoles bibliques (sans compter l’Institut supérieur de théologie) forment entre 150 et 200 jeunes pasteurs par an (formation de trois ans) (Flamme, 18, 1999, p. 12). 9. Selon les statistiques qui m’ont été fournies par les responsables des AD en avril 2003 (voir aussi, Annuaire Evangélique 2002-2003, p. 13). En 1972, l’Eglise des AD de Haute-Volta fête son cinquantième anniversaire. Selon leurs propres statistiques, l’Eglise comptait 125.000 fidèles, essentiellement répartis en milieu rural et dans les petits centres urbains, sur une population du pays estimée à un peu plus de 5 millions d’habitants, soit 2,5 % de la population totale. En 1996, à l’occasion de leur 75e anniversaire, les AD rassemblaient près de 400.000 membres baptisés, 1.800 pasteurs et 1.750 lieux de culte, sur une population de 10,5 millions d’habitants, soit 3,8 %. 10. L’Institut supérieur de théologie de Ouagadougou est fondé en 1996, il est une émanation (centre par extension) de la Faculté de théologie des AD de Lomé (FATAD). Il existe en Afrique,

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financés par la Mission américaine, deux autres instituts comparables à celui de Lomé, à Naïrobi et en Afrique du Sud. 11. Cf.dans ce numéro, les précisions apportées par Sandra Fancello. 12. « Where we’ve been », A/G online USA, 2003 (statistiques fournies pour 2001). 13. Flamme, 25, oct. 2000, p. 8. Cette importante différence pourrait résider dans la distinction opérée entre membres et adhérents. World Assemblies of God Fellowship cite le chiffre (2001) de plus de 30 millions de membres. 14. E. L. Nascimento (in « Praise the Lord and pass the cath-up », News from Brasil, Cover story, 1995) parlait de 15 millions de membres. Ce chiffre serait passé à 17 millions aujourd’hui (cf. 3ème congrès mondial des AD en août 2000 à Indianapolis, voir aussi World Assemblies of God Fellowship). 15. « Where we’ve been », A/Gonline USA, 2003. 16. Voir World Assemblies of God Fellowship, mise à jour 2001. 17. Selon World Assemblies of God Fellowship, statistiques de 2001, pour l’Argentine, 610.000 et pour le Mexique, 800.000. 18. Le pasteur Pawentaoré est également membre du comité exécutif de la World Assemblies of God Fellowship (WAGF) fondée en 1989. Cette organisation regroupe toutes les AD, elle a été constituée pour répondre au besoin d’unité de l’Eglise. 19. Ce chiffre est lui fourni par : « Where we’ve been », A/G online USA, 2003 (statistiques de 2001). Toujours selon ces sources, en 1990, les AD regroupaient pour l’Afrique, 2,1 millions de fidèles dans 26 pays. En 2003, les AD déclarent atteindre près de 10 millions de membres (cette période correspond à la décade d’évangélisation déclarée par l’ensemble des Eglises des AD). On ne peut toutefois pas attribuer, comme le fait Joël Noret, à ces campagnes d’évangélisation la seule responsabilité de la croissance du pentecôtisme. Sinon, comment rendre compte de la croissance des autres dénominations pentecôtistes en Afrique et de par le monde? Il y a bien évidemment d’autres facteurs (voir la suite du texte). 20. Flamme, 25, oct. 2000, citant des chiffres du 3ème congrès mondial des AD à Indianapolis. 21. Pour des développements, voir l’ouvrage p. 45 et p. 58. 22. A titre d’exemple les Assemblées de Dieu du Burkina Faso ont présidé la Commission électorale nationale indépendante (CENI) à l’occasion des élections présidentielles de décembre 1998. 23. Détails que j’ai réservés pour un travail consacré à l’analyse de la VIMAB (Vision missionnaire des Assemblées de Dieu du Burkina Faso). A ce propos, je tiens à remercier le programme IFRA- Ibadan qui n’a donné l’opportunité d’effectuer en avril 2003 une mission consacrée à l’action missionnaire des Assemblées de Dieu du Burkina Faso. 24. « L’Eglise des Assemblées de Dieu du Burkina Faso. Le cheminement en 75 ans », Contact, 17, p. 9 ; 75ème anniversaire, 1996, p. 33 ; Flamme, 27, p. 12 ; voir aussi, 75ème anniversaire, 1996, p. 34. 25. 75ème anniversaire, 1996, p. 33. 26. « L’Eglise des Assemblées de Dieu du Burkina Faso. Le cheminement en 75 ans », Contact, 17, p. 9 ; voir aussi 75ème anniversaire, 1996, p. 34. 27. « L’Eglise des Assemblées de Dieu du Burkina Faso. Le cheminement en 75 ans », Contact, 17, p. 9. 28. « L’Eglise des Assemblées de Dieu du Burkina Faso. Le cheminement en 75 ans », Contact, 17, p. 9 ; voir aussi : 75ème anniversaire, 1996, p. 33. 29. 75ème anniversaire, 1996, p. 34 ; Aperçu sur l’histoire des Assemblées de Dieu en Côte d’Ivoire, Pasteur Jean Pawentaoré Ouedraogo, p. 6 ; voir aussi, « L’Eglise des Assemblées de Dieu du Burkina Faso. Le cheminement en 75 ans », Contact, 17, p. 9 ; Flamme, 27, p. 12 ; Eglise évangélique des Assemblées de Dieu de Côte d’Ivoire, Annuaire 1995, p. 3 ; voir enfin, 75ème anniversaire, 1996, p. 34. Certes, pour certains pays (les « pays côtiers »), à la suite d’accords territoriaux entre les

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différents groupes missionnaires pentecôtistes, ces implantations furent, parfois, confinées à une partie du territoire de ces pays, il n’est reste pas moins vrai que les pasteurs mossi jouèrent un rôle notoire dans la propagation des AD en Afrique de l’Ouest. 30. 75ème anniversaire, 1996, p. 33. 31. Flamme, 27, p. 12. 32. Il a travaillé à la « radio Evangile » de Lomé jusqu’en décembre 1998. 33. Rencontre en avril 2003 avec le pasteur Alpha Traoré, coordinateur de la mission française au Burkina Faso et trésorier de la VIMAB. 34. Historique des Assemblées du Dieu au Niger à l’occasion de son 10ème anniversaire, Flamme, 25, oct-déc. 2000, p. 16-17. 35. 75ème anniversaire, 1996, p. 33. 36. « Nouvelles de la vision missionnaire », Flamme, 9, (non daté, sans doute décembre 1996), p. 27. 37. Rencontre en avril 2003 avec le pasteur Alpha Traoré, coordinateur de la mission française au Burkina Faso et trésorier de la VIMAB. 38. Pour d’autres détails, voir Pasteur D Compaoré, « Un demi siècle au service de l’Imprimerie des Assemblées de Dieu », Flamme, 19, p. 10 (non daté, sans doute mai 1999). 39. En bien entendu, l’histoire ne retient que les noms illustres et non pas ceux des pasteurs anonymes installés en brousse. Par ailleurs, il faut se rappeler que les relations entre les ressortissants des « pays côtiers » et les paysans migrants mossi résultent d’une longue histoire. Les Mossi sont communément considérés comme des manœuvres attachés aux plantations autochtones (pour une description de ces relations inégales cf. Laurent, 1995, 1998). Dans ces conditions de (parfois grandes) tensions entre les communautés, il n’est pas toujours facile, pour les responsables de pays qui accueillent ces migrants, de reconnaître à des ressortissants burkinabé leur rôle dans des institutions, fussent-elles religieuses. 40. Des « crises sorcières » sont déjà apparues à d’autres moments, celui où s’écroulent les régimes coloniaux, par exemple (cf. les accusations de sorcellerie décrites dans le travaux de Marwick (1965)), ou encore, celui de l’invention de l’économie des plantations indigènes (Dozon, 1985). 41. Cette situation est peut-être moins singulière qu’il n’en paraît. A titre d’hypothèse, il pourrait s’avérer utile d’établir une base de comparaison avec l’Amérique du Sud. Ainsi par exemple l’anthropologue Nestor Garcia-Canclini montre que ce qui est propre aux sociétés latino- américaines est précisément l’importance et la cohabitation des réseaux d’aide et de distribution de bénéfices (établis sur des critères de filiation typiques des groupes communautaires) dans les différentes institutions et organisations de la modernité et de la démocratie (la bureaucratie de l’Etat, les entreprises, les partis politiques, les syndicats de travailleurs). Pour Garcia-Canclini la coexistence d’un système démocratique basé sur un principe électoral et un « principe de faveur » conduit à rencontrer des « éléments particulièrement anti-modernes » (Garcia-Canclini, 1995). 42. Dans cette perspective, selon André Mary, « La logique corporelle, ou ce que R. Bastide appelle ‘la grammaire’ des corps, emprunte donc les règles de sa syntaxe aux lois de composition de la personne. (...) Cette précision est importante car elle montre que l’opérateur effectif de la gestion des ambivalences se trouve bien ici dans la théorie plurale de la personne que l’on retrouve dans les cultures africaines, ce que d’ailleurs R. Bastide laisse en partie entendre» (Mary, 2000 : 187). 43. Contrairement à ce qu’affirme Joël Noret, dès la préface de l’ouvrage, la référence aux travaux de Mary Douglas est explicite. Par ailleurs, je donne une définition claire, suivie d’une description ethnographique de la conception de la personne dans la société coutumière mossi

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aux pages 260 et 261. Cette définition est bâtie sur mes propres observations et sur celles de D. Bonnet (1988) et de E. Poulet (1969). 44. Trop précis parfois selon Frédéric Moens, mais l’épaississement empirique n’est-t-il pas le propre de notre discipline et la manière la plus sûre de rendre compte du flux des phénomènes? 45. Le reproche que m’adresse Joël Noret de ne pas discuter les catégories wébériennes est sûrement dû à son ignorance des publications que j’ai consacrées à ce propos – j’en fais pourtant état dans l’introduction du livre (Laurent, 1994). Voir surtout Laurent (1998b). Il y est très largement question « du groupe de la sortie du groupe », discussion de la thèse de la sécularisation que je reprends schématiquement dans le présent livre. 46. Je parlais à ce propos d’une « d’euphémisation symbolique », pour ne pas parler d’amnésie portant sur l’origine symbolique de certaines séquences de rituels liés à l’alliance. Ainsi, par exemple, le passage par un équivalent argent permet à chaque protagoniste (responsables de cultes coutumiers, musulmans, catholiques, protestants...) du pog-puusem (salutations en vue de conclure une alliance) de réinvestir le rituel, et donc le projet d’alliance, selon son propre champ sémantique, sans donc connaître yande, la honte, par le déshonneur. A la faveur d’un surinvestissement dans le respect des formes, les parties prenantes arrivent à conclure des alliances par delà la pluralité sémantique en présence. Dès lors, la cohérence de la société mossi repose sur les effets sociaux escomptés de l’alliance et se garde de toute initiative concernant la réduction de la pluralité des univers symboliques : c’est précisément ce qu’évoque la primauté accordée à wuum taaba qui privilégie le consensus plutôt que les notions de vrai et de faux. 47. La conversion des AD, ai-je montré, se vit d’abord comme une rupture qui n’est pas équivalente au principe de coupure utilisé par R. Bastide pour traiter au Brésil du candomblé et de umbanda. Avec ce concept, Roger Bastide veut souligner une forme de cohérence qui aide à vivre la pluralité culturelle ; il y a « simultanéité de comportements différents sans conflit intérieur » (cf. Balandier, 1995b : IX.). En quelque sorte, pour les pentecôtistes mossi, le malheur rode toujours (les « forces du mal » renvoient à la fois à l’univers coutumier, aux fétiches, et à la consommation, soit aussi à la corruption) et cette perpétuelle inquiétude témoigne que ce serait précisément le « principe de coupure » (la double entente) qui constituerait une menace (officiellement du moins) dans ce cas pour un fidèle des AD. 48. Problématique que j’ai largement abordée dans mon ouvrage consacré à la ruse (Laurent, 1998b). Toutefois, comme le montre André Mary, il est à remarquer que Roger Bastide est revenu de plusieurs reprises sur le « principe de coupure », et notamment lorsqu’il traite de l’effet du processus social d’intégration des esclaves noirs (Mary, 2000 : 108). 49. Cf.la proposition de J. Noret. 50. A ce propos, voir par exemple Bajoit (2003) ; Dubet (1994) ; Dubar (2000). C’est également vers une anthropologie de « l’honneur et de la honte » qu’il faudrait également se pencher (par exemple, Pitt-Rivers, 1997, pour la version française), ainsi que vers une analyse de la notion de respect (par exemple : Ramirez, 1999 ; Zubillaga, 2003). Voir aussi Comaroff et Comaroff (2000). 51. Il existe une relation entre la logique corporelle, la théorie plurale de la personne et la gestion de l’ambivalence, où « le corps, dévoré de l’intérieur ou réceptable des dieux, fonctionne comme matrice d’identité, comme surface d’inscription et d’élucidation des composantes de l’individualité » (Mary, 2000 : 186). 52. Dans son dernier ouvrage, André Mary (2000) discute des formes du bricolage. 53. Métaphore qui traite d’un processus identitaire ou la reconnaissance de soi implique de remettre constamment en jeux son identité. 54. Dont le nom évoque le djinn d’origine arabe. 55. Récits à la faveur desquels j’énonce les catégories du mal pour les fidèles mossi. 56. Ce qui, autrement dit, équivaut à garder actif à la fois la logique plurielle fondée sur l’inclusion des contraires et l’opposition dualiste du bien et du mal. 57. Voir livre, page 377.

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AUTEUR

PIERRE-JOSEPH LAURENT

Pierre-Joseph Laurent est anthropologue, professeur à l’Université Catholique de Louvain et membre fondateur du Laboratoire d’anthropologie prospective. Il est également associé à l’Unité de recherche « Construction identitaires et mondialisation » de l’IRD (Institut de recherche pour le développement).

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