Yod Revue des études hébraïques et juives

19 | 2014 Aharon Appelfeld, cinquante ans d'écriture

Masha Itzhaki (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/yod/1942 DOI : 10.4000/yod.1942 ISSN : 2261-0200

Éditeur INALCO

Édition imprimée Date de publication : 30 mai 2014 ISBN : 978-2-85831-214-6 ISSN : 0338-9316

Référence électronique Masha Itzhaki (dir.), Yod, 19 | 2014, « Aharon Appelfeld, cinquante ans d'écriture » [En ligne], mis en ligne le 12 avril 2014, consulté le 08 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/yod/1942 ; DOI : https://doi.org/10.4000/yod.1942

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En 2012, le célèbre auteur israélien Aharon Appelfeld a fêté son quatre-vingtième anniversaire et cinquante ans d’écriture : son premier recueil de nouvelles ‘Ashan (« Fumée ») a paru en 1962. Pour lui rendre hommage, un colloque international a été organisé à Paris par l’INALCO, en collaboration avec le Mémorial de la Shoah, l’Université Ben Gourion et celle de Tel-Aviv. Ce numéro de Yod est le fruit de cette manifestation prestigieuse avec quinze articles consacrés à une œuvre littéraire unique.

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SOMMAIRE

Éditorial

Avant-propos Masha Itzhaki

Autour de la narration de soi

Les secrets de la mémoire et l’art de la transmission L’histoire et l’histoire de l’histoire Masha Itzhaki

« Des grands malheurs, on peut parler en murmurant » : l’esthétique de la réticence dans Histoire d’une vie d’Aharon Appelfeld Anne Prouteau

Histoire d’une vie, Histoire de silences : une poétique de la mémoire Danièle Sabbah

De l’écriture comme vêtement Myriam Ruszniewski Dahan

Littérature et génocide : l’écriture testimoniale des enfants Frosa Pejoska-Bouchereau

L’art poétique d’Appelfeld

Le’at (Slowly): The Orchestration of a Motif in Appelfeld’s Fiction Yigal Schwartz

Aharon Appelfeld et Philip Roth : le réel, l’imaginaire, le double et le fantastique Orly Toren

Disability as Metaphor in Two Novellas of Aharon Appelfeld Yitzhak Ben-Mordechai

A Journey to Poland – A Return to the Self in Poland, a Green Country by Aharon Appelfeld Shoshana Ronen

Language and Silences in two of Aharon Appelfeld’s Coming-of-age Tales Tamar S. Drukker

L’immortel Bartfuss, un récit lazaréen ? Marie-Christine Pavis

From Excess to Origin: Traversing Time Zones as an Act of Redemption in The Man who Never Stopped Sleeping by Aharon Appelfeld Rina Dudai

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La symbolique des langues de la nature dans les nouvelles d’Aharon Appelfeld Michèle Tauber

L’œuvre d’Appelfeld dans son contexte israélien

Aharon Appelfeld et quelques contemporains Helena Shillony

Les rescapés de la Shoah en Israël dans l’œuvre d’Aharon Appelfeld Lily Perlemuter

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Éditorial

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Avant-propos

Masha Itzhaki

1 En 2012, le célèbre auteur israélien Aharon Appelfeld a fêté son quatre-vingtième anniversaire et cinquante ans d’écriture : son premier recueil de nouvelles ‘Ashan (« Fumée ») a paru en 1962. Pour lui rendre hommage, un colloque international a été organisé à Paris par l’INALCO, en collaboration avec le Mémorial de la Shoah, l’Université Ben Gourion et celle de Tel-Aviv. Ce numéro de Yod est le fruit de cette manifestation prestigieuse avec quinze articles consacrés à une œuvre littéraire unique et il est divisé en trois parties.

2 La première porte sur l’une des questions majeures relatives à l’écriture appelfedienne, les liens entre la narration de soi, l’autofiction et l’autobiographie. « Tous mes livres sont bien, en effet, des chapitres de mon vécu le plus intime ; pour autant ils ne sont pas l’histoire de ma vie », dit-il dans un entretien avec Philippe Roth1 et son ouvrage le plus autobiographique, du moins en apparence, est intitulé Histoire d’une vie et non pas de ma vie. Anne Prouteau, Danièle Sabbah et Myriam Ruszniewski-Dahan étudient la question, chacune sous un angle différent, tandis que Frosa Pejoska-Bouchereau traite du témoignage des enfants.

3 La deuxième partie, intitulée « L’art poétique d’Appelfeld », constitue un ensemble d’études analytiques et stylistiques d’œuvres choisies. Yigal Schwartz étudie pour la première fois le sens même de l’expression « prose lyrique » si souvent utilisée à propos de la narration d’Appelfeld, en mettant en évidence une organisation rythmique qui crée la musicalité lyrique de son style. Yitzhak Ben-Mordechai consacre son texte au sens symbolique de l’invalidité dans plusieurs romans ; une nouvelle lecture de L’immortel Bartfuss comme récit lazaréen est proposée par Marie-Christine Pavis ; Orly Toren compare Le Temps des prodiges d’Appelfeld et Opération Shylock de Philip Roth ; Rina Dudai propose une nouvelle lecture du roman Le garçon qui voulait dormir tandis que Shoshana Ronen présente Pologne, terre verte comme un récit de repentance ; Michèle Tauber traite des symboles de la nature dans les premières nouvelles d’Appelfeld et Tamar Drucker compare deux récits de jeunesse, « Kitty » et La chambre de Mariana.

4 Enfin, les deux derniers articles placent l’œuvre d’Appelfeld dans son contexte israélien : Helena Shillony examine la place de l’écrivain parmi ses contemporains et

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Lily Perlemuter décrit le protagoniste rescapé dans l’ensemble de la narration d’Appelfeld.

5 Certes, de nombreux travaux de recherche sur l’écriture d’Appelfeld ont paru, essentiellement en Israël, depuis la tenue de ce colloque. Cependant, il nous semble que la spécificité de ce recueil d’études réside dans son caractère international et plus encore, européen. Le fait que la plupart des auteurs soient européens et pas nécessairement hébraïsants contribue à mettre en évidence la nature universelle de l’œuvre d’Appelfeld et son importance pour un lectorat en dehors d’Israël.

NOTES

1. Aharon Appelfeld, Parlons travail, entretien avec Philippe Roth, Paris, Gallimard, 2004.

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Autour de la narration de soi

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Les secrets de la mémoire et l’art de la transmission L’histoire et l’histoire de l’histoire Secrets of Memory and Art of Transmission על סודות הזיכרון ואמנות המסירה

Masha Itzhaki

מחבואים בחצר אחורית בעולם שחקנו, הוא ואני כסיתי עיני, התחבא אחת,שתיים, שלוש, לא מלפני, לא מאחורי, לא בתוכי. מאז אני מחפש כל כך הרבה שנים. אז מה אם אני לא מוצא אותך. צא כבר, צא, אתה רואה שנכנעתי. Le jeu de cache-cache Dans l’arrière-cour du monde On jouait, lui et moi, Je fermais les yeux, il se cachait : Un, deux, trois, Pas devant moi, pas derrière, Pas en moi. Depuis, je cherche Depuis tant et tant d’années. Et si je ne te trouve pas… Sors, allez sors, Tu vois, je me rends1.

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Les secrets de la mémoire

1 Le sous-titre de cet article, « L’histoire et l’histoire de l’histoire », exprime d’une certaine façon la double trame qui constitue l’ensemble de la narration d’Aharon Appelfeld, celle qui englobe une mémoire, personnelle et collective à la fois, et celle qui cherche perpétuellement la meilleure façon de la transmettre. Le quoi et le comment, l’histoire et l’histoire de l’histoire.

2 Dans son ouvrage le plus autobiographique, Histoire d’une vie2, Appelfeld évoque la nature floue de la mémoire humaine. En fait, l’auteur lui-même, dans son préambule, considère son ouvrage comme l’histoire conflictuelle de sa propre mémoire à travers laquelle on pourrait dessiner les étapes principales d’un processus psychologique caractéristique des survivants de la Shoah et en particulier de ceux parmi eux qui effectuent un travail de transmission. Tout d’abord, l’oubli du pire par la création de « trous noirs », résultat direct d’un refoulement, acte inconscient de défense par lequel le moi rejette des épisodes douloureux de son passé afin de reprendre la vie, une étape ,le sommeil de l’oubli3. Puis, des accès soudains , תמדרת חכשה que l’auteur dénomme provoqués inconsciemment pour des raisons indéterminées, à des souvenirs occasionnels qui se bloquent de nouveau par la suite ; cela constitue une lutte à laquelle participent toutes les composantes de l’âme. Enfin, la quête du sens et de la cohérence dans une tentative de relier ces fragments isolés de la mémoire selon telle ou telle logique pour rendre la transmission possible4.

3 Pour surmonter le mutisme et trouver le chemin vers une écriture qui ne soit pas falsificatrice et parvienne malgré tout à exprimer l’inconcevable et le silence, il fallait accomplir un long parcours, déchiffrer les secrets de la mémoire de l’enfance et les traduire en un mode d’emploi qui garde l’essentiel en évitant le compulsif. Et tout cela, dans une langue nouvelle, acquise, l’hébreu.

4 À plusieurs reprises, Appelfeld soutient que le seul véhicule de la mémoire capable d’empêcher la falsification est de caractère corporel et non pas intellectuel. Noms, dates et lieux pourraient facilement tomber dans l’oubli, pourtant c’est le corps qui se souvient du passé à travers une sensation de froid, la pluie, une odeur, une voix. Survivre à la guerre est, avant tout, de nature physique : cela se traduit par une quête de pain, d’eau, d’un abri pour les nuits glaciales, d’un peu de chaleur. Ce ne sont donc pas les mots qui restent gravés dans la mémoire, mais les sensations. Ainsi, c’est à travers les fragments où les déclencheurs physiques mènent aux souvenirs de sensations que le point de vue de l’enfant se forme. L’auteur adulte avoue avoir emmagasiné uniquement la mémoire de l’enfance, celle qui ignore les détails de nature historique pour conserver seulement des images ponctuelles, des sentiments forts, mais non verbalisés, typiques plutôt du dynamisme obscur qui constitue les rêves. C’est pourquoi, dans le préambule d’Histoire d’une vie, l’auteur met son lecteur en garde, comme s’il lui disait entre les lignes : « Je ferai de mon mieux pour vous raconter l’histoire, mais mon mieux est limité, car je suis piégé par moi-même, je suis obligé de me protéger. » En effet, les souvenirs concernant directement la guerre se composent plutôt d’éclats de mémoire et produisent un élément majeur d’instabilité et de surprise, ils n’obéissent à aucune cohérence intellectuelle, ni à un calendrier attendu. Ils sont complètement imprévisibles : « Parfois passe un mois sans même une vision de ces jours. Ce n’est qu’une pause, évidemment. Il suffit tout simplement d’un vieil objet laissé sur le bord de la route pour faire surgir des profondeurs des centaines de pieds

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qui piétinent dans un long convoi où il n’y a personne pour relever celui qui s’effondre5. »

5 D’autres déclencheurs de la mémoire sont les couleurs, surtout le vert et le noir. Les années dans la forêt sont marquées par le vert, une sensation particulière qui revient en marchant pieds nus sur le gazon ; le noir, par contre, fait peur : même adulte en plein Jérusalem ; le noir c’est l’obscurité, l’absence d’issue, une longue nuit de guerre. À cela on peut ajouter les odeurs, celles de la paille pourrie et de la boue, ainsi que les sons, un cri d’oiseau, de l’eau qui coule et surtout le silence. Il fallait garder le silence partout et à tout prix : parler constituait une menace, un signe d’identité à haut risque ; le silence au contraire aiguisait l’attention. Il fallait écouter pour détecter les dangers. « Aujourd’hui encore, nous dit-il, je fais quelques pas et je m’arrête, pour écouter. Parler m’est difficile, ce qui n’est pas étonnant : durant la guerre on ne parlait pas6. »

6 Peu à peu Appelfeld parvient à décrire le cercle vicieux de son écriture du désastre : un mot par hasard, un mot venu du passé, peut en effet évoquer une image, une sensation, un souvenir lointain et refoulé et pour verbaliser cette image il faut trouver d’autres mots, des mots propres, peu de mots, sinon, on risque de tomber dans le piège du faux, de l’exagéré, du pathos.

L’art de la transmission

7 Cette recherche perpétuelle de la mémoire nourrit une écriture qui fonctionne selon un mécanisme extrêmement élaboré : elle est constituée de matériaux empruntés à l’expérience personnelle de l’auteur, de ceux qu’il tire de l’histoire d’autres personnes et enfin, de ceux qui sont fictifs, mais réels et jouent le jeu littéraire de la vraisemblance.

8 Nous, lecteurs de la narration portant sur le désastre, avons l’habitude de réfléchir sur la question de la vérité et du parallèle entre la vie de l’auteur telle qu’on peut la reconstituer et la vie de l’auteur telle qu’il la raconte. On applique sans même le savoir la logique de l’autobiographie qui identifie personnage principal, narrateur et auteur. Or, aucun roman d’Appelfeld ne peut être considéré comme autobiographique dans le sens classique du terme.

9 En fait, l’ensemble de son écriture est une fiction construite sur le réel, qu’il soit emprunté à son vécu à lui, aux histoires des autres ou bien à ce qui est vraisemblable. Outre la narration du désastre, il fait revivre un passé plus lointain, celui des Juifs d’avant-guerre, bourgeois et assimilés d’une part et hassidim de l’autre. L’auteur crée des narrateurs variés, hommes, femmes, enfants, qui font le « va-et-vient » entre ses sources d’inspiration, entre le véridique et l’imaginaire, le dit et le non-dit, le mémorisable et le vraisemblable qui ensemble construisent ce qu’il appelle « cent ans d’histoire juive ».

10 Le besoin de s’exprimer, de raconter l’Histoire existe et devient de plus en plus urgent, exigeant, harcelant. « La peur ancienne que l’histoire de notre vie, la mienne et celle de mon ami T., ainsi que celle de nos parents et de nos grands-parents seraient enfouies à jamais, qu’il n’en resterait plus rien, cette peur me hante parfois la nuit », dit-il dans Histoire d’une vie7. C’est pourquoi, tout comme l’histoire, l’histoire de l’histoire, la quête de la transmission à travers l’écriture, occupe une place à part entière dans les romans d’Appelfeld.

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11 En effet, la bataille pour les mots, les verbes, les phrases et les espaces, pour la parole d’une part et le silence de l’autre, est primordiale non seulement dans l’histoire de la vie de l’auteur, mais aussi dans le parcours de nombreux personnages de l’univers narratif d’Appelfeld ; elle est aussi présente que la recherche perpétuelle de la עסמ לא ףרוחה mémoire. On peut par exemple évoquer Kuti, le jeune garçon bègue de (« Voyage vers l’hiver »), qui trouve un remède à son handicap en copiant des versets Et la fureur ne ») םעזהו דוע אל םדנ hébraïques de la prière juive ; Bruno du roman s’est pas encore tue ») qui, après cinquante ans d’une vie tourmentée, arrive à travers son écriture à une certaine tranquillité d’esprit, c’est un écrivain unique en son genre, un manchot qui puise sa création au plus profond de son malheur inconsolable ; Ernest L’amour soudain »), retraité malade vivant à Jérusalem dont ») םואתפ הבהא du roman l’écriture reste inachevée durant des années et qui, à la fin de sa vie, mourant, atteint enfin sa mémoire d’enfance, la seule source d’inspiration capable de rendre cette mission possible. Ils ont tous la même histoire : tout d’abord, il faut survivre, puis trouver la mémoire et enfin transmettre l’histoire. traduit en שיאה אלש קספ ןושיל Ce triple parcours est au cœur du roman 12 français en 2011 sous le titre « Le garçon qui voulait dormir ». Erwin, le narrateur- protagoniste, est en effet un jeune homme, sauvé des horreurs de la guerre par des rescapés adultes qui l’ont littéralement porté, car il était plongé dans un profond sommeil, tout au long des chemins de l’Europe d’après-guerre jusqu’à Naples. L’histoire de son rétablissement, d’abord à Naples puis en Palestine, est surtout l’histoire de son réveil progressif et paradoxalement – comme nous l’avons vu à plusieurs reprises – le retour à la vie doit passer par une blessure physique handicapante dans une bataille au kibboutz d’une part et par l’apprentissage de l’écriture en hébreu de l’autre. Le handicap physique est toujours une source de pouvoir, moral ou mystique, au-delà du concret. C’est le cas de Bruno Broumhart dans La fureur et c’est aussi le cas de ce jeune homme aux jambes cassées dans Le garçon qui voulait dormir qui cherche à se faire soigner afin de retrouver la mobilité physique. Son handicap lui donne un pouvoir, le pouvoir de renaître8. Erwin, qui devient en Palestine Aharon, passe une longue période à l’hôpital afin de pouvoir retrouver son autonomie. Parallèlement à ce processus médical, il se libère peu à peu de ses crises de sommeil profond et plus encore, il passe son temps à copier des textes hébreux (surtout des versets bibliques et des passages tirés de l’œuvre de S. Y. Agnon) pour enfin maîtriser la nouvelle écriture. Ce roman, tout comme Voyage vers l’hiver ou La Pologne une terre verte, raconte le récit d’une quête identitaire dont le trajet est double. La recherche de soi à travers l’axe du sommeil constitue la clé pour aboutir à l’écriture et retrouver ainsi le « chez-soi » tant recherché.

13 Pourquoi le sommeil ? Pour les survivants qui portent Erwin lors du périple européen, il s’agit de récupération physique, comme si l’adolescent était en train de se fortifier de l’intérieur en dormant. Leur regard correspond en fait à la définition la plus courante du sommeil : un état qui permet de récupérer pour être capable d’attaquer une nouvelle journée dans de bonnes conditions physiques. En vérité, ce sommeil profond d’Erwin n’a rien de corporel ou de physique. Bien au contraire, il sert comme un outil pour remplir doucement un vide total, le vide qui résulte de l’oubli, le vide d’un passé disparu, évaporé. C’est un sommeil métaphysique où par un vagabondage nocturne, le passé, venant visiter l’homme endormi, lui reconstruit doucement sa mémoire disparue. C’est le mécanisme du rêve qui sert ici de véhicule pour retrouver le passé,

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car, selon Appelfeld, un homme sans passé est un homme sans avenir et le passé est constitué de souvenirs.

14 De nombreux passages décrivant le monde rêvé illustrent le roman de la première à la dernière page. À leur lecture, on a l’impression que ce monde, tiré du passé et perdu à jamais, est en fait plus réel que le présent et c’est ainsi que le processus psychologique s’achève : autant la vie en dormant semble réelle – les rencontres rêvées avec les parents disparus sont lucides – autant le jeune homme se remplit d’énergie et de force pour faire face à son nouvel univers. La coupure radicale qui résulte du refoulement profond présente un vrai danger pour l’avenir. « La non-acceptation du vécu devient vite un ennemi », dit déjà l’auteur dans Le retrait, un essai publié en 1979.

15 Et l’écriture ? Elle aussi est une arme contre l’oubli, le seul moyen de capter les rencontres nocturnes et les images rêvées et de les sauvegarder à jamais, la seule possibilité de reconstruire un passé vivant de « chez soi », de l’immortaliser, tout en sachant qu’il n’existe plus. La conquête de l’écriture est une sorte de rédemption : « Quand tout devient noir et s’écroule sous le poids de tes défaites, une porte magique s’ouvre et t’invite à entrer dans ta première maison, ta maison éternelle qui t’attend depuis toujours comme tu l’avais laissée. La mienne est là depuis que j’avais six ans9. »

16 L’intermédiaire du rêve construit donc par le biais du sommeil la maison magique d’Erwin, oubliée par la rupture radicale de la guerre. L’écriture d’Aharon la sauvegarde. Mais paradoxalement, Aharon décrit en hébreu la maison de son enfance, celle de ses parents et de ses grands-parents située dans un monde lointain, vécu en allemand et en et perdu à jamais. La conquête de cette langue, appartenant à un univers nouveau, est longue et douloureuse, tout comme le rétablissement physique. Le parcours n’est pas encore achevé, mais il dégage un esprit optimiste : le jeune narrateur arrive à englober son passé dans son présent avec un regard d’espoir sur l’avenir. D’ailleurs, il n’est pas le seul. Le roman décrit un ensemble de jeunes rescapés, les amis d’Erwin du camp de transit et du kibboutz. Il y a parmi eux ceux qui arrivent à reconstruire au moins une partie de leur passé (par la musique, par le dessin ou même tout simplement en gardant leurs anciens noms) pour avancer dans l’avenir et ceux qui échouent, ceux qui vivent donc et ceux qui se donnent la mort.

17 Il est clair que ce récit comporte certains traits autobiographiques. Le seul autre protagoniste dénommé Erwin dans l’ensemble de l’œuvre d’Appelfeld est le jeune La mine de glace »). Notre Erwin, devenu Aharon ») הרכמ חרקה garçon du roman comme son créateur, est-il le même ? Le camp de transit, le séjour au kibboutz, le combat pour acquérir l’hébreu, le contact presque mystique avec sa mère morte, tous ces éléments sont tirés sans doute de l’histoire vraie de l’écrivain. De plus, les premiers pas d’écriture du jeune protagoniste10 sont tirés, presque mot pour mot, des premiers textes de l’auteur, soit de ses poèmes d’adolescent, soit d’une de ses premières Lentement », dans ‘Ashan)11. Cependant, nous le savons déjà, les écrits ») טאל nouvelles d’Appelfeld sont empruntés à des fragments de souvenirs personnels, à des séquences isolées tirées des récits des autres ou bien à ce qui lui semble vraisemblable. De toute façon, il me semble qu’enfin, à l’âge avancé de presque quatre-vingts ans, l’adolescent qui est toujours caché en lui, a trouvé sa véritable maison dans sa langue, l’hébreu, qui abrite à la fois son passé et son présent, son enfance et sa vie d’adulte, un vrai « chez soi ».

18 Or, l’œuvre d’Appelfeld nécessite toujours une double, sinon triple, lecture. En effet, l’analyse du narrateur romanesque Erwin-Aharon permet une compréhension plus

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subtile du parcours de son créateur. C’est ainsi qu’on travaille les traits autobiographiques et c’est ainsi que fonctionne la narration de soi. Mais ce roman avance aussi une vision globale portant un point de vue novateur sur la question de l’identité israélienne.

19 À travers l’histoire du jeune survivant, l’auteur propose un discours alternatif à l’ancien discours sioniste du « nouveau Juif ». Il crée un héros qui retrouve son identité juive perdue et sa culture européenne diasporique, justement durant la guerre d’Indépendance d’Israël, période où l’éthos sioniste classique est au pouvoir et dicte le comportement et les pensées de la population juive de Palestine dans son ensemble. C’est un personnage pour lequel cette retrouvaille est vitale pour qu’il puisse surmonter sa faiblesse d’après-guerre, même si elle contredit complètement l’opinion publique israélienne en cette période de crise. C’est une démarche identitaire unique en son genre, considérée par son créateur (Erwin ? Aharon ? Appelfeld ?) comme la seule clé capable d’ouvrir les portes vers une véritable intégration et une acceptation honnête de l’autre dans un pays dont la raison d’être est basée sur l’immigration. Pour construire un nouveau « chez soi », il est nécessaire de sauvegarder celui de la diaspora ; pour accepter une nouvelle identité, il est nécessaire d’y inclure l’ancienne. Et pour ce faire, il est indispensable de faire réapparaître la mémoire cachée, celle de l’histoire, et de la transmettre par l’histoire de l’histoire.

BIBLIOGRAPHIE

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,Jérusalem, Keter. Traduction française : L’amour soudain , םואתפ הבהא (APPELFELD, Aharon (2001 Paris, Éditions de l’Olivier, 2004.

Or Yehuda, Kinneret, Zmora-Bitan. Traduction , םעזהו דוע אל םדנ (APPELFELD, Aharon (2008 française : Et la fureur ne s’est pas encore tue, Paris, Éditions de l’Olivier, 2009.

Or Yehuda, Kinneret, Zmora-Bitan. Traduction , שיאה אלש קספ ןושיל (APPELFELD, Aharon (2010 française : Le garçon qui voulait dormir, Paris, Éditions de l’Olivier, 2011.

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NOTES

1. , Kol ha-shirim, Jérusalem 1971, p. 177. Traduit par l’auteur de l’article. Jérusalem, Keter, 1999. Traduction française : Paris, Éditions de l’Olivier, 2004. Les , רופיס םייח .2 références dans cet article renvoient à l’édition hébraïque. 3. Pour le refoulement, voir entre autres Yair Oron (1993), p. 89 ainsi que Tom Segev (1993), en particulier le chapitre « Un État, les derniers Juifs ». 4. Saul Friedlander (1978) construit le sens de ses souvenirs par la technique de la double narration, celle du passé transposée parallèlement à celle du présent ; vers la fin de son livre il évoque la problématique du sens : « Ce récit approche de son terme - - - et les mots de Gustav Meyrink surgissent à nouveau : ‘Quand vient la connaissance, le souvenir vient aussi, progressivement…’ Séquence inversée cependant : quand vient le souvenir, la connaissance vient aussi progressivement… » (p. 166-167). 5. Histoire d’une vie, p. 84. 6. Ibid. p. 95. 7. P. 165. 8. Voir à ce sujet l’article de Yitzhak Ben-Mordechai dans ce numéro. 9. Le garçon qui voulait dormir, p. 219. 10. Voir p. 188 et 210. 11. Voir à ce propos l’article de Rina Dudai.

RÉSUMÉS

Pour trouver le chemin vers une écriture qui ne soit pas falsificatrice et parvienne malgré tout à exprimer l’inconcevable et le silence, Aharon Appelfeld a dû accomplir un long parcours, déchiffrer les secrets de la mémoire de l’enfance et les traduire en un mode d’emploi qui garde l’essentiel en évitant le compulsif. Et tout cela, dans une langue nouvelle, acquise, l’hébreu. Cet article présente une étude sur le concept même de la mémoire dans l’univers de l’écrivain et analyse sa façon de transmettre l’inconcevable. Son point de départ est Histoire d’une vie (1999) pour conclure avec une analyse du roman Le garçon qui voulait dormir (2010).

In order to find his very own style, which avoids forgery and pathos, and expresses the inexpressible, Aharon Appelfeld accomplished a very long and painful course. He had to decode the secrets of childish memories and to transform them into an essential and purified narration. Thus, in modern Hebrew, totally new and acquired language. This paper is dealing with the very special concept of memory in Appelfeld’s writings beginning with Story of Life (1999) and concluding with The Man Who Never Stopped Sleeping (2010).

ונונגס דחוימה לש דלפלפא , ענמנה ןמ ףיוזמה יטתאפהו , ןוזינה ןמ תוקיתשה עגונהו אל עגונ המב ונניאש ןתינ רואיתל , וניה ירפ לש עסמ ךורא רסוימו הפשב השדח תשכרנו . ורקיע לש רמאמ הז אוה חותינב גשומ ןורכיזה ותריציב לש דלפלפא , תדמעהב הנחבהה ןיב ןורכיזה ישוחה לש דליה תמועל ןורכיזה יגשומה לש רגובמה חונעפבו יכרד הריסמה לש ירמוח ןורכיזה . רמאמה חתופ ב ‘‘ רופיס םייח ’’ (1999 ) םייסמו ב ‘‘ שיאה אלש קספ ןושיל ’’ (2010 .) .)

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INDEX

תולימ חתפמ דלפלפא , ןורכיז , הריסמ , היפרגויבוטוא , רופיס םייח , שיאה אלש קספ ןושיל :

Keywords : Appelfeld Aharon (1932-), memory, transmission, autobiography, Story of Life, The Man Who Never Stopped Sleeping, literature Mots-clés : Appelfeld Aharon (1932-), mémoire, transmission, autobiographie, Histoire d’une vie, Le garçon qui voulait dormir Thèmes : littérature Index chronologique : Shoah

AUTEUR

MASHA ITZHAKI INALCO

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« Des grands malheurs, on peut parler en murmurant » : l’esthétique de la réticence dans Histoire d’une vie d’Aharon Appelfeld The Art of Silence in Appelfeld’s The Story of a Life לע תונמא הממדה ב ’’ רופיס םייח ’’

Anne Prouteau

1 Dans Histoire d’une vie, Appelfeld confie qu’il n’a « jamais aimé le pathos et les grands mots » (174)1. En effet, même à travers la traduction française, se devine chez lui une certaine méfiance à l’égard du langage. Refus du grand style, appauvrissement systématique de la rhétorique, suspicion envers les adjectifs, cette esthétique dont on verra qu’elle est voulue, souhaitée, réfléchie, correspond à une éthique, celle qui s’exprime dans un témoignage refusant le spectaculaire et le mélodrame. Parfois tentée par le silence, peut-être s’inscrit-elle aussi dans la perte initiale du langage et le lent retour d’Appelfeld à la parole et à la langue.

2 La réticence vient du verbe latin tacere, « se taire ». Pour Fontanier, elle correspond à une interruption « dans le cours d’une phrase pour faire entendre par le peu qu’on a dit […] ce qu’on affecte supprimer, et même souvent beaucoup au-delà »2. Dans cette acception, elle se décèle à travers diverses postures comme la pudeur, la retenue, l’hésitation, ou encore la méfiance. Elle se signale par une sorte de tension permanente entre la parole et le silence.

3 La notion de réticence, au sens large du terme et pas étroitement rhétorique, rassemble les différentes modalités d’écriture d’Appelfeld ; dans Histoire d’une vie, de nombreux passages de métadiscours soulignent nettement les intentions esthétiques de l’écrivain.

4 On pourrait conclure, hâtivement, que ce récit, marqué par la prudence et la retenue, possède les attributs habituels de l’écriture du désastre3 et emprunte ainsi à une tradition née au lendemain de la guerre. Mais la réticence oblige aussi l’écrivain à

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recourir aux pouvoirs de l’imaginaire au cœur du récit d’inspiration autobiographique ; ne rejoint-il pas alors des perspectives absolument contemporaines ?

Méfiance du langage

5 Les rescapés d’une expérience extraordinaire sont souvent l’objet d’une forme de réticence narrative. Tenter de comprendre la méfiance instinctive du langage chez Appelfeld, c’est d’abord rappeler très brièvement le sujet d’Histoire d’une vie, l’errance d’un enfant (dont la mère a été tuée par les nazis et le père prisonnier d’un camp) qui se retrouve seul dans les forêts ukrainiennes alors même qu’il n’a que dix ans. Incroyable voyage qui le conduit jusqu’en Palestine : au fil de rencontres improbables, le narrateur se reconstruit, retrouve une langue, un langage, la littérature, enfin, et son pouvoir. Appelfeld a tout à fait conscience qu’il s’empare d’un sujet sensible ; il raconte dans Histoire d’une vie que lorsqu’il commence à écrire des poèmes dans les années cinquante, certains membres de l’université « prétendent que sur la Shoah, il n’y pas lieu de composer des poèmes, d’inventer des histoires, mais qu’il faut évoquer des faits » (200). Même si aujourd’hui on sait pertinemment que l’interdit d’Adorno n’a pas empêché toute une littérature d’établir sa légitimité, il n’est pas inutile de souligner qu’Appelfeld est d’une génération qui a dû réfléchir frontalement à cette question. Dans L’héritage nu il écrit : « La phrase célèbre de Theodor Adorno, selon laquelle il serait barbare d’écrire de la poésie lyrique, est plus que compréhensible »4. Il poursuit son interrogation en répétant que sans doute seul le silence aurait pu être à la hauteur de cette douleur et de cette souffrance. En même temps, très tôt, il comprend que le documentaire à lui tout seul ne pourrait prétendre représenter ce qu’il nomme l’inimaginable. En ce sens, il rejoint l’Adorno des années soixante qui, revenant sur son propos initial, le nuance en reconnaissant que le malheur doit être représenté et qu’il faut produire des œuvres qui soient négatrices du système de culture : « La sempiternelle souffrance a autant de droits à l’expression que le torturé celui de hurler ; c’est pourquoi il pourrait bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz, il n’est plus possible d’écrire des poèmes »5.

6 La réticence naît d’abord d’une expérience extraordinaire qui met l’écrivain face aux limites du langage. On ne connaît pas de grands textes littéraires de ce genre qui n’en portent la marque. Dans Histoire d’une vie, on constate qu’Appelfeld s’est interrogé ou a été interrogé régulièrement sur le bien-fondé de son entreprise. Il partage donc les scrupules de ses contemporains et produit au fil de ses livres un texte qui interroge sans cesse sa pertinence. Mais s’il est héritier du soupçon qui pèse sur cette littérature, son œuvre manifeste à quel point il a su le dépasser.

7 Cette forme de prudence par rapport au langage tient aussi à sa propre expérience qui est longuement relatée dans Histoire d’une vie : ce rapport conflictuel qu’il entretient avec la langue et avec le langage. Le narrateur, comme beaucoup d’enfants partageant son triste sort, est victime d’une sorte de perte du langage. « À cette époque, la plupart des enfants autour de moi bégayaient » (118). Les traumatismes subis par les enfants se manifestent par cette perte de la parole. « En 1946, écrit Appelfeld, je dis mots et non- phrases, car cette année-là je n’étais pas encore capable de relier les mots en phrases. Les mots étaient les cris étouffés d’un adolescent de quatorze ans, une sorte d’aphasique qui avait perdu toutes les langues qu’il savait parler » (118). À cette première douloureuse conséquence de la guerre, se greffe une seconde, la question de la langue maternelle : « sa langue maternelle était l’allemand, ma mère aimait cette

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langue et la cultivait » (119) ou encore « ma langue maternelle était l’allemand, la langue des assassins » (121).

8 D’où ces cris de détresse qui émaillent Histoire d’une vie : « Que vais-je faire sans langue ? » (122) ou encore à la même page « Sans langue, je suis semblable à une pierre. » Il évoque sa tentative de « ranimer la langue par différents moyens, mais ces efforts ne firent qu’accélérer sa mort » (122). L’on notera au passage la métaphore de l’être humain ; derrière la langue maternelle, ce sont des visages, des personnes. L’hébreu faute de mieux devient sa langue adoptive, « la langue courante » (123) « acquise très vite, mais de manière mécanique ». Puis le yiddish parce que c’était la langue de ses grands-parents ; « Chez Dov Sadan le yiddish et l’hébreu résidaient sous le même toit comme des sœurs jumelles » (124).

9 L’expérience traumatisante conduit à la fois à la perte du langage et de la langue. Cet héritage si lourd, ces conflits intérieurs, ces souffrances psychologiques ne pouvaient qu’engendrer cette suspicion et mener à la tentation du silence, forme extrême de la réticence. Il l’explique très clairement dans Histoire d’une vie : La parole ne me vient pas facilement, et ce n’est pas étonnant ; on ne parlait pas pendant la guerre. Chaque catastrophe semble répéter : qu’y a-t-il à dire ? Il n’y a rien à dire. Celui qui a été dans un ghetto, dans un camp ou dans les forêts, connaît physiquement le silence. La guerre est une serre pour l’attention et le mutisme, la faim, la soif, la peur de la mort rendent les mots superflus. À vrai dire ils sont totalement inutiles. Dans le ghetto et dans le camp, seuls les gens devenus fous parlaient, expliquaient, tentaient de convaincre. Les gens sains d’esprit ne parlaient pas. J’ai rapporté de là-bas la méfiance à l’égard des mots. Une suite fluide de mots éveille ma suspicion. Je préfère le bégaiement dans lequel j’entends le frottement, la nervosité, l’effort pour affiner les mots de toute scorie, le désir de vous tendre quelque chose qui vient de l’intérieur. Les phrases lisses, fluides, éveillent en moi un sentiment, un ordre qui viendrait combler un vide (114).

10 L’extrait long, fondamental, s’entend comme un manifeste esthétique. Appelfeld est confronté à une situation de terreur où les mots sont superflus. Cela forge en lui des règles d’écriture ; il condamne la fluidité, la joliesse, il préfère les mots heurtés. Appelfeld démontre la nécessité d’une écriture spécifique pour une expérience qui réclame précisément par sa nature, par sa monstruosité une redécouverte du langage. Il refuse de combler un vide, mais préfère faire vivre cette béance. Il ne s’agit pas de couvrir ce silence, mais de le faire retentir : « J’ai compris que dans ce silence était cachée mon âme et que, si je parvenais à le ressusciter, peut-être que la parole juste reviendrait » (116). Cette tension entre le silence et la parole définit le parti pris d’écriture d’Appelfeld. Les blancs, les ellipses, ces non-dits forment la trame principale d’un discours qui semble se détacher du silence.

11 Appelfeld est un artiste et s’intéresse constamment à la manière d’adapter la forme au sujet. La conscience d’un vécu hors norme lui impose la recherche d’une posture esthétique à la hauteur de l’expérience : « Je venais d’un monde apocalyptique qui exigeait de moi une autre langue et un rythme différent » (166). Quelques figures de maîtres apparaissent régulièrement dans ses propos qui réaffirment son refus du pathos et du sensationnalisme : Je ne veux pas faire pleurer avec l’histoire juive. L’objectivité est très importante pour moi. Les écrivains qui m’ont influencé sont Kafka, Proust et Tchekhov, mais stylistiquement le livre qui m’a le plus marqué c’est la Bible, pas pour l’histoire, pour la

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langue, l’hébreu de la Bible est fait de phrases courtes, pas d’adjectifs, les adjectifs sont une intervention. Pas de longues explications, pas de description. Un livre qui amène à l’objectivité6.

12 Et finalement, cette langue hébraïque acquise à la sueur de son front se révèle un véhicule idéal. Elle lui apprend « à penser, à être économe de mots, à ne pas se répandre en adjectifs, ne pas trop intervenir, ne pas trop interpréter »7. Le refus d’un texte axiologique est net, il souhaite le moins possible d’intervention du romancier, de jugement de sa part.

13 Deux passages d’Histoire d’une vie attestent ce parti pris. D’abord le récit de la mort de la mère de l’écrivain dont Masha Itzhaki8 dit qu’il n’apparaît qu’une fois dans l’œuvre littéraire d’Appelfeld. Dans une sorte de stratégie dilatoire, la mort de la mère apparaît presque incidemment et est formulée sous la forme d’une courte analepse : « Ma mère fut assassinée au début de la guerre. Je n’ai pas vu sa mort, mais j’ai entendu son seul et unique cri » (62). Appelfeld ne décrit pas, ne rentre pas dans les détails et résume la scène du drame à un cri. Le regard est détourné de l’insupportable. S’il ne s’attarde pas aux circonstances, qu’il traite de manière elliptique, Appelfeld commente un peu son émotion, mais, là aussi, il n’insiste pas tant sur le manque effroyable, mais s’attache à montrer la présence indéfectible de cette femme, le terme « résurrection » succédant sans transition au vocable « mort » (62) dans le texte.

14 Deuxième exemple, à travers l’insertion du récit de l’enclos Keffer (80) : au début de ce chapitre, Appelfeld dresse tout un horizon d’attente. Pendant quelques paragraphes, le lecteur est tenu à distance d’une histoire dont on sait simplement au fil des confidences qu’elle est effroyable. L’innommable, qui n’est jamais décrit prend une résonance presque mythique au fur et à mesure des échanges ; « de toute façon, on ne nous croira pas » (80). Cette incise renvoie à une probable source de la réticence à dire, à savoir la peur de n’être pas entendu. Ce n’est pas le narrateur qui raconte ; le récit est pris en charge par une voix annexe et anonyme, celle d’un rescapé dont la caractérisation physique met en valeur la force et la bravoure. Cela signifie-t-il qu’il faut un certain courage pour parler et braver les interdits ? L’histoire horrible, celle des enfants jetés dans l’enclos et dévorés par les chiens-loups, nous parvient par bribes. Le récit se borne à constater objectivement les faits. Les coupables sont rarement les sujets des phrases ou alors ils se cachent derrière la forme impersonnelle du « on » : « On faisait venir les chiens dressés d’Allemagne » (81). Le récit est centré sur les petites victimes, les enfants, et leur souffrance. Aucun commentaire de la part du narrateur, aucun jugement, aucune désapprobation explicite, aucune condamnation, aucune enflure du style, mais un dénuement plus redoutable encore pour le lecteur. L’effroi saisit lorsqu’on apprend que, dans ce camp, si les déportés adultes, eux, ne mouraient pas, ils pouvaient assister de loin à la mort atroce des enfants. Terrible situation qui fait dire au rescapé : c’est « notre défaite », un possessif lourd de sens qui inclut le lecteur.

15 Au moment où le chapitre commence, l’histoire semble loin de celle du narrateur qui prend beaucoup de précautions avec un récit révélé par ouï-dire et par bribes. Progressivement on réalise que le récit de l’enclos Keffer est une manière détournée de traduire son expérience, qu’il s’agit d’une histoire qui évoque la sienne propre, car les rares enfants qui s’en sortent ont leur langue mutilée : « aucune phrase ne sort de leur bouche » (83), « les enfants avaient été sauvés, mais leur langue avait été mutilée » (83).

16 Ces exemples traduisent que le narrateur refuse d’endosser une fonction testimoniale qui évaluerait les personnages et les situations et attestent la suppression de toute

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emphase mélodramatique. Ils corroborent ces propos d’Histoire d’une vie : « J’ai parlé du silence et du soupçon, de la préférence pour le fait plutôt que pour l’explication. Je n’aime pas m’étendre sur les sentiments » (117). Mais l’émotion que dégage le texte est bien inversement proportionnelle à la pudeur du récit. Comme l’écrit Sarah Kofman9 à propos du mémorial de Serge Klarsfeld : avec « son absence de pathos, son dépouillement, la ‘‘neutralité’’ de ses informations, ce mémorial sublime vous coupe le souffle. Sa voix ‘‘neutre’’ vous interpelle obliquement ; dans sa pudeur extrême, elle est la voix même du malheur ».

17 Cette retenue dans la forme se retrouve, si je puis dire, dans la posture de la voix qui raconte. La préface est éloquente. Appelfeld, à l’aube de son travail de mémoire, se perçoit « désarmé et démuni » (10). Son entreprise est marquée du sceau de l’impuissance et la préface qui cultive les termes négatifs nous révèle tout ce que le livre ne prétend pas à être ; le narrateur est submergé par l’oubli, l’écriture d’Histoire d’une vie sera une « tentative », un « effort désespéré ». De ses souvenirs, « une grande part est perdue, une autre a été dévorée » (11) et cependant c’est à partir de « ce qui […] semblait n’être rien » (11) que le livre s’échafaude.

18 Certes, il fait confiance à son corps et à sa mémoire et les chapitres avancent grâce à cela, « mais, nuance-t-il, aussitôt, eux aussi ne sont que des fragments d’une réalité trouble enfouie en moi à jamais » (9). Celui qui s’apprête à raconter ne craint pas d’afficher sa faiblesse, ses limites et sa méconnaissance, la tonalité du texte ne dénote aucune volonté de puissance du narrateur. De plus, celui qui raconte ne se prévaut pas de sa situation de victime pour prendre le pouvoir. L’enjeu du texte n’est fondé ni sur la vengeance, ni sur la revendication, ni même sur le désir d’imposer une certaine vision. La simplicité de la syntaxe d’Appelfeld associée à la retenue du contenu décrit font de son écriture une écriture sans pouvoir dans le sens de ce propos de Sarah Kofman : « Parler – il le faut – sans pouvoir : sans que le langage trop puissant, souverain, ne vienne maîtriser la situation la plus aporétique10 […] »

19 Désarmé, démuni, ne craignant pas la fragilité, tel se présente Appelfeld au seuil d’Histoire d’une vie. « Au contraire, écrit-il, j’ai appris à respecter la faiblesse et à l’aimer, car la faiblesse est notre essence et notre humanité » (117). Cette précaution, cette retenue visible dans la forme rejoint indéniablement des préoccupations éthiques, il confie dans une interview qu’il souhaite user de mots qui refusent d’ajouter de la douleur à la douleur : « Parfois, j’ai la sensation que mon écriture est une sorte de pansement. […] Je choisis des mots qui soient moins agressifs, moins expressifs, moins symboliques, moins surprenants. Des mots qui ne blessent pas la blessure. Mon principe étant de ne pas mettre la langue en relief, mais de la diminuer »11. Appelfeld ajuste les termes du discours en anticipant sa réception. Les figures d’atténuation qui forment l’esthétique de la réticence protègent, d’une part, l’écrivain, en le mettant à distance de faits douloureux voire atroces, et d’autre part ménagent la sensibilité du lecteur, lui adoucissent les faits.

20 L’attention extrême au lecteur est notable aussi dans une sorte de procédé de compensation que met en place le texte. Quand l’auteur aborde un fait de nature grave, il ajoute un propos qui, par sa nature réconfortante ou consolante, va compenser le poids de malheur du discours initial. C’est le cas du bref récit de la mort de la mère qui se clôt par « Elle est jeune et sa jeunesse se renouvelle toujours » (62) ou encore ce commentaire sur la bonté humaine qui succède à l’aveu de la faim déshumanisante : « Celui qui vous a tendu un morceau de pain ou un peu d’eau alors que vous étiez

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effondré ; terrassé par la faiblesse, la main qu’il a tendue, vous ne l’oublierez jamais » (115). Il s’agit toujours pour l’écrivain de rester dans l’équilibre et de ne pas sombrer dans une vision manichéenne de la situation ; au cœur de l’atrocité, Appelfeld sait percevoir l’humanité de certaines situations.

21 Les critiques ont très vite reconnu l’esthétique d’Appelfeld. Par exemple Histoire d’une vie rappelle que le premier qualificatif que le poète Uri Zvi Grinberg lui décerne après la parution de son premier recueil Fumée est cette « parole maîtrisée » (172). Cependant, aux yeux du poète, l’expression « récit retenu », flatteuse dans la bouche des critiques, est un défaut : « Ne sombre pas dans la petitesse, fais entendre ta voix haut et fort. Des grands malheurs il ne faut pas parler en murmurant » (175).

22 Il semble justement que l’esthétique d’Appelfeld rêve de faire entendre par le peu que l’on dit, de faire deviner par l’économie de parole, de faire comprendre par le silence ; elle laisse consciemment la place aux absences dans le texte. Contre les avis des « érudits et de leur tutelle » (170), Appelfeld élabore une forme d’écriture qui convient à son propos. Histoire d’une vie raconte aussi comment la confiance en son style s’établit peu à peu. Ce sont des humbles, des amis qui par leur vie l’encouragent dans la voix qui est la sienne. Aux bavardages de certains maîtres dont il ne lui reste rien, il préfère les amis fidèles : « Il ne faut pas en rajouter. S’ils ont le mot juste, ils vous le tendent, comme une tranche de pain en temps de guerre, et s’ils ne l’ont pas, ils restent assis près de vous et se taisent » (170).

La réticence c’est dire de façon biaisée

23 Cependant, il est des cas où le langage le plus épuré, le plus authentique, le plus ajusté est impuissant à traduire l’événement. Appelfeld l’exprime à sa manière : « J’ai essayé plusieurs fois de raconter tout cela sur un ton documentaire, mais chaque tentative se soldait par un échec. Tout simplement parce que ce que j’ai vécu n’est pas croyable. Vous ne pouvez pas exprimer la peur et l’angoisse d’un enfant sans utiliser des métaphores. Il m’a fallu pour rendre à mon histoire sa crédibilité, passer par la fiction et me détacher de mes souvenirs »12.

24 En effet, et c’est l’objet de cette dernière partie, la réticence, ce n’est pas seulement dire moins, c’est aussi dire de façon biaisée, indirecte, par une invite au lecteur à entendre ce qu’on ne peut lui dire directement. Un peu comme dans le rêve, où il y a la condensation et le déplacement, comme moyens de déguiser un aveu ; ici, la réticence s’exerce par le recours à l’imagination, sous la forme d’aveux détournés, l’auteur travestissant la réalité qu’il ne peut regarder en face, ou encore la morcelant pour l’énoncer plus commodément.

25 L’imagination est convoquée par Appelfeld dès le titre : Histoire d’une vie n’est pas Histoire de ma vie. C’est dans ce hiatus, dans cet écart que se construit le récit d’Appelfeld. Son rapport si particulier à la mémoire ne mettra pas en doute la sincérité du texte. Dès la préface, il revendique le choix de l’imagination : « La mémoire et l’imagination vivent parfois sous le même toit » (7). On pourrait les considérer comme rivales, mais dans le récit elles sont complémentaires. L’écrivain rejoint ici des perspectives très contemporaines de l’écriture de soi. On croit entendre Alain Robbe- Grillet qui lui aussi a « formulé ce pacte nouveau, c’est l’imaginaire qui parle, l’imaginaire parle du souvenir »13 ou Marguerite Duras pour qui la quête du passé se

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fonde sur une dimension essentiellement négative, plutôt sur un vide que sur un plein existant, l’imaginaire, dit-elle, est chez elle une autre mémoire14.

26 Dans Histoire d’une vie, Appelfeld met l’accent sur l’imprécision des souvenirs et sur l’imperfection de la mémoire. Histoire d’une vie est une sorte de matrice dont certains personnages ou épisodes isolés formeront potentiellement à leur tour un roman. Le moi apparaît fragmenté et démultiplié dans des projections imaginaires du sujet autobiographique, figure éclatée dans toutes les œuvres. Ainsi La Chambre de Mariana, par exemple, est directement inspirée de la prostituée Maria d’Histoire d’une vie qui héberge un moment le narrateur ; cet épisode autobiographique qui ne dure qu’un chapitre, à l’origine, devient l’intrigue principale de La Chambre de Mariana à travers l’itinéraire du personnage imaginaire d’Hugo. L’épisode déployé sur un roman permet à Appelfeld d’explorer, sous couvert de la fiction, des sensations – la terreur, mais aussi l’éveil à la sensualité – à peine évoquées dans Histoire d’une vie. Même chose pour la petite Tsili qui dans le roman éponyme est livrée à elle-même lorsque les siens fuient l’invasion nazie. Appelfeld commente dans Parlons travail : « Dès l’instant que je choisissais une fille un peu plus grande que moi au moment des événements je soustrayais l’histoire de ma vie à l’étau de ma mémoire, et je la cédais au laboratoire de la création »15. De texte en texte, Appelfeld s’approche de cette légende intime qui s’élabore non pas dans un roman, mais au fil d’une œuvre comme une sorte de « puzzle » comme le montre très bien Masha Itzhaki, dans son ouvrage consacré à Appelfeld16. C’est comme s’il écrivait sans cesse la même histoire en jetant son dévolu sur un détail et en faisant fonctionner des fictions dans la vérité historique. Comme dans les autobiographies contemporaines la notion d’espace autobiographique est présente ; l’ensemble du corpus est lié par des renvois autotextuels à travers des reprises, des répétitions, des approfondissements, parfois même des contradictions.

27 Il semble néanmoins que ce détour par l’imaginaire ne menace jamais ni la force ni la vérité de son propos ; il définit très bien cela dans Histoire d’une vie : Mon premier livre reçut un accueil favorable. Les critiques dirent : « Appelfeld n’écrit pas sur la Shoah, mais sur les marges de la Shoah. Il n’est pas sentimental, il est tout en retenue. » Cela était déjà considéré comme un compliment dont je me réjouissais, et pourtant déjà le qualificatif « écrivain de la Shoah » me collait à la peau. Il n’y a pas d’appellation plus irritante que celle-ci. Un véritable écrivain écrit à partir de lui- même, et si ses propos ont un sens, c’est parce qu’il est fidèle à lui-même, à sa voix, à son rythme. Les généralités, le sujet ne sont que des sous-produits de l’écriture, non son essence. J’ai été un enfant pendant la guerre, c’est à partir de ces sensations que je brode la légende, seuls des mots justes construisent un texte littéraire et non pas le sujet […] (136).

28 Histoire d’une vie est une interrogation profonde sur ce qu’est la littérature. Appelfeld définit ici les enjeux qui l’animent. Il n’est pas prisonnier de son sujet. L’expérience monstrueuse ne justifie pas à elle seule l’accession à la littérature. Son refus d’être qualifié d’écrivain de la Shoah est à considérer attentivement. D’une certaine manière, le travail sur la forme de l’écriture, le refus de l’ornementation et de l’emphase, la tentation du silence rejoignent tous ces invariants traditionnels des œuvres qui gravitent autour de la Shoah comme on le voit, par exemple, dans le beau livre d’Anny Dayan Rosenman qui a rassemblé un corpus de textes très important17. En ce sens, le propos d’Edgar Morin concernant l’œuvre de Robert Antelme semble adapté à Histoire d’une vie : « C’est un chef-d’œuvre de littérature débarrassé de toute littérature, c’est un

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document où les mots disent toute la richesse de l’expérience vécue »18. Ce qualificatif de nature oxymorique aide à définir la recherche d’Appelfeld : véritable œuvre littéraire, elle n’en utilise pas les codes habituels et s’en méfie fondamentalement. Œuvre soucieuse de créer un langage adapté, elle veut dire sans vouloir trahir, pour être à la hauteur de l’événement d’un point de vue éthique.

29 En même temps, sa manière si personnelle de diffracter son témoignage dans l’œuvre littéraire lui fait quitter les sphères de l’écriture du désastre et rend son œuvre plus problématique, plus singulière et absolument contemporaine aussi. Le recours à l’imagination ancre l’écriture dans le présent et non dans le passé, l’imaginaire parle au souvenir : « Je n’ai pas l’impression d’écrire sur le passé, le passé en lui-même est un très beau matériau pour la littérature. La littérature est un présent brûlant, non au sens journalistique, mais comme une aspiration à transcender le temps en une présence éternelle » (136). Le terme légende ne l’effraie pas, il ne signifie pas déformation. L’esthétique de retenue, de réticence qu’il adopte est comme une garantie de sa bonne foi, elle soutient l’authenticité de son discours.

30 Il est à la fois soumis au réel, à sa gravité, mais le recours à l’imaginaire accorde une dimension universelle à son propos. Appelfeld fait confiance à ses mots, à leur justesse, à sa voix qui ne trahit rien tout en empruntant des visages, des histoires imaginaires. La voix au ton pondéré, la voix qui préfère le murmure à l’enflure favorise la réception.

31 N’en déplaise à Uri Zvi Grinberg, « des grands malheurs, on peut parler en murmurant ».

BIBLIOGRAPHIE

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Revue d’histoire de la Shoah, no 184, Paris, janvier-juin 2006.

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NOTES

1. Désormais tous les numéros de page entre parenthèses correspondront à l’édition, Histoire d’une vie, Paris, Seuil, coll. « Points », 2005. 2. Pierre Fontanier (1977), p. 135. 3. De nombreux textes relatifs à la Shoah relèvent de cette « écriture du désastre » selon le qualificatif de Maurice Blanchot : refus du pathos, rejet de l’ornementation, sobriété et dépouillement de la langue qu’on retrouve, par exemple, chez Robert Antelme dans L’Espèce humaine, dans Si c’est un homme de Primo Levi ou encore dans Paroles suffoquées de Sarah Kofman. 4. Aharon Appelfeld (2006), p. 56. 5. Theodor Adorno (1978), p. 284. 6. A. Appelfeld dans une interview du 22 mars 2008 « Je suis une rémanence de l’Histoire juive ». 7. Philip Roth (2006), p. 55. 8. Masha Itzhaki (2011), p. 51. 9. Sarah Kofman (1986), p. 16. 10. Ibid. 11. Revue d’histoire de la Shoah, p. 79. 12. http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/appelfeld/appelfeld.html 13. Libération, 17 janvier 1985. 14. Pour Duras, « l’imaginaire est donné comme équivalent du vrai – sorte de mémoire incertaine, inventée peut-être mais plausible » in Anne Cousseau (1999), p. 286. 15. P. Roth (2004), p. 50. 16. M. Itzhaki (2011), p. 47-48 ; à travers un tableau très éclairant, Masha Itzhaki montre que dans les romans traitant du ghetto, Appelfeld fait le choix de mettre en avant telle ou telle période de sa vie qui devient l’intrigue principale d’un roman nouveau. 17. Anny Dayan Rosenman (2007). 18. Edgar Morin in Robert Antelme, textes inédits sur L’Espèce humaine : essais et témoignages, présentés par Daniel Dobbels, Paris, Gallimard, 1996, p. 298.

RÉSUMÉS

« Je n’ai jamais aimé le pathos et les grands mots », confie l’écrivain dans Histoire d’une vie. En effet, même à travers la traduction française, nous percevons chez Appelfeld une certaine méfiance à l’égard du lyrisme. Refus du grand style, appauvrissement systématique de la rhétorique, suspicion envers les adjectifs, cette esthétique correspond à une éthique, celle qui s’exprime dans un témoignage refusant le spectaculaire et le mélodrame. Parfois tentée par le silence, peut-être s’inscrit-elle aussi dans la perte initiale du langage et le lent retour d’Appelfeld à la parole et à la langue. Pourrait-on, comme Edgar Morin à propos de L’Espèce humaine, qualifier ce texte de « chef- d’œuvre de littérature débarrassé de toute littérature » ? Il emprunterait ainsi à une tradition née au lendemain de la guerre. Cependant, tout en soupçonnant la littérature, Histoire d’une vie ne rejoint-il pas aussi, par sa manière de recourir aux pouvoirs de l’imaginaire au cœur du récit d’inspiration autobiographique, des perspectives absolument contemporaines ?

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‘‘I have never liked pathos and big words” avowed the writer in The Story of a Life. Indeed, even in the French translation, one can grasp Appelfeld’s mistrust in lyricism. This aesthetics consisting in a refusal of the grandiose, a systematic impoverishment of the rhetoric, a suspicion toward adjectives, corresponds to a testimonial ethics that refuses lavishness and melodramatism. Sometimes drawn towards silence, this aesthetics might correspond to an original loss of language and its slow recovery. Should we attempt to define this text—following Edgar Morin’s definition of L’Espèce humaine,―as a “masterpiece of literature freed from all forms of literature”? According to this definition, Appelfeld is part of a tradition born in the aftermath of the war. Yet, despite mistrusting literature, The Story of a Life, with its imaginary elements interleaved in an autobiographical story, could be seen as perfectly compatible with contemporary perspectives.

« מעולם לא אהבתי פאתוס ומילים גבוהות » אומר אפלפלד ב’’סיפור חיים’’. אפילו דרך התרגום הצרפתי של הספר ניתן לחוש בהתנגדותו לגראנדיוזי, בחשדנות ביחס לריבוי שמות התואר ולתחבולות רטוריות. האסתטיקה שלו היא בבחינת אתיקה הדוחה כל מלודרמטיות. אסתטיקה זו של שתיקה, האם מקורה בין היתר הוא באובדן שפת האם וברכישת שפה חדשה, העברית ? האם ניתן להגדיר את סגנונו בעקבות דבריו של אדגר מורין על ‘‘המין האנושי’’ כיצירת מופת ספרותית שאין בה דבר משל האופייני ליצירת ספרות ? אם אכן כן, יצירתו של אפלפלד היא חלק מובהק מהתרבות שנוצרה אחרי המלחמה ו’’סיפור חיים’’ הוא יצירה בת זמננו לכל דבר.

INDEX

Thèmes : littérature Keywords : The Story of a Life, Art of Silence, autobiographic style, after-war literature, Holocaust, Appelfeld Aharon (1932-) Mots-clés : Histoire d’une vie, style autobiographique, langue maternelle, littérature d’après- guerre, art du silence, Appelfeld Aharon (1932-)

מילות מפתח סיפור חיים, שפת אם, סגנון אוטוביוגראפי, ספרות שלאחר המלחמה, אסתטיקת:

הדממה Index chronologique : Shoah

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Histoire d’une vie, Histoire de silences : une poétique de la mémoire The Story of a Life, Story of Silences: Poetics of Memory ‘‘ רופיס םייח ,’’ רופיס לש ש תוקית : לע קיטאופה ה לש ןורכזה

Danièle Sabbah

NOTE DE L’AUTEUR

Le titre de cet article fait référence à Aharon Appelfeld (2004). Histoire d’une vie, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, Paris, Éditions de L’Olivier ; Paris, Seuil, coll. « Points », 2005 [publication en hébreu : Sippur ḥayyim, Jérusalem, Keter, 1999]. « Garder le silence, c’est ce que à notre insu nous voulons tous, écrivant. » Maurice Blanchot, L’écriture du désastre. « Les mots bousculent tout, veulent, à tour de rôle, convaincre. Le vrai dialogue humain, celui des mains, des prunelles, est un dialogue silencieux. » Edmond Jabès, Le Livre des Questions1.

1 Aharon Appelfeld est né en 1932, Raymond Federman en 1928, Georges Perec en 1936. Tous trois ont été enfants dans la guerre et ont subi « l’Histoire avec sa grande hache »2, dans laquelle leurs parents ont disparu à jamais…

2 Pour ces enfants qui ont vécu solitairement le traumatisme de la guerre, pour qui les événements n’ont pas été verbalisés, que reste-t-il de cette période ? Des sensations ? De vagues et brutales visions ? Comment les faire revenir, et comment les écrire, d’autant que cette période pose par elle-même de redoutables problèmes de représentation ?

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3 Devenu écrivain, chacun d’entre eux a élaboré une forme originale pour répondre à l’impossibilité d’un récit qu’ils s’obstinent à faire, malgré tout. Concernant Aharon Appelfeld, je voudrais montrer que son invention littéraire repose grandement sur le silence comme force agissante de la narration. Racontant l’histoire d’une vie – parmi d’autres –, il introduit un acteur peu courant, généralement confiné au rôle de faire valoir de la parole : le silence. Il le déploie, le fait résonner, en décline les significations et en fait une véritable langue tout aussi riche et polysémique que la parole.

4 Plus précisément, nous verrons que le silence accompagne le narrateur dans les différentes étapes de sa vie. D’une ambivalence profonde, tantôt remède, tantôt poison, pour le jeune enfant, le silence devient, après la guerre, pour le jeune homme confronté à un nouveau monde auquel il est contraint de s’adapter, source de restauration d’une identité blessée. Par la fonction symbolique ainsi dévolue au silence, se trouve déplacée la caractéristique générique que le titre laisse entendre. Loin de se réduire à une autobiographie3, Histoire d’une vie relèverait plutôt du « roman d’apprentissage », du fait que les sensations premières contiennent en germe les fondements d’une vie, ce qui appert au moment du passage à l’écriture, lequel n’est pas sans proximité avec ce grand roman de la mémoire qu’est le roman proustien, comme j’essaierai de le pointer. Mais cela se limiterait à quelque problématique littéraire autour d’un « tragique épisode », si l’écrivain n’avait la conviction que l’Anéantissement a fait voler en éclats le monde ancien et que cela retentit jusque dans la nécessité de créer des « formes nouvelles »4. En réalité, par son art de l’ellipse et de la discrétion, Aharon Appelfeld invente un genre, dans le domaine délicat et controversé du témoignage, un genre de type oxymorique, celui du témoignage poétique.

Le silence comme « pharmakon » : Silere et tacere

5 Ce que nous apprend l’auteur de Histoire d’une vie, au rebours d’une société gouvernée par la parole (« Au commencement était le Verbe »5…) et contrairement à l’art prétendu de la « conversation », c’est que le silence n’est pas pause entre les paroles, il n’est pas l’envers du verbe, le fond neutre qu’il s’agirait de meubler. Le silence n’est ni univoque ni « mono-tone » : selon les contextes, il résonne de timbres différents, sa tessiture est nuancée par l’étendue du blanc dont émergent les mots et à laquelle ces derniers retournent, sitôt énoncés.

6 Du fait que le silence renvoie aux deux limites extrêmes de la parole (son avant et son après), il revêt au moins deux significations radicalement opposées : à un de ses pôles, il est l’avant-langage où tout fait signe – les mots, les gestes et les intonations – pour un corps en éveil qui capte les sensations et les gestes bienveillants ou hostiles, il est langage pour l’infans6 qui ne peut parler, tandis que, à l’autre extrémité, se trouve le silence des situations où l’humain régresse à une sauvagerie taciturne, il est le non- langage de l’homme livré à sa bestialité et annonciateur d’un péril extrême. Ajoutons à cela que, pour un même sujet parlant, tantôt il peut être le signe de la complétude, l’au- delà des mots – échange amical et chaleureux ou recueillement intérieur pour une écoute profonde –, tantôt, inversement, il peut être le mutisme de celui qui retient ses propos quand ceux-ci portent la mort en eux. Enfin, l’après-guerre produit un autre silence, celui, terrible, des victimes qui ne peuvent parler ou à qui on impose de se taire pour que « la vie continue ».

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7 Cette ambivalence du silence que le récit d’Appelfeld révèle, cette capacité de retournement, tantôt bulle bienfaisante, tantôt méfait mortel, n’est pas sans évoquer la notion grecque de « pharmakon », cette entité à double face, tantôt remède et tantôt poison. Dans le Phèdre de Platon – et dans le commentaire qu’en donne Jacques Derrida7 –, le « pharmakon » s’applique à l’écriture, invention aussi ingénieuse que risquée, qui d’un côté permet la mémoration, mais qui d’un autre côté, détruit la mémoire vive, le cheminement dialectique vers la mémoire et la vérité. Même ambivalence chez Appelfeld, concernant le silence, même capacité de retournement du signe : tantôt il est silence heureux, signe d’une harmonie, d’un échange serein, havre vers lequel se réfugier quand la pression extérieure est trop forte, tantôt il est silence angoissé, avertissement d’un danger mortel. Il faut ici ajouter que, tant sur le plan de la narration que sur celui de l’apprentissage que fait l’enfant, l’un prépare l’autre, le bon silence se retournera en silence destructeur. Quant au plan du passage à l’écriture, le silence se révèlera également « pharmakon » du fait qu’il est à la fois et l’obstacle au récit et sa solution.

Silence heureux de la contemplation

8 La version heureuse du silence, c’est celle du premier temps de l’enfance. De sa petite enfance, de ce bonheur rassurant que l’enfant entouré de soins a connu, ce qui lui revient est d’abord le silence.

9 Le narrateur enfant, plus sensible aux atmosphères qu’aux discours, aux émotions qu’aux propos qui les décrivent, capte la « musique » des relations entre adultes. Il apprend auprès des êtres sereins et aimants de sa famille le silence tranquille et plein qui est leur mode de communication et il en savoure les infimes variations de timbre : silence de la complétude, du recueillement pieux, de l’intériorité sensible. Dans ce contexte, la parole est plutôt signe de dispersion, de futilité, de fébrilité, c’est le cas pour l’enfant qui parle, qui questionne, qui s’inquiète… et qui finit par apprendre auprès des siens à faire silence, pour s’initier à lire d’autres signes.

10 Le dialogue silencieux, c’est en premier lieu auprès de sa mère que le petit Erwin l’apprend, en goûtant la quiétude heureuse d’une mère contemplative et sensible. Au cours des promenades, lors des longues soirées à la campagne, chez ses parents ou chez l’oncle Félix, elle contemple le paysage, se met à l’écoute des bruits, se laisse pénétrer par la nature. À la maison également, c’est le silence qui l’emporte, un silence qui se passe de parole parce qu’il exprime un trop plein de tendresse : À la maison aussi le silence est plus prégnant que la parole. De ces jours lointains et enfouis il ne reste aucune parole dans ma mémoire, seulement les regards de ma mère. Ils contenaient tant de douceur et d’attention à mon égard que je les sens aujourd’hui encore8.

11 Plus encore que sa mère, le père de sa mère est un homme silencieux et l’enfant le remarque avec insistance : Il ne parle presque pas. […] Grand-père nous impose à tous le silence. […] Grand- père marche sans rien dire, mais son silence n’est pas effrayant. […] Grand-père demeure silencieux, ce qui s’échappe de sa bouche est comme ravalé et incompréhensible9.

12 La paix de cet homme est fondée sur une foi tranquille qui s’énonce simplement : « Dieu est dans les cieux et il n’y a pas lieu d’avoir peur »10. Silence également ou plutôt, murmure pieux des hommes à la synagogue chez qui l’enfant voit, lorsqu’ils ôtent leur

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châle de prière, qu’« un étonnement silencieux brille dans leurs yeux »11. Auprès d’eux, l’enfant se fait plus recueilli, plus réceptif : « Moi aussi, j’ai appris à me taire et à écouter les sons légers qui m’entourent »12.

13 L’oncle Félix lui fait découvrir un silence différent, celui qui bruisse de la vie de la nature, des oiseaux, des loups : « Le silence de la maison de l’oncle Félix avait un timbre particulier. Il était naturel et vous enveloppait d’une agréable sollicitude »13. La maison de l’oncle Félix lui offre la propédeutique d’un monde autre, le monde de la nature auquel la guerre le condamnera un peu plus tard, quand, errant dans la forêt, il se mettra à l’écoute des bruits de la vie animale, et le monde de ce petit Ruthène que l’oncle a adopté, mais qui s’est enfui pour retrouver sa mère démente : « Je m’identifiais à lui et j’imaginais sa fuite de la maison vers la masure maternelle »14. Prémonition ? De fait, quand la guerre aura éclaté, le narrateur égaré, trempé par la pluie, va se retrouver dans la chaumière d’une femme ukrainienne, cette Maria à l’humeur instable qui l’héberge, reçoit des hommes la nuit, boit immodérément de la vodka et dont les accès de fureur finissent par se retourner contre le jeune garçon.

14 Lui-même est par nature un enfant solitaire, rêveur, délicat, qui souffre à l’école de la brutalité de ses congénères et se protège de ce « troupeau sauvage »15 en les observant, à la récréation, depuis la fenêtre, comme il se postera plus tard à la lisière de la forêt pour regarder le monde des hommes livrés à leurs pulsions brutales16.

15 Cet apprentissage précoce du silence va lui être un puissant remède quand, après s’être sauvé du camp, menacé par la haine des hommes, l’orphelin se cache dans les forêts d’Ukraine. Car il retrouve alors l’état de rêverie contemplative qu’il a pratiqué auprès des siens. Le silence lui permet ainsi d’oublier l’hostilité du monde et d’entretenir à l’intérieur de lui-même le monde familier détruit par la guerre : Je restais des heures assis dans la forêt, à contempler la flore, ou près d’un ruisseau à suivre des yeux son cours. La contemplation me faisait oublier la faim et la peur, et des visions de la maison me revenaient. […] Ces heures de grâce me protégèrent de l’anéantissement spirituel17.

16 Cette solitude avec lui-même lui permet de renouer le fil qui le relie à sa vie antérieure d’enfant protégé, de restaurer son identité par-delà l’isolement que lui impose le monde extérieur : il illustre de fait l’opposition entre solitude et désolation que conceptualise Hannah Arendt dans sa réflexion sur le totalitarisme, l’une étant dialogue bienfaisant avec soi-même, l’autre, sentiment désespéré d’un abandon18.

17 Très tôt, l’enfant fait ainsi l’expérience de ce que Marcel Proust redécouvre au soir de sa vie : la permanence des sensations premières constitue notre identité profonde, mais elle n’est accessible qu’au prix de la méditation avec soi-même. C’est ainsi que le narrateur âgé de La Recherche du temps perdu, parce qu’il se replie dans le silence de l’écriture, peut enfin réentendre les sanglots de son enfance : En réalité, ils [les sanglots] n’ont jamais cessé ; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées, mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir19.

18 Si le narrateur de La Recherche n’a pas toujours entendu les chagrins de l’enfance, c’est que les mondanités l’en ont détourné, mais pour le jeune Erwin terré dans les forêts, séparé du monde extérieur par l’espace magique que découpe la forêt, le bruit de la haine des hommes ne l’atteint plus et il peut laisser remonter en lui les sensations, les images, sa vie d’avant la guerre.

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19 Ce murmure recueilli que l’enfant solitaire entretient va jusqu’à lui procurer des visions salvatrices. Dans ce temple intérieur qu’il habite, sa mère lui apparaît, telle une « visitation ». Cette grâce a lieu dans un moment de bien-être inespéré. Quand, après s’être sauvé, il est entré dans la forêt qui le protège, il a pu s’y endormir, il a trouvé un pommier, il a mangé et il a bu. Une fois son angoisse et son corps apaisés, la vision se produit : L’eau dessilla mes yeux et je vis ma mère, qui avait disparu depuis longtemps. Je la vis tout d’abord debout près de la fenêtre, en contemplation, comme elle en avait l’habitude, mais soudain elle tourna son visage vers moi, étonnée que je fusse seul dans la forêt20.

20 Cette présence tutélaire à ses côtés, ce dialogue muet avec ses parents, cette foi tenace en eux est sa plus sûre protection : « J’espérais sans relâche que mes parents viendraient me chercher… », dit-il21. Isolé dans cette forêt, il n’est pas livré au désœuvrement destructeur, car il a un but, retrouver ses parents : « Il me semblait que, si je trouvais le bon chemin, il me conduirait droit vers mes parents. La pensée que mes parents m’attendaient m’a protégé durant toute la guerre »22.

21 Ainsi se trace le fil d’un silence heureux, paisible, celui de cette « langue du silence »23 si bruissante de compagnie qui était celle du grand-père, celui de la famille reconstituée en imagination.

Silence tragique des temps haineux

22 Toutefois, à ce silence paisible, s’oppose un tout autre silence, plus angoissant, celui des paroles rentrées, lorsque, à partir de 1938, le piège s’est refermé sur les familles juives de Roumanie et que naissent des disputes entre ses parents, que les poings se serrent d’impuissance rageuse24.

23 À partir de là, le silere (« faire silence ») des temps heureux s’oppose au tacere (« se taire ») des temps de la haine, le silence se retourne en menace et, de philtre bienfaisant, il devient vénéneux. De même, tous les signes s’inversent : les lieux explorés aux temps heureux deviennent, pour l’enfant orphelin, les lieux de l’errance, de la peur et de l’abandon. C’est ainsi que la forêt claire avec ses maisons abandonnées, qu’il traverse avec son grand-père au retour de la synagogue25, ou les champs de maïs qu’ils admirent ensemble du haut d’une colline26, deviennent pendant la guerre les lieux mêmes de la fuite et de la persécution, et que les promenades nocturnes en famille près du ruisseau27 se retournent en marches épuisantes avec les déportés dans la boue épaisse du printemps ukrainien, puis en marches solitaires le long de cours d’eau inconnus.

24 Le retournement du silence en poison mortel, c’est, dans son paroxysme, le silence tragique de l’abandon du monde, celui du meurtre qui s’accomplit dans l’hostilité, la complicité ou l’indifférence. Et pour l’enfant menacé, c’est celui qu’il s’impose afin d’écouter d’où vient le danger et de taire son identité.

25 Lorsqu’il repère une présence humaine, sa première réaction est d’écouter le degré de menace des maisons : Avant de m’approcher d’une maison, d’une étable ou d’un tas de paille, je me baissais et j’écoutais, parfois des heures. D’après les bruits, je savais s’il y avait des gens et combien. Les gens étaient toujours un signe de danger. J’ai passé une grande partie de la guerre étendu sur le sol, à l’écoute28.

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26 Il comprend très vite que toute parole est risque de dévoiler son origine. Le silence est alors celui de la gorge fermée de l’enfant traqué, des « paroles suffoquées »29 : Les années passées dans la forêt et chez les paysans m’obligèrent à me taire et à écouter… […] Durant la guerre, je fus obligé de cacher mon identité, la première règle étant le silence. À la place de la parole, je développai l’écoute et la contemplation30.

27 Pour tenir le secret sur sa judaïté, il lui faut s’interdire de prononcer sa langue maternelle et parler la langue apprise auprès de la bonne ou dans la rue : « Je parlais ukrainien […] l’instinct me murmura de ne pas lui [Maria] raconter la vérité »31. Une nuit où Maria le surprend à parler allemand, il a le réflexe de mentir sur ses origines et de prétendre que ses parents sont « des Ukrainiens, fils d’Ukrainiens »32.

28 La langue maternelle porteuse de danger mortel, c’est l’atteinte la plus intime qui soit. Jean Améry33, Juif autrichien exilé dans une Belgique envahie par les nazis et obligé de cacher la langue et l’accent qu’il partage avec ceux-ci, décrit l’amputation affective que cela représente. La langue maternelle est en effet l’expression personnelle de l’individu, son seul refuge dans les moments de « désolation » ; venue en même temps que les premières sensations, elle porte sa mémoire, seul bien qui reste quand tout s’est effondré. L’enfant, devenu prudent et taciturne, et qui continue à vivre intérieurement avec les siens, a l’instinct de parler allemand à l’oreille inoffensive des chiots pour restaurer la musique de la langue de sa mère : « Les chiots étaient mes meilleurs amis et je leur parlais parfois dans ma langue maternelle en leur racontant mes parents et la maison »34.

29 À ce silence des paroles retenues de l’enfant qui a appris à se méfier de tous les humains, répond un autre silence, celui, terrifiant, du langage inarticulé qui accompagne le crime. Il le perçoit au cours d’une scène à laquelle il assiste et qui fait l’objet d’un chapitre entier (Chapitre 9). Il est venu à la lisière de la forêt, ce lieu « intermédiaire » d’où il peut voir sans être vu, qui lui permet d’avancer vers le monde des hommes ou de se camoufler dans l’ombre des arbres en cas de danger, et il contemple un champ de maïs comme il a pu le faire autrefois avec son grand-père. Mais le paysage s’inverse, car, ce qu’il aperçoit alors, par séquences successives, sans bien comprendre tout d’abord ce qui se passe, c’est une tache noire qui semble nager dans ce champ, puis, il voit que c’est un enfant qui court en direction de la forêt, puis, qu’il est poursuivi par une horde de paysans gesticulants, puis, comme dans les mauvais rêves, que cet enfant ne parvient plus à avancer, jusqu’à ce que la foule des paysans finisse par le rattraper et l’emmener35.

30 Cette « vision », outre qu’elle disparaît avec l’endormissement du narrateur et qu’elle met fin au chapitre, est une scène de cauchemar. Du cauchemar, elle manifeste l’impuissance de celui qui est rattrapé par le danger mortel qui le poursuit, ainsi que le silence qui l’enveloppe, ou plutôt le bruitage, ce non-langage des accès de sauvagerie : « J’entendis dans le lointain des voix étouffées, un mélange de bruits du vent et de voix humaines »36. Cris de haine des uns auxquels répondent les cris suppliants de l’enfant : depuis son poste d’observation, c’est à son propre sort, s’il venait à être repéré, qu’assiste l’enfant horrifié, dans une scène de cinéma muet.

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Après la guerre, la « catharsis du silence »37

31 Ainsi, avec la guerre, l’expérience que fait cet être, à peine sorti de l’enfance, est celle d’un retour à un stade antérieur, celui du non-verbal. Son identité se construit dans l’écoute des sensations du corps et sa capacité à les relier à ses souvenirs, à réactiver et développer ces derniers. Privé des siens, ramené à une solitude d’enfant sauvage préoccupé de sa survie, il se tait, nous l’avons vu, soit qu’il se méfie de ses rencontres, soit qu’il se trouve écrasé par la peur, soit encore que ce silence lui procure la seule manière de retrouver ses temps heureux, les langues de sa famille. De la même manière, après la guerre, dans un environnement idéologique qui écrase sa singularité, le silence est pour lui repli salutaire, purgation, catharsis. Il va lui permettre après de nombreux détours, à la fin de son apprentissage – qui correspond avec ses débuts d’écrivain –, de retrouver la mémoire du corps, son identité mise en péril et enfin ses langues, dont la plus importante, la langue de sa mère, au moment où le silence parvient enfin à déboucher sur l’écriture.

La mémoire du corps

32 C’est dans le silence qu’il peut espérer retrouver une mémoire « animale », celle des perceptions reçues au niveau du corps. Car c’est à un « petit animal » qu’il compare l’enfant qu’il a été, privé de langage, privé d’une société humaine aimante, préoccupé de sa survie élémentaire. La formule est récurrente : « Durant la guerre, je ne fus pas moi. Je ressemblais à un petit animal qui possède un terrier ou, plus exactement, plusieurs terriers »38, ou « L’animal qui était en moi revenait m’envelopper de sa fourrure »39, ou encore « Je ressemblais plutôt à un petit animal qui aurait trouvé un refuge temporaire dans un abri d’infortune, se nourrissant de ce que l’instant lui proposait »40.

33 Et d’ailleurs, dans cette guerre où les adultes se montrent sans pitié envers les enfants, où ils les piétinent, où ils se muent brutalement en délateurs ou en assassins, c’est auprès des animaux – des jeunes animaux, ceux qui ne sont pas encore dressés à servir la haine des hommes –, qu’il trouve du réconfort, avec eux qu’il partage les besoins premiers du corps. Sécurisants, chauds, sans mauvaise surprise, ils l’accueillent et l’apaisent : Parfois il me semble que ce ne sont pas des hommes qui m’ont sauvé, mais des animaux qui s’étaient trouvés sur mon chemin. Les heures passées auprès de chiots, de chats ou de moutons furent les plus belles heures de la guerre. Je me serrais contre eux jusqu’à en oublier qui j’étais, m’endormais près d’eux, et mon sommeil était alors paisible et profond, comme dans le lit de mes parents41.

34 Là où les hommes ont renoncé à se comporter comme des êtres humains, ce sont les animaux qui font son apprentissage : Les gens étaient toujours un signe de danger. J’ai appris entre autres à écouter les oiseaux. Ce sont de merveilleux augures, pour signaler non seulement les pluies qui approchent, mais aussi les gens mauvais et les prédateurs42.

35 C’est pourquoi la mémoire de cette période n’est pas intellectuelle, c’est une mémoire du corps. Il ne l’a pas verbalisée, elle n’a pas été reformulée par d’autres, ce qui généralement permet à des enfants d’identifier le souvenir ; court-circuitant le langage43, elle s’est inscrite dans ses sensations : « Tout ce qui s’est passé s’est inscrit

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dans les cellules du corps et non dans la mémoire »44. S’il arrive que des visions ou des images surgissent fugacement, elles sont peu de chose auprès des souvenirs que garde chacune des parties du corps : Parfois, des profondeurs du brouillard épais, émergent un corps sombre, une main noircie, une chaussure dont il ne reste que des lambeaux. Ces images, parfois aussi violentes qu’un coup de feu, disparaissent aussitôt […]. Ceci concerne le domaine du conscient, mais les paumes des mains, le dos et les genoux se souviennent plus que la mémoire45.

36 Ce que ses cellules ont enregistré, ce sont des « …sensations physiques très fortes »46, celles des besoins du corps, la faim, le pain, le sommeil, la peur, la recherche d’une lisière où se fondre. Et de fait, ses sens ont enregistré non des faits, des événements dûment répertoriés ou des causalités, mais des détails : « Je me souviens de milliers de détails »47. Appelfeld insiste : pour les enfants, les souvenirs ne passent pas, comme pour les adultes, par le filtre du langage, par l’énoncé de traits communicables et tout compte fait réducteurs, par des souvenirs identifiés. La mémoire est pour eux un réservoir abondant et changeant48, les souvenirs passent par des sensations intimes qui se sont inscrites simultanément et qui, à peine retrouvées, évoquent immédiatement des fragments du passé. L’odeur de l’herbe, le toucher humide, le bruit, certaines attitudes font ressurgir des besoins (de nourriture), des douleurs (le pied qui écrase sa taille), des angoisses (un espace trop à découvert) ou des images (une foule dans une gare qui supplie pour obtenir de l’eau)49.

37 Telle la madeleine pour le narrateur proustien, il suffit d’une sensation pour faire surgir des temps que le rescapé croyait perdus. L’on sait que chez Proust, la sensation délicieuse surgie inopinément recrée tout l’univers de l’enfance autour de sa tante Léonie et du village de Combray50. Elle produit un moment de temps suspendu où l’adulte retrouve intactes ses émotions premières, une mémoire enfouie des choses, des gens et des sens, qui est sortie toute déployée d’une anodine tasse de thé. Selon le même processus, Appelfeld remarque qu’« il suffit parfois de l’odeur d’un plat, de l’humidité des chaussures ou d’un bruit soudain pour [le] ramener au plus profond de la guerre »51. Certes, entre les deux écrivains, le siècle a été brisé par l’Histoire et l’effet est à l’opposé : si les sensations du passé procurent au narrateur proustien un plaisir délicieux, elles replongent Appelfeld dans la guerre et son désarroi, mais l’un comme l’autre ont en commun de s’abstraire du bruit ambiant, de plonger au plus profond d’eux-mêmes pour prêter attention au ténu des sensations, ce pédoncule fragile qui nous relie à l’univers de notre passé.

38 Arrivé en Israël, loin d’être rassuré par la situation, il éprouve, ce qu’exprime son journal des années 46-50, « la nostalgie des jours où j’étais seul, entouré d’arbres et de prairies, vivant dans mon mutisme »52. Au contraire de la plupart qui témoignent au lendemain de la guerre, lui cherche le silence comme moyen de renouer avec lui-même. Son premier souci est de se retrouver : Les premiers mots de ma main furent des appels désespérés pour trouver le silence qui m’avait entouré pendant la guerre et pour le faire revenir vers moi. Avec le même sens que celui des aveugles, j’ai compris que dans ce silence était cachée mon âme et que, si je parvenais à le ressusciter, peut-être que la parole juste me reviendrait53.

39 « Avec le même sens que celui des aveugles » : ce rapprochement vient ici donner du sens à l’intérêt que porte le narrateur, à de nombreuses reprises au cours de son récit, à des enfants aveugles ou sourds-muets. Ce sont par exemple les enfants aveugles qui

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chantent en partant pour la déportation54, ou Karl, le sourd-muet qui protège les enfants également sourds-muets de son institution, avec un courage instinctif55. Comme le narrateur, ces individus qui ont un rapport au monde empêché sont tournés vers leur vie intérieure, à l’écoute des sensations pour se repérer. Et, d’une certaine manière, à ne pas verbaliser ou identifier ce qui lui arrivait, il a lui-même vécu en aveugle : La guerre s’était terrée dans mon corps, pas dans ma mémoire. Je n’inventais pas, je faisais surgir des profondeurs de mon corps des sensations et des pensées absorbées en aveugle56.

La mémoire des langues

40 Plus dramatique que l’absence de souvenirs verbalisables, plus destructeur, est le problème de la langue maternelle pour ce jeune garçon au lendemain de la guerre. Lui qui vivait au milieu de multiples langues, le roumain et le ruthène de son pays, le yiddish de ses grands-parents, l’allemand qu’il parlait avec ses parents, lorsqu’il arrive en Israël, enfin sauvé de la guerre, il se trouve contraint d’apprendre l’hébreu. Plus grave, dans ce nouveau pays tourné vers son édification, il est désormais répréhensible de parler sa langue maternelle, on lui impose donc de l’oublier, ce qui décuple sa solitude et son désarroi : Les mots étaient les cris étouffés d’un adolescent de quatorze ans, une sorte d’aphasique qui avait perdu toutes les langues qu’il savait parler ; le journal lui servait de jardin secret dans lequel il amoncelait ce qui subsistait de la langue maternelle ainsi que le vocabulaire qu’il venait tout juste d’acquérir57.

41 Le mot d’ordre est « oublie, prends racine, parle hébreu »58. C’est un déchirement, car sa langue allemande porte son enfance, c’est le seul lien qu’il ait pu conserver avec un passé dont tout a été détruit, c’est le seul héritage qui lui reste. Renoncer à sa langue maternelle, c’est tout à la fois s’amputer de son passé et faire mourir sa mère : Ma langue maternelle et ma mère ne faisaient qu’un. À présent, avec l’extinction de la langue en moi, je sentais que ma mère mourait une seconde fois. C’était une désolation qui se répandait dans mon corps telle une drogue, lorsque j’étais éveillé, mais aussi lorsque je dormais. Dans mon sommeil j’errais avec des cohortes de réfugiés, tous bègues, et seuls les animaux, les chevaux, les vaches et les chiens sur les côtés de la route parlaient une langue fluide, comme si l’ordre des créatures s’était inversé59.

42 Pris dans ce dilemme entre l’hébreu à apprendre et l’allemand à oublier, dans cette nécessité vitale de retrouver les traces du passé dans la musique des sonorités et des sensations, il se tourne vers le yiddish. « À travers lui [le yiddish], j’aspirais à renouer avec mes grands-parents et leur maison des Carpates »60. Pour retrouver son passé, il saute une génération et se tourne vers ses grands-parents, restés fidèles à la tradition rurale et religieuse. « C’est dans cette langue que bruissaient encore les souvenirs de la maison de mon grand-père, les visions de la guerre et ce qui m’appartenait en propre »61. Ces mots d’autrefois, il ne peut les faire surgir que dans la sphère intime du silence avec lui-même et c’est alors la mélodie du yiddish des grands-parents qui revient, le « Misstama » de sa grand-mère62, ce « mot étrange, incompréhensible » qu’il a retenu sans jamais en demander le sens. Dans cette langue déchue, oubliée, il retrouve la mélodie de ce qui fut la période heureuse de son existence et la douleur qui est la sienne. « [Le yiddish] symbolisait la diaspora, la faiblesse et le relâchement. […] Sa condition d’orpheline résonnait avec mon statut d’orphelin »63. Il contourne ainsi

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« l’étape allemande » de ses parents pour renouer avec une tradition qu’ils avaient abandonnée et les réinstaller dans leur histoire juive, malgré eux.

43 Plus fondamentalement, cette langue allemande dont il s’est privé pendant la guerre parce qu’elle signait sa mort et dont on le prive après la guerre parce qu’il faut construire un pays, c’est sur le blanc d’une mémoire et dans le silence de l’écriture qu’elle va revenir.

44 Un mot « extrêmement long et difficile à prononcer »64, le mot allemand « Erdbeeren », « fraises », tel qu’il avait un jour été énoncé par la mère en direction du père, traverse l’épaisseur d’un silence floconneux pour revenir à la surface et faire surgir la mémoire. C’est sur ce mot que Histoire d’une vie commence, mot allemand « intrus » hétérophonique dans un texte en langue hébraïque. Mot d’autant plus précieux que l’allemand a été pour ses parents langue d’emprunt, choyée et choisie contre le yiddish des grands-parents et qu’arrivé dans un pays en pleine euphorie de sa construction, le jeune garçon a dû faire silence sur son « inconvenant » passé de douleurs : « Oublie la diaspora et plante tes racines dans la terre »65.

45 Ce mot ouvre le souvenir, ouvre « l’espace fabuleux de l’exil parental »66, selon la belle formule de Jacques Hassoun, ce Juif d’Égypte qui sait ce qu’il en est des langues imposées (le français), des langues oubliées (l’hébreu), des langues interdites et honteuses (l’arabe) et de cette langue qu’il appelle « de l’oubli » et qui parle d’un temps d’avant la langue, celui où les intonations, la mélodie parlent davantage que le signifié des mots.

46 « Erdbeeren », ce n’est pas seulement un mot articulé dans la bouche de la mère, l’évocation de cette voix joyeuse qui dit la belle surprise offerte par le panier rond et large de la paysanne ruthène. « Erdbeeren », c’est aussi ce fruit délicieux que la mère lui donne à manger en abondance : une mère nourricière qui parle et qui régale, qui réjouit les oreilles et le goût, qui exalte le premier rapport au monde de l’enfant, qui lui donne à mâcher des fraises et des mots. Elle lui donne le délice du fruit sauvage qui a poussé dans la forêt, en même temps qu’une langue soigneusement choisie pour son raffinement et pour l’avenir de progrès – tragiquement illusoire – qu’elle promet aux juifs assimilés. La langue est bien langue maternelle, délice intime de l’articulation du mot et de l’évocation de la chose.

47 Dans cette scène où il est muet, le narrateur tient la place de l’infans, celui qui ne parle pas encore, mais qui capte par tous ses sens cette langue d’avant la parole, celle qui est constituée du langage de la mère et de ses intonations, de ces expressions non verbales, tout ce qui fait sens pour lui et qui ne se distingue pas encore des mots qu’il apprendra à disposer dans un continuum. Ainsi, ce n’est pas seulement par les mots, par la mémoire consciente que le narrateur cherche à retrouver sa mère, mais c’est par la « langue de l’oubli », langue que nous oublions adultes, dès lors qu’il nous faut communiquer par un langage abstrait et conventionnel, mais qui a façonné notre rapport au monde, soupirs, rythmes, regards, gestes de don ou de retrait. Cette mère qui ouvre le récit, est ce qui l’ouvre au monde, elle qu’il revoit chaque fois dans la même position, accoudée à la fenêtre, ce que l’on peut lire ainsi : dans la maison auprès de lui, mais tournée vers les beautés du monde extérieur vers lequel elle le guide ou qu’elle ramène à l’intérieur, comme ce panier d’osier plein de fruits sauvages. C’est d’ailleurs dans cet entre-deux, entre le monde extérieur de la rue et le monde intérieur de la maison que lui apparaît sa mère, au cours de ces visions où il croit à

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[…] sa résurrection. Chaque fois que je suis heureux ou attristé, son visage m’apparaît, et elle, appuyée à l’embrasure de la fenêtre, semble sur le point de venir vers moi67.

48 On remarquera que le fils à son tour prend cette position lorsqu’il se tient à la lisière des bois pour observer le monde, rassuré dans son dos par la forêt nourricière et protectrice68.

49 Ainsi, cette scène inaugurale du livre, une mère à la fenêtre, son fils à l’intérieur, le père dans la cour, le fruit désiré, la langue maternelle qui revient, est-elle programmatique de tout le récit. Elle révèle « les héritages aveugles que je portais en moi […] [et qui] plus tard deviendraient les fondements de ma vie »69. Elle contient en germe l’histoire d’une vie, son déroulement, son anamnèse... et la possibilité de la raconter, puisque le récit ne devient possible qu’à partir de la fin du livre, lorsque l’écrivain, après nombre de souffrances, d’obstacles et de tentatives, a retrouvé la trace de son passé à Czernowitz, en Bucovine, en même temps qu’une langue pour dire cette trace et une forme pour la rendre lisible. « Appelfeld, tu es un écrivain », lui dit Gershom Scholem quand Histoire d’une vie parvient à son aboutissement70.

L’invention d’un genre : témoigner entre prose et poésie

50 Comment donner forme et consistance à ces « héritages aveugles » ? Je voudrais montrer que cela est rendu possible par l’invention d’un genre qui consiste à témoigner entre prose et poésie, à témoigner par l’introduction de principes poétiques dans la prose (ce qui ne revient pas à de la prose poétique).

Les obstacles au témoignage

51 Au lendemain de la guerre, quand il s’essaie à raconter, Aharon Appelfeld commence par rencontrer un certain nombre d’obstacles. Je passerai rapidement sur le premier type d’obstacles. Il concerne les problèmes de la représentation ou plutôt de « l’irreprésentabilité » d’un événement extrême comme la Shoah sur lesquels Jacques Rancière fait le point71.

52 Notons comme précaution liminaire que, dans un retournement réflexif sur les conditions de possibilité du témoignage, Appelfeld en évoque le cas limite : quand la terreur a été trop puissante, elle a provoqué l’aphasie du survivant72. C’est le cas de ces enfants de l’enclos « Keffer » qui échappent à une mort terrible, celle de la dévoration par les chiens, mais qui en restent muets : Les enfants avaient été sauvés, mais leur langue avait été mutilée. […] Un ahurissement effrayant régnait dans leurs yeux. Ils restaient assis sur leurs lits la majeure partie de la journée, figés dans le silence73.

53 Et j’en viens aux obstacles spécifiques qu’il rencontre et qui tiennent à la fois à la particularité de son histoire et à la situation de la réception au lendemain de la guerre. En même temps que la difficulté à retrouver la trace qui relie son passé européen à sa nouvelle vie, il se heurte à l’obstacle du choix du genre : réalisme ? poème ? chronique ?

54 Ses premiers essais sont infructueux. Il commence par écrire des poèmes, mais ils se ramènent à des « plaintes ininterrompues d’un animal abandonné, d’une monotonie

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épuisante »74. Puis il s’essaie au témoignage. On attend de lui, comme des autres, qu’il témoigne selon une norme en vigueur, celle de la véracité du réalisme75, et selon la forme alors en usage, celle de la chronique. Or, outre les faits établis, la chronique requiert un ordonnancement chronologique. C’est précisément ce dont manque son expérience d’enfant : il ne dispose pas de faits, sa mémoire est celle du corps, des gestes, elle a accumulé des sensations qu’il n’a pu identifier, encore moins classer et situer dans le temps, il est gêné par une mémoire tout à la fois encombrée et incommunicable76 : « Moi, je n’avais même pas de témoignage à offrir »77.

55 Le recul permet d’ailleurs de constater que les textes qui ont marqué le public sont ceux qui ont échappé à un réalisme plat, soit qu’ils soient particulièrement élaborés comme L’Espèce humaine78 de Robert Antelme dont Georges Perec dit : Robert Antelme élabore et transforme – en les intégrant dans un cadre littéraire spécifique, alors que les autres récits concentrationnaires utilisaient des cadres romanesques élémentaires à peine diversifiés – (élabore et transforme donc) les faits, les thèmes, les conditions de sa déportation79.

56 soit que, comme dans Si c’est un homme80, Primo Levi réécrive des mythes et des épopées81 d’un monde littéraire partagé, soit que le témoignage soit indirect et passe par la fiction comme W ou le Souvenir d’enfance82 de Georges Perec, soit encore qu’il se tourne vers la poésie, comme Paul Celan qui « déplace vers le territoire de la page blanche » et qui « désarticule l’écriture »83.

57 En ce souci, il est accompagné par son ami l’écrivain Leïb Rochman qui, pénétré de son passé yiddish et de « la conviction qu’après l’Anéantissement on ne peut plus penser, sentir, ne parlons même pas d’écrire comme on le faisait auparavant »84, refuse d’utiliser les formes conventionnelles et recherche une expression nouvelle.

58 Il lui faut donc trouver une forme qui ne soit ni compte-rendu réaliste ni poème85. Cette forme, – c’est l’hypothèse que je voudrais avancer – c’est celle d’un genre qu’il invente, celui d’un « témoignage poétique », d’un témoignage qui traite la prose « comme si c’était de la poésie »86, en mesurant combien le fait d’associer la poésie et le témoignage (genre qui s’étaie de documents et de faits concrets) peut relever de l’impossible.

Témoigner en poète

59 Tout d’abord, pour contourner les attentes, il se défend d’écrire sur la Shoah, récuse les catégories et les genres préétablis et s’en tient à écrire sur ce qu’il a vécu : « J’ai été un enfant pendant la guerre […]. C’est à partir de ces sensations que je brode la légende »87.

60 Ensuite, sa faiblesse – ses sensations minuscules –, il les retourne en écriture : Moi, je n’avais même pas de témoignage à offrir. Je ne me souvenais pas des noms de personnes ni de lieux, mais d’une obscurité, de bruits, de gestes. C’est uniquement avec le temps que j’ai compris que ces matières premières étaient la moelle de la littérature et que, partant de là, il était possible de donner forme à une légende intime88.

61 Et dans cette perspective, son souci d’écrivain est de trouver, plus que les mots justes, le rythme juste : « Si [les] propos [de l’écrivain] ont un sens, c’est qu’il est fidèle à lui- même, à sa voix, à son rythme »89… et ajoutons : c’est qu’il est fidèle à ses silences, à la respiration du silence90.

62 Du livre A pas aveugles de par le monde, dont il admire le travail, il dit :

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C’est une expédition pour découvrir des mots, des phrases, des rythmes, qui puissent épuiser le contenu d’une âme jusque dans ses plus petits détails91.

63 À ce souci du rythme, de la musique – et du silence qui accompagne cette musique –, la forme qui répond le plus puissamment est la poésie, ou plutôt, certaines caractéristiques de la poésie, celles qui introduisent du blanc dans le texte, de la scansion, des reprises de motifs et un certain mystère, lorsque la poésie, consciente de sa gravité, se fait « musique religieuse » : La littérature est la musique religieuse que nous avons perdue. La littérature contient toutes les composantes de la foi : le sérieux, l’intériorité, la musique, et le contact avec les contenus enfouis dans l’âme92.

64 Pour « tenir » cette musique, il doit refuser une mémoire envahissante qui brouille les choses, une parole qui, d’être « écoulement plat, chronologique et extérieur, sans flamme intérieure »93, ne permet pas de faire advenir l’essentiel : l’émotion, la scène, le regard.

« Blanchir Histoire d’une vie comme si c’était de la poésie »

65 C’est pourquoi en écho au silence qui l’a accompagné, il donne dans son écriture une large place au blanc. Le blanc permet à l’écrivain qu’il est de contourner l’impasse d’une continuité narrative et logique qu’il ne peut restituer. Il ouvre la possibilité de faire émerger le réservoir de sa mémoire empli de sensations. Plus encore, dans tout texte et plus précisément dans celui de Aharon Appelfeld, le silence a une « fonction poétique » au sens étymologique du terme : il invente, il introduit des pauses, crée des ouvertures, laisse place à l’imagination, donne à interpréter. Il attire l’attention sur les échos, fait résonner ensemble les motifs, les mots et les scènes repris d’un bout à l’autre du récit (les arbres, l’écoulement de l’eau, les compagnies taciturnes, ou encore, plus symboliquement, le motif du seuil, etc.), il permet au lecteur d’entendre la petite musique du texte94.

66 Ce silence à qui l’écrivain de Histoire d’une vie donne un rôle, figure à plusieurs niveaux. Présent au niveau thématique, nous l’avons vu – tantôt allié et tantôt ennemi –, il est également présent dans la structure même des chapitres, dans leur discontinuité et, de façon plus générale et plus diffuse, dans le style.

67 Sur le plan de la structure, les chapitres sont nombreux (on compte trente chapitres) et plus étonnant, ils sont brefs, plus de la moitié d’entre eux comptent moins de quatre pages95. Ils ne sont pas placés dans une succession chronologique, mais présentent de nombreux retours en arrière, des plongées dans le drame de la guerre ou dans la période heureuse qui l’a précédée, selon un rythme qui rend compte de l’intermittence de la mémoire, d’une logique intime96.

68 Tels des poèmes en prose, ils constituent autant de développements autonomes et denses : ils sont rarement narratifs, chaque chapitre est centré sur un événement, un thème, une sensation, un souvenir d’enfant qu’il développe sans autoriser un glissement vers d’autres considérations. Ainsi, le chapitre fait sortir du noir un événement, un objet, une personne sur quelques pages, puis le laisse s’y engloutir du seul fait qu’il ne conclut pas et que le chapitre suivant, en portant l’éclairage sur une autre zone, crée juxtaposition et discontinuité. Dans ce récit à événements en suspens, c’est l’imagination du lecteur qui vient combler les manques. Par exemple, le chapitre 6

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qui traite des enfants aveugles se termine sur l’indication livrée sans commentaire : « avant d’être poussés vers les wagons »97.

69 Outre qu’il figure au niveau thématique et structural, le silence figure également dans le style, ou plutôt dans le choix d’un style dépouillé. Un style dépouillé, c’est-à-dire un style qui évite des explications, des commentaires, des descriptions, des analyses psychologiques, des portraits (ou qui les limite à quelques traits rapides, tel le portrait de Maria qui n’arrive qu’à la fin du chapitre 8), ou encore un style qui évite radicalement toute couleur locale, bien que le personnage soit ballotté du centre de l’Europe jusqu’aux côtes italiennes et de là, en Israël.

70 Discontinuité dans la chronologie, parataxe des chapitres, économie de mots, absence de description réaliste des choses et des gens, écriture qui se refuse au déploiement de l’explication au profit de la suggestion, comme autant de blancs dans le texte. Et par ailleurs, reprise en écho de thèmes, de formules, de paysages (par exemple, les arbres, les champs de maïs, les cours d’eau…). Tout cela relève d’une écriture poétique qui invite davantage à la contemplation, à l’écoute de sensations diffuses qu’à la vérification réaliste : Un instant de contemplation […] vous remplit de couleurs, de sons et de rythmes […] Une vraie contemplation, comme la musique est dénuée de contenu matériel98.

71 Mutatis mutandis, parce que, pour Aharon Appelfeld, il ne s’agit pas seulement d’inventer une forme, mais de rendre compte des dégâts de l’Histoire sur une vie – et sur celle d’un peuple « arrêté par une gigantesque main satanique »99 –, cela n’est pas sans rappeler, certes de très loin, celui qui a inventé le poème en prose sans le savoir, Aloysius Bertrand. Au rebours de la profusion verbale romantique du XIXe siècle, à propos des textes – suggestifs, étranges, surgis de la nuit et y retournant –, de son Gaspard de la nuit, il recommande de « blanchir comme si c’était de la poésie »100. De même, par sa façon d’introduire du blanc entre les chapitres, de faire apparaître et disparaître une scène, de pratiquer l’asyndète, la juxtaposition, la simplicité énigmatique, Appelfeld invente un témoignage qui n’est ni réaliste, ni fictionnel, mais qui est résonance poétique, qui tresse la parole avec le silence dont elle procède et qui s’étend après elle, qui donne un timbre au silence, ici angoissé, là apaisé, ici clair et libre et là, assombri et étouffé.

72 Ainsi, le silence que l’écrivain introduit dans son texte répond aux silences de sa propre histoire de personnage solitaire et occupe une place efficiente. De ce fait, il requiert de son lecteur une écoute attentive, une « hospitalité »101 qui réaliserait, dans la lecture, celle qui a tant manqué à l’enfant-loup qu’il a été.

73 Paradoxe d’un témoignage qui serait poétique, invention d’une poétique du silence donc, dont on peut se demander si elle n’est pas paradoxalement issue de ses premières tentatives infructueuses d’écriture. On se souvient que Aharon Appelfeld commence par essayer d’écrire selon des genres opposés, des poèmes et une chronique102 et qu’il les abandonna parce que l’un comme l’autre sonnait faux. On peut se demander si, avec Histoire d’une vie, ce n’est pas en frayant une voie inusitée entre ces deux genres inconciliables, qu’il a inventé ce genre oxymorique du « témoignage poétique » qui « com-pose » la rêverie poétique avec le document historiographique de la chronique.

74 Car, de la chronique, il a gardé le récit qui, en se calant sur de larges périodes103, échappe à une chronologie. À la poésie, il a emprunté les scènes détachées les unes des autres, sans fil de continuité entre elles, le rythme serré des phrases, la narration brève

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d’une scène, le détail saisi sur le vif, les visions, qui sont autant de morceaux détachés du temps, de récits poétiques suspensifs.

75 Cette forme née d’un métissage des genres, il faut souligner quel retournement elle réussit à opérer afin de promouvoir le silence : si, dans le poème, du fait du blanc qui entoure les strophes, le silence a présence reconnue, en revanche, dans la prose, il est généralement déterminé négativement comme un faire-valoir de la parole, un espace à occuper au profit du verbe. Dans Histoire d’une vie, ce sont les silences qui viennent travailler la prose, en se tenant au plus près de la subjectivité104.

76 À considérer la genèse de ce genre qui s’invente au moyen d’un croisement, le rapprochement s’impose une nouvelle fois avec La recherche du temps perdu : ce vaste roman de la mémoire est issu d’une voie qui se trace entre deux genres antithétiques, la narration et le commentaire, entre un « je » qui serait trop effusif et un « il » qui serait trop distant105. Comme Marcel Proust, Aharon Appelfeld invente une forme qui traduit les « intermittences du cœur » – pour reprendre le titre premier de La recherche –, comme lui, il commence par une succession de souvenirs d’enfance, le voyage dans la famille, le panier de fraises, les promenades et comme lui, il cherche à approcher la vérité d’une sensation par une formulation poétique qui s’invente, pour le premier, par la rhétorique poétique avec les anneaux de la métaphore et pour le deuxième, par les silences de la réticence. Comme Proust, également, qui circule entre l’anecdote singulière et l’énoncé des lois générales, Appelfeld passe de la subjectivité de ses sensations à l’anonymat d’une vie que son titre suggère. Comme Proust, enfin, il découvre à la fin de son livre, non pas sa vocation, mais son style d’écrivain qui lui permet d’écrire le livre que le lecteur vient de lire…

77 Pour tenter de répondre à la question liminaire, comment trois enfants plongés dans la guerre, qui ont subi dans la solitude trois expériences différentes, peuvent-ils témoigner, on peut avancer que chacun d’eux a inventé par la littérature une solution singulière. Ne pouvant témoigner selon un mode établi, ils sont allés chercher, au-delà des genres, une forme qui pourra dire la souffrance dans leur corps. Et c’est l’écriture blanche pour Georges Perec dont l’enfance fut amputée par « l’Histoire avec sa grande hache », la phrase unique à courts-circuits pour Raymond Federman captant depuis le débarras sombre où sa mère l’a caché les pleurs et les cris lors de la rafle qui emporte ses parents et enfin, la poétique du silence pour Aharon Appelfeld qui a conservé en lui la musique des jours anciens. Mais comme il est difficile de conclure sur le silence autrement qu’en faisant silence soi-même, je laisserai le dernier mot à Edmond Jabès, poète du blanc, de la marge, du silence : Le livre est le lieu où l’écrivain fait, au silence, le sacrifice de sa voix. Ainsi toute marge est plage d’un aveu contenu, au bord de laquelle les vocables revenus scellent, avec la mer, leur alliance106.

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NOTES

1. Edmond Jabès (1988), p. 72. 2. Georges Perec (1975), p. 17. 3. De l’autobiographie, il n’a ni la chronologie, ni la continuité, ni le réalisme minimal attendu (dates, lieux, personnages, paysages, etc.). L’en éloigne également sa présentation sous forme de chapitres distincts et numérotés, centrés chacun sur un « thème » spécifique, comme nous le verrons en fin de développement. 4. Arthur Rimbaud (1999), Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871, « Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles ». 5. Ainsi que le veut la conception chrétienne de l’incarnation de Jésus-Christ, comme Verbe qui s’est fait chair. 6. Etymologie latine de « enfant », mot à mot : « celui qui ne parle pas ». 7. Jacques Derrida (1972). 8. A. Appelfeld (2004), p. 15. 9. Ibid., p. 19-20. 10. Ibid., p. 20. 11. Ibid., p. 21. 12. Ibid. 13. Ibid., p. 31. 14. Ibid. 15. Ibid., p. 121. 16. Cf. p. 82. 17. A. Appelfeld (2004), p. 166-167. 18. La distinction que Hannah Arendt développe entre « monos » (« solitary man ») et « eremos » (« lonely man »), H. Arendt (2008). Voir également H. Arendt (1981 et 1983). 19. M. Proust (1987), « Combray », p. 36-37. 20. A. Appelfeld (2004), p. 67-68. 21. Ibid., p. 69.

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22. Ibid., p. 80. 23. Ibid., p. 47. 24. Ibid., p. 47. 25. Ibid., p. 25. 26. Ibid., p. 25. 27. Ibid., p. 22. 28. Ibid. p. 122. 29. Pour reprendre le titre de Sarah Kofman (1986). 30. A. Appelfeld (2004), p. 147. 31. Ibid., p. 70. 32. Ibid., p. 75. 33. J. Améry (1995), voir « Dans quelle mesure a-t-on besoin de sa terre natale ? », particulièrement p. 112 sqq. 34. A. Appelfeld (2004), p. 75. 35. Ibid., p. 80-83. 36. Ibid., p. 81-82. 37. Kierkegaard. 38. A. Appelfeld (2004), préface, p. 8. 39. Ibid., p. 9. 40. Ibid., p. 166. 41. Ibid., p. 123. 42. Ibid., p. 122. 43. Pour une mise en œuvre « stylistique » de ce court-circuit, voir Raymond Federman (2002). 44. A. Appelfeld (2004), p. 109-110. 45. Ibid., p. 9. 46. Ibid., p. 109. 47. Ibid., p. 110. 48. Ibid., p. 111. 49. Ibid., p. 111. 50. M. Proust (1987), « Combray », p. 47. 51. A. Appelfeld (2004), p. 110. 52. Ibid., p. 147. 53. Ibid., p. 127. 54. Ibid., p. 56 sqq. 55. Ibid., p. 87. 56. Ibid., p. 223. 57. Ibid., p. 130. 58. Ibid., p. 167. 59. Ibid., p. 133. 60. Ibid., p. 179. 61. Ibid., p. 175. 62. Ibid., p. 15. 63. Ibid., p. 176. 64. Ibid., p. 13. 65. Ibid., p. 138. 66. Jacques Hassoun (1993), p. 62. 67. A. Appelfeld (2004), p. 68. 68. Ibid., p. 80-83. 69. Ibid., p. 139. 70. Ibid., p. 185.

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71. Jacques Rancière (2003). Jacques Rancière rappelle que ces problèmes de représentation relèvent de deux ordres hétérogènes, d’une part l’ordre religieux tenant à l’interdit de la représentation ou aux limites éthiques que l’on se donne, d’autre part les questions tenant aux limites mêmes de l’acte de représenter (la mimesis, la fiction, etc.), questions qui se posent en tous temps, mais qui là se trouvent exacerbées du fait qu’il s’agit d’événements extrêmes. 72. H. Arendt (1972), p. 177-178. Hannah Arendt consciente de la difficulté de témoigner, parle de ces victimes pétrifiées, lorsqu’elle évoque « la terreur animale sans espoir – celle qui en face de l’horreur réelle, présente, paralyse inexorablement tout ce qui n’est pas pure réaction ». 73. A. Appelfeld (2004), p. 93. 74. Ibid., p. 136. À ce sujet, voir Masha Itzhaki (2011). 75. Les témoignages « réalistes » répondent à deux critères : d’une part, ils s’appuient sur des documents, une accumulation de détails, d’autre part, ils s’organisent en chronique, en récit ordonné et reposant sur des données identifiables, communicables, voire authentifiées. 76. A. Appelfeld (2004), p. 148-149. 77. Ibid., p. 128. 78. Robert Antelme (1957). 79. G. Perec (1992), p. 94. La suite de la citation est : « …Et d’abord, il choisit de refuser tout appel au spectaculaire, d’empêcher toute émotion immédiate, à laquelle il serait trop simple, pour le lecteur, de s’arrêter. » 80. Primo Levi (2006). 81. La Bible, L’Odyssée, L’Enfer de Dante sont parmi les textes qui en nourrissent l’intertextualité, voir D. Sabbah (2011). 82. G. Perec (1975). 83. Paul Celan (1998), « Strette », p. 154. « Dé-placé dans le territoire à la trace non-trompeuse : herbe écriture désarticulée » 84. A. Appelfeld, préface à Leïb Rochman (2012), p. 10-11. 85. A. Appelfeld (2006), p. 12 : « Mes premières tentatives d’écrire furent des poèmes et une chronique. Les premiers poèmes n’étaient rien de plus que des hurlements étouffés, des appels au secours, des cris adressés à Dieu. » 86. Aloysius Bertrand (1842), p. 301. 87. A. Appelfeld (2004), p. 150. 88. Ibid., p. 128. 89. Ibid., p. 150. 90. Car son matériau étant les sensations, il s’agit de rester au plus près du corps et donc « d’écrire comme on respire ». Le poète Edmond Jabès décrit ce phénomène, à propos de la forme « blanche » par excellence, la forme aphoristique : « Dans mon cas, l’aphorisme – que l’on pourrait appeler la phrase nue – vient du besoin d’entourer les mots de blancheur afin de les laisser respirer. Je souffre d’asthme, comme vous le savez, et j’ai parfois du mal à respirer. En donnant du souffle à mes mots, j’ai souvent l’impression que j’améliore ma respiration. C’est incroyable à quel point votre écriture est en symbiose avec votre corps. [...] … nous travaillons avec nos corps, notre souffle, notre rythme et [...] l’écriture, en quelque sorte, mime tout cela. L’écriture œuvre dans deux directions. Elle est à la fois expansion et contraction. [...] Ce n’est que bien plus tard que je compris que ces termes ne s’excluaient pas, et même que le style n’est rien d’autre que cela, c’est l’essence même de l’écriture. Il faut écrire comme on respire » Paul Auster (1999), p. 86-87. 91. A. Appelfeld, préface à L. Rochman (2012), p. 12-13. 92. A. Appelfeld (2004), p. 140.

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93. Ibid., p. 215. 94. David Banon (1987) le souligne : « Le blanc est comme le lieu d’une réserve de sens que le texte recèle. Il permet les ouvertures par où se faufilent les transformations. Le blanc est une incitation à l’interprétation par le non-dit qu’il suggère. » 95. Dans la traduction française, du moins, les chapitres comptent quatre/cinq pages en moyenne. Seuls deux chapitres sont longs : le premier (14 pages) et le dernier (16 pages). À ce sujet, voir Masha Itzhaki (2003-2004). 96. Ce qui fait chronologie, c’est une périodisation reconstruite par le lecteur. Se dessinent quatre temps qui sont plutôt quatre « périodes mentales » articulées autour de la césure de la guerre : . avant la guerre, période de complétude enfantine ; . pendant la guerre, période de solitude apeurée ; . aux lendemains de la guerre, désœuvrement et « restauration » des corps ; . enfin, période de l’installation en Israël et de la difficile adaptation jusqu’à « nous conduire ici » (derniers mots du livre, p. 236). 97. A. Appelfeld (2004), p. 61. 98. Ibid., p. 164. 99. A. Appelfeld (2006), p. 28. 100. A. Bertrand (1842), p. 301-302. Dans ses « Instructions à Monsieur le Metteur en pages », le poète Aloysius Bertrand recommande de « Blanchir comme si c’était de la poésie ». 101. « De toi, je prends congé, mais vivrai de ta lecture. Incommensurable est l’hospitalité du livre. » E. Jabès (1991), p. 100. 102. A. Appelfeld (2006), p. 12. 103. Voir note 97. 104. Cette écriture entre la subjectivité d’une histoire singulière et l’impersonnalité d’ « une » vie, entre témoignage et poésie nous rappelle qu’il invente - une forme : le témoignage poétique, - un actant /une valeur : le silence, - une subjectivité : l’histoire d’une vie parmi d’autres, représentant des milliers d’autres, qui ont été broyées par l’horreur. 105. Ce dont témoigne M. Proust (1954). 106. E. Jabès (1989), p. 199.

RÉSUMÉS

L’une des caractéristiques les plus originales de l’écrivain Aharon Appelfeld réside dans son écriture du silence. Des silences est plus exact, car selon la parole qui les fait résonner, ils offrent des tessitures multiples : silence heureux d’une mère contemplative, silence recueilli des hommes en prière, murmure intérieur de l’enfant solitaire, gorge fermée de l’enfant traqué, cinéma muet des scènes d’horreur, secret de la judaïté, aphasie du survivant ou encore épaisseur d’un silence floconneux que traverse le mot allemand pour revenir à la surface et faire surgir la mémoire. Entre non-langage, langues à taire, langue à apprendre, langue à désapprendre, l’écriture nue d’Aharon Appelfeld se fraie une âpre voie. Le style – l’inscription, sur la page, des mots et du

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néant dont ils émergent – reconstitue une identité et donne voix à l’écrivain par-delà l’exil, la perte du pays, la perte des langues et des êtres chers qui les parlèrent. Cette contribution se propose de mettre à jour quelques-uns des enjeux de l’écriture du silence.

One of the most original features of the writer Aharon Appelfeld is his writing of silence. Or rather of silences, since according to the words which make them resonate, they offer multiple textures : the blissful silence of a contemplative mother, the concentrated rapt silence of men in prayer, the inner whispers of a lonely child, the stuffed throat of the chased child, the silent cinema of horrific scenes, the hidden Jewishness, the aphasia of the survivor or the thick silence springing out of a German word and thus reviving past memories. Among all these non-languages, silenced languages, languages to be learnt and languages to forget, the naked writing of Aharon Appelfeld struggles its way through. His style—the inscription of the words and of the nothingness from which they originate—reconstructs an identity and gives a voice to the writer despite the exile, the loss of the homeland, of the languages and of the loved ones who used to speak them. This contribution shall attempt to update some of the stakes of this writing of silence.

ייחודו של אפלפלד נעוץ בכתיבת השתיקה או ליתר דיוק : השתיקות. שתיקה מאושרת של אם מתבוננת, שתיקת המתפללים, מלמול פנימי של ילד בודד, גרון חנוק של ילד חרד, ראינוע אימים, אפאסיה של ניצול, סוד היהדות, שתיקה זועקת של מילה גרמנית המשמשת זרז להיזכרות. אפלפלד נאבק בכתיבתו בהעדר שפה, בשפת הדממה, בלשון נלמדת ובלשון נשכחת. סגנונו, פועל יוצא של מילים ושתיקות מהן נוצרו, יוצר את זהותו של הסופר ומשמיע את קולו למרות אובדן עולם ילדותו וכל שאהב.

INDEX

Keywords : silence, witness, literary genres, poetics of memory, mother tongue, identity, childhood, Holocaust, Appelfeld Aharon (1932-), literature Mots-clés : silence, témoignage, genres littéraires, poétique de la mémoire, langue maternelle, identité, enfance, Appelfeld Aharon (1932-)

מילות מפתח דממה, שתיקות, עדות, סוגות ספרותיות, פואטיקה של זיכרון, שפת אם, זהות, ילדות:

Thèmes : littérature Index chronologique : Shoah

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De l’écriture comme vêtement Writing as a Shelter הביתכה תוסככ

Myriam Ruszniewski Dahan

NOTE DE L’AUTEUR

Avec l’autorisation d’Adolphe Nysenholc et Didier Devillez Editeur-Institut d’Études du Judaïsme, ce texte étant paru dans un volume intitulé L’enfant terrible de la littérature : autobiographies d’enfants cachés, Bruxelles, 2011. Moi, je n’ai jamais raconté les choses comme elles se sont passées. Tous mes livres sont bien, en effet, des chapitres de mon vécu le plus intime ; pour autant ils ne sont pas « l’histoire de ma vie »1.

1 Nous souhaiterions montrer dans ce texte en quoi l’expérience double d’Aharon Appelfeld, à la fois survivant d’un camp et enfant caché, induit un refus de l’autobiographie classique, un contournement de cet espace au profit d’une poétique nouvelle, originale, complexe. Elle pourrait être appréhendée sur le même mode que celle de Marguerite Yourcenar, emblématique des énigmes du moi, qui lorsqu’on lui demandait où se trouvait la part autobiographique de son œuvre, répondait : « partout et nulle part »2.

2 Aharon Appelfeld refuse catégoriquement d’être considéré comme un écrivain de la Shoah et pourtant son univers littéraire témoigne de cette catastrophe où une grande partie du sens s’est abîmée, pour reprendre les termes de Maurice Blanchot3.

3 C’est donc à l’étude de plusieurs paradoxes que conduit notre démarche : • Comment écrire quand la langue est perdue ? • Comment écrire quand le sens s’est perdu ? • Comment écrire sa vie lorsqu’on s’est perdu soi-même ?

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4 On comprend ici qu’il faudra accepter une voie oblique, les obstacles sont trop importants pour être franchis de face et tout le sens de la démarche créatrice va se structurer grâce à une stratégie du détour : contourner la langue maternelle, s’interdire d’écrire sur la Shoah, transformer l’histoire de sa vie en l’histoire d’une vie (seul ouvrage pouvant être considéré comme autobiographique) et dont la portée est déjà restreinte par l’absence de pronom possessif (dans le titre en hébreu comme en français) tendant à donner à ce récit de vie une portée plus collective qu’intimiste.

5 Je proposerai donc de circonscrire cet espace autobiographique pas tant à l’aide d’Histoire d’une vie, mais plutôt de ses romans et de ses entretiens. Pour ce faire, je tenterai d’abord de préciser les conditions d’émergence de son œuvre afin de préciser la nature des obstacles rencontrés dans l’écriture de soi, puis j’analyserai les choix narratifs adoptés pour reconstruire le sens perdu d’une vie, pour montrer qu’ils donnent finalement naissance à un espace autofictionnel original.

6 Écoutons tout d’abord Aharon Appelfeld lorsqu’il pointe d’emblée les tensions, les difficultés, les impossibilités qui s’érigent comme un mur infranchissable lorsque le survivant emprunte la voie de la mémoire : Ce sont plutôt des réflexions et des impressions ancrées dans la tourmente d’une enfance prise dans la Shoah puis dans l’errance. […] Quiconque est passé par la Shoah se méfiera du souvenir comme du feu. […] Il fut impossible de vivre après la Shoah autrement qu’en réduisant la mémoire au silence4.

7 On voit ici émerger deux obstacles : l’un lié au refus d’une rationalité englobante définitivement perçue comme impossible au profit d’une poétique beaucoup plus impressionniste et fragmentaire, l’autre lié à une défiance affirmée à l’endroit de la démarche mémorielle. Ne pas se souvenir était une sorte de passeport pour revenir à la vie, un renoncement indispensable sauf que cet abandon de la mémoire signifiait également une rupture avec ce que l’on avait été, posture schizophrénique difficilement tenable. Des éléments tangibles barrent donc la route de l’écriture de soi, essentiellement fondée sur le souvenir et la démarche rétrospective : écrire sur ce que l’on a été, classique distinction entre moi écrivant et moi écrit, un chemin impossible à suivre. Toutefois, et l’auteur le reconnaît lui-même, on ne peut indéfiniment refouler le souvenir. Alors, La mémoire fait irruption et s’élance de la prison où on la tenait. […] le souvenir se retrouve habillé de mots. […] les choses vous rendaient fou à force d’être déroutantes. […] Il n’y avait pas de place dans les camps pour l’individu […] Après la Shoah, il y avait aussi la honte à parler de soi5.

8 Appelfeld décrit ici très bien le paradoxe qui sous-tend l’entreprise autobiographique : la littérature de la Shoah en tant qu’objet naît relativement tardivement - À quoi bon faire des mots ? dira en substance Elie Wiesel - mais la possibilité de l’écriture de soi advient encore plus tard : inhibition de la chose littéraire d’une part, suspens du sens auquel vient s’ajouter l’indécence à parler de soi après une telle catastrophe. On le voit, l’obstacle en Israël est à la fois sociologique (on ne souhaite pas entendre la parole du rescapé pour permettre à l’homme nouveau de naître au sein du jeune État) et psychologique pour celui qui revient de « là-bas » : « l’intérieur était clos ». Dans cette conférence l’écrivain ne parle d’ailleurs jamais de lui (ou rarement) à la première personne, évoquant son expérience, il emploie « vous » ou « les gens ». On le comprend, la première étape de cet itinéraire consiste à recoller les morceaux d’une identité qui a volé en éclats, siège d’un moi qui ne se reconnaît plus au miroir. La question est primordiale : « Comment revenir à l’individu, en particulier dans une période où

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l’individu fut annulé ? Comment rendre à l’individu son humanité et l’honneur dont il fut privé6 ? » Il s’agit avant tout de dire la brisure, l’atteinte à l’identité qui laisse à l’enfant caché une plaie ouverte.

« […] Heureux de ne pas être un parmi des milliers, privé de visage7. »

9 L’écrivain en a l’intuition, la réconciliation avec soi-même passera nécessairement par l’écriture : On ne pouvait pas vêtir la grande blessure d’un simple bandage […] La littérature est contrainte de trouver les détails et à partir d’eux, et d’eux seuls, elle offre un peu de vérité. […] Elle doit traiter de l’individu, l’individu avec un père et une mère qui lui donnèrent un nom, lui apprirent une langue, lui donnèrent leur amour, le dotèrent de leur foi8.

10 Appelfeld cherchant à circonscrire cette douleur emploie comme Georges Perec (tous les deux enfants cachés) la même métaphore de la blessure irréparable : Perec l’évoque en creux dans W ou le souvenir d’enfance, lorsqu’il s’attarde sur les fractures, les bandages, blessures éminemment réparables laissant entendre que d’autres le sont moins… La cassure est identitaire, profondément liée à la construction empêchée de la personnalité, au désarroi de l’enfant pour qui le monde fonctionne désormais sans repères. Le deuxième rapprochement que l’on peut avancer, c’est avec la démarche de Patrick Modiano dans Dora Bruder : comme Aharon Appelfeld, il exprime très clairement son souci du détail, seul capable de sauver de l’anonymat cette jeune adolescente, Dora à qui il restitue un passé, une famille, des désirs supposés, des conflits, des camarades… L’écrivain en vient finalement à assigner à la littérature cette mission, renouer les fils brisés qui nous rattachent au passé. « Toute théorie n’est que l’envers de quelque autobiographie », disait Paul Valéry. Appelfeld, réfléchissant sur la fonction de la littérature, explicite ici à la fois avec assurance et désarroi (l’individu, c’est lui) ce que sera son art poétique, empreint d’une blessure originelle, mais convaincu de sa force. On comprend qu’il naît d’un dilemme quasi impossible à résoudre et pourtant fécond.

11 La tension résulte avant tout du rapport à la langue. Pour le jeune adolescent fraîchement débarqué en Israël, le renoncement à la langue maternelle (on verra quel sens particulier l’écrivain donne à cette expression) est vécu comme un cruel arrachement, un clivage définitif avec ce qu’a été sa vie passée, ses origines, son enfance9. L’exil est sans retour, il signifie aussi une forme de trahison insoutenable pour l’enfant : Cette douleur n’était pas univoque. Ma mère avait été assassinée au début de la guerre, et durant les années qui suivirent j’avais conservé en moi son visage, en croyant qu’à la fin de la guerre je le retrouverais et que notre vie redeviendrait ce qu’elle avait été. Ma langue maternelle et ma mère ne faisaient qu’un. A présent, avec l’extinction de la langue en moi, je sentais que ma mère mourait une seconde fois10.

12 L’adoption de l’hébreu comme langue seconde puis d’écriture ne va pas de soi, elle s’accompagne dans un premier temps d’une culpabilité certaine, d’un sentiment d’infidélité aux disparus, mais comme pour un certain nombre de survivants (on peut penser à Elie Wiesel qui renonce après son premier livre à écrire en yiddish pour adopter définitivement le français), elle offre la possibilité d’une mise à distance de l’expérience vécue, une forme de médiation précisément parce qu’il s’agit d’une terre

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vierge où l’on n’a pas encore de souvenir. Il y a bien pour Appelfeld une rencontre entre son désir d’écrire et la langue hébraïque qui lui offre une sorte de creuset, d’abord intimidant, mais ensuite rassurant. L’apprentissage de l’hébreu et son appropriation devient la condition première de l’entrée en écriture, écoutons- le évoquer ce rapport complexe : Quand j’ai fini par atterrir en Palestine en 1946, ma tête bourdonnait de langues, mais à la vérité, je n’en avais pas une à moi. J’ai appris l’hébreu à la sueur de mon front. C’est une langue difficile, sévère ascétique ; elle a pour fondement antique la Mishna : « Le silence est le rempart de la sagesse. » La langue hébraïque m’a appris à penser, à être économe de mes mots à ne pas me répandre en adjectifs, ne pas trop intervenir, ne pas trop interpréter. […] Cette langue m’a piégé, et conduit bien contre mon gré aux archives les plus secrètes du judaïsme, dont je n’ai plus bougé depuis11.

13 Se dessine donc à la fois la perspective d’une nouvelle identité (dont l’auteur ne parviendra pas vraiment à s’emparer, partagé entre l’étiquette d’écrivain israélien et celle de juif européen), mais surtout un élément indispensable, fondateur d’un art poétique capable d’aborder l’expérience vécue ; il s’agit de s’éloigner de ce qu’Appelfeld exècre par-dessus tout, la tonalité lyrique, le recours au pathétique pour décrire les années de son enfance. L’écrivain met d’ailleurs un point d’honneur à se démarquer le plus possible de ce travers : La littérature de la Shoah est liée à une évocation sentimentale des souvenirs de la Shoah, à une chronique des événements faite sur un mode larmoyant. De ce point de vue là, je ne suis pas un écrivain de la Shoah12.

14 Le recours à l’hébreu lui offre donc la possibilité à la fois de trouver un cadre rationnel, mais aussi cette part importante de silence, espace nécessaire pour accueillir tout ce qui relève du non-dit, éloigné d’une parole bavarde et sûre d’elle-même. Apparaît même un modèle de récit minimaliste, laissant une place modeste au narrateur, mais la part belle au lecteur, manière de susciter l’empathie active et l’effort de reconquête du sens qu’exige la littérature de l’après-Shoah. L’adoption d’une langue neuve est un combat difficile, jamais gagné, à l’origine d’une tension que l’on retrouve chez la plupart des personnages de ses romans, que ce soit Ernest, son double en écriture dans L’amour, soudain13 ou encore Bruno dans Le temps des prodiges14. La quête existentielle, liée à la perte des racines est un motif récurrent de l’œuvre romanesque d’Appelfeld dont tous les personnages sont confrontés, à un moment de leur vie, à cette errance caractéristique de celui qui a perdu son identité.

15 Cette hantise perceptible dans tout l’univers fictionnel peut être mise en perspective avec le terrible chapitre d’Histoire d’une vie sur lequel nous souhaiterions nous attarder à présent : il s’agit de l’épisode de l’enclos Kieffer qui avec plus d’intensité encore, révèle l’importance de la langue dans la construction de la personnalité. Les enfants miraculeusement survivants de cet enclos à l’intérieur duquel ils vivaient avec des chiens auxquels ils devaient servir de nourriture sont en quelque sorte une allégorie du destin de l’écrivain lorsqu’il commente cet épisode : « Les enfants avaient été sauvés, mais leur langue avait été mutilée15. » Celui qui perd le contact avec sa langue maternelle subit une atteinte irrémédiable à son entité, c’est ce qui advient à ces enfants qui ressemblent à la sortie de l’enclos, à des animaux. Max Kohn, psychanalyste, à l’occasion d’un colloque intitulé Panim Pnim (en hébreu, le visage/ l’intériorité suggère par le jeu de paronomase l’interdépendance des deux notions) met en évidence ce statut de l’enfant chien, l’enfant sans visage, dont l’identité est perdue à

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jamais16. Là encore se trouve esquissée ce qui devient une figure récurrente chez le romancier pour décrire sa condition d’enfant caché, le recours à l’animalité, tout se passant comme si l’enfant abandonné à son sort dans les forêts où il tente de survivre se voyait exclu de son appartenance à l’espèce humaine. Ce sentiment, Appelfeld l’évoque à de multiples reprises, que ce soit au cours d’entretiens, de conférences ou dans ses romans. Cette souffrance est à nouveau exprimée dans Histoire d’une vie : Là-bas, j’avais ressemblé à un animal qui tente de se faire tout petit, de se camoufler, de se dérober, de disparaître […] C’étaient les plaintes d’un animal abandonné qui cherche depuis des années le chemin vers la maison. Je luttais avec moi-même pour élaborer une expression17.

16 L’atteinte est terrible, difficilement dicible, elle ne s’exprimera jamais mieux qu’à travers les personnages romanesques dont Appelfeld va faire ses alter ego. C’est particulièrement vrai de ses personnages féminins qui lui offrent la possibilité de trouver la bonne distance, celle qui lui permettra d’aborder le territoire du moi avec plus de sérénité. Il s’en ouvre très clairement à Philip Roth : Plusieurs fois, j’ai essayé d’écrire « l’histoire de ma vie » dans les bois, après que je me suis sauvé du camp. Mes efforts se sont soldés par un échec. J’ai voulu être fidèle à la réalité, à ce qui s’était réellement produit. Mais la chronique qui en a résulté n’était qu’un frêle échafaudage, qui faisait figure de récit d’imagination, et encore, peu convaincant. Les choses les plus vraies sont faciles à falsifier. La réalité, je ne vous l’apprends pas, est toujours plus forte que l’imagination humaine et par- dessus le marché, elle peut se permettre d’être incroyable, inexplicable, hors de proportion. La fiction hélas, ne jouit pas d’une telle licence. La réalité de l’holocauste a dépassé n’importe quelle imagination. Si je m’en étais tenu aux faits, personne ne m’aurait cru. Mais dès l’instant où je choisissais une fille, un peu plus grande que moi au moment des événements, je soustrayais « l’histoire de ma vie » à l’étau de la mémoire, et je la cédais au laboratoire de la création, dont la mémoire n’est pas le seul actionnaire. La création requiert des causes, un fil conducteur. L’exceptionnel n’y a droit de cité que s’il s’intègre dans une structure globale, et qu’il contribue à la faire comprendre. Il m’a bien fallu élaguer l’incroyable de « l’histoire de ma vie » pour en présenter une version plus crédible18.

17 On retrouve ici Appelfeld sur le même terrain que beaucoup d’écrivains survivants, Anna Langfus, Elie Wiesel. Ils partagent tous la même idée : la réalité dépasse de très loin la fiction et si l’on veut ne serait-ce que donner une petite idée de ce qu’elle était, il faudra bien avoir recours, comme l’a exprimé Semprun dans L’écriture ou la vie, à un artefact. Cette question intéresse à la fois la réception de l’œuvre, la manière dont le public va aller à sa rencontre, mais aussi l’écrivain lui-même qui parvient par cette démarche au degré de distanciation qui lui est nécessaire pour faire rentrer dans le processus créatif un passé douloureux : « je » devient « elle ». L’écrivain élève presque au rang de revendication l’impossible fidélité à la réalité dans le processus autobiographique. Bien loin de vouloir, à la manière d’un Rousseau, se peindre soi- même sans douter ni de l’intention ni de la connaissance du modèle, il écarte très vite la possibilité de recourir à ce type de récit, comme le fera par exemple Primo Levi. Ce faisant, il analyse remarquablement l’obstacle que constitue la reconstruction dans le processus d’écriture : à la fois elle barre la route à la prétendue fidélité au passé, mais érige aussi le processus de création comme réordonnancement d’une vie dont la chronologie a volé en éclats, dont le passé vient brûler le présent de ses braises encore incandescentes. Ainsi va naître Tsili, double féminin d’Appelfeld, dont l’itinéraire de vie ressemble en bien des points à celui de l’auteur dans Histoire d’une vie : « Désormais elle

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s’adressait à Tsili comme à un chien recueilli dont on ne connaît pas l’origine. […], mais elle était contente comme un animal perdu, mais libéré de son joug19. »

18 L’intime est encore trop empreint des blessures du passé, pour les circonscrire, il faut donc contourner l’écriture de soi. L’œuvre va donc se construire essentiellement autour d’un noyau fictionnel, à l’intérieur duquel il lui semble possible de trouver la bonne distance, de lui à lui-même, c’est l’acceptation du miracle de l’écriture, comme possibilité de reconstruire un sens perdu.

19 Bien plus va donc se poser la question d’une nouvelle esthétique romanesque, propre à relever le défi que s’est fixé l’écrivain. On n’écrira plus jamais après la Shoah, comme avant ; sur ce point, Appelfeld formule très simplement l’origine de cette rupture : La Shoah endommagea de nombreuses cellules, mais la mise en morceaux de la personnalité fut l’une des formes les plus profondes du dommage […] Le grand objet de l’art sera toujours l’individu avec son propre visage et son propre nom20.

20 L’idée que l’art, et dans son cas la littérature, détient seul le pouvoir de lutter contre l’entreprise de déshumanisation mortifère de la Shoah s’affirme peu à peu, le romancier retrouve ici la dimension juive de l’écriture comme miracle, comme possibilité de reconstruire du sens, d’incarner au sens étymologique du terme, de donner un corps. La fonction de la littérature comme matseva, comme mausolée, se retrouve ici : lieu où écrire et faire revivre les noms de tous ceux qui sont morts sans sépulture. Qui prendra l’immense masse que chacun appelle simplement « l’horreur effroyable » et la brisera en ces minuscules et précieuses particules ? […] Une personne est un microcosme qui non seulement cherche éperdument sa place légitime dans le monde, mais aussi sa propre réhabilitation21.

21 Comme Perec, qui a lui aussi dû faire face à la disparition de la mère dans les camps, Appelfeld affirme ici qu’il ne doit pas y avoir d’indicible dans la littérature et que l’on ne doit pas reculer devant ce qui ne saurait trouver d’expression. On remarquera ici le passage à la troisième personne, procédé qui permet à la fois de créer la distance, mais aussi de substituer le « il » au « je » : chaque individu compte et l’existence qu’offre le romancier à ses personnages est un premier pas vers la reconquête de la subjectivité anéantie. Il convient pourtant, si l’on veut s’atteler à cette tâche, de trouver de nouveaux procédés, une écriture nouvelle, à la mesure du cataclysme qu’elle doit transmettre. « Des faits, des faits et pas de descriptions. Les détails en abondance ne font que masquer l’essentiel ; la prose biblique doit être un exemple pour celui qui écrit22. »

22 De manière paradoxale, l’écrivain va trouver un modèle dans le texte juif par excellence, la Bible. Sans doute faut-il percevoir dans ce retour aux sources une possibilité de retrouver ce qui lui manque le plus, ses racines. Masha Itzhaki qui a consacré une étude à Aharon Appelfeld, s’appuyant sur ses romans en hébreu non traduits, met en évidence ce paradigme biblique23. Écoutons la prophétie qu’elle traduit, extraite du roman Voyage vers l’hiver, quasi contemporain d’Histoire d’une vie : Moïse notre maître, le plus grand des prophètes, était bègue comme toi. Lui qui nous apporta de là-haut les Dix commandements et la Torah tout entière avait la bouche pesante. Tout juif bègue a en lui quelque chose du plus grand des prophètes. Ce n’est en aucun cas une infirmité, mais un avantage qu’il faut préserver […] Tu seras un homme de la Torah écrite. […] Tu t’attacheras aux lettres et en elles, tu aspireras à la vie24.

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23 Elle commente alors : « La guerre menée par le bègue dans le modèle minimaliste de l’élocution, des phonèmes pour prononcer un mot finit par aboutir, lorsqu’il maîtrise mieux le modèle minimaliste de l’écriture qui combine des lettres pour écrire un mot. Dans ce domaine également, Kuti tire sa force de son handicap : seul celui qui a la parole malhabile ne peut se permettre de gaspiller de l’énergie et se sent obligé de peser le moindre mot, de tailler les mots. Vers la fin du roman, au moment du départ, Kuti sait qu’il veut être écrivain, c’est-à-dire maîtriser les mots, associer les lettres, un écrivain bègue, à la bouche pesante, chez lequel le silence fait partie du discours, qui ne craint ni les pauses ni les interruptions. » On voit ici se préciser les éléments d’un art poétique, prenant ses sources dans la Bible25. On y retrouve un goût pour la parabole qu’Appelfeld adoptera, on peut penser en particulier à la singulière histoire incestueuse de Floraison sauvage, roman dont les deux personnages principaux, Gad et Amalia (frère et sœur), errent dans un monde désert qui s’apparente à celui d’un déluge noachide. Arrêtons-nous un instant sur ce choix que l’on pourrait qualifier de stratégique de la parabole : ce type de récit permet, comme aime à en user la tradition juive d’interprétation des textes, de suggérer un sens caché, derrière le sens littéral. On entrevoit bien sûr les raisons pour lesquelles l’écrivain se tourne volontiers vers cette forme : elle permet d’effleurer, sans toutefois les désigner, des épisodes brûlants que l’on n’abordera jamais directement, de front. Bien plus est-il question de nous faire détourner le regard, de suggérer ce qui ne peut être dit. Nombreux sont les personnages dont l’itinéraire rappelle celui de l’auteur. Amalia, par exemple, souffre de mutisme après les tortures que lui a infligées sa mère, son frère Gad ressemble étrangement à l’auteur, voyons plutôt : Il savait qu’en lui aussi s’était opéré un changement profond. Sa langue s’était comme collée à son palais. Chaque fois qu’il voulait dire quelque chose, sa gorge se serrait et il suffoquait. Pourtant, il réclamait d’Amalia ce que lui-même avait du mal à faire. Ils restaient assis des heures près de la fenêtre et se taisaient jusqu’à l’étouffement26. Voici à présent ce que confie l’auteur dans Histoire d’une vie : Je connais très bien ce sentiment d’effleurement. Chaque fois que vous êtes enfin prêt à parler de ce temps-là, la mémoire fait défaut et la langue se colle au palais27.

24 Pour mieux saisir le rapprochement, citons le texte source qu’Appelfeld a en mémoire : « Ma langue sera collée à mon palais si je ne me souviens pas de toi, si je ne fais pas de toi Jérusalem, le seul sujet de ma joie28. » Que contient ce livre ? Le chant des exilés, douleur de l’exil qui rassemble les juifs de Babylone, Gad dont le village a disparu dans un pogrom et l’auteur arraché à sa terre natale. C’est très justement que Philip Roth qualifie son écriture : « Tout aussi unique que le sujet est la voix, qui surgit d’une conscience blessée, à mi-chemin entre l’amnésie et la mémoire, et situe le récit entre parabole et histoire29. » La difficulté du surgissement de la mémoire, la dialectique complexe de la volonté d’oubli et de l’obligation à être fidèle à ses racines conduisent Appelfeld sur cette voie empreinte de tradition et pourtant si originale.

25 Ce que trouve également le romancier dans la Bible, c’est tout simplement un modèle d’art poétique qu’il loue à maintes reprises : Prenez par exemple, le commentaire du Pentateuque. Tous les intervalles entre les phrases et les paragraphes sont gorgés de silence. Mais le commentaire nous dit : remplissons ce silence. Que pensait Abraham ? Que pensait Sarah ? On prend un récit entièrement bâti sur le silence et on y sème le vacarme30.

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26 Il s’agit bien d’adopter une posture modeste, de s’en tenir au strict minimum, prendre toujours un ton en deçà et non en rajouter dans la surenchère de procédés. On cherche là à s’éloigner d’une rhétorique bavarde et satisfaite d’elle-même, impossible pour traiter pareil sujet ; bien plus faut-il se satisfaire d’une perspective de silence respectueux, seul capable d’entourer ce que l’auteur lui-même revendique comme un « chuchotement ».

27 Répondant à un journaliste du Magazine Littéraire à l’occasion de sa venue au Salon du Livre, il justifie ainsi l’absence de description physique de Mariana31 : Oui comme dans la Bible juive. Regardez comment est racontée l’histoire d’Abraham. On ignore s’il était petit ou grand, comment il était vêtu. Il ne transparaît que par ses gestes, ses paroles. Pourtant, à travers eux, tout le monde peut se représenter Abraham. C’est ce que j’ai voulu faire avec Mariana32.

28 L’écrivain affirme donc une propension au silence, en même temps qu’il donne naissance à des personnages au statut particulier. Bien plus, cette prostituée force notre admiration parce qu’elle représente le juste, celui qui a pris des risques pour sauver la vie d’un enfant juif pendant la guerre. Appelfeld dira d’ailleurs qu’il conçoit ce roman comme un « mausolée littéraire » pour cette femme admirable.

29 L’expérience de la Shoah induit donc l’impossibilité d’écrire « comme avant » ; elle représente une rupture sans précédent avec les canons du roman de la première moitié du vingtième siècle. L’anéantissement réside avant tout dans cette rupture de la transmission, processus naturel pour les autres générations, manque criant pour les enfants cachés ou les survivants. Ernest, double romanesque d’Appelfeld en écriture, rêve à la fin du récit à une écriture parfaite, adaptée au sujet qu’il veut traiter : Lorsqu’il s’enthousiasme, il se voit assis en train d’écrire un essai sur le récit biblique : sur le choix des mots, l’extrême factualité, l’économie des descriptions et des enjolivures, l’ascèse des explications et interprétations, l’absence d’allusions sur l’apparence, simplicité, droiture, un étonnement dénué de doutes, un silence entre les phrases, entre les mots33.

30 Ernest comme l’auteur sont deux fils qui n’ont pas vu disparaître leur mère, à cette disparition définitive, mais jamais actée répond dans l’espace du roman le blanc, le silence, comme marque indélébile de leur existence passée.

31 Lorsque la douleur de l’absence est trop forte, lorsque l’expérience vécue est encore brûlante, l’auteur se tourne vers l’ellipse narrative. L’exemple le plus évident de ce fonctionnement se trouve dans Le temps des prodiges où Bruno, enfant narrateur dans la première partie du roman qui couvre la période des persécutions et de la déportation, revient dans son pays natal, seul survivant de sa famille dans la deuxième. La première partie s’achève ainsi : « Le lendemain nous étions déjà enchaînés dans un train de marchandises qui faisait route vers le sud » et la deuxième commence par cette phrase : « Quand tout fut accompli des années plus tard. » Mieux vaut garder le silence ou plutôt imposer sa matérialité par la page blanche pour désigner ce qui ne saurait se dire, la disparition des siens ; là encore, Appelfeld est assez proche de Georges Perec qui adopte le même procédé elliptique dans W ou le souvenir d’enfance.

32 Qu’il s’agisse du roman ou plus largement de ce que l’on pourrait appeler l’espace autobiographique, force est de constater qu’il se construit autour d’un blanc, d’un territoire où il est impossible d’aborder, Perec l’appellerait « terre de feu ». Appelfeld dans Histoire d’une vie nous rappelle cette limite de l’infranchissable :

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Cette fois non plus je ne toucherai pas ce feu. Je ne parlerai pas du camp, mais de la fuite, qui eut lieu à l’automne 1942, alors que j’avais dix ans. De mon entrée dans la forêt je ne me souviens pas, mais je me rappelle l’instant où je me suis retrouvé là bas […] L’eau dessilla mes yeux et je vis ma mère qui avait disparu depuis longtemps. Je la vis tout d’abord debout près de la fenêtre, en contemplation […] Ma mère fut assassinée au début de la guerre. Je n’ai pas vu sa mort, mais j’ai entendu son seul et unique cri. Sa mort est profondément ancrée en moi […]34.

33 Comme l’a fort justement remarqué Philip Roth, l’œuvre n’emprunte que bien peu à l’Histoire (« l’Histoire avec sa grande hache », dira Perec). Nous voyons également dans cette absence une stratégie narrative. Le romancier, qui n’aime pas être assimilé aux écrivains de la Shoah, partage pourtant avec eux cette certitude qui le conduit à réfléchir à une forme possible d’écriture. Voici le dialogue qui s’établit entre Philip Roth et Appelfeld35 : Et puis, en vidant les événements de leur contenu historique, en gommant le contexte, vous vous approchez sans doute de la désorientation éprouvée par les acteurs du temps, qui ignoraient être au bord du gouffre. […] la perspective ressemble à celle des enfants avec ses limites. Appelfeld : Vous avez raison, et puis ce qu’ont vécu les Juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale n’est pas « historique ». Nous nous sommes heurtés à des forces archaïques, mythiques, à un subconscient ténébreux que nous ne comprenions pas […] Moi, j’ai été une victime, j’essaie donc de comprendre les victimes.

34 Roth pointe avec clairvoyance ce qui fait la particularité de cette écriture, l’économie de moyens comme stratégie la plus efficiente pour atteindre l’efficacité, prendre un ton en deçà toujours, dire le moins pour suggérer le plus, en connivence avec un lecteur empathique (ce qui pose évidemment la question du lecteur non averti, mais il n’y a pas le choix).

35 La réponse met en lumière le caractère métahistorique de la Shoah, le fait que cet événement se refuse à la mise en série, qu’il n’est pas destiné à rentrer dans l’histoire comme il en serait sorti, qu’il continue à questionner le survivant, mais que ce questionnement, cette inquiétude doit être transmise aux générations suivantes, comme une réflexion nécessaire sur l’inhumain, (nous savons depuis longtemps que l’inhumain peut émerger chez l’homme en tant qu’individu, la tragédie grecque nous l’enseigne depuis bien longtemps déjà : Médée tuant ses enfants n’est-elle pas inhumaine ?), mais il s’agit ici d’appréhender ce qui ne saurait se comprendre, le moment où il s’érige en principe de fonctionnement de toute une société.

36 Face à cette impossibilité, le romancier doit pourtant trouver des stratégies efficaces non pour dire, mais pour suggérer. Il n’est en effet pas question de s’engouffrer dans la désormais traditionnelle voie du roman historique, riche des ses épopées contées sur le ton de l’emphase et des grandes envolées lyriques, bien plus faut-il faire résonner la folie à laquelle ont été confrontés les Juifs pendant la Shoah. Pour ce faire, Appelfeld se rapproche, dans un mouvement ambivalent, du style d’un écrivain qui apparaît à plus d’un titre comme l’un de ses modèles : Kafka. Cette filiation, le romancier la revendique, écoutons-le préciser sa relation avec celui qui est longtemps resté son père en littérature : C’est ici en Israël dans les années cinquante que j’ai découvert Kafka, et je me suis senti proche de lui d’entrée de jeu. Il me parlait ma langue maternelle, l’allemand […], mais aussi un idiome familier, le langage de l’absurde. […] Il y aurait aussi la merveille de son style objectif, préférant l’action à l’interprétation, sa clarté, sa précision, sa largeur de vues pleine d’humour et d’ironie […] La merveille, c’est que cette stérilité ne le portait pas au déni de soi, à la haine de soi36.

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37 Voici encore ce qu’il répond à Alexis Brocas lorsque ce dernier lui suggère qu’on retrouve chez eux deux cette puissance de l’imagination : Pas exactement. Sur la question de l’imagination, nous différons. La vie intérieure de Kafka était terrifiante, un vrai cauchemar, et il utilisait l’écriture et l’imagination pour en sortir et communiquer avec le monde extérieur. Dans mon cas, pendant la guerre, c’était la réalité extérieure qui était atroce, les endroits terribles où je suis allé, mon monde intérieur, imaginaire, m’a permis d’y survivre. En revanche, Kafka m’a montré une façon d’écrire : beaucoup de faits, peu d’adjectifs, des phrases courtes, et une recherche de la précision37.

38 Cette atmosphère kafkaïenne, parfois beckettienne, est particulièrement perceptible dans deux romans : Badenheim 193938 (dont le titre original en hébreu ne comporte aucune précision de date) et Le temps des prodiges. Dans les deux romans flotte une atmosphère d’intemporalité cauchemardesque, nulle précision historique, nul rappel précis de faits (nous avons déjà montré plus haut le recours à l’ellipse), mais bien plus la restitution d’un cheminement inexorable et absurde. Aucun des personnages de cette petite ville thermale qu’est Badenheim ne se doute de ce qui va advenir. Appelfeld restitue avec une distance et une naïveté feinte la succession proprement affolante des mesures antijuives. Pas de temps mesurable, mais l’espace se rétrécit considérablement : « Des manœuvres déchargent des rouleaux de barbelés39. » Ce qui va être la déportation vers les camps de la mort s’organise dans une insouciance surprenante : « Ma retraite me sera-t-elle versée là-bas aussi ? » se demande un musicien de l’hôtel, « Nous aurons la possibilité de suivre un cours de reconversion », affirme un autre…40 Ce n’est qu’à la fin du roman qu’un narrateur omniscient reprend ses droits pour nous livrer la véritable dimension de cette fable cauchemardesque : Les gens avancèrent et furent absorbés à l’intérieur, et même ceux qui avaient encore à la main une bouteille de limonade ou un morceau de chocolat, même le maître d’hôtel et son chien furent avalés aussi facilement que des grains de blé dans un entonnoir. Cependant, le docteur Papenheim eut le temps de dire cette phrase : - Si les wagons sont aussi sales, c’est signe que nous n’irons pas loin ! Voici comment Appelfeld, répondant à Philip Roth, analyse son propre roman : À la base de Badenheim 1939, il y a des souvenirs d’enfance assez précis. […] Ces gens-là portaient déjà en eux leur destin. […] Dans Badenheim, j’ai essayé d’associer des images de mon enfance avec des images de l’Holocauste. J’avais l’impression qu’il me fallait rester fidèle à ces deux mondes c’est-à-dire qu’il ne fallait pas embellir les victimes, mais plutôt les montrer dans une lumière crue, sans ornement, tout en n’oubliant pas de désigner le destin enfoui en elles à leur insu41.

39 Retenons cette explication d’Appelfeld pour ce qu’elle nous dit de la manière dont va se construire son œuvre, espace autobiographique ou plutôt autofictionnel qui se doit d’intégrer au cours d’une vie ce qui n’aurait jamais dû advenir. « J’ai essayé d’associer »42, voilà sans doute la formule qui permet d’appréhender ce mélange des genres, seule posture envisageable lorsque la route de l’autobiographie est barrée d’avance.

« Tous mes livres sont autobiographiques, tous43. »

40 La fiction se révèle donc comme le seul lieu possible pour dire le renversement des valeurs, celui d’un monde où les hommes sont devenus des animaux et où les

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prostituées, mises au ban de la société, vous sauvent la vie. Appelfeld répond à Alexis Brocas : Je n’ai pas l’impression d’écrire des fantasmagories. J’écris sur la réalité qui est parfois plus fantastique et inattendue que des trouvailles surréalistes. Prenez mon histoire, celle d’un enfant d’une bonne famille qui se retrouve forcé de cacher sa judéité, d’errer dans les bois, de frayer avec des gens bizarres, des bandits, de vivre avec une prostituée. C’était la réalité, mais est-elle réaliste ? Si on en faisait un roman, tout le monde jugerait sa trame absurde. Comment rendre compte de cette réalité irréaliste44 ?

41 Le monde dans lequel a survécu l’enfant caché relève pour beaucoup de l’irrationnel, l’enfant ne pouvait plus compter sur les valeurs de loyauté et de droiture qui lui avaient été enseignées, mais bien plus sur des stratégies de survie apparentées à un comportement que l’auteur qualifie à plusieurs reprises « d’animal ». Le salut ne venait pas forcément de ceux en qui l’on croyait, mais bien plus souvent des réprouvés. C’est pour cela que deux des romans d’Appelfeld se construisent autour des personnages de prostituées. Tout d’abord Katerina, magnifique roman écrit à la première personne, donne la parole à une prostituée éponyme. Celle-ci passera la majeure partie de sa vie en prison parce que lorsqu’on jette contre le mur jusqu’à ce que sa cervelle éclate Benjamin, le bébé juif qu’elle a eu avec Sammy, elle tue l’assassin et le dépèce à coups de couteau. C’est de sa prison qu’elle assistera impuissante à la déportation de toute la population juive, approuvée par ses codétenues qui jubilent : D’âcres odeurs s’élevaient dans l’air. J’ignorais que c’étaient celles de la mort. Tout le monde était au courant de l’agonie des juifs, mais je refusais d’y croire, certaine que c’était le fruit d’une imagination morbide. Les trains soulevaient des vagues d’enthousiasme. Ils brûlent enfin, les meurtriers de Notre Seigneur, L’odeur des crématoires est plus douce à nos narines que le parfum le plus suave, chantaient-elles à leur passage45.

42 La fiction permet d’incarner (de donner un corps) à ces invraisemblables destins dont nous ne savons comment rappeler le souvenir. Katerina, au crépuscule de sa vie, retrouve la paix intérieure avec la mission qu’elle s’est attribuée : « J’ai déniché un crayon et du papier sur lequel j’inscris des mots pour éclairer la pénombre où je suis plongée. […] Puisqu’il n’y a plus de juifs dans le monde, je fête le shabbat chaque semaine46. » Katerina porte et exprime la douleur de la disparition d’un monde, elle est en ce sens un auxiliaire précieux pour rappeler ce que fut celui de l’auteur, la médiation qui passe par le biais de ce personnage au parcours hors du commun permet d’approcher cette « réalité irréaliste ».

43 En 2008 paraît La chambre de Mariana, manière de faire revivre la prostituée qui lui a sauvé la vie, écoutons l’émouvant hommage qu’il lui rend en évoquant son alcoolisme : Parce qu’il arrive que l’alcool exalte ce qu’il y a de meilleur dans les gens. […] La femme qui m’a recueilli pendant la guerre et qui est le modèle de Mariana me disait aussi ces choses-là quand elle avait bu : « Ne m’oublie pas, garde-moi en toi, etc. » C’est ce que j’ai fait. La chambre de Mariana peut être perçue comme le mausolée littéraire de cette femme qui m’a sauvé47.

44 C’est aussi la possibilité pour l’auteur d’aborder avec la distance de la fiction cette période trouble où, enfant caché chez une prostituée, il découvrira les mystères de la sexualité.

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45 Le roman effleure ce qu’aucun récit de vie ne saurait traduire ; à l’égard du témoignage, Appelfeld nourrit d’ailleurs une certaine défiance, à la fois à cause du statut toujours imparfait du souvenir, mais aussi parce que cette voie ne saurait lui convenir : Sur la Seconde Guerre mondiale, on écrivait principalement des témoignages. Eux seuls étaient considérés comme l’expression authentique de la réalité. La littérature, elle, apparaissait comme une construction factice. Moi, je n’avais même pas de témoignage à offrir. Je ne me souvenais pas des noms de personnes, ni de lieux, mais d’une obscurité, de bruits, de gestes. C’est uniquement avec le temps que j’ai compris que ces matières premières étaient la moelle de la littérature et que partant de là il était possible de donner une forme à une légende intime48.

46 Nous voyons de quelle manière l’auteur s’éloigne de la forme autobiographique traditionnelle, et ce, parce que l’expérience de l’enfant caché se traduit essentiellement par la disparition des repères, à l’origine d’un désarroi qui empêche le recours à des souvenirs par nature évanescents. Se construit donc progressivement un espace où la part de l’écriture de soi est, selon les termes de Marguerite Yourcenar commentant sa propre démarche, « nulle et très grande ; partout diffuse et nulle part directe »49. Il affirme : « Un écrivain n’est jamais un seul de ses personnages. Il est tous ses personnages. Je suis Hugo, je suis Mariana, je suis les autres. […] Un écrivain ne peut écrire que sur lui-même. Tous ses personnages sont l’âme de l’auteur »50.

47 Ainsi l’univers fictionnel rassemble les multiples facettes d’Appelfeld : Tsili, Hugo, Ernest, Bartfuss… Chacun d’entre eux représente une part de l’autobiographie que l’auteur n’écrira jamais complètement : la préface d’Histoire d’une vie insiste sur son caractère lacunaire. Le personnage de fiction vient donc compléter, suppléer, aborder des souvenirs, des sensations refoulés parce que trop douloureux. Comme nous l’avons vu précédemment, l’auteur cherche la bonne distance, celle d’une écriture qui « penserait » la plaie autant qu’elle la panse : On n’a pas le droit de toucher ou de gratter une plaie. Il faut trouver un moyen « d’y toucher sans y toucher ». Un frôlement qui planerait sur la blessure. L’écriture est un chuchotement. Un son intensifié brise l’harmonie et engendre la douleur. C’est pourquoi je suis à la recherche de mots qui chuchotent51.

48 La retenue est à l’origine de ce choix fictionnel même si comme nous allons le voir, les personnages ont tous en commun un rapport difficile au passé. C’est bien sur le cas de Tsili, double fictif et féminin de l’auteur, qui dans le roman suit à peu près le même parcours que celui que décrit Appelfeld dans son autobiographie : parcours d’enfant cachée, coupée de sa famille, constitué de fuites successives, d’errances, de découvertes troublantes, périple qui s’achève comme celui de l’auteur adolescent avec le départ vers la Palestine. Certains épisodes précis figurent d’ailleurs à la fois dans le roman et dans Histoire d’une vie, en particulier celui de la rencontre avec le paysan aveugle et le séjour chez les prostituées, créant une proximité évidente entre l’auteur et son personnage, assez semblable à la relation qui unit Jules Vallès et Jacques Vingtras dans ses autofictions, où nombres d’indices permettent au lecteur de faire le lien. Le récit de fiction, c’est donc l’opportunité de ne plus dire « je » (et Appelfeld l’évite de manière générale autant qu’il le peut, il emploie souvent le « nous », le « ils »), de passer du « je » au « elle », une translation qui autorise l’écriture sur soi, ni trop près, ni trop loin. Hugo, personnage central de La chambre de Mariana, incarne lui aussi l’auteur. Plus tardif dans l’œuvre, il porte à la fois l’expérience de l’enfant caché, mais forge aussi dans cet espace autofictionnel le « mythe » de l’écrivain. On voit en effet dans la fuite d’Hugo dans son imagination, à la fois la seule possibilité de survie psychique dans un

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monde où il n’a pas sa place (ni physique ni morale puisqu’il vit dans un réduit attenant à la chambre où Mariana reçoit ses clients), mais aussi la naissance de la puissance de l’imagination qui deviendra, à l’âge adulte, celle de la création romanesque.

49 Celui qui ressemble au romancier comme à un frère, c’est bien sûr Ernest, écrivain vieillissant, personnage principal du magnifique roman qu’est L’amour, soudain. Ernest partage en particulier avec Appelfeld tous les affres de la création et cette inquiétude concerne notre propos au premier chef, la bonne manière d’écrire sur soi : « Ce n’est pas sur sa vie qu’il a écrit durant ces années, mais sur la vie des autres. Il lui semblait qu’une mise à distance était indispensable à une écriture juste »52. Ou encore : « Cette nuit-là, sans en avoir eu l’intention, il avait écrit à la première personne »53. Dans ses difficultés affleurent celles de l’auteur : « Ernest lutte avec sa vie et son écriture. Il ne peut changer sa vie, mais il souhaite donner à son écriture une nouvelle forme […] rien que le nécessaire et l’absolu »54. Sa démarche, qui consiste parfois à recopier des pages de son journal d’adolescent, est exactement identique à celle poursuivie dans Histoire d’une vie où Appelfeld revient sur celui de l’adolescent qu’il a été, ménageant ainsi au sein du processus de reconstruction (la distance entre le moi écrivant et le moi écrit) une survivance « brute » de ce qu’il a été, témoignage du désarroi qui l’habitait à cette époque. Le parcours tourmenté d’Ernest apparaît donc comme la mise en abyme de la quête autobiographique de l’auteur.

50 Le recours au personnage est aussi la possibilité de suggérer la terrible et inconfortable condition du rescapé, cette question est abordée avec L’immortel Bartfuss. Voici comment Appelfeld le présente à Philip Roth : Il a vécu ce que personne n’a vécu, les autres attendent de lui un message, une clé, qui permette de comprendre le monde des hommes – un exemple humain. Lui, naturellement, n’est pas à la hauteur de cette tâche écrasante, il vit donc une vie clandestine, de fugue en cachette. L’ennui, c’est qu’il ne reste nulle part où se cacher. Au fil des ans, la culpabilité croît et se métamorphose, comme chez Kafka, en accusation. La plaie est trop profonde ; les cautères sont inopérants, même un cautère comme l’État juif. […] Bartfuss a avalé l’Holocauste tout cru, et il le porte dans ses membres. Il boit le « lait noir » du poète Paul Celan matin, midi et soir. Il n’a d’avantage sur personne, mais il n’a pas perdu figure humaine. C’est peu, mais c’est déjà quelque chose55.

51 Avouons que pour un auteur qui ne veut pas se voir assimilé aux écrivains de la Shoah, Appelfeld finit par s’en approcher singulièrement, au meilleur sens du terme puisqu’il donne naissance avec Bartfuss à un personnage lazaréen dont le comportement est empreint de cette inquiétante étrangeté qui caractérise celui qui est revenu de « là- bas ». Personne ne le comprend, ni sa femme, ni ses filles, il est aux prises avec ce que le psychanalyste appellerait le retour du refoulé : Depuis l’an dernier, j’éprouve une sorte de trouble psychique que je ne m’explique pas. Durant toutes ces années, je me suis interdit de parler. En Italie, j’étais lucide et rationnel. Mais depuis l’an dernier, je suis inondé de paroles. De mots. Je ne sais pas pourquoi56.

52 Là encore, il s’agit de suggérer ce que peut être la condition du survivant, pétri de culpabilité, enfermé à jamais dans un monde de souvenirs qu’il ne peut partager avec personne ; nul ne revient indemne du royaume des morts, c’est bien le sens du calvaire du rescapé dont un des camarades de Bartfuss précise la portée, nous ramenant à la question centrale : « Moi ? répondit tranquillement Schumgler, je ne parle plus de moi »57. L’interdiction de parler de soi, ne serait-ce pas la première embûche sur la route de l’autobiographie ? Le sentiment de culpabilité du survivant, le poids écrasant

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de cet impératif qu’il s’est fixé, témoigne pour tous ceux qui ne sont pas revenus. On les retrouve dans la dimension nécessairement biographique que prend l’écriture de soi : au cœur du texte est ménagé un endroit pour évoquer non plus sa propre vie, mais celle des autres, c’est aussi vrai dans Histoire d’une vie que dans ses romans 58. Le récit de vie juif après la Shoah inclut forcément la nécessité de donner une voix à ceux qui en furent privés à jamais. La littérature peut beaucoup. L’écriture de soi est aussi habitée par l’impérieuse nécessité du témoignage pour tous ceux qui ne sont pas revenus. Katerina, personnage lumineux d’Appelfeld, le déplore : « Dommage que les morts n’aient pas droit à la parole. Je suis certaine qu’ils auraient beaucoup à dire »59. Elle seule peut témoigner de tout ce qui est advenu. Elle a travaillé chez des Juifs qui ont tous été exterminés ; des enfants qu’elle chérissait, elle est là pour perpétuer le souvenir : « Et vous mes enfants, Abraham et Meir, vos uniformes d’écoliers bien repassés, vos cartables […] tout cela est enfoui au fond de mon cœur. Je suis ici et vous là-bas, mais nous ne sommes ni éloignés ni étrangers les uns des autres »60.

53 L’espace du roman se substitue à l’autobiographique, ce glissement est utile parce que le roman est par nature un genre protéiforme, il accueille en son sein fiction, autofiction, biographie et enfin ce que nous pourrions qualifier d’art poétique. Nous avons déjà évoqué Ernest, double en écriture d’Appelfeld ; L’amour, soudain contient, un peu à la manière de Chien de Printemps de Patrick Modiano, toute une réflexion, celle d’Appelfeld lui-même : Comment réconcilier l’autobiographie et l’écriture juive après la Shoah ? Iréna, la compagne dévouée d’Ernest, propose d’une certaine manière une réponse : Lorsqu’elle lit Si c’est un homme de Primo Levi, elle voit ses parents patauger dans la neige du rude hiver d’Auschwitz, leurs jambes gonflées par la faim. Elle apprend des livres ce que ses parents ne lui ont pas dit. Ils lui ont raconté très peu. Si elle avait su ce qu’ils avaient enduré, elle les aurait aimés plus encore61.

54 Une des fonctions peut-être paradoxale de l’autobiographie juive est donc bien de faire appel à la vie des autres, lorsque le témoignage individuel, la reconquête de la subjectivité conduit magistralement à rendre possible la transmission. La simplicité d’Iréna est d’ailleurs pour le vieil écrivain comme un exemple à suivre : « Il avait déjà remarqué qu’Iréna parlait de l’extermination, comme de tant d’autres choses, avec une simplicité désarmante »62. Tout le sens du combat d’Ernest réside dans la nécessité de répondre aux multiples exigences de l’autobiographie juive après la Shoah : comment parler de soi ? Peut-on se tenir à bonne distance de ses souvenirs ? Par quels moyens aboutir à la réunification de son être en accord avec son passé ? Comment témoigner pour les morts ? Comment tisser à nouveau le fil de la transmission interrompue par la disparition ? À toutes ces questions, pas de réponse définitive certes, mais un roman qui s’achève sur le mode conditionnel. Appelfeld comme Ernest n’a pas fini de se débattre avec ce défi, mais la conversation avec Agnon aux derniers jours de sa vie qu’il rapporte dans Histoire d’une vie, révèle une forme d’apaisement, de réconciliation avec l’autobiographie, avec à sa source empêchée, l’expérience de l’enfant caché, contraint d’avancer sans protection, sans transmission : « Tu as vu tant de choses dans ton enfance ; cela doit bien remplir trois livres. » […] C’était Agnon débarrassé de lui même. Ce soir-là, il voulut me raconter ce que ne m’avaient pas dit mes parents, ce que je n’avais pas pu entendre à cause de la guerre, comme s’il me disait : « Tout écrivain doit avoir sa ville, son fleuve, ses rues. Tu as été exilé de ta ville et des villages de tes ancêtres ; au lieu de puiser un enseignement en eux, tu as puisé dans les forêts. […], et il lui était important ce soir-là que je sache d’où je venais et où je devais aller. […] Il me confia aussi qu’il

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pensait souvent ces derniers mois à son père et à sa mère. S’il en était encore capable, il parlerait d’eux à nouveau d’une façon totalement différente63.

55 Agnon lui ouvre la voie en littérature vers l’acceptation de ce qu’il a à dire : Appelfeld obéira à cette suggestion, comme le démontre l’ensemble de son œuvre. Pour moi, c’est ici que l’écrivain nous donne la définition la plus exacte de sa démarche autobiographique, l’écriture comme rempart. Exit le pacte de totale sincérité ou de transparence, il avance masqué, un peu à la manière d’un Perec parce que le masque est protection pour celui qui a craint (et cette obsession est perceptible dans toute l’œuvre) de voir disparaître son visage.

56 « Pour être besoin d’étai ». Est-il besoin de rappeler cette belle pirouette de Georges Perec qui contient à elle seule la règle de fonctionnement de l’autobiographie juive de l’après-Shoah : l’impossible retour à un passé douloureux lorsqu’on a été dépossédé de ce qui aurait dû vous construire, conduit à envisager la seule solution possible, sa reconstruction à l’abri de l’écriture. Manière de rappeler qu’après un tel cataclysme, l’autobiographie est à la fois impossible et obligatoire. C’est ce paradoxe, cette tension entre refus de considérer son destin comme unique et conviction profonde que sans le retour au particulier, la littérature de la Shoah n’est rien, qui structure toute l’œuvre d’Aharon Appelfeld.

BIBLIOGRAPHIE

Œuvres d’Aharon Appelfeld citées dans cet article :

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L’amour, soudain, Paris, Éditions de l’Olivier, 2004 ; Points, 2006.

Le temps des prodiges, Paris, Belfond, 1985 ; Seuil, coll. « Points », 2004.

Tsili, Paris, Belfond, 1989 ; Seuil, coll. « Points », 2004.

Floraison sauvage, Paris, Éditions de l’Olivier, 2005 ; Points, 2008.

L’immortel Bartfuss, Paris, Gallimard, 1993 ; Seuil, coll. « Points », 2005.

L’héritage nu, Paris, Éditions de l’Olivier, 2006.

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NOTES

1. Philip Roth, Parlons travail, entretien avec A. Appelfeld, trad. Josée Kamoun, Paris, Gallimard, 2004, p. 51. 2. Réponse à un questionnaire proposé par la revue Prétextes no 1, septembre 1957. 3. Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 80. 4. Aharon Appelfeld, L’héritage nu, Paris, Éditions de l’Olivier, 2006, p. 9. Conférence donnée aux États-Unis et parue sous le titre original Beyond Despair chez Fromm International, New York, 1994. Le titre original exprime déjà la position de l’auteur, il faut dépasser le désespoir, écrire en dépit de, malgré l’expérience. 5. Ibid. p. 10-11. 6. Ibid. p. 15. 7. Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie, trad. Valérie Zenatti, Paris, Éditions de l’Olivier, 2004, p. 167. 8. A. Appelfeld, L’héritage nu, op. cit., p. 48. 9. Appelfeld s’en explique dans le très beau film documentaire de Nurith Aviv : Misafa Lesafa (« D’une langue à l’autre »), 2004. 10. A. Appelfeld, Histoire d’une vie, op. cit., p. 132. 11. P. Roth, Parlons travail, op. cit., p. 54. 12. Revue d’histoire de la Shoah n o 184, janvier-juin 2006, dossier « La Shoah dans la littérature israélienne », p. 66. 13. Aharon Appelfeld L’amour, soudain, trad. Valérie Zenatti, Paris, Éditions de l’Olivier, 2004 ; Points, 2006. 14. Aharon Appelfeld, Le temps des prodiges, trad. Arlette Pierrot, Paris, Belfond, 1985 ; Le Seuil, coll. « Points », 2004. 15. A. Appelfeld, Histoire d’une vie, op. cit., p. 83. 16. Panim/Pnim : l’exil prend-il au visage ? 17. A. Appelfeld, Histoire d’une vie, op. cit., p. 160.

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18. P. Roth, Parlons travail, op. cit., p. 50-51. 19. Aharon Appelfeld, Tsili, trad. Arlette Pierrot, Paris, Belfond, 1989 ; Le Seuil, coll. « Points » 2004, p. 48. 20. A. Appelfeld, L’héritage nu, op. cit., p. 50. 21. Ibid. p. 51. 22. A. Appelfeld, L’amour, soudain, op. cit., p. 123. 23. Masha Itzhaki, « La langue de ma mère et la langue de Dieu, le choix linguistique d’Aharon Appelfeld » Cahiers du judaïsme no 23, 2008. 24. Aharon Appelfeld, Massa‘ el ha-ḥoref (« Voyage vers l’hiver ») Jérusalem, Keter, p. 123. 25. Il rejoint d’ailleurs de manière inattendue (et l’auteur le revendique dans certains entretiens) le Nouveau Roman. 26. Aharon Appelfeld, Floraison sauvage, trad. Valérie Zenatti, Paris, Éditions de l’Olivier, 2005 ; Points, 2008, p. 19. 27. A. Appelfeld, Histoire d’une vie, op. cit., p. 215. 28. Psaumes 137, 5. 29. P. Roth, Parlons travail, op. cit., p. 40. 30. Revue d’histoire de la Shoah, op. cit., p. 67. 31. Aharon Appelfeld, La chambre de Mariana, trad. Valérie Zenatti, Paris, Éditions de l’Olivier, 2008. 32. Alexis Brocas, Aharon Appelfeld : « J’attends le retour de mes parents », Le Magazine littéraire, 10 mars 2008. 33. A. Appelfeld, L’amour, soudain, op. cit., p. 230. 34. A. Appelfeld, Histoire d’une vie, op. cit., p. 66. 35. P. Roth, Parlons travail, op. cit., p. 47. 36. Alexis Brocas, Aharon Appelfeld : « J’attends le retour de mes parents », Le Magazine littéraire, 10 mars 2008. 37. Ibid. 38. Aharon Appelfeld, Badenheim 1939, trad. Arlette Pierrot, Paris, P. Belfond, 1986 ; Éditions de l’Olivier, 2007. 39. Ibid. p. 87. 40. Ibid. p. 88-89. 41. P. Roth, Parlons travail, op. cit., p. 52. 42. Ibid. p. 53. 43. Entretien Bibliobs, à l’occasion de la publication de La chambre de Mariana, Le Nouvel Observateur, 11 mars 2008. 44. Ibid. La dernière phrase est soulignée par nous pour l’évidence de l’oxymore. 45. Aharon Appelfeld, Katerina, trad. Sylvie Cohen, Paris, Gallimard, 1996 ; Points, 2007, p. 186. 46. Ibid. p. 207. 47. Alexis Brocas, Aharon Appelfeld : « J’attends le retour de mes parents », Le Magazine littéraire, 10 mars 2008. 48. A. Appelfeld, Histoire d’une vie, op. cit., p. 127-128. 49. Réponse à un questionnaire proposé par la revue Prétextes, no 1, septembre 1957. 50. Aharon Apperfeld : « Je suis une rémanence de l’Histoire juive ». 51. Revue d’histoire de la Shoah, op. cit., p. 78. 52. A. Appelfeld, L’amour, soudain, op. cit., p. 46. 53. Ibid. p. 50. 54. Ibid. p. 70. 55. P. Roth, Parlons travail, op. cit., p. 66. 56. Aharon Appelfeld, L’immortel Bartfuss, trad. Sylvie Cohen, Paris, Gallimard, 1993 ; Seuil, coll. « Points », 2005, p. 76-77.

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57. Ibid. p. 88. 58. À titre d’exemple, Le temps des prodiges décrit l’assassinat sauvage du rabbin de la communauté, à l’image de tous les autres qui périrent dans les mêmes conditions. 59. A. Appelfeld, Katerina, op. cit., p. 215. 60. Ibid. p. 208. 61. A. Appelfeld, L’amour, soudain, op. cit., p. 140. 62. Ibid. p. 120. 63. A. Appelfeld, Histoire d’une vie, op. cit., p. 196-197.

RÉSUMÉS

Cette contribution cherche à circonscrire la démarche adoptée par Aharon Appelfeld, confronté à la difficile question de l’écriture de soi après la Shoah. Il s’agira de montrer comment se construit une œuvre issue de cette impossibilité. Les obstacles sont nombreux et leur franchissement aboutit à l’élaboration d’un espace autofictionnel original. Nous nous attacherons à la mise en évidence de nombreux paradoxes pour comprendre comment la reconquête de l’identité brisée est rendue possible à l’abri des mots.

This contribution aims to define Aharon Appelfeld’s literary answer, facing the difficult question of writing of one after the Shoah. We intend to show the elaboration of an entire work issued from this impossibility. Obstacles are various and their overcoming leads to the elaboration of an original self fictional space. We will find out many paradoxes to understand how the recovery of a broken identity becomes possible sheltered by words.

רמאמה שקבמ גיצהל תא ותבושת תיתורפסה לש דלפלפא לומ ישוקה םוצעה תביתכבש ורופיס לש ינאה האושב . םילושכמה םיבורמ ץמאמהו רבגתהל םהילע איבמ תריציל ןונגס ירופיס דחוימ ונימב שיש וב ןיעמ היפארגויבוטוא תינוידב . .

INDEX

Thèmes : littérature

תולימ חתפמ היפרגויבוטוא , תורפס האושה , םידלי אובחמב תפוקתב האושה , בחרמ ינוידיב - ימצע :

Keywords : autobiography, self fiction, Shoah and hidden children’s literature, Holocaust, Appelfeld Aharon (1932-) Mots-clés : autobiographie, autofiction, littérature de la Shoah et des enfants cachés, Appelfeld Aharon (1932-) Index chronologique : Shoah

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Littérature et génocide : l’écriture testimoniale des enfants Literature and Genocide: Children’s Testimonial Writing האוש תורפסו : הביתכ תדעתמ לש םידלי

Frosa Pejoska-Bouchereau

Les enfants survivants ne sauraient se remémorer l’Holocauste à la manière des adultes. Leur contribution est inséparable de leur expérience vécue. Mais cette expérience, quoique limitée, est profonde. Rien d’étonnant à ce que la littérature de l’Holocauste soit née avec eux. (Aharon Appelfeld, « L’Holocauste lorsqu’on est enfant », Le Nouvel Observateur no 2097 du 13 au 19 janvier 2005).

1 Comme aucun survivant avant lui et bien qu’il affirme éviter les abstractions1, Aharon Appelfeld théorise dans L’héritage nu une distinction entre les témoignages des adultes et les témoignages des enfants sur le génocide. Si pour les adultes les témoignages doivent être factuels, chronologiques et fidèles, pour les enfants – que l’on a refusé de considérer comme des témoins – faute de pouvoir reconstituer le passé par la mémoire, il s’agit de recourir à la fiction, à l’expression des sensations et des sentiments, en d’autres mots à la perception, pour procéder à une « reconstruction ». Ce recours singulier à l’imaginaire et aux sens serait, selon Appelfeld, à l’origine de la naissance de la littérature de la Shoah. Notre questionnement aura pour sujet la définition du « témoignage » et sa place dans la littérature.

Les témoins survivants

2 Pour le survivant adulte, la mémoire chronologique (les noms, les lieux, les dates) est un point d’ancrage duquel il ne veut pas se départir. Une mémoire qui couplerait réalité et fiction serait d’emblée condamnée : « Toute évocation fictionnelle de l’Holocauste a été et est encore considérée comme un acte indigne de la gravité du sujet »2. La fidélité à

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la réalité vécue est essentielle pour le survivant. Le jeu avec les mots et les formes, le recours à la création sont interdits. Seule est autorisée l’évocation des faits3. Aussi la plupart des écrits consacrés à la Shoah relèvent-ils d’un travail historique.

3 Or, les survivants s’éteignent et avec eux la caution d’authenticité. Pour qui écrit sur le sujet, qu’il soit historien ou écrivain, les survivants étaient et demeurent la « hantise ». Sans le survivant se pose la question de la préservation de la « dimension individuelle et intime que conférait le survivant à cette terrible expérience »4.

4 Reste un autre type de témoin survivant : tous ceux qui étaient enfants au moment de l’événement. Toutefois, les enfants n’étaient pas comptabilisés parmi les survivants et leur mémoire n’était pas considérée comme telle, bien qu’un million et demi d’enfants soient morts dans la Shoah, soit 90 % des enfants juifs d’Europe. Pour les survivants adultes l’enfant ne se souvient pas et « celui qui ne se souvient pas, c’est comme s’il n’avait jamais été là-bas »5. Pourtant, immédiatement après la guerre, entre 1946 et 1949, plusieurs témoignages d’enfants furent publiés, en particulier dans les pays de l’Est. Le nouveau comité ne connut pas de repos. Les anciens guettaient le moindre faux pas, et à chaque assemblée ils déposaient des contre-propositions, le mettaient face à ses erreurs, arguaient du fait que ses membres n’avaient pas connu la Shoah puisqu’ils étaient des enfants, et que les enfants ne se souviennent pas, et celui qui ne s’en souvient pas, c’est comme s’il n’avait jamais été là-bas. Le nouveau comité était prêt à rendre les clés, mais à qui6 ?

5 Difficile, par conséquent, pour l’enfant témoin de marquer sa présence là-bas en l’exprimant ici et maintenant, son propos étant d’emblée condamné à n’être pas légitime.

La mémoire

6 L’adulte témoigne en relatant et en révélant, mais aussi en dissimulant, car il lui est impossible de tout dire. Ce qu’il a vécu est si incroyable, pour lui-même et bien plus pour tous ceux qui ne l’ont pas vécu, qu’il se heurte à l’impossibilité de le comprendre. À cela s’ajoute qu’il lui faudrait admettre qu’il n’est plus tout à fait le même, avouer sa propre transformation. Les témoignages des adultes doivent être abordés à la fois pour ce qu’ils nous livrent et surtout, dit Appelfeld, pour ce qui y manque, le non-dit, l’indicible. En témoignant, ils pensent se soulager d’un fardeau, or ils comprennent vite qu’ils ont gardé le plus lourd pour eux.

7 Pour l’enfant, la mémoire fonctionne tout autrement. L’enfant est dans l’incapacité d’assimiler toute l’horreur de cette réalité, il ne peut assimiler que la « portion accessible »7 à son esprit d’enfant. Contrairement à l’adulte, il ne peut convoquer le passé pour comparer parce que son enfance et sa jeunesse sont représentées par l’Holocauste qui était « comme dit le poète, le lait noir qu’ils tétaient matin, midi et soir »8. Les enfants n’ont donc pas de passé ou plus précisément, n’ont pour seul passé que l’Holocauste. S’ils ont connu le bonheur auprès de leurs parents, il a été supplanté par la terreur et l’horreur ; il a été effacé par le malheur. Démunis devant l’atrocité des événements, ils sont symboliquement « handicapés »9. Appelfeld dira : « Les années de guerre puis de vagabondage en Europe furent des années aveugles pour les enfants10. » Pourtant, ces enfants n’ont fait qu’observer, contempler, mais d’un regard nu, apathique. Un regard qui a tout enregistré comme l’objectif d’une caméra dont ils se

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repasseront le film, inlassablement, pour y trouver un sens, une fois adulte, une fois doués de la maturité réflexive.

8 L’adulte, lorsqu’il raconte, exprime les sensations, les sentiments en termes généraux sans introspection avec une objectivité revendiquée et un point de vue collectif, un point de vue « extérieur ». L’adulte essaie d’oublier et de s’oublier pour pouvoir se réinsérer dans le tissu social. L’enfant, quant à lui, est incapable de parler du génocide en termes historiques, théologiques ou moraux, la puissance de son témoignage réside dans un horizon plus limité : « Ils ne pouvaient parler que des peurs, de la faim, des couleurs, des caves, des gens qui étaient gentils avec eux ou de ceux qui les maltraitaient11. » Les témoignages des enfants sont l’expression de la souffrance individuelle d’une enfance meurtrie. Ils sont le point de vue « intérieur ». Par conséquent, le témoignage des enfants revêt une forme littéraire.

9 Pour Appelfeld, il ne faut pas confondre « mémoires », récits de vie que nous avons en abondance, et « écrits littéraires ». Dans ses mémoires, le survivant donne l’impression que tout s’est passé à l’extérieur de lui-même et que « la comptabilité spirituelle, si pareille chose existe, a essentiellement dressé le bilan de la société et n’a pas pris le monde de l’âme en considération »12. Nathalie Zajde, dans son étude sur les enfants cachés, définit la frayeur comme une émotion extrême qui fait l’expérience de « la perte de son âme » ; l’âme a « sursauté », elle a été « raptée », « ravie », « capturée », d’où l’impossible restitution de l’âme13. C’est, par conséquent, de cette perte qu’il importe de parler.

10 Les témoignages des enfants ont été rejetés par les adultes. Rejet d’autant plus fort qu’il a fallu s’opposer au négationnisme. Ce fut le cas du premier livre d’Appelfeld Fumée. Les éditeurs et les survivants y trouvèrent des défauts : on ne doit pas écrire de fiction sur la Shoah, il ne faut pas écrire sur la faiblesse des victimes, mais sur les actes héroïques, les héros, les révoltes. La réception, bien que favorable, classait l’œuvre « sur les marges de la Shoah »14.

Enfant caché

11 Aharon Appelfeld a sept ans au début de la guerre, une guerre qui durera six longues années, pour ainsi dire autant, voire plus, que son enfance : « Ce furent des années où chaque minute, chaque seconde, chaque fraction de seconde était chargée au-delà de ce qu’elle était capable de contenir »15. Enfant unique, vivant le bonheur auprès de ses parents, il voit subitement sa vie basculer dans un ordre temporel inconnu – « il n’y eut plus d’été ni d’hiver »16 – où tous les repères avaient disparu, mettant le monde sens dessus dessous : Dans le ghetto, les enfants et les fous étaient amis. Tous les repères s’étaient effondrés : plus d’école, plus de devoirs, plus de lever le matin ni d’extinction des feux la nuit. Nous jouions dans les cours, sur les trottoirs, dans des terrains vagues et de multiples endroits obscurs. Les fous se joignaient parfois à nos jeux. Eux aussi avaient tiré profit du chaos17.

12 Comme beaucoup d’enfants, il devient un enfant caché18 et assiste à sa métamorphose en un petit animal qui possède plusieurs terriers19, s’éloignant à ce point de sa vie antérieure qu’elle lui semble n’avoir jamais existé20.

13 Ce que vivent les enfants et les adultes est inédit. Face à l’incroyable, difficile de trouver une réponse aux questions que chacun se pose. De plus, très vite, l’urgence de la survie

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interdit tout questionnement. « Pendant la guerre, on ne tenait pas compte des enfants. Ils étaient le brin de paille que tout le monde piétinait »21. Les enfants démunis devant une réalité qui les oublie et les nie ne savent pas vers qui se tourner pour avoir une réponse à leurs interrogations. Leurs questions, auxquelles ne peuvent répondre les adultes, suscitent la colère de ces derniers, aussi les enfants ne peuvent-ils plus questionner22. Ce questionnement se retrouvera dans leur écriture, car ils sont toujours en attente de la réponse qu’ils n’ont jamais obtenue.

La contemplation

14 Contraints au silence, ils vont s’adonner à la contemplation qui est une forme d’absence. La contemplation place l’individu en dehors de soi et des autres. Contempler c’est se tenir à distance, « à l’extérieur, légèrement surélevé et éloigné »23 ; c’est sortir de soi, de son malheur et donc « diminuer la douleur », dira Appelfeld24. C’est aussi se faire oublier, se mettre à l’abri, se cacher. Par la contemplation, l’individu est spectateur des événements qui, bien qu’il les vive, lui paraissent étrangers. De même, il est spectateur des actes de ses semblables, car la « contemplation n’est pas une affaire entre soi et soi, elle concerne les gens, et peut-être les blesse-t-elle ». Appelfeld relate la réaction d’un vieil homme qui, un jour, lors d’une de ces contemplations, le gifla par deux fois en lui criant : « Maintenant tu ne regarderas plus. Maintenant tu sauras qu’on ne regarde pas. » Ces gifles sont qualifiées de « prémices de [s]a conscience ». Appelfeld prend conscience de son « aspiration à la clandestinité », d’un sentiment de transgression. Il a l’impression d’avoir été pris en flagrant délit. Aussi, perdit-il la contemplation « spontanée et empathique » à laquelle il s’adonnait des heures durant pour une contemplation « furtive et volée » doublée d’une « nouvelle ruse » : épier les bruits. La contemplation remplit Appelfeld de « couleurs, sons, rythmes »25, elle devient un réservoir de sensations dans lequel il puisera lorsqu’il commencera à écrire.

15 Si les humains, plus précisément les adultes, sont sans mots face à l’incroyable réalité, « la supériorité de la contemplation tient au fait qu’elle est dénuée de mots »26, qu’elle peut se passer de ces mots, car « le silence des objets, des paysages vient à vous sans rien imposer »27. Ce silence remplit l’enfant de sensations qui imprègnent son corps et sa mémoire.

16 Mais pourquoi les gifles ? Que ne doit-on pas regarder ? Les êtres se transforment à vue d’œil ! Aussi voit-on ce que l’on ne doit pas voir. Eux aussi ne souhaitent pas être pris en flagrant délit. Par la contemplation, on devient témoin et juge de ce que l’on voit. Or, les gens ne sont plus ce qu’ils étaient. Ils ont été contraints de devenir autres, laids, physiquement et moralement, et cruels pour survivre. Les enfants dont on avait oublié la présence, voire l’existence, fonctionnent comme un miroir négatif dans lequel les humains voient leur nouveau visage et qu’ils tentent de briser par la violence des gifles répétées et de l’impérative interdiction verbale. Mais la gifle est aussi symbole du retour du devoir d’éducation, de formation des adultes vis-à-vis des enfants. Devoir qui avait été oublié. La gifle est le rappel du lien entre les générations qui avait été rompu. Ainsi, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la contemplation, du fait même de la distance qu’elle instaure, d’un état de le hors de soi et hors des autres, ramène l’attention sur soi et les autres et recrée le lien. La contemplation est le lien entre le dehors et le dedans, nécessaire pour sortir les enfants de l’isolement dont ils souffrent.

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17 Le génocide fait de ces enfants des orphelins. Avec la contemplation, ils redeviennent des fils. Tout comme le sommeil, la contemplation, par les visions qu’elle provoque, place les enfants en dehors de l’espace et du temps et leur permet de renouer les liens rompus avec les proches, en particulier les parents, et la vie antérieure. Je restais des heures assis dans la forêt, à contempler la flore, ou près d’un ruisseau à suivre des yeux son cours. La contemplation me faisait oublier la faim et la peur, et des visions de la maison me revenaient. Ces heures étaient peut-être les plus plaisantes, s’il est permis d’utiliser cet adjectif lorsque l’on évoque le temps de la guerre. L’enfant sur le point d’être oublié dans cette solitude sauvage, ou d’être tué, redevenait le fils de son père et de sa mère, se promenant avec eux l’été dans les rues, un cornet de glace à la main, ou nageant avec eux dans le Prut. Ces heures de grâce me protégèrent de l’anéantissement spirituel. Plus tard aussi, après la guerre et la Aliyat Hanoar, sur les routes, je m’asseyais et contemplais, m’entourant de visions et de sons, me reliant à ma vie antérieure, heureux de ne pas être un parmi des milliers, privé de visage28.

18 Plus tard, Appelfeld écrivain utilisera précisément la contemplation comme procédé de distanciation à la base de son écriture romanesque : « Je ne savais pas alors que la contemplation me préparait en secret au rôle que le destin m’avait choisi29 ».

Le corps-mémoire

19 À la différence des adultes, pour les enfants, le corps plus que la mémoire se souvient. Les souvenirs sont imprimés dans les cellules du corps. Le corps-mémoire est cependant difficile à sonder. Chaque fibre du corps renferme des souvenirs qui émergent par fragments.

20 La mémoire, elle, n’est que brouillard épais, tunnel noir, réalité trouble enfouie à jamais. Quelques souvenirs en lambeaux qui apparaissent de manière fulgurante et disparaissent tout aussitôt. Comme effrayés eux-mêmes par ce qu’ils révèlent. Les souvenirs de la guerre ont la couleur du deuil30. Chaque fois qu’il pleut, qu’il fait froid ou que souffle un vent violent, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp, ou dans les forêts qui m’ont abrité longtemps. La mémoire, s’avère-t-il, a des racines profondément ancrées dans le corps31.

21 Lorsqu’il s’agira d’écrire, Appelfeld interrogera son corps-mémoire. Une écoute attentive le replongera dans son passé lui permettant de rédiger ses premiers chapitres. Toutefois, même s’il n’invente pas, l’écriture est entièrement tournée vers l’expression des sens et non la description des faits. Or, « les gens réclamaient des faits, des faits précis, comme si en eux résidait le pouvoir de résoudre toutes les énigmes32 ». L’enfant ne peut relater des faits. Un fait est narré en fonction de son importance par rapport à un passé, mais aussi à un futur. Mais pour l’enfant tout est nouveau. Il lui est impossible, au moment où se produisent les faits, de sélectionner et de mémoriser l’essentiel, car il ignore dans le non-sens ce qui a de l’importance. Aussi enregistre-t-il la totalité, mais ne comprend que ce qui est accessible à sa sensibilité d’enfant. Sa mémoire est une pellicule muette qui nécessite un décryptage, un montage et une écriture ; une pellicule filmée en aveugle. « La guerre s’était terrée dans mon corps, pas dans ma mémoire. Je n’inventais pas, je faisais surgir des profondeurs de mon corps des sensations et des pensées absorbées en aveugle33. »

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L’impossible transmission mémorielle aux enfants

22 Les parents rescapés ne racontaient rien, ou très peu, à leurs enfants bien que ces derniers étaient concernés et intéressés. La transmission se faisait par l’école ou les institutions, de façon « générale ou effrayante : avec des films sur Auschwitz »34 ou encore par des questions culpabilisantes posées aux rescapés sur leur manque de courage et de révolte, faisant d’eux des accusés qui manquaient d’arguments pour leur défense. De plus, le monde extérieur s’accommodait bien du silence, du refoulement et de l’oubli, aussi exigeait-il d’eux « qu’ils se renient et renient les souvenirs qu’ils avaient emportés »35. Ce silence, qui, une fois encore, interdit le questionnement, irrite les enfants qui éprouvent le sentiment d’avoir été abusés sur leur généalogie, d’avoir été séparés de leur parenté, privés du passé : « Ils étaient irrités par ces années où leurs parents leur avaient dissimulé leurs vies antérieures, les avaient détachés de leurs grands-parents et de la langue de leurs grands-parents pour créer autour d’eux un monde fabriqué de toutes pièces, comme si rien ne s’était passé. »36 Quant à ceux qui parfois racontaient, ils ne pouvaient s’empêcher d’ajouter que les enfants n’étaient pas en mesure de comprendre. Dans la très belle œuvre de Carl Friedman, Mon père couleur de nuit37, nous mesurons combien il est difficile, voire impossible, de comprendre celui qui « a le camp », qui est possédé par le camp, car les enfants, s’ils ont eu la varicelle et la rubéole, n’ont pas eu le camp. Le père qui a eu et a toujours le camp veut comprendre lui aussi, mais il comprend encore moins maintenant qu’avant38. Est-il possible de raconter, de transmettre ce que l’on ne comprend pas ?

23 Les enfants cachés ne racontent pas davantage à leurs enfants : Les enfants de ma génération, dit Appelfeld, ont très peu parlé à leurs enfants de leur maison, et de ce qui leur était advenu pendant la guerre. L’histoire de leur vie leur a été arrachée sans cicatriser. Ils n’ont pas su ouvrir la porte qui menait à la part obscure de leur vie, et c’est ainsi que la barrière entre eux et leurs descendants s’est érigée. Il est vrai que, ces dernières années, ceux de ma génération tentent d’ébranler la muraille qu’ils ont construite de leurs propres mains, mais c’est un ébranlement infime, la barrière est épaisse et fortifiée, il est douteux qu’elle puisse être ébranlée39.

24 Nathalie Zajde40 dira que les enfants sont restés cachés dans le mutisme, se sentant honteux et responsables de ce qu’ils avaient vécu. S’ajoute à cela un sentiment d’incrédulité tant ce qu’ils racontent semble tout à la fois incroyable et impersonnel. Une disjonction se produit entre un récit qu’Appelfeld qualifie de plat, chronologique et extérieur qui ne révèle rien et une réalité vécue « extra-ordinaire ». Les mots qui se dévident au fil de la plume paraissent une pure fiction aux enfants eux-mêmes, la distance temporelle accentuant cet effet41.

Le nécessaire oubli

25 L’héritage paraissait nu, aussi nu que leur regard durant la guerre. En effet, les mots qui avaient fait défaut continuaient à trahir par leur impuissance à rendre la réalité des événements vécus. Un sentiment de doute, de soupçon, intrinsèque à l’emploi déroutant de mots inadéquats, habita les rescapés qui acceptèrent l’idée répandue qu’il était impossible d’écrire sur la Shoah42. Aussi, le premier texte sur la Shoah sera-t-il

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écrit dans un style documentaire, journalistique concernant le collectif, le général, avec une finalité sociale43.

26 Durant la guerre les enfants furent réduits au silence. Après la guerre, leurs témoignages écrits passèrent inaperçus. À l’instar des adultes, il restait aux enfants survivants un travail à accomplir : détruire la mémoire considérée comme un ennemi. Non seulement les enfants représentaient pour les adultes l’avenir, d’où la nécessité d’oublier le passé, mais ils avaient aussi cette particularité que pour leur corps- mémoire, où s’était terrée la guerre, il n’existait pas de mots pouvant exprimer la singularité de leur perception des événements. En conséquence, dissimuler, réprimer, voire supprimer les souvenirs était le travail de la génération d’Appelfeld. Après le génocide, il s’agissait donc de réduire à son tour la mémoire au silence. En lieu et place de la mémoire s’installait le nécessaire oubli et le mutisme, sorte de sommeil amnésique, faisant des rescapés des amputés44, tel le héros manchot dans Et la fureur ne s’est pas encore tue, ou pis encore, des morts45.

La nouvelle forme

27 Comment pour les enfants inscrire un sens quand les adultes survivants eux-mêmes ne pouvaient le faire ? De plus, devaient-ils laisser l’oubli « creuser alors ses caves profondes »46 et s’ancrer solidement en eux ? N’étant pas considérés comme des témoins, ne pouvant pas relater des faits, ne pouvant pas utiliser le langage extérieur du général, mais ne pouvant pas non plus écrire sur leur expérience, exprimer leurs sentiments profonds inscrits dans les cellules de leur corps de peur d’être qualifiés d’égoïstes et de vulgaires, il leur restait le silence, mais ce silence semblait annuler ce qu’ils avaient vécu et par conséquent les annuler eux-mêmes. Face à ce dilemme, « la mémoire et l’oubli, la sensation d’être désarmé et démuni, d’une part, et l’aspiration à une vie ayant un sens, d’autre part »47, et en proie à la désespérance, les enfants chercheront de nombreuses années durant le moyen de « sortir leurs vies torturées des recoins où elles se cachaient »48.

28 Quant à Appelfeld, il chercha également une « issue » à son besoin de commencer à converser avec lui-même, à trouver des mots pour habiller sa mémoire49. Ses premières tentatives d’écriture furent des échecs. Des poèmes et une chronique, qui décrivaient fidèlement ce qui lui était arrivé, n’étaient « rien de plus que des hurlements étouffés, des appels au secours, des cris adressés à Dieu. Dans leur désolation, ces poèmes étaient le gémissement d’un animal égaré, mais, au-delà de ça, il n’y avait rien »50. Outre cette sensiblerie51 insupportable, ses souvenirs, bien que fidèles et vrais, lui apparaissaient peu fiables et fictionnels : « C’était l’histoire vraie de mon enfance, mais ce qui ressortait de mes pages avait une allure bizarre, peu convaincante et, qui pis est, inventée52. » Le passage à la prose le délivre du sentimentalisme, mais l’écriture positiviste pratiquée l’éloigne de lui, le coupe de son passé en l’enracinant dans la nouvelle réalité israélienne, faisant de lui un homme nouveau issu de nulle part et de personne. Que faire alors de la mémoire compulsive qu’il qualifie de mémoire « ennemie », du fait de son omniprésence et de son rôle annihilateur ? Que faire des souvenirs qui ressortaient par fragments décousus, mais qu’il ne pouvait pas taire ? C’est finalement, dans un moment de désespoir, qu’il reviendra à lui en n’écrivant pas sur lui, mais sur une petite fille juive errant par les bois et les villages. C’est en

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pratiquant la fiction qu’il pourra enfin authentifier le réel qui jusqu’alors, dans ses écrits fidèles et vrais, lui paraissait fictionnel, inventé et donc non authentique.

29 L’enfant du génocide qu’est Appelfeld a peur de trahir, de mentir, d’omettre un détail, de sous-estimer un fait important, de commettre le moindre écart, sa mémoire « est une masse, si l’on peut dire, où ce qui est important et ce qui ne l’est pas se confondent, elle exige un élément dynamique qui la fasse bouger, lui donne des ailes – et c’est généralement ce que fait l’imagination »53. L’imagination, prisonnière de la mémoire compulsive liée à la vie d’Appelfeld durant le génocide, ne peut se libérer qu’à l’instant où elle devient mémoire pour une petite fille juive victime du génocide. Appelfeld, libéré de son appréhension, de la hantise des survivants adultes et de leurs témoignages, libère aussi l’imagination qui n’est autre que sa propre vie réellement vécue, portée par une petite fille juive imaginaire. En libérant l’imagination qui est la source de la création, il met fin à la mémoire compulsive. Il ne s’agit pas pour autant d’inventer des faits nouveaux ni des images nouvelles, mais de procéder à un nouvel agencement de ces faits et images afin de rendre « visible ‘l’idée’ de l’auteur »54, en d’autres mots, sa perception de l’événement. Il ne s’agit pas de livrer ces faits et ces images dans un ordre chronologique, « d’empiler un fait sur un autre, mais de retenir les plus nécessaires, ceux qui abordent le cœur de l’expérience et non ses marges »55. Appelfeld ne veut pas être l’auteur des « marges » de la Shoah, mais un écrivain, un artiste qui dispose maintenant de tous les procédés dont il a besoin pour écrire la Shoah, qui participe de la naissance de la littérature de la Shoah.

30 Les personnages auxquels Appelfeld donne vie demeurent cependant des enfants et le langage qu’il leur fait tenir est celui des enfants de la Shoah. Cette langue se distingue de celle des adultes, elle a une « nouvelle forme »56. Elle puise à la source de la contemplation, des émotions, des cellules du corps-mémoire. Pour rompre avec cette perception d’une Shoah où « tout en elle semble déréel, au point qu’on dirait qu’elle n’appartient déjà plus à notre génération, mais qu’elle fait partie de la mythologie » et la « ramener dans le monde des hommes », car rien en elle n’est mystérieux ni mystique, il est nécessaire de « faire parler les événements à travers l’individu et son langage, de sauver la souffrance de l’énormité du nombre, de l’anonymat effroyable, de restituer à la personne son prénom et son nom de famille, de redonner à la personne torturée sa forme humaine, qui lui fut arrachée »57. Cette nouvelle forme, dira Appelfeld, « fut découverte par les enfants »58 survivants.

31 Lorsque l’adulte survivant témoigne, il narre fidèlement et chronologiquement ce qui fut, ce qui est arrivé dans le passé. L’enfant survivant, dans ses témoignages-fictions, narre ce qu’il va arriver : « La question que j’avais devant moi désormais, dit Appelfeld, n’était plus : qu’est-il arrivé ?, mais : que faut-il qu’il arrive ? et, pour tout artiste, c’est la vraie question59. » C’est aussi la véritable différence entre témoignages des adultes et témoignages des enfants. Les enfants sont des témoins au futur. Danilo Kiš, dans son œuvre Sablier, avait instauré une telle distance ironique avec le génocide – l’événement passé – en faisant de cet événement un événement à venir, que ce procédé lui permettait de se transformer de témoin impossible en témoin possible, de témoin aveugle en témoin clairvoyant. Son ignorance due à son innocence en tant qu’enfant se transforme, avec la distance temporelle et l’écriture fictionnelle narrée au futur, en lucidité. L’événement à venir permet au père et au fils d’être égaux et ensemble face à l’événement à venir. Père et fils disparaîtront ensemble dans l’événement à venir60. De même qu’Appelfeld imagine ce qui a déjà été vécu, Kiš imagine la disparition d’un père

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qui a déjà disparu. Pourtant tous deux imaginent, dans leur fiction du réel, que cela va arriver. Ce n’est qu’à cette condition qu’une écriture des enfants est possible. Cette écriture ne peut être que littéraire, puisqu’il s’agit de « dynamiser » par l’imagination cette masse informe qu’est la mémoire des enfants, c’est-à-dire lui donner une forme, un sens et les mots justes par la création artistique. C’est pourquoi, en effet, la littérature du génocide naît avec les enfants.

Le janissaire

32 Le génocide est « étrange », son « étrangeté » réside en la négation de l’humain dans l’homme : c’est un humanicide. Qui plus que les Juifs étaient arrivés à ce degré de croyance en l’homme et sa liberté. Lorsqu’Appelfeld parle d’assimilation et de rejet de tout ce qui représentait la judéité, ne parle-t-il pas de cette foi en l’homme qui avait supplanté toute autre foi. Le communisme, auquel avaient adhéré des membres de sa famille, à sa façon convergeait vers la croyance en l’homme nouveau – sans foi. Or, le génocide ramène le Juif à sa judéité et le prive de son humanité. Par cette coupure radicale d’avec les hommes, d’avec la culture, c’est un retour forcé à la nature, à l’animalité, à l’état de bête. Dans ce processus inversé de l’initiation, leur âme a été raptée. Pour les enfants cachés comme Appelfeld, ce retour à la nature est réel (dans la forêt, parmi les bêtes). Ces enfants doivent désapprendre à être des humains, alors qu’ils naissent à la vie, pour apprendre à être des animaux. Pour qualifier cet état, N. Zajde61 emploie le terme de désaffiliation : la perte de son monde, de sa famille, de sa culture, de sa religion, de sa langue. Ils deviennent étrangers à eux-mêmes et aux autres. Plus encore, ils deviennent des janissaires62.

33 Si l’adulte mesure la perte, l’enfant n’a rien qui puisse servir de mesure. Il sait une chose cependant : il a éprouvé le bonheur dans sa prime enfance et cette sensation-là, il ne la retrouve nulle part ailleurs. Ailleurs tout est hostile, horrible, dangereux, partout règne la peur. Dans ce retour à la nature, l’animal devient le semblable. Le chien est celui qui nous comprend et ne nous trahit pas, alors que l’homme devient un loup pour l’homme. Appelfeld parle de violence, de rage qui monte en lui et qui lui fait peur. Par là, nous mesurons l’impact sur les enfants de ce retour à la nature.

34 Le choix d’un narrateur-fille dans Tsili, plus précisément d’une « petite fille errant dans les bois » et non d’un « petit garçon », n’est pas fortuit, d’abord pour instaurer une plus grande distance avec Appelfeld lui-même, nécessaire à l’écriture fictionnelle, mais aussi pour la différence fondamentale entre l’initiation féminine et l’initiation masculine. Au contraire des femmes, nous dit M. Eliade, les hommes sont forcés, pendant leur période d’entraînement initiatique, de prendre conscience des réalités « invisibles » et d’apprendre une histoire sacrée qui n’est pas « évidente », c’est-à-dire, n’est pas donnée dans l’expérience immédiate. Un néophyte comprend le sens de la circoncision après avoir appris le mythe d’origine. Tout ce qui lui arrive pendant l’initiation est dû au fait que certains événements ont eu lieu dans les Temps mythiques, et que ces événements ont modifié radicalement la condition humaine. L’initiation constitue, pour les garçons, l’introduction dans un monde qui n’est plus « immédiat » : le monde de l’esprit et de la culture. Pour les jeunes filles, au contraire, l’initiation comporte une série de révélations concernant le sens secret d’un phénomène apparemment « naturel » : le signe visible de leur maturité sexuelle63.

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35 L’initiation inversée, le retour à la nature, empêche l’introduction dans le monde de l’esprit et de la culture. Seule l’initiation des jeunes filles, qui consiste en la révélation d’un phénomène naturel, leur maturité sexuelle, ne semble pas être contrariée. Dans son roman Tsili, Appelfeld imagine une petite fille qui apprendra le sens secret des transformations de son corps. Après la rencontre avec Marek qui s’est enfui d’un camp, elle portera un enfant qui ne verra le jour que sous la forme d’un fœtus mort.

36 Danilo Kiš, dans son roman Sablier, imagine que E.S., qui symbolise le père de Kiš disparu à Auschwitz, a des douleurs menstruelles64. Mais, contrairement à la femme qui pourra donner la vie tant qu’elle aura des douleurs menstruelles parce qu’elle porte en elle la semence de la vie, les êtres de la désappartenance, tel E.S., souffrent de façon passagère et répétée, non pas parce qu’ils portent en eux la vie, mais parce qu’ils portent en eux la mort, leur propre mort. Êtres de la mort, ils ne peuvent donc que procréer la mort. Tsili, bien que « petite fille », représente le « petit garçon » qu’était Appelfeld et, par conséquent, ne peut porter que la semence de la mort. De plus, tous les enfants ont eu leur âme ravie, aussi portent-ils en eux la mort, car comment pourraient-ils donner la vie quand ils sont déjà morts. Ainsi le principe « naturel » de la procréation, dans ce retour forcé à la nature, est lui aussi contrarié puisqu’il ne peut donner naissance qu’à la mort. Avec le génocide, la procréation n’est plus un phénomène naturel, mais contrôlé. Aux « fontaines de mort », les camps d’extermination, répondent les « fontaines de vie », les Lebensborn65 et les rapts d’enfants que synthétise bien le slogan : « Par le glaive et par le berceau ». Seuls les enfants nés de SS et de femmes sélectionnées sont considérés comme le « bon sang ». Seuls ils peuvent vivre et contribuer à la création de la « race aryenne ». Les Lebensborn, en Europe de l’Ouest, sont des « haras » où se pratique « l’élevage humain ». Les SS y sont qualifiés de « taureaux d’élevage ». Notons ici que le vocabulaire utilisé relève du registre de la reproduction animale, ce qui correspond à cette situation de l’initiation inversée, du retour à l’état d’animal. Quant aux enfants raptés des territoires de l’Est – les enfants sélectionnés, car considérés aptes à la germanisation –, Clarissa Henry, Marc Hillel et les désignent du nom de « janissaires du IIIe Reich ». Cette procréation et ces sélections contrôlées devaient produire des êtres de sang supérieur destinés aux territoires de l’Est qui devaient être vidés du sang des « êtres inférieurs ». D’où l’on comprend que non seulement l’homme est privé de son humanité, mais il est aussi privé de sa reproduction, les seules sources de vie étant les Lebensborn66.

37 À la fin de la guerre, il faudra d’urgence procéder au retour des rescapés parmi les humains, en particulier les enfants qui sont l’avenir de l’humain. Pour cela, il faudra annuler ce qui a précédé, de même qu’avait été annulé leur premier état par le processus génocidaire de l’initiation inversée. Il leur faudra devenir des hommes nouveaux, sans passé, repartir de rien. Le génocide a fait d’eux des hommes de la coupure radicale. Avec leur retour parmi les hommes, ils vivent une nouvelle coupure les empêchant de penser l’événement génocidaire. Ces humains de la coupure, de la rupture des liens, continuent de vivre leur état de janissaires.

Le roman de l’étrangéisation

38 L’adulte survivant, en tant que témoin, ne voudra pas se départir du « devoir de mémoire », du factuel, même si les faits semblent incroyables et faux, pensant

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authentifier l’événement par la preuve de sa parole. Pour les enfants survivants, au caractère déréel du génocide s’ajoute la délégitimation de leur témoignage, car, selon l’adulte survivant, l’enfant ne se souvient pas. À l’enfant privé du témoignage factuel reviennent la fiction du réel et le rôle de l’écrivain qui devra trouver la forme et le mot « juste » pour habiller leur corps-mémoire. L’enfant survivant, cependant, n’invente rien ; toutes les images sont là. L’imagination dont il va user n’est pas de l’ordre de l’invention, mais de l’agencement. Il s’agit d’ordonner, de structurer ce qui a été déstructuré, de rassembler les fragments, de relier ce qui avait été rompu. En d’autres mots, de rendre réel l’irréel et de faire être ce qui a été.

39 La réalité génocidaire est si irréelle qu’elle en paraît imaginaire. La réalité a été étrangéisée. Les faits, les événements, de par leur incroyable réalité, sont devenus fiction, une fiction du réel. Il suffit à l’écrivain de leur donner une forme artistique, les « imaginer » s’il le faut, c’est-à-dire utiliser les faits authentiques comme matériau brut et leur donner, grâce à l’imagination, une nouvelle forme, une forme littéraire, une faction-fiction (documentaire-imaginaire) selon Danilo Kiš. Aussi ces faits, ces événements réels, parce qu’ils paraissent irréels, deviennent-ils « littéraires ». Et parce qu’il sera devenu fiction, le réel apparaîtra dans toute sa réalité étrangéisée. L’écrivain s’attachera donc à transposer ces phénomènes en littérature. C’est la fiction du réel ou la faction/fiction. C’est le roman de l’étrangéisation67. Lorsqu’il s’agit de décrire la réalité, l’art, par nature, réclame toujours une certaine intensification, une dose d’exagération. Or ce n’est pas le cas pour l’Holocauste, tant tout ce qui s’y rapporte paraît déjà profondément irréel, comme s’il n’appartenait plus au vécu de notre génération, mais à la mythologie68.

40 Contrairement à l’adulte qui est le témoin au passé, c’est-à-dire qu’il narre des faits du passé et au passé, l’enfant devient le témoin au futur, car il ne peut que projeter l’événement dans une narration fictionnelle. L’événement ne peut prendre corps que dans la fiction et à travers elle, par conséquent ce qui a eu lieu ne peut avoir réellement lieu que dans la création de la fiction du réel, en d’autres mots, ne peut être que dans le futur de la fiction et parfois même, comme dans le cas de Kiš, il n’a pas eu encore lieu, mais est un événement à venir, donc narré au futur. Cette narration au futur caractérise le témoignage des enfants qui ne peuvent être que des témoins au futur. « Je n’ai pas l’impression d’écrire sur le passé. Le passé en lui-même est un très mauvais matériau pour la littérature69. »

41 Si les uns et les autres veulent authentifier l’événement génocidaire, ils demeurent impuissants quant à son sens. Les faits, comme l’expriment les survivants, ne sont pas intelligibles, plus encore, ils semblent faux et les témoins eux-mêmes, en quelque sorte, des falsificateurs. L’adulte, malgré son désespoir de ne pas pouvoir comprendre l’événement, ne s’éloigne pas et ne veut pas s’éloigner des faits, car il « a le camp » incurablement. Le témoignage des enfants, qui ne peut être qu’une fiction du réel, qu’un roman de l’étrangéisation, veut aller « au cœur de l’expérience génocidaire » en nous livrant son expérience, sa perception. Par là, l’enfant nous livre son « idée » de l’événement. Ainsi le sens qui est donné par les enfants n’est qu’un sens singulier, propre à la singularité de l’auteur et de son expérience, et littéraire puisque ce sens ne peut exister qu’à travers l’œuvre littéraire qui le fait naître, et non le sens de l’événement génocidaire.

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42 Le seul sens, sur lequel s’accordent tous et qui pour tous est une urgence, c’est le retour du sens de l’humain : « Comment rendre à l’individu l’humanité et l’honneur dont il fut privé70 ? »

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. « Pendant des années, je me suis retenu de toute expression conceptuelle, tant je me méfiais du langage pluriel et des généralisations. Philip (Roth) m’a redonné un peu confiance en l’expression conceptuelle. Il m’a fallu me répéter à moi-même que l’expression conceptuelle, elle

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aussi, appartenait au vocabulaire des expressions humaines, et que nous n’avons d’autre choix que de l’humaniser et de la perfectionner. C’est pourquoi j’ai envers Philip de la gratitude. » Aharon Appelfeld, L’héritage nu, Paris, Éditions de L’Olivier, 2006, p. 18. 2. Aharon Appelfeld, « L’Holocauste lorsqu’on est enfant », Le Nouvel Observateur no 2097 du 13 au 19 janvier 2005, p. 78. 3. « On ne doit pas jouer avec les mots ou avec la forme, on doit se contenter de raconter les choses telles qu’elles se sont passées, aussi précisément que possible. Il est rigoureusement interdit d’introduire un quelconque élément créatif extérieur au souvenir. » A. Appelfeld, « L’Holocauste lorsqu’on est enfant », art. cit. p. 78 ; Histoire d’une vie, Paris, Éditions de L’Olivier, 2004, p. 222. 4. A. Appelfeld, « L’Holocauste lorsqu’on est enfant », art. cit. p. 78. 5. A. Appelfeld, Histoire d’une vie, op. cit., p. 232. 6. Ibid. 7. A. Appelfeld, « L’Holocauste lorsqu’on est enfant », art. cit. p. 78. 8. Ibid. p. 79. 9. A. Appelfeld, Et la fureur ne s’est pas encore tue, Paris, Éditions de L’Olivier, 2009. 10. A. Appelfeld, Histoire d’une vie, op. cit., p. 211. 11. A. Appelfeld, « L’Holocauste lorsqu’on est enfant », art. cit. p. 79. Nous retrouvons l’illustration romanesque dans A. Appelfeld, Le garçon qui voulait dormir, Paris, Éditions de L’Olivier, 2011. 12. A. Appelfeld, L’héritage nu, op. cit., p. 57. Cf. aussi « [...] il arrive que, dans une discussion, on entende quelqu’un vous mettre en garde : "Laisse la littérature à l’écart de tout cela, le terrain est miné. Laisse parler les chiffres, laisse parler les documents et les faits établis." Je n’ai aucun désir de minimiser cette assertion. Mais je souhaite faire observer que les chiffres et les faits furent les moyens mêmes, bien avérés, des assassins. L’homme comme numéro est une des horreurs de la déshumanisation. Ils ne demandèrent jamais à quiconque qui il était ou ce qu’il était, ils tatouèrent des chiffres sur le bras. Devrions-nous chercher à suivre ce chemin et parler de l’homme dans la langue des statistiques ? » A. Appelfeld, ibid., p. 56. 13. Nathalie Zajde, Les enfants cachés en France, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 132, 137 et 139. 14. A. Appelfeld, Histoire d’une vie, op. cit., p. 150. 15. A. Appelfeld, L’héritage nu, op. cit., p. 79. 16. A. Appelfeld, Histoire d’une vie, op. cit., p. 8. 17. Ibid. p. 52. 18. Concept qui naît en 1991, lors de la Première réunion des enfants cachés à New York. On recense aujourd’hui environ 20 000 enfants cachés en France. Cf. les travaux de Nathalie Zajde. 19. A. Appelfeld, Histoire d’une vie, op. cit., p. 8-9 et L’héritage nu, op. cit., p. 33. 20. A. Appelfeld, Histoire d’une vie, op. cit., p. 71 et p. 74. 21. Ibid. p. 62. 22. Ibid. p. 73-74. 23. Ibid. p. 161. 24. Ibid. Cf. également « Dans l’état de contemplation, on recule à l’intérieur de soi, on baigne dans une musique intérieure. On se construit un abri, ou parfois on s’élève pour observer de loin. », ibid. p. 168. 25. Ibid. p. 163-165. 26. Ibid. p. 192. 27. Ibid. 28. Ibid. p. 166-167. 29. Ibid. p. 168. 30. Ibid. p. 9 et p. 109-113. 31. Ibid. p. 66.

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32. Ibid. p. 223. 33. Ibid. 34. Ibid. p. 200. 35. Ibid. p. 203. 36. Ibid. 37. Carl Friedman, Mon père couleur de nuit, Paris, Denoël, 2000. 38. Ibid. p. 31. 39. A. Appelfeld, Histoire d’une vie, op. cit., p. 214-215. 40. N. Zajde, Les enfants cachés en France, op. cit., p. 12-13. 41. Ibid. 42. « Les gens se remplirent de silence. Tout ce qui était arrivé était à tel point démesuré et inconcevable que le témoin même se voyait en falsificateur. Le sentiment que votre expérience ne peut être racontée, que personne ne peut la comprendre, est sans doute la pire impression que les survivants éprouvèrent après la guerre. Ajoutez-y le sentiment de culpabilité et vous verrez que vous aurez construit, de vos propres mains et pour vous-même, un vaste programme de malentendus. » A. Appelfeld, L’héritage nu, op. cit., p. 61-62. 43. Ibid. p. 11. 44. Ibid. p. 9-10. 45. Ibid. p. 11. 46. Ibid. p. 9-10. 47. A. Appelfeld, Histoire d’une vie, op. cit., p. 10. 48. A. Appelfeld, L’héritage nu, op. cit., p. 11. 49. Ibid. 50. Ibid. p. 12. 51. Danilo Kiš, auteur qui fut enfant pendant le génocide, reniera aussi son premier roman Psaume 44, car il y regrettera le manque de distance dans l’écriture qu’il s’évertuera par la suite de corriger, considérant qu’il a commis une faute majeure : « La faiblesse de ce livre de jeunesse ne réside pas tant dans cette intrigue, trop forte, trop pathétique, que dans l’absence fatale de la moindre distance ironique – élément qui deviendra par la suite partie intégrante de mon procédé littéraire. » Ce manque de distance est aussi perçu par le lecteur puisque les membres du jury, parmi lesquels se trouvaient un poète surréaliste et un romancier, furent persuadés, avant de découvrir le nom de l’auteur, que le roman avait été écrit par une femme, non seulement à cause d’une certaine « psychologie féminine », mais aussi à cause de la « sensibilité féminine » qu’ils trouvèrent à ce texte ! Cf. notre texte « L’écriture comme cénotaphe », in Catherine Coquio (dir.) L’histoire trouée : négation et témoignage, Nantes, L’Atalante, 2003. 52. A. Appelfeld, L’héritage nu, op. cit., p. 12. 53. Ibid. p. 14. 54. Ibid. 55. Ibid. 56. Ibid. p. 67. 57. Ibid. p. 72-73. 58. Ibid. p. 67. 59. Ibid. p. 13. 60. Cf. notre texte : « Danilo Kiš, la disparition étrangéisée », L’Intranquille no 6-7, Paris 2001. 61. N. Zajde, Les enfants cachés en France, op. cit., p. 205. 62. Ibid. p. 27, p. 33 et p. 119. 63. Mircea Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes, Paris, Gallimard, 1976, p. 108. 64. « Je l’avoue carrément : mon cœur a des menstruations. Tardives, douloureuses règles de ma judéité… Le monsieur que vous voyez passer, honorables Dames et Messieurs, ce monsieur de cinquante ans environ, en costume gris, avec des lunettes à monture d’acier, une canne et une

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étoile jaune (que vous ne voyez pourtant pas car il la cache derrière son porte-documents), ce monsieur, eh bien, il a des règles. Messieurs les juges, mon cœur a des règles. Déviation biologique, incarnation du principe juif, féminin. Nouvelle à sensation pour les journaux : un monsieur grisonnant à des douleurs menstruelles ! Le plus intéressant, c’est qu’il s’agit d’un homme en parfaite santé physique (en excluant un léger rhume), d’un homme chez qui l’on n’a pas noté le moindre trouble des fonctions glandulaires ou hormonales. Règles masculines ? Non. Principe féminin porté à ses conséquences extrêmes. Fleur menstruelle du cœur. Semence de la mort. Weltschmertz. [...] Pour ce qui est de cette lettre (Madame), le monsieur qui vous l’a écrite (je sais, cela sonne bizarrement), ce monsieur va accoucher ! Son analyse d’urine le montre clairement. Comme elle montre tout aussi clairement qu’il s’agit d’un homme. C’est tout. Puisque vous avez dit que c’est votre frère, conseillez-lui de se préparer. Il va concevoir, Madame. Il porte en lui la semence de la mort. Condoléances, chère Madame. » Cf. notre texte : « Danilo Kiš, la disparition étrangéisée », op. cit. 65. Créé le 31 décembre 1931 sur ordre d’Heinrich Himmler, le RuSHA (l’Office supérieur de la Race et du Peuplement), dont l’un des premiers travaux est d’établir un tableau officiel des « valeurs raciales », met au point une série de remèdes nationaux-socialistes, parmi lesquels figure l’élevage des enfants dans des maisons d’État, qui annoncent les « Fontaines de vie » (Lebensborn). Dans la perspective de « l’hygiène de la race et de son contrôle dans l’intérêt de la patrie », selon les travaux du docteur Wilhelm Schallmayer, il était procédé à un contrôle eugénique permanent de la population allemande. Pour ce théoricien de la race aryenne, l’arrêt de la reproduction des éléments non valables était aussi important que la reproduction des éléments valables. Ce qui explique la coexistence d’une politique de « stérilisation » et de « castration » et d’une politique d’élevage sélectionné. La sélection du mâle en mesure de reproduire des éléments valables était assurée par les SS. Celle des femmes sera prise en charge par la « Société enregistrée Lebensborn », créée le 12 décembre 1935 à l’initiative du RuSHA. L’Organisation Lebensborn est placée sous la direction personnelle de Himmler, elle fait partie intégrante du Bureau central de la SS pour la Race et le Peuplement. Dans une circulaire du 13 septembre 1936, Himmler fixe les tâches de cette organisation. Elle précise que tout Führer SS devra avoir au moins quatre enfants de bonne valeur raciale. S’il n’a pas d’enfants, il devra en adopter. L’organisation devra aider les chefs de la SS dans la sélection et l’adoption d’enfants qualifiés. Cf. Marc Hillel et Clarissa Henry, Au nom de la race, Paris, Fayard, 1975. 66. Cf. notre étude : « Le janissariat ou Au nom de l’Empire, au nom de la Nation, au nom du Parti, au nom de la Race ! », Cahiers balkaniques n o 36-37, direction Frosa Pejoska-Bouchereau, 2007-2008, p. 137-179. 67. Cf. notre travail : « Le roman de l’étrangéisation », in Écritures évolutives, sous la direction de Pierre Marillaud et Robert Gauthier, édité par l’Université Toulouse II-Le Mirail, CALS et Centre pluridisciplinaire de sémiologie textuelle, 2010, p. 265-277. Sur l’autobiographie, le témoignage et la fiction, nous renvoyons au travail d’Aurélia Kalisky : « Quand tremblent les pactes. Poétique(s) de l’enfance traquée », in Adolphe Nysenholc (éd.), L’Enfant terrible de la littérature. Autobiographies d’enfants cachés, Bruxelles, Didier Devillez / Institut d’Études du Judaïsme, 2011, p. 233-309. 68. A. Appelfeld, « L’Holocauste lorsqu’on est enfant », art. cit., p. 79. 69. A. Appelfeld, Histoire d’une vie, op. cit., p. 151. 70. A. Appelfeld, L’héritage nu, op. cit., p. 16.

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RÉSUMÉS

Aharon Appelfeld établit une distinction entre les témoignages des adultes sur le génocide et ceux des enfants. Si pour les adultes les témoignages doivent être factuels, fidèles et chronologiques, pour les enfants, que l’on a refusé de considérer comme des témoins, faute de pouvoir reconstituer le passé par la mémoire, il s’agit de recourir à l’invention, à l’expression des sensations et des sentiments, en d’autres mots à la perception, pour procéder à une « reconstruction ». Ce recours singulier à l’imaginaire et aux sens serait, selon Appelfeld, à l’origine de la naissance de la littérature de la Shoah. Notre questionnement aura pour sujet la définition du « témoignage » et sa place dans la littérature. « Les enfants survivants ne sauraient se remémorer l’Holocauste à la manière des adultes. Leur contribution est inséparable de leur expérience vécue. Mais cette expérience, quoique limitée, est profonde. Rien d’étonnant à ce que la littérature de l’Holocauste soit née avec eux. » (Aharon Appelfeld, « L’Holocauste lorsqu’on est enfant », Le Nouvel Observateur n o 2097 du 13 au 19 janvier 2005).

Aharon Appelfeld differentiates between the adult testimonies on genocide and those of children. Whereas in the case of adults the testimonies have to be factual, reliable and chronological, in the case of children—who are refused the status of witnesses because of their incapacity to reconstruct the past from memory—the “reconstruction” is based on invention, sensory elements and feelings, in other words on perception. According to Appelfeld, this particular resort to imagination and senses is at the origins of the Holocaust literature. My intervention will focus on the definition of the “testimony” and on its place within the literary work. “Surviving children could not rememorize the Holocaust in the same way as adults. Their contribution is inseparable from the experience they lived. Yet, despite being limited, this experience is profound. It is therefore not astonishing that the Holocaust literature should be born with them.” (Aharon Appelfeld, “Holocaust through the eyes of the children”, Le Nouvel Observateur 2097, 13-19 January 2005).

דלפלפא ןיחבמ ןיב תויודע םירגוב לע האושה ןיבו ולא לש םידלי . דועב תויודעש םירגובה ןה תונימא תונעשנו לע תודבוע , ולא לש םידליה ןניא שממ תויודע לשב ישוקה לש םידליה רזחשל תא רבעה . " םרוזחש " ססובמ לע תושוחת , ןוימד תושגרו . םלואו , ותעדל לש דלפלפא , ןוימדה םישוחהו םה םידמועה הסיסבב לש תורפס האושה . . ירמאמ קוסעי תרדגהב תודעה המוקמו הריציב תיתורפסה . .

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INDEX

Thèmes : littérature

תולימ חתפמ האוש , םידע , ידע דיתעה , םילוצינ , םידלי אובחמב , הביתכ תדעתמ , ןורכיז , ןמור הרזהה , :

ןרובסנבל Mots-clés : génocide, Holocauste, témoins, témoins au futur, survivants, enfants, enfants cachés, écriture testimoniale, mémoire, roman de l’étrangéisation, Lebensborn, janissaire Keywords : witness, testimony, memory, hidden children, Lebensborn, Janissary, literature, Holocaust Index chronologique : Shoah

AUTEUR

FROSA PEJOSKA-BOUCHEREAU INALCO

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L’art poétique d’Appelfeld

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Le’at (Slowly): The Orchestration of a Motif in Appelfeld’s Fiction L’orchestration d’un motif dans la narration d’Appelfeld ורומזית לש ביטומ תרופיסב לש דלפלפא

Yigal Schwartz Translation : Hannah Adelman Komy Ofir

Appelfeld’s Narrative: the Route of Perishability

Smoke), Aharon Appelfeld’s first) ןשע Fifty years have passed since the publication of 1 book (Achshav Publishers 1962). During those fifty years, he has produced over thirty books, most of which have been published in dozens of languages. These include short novels, novellas, short stories’ collections, books of essays and one play. During this period, hundreds of critics and reviews have appeared in most of the world’s leading publications: research journals, magazines and literary supplements. “Lyrical prose” is very frequently used is those critical essaies.1 Scholars and critics in Israel and abroad have repeatedly noted that Appelfeld’s writings are characterized by a sophisticated rhythmic arrangement with important aesthetic and thematic functions, but only few of them have systematically studied this rhythmic arrangement and rigorously discussed its’ aesthetic and thematic functions.2 In this paper, I will attempt to add a layer of understanding to this important issue.

2 The stylistic level in Appelfled’s writing is fundamentally related to two other levels: the narrative structure on the one hand and the human condition on the other, as it is quite clear that a tight, decisive, even fateful reciprocal affinity exists between these three levels all along his work.

3 The narrative in Appelfeld’s stories is marked by a chronicle of a death foretold.3 The details of the plot are always aiming for some catastrophe that is hinted at from the very beginning of the story, usually in its first paragraph.4 Sometimes this catastrophe actually arrives in a wave of destruction that erases everything, and sometimes it is

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only implied. In any case, it’s future appearance is a certainty and hence, might be considered as the most characteristic element of the narrative structure.

4 This structure of Appelfeld’s stories can be described in a different way as well, as a chronicle that takes place not in the shadow of a death foretold, but as a chronicle that takes place in the shadow of a death that has already occurred. This assertion, which may sound surprising at first, is valid in the historical-reception context as well as in the philosophical-conceptual context.

5 Regarding the context of reception, Appelfeld’s stories are read against the backdrop of the historical narrative of the extermination of during the Second World War. This is the typical reading of stories that indeed end on the verge of the Holocaust, those that cross it’s starting line, as well as stories that occur before or after it. In all those stories, the reader navigates himself to construct the fictional plot with a close affinity to the part of the historical sequence that ended in catastrophe.

6 The assessment of Appelfeld’s stories as a chronicle that takes place in the shadow of death that has already occurred also derives from the philosophical-conceptual context. A careful reading of Appelfeld’s writings shows that the Holocaust, or any other catastrophe that is represented in these stories and serves as a parallel to the Holocaust (a pogrom,5 a mass deportation,6 a typhus epidemic,7 and so on), is a kind of deductive event, a constructing and organizing event that imbues the whole body of the narrative that preceded it with its sense of ending.8 Thus, it establishes his writing as an artistic act that has philosophical and conceptual validity, since, as the stories demonstrate, the Jewish People in Europe was already dead, at least spiritually, before the arrival of the Nazi butchers, who “only” finished what would have happened anyway. In this respect, one might say, and this is validated in dozens of ways, that the Holocaust in Appelfeld’s stories was a sort of electric shock that brought to life, for one postponed fictional moment, the Jewish body, which was already considered deceased since it had lost its religious tribal connection9. In any case, whether the narrative in Appelfeld’s stories is a chronicle standing in the shadow of death foretold or a chronicle standing in the shadow of death that has already occurred, the course here is clear: it always documents the route of perishability, loss of vigor, and waning.

Real Time and Illusory Time: Like the Pupil of the Eye

7 A clear correlation between plot structure and the human condition exists in Appelfeld’s stories. The course of perishability and waning, which is the axis of the aim and purpose of the plot, is seen as being in line with the existential situation of the characters, which may be defined as fatal anachronism. In my opinion fatal anachronism means extreme desynchrony, which exists in all Appelfeld’s stories between what is presented as experience, that is, as the world’s ontological plane, the reality-like space in which the fictional characters wander, and what is presented as recognition, that is, the epistemological plane, the way in which the characters understand the reality-like world in which they wander.

8 This desynchrony has different aspects in different areas of Appelfeld’s artistic project. However, in all of these areas, his central characters are portrayed as living not in the “narrative present”, that is, in the historical, real, concrete time in which regular mortals live (such as Gentiles and animals), but in another sort of time, not real or concrete. This “not current” time in which Appelfeld’s main characters live appears in

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several typical ways. It can be either past time that remains frozen in the consciousnesses of the characters, or time that seems to have expired, that is no longer relevant, as well as time that was never valid and never will be, whose entire existence is the product of the characters’ yearnings and desires. In other words, the world, the chain of events that creates reality, exists in one dimension, while the characters conduct their lives in a different, illusory dimension.

9 This lack of correlation between the “real time” and the “illusory time” of the protagonists sheds light on them as anachronistic creatures, not relevant to their time and place. This is an extreme lack of correlation, a total dissonance, whose meaning, due to the dominant Darwinian philosophical context of Appelfeld’s writings, is superfluity and redundancy, which lead to waning and obliteration. Still, many of these characters remain ignorant of their situations, while the author and the readers are well aware of their terminal condition. The cognitive gap makes them, of course, very intense carriers of emotion. On the one hand, they seem to be pathetic victims, and, as such, they arouse our pity and empathy, and on the other, they seem to be naïve and ludicrous and invite ironic observation. (Like the Pupil of the Eye) ןושיאכ ןיעה The retrospective narrator in the early novella 10 (1975) reveals to us the nature of this lack of correlation between “real time” and “illusory time”. This novella, which is Appelfeld’s first long Austro-Hungarian10 story, begins thus: “Let us extol, let us raise aloft, let us glorify”, the ancient words rustled, fluttered, and descended. And the ensuing silence descended over the people and bound them like a dusky icicle. In the windows, the day’s darkness vaporized […] Snowflakes slowly fell and covered the face of the earth in a grey white cloak. A storm was already rising on the horizon, and the trees, whose leaves had fallen, stood shaking, their skins turning blue. My mother’s mother had passed away. Since this morning, people had assembled, huddled, in the yard. In the last weeks, she spoke of death with a kind of practical simplicity. The illness was not noticeable in her, but she never stopped talking about that wonderful world to which she was departing. Her highbrow wore purity. On the last day of her life she still had time to taste the new vishniac, to check the dairy cellar. And when the day expired, her life expired. Death found her sitting in the straw chair on the glazed veranda. Outside, heavy masses of fog rose. Grandfather wore the old winter coat and mother the brown jacket of her youth. We stood, surrounded by a crowd of strangers who murmured, whispered, beckoning each other with their hands. The ancient words returned and were elevated, and an old man with a majestic appearance led the voices. And we stood like shadows in her fading world.11

11 This opening section begins like many opening sections of Appelfeld’s stories,12 at the moment after everything has happened, that is, post-mortem, or, more accurately, at a moment of actual (as in this example) or symbolic death: everything that comes after it is only a reflection. This is an actuality like that of an echo without a voice, a shadow without a body, or, to borrow an image from the field of astronomy, like that of the light of a star that reaches us years after the physical body—the star itself—no longer exists. This section is marked by a destructive gap between a façade of greatness and glory expressed by the meaning of the words: “exalted, extolled, mighty”, as well as by the idiomatic background of this verse, taken from the kaddish prayer. Another aspect of this gap, which precedes the gap between the impressive presence of the grandmother and the lowly existence and spiritual poverty of her descendents, described in the following sections, is reflected in the sharp dissonance between the

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lofty words of the opening verse and the sequence that follows it, which is characterized by action words and phrases that mark a clear unidirectional process of decline, diminution, dying, and negation. The two action phrases in the opening verse, which refer to upward motion (let us raise aloft, let us set on high), a movement that carries a rooted cultural connotation of supremacy, strengthened by the third action phrase in an idiomatic expression (let us glorify) that also includes an element of ritual and theatrical elevation, are followed by action words that clearly signify downward ,This movement .( ורשנ , הדרי , וחנצ movement (descended, came down, fell, in Hebrew which is strengthened by the use of the phrase “the trees whose leaves had fallen” (in which , םיצעה םירושנה :Hebrew, an unusual formulation in the passive form corresponds with the verb nashru [fell] in reference to the snowflakes) carries a rooted which in , ףרפר ,”cultural connotation of inferiority, reinforced by the verb “fluttered Hebrew signifies a slight, weak tremor, on the verge of non-existence. This process of deterioration is also marked by the double objectification of the “ancient words” that on the one hand, and of human beings (the ( ופרפ וחנצו ) ”fluttered and descended“ .on the other הממדה הררצ םתוא דילגכ לפא ”silence “bound them like a dusky icicle The objectification of the abstract (the words) and of living people (described as an icicle) is highlighted by the strong personification of the “trees, whose leaves had fallen… [which] stood shaking, their skins turning blue”: . םיצעה םירושנה ודמעש םידערנ םרוע ליחכמ

12 The effect of the process of deterioration and devaluation that characterizes this section is validated by the semantic field activated by the Biblical allusion: “covered the Here this phrase describes the action of the .( וסכ תא ןיע המדאה ) ”face of the earth snowflakes, but it is connected in our consciousness with the powerful phrase from Exodus,13 describing the plague of locusts that destroys everything in its path. Moreover, the activation of the semantic field that raises this allusion opens up another whose denotation comes from the field of ( ושחר ) connotation of the word rustled sound concerned with vermin and insects—and thus reinforces the process of human devaluation described here.

13 The death of the grandmother, the representative of the oldest generation in this fictional world, could have represented, as in thousands of stories in many cultures, the end of the old, no longer relevant world, that allows the beginning of a new world a fresh, vital, and much more relevant one. But and this is the basic existential paradox at this novella, it is precisely the death of the seemingly irrelevant grandmother that signals the disconnection of the last living link of the family to the real world. With her death, the rest of the nuclear family members fence themselves off in illusory time that has no actual connection to reality and become “shadows”.

14 The narrator bases this fundamental existential paradox,14 that the dead are perceived as alive, while the livings are perceived as dead, on the combination of two pieces of information: the grandmother is a rural Jew and a religious woman, a combination of information that contains the two conditions necessary for existence in the real time of the world of the story. She is connected to the world of the fathers, to the existential kernel of the tribe, with the whole array of unifying norms and commands that define it, as well as to its human and scenic environment, to rural nature. Therefore it is not surprising that “[o]n the last day of her life she still had time to taste the new vishniac, to check the dairy cellar”. And it is only natural that “when the day expired, her life expired”. That is, the time of her life is simply, practically, and wonderfully,

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coordinated with real, natural time. She lives life in its full reality; that is, according to Appelfeld, in a religious way, and receives death with “a kind of practical simplicity”, as though it is an old acquaintance, a natural part of her existence. Death finds her ready for its arrival, calm and serene, after she has completed her daily deeds: “Death found her sitting in the straw chair on the glazed veranda.” The grandmother’s existence is harmonious, and its harmony is expressed in the complementary relations between different contradictory natures. The “dairy cellar”, on the one hand, symbolizes the deep affinity to Jewish tradition, and the “glazed verandah”, on the other, symbolizes in all Appelfeld’s Austro-Hungarian stories the distanced, uppermost observation post, but is alienated and even cut off from the object of observation, which characterizes the “New Jews”. The same wonderful harmony is also apparent in the soul of the grandmother, between her life in this world, in its various aspects and her future life in “that wonderful world to which she was departing”. It is no wonder, then, that the narrator creates a clear linguistic link between the verse from the Kaddish prayer, “Let and the high , םמורתיו אשנתיו רדהתיו ,”us extol, let us raise aloft, let us glorify of the grandmother, on the one hand, and, on the other, the החצמ םרה ,forehead elderly man “with a majestic appearance [who] led the voices”15: . לעב תרדה םינפ החנהש תא תולוקה Like the Pupil of the) ןושיאכ ןיעה The harmonious link between the grandmother in 15 Eye) and her world, strongly emphasizes the extreme lack of correlation between the existence of the rest of the members of the nuclear family and their world, both in their relationship with their natural, scenic, and human environment and in relation to their connection to the deep kernel of the tribe. Regarding the environment, the lack of correlation of the family members, who are perceived as helpless orphans after the death of the grandmother, is expressed both at the metaphorical and metonymical levels. The narrator, who is apparently the youth who has grown up, notes that “the trees, whose leaves had fallen, stood shaking, their skins turning blue”. This is an expression that sheds a sharp, ironic light on its creator, since it clearly reflects the situation of the family, and not that of the trees, which not only are not shaking with the cold, have no skin, and are not turning blue, but for which the cold is essential to their growth process. The source of irony here is also, of course, that this is not an expression that we would expect to hear from a person who lives among trees. The family members’ lack of connection to their “natural” environment becomes clear, in the semantic field, in a metonymic manner as well. The narrator, the youth who has grown up, notes that: “Outside, heavy masses of fog rose. Grandfather wore the old ץוחב ואשנתנ ישוג לפרע ) ”winter coat and mother the brown jacket of her youth .( הירוענ לש םוחה טק ’ זה תא אמאו ןשיה ףרוחה ליעמ תא שבל אבס םידבכ . 16 This is a perfect example of Appelfeld’s brilliant metonymic art of characterization: on the one hand, the masses of fog, which represent the tangible narrative present, are described by the adjective “heavy”, and on the other, the people, whose whole existence is anachronistic, are described as follows: the grandfather is wearing his “old” coat, while the mother wears the jacket “of her youth”.

17 The alienation of the family members is also apparent, as mentioned, when we examine their connection to the deep kernel of the tribe. The people who come to the grandmother’s funeral surround the family members like a supportive, protective wall. Led by the “elderly man with a majestic appearance”, a duplicate of the grandmother whose forehead, on the day of her death “wore purity”, their prayers, carried away in

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the air, are supposed to connect the family members to the community and the Creator. And indeed, the assimilated family members understand neither the ceremony nor the language: “We stood, surrounded by a crowd of strangers that murmured, whispered, beckoning each other with their hands.” The way in which the crowd is described, as a mob of creatures making unclear sounds and strange gestures, like a kind of multi-headed monster, reflects not on the crowd itself, but rather on the family members, who, with the grandmother’s death, have lost forever their real selves and become shadows.

Progressive and Retardative Motifs in Appelfeld’s Writing

18 The unidirectional deterministic character of plot in Appelfeld’s prose, that is, the trajectory of perishability, loss of vigor and waning, on the one hand, and the fatal anachronism that characterizes the main characters, on the other, is consistent with one of the prominent stylistic signatures of Appelfeld’s work. I refer to the nature of the orchestration of a motif, that is, to the type of philosophical artistic logic that is responsible for the relationships between the recurring elements that appear in his works: marginal characters (those that carry previous cultural baggage: beggars, clowns, dwarves and so on, or those that are charged with meaning throughout the text before us), accessories (keys, scarves, and so on), common expressions (popular expressions together with unique linguistic patterns for certain characters), figurative expressions (metaphors, imagery), textual units (scenes, narrative devices), typical grammatical structures and so on. To be precise, I mean the character of the orchestration of a motif in the narrative context of the work. That is, as we have learned from Goethe, with the mediation of Gershon Shaked,16 in the specific character of two pairs of motifs. The first pair consists of progressive motifs, which advance the plot towards what seems to be its purpose, and retardative motifs, which slow down the progress of the plot towards what we see as its purpose. The second pair consists of retrogressive motifs, which relate to a time before the “narrative present” of the story, the time during which the events are presented in a manner that is reinforced, tangible, and simulates reality, and anticipatory motifs, which relate to events that occur after the “narrative present of the story”. An additional type of motif can be added to these two pairs: retrogressive motifs, whose definition stems from the identity of the plot axis along which they operate. The two former pairs of motifs operate along the central axis of the plot, while retrogressive motifs operate on secondary axes. They can advance, postpone, return to events from the past, or anticipate the plot’s future. However, they make all these moves alongside the central sequence of plot events.17

19 The progressive plots in Appelfeld’s work are those that advance the plot toward its expected end: perishability, loss of vigor, and waning. The retardative motifs are those that create the momentary false impression that it is possible to prevent the expected ending of the plot or at least to postpone its arrival. The retrogressive motifs, or to use Genette’s terminology,18 units of analepsis, and the progressive motifs, or in Genette’s terminology,19 units of prolepsis, which recur in Appelfeld’s works, function almost always as retardative and/or progressive motifs. Thus, for example, in his early prose, which focuses on Holocaust refugees living in Israel in the nineteen fifties, the analeptic motifs, the ones that return the protagonist to the time before the “narrative

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present”, to the period of childhood or the Holocaust, are perceived in the consciousnesses of the protagonists, and at first reading, also by the reader, as indicating a situation of postponement. They create a momentary illusion that the return to the past makes possible a kind of safe anchoring in a home port, stopping the uncontrollable flow of events. However, and this is the source of pathos and irony here, this return, which connects the protagonists to the traumatic past, crushes them, and accelerates the plot towards its end. ןשע :A Serious Effort”, in“) ןויסנ יניצר Thus, for example, in the excellent early story 20 (Smoke), 1962), Tzimmer, the protagonist, finds seeming refuge in the home of Rozina, “who had […] the kind of naïve simplicity of a strong daughter of peasants”,20 a naïve simplicity to which many of Appelfeld’s protagonists repeatedly cling.21 Nevertheless, there is a catch: the same “naïve simplicity” is perceived by him, because of the horrors of the Holocaust, as extremely aggressive sexuality that he cannot control. He feels he is being carried away helplessly toward death: “’You will come to us, to the ambulances’ Rozina said from within the melody. ’Just not to transfer the dead, just not to transfer the dead’, Tzimmer tried to overcome the music. ’Dead’, Rozina chuckled to herself, and there was something sharp and arousing in her voice.”22 “[…] and so [Tzimmer] would raise his head and again clutch her hand. Rozina sat and the spark of carnivores caught fire in her eyes and her chest breathed. ’My bird, love me strongly, strongly, strongly.’”23 In desperation, Tzimmer attempts to find refuge in another house known to him from his childhood as “the synagogue”. But this place too, like Rozina’s house, is perceived by him, again, because of the horrors of the Holocaust, as a space of death. His sense of entrapment is doubled because Rozina’s image takes control of him: Toward evening, a kind of increasing chill took over […] and Mendel held on to his arm and led him up to the opening of the synagogue…Strange, and in a certain way revolting, the room looked to him like the purification chamber in his town’s cemetery, into which he had once peeked on Lag B’Omer and fled. […] And thus he sat with a vortex spinning sharply in his head. The worshippers came together, and Tzimmer, who sat in the last row, somewhat camouflaged, attempted to remove from himself the image of the portrait of Rozina, which merged here with the flaming bronze dress.24

21 Progressive motifs have a similar status in Appelfeld’s late prose. These stories focus on characters who are assimilated Jews living before the Second World War in an urban environment replete with anti-Semitic and auto-anti-Semitic manifestations. Many progressive motifs embedded in the narrative represent the deep desire of the protagonists to abandon the decadent city and settle in a Carpathian mountain village, where, according to their fantasies, they will rest in the warm domestic bosom of rural Jewish space, which has not been contaminated by the ailments of modernization. However, as the text repeatedly implies, and this is the source of the pathos and irony here, we are talking about an ideal space, which probably never existed. And even if it did have a real existence, or even a similar existence, it has recently been erased from the world, or will be erased when the protagonists arrive at its threshold.25

Until the) דע הלעיש דומע רחשה Thus, for example, Blanca, the central character in 22 Dawn Rises, published in English as Until the Dawn’s Light), imagines her future: The thought that one day Blanca would journey to the famous Carpathian Mountains and bathe in the Prut River took shape within her while she was ill, and now it was very clear. She imagined her life in the Carpathians as a simple life, a country life, with hours of prayer that would divide the day into three sections. On holidays everyone would put on white clothes and go to pray in small wooden

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synagogues. The disciples of the Ba’al Shem Tov’s disciples still prayed in those small synagogues. They had reached a ripe old age and dozed during most of the day. But in the summer, in the drowsy hours of the afternoon, they sat in the doorways of the houses of study and greeted those who arrived with a blessing.26

23 The Carpathian fantasies that were formed in Blanca’s brain “in the days of her sickness”—and sickness here has both a physical and a psycho-cultural meaning27— have no connection to the reality of her time. And yet, she sets out on a journey to the Carpathians. This journey, and, similarly, “journeys of repentance” taken by other women of her kind in Appelfeld’s prose, is revealed not only as a move based on a romantic fantasy, but also, as becomes clear at the end when Blanca turns herself over to two policemen who happen to arrive, as a death wish, like suicide.28 Thus, all the anticipatory motifs, which are concerned with the expected ideal time that awaits Blanca when she arrives in the Carpathians, which are perceived by readers as a retardative unit, islands of calm at the heart of the socio-political storm in which she lives, are revealed, with her arrival at her destination, as progressive motifs, which accelerate movement along the path of destruction along which she finds herself.29

24 The “retrogressive motifs” in Appelfeld’s work also operate along the same opposing paths. At first, they delay the plot by means of material that seems irrelevant to the main axis, and thus are also perceived as islands of calm in the heart of the storm. And indeed, since they always contain psycho-social explosives, when they set these off, they become progressive motifs and accelerate the plot towards its catastrophic end.30 This type of “retrogressive motif” can be found in the character of Trude, in Translated as Badenheim 1939), who is presented to us in the second) םייהנדאב ריע שפונ paragraph of the story: The pharmacist’s sick wife, Trude, stood by the window. She looked around her listlessly with the gaze of a woman chronically ill. The light fell kindly on her pale face and she smiled. It had been a strange, hard winter. Storms had swept through the town and torn roofs off the houses. Rumors were rife. Trude lay in a delirious sleep. Martin never left her bedside. She spoke constantly of her married daughter, and Martin reassured her that everything was all right. Now the winter was over. She stood by the window as if she had been resurrected from the dead.31

25 Trude is a marginal, even a trivial character in Badenheim 1939, one of Appelfeld’s collective novellas that deals with the fate of a group of Jews who arrive, as they do every year, in their resort town,32 except that this time the resort town turns into a detention camp from which they are sent, at the end, in “filthy freight cars”,33 to “the East”, to an unknown destination. Trude watches these Jews from the side as they refuse to organize the abundance of anticipatory hints that bombard them into the necessary meaning: their fate of destruction has been sealed. Moreover, they create an inverted meaning: they produce a national-productive film that resembles, horrifyingly, Nazi propaganda,34 according to which they are supposed to return in glory to their real homeland: Poland. The Jews vacationing in Badenheim suffer from the same fatal anachronism that I mentioned at the beginning of the section, that is, an extreme dyssynchronicity between what is presented as existence—the ontological plane of the world - and what is presented as consciousness—the epistemological plane, the way in which they perceive the reality-like world that they inhabit. The dyssychronicity reaches its ironic and somewhat grotesque apex when their leader, Doctor Pappenheim, blurts out, before he and the others are loaded onto the filthy freight cars, into which they “were all sucked in as easily as grains of wheat poured into

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a funnel”,35 the following shocking sentence, which ends the novel: “If the coaches are so dirty it must mean that we have not far to go.”36

26 Just as in Badenheim 1939 the narrator redirects the spotlight from the group of vacationers to Trude and her family—her husband the pharmacist, Martin, and her married daughter, Helena, about whom she is concerned—it diverts our glance from the main arena of events: the ever-tightening ring around the vacationers, which is expressed in the expansion of the authority of the “Sanitation Department” and its mysterious inspectors, to a marginal site: a family that does not belong to the community on which it is focused. Trude’s marginality in relation to the central events of the narrative also derives from what becomes clear from the way she is described the first few times she is mentioned in the text. First, she is defined as ill, a definition that is further validated by her juxtaposition to her husband, Martin, who is a healthy person and also a medical professional, a pharmacist. Second, she “lay in a delirious sleep”, while those around her, especially Martin, who “never left her bedside”, are awake. Third, she “looked around her listlessly with the gaze of a chronically ill woman”, that is, at least apparently, a gaze that has no real validity, that is not reliable.

27 Trude has another significant characteristic. She has hallucinations: about her family, she is convinced that her married daughter is “captive and abused”,37 and also, and especially pertinent to the matter at hand, about the Jewish collective and the human condition of her time in general: “[t]he whole world looked transparent to her. It was poisoned and diseased…”38 Against the background of Trude’s marginality and exceptional nature, it seems that we should relate to her as an unreliable witness, and dismiss her horrible hallucinations, at the personal and general level, as a fool’s prophecy, a curiosity, and no more. And indeed, this Trude is the only one in the story who sees clearly. Like many blind prophets in world literature, and like characters who suffer from prominent physical defects in Appelfeld’s stories,39 she sees much more than those who surround her, who are sober and wide awake, whole and healthy in body and mind. The following horrifying sentence that the narrator assigns to her in the first description of her attests to this: “She stood by the window as if she had been resurrected from the dead.” This sentence also describes in the deepest and sharpest way possible the terrible end of the vacationers in Badenheim (who are joined by Trude and her family, including Helena, who goes back to her parents’ home after her husband abandons her), as well as their terminal experience before the expulsion, the experience of a group of people who appear to be alive, but are living-dead, dead people given flesh and blood and breath by the author. They mill around and talk, but there is no spirit of life in them. In other words, Trude, the marginal, bizarre character, does a good job of symbolizing the double internal logic of the plot of the novella before us, which is valid, as I mentioned, in all of Appelfeld’s stories; on the one hand, this is a narrative logic that creates a chronicle that exists in the shadow of a death foretold, and on the other, this is a narrative logic that creates a chronicle that exists in the shadow of a death that has already taken place. Toward the end of the novella, the narrator reports to us that: “[t]here was no end to surprises: Helena returned. She stood at the gate in a long dress with a shawl over her head like a peasant woman turned out by her husband”.40 This is the moment when it becomes clear that, as Martin admits, “everything Trude said was true”.41 At the level of the novella’s orchestration of motif, here the process that Trude implements as a motif is completed. At first appearance, it is perceived as a retrogressive motif with the value of a curiosity, and it

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functions mainly as a retardative motif, as a “bizarre” and irrelevant deviation, a kind of dramatic relief or comic relief from the central axis of the plot. The announcement by Martin - the healthy, sober, medical man -regarding the ultimate truth of Trude’s words marks the completion of a dramatic change in the status of the “Trude motif” in the story, the motif that is important to the central axis of the plot, which anticipates and informs us of the catastrophic end of the story, and thus, of course, has the status of a progressive motif. Moreover, the reversal in the status of the “Trude motif” is very characteristic of Appelfeld’s stories, and attests to an important feature in their composition, and, accordingly, to the author’s worldview. Appelfeld orchestrates the motifs in his stories in a way that lends them an inverted character, like stories with a twist at the ending. The scenario constructed in his stories by the normative characters, in Badenheim, Martin, on the one hand, and the vacationers on the other, turns out to be completely wrong, while the scenario constructed by the liminal characters (sleeping, ill, handicapped, and so on) turns out to be correct. The moment of recognition of this dramatic change is reserved for a chosen few only, like Martin. The others in Badenheim, the whole community of vacationers, continue to hold on to the mistaken scenario up to the last minute. This is the source of the tragic gap that is the basis of the stories, and which has two sides: ironic and pathetic.

Slowly”) – A Close Reading of a Short Story“) לאט

28 A careful consideration of the orchestration of motif and its many meanings in Appelfeld’s fiction requires a close, comprehensive, and methodical examination of this central structural element in a whole story. In order to do this in a limited space, I have chosen a very short story, but one that is very meaningful in Aharon Appelfeld’s ”Slowly”) from his first “mythological“) טאל literary career.42 This is the story Smoke, 1962), whose first paragraph is presented by the first-person) ןשע collection The Man Who Never Stopped ) שיאה אלש קספ ןושיל narrator, Appelfeld’s double, in Sleeping, 2010), as his first piece of published prose: After a sleepless night, I took two painkillers, a cool calm came over me, and I wrote the following lines with the first light: The changes will come unseen. Growth is slow, almost imperceptible. Only sometimes at the station, in temporary parking places, on the balcony,43 a head will peek out at you, wrinkles ringing its width, and you can count, as on a tree trunk, the rings of the years. I read and reread and was amazed. From where within me did those words come and how did they connect into a paragraph? And who was that head that peeked at you, the wrinkles, the rings of years? I knew that they came out of my pen, but nevertheless, are they mine? I recopied the paragraph and my amazement was great.

29 This opening paragraph contains, like other of Appelfeld’s opening paragraphs, the thematic, narrative dramatic, and rhythmic tonal infrastructure of the entire story. The subject of the paragraph is time, or more accurately, the changes that time conceals under its wings, whose movement here is slow, almost imperceptible, but and in all of Appelfeld’s fiction is a definitive טאל certain. The movement of time in metonym for a metaphysical inertia whose development it is impossible to disrupt. Appelfeld proposes this philosophical position in this paragraph by creating a brave, yet bizarre, linkage between growth in nature and growing old in human beings. Growth, the narrator claims, is slow, unavoidable, and happens “unseen”. Yet “sometimes”, or, more accurately, “only sometimes,” it is possible to discern this

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growth. This discernment is possible not in nature, and not through tracking the growth of a plant or tree, but in the urban landscape, at coincidental sites, liminal passageways (“at the station, in the temporary parking places, on the balcony”) by way of a chance glance at a head peeking at you: “wrinkles ringing its width, and you can count, as on a tree trunk, the rings of the years”. The tree-like characteristics attributed to human beings (“the rings of the years” on “the head that peeked at you”) creates a figurative expression, a synthesis, which breaks down existing categories (human-tree), and thus undermines and threatens. This threat is amplified by the writer’s declaration that he has no idea who “that head” is or “from where within [him]”… those words c[a]me and “how [they connected] into a paragraph”. Moreover, we are talking about “growth”, this time of words, which may or may not belong to the person who wrote them, or, perhaps, as the narrator repeatedly wonders, he only serves as a pipeline, a medium, through which, or, to be exact, “out of [whose] pen”, the words “c[o]me out”.44 The common denominator shared by the narrator’s position in “Slowly”, observing the objects he presents in the opening of the story and the (The Man who Never Stopped Sleeping ) שיאה אלש קספ ןושיל narrator’s position in observing that embryonic paragraph from a distance of nearly fifty years, is the realization that there is a tragic gap between the constant and unstoppable inertia of everything that is under the control of time and the human attempt to understand that inertia, that is, to mark and identify it, to try, even “only sometimes”, to stand against the uncontrollable flow of time.

30 An additional thematic focus in this paragraph is the tension between that which is permanently in its fixed place (the tree) and that which is moving (the person) and, accordingly, between the permanent place (the house, which exists here like a black hole) and temporary places (the station, temporary parking places, the balcony). This tension is also expressed in the logical grammatical pattern that organizes this paragraph: the frequent, the routine, the “usually”, in which things occur “unseen”, on the one hand, and the “only sometimes”, the rare moments, the “exceptions”, on the other. This tension between the permanent and properly in its place (the house, the tree), and the temporary (the wandering person, the immigrant, the refugee, the one who lives not in his place of birth, outside his childhood landscapes, and so on) is a basic element of the thematic infrastructure of Appelfeld’s stories that was best The Skin and the Gown): “Without houses that are inherited) רועה תנתוכהו phrased in and without fathers, a person is only fleeting, a branch in a jar of water.”45

31 The arrangement of the thematic, tonal, and structural coordinates set out in the Slowly”) serves as a unit of lyrical philosophical“) טאל opening paragraph of background for the story of Sharfshtein, former owner of forests in the Bialystok region, and in the narrative present, owner of two apartment buildings in a suburb that is dismal, but has commercial potential, apparently in Jerusalem. This Sharfshtein is waiting calmly, in accordance with his personality and his experience from his forest- owning days, for the tenants of the buildings to evacuate voluntarily, so that he can then sell the apartments at a tidy profit, and properly support himself and his sick wife, Sonia, who “wanders from sanitarium to sanitarium”.46

32 While Sharfshtein lives in Israel in the nineteen fifties, his way of thinking and behavioral patterns are constructed according to models that were (perhaps) suitable in the past, when he was a great lumber merchant, but are presented as totally irrelevant in relation to the world in which he is now attempting to survive. Appelfeld

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dramatizes, with brilliant rhythmic orchestration of motif, Sharfshtein’s irrelevance, that is, his anachronistic essence, and the inevitable product of this essence.

33 Sharfshtein’s conscious condition, which falls between two times of existence, is hinted Slowly”). The word “slowly” on its own and the sentence“) טאל :at in the story’s title that contains it: “The trees grow slowly” open eight of the first twenty paragraphs of the story, which includes a total of fifty-nine short paragraphs. Sharfshtein’s obsessive repetition of this phrase, which creates a rhythmic mini-plot of motif, whose semantic status becomes increasingly thin, marks his desperate attempt to stop the flow of time by using a linguistic unit that links him to his past.47 This becomes clear in all the sections where the author uses Sharfstein’s obsessive expressions in indirect speech. For example: “It was beneath Sharfshtein’s dignity. Owners of forests remain owners of forests [...] true success ripens slowly, branch after branch. Patience created the sturdy trees”,48 or: “The trees grow slowly”—after all, he has to say something to himself. The increasing pressure of the street forces him to say something. Does he mean to say that soon the houses will be given to him and again he will be able to rent them out as he pleases, to sell them, to go out into the street and say “Sharfshtein is alive?” Perhaps he means his forests in Bialystok, which certainly grew well. Soon he will have to thin them out; “even from what you thinned out you could build whole warehouses.49”

34 And indeed, the adherence to this expression, which is supposed to protect Sharfshtein, and which serves as both an analeptic motif and a retardative motif, overwhelms him. This is because this expression also serves as a progressive motif, as it creates a problematic renewed connection to the traumatic events of the past that are hinted at in the sections that the narrator juxtaposes, in indirect speech, with Sharfshtein’s obsessive expressions. Such a connection is created, for example, by means of a motif that is secondary to the tree motif: the motif of the burning of the trees contained in the following lines: “Sharfshtein remained Sharfshtein. He did not become easily caught up in desperation. A tree is chopped down and new shoots will come up from within it. Sometimes a forest is burned down, and haven’t we experienced that?”50 And afterwards, in a more dramatic way: “Slowly”—he repeats—“Real change ripens slowly, but as it ripens, it bursts out like a long-suppressed fire, it spreads through the whole length of the forests.”51 The analeptic motif that is perceived as retardative also becomes a progressive motif. The peak of this process is reflected in the rift that the narrator creates between the phrase “the trees grow slowly” and the character who originally uttered it, Sharfshtein. Thus, for the first time, in part twelve, a “familiar voice” is heard, which may or may not be Sharfshtein’s voice, and may or may not be someone else’s: “And a voice came and said: ‘Sharfshtein’. Did he mean his uncomfortable way of sitting? Or was it nothing more than an irritating sound? ‘Sharfshtein,’ the voice repeated and disappeared.”52 Sharfshtein answers, “There’s nothing to do, the power is too great.”53 Later, in the middle of the story, in section 22, a parodic voice is heard: “Mr. Sharfshtein, trees grow slowly”54—and the narrator clarifies: “Certainly one of the tenants, an arrogant voice, but not enough to provoke fury.”55 And again, in lines 50 to 52, a dialogue with no speaker or addressee is presented as a kind of mechanical echo of human speech: “‘The tenants are well established, no one will move then, the law protects them’, the voice repeats occasionally. ‘The trees grow slowly’—answers a slow and measured voice.”56

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35 And again, towards the end of the story, this time it is a dialogue without clear speakers. First, “a demanding voice”, perhaps the voice of Sharfshtein’s conscience, “Mr. Sharfshtein, a demanding voice rose, When will he stop running away, there are debts and things must be decided, his wife is wandering the streets.”57 And another voice answers: “Too rude a gesture.”58 This is, it seems, the voice that represents the side of Sharfshtein that is stuck in the past—the side that does not adapt to the contemporary rhythm. But here, unlike in the first “dialogue” that I mentioned in this context, the phrase “too rude a gesture” apparently can be attributed to an anonymous speaker who is answered by another anonymous voice that tells Sharfshtein that he cannot ignore it.

36 Many increasingly powerful progressive motifs join the motif that turned from retardative to progressive. Some of these touch directly upon the anticipated end of the plot—Sharfshtein’s implied death—and some of them relate to this ending in a metonymical or metaphorical way. A prominent direct motif is the chain of references of the real estate agents, representatives of tomorrow in the contemporary world, who attempt to undermine Sharfshtein’s confidence as he clings to times past. This chain of references creates, like the repetition of the word “slowly” and the phrase “trees grow slowly”, a counterpunctual mini-plot of motif whose status becomes increasingly powerful. This process of empowerment, which is cut into sections through the caesura of a local, momentary pause, is carried out through a gradual reinforcement of the semantic field that relates to the real estate agents. This field is composed mainly of the strengthening of the metonymic natures of the agents: their movements, their dress, and so on. It becomes increasingly crowded, oppressive, and irritating.

37 In the third section of the story, immediately after we become aware of Sharfshtein and his mantra, we are informed that “suddenly, the street was found in the grip of other forces. Nimble real estate agents fly in, coats over their shoulders”.59 In section eleven we are told that: “The merchants move huddled together. And these are not the merchants of the morning. Yes, of the morning. Now they seem somehow strengthened. The heavy coats lend them power.”60 In section nineteen, an apparent pause is created: “The street is emptying. Traffic moves to the side alleys. The desire to work subsides. Night falls on its nests.”61 But then comes the following: “But secretly, in the alleys, behind the buildings, some other movement arises and effervesces, entirely hidden, but hurried. There those matters come to an end in negotiations, contracts are signed, resolute arbitrators make decisive judgments, rushing real estate agents stick to their opinions.”62 And afterwards Sharfshtein is found in the street and: “[a] man came towards him, a surprising offer in his mouth. ’Something can be done,’ said the man—’I would say an opportunity not to be missed’. He stood and did not relent. With his whole coat he attempted to encircle.”63 Sharfshtein stands his ground, “Sealing his ears to the agent’s entreaties.”64 In response, the real estate agent removes his coat and takes out his papers, proving it, black on white. When Sharfshtein stays strong in his position: “The agent withdrew. ‘Only iron can answer iron’—his voice echoed and did not relent.”65

38 Thus, in a clear trend towards empowerment, with repetitive movements that are momentarily cut off by a weakened retardative motif or by the local diminution of a progressive motif—Sharfshtein’s anachronistic fortress is undermined, until it finally collapses, in the last section of the story:

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Meanwhile, winter came. The merchants moved in heavy coats. They took over the street. The winds would not prevent them from going out. Sometimes one of them would come and hit the door with the handle as if he were trying to break in. “Sharfshtein”, he called. If there was no answer he would shake the door.66

39 The mini-plot whose central focus is the real estate agents-merchants thus defeats the mini-plot whose focus is on the expressions “slowly” and “trees grow slowly”. The progressive motifs, represented by the agents-merchants, which are mainly concerned with synchronization with the changes in time, defeat the retardative motifs, which represent Sharfshtein, whose whole existence is fatal anachronism.

40 Joining the progressive motifs, which relate directly to the central conflict in the story, the one between Sharfshtein, the merchant from the “older generation” and the agents, the merchants of the “new generation”, are analeptic motifs, those whose place is alongside the central axis of the story. These motifs create, as I have mentioned, local pauses in the uncontrollable narrative flow. And nonetheless, as in Trude’s case in Badenheim 1939, in “Slowly” too, the analeptic motifs are revealed during a first reading, or at most, in a second reading, as powerful progressive motifs, which navigate us to the catastrophic end of the plot. This is because they always include biological and/or psychological situations that are analogous to Sharfshtein’s situation, and which end as decided failures.

41 Scenes, repeated in various versions, whose common denominator is that at their center are characters who appear once and then disappear, who attempt, like Sharfshtein, to slow the flow of time, or at least to find a temporary refuge from it, are progressive motifs of this type. An example of such a scene is one at whose center is an anonymous peddler to whom the fourth section of the story is devoted: And a man appears, somewhat cumbersome and managing to slow down the traffic at once. There is probably a new, amazing proposal in his mouth. Immediately they gather around him to listen, he stands in the circle, pulling something from his pocket. “New fabric”, he calls.67

42 The fact that the man “slow down the traffic at once” and the fact that this is mentioned at the beginning of the story might indicate a glimmer of hope for Sharfshtein, who is also trying to “slow down [...] the movement”. But this hope/ illusion vanishes immediately in the beginning of the next section: “Slowly the sights move. We cannot slow down the movement. But we can watch this flow.”68

43 Another, exemplary, instance of this compositional phenomenon is the next scene, which is entirely marked by deviation from the axis of the central plot. This, indeed, allows Sharfshtein a momentary escape from the crushing flow of time, but also contains a clear anticipation of what awaits him at the end of the story: Meanwhile, the night falls and drops. People shut themselves in, closing shutters, gathered away from the night. “Sharfshtein does not belong here”, he says in his heart, which indeed needs an answer. “Even if he wants to he cannot. All the years he plundered them and now, in his old age, he will be like one of them. It is good to go into the tavern, and he did so. “How’s business?” says the tavern owner. “Slow”, Sharfshtein says, holding back. “Of course, I’m slowing the flow. I stop them here, I give them a night of rejoicing of the heart. Only Sharfshtein does not need it. Everyone needs it, but he can probably overcome it. How does he do it?” “There are things you do not understand, it is beyond your area of responsibility.” Sharfshtein means living in opulence and greatness when there is money; and Sharfshtein is still Sharfshtein when there is no money. Sharfshteins have their own way. You cannot understand it. Sharfshtein can sit all day on the balcony

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because he does not care. He knows that nothing should be changed, but he has patience, Sharfshteins have patience. Forest owners remain forest owners. You understand, you understand. “How long?” asks the tavern owner, for his business is not flourishing either.69

44 The entrance into the tavern and the discussion with the owner serve a significant retardative function. The tavern is a clear liminal space in which we deviate from the central and normative axis of life. This is the place of those who have no home or who do not want to be at home, those who prefer the street and its temptations to the safe house, where they ”shut themselves in, closing shutters, gathered away from the night“, the ”lowering night“, which they perceive as a violent and dangerous entity.

45 The tavern owner grants his guests a different kind of night: a night of rejoicing of the heart, an idea not necessarily associated with taverns, but more with religious experience, perhaps even Hassidic experience.70 It is an experience through which the owner can slow “the flow”, if only for a few hours. Being in the tavern can thus serve Sharfshtein as a clear retardative unit, which strengthens the basis for hope that the catastrophic end may yet be avoided. The basis for this hope is extended in light of the testimony of the tavern owner, which grants Sharfshtein the status of a super-man, someone who succeeds in overcoming what everyone has failed to: the struggle against the tyranny of time: “Only Sharfshtein does not need it. Everyone needs it, but he can probably overcome it. How does he do it?” Sharfshtein himself does not negate the words of the tavern owner. On the contrary, he reinforces them. He is indeed a wonderful creature: “There are things you do not understand, it is beyond your comprehension.”71

46 And indeed, even at the end of this unit, Sharfshtein is mythologized in a way that highlights the ironic-pathetic nature of the previous section. This is, of course, the final sentence of the scene. “’How long?’ asks the tavern owner, for his business is not flourishing either”—sticking a pin Sharfshtein, who is revealed as impassioned and pompous, and tossing him from the height of glory—Sharfstein’s unique existential philosophy, to the depths of degradation—the economic reality that might overwhelm him, whose nature the narrator clarifies for us in the following passage: And there comes a day more silent than the one before. The lamps on the wall lower themselves. The two pictures [of his wife Sonia and his daughter, who are in America] fade. Everything is cloaked in silence. And the municipal clerk comes and asks to collect the money. Afterwards, the clerk from the electric company comes and collects the money. Bit by bit the savings will be used up.72

47 The scene in which the peddler can “slow down the traffic at once”, at least for a moment, and the parallel scene, in which the owner of the tavern tells Sharfshtein that he is “slowing the flow… giv[ing] them a night of rejoicing of the heart” both function as deviating metonymic motifs, the type that relate to the main arena of action and the main character in a parallel juxtaposition. Alongside them, Appelfeld created in the scenes of the story metaphorical motifs that function as deviating motifs, the kind that relate to the main arena of action and the main character as parallel to the imagination by means of an image or a metaphor.

48 One of the scenes that acts as a deviating metaphorical motif, that is, first functions as a retardative motif, and then reverses itself and becomes a progressive motif, is the scene of the hardy garden plants: From inside the garden the plants become entangled, oleander and geranium bushes. Neglect did not harm them. Impervious, already beyond the exciting

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changes, they climb up the bars of the window. The thorns are also part of the sight. Hollow, they move near the fence, they open their wild foliage. Sometimes it is impossible to know who the real boss is in this landscape. The strong plants have already overcome the water shortage. In the distance bulldozers are already digging. It is impossible to prevent this, too.73

49 At the beginning of the passage, it is possible to get the impression that the oleander and geraniums bushes represent the triumph of the Sharfshteinian position. They are described as being “already beyond the exciting changes”—a condition beyond time, immortal, or at least a condition that indicates independence from the exciting changes in time, of which Sharfshtein is, supposedly, the ultimate human representation: “Time ripens the changes, but Sharfshtein remains Sharfshtein.”74

50 But the intentionally dissonant addition of thorns to the picture (“The thorns are also part of the sight.”), and particularly their intimidating, strange description, cast a shadow on the option of human or vegetable triumph over natural conditions, because it deviates from the physical rules to the realm of the nightmarish-macabre. This happens because the words used to describe them allow for a double reading that signifies their natural characteristics, and as such, places them beyond a normal in Hebrew, can be attributed to the לולח ,”natural phenomenon. The word “hollow ללח physical trait of the empty heads of the thorns. But it also evokes the Hebrew word the dead. This connection is created by the second word in the phrase hollow, they move near the fence. The word yanu’u (will—” םילולח ועוני דיל רדגה “ move) could signify a normal physical movement of the thorns in the wind. But in the semantic context of breaches of the laws of nature, it can also mark their movement near or along the fence, an unnatural movement of humanized living-dead thorns. This nightmarish-macabre performance is consistent both with the end of this sentence: “they open their wild foliage”, which indicates the unloading a burden, and with the narrator’s strange, threatening statement that “sometimes it is impossible to know who the real boss is in this landscape”.75

51 Either way, both sentences that end the passage—“In the distance bulldozers are already digging. It is impossible to prevent this, too.”—make it clear that the geranium and oleander bushes and thorns, which are taking over the landscape, do not represent Sharfshtein, but rather his competitors: the real estate agents. Thus, the bulldozers, whose actions cannot be prevented, will demolish the old houses, and clear the way for new construction programs, which Sharfshtein is trying to prevent and which the real estate agents are accelerating.

52 Two scenes concerned with the link between Sharfshtein’s wife and daughter, on the one hand, and a female tenant who beats her disturbed daughter, on the other, are also repeated scenes that function as deviating metaphorical motifs. At night, by the light of the table lamp, he writes the letters to his wife, to Sonia. Sonia is ill and wanders from sanitarium to sanitarium. In winter she stays with their daughter in America. The disease does not let her go. The doctors advise caution. She may not leave the mountain climate. Some spots were found in her lungs, too. “When will you come?”, writes Sonia. “The distance”, he replies. “Our daughter is willing to pay the costs.” “Sharfshtein cannot allow himself to stay at his daughter’s place. Indeed, you know the Sharfshteins, they can’t go out of their way. It’s their nature, patience, Sonichka. The changes come slowly. We will meet too.” The days flow by bit by bit.

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Time is broken down into full moments. The clock moves slowly. The upstairs tenant strikes her disturbed daughter, the shouts rising to high heaven. The rest of the tenants close their shutters. Sonichka cannot stand it, it is too powerful, so he stands and stares into the night.

53 We learn about Sharfshtein’s sick wife and his daughter who lives in America who are reminiscent of Trude, Martin’s sick wife, and their daughter, who lives far from her parents, in Badenheim 1939 and other similar “triangles” in Appelfeld’s stories76 only towards the end of the story (sections forty two to forty-seven of fifty-nine sections). The delay in conveying this essential information is not coincidental. The narrator, reporting on events through the consciousness of the protagonist, expresses Sharfshtein’s desperate attempt to postpone dealing with the moral injustice for which he is responsible, the open wound that refuses to heal in the story before us. The nature of this desperate attempt to escape accountability for any wrongs done in the past, a fundamental theme in all of Appelfeld’s work, at least until the late nineteen seventies, 77 points out to us, in a complex way, the link between the frame narrative of the passage, the story of Sharfshtein, his wife, and his daughter, and the internal narrative, that of the upstairs tenant and her disturbed, beaten daughter. This link is created here through a dual parallel: between Sonia and the disturbed daughter, on the one hand, and those who are mistreating them: the upstairs tenant who is beating her and Sharfshtein who is not ready to go out of his way and will also not give up his honor for the sake of his wife’s recovery on the other. To this double parallel another dimension is added due to the juxtaposition that ends the passage: “The upstairs tenant strikes her disturbed daughter, the shouts rising to high heaven. The rest of the tenants close their shutters. Sonichka cannot stand it, it is too powerful, so he stands and stares into the night.”

54 The question is what Sonya cannot stand. Is it the “too powerful” nature of the Israeli experience in general, the same experience that for Sharfshtein, who lives in the provinces of the past, is too powerful, or can she not stand the shouts of the disturbed daughter, “rising to high heaven”? Or could it be that both answers are correct and even connected to one another? One way or another, we are talking in both sectors about a terminal condition, which sometimes seems escapable, but this is only an illusion as clarified in the penultimate scene in the story: “Mr. Sharfshtein,” a demanding voice rose: “how long will he run away?” There are debts and thing must be settled, his wife is wandering the streets. “Too rude a gesture,” he replies. “And he can ignore it.” Upstairs they are striking the disturbed daughter. Every day they beat her. She is already big and well developed, and her face is pink with good health. Sometimes she goes down to the garden, but her mother’s hand will find her there, too. “What shall we do with you?” asks the mother, and runs after her.78

55 Indeed, the disturbed daughter is “already big and well developed”, indeed “her face is pink with good health”, and indeed, “sometimes she goes down to the garden”. “[B]ut [and here we can hear the voice of the place from which there is no escape] her mother’s hand will find her there, too.” Even here she asks, “What shall we do with you? ... and runs after her.”

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Syntactical Patterns & Existential Tension

56 The tension between the appearance of a normal, protective routine, that is, a postponement of the uncontrolled force of the plot, which is striving for the inevitable catastrophic end, and the representation of the situation as it is, that is, the overt Slowly) at) טאל manifestations of the narrative’s uncontrolled force, are reflected in the syntactical level as well. Clear examples are in textual sequences that are based on the repetition of the same two words that form a syntactic rhythmic balance that reflects the apparent equilibrium between the conflicting forces in the Appelfeldian world, the delaying forces, on the one hand, and the progressive forces, on the other. This type of rhythmic syntactic pattern, which relies on the doubling of a word, characterizes eight out of fifty-nine segments included in the story at hand. By monitoring its development, we can learn much about the nature and meaning of the orchestration of motif in Appelfeld’s work. The first segment of this type, number six, sets out for the first time the force fields at work in the story: “Slowly, slowly, in a thick flow, negotiations will be conducted. Sometimes from within a dim routine and sometimes from an outburst, and again everything is going back, as if completing the path.”79

57 This linguistic pattern: “... sometimes….and sometimes” signifies a kind of status quo in the power relations: a dull routine, on the one hand, and an outburst, on the other, forces that are apparently coming to a completion. But this is a mistaken impression. This point is implied by the two words “as if”, the assumption in the phrase “as if completing”, which cancels out the calming quality of the statement that “again everything is going back…as if completing the path...”

58 The same linguistic pattern is repeated, with a different disposition, two sections later, in section number nine: Sometimes he sits and curls up in a chair, and looks like a person who has been completely taken over by patience. No one can take that apathetic look away from him. Already beyond excitement, in the good provinces of acceptance. But sometimes some curiosity arises in him. At times of rest, in the hot afternoon hours, the street thins out, here is an old merchant, a boy selling newspapers, the stalls are empty too, the shoe-shine boy sits facing him, right in front of the pupils of his eyes, the houses are nothing but a frame for him. The pharmacy, too, belongs to the view. The old pharmacist finds time to relax. The silence stretches, everything lowers itself into drowsiness. Only down in the cellars the sewing machine strikes.80

59 In the beginning of the section Sharfshtein is described as almost inanimate, like someone who has achieved a full degree of equilibrium, and is “in the good provinces of acceptance”. This complete ease, juxtaposed with the “recess” in the street war with the real estate agents, is the outcome of the exhausting weather. It takes him out of his shell for a moment and he is able to look around at the street and its inhabitants, who are also at rest. Ostensibly, the pattern “sometimes... sometimes” functions differently here than in the first case I mentioned above. The second appearance of the word “sometimes” serves to strengthen the symmetrical pattern and reinforce the first instance. It is not used in counterpoint, but rather as a unit of confirmation, exemplification, and detailing. However, the final sentence of the text changes everything. The seemingly random phrase, “Only down in the cellars the sewing machine strikes”81 creates a feeling of uncertainty and threat, a sense that comes from

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discerning that from below, beneath the surface—literally—something else is happening. This feeling is intensified because this strange sentence is linked to two other sentences, already discussed, that also relate to an undermining and threatening event: “Upstairs they are striking the disturbed daughter”82 and “The upstairs tenant strikes her disturbed daughter”83. Another undermining, threatening occurrence that is also further reinforced since the neighbors’ response to the screams of the disturbed daughter—they “close the shutters”,84 is associated with that same (absurd, ridiculous) defensive act that they use against a different threat: “Meanwhile, the night falls and drops. People shut themselves in, closing shutters, gathered away from the night.”85

60 The inversion produced by the last sentence of the section—“Only down in the cellars the sewing machine strikes.”—an inversion that is, as mentioned, a typical poetic move in Appelfeld’s orchestration of motif, both at the level of the section and at the level of the whole story— activates all the “dormant land mines” in the previous sequence. Thus, beginning from the description of Sharfshtein as curled up in his chair, a posture that does not precisely convey serenity (one usually curls up in bed, not in a chair), and, continuing in the second part of that sentence, “[who] looks like a person who has been completely overtaken by patience”,86 a sentence that, now, on second reading, evokes discomfort. This discomfort is evoked partly because it is clear that the entire section is not marked by sharp discernment, but is rather fragile and very loose: “and looks like”, and partly because this seeming serenity is actually the product of violent and anxiety-evoking conquest, “who has been completely overtaken by patience”,87 an allegory of a person overtaken by some dybbuk. In addition, the buried land mine is set off in the seemingly innocent cataloging of the people he watches, as it were, “already beyond excitement, in the good provinces of acceptance”. The existence of this mine is already signaled in the phrase “the pharmacy, too, belongs to the view”.88 This linguistic pattern, which we have already encountered, emphasizes the supposed belonging of the pharmacy to the landscape, and, therefore, precisely its uniqueness—its connection to the sensitive issue of disease and cure. This uniqueness is further reinforced by a complex network of links two of whose elements appear here: the parallel between the pharmacist, who “finds time to relax”, and the owner of the tavern, who tries, without much success, to slow the flow, and the multi-channeled linguistic link between the Hebrew word gam (too) in the sentence whose subject is the pharmacy and the word “too” in other places in the story that all signal situations of severe distress. Here are some examples: “In the distance bulldozers are already razing. It is impossible to prevent this, too.”89 “In winter she stays with their daughter in America. The disease does not let her go. The doctors advise caution. She may not leave the mountain climate. Some spots were found in her lungs, too.”90 And upstairs “they are striking the disturbed daughter. Every day they beat her. She is already big and well developed, and her face is pink with good health. Sometimes she goes down to the garden, but her mother’s hand will find her there, too. ’What shall we do with you?’ asks the mother, and runs after her.”91 The reinforcing function afforded to the repetition of the word “too” (gam) in these sentences sheds new, ironic light on the word gam, as it is used by Sharfshtein in the following internal monologue, which seems to radiate complete confidence and peace of mind: “’Sharfshtein does not belong here,’ he says in his heart, which indeed needs an answer. ’Even (gam) if he wants to, he cannot. All the years he plundered them and now, in his old age, he will be like one of them.”92

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61 The third instance of this pattern is based on its predecessors. Here, the symmetrical pattern, like a scale on each of whose sides the word sits twice, is replaced by an incomplete pattern in which the word pe‘amim (sometimes/occasionally) appears only once and the reader is supposed to fill in the missing second appearance: “Mr. Sharfshtein, trees grow slowly”. Certainly one of the tenants, an arrogant voice, but not enough to provoke fury. The voice is familiar, patience already subdued it. But there are times when (yesh pe‘amim) a kind of shocked desire bursts out and rises in the arteries and demands a decision. Sharfshtein knows how to answer these accusers.93

62 This incomplete pattern, as we know from Hans and Shulamith Kreitler,94 creates uneasiness and anxiety. We fill it in ourselves, but there remains a sense that something is damaged. This incomplete, asymmetrical pattern reinforces the progressive value of the “sometimes/there are times when/occasionally motif”. This move is balanced, at least apparently, by the next instance of the “sometimes/there are times when/occasionally” pattern: “Sometimes he sits on the front porch, overlooking the street, and sometimes on the back porch, from where you see the bluish mountains of Moab. Evening descends upon the scene, wrapping it in purple and ruby hues.”95 Sharfshtein is seen here in a comfortable position—sitting on the porch viewing the Jerusalem landscape. This serene atmosphere is enhanced by the phrase “sometimes... and sometimes”, appearing here in its complete, symmetrical form, and thus reinforcing the retardative value of this motif. This retardative value is further reinforced by the spatial symmetry, since the action takes place sometimes on the front porch and sometimes on the back porch. However, again, this is only an apparent comfort, as we can see from the two following facts. The first of these is that this rhythmic linguistic pattern appears after the parallel pattern, the first in the series, which contains, as we have seen, a mass that will go on to erupt and destroy. The second is that a similar mass is mentioned in the second instance of this phrase (“a kind of shocked desire bursts out and rises in the arteries and demands a decision”)—and still, within the framework of the incomplete pattern, evokes discomfort. These facts cast a shadow over the seemingly relaxed atmosphere of the second instance. Because of them, we bring up from the description of the sunset the symbolic elements associated with murder and death, which, it now seems, fill it: Evening descends upon the scene, wrapping it in purple and ruby hues.96

63 The next section again presents a symmetrical picture between the retardative forces and the progressive forces, and thus serves as an additional milestone on the path that zigzags between the two psycho-existential options: Sometimes Mr. Sharfshtein seems like a man who has closed the house behind him and abandoned himself to the outside, and sometimes he seems like a guard, steadfast in his seat. After this section, which serves as an all-clear siren, despite the suicidal information contained in its first part (“like a man who has closed the house behind him and abandoned himself to the outside”), are three sections that are constructed on the basis of the incomplete pattern, the one that includes only one mention of “sometimes”: 1. In the late, drowsy afternoon hours, tired, a kind of panic grips the street. You feel that soon the people will burst out or someone will try to make an astonishing, liberating announcement. The tension usually ends in an inconsequential skirmish. People gather in a circle, for a moment look like rescuers, and sometimes they pounce like beasts of prey and the street returns, as if after a competition, to the measured movement.97

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64 This section ends the circle in the sequence of the instances of the syntactic pattern under discussion. It joins the first instance “Slowly, slowly, in a thick flow, negotiations will be conducted. Sometimes from within a dim routine and sometimes from an outburst, and again everything is going back, as if completing the path”. 98 This is the case because the two sections are not concerned with Sharfshtein, as we saw in the other sections, but with the uncontrolled force of the streets, the crowd, with its hidden face, moving from side to side, alternating between the retardative pole and the progressive pole, and so forth. The closure of this circle is completed by an additional instance of the motif of the individual person who tries to stop movement, while here, as in the first instance of this motif (“And a man appears, somewhat cumbersome and managing to slow down the traffic at once. There is probably a new, amazing proposal in his mouth. Immediately they gather around him to listen, he stands in the circle, pulling something from his pocket. ’New fabric,’ he calls”.99) a situation is presented in which a single person creates around himself a circle that closes in on him and then disperses. And indeed, the street performance is depicted here in a very violent manner (“for a moment look like rescuers and sometimes pounce like beasts of prey”100) that reflects Sharfshtein’s desperate condition and gives way to the appearance of the main progressive motif at the height of its power: “In the evening, in heavy winter coats, the merchants move, sated from their labor.”101

65 2. In the second section, already quoted on page 23, (“Mr. Sharfshtein, a demanding voice rose: ‘how long will he run away?’” etc.) we also have an incomplete pattern, indicating that progressive motifs have taken over. The location of this section, which is the penultimate section of the story, is not accidental. The impossibility of escape that screams from it is connected, as I mentioned earlier, with Sharfshtein’s strong sense of guilt that he is neglecting his wife “who is wandering the streets”, as he hangs onto his anachronistic mantra (“Patience, Sonitchka. Change comes slowly.”102), which indicates that he does not want and cannot adapt to the new reality in which he finds himself, and to the forces at work in it.

66 The conclusion that arises from this section prepares the ground for the final and decisive appearance of the syntactic pattern that serves as a sophisticated barometer that indirectly marks the force fields in the story: “Meanwhile, winter came. The merchants moved in heavy coats. They took over the street. The winds would not prevent them from going out. Sometimes one of them would come and hit the door with the handle as if he were trying to break in. “Sharfshtein,” he called. If there was no answer he would shake the door.”103

67 The pastoral descriptions of Sharfshtein, sitting relaxed on his porches and watching the sunset, are founded on the double, balancing appearance of the word “sometimes”, which can bring to mind the movement in a swing or hammock. Here, in the final section of the story, it is replaced by only one instance of the word “sometimes”, and it relates to one of the real estate agents who took over the street. The violent real estate agent fills one side of the scale in this pattern, while the empty side of the scale contains Sharfshtein, who was always absent, but present, and now disappears, completely gone from the story.

68 Moreover, here, too, as in previous instances of this pattern, it is supported many links to other motifs, used in refined ways. So, among other things, the phrase “Meanwhile, winter came”, echoes the phrase “Meanwhile, the night falls and drops, and draws from it its threatening animistic quality.” The word “as” serves as a qualifier (that connects

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with other qualifying phrases, such as “kind of”), but here the quality of this potential qualifying has a sarcastic touch. After all, is it possible to describe the final scene of the story, in which one of the merchants “hit[s] the door with the handle”—a strange formulation that indicates that the handle was torn off before it was used to hit the door—with the phrase “as if he were trying to break in”? And these are joined, of course, by the additional reinforcement of the main progressive motif: the merchants, moving now “in heavy coats. They took over the street. The winds would not prevent them from going out.”104

69 A relatively comprehensive, but by no means complete, examination of the Slowly”) reveals the predominance of this“) טאל orchestration of motif in compositional device, that is, following Jakobson’s105 well-known definition, its status as a controlling stratagem, which attaches to itself to and organizes many elements of the story, and plays a central role in the production of its meanings. The dominant status of the orchestration of motif in the story before us and in Appelfeld’s stories in general highlights both the “poetic” aspect of his prose, that is, to borrow from Jakobson106 again, its “poetic function” and the spatial aspect of the text, perceived in this context as a rhythmic system of coordinates, and this, of course, comes at the expense of its sequential aspect. The emphasis on the poetic aspect of the text, by means of a spatial reading that often requires intermittent “jumps” back and forth, is more typical, as it is well known, of poetry than prose, which is more limited, by its very epic-narrative nature, to linear movement in the domain of time. Even so, Appelfeld’s prose can be called poetic prose also because of the manner in which it links complete works and their larger divisions. Like poetry, in Appelfeld’s stories intermediate units―in poetry verses, in Appelfeld’s works paragraphs and short chapters―also have prominent status that challenges the unity of the work’s overall composition. This challenge, whose very nature is demonstrated by the fact that my ,Slowly”) is based on the division of the story into paragraphs“) טאל discussion of disrupts, at least in the first stage of reading, the impression of overall unity of the story in favor of complexity and power, consistent with this of complexity and empowerment created, through various means, by the intricate rhythmic array of the stories. The poetic character of Appelfeld’s prose can also be marked and validated using a closely related conceptual system that also employs the term motif, but with a slightly different meaning. At the start, I defined orchestration of motif as a kind of artistic philosophical logic responsible for the relationship between the various types of elements that recur in Appelfeld’s works: marginal figures, accessories, language routines, figures of speech, figurative phrases, textual units, syntactic structures, and so on. The most important word in this definition is “recur”, because it signifies the act of repetition of those components, the ultimate condition for the existence of the orchestration of motif. Boris Tomashevsky,107 Jakobson’s colleague in the formalist- structuralist school, also needed the concept of motif, but he defined it differently. Motif for him is a plot event that can appear in two ways. One of these is the bound motif, which he defines as an event crucial to the plot (e.g., Oedipus killing his father in Oedipus Rex or Napoleon invading Russia in War and Peace) and the other is the free motif, which is not crucial to the development of the plot, and whose main importance is its atmospheric added value. Following Tomashevsky, it is possible to say that in the

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Slowly”) bound motifs are far less important than free motifs—a“) טאל story compositional fact that clearly points to the notion that what we have here is a story that can be called poetic prose.

70 A comprehensive look on Appelfeld’s oeuvre to date from the perspective of the poetic nature of his work, as it becomes clear through the examination of the orchestration of motif, reveals the existence of three periods, a division that is consistent with divisions of his work suggested by other approaches.108 The first period, which began with Appelfeld’s early stories that were not published in a book,109 its continuation in his רועה תנתוכהו short story collections,110 and its end and culmination in his first novel (The Skin and the Cloak) (1971). This period is marked by loaded “poetic” writing. In which marks, as noted, the culmination and the end of this period, we , רועה תנתוכהו can talk about the “collapse” of both the epic narrative arrangement and the dramatic arrangement, due to the immense load of the poetic/lyrical arrangement.111 The first In the Fullness of Autumn) in) אולמב ויתסה signs of the second period are evident in Frost on the Ground) (1965),112 the first clear example is the) רופכ לע ץראה the collection Like a) האמכ םידע Like the Pupil of the Eye)113 in the collection) ןושיאכ ןיעה early novella The) רות תואלפה Hundred Witnesses) (1975). It continued and culminated in the novel Age of Wonders) (1978).

71 This period, which I have called elsewhere114 the Austro-Hungarian period, was marked by a balance between the dramatic plot and the atmospheric plot or, in the words of Tomashevsky, by a balance between “bound motifs” and “free motifs”. The third period includes most of Appelfeld’s books from the mid-nineteen-eighties, beginning with ,At One and the Same Time) (1985) and up to his most recent novel) תעב הנועבו תחא Grief to the Point) (2012). This period is characterized by dramatization at) דע דוח רעצה the narrative level on the one hand,115 and a tendency to reduce the use of poetic language in favor of idiomatic tribal language, on the other.116 It is extremely important to mark the stylistic periods of Appelfeld’s artistic enterprise for a number of reasons. However, this should not obscure the overall stylistic character of this great artistic enterprise, which we may define, in its many multi-faceted versions, as poetic prose.

Appelfeld’s Poetic Prose: Conclusion

72 This is the place, I think, to ask what functions are served by the poetic writing mode in Appelfeld’s work, or, to put it more simply, why Appelfeld has adhered to this mode during his over fifty years of writing. This question, in both of its versions, has several answers, all of which are related to one another, support each other, and reinforce each other in one way or another. First, the poetic mode is, by its very nature, a shifting mode; that is, a literary mode that makes possible the representation of human situations by indirect means. This fact fits Appelfeld, the artist, like a glove fits a hand, Slowly”) to“) טאל for it allows him, as we saw in our discussion of Badenheim 1939 and touch on very emotionally charged areas without risking a “pathetic failing”, that is, an emotional flooding, which would distract the reader from the story. This shifting mode also suits Appelfeld in the context of the depiction of the characters in the story. This is because his characters, like Agnon’s, and unlike Brenner’s, are relatively small characters who must cope with problems that not only are more than they can endure —in this regard they are no different than Brenner’s characters—but, and this is of particularly importance to the issue we are discussing, also lack the cognitive tools that

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could enable them to ponder their existential situations. This literary fact requires the writer, if he wants to open to us some kind of a window to the inner world of his characters, to take detours. One possible way to do this is to use an omnipotent, mediating, interpreting narrator. However, the omnipotent position was not a real artistic option from Appelfeld’s perspective, almost certainly because it was obviously untenable after the Holocaust. What remained, therefore, was a figurative way to indirectly represent the traumatic mental states with metonymies, images, symbols, and metaphors of different types of various orchestrations of motif. Second, the intricate and precise rhythmic fabric of Appelfeld’s works serves as a safety net that consolidates and preserves the stability of the world he creates, which is situated, again, as we saw in the stories examined here, inside a space that is collapsing onto itself. The fact that we are talking about a rhythmic musical safety net, as opposed to a thematic one, that is, a safety net whose internal harmony is only relatively slightly based on the world of the signified, is not accidental. It reflects the author’s ambivalent attitude—at once believing and suspicious—toward the semantic truth value of the word. In other words, the language of truth, according to Appelfeld, is the one etched onto the body, in gestures, facial expressions, and sounds that are free from conventional semantic meaning produced by the throat: cries, whines, and so on. This is the language of truth, created, according to his testimony, by him and other children who wandered as he did, during World War II, alone or in small groups, in the fertile and wild areas of Ukraine: The new form, if we can call it that, was brought by the children. They were child survivors, whose faces and expressions were shaped by the years of war in the forests and monasteries. Some of them were good at singing. I say good, although these voices were usually scorched, a mixture of the remnants of tunes from Jewish homes and the leftovers of organ songs of the monastery. It all combined in them into a new melody, something pathetic, garbled, and grotesque. These were blind tunes that only children in their blindness could create. I do not remember the words, but their faces I remember well. Neither innocent nor inarticulate, standing on an elevated box and singing. After the performance, they would take off their tattered hats and ask for payment. Violent agents quickly imposed sponsorship on them, and would drag them from camp to camp. There were also girls. One, whose name was Amalia, I remember well. A little girl of around ten who performed every evening. In her repertoire Jewish folk songs mixed with forest sounds. Her body was thin and bird-like, and it always seemed like she was going to fly away. There were also child acrobats there, who amazingly walked on tightropes. In the forests they learned to climb treetops and thin branches. Among them was a pair of twins, boys of about ten, who threw wooden balls in an amazing way. And among others, there were children who mimicked animals and birds. Such children roamed the camps by the dozens. While the adults were trying to forget and be forgotten, trying to integrate into the soil of life, the children brought suffering to catharsis in a way that perhaps only a folk song can. In the children, no concrete trace remained. Only fear itself, absorbed into all the cells of the body, unnamed fear. Because it was not concrete, the children could not forget it. It was part of their beings, like arms and legs. When they came to sing, perform imitations, or throw balls, suffering was embodied in all their movements, even in their laughter. Sometimes people expelled them in disgrace. Because even their tricks were sad.117

73 However, unfortunately for Appelfeld, and perhaps I should be precise, also not only unfortunately for Appelfeld, the “new form”, this language of artistic truth, was, as we can see in the examples included in the excerpt, only available to children—artists whose means of expression was the body, including the sounds it produces—and not to

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adults, who have a distinct language that is required of a person who writes and wants to reach a large body of readers. The solution that Appelfeld found, and which he has been working on refining for almost sixty years, is to write in a mode of poetic prose that allows him contact both with normal, normative experience and with “the language of trauma”, a private language that is pre-verbal, or, at most, at the threshold of the verbal. The poetic mode of writing, the “shifting mode”, outstanding in its musical, clearly non-semantic values, has allowed Appelfeld continuous contact with the open wound, with the experience, bared of any social-cultural construction, continuous contact with the area that is like a fontanel, still open and wounded, not yet closed.

74 Third, as mentioned above, things are connected with one another, the poetic mode opened to Appelfeld an artistic-philosophical path through which he can verbally represent his foundational territory—the wild and fertile spaces of Ukraine—as it was absorbed in his consciousness as a territory on the seam between very real reality and the unbounded space of dream and nightmare,118 a territory in which he saw himself, through the perspective of the pursuers, as an inferior and contemptible creature, like an insect to be trampled on, on the one hand, and as distinct, wonderful, and even sublime, on the other.119 The poetic prose that Appelfeld chose, which tends by it’s very nature to symbolization, served him, on the one hand, as a convenient basis from which to delve more deeply into the realm of abjection, which signifies, as Julia Kristeva120 explains, what is outcast, polluted, and degraded in human experience, and, on the other hand, to take off from it into the sublime. This combination of the poetic mode, of abjection and the sublime, is one of the characteristics typical of Appelfeld’s prose, and it also explains the refusal implicit in the wording of the realistic social psychological story on the one hand,121 and its proximity to the wording of romance, in which the world represented in it is located on the boundary between the historical and the mythological,122 on the other.

NOTES

1. See also, among the myriad works that refer to Appelfeld’s lyrical prose: Moked, Gabriel. .An Artist of Lyrical Prose), Yediot Achronot, 14.2.75: 2, 5; Kenaz, Yehoshua) ” ןמוא הזורפה תירישה “ .Dread and Liberation), Gazit 20, 9-12, 1962, 106; Schwartz, Yigal) ” המיא רורחשו “ House) תיב לע המילב .The Poetics of Dread), Davar, 28.12.79; Ratok, Lily) הקיטאופה לש המיאה on the Edge of the Abyss: Aharon Appelfeld’s Art of the Story), Heker, 1989: 65-94; Shaked, ,Stylized Dread in the Style of Appelfeld), Haaretz) ” המיא תננגוסמ חסונ דלפלפא “ .Gershon ,Open Notebook), Sifriat Poalim, 1979: 49-59; Zandbank) ” סקנפ חותפ “ .Miron, Dan ;6.3.64 Shimon. “Hatzmihah Habilti Murgeshet” (The Unfelt Growth), Amot I, No. 2. (1963): 100-2; The Theme of the Locomotive in Tor) ” ביטומ תבכרה רותב תואלפה “ ,Hazanovitch, Naomi Hapelaot by Aharon Appelfeld). n.d.; Bertana, Orzion. “In the Minority of the Majority”, Al ,(Silence that Attempts to Touch) ” הקיתש הסנמש תעגל “ .Hamishmar. 2.7.93: 22; Baumel, Yehudit Haaretz Literary Supplement. 5.4. 2000: 6, 8; Hass-Segman, Tamar. “Retzef Mezukak shel Zva’a” (A Refined Sequence of Horror), Yediot Achronot, 3.11.95: 18; Agee, Joel. “The Calm before the Storm,”

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The New York Times Book Review, 27.12.81; Josipovici, G. “Silently Mending,” The Times Literary Supplement (TLS), 19.11.82; Heskett, Michael, “Appelfeld: Before the Unspeakable,” Houston Chronicle, 11.1. 81:19, Halkin, Hillel, “The Loose Pebble that Triggers an Avalanche,” Forward, 27.11.98: 11-12. 2. Works that have addressed similar topics: Marmonchik, Pnina. The Figurative Language of Aharon Appelfeld as a Key to) ןושלה תיביטרוגיפה לש ןורהא דלפלפא House on) תיב לע המילב .Understanding his Work), PhD. Bar Ilan University. (1985); Ratok, Lily the Edge of the Abyss: Aharon Appelfeld’s Art of the Story), Heker, 1989: 65-94; Lehavi, Yaffa. " The Paradox of Expression and Strategies) " סקודרפ עבמה תולובחתו לש הקיתש תריציב דלפלפא of Silence in Aharon Appelfeld’s Work According to The Cloak and the Stripes and Katerina), Master’s thesis, Tel Aviv University (1991); Dudai, Rina. "Literary Devises Used for Effects of Subtlety and Restraint in Emotion-Loaded Narrative Text", Leaflet 12 for the Literature Teacher, 1992: 50-58; Dudai, Rina " Poetic Language) " הפשה תיטאופה יעצמאכ תודדומתהל םע המוארטה תריציב ומירפ יול דלפלפאו as a Means of Coping with the Trauma of the Holocaust in the Writings of Levi and Appelfeld). In Risa Domb, Ilana Rosen and Yitzchak Ben-Morechai (eds.), Mikan, Journal of Hebrew Literature Studies, Special Issue: The World of Aharon Appelfeld, A Selection of Essays on his Works, Vol. 5, January 2005. University of Cambridge, Heksherim Center, Keter Publishers, 2005, 101-110. Hebrew) (A Death Foretold), Yediot) ” תוומ עודי שארמ “ .For comparison: Orian, Yehudit .3 Achronot. 2.7.93: 7. The Theme in the“) ” המיתה תרופיסב לש דלפלפא “ See in this regard section my article .4 Fiction of Aharon Appelfeld”), Mekhkarei Yerushalyim Besifrut Ivrit (1986): 201-214 and my book .Believer without a Church): 23-29 and 61-93) ןימאמ ילב היסנכ .(Oblivion) (1993) ןוימט For example, at the end of the novella .5 Frost on the) רופכ לע ץראה The Expulsion) in the collection) ” שוריגה “ For example, in the story .6 Earth) (1965). (Wild Blossoming) (2004) החירפ תיארפ For example, at the end of the novel .7 8. In the spirit of the writings of Frank Kermode in his book The Sense of an Ending, Oxford University Press (1967). From Individual Lament to Tribal) תניקמ דיחי חצנל טבשה ,For comparison, see Yigal Schwartz .9 Eternity) (1996): 141-203. 10. Appelfeld’s stories can be divided according to their treatment of geographical provinces: “The Penal Colony”, the Ukrainian space in which Appelfeld wandered during the Holocaust years; “The Land of the Cattails”, the Austro-Hungarian space in the period between the two World Wars; “By the Beach”, the beaches of Yugoslavia and Italy that Appelfeld encountered at the end of the war, and “The Land of Searing Light”, the space of Eretz Israel. For more on this point, see my book From Individual Lament to Tribal Eternity: 53-139. .Like a Hundred Witnesses) (1975):195. Translation: Hannah Adelman Komy Ofir) האמכ םידע .11 12. See footnote 4, above. 13. Else, if thou refuse to let my people go, behold, tomorrow I will bring the locusts into thy border: and they shall cover the face of the earth (Exodus 10:4, 5). And the locusts went up over all the land of Egypt, and rested in all the borders of Egypt: very grievous they were; before them there were no locusts such as they, neither after them shall there be such. For they covered the surface of the whole earth, so that the land was darkened (Exodus 10: 14, 15) (Translated by Harold Fisch, The Jerusalem Bible, Koren Publishers, 1989). Indeed, a similar phrase is used to describe the size of the People of Israel in a message sent by Balak ben Tzipor to Balaam in Numbers 22: 5, 11. But the description of the movement of the snowflakes is more reminiscent of the movement of locusts landing. Thus, the allusion to the size of the People of Israel provides here only a sharp ironic reference, if any.

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ו דרפה “ .On paradox as a basic structure in Appelfeld’s work see Guvrin, Nurit .14 .Paradox and the Effort to Escape It), Alei Siah 23 (1986) 135-139; Y) ” סק ןויסנהו ץלחיהל ונממ Lehavi, The Paradox of Expression and Strategies of Silence in Aharon Appelfeld’s Work According to The Cloak and the Stripes and Katerina, Master’s thesis, Tel Aviv University, (1991). 15. Emphases mine. On Four Stories), Iyunim, Jewish Agency) לע העברא םירופיס ,According to Gershon Shaked .16 Publications. (1963) 108: 149-152. ,(Systems of Words: Readings in the Style of S.Y. Agnon) תוכרעמ םילימ .See also Afek, Edna .17 The ) הקימאנידה לש םיביטומה תריציב ןונגע .Dekel Academic Publications, 1979. Mazor, Yair Dynamics of the Motifs in S.Y. Agnon’s Work). Dekel Academic Publications, 1979. 18. Genette, Gérard. Figures. Paris: Seuil. (1972): 77-182. 19. Ibid. Smoke) (1962), p. 109. This and all following excerpts from ‘Ashan have been translated) ןשע .20 by Hannah Adelman Komy Ofir. The Age) רות תואלפה :Among others, some of the Jewish protagonists in the following books .21 ןוימט ,(At One and the Same Time) (1985), Katerina (1989) תעב הנועבו תחא ,of Wonders) 1978 (Love, All of a Sudden) םואתפ הבהא ,(All That I Have Loved) (1999) לכ רשא יתבהא ,(Oblivion) (1993) .(Poland, a Green Country) (2004) ןילופ ץרא הקורי ,(2001) 22. ‘Ashan, pp. 112-113. 23. Ibid., p. 113. The connection between a Gentile woman who is perceived as aggressive, engulfing, and devouring, and a weak Jewish male—whether an adult or a child—appears in other and is another element ( ןוימט [of Appelfeld’s writings (for example in Katerina [1989] and [1993 that links him with other Eastern European Jewish writers from the period between the two World Wars: Peter Altenberg, Stefan Zweig, Joseph Roth, Franz Kafka, and of course also the Hebrew ones among them: David Vogel, S.Y. Agnon, and others. On this subject, see Band, Important Questions). Massa Critit, Dvir, Heksherim, Ben-Gurion ) תולאש תודבכנ .Avraham University of the Negev: 89-100 and my book Believer without a Church: 53-100. 24. ‘Ashan, p. 121. (The Road from Drovna to Drovicz) ךרדה ןיב הנרובד ץיבורדל So it is already in the early story .25 At) תעב הנועבו תחא Later, something similar occurs in an implied manner in the novella .(1965) (Until the Dawn Rises) דע הלעיש דומע רחשה One and the Same Time) (1985) and in the novella .(To the Land of the Cattails) (2009) לא ץרא אמוגה and in a more explicit manner in ,(1995) 26. Until the Dawn’s Light (translated from the Hebrew by Jeffrey M. Green) New York: Schocken (2011) 119, and in another place in the text “Blanca imagined the way to Vizhnitz as a long, illuminated tunnel. At the beginning of it there was a ritual bath where people immersed themselves and were purified. After they were purified, they put on linen garments and advanced to the next stage. At the next stage they sat in a secluded area until their souls were emptied of the dross and they no longer remembered anything. From there the tunnel twisted and turned, but walking in it was not difficult.”: 224. .Damaged Body) המוגפ ףוג םוגפ הלחמ תראממ הנווכ .And on this issue see Harel, Maayan .27 Malignant Disease. Damaged Experience: Representations of Illness in the New Hebrew Literature). PhD dissertation. Ben-Gurion University of the Negev. (2008): 216-258. 28. Instead of minimizing her presence, she initiates a conversation with the gendarmes and thus exposes herself. :House on the Edge of the Abyss), Tel Aviv, Heker, 1989) תיב לע המילב ,See also: Ratok, Lili .29 122-132; Barzel, Hillel, Aharon Appelfeld and S.Y. Agnon: The Way to Jerusalem: A Comparative Analysis, Layish and Belevav Hayamim (in Hebrew) Davar: 17/2/95; DeKoven Ezrahi, Sidra, Booking Passage: Exile and Homecoming in the Modern Jewish Imagination, Berkeley, University of California Press, 2000: 179-199.

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30. See also in this regard Malka Shaked’s article “Passing as a Bridge between Forgetting and Between Frost and Smoke: Studies on the Work of) ןיב רופכ ןשעל Remembering” (in Hebrew), in Aharon Appelfeld), Yitzchak Ben-Mordechai and Iris Parush (Eds.) Eshel Beer-Sheva, Occasional Publications in Jewish Studies, vol. 6, Ben-Gurion University of the Negev, 1997: 237-248. 31. Badenheim 1939, translated by Dalya Bilu. Boston: Godine, 1999, pp. 1-2. 32. The other novellas, constructed in a similar format, also in the specific context discussed :(The Summit) (in Bitzaron 4, nos. 13-14 (1982) הגסיפה Fiery Ember) (1988) and) תפצר שא :here 18-88, translated by Dalya Bilu as The Retreat. London, Melbourne, and New York: Encounters, Quartet Books, 1985). A novella with a similar format, which takes place in Eretz Israel is Night after Night) (2001). Early versions of Hapisga, Ritzpat Esh, and Badenheim, Ir) הליל דועו הליל Nofesh, on the one hand, and of Laila Veod Laila, on the other, can be seen in short stories: הינסכא Frost on the Ground) (1965), and) רופכ לע ץראה In the Low Places) in) ” תומוקמב םיכומנה “ (in Adnei Hanahar) (1968). 33. Badenheim 1939, p. 47. 34. This matter is touched on in Alon, Ketzia, “The Hidden and Revealed Dialogue with Christianity in Appelfeld”, lecture at the Conference on Appelfeld’s Work upon his Reaching Age Eighty, Tel Aviv University, May 30-31, 2012. 35. Badenheim 1939, p. 148. 36. Ibid. 37. Badenheim 1939, p. 3. 38. Ibid. Journey into) עסמ לא ףרוחה Prominent characters of this type include the protagonist of .39 .(And the Rage is Not Yet Over) (2008) םעזהו דוע אל םדנ Winter) (2000) and Bruno the amputee in See also Ben-Mordechai, Yitzhak, “Disability as Metaphor in Appelfeld’s Novellas”. 40. Badenheim 1939, p. 110. 41. Ibid., p. 111. 42. On this issue see also Dudai, Rina, “From Excess to Origin: Traversing Time Zones as an Act of Redemption in Appelfeld’’s ‘The Man Who Never Stopped Sleeping’ “, Yod 19. In the) תומוקמב הינחה םייעראה תוספרמב :The version that appears in ‘Ashan reads .43 temporary-parking places, on the balconies) while the version here reads) In temporary parking places, on the balcony.) The later תומוקמב הינחה םייעראה תספרמב version contains three small changes that are significant if we are to understand Appelfeld’s poetics. First, there is a preference for phrases that do not use the definite article over phrases that do (in temporary parking places instead of in the temporary parking places). This preference stems from a reluctance to use the definite article “the,” and from the fact that the lack of definiteness intensifies the impression of temporariness. Second, there is a “weakness” for phrases that link plural and singular nouns (“In temporary parking places, on the balcony”, instead of “In temporary-parking places, on balconies”); these phrases create semantic and grammatical defamiliarization. Third, there is the avoidance of the hyphen (“bemekomot chanaya” instead of “bemekomot-hachanaya,” and according to the same logic, the use of the phrase “al gabei” (on) instead of “al-gabei”, a change whose source, it seems, is the same avoidance that stands behind the deletion of “heh hayidiya” (the). 44. On the author as medium in Appelfeld’s work, a prominent phenomenon in his late writings, see Schwartz, Yigal. (2009): 101-135. 45. Ha Or Vehakutonet, p. 84 (translation: Hannah Adelman Komy Ofir). 46. ‘Ashan, p. 84. 47. The attempt to stop the flow of time, always perceived as the enemy that threatens to flood consciousness, by the obsessive repetition of phrases is characteristic of many of Appelfeld’s protagonists, in particular those who survived the Holocaust. So it is in many of the stories in the A Serious Effort), Mrs. Traum) ןויסנ יניצר especially in the language of Tzimmer in , ןשע collection

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Compensation), and Berta in “Berta”. A repetitive obsession of a similar kind also) םייוציפ in The) רועה תנותכהו :characterizes various protagonists in the Eretz Israeli novellas of Appelfeld The) סופטרב ןב תוומלא The Scorch of Light) (1983), and) תווכמ רואה ,(Skin and the Cloak) (1971 Immortal Bartfus) (1988). 48. ‘Ashan, p. 82. 49. ‘Ashan, p. 81. 50. Ibid., p. 81. 51. Ibid., pp. 81-82. 52. Ibid., p. 80. 53. Ibid. 54. Ibid., p. 82. 55. Ibid. 56. Ibid., p. 85. 57. Ibid. 58. Ibid. 59. ‘Ashan, p. 79. 60. Ibid., p. 80. 61. Ibid., p. 81 62. Ibid. 63. Ibid., p. 82. 64. Ibid., p. 83. 65. Ibid. 66. Ibid., p. 85. 67. Ibid., p. 79. 68. Ibid. This is a repeated pattern at the level of the construction of space as well a person around whom a circle is created for a moment, and once again scatters. Thus, for example: In the late, drowsy afternoon hours, tired, a kind of panic grips the street. You feel that soon the people will burst out or someone will try to make an astonishing, liberating announcement. The tension usually ends in an inconsequential skirmish. People gather in a circle, for a moment look like rescuers, and sometimes they pounce like beasts of prey and the street returns, as if after a competition, to the measured movement. Ibid. p. 85. 69. ‘Ashan, p. 83. 70. This is apparently the first Hassidic or Hassidic-like hint in Appelfeld’s writings. See on this Do You Know From Where I Inherited my Song? The“ ועדתה ןיאמ יתלחנ ,issue Rachel Elior Hassidic Landscapes of Infrastructure in Appelfeld’s Work” lecture at the Conference on Appelfeld’s Work upon his Reaching Age Eighty, Tel Aviv University, May 30-31, 2012. 71. This is perhaps the place to clarify that Sharfshtein is an embryonic representation of the merchant Bartfuss in the novella The Immortal Bartfuss. 72. ‘Ashan, p. 83. 73. Ibid., p. 84. 74. Ibid., p. 81. 75. A similar deviation of plants from the laws of nature, which has a fatal meaning for the (In the Fertile Valley) איגב הרופה protagonist, takes place in several stories in the collection The Last Refuge) and “Kitty” and in almost all the stories) השעמה ןורחאה particularly in ,(1963) .(On the Ground Floor) (1968) עקרקה תמוקב in the collection (The Cloak and the Stripes) תנתוכה םיספהו For example in Bartfuss (The Immortal Bartfuss) in .76 .(The Rage is not yet Over) (2008) םעזה דוע אל םדנ and (1983) 77. This holds true for many of the poems and stories that Appelfeld published in the nineteen fifties and chose not to compile in a book. So it is in the stories in his early anthologies, for Journey), which opens) עסמ Smoke), the story) ןשע example, in the famous story of “Bertha” in

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Familiar) in the same book. It is also) רכומ In the Fertile Valley) and in the last story) איגב הרופה ,(Like the Pupil of the Eye) (1973) ןושיאכ ןיעה The Skin and the Cloak) (1971), in) רועה תנתוכהו true in .The Age of Wonders) (1978) and other works) רות תואלפה 78. ‘Ashan, p. 5. 79. Ibid., p. 80 (emphasis mine). 80. Ibid. (emphasis mine). 81. Ibid. (emphasis mine). 82. Ibid., p. 85 (emphasis mine). 83. Ibid., p. 84 (emphasis mine ). 84. Ibid. (emphasis mine). 85. Ibid., p. 83 (emphasis mine). 86. Ibid., p. 80 (emphasis mine). 87. Ibid. (emphasis mine). 88. Ibid. (emphasis mine). 89. Ibid., p. 84 (emphasis mine). 90. Ibid. (emphasis mine). 91. Ibid., p. 85 (emphasis mine). 92. Ibid., p. 83 (emphasis mine). 93. Ibid., (emphasis mine) 94. Kreitler, Hans and Shulamith (1972) Psychology of the Arts. Duke University Press. 95. ‘Ashan, p. 84. 96. The flood of violent elements in this scene stands out even more for readers familiar with the figurative laws of Appelfeld’s poetic world; every place in his writings in which heaven and earth are described as connected to one other—either by a component that descends from heaven to earth, or through a component that rises from the earth to heaven - is a site of extreme violence. Three) which opens the) השולש An example of this phenomenon can be found in the short story collection ‘Ashan: “And so began the journey, the stay, the walking. Spring was back, showing the play of sound and color. The grass was sprouting, the journey heated their backs, the forest revealed its hiding places, which sometimes seemed like secret caves and from which sometimes blackening foggy vapors spread.” (p. 9). Later: “The forest was thin and exposed the sky, a mixture of redness and clouds that were wrestling as if before an eruption [...] then a deep gloom descended, darkness you could feel with your hands. The tangle of roots impeded their progress. Rain began to beat down upon them.” (p. 10). And later, “the heavens began to descend, heavens so red until that you could feel their cold burning.” (ibid.) 97. Ibid., p. 85 (emphasis mine). 98. Ibid., p. 80 (emphasis mine). 99. Ibid., p. 79. 100. Ibid., p. 85 (emphasis mine) 101. Ibid. 102. Ibid., p. 84. 103. Ibid., p. 85 (emphasis mine). 104. Ibid. 105. Jakobson, Roman, “The Dominant”, in: Matejka Ladislav and Pomorska Krystyna (Eds.): Readings in Russian Poetics, Formalist and Structuralist Views, The University of Michigan, 1978, pp. 82-87. 106. Jakobson, Roman, “Linguistics and Poetics”, (in Hebrew) in Itamar Even-Zohar and Gideon Toury (Eds.): Semiotics, Linguistics, Poetics, a selection of articles, the Porter Israeli Institute for Poetics and Semiotics, Tel-Aviv: Hakibbutz Hameuchad Press, 1986, pp. 138-166. 107. Tomashevsky, Boris, “Thematics” in Russian Formalist Criticism, Four Essays. Translated by Lemon Lee, T. and Reis, Marion J., University of Nebraska Press, 1965, pp. 61-95.

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;An Open Notebook), Tel Aviv: Sifriat Poalim: 49-59) סקנפ חותפ .See Miron, Dan, 1979 .108 Schwartz, Yigal, Believer without a Church: 101-135. : ןיב רופכ ןשעל Holtzman, Avner, “Aharon Appelfeld’s Path to the Collection ‘Ashan” in .109 Mechkarim al Yetzirato shel Aharon Appelfeld, 1997: 83-97. Schwartz, Yigal, From Individual Lament to Tribal Eternity (1996): 13-51. Frost on the) רופכ לע ץראה ,(In the Fertile Valley) (1963) איגב הרופה ,(Smoke) (1962) ןשע .110 The River Banks) (1968), and) ינדא רהנה ,(On the Ground Floor) (1968) תמוקב עקרקה ,(Ground (1965 .(Like a Hundred Witnesses) (1975) האמכ םידע 111. See also: Friedland, Yehudah, “An Intermediary Stage on the Way to the Novel Haor Vehakutonet by Aharon Appelfeld” (in Hebrew). Davar, October 1, 1971; Fishler, Brakha, “Silencing the Sound of Language—Haor Vehakutonet and Timyon: Two Language Choices” Eshel Beer Sheva, vol. 6, Between Frost and Smoke: Studies on the Work of Aharon Appelfeld, vol. 6, Ben-Gurion University of the Negev, 1997: 213-236; Scharf Gold, Nili Rachel, “Applefeld’s Novel The Skin and the Gown as a Text of Enigma,” in: Eshel Beer-Sheva, vol. 6, Ben-Gurion University of the Negev, 1997: 195-203. Schwartz, Yigal, From Individual Lament to Tribal Entity (1996): 195-203; Goldvicht, Michal, From the Loss of Language to the Language of Loss: Music, Stammering, and Dream in Appelfeld’s Work and their Religious Meaning, doctoral dissertation, Ben-Gurion University of the Negev, 2008: 82- 88 The Changes Will Come Unseen). Alei) ןיאב האור הנאובת תורומתה ,See Yigal Schwartz .112 Siyach 23, 1985: 175-181. ,(”Keishon Haayin: Literature at its Best“) ” ןושיאכ ןיעה , בטימ תורפסה “ .See also Hertz, Dalya .113 in Le’ever Hof ‘Alum. (Toward a ” ןושיאכ ןיעה “ .Davar, December 9, 1972; Gorfein, Rivka. 1981 Hidden Shore). Tel Aviv: Hakibbutz Hameuchad: 70-81. 114. Schwartz, Yigal, 1996. From Individual Lament to Tribal Eternity: 139-141; Schwartz, Yigal (2009) Believer without a Church: 101-135. 115. One of the ways that this dramatization is revealed is the large number of murders by Jews ;The Iron Tracks), 1991) תליסמ לזרב ;and converts to Judaism (Katerina, 1989 Mighty Waters), 2011, a) םימ םירידא ;Until the Dawn Rises), 1995) דע ריאיש דומע רחשה השולש phenomenon that has no parallel in his early writings, with the one exception of the story (Three) in the collection ‘Ashan (Smoke) (1962). 116. See also Schwartz, Yigal. Believer without a Church, 101-135; Oppenheimer, Yochai. “Sooner and Later in Appelfeld’s Writing,” lecture at the Conference on Appelfeld’s Work upon his Reaching Age Eighty, Tel Aviv University, May 30-31, 2012. Essays in the First Person) Jerusalem, Hasifriya) תוסמ ףוגב ןושאר .Appelfeld, Aharon .117 Hatzionit, 1979: 47-49 (translation: Hannah Adelman Komy Ofir). 118. Appelfeld has explained this in several places. See, for example, Appelfeld, Aharon, Essays in the First Person Jerusalem, Hasifriya Hatzionit, 1979: 9-49, and others. The Path of Suffering to the) ביתנב םירוסיה לא רוקמה ,See also, Ibid. Appelfeld, Aharon .119 Ashan: Gloomy and‘) ןשע רדוק יגארטו ,Source). Hadoar, 5 Iyar 5738/1978: 426-28; Halfi, Rahel Tragic) (interview with Appelfeld, in Hebrew), Maariv, November 23, 1962; Schwartz, Yigal, Filmed In-depth Interviews with the) םילימ תויומדו ,Interview with Aharon Appelfeld, in Hebrew Major Jewish Authors and Thinkers of our Day, December 1992, and others; Roth, Philip, “Walking the Way of the Survivor—A Talk with Aharon Apelfeld”, The New York Times, February 28, 1988. 120. Julia Kristeva, Powers of Horror: An Essay on Abjection. New York: Columbia University Press, Translated by Leon S. Roudiez, 1982. 121. See also, in this regard, Kremer, Shalom, 1962. “Aharon Appelfeld: Reality and Legend in His Realism and its Destruction): 203-13. Ramat Gan: Masada and Agudat) םזילאיר ותריבשו Stories” In Mythical Foundations in Aharon) תודוסי םייתימ תריציב דלפלפא .Hasofrim; Rav Ata, Devora, 1997 Appelfeld’s Writings), Doctoral Thesis. Ramat Gan: Bar Ilan University; Barzel, Hillel, 1974.

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Aharon Appelfeld’s World of Mirrors), In Metarealistic Hebrew) םלוע תוארמה לש ןורהא דלפלפא Fiction: 125-48. Ramat Gan: Masada. Ynon Wygoda, “On Silence: A Journey between the Banks of the Helta River”, lecture at the Conference on Appelfeld’s Work upon his Reaching Age Eighty, Tel Aviv University, May 30-31, 2012. 122. See also in this context the comments of Ralph Freedman on the affinity between what he calls “the lyrical novel” and the symbolic hero in the allegorical novel. Freedman Ralph, The Lyrical Novel: Studies in Herman Hesse, André Gide, and Virginia Woolf. Princeton University Press, 1963: 42-94; Schwartz, Yigal, “Holocaust Literature: Myth, History and Literature” in Literary Responses to Mass Violence, Brandeis University Press. 2004: 97-107.

ABSTRACTS

Many researchers and critics have employed the notion of “lyrical prose” in order to describe Appelfeld’s style, yet nobody so far attempted to critically examine this description. In my intervention, I shall attempt to re-examine the notion of “lyrical prose” by relating it to different levels in Appelfeld’s prose as well as to his general poetics and worldview.

Des nombreux chercheurs et critiques ont employé le syntagme « prose lyrique » pour décrire le style d’Aharon Appelfeld, mais personne n’a fait l’effort de soumettre cette idée à un examen critique. Dans cet article, je me propose de réexaminer la notion de « prose lyrique » en relation avec les différents niveaux d’écriture, ainsi qu’en relation avec l’ars poetica et la conception du monde d’Appelfeld.

“ ןויפאל ונונגס לש ןרהאתיריל הזורפ ” םיבר םה םירקבמה ירקוחו תורפסה םישמתשמה גשומב דלפלפא םלואו דע הכ אל השענ םוש ןויסנ קודבל החנה וז חרואב יתרוקיב . ותרטמ לש רמאמה “ ולש הקיטאופ סרא ” אוה ןוחבל תא חנומה סחיב תומרל תונושה לש ותביתכ לש דלפלפא , ל תשיפתלו ומלוע . .

INDEX

דלפלפא , ביטומ , הזורפ תיריל , הקינורכ לש תוומ עודי שארמ , ןשע , טאל , םייהנדאב תולימ חתפמ :

ריע שפונ Keywords: Appelfeld Aharon (1932-), A chronicle of a death foretold, lyrical prose, motif, Smoke, Slowly, Badenheim 1939 Mots-clés: Appelfeld Aharon (1932-), prose lyrique, motif, chronique d’une mort annoncée, Fumée, Badenheim 1939 Subjects: littérature Chronological index: Shoah

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Aharon Appelfeld et Philip Roth : le réel, l’imaginaire, le double et le fantastique Aharon Appelfeld and Philip Roth: on History and Fiction, the “Doppelganger” and the Fantastic Genre ןורהא דלפלפא פיליפו תור : לע הירוטסיה ןוידבו , ליפכה תרופיסו היסטנפה

Orly Toren

Introduction

1 À l’inverse du nombre important d’ouvrages de recherche consacrés aux camps d’extermination nazis, la déportation en Transnistrie n’était connue pendant des dizaines d’années que par des récits oraux de survivants et quelques témoignages écrits, publiés le plus souvent à compte d’auteur. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1990 qu’un nombre croissant de travaux de recherche a jeté un nouvel éclairage sur la déportation des Juifs de Roumanie. Aussi, pendant longtemps, les rescapés de Transnistrie sont-ils restés, dans un certain sens, les « marginaux » de la Shoah, ceux dont on ne disait rien pendant les commémorations, ceux dont on ne savait rien, ceux dont la souffrance comptait moins dans la « hiérarchie » des victimes. Ce sont précisément ces « laissés pour compte » de la Shoah et leurs enfants, dont je fais partie, ceux de ladite « deuxième génération », qui, intellectuels ou non, ont trouvé en Appelfeld le seul auteur à donner une légitimité et une dignité littéraire à leur vécu.

2 J’ai grandi en écoutant ces mots mystérieux qui revenaient dans les conversations des adultes : Transnistrie, Dniestr, Bug, Moghilev, Berschad, Djurin, Lager, la faim, le froid, le typhus, les trains de marchandises, les marches forcées. Mais en deçà des détails, aussi minutieux fussent-ils, il demeurait dans ces témoignages quelque chose d’indéchiffrable, une douleur intense qui ne se disait pas, qui était transmise sans mots et à laquelle Appelfeld, contrairement à mon entourage, a su donner corps et forme à

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travers ses romans. Certes, ses mots étaient voilés, frustrants par leur implicite, mais son art de conteur restituait la cohérence des témoignages fragmentaires.

Le Temps des prodiges : la page blanche et l’« indicible »

3 J’ai rencontré Appelfeld pour la première fois en 1988 lorsque, journaliste et critique littéraire en Israël, je l’ai interviewé pour l’hebdomadaire Yedioth Yerushalayim1 à l’occasion de la sortie de son roman Katerina2 aux éditions Keter. « Comment savez-vous où se trouve la Bucovine ? Où avez-vous entendu parler de la Transnistrie ? » m’avait-il demandé, étonné. Je ne savais pas encore que trois ans après notre conversation j’irais moi-même en Transnistrie en compagnie de ma mère. Ce n’est qu’au retour de ce voyage que j’ai lu, pour la première fois, Le Temps des prodiges3. Si je pensais avoir « compris » en visitant les lieux la part occulte de cette expérience de la déportation qui n’était pas la mienne, mais qui l’était devenue indirectement, comme « par procuration », j’ai saisi, à travers la lecture de ce roman que le « mystère » qui m’avait hanté tout au long de mon enfance et de ma jeunesse était contenu dans la page blanche qui sépare les deux récits qui forment Le Temps des prodiges. C’est là, dans le non-dit, que résidait l’abîme qui séparait la vie de l’enfant déporté à la fin de la première partie de celle de l’adulte, Bruno, qui retourne dans sa ville natale quelques années après la guerre. L’art du conteur qu’est Appelfeld est celui du silence.

4 Ainsi, dans sa préface à l’édition française du Temps des prodiges, Marianne Véron oppose la perception du narrateur à celle du lecteur : Appelfeld impose l’évocation de ce que nous savons par une extraordinaire sobriété du récit. […] c’est uniquement le quotidien et ses infimes lézardes qu’il nous présente – agrandies par l’ombre projetée par la suite, que nous, nous savons.

5 Si le jeune narrateur, lui, ne sait pas où se dirige le train de marchandises, dont l’ébranlement clôture la première partie du roman, « nous, nous restons pétrifiés devant l’abîme que cache cet euphémisme »4.

6 Peut-on traduire le non-dit en mots ? Appelfeld s’y est toujours refusé. Cette page blanche illustre à elle seule ce que Alexis Nouss définit comme le « récit de l’indicible », catégorie dans laquelle il classe l’œuvre des écrivains traitant de l’expérience génocidaire et concentrationnaire. Notion empruntée à Wittgenstein, « l’indicible » (« Das Unausprechbare ») défait la logique qui découle, d’une part, de la notion du réel comme référent et, d’autre part, de la notion du langage comme médiation : L’indicible mine conceptuellement l’idée de représentation : l’indicible n’est pas représentable […] il suggère un réel non référentiel, un réel qui, pour n’en être pas moins réel, ne se dit pas5.

7 Si donc l’« indicible », ce qui ne peut pas être dit, est le noyau de l’art narratif d’Appelfeld et que l’indicible relate une forme de « réel non-référentiel », ne renvoie-t- il pas aux confins entre le réel et l’irréel ? Le rêve et la réalité ? Enfin, au fantastique ?

8 Aussi, le non-dit, l’indicible, est-il étroitement lié au mystère et c’est précisément le mystère du surnaturel que sollicite le titre du roman Le Temps des prodiges, que l’on pourrait également traduire par L’ère des merveilles, dont les « prodiges », voire les « merveilles », ne sont explicités nulle part. De quels « prodiges » s’agit-il ? De quelles « merveilles » ?

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9 Un prodige, nous dit le dictionnaire, est un « événement extraordinaire de caractère magique » ou encore, « Acte, action extraordinaire »6. Or, c’est précisément ce mot, au prodiges » et son synonyme « merveilles » qui renvoient à la fois aux » , תואלפ ,pluriel miracles, à la fin heureuse des temps qui est celle de l’avènement du Messie tout comme aux contes folkloriques dits merveilleux où prolifèrent, on le sait, des êtres maléfiques et des événements terrifiants dont les protagonistes ne survivent que par les conventions du genre. Or, si Appelfeld impose, par le hors-texte et le paratexte du titre cette association d’idées pour le moins paradoxale entre le réalisme de la littérature du désastre et le fantastique qui remet en question la perception du réel, il oppose délibérément la convention du happy end du « merveilleux » et du « miracle » aux récits de vie des protagonistes de ce roman empreint de nostalgie, de douleur, d’amertume et de résignation dont chacune des deux parties se termine par le triomphe du Mal. Pourtant, c’est précisément ce paradoxe qui permet de mettre en relation les sombres « prodiges » auquel la page blanche qui sépare les deux parties du roman fait allusion avec le genre fantastique dont le conte merveilleux fait partie et la notion de « l’indicible » qui traduit ce qui est au-delà de l’entendement humain.

10 Comme la poésie de Paul Celan, son aîné de 12 ans, originaire lui aussi de Czernowitz et déporté lui aussi en Transnistrie, la prose d’Appelfeld suggère l’horreur par un style résolument minimaliste. L’économie du spectaculaire, l’ascèse du verbe le rapprochent dans la fiction de ce que Primo Levi a défini, pour le récit factuel, comme « l’étude dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine »7.

11 Le Temps des prodiges en est l’illustration. Dans la première partie, le narrateur homodiégétique, un garçon de 13 ans, juif autrichien, fils d’un écrivain réputé disciple de Kafka et ami de Stefan Zweig, raconte à travers les détails du quotidien la déchéance de la Bucovine juive. Féru de culture germanique, imbu de ce qu’Appelfeld appelle « l’auto-antisémitisme », ce microcosme juif très particulier, produit de l’extension territoriale de l’Empire austro-hongrois, a été détruit, suggère-t-il, par la haine de soi tout autant que par les nazis. Cible d’une campagne de calomnies dans la presse, le père du narrateur est accusé d’être un « parasite s’abreuvant du sang de la sainte Autriche » et son œuvre dénoncée comme « putride et malfaisante ». On est en 1938 ; les critiques, naguère élogieux à l’égard de cet écrivain, retournent leur veste. Conspué par ses anciens admirateurs, cet intellectuel assimilé découvre le « défaut inné » qu’est son origine juive et consacre désormais toute son énergie à extirper de son œuvre et de son esprit tout ce qui pourrait s’y trouver encore de juif. Son inspiration tarie, il cesse d’écrire. Ce « défaut » inné que le père du narrateur décèle en lui-même, sa judaïté, est le pan moral du handicap physique qui hante l’œuvre d’Appelfeld. C’est le drame des écrivains juifs germanophones sous Hitler illustré par les propos prémonitoires de Kafka en 1921 : Ils vivaient entre trois impossibilités […] ; l’impossibilité de ne pas écrire, l’impossibilité d’écrire en allemand, l’impossibilité d’écrire autrement, à quoi on pourrait ajouter une quatrième impossibilité, l’impossibilité d’écrire […], c’était donc une littérature impossible de tous côtés, une littérature de Tziganes qui avaient volé l’enfant allemand au berceau8.

12 Le narrateur, jeune adolescent qui observe ces signes précurseurs sans pouvoir les conceptualiser, est pris d’une angoisse qui va croissant. La première partie du Temps des prodiges, qui porte le même titre et se présente comme un roman bref à part entière, s’achève sur ces mots : « Le lendemain, nous étions déjà enchaînés dans un train de marchandises qui faisait route vers le sud. » Le « sud », ici, est un euphémisme par

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lequel Appelfeld désigne les camps de Transnistrie où il a été déporté, région située en effet au sud-est de Czernowitz, sa ville natale. Comme dans la ballade de Goethe, Le roi des Aulnes9, que le jeune Appelfeld, élève au Gymnasium allemand ne pouvait méconnaître, le père du jeune narrateur, obtus et aveugle, n’a pas su déchiffrer les signes et n’a pas su sauver son fils de l’Elfe maléfique.

13 La deuxième partie du roman intitulée Quand tout fut accompli des années plus tard et qui, comme la première, se présente comme un récit indépendant et dont la voix est celle d’un narrateur hétérodiégétique à la troisième personne, raconte l’histoire de Bruno, un adulte qui revient dans sa ville natale en Autriche vers 1965. S’agit-il d’une bourgade de l’Autriche d’après-guerre ? D’une ville de la Bucovine roumaine ou ukrainienne ? Appelfeld n’en dit pas plus qu’il ne dévoile si Bruno est le jeune narrateur de la première partie devenu adulte. Le prénom de l’enfant-narrateur n’y avait d’ailleurs jamais été mentionné. Seuls les personnages qu’il retrouve dans cette ville sans nom créent le lien entre les deux parties : Louise, la bonne plantureuse, objet de ses premiers fantasmes sexuels (et dont on retrouvera les avatars dans les personnages appelfeldiens de Katerina ou Mariana), est désormais une vieille femme décrépite. Brum, le juif converti et métamorphosé en authentique éleveur de bétail autrichien refuse obstinément de reconnaître en ce Bruno adulte l’enfant qu’il avait pourtant fréquenté dans le passé et la bande des « métis », enfants naturels de bourgeois juifs et de paysannes ruthènes, sont devenus des voyous. L’enfant candide a laissé la place à l’adulte désabusé. Ce qui s’est passé pendant les vingt-cinq ans qui séparent le récit de l’enfant de celui de l’adulte reste inexprimé. La première et la deuxième partie, qui se présentent comme deux nouvelles distinctes, qui portent, chacune, son propre titre, sont séparées par une page blanche. C’est cette page blanche qui renferme l’« indicible », lieu des « prodiges » qu’Appelfeld préfère taire, tant ils renferment l’horreur.

14 Passé maître dans l’art de la concision et de l’euphémisme, Appelfeld a développé dans son œuvre la dualité entre le dit et le non-dit, menant à son paroxysme le paradoxe qui consiste à prendre le silence comme objet de l’artéfact verbal qu’est le roman. C’est cette même dualité à laquelle renvoie Masha Itzhaki dans sa monographie Aharon Appelfeld : le réel et l’imaginaire10. Qu’est-ce que le « réel » et qu’est-ce que l’« imaginaire » dans une œuvre qui n’a cesse d’examiner les limites entre le récit factuel et le récit de fiction ? Pour le dire avec Appelfeld : Je viens d’un monde où le réel est précis et répétitif : les camps et la forêt. Mon monde réel dépassait de loin la puissance de l’imaginaire et, en tant qu’artiste, je n’ai pas eu besoin de stimuler mon imagination, mais au contraire, de la freiner, et à chaque fois que j’y parvenais, le résultat me semblait encore impossible, parce que tout était tellement incroyable que je me faisais l’impression d’être moi-même un être imaginaire […] J’ai essayé à plusieurs reprises d’écrire « l’histoire de ma vie » dans les bois après mon évasion. Mais tous mes efforts ont été vains. Je voulais être fidèle à la réalité et à ce qui s’est vraiment passé. La chronique à laquelle j’ai abouti n’était qu’une structure assez faible. Le résultat était plutôt maigre, un récit imaginaire peu convaincant11.

15 Cette dualité entre le référentiel et le non-référentiel, le réel et l’imaginaire prend dès lors toute sa dimension dans le roman appelfeldien comme le va-et-vient entre les éléments biographiques et factuels/historiques proprement dits (le réel) et leur élaboration fictionnelle (l’imaginaire). Une réalité dépasse l’autre, s’impose au point d’effacer les limites qui existent entre elles. Ainsi, Primo Levi, au retour d’Auschwitz, souffre d’un cauchemar récurrent. Dans son rêve, la réalité paisible du

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quotidien s’efface : « Je suis à nouveau dans le Camp et rien n’était vrai que le Camp. Le reste, la nature en fleur, le foyer, n’était qu’une brève vacance, une illusion des sens »12. Il en est de même pour Robert Antelme : « À peine commencions-nous à raconter que nous suffoquions. À nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à paraître inimaginable. Cette disproportion entre l’expérience que nous avions vécue et le récit qu’il était possible d’en faire ne fit que se confirmer par la suite »13.

16 L’« indicible », on le voit, se traduit par certaines expressions récurrentes qui reviennent dans les propos des survivants : « moi-même un être imaginaire », « récit imaginaire », « illusion des sens », « inimaginable », « la réalité dépasse l’imagination ». C’est donc l’effacement des limites entre deux réalités, chacune aussi factuelle que l’autre, que suggère le « réel non-référentiel » des récits de l’indicible. Mais lequel des deux vécus est-il « réel » et lequel « imaginaire » ? Est-ce la réalité des camps ou la réalité du quotidien dit « normal » ?

De la figure du Double à l’hésitation fantastique

17 Les propos d’Appelfeld cités plus haut sont ceux qu’il a tenus dans un entretien publié dans le New York Times Book Review14 avec Philip Roth en 1988. Dans son roman Opération Shylock15, Roth met en récit un certain Aharon Appelfeld, écrivain israélien de son état, ami du narrateur, dénommé lui-même Philip Roth. L’Appelfeld fictionnel de Roth, n’a cesse de répéter les propos du véritable Appelfeld dans son interview pour le New York Times Review of Books, propos qu’Appelfeld l’écrivain se réapproprie quelques années plus tard dans Histoire d’une vie16, son récit autobiographique. À l’inverse du Temps des prodiges, Opération Shylock de Philip Roth est une fiction qui refuse de se définir comme telle. Double tour de passe-passe littéraire entre Roth et Appelfeld, il montre bien que les limites poreuses entre le fictionnel et le factuel vont bien au-delà des questions théoriques dont ils font l’objet. Si Roth, exubérant et provocateur, et Appelfeld, introverti et laconique, nous semblent de prime abord l’antithèse l’un de l’autre, la logorrhée de l’un le disputant au mutisme de l’autre, le trop-dit de l’Américain au non- dit de l’Israélien, ils personnifient dans le même temps la figure du Double, cher à la littérature fantastique.

18 Grand thème d’Opération Shylock, les doubles prolifèrent dans ce roman jusqu’au vertige. Ainsi, le Philip Roth fictionnel, narrateur d’Opération Shylock, arrive à Jérusalem en janvier 1988 pour interviewer Appelfeld au moment même où deux événements majeurs tiennent en haleine la presse internationale réunie au grand complet à Jérusalem : d’une part la première Intifada, premier soulèvement palestinien contre l’occupation israélienne qui débute en novembre 1987, de l’autre, le procès de John Demjanjuk, dit « Ivan le Terrible », accusé de crimes contre l’humanité en tant qu’ancien gardien-tortionnaire du camp d’extermination de Treblinka. Ces deux événements, qui sont intégrés dans la trame de l’intrigue, lui confèrent une dimension historique sur laquelle Roth insiste par ailleurs dans sa préface au livre, signée P. R., où il indique non seulement que « ce livre est le compte rendu aussi fidèle que possible des événements que j’ai effectivement vécus entre ma cinquantième et ma soixantième année »17, mais il va jusqu’à se réclamer de leur « vérité intrinsèque ». Jusqu’ici, rien de surprenant lorsqu’il s’agit d’une œuvre qui porte le sous-titre de Confession, dont le narrateur est identique à l’auteur dont la photo apparaît d’ailleurs sur la couverture en

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guise d’illustration. Mais Philip Roth est-il un narrateur « digne de confiance » ? Cette « vérité intrinsèque » en est-elle une ?

19 Les premières brèches de cette « vérité intrinsèque » apparaissent avec l’irruption d’un certain Philip Roth bis dans la vie de Philip Roth le narrateur. Ancien détective de Chicago, ce Double profite de son étonnante ressemblance physique avec le célèbre écrivain-narrateur pour s’en approprier le nom et en usurper l’identité. Réplique exacte de Roth, son Double marche comme lui, s’habille comme lui, parle comme lui et publie dans la presse des articles signés Philip Roth. Pour s’en démarquer, Roth I le narrateur désigne son Doppelgänger, Roth II, par le nom yiddish de Moishe Pipik. Il n’en demeure pas moins que Roth I s’interroge pour savoir si Roth II existe vraiment ou s’il s’agit d’une hallucination due à la consommation d’un somnifère vendu sous le nom d’Halcion ou d’un délire paranoïaque, effet secondaire ou retour d’une dépression nerveuse longuement décrite dans le premier chapitre18.

20 L’irruption soudaine de Philip Roth bis, figure du Double dans la vie du « vrai » Philip Roth nous permet-elle de définir Opération Shylock comme un récit fantastique ? Et si c’était le cas, le bon Dr. Jekyll qui se transforme en un hideux Mr. Hyde comme dans le roman de R.L. Stevenson et qui réapparaît ici dans une version juive américaine entretient-il une quelconque relation avec Appelfeld ? Si nous prenons le dédoublement de Roth et d’Appelfeld en personnages réels et imaginaires dans ce roman comme indice supplémentaire, il n’est pas abusif d’établir une relation entre la figure du Double fantastique chez Roth, l’indicible comme « réel non-référentiel » et Le Temps des prodiges d’Appelfeld.

21 En effet, pour le dire avec Masha Itzhaki, aucun roman d’Appelfeld ne peut être considéré comme autobiographique dans le sens classique du terme [...] Même dans son ouvrage le plus autobiographique, Histoire d’une vie, Appelfeld avertit son lecteur tout au début en disant : « Que le lecteur n’aille pas chercher dans ces pages une histoire de vie précise et structurée »19.

22 Cette déclaration d’intention d’Appelfeld s’oppose donc clairement aux déclarations de Roth qui, on l’a vu, revendique la « vérité intrinsèque » de son récit, à la façon des auteurs réalistes du XVIIIe et du XIXe siècle. Mais Roth, qui a sans doute lu les maîtres du réalisme n’en reste pas là. Pour mieux brouiller les pistes, dans la « Note au lecteur » qui clôture Opération Shylock dont le sous-titre, on le rappelle, est Confession, l’auteur prétend, contrairement à ses affirmations précédentes que « ce livre est une œuvre de fiction » et que « cette confession est un faux »20.

23 Pour ajouter à la confusion, cette « Note au lecteur » qui, contrairement à la préface, n’est pas signée, précise toutefois que les entretiens avec Appelfeld ont effectivement été publiés dans le New York Times du 11 mars 1998. Que faut-il en conclure ? Roth ne cesse de renverser les conventions canoniques du genre fantastique en se présentant non plus seulement comme son double fictionnel comme dans le cas d’une autofiction, mais en se plaçant comme son propre critique littéraire : Je me retrouvais bientôt à me demander s’il valait mieux présenter le livre non comme une confession autobiographique qu’un certain nombre de lecteurs, à la fois hostiles et bienveillants, se sentiraient obligés de mettre en question pour des raisons de crédibilité, ou comme une histoire dont le but même était son improbable réalité, mais plutôt – prétendant que j’avais moi-même inventé ce qui m’avait été fourni à profusion, et gratuitement, par une réalité « super-inventive » – comme une fiction, une construction en forme de rêve éveillé dont l’auteur aurait

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déterminé le contenu latent de manière aussi délibérée que les aspects tout à fait évidents. Je pouvais même imaginer, en toute perfidie, présenter Opération Shylock comme un roman dans lequel une poignée de lecteurs astucieux verraient une chronique de l’hallucination déclenchée par l’Halcion, ce que même moi, un moment, au cours d’un des épisodes les plus étonnants de Jérusalem, j’étais presque arrivé à croire21.

24 Le jeu du dédoublement atteint son paroxysme dans cette « Note au lecteur », car, ici, Philip Roth « augmente encore sa mise », selon le mot d’André Bleikasten, par rapport aux Doubles de ses œuvres antérieures : C’est son nom propre, son propre nom, la signature même de son identité qu’il met deux fois en jeu dans l’espace de la fiction. Son double et le double de son double portent dorénavant le même prénom et le même patronyme 22.

25 L’Appelfeld et le Roth d’Opération Shylock deviennent ainsi à la fois doubles et doubles de leurs doubles jusqu’au vertige. Roth fait en sorte que son Appelfeld fictionnel donne des conseils à son ami tout aussi fictionnel Philip Roth pour l’aider à affronter Moishe Pipik, son double maléfique23 qui, pour sa part, critique vertement l’œuvre d’Appelfeld. Mais que signifie donc la présence du « faux » Appelfeld, dans cette « confession » déclarée comme « un faux », mais qui se donne pour « la vérité intrinsèque » ? Le nom « Appelfeld » représente-t-il le garant de l’« historicité » de la vraie-fausse « confession » de Roth, les lettres de noblesse d’un écrivain « sérieux » qui présente ses propres « Réflexions sur la question juive » en réponse (subversive) à l’ouvrage du goy Sartre24 ?

26 Le roman dont le héros porte le même nom que le narrateur et l’auteur renvoie à l’autofiction selon la définition que lui donne Serge Doubrovsky, inventeur de ce terme : « à la fois et contradictoirement autobiographie et roman, relation de faits et gestes réels et de récit fictif », et qu’il désigne comme « une variante postmoderne de l’autobiographie »25.

27 S’agit-il dès lors d’une réécriture « postmoderne » de l’« autofiction » qui devient une nouvelle forme du fantastique ou plutôt d’une parodie du genre ? D’une lecture métaphorique, voire allégorique, de la condition juive ? Les deux à la fois ? Si le terme « fantastique » peut se traduire par « anormal », ce qui dépasse l’entendement, c’est la grande question existentielle posée par Roth : « Qu’est-ce qu’être ‘normal’ pour un juif ? », qui nous permet d’interroger les conventions du genre fantastique en rapport avec l’oxymore des « prodiges » appelfeldiens.

Le fantastique et la littérature du désastre

28 Roger Caillois définit le fantastique comme « la rupture de l’ordre reconnu, irruption de l’inadmissible au sein de l’inaltérable légalité quotidienne »26. Or, à y regarder de près, cette définition du fantastique n’est pas sans rappeler la coupure brutale entre le monde dit « normal » et celui de l’univers concentrationnaire que l’on trouve très souvent dans les témoignages des survivants de la Shoah. Est-il abusif, dès lors, de le décrire, en réutilisant les termes qu’applique Caillois au fantastique, comme « un scandale, une déchirure, une irruption insolite, presque insupportable dans le monde réel » ? Autrement dit, il s’agit de transformer l’altérité radicale du fantastique en métaphore pour décrire la monstruosité bien réelle des camps.

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29 Notion qui se rapproche de ce que Sartre a désigné comme la « littérature de situations extrêmes »27, la « littérature du désastre », serait-elle un genre que l’on pourrait rattacher au fantastique comme une forme de rupture cognitive et à condition de faire une distinction très claire entre le fantastique de divertissement et le fantastique comme une forme du tragique ?

30 Tzvetan Todorov le dit clairement dans son Introduction à la littérature fantastique : Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont ; ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous […]. Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles face à un événement en apparence surnaturel28.

31 Mais Todorov nous met en garde : l’événement n’est donc surnaturel qu’en apparence, car « si ce que nous lisons décrit un événement surnaturel, et qu’il faille pourtant prendre les mots non dans le sens littéral, mais dans un autre sens qui ne renvoie à rien de surnaturel, il n’y a plus lieu pour le fantastique »29.

32 En ce sens, si l’événement « surnaturel » est la Shoah, il est « surnaturel » au regard de son improbabilité, de son horreur, de son indicibilité, mais pas du point de vue de sa factualité. Todorov parle encore de l’« hésitation fantastique ». Cette « hésitation » est « commune au lecteur et au personnage qui doivent décider si ce qu’ils perçoivent relève ou non de la “réalité”, telle qu’elle existe pour l’opinion commune »30. Appelfeld le reconnaît d’ailleurs dans son interview avec Philip Roth : « On peut falsifier facilement les choses les plus vraies. » « Mais », et c’est ce grand, MAIS qui suit cette affirmation : Comme vous le savez, la réalité dépasse toujours l’imagination de l’homme. Qui plus est, la réalité peut se permettre d’être incroyable, inexplicable, exagérée. Mais l’œuvre de l’imagination ne peut, à mon grand regret, se permettre le même genre de choses. La réalité de la Shoa a dépassé tout ce que l’on peut imaginer. Si je rapportais fidèlement les faits, personne ne me croirait31.

33 L’« hésitation fantastique » n’est donc pas du côté du témoin qui, lui, ne doute pas de la réalité de son vécu, mais du côté de son interlocuteur qui met en doute la véracité du témoignage. On comprend mieux, dès lors, les propos de Primo Levi et Robert Antelme cités plus haut. C’est le refus d’écouter les témoins, de les croire, qui devient une nouvelle source de souffrance et d’« hésitation fantastique ». Si dans un premier temps cette « hésitation » est bien celle du témoin qui subit l’irruption de ce qui est inadmissible et invraisemblable, elle prend une nouvelle forme, presque aussi terrible, lorsque cette situation prend fin. Cette fois, pour les survivants, l’« hésitation » fantastique ne naît plus de l’irruption de l’invraisemblable ou du surnaturel dans le monde dit normal, mais au contraire, de l’irruption du monde « normal » du quotidien dans le monde invraisemblable des camps. Autrement dit, ce qui ressort des propos des survivants c’est qu’après le désastre, c’est le monde du quotidien et de l’opinion commune qui devient invraisemblable à leurs yeux. Le monde des camps et de la persécution devient le seul monde possible et vraisemblable.

34 Il ne nous semble donc pas abusif de créer un rapprochement entre la catégorie cognitive de l’« hésitation fantastique » et la « littérature du désastre », catégorie

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thématique et taxinomique dans laquelle Masha Itzhaki propose de classer l’œuvre d’Appelfeld, car celle-ci, écrit-elle, « n’obéit plus, ne peut pas obéir, à la classification littéraire conventionnelle qui insistait sur la distinction entre une écriture à caractère documentaire – dont l’objectif est d’apporter un témoignage personnel et donc de constituer un chapitre autobiographique – et un récit qui porte sur la fiction selon les règles de la fiction »32.

35 Or, nous l’avons dit, c’est précisément le non-dit, la page blanche qui sépare les deux récits qui forment Le Temps des prodiges qui symbolise l’« indicible ». Indicible, car la réalité dépasse l’imaginaire. Mais le paradoxe appelfeldien consiste, précisément, à raconter et non pas à se taire. Dans un entretien publié en 1979 à la suite de la publication du Temps des prodiges, Appelfeld reconnaît ne jamais avoir décrit les choses comme elles s’étaient passées : Toutes ces années j’ai essayé de reconstituer mon enfance, de la restituer fragment par fragment, de remplir les espaces blancs. Le Temps des prodiges est une tentative de reconstruire l’enfance. L’œuvre de restitution est nécessaire puisque la certitude est réduite et l’obscurité est grande. C’est un travail d’archéologie que j’ai effectué en moi-même. En réalité, c’est un processus créatif33.

Regarder le soleil en face

36 Sous cet aspect, Appelfeld se distingue donc nettement de Primo Levi, Robert Antelme, Jorge Semprun ou encore Élie Wiesel, plus âgés que lui, dont les souvenirs étaient plus précis et dont les témoignages revendiquent le statut de récit factuel34. Les années de déportation et de fuite constituent un trou noir dans la mémoire d’Appelfeld, d’où la dénotation nulle, d’où le réel non-référentiel de l’indicible.

37 Une fois de plus, l’hésitation « fantastique » de l’indicible efface ainsi les oppositions vérité-mensonge, réel-irréel, vraisemblable-invraisemblable, toutes aussi présentes dans l’œuvre d’Appelfeld que dans celle de Roth. C’est donc toujours cette même page blanche du Temps des Prodiges qui renvoie subrepticement à la question que se pose le Philip Roth narrateur dans Opération Shylock sur Appelfeld : Ses histoires sont-elles exactes, sont-elles vraies ? Moi, je ne pose jamais de questions sur leur véracité. Je crois plutôt que c’est du roman et, comme c’est souvent le cas, le roman fournit à celui qui l’invente un mensonge par lequel il exprime son indicible vérité35.

38 En effet, l’indicible, selon Alexis Nouss, n’est pas une catégorie qui pose l’impuissance du langage face à l’horreur. Au contraire, « elle devient le motif profond, la motivation positive qui permet le récit, qui oblige et suscite le récit. Le récit de l’indicible n’opère pas négativement : il raconte l’indicible, sert à le montrer. »36 Mais montrer n’est pas représenter. D’où la conclusion de Nouss citée plus haut : « L’indicible mine conceptuellement l’idée de la représentation […] l’indicible n’est pas représentable ou irreprésentable, il suggère un réel non référentiel. » C’est par une image saisissante qu’il cite d’Aharon Appelfeld que Nouss illustre cet « indicible » : « Cette mort-là […] est semblable au soleil, on ne peut en regarder la lumière en face. »37

39 Ainsi, la page blanche qui sépare les deux parties du Temps des prodiges d’Appelfeld constitue l’illustration de « l’invisible qui se place sous le signe du visuel ». La page blanche se voit, mais elle est vide, son texte est invisible. Mais ce qui est invisible pour le lecteur qui n’a pas subi lui-même l’expérience de la persécution est visible uniquement pour celui qui a regardé une fois le soleil en face.

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NOTES

1. Orly Toren, « Au sein de Katerina – Entretien avec Aharon Appelfeld », Yedioth Yerushalayim, 5 mai 1989 (en hébreu). 2. Aharon Appelfeld, Katerina, Jérusalem, Keter, 1989. Trad. française de Sylvie Cohen, Paris, Gallimard, 1996. 3. Aharon Appelfeld, Tor ha-pla’ot, Tel Aviv, Hakibbutz Hameuchad, 1978. Trad. française Arlette Pierrot, Le Temps des prodiges, Paris, Belfond, 1981. 4. Préface de Marianne Véron in Aharon Appelfeld, Le Temps des prodiges, op. cit. p. 7. 5. Alexis Nouss, « Les récits de l’indicible » in Récit et connaissance, Lyon & Montréal, Presses Universitaires de Lyon/Méridien, 1998, p. 204-205. 6. Art. « prodige », Nouveau Petit Robert, 1995. 7. Préface de l’auteur in Primo Levi (1947), Si c’est un homme, trad. de l’italien Martine Schruoffeneger, Paris, Julliard, 1987, p. 7. 8. Franz Kafka, Briefe 1902-1924 in Gesammelte Werke, vol. 9, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1958, p. 337. Traduction citée: « Lettre à Max Brod », juin 1921, in Franz Kafka, Oeuvres complètes, trad. de l’allemand J. P. Danès, C. David, M. Robert, A. Vialatte, Paris, « La Pléiade », T. 3, 1984, p. 1087. 9. J.W. Goethe (1782), »Der Erlkönig«, in Sämtliche Werke, Briefe, Tagebücher und Gespräche, Tome 2. Berlin, Deutscher Klassiker-Verlag, 1987, p. 107-108. Traduction française de la poésie in Michel Tournier (1970), Le roi des Aulnes, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2010, p. 497. 10. Masha Itzhaki, Aharon Appelfeld : le réel et l’imaginaire, Paris, L’Harmattan, 2011. 11. Philip Roth, “Walking the Way of the Survivor: A Talk with Aharon Appelfeld”, The New York Times Review of Books, 28 février 1988. En français in Philip Roth, Parlons travail, trad. Josée Kamoun, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2006. 12. Primo Levi (1963), La Trêve, trad. de l’italien Emmanuelle Genevois-Joly, Paris, Grasset, 1966, p. 245. 13. Robert Antelme, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1978, p. 9. 14. Voir note 11. 15. Philip Roth (1993), Opération Shylock : Une confession, trad. de l’américain Lazare Bitoun, Paris, Gallimard coll. « Folio », 1997. 16. Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie, trad. de l’hébreu Valérie Zenatti, Paris, Éditions de L’Olivier, 2004. 17. Philip Roth, Opération Shylock, op. cit. p. 13. 18. Ibid., p. 9. L’effondrement psychique réel de Roth l’écrivain est d’ailleurs attesté par le livre de sa compagne « référentielle » de l’époque, l’actrice anglaise Claire Bloom, protagoniste du roman et objet de la dédicace d’Opération Shylock . 19. M. Itzhaki, Aharon Appelfeld : le réel et l’imaginaire, op. cit. p. 17. 20. Philip Roth, Opération Shylock, op. cit., « Note au lecteur », p. 653. 21. Ibid., p. 587. C’est Philip Roth qui souligne. 22. André Bleikasten, Philip Roth : les ruses de la fiction, Paris, Belin, coll. « Voix américaines », 2001, p. 93. 23. Philip Roth, Opération Shylock, op. cit. p. 43-46. 24. Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 1954. 25. Serge Doubrovsky, « Pourquoi l’autofiction ? », Le Monde des Livres, 25 avril 2003.

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26. Roger Caillois, « De la féerie à la science-fiction » in : R. Caillois (dir.), Anthologie du fantastique, T. I, Paris, Gallimard, 1966, p.8. 27. Jean-Paul Sartre (1948), « Situation de l’écrivain en 1947 », in Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », 2003, p. 169-295. 28. Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1976, p. 29. Nous soulignons. 29. Philip Roth, Opération Shylock, op. cit. p. 69. 30. Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, op. cit. p. 46. 31. Philip Roth, “Walking the Way of the Survivor: A Talk with Aharon Appelfeld”, art. cit. 32. M. Itzhaki, Aharon Appelfeld : le réel et l’imaginaire, op.cit. p. 28. 33. Cité par Yigal Schwartz in Élégie de l’individu et éternité de la tribu, Jérusalem, 1996, p. 37 (en hébreu). 34. Signalons la publication récente (et tardive) en français de l’excellent roman Nuit (1964) d’Edgar Hilsenrath, trad. de l’allemand Jörg Stickan et Masha Zilberfarb, Paris, Attila, 2012, qui décrit la Transnistrie dans un style cru et très réaliste. 35. Philip Roth, Opération Shylock, op. cit. p. 87. 36. Alexis Nouss, « Les récits de l’indicible », op.cit. p. 207. 37. Ibid.

RÉSUMÉS

C’est la marge étroite entre « le réel et l’imaginaire » selon le titre de l’essai de Masha Itzhaki sur Appelfeld que nous souhaiterions explorer à partir de la relation entre Le Temps des prodiges d’Appelfeld et Opération Shylock de Philip Roth. Si la vrai/fausse « confession » de Roth se présente comme le détournement vertigineux des codes du fantastique, de l’autobiographie et de l’autofiction, le roman d’Appelfeld pousse les limites du réalisme par l’interrogation que suscite son titre énigmatique qui renvoie au surnaturel. Œuvre qui évoque la Shoah sans la représenter, le roman d’Appelfeld correspond à ce que Sartre a défini comme une « littérature des situations extrêmes ». Néanmoins, par son titre et la page blanche qui sépare ses deux parties et renvoie à l’« indicible » de la Shoah, ne sollicite-t-elle pas aussi le fantastique qui, selon Todorov, n’est pas nécessairement une configuration imaginaire, mais plutôt « l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel » ? Philip Roth, critique littéraire tout autant qu’écrivain, n’a t-il pas bien cerné cette dualité en créant dans Opération Shylock un Appelfeld fictionnel, le « double » bienveillant de son homonyme réel aux côtés d’un Roth affublé d’un « double maléfique », indiquant ainsi qu’Appelfeld transcende l’événementiel qui lui a valu injustement le titre réducteur d’« auteur de la Shoah » ?

In the present paper I wish to explore the narrow borderline between history and fiction in Aharon Appelfeld’s The Age of Wonders (1978) and Philip Roth’s Operation Shylock (1988). Could Appelfeld’s Age of Wonders, a seemingly realistic novel about the Holocaust, be at once what Sartre called “a literature of extreme situations” and belong to the fantastic genre? If we accept Todorov’s definition of the latter as “an hesitation experienced by a person who knows only the laws of nature, confronting an apparently supernatural event”, it is precisely the absence of any supernatural events, emphasized by the empty page separating Appelfeld’s protagonist’s childhood and adulthood that raises the question weather the Holocaust, never explicitly

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represented in the novel, could be interpreted as the apocalyptic “age of wonders”. In contrast, Roth’s musings about Jewish history in the 20th century in his Operation Shylock are structured as a re-appropriation and a parody of the classical fantastic genre, where Appelfeld, as well as Roth himself, are set as fictional characters and doppelgängers of themselves. In both works, the authors show the fallacy of realism to represent history, and in transcending the so- called “factual” realm, blur the boundaries between history and fiction, autobiography and auto- fiction.

אמר זה עוסק בשאלת הגבול בין "מציאות לבדיון" ביצירת אפלפלד באמצעות השוואה בין יצירתומ "תור הפלאות" (1978) לבין "מבצע שיילוק" מאת פיליפ רות (1998), בו מופיע אפלפלד כדמות בדיונית. אם ספרות העוסקת בשואה יכולה להיתפס כ"ספרות של מצבים קיצוניים", כהגדרת סארטר, האם יש מקום להרחיב את יריעת הקריאה של יצירה כמו "תור הפלאות" מן הקטגוריה התמאטית הצרה של "ספרות שואה" לזו של סיפורת הפנטסיה, שאפיונה המרכזי, לפי התיאוריה של צווטאן טודורוב הוא "אי הוודאות הפנטסטית", הלא היא "אותו היסוס שבו מתנסה האדם היודע רק את חוקי הטבע ונתקל באירוע שאינו מציית לכאורה לחוקי הטבע" ? האם בחירת אפלפלד בכותרת החידתית "תור הפלאות" לרומן נטול אירועים על-טבעיים רומזת לכך שהוא מבקש להפנות את תשומת לבו של הקורא ל"אי-הוודאות הפנטסטית", אותה חווה גיבורו במהלך התקופה עליה מצביע הדף הריק המפריד בין שני חלקי הרומן - מה שלפני השואה ומה שלאחריה? כמי שביקש לתעד את השאלות הקיומיות של הזהות היהודית במאה ה20- ב"מבצע שיילוק", פיליפ רות, מבקר ספרות לא פחות מסופר, הפנים את תפיסתו של אפלפלד בכך שהפך אותו לדמות בדיונית ולכפיל של עצמו ברומן שהוא פרודיה של הז'אנר הפנטסטי הקלאסי, והוכיח בכך שמחבר "תור הפלאות" הוא יותר מ"סופר שואה", ושיצירתו חוצה את גבולות התיעוד ההיסטורי גרידא בכך שהיא מטשטשת את הגבולות בין היסטוריה ובדיון, אוטוביוגרפיה ובדיון אוטוביוגרפי.

INDEX

Thèmes : littérature Index géographique : Transnistrie Keywords : Appelfeld Aharon (1932-), Roth Philip (1933-), fantastic literature, “Doppelgänger”, Holocaust, Transnistria, autobiography, autobiographical fiction Mots-clés : Appelfeld Aharon (1932-), Roth Philip (1933-), le fantastique, le double, autobiographie, autofiction

מילות מפתח אהרון אפלפלד, פיליפ רות, סיפורת פנטסטית, שואה, טרנסניסטריה, אוטוביוגרפיה:

Index chronologique : Shoah

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Disability as Metaphor in Two Novellas of Aharon Appelfeld Le handicap comme métaphore dans deux romans d’Aharon Appelfeld םומה הרופאטמכ שב םיית ויתוריצימ לש דלפלפא

Yitzhak Ben-Mordechai

Introduction

1 The novella A Journey into Winter was published in the year 2000, And the Rage is Not Yet Over in 2008. 1 The two novellas share many characteristics, such as a protagonist- narrator who tells his story in an autobiographical manner and a sincere, revealing tone. However, the most significant common characteristic is that the protagonists of the two novellas are handicapped; both are disabled people.

2 Appelfelds’s mode of writing is neither mimetic nor realistic. I do agree with Yigal Schwartz’ argument, in his book Individual Lament and Tribal Eternity, that Appelfeld is not an ideological writer and one cannot produce conclusive lessons out of his writings. Schwartz defines Appelfeld’s mode of writing as lyrical and meditative.2 While I fully support this position, it should be noted that in these two novellas Appelfeld presents protagonists and other characters with ideological views, sometimes even very assertive ones. As a matter of fact, the disability in the two novellas serves as an important mean to create and shape the protagonist’s ideologies. It serves, also, as a metaphor of the Jews’ severe human condition and their struggle to survive during the thirties and the forties of the twentieth century.

3 The first novella, A Journey into Winter, is about a boy named Kutty, from his early childhood to the age of about fourteen. Kutty is a stutterer. In the second novella, And the Rage is Not Yet Over, the protagonist is Bruno, an amputee–one-handed man. Bruno’s right hand was cut-off when he was very young. The novella tells his story, from early childhood to the age of fifty-six. Both novellas share a common historical background: the rise of the Nazi movement and World War II. And the Rage is Not Yet Over also deals with the concentration camps (although the explicit term is not mentioned) and, in

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addition, with the post-war period, including reference to the Zionist movement and, eventually, Bruno’s frustrating Aliya—immigration—to Israel, and settlement in Tel- Aviv.

4 The beginnings of the two novellas are almost identical. And the Rage is Not Yet Over begins with a statement: “My name is Bruno Brumhart. In my childhood my right hand was chopped off” (p. 7). The second novella also begins with a personal statement: “My name is Kurt. Over the years my name was distorted and now they call me Kutty” (p. 5). Immediately afterwards Kutty describes his difficulty in speaking. Thus, right from the beginning, a strong bond is established between each protagonist and his disability. It is a metonymical bond as the disability becomes immediately part of the protagonists’ identity.

5 In this context, one should ask himself what was Appelfeld’s purpose in creating these disabled protagonists. However, given that only the author himself could answer this question, we should approach it from a different angle. For this matter, it would be useful to quote Gilles Deleuze, in one of his dialogues with Claire Parnet. Deleuze said: “The art of structuring a problem is very important. You have to invent a problem, to shape a certain aspect of the problem, before finding a solution”.3

6 In fact, Deleuze follows and elaborates the ancient observations of Aristotle in his Poetics, about complication (or conflict) and unraveling. Appelfeld shapes Bruno and Kutty’s physical condition in a radical manner in order to create an exceptional phenomenon of disability, through which he magnifies the issues he deals with and makes them extreme as well as unique. However, it should be noted that Appelfeld’s lyrical mode of writing and his restrained writing-style, balance and moderate the extremes in the novellas and prevent them from being bizarre on one hand or melodramatic on the other.

7 Hence, the disabilities, or defects, of the protagonists make their personalities special and unique. They experience reality in their own way. Their physical condition forces them to struggle harder in order to survive. In gloomy Europe of the thirties and forties of the twentieth century, each of them must elaborate for himself an ideology and a course of action in order to adapt his deficiency to the tough reality. This is very clear in And the Rage is Not Yet Over. Influenced by a one of his teachers at school, a devoted Christian monk, Bruno strongly believes that he is a son-of-a-king (Appelfeld does not use the word “prince”. The term he uses stresses the heredity of kingship and aristocracy that Bruno attributes to himself). Bruno believes that his mission in life is to turn all the Jews into sons-of-kings. In A Journey into Winter, Kutty, still a young boy, cannot yet form a personal ideology. Rather, he accepts, willingly and actively, an ideology and course of action suggested by Rudolf, Kutty’s Jewish supervisor at his job as a service boy. Rudolf is furious about the softness and submissiveness of the Jews and praises a fighting spirit and physical fitness. When the German army approaches, he organizes the Jews and trains them to fight the Nazis. Kutty follows him voluntarily and serves as his loyal assistant.

A Journey into Winter

8 In A Journey into Winter, Kutty’s disability is defined very loosely. One can even find contradictions in the definitions, as well as the practice of his disability. As a lyrical writer Appelfeld’s purpose is not to characterize Kutty as a concrete realistic stutterer,

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but rather to present a kind of stammerer or one that is “tongue-tied”, whose characteristics somehow vary throughout the story. Kutty is defined alternatively as a stutterer, tongue-tied, half-mute and a boy whose speech is blocked. There are times where his stuttering is harder and times when it’s less so. Sometimes he even conducts quite long conversations without any difficulties. As a result of the lyrical mode and the loose definitions, the stuttering and disability become symbolic rather than realistic. The disability becomes representative. The protagonist himself notices it. He says: “Sometimes I have the feeling that the stuttering has spread to all the organs of my body; that my mouth is only one of its extensions” (p. 168). On a different occasion he says: “In gloomy moments it seems to me that my stuttering is not limited to speech only; my writing stutters as well” (p. 91). It is clear that Kutty internalized his stuttering and it filled his whole being; it affected all his actions. As mentioned before, in the novella a metonymy is formed and it establishes a strong bond between Kutty’s personality and his disability.

9 Kutty is not the only disabled person in the novella. Three stutterers study with Kutty in the same class. Another stutterer is one of the few who works with him. Another Jew in the novella is slow of speech. In Shull there are many disabled people: few of them are blind, others amputees. There are also a blind preacher and a blind holy-man. The large number of disabled people cannot be accidental. It looks as if disability is a common Jewish characteristic, or alternatively, a common Jewish disease.

10 The large number of disabled Jewish people turns the disability in the novella into a representative phenomenon while strengthening the process of turning Kutty’s stuttering into a metaphor. According to this metaphor, disability is a kind of deficiency that can be found in every Jew. In the novella, the attitude of the Gentiles towards the Jewish deficiencies demonstrates the severely dangerous condition of the Jews in that period of time. For example, Kutty says that the Gentiles don’t like tongue- tied people and therefore they are targets of aggression and violence (p. 39). Later in the novella he says: “In every season there is a mad or unstable tenant that is maddened by the stuttering and he attacks me […]” (p. 77). Regarding disability as a representative phenomenon and as a metaphor enables us, in almost all the descriptions of the attitudes towards people with speech difficulties, to easily replace the words stutterer and “one that is tongue-tied” with the word Jew or Jews. Namely, the Jews are the real targets of aggression and violence.

11 On the other hand, disability might also be considered as an advantage. Kutty’s stepmother says so in an obvious manner and the Jewish holy-man compares Kutty’s disability with that of Biblical Moses. He tells Kutty to preserve it like a very precious, dear object.

12 Regarding stuttering as a metaphor, a follower of Jacques Lacan, the psychoanalyst Darian Leader, made an illuminating distinction (although in a different context) concerning the phenomenon of stuttering: One way of understanding the phenomenon of stammering would be to link it to the boy’s passage through the Oedipal structure and the problem of situating himself in relation to his father, the moment of assuming the mantle of speech. Speech would belong to the field of what one has, and hence any difficulty in assuming it would be indicative of a reticence to grasp something which belongs, symbolically, to someone else, to the father. […] What matters is not the message, the dimension of what one is saying, but rather the place itself. […] Stammering is

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not a difficulty in speaking but a difficulty in assuming a place from which to speak, a position in a symbolic network.4

13 Following this argument, the implied meaning of the metaphoric stuttering in A Journey into Winter is the Jews’ difficulty in finding a place for themselves in this world. In addition, it will be helpful to refer to Deleuze and Guattari who claim in their writings that stuttering is a significant characteristic of minor literature.5 In their book Kafka– Toward A Minor Literature, the two writers argue that “a minor literature doesn’t come from a minor language; it is rather that which a minority constructs within a major language”.6 The writer of a minor literature is, therefore, a sort of stutterer in his own language, a sort of foreigner within the language.7

14 Deleuze and Guattari’s observation can be applied to real stutterers as well. It suggests that stuttering causes Kutty to feel and to act like a foreigner within his language and consequently feel and act like a foreigner in general. Once again, it’s possible to replace here the word “stutterer” with the word “Jew” or “Jews”, and construct a parallel equation in which the Jews in Europe are foreigners.

15 As a boy Kutty admires power. He admires, and therefore follows Rudolf, his powerful tough Jewish supervisor. Rudolf is the leader of a group of Jews that intend to fight the Nazis; Jews determined not to give up. The ending of the novella is open, so it is unclear whether Kutty survives the war, but the question of his survival is not the core of the ending. The main point is the readiness and determination of the Jews to fight and not to go like submissive sheep to the slaughter.

And the Rage is Not Yet Over

16 The second novella, And the Rage is Not Yet Over, is more lyrical. The core of its lyricism is a strong lyrical component of the protagonist’s personality, an outcome of his subjectivity. As is well known, a lyrical story is usually subjective. The mental life of Bruno—the amputee—is rich and active and it affects his perception of reality. It is a very subjective perception and it imposes itself on reality. Influenced by this unreal perception Bruno treats his stump as a living organ with supernatural powers.

17 Just like the previous novella, right in the beginning a metonymical bond is established between Bruno and his disability. It is clear that Bruno fully accepts his disability. He does not try to hide it. One of his sleeves is always folded under the stump. His disability becomes a demonstration of deficiency; a demonstration of what is missing. Bruno’s lyrical personality and his firm views enable him to deconstruct a very famous slogan that is mentioned in the novella: “A Healthy Soul in a Healthy Body”. Bruno deconstructs it since he seems to be a man with a healthy soul in a crippled body. Bruno is also physically strong. This fact magnifies the inherent contradictions of his crippled body.

18 Bruno presents, as well as represents, a very original and radical argument concerning both physical integrity and bodily perfection. According to Bruno, every human being needs to have some kind of defect. Bruno believes that a defect is an advantage. He says: “Sometimes people with two hands look ridiculous. Their attitude towards their lives is too obvious. A man without a scar is a man without features, a man without qualities. And there are many such people, herds of people” (p. 7). Elsewhere in the novella he says that his stump is a gift and the joy of his life, that the stump opened

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new horizons for him (p. 24, 82). In Bruno’s mind, one must have a defect in order to have an individual personality, in order not to be part of those “herds of people”.

19 From early childhood Bruno adopted the idea that he is a son-of-a-king and the Jews— all of them—are sons-of-kings. The source and reason of this idea is that only the Jews stood before god at the divine Biblical Mount Sinai event. Being an emotional person and not a consistent and clear thinking one, Bruno does not define or even clarify to himself the exact meaning of being sons-of-kings. He accepts this metaphor literally and internalizes it and it becomes part of his personality. It becomes the power that motivates him. After the war, he tries to convey this romantic and noble idea to the Holocaust survivors. He tries to convince them that they are also sons-of-kings since they belong to an aristocratic people and as such they have to act and behave accordingly.

20 Bruno belongs simultaneously to two minority groups: he is a Jew and he is also an amputee. One of the anti-Semitic slogans Bruno’s schoolmates shout and write on the school walls is: “Death to the Jews and death to the amputees” (p. 30). This slogan forms another metonymy in the novella. It connects Jews and disability. In the novella it means that Jews have to be exterminated twice: once as Jews and once again as disabled, crippled people.

21 As mentioned before, Bruno treats his disability as an advantage and it shapes his ideas about being a son-of-a-king. He is concerned with the fate of the Jewish people more than with his own personal condition. He believes that what the Jews urgently need is to follow him and change their attitudes towards their disabilities, towards their inferiority, meaning they have to change their attitude towards their nationality, since they are members of a noble and aristocratic nation. In this matter, Bruno’s view strongly opposes the Zionist claim that the Jewish people have to become normal just like any other nation. He says: “The survivors need nobility, not promises to live normal life. I like the Jewish agents who come from Palestine, but I hate their views. They promise the refugees normal life. And I ask them: what is normal life?” (p. 138). Bruno condemns normality but the alternative he offers is romantic and totally contradicts the mental condition of the Holocaust survivors. Thus, it is no wonder that they reject it angrily.

Conclusion

22 In the two novellas, Appelfeld, through disability, portrays magnified personal and collective fights for survival, as well as explorations of Jewish identity. In addition he suggests two options, one in each novella, for Jewish conduct during and after the war and the Holocaust. The first one, in A Journey into Winter, suggests fighting against whoever attacks the Jewish people. The Zionist movement would probably support such a response. It would be considered a normal, active, healthy response. The other option, in And the Rage is Not Yet Over, is different. Although it does not oppose the fight for life, it is set against one of the major principle of the Zionist movement: the urgent need of the Jewish people to become normal, just like any other nation. The core of Bruno’s idea is that the Jews are not like any other nation.

23 One may wonder whether the protagonists of the two novellas represent Appelfeld own views concerning Jewish values and conduct. The question is particularly prominent in And the Rage is Not Yet Over, since Bruno holds an original thesis about the nature of the

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Jewish people. Generally speaking, Appelfeld’s oeuvre indicates that he does not reflect directly his own views. Rather, he tends to display, in his very special way, various attitudes and trends prevailing within the Jewish people. This is undoubtedly also the case with And the Rage is Not Yet Over. Bruno is indeed the central figure of the novella but apart from him there is another entity which is no less important. It is the collective entity of the Jewish people represented by a variety of minor characters who serve as a human panorama of Jewish views, beliefs and modes of existence. Appelfeld portrays them without taking a stand, neither recommending nor rejecting any of them.

24 And the Rage is Not Yet Over ends with Bruno’s defeat. His idea to transform all the perplexed Holocaust survivors into sons-of-kings was sublime and noble but totally inapplicable, and therefore rejected. However, the Jewish entity in the novella was not defeated. The great diversity of modes of Jewish existence represents the vital and dynamic forces of the nation. According to Bruno—and in this case maybe according to Appelfeld as well–paradoxically, these forces are strengthened by the deficiencies of the Jewish people, and not least—by the awareness of these deficiencies. In And the Rage is Not Yet Over as well as in A Journey into Winter Appelfeld probably meant to say something about the nature of Jewish people and not just tell us about a brave stuttering boy and an armless romantic dreamer.

BIBLIOGRAPHY

.(A Journey into Winter”), Keter, Jerusalem (Heb“) עסמ לא ףרוחה .(APPELFELD, Aharon (2000

-And the Rage is Not Yet Over”), Kinneret Zmora“) םעזהו דוע אל םדנ .(APPELFELD, Aharon (2008 Bitan, Or Yehuda (Heb). (In French: APPELFELD, Aharon (2009). Et la fureur ne s’est pas encore tue, Paris, Éditions de L’Olivier).

DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix (1986). Kafka–Toward A Minor Literature, University of Minnesota Press, Minneapolis.

DELEUZE, Gilles & PARNET, Claire (1987). Dialogues II, Columbia University Press, New York.

LEADER, Darian (2003). “Why Do Women Write More Letters Then they Post”, in ZIZEK, Slavoj (2003). Jacques Lacan: Critical Evaluation in Cultural Theory, Vol. I (Jacques Lacan: Psychoanalytic Theory and Practice), Routledge, London.

O’SULLIVAN, Simon (2005). “Fold + Art + Technology”, in PARR, Adrian (ed.). The Deleuze Dictionary, Edinburgh University Press, Edinburgh, pp. 104-106.

/Individual Lament and Tribal Eternity”), Ketter“) תניק דיחיה חצנו טבשה .(SCHWARTZ, Yigal (1996 Magnes, Jerusalem (Heb).

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NOTES

1. Aharon Appelfeld (2000; 2008). And the Rage is Not Yet Over was translated into French (2009, see bibliography). A Journey into Winter was not translated. Quotes from both books are from the Hebrew edition. 2. Yigal Schwartz (1996), p. 57. 3. Gilles Deleuze & Claire Parnet (1987), p. 1. 4. Darian Leader (2003), p. 100. According to Lacan, the symbolic network includes language and all signs, symbols, meanings and representations. 5. Simon O’Sullivan (2005), p. 105. 6. G. Deleuze & Félix Guattari (1986), p. 16. 7. G. Deleuze & C. Parnet (1987), p. 4.

ABSTRACTS

Two of Appelfel’s novellas are fictional autobiographies of disabled Jewish persons. Kutti in A Journey into Winter is a stammerer and Bruno in And the Rage Is Not Yet Over is an amputee–one- handed man. The two novellas are written as monologues of their protagonists. Both of them begin with the same pattern as the protagonist introduces himself by stating his name and disability. The disability is an integral part and a major component of their identity. Although the plots of the two novellas differ from each other, there is a significant paradigmatic similarity between the novellas. In both of them the disabilities and their implications are represented not in a realistic way but in lyrical one. They function as a metaphor through which Appelfeld examines the core and essence of the Jewish protagonists of the novellas. This metaphor has a paradigmatic function. According to the paradigm, every Jew in the Diaspora has a kind of disability. This disability causes many problems and difficulties, but at the same time it is a virtue, an advantage. It makes the Jews special and unique, different from other people. It makes them think differently, have different morality and commitments. According to these two novellas this sublime disability is the core and essence of the uniqueness of the Jewish people.

Deux romans d’Appelfeld sont des autobiographies fictionnelles de juifs invalides. Kutti dans Voyage vers l’hiver est bègue, tandis que Bruno dans Et la fureur ne s’est pas encore tue a un bras en moins. Les deux œuvres sont des monologues de leurs protagonistes et toutes les deux commencent de la même manière : le protagoniste se présente en donnant son nom et en décrivant son handicap. Le handicap est une partie intégrante et une composante majeure de leur identité. Même si les scénarios sont différents dans les deux textes, on y retrouve une similarité paradigmatique : les handicaps et leurs implications sont représentés de manière lyrique, plutôt que réaliste. Les infirmités fonctionnent comme des métaphores par lesquelles Appelfeld examine le cœur et l’essence des protagonistes juifs de ces romans. Cette métaphore a une fonction paradigmatique. Selon ce paradigme, chaque juif de la diaspora a une infirmité qui est source de problèmes et de difficultés, mais qui représente en même temps une vertu, un avantage. Elle rend les juifs uniques, différents des autres peuples. Elle les pousse à

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penser différemment, à avoir une morale et des exigences différentes. Selon ces deux romans, cette sublime infirmité représente le cœur et l’essence du peuple juif.

שתיים מן הנובלות של אפלפלד הן אוטוביוגרפיות פיקטיביות של בעלי מום. קוטי, הגיבור של “מסע אל החורף” הוא מגמגם ואילו ברונו ב“ והזעם עוד לא נדם” הוא גידם. מומים אלה מתפקדים בנובלות כמטאפורה למצבו הקיומי של היהודי בגולה, ויש בהם לא רק משום חולשה אלא אף יתרון: הם מביעים את ייחודו ובמובן מסוים את עליונותו. הם מכריחים אותו לחשוב אחרת ולפעול אחרת. בשתי היצירות עיצובם אינו ריאליסטי אלא לירי.

INDEX

Subjects: littérature Keywords: Journey into Winter, And the Rage Is Not Yet Over, disability, lyrical style, Jewish identity, literature, Appelfeld Aharon (1932-)

“מסע אל החורף”, “ והזעם עוד לא נדם”, נכות, סגנון לירי, הזהות היהודיתמילות מפתח:

Mots-clés: Voyage vers l’hiver, Et la fureur ne s’est pas encore tue, handicap, style lyrique, identité juive, Appelfeld Aharon (1932-) Chronological index: Shoah

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A Journey to Poland – A Return to the Self in Poland, a Green Country by Aharon Appelfeld Un voyage vers la Pologne – un retour vers soi עסמה ןילופל הרזחכ לא ינאה

Shoshana Ronen

1 Poland, a Green Country can be read in different ways. 1 A story of the mid-life crisis of Jacob Fein, a typical Israeli sabra, can be read as yet another link in the long chain of journeys to Poland in Hebrew literature;2 it can also be read as a love story, or as a story of an encounter between Jews and Poles.3 In gender-oriented reading, it would be interesting to contrast the two main female characters: Jacob’s wife—dry, calculated, practical and egoistical; and Magda—a loving, devoted and altruistic mother-nature figure.

2 In this paper, however, I would like to propose another reading as a tale of teshuva— repentance.4 Jacob’s journey, which is a pilgrimage of atonement, contains the two means a return—coming back to the הביש :meanings of the Jewish concept teshuva means to respond or to reply—a בישהל sources, to the point of origin, as well as response to a call, originally from the divine; a reply to God’s command. Teshuva is an act of contrition for sins and transgressions, mostly, when a Jew detached himself from God and the people of Israel. The idea of a covenant between God and man is central in Jewish religion. When man sins he violets the covenant and only remorse, and spiritual and ethical self-purification can bring forgiveness and restore the covenant. Teshuva, then, has the two dimensions: a return to the strait path, to the place of origin, to an ideal state of harmony between man and God, between a Jew and Israel, and a response to a divine call. This call may be transcendent, from God, or internal from inside man’s soul. The call awakes the will to mend the damage, or the disgrace.

3 In Appelfeld’s novel the return to the foundation, to the origin, and the response to the call is a response not to God’s command, but to the appeal of Jacob’s ancestors, the call of past generations, and, in fact, the call of the hidden, perhaps still unconscious self.

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This self feels a void; it is alienated from its identity, from its ancestors, from its origin. Jacob’s teshuva has the goal of mending the tear between his present life and his past. Without it he will be like a wellspring whose source is blocked and therefore is doomed to dry out. Jacob’s journey, more than a movement in space, is an inner transformation of the soul, a revelation of an authentic identity.5

4 Jacob Fein, a successful businessman and ex-officer in the Israeli army, can be grasped as a prototype of the average Israeli. His first name, Jacob, as the name of the patriarch Jacob-Israel, alludes to him potentially being perceived as a typical Israeli, a warrior, tough, and persistent. Feeling emptiness in his life and a lack of communication with his wife and daughters, Jacob decides to embark on a journey to Poland. He wants to see the village where his parents lived before the war. In mid-life he becomes determined to fulfill this desire, to go to Shidowce, which had been growing in him over the last few years. For years he had felt discomfort and wished to escape his life and family, but he was not aware of the source of this uneasiness until waking up one night with a decision to visit his parents’ village. Although he can’t give a reasonable explanation for this need, he acknowledges that some things are beyond reason and that “sometimes one has to response to the caprice of the heart” (p. 9). Jacob hears a call, and the need to respond lies in the emotional layer of his existence and not the rational. This is the beginning of his teshuva. Reading further we can comprehend the source of his discomfort: a sin that requires repentance. In order to understand his impulse, to have the right conditions for reflection and for the process of purifying his heart and his awareness, he has to leave his home, to acquire distance which will allow the necessary perspective. The physical change of location will bring about a change in his personality and identity, a journey into his true self. In the end he will discover his roots and place of origin and with it, his new old identity.

5 The journey in Appelfeld’s novel is unique. As Yigal Schwartz showed: “The main characters in some of Appelfeld’ journey stories do not reach their destination, while in others they do but fail to recognize it or connect with it.”6 However, in Poland, a Green Country Appelfeld illustrates a different journey. The main protagonist not only reaches the destination, but, in addition, the result of his pilgrimage is an atonement for his past sins and a mental and spiritual transformation. This journey is not as in Schwartz words “a journey to eternal exile”,7 but a journey that ends in coming home. Referring to other works by Appelfeld, Sidra DeKoven-Ezrahi claimed that “‘Return’ in an Appelfeld story is a gesture not so much of ‘going back’ as of ‘repeating’—and writing the return remained as obsessive and incomplete as the act itself”.8 Yet, in Poland, a Green Country the return is real.

6 Repentance is needed when a sin is committed or in the event of a deviation from the right path. So, what was Jacob’s sin?

7 Since early on Jacob felt that his parents were different. He saw them as strangers, incomprehensible, simple villagers, introverts, silent, narrow-minded, dull, forlorn and lifeless. When Jacob was a young boy his mother used to tell him about their life during the war, but to hold the little child’s attention she told it as an adventure story, as a game of hide-and-seek. Though, while very young, Jacob liked to listen to these stories, he lost interest when he was around twelve. Other things were much more exiting then: friends, school, youth movements, football, girls (p. 36). The ultimate rebellion came when he was thirteen: “All the clichés he absorbed at school he uttered at home with an infantile arrogance” (p. 36), and refused to have his Bar Mitzvah ceremony. His

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parents failed to confront him and gave up, letting him go his own way, and never again told him about their life experiences.

8 This generational conflict can be understood as the contradiction between the old Jew and the New Hebrew—the Israeli who despises the diasporic Jew. Jacob felt superior, he was critical towards his parents, and they accepted it without complaint. “You are the winner, the talented, the future, we are mortal” (p. 16) his mother used to say and Jacob was sure “that there is nothing in their life which can excite him. Their life seemed to him loaded with agony and full with sad memories. Their death has not changed the alienation he felt towards them. Only a feeling of guilt was added” (p. 72). The culmination of Jacob’s rejection of his parents was the total liquidation of their home and belongings after their death. A month after his mother’s death he sold the house and gave away its contents to a charity that emptied the house of all its objects in a mere two hours. He did not leave a thing, not even a small keepsake for himself. Not the candlesticks, not the prayer shawl and the phylacteries, not even the prayer book. He wiped out the memory of his parents’ life, and left no trace of the traditional religious Jewish way of being (p. 189). Jacob’s sin was his total indifference towards his parents, his absolute rejections of them. He felt contempt towards their life, their tradition, their longing for their homeland in the diaspora, for Shidowce. Jacob’s attempt to erase completely his parents’ memory was the final act of disrespect to their home and belongings after their death.

9 The call for repentance comes at nights, in Jacob’s dreams. In mid-life, after years without dreaming, his nights gradually become interrupted by recurring nightmares. His mother appears time and again, and in contrast to her silence in life, she is very talkative in the dreams, telling him about her experiences during the war, about life in the village, about the destruction. At first, Jacob resists and tries to elude the dreams but they stubbornly return night after night till he feels his life splitting in two: his normal daily routine and his sleep life. He decides, or perhaps is forced, to answer the call. It is much more than a rational decision, but rather a compulsory urge and this is why he resolves to travel to Poland.

10 Jacob’s repentance requires a voyage which will become a return—a return to his authentic self. He leaves his home and family and goes on a journey to Shidowce in order to find that his true home is in a small village in Poland. After his parents’ death he erased their home and their memory, but in Shidowce he is able to regain this memory anew. The journey is a pilgrimage of atonement for the act of obliterating the memory of his parents.

11 Avi Sagi suggested that Poland, a Green Country has metaphysical elements. “The biographic journey in a literary work is a journey into metaphysics, which must begin with personal datum. This datum contains in its deepest levels, the writer’s ‘secrets of the soul and fate’, but not only his. After all, the nature of metaphysics is that it cannot be personal.”9 In my opinion, the term “metaphysical” is inadequate because Jacob’s response is to a call from his ancestors and not from a divine force. Consequently, we do not observe transcendence in this story but only the human sphere with its complexities and varieties of existential choices. Therefore, and here I do agree with Sagi, we have an existential story.10 The journey will confer upon him a sense of his life, will change his consciousness and identity, will connect him with his roots and his true self.

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12 From the first moment in Poland, Jacob feels at home. The place is not strange but familiar. Already on his first day there, on the train from Warsaw to Krakow, he feels himself being severed from his previous life and Tel Aviv begins to seem unreal (pp. 12, 88). In Krakow he feels that he is standing on the threshold of a world which had been hidden latent inside him (p. 22). As Jacobs says “a place does not reveal, but only what a person brings within himself” (p. 32). Jacobs feels at home at once and even the Polish language becomes familiar (pp. 47-48).

13 Yet, the most important role in Jacob’s process of teshuva belongs to the Polish peasant woman Magda. Magda knew Jacob’s parents before the war. As a child she was a domestic worker in his grandparents’ house and throughout the long passing years she has cherished the memories of the lost Jewish world in Shidowce with love and admiration. She transfers this knowledge and love to Jacob, and imparts her memories to him. Magda—a gentile woman—enables him to go through a transformation. She serves as a medium to connect him with his parents and their world; she is the carrier of the Jewish memory. She tells him about the Jewish customs in his parents’ house: their way of life, what they did, what they dreamt of, how they dressed, about their secrets, and about her love for them (pp. 66-67, 73). In accordance with Terence saying “I am human, I consider nothing human alien to me”,11 Magda tells Jacob: “nothing Jewish is alien to me, my body is full of Jewish words and melodies” (p. 69). Jacobs feels that Magda has the key to the mysterious world of his parents, to which she is going to introduce him (p. 68). Thanks to her, he feels himself regaining the memory of his parents which he had successfully erased. He finally begins to know and respect them: “I did not understand my parents. They seemed to be unrelated to my life” (p. 192). But with Magda’s help he perceives his parents as dignified and human. In Shidowce he learns to understand that he has ancestors who live inside him (p. 201), and thanks to Magda he finally recognizes that their world was much wider than his. Once he thought of them as narrow-minded but he eventually realizes that in their life they touched on the deep mystery of the soul (p. 131). The Polish woman endows him with his identity, reconnects him to his past and family, fills the void in his soul and teaches him to love his parents.

14 Nevertheless, Magda also tells him about the horrors of the war and the atrocities done to Jews, and about the still-persisting and many-faceted hostility of Polish people towards Jews (pp. 136-137). But he trusts her and feels secure: she will protect him. He dreams that he is attacked by peasants but Magda—clearly presented as Mary Magdalene—rescues him. The crowd accuses her of being a prostitute, whereas in fact, she is a saint who protects him (p. 158). In his pilgrimage of atonement Jacob meets a Polish saint woman who saves his life. In the dream she saves his body, but in reality it is his soul that is saved.

15 Yet, this idyll cannot last forever. Although he feels at home, and in spite of Magda’s love and care, he has to leave. The anti-Semitism of the Polish peasants, their hostility towards and fear of Jews compel him to return, to understand that this home cannot be his home. However, he returns a different man (pp. 118-119). Magda, who introduced him to his parents’ world, made him value and love what before he had despised. Due to the process of teshuva Jacob is aware of the rich, valuable and fascinating world of his parents, and he carries within himself love and appreciation towards them instead of the contempt he felt previously. Dreams are constantly a very important component in his inner life and in one of them he declares: “I return home full of appreciation for my

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ancestors who knew how to struggle with the place’s wilderness, I did not know how to love them. Now I have learnt to love them” (p. 154). In another dream he tires to convince his daughter how essential the journey was: “I return a different person. […] many years I have lived in self deception. Now is the time to go out of the cave” (p. 152). As in Plato’s cave allegory,12 till now he was living in delusion, perceiving shadows as reality, but the journey made him see his parents’ real life clearly. Shidowce and Magda, like the sun in Plato’s cave allegory, enable him to understand what had been hidden from him for years.

16 The teshuva, the return to his authentic self is, in fact, the change in his attitude towards his parents. He starts to understand them. They turn, in his eyes, into full, interesting, dignified human figures. They become round, complex characters. The abounding world of his parents enriches him, completes what he had lacked, what had caused his restlessness for years.

17 At the end of the journey Jacob reaches repentance, but does he also attain salvation? Shortly after leaving Shidowce he already feels that he has lost the secret Magda entrusted to him, the Agnonic key13 to the lost world (p. 206). When a companion on the flight asks him what he found, his immediate and spontaneous answer is “nothing” (p. 214) and he is terrified by this answer. Is it possible that he instantly forgot what he found in Shidowce, and that what was so meaningful a day before has just disappeared? Or, perhaps, the process of his self-transfiguration cannot be uttered in words?

18 The man on the flight back tells Jacob that the rich, deep green of the Polish soil drives one crazy; it hides the Jewish cemeteries and the past. The beautiful title of the book turns out to be ironic; the green country is not beautiful but deceiving.14

19 It seems that the journey which brought Jacob back to his true origin and identity, and the process of repentance, is only the beginning of full atonement. The story ends with the words “only the person who returns to his ancestors’ village is permitted to ask for their forgiveness”. Avi Sagi understands these words as follows: asking for forgiveness without self-transformation is empty.15 Only a full assimilation of the ancestors’ heritage enables forgiveness. Jacob is now in the position of being permitted to ask for forgiveness. Jacob—the new Israeli—can find repentance only by assimilating the old Jewish diasporic world within himself.

BIBLIOGRAPHY

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NOTES

Poland, a Green Country”), Jerusalem, Keter“) ןילופ ץרא הקורי ,(Aharon Appelfeld (2005 .1 (Hebrew). There is no English translation of this novel, so all the quotations are my translation. 2. See: Shoshana Ronen (2007), Polin – A Land of Forests and Rivers: Images of Poland and Poles in Contemporary Hebrew Literature in Israel. WUW, Warsaw. 3. Sh. Ronen (2007), pp. 165-182. 4. More about Teshuva see: Ehud Luz (2009) “Repentance”, in Arthur Cohen & Paul Mendes-Flohr (eds.), 20th Century Jewish Religious Thought, JPS, Philadelphia, pp. 785-793. 5. On journeys as a certain pattern in literature to articulate mental and psychological change Men and“) תורפסב תירבעה השדחה םיעסונ תועסונו – ירופיס עסמ ,(see: Hannah Naveh (2002 Women Travellers: Travel Narratives in Modern Hebrew Literature”), Ministry of Defence, Israel, p. 123. 6. Yigal Schwartz (2001). Aharon Appelfeld: From Individual Lament to Tribal Eternity, Brandeis University Press, Hanover & London, p. 73. 7. Y. Schwartz (2001), p. 74. 8. Sidra DeKoven-Ezrahi (2005). “The Jewish Journey in the Late Fiction of Aharon Appelfeld: Return. Repair or Repetition”, Mikan, vol. 5, January 2005, p. 50. Poland a Green Country – From Alienation“) " ןילופ ץרא הקורי – רוכינמ תוהזל " ,(Avi Sagi (2011 .9 Readings in 24“) תואירק יבתכב ןרהא דלפלפא to Identity”) in Avi Sagi & Avidov Lipsker (eds.), 24 Aharon Appelfeld’s Works”), Bar-Ilan University, Ramat-Gan p. 242. 10. Ibid. 11. “Homo sum: humani nil a me alienum puto“, Terence (Publius Terentius Afer), Heauton Timorumenos (The Self-Tormentor), Actus I (act I), Scaena I (scene I). 12. Plato, The Republic, Book VII. 13. Agnon’s A Gust for the Night is also a tale of a late return to once homeland, which does not exist anymore. The narrator loses the key of the old Yeshiva in Buczacz, which he received for custody, and then, surprisingly, finds it when he is already in Eretz Israel. The key is a symbol for the power over the old world. The narrator has the key—the password, the code, to open the door of the old homeland. Only that, like in Agnon novel, this world was vanished and the key is lost. Jacob lost the secret Magda entrusted to him, a key which enabled him to understand his parents’ world. More about the meaning of “key” in Agnon’s works see: Baruch Kurzweil (1966), .Essays on S.Y. Agnon’s Stories”), Schocken, Tel Aviv, pp. 54-68“) תוסמ לע ירופיס ש"י ןונגע 14. The deception of the green fields that cover the Jewish past in the Polish land reminds the woods in A.B. Yehoshua’s story “Facing the Forests”. In this story a beautiful green and newly planted forest hides an Arab village, which was located in the place before 1948 war. This village was destroyed by the Israelis and covered with beautiful green trees. In Yehoshua’s story, the forest goes up in flames and the remnants of the village are exposed.

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15. A. Sagi (2011) p. 258.

ABSTRACTS

In his mid-life Jacob Fein, a businessman, an ex-officer in the Israeli army, unhappily married, and a failed father of two daughters, embarks on a Journey to the birthplace of his parents— Holocaust survivors—to a small village not far from Krakow. It was a sudden decision, in fact not a decision but an impulsive urge. The journey turns into a pilgrimage of atonement. Jacob, who in his youth made a great effort in order to move away from his parents and their world, to detach himself from the Jewish past and his roots, feels his life hollow. In the journey he becomes acquainted with his parents’ life before the war, with their world, habits, beliefs, and their green and wild environment. The nature there, so different from Tel-Aviv, enchants him. His parents and ancestors, who were in his eyes wretched and miserable, become worthy, full, interesting, and dignified. The world of his parents fills the hollowness of his life and his self. The self which, as he comes to understand in the village, is incomplete and blemished without the past. Perhaps reconciling with the parents is not enough for a complete atonement, but at the end of the Journey Jacob is in a state in which he is allowed to ask for forgiveness.

Jacob Fein, homme d’affaires, ancien officier de l’armée israélienne, malheureux en couple et père de deux filles, entreprend un voyage vers le lieu de naissance de ses parents rescapés de la Shoah, un petit village non loin de Cracovie. Ce fut une décision soudaine ou plus exactement une furieuse envie. Ce voyage se transforme en pèlerinage. Jacob, qui dans sa jeunesse avait tout fait pour s’éloigner de ses parents et de leur univers, pour se détacher de son passé juif et de ses racines, ressent un vide dans sa vie. Pendant ce voyage, il prend connaissance de la vie de ses parents avant la guerre, de leur monde, de leurs coutumes et de leurs croyances, ainsi que de la nature sauvage qui les entourait. La nature surtout, si différente de Tel Aviv, l’enchante. Ses parents et ses ancêtres, qu’il voyait auparavant comme des êtres malheureux et misérables, deviennent estimables, attachants, dignes. Le monde de ses parents comble son vide intérieur. Dans ce village, il arrive à comprendre que, sans ce passé, sa vie est incomplète, imparfaite. La réconciliation avec ses parents n’équivaut peut-être pas à une véritable contrition, mais à la fin de ce voyage, il peut envisager le pardon.

יעקב פיין, איש עסקים, קצין לשעבר בצה"ל, אב לשתי בנות ואינו מאושר בנישואיו, יוצא למסע למקום הולדתם של הוריו, פליטי שואה שנפטרו, בכפר קטן בסביבות קרקוב. המסע הופך למעין עליה לרגל. יעקב שבצעירותו עשה ככל יכולתו על מנת להתרחק מהוריו ומעברם, חש שעולמו ריק מתוכן. הנסיעה מאפשרת לו להכיר את עולם הילדות של הוריו, את נוף נעוריהם ואת הטבע הירוק והפראי שסבב אותם. טבע זה, כה שונה מן הנוף התל אביבי, מקסים אותו ומעלה את ערך הוריו בעיניו. שהייתו בכפר מאפשרת לו להכיר בכורח שבקבלת העבר ובבקשת הסליחה מהוריו. עם סיומו של המסע תהליך בקשת הסליחה יכול להתחיל.

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INDEX

דלפלפא , רודה ינשה , ןילופ , הבושת , ןילופ ץרא הקורי תולימ חתפמ :

Mots-clés: Appelfeld Aharon (1932-), deuxième génération, contrition, Pologne terre verte Keywords: Appelfeld Aharon (1932-), second generation, Poland, Holocaust, atonement, Poland a Green Country, literature Subjects: littérature Geographical index: Pologne Chronological index: Shoah

AUTHOR

SHOSHANA RONEN University of Warsaw

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Language and Silences in two of Aharon Appelfeld’s Coming-of-age Tales Langue et silences dans deux récits de jeunesse : La chambre de Mariana et Kitty ןושל שו תוקית םיינשב ינמורמ הכינחה לש דלפלפא : יחרפ הלפאה יטיקו

Tamar S. Drukker

1 Aharon Appelfeld, a prolific writer and a master of language, devotes his creative work to the re-creation of a literary universe of European Jewish life in the twentieth century.1 The author of more than forty published novels, collections of short stories, novellas, and essays, has become for many the voice of the child Holocaust survivor, of the orphan. Ironically, or perhaps very appropriately, this voice is often mute, as it emerges from a speaker who has no language. Appelfeld often refers in interviews to his complex relationship with language and speech. He describes his parents’ home, before the war, as an assimilated, cultured Jewish home, filled with ‘silence, with much listening’.2 He remembers feeling safe, cherished and loved, but also engulfed in silences, spending long hours quietly observing the world around him, engulfed by images, rather than descriptions. For him, perhaps the essence of the experience of the war years is having spent so much of it in silence. Appelfeld testifies: During the war, one did not talk… Whoever was in the Ghetto, the camp and the forests, knows silence from within. At war one does not argue, does not clarify disagreements. The war is a hothouse of listening and of silences. Extreme hunger, quenching thirst, the fear of death make words redundant. As a matter of fact, they are unnecessary. In the Ghetto and the camp only those who lost their sanity talked, explained and tried to convince. The sane did not talk.3

2 At the age of 14, Appelfeld arrived in Eretz Yisrael without a mother tongue, speaking six languages, but knowing none. Slowly, and with difficulties, he set out to learn and master the Hebrew language. However, the sabra Hebrew spoken and written in

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mandatory Palestine and in the early years of the state, could not express or relate to the life and experiences of the young survivor.

3 Appelfeld’s biography informs much of his literary works, although the factual data seems often irrelevant. As a child survivor, Appeleld admits that he has no recollection or memory of ‘facts’, names, places, dates, but can easily recall certain sounds, visions, and especially feelings. Appelfeld’s distrust of language is evident in his entire corpus. Here we will look closely at two of his works which contain autobiographical elements and both have a young child as the protagonist, growing into adolescence over the course of the story. Both tales are set during World War II and recount the whereabouts of the Jewish child in hiding from the Nazis. The first is a short story, ‘Kitty,’ first published in Hebrew in 1963,4 of a Jewish girl devoid of both language and memory, , יחרפ הלפאה hidden in a French convent. Eleven-year old Hugo is the protagonist of Blooms of Darkness (first published in Hebrew in 2006), whose mother smuggles him out of the Ghetto when the Nazis begin to liquidate it, and leaves him in the care of her childhood’s friend, Mariana, a Ukrainian prostitute.5 Appelfeld’s texts are filled with silences as are the lives of these two young children, where lexis, speech and knowledge are all interlinked with physical and emotional changes and maturity.

4 This paper will trace the lack of language, the presence of silence, and the growing awareness to both in the fictional lives of Kitty and Hugo, and demonstrate the importance of both language and silence to memory, identity and the self. Through a close reading of these fictional biographies, we will find Appelfeld’s delicate treatment of the issue of Holocuast testimony in general and of the condition of the hidden child in particular.

5 Words have a strong physical presence in ‘Kitty’, from its very opening: She was expected to read slowly and to memorize the sentences. She felt how the words hit the stone and returned to her, chilled. They called her name […] Sometimes she felt the full impact of the air gripping the back of her neck, stifling the syllables in her mouth. But at other times the flow increased, the good words remained within her, like a warm secret which planted itself slowly, spreading its roots (‘Kitty’, p. 220).

6 In the onset of this story, the author places his readers in Kitty’s position. She is a Jewish girl who finds herself in a foreign surrounding, without language or tools to understand her new environment, and no memory of her past or her identity. The readers know very little about Kitty, and the narrator’s words are the only physical clues we have to piece together the puzzle that is Kitty’s life. Like Kitty herself, we—the readers—need to make sense of a sparse and distant language in order to achieve understanding.

7 Holocaust literature is a literature of silences, of absences, insisting on the limits of language and representation and the impossibility of literary representation.6 But Appelefeld does not pause to justify or authenticate his fiction. Rather, his controlled presentation of the limitations and failures of language, capture in part the essence of the child protagonist’s experience. Thus the child’s voice, which ‘is a frequently suppressed voice, and one that cannot freely asset itself but must be mediated […] is well-suited to treatments of the Holocaust, for these contend with a fundamental tension between silence and words’.7 But Kitty lacks language all together. And this absence cannot be overcome, because the language that she is being taught, is foreign, the language of a world that is not her own. Kitty’s introduction to language is linked to

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a teaching of a world that is strange and new to her. ‘She was taught French, arithmetic, and a few passages from the New Testament […] the names of the birds […] Sometimes it would be plants’ (‘Kitty’, p. 220). Kitty does not have a language to describe the world around her—the convent and the Christian dogma which dictates every aspect of life—nor the vocabulary to describe the natural world she encounters in the garden. Maria, the nun who is entrusted with her care and education, makes no references to Kitty’s previous life, treating her as a tabula rasa. Perhaps benignly, she does not attempt to build on Kitty’s past knowledge or rekindle her memory, on the contrary: she uses speech and language to erase the past and to help her emerge as a true convert, whose identity is made solely of her experiences in the convent.

8 Appelfeld describes an extreme existence, in minute and almost understated manner. The atmosphere is serene, silent, calm, and there is no mention of the horror, the killing and the violence. Nonetheless, Kitty’s unknown past and unsafe future form a dark shadow which hovers constantly over her present state. Although throughout most of the story Kitty seems oblivion to the war, to her loss and to the real threat to her life, her state of being is alarming. Appelfeld denies her language, thus presenting us with a protagonist whose life and identity have been already taken by the Nazis. For Appelfeld, the convent as a hiding place for Jews during World War II, is not a safe haven, but rather marks the horrific possibility of complete uprooting of a child from his or her family and tribal roots.8 As the story opens, Kitty is already a victim of the Holocaust, and her execution at the end of the story is only the physical act that completes the Nazi annihilation of the Jewish people.

9 Kitty is the living dead, a Jewish child lost forever.9 ‘The convent filled her entire life, imbuing her with its sole being, pushing out memory’ (‘Kitty’, p. 222). And while greatly affected by changes in the usually-unchanging life of the convent, Kitty’s silent existence is a result of a complete break from who she is, and Appelfeld insists: ‘Memory was inaccessible. It had sunk to the darkest recesses’ (p. 224). But, this seemingly static existence is only a façade. Stone walls and tradition cannot stop growth and change. Spring arrives, the garden grows wild, and so does Kitty. Now her silence is the result of choice, the more she learns French, the less she converses with Maria. The world around her is full of sounds and meanings, whereas the conversations with her supervisor seem to teach her little. Kitty’s command of language only enhances her ‘defect’, her disability, to which the author only hints, which is in fact the complete break away from herself. Maria felt that in her, too, something was dawning. It was a sort of a compassion by virtue of which she wanted to bring the girl near to her, to make her happy, to tell her about herself. How attentive Kitty’s eyes sometimes seemed. A slender body, a reluctant gesture, and sadness—one could not make her speak. The child spoke to herself, inventing phrases which did not exist in the language. Only daydreams and secret desires give rise to such meaningless combinations. Sometimes a sound escaped her, as if rent from the innermost recesses (p. 228).

10 Kitty’s failed attempt at language does not free her from her death-in-life state of being, imprisoned as she is in self-denial, but moves Maria to reconnect to her own past, her family, and her former self. These memories bring with them the realisation that, ’[o]ne cannot sever oneself from one’s thoughts, from the first sights seen, from oneself, from one’s family, from one’s sisters who had taken up a dubious profession’ (p. 230). Yes, here, again is Kitty’s tragedy. Unlike Maria, Kitty cannot hope for such

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thoughts, feelings and memory to resurface within her, and she remains, therefore, unexplained.

11 With the passage of time, as she grows older, Kitty is introduced to a different silence as she undergoes physical changes and sensations that she would rather not discuss. Puberty brings with it knowledge, as well as many unanswered questions, and a sense of loss of one’s previous known self to yet another unknown. Partly informed by Peppi, an earthly maid with a loose tongue, and partly by her own fragmented Christian learning, Kitty re-invents herself, now that she is no longer a child, as ‘God’s daughter’ (p. 234). Words both fascinate and fail Kitty. She cannot use them to make sense of the world around her, nor to bring herself back to life, not until Peppi tells her, directly, that she is ‘a dirty Jew’ (p. 240). These words change nothing and change everything. They are both meaningless and fundamental, and what follows is the return of Kitty to her people, by sharing their existence and fate, alongside her inability to load these words with meanings. As the Germans surround the convent, Kitty moves to live in the cellar, the locus of the haunted Jew, what Yigal Schwartz renames as the ‘region of the penalty colony’ in Appelfeld’s oeuvres.10

12 Kitty’s final ‘conversation’ is with the jars of beet, fermenting in the darkness of the cellars, where she still questions who she is, linking her new physical knowledge with Peppi’s revelation, questioning, and at the same time repeating the only certainty she has ever known: ‘”Am I a hairy Jew?”’ she asks, and answers, ‘”Yes, I am hairy”’ (p. 244). 11

13 Kitty tells the story of a Jewish child exterminated by the Germans, long before they drag her out of her hiding place. And thus the story concludes with almost a narrative formality, a ‘final ceremony’ (p. 246), the brief and detached description of Kitty’s execution by German soldiers, merely acting out the death sentence the girl has been living with for the duration of the war.12

14 Appelfeld attempts to tell the story from the perspective of and using the language of a mute child. This is achieved by the sparse narrative and the many unknowns, which nevertheless results in a coherent, moving and effectively-shocking story. Thus insisting that the emotions, the perspective and the depth of a child’s experience is by no means lesser than that of an adult.13

15 Appelfeld’s protagonist in his 2004 novel Blooms of Darkness is a Jewish boy, who over the course of the novel, set during the Holocaust, becomes a young man. We, the readers, know much more about Hugo than about Kitty, as he too is more informed of his past and is therefore aware of the changes he undergoes. The novel opens with facts, giving us information about the child and his situation: Tomorrow Hugo will be eleven, and Anna and Otto will come for his birthday. Most of Hugo’s friends have already been sent to distant villages, and the few remaining will be sent soon. The tension in the ghetto is great, but no one cries (p. 5).

16 The silence here is not as total as in ‘Kitty,’ and is not verbal, but emotional. Crying is not permitted, and the music played at Hugo’s birthday party ‘fails to raise their spirits. The accordion player goes to great lengths to cheer them up, but the sounds he produces only make the sadness heavier’ (p. 6). For his eleventh birthday, Hugo receives some books and a pen, and with them the imperative to read and write, and thus preserve his language and links with those who gave him the presents. But he is denied non-verbal expressions, entering a life where fear, sadness, anxiety and even love cannot be expressed in words. Hugo uses different forms of language to

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communicate with the people he loves. His mother always talked to him, showing great command and precision in her use of language, willing Hugo to do the same. Whereas with his father, Hugo “holds a long, silent conversation […] that was his father’s way of talking. Always a single word or a short sentence. He always mixed reservations into his speech” (pp. 51-52). Thus Hugo learns to listen. And when he does not gain understanding from talking, nor from listening, he uses sight, as when his father converses with his Uncle Sigmund: He would sit and talk with him, sometimes for hours, about medicine and literature. Hugo didn’t understand a thing from those conversations, but he enjoyed watching the men. Even then he would say to himself, ‘Everything I see, I’ll lock up in my heart.’(p. 47)

17 It is with this ability to read, write, speak and make sense of the world through language the Hugo finds himself, at the age of eleven, away from his family and his home, hiding with a Ukrainian friend of his mother, Mariana. It is sight, again, that assists Hugo to make sense of words he does not understand later on in the novel, when he hears reports of the suicide of a young prostitute who worked in the house where Hugo has taken refuge. ‘Hugo hears the voices, and as he listens, he sees the rushing water envelop her pure legs’ (p. 137, emphasis mine). Hugo’s mother equips the young Hugo with the ability to use all his senses to gain meaning of the world around him, especially of those things the mother cannot tell her son in words.

18 Once in hiding, a new language dominates his life. Hugo has learnt Ukrainian from their maid, Sofia, and her speech and manner are part of his childhood memories too. Thus, his new surroundings and experiences are linked also through language, to his past. But Hugo’s mother instructs him to continue to read and write in German, thus to safeguard a mental link with his home, his parents, his childhood and his self. Sometimes, a single word, brings back to him his entire past life. Ironically, it is the word that describes his new surrogate mother, a word he still does not fully understand, that belongs to both worlds: Once he asked his mother, ‘What’s a whore?’ ‘It’s a word we don’t use. It’s a dirty word.’ But Sofia [the Ukrainian maid in Hugo’s house, before the outbreak of the war] uses it, he was about to say. […] Now, in the last darkness of the night, Hugo sees Sofia’s whole body, and she, as always, is singing and cursing, and that obscene word is rolling around in her mouth. The familiar, clear vision restores his house to him all at once, and amazingly, everything is in its place—his father, his mother, the evening and the violin teacher, who used to close his eyes in protest every time Hugo played out of tune (pp. 59-60).

19 Hugo’s assimilated Jewish middle-class home, where German is spoken and the child receives violin instruction, is evoked and retained in Hugo’s mind in the Ukrainian word for ‘whore’. To Hugo, the word means much more than it denotes, or perhaps something else altogether. Mariana, who is a Ukrainian whore, is not the ‘dirty word’ his mother forbade him to say, but ‘the woman who saved [him]’ (p. 254). And when words can no longer mean what they denote, they are replaced by silence. ‘[…] the power of the words he would use has faded. Now it isn’t words that speak to him, but silence. This is a difficult language, but as soon as one adopts it, no other language will ever be as effective.’ (p. 56)

20 Like Hugo, Appelfeld himself adopts silence as his language, and his prose is made up of words only to frame and make room for the silences. Every word is loaded with

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meaning and significances, every word and language has a physical presence. While Kitty knows not who she is, because she lacks language, Hugo recognizes the people around him by their speech. Each character has his or her language and the way in which they use it, and throughout the novel Hugo notices and senses how those around him use words and how he too learns to use the speech of others.

21 In an illuminating article, Jeffery M. Green, who translated many of Appelfeld’s works from Hebrew to English comments on the author’s unique prose style. Green describes Appelfeld’s use of language as a tool to express something that is known and experienced before or beyond language. Language trails behind the meaning and essence rather then creates and defines them.14 Words do not create meaning, but can awaken, rekindle, remind oneself and express things that one already knows. Hugo himself realises this in a conversation he has with Kitty, another young prostitute, after the Germans retreat and he is allowed out of Mariana’s room, and can reflect out loud on his previous life. And Appelfeld writes: The things he told Kitty opened the seal on Hugo’s memory. He now sees his house before his eyes – the kitchen, where he liked to sit at the old table, the living room, his parents’ bedroom and his room. A little kingdom, full of enchanted things – a parquet floor, an electric train, wooden blocks, Jules Verne and Karl May. ‘What are you thinking about Hugo?’ Kitty asks in a whisper. ‘I’m not thinking, I’m seeing what I haven’t seen in a long time.’ […] ‘Thank you.’ ‘Why are you thanking me?’ ‘Because of my conversation with you, my parents, my house, and my school friends appeared before me. The months in the closet had deprived me of them.’ (p. 184)

22 Kitty’s curiosity, naivety and kindness, have given Hugo access to his past and his identity: not through language, but by language. Her questions evoked a familiar image he does not talk about, but sees. It is this link to one’s past and one’s memory that the protagonist of the short story Kitty lacks, and none of those around her can or will to give her the tools to achieve. The loose women in Appelfeld’s Bloom of Darkness do much more to ensure Hugo’s safety in offering him both a shelter and insisting on reminding him of himself, whereas the religiously-motivated women of the convent betray Kitty, not by informing the German soldiers of her whereabouts, but by denying her access to her past and her identity.

23 Mariana insists on Hugo improving his Ukrainian, and also gives him a cross, hoping that both will assist in safeguarding him if he is found. But she also insists on talking to Hugo about his mother, and encourages him to keep his previous habits. Hugo’s past, the memories of his parents’ home and of his friends, who often appear in his dreams, ensure that Mariana’s language, the cross and other exterior changes do not replace the self. Hugo’s period in hiding is filled with vivid dreams, where he often converses with his parents and his friends Otto and Anna. In the novel, these dreams are as real as lived events, and in many ways more crucially significant. Hugo’s life in hiding is monotonous and dull: he spends most of it waiting for his meals and for the time spent alone with Mariana, but the majority of the time he spends alone, in reverie or sleep. He does not fully understand, or would rather not know, what happens in Mariana’s room when she is working, and the dreams and memories of the past also serve to shield him from the truth: Mariana’s occupation, his parents’ fate, the gravity of the situation he is in. But, like the mute Kitty hidden in the convent, Hugo too changes over time, adapting to his new condition and adopting the speech and manner expected of

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him. And, like Kitty, the passage of time also marks physical changes in him. In one of the rare occasions when he writes in his notebook, he confesses to his mother: There’s no doubt I’ve changed a lot in these months, and I’m not what I was. For a fact: it’s hard for me to write and hard for me to read. You remember how much I loved to read. Now I’m entirely immersed in listening. Mariana’s room, my eternal riddle, is a house of pleasure for me, and at the same time I feel that evil will come from there. The tension that pervades me most of the day has apparently changed me, and who knows what else will be (pp. 113-114).

24 Hugo has changed, and his past experience and knowledge, his command of language and his reading cannot prepare him for this change or offer an explanation. And when he is old enough to enjoy a night with Marianna, language fails to express the physical and emotion pleasure of this union. More than once in his life, Hugo will try to reimagine that drunken night. He will call up the thick darkness that was infused with perfume and brandy, and the pleasure that was mixed with a fear of the abyss. But not a word passed between them, as if words had become extinct (p. 194).

25 Appelfeld too refuses to use words to describe those moments, like Mariana and Hugo himself, the author offers the readers the sense and knowledge of events that happen beyond and after language, only hinting and suggesting to them, allowing silences, or words that mean something else, to express and preserve those moments.

26 Here, and throughout his oeuvres, Appelfeld exhibits to express emotions, and recount lives, in few and simple words. The author seems to be guided by the same literary guidelines as his young protagonist Hugo. Every time he write—and he doesn’t write often—Hugo feels that the days in the closet have dissolved his active vocabulary, not to mention the words he has adopted from books. After the war, he’ll show the notebook to Anna. She’ll read it, lower her eyes for a moment—a lowering of self-assurance—and say, ‘It needs, it seems to me, further thought, also reduction and polishing,’ She would always relate to a page of writing as if it were a mathematical exercise, removing all the superfluous steps. In the end she would say, ‘It’s still not enough, there are still unnecessary words here, it still doesn’t ring true.’ (Blooms of Darkness, p. 185)

27 Appelfled writes with Anna’s call for precision and minimalism constantly guiding his prose. Words are not to be used lightly or unnecessarily, as they are the essence of one’s being and the forms for gaining understanding, knowledge and meaning.

28 The Holocaust is the greatest tragedy that befell the Jewish people in modern times, but it is also a name used to describe a long and significant period in the lives of those who lived through it. Appelfeld himself, like his fictional characters Kitty and Hugo, has spent the years of the war changing and maturing, living in fear and experiencing loss, but at the same time gaining new experiences and knowledge. Appelfeld’s fiction insists that life also happened during the Holocaust,15 and the stories discussed here try and tell of such lives. With the war raging around them, their family members lost, many of them forever, these young Jewish boy and girl face new realities and also discover the changes within themselves. They need to retain their identities, but also redefine and find themselves as young adults, in a reality that wishes to deny them their identity, their sexuality and self awareness, and eventually their lives.

29 Aharon Appelfeld’s fiction offers a different and unique approach to Holocaust literature. His themes are often those less apparent and dominant in both Holocaust fiction and in Holocaust studies generally. In the majority of his works, and in those discussed here, he does not describe the enormity of the tragedy, does not attempt to

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set it in context, nor does he offer detailed personal narratives of lives in the Ghettoes or in the Nazi concentration camps. His protagonists, as their fictional fates, seem to be on the margins of the canonical Holocaust narrative. In this respect, we can consider Appelfeld’s fiction under Shaked’s rubric of ‘postrealistic Hebrew literature’.16 The story of the hidden Jewish families, and especially of the children, was generally left untold until the 1990s.17 But for Appelfeld, a child survivor himself, this is a story that is not forgotten and nor is it a secret. It is the story of a life, and of many lives, biographical and fictional that together form and inform the epic narrative of Appelfelds entire corpus, the story of European Jewry in the past one hundred years. Those untold, often muted lives require a level of authenticity and a language that reflects, recreates and faithfully represents life on the margins. Appelfeld’s muted protagonists, like Kitty18 as well as the eloquent and verbally attuned Hugo, need a master of language, to tell their tragic stories. Appelfeld’s exceptional command of Hebrew allows him to write it as if it were a translation of a language that does not exist—of the complex linguistic map of the Jews of Europe on the eve of World War II, and the language of those who lack a mother tongue, a Hebrew that is ‘next to’ Hebrew19 and can give voice to the silences.

BIBLIOGRAPHY

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NOTES

1. Gila Ramras-Rauch (1998). 2. Aharon Appelfeld (1999), p. 110, in Hebrew. Translations from the Hebrew are my own, unless otherwise stated. 3. Ibid., p. 95. איגב (Kitty’ was published in Applefeld’s second collection of stories In the Fertile Valley (1963‘ .4 The story was translated by Tirza Sandbank and included in Modern Hebrew stories edited . הרופה by Ezra Spicehandler (1971). Citations will be from this bilingual edition. 5. All subsequent citations will be from the English translation, Appelfeld (2010). 6. On silence in Holocaust fiction see Sidra Dekoven Ezrahi (1980), especially chapter four and Sara R. Horowitz (1997). 7. Naomi Sokoloff (1994), p. 262. 8. Esther Fuchs (1982), see also Yigal Schwartz (1996), chapter 1. 9. Another literary hidden Jewish child, whose denied knowledge and struggles with self-identity is Lena in Leah Goldberg’s play Lady of the Castle (1955). Christian motives and narratives also informs the play. However, a detailed comparison of these two texts is beyond the scope of this paper. 10. Y. Schwartz (1996), pp. 91-93. 11. On the inner voices in ‘Kitty’ see G. Ramras-Rauch (1994), pp. 57-60. 12. On the strong religious overtones of this execution see Lily Rattok (1989), pp. 74-75. 13. On fantasy, sensation and feelings as tools to understand childhood experience of the Holocaust see Andrea Reiter (2005), pp. 1-10. 14. Jeffrey Green (1997), p. 209.

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15. Emily Miller Budick (2005), XI. 16. Gershon Shaked (1996). Shaked ascribes the changes to modern Hebrew poetry that Natan Zach identified after the 1960, to prose writers, among them Appelfeld in whose works he finds ‘the deflation of style and rhetoric, the preoccupation with the marginal, “nonrepresentative” aspects of reality, the influences of the modern world, and the increasing flexibility of the structural design of the narrative’ (p. 274). 17. Frida Scheps Weinstein’s 1985 memoir is one of the only accounts in English published before 1990. And note the telling titles of collections and studies of the lives and experiences of hidden children published since: Jane Marks (1993), The Hidden Children: The Secret Survivors of the Holocaust; André Stein and Harreit Lampert (1994), Hidden Children: Forgotten Survivors of the Holocaust, to name just two examples. 18. Or the protagonist of ‘In stone’, not discussed here, in A. Appelfeld (1965). 19. J. Green (1997), p. 205.

ABSTRACTS

Hugo, the eleven year old protagonist of Appelfeld’s novel Blooms of Darkness (first published in Hebrew in 2006) ‘likes to listen to words’, their sounds often evokes an image in his mind. When the Nazis begin to liquidate the Ghetto, his mother smuggles him out, and leaves him at the care of her childhood friend, Mariana, a Ukrainian prostitute. When his mother turns to leave and kisses him for the last time, Hugo cannot pronounce the word ‘mother’. Language is suppressed, and with it, all of Hugo’s memories of pre-war years and of his parents. It is replaced by silences, and a new functional lexis. “Now it isn’t words that speak to him, but silence,” Appelfeld writes. “This is a difficult language, but as soon as one adopts it, no other language will ever be as effective.” In a much earlier short story, ‘Kitty’ (first published in Hebrew in the collection In the Fertile Valley, 1963), Appelfeld introduces his readers to a young Jewish girl who is hiding from the Nazis in a convent. Kitty is about the same age as Hugo, and she too is surrounded by silence and her muteness allows her to create a parallel reality. In this paper I will look closely on language, silence and the inability to use language as they are linked with the coming of age of Appelfeld’s young protagonists who find themselves in the most unspeakable reality.

Hugo, le héros de onze ans du roman d’Appelfeld Pirḥe ha-afela (« Fleurs de ténèbres », publié en hébreu en 2006, traduit en français sous le titre La chambre de Mariana) « aime écouter les mots », leurs sons font souvent naître des images dans son esprit. Quand les nazis commencent à liquider le Ghetto, sa mère le confie à son amie d’enfance, Mariana, une prostituée ukrainienne. Quand elle l’embrasse pour la dernière fois, il n’arrive pas à prononcer le mot « maman ». Le langage disparaît et, avec lui, tous ses souvenirs d’enfance. Il est remplacé par le silence et par un nouveau lexique fonctionnel : « Maintenant, ce ne sont pas les mots qui lui parlent, mais le silence. » Appelfeld écrit : « C’est une langue difficile, mais une fois qu’on l’adopte, aucune autre langue n’est aussi efficace. » Dans une nouvelle écrite longtemps auparavant, « Kitty » (publiée en hébreu dans le recueil, Ba- gay ha-poreh, « Dans la vallée fertile », 1963 ; trad. française F. Rameau-Le Davay in Anthologie de la prose israélienne, textes choisis et présentés par M. Hadas-Lebel, Paris, Albin Michel, coll.

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« Présences du judaïsme », 1980), Appelfeld présente aux lecteurs une jeune fille juive cachée dans un couvent. Kitty a le même âge que Hugo et, comme Hugo, elle est entourée par le silence et sa mutité lui permet de créer une réalité parallèle. Cet article se propose d’examiner le langage, le silence et l’incapacité d’employer le langage dans leur rapport à la maturité des jeunes protagonistes qui se retrouvent dans une réalité insoutenable.

הוגו בן האחת עשרה, גיבור הרומן "פרחי האפלה" (2006), אוהב להקשיב למילים. הן יוצרות תמונות בעיני רוחו. כשהנאצים מתחילים לחסל את תושבי הגטו, אמו מבריחה אותו לחברת ילדותה, מריאנה, זונה אוקראינית. ברגע הפרידה הוא אינו מצליח לבטא את המילה אמא. השפה נעלמת ועמה כל זיכרונות הילדות והבית של הוגו, את מקומם תופשת הדממה. בסיפור הרבה יותר מוקדם, "קיטי" (1963), הגיבורה, בת גילו של הוגו, מסתתרת מפני הנאצים במינזר. גם היא מוקפת בדממה, מה שמאפשר לה ליצור עולם מקביל. מאמר זה עוסק בקשר שבין שתיקתם של הילדים ביצירת אפלפלד ובין המציאות אותה הם חיים.

INDEX

Subjects: littérature

אפלפלד, פרחי האפלה, קיטי, דממה, זיכרון, התבגרות, זהות, שייכותמילות מפתח:

Keywords: Blooms of Darkness, Kitty, silence, memory, adolescence, identity, belonging, Appelfeld Aharon (1932-), literature Mots-clés: La chambre de Mariana, Kitty, silence, mémoire, adolescence, identité, appartenance, Appelfeld Aharon (1932-)

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L’immortel Bartfuss, un récit lazaréen ? The Immortal Bartfuss: A Lazarus Literature? סופטרב ןב תוומלא רופיסו ותייחת לש רזעלא

Marie-Christine Pavis

Introduction

1 Dans le cadre d’un hommage à Aharon Appelfeld, grand écrivain juif rescapé des camps de concentration et aujourd’hui perçu entre autres comme un écrivain de la Shoah, le titre de cet article a certainement de quoi surprendre. De quoi surprendre ceux du moins qui, sans savoir ce que recouvre le concept de « récit lazaréen », auront intuitivement compris que c’est au Nouveau Testament que renvoie cette curieuse expression. Leur intuition aura été juste : l’adjectif lazaréen1 fait effectivement référence à Lazare de Béthanie, le frère de Marthe et de Marie, qui a été ressuscité2 par Jésus3 et qui, en raison de ce miracle d’entre les miracles, demeure l’une des figures les plus connues du Nouveau Testament, même parmi les non-croyants.

2 Nous pouvons affirmer que le roman L’immortel Bartfuss4, paru en 1983, est un roman lazaréen à part entière. Car si le terme lazaréen est hérité du Nouveau Testament, la référence à ce personnage s’est largement vidée de sa charge chrétienne. Jean Cayrol, qui forge le concept de littérature lazaréenne au début des années 19505, nomme « Lazaréen » – terme qu’il emploie aussi bien comme adjectif que comme substantif – l’homme qui a survécu aux camps de concentration et qui, tel Lazare, est littéralement revenu de la mort. Il s’agit donc d’une métaphore visant à exprimer la proximité avec la mort, à suggérer que les rescapés des camps ont côtoyé la mort de si près que leur retour est pareil à un miracle6. C’est cela seul qu’exprime la référence à Lazare ; en aucun cas il ne faudrait y chercher une quelconque idée de rédemption, qui viserait à donner du sens à la mort des déportés comme la résurrection donne un sens à la mort de Lazare, idée abjecte, aux antipodes de la pensée de Cayrol.

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3 Au moment où Cayrol se saisit du mythe de Lazare, ce mythe a déjà été infléchi à la faveur d’une relecture païenne très en vogue au XIXe siècle parmi des auteurs non croyants tels que Zola7, lesquels ont remis en question le caractère heureux – puisqu’annonciateur d’une bonne nouvelle, celle de la résurrection du Christ et du Salut – de la résurrection de Lazare et ont au contraire imaginé un Lazare loin d’être aussi reconnaissant d’avoir été ressuscité qu’on a voulu le faire croire. Ces auteurs ont imaginé un Lazare regrettant le temps où il était mort, ne parvenant pas à réintégrer la communauté des vivants du fait de porter désormais la mort sur lui. Si la référence est donc à l’origine chrétienne, elle s’est cependant gonflée au fil des siècles de relectures non chrétiennes qui lui ont donné une inflexion radicale et inattendue. Toutes ces lectures et relectures, Cayrol, sans le dire explicitement, les intègre et les reprend à son compte.

4 Que désigne exactement la littérature lazaréenne dans l’esprit de Cayrol ? La notion a été forgée au début des années 1950 par cet écrivain qui avait été déporté pour fait de résistance au camp de concentration de Mauthausen. Dans son acception stricte8, la littérature lazaréenne désigne les fictions qui s’intéressent au sort de ceux qui sont revenus des camps et tâchent tant bien que mal de réintégrer la communauté des vivants, la société. Son propos est double : il s’agit d’une part de dépeindre la difficulté des anciens déportés à réintégrer la communauté des Hommes à la Libération, sujet apparent du récit lazaréen. L’enjeu est d’autre part, et c’est sans doute bien là l’essentiel, de témoigner des conditions de vie dans les camps, mais d’en témoigner de manière oblique, au terme d’un double détour. Détour par l’après- camp, qui laisse entrevoir les camps de concentration en creux. Détour aussi par la fiction, puisqu’il ne s’agit pas de témoignages à la première personne, mais bien de récits dans lesquels le protagoniste apparaît certes souvent comme un double de l’auteur à qui il ressemble étrangement, sans pour autant se confondre avec lui.

5 L’immortel Bartfuss répond de facto à cette définition. En effet, Aharon Appelfeld s’intéresse dans ce récit fictionnel au destin d’un dénommé Bartfuss, surnommé par son entourage « l’immortel Bartfuss » pour avoir survécu avec plus de cinquante balles dans le corps. On apprend de lui qu’il s’est évadé d’un camp de la mort et qu’il s’est ensuite réfugié sur la côte italienne avant d’embarquer, un peu par hasard, pour Israël. Le récit, dont on infère assez facilement qu’il se passe dans les années 1970, est centré sur la vie que mène désormais Bartfuss à Jaffa, en Israël, auprès de sa femme et de ses deux filles, au milieu d’autres anciens déportés des camps de la mort qu’il côtoie sans les fréquenter vraiment.

6 Il s’agit donc bien d’un récit fictionnel, ayant pour protagoniste un certain Bartfuss dont l’identité ne se confond pas avec celle de l’auteur9. L’attention se porte sur l’après Seconde Guerre mondiale puisque le récit, si on en croit les quelques indices que l’on peut glaner au fil du texte, doit se passer environ vingt-cinq, maximum trente ans10 après la fin de la guerre, en Israël où Bartfuss a immigré depuis l’Italie avec sa femme et ses deux filles. Les deux conditions nécessaires pour parler de récit lazaréen se trouvent donc effectivement remplies : il s’agit d’une fiction, non d’un témoignage autobiographique, et les camps de concentration se donnent à lire en creux à partir de l’évocation de l’après-camp. L’immortel Bartfuss cependant ne fait pas que répondre à la définition générale du récit lazaréen : ce récit d’Appelfeld a aussi toutes les caractéristiques du récit lazaréen telles que Jean Cayrol les a définies au début des

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années 1950 dans son texte théorique aujourd’hui publié sous le titre Pour un romanesque lazaréen11.

7 S’il n’épuise pas le roman d’Appelfeld, le concept de littérature lazaréenne n’en offre pas moins un éclairage très intéressant pour comprendre la construction de L’immortel Bartfuss, récit qui peut dérouter le lecteur tout comme la lecture des romans de Cayrol laisse toujours un peu perplexe pour des raisons similaires. D’un point de vue méthodologique, nous nous référerons aux écrits théoriques de Cayrol, principalement à Pour un romanesque lazaréen ainsi qu’à l’un de ses romans, On vous parle, premier volet de la trilogie Je vivrai l’amour des autres12, et qui peut être considéré comme le modèle du roman lazaréen.

L’évocation lacunaire du camp de concentration, pierre de touche du récit lazaréen

8 Les récits lazaréens se reconnaissent avant tout à leur façon bien particulière de parler des camps de concentration, ou plutôt de refuser d’en parler. L’univers sinistre des camps est omniprésent, sans pourtant que les protagonistes n’aient à les évoquer.

Une révélation qui laisse le lecteur sur sa faim

9 La façon dont est révélé au lecteur qu’Armand, le protagoniste d’On vous parle, et Bartfuss, le héros-éponyme du récit d’Appelfeld, sont des rescapés des camps en dit long sur la stratégie d’esquive et de dénégation mise en place dans ces deux ouvrages dès lors qu’il s’agit d’évoquer les camps de concentration.

10 Dans le récit à la première personne du singulier qu’est On vous parle, Armand finit par concéder avec agacement : « MAIS OUI JE SUIS DÉPORTÉ ; ils m’ont raflé à une queue de cinéma, un soir d’été où tout vous accompagne sans rien vous demander, les chiens, les passants, une femme ; on n’est heureux qu’avec les autres. »13 Le chapitre 12 s’ouvre sur cette déclaration tonitruante – on notera qu’on en est alors déjà aux deux tiers du récit. Ce passé sinistre étant la clé pour comprendre l’étrange comportement de ce personnage, on ne pourra que s’étonner du caractère tardif de cette révélation. Le « mais oui » trahit quant à lui l’agacement du narrateur, lequel semble faire cette révélation uniquement parce qu’il s’y sent acculé. La première proposition étant entièrement écrite en lettres capitales, le lecteur a l’impression d’entendre le personnage hurler. Au moment même où le personnage reconnaît qu’il est passé par les camps de concentration, le lecteur se voit opposer une fin de non-recevoir tant la manière de le révéler ferme la porte à toute évocation et laisse entendre que le personnage n’a pas l’intention de s’étendre sur le sujet.

11 S’agissant de Bartfuss, on découvre beaucoup plus rapidement14 qu’il a pu s’échapper d’un camp. Cette révélation est cependant lacunaire. En effet, le premier paragraphe du roman est une présentation sommaire de Bartfuss, un résumé en quatre phrases de son existence. La première information concrète livrée au lecteur est que « lors de la Seconde Guerre mondiale, il se trouvait dans un camp de la mort »15. On peut s’étonner du choix du verbe « se trouver », volontairement neutre, presque détaché : on se doute que s’il s’est retrouvé dans un camp, c’est pour y avoir été déporté, mais ce n’est pas dit explicitement. Aucune autre précision n’est donnée sur la déportation, cette

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information demeure très abstraite et pourtant, à la place centrale qu’occupe cette information, la seule à propos de son passé, on devine à quel point il s’agit de l’événement qui a déterminé toute son existence ultérieure.

12 Un peu plus loin, toujours dans ce premier chapitre, il est de nouveau question de la déportation, mais de manière tout aussi parcellaire : « Eux aussi avaient été déportés, mais pas dans le même camp »16, se contente d’indiquer le narrateur. L’évocation du passé de Bartfuss est indirecte puisqu’elle se fait à la faveur d’une comparaison, et d’un point de vue grammatical, Bartfuss est littéralement absent de cette phrase. Le lecteur s’attend à ce qu’il soit cette fois plus longuement question des camps. Or il n’en est rien. Bartfuss ne parle pas de son passé et le lecteur n’en saura guère plus que les anciens déportés qui fréquentent le même café que le héros-éponyme : il saura simplement qu’il a réchappé des camps, rien de plus.

13 À la fin du premier chapitre, le lecteur aura donc pu reconstituer approximativement l’itinéraire de Bartfuss. Il sait désormais qu’après avoir réchappé d’un camp17, Bartfuss a fait un passage par l’Italie où il côtoyait déjà les hommes qu’il retrouve en Israël ; il est aussi au courant de sa situation conjugale et familiale. Toutefois, tout cela reste une juxtaposition de faits dont on peine à voir comment ils sont reliés entre eux. La vie de Bartfuss est évoquée de manière elliptique et demeure très énigmatique, à l’image du personnage lui-même. Concernant son caractère, les deux traits saillants de sa personnalité, qui suffisent à la résumer, sont également désormais connus : on sait de lui qu’il ne parle pas, qu’il est taciturne, mais que cela ne l’empêche pas d’avoir un certain charisme, car il est une « légende vivante »18 même si nul ne sait exactement ce qu’il a vécu.

14 Dans un cas comme dans l’autre, que cela soit dit au début du roman ou presque vers la fin, on a donc l’impression de découvrir l’information capitale concernant le passé des protagonistes respectifs littéralement au détour d’une phrase. Aussitôt livré au lecteur, ce point crucial, qui est la clé de ces deux romans, est comme balayé d’un revers de main. Une unique phrase lui est consacrée, ou plutôt consentie19. Le lecteur devra s’armer de patience avant que ce thème soit abordé de nouveau, et ce, toujours de manière fugace et elliptique.

Une façon bien caractéristique d’éluder le camp

15 Non seulement on apprend peu de choses sur les camps, ce qui est caractéristique de la littérature lazaréenne et de son refus du témoignage, mais les rares fois où il en est question, le sujet est amené de façon curieuse, à la fois indirecte et désinvolte – une feinte désinvolture qui cache certainement une grande pudeur.

16 Armand comme Bartfuss évitent, voire refusent, de raconter ce qu’ils ont vécu. Les autres déportés que Bartfuss côtoie aimeraient qu’il parle, ils n’attendent que cela20 : « Même s’il ne parle pas, ils savent que ce qu’il a vécu est véridique. Si Bartfuss se décidait à leur révéler ne serait-ce que des bribes de son histoire, ils lui en seraient éperdument reconnaissants, mais il ne se livre pas. »21 L’ellipse est totale. On ne connaît pas les raisons de ce refus, Bartfuss n’étant pas de ceux qui éprouvent le besoin de se justifier. Il ne parle pas, c’est tout.

17 Le narrateur d’ On vous parle, lui, oppose une fin de non-recevoir encore plus explicite ; au « mais oui je suis déporté » qui ferme la porte à toute possibilité de confession fait écho, quelques pages plus loin, cette dérobade quelque peu cavalière :

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Et puis, un beau matin, on vient me chercher en me demandant si je n’avais pas de poux ou de morpions, si j’étais en bonne santé, etc. C’était le départ pour l’Allemagne. (Pour les détails, voir les livres qui ont paru sur les déportations ; ce sera beaucoup mieux expliqué, avec plus de détails… les détails je ne m’en souviens pas)22.

18 L’ajout de cette dernière phrase qui figure intégralement entre parenthèses donne l’impression d’une simple note que le narrateur, voire l’auteur, se serait adressée à lui- même. Le début de la phrase, un peu provocateur (« pour les détails voir les livres qui ont paru sur les déportations ») est contrebalancé par la suite, la justification « les détails je ne m’en souviens pas » faisant presque office d’excuse. Le narrateur sait que le lecteur attend des « détails » (pour reprendre l’expression du narrateur) sur ce que le protagoniste a vécu au camp, il a conscience qu’il va susciter une certaine frustration chez ce lecteur et ne s’en cache pas.

19 Les camps de concentration sont ensuite une nouvelle fois évoqués – comme toujours dans L’immortel Bartfuss – à la faveur d’une rencontre avec un autre ou d’autres qui partagent avec Bartfuss ce passé funeste. Cette fois, il en est question un peu plus longuement. Sauf que ce ne sont pas, trait typiquement lazaréen, les conditions de vie au sein du camp qui sont décrites, mais la façon dont Bartfuss et Dorf ont pu en « réchapper ». Même à cet instant, il est moins question du camp que de l’après-camp, fût-ce un immédiat après-camp. Comme la fois précédente, le vécu de Bartfuss est appréhendé par le biais de l’analogie et non de manière directe : « Lui aussi avait été dans un camp, non loin de S., de sinistre mémoire. Lui aussi en avait réchappé d’une étrange manière »23, telle est l’entrée en matière. Puis leurs destins se rejoignent, Bartfuss parvenant à son tour à s’enfuir et « trouva[nt] un Dorf ragaillardi, optimiste et bien décidé à vivre »24. De manière symptomatique, ce paragraphe est consacré à Bartfuss et seul le « lui aussi » répété deux fois permet au lecteur de comprendre en filigrane à quoi Bartfuss a survécu et de quelle manière.

20 Quelques lignes enfin sont consacrées à l’univers concentrationnaire au moment où le narrateur retrouve par hasard Thérèse avec qui il avait effectué le « long périple – qui avait duré près d’une année – vers ce camp de sinistre mémoire »25. Cette fois, une page complète est consacrée à la terrible expérience qu’ont partagée Bartfuss et Thérèse. Certes, il n’est pas question du camp, mais de l’interminable trajet qui y mène ; ce qui en est dit vaut néanmoins tout autant pour le camp, on le devine aisément : « Mourants de faim, entassés dans des trains de marchandises, les gens avaient appris à s’ignorer, à voler et à se bousculer comme des bêtes en rassemblant leurs forces. L’un après l’autre, les sentiments s’étaient estompés. La souffrance était laide. Sans la vision de la fin de la bataille, elle l’eût été davantage encore. »26 On a l’impression que Bartfuss s’épanche enfin quelque peu, laisse transparaître un jugement et un début d’explication à son indifférence actuelle, si tant est que « les sentiments s’étaient estompés ».

21 Si on fait le bilan, force est de constater qu’on n’apprend rien de très concret sur les conditions de vie au camp de la bouche de Bartfuss, qui aurait pu faire sienne la phrase d’Armand : « pour les détails voir les livres qui ont paru sur les déportations ». Mais on comprend cependant l’essentiel : à quel point la vie de Bartfuss en a été bouleversée, ce que laisse transparaître l’étrange rapport qu’il entretient avec ses souvenirs.

22 Le récit lazaréen évoque toujours l’avant (le trajet) et surtout l’après, mais très rarement le camp lui-même27. Tout tourne autour du camp, mais en même temps on n’entre jamais dans le vif du sujet28. Et c’est bien le tour de force de la littérature

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lazaréenne de parvenir à faire en sorte que le camp, bien qu’il n’en soit quasiment pas question explicitement, n’en irrigue pas moins l’ensemble de l’œuvre.

Armand et Bartfuss : deux personnages qui se ressemblent

23 Pour un romanesque lazaréen se présente moins comme un manifeste esthétique que comme un portrait du héros lazaréen, tant la description de ce dernier y occupe une place importante. En réalité, la poétique lazaréenne découle toute entière du personnage qui en est l’alpha et l’oméga. D’où l’importance de s’attarder sur le portrait, celui du « Lazaréen » en général, ceux d’Armand et de Bartfuss en particulier : sans comprendre ces hommes et leurs « tics » (comme les nomme Cayrol) hérités des camps de concentration, impossible en effet d’appréhender la littérature lazaréenne.

24 La littérature lazaréenne ne donne pas la parole au Lazaréen. Ou pour être plus exact, elle la lui donnerait volontiers, si seulement celui-ci ne refusait pas de la prendre. Le Lazaréen est un être taciturne, c’est pourquoi il ne parle jamais de déportation. Il ne faut pas attendre de lui un témoignage verbal. Mais à défaut de produire un témoignage, il est, tant par son apparence physique que par son comportement, lui- même le témoignage de ce qu’il a enduré. Il porte sur lui les stigmates du camp, sa personne exprime cette souffrance enfouie en lui par l’incapacité à redevenir une personne intégrée dans la société. Ces personnages, par leur façon d’être, par chacun de leurs gestes, révèlent la vérité des camps et laissent entrevoir à leur corps défendant l’enfer qu’ils ont vécu.

La solitude du héros lazaréen

25 L’isolement est ce qui caractérise en propre le personnage lazaréen. « L’œuvre lazaréenne, d’abord et avant tout, sera amenée à décrire avec minutie la solitude la plus étrange que l’homme aura pu supporter »29, explique Cayrol. Il précise aussitôt que « ce n’est pas une solitude dans laquelle il y a une porte de sortie, une issue »30. Cette tenue à l’écart est consubstantielle au personnage lazaréen : « C’est pourquoi cet isolement est inséparable de tout personnage lazaréen ; tout est prétexte à sa solitude, à la nourrir, à l’engranger »31.

26 La solitude du Lazaréen est autant subie que choisie. Subie, car elle lui est imposée par ce qu’il a vécu et qui a fait de lui un être à jamais radicalement coupé des autres hommes. Mais choisie, également, car elle est ce qui le protège : Chacun de ses « fidèles » s’enveloppera de cette solitude comme d’un vêtement à sa taille, qui le préservera des atteintes cruelles du monde extérieur. Il est si vulnérable qu’il prendra l’habitude de la solitude comme du seul moyen de protection, de la seule arme32.

27 Le Lazaréen semble finalement assez bien s’accommoder de la situation. Elle lui évite de s’exposer aux blessures du monde, lui que tout blesse.

28 On retrouve bien chez Bartfuss ce double aspect, subi et choisi, de la solitude. D’un côté, et c’est ce qui transparaît d’abord, il aime cette solitude, il aime ce qu’il faut bien appeler sa tranquillité. Consciemment ou non, il a arrangé son emploi du temps, reconduit jour après jour, de manière à ne pas croiser sa femme. Il ne cache pas sa

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préférence pour les heures matinales, celles où, seul à être déjà levé, il se met à la fenêtre et contemple longuement, ou, un peu plus tard, celles où il est au café et que les autres clients ne sont pas encore arrivés. D’un autre côté cependant, on le découvre graduellement, il souffre malgré tout, et même s’il n’en a sans doute pas pleinement conscience, de cette coupure radicale. Au fur et à mesure du récit, on comprend qu’il aimerait avoir quelqu’un avec qui il puisse enfin parler, d’où ces tentatives désespérées et gauches auprès de Thérèse, d’où aussi sa (vaine) tentative de renouer avec sa fille cadette.

29 Les autres traits de caractère du Lazaréen découlent tous de cette solitude qui est la condition du Lazaréen. Ils ne sont que l’expression ou la conséquence de cette solitude « sans issue ».

Le caractère taciturne

30 Le héros33 lazaréen ne parle pas. Il ne verbalise pas ni sa souffrance ni ses sentiments. Il ne parle jamais des choses essentielles, mais ne disperse pas non plus son énergie en vains bavardages, on dirait qu’il économise toujours ces mots.

31 Son goût du silence est la première manifestation de sa solitude : « Le temps passant, ses mots à lui se raréfiaient. Aujourd’hui, c’est à peine s’il ouvre la bouche ou se met en colère »34, lit-on dès la première page du récit. Dans un premier temps, on est porté à croire qu’il ne parle pas faute d’en avoir envie, plus tard on comprend que c’est aussi et peut-être surtout qu’il ne sait pas comment s’y prendre. Ce silence ne lui pose pas de problème. Il aime observer, longuement, silencieusement : « Il s’attarde longuement à la fenêtre, sensible aux moindres frémissements du matin »35, « Il reste là longtemps, en silence […] Il se perd dans ses pensées près de deux heures durant »36.

La fatigue de vivre, la lassitude

32 Pour le Lazaréen qu’est Bartfuss, tout représente un effort incommensurable et non feint. Le verbe « épuiser » est récurrent pour parler de lui : « L’effort de concentration qu’il vient de fournir l’a épuisé »37, « La chaleur et cette interminable discussion l’avaient épuisé »38. Le personnage lazaréen est continûment dans cet état dépressif contre lequel il ne fait rien pour lutter. D’où le fait qu’il a appris à économiser ses paroles et ses gestes, ce qui peut donner l’impression qu’il vit dans une sorte de léthargie permanente.

L’impassibilité

33 À l’image de Lazare qui après trois jours ressuscite, mais ne saurait oublier pour autant qu’il a été mort, l’ancien déporté apparaît comme un personnage ni tout-à-fait mort, ni vraiment vivant. D’où, sans mauvais jeu de mots, son manque de vitalité, son apathie, comme si la mort avait déteint sur lui : ses actions, comme ses paroles, se sont raréfiées, comme s’il s’était déjà retiré du monde séculier. Il est aussi question de l’« engourdissement auquel il aspirait tant »39, qui n’est pas sans rappeler l’état dans lequel était Lazare mort40. « Tu vis dans une perpétuelle léthargie »41, lance à Bartfuss Sylvia, une femme avec qui il entretient une relation équivoque. Cet état de léthargie dans lequel le Lazaréen semble plongé, son incapacité à agir, à prendre les choses en

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main l’ont rendu impassible, ce qui ne peut qu’agacer son entourage, à commencer par sa femme : « L’impassibilité avec laquelle il la [sa femme] regardait avait le don de la rendre folle »42. Mais en réalité, l’indifférence n’est qu’une façade, une barrière protectrice qu’il a érigée entre lui et le monde.

Une sensibilité à fleur de peau

34 En réalité, le Lazaréen a une sensibilité à fleur de peau. Son comportement imperturbable vu de l’extérieur ne l’empêche pas de bouillonner à l’intérieur. Bartfuss, sans rien y laisser paraître, prend souvent sur lui : « Il réprima les accès de fureur qui le minaient. Un relent des jours anciens se ranima »43. À la manière d’une cocotte-minute, il accumule, accumule, et finit par exploser : la façon dont il lève la main sur son « ami » Schmugler qui ne veut pas l’écouter en est la manifestation la plus spectaculaire44. Elle n’est pas sans rappeler Armand décochant comme malgré lui un coup de poing à Lucette, la femme qu’il aime en secret45. Le Lazaréen étant incapable de verbaliser, il lui arrive en dernier recours de s’exprimer de cette manière irréfléchie et désordonnée, même s’il est voué à regretter aussitôt cet accès de violence.

35 De ses filles, lesquelles sont sous la coupe de leur mère et se montrent distantes voire méfiantes envers lui, il n’est pas aussi détaché qu’il ne veut le faire paraître : « Les années de distance et d’indifférence n’avaient pas émoussé ses sentiments à l’égard de Bridget »46. Il a beau vivre sous le même toit, il n’a quasiment aucun contact avec elles, mais n’en est pas pour autant indifférent à leur sort, surtout à celui de la cadette. Ainsi, la raison profonde de l’isolement de Bartfuss n’est pas son manque d’intérêt pour les autres, mais ses difficultés à lier des relations avec les autres.

La difficulté à lier des relations avec autrui

36 Bartfuss se sent éloigné des autres et étranger parce qu’il ne parvient pas à communiquer avec eux : « Les passants lui paraissaient étrangers, distants, comme s’ils venaient d’une autre planète »47. Les autres lui paraissent donc littéralement hors de portée, ce qu’Appelfeld exprime de manière imagée : « Bartfuss les observait de loin, sans parti pris, comme s’il venait enfin de découvrir autre chose : sa propre solitude »48. L’idée de voir, mais comme de loin, comme s’il y avait une barrière érigée entre le Lazaréen et le monde, on la retrouve dans d’autres œuvres lazaréennes, par exemple dans la pièce d’André Obey, sobrement intitulée Lazare49, où Lazare voit les autres comme à travers une vitre50. Chez Appelfeld, on a l’image du mur, plus figurée : « Il songeait aussi à ses amis – Dorf, Scher et Schmugler. Une fois de plus, il se demanda quand et comment s’était érigé le mur entre eux »51. Se tenir à l’écart relève donc moins d’un choix délibéré que d’une impossibilité de faire autrement, tant les autres lui paraissent lointains, au sens figuré, mais presque au sens propre également.

Son mode de vie

37 Le personnage lazaréen semble errer sans fin. Plus prosaïquement, il est rarement chez lui. On le retrouve le plus souvent en train de parcourir inlassablement un environnement urbain. Il marche inlassablement dans les rues de la ville, une ville qui n’a rien de reconnaissable ou de caractéristique (Jaffa dans le cas de Bartfuss, pour

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Armand on ne sait pas de quelle ville il s’agit). Exceptionnellement, Bartfuss prend le bus pour aller marcher au bord de la mer, sans doute parce que cela lui rappelle l’Italie, le moment où il est rentré de la guerre et a rencontré Rosa, à l’époque une jeune et belle femme séduisante. Et quand il n’est pas en train d’arpenter les rues, il est au café, donc une nouvelle fois dans un espace public.

38 Le mégot qu’on partage au camp est aux yeux d’Armand le plaisir suprême, presque un luxe que s’offre le détenu. Des camps, c’est pratiquement la seule chose qu’il a retenue et dont il fait part au lecteur : « Ce qui me manquait, c’étaient les cigarettes. Ce que j’ai pu suivre de types pour avoir le mégot, le rarissime mégot »52. Suivent deux pages entières consacrées à l’évocation du camp par le biais de son obsession pour trouver une cigarette, un misérable mégot. Il est allé jusqu’à vendre contre des mégots le peu de nourriture qu’il avait au camp. Son obsession pour trouver un mégot est d’ailleurs la seule chose qu’il raconte des mois passés au camp. Bartfuss, lui, passe ses journées à fumer et à boire du café. Dès la première page du récit : « Après avoir bu son café, il allume sa première cigarette. Celle-ci lui procure une jouissance extrême »53. Ces gestes du quotidien (allumer une cigarette, boire un café) sont répétés à longueur de journée et font l’objet d’une description minutieuse dans les récits lazaréens, au point de se substituer à l’intrigue.

39 Le Lazaréen n’est pas, de prime abord, un personnage attachant. Difficile de se projeter en lui : il ne parle pas, n’exprime pas ses sentiments, semble détaché de tout54. Sa vie est une errance sans fin. Ses journées se ressemblent. Vu de l’extérieur, elles sont d’un ennui infini, mais il paraît s’en accommoder, lui. La vie qu’il mène une fois rentré des camps n’a donc rien de romanesque, et le Lazaréen tient plus de l’antihéros que du héros de roman.

40 Mais justement, on attend du lecteur qu’il aille au-delà des apparences, de cet aspect de prime abord, il faut bien le dire, un peu rebutant. Il faut prendre le temps de comprendre le fonctionnement du Lazaréen, de saisir les tenants et les aboutissants de son comportement. Il est important de s’attarder sur le personnage lazaréen, car ce dernier confère, comme par contamination, ses caractéristiques propres au romanesque lazaréen.

Autres caractéristiques du romanesque lazaréen présentes dans L’immortel Bartfuss

L’absence d’intrigue

41 L’absence d’intrigue est assurément ce qui déconcerte55 le plus à la lecture de récits lazaréens. On peine à identifier une action véritable, tout au plus a-t-on affaire à des bribes d’action à l’inchoatif, à un élan voué à retomber aussitôt. Comment pourrait-il en être autrement compte tenu du portrait du personnage lazaréen que nous venons de dresser ? Comme l’explique Cayrol, le personnage lazaréen est « incapable de rentrer dans une histoire » : Mais pourquoi le héros lazaréen ne peut-il entrer dans une histoire ? Tout se paralyse autour de sa personne. Il se tient dans l’immobilité ; il est tout de suite affolé quand il est obligé de s’installer dans une action quelconque, de prendre les devants, d’accomplir une péripétie ; il perd tous ses moyens. Il n’y a pas d’histoire dans un romanesque lazaréen, de ressort, d’intrigue56.

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42 Cela confirme bien que c’est le personnage lazaréen, par ce qu’il est, qui donne ses caractéristiques au romanesque lazaréen, semblant lui transférer les principaux traits de son caractère.

43 La description l’emporte donc sur l’action. On voit Armand et Bartfuss évoluer dans leur univers quotidien, mais cela ne saurait suffire à donner une intrigue. À un moment pourtant, le lecteur peut penser qu’il va enfin se passer quelque chose : lorsque Bartfuss retrouve par hasard Thérèse qu’il avait connue dans les camps, rencontre qui le bouleverse et qui l’amène lui, le taciturne, à vouloir parler, on s’attend à ce qu’il se passe quelque chose, que cette prise de conscience débouche sur une évolution du personnage. Finalement, il n’en est rien. Thérèse refuse le dialogue, éconduit Bartfuss à plusieurs reprises, avec grossièreté. Il y a bien une progression dans la façon du personnage qui finit par se dévoiler un peu, on n’est donc pas non plus dans la stagnation. Pour autant, il ne se passe rien. Rien de notable. Juste des bribes d’action donc, et une possible action entrevue, puis finalement rien.

44 Le Lazaréen n’entreprend rien, il est dans la répétition des mêmes gestes du quotidien (fumer, se poster à la fenêtre) qui, pour lui, relèvent quasiment du rituel. Le chapitre liminaire de L’immortel Bartfuss, qui s’attache à dépeindre une journée type de l’existence de Bartfuss sous forme d’un rapport fait heure par heure, en est l’illustration. Tout ce que fait Bartfuss est insignifiant. Il se lève et – toujours à la même heure – boit son café, allume une première cigarette et se poste à la fenêtre. À peine a- t-il terminé qu’il recommence : il allume une deuxième cigarette puis sort pour prendre son deuxième café de la journée, au café cette fois, où il reste un long moment en silence. Il marche sur la plage avant d’aller déjeuner, puis retourne à la plage l’après- midi. Voilà ce que raconte le récit lazaréen – autant dire qu’il ne relate pas grand- chose.

45 Du point de vue de la composition, la plupart des paragraphes commencent invariablement par « À six heures », « À sept heures », « Vers dix heures », etc. Suit à chaque fois une consignation des faits et gestes pourtant insignifiants et parfaitement routiniers de Bartfuss : sur le fond comme sur la forme, on a moins l’impression de lire un roman que le rapport circonstancié d’un policier qui aurait pris un suspect en filature. Et on aboutit à la fin de ce premier chapitre au paradoxe suivant : le passé de Bartfuss est brossé à grands traits tandis que le contenu de ses pauvres journées, maintenant qu’il arrive sur ses vieux jours, est rapporté en détail. Sans surprise, la conclusion de ce chapitre introductif insiste sur le caractère répétitif de cette existence : « Il en va ainsi depuis des années, jour après jour, à une cadence accélérée, quoique sans changement significatif »57. Le temps ne s’écoule pas de manière linéaire, il suit un cours cyclique : non seulement tous les jours se ressemblent et le présent de l’indicatif du premier chapitre a une valeur itérative, mais, à l’échelle d’une journée aussi, Bartfuss recommence les mêmes gestes compulsifs tels qu’allumer une cigarette ou boire un café. Ainsi comprend-on mieux la remarque de Cayrol lorsqu’il indique que « le personnage lazaréen ne sait l’heure que par ouï-dire »58. Le Lazaréen n’a pas la notion du temps qui passe : il vit dans un temps qui s’est figé.

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Un mélange de poésie et de prosaïsme

46 On l’aura compris : l’écriture est volontairement plate, dénotative, elle se garde bien de toute analyse. N’importe quel paragraphe pris au hasard dans le premier chapitre suffit à s’en assurer : Vers dix heures, le café s’emplit de commerçants. Bartfuss s’en va. Il arpente la plage un long moment. La mer et les cigarettes le grisent derechef. Il déjeune Chez Tina. En Italie déjà, il avait horreur des bistrots. Chez Tina règne une sorte de quiétude de cave. Ici, personne ne vous demande des comptes. Une pénombre rafraîchissante enveloppe ses convives. Tina lui sert une omelette au fromage et du bortsch glacé. Il lui arrive de prolonger son repas jusqu’à trois heures59.

47 Dans ce paragraphe reproduit dans son intégralité, les phrases sont très courtes ; il s’agit de phrases simples (un seul verbe, donc une seule proposition au sens grammatical du terme), comportant tout au plus un complément circonstanciel. Le style apparaît donc comme pauvre, minimaliste. La description des actions de Bartfuss reste assez superficielle, extérieure. On n’est pas loin de l’esthétique du Nouveau Roman qui pose un regard à la surface des choses, sans chercher à les pénétrer.

48 Mais cela ne suffit pas à caractériser sur le plan formel le récit lazaréen, même si cet aspect retient l’attention et s’avère être le plus caractéristique du récit. En réalité, d’un point de vue stylistique, le récit lazaréen se caractérise par un mélange quelque peu surprenant de prosaïsme et de poésie : pour Cayrol, « merveilleux » et « féérique » se combinent à « réalité quotidienne »60. C’est ainsi que soudainement, au détour d’une page, le ton tranche : Quand Bartfuss s’éveilla, il sentit en se levant que la solitude qui l’avait étreint durant son sommeil lui collait toujours à la peau. […] Il s’empressa de faire du café. Le silence et la vivacité de ses gestes ne lui rappelaient rien. Les lambeaux de la nuit s’effilochaient en arabesques avant de se dissiper. Il éprouvait une sensation de vide diffus et subtil61.

49 Ce passage, certainement un des plus beaux, du moins un des plus lyriques de L’immortel Bartfuss, illustre bien la façon dont l’existence répétitive et sobrement décrite de Bartfuss, en quelques endroits – au demeurant assez rares – cède le pas à une écriture plus lyrique.

Conclusion

50 Si elle offre un éclairage intéressant sur L’immortel Bartfuss, la littérature lazaréenne ne saurait rendre compte intégralement de ce récit. Car à considérer ce roman uniquement comme un récit lazaréen, on ne pose pas la question du génocide et de la « singularité d’Auschwitz » (comme l’ont nommée les historiens), et on risque par conséquent de passer à côté d’une dimension fondamentale de ce récit, qui est, comme dans tous les livres d’Aharon Appelfeld, l’interrogation sur l’identité juive.

51 « Nous, les rescapés de la Shoah, qu’avons-nous fait ? lança Bartfuss intempestivement. Cette terrifiante expérience nous a-t-elle le moins du monde transformés62? » Cette question porte l’ensemble de cet ouvrage. Et l’expression « rescapés de la Shoah » est significative. Il ne s’agit pas « seulement » de rescapés de camps de travail ou de camps de la mort, mais de victimes d’un génocide. Le mot Shoah, dont chacun sait qu’il est emprunté à l’hébreu, attire l’attention sur la singularité du génocide juif.

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52 Cette crainte exprimée par Bartfuss pose la question de l’intégration de cette terrible expérience à l’identité juive, au destin du peuple juif. Aharon Appelfeld ne se borne pas à se demander « qu’est-ce qu’être un rescapé des camps ? », question lancinante à laquelle tente de répondre indirectement le romanesque lazaréen. Il interroge plus fondamentalement l’identité juive, en ce qu’elle doit intégrer la Shoah et tirer les leçons de ce passé funeste, mais ne saurait en aucun cas s’y réduire. L’atmosphère du récit, à l’image du héros éponyme, est certes morose, mais le récit est à la fois tourné vers un passé qui continue à influer sur le présent et ouvert sur l’avenir de l’identité juive.

BIBLIOGRAPHIE

APPELFELD, Aharon, L’immortel Bartfuss (1983), traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen, Paris, Gallimard, 1993 ; rééd. Paris, Seuil, coll. « Points », 2005.

CAYROL, Jean, Je vivrai l’amour des autres (1947), in Œuvre lazaréeenne, Paris, Seuil, 2007.

CAYROL, Jean, Pour un romanesque lazaréen (1950), in Œuvre lazaréenne, Paris, Seuil, 2007.

OBEY, André, Lazare (1952), Chatou, Éditions Devenir, coll. « À la recherche du théâtre perdu », 1988.

WIEVIORKA, Annette, L’ère du témoin, Paris, Plon, 1998.

ZOLA, Émile, Lazare, in Œuvres complètes, Henri Mitterrand (éd.), Paris, Cercle du livre précieux, t. XV, 1969, p. 535-541.

NOTES

1. Pour être tout-à-fait exact, il faudrait préciser que ce sont en réalité deux Lazare différents, tous deux issus du Nouveau Testament, qui vont fusionner pour donner le personnage lazaréen. Outre Lazare de Béthanie, le personnage revenu du royaume des morts, un « pauvre nommé Lazare » figure dans une parabole de Luc (16, 19-31). C’est ce deuxième Lazare qui sert de modèle à Cayrol pour dépeindre un personnage misérable et repoussant. 2. Trois êtres humains sont ressuscités par le Christ dans le Nouveau Testament, mais seul le dernier d’entre eux, celui dont la résurrection est la plus spectaculaire du fait qu’il est déjà mort depuis trois jours, est passé à la postérité. 3. Épisode relaté dans l’Évangile de Jean (11, 1-46) et absent des évangiles dits synoptiques. 4. Aharon Appelfeld, L’immortel Bartfuss (1983), traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen, Paris, Gallimard 1993 ; rééd. Paris, Seuil, coll. « Points », 2005. 5. Voir plus loin note 11. 6. Cayrol parle de la déportation en général, ne fait pas de distinction entre le génocide juif et les autres déportations. Il n’y a pas, chez lui, de « raisons » d’être déporté pouvant faire que la déportation des juifs est, d’un certain point de vue, plus choquante encore que celle des déportés : il n’y a que la déportation, le fait d’être déporté.

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7. Émile Zola, Lazare, in Œuvres complètes, Henri Mitterrand (éd.), Paris, Cercle du livre précieux, t. XV, 1969, p. 535-541. 8. Nous nous bornerons à cette définition stricte, la définition plus large incluant des récits antérieurs à la Seconde Guerre mondiale, donc ne pouvant parler d’anciens déportés à proprement parler mais présentant seulement un certain nombre de caractères communs avec la littérature lazaréenne. 9. Leurs vies respectives présentent de troublantes similitudes (la fuite dans la forêt, l’expatriation en Israël après un bref passage par l’Italie, etc.) mais elles ne se confondent pas pour autant. 10. Comme très souvent dans les récits d’Appelfeld, aucun indice ne nous permet de situer précisément le récit dans le temps. Toutefois, Bartfuss a rencontré Rosa peu de temps après la guerre, deux filles sont nées rapidement de cette union. Au début du récit, Bartfuss est présenté comme ayant cinquante-sept ans. On peut donc raisonnablement penser que s’il avait une vingtaine d’années à la fin de la guerre et qu’il est maintenant âgé de cinquante-sept ans, une trentaine d’années s’est écoulée depuis la fin de la guerre, ce qui nous amène aux alentours de 1975. 11. C’est sous ce titre Pour un romanesque lazaréen qu’il a été réédité récemment (Œuvre lazaréenne, Paris, Seuil, 2007, p. 801-823). Il s’agit du même texte paru en 1950 sous le titre Lazare parmi nous, qui était lui-même une refonte d’un premier texte intitulé D’un romanesque lazaréen. 12. Jean Cayrol, Je vivrai l’amour des autres (1947), in Œuvre lazaréeenne, op. cit., p. 13-304. 13. Ibid., p. 86. 14. On l’apprend à la page 10 de l’édition Points, soit la quatrième page seulement du roman. 15. L’immortel Bartfuss, op. cit., p. 7. 16. Ibid., p. 10. 17. On ne sait toujours pas duquel. 18. Ibid., p. 10. 19. Dans L’immortel Bartfuss, le narrateur indique immédiatement qu’à ces autres déportés, Bartfuss refuse – comme à nous – de raconter ce qu’il a vécu, et le sujet est clos. 20. On n’est donc pas dans le cas de figure, mis en évidence par l’historienne Annette Wieviorka, où les anciens déportés ne trouvent à leur retour pas d’oreille attentive, tant l’envie de tourner la page après six années de guerre est forte, en France notamment (Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Paris, Plon, 1998). 21. Ibid., p. 10. 22. J. Cayrol, Je vivrai l’amour des autres, op. cit., p. 92. 23. L’immortel Bartfuss, op. cit., p. 43. 24. Ibid., p. 43. 25. Ibid., p. 52. 26. Ibid., p. 53. 27. Et même lorsque c’est le cas, c’est pour en dire des choses relativement insignifiantes, comme par exemple le fait qu’Armand passait son temps à chercher et ramasser des mégots de cigarette. 28. C’est une chose qui est aussi très frappante dans les récits de Jorge Semprun. Ainsi, Le grand voyage relate le trajet vers Buchenwald et s’arrête aux moments où les portes du camp s’ouvrent sur les détenus. L’écriture ou la vie, lui, s’ouvre sur la libération du camp de Buchenwald, etc. 29. Pour un romanesque lazaréen, op. cit., p. 810. 30. Ibid., p. 810. 31. Ibid., p. 811. 32. Ibid., p. 810. 33. Nous reprenons le terme de « héros » car Cayrol lui-même l’emploie dans Pour un romanesque lazaréen, non sans gêne. D’aucuns jugeront que le Lazaréen s’apparente davantage à un « anti- héros » en raison de sa manière de vivoter et de refuser de prendre son destin en main.

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34. L’immortel Bartfuss, op. cit., p. 7. 35. Ibid., p. 7. 36. Ibid., p. 9. 37. Ibid., p. 11. 38. Ibid., p. 68. 39. Ibid., p. 113. 40. Cet engourdissement n’est pas sans rappeler l’état dans lequel se trouvait Lazare durant les trois jours où il était mort, état auquel, dans la relecture que font un Zola ou un Obey du mythe de Lazare, il serait si nostalgique. 41. Il n’est pas indifférent de savoir qu’au sens propre, la léthargie est, d’après le Trésor de la Langue Française, un « état pathologique de sommeil profond et prolongé ou de mort apparente, caractérisé par une résolution musculaire presque complète et un affaiblissement des fonctions de la vie végétative ». La léthargie serait donc, au sens figuré, un état intermédiaire entre le simple sommeil et la mort que le sommeil prolongé suggère. 42. L’immortel Bartfuss, op. cit., p. 27. 43. Ibid., p. 79. 44. Ibid., p. 90. 45. Je vivrai l’amour des autres, op. cit., p. 288. 46. L’immortel Bartfuss, op. cit., p. 87. 47. Ibid., p. 63. 48. Ibid., p. 71. 49. André Obey, Lazare (1952), Chatou, Éditions Devenir, coll. « À la recherche du théâtre perdu », 1988. 50. Marthe, la maîtresse de maison, justifie en ces termes la crise de larmes d’Honorine, la dévouée servante : « Bien sûr, elle ne dit pas que l’homme qui est ici est un autre que Lazare. C’est lui, mais... pas ici, pas de ce côté-ci, ‘comme si on le voyait à travers une vitre’ » (p. 34). A quoi fait écho, trente pages plus loin, cette appréciation de Lazare, parfaitement symétrique de celle d’Honorine : « A croire que je vous vois de derrière ma fenêtre, et que vous êtes ces gens qui passent dans la rue », dit Lazare à ceux qui l’entourent, après les avoir qualifiés de « fantômes » et avoir qualifié cette situation de « cauchemar » (p. 66). Ces citations illustrent bien l’idée que Lazare est là sans être là, que les autres le perçoivent, certes, mais qu’il reste malgré tout irrémédiablement coupé d’eux. 51. L’immortel Bartfuss, op. cit., p. 107. 52. Je vivrai l’amour des autres, op. cit., p. 92. 53. L’immortel Bartfuss, op. cit., p. 7. 54. De ce point de vue, le Lazaréen n’est pas sans rappeler le narrateur de L’Étranger de Camus. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’étude de Roland Barthes (Le Degré Zéro de l’écriture) porte sur trois auteurs dont Jean Cayrol et Albert Camus : il y a bien des similitudes entre L’Étranger et On vous parle. 55. Cette absence d’intrigue a du reste pu dérouter les lecteurs de Cayrol comme ceux d’Appelfeld. C’est d’autant plus vrai concernant Appelfeld qu’avant de plonger dans L’immortel Bartfuss, les lecteurs ont généralement lu Histoire d’une vie, beaucoup plus proche d’un récit autobiographique conventionnel, avec une progression linéaire et le récit d’une vie riche en événements. Avec L’immortel Bartfuss, les lecteurs perdent tous leurs repères. 56. Pour un romanesque lazaréen, op. cit., p. 815. 57. L’immortel Bartfuss, op. cit., p. 12. 58. Pour un romanesque lazaréen, op. cit., p. 821. 59. L’immortel Bartfuss, op. cit., p. 10. 60. Pour un romanesque lazaréen, op. cit., p. 807. 61. L’immortel Bartfuss, op. cit., p. 72.

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62. Ibid., p. 111.

RÉSUMÉS

Dans les années 1950, Jean Cayrol, déporté revenu du camp de Mauthausen, forge le concept de « littérature lazaréenne » pour désigner les récits qui, à l’instar des siens, s’intéressent au retour des déportés et à la vie de ceux qui ont survécu au(x) camp(s) de concentration. L’intérêt principal de ces récits réside en leur faculté à témoigner des camps de façon indirecte, à la faveur d’un double détour : détour par l’après et détour par la fiction. Nous nous demanderons dans quelle mesure ce concept de littérature lazaréenne est opérant pour aborder le roman d’Aharon Appelfeld L’immortel Bartfuss (1983), lequel dépeint la vie d’un dénommé Bartfuss en Israël dans les années 1960-1970 et rentre parfaitement dans le cadre des romans lazaréens tels que Cayrol les a définis, sans pour autant que ce concept n’épuise ce récit d’A. Appelfeld.

In the 1950s, Jean Cayrol, a survivor of the Mauthausen camp, creates the concept of “Lazarus literature” designating stories like his own, dealing with the return of the convicts and the life of the survivors of concentration camps. The main interest of these stories resides in their witness value due to a double distance: temporal and fictional. We shall investigate to what extent the concept of Lazarus literature can be applied to Aharon Appelfeld’s novel, The Immortal Bartfuss (1983), which describes the life of a certain Bartfuss in the Israel of the years 1960s-1970s. This novel can be perfectly included in this category as it was defined by Cayrol, without being exhausted by it.

רמאמה קדוב תא תורשפא תלכה הירואיתה לש ז’ ןא לורייק רבדב סותימ הייחתה לש רזעלא תירבב השדחה סחיב ילוצינל האושה ללככ ותומדלו לש סופטרב הלבונב לש דלפלפא " סופטרב ןב תוומלא " (1983 .) .)

INDEX

Thèmes : littérature

תולימ חתפמ דלפלפא , ז’ ןא לורייק , סופטרב ןב תוומלא , סותימה לש רזעלא :

Mots-clés : Appelfeld Aharon (1932-), littérature lazaréenne, Cayrol Jean (1911-2005), Immortel Bartfuss (L’) Keywords : Cayrol Jean (1911-2005), Immortal Bartfuss (The), Lazarus literature, Appelfeld Aharon (1932-), Holocaust Index chronologique : Shoah

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From Excess to Origin: Traversing Time Zones as an Act of Redemption in The Man who Never Stopped Sleeping by Aharon Appelfeld Traverser le temps pour atteindre la rédemption: Le garçon qui voulait dormir d’Aharon Appelfeld מש תירא ארל תיש : תייצח ירוזיא ןמז הלועפכ לש הלואג ב ’’ שיאה אלש קספ ןושיל ’’ ןורהאל דלפלפא

Rina Dudai

1 In this paper, I would like to draw a link between trauma, religiosity and the art of writing by means of a journey towards the origin. The path of this journey attempts to circumvent the traumatic experience by reaching a point in time and space before the traumatic event, from which a new world can be created. Access to this point of origin is impossible without a passage through the transcendent by means of a religious mental state that elevates the traumatized subject beyond the helpless position of the broken self. The fictional world of poetic writing is the site where this transcendent journey in time is made possible.

2 I will elucidate this claim through an analysis of the novel The Man Who Never Stopped Sleeping by Aharon Appelfeld.

3 The novel describes the journey of an adolescent that begins in Europe at the end of the Second World War and culminates in Eretz-Yisrael just before the outbreak of the War of Independence. At the beginning of the journey, the hero Irwin, nicknamed “the sleeping boy” by the other exiles, is submersed in an ongoing state of slumber that is periodically interrupted by gradually growing intervals of wakefulness. Throughout the first part of his journey he is asleep, carried to the Italian coast by the other Holocaust refugees with whom he travels. From there he migrates to Eretz-Yisrael. When he arrives, Irwin joins the Hagana youth regiments and is immediately sent off to battle,

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where he is wounded in both legs and subsequently hospitalized. At the hospital and sanatorium he undergoes a long process of therapy and recovery during which he experiences another, inner journey in search of his own personal identity, finally discovering his destiny as a writer. The novel ends as Irwin, the hero, completes the first chapter of his novel, titled “The First Home”, in which he tries, as he says, “to drink water from the well of life”. The Man Who Never Stopped Sleeping thus also relates the initial stages of the act of writing itself, and sets up a novel within a novel.

4 Before reaching this final version, the hero writes several drafts for the chapter. In this paper I would like to follow these attempts up to the crystallization of the final text. I will show how these drafts set up a fundamental paradigm for a narrative of circumventing a state of traumatic distress; a narrative that proceeds through a religious experience towards the sanctification of the hero as a poetic writer.

5 In his essay “A preacher without a pulpit, a believer without a church”,1 literary critic Yigal Schwartz challenges the critical discourse of Appelfeld’s work which suffers, in his opinion, from a “blind spot” due to an “obsessive adherence” (as he calls it) to the “trauma-sublimation model”: a model in which the repetition of a traumatic experience via poetic representation establishes a sense of control. Schwartz proposes an alternative critical model, the “seance model”, which he believes is especially pertinent to Appelfeld’s late work. According to Schwartz, in his late works Appelfeld inserts “ghost voices” into his literary apparatus that enable him to access the world of the dead. Schwartz interprets these voices as a shift away from personal, mental, and psychological issues towards an affinity with the collective national viewpoint.

6 I would like to suggest that the trauma model is crucial to the underlying experience that constitutes Appelfeld’s personal, national, and poetic identity, and it nourishes the entire web of his literary works throughout his literary biography, including his later work. Criticism is indeed required to pay attention to shifts in the model when necessary, but for an understanding of Appelfeld’s works, I believe the trauma model should remain fundamental. Trauma is defined as an event that generates an exceptionally negative emotional experience that the subject has no way of weaving into the story of his/her life.2 Trauma is considered to be an illness of time: it destroys the continuity of time and eradicates the distinctions between present and past, between the self and the other, between the body and the world, and between interior and exterior. Poetic writing has the power to reorganize internal reality and extricate the subject from the chaotic state of the traumatized self, at the brink of its disintegration. By constructing the stages of redemption from trauma through poetic writing as set up in Appelfeld’s novel, I would like to establish a framework for discussion in which concepts from the realm of trauma explain the religious experience of communion with the world of the dead as part of the redemptive process, rather than as a shift away from personal issues and towards a tribal affinity. I claim that the adherence to a transcendental mental position, based on a mystical-religious experience following extreme trauma, is a stage on the way to the reconstitution of the self, as well as the poetic self.

7 In Writing History, Writing Trauma3 LaCapra discusses the concept of excess in the context of extreme traumatic events. LaCapra claims that at the heart of the traumatic experience lies excess, evading representation and making-present the trauma through an inability to articulate it.4 This “excess” that refuses to reveal itself is expressed in the novel The Man Who Never Stopped Sleeping through the liminal site of slumber. I will

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proceed to present the almost imperceptible metamorphoses undergone by the hero in this liminal site of sleep.

8 The novel begins with a description of the deep slumber into which Irwin has fallen: Since the end of the war I’ve been in a state of continual slumber. True, I move from train to train, from truck to truck, and sometimes from carriage to carriage, but always through a thick and dreamless sleep […] the things that happened to me during those days of slumber, I will probably never know […]

9 When he is sleeping, the hero is submersed in an inaccessible realm of deep amnesia. This place of slumber is the liminal site at which the traumatic experience is registered but not appropriated, processed, or represented in consciousness and language. This is the “excess,” which can only be experienced, not known; to use the terms of Kathy Caruth, this is the latency period.

10 Sleep in the novel serves as a kind of placenta, a protective membrane that envelops the narrator until he reenters the world. He describes the moment of awakening in terms of a birth: “now I feel that I’ve been emitted from a protected place to the blinding light that wounds me” (p. 14). The involuntary expulsion from a protected space inevitably rips apart the protective membrane. This process is described as a double existence: the hero is awake, but nevertheless continues to be nurtured by the darkness of slumber. The experience of being wounded in battle and the subsequent hospitalization create a new reality that transforms the nature of Irwin’s sleep. During this kind of sleep he starts dreaming and furthermore, even begins to daydream. Irwin sees the faces of people more clearly than ever before, as they are “etched out of the darkness and their inner life shines on their faces” (p. 129).

11 During the gradual recovery process, slumber is accompanied by a significant process of preparation for writing “The First Home”, a gradual awakening that is reflected in the three versions Irwin writes before the final text. These versions are especially interesting because they signify the crystallization of the various stages in the process through which the traumatic experience is refined into the written text. The three drafts that appear in the text are in fact early texts written by Appelfeld himself, which were published in Israeli periodicals in the early stages of Appelfeld’s poetic biography. Two of the three attempts (the first and the third attempt) are poems. Appelfeld, indeed, began his literary career as a poet.5 During the years 1952-1959, he published dozens of poems in various literary periodicals and newspapers, and in Appelfeld’s own biography, poetry-writing precedes the writing of prose. The second attempt that appears in the novel is the opening chapter of the short story “Slowly” that appeared in the short story collection Smoke, Appelfeld’s first book published by Achshav publishing house in 1962.

12 The novel The Man Who Never Stopped Sleeping thus explicitly identifies its hero with the author by inserting the lyrical poems and the prose section originally written by Appelfeld into the hero’s text. Through this superposition, Appelfeld blurs the boundary between the author’s writing and his hero’s, as the hero returns to the author’s literary biography and repeats his primal act of creation. Tracing the use he makes of his early texts within another work brings to light the mental process undergone by the writer that leads him from the trauma, through the experience of revelation, and ultimately to the redemptive act of writing.

13 The first draft written by Irwin includes a four-line poem. The poem’s first line signifies the heart of the trauma, the lack, the lacuna; the unspoken, unrepresented excess that

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remains locked within the pain and sealed with words welded in the furnace of suffering. That night, I wrote four lines: And not a word was left That wasn’t melded in the furnace of pain The volcano within closed up Barred behind locked doors. I corrected and corrected again and I knew there was more to correct, but my hands were fists, and I laid my pen down on the paper (p. 175).

14 The poem that appears here is in fact a precise quote from the first stanza of the poem . שעג ,”Volcano“

15 The second draft is a section of prose taken from the beginning of the short story named “Slowly”. This text signifies the unseen internal metamorphosis. The changes are slow and imperceptible, fragmented, hinted, and cryptic. After a night of sleeplessness […] with the first break of light I wrote the following lines: Imperceptibly, the transformations occur. The growth is slow, almost invisible. Only rarely, at a station, a temporary parking spot, on a balcony, one can peek in and find wrinkles, and one can count, like on a tree stump, the circles of the years. I read, and read again, and I wondered, where did these words of mine come from […]? (p. 188).

16 Here, too, the text reconstructs the first stage of Appelfeld’s poetic biography.6

17 The third version is too a precise stanza from an early poem by Appelfeld’s, named published in the periodical Gazit in 1957. This quote provides the crack in , וישכע ,’’Now‘‘ the dam through which the fountain of writing floods. This is the moment of revelation, the religious moment that binds itself to the act of writing. That night I wrote the following lines: Now the blood speaks The caves expand and the floodgates shudder Now everything expects to be revealed In a tremor. That night I felt a heavy strain on my shoulder […] the four lines I wrote were just a fleeting glimpse of what begged to realize itself (p. 210).

18 Precisely at the empty space of the lacuna, of the unspoken excess that signifies the hollow, inaccessible, and unrepresented void left by trauma, Appelfeld turns his gaze towards the origin of his life and beyond, towards the lives of his parents, grandparents and great-grandparents.

19 Appelfeld sets up a link to this origin by means of a retrospective course towards the sources of his family. He goes back up to the Holy Sagi Nahor, Rabbi Michal, who appears in his dreams and blesses him (p. 158, 181). This is a somewhat morbid move with Orphean connotations, but for both Appelfeld and Irwin it nevertheless provides access to the origin of life.

20 On coming home to the “origin”, to his ancestors, Appelfeld seems to break through the limits of time and space, traversing the range of life in order to reach the generations beyond his own birth. The representational time of experience is a perpetual present, and the experience is a magical one, pure, simple, and crystal clear. Once the dam has been burst through, the redemptive moment arrives and writing surges forth: To come home […] usually at a dark hour […]—then, suddenly, that wondrous gate opens, inviting you into your first house […] (p. 219).

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21 This journey to the origin is in fact a driving force in Appelfeld’s work. The journey he undertakes traverses the boundaries of his own biological life, as well as his poetic biography.

22 In the novel The Man Who Never Stopped Sleeping, the narrator undergoes a long journey towards his “first home”, a journey that begins in a deep slumber of forgetting, continues through a double-life of wakefulness alongside sleep, and ends with autobiographical writing that sets up a narrative of retrospective redemption—not towards the afterlife, but in reverse, towards the origin. The “self” that has been unraveled by trauma is reconstituted by means of the existence that preceded the traumatic experience, from within the abysmal existence of an origin that enables the poetic act of creation. The novel ends with the words of the frightened mother, warning him against the hazards of the journey: “’You shouldn’t go out on your own, these are cold and dangerous regions […] let the faraway places come to you’, she said, and disappeared from my view” (p. 236).

23 Appelfeld is not Lot’s wife who turns back to look towards Sodom, and he does not write of a Sodomic experience. His writing goes further. The author of Gilgamesh had no name. He was called: “the man who gazed into the abyss”. In his work, Appelfeld is the man who gazes into the abysmal origin, and from it he excavates a story of the construction of a new and purified continuum, thus redeeming the disintegrated self.

NOTES

1. Yigal Schwartz (2011). “A Preacher without a Pulpit, a Believer without a Church: In the Footsteps of the Novel Wild Blossoming by Aharon Appelfeld”. From Twenty-four Readings of the Works of Aharon Appelfeld. Ed. by Avidov Lipsker and Avi Sagi. Bar Ilan Publishing House and Hartman Institute: Ramat Gan [Hebrew]. 2. J. Laplanche & J.B. Pontalis (1973). The Language of Psychoanalysis. Trans. by D.N. Smith. W.W. Norton & Company: New York. 3. Dominick LaCapra (2001). Writing History, Writing Trauma. John Hopkins University Press. 4. Amos Goldberg (2006). “Introduction” for Writing History, Writing Trauma [Hebrew]. Trans. by Yaniv Farkash. Riesling, Yad Vashem Publishing House: Tel Aviv. 5. Yigal Schwartz (2009). A Believer without a Church [Hebrew]. Dvir: Tel Aviv. 6. Ibid. p. 197. Due to lack of time, I am unable to discuss the interaction set up between the context of the original text and the context of the inserted text; I will just mention that the mental difficulties that come up in the original context are deeply anchored in trauma, while the difficulties raised here have been transferred to the struggles of writing.

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ABSTRACTS

In this paper I will address an aspect of the literary work of Aaron Appelfeld, that binds the traumatic experience of the Holocaust with a religious state of mind and with poetic writing. I will illustrate my position by referring to Appelfeld’s book The Man who never stopped sleeping. I will link religiosity to a strategy of circumventing traumatic memory. In my view, Appelfeld’s coping with the traumatic memory involves substitution of the void of the trauma with adherence to religiosity, which is identified with an ecstatic act of poetic writing. For Appelfeld, as expressed for example in his First Person Essays (1979), religiosity represents the experience, emotion and personal attitude to the transcendental, which is also intimately related to creative writing. In his view, the unspoken residue of the trauma points toward the beginning of his own life and also that of his ancestors. The trajectory of the route which Appelfeld follows in re- connecting to life takes him backwards to the primordial sources of his family. This is a morbid act with an Orphic dimension, yet for Appelfeld is a source of life. In his return home, to the “beginnings”, his parents and grandparents and grand-grandparents, Appelfeled seemingly returns to the pre-traumatic time, mending the shattered fragments via his writing while attempting to heal his threatened Self.

Je voudrais aborder dans cet article un aspect de l’œuvre littéraire d’Aharon Appelfeld qui met en relation l’expérience traumatique de la Shoah avec un sentiment religieux et avec l’écriture poétique. J’illustrerai mon propos en faisant référence au livre d’Appelfeld Le garçon qui voulait dormir. Il me semble que la religiosité pourrait être vue comme une stratégie de contournement de la mémoire traumatique. De mon point de vue, la confrontation d’Appelfeld avec la mémoire traumatique implique la substitution du vide engendré par le trauma avec un attachement à la religiosité, vue comme un acte extatique d’écriture poétique. Pour Appelfeld, la religiosité représente l’expérience, l’émotion et l’attitude personnelle par rapport à la transcendance, une expérience qui est très proche de l’acte créateur de l’écriture. Dans cette perspective, le résidu inexprimé du trauma renvoie au début de sa propre vie et de celle de ses ancêtres. La trajectoire qui le remet en contact avec la vie le conduit aussi vers les origines primordiales de sa famille. Il s’agit d’un acte morbide, à la dimension orphique, mais pour Appelfeld c’est une source de vie. En revenant chez lui, aux origines, à ses parents, ses grands-parents et ses arrière-grands-parents, Appelfeld semble retourner au temps d’avant le trauma, en réparant ainsi les brisures de sa vie par l’écriture et en essayant de guérir son être meurtri.

רמאמב הז גיצא טביה םיוסמ ותריציב לש דלפלפא רשוקה ןיב תמוארט האושה , היווחה תיזויגלרה הביתכהו תיתריציה . םיגדא תא ירבד לע יפ ןמורה “ שיאה אלש קספ ןושיל .” .”

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INDEX

Subjects: littérature

דלפלפא , האוש , המוארט , תויזויגילר , הלואג , שיאה אלש קספ ןושיל תולימ חתפמ :

Mots-clés: religiosité, sources primordiales, rédemption, Le garçon qui voulait dormir, Appelfeld Aharon (1932-) Keywords: Holocaust, trauma, excess, religiosity, primordial sources, redemption, The Man Who Never Stopped Sleeping, Appelfeld Aharon (1932-), literature Chronological index: Shoah

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La symbolique des langues de la nature dans les nouvelles d’Aharon Appelfeld The Symbolism of Natural Languages in Aharon Appelfeld’s Short Stories תוילמסה ירואיתב עבטה ירופיסב דלפלפא

Michèle Tauber

1 Avant d’entamer un fructueux parcours de romancier, Aharon Appelfeld a commencé sa carrière en tant que nouvelliste. Entre 1962 et 1971, il a publié cinq recueils de nouvelles1 sans compter de multiples textes qui ont vu le jour dans des revues littéraires2.

2 C’est dans la nature et ses éléments multiples que le jeune Appelfeld puise les langages qui lui permettent de forger une symbolique où la polysémie n’a d’égal que les variations musicales de la langue hébraïque. Tour à tour, l’eau, la forêt, la steppe glacée ou la brûlure du soleil deviennent des moyens d’expression, de véritables langages où affleurent sensations, souvenirs et états d’âme. La nature incarne ainsi la muse inspiratrice d’une palette de nouveaux symboles créés par l’artiste.

Les langages de l’eau

3 L’élément liquide se présente sous deux formes : l’eau douce et la mer.

4 L’eau douce est tantôt évoquée comme une eau bienfaisante et amicale, tantôt comme le symbole du temps qui passe et de la brièveté de l’existence et par là même comme une force maléfique. Il arrive aussi que ces deux perspectives soient entrelacées et que la menace tapie dans l’une soit voilée par les charmes de l’autre.

5 Le fleuve et la rivière sont liés avant tout à des souvenirs d’enfance idylliques. Pour le personnage adulte en quête du paysage idéalisé de l’enfance, le fleuve représente un passage initiatique, une sorte de re-naissance lui ouvrant la voie, certes illusoire, du bonheur simple d’autrefois. Ainsi les deux personnages de Rencontre3 se remémorant

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leur bourgade natale alors qu’ils arpentent Jérusalem, évoquent la fascination qu’exerçait la rivière aux jours de leur enfance. Le fleuve incarne non seulement le lieu de l’enfance, mais il apparaît aussi comme une divinité qui se « révèle » aux yeux émerveillés de l’enfant. La sensualité qui imprègne cette vision se traduit par une sensation proprement physique de l’eau rafraîchissante sur le corps. Et c’est cette sensation que cherchent à retrouver bien des années plus tard les deux personnages originaires de Lishtshik, cette bourgade oubliée.

6 Mais l’eau douce représente aussi le monde des Autres, c’est-à-dire des non-Juifs. Comme telle, elle incarne une force généralement négative qui agit de diverses façons. Dans la nouvelle Rushka4, un pêcheur et sa femme, Juifs des campagnes vivant en retrait de la tradition, sont tous deux attirés par l’eau du fleuve qui va causer leur perte. Dès le printemps, la jeune femme passe toutes ses journées au bord du fleuve où elle se baigne l’été venu. Le fleuve joue dans ce récit le rôle d’un personnage à part entière : Rushka succombe à la séduction et à la fascination de l’eau et oublie ses origines et son passé. Le pêcheur quant à lui, doit affronter l’hiver et c’est là que le fleuve se révèle dans toute sa cruauté. La glace pétrifie l’eau en d’autres temps si accueillante. Le paysage entier est paralysé et tout s’immobilise : terrible concrétisation de l’oubli qui fige et raidit toute existence. Peu à peu la métaphore du souvenir gelé gagne le fleuve tout entier. L’eau, élément mouvant et ondoyant par excellence, est prise à son tour dans la rigidité glacée et emprisonne la barque du pêcheur, lui ôtant ainsi tout moyen de survie. Impitoyable est le langage du fleuve : le pêcheur comprend confusément que l’eau n’est pas la mère nourricière qu’il a servie avec dévotion. Loin d’être pour lui un refuge, elle lui montre au contraire qu’elle est aussi l’incarnation de la mort.

7 D’autres personnages connaissent cette fusion avec l’élément liquide, symbole de leur désir d’adéquation avec le monde non-juif qui les entoure. Ainsi dans la nouvelle La métamorphose5 l’homme et la femme se baignent tous deux dans le fleuve et nagent « avec aisance ». Le contact avec l’eau produit un effet immédiat : la femme rit « à la façon des paysannes pendant les journées de cueillette des plantations »6. L’eau demeure ainsi au centre de l’inexorable processus d’assimilation à l’univers non-juif. Paolina, cousine du jeune narrateur de la longue nouvelle Comme la pupille de l’œil7, est une violoncelliste de talent. Mais terrorisée par son professeur et étrangement fascinée par le milieu non-juif, elle abandonne peu à peu la musique, fraye avec un jeune paysan et subit, elle aussi, une métamorphose étonnante : Comme Paolina a changé. Elle se promène pieds nus et se roule dans l’herbe. Elle a perdu son petit rire étouffé. À présent son rire nous effraie tous. Son front a bruni, et ses yeux brillent d’une joie qui nous est étrangère. Maman la supplie en vain : « Mais joue donc quelque chose. » Toute la journée dans le fleuve. Le soir elle s’endort tout habillée, comme une vulgaire servante8.

8 La jeune artiste raffinée adopte le comportement des jeunes paysans et change complètement de langage. Elle cesse de s’exprimer par le langage musical et utilise désormais le sens le plus animal, celui du toucher, pour fusionner avec la nature solide et liquide, l’herbe et le fleuve. Le « front bruni » et la « joie étrangère » accentuent l’aspect inquiétant de cette métamorphose qui éloigne de plus en plus la jeune fille de sa famille. À la fin de la description, Paolina a pris l’aspect d’une servante et semble avoir bel et bien perdu toute attache qui la reliait à ses origines. En contrepoint à ce personnage, apparaît une toute jeune servante, Pissula, pour laquelle l’eau est une seconde nature : « Dans l’eau du fleuve, on la sentait libre et légère comme l’une des créatures de l’onde, tour à tour plongeant ou flottant à la surface. Elle remontait parfois

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du fond brandissant un poisson ou une écrevisse. »9 Mais tandis que Pissula, non-juive, est réellement une fille de la nature qui fusionne avec le paysage - le narrateur la compare à un caméléon - Paolina et Rushka n’échappent pas à leur condition humaine juive.

9 Révélant sa véritable nature inconstante, l’eau apparaît dans ces nouvelles comme un redoutable tartuffe qui séduit ses proies pour mieux les perdre. Autant les personnages de paysans chrétiens sont en symbiose spontanée avec l’élément liquide, autant les personnages juifs vivent cette tentative de fusion dans les plus grands tourments, car elle est simultanément synonyme de la rupture d’avec leur être le plus intime et à l’origine de l’oubli de leurs racines.

La mer

10 L’une des premières mentions de la mer apparaît dans une nouvelle de 1963, Sur le rivage10, où Appelfeld relate les attentes des rescapés cantonnés sur les côtes de l’Italie du Sud. Dès la première phrase, l’ironie est de mise : « Tout de suite après la guerre de grandes possibilités s’ouvrirent aux gens. Les trains affluaient vers les ports, vers les portails bleus11 que le monde venait d’ouvrir »12. Mais dès la phrase suivante, « Quelques-uns réussirent à grimper à bord des bateaux, mais tous les autres restèrent là, sur le rivage, à côté des petites baraques… »13, le lecteur comprend que ce « bleu », symbole d’un avenir meilleur, n’est qu’un leurre et que la mer n’apportera pas le salut espéré.

11 La situation est identique pour les rescapés de Hanoucca 194614. En plein hiver, dans une baraque, sur une plage italienne aux flots déchaînés, un fils naît aux Fridel. Le couple a réussi à survivre à la guerre en se cachant dans la forêt. Mais ces trois années ont laissé à Fridel le souvenir de l’horreur vécue, laquelle s’exprime dans son œil bleu étincelant, véritable incarnation de sa mémoire brûlante. La mer, elle, incarne l’inhumanité et l’absence de toute mémoire : « Des vents froids soufflaient du rivage. L’eau avait perdu sa couleur bleue et les lourdes vagues crachaient une écume verte »15. Peu à peu, le « bleu » s’affaiblit chez Fridel de même que sa vie l’abandonne, et qu’il disparaît sans laisser de traces. En même temps que s’accomplit inexorablement la perte de la vue et de la vie chez Fridel père, la vision du nouveau-né Fridel se fait de plus en plus perçante jusqu’au moment où il apparaît qu’il a hérité de l’œil de son père et, partant, de toute la mémoire paternelle. La tempête s’est enfin calmée et de façon inattendue, la couleur bleue que l’on croyait disparue se manifeste timidement dans le ciel.

Mer sacrée, mer sanctuaire

12 La mer n’incarne pas seulement le mystère de l’oubli et du silence. Elle peut aussi se muer en sanctuaire, réceptacle métaphorique d’un sacré devenu profane et dans lequel les personnages tentent de trouver de nouveaux points de repère à leur existence.

13 Dans une telle perspective de purification, Tshukhovski, dans Aux îles Saint George16, prend le large après la guerre pour une île perdue au milieu de la Méditerranée. Il aspire à une rédemption en solitaire. La faute dont il s’accuse sans cesse n’est autre que le terrible sentiment de culpabilité éprouvé par le survivant dont toute la famille a été exterminée.

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14 La nouvelle s’ouvre sur une vision mythologique de l’expiation : un vieux pêcheur transporte Tshukhovsky dans sa barque jusqu’aux îles Saint George. L’image n’est pas sans rappeler, écrit Gila Ramras-Rauch17, la traversée du Styx lorsque les âmes des damnés sont transférées dans l’au-delà infernal à cause de leurs forfaits. Or le lieu choisi pour faire pénitence porte un nom de saint et, précise Lily Rattok18, l’allusion à la mise à mort du dragon par Saint-Georges n’est certes pas fortuite. Il s’agit pour le personnage d’anéantir tous les « dragons » du passé qui l’obsèdent. Mais ce faisant, Tshukhovsky, si désireux de rompre avec son existence antérieure, est saisi par la nostalgie de son enfance. Ainsi, « parallèlement au voyage en mer en direction de l’île, puis au voyage sur l’île à la découverte de ses paysages désolés, s’accomplit dans le personnage un voyage vers son passé »19.

15 Entourant ce microcosme de la rédemption que sont les îles, la mer fait figure d’immense sanctuaire à la fois menaçant et protecteur. Tshukhovsky a besoin de sentir cette proximité de l’élément liquide qui le sépare d’un monde qu’il rejette et l’y rattache en même temps : c’est là qu’il peut oser affronter ce qu’il avait gardé enfoui au plus profond de lui-même, son passé d’avant-guerre.

16 La mer-sanctuaire ne serait-elle alors qu’un leurre, qu’une illusion pour ces personnages qui semblent tant compter sur son effet thérapeutique, purificateur, voire rédempteur ? Ou bien aurait-elle une signification équivoque : d’une part l’incarnation d’un ultime réceptacle des dernières espérances, la sépulture des fragiles étincelles d’existence qui subsistent encore chez les survivants et d’autre part, le signe infime, la promesse tacite qu’elle peut à nouveau générer la vie ?

Les langages de la forêt

17 Au langage de l’élément liquide et insaisissable répond comme en écho solide celui de la forêt et de ses arbres. Ces deux aspects du paysage sont d’autant plus complémentaires l’un de l’autre que la forêt dépend, pour sa survie, de la présence des eaux souterraines. Ainsi enchâssées l’une dans l’autre, l’eau et la forêt reflètent dans l’univers d’Appelfeld une surprenante gémellité. Celle-ci se traduit par l’aspect à la fois protecteur et menaçant de la forêt, capable, à l’instar de l’eau, d’offrir un havre de paix et un refuge sûr, puis de devenir au contraire le lieu de tous les périls. Elle est aussi un lieu de métamorphose pour les hommes où les fugitifs perdent leurs racines pour se fondre dans celles de la forêt et du monde étranger.

18 Au commencement était l’arbre. Dès le troisième jour de la création apparaît l’arbre fruitier, indispensable compagnon de l’homme, qui l’accompagne désormais tout au long du récit biblique. La nouvelle Dans le vallon fertile20 met en scène un survivant qui trouve refuge dans un vallon paradisiaque, du moins au premier abord. En effet, la description d’un paysage à la fin de l’été au moment de la cueillette des pommes juteuses et dorées évoque immédiatement le jardin d’Eden et ses arbres chargés de fruits succulents et tentateurs : Ce fut la nuit et à nouveau le jour. Les arbres aspiraient en eux leur sève ultime, le soleil répandait sa chaleur et embrasait ses ors sur les pommes. […] Jour et nuit la cueillette se poursuivait. L’abondance menaçait de submerger le vallon. Les fruits récoltés s’amoncelaient, mais les arbres courbaient toujours la tête, cherchant une main disponible21.

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Les forêts de Pologne

19 Il arrive aussi que la forêt demeure bel et bien vivante dans la mémoire de ceux qui l’ont aimée et soignée et qui, au-delà du temps et de l’éloignement, continuent à lui vouer un véritable culte. Ainsi le personnage de Scharfstein dans la nouvelle Lentement22 a emporté avec lui à Jérusalem son paysage intérieur, à savoir les forêts de Bialystok où il était jadis garde forestier. Son mode de vie, son comportement, sa façon de parler sont entièrement conditionnés par sa vie d’autrefois. Il va même jusqu’à identifier les rides d’un visage humain aux anneaux des ans d’un tronc fendu.

20 Scharfstein qui a non seulement perdu ses forêts, mais encore très sûrement tout ce qui s’y rattachait, parents, famille, maison, ne peut concevoir une suite à son existence sans les forêts de Bialystok en toile de fond imaginaire. De façon paradoxale le garde forestier est à la fois séparé du lieu de sa jeunesse et n’en a jamais été aussi proche. Tout son environnement s’est en quelque sorte transformé en forêt dans la mesure où les maisons, le quartier, la ville - en l’occurrence Jérusalem - ont adopté le rythme de croissance des arbres, c’est-à-dire la lenteur. La mémoire de Sharfstein est plus forte que le temps lui-même et réussit à transplanter tout un paysage de forêts à des années- lumière de son lieu d’origine. Le rythme de vie du personnage est indéfectiblement lié à celui des arbres. « Les arbres poussent lentement » demeure son leitmotiv de prédilection. Ainsi lorsque les affaires ne sont pas très fructueuses, Scharfstein, reconverti en agent immobilier, commente la situation en des termes qui relèvent plutôt de la croissance des arbres ou d’un fleuve en crue : Très lentement, les images défilent. On ne doit pas en ralentir le mouvement, mais on peut en suivre l’écoulement. Les maisons ne s’achètent pas, ne se vendent pas. « Les maisons sont soumises au pouvoir du temps », dit Scharfstein. « Un propriétaire doit attendre la période de maturité. » Très lentement se font les tractations, dans une sorte d’écoulement dense. Parfois c’est la morne routine, parfois l’explosion ; puis à nouveau, comme dans un mouvement de réconciliation, les eaux rejoignent leur lit23.

L’arbre-sanctuaire

21 L’arbre incarne parfois, à lui seul, le symbole de toute une forêt. À ce titre, il recèle alors en lui la part de sacré ordinairement dévolue à une forêt entière. Ainsi l’arbre du Paradis créé pour offrir à l’homme toute une palette de sensations peut aussi incarner un lieu saint. Deux lieux bibliques au moins ont été témoins de grandes révélations divines. Il s’agit du chêne de Moreh, non loin de Sichem et de la chênaie de Mambré, proche de Hébron24. Dans ces deux passages, l’arbre fait office de sanctuaire sitôt après une révélation divine et, à deux reprises, Abram y bâtit un autel. Dans l’antiquité grecque, la ville de Dodone joue un rôle politique important grâce à son célèbre oracle de Zeus : les prêtres et les prêtresses y rendent la réponse des dieux en interprétant le bruissement du feuillage des chênes sacrés. Dans L’Odyssée, Ulysse vient consulter deux fois, sur son retour, « le feuillage divin du grand chêne de Zeus »25. La Toison d’Or, que Jason et ses Argonautes partent conquérir, est suspendue à un chêne qui a, lui aussi, valeur de temple. De la même façon, la forêt de Brocéliande est identifiée à un sanctuaire, à un véritable temple naturel et vivant. Tous ces hauts lieux sylvestres de l’Antiquité, tant païens que monothéistes, ont comme point commun la sacralisation d’un arbre incarnant le sanctuaire où le divin est à même de se révéler sous quelque forme que ce soit. L’arbre, voire la forêt entière, sont alors vénérés par l’homme

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puisqu’ils renferment en eux une part de sacré qui le dépasse et auquel il doit obéissance et respect. C’est ainsi qu’il incarne à la fois le nourricier terrestre et spirituel, un sanctuaire de paix et de méditation comme il en est fait mention à diverses reprises chez Appelfeld. Ainsi sur la colline où réside Gottfried26, les arbres tiennent une place prépondérante : J’ai élu domicile dans cette petite synagogue. La plupart du temps, j’y suis seul, entre les murs et les arbres […] Par les fenêtres, le regard s’échappe au loin, vers les cimes des montagnes ; tout autour, ce ne sont que feuillage chantant, musique et bruissement, brise accrochée aux rideaux27.

22 Les arbres sont une partie intrinsèque du lieu saint dont Gottfried est le gardien. On a l’impression que sans leur présence et toute la vie qu’elle apporte, ce lieu serait incomplet. Le désir de contemplation qu’il éveille chez l’homme émane à la fois du lieu de prière et des arbres, véritables sanctuaires naturels.

23 Ainsi dans la nouvelle La route de Drovno à Drohobycz28, un groupe de Juifs part en pèlerinage à Drohobycz, ville célèbre pour son tsadik. Après avoir dépeint l’allégresse qui s’empare non seulement des hommes, mais aussi des choses, en l’occurrence des roues de la charrette qui martèlent joyeusement le sol, l’auteur fait, au sens propre, une halte pour célébrer l’instant sacré où le père de l’enfant va rompre le pain : « Entre Drovno et Drohobycz, se dresse un arbre. Assurément il y est encore jusqu’à ce jour. En été, à la tombée de la nuit, il ressemble à une forêt où tous les oiseaux sont nichés, où tous les nigunim se réjouissent, et une vapeur légère monte de la rivière. Mon père découpa alors la ḥalla sur une nappe brodée à même la terre » 29. Premier signe de sainteté : l’hospitalité biblique. L’arbre, telle une forêt bienfaisante, accueille les voyageurs sous son feuillage. Autre signe de la sainteté du lieu, il réjouit l’âme du chant joyeux des oiseaux, un nigun d’origine divine, symbole du lien profond qui unit cette petite communauté de Juifs à leur tradition. L’arbre sert également de sanctuaire puisque c’est sous son feuillage que le pain est rompu. Dans le judaïsme, la consommation du pain est toujours précédée d’une bénédiction où l’on rend grâce à Dieu « qui fait sortir le pain de la terre ». Or, c’est précisément ce qui semble se passer au sens propre : en effet, la ḥalla, qui est à l’origine le pain consacré à Dieu, est posée sur le sol comme si elle venait de sortir de terre.

24 L’arbre-sanctuaire est donc un arbre-gardien, à la fois protecteur et réceptacle de la tradition. Il annonce la grande forêt qui va servir de refuge aux fugitifs pourchassés pendant la Shoah. Ainsi dans la nouvelle Trois30 qui ouvre le tout premier recueil d’Appelfeld paru en 1962, Fumée, trois hommes viennent de s’échapper d’un camp. Ils se retrouvent errants dans la campagne et, dès la première page, l’auteur précise que « l’enchevêtrement de la forêt leur offrit un abri »31.

La forêt, un lieu de métamorphose

25 Mais la forêt apparaît aussi comme un lieu de métamorphose où les hommes se confondent peu à peu au milieu sylvestre qui leur sert de refuge, ils perdent alors de leur humanité et leurs réactions se font animales. Pour échapper à la persécution, le personnage de La fuite32 a pris l’aspect d’un non-Juif. Il passe les nuits d’été dans la forêt : Il avançait lentement sur son cheval, bercé comme par une sorte de courant. Parfois, il faisait une halte, le cheval à ses côtés, les voix de la forêt coulaient à ses

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oreilles. Il se sentait chez lui dans cette forêt, comme s’il n’avait jamais entendu parler de brigands, ni de loups, ni d’ours33.

26 Dans ce passage, l’identification avec la forêt passe par les sens. L’allusion au bercement souligne la force de cette fusion au sein de la forêt. C’est par ailleurs le seul endroit où le personnage se sent « chez lui ». Mais bien que cette métamorphose lui sauve la vie, l’homme se sent dépossédé à nouveau d’une partie de son être une nuit où il rencontre dans la forêt des fugitifs juifs. Ceux-ci ont beaucoup de mal à le reconnaître pour l’un des leurs tant il ressemble à présent en tous points à un non-Juif, rien ne subsiste en lui de ce qu’il a été auparavant. Il éprouve alors un sentiment d’étrangeté absolue pour cette forêt dont il était jusque-là si proche : Cette nuit-là, la lune éclairait la forêt. Le cheval avançait lentement, en étroite union avec le souffle froid de la forêt. […] Lui sentait que, faute d’attention, il venait d’être amputé encore de l’un de ses membres34.

27 À l’intérieur de ce cercle magique ou démoniaque qu’est la forêt, les fugitifs qui se terrent au fond des bois sont parfois obligés pour survivre d’adopter un mode de vie animal. Il s’agit alors pour les personnages de revêtir une seconde peau. Dans la nouvelle La métamorphose35, Appelfeld montre comment un couple juif pourchassé se fond peu à peu dans la forêt elle-même : Ce n’est pas vraiment un de mes gestes, se dit-il en ricanant. Les changements avaient été tellement rapides, comme la chute des feuilles ; même ce qui restait n’était pas de lui. Une autre peau avait poussé sur son visage, ses mains étaient velues. Elle aussi, elle avait changé en même temps que lui, dans une secrète connivence. […] Pendant tout l’hiver [les paysans] les avaient pourchassés. Au printemps, ils savaient déjà nager, grimper aux arbres, se blottir dans une caverne, ou, comme les caméléons, se pétrifier contre des pierres36.

28 Ayant réussi à survivre pendant l’hiver, les personnages sont capables, le printemps venu, d’être à l’unisson avec la vie de la forêt et de se couler, en cas de besoin, dans une forme animale, végétale ou même minérale. Mais cette bienveillance de la forêt s’avère à nouveau être un leurre, car les personnages sont en même temps dépossédés de leurs racines, de leur identité et de leur langue. À l’instar du diable qui offre à Faust la jeunesse éternelle en échange de son âme, la forêt laisse la vie sauve aux fugitifs à condition qu’ils se dépouillent de leur essence même.

29 Le même phénomène touche le personnage de La fuite qui subit, lui aussi, une métamorphose totale. Sa langue – le yiddish – lui fait défaut au point que même lors d’une rencontre fortuite avec des Juifs, il est incapable de s’exprimer dans sa langue maternelle : Il voulait leur parler en langue juive et leur parla dans la langue des non-Juifs. Pour finir, il se mit à jurer comme le font les paysans. « Mais le cheval, vous ne le voulez pas ? C’est pour sûr un bon cheval ! », fit-il, à la manière des ivrognes qui proposent leur femme pour la nuit37.

30 Ainsi, en même temps que le langage, ce sont les souvenirs qui disparaissent. La tradition juive s’estompe lentement et avec elle, les critères moraux qui servaient de repère aux deux personnages de La métamorphose. La femme commence à fréquenter l’église le dimanche. Il se met à la battre, imitant en cela le comportement des non- Juifs. Ils oublient tous deux leur langue maternelle, le yiddish. Puis la femme ne résiste pas à l’appel des fermiers du village et s’enfuit avec eux. L’homme est laissé à lui-même, le corps pris dans les premières neiges.

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31 Le « cercle de la métamorphose »38 aura donc eu raison de l’homme et la forêt a le dernier mot : symboliquement la mort de l’homme montre bien que ses racines juives demeurent à jamais enfouies et oubliées sous les glaces de l’hiver.

Les langages de la steppe glacée

32 S’il arrive dans les nouvelles d’Appelfeld que les personnages oublient leurs racines, volontairement ou non, l’oubli s’exprime, l’oubli « se parle ». Il vit même, bien que figé dans un paysage de steppes glacées. C’est de ces profondeurs gelées que l’écrivain s’efforce de le tirer et de lui insuffler mémoire et vitalité.

33 La neige peut servir de révélateur à un autre paysage. Ainsi Madame Traum39, revenant dans sa ville natale en Allemagne, retrouve sous le lourd manteau de l’hiver les images printanières chères à son enfance. Mais celles-ci se détériorent rapidement au contact d’autres souvenirs et les flocons tout d’abord bienveillants se révèlent être des plus hostiles. La neige est non seulement capable d’éveiller la nostalgie des étendues immaculées, mais elle a également le pouvoir de dévoiler des paysages enfouis, des visions d’autres saisons. Lorsque Madame Traum regarde tomber les flocons, le regard de sa mémoire parvient à capter la colline verdoyante de son enfance qui surgit au milieu du tourbillon neigeux.

34 Or très vite, les allusions inquiétantes se multiplient : des « corbeaux étrangers » ont élu domicile sur les arbres du parc. La couleur noire tranche avec la pureté immaculée tout alentour. Le terme « étrangers » évoque en filigrane la peur de l’inconnu, peur aussitôt justifiée par le hurlement du train. La vision de la fumée achève de transformer ce rêve éveillé en véritable cauchemar qui ramène l’héroïne aux angoisses qu’elle tente vainement de refouler. Face à l’agressivité de l’hiver, elle préfère renoncer à l’évocation de souvenirs qui lui sont chers et se recroqueville dans les seuls gestes de la vie courante.

35 De l’idéalisation du paysage enneigé de l’enfance au souvenir douloureux, vite réfréné, voire étouffé, Appelfeld décrit aussi le processus d’amnésie causé par le froid et la glace. La mémoire s’atrophie et est prise par le gel qui fige et pétrifie les souvenirs de « là-bas ».

36 La steppe enneigée représente simultanément un lieu de mort ou de salut. Dans la nouvelle Sibérie40, pendant la guerre, des déportés sont affectés au transport du charbon vers le front. Mais le train est miraculeusement bloqué par la neige. Celle-ci, secondée par le vent, envahit l’espace entier ; le ciel et la terre se rejoignent dans une communion neigeuse. Les éléments du froid semblent se liguer pour semer le désordre et de cette façon venir en aide aux opprimés et aux oubliés. Les détenus, évacués vers un cabanon, profitent de cette halte providentielle pour faire provision de chaleur et de repos. De la sorte, la neige « donne naissance » à la chaleur puisque les prisonniers auront tout loisir d’utiliser le charbon destiné au front pour se chauffer eux-mêmes.

37 La neige va même jusqu’à devenir rédemptrice et sauver des vies humaines de la terrible conscription. La nouvelle La mort de l’intercession41 relate les efforts désespérés du représentant d’une petite communauté juive au XIXe siècle pour éviter à la fine fleur des garçons du village d’être réquisitionnés dans l’armée tsariste. En fin de compte, grâce à la tempête de neige, le pire sera peut-être épargné aux jeunes gens.

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38 La steppe enneigée présente donc ce double visage de Janus, aspect déjà observé pour l’eau et la forêt. La neige est aussi bien lieu de mort que source de vie.

Quand la glace devient flamme : de l’oubli à la mémoire

39 Si la steppe glacée symbolise l’oubli, la flamme, elle, représente souvent chez Appelfeld le réveil de la mémoire. C’est ainsi que les récits de voyageurs de commerce42 véhiculent au milieu d’un paysage enneigé quelques bribes de chaleur susceptibles de ranimer une mémoire endormie.

40 Dès l’ouverture de la nouvelle Gel sur la terre43, Appefeld en donne la tonalité : au cœur de l’hiver les éléments se sont ligués pour faire disparaître tout souvenir de ce qui fut. La neige a recouvert les mémoires de son épais manteau, quant aux vents, allégés de leur fardeau, ils soufflent désormais dans le vide et ne produisent que du néant. Les derniers signes de vie humaine sont impitoyablement oblitérés comme pour ne laisser aucune marque, si ténue soit-elle. Mais une petite lumière veille dans la nuit : l’hôtel- pension où chaque année, à pareille époque, le voyageur de commerce trouve refuge. L’aubergiste du lieu incarne la mémoire vive de toute la contrée : lui-même et toute sa maison recèlent des myriades de souvenirs mi-réels, mi-imaginaires sur les familles juives de toute la région. Le temps semble vouloir les épargner afin que la tradition se perpétue et que le souvenir des racines familiales ne s’éteigne pas. C’est bien entendu au coin du feu que sont relatés les récits, l’hôtelier faisant figure de grand-père racontant aux plus jeunes l’histoire de leurs familles. La proximité de la flamme a ici une importance majeure : elle ravive une maison, des personnages disparus dans la neige et relie le narrateur à sa mémoire, renouvelant ainsi la symbiose originelle entre les deux.

41 C’est à nouveau dans la nouvelle Sibérie que l’on trouve les rapprochements les plus contrastés entre glace et feu. Grâce à une tempête de neige, les détenus, installés bien au chaud dans un cabanon, peuvent tout à loisir contempler les circonvolutions de la neige à l’extérieur : La porte avait gelé sous les amoncellements de neige. Le cabanon était bien protégé. Qu’il faisait bon s’étirer, sentir la neige vivante sous le plancher, se tenir tout contre le flot du vent, partir loin d’ici léché par des langues de feu, se laisser entraîner dans ce cercle encore et encore pour finalement poser l’ancre à nouveau sur ce plancher […]. Quelqu’un avait fait fondre la glace de la lucarne et en avait ôté la cloison. La neige striait l’espace, une neige pleine. Semblables à des pétales, les flocons s’ouvraient et fondaient silencieusement44.

42 Ainsi le froid engendre le chaud et c’est au point que les tourbillons du vent et de la neige évoquent dans l’imaginaire des prisonniers des « langues de flamme ». La symbiose entre le feu et la glace atteint ici son apogée.

Quand le soleil prend la couleur du gel

43 Il arrive aussi que des personnages qui ont su se protéger des morsures de la mémoire soient inexorablement attirés vers l’un de leurs semblables. Ils font resurgir ce qu’ils croyaient à jamais éteint, réactivant de la sorte une douleur enfouie. Le soleil qui semblait veiller sur eux se trouve à son tour « contaminé » par cette évocation et prend, lui aussi, les couleurs du gel.

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44 Dans Soleil d’hiver45, Appelfeld entrelace finement divers motifs du gel, mais s’attarde surtout, en point d’orgue, sur cette emprise progressive du gel sur le soleil. L’existence paisible d’un commerçant célibataire est peu à peu troublée par Rosa, serveuse de restaurant. Le passé de Fromm, les années de guerre et d’avant-guerre, semblent dormir en lui sans le tourmenter outre mesure. Tout dans son existence indique qu’il ne souhaite pas être dérangé et surtout pas par ses propres souvenirs, prenant bien garde de ne pas les réveiller. Or il s’avère que tous deux, Fromm et Rosa, sont originaires de bourgades proches l’une de l’autre, traversées par le même fleuve, le Prut. Et la magie de la réminiscence opère : Fromm commence à se souvenir.

45 Grâce à la sensation aiguë de froid et à la vision d’une nuit lumineuse, Fromm réussit à s’extirper de sa gangue habituelle et se retrouve physiquement dans le paysage de son enfance. Ce retour vers lui-même, vers un passé si soigneusement enseveli, emplit Fromm d’un « soleil d’hiver », métaphore d’un bonheur intense qui accompagne le couple. Mais on ne peut évoquer impunément la mémoire enfouie. Bien que les personnages tentent se prémunir contre la douleur qui les submerge, l’évocation de cette vie disparue ne peut les laisser indemnes.

46 Sur le plan métaphorique, le soleil d’hiver, symbole du bonheur de Fromm et de Rosa, change peu à peu de couleur. Il passe tout d’abord par les tons du bleu, couleur froide s’il en est, pour prendre finalement la teinte du gel lui-même, une teinte de métal argenté. Insensiblement, la lumière de l’hiver prend le dessus. Au lieu du « soleil d’hiver » qui fait contrepoint avec le gel, c’est un « soleil froid et argenté » qui règne désormais sur la ville et principalement sur les esprits. L’empreinte de ce gel-argent est partout, la lumière est hivernale, le froid attaque la transparence des vitres, rendant impossible une vision directe de la réalité. La lumière du soleil ainsi opacifiée par la teinte argentée devient en même temps le symbole de la séparation et de l’absence de communication : en tant que muraille, elle ne laisse même plus les voix parvenir jusqu’à elle. L’incommunicabilité, le sentiment d’étrangeté et d’agression par rapport à la réalité extérieure, la sensation de dispersion et d’éparpillement, toutes ces composantes mènent progressivement les deux personnages à une rupture totale d’avec l’univers qui les entoure.

47 La nouvelle s’achève sur une sensation de « vide infini », très loin du réel, et dans lequel Fromm semble s’enfoncer pour l’éternité. Rosa et Fromm ont cru pouvoir ensemble retourner à leur vie passée, à leurs racines enfouies. Mais leur innocente et émouvante complicité se heurte à leur douleur intérieure, elle-même sous le joug du gel porteur d’oubli. Celui-ci aura le dernier mot, entachant leur univers ensoleillé de sa couleur argentée, métallique, couleur de mort.

48 Ces trois langages de la nature, l’eau, la forêt et la glace, sont fondamentaux dans toute l’œuvre d’Aharon Appelfeld qui les a modelés et façonnés dès ses tout premiers écrits. À travers eux il tisse un paysage intérieur de symboles doués d’une vie propre qui transcendent l’état de langage pour incarner des êtres de chair et de sang, réels et palpables à travers les personnages qui les évoquent. Éléments naturels, langages, symboles et personnages se rejoignent ainsi en une surprenante osmose où les voix entrelacées se répondent, telles des correspondances baudelairiennes, dans une tonalité et une harmonie toujours justes.

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BIBLIOGRAPHIE

APPELFELD, Aharon, recueils de nouvelles

- ‘Ashan (« Fumée »), Jérusalem, Achshav, 1962.

- Ba-gay ha-poreh (« Dans le vallon fertile »), Tel Aviv, Schocken, 1963.

- Kfor ‘al ha-arets (« Gel sur la terre »), Ramat Gan, Massada, 1965.

- Be-qomat ha-qarqa‘ (« Au rez-de-chaussée »), Tel Aviv, Daga, 1968.

- Adnei ha-nahar (« Les rives du fleuve »), Tel Aviv, Hakibbutz Hameuchad, 1971.

- Ke-me’a ‘edim (« Comme cent témoins »), Tel Aviv, Hakibbutz Hameuchad, 1975.

HOMÈRE, L’Odyssée, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1955.

RAMRAS-RAUCH, Gila, The Holocaust and Beyond, Indianapolis, Indiana University Press, 1996.

RATTOK, Lily, Bayit ‘al blima (« La poétique de la prose chez Aharon Appelfeld »), Tel Aviv, Heker, 1989.

NOTES

1. Son premier recueil, ‘Ashan, a été publié en 1962. Pour les traductions de ses nouvelles en français : Kitty, in Anthologie de la prose israélienne, Paris, Albin Michel, 1980, p. 121-136, trad. Françoise Rameau-Le Davay ; Regina, Les Nouveaux Cahiers no 85, 1986, p. 59-63, trad. Arlette Pierrot ; Le dernier refuge, in Anthologie de nouvelles israéliennes contemporaines, Paris, Gallimard, 1998, p. 37-49, trad. Gisèle Sapiro ; Métamorphose et Une histoire d’amour, Tsafon n o 37, 1999, p. 159-171, trad. Arlette Pierrot. 2. Quelques nouvelles d’Aharon Appelfeld publiées dans des revues littéraires : Ha-nissayon (« La tentative »), Moznaim no 30, avril-mai 1970, p. 363-365 ; Tsel tsohorayim (« L’ombre de midi »), ‘Akhshav no 25-28, printemps 1973, p. 173-177 ; Ahava me’uḥeret (« Un amour tardif »), Iton 77 no 18, 1979, p. 4-5 ; Ha-minyan ha-’avud (« Le minyan perdu »), ‘Aley siyaḥ n o 23, 1985, p. 129-137 ; Be-shuley ha-‘ir shelanu (« À la lisière de notre ville »), Qeshet ha-ḥadasha n o 1, automne 2002, p. 28-42. 3. Aharon Appelfeld (1965), Pgisha, in Kfor ‘al ha-arets (« Gel sur la terre »), Ramat Gan, Massada, p. 123-128. 4. A. Appelfeld (1968), Rushka, in Be-qomat ha-qarqa‘ (« Au rez-de-chaussée »), Tel Aviv, Daga, p. 84-96. 5. A. Appelfeld (1968), Ha-hishtannut, in Au rez-de-chaussée, op. cit. (p. 55-62). Traduction d’Arlette Pierrot, Tsafon no 37, 1999, p. 160. 6. Ibid., p. 160. 7. A. Appelfeld (1975), Ke-’ishon ha-‘ayin, in Ke-me’a ‘edim (« Comme cent témoins »), Tel Aviv, Hakibbutz Hameuchad, p. 195-270. 8. Ibid., p. 205. Toutes les traductions, sauf précision contraire, sont de l’auteur de l’article. 9. Ibid., p. 209-210. 10. A. Appelfeld (1963), ‘Al-yad ha-ḥof, in Ba-gay ha-poreh (« Dans le vallon fertile »), Tel Aviv, Schocken, p. 116-134. 11. C’est nous qui soulignons. 12. A. Appelfeld (1963), Sur le rivage, op. cit. p. 116.

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13. Ibid. 14. A. Appelfeld (1971), Be-Ḥanoucca 1946, in Adnei ha-nahar (« Les rives du fleuve »), Tel Aviv, Hakibbutz Hameuchad, p. 103-107. 15. Ibid., p. 103. 16. A. Appelfeld (1965), Be-iyyei Saint George, in Gel sur la terre, op. cit. p. 101-122. 17. Gila Ramras-Rauch (1994), The Holocaust and Beyond, Indianapolis, Indiana University Press, p. 68. 18. Lily Rattok (1989), Bayit ‘al blima (« La poétique de la prose chez Aharon Appelfeld »), Tel Aviv, Heker, p. 136. 19. Ibid., p. 127. 20. A. Appelfeld (1963), Ba-gay ha-poreh, in Dans le vallon fertile, op. cit., p. 108-115. 21. Ibid., p. 108-109. 22. A. Appelfeld (1962), Le’aṭ, in ‘Ashan (« Fumée »), Jérusalem, Achshav, p. 79-85. 23. Ibid., p. 79-80. 24. Genèse XII, 6-7 ; XIII, 14-18. 25. Homère, L’Odyssée, XIV, 327 ; XIX, 296-298. 26. A. Appelfeld (1965), Mi-merom ha-dumiyya (« Du haut du silence »), in Gel sur la terre, op. cit., p. 90-94. 27. Ibid., p. 90-91. 28. A. Appelfeld, (1965), Ha-derekh beyn Drovno le-Drohobycz, in Gel sur la terre, op. cit., p. 7-13. 29. Ibid., p. 7. 30. A. Appelfeld (1962), Shlosha, in Fumée, op. cit., p. 7-13. 31. Ibid., p. 7. 32. A. Appelfeld (1968), Ha-beriḥa, in Au rez-de-chaussée, op. cit., p. 5-20. 33. Ibid., p. 9. 34. Ibid., p. 19-20. 35. A. Appelfeld (1968), La métamorphose, op. cit. 36. Ibid., p. 55. 37. A. Appelfeld, La fuite, op. cit., p. 19. 38. A. Appelfeld, La métamorphose, op. cit., p. 160. 39. A. Appelfeld (1962), Pitsuyim (« Indemnités »), in Fumée, op. cit., p. 17-48. 40. A. Appelfeld (1963), Sibir, in Dans le vallon fertile, op. cit., p. 83-100. 41. A. Appelfeld (1965), Motah shel ha-shtadlanut, in Gel sur la terre, op. cit., p. 23-28. 42. A. Appelfeld (1965), Mi-sodot ha-misḥar ha-za‘ir (« Les secrets du petit commerce »), p. 37-43 ; Kfor ‘al ha-arets (« Gel sur la terre »), p. 86-89 ; (1968), Ba-derekh (« En route »), p. 63-68, in Gel sur la terre. 43. A. Appelfeld (1965). Kfor ‘al ha-arets, in Gel sur la terre, op. cit., p. 86-89. 44. A. Appelfeld, Sibérie, op. cit., p. 95. 45. A. Appelfeld (1971), Shemesh shel ḥoref, in Les rives du fleuve, op. cit., p. 151-157.

RÉSUMÉS

Avant d’entamer un fructueux parcours de romancier, Aharon Appelfeld a commencé sa carrière en tant que nouvelliste. Il a publié cinq recueils de nouvelles entre 1962 et 1971, sans

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compter de multiples textes qui ont vu le jour dans des revues littéraires. C’est dans la nature et ses éléments multiples qu’Aharon Appelfeld puise les langages qui lui permettent de forger une symbolique où la polysémie n’a d’égal que les variations musicales de la langue hébraïque. Tour à tour, l’eau, la forêt, la steppe glacée ou la brûlure du soleil, la flore protectrice ou nocive ainsi que la faune domestique ou sauvage deviennent des moyens d’expression, de véritables langages où affleurent sensations, souvenirs et états d’âme. La nature incarne ainsi la muse inspiratrice d’une palette de nouveaux symboles créés par l’artiste.

Before advancing onto the profitable, fruitful path of a novelist, Aharon Appelfeld began his career as a short story writer. Between 1962 and 1971, he wrote no less than five collections without including the numerous texts published in literary magazines. It is nature and its multiple elements that inspired his language and allowed him to create a symbolism where polysemy can only compare to the musical variations of the Hebrew language. In turn, water, the forest, the frozen tundra or the burning of the sun, the protective or harmful flora as well as the domestic or wild fauna, became modes of expression inspired by genuine languages in which sensations, memories and states of mind become manifest. Nature embodies the inspiring muse of a palette of new symbols created by the artist.

ינפל לחהש תביתכב םינמור , םסרפ ןורהא דלפלפא השימח יצבוק םירופיס דבלמ םיטסקט םיפסונ וארש רוא יבתכב תע . תא תפש םילמסה ולש באוש דלפלפא קיחמ עבטה לע ויביכרמ םינושה : םימה , רעיה , הברעה האופקה וא שמשה תטהולה , חמוצה ןגמה וא קיזמה , יחה ףלואמה וא יארפה םיכפוה יעצמאל יוטיב , תופשל לש שממ , תופשוחה תושוחת , תונורכיז יבצמו חור . .

INDEX

Thèmes : littérature Keywords : Appelfeld’s short stories, nature, water, forests, memory, changes, literature, Appelfeld Aharon (1932-)

תולימ חתפמ עבט , םימ , רעי , הברע האופק , ןורכיז , החכש , תונתשה :

Mots-clés : langages, nature, eau, forêt, steppe glacée, sanctuaire, métamorphose, mémoire, oubli, Appelfeld Aharon (1932-)

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L’œuvre d’Appelfeld dans son contexte israélien

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Aharon Appelfeld et quelques contemporains Aharon Appelfeld & his Contemporaries ןורהא דלפלפא םירפוסו םיפסונ ינב ונמז

Helena Shillony

1 La génération d’Aharon Appelfeld est arrivée à l’âge adulte dans les premières décennies de l’État d’Israël. Le jeune État a accueilli des milliers d’enfants et d’adolescents, orphelins ou sans famille, victimes de la Shoah, et les a placés dans des kibboutzim et des fermes pour les former et en faire des agriculteurs. Certains d’entre eux sont devenus écrivains et ont relaté dans des romans et des nouvelles leurs expériences pendant la guerre et la vie des jeunes survivants en Israël. On peut citer à titre d’exemple Shammaї Golan, né en 1933 en Pologne, un écrivain oublié aujourd’hui, mais qui a été célèbre dans les années soixante et soixante-dix. Il faut également mentionner Ouri Orlev, connu pour ses livres pour la jeunesse, qui avoue qu’il lui est plus facile d’évoquer la Shoah du point de vue de l’enfant qu’il a été. L’arrivée en Israël a confronté ces jeunes à une société dont l’idéologie s’opposait violemment à la diaspora dont ils venaient. Il n’y avait pire insulte à l’époque que galuti c’est-à-dire caractéristique de la galut, la diaspora. Cette tendance forte et dominante a imposé des choix à ces nouveaux Israéliens et dans cet article, je voudrais comparer les solutions qu’ils ont adoptées à celles d’Aharon Appelfeld qui dès le début a choisi une voie particulière. Je me permettrai de mêler les biographies aux œuvres littéraires, approche difficile à éviter lorsqu’il s’agit d’autobiographies ou de romans autobiographiques d’une génération marquée et mutilée par ce que Georges Perec a appelé « l’Histoire avec sa grande hache »1, expression qui s’impose bien qu’elle soit devenue un cliché. Je voudrais ajouter aux œuvres des écrivains reconnus le roman Le vent ») הרהמב בושית חור biographique récent de la jeune écrivaine Roni Sarig soufflera bientôt ») où elle raconte la vie d’un homme qu’elle connaît bien, enfant pendant la Shoah, membre du kibboutz Yagour et officier supérieur en Israël. Au crépuscule de sa vie, il se souvient de tout ce qu’il a dû refouler pendant des années pour se conformer à l’idéal du sabra héroïque et impassible. Il n’était pas le seul. À l’occasion du jour de la Shoah, le quotidien Yedioth Ahronoth a publié le 20 avril 2012 les

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interviews d’une dizaine de pilotes de guerre, tous âgés aujourd’hui de plus de soixante-dix ans. Orphelins pour la plupart, ils avaient tout fait pour s’assimiler à la société israélienne et se distinguer dans l’armée. Quant à leur passé pendant la Shoah : « Nous avons décidé de nous taire », disent-ils. Certains apprennent seulement grâce aux questions du journaliste que le sort des camarades qu’ils croyaient connaître depuis des années avait été semblable au leur.

2 Quelle identité assumer dans la nouvelle vie ? D’abord quel nom ? Georges Perec nous a appris l’importance du nom de famille, dans un registre sérieux dans W ou le souvenir d’enfance où il analyse longuement le sien et sur le mode ludique dans Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?2 Dans les premières décennies de l’État d’Israël, il était d’usage d’hébraїser les noms de famille d’origine allemande, slave ou arabe. Ben Gourion avait imposé le changement de nom aux diplomates et aux fonctionnaires qui représentaient le jeune pays, mais la mode s’est étendue à toute la population. Quel meilleur moyen d’effacer le passé diasporique méprisé, de créer « un nouveau Juif » ? L’auteur Shammaї Golan est né Goldstein et a remplacé ce nom par un nom hébreu. Les protagonistes de son roman La mort d’Ouri Peled préfèrent des noms hébraїques symboliques. Le jeune rescapé Yossélé-Jozek Kupferman deviendra Ouri Peled, nom tiré du mot plada, acier, pour symboliser la force. L’adolescent venu d’ailleurs arrive à faire la conquête de la belle Osnath, prénom typiquement israélien. Son beau-père, un des fondateurs du kibboutz qui a accueilli les jeunes rescapés, s’appelle Barzilaї (de barzel, fer). Un des invités au mariage s’étonne de cette alliance insolite : ימ ללימ ימו לליפ : דחא קזוי ןמרפוק אשונ השאל תא תנסא יליזרב . תומי חישמה ! Un Jozek Kupferman épouser une Osnath Barzilaї ? Qui l’eût cru ? Le Messie doit être venu3.

3 Lorsque Peled rencontre Henia, une jeune femme qui, comme le veut la tradition, porte le nom de sa grand-mère, il se rend compte de la solution de continuité entre les générations qu’implique la nouvelle identité israélienne qu’il a assumée : הינה ךמש " דרחנ עתפל , " ונלצא םיפילחמ תומש לש ץוח ץראל , םיבייח "! היבגה ולוק עבותכ ןובלע חכשנ ." « Tu t’appelles Henia », s’exclama-t-il soudain, « chez nous on change ces noms qui viennent d’ailleurs, il le faut ! ». Il élevait la voix comme s’il voulait se plaindre d’une humiliation oubliée4.

4 Ouri Orlev est né Jerzy (Jurek) Orlowski en Pologne. Il a d’abord changé de prénom pour adopter un prénom hébreu très courant à l’époque. Son premier livre, ‘Ad maḥar (« Jusqu’à demain »), roman autobiographique publié en 1958, était signé Ouri Orlowski. Mais l’auteur des livres qui suivront s’appellera désormais Ouri Orlev, nom phonétiquement proche d’Orlowski, composé de deux mots hébreux Or et Lev, lumière et cœur, et c’est sous ce nom qu’il se fera connaître. Même Amos Oz, un sabra, né Amos Klausner à Jérusalem, mais qui a passé son adolescence dans un kibboutz, choisit un nom héroїque qui veut dire force, audace.

5 Ces choix étaient souvent, surtout pour les prénoms, imposés par des instituteurs ou des moniteurs qui préféraient des noms familiers aux noms étrangers, phénomène bien connu dans les pays qui accueillent des immigrants. Quant au changement des noms de famille, il était motivé par le désir de s’intégrer à la société israélienne. Les noms choisis étaient souvent bibliques ou des noms qui, contrairement à la réputation de faiblesse des Juifs de la diaspora, dénotaient la force et le courage. Dans ce contexte, il est intéressant de voir le comportement adopté par Appelfeld. Le prénom que lui avaient donné ses parents était Erwin, qui a été remplacé par le prénom hébreu

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Aharon. Erwin resurgit, soixante ans après sa disparition, dans le roman publié en 2010 Le garçon qui voulait dormir)5. Dans cette œuvre, Erwin se voit) שיאה אלש קספ ןושיל comme celui qui réalise la vocation d’écrivain de son père et il assume pleinement son patronyme qu’il rendra célèbre. Appelfeld est resté Appelfeld, ce qui n’était pas évident à l’époque. On imagine facilement un employé de l’Agence juive lui imposant la traduction en hébreu de son nom allemand (« champ de pommiers », Tapouhi en hébreu). Appelfeld a résisté à la tentation conformiste, il a refusé de trancher les liens qui l’attachaient à sa famille et à son passé6.

6 Un autre trait important qui différencie Appelfeld de ses contemporains est son choix insolite d’études universitaires. Appelfeld opte pour le yiddish qui avait été avant la guerre la langue rivale de l’hébreu. Avec la disparition des millions d’hommes qui l’avaient parlé, l’hébreu n’avait plus rien à craindre. Le yiddish était devenu la langue des disparus, la langue des vieux, la langue d’un passé qu’on s’efforçait d’oublier dans le jeune État. Appelfeld commence des études de yiddish à l’Université hébraїque de Jérusalem. Que choisissaient ses contemporains, marqués comme lui par la Shoah ? Certains d’entre eux, grâce au service militaire obligatoire, se distinguaient dans l’armée. C’était la consécration définitive du nouvel Israélien, ce qui arriva à Shammaї Golan lui-même et à son protagoniste Ouri Peled ainsi qu’au personnage bien réel Israël Levin dont Roni Sarig nous raconte l’histoire. Levin devint un personnage important dans l’armée et au ministère de la Défense et resta toute sa vie membre du kibboutz qui l’avait accueilli. Golan et son héros abandonnent leur carrière militaire pour faire des études d’histoire et de littérature hébraїque. Un autre sujet populaire à l’époque était l’archéologie biblique. Loin d’être une évasion dans le passé, c’était une profession patriotique qui légitimait la présence juive en Palestine. Yigaël Yadin qui avait servi comme chef d’état-major pendant la guerre d’Indépendance est devenu un archéologue célèbre et tout le pays suivait les fouilles qu’il menait à Massada et à Hatsor. Un camarade d’Appelfeld à Jérusalem, rescapé lui aussi de la Shoah, David Guilad, né Grinfeld, avait choisi l’archéologie. La plongée dans le passé lointain n’a pas sauvé Guilad des cauchemars du passé récent. Il s’est suicidé dans la force de l’âge.

7 Peut-on vraiment échapper aux traumatismes de l’enfance ? Le jeune État avait tout mis en œuvre pour que ces enfants et adolescents sans famille oublient leur passé pour devenir des Israéliens sans complexes. Appelfeld savait dès le début que cette intégration était fondée sur une fraude, mirma. Il analyse ses réactions dans un bref (« Essais à la première personne ») תוסמ ףוגב ןושאר recueil d’écrits autobiographiques qui a paru en 1979, vingt ans avant Histoire d’une vie. En 1962 Appelfeld avait publié son Fumée »), un an plus tard Golan publie son roman ») ןשע premier recueil de nouvelles La relève de l’aube ») où il raconte ses errances ») תרומשאב הנורחא autobiographique d’orphelin avant son arrivée en Israël. Ses parents étaient morts de faim et de maladie en Asie centrale. À la dernière page du roman, l’adolescent Haїmké rencontre un représentant de l’Agence juive qui fait l’éloge du kibboutz et lui promet monts et merveilles. Le roman se termine sur cet échange : שיגרת ומכ תיבב הזיא תיב ? ומכ תיב םימותי טנקשטב וא ןילופב ? התא טסימיספ ןטק , רמוא שיאה . טסימיספ והמ ? טסימיספ אוה םדא הלוח ךא ונא אירבנ ךתוא .

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Tu te sentiras chez toi. Comment chez moi ? Comme à l’orphelinat à Tachkent ou en Pologne ? Tu es un petit pessimiste, dit l’homme. Qu’est-ce qu’un pessimiste ? Un pessimiste est un malade, mais nous allons te guérir7.

8 On retrouve la même méfiance dans la description que fait Appelfeld de son arrivée en Palestine en 1946 : שדוחב בא ונעגה השוחתב הארונ הרקמבש ונעגה . Nous sommes arrivés au mois de Av avec le sentiment affreux d’être là par hasard8.

9 Comment guérir ces jeunes pessimistes qui avaient été témoins de tant d’horreurs ? On les a placés dans des kibboutzim ou des écoles d’agriculture ; ils devaient y travailler et apprendre l’hébreu. Pour la plupart, il s’agit d’une réussite : ces adolescents sont devenus des membres utiles de la société israélienne, au prix de l’oubli de leurs familles, au prix du renoncement à leur langue maternelle, le yiddish, le polonais ou l’allemand. Un cas flagrant d’échec est celui du peintre Pinchas Burstein, dit Maryan. Né en 1927, il est arrivé en Israël à dix-neuf ans, trop grand pour être envoyé dans un internat. Pire encore, aucun kibboutz ne voulait de lui, Burstein avait perdu une jambe dans la marche forcée avant la libération d’Auschwitz et ne pouvait pas travailler aux champs. Malgré les promesses qu’on lui avait prodiguées avant son départ, personne ne l’attendait à Haїfa et il passa une journée au port, assis sur une caisse d’oranges, attendant en vain qu’on vienne le chercher. Il ne le pardonna jamais et quitta Israël au bout de quelques années pour étudier à l’École des beaux-arts de Paris. Sous le nom de Maryan, il devint un peintre célèbre à Paris et aux États-Unis. Ses tableaux mettent en scène le monde concentrationnaire et monstrueux qu’il avait connu.

10 Ceux qui sont restés en Israël connaissent d’autres déchirements. Ouri Peled de Shammaї Golan incarne la tragédie de sa génération. Arrivé dans un kibboutz avec un groupe d’adolescents rescapés, il fera tout pour se détacher d’eux et se faire une place dans le groupe « supérieure » des sabras, enfants du kibboutz. Beau garçon, il se distingue aussi comme soldat et le fringant officier réussit à plaire à Osnath Barzilaї qui, dans cette société censée être égalitaire, représente l’aristocratie. Après leur mariage, Peled consacre ses jours et ses nuits à l’armée et Osnath, excédée, finit par le convaincre de changer de vie. Ils quittent le kibboutz et s’installent à Jérusalem où Peled va commencer des études d’histoire. Mais à Jérusalem, un changement s’opère en lui : Ouri redevient Yossélé, il découvre le charme des quartiers religieux, il fréquente des artisans orthodoxes qui lui rappellent ses grands-parents, il retrouve des souvenirs qu’il avait enfouis si profondément qu’il croyait les avoir effacés à jamais. Il rejette l’idéologie du kibboutz qui avait voulu le transformer. Il déclare, et les noms sont symboliques une fois de plus : ויהי יל םידלי . םהיתומש ויהי תומשכ וידלי לש יבס : לשריה , היבוט , הכרב . J’aurai des enfants. Je leur donnerai les noms des enfants de mon grand-père : Hirschel, Touvia, Brakha9.

11 Les études n’intéressent Peled qu’en fonction de l’histoire récente des Juifs. L’appartement du jeune couple se trouve en face de la colline où se dressent les bâtiments de Yad Vashem et cette proximité n’est naturellement pas fortuite. Yad Vashem représente le passé qui n’a pas vraiment disparu et Ouri décidera, au grand étonnement d’Osnath et de sa famille, d’y travailler comme chercheur. Comment ose-t- il troquer son uniforme d’officier et les vêtements respectables d’un professeur d’histoire contre la blouse grise de l’archiviste ? Pourquoi préférer un passé affreux à

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un avenir glorieux ? Le symbolisme est peut-être trop évident, mais le dilemme d’Ouri, déchiré entre le passé et le présent (sa femme qui ne le comprend plus et le trompe probablement) n’a pas de solution. Le titre du roman annonçait déjà le dénouement : la mort d’Ouri Peled. Il sera tué pendant la guerre des Six Jours dans les combats pour la conquête de la vieille ville de Jérusalem. Shammaї Golan lui-même a travaillé à Yad Vashem, il a réuni et publié des témoignages sur la Shoah.

Le vent soufflera bientôt ») est un texte ») הרהמב בושית חור Le roman de Roni Sarig 12 hybride. Il est de style documentaire quand il rapporte fidèlement les souvenirs du ghetto du jeune Izio (diminutif polonais du prénom Israël) et ses débuts en Israël. Le livre n’est plus un témoignage quand il évoque la vie d’adulte de son héros. La narratrice, comme l’auteur, habite dans un kibboutz et elle décrit les liens qui se nouent entre elle et son voisin, un vieillard solitaire qui l’intrigue et qui finit par lui raconter son histoire. Le texte se fonde sur un va-et-vient entre différents passés. Dans la première partie, chaque chapitre correspond à une année entre 1939 et 1945, les années de la Shoah que le jeune Izio passe en Pologne. La seconde partie se passe tout entière en Israël sous le signe des guerres et de la carrière militaire d’Israël Levin. On arrive enfin à 2007, le présent où la narratrice gagne la confiance du veuf solitaire qui lui raconte sa vie. Israël Levin ne change pas de nom, son nom de famille est une variante du nom hébreu Lévi, et il ne change pas de prénom peut-être parce que son père est vivant. Il restera Sroulik, le diminutif yiddish d’Israël. En 1951 il épouse la belle Yaëla. Le jeune couple qui restera toute sa vie au kibboutz va voir les parents de la jeune femme, Nahman et Hanka, pour leur annoncer leur décision de se marier. La description de cette visite rappelle le destin d’Ouri Peled : הקנח השיגה תויגוע ןחלושל זכרמבש רדחה . אל לכב םוי רקבמ םלצא קילורש הזה , השענש ןיצק ריעצ הפיו ראות , " שממ השק ראתל אלש דלונ ןאכ , רוחבה הזה קחמ תא רבעה ולש וליאכ אל עריא םלועמ " הרמא ןמחנל לוקב הסוהמ . Hanka posa des biscuits sur la table qui était au milieu de la pièce. Ce n’était pas tous les jours que ce Sroulik, qui était devenu un jeune officier séduisant venait les voir. « On a de la peine à croire qu’il n’est pas né ici, ce garçon a effacé son passé comme s’il n’avait jamais existé » dit-elle à mi-voix à Nahman10.

13 Les apparences sont trompeuses : la veille du mariage, Sroulik va avec sa fiancée déterrer une boîte qu’il a cachée dans un coin du kibboutz. Elle contient un bouton, le bouton que sa mère a arraché à son manteau. Sur le chemin de l’Umschlagplatz à Varsovie, la voie qui menait aux camps et à la mort, elle lui a dit de se sauver et lui a confié ce talisman. Sroulik demande à Yaëla de coudre ce bouton à l’intérieur de sa robe de mariée. Bien qu’il a fait la conquête de Yaëla, courtisée par tous les jeunes du kibboutz, Israël Levin ne sera pas heureux en ménage. Il adore sa femme, mais lui reproche de garder ses distances, de ne pas l’aimer comme il le voudrait. Cherche-t-il l’amour maternel inconditionnel dont on l’a brutalement sevré ? Yaëla et les femmes avec qui il aura de brèves aventures s’avèrent incapables de combler ce vide affectif. Au soir de sa vie, le vieillard se confie à la jeune narratrice : certes, il avait été un personnage important dans l’armée et au gouvernement, admiré et aimé, mais les années de la Shoah qu’il a cherché à refouler ne cessent de le hanter. Il raconte ses souvenirs d’enfance et le fier militaire redevient le petit Izio, marqué par la disparition de sa mère et les années d’épouvante.

14 Dans une interview accordée en 2011 au magazine La’isha à l’occasion de la parution de Les eaux tumultueuses »), Appelfeld parle de ses ») םימ םירידא son roman contemporains. On leur a enjoint d’oublier qu’ils avaient eu des parents, une ville

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natale, des grands-parents, qu’ils avaient connu des expériences horribles, mais aussi des expériences grandioses. Il fallait tout effacer. Appelfeld a refusé d’oublier. Il raconte qu’un jour, dans la salle à manger du kibboutz, il a noté sur un bout de papier des repères biographiques pour s’accrocher à la vie : « Papa Michaël, maman Bonia, grand-père Méir, je suis né à Czernowitz, dans une rue près du parc »11. Appelfeld a gardé son nom et son passé. Il n’a pas cherché à jouer le rôle de l’Israélien modèle de sa génération, qui aurait réussi à effacer toute trace de la Shoah, qu’on aurait dit né en Israël. Dès le début, il s’est identifié avec les rescapés, avec le yiddish, il a assumé sa condition de survivant. Dans les premières décennies du jeune État, il a eu le courage de ses convictions qui ne correspondaient pas à l’idéologie de l’époque. Il n’a donc pas connu les déchirements d’un Ouri Peled, le personnage romanesque de Shammaї Golan, ou d’un Israël Levin, un homme bien vivant, le héros du livre de Roni Sarig. C’est en restant fidèle à lui-même qu’Aharon Appelfeld s’est acquis l’admiration et la fidélité de ses innombrables lecteurs.

BIBLIOGRAPHIE

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.Or Yehuda, Kinneret, Zmora-Bitan. Trad , שיאה אלש קספ ןושיל ,(APPELFELD, Aharon (2010 française : Le garçon qui voulait dormir, Paris, Éditions de L’Olivier, 2011.

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NOTES

1. Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Paris, Denoël, 1975, p. 17. 2. Paris, Denoël, 1966. 3. Sh. Golan (1971), p. 30. Les traductions sont de l’auteur de l’article. 4. Ibid. p. 133. 5. Or Yehuda, Kinneret, Zmora-Bitan. Traduction française : Paris, Éditions de l’Olivier, 2011. 6. À propos de cette problématique des noms, il faut mentionner un fait curieux. Il y aujourd’hui des écrivains et des artistes israéliens qui, à la recherche de leurs racines, reviennent au nom que leurs parents ou leurs grands-parents ont rejeté et l’ajoutent au nom hébraїsé. Ce phénomène est

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commun aux Ashkénazes qui veulent préserver la mémoire de leurs familles disparues dans la Shoah et aux Sépharades qui revendiquent leurs origines orientales. 7. Sh. Golan (1963), p. 261. 8. A. Appelfeld (1979), p. 59. Le mois de Av correspond à juillet-août. 9. Sh. Golan (1971), p. 137. 10. R. Sarig (2011), p. 161. 11. A. Appelfeld (2011).

RÉSUMÉS

Cet article se propose de comparer l’expérience israélienne d’Aharon Appelfeld avec celle de quelques contemporains, témoins, comme lui, des premières décennies de l’État d’Israël. Rescapés de la Shoah, confiés aux kibboutzim ou aux écoles d’agriculture qui changent leurs noms et s’efforcent d’en faire des paysans juifs en effaçant leur passé, ces adolescents, pour la plupart orphelins, cherchent leur voie. Je pense à l’écrivain Shammaï Golan, auteur de romans plus ou moins autobiographiques, né en 1933, à Israël Levin, membre du kibboutz Yagour et militaire, héros d’un roman biographique de Roni Sarig qui vient de paraître. Je mentionnerai aussi le cas du peintre Maryan (Pinchas Burstein), un peu plus âgé, né en 1927.

I would like to compare the Israeli experience of Aharon Appelfeld to that of other contemporaries who witnessed the first decades of the State. Survivors of the Shoah, confined in the Kibbutzim and agriculture schools which change their names, wipe out their past and try to turn them into Jewish peasants, these teenagers—most of them orphans—seek their path in life. Among them the writer Shammai Golan, author of autobiographical novels, born in 1933, Israel Levin, soldier and kibbutznik of Yagur, hero of a recent biographical novel by Roni Sarig, and I would add the painter Maryan (Pinchas Burstein), born in 1927.

ותרטמ לש רמאמה אוה תוושהל ןיב ןויסנה ילארשיה לש דלפלפא לשו םירצוי םירחא , ינב ונמז ילוצינו האוש והומכ , ועיגהש םיצוביקל תווחלו תויאלקח , ולביק ךוניח יאלקח , םהיתומש ונוש םהו וצלאנ קוחמל תא םרבע . םירענ ולא , םתיברמ םימותי , ושפיח תא םכרד . רמאמה קוסעי רפוסב יאמש ןלוג דלונש ב 1933 , לארשיב ןיול דמועה זכרמב הרפס לש ינור גירש רייצבו ןאירמ ) סחנפ ןייטשרוב .(

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INDEX

Thèmes : littérature Mots-clés : Appelfeld Aharon (1932-), rescapés de la Shoah, adolescents, Golan Shammaï (1933-), Sarig Roni, Maryan S. Maryan (1927-1977), La mort d’Ouri Peled Keywords : Appelfeld Aharon (1932-), survivors of the Shoah, teenagers, Golan Shammaï (1933-), Sarig Roni, Maryan S. Maryan (1927-1977), The Death of Uri Peled, literature, Holocauste

תולימ חתפמ דלפלפא , ילוצינ האוש , םירגבתמ , יאמש ןלוג , ינור גירש , ןאירמ ( סחנפ ןייטשרוב ,) ותומ :

לש ירוא דלפ . Index chronologique : Shoah

AUTEUR

HELENA SHILLONY Université hébraïque de Jérusalem

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Les rescapés de la Shoah en Israël dans l’œuvre d’Aharon Appelfeld Holocaust Survivors in Appelfeld’s Writings ילוצינ ה האוש ויתוריציב לש ןורהא דלפלפא

Lily Perlemuter

1 Certaines des œuvres d’Aharon Appelfeld se déroulent entièrement ou partiellement en Palestine sous mandat britannique ou en Israël du XXe siècle. L’analyse de la peinture du pays et des nouveaux arrivants après le désastre en Europe que brosse l’auteur, permet de comprendre l’attitude complexe de ces derniers vis-à-vis de leur passé et de leur présent.

2 Dans ce contexte romanesque, on note trois sortes de personnages vivant dans le pays : • des rescapés adultes habités par des fantômes dont ils ne peuvent et ne veulent pas véritablement se séparer, • de jeunes rescapés de la Shoah ayant immigré en Palestine, souvent avec l’aide d’organisations qui les ont pris en charge, • des rescapés qui sont dépeints surtout par rapport aux relations qu’ils ont avec leurs enfants, Israéliens dits de la deuxième génération.

Les rescapés adultes

3 Beaucoup des premières nouvelles réunies dans les recueils Fumée1, Au Rez-de-chaussée2 et Les Rives du fleuve3 se déroulent en Israël, mais souvent rien ne l’indique. Dans la nouvelle Regina4, par exemple, il s’agit d’un restaurant et surtout d’une cave, véritable huis clos où vit l’héroïne. La nouvelle commence par la phrase : « Il gardait Regina en bas dans la cave. » Cette cave est le lieu où il n’y a qu’un semblant de vie, où la vie n’est qu’illusion, où les fleurs sont en papier. La cave ou la chambre au rez-de-chaussée, dans d’autres nouvelles, sont des métaphores du refoulement des souvenirs. Les rescapés y gardent ce qu’ils ont de plus intime et veulent le cacher aux autres. Ces souvenirs sont soit ceux de l’enfance perdue, soit ceux de la Shoah, la fuite, les peurs. Ainsi, Berta, dans la nouvelle qui porte le même nom5 et qui incarne tous les souvenirs de celui qui

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l’a trouvée dans la neige, est assise dans une petite chambre où la vie s’est pétrifiée. Bartfuss, dans L’immortel Bartfuss6, habite dans un appartement exigu au rez-de- chaussée et déjeune chez Tina où il règne un silence comme dans une cave.

4 Dans la plupart de ces œuvres, le cadre réel est très limité, voire absent. Nous ne savons pas à quelle époque se passe le récit ni à quel endroit. Il est vrai que Bartfuss, par exemple, se promène au bord de la mer, va à Raanana ou à Natanya, mais on ne sait rien d’autre. Cette quasi-absence de cadre réel n’est pas étonnante et démontre que le protagoniste, isolé et solitaire par essence, n’a pas de lien physique avec son environnement. C’est un éternel déraciné, étranger au paysage géographique et humain. Lorsque le décor extérieur d’une rue ou d’une place pleine de monde est constitué, les rescapés se sentent encore plus seuls. On en trouve l’illustration parfaite dans L’immortel Bartfuss : « Bartfuss s’installa à la terrasse d’un café – les passants lui paraissaient étrangers, distants, comme s’ils venaient d’une autre planète »7.

5 L’absence d’ancrage dans le monde extérieur de ces personnages est parfaitement illustrée dans le roman Une Nuit et encore une nuit8. Celui-ci se déroule dans les années cinquante et soixante du XXe siècle, dans la pension de famille Pracht à Jérusalem, dans le quartier de Rehavia. Les pensionnaires, originaires de Bucovine et de Galicie, sont tous rescapés de la Shoah. Dans ce roman, comme dans toute l’œuvre d’Appelfeld, il y a un va-et-vient permanent entre présent et passé, ici et là-bas, réalité et souvenirs, au point que l’on ne sait plus ce qui est ici et ce qui est là-bas, ce qu’est la réalité et ce qu’est le rêve9. Les rescapés continuent de vivre dans le passé. Ainsi, au sujet de Christina, il est dit : « C’était clair pour nous tous : elle était encore là-bas. Les années passées en Israël ne l’en avaient pas arrachée. Il semblait parfois qu’elle vivait dans un rêve continu et que, lorsque ce rêve serait achevé, elle retournerait dans le lieu dont elle avait été arrachée »10. Ici donc, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, le rêve, l’irréel n’est pas, pour Christina, le passé, mais bien le présent. La vraie vie des rescapés est leur passé. Le narrateur dit : « Nous vivons sur le niveau supérieur de notre conscience. À l’intérieur, dans le noir, fourmille notre vie incompréhensible… et cette vie est plus large que notre vie visible »11. Tous les pensionnaires sont habités par des souvenirs et des démons qui surgissent pour les hanter. Ils ne les laissent pas vivre, mais paradoxalement sont indispensables pour qu’ils restent en vie. Ce paradoxe traverse comme un fil d’Ariane l’œuvre d’Appelfeld. Chacun des rescapés est rongé par les remords sans éprouver de douleur et soudain, le souvenir remonte et rouvre la cicatrice. Même ceux qui paraissent détachés du passé révèlent un jour qu’il est profondément enfoui et fait partie intégrante de leur être. C’est ainsi que les nuits de la pension sont comme une danse macabre où les démons se réveillent, où il n’est plus possible de fuir dans le sommeil. À ces moments, les pensionnaires se retrouvent tous dans le corridor. C’est là que se crée la symbiose entre les rescapés. Le fait qu’ils soient en Israël ne change rien. Les mêmes scènes pourraient se dérouler n’importe où. Mais elles ont peut-être plus d’acuité en Israël. Là aussi leur souffrance reste intacte et ils retrouvent un certain apaisement uniquement auprès de ceux qui peuvent partager leurs blessures. La promiscuité et l’obscurité leur sont nécessaires : « Nous aurions pu nous installer dans une salle, mais les gens préfèrent se serrer dans le corridor obscur. Ici, dans cette cachette, ont été révélées les choses les plus intimes et ici dans cette obscurité humble, médiocre, nous avons passé les plus belles heures de notre vie »12.

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Les jeunes rescapés

6 À l’opposé de l’obscurité de la cave, du corridor et de la nuit, le soleil d’Israël surgit dans sa luminosité, sa chaleur et son agressivité. On le retrouve dès La Brûlure du soleil13 dont le titre est évocateur à cet égard. Le roman est parsemé de remarques sur la lumière : « La lumière pèse »14, « la lumière se déversait de la mer et remplissait l’espace de limpidité brûlante »15. Il est de même dans Le garçon qui voulait dormir16 : « Le corps veut s’appuyer sur un mur, pour ne pas être la cible de la grande lumière »17. Dans Et la fureur ne s’est pas encore tue18, lorsque le héros arrive en Israël, sa première remarque est : « Les lumières puissantes du soleil m’ont frappé »19. Il existe donc de prime abord un antagonisme profond entre l’ombre et l’obscurité, métaphore de la guerre, du désastre, des cachettes et des forêts, et le soleil qui dévoile, qui pénètre et qui agresse.

7 C’est dans le roman La Brûlure du soleil que l’intégration des jeunes rescapés dans la société israélienne est décrite. Ces jeunes arrivent dans le pays par hasard ou parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement20. Ernst, le héros de L’amour, soudain21, est arrivé en Palestine lui-aussi sans le vouloir. Libéré de l’armée rouge, il a fui vers l’Italie et voulait aller en Australie. A Naples, il est monté sur un bateau qui emmenait des réfugiés en Palestine. Lorsque ces jeunes arrivent en Palestine et même avant, lorsqu’ils sont pris en charge par les organisations juives en Italie, ils sont confrontés à l’idéologie sioniste et à une attitude qui témoigne d’une totale incompréhension de leurs pensées et de leurs sentiments. Le constat, après quelques mois dans le pays, est triste. Il s’exprime, par exemple, dans La Brûlure du soleil : « Notre vie en cet été était laide jusqu’au dégoût. Le travail de la terre nous faisait mal ; la lumière nous blessait la peau et les mots hébreux, étrangers, étaient amers dans la bouche comme du fiel »22. Dans Histoire d’une vie23, on répète aux nouveaux arrivants : « Oublie, assimile-toi, parle hébreu, sois un homme »24, ou encore dans Et la fureur ne s’est pas encore tue, Bruno Broumhart dit : « J’aime bien les émissaires qui viennent de Palestine, mais je m’insurge contre leurs idées. Ils promettent aux réfugiés une vie normale. Je leur demande : qu’est-ce qu’une vie normale ?25 »

8 La quête d’une vie normale après le désastre traverse comme un fil conducteur toute l’œuvre d’Appelfeld. Cependant, cette quête n’est pas simple. Ceux qui décident de s’installer en Palestine sont à sa recherche. Mais pour la plupart, c’est un leurre. Pour eux, une vie normale est impossible et d’ailleurs indésirable. Dans Pologne, terre verte26, le héros se rend très tardivement compte du poids du passé dans la vie de ses parents et dit : « Ils ont traversé l’enfer et je leur parlais comme à des gens normaux. Toutes ces années, ils ont porté en eux le feu de l’enfer »27.

9 On exige donc des jeunes arrivants d’oublier, de se fondre dans la masse, de changer d’identité et d’apprendre une nouvelle langue. Certains adoptent un nouveau nom, d’autres refusent. Car cet acte très douloureux est assimilé à une trahison et à une volonté d’oublier. Or, toutes les œuvres d’Appelfeld qui se déroulent en Israël démontrent l’impossibilité de l’oubli. Le passé de la guerre, mais surtout le passé d’avant-guerre, le passé de l’enfance perdue et disparue à jamais cohabite avec le présent. Ce passé est ancré dans le présent et surgit sans cesse, parfois de façon inattendue. Par exemple, dans Le Garçon qui voulait dormir, Robert, l’ami du narrateur, apporte le dessin d’un paysage : les cyprès, dans une obscurité humide, dégagent une

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grande tristesse. Robert a voulu dessiner les cyprès locaux, mais le crayon l’a trahi et a enveloppé les arbres de l’obscurité d’un autre lieu.

10 Appelfeld, dans son livre dit autobiographique Histoire d’une vie, parle aussi de son lien avec les paysages israéliens. Lorsqu’il est dans le désert pendant la guerre de Kippour, ses années d’errance et ses premières années en Israël remontent à sa mémoire et il avoue que pendant des années il a voulu s’approcher de ce paysage désertique, qu’il aimait au fond de lui-même, mais qu’il rejetait en même temps, car son enfance, ses parents et ses grands-parents étaient enracinés dans d’autres paysages.

11 Tout comme entre passé et présent, le va-et-vient permanent entre oubli et mémoire existe également. Les souvenirs sont refoulés et enfermés dans des caves profondes jusqu’au jour où ils surgissent et remontent à la surface. L’idéologie sioniste exige que les rescapés deviennent des hommes nouveaux, différents du stéréotype du Juif de la diaspora, avec une nouvelle langue, l’hébreu moderne. L’apprentissage de cette langue a une place importante dans l’œuvre d’Appelfeld. C’est un sujet délicat que l’auteur traite avec finesse, par touches successives, en mettant en relief toute la complexité, les contradictions et les paradoxes dans l’attitude des protagonistes. Appelfeld met en opposition la langue de la mère, donc maternelle, et la langue qu’il qualifie de marâtre, l’hébreu. Ainsi, lorsque le narrateur, dans La Brûlure du soleil, sent que sa langue maternelle se meurt, il a l’impression que sa mère meurt pour la deuxième fois et dès qu’il pense à l’oubli de sa langue maternelle, des images de son enfance lui reviennent. Dans Histoire d’une vie, le narrateur dit qu’un homme sans langue maternelle est infirme. Il éprouve de la haine à l’égard de ceux qui lui ont imposé une nouvelle langue et les accuse de faire de lui un déraciné ayant perdu son passé sans pouvoir acquérir le présent. Pour d’autres, au contraire, il s’agit d’anéantir la mémoire et de réussir à se fondre dans une nouvelle vie. L’attitude est ambivalente et pleine de paradoxes : d’une part, la conscience qu’apprendre la langue est primordial et que sans connaissance intime de l’hébreu, la vie sera pauvre et superficielle et d’autre part, la peur d’oublier le passé. Pour le héros du Garçon qui voulait dormir, il ne s’agit pas d’apprendre l’hébreu, il s’agit de créer avec la nouvelle langue une relation intime, une véritable symbiose. Il est intéressant de souligner que dans tous les passages qui concernent l’acquisition de .attacher. Il revient comme une obsession , רבחל la langue, le verbe qui revient est « J’essaie de me coller aux lettres hébraïques et cela m’est difficile. Il m’est difficile de les attacher à mes pensées »28. « Je recopie (des versets de la Bible) pour m’attacher à l’essence secrète des vieilles lettres »29. Plus le narrateur avance dans l’apprentissage, plus l’antagonisme entre ce qui est au fond de lui et sa nouvelle langue s’estompe : « J’attends que les lettres hébraïques m’attachent à ce qui est enfoui en moi »30. Les sentiments du narrateur s’expriment dans toute leur complexité et leur ambiguïté grâce à un va-et-vient entre les parents qu’il a quittés et son nouvel environnement, entre le sommeil et la réalité. Il a beaucoup de mal à avouer à sa mère qu’il a une nouvelle langue et sa mère réagit avec étonnement et tristesse. Il la rassure : « Ce que j’ai lu dans le livre Les légendes du Nord, nuit après nuit avant de m’endormir, restera à jamais. Cette langue, je l’ai tétée en toi et elle coule dans mes os »31.

La deuxième génération

12 Les sabras, Israéliens dits de la deuxième génération, expriment des sentiments ambivalents envers leurs parents, rescapés de la Shoah, qui vivent dans le passé. Le

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roman Pologne, terre verte est consacré à cette thématique qui met en relief l’attitude des jeunes Israéliens vis-à-vis de la Shoah, mais ce thème apparaît aussi dans d’autres œuvres. Dans Histoire d’une vie, par exemple, l’auteur-narrateur se trouve avec des soldats dans le désert. C’est d’ailleurs une des rares fois où Appelfeld s’attarde sur des événements qui jalonnent l’histoire d’Israël. Il leur parle de ses parents et leur raconte ses pérégrinations pendant la guerre. Ce sont surtout les enfants des rescapés qui s’intéressent à son histoire. Il constate que leur attitude a changé. Les positions idéologiques qui ont souvent heurté les rescapés se sont atténuées. Les jeunes soldats en danger s’aperçoivent que leur destin dans le pays qu’ils ont considéré comme invincible n’est peut-être pas si différent de celui des Juifs européens. Ils sont tristes que leurs parents, rescapés de la Shoah, leur aient caché leur vie passée, les détachant ainsi de leurs grands-parents et créant un monde artificiel, comme si rien n’était arrivé. C’est l’auteur qui se justifie et justifie les parents qui avaient le choix entre continuer de vivre uniquement avec les souvenirs de la Shoah ou bien bâtir une nouvelle vie malgré leur douloureux passé. Ils ont choisi de bâtir une vie nouvelle pour épargner à leurs enfants la mémoire de la souffrance et la honte, voulant les élever comme des gens libres délivrés d’un héritage si lourd à porter. Ils y ont également été poussés par la société israélienne.

13 Iréna, l’héroïne de L’amour, soudain, a trente-six ans et travaille chez Ernst, un vieux retraité qui cherche l’écriture, ancien communiste et soldat dans l’armée rouge. Elle est née dans un camp de transit près de Francfort, après la libération des camps de concentration. Iréna fait donc partie de ce qu’on appelle la deuxième génération. C’est une jeune femme intellectuellement limitée qui, peut-on l’imaginer, n’a pas subi l’influence de l’école, des amis, des mouvements de jeunesse ou de l’armée. Elle est très attachée à ses parents et au monde qu’ils ont abandonné à cause de la guerre. Or, bien que leur fille ait eu une grande soif d’apprendre leur histoire, ils en ont peu parlé. Après leur mort, elle leur voue un véritable culte. Tout en vivant en Israël et en n’étant jamais allée dans le village dont ses parents sont originaires, elle a l’impression d’y avoir vécu, d’y avoir célébré le shabbat et les fêtes juives.

14 Le héros de Pologne, terre verte, Yaacov Fein, a en revanche une attitude totalement différente. Cette attitude ne lui est pas propre, elle caractérise une grande partie de la société israélienne de l’époque. Les parents de Yaacov sont originaires du village Schidovitze, en Pologne. Ils ont immigré en Israël et ont assez bien réussi sur le plan matériel, ils ont un magasin de tissus et habitent Tel-Aviv. Yaacov, à l’âge de cinq ou six ans, aimait écouter sa mère lui parler de leurs cachettes dans la forêt pendant la guerre. Elle voulait lui raconter des histoires plus gaies, mais lui n’aimait que les histoires de cachettes. À l’âge de onze ans, ces histoires cessent de l’intéresser et son attitude envers ses parents change. Ces derniers, qui fréquentent des personnes liées à leur passé, lui deviennent étrangers. Il méprise leur nostalgie et leur attachement à la religion. Il refuse d’ailleurs de préparer sa bar-mitsva et les détails de cet épisode jalonnent le livre. Il commence à tenir des propos qui sont de véritables lieux communs véhiculés par l’école, les mouvements de jeunesse, puis par l’armée. Ce sont ces institutions qui coupent les ponts entre la génération des parents rescapés et leurs enfants. La muraille qui s’élève peu à peu entre lui et ses parents devient infranchissable. La mère dit du fils qu’il est différent d’eux et que c’est peut-être mieux ainsi. Son père est silencieux sous prétexte que « la souffrance des faibles n’est pas

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louable. Ceux qui souffrent doivent garder leur douleur pour eux et ne pas perturber la paix de leurs descendants »32.

15 Yaacov considère que ses parents sont tristes, misérables, ternes et désagréables. Lui, officier de l’armée, se considère supérieur à eux et leur parle avec arrogance. A leur mort, il hérite de leur magasin qu’il fait fructifier, vend très rapidement leur appartement et se débarrasse de tous leurs objets personnels pensant se séparer définitivement de ses parents ainsi que de leur passé. Mais il commence à ressentir un vide et n’arrive pas à analyser les tourments qui sont au fond de lui et qui apparaissent dans ses cauchemars. Il décide alors d’entreprendre un voyage jusqu’au village dont ses parents sont originaires. Et lorsque sa femme lui demande ce qu’il y trouvera, il répond : « Tout ».

16 Appelfeld procède, comme dans ses autres romans, en passant du passé au présent, par analogies, sans ordre chronologique. Tel un impressionniste ou plus précisément un tachiste, il brosse le portrait du protagoniste qui prend toute sa dimension par l’assemblage de ces taches.

17 Le voyage qu’entreprend Yaacov en Pologne va bien au-delà d’un voyage physique au village de ses parents. Il s’agit, en fait, d’un voyage vers son inconscient, vers l’origine de son être. C’est un voyage – et sur ce plan le livre est optimiste – qui lui permettra de vivre en paix avec lui-même. Plus il pénètre en Pologne, plus il s’approche de ses parents. Il s’aperçoit que ses parents lui ont inculqué un amour pour les paysages qu’il découvre et dont ils lui ont parlé avec nostalgie. À l’époque, il ne pouvait comprendre comment ils pouvaient aimer un pays qui les avait vomis.

18 L’identification de Yaacov avec ses parents va crescendo et lorsque la fille de Magda lui demande comment il connaît le polonais, il répond : « Je suis d’ici. » L’explication de ses relations avec Magda, qui a été servante chez ses grands-parents et a très bien connu ses parents, est parfaitement résumée dans une phrase : « S’il existe des restes vivants de sa famille, ils sont dissimulés dans le corps de cette femme »33. Il se rend compte que c’est la femme dont il rêvait durant toutes ces années. Lorsqu’il est avec elle, toute sa vie, depuis sa plus tendre enfance, l’école, l’armée, toutes ces années sont réduites à néant. Son désir unique est de se fondre en Magda, de fusionner avec elle jusqu’à l’ivresse, jusqu’à la cécité. Le village de ses parents est enfoui en elle. Son désir pour Magda ne peut être assouvi.

19 Face à cette femme simple qui lui parle de ses parents, Yaacov se rend compte de la pauvreté de son monde intérieur. Lors de son séjour chez Magda, ils prennent de nombreux repas ensemble, Magda lui prépare les plats que sa mère lui préparait. À l’époque, cette nourriture lui semblait insipide. Les plats de Magda ne sont pas décrits longuement, mais sont toujours accompagnés d’un élément sensuel, l’odeur du café, la couleur du potage, etc. Lors de ces repas, Magda parle beaucoup de la famille de Yaacov et ses paroles lui sont précieuses. C’est à la fin du roman, lorsque Yaacov est à l’aéroport, qu’il pense à ces repas comme à un long repas cultuel pendant lequel elle lui a transmis quelques-uns des secrets de sa famille. C’est ainsi que l’acte banal de manger est une métaphore de l’ingurgitation, de l’assimilation et de l’appropriation du passé des parents. Il est d’ailleurs intéressant de constater que dans les scènes érotiques décrites avec pudeur, le vocabulaire employé appartient au champ sémantique de la nourriture. Par exemple, « chaque nuit, il boit son corps sans arriver à satiété »34 ou « il dévora tout ce que sa bouche pouvait saisir »35. L’acte d’amour, comme l’acte de manger, est donc ici une métaphore. Le corps de Magda porte en lui le passé des

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parents. En le possédant, Yaacov veut s’emparer du passé de ses parents qu’il a rejeté dans sa jeunesse et le faire sien.

20 Dans ce roman, Aharon Appelfeld crée un personnage dont le voyage est un parcours initiatique. Grâce à lui, il concilie les différents pans de son histoire et de sa personnalité. Le pan israélien est incarné par l’image de l’officier. Il est largement présent sur le sol polonais dans ses rêves et dans ses conversations avec les villageois. Quant au juif, rejeté pendant sa jeunesse, il acquiert une nouvelle dimension. Le roman peut être considéré comme optimiste, car, à la fin, ces deux pans se fondent36.

21 Cette fusion est essentielle pour les rescapés vivant en Israël. Eux, comme Appelfeld, refusent l’opposition qui avait cours pendant les années d’après-guerre, quand on mettait face à face la diaspora et Israël, le yiddish et l’hébreu, la religion et la laïcité. Pour Appelfeld et pour tous les rescapés, l’idée de détruire le passé pour construire une vie nouvelle est inenvisageable. Le héros de Pologne, terre verte illustre certainement la possible réconciliation entre la dimension israélienne et la dimension juive et l’évanouissement des antagonismes et des dissensions.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

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.Tel Aviv, Daga, 1968 , עקרקה תמוקב .2 ינדא רהנה , Tel Aviv, Hakibbutz Hameuchad, 1971 . .3 4. Publiée dans Les Rives du fleuve. 5. Publiée dans Fumée. .Tel Aviv, Hakibbutz Hameuchad, 1983 , תנותכה םיספהו publié dans סופטרב ןב תוומלאה .6 Traduction française S. Cohen, Paris, Gallimard, 1993. 7. Page 67. הליל דועו הליל , Jérusalem, Keter, 2001 . .8 9. Voir Masha Itzhaki, Aharon Appelfeld : le réel et l’imaginaire, Paris, L’Harmattan, 2011. 10. Une Nuit et encore une nuit, p. 30. 11. Ibid. p. 167. 12. Ibid. p. 183. תווכמ רואה , Tel Aviv, Hakibbutz Hameuchad, 1980..13 14. La Brûlure du soleil, p. 37. 15. Ibid. p. 49. שיאה אלש קספ ןושיל , Or Yehuda, Kinneret, Zmora-Bitan, 2010. Traduction française V..16 Zenatti, Paris, Éditions de L’Olivier, 2011. 17. Le garçon qui voulait dormir, p. 46. םעזהו דוע אל םדנ , Or Yehuda, Kinneret, Zmora-Bitan, 2008. Traduction française V. Zenatti,.18 Paris, Éditions de L’Olivier, 2009. 19. Et la fureur ne s’est pas encore tue, p. 193. 20. P. 27. Jérusalem, Keter, 2003. Traduction française V. Zenatti, Paris, Éditions de , הבהא םואתפ .21 L’Olivier, 2006. 22. P. 107. Jérusalem, Keter, 1999. Traduction française V. Zenatti, Paris, Éditions de , םייח רופיס .23 L’Olivier, 2004. 24. P. 126. 25. P. 138. .Jérusalem, Keter, 2005 , הקורי ץרא ןילופ .26 27. P. 113. 28. P. 136. 29. P. 148. 30. P. 145. 31. P. 20. 32. P. 36. 33. P. 95. 34. P. 153. 35. P. 102. 36. Voir M. Itzhaki, Aharon Appelfeld : le réel et l’imaginaire, op. cit., p. 159 à 166 ainsi que l’article de S. Ronen dans ce numéro.

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RÉSUMÉS

Plusieurs romans d’Appelfeld se déroulent entièrement ou en partie en Palestine sous mandat britannique ou en Israël. Les protagonistes sont souvent des rescapés qui quittent l’Europe après le désastre et arrivent dans un nouveau pays, si différent de leur pays d’origine. Appelfeld soulève de nombreuses questions : comment acquérir une nouvelle identité et une nouvelle langue ? Qu’est-ce qu’être Juif ou Israélien ? Quel lien y a-t-il entre passé et présent, mémoire et oubli ? Appelfeld aborde aussi l’attitude ambivalente des Israéliens de la deuxième génération, enfants des rescapés. Ce sont quelques thèmes que nous nous proposons de traiter dans cette étude.

Several novels by Aharon Appelfeld are set entirely or partly in Palestine or Israel. Their protagonists belong to one of these three categories : 1) Young survivors who had escaped from the Nazi massacres, left Europe after the disaster and, with the help of Jewish organizations, immigrated to Palestine. Among these novels : Searing Light, The Man Who Never Stopped Sleeping. 2) Young survivors who moved to Israel in the 1950s and 1960s and are now living with their memories : inescapable ghosts haunt the survivors. An example may be found in the novel Night after Night. 3) Israelis from the second generation, who had expressed ambivalent feelings towards their surviving parents, such as in the novel Poland, a Green Country. In these works, Aharon Appelfeld raises numerous questions which are all related to the sorrowful past of the characters. Among these questions, the acquisition of a new identity and language by the adolescents arriving in a country they did not always choose. The author addresses the weight of the past, the memory, and the forgotten. Through his multiple characters, he confronts the Israeli image to that of the Jew, antagonists for some, intimately connected for others.

הרומנים של אהרון אפלפלד המתרחשים בארץ אינם מהווים את חלק הארי ביצירתו, אך הם משקפים את היחס המורכב של ניצולי השואה לעברם ולהווה החדש שלהם. רבים ממשיכים לחיות בזיכרונות מ"שם" שאותם אינם רוצים ואינם יכולים לאבד. הצעירים שבהם, שאותם מנסים להפוך לצברים, מתמודדים עם עברם ועם הזהות החדשה שמנסים לעתים לכפות עליהם. הניצולים שהקימו משפחות מגלים את היחס האמביוולנטי של ילדיהם לשואה. בני הדור השני מתכחשים לעבר של הוריהם ורק בהתבגרם מגלים את הקשר העמוק שלהם לסיפור חיים שממנו ניסו להתעלם. אהרון אפלפלד מעלה הודות לדמויות השונות נושאים מרכזיים ביצירתו, ביניהם : עבר והווה, זיכרון ושכחה, יהודי וישראלי, זהות ושפה חדשה.

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INDEX

Thèmes : littérature

תולימ חתפמ דלפלפא , ילוצינ האוש , רודה ינשה , שידיי , הליל דועו הליל , ןילופ ץרא הקורי :

Keywords : survivors, second generation, Yiddish, Night after Night, Poland a Green Country, literature, Holocaust Mots-clés : rescapés, deuxième génération, yiddish, Une nuit et encore une nuit, Appelfeld Aharon (1932-) Index chronologique : Shoah

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