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Georges Friedmann au Cnam (1946-1959) Michel Lallement

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Michel Lallement. Georges Friedmann au Cnam (1946-1959). Cahiers d’histoire du Cnam, Cnam, 2014, Les sciences de l’homme au travail au Cnam à l’aube des Trente Glorieuses, vol. 1 (n° 1), pp. 43-72. ￿hal-02310895￿

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Georges Friedmann au Cnam (1946-1959)

Michel Lallement Professeur du Cnam titulaire de la chaire d’Analyse sociologique du travail, de l’emploi et des organisations, membre du Lise-CNRS-Cnam

Georges Friedmann (1902-1977) a été Georges Friedmann a fortement professeur du Cnam de 1946 à 1959. marqué de son empreinte la sociologie Intitulée « Histoire du travail dans les sociétés modernes », la chaire dont il était française renaissante d’après-guerre, et titulaire est rebaptisée « Histoire du travail plus spécifiquement encore la sociolo- et relations industrielles » en 1952. Après gie du travail1. Au cours de ces dernières Résumé Résumé avoir évoqué la trajectoire de G. Friedmann, années, plusieurs travaux ont offert des l'histoire de sa chaire ainsi que la place de son titulaire dans l'espace des sciences du éclairages nouveaux sur la trajectoire bio- travail d’après-guerre, l’article entre dans graphique et intellectuelle de l’homme le détail du recrutement de G. Friedmann ainsi que sur ses influences multiples. au Conservatoire. Il est procédé ensuite à La présente contribution s’inscrit dans le une analyse des cours dispensés de 1949 à 1956 ainsi qu’à une présentation du public prolongement de ces réflexions avec les qui les suivait. La dernière partie décrit les deux objectifs suivants : regarder d’abord engagements de G. Friedmann au sein et dans quelles conditions G. Friedmann a hors du Cnam durant la décennie 1950. G. été recruté au Cnam ; examiner ensuite Friedmann a su profiter de ses années passées au Cnam pour renouveler l’analyse le contenu de ses enseignements et les si- du travail et des relations de travail et tuer dans l’espace des cours dispensés au participer activement au renouveau de la Conservatoire après-guerre. Un tel travail sociologie française. doit permettre, plus généralement encore, de toucher du doigt les préoccupations de G. Friedmann durant les années cin- quante, autrement que par l’unique entre-

1 Je souhaite dédier ce travail à la mémoire de Catherine Pasteur. J’ai pu faire sa connaissance et apprécier son professionnalisme à diverses occasions, notamment quand il s’est agi d’explorer les fonds d’archive du Conservatoire pour en extraire les traces du passage et de l’action de G. Friedmann. Cet article lui doit beaucoup. Je remercie Odile Henry, qui m’a fourni par ailleurs de précieuses indications dont elle retrouvera la trace dans cet article, ainsi que Gwenaële Rot dont la lecture scrupuleuse m’a permis de gagner en justesse et en précision. mise des articles et des ouvrages publiés Tous les comptes rendus des conseils au cours de cette période. de perfectionnement ont été également Reprenant à son compte une for- consultés sur la même période. L’en- mule d’Emmanuel Mounier, G. Fried- semble a été complété par l’exploitation mann aimait à affirmer que « l’homme de deux entretiens que j’ai pu mener avec doit devenir supérieur à ses œuvres ». Il Mme Marcelle Friedmann (la seconde militait pour cela en faveur d’une « ho- épouse de G. Friedmann) et avec Marie- monimisation » de la société technique, Thérèse Bass qui fut, longtemps, l’assis- d’une politique éducative à même de per- tante de G. Friedmann3. L’une et l’autre mettre au plus grand nombre de cheminer ont bien voulu me confier, à l’occasion de sur les sentiers de la liberté. Comme on nos rencontres, des documents qui sont peut aisément le deviner, l’éducation en venus étoffer le dossier d’archives que question ne se réduisait pas, dans l’esprit j’ai pu exploiter. L’ensemble ne permet de G. Friedmann, à l’acquisition d’une certainement pas d’entrer dans le détail formation destinée à adapter l’homme aux des multiples activités de G. Friedmann exigences de la machine. C’est pourquoi, tout au long des années 1946-1959. Il lorsqu’il se fait professeur au Cnam, G. fournit néanmoins un éclairage suffisam- Friedmann délivre un enseignement qui ment dense pour mériter exploitation. n’a rien de technique. C’est le seul cours Plusieurs points structurent mon de « culture générale » affirme Louis propos. Je vais d’abord présenter la tra- Ragey, alors directeur du Conservatoire2. jectoire de G. Friedmann puis l'histoire de Les éléments et les arguments qui la chaire sur laquelle il est élu en 1949. trament cet article s’appuient sur l’abon- J’évoquerai ensuite la manière dont ce dante littérature de et sur Georges Fried- dernier se situe dans l’espace des sciences mann et, surtout, sur des archives qui, à du travail d’après-guerre, son recrute- ma connaissance, n’ont jamais été utili- ment au Conservatoire, son programme sées dans la perspective que je viens d’in- de cours et sa leçon inaugurale. J’analyse- diquer. Pour être explicite, j’ai pu consul- rai également les cours dispensés de 1949 ter l’ensemble des répertoires indiquant, à 1956 et fournirai des indications sur le entre 1946 et 1959, la date et le thème de profil du public qui les suivait. Après avoir chacune des conférences prononcées par regardé les engagements de G. Fried- G. Friedmann à destination des auditeurs mann au sein et hors du Cnam durant la du Conservatoire. D’autres documents in- décennie cinquante, je conclurai à l’aide ternes (courriers, notes administratives), de rapides considérations sur le départ et qui composent le dossier de G. Fried- mann, ont été aussi mis à ma disposition. 3 L’entretien avec M. Friedmann a eu lieu le 10 avril 2003. Depuis, la seconde épouse de G. Friedmann nous a hélas quittés. J’ai rencontré et me suis entretenu avec 2 G. Friedmann rapporte cette affirmation dans sa M.T. Bass le 12 septembre 2012. Je remercie vivement lettre à L. Ragey datée du 30 janvier 1953 [Archives l’une et l’autre pour le temps qu’elles ont bien voulu du Cnam]. me consacrer.

44 45 la succession de celui qui, alors, s’était Canguilhem auquel il sera lié toute sa vie imposé comme une figure dominante de et dont les travaux sur le normal et le pa- la sociologie française renaissante. thologique ont une influence évidente sur sa façon de bousculer l’analyse durkhei- mienne de la division du travail (Fried- La trajectoire de G. Friedmann mann, 1956 ; Lallement, 2011). avant son recrutement au Rue d’Ulm, le jeune intellectuel Conservatoire bourgeois appartient au groupe des fron- deurs anti-Bergson, qui reproche au philo- La trajectoire biographique de sophe, alors gloire mondiale de la pensée, G. Friedmann étant déjà bien connue4, je de ne pas porter intérêt au monde concret. me contenterai de rappeler quelques traits G. Friedmann veut à l’inverse se frotter à saillants de son parcours. G. Friedmann la vie réelle. De la coquette fortune dont est né en 1902 à . Son père, agent il hérite de sa famille, il veut d’abord se de change, assure aux siens des revenus défaire, au moins en partie, pour faire un plus que confortables. Comme me l’a don au parti communiste. Mais le geste affirmé, un peu crûment peut-être, sa se- est incompris et l’argent n’ira pas dans les conde épouse « Georges parlait peu de caisses de l’organisation. G. Friedmann décide alors d’aider anonymement l’ins- la richesse de sa famille, mon mari avait titut Curie qui mène des travaux contre le honte d’être riche ». Tel ne semble pas cancer, maladie qui lui a arraché son père être le cas de son frère, décédé jeune, qui ainsi que sa première épouse5. G. Fried- fait carrière dans les affaires. Sa sœur mann maintient son engagement au côté quant à elle se marie avec Paul-Olivier du parti communiste, dont il ne sera ja- Lapie, le fils d’un sociologue français qui mais membre mais, comme de nombreux a tenu une place importante au sein de autres intellectuels, compagnon de route6. l’école durkheimienne. Le jeune Georges En 1936, il publie La crise du progrès, ou- étudie d’abord la physique et la chimie vrage dans lequel, sur un fond marxiste, il industrielle avant de bifurquer vers les critique les positions de repli et de crainte lettres. Il est élève en Khâgne à Henri

IV en 1921, passe le concours de l’École 5 Dans une lettre de G. Friedmann à sa mère, en date normale supérieure en 1922 et y entre en du 8 mai 1930, G. Friedmann déclare qu’il vient de 1923 après son service militaire. À Ulm, faire un don de 2 470 000 francs à la fondation Curie. Il lui annonce qu’il fera un autre don, au courant de il a l’occasion de côtoyer Georges Po- l’année, de 800 000 francs à la même fondation. Cette litzer, Jean Cavaillès ainsi que Georges lettre m’a été montrée par M. Friedmann. 6 Comme l’indique T. Pillon (op. cit.), grâce à sa fortune, 4 Sur les aspects biographiques, les engagements de G. Friedmann finance une collection d’ouvrages aux G. Friedmann et sa bibliographie, cf. la notice éditions Reider, puis une société d’édition de revues. « Friedmann Georges (1902-1977) » rédigée par J.-D. La revue de psychologie concrète (dirigée par G. Reynaud (in Fontanon & Grelon, 1994, pp. 463-473), Politzer) et la Revue marxiste (première revue d’études ainsi que (Grémion & Piotet, 2004), (Vatin, 2004) et marxistes en France) lui doivent ainsi un soutien (Pillon, 2009). déterminant. des penseurs des années 1930 qui voient ainsi la nouvelle recrue : se profiler la fin de la civilisation. Je crois que nous aurons un technicien G. Friedmann entame sa carrière bientôt. J’ai vu deux ou trois fois ces professionnelle comme professeur agrégé temps-ci un jeune philosophe nommé de philosophie au lycée de Bourges, où Friedmann. Assez drôle de corps. Fils d’un banquier m’a-t-on dit, et qui a abjuré il enseigne jusqu’en 1931. Durant cette le capitalisme et ses rentes, a voulu vivre période provinciale, il publie (sous le da se, a été touché par la grâce soviétique nom de Jacques Aron) des romans et de et par l’Evangile marxiste : c’est même la poésie, dont Votre tour viendra (1930), très amusant de voir les yeux de ce gros Ville qui n’a pas de fin (1931) ou encore garçon (extrêmement fin et intelligent, du reste) se mouiller quand on prononce le L’a d i e u (1932). À partir de 1930, il visite nom de Dieu et commencer ses discours des entreprises en France et à l’étranger et par « Comme le dit Marx, dans la partie prend à l’occasion de nombreuses notes II du Capital, au début du sixième cha- sur les observations qu’il accumule. En pitre…(cité par Gouarné, 2012, p. 364). 1931, Célestin Bouglé le recrute comme Les Annales sont un lieu de socia- assistant au Centre de documentation lisation intellectuelle pour G. Friedmann. sociale de l’ENS. G; Friedmann entame Là il va se forger une conviction : l’indi- alors un apprentissage sur machine ou- vidu concret change, avec ses manières de tils à l’Ecole professionnelle Diderot et sentir, de voir, de comprendre, quand les cultive un intérêt croissant pour les pro- conditions de son environnement tech- blèmes humains du machinisme indus- nique se transforment. On touche ici du triel. En 1932 et 1933, il fait plusieurs doigt la thématique centrale de l’œuvre voyages en URSS en tant que chargé de de G. Friedmann, dont une expression mission par la commission scientifique est la partition milieu naturel/milieu tech- du cercle de la Russie neuve, groupe fon- nique proposée dans Où va le travail hu- dé en 1932 et présidé par Henri Wallon. main ? Mais la rencontre avec l’école des Ces séjours donnent matière, en plus de Annales, et avec son « mentor » L. Febvre recherches sur les Etats-Unis, l’Angle- en particulier7, est tout aussi décisive, on terre, la Tchécoslovaquie, la Pologne et le verra, pour la future intégration de G. ses propres enquêtes dans les usines fran- Friedmann au sein du Conservatoire. Le çaises, à Problèmes du machinisme en jeune philosophe frotté aux questions URSS et dans les pays capitalistes (1934). de travail publie plusieurs articles dans En 1933, G. Friedmann rencontre Annales, devient membre du comité de Lucien Febvre, fondateur avec de la revue Annales d’histoire éco- 7 Comme l’indique T. Pillon, « L. Febvre sera le mentor nomique et sociale. L. Febvre l’intègre à de Friedmann en ces années 1930, ils resteront très la revue pour en faire le spécialiste des proches, jusqu’à la mort de L. Febvre en 1956 ; son influence sur l’œuvre du sociologue est essentielle. questions du travail moderne. Dans une Friedmann va ainsi définir les thèmes directeurs de la lettre de L. Febvre (datée du 2 juillet future sociologie du travail au sein d’une revue d’histoire, en marge de la tradition durkheimienne » 1933) à Marc Bloch. L. Febvre présente (op. cit., p. 7).

46 47 rédaction de la revue en 1939 puis l’un en 1959, il joue un rôle important pour le de ses directeurs après la Seconde guerre renouveau de la sociologie française. mondiale8. En 1938, G. Friedmann publie De la Les chaires d’Histoire du sainte Russie à l’URSS, où il souligne, au- travail au Cnam delà des acquis du régime, les tendances autoritaires de ce dernier (épuration, dé- La chaire d’histoire du travail sur la- formation de la vérité historique, culte du quelle G. Friedmann est recruté en 1946 chef…). La réception de l’ouvrage et les possède une histoire. À défaut d’entrer événements politique du moment préci- là aussi dans le détail d’une historiogra- pitent la rupture avec le PC. L’année qui phie que Claudine Fontanon (1992) a suit, G. Friedmann est mobilisé comme déjà abondamment alimentée, je voudrais lieutenant-officier de l’administration de rappeler que l’introduction d’un ensei- service de santé (hôpital de Laon, Aisne). gnement d’histoire du travail au Conser- Il entame et tient un journal sur la guerre. vatoire remonte au tout début du XXè En octobre 1940, il est victime des lois de siècle. Une délibération du Conseil mu- Vichy sur le statut des juifs : il est privé de nicipal de Paris, en date du 10 avril 1900, son métier, de ressources, de sa citoyen- décide le transfert au Cnam de la chaire neté française. Il décide alors de rejoindre d’Histoire du travail précédemment créée Toulouse et d’y rédiger sa thèse (Pro- par la ville de Paris. Cette chaire est née blèmes humains du machinisme indus- sous l’impulsion d’Alexandre Millerand, triel) ainsi que son mémoire complémen- ministre du Commerce et de l’industrie et taire (Leibniz et Spinoza). Dans le sud de des Postes de Pierre Waldeck-Rousseau. la France, il participe aux activités de la Son premier titulaire est Georges Renard, Société d’études psychologiques de Tou- un ancien élève de l’École normale supé- louse dirigée par le psychologue Ignace rieure, professeur de littérature française, Meyerson. Mais il ne fait pas qu’œuvre « publiciste » socialiste, communard et di- académique. Il s’engage aussi dans la ré- recteur de la Revue socialiste9. Quelques sistance toulousaine (il est membre d’un années après que G. Renard a rejoint le réseau clandestin, sous le nom de G. Par- mentier) et recevra, pour son action, une Conservatoire, le projet de création d’une médaille de la résistance française. En autre chaire dédiée, elle, à l’histoire des 1945, G. Friedmann est nommé Inspec- associations ouvrières suscite l’interro- teur général de l’enseignement technique. gation : les enseignements d’histoire du Il est recruté au Cnam en 1946. Là, et travail et d’histoire des associations ou- après son départ encore du Conservatoire vrières ne vont-ils pas se chevaucher ? Pour éviter le risque, Aristide Briand 8 Un courrier daté du 6 juillet 1948, à destination de l’administration de la revue Annales, montre que la 9 Je tire l’ensemble des informations sur G. Renard de revue a alors son siège au Cnam (au 292, rue Saint Laure Godineau, « Renard Georges (1847-1930) » (in Martin) [Archives du Cnam]. Fontanon & Grelon, 1994, pp. 463-473). (alors ministre de l’Instruction publique) enseigner de février à juin 1920. et la ville de Paris décident de déplacer la En avril 1923, F. Simiand décide de chaire d’Histoire du travail et son titulaire briguer la chaire d’Économie politique, vers le Collège de France. G. Renard est alors vacante au Conservatoire. Elu, il nommé par décret, en juillet 1907, dans sa prend ses nouvelles fonctions le 1er no- nouvelle institution. vembre 1923. Un avis favorable est don- Le premier titulaire de la chaire né en juin 1923 par les conseils du Cnam d’Histoire des Associations ouvrières, qui et la commission municipale de la ville de est créée en 1908, est Eugène Fournière, Paris pour maintenir l’ex-chaire du socio- publiciste, professeur à l’Ecole des hautes logue durkheimien. En juin 1923, à l’is- études sociales, examinateur d’économie sue des élections, les conseils du Cnam politique et de législation du travail à placent Marc Aucuy, un économiste li- l’Ecole supérieure de commerce de Paris, béral, en première ligne et H. Bourgin maître de conférences à l’école Polytech- en seconde ligne. M. Aucuy est nommé nique10. Celui-ci décède le 4 janvier 1914. professeur de la chaire d’Organisation du Le 10 février 1914, le conseil d’adminis- travail et associations ouvrières par décret tration du Cnam décide, avec l'accord du du 11 mars et sera titulaire jusqu’au 27 Conseil municipal de Paris, de reconduire décembre 1948. la chaire et d’en étendre le domaine aux L’enseignement du travail semble conditions de travail. Le nouvel intitulé bouger quand, en 1929, un projet d’Ins- en sera : « Organisation du travail et asso- titut d’organisation scientifique du travail ciations ouvrières ». La guerre ayant mis voit le jour, pour associer la chaire d’Or- entre parenthèses les activités d’ensei- ganisation du travail à celles d’Econo- gnement, il faut attendre 1919 pour qu’un mie politique, d’Hygiène industrielle, de nouveau titulaire reprenne les rênes. Il Physiologie du travail…11. Un cycle de s’agit du sociologue économiste durkhei- conférences de culture générale organi- mien François Simiand, agrégé de philo- sées avec la Sorbonne aurait dû complé- sophie, docteur en droit, qui est nommé ter le tout. Il faut attendre néanmoins trois par décret le 15 mai 1919. F. Simiand as- ans pour qu’un geste concret en faveur de sure les cours de novembre 1919 à janvier l’histoire du travail porte ses fruits. La loi 1920 avant de devenir Directeur du Tra- de finances du 31 mars 1932 comporte vail, de la législation ouvrière et des assu- rances sociales au Commissariat général 11 L’air du temps s’y prête. Nous sommes alors, en de la République à Strasbourg. C’est un effet, dans une période où de nouvelles organisations spécialisées dans la rationalisation voient le jour (le ancien concurrent de F. Simiand dans la Comité national de l’organisation française en 1926, course à la chaire, Hubert Bourgin, lui- issu de la Conférence de l’organisation française fondée aussi durkheimien, qui le supplée pour en 1921 ; la Commission générale de l’organisation scientifique du travail en 1926 également…), au risque de concurrencer fort probablement l’expertise de 10 Jean-Louis Robert, notice « Fournière Eugène (1857- certains titulaires de chaires. Sur ce sujet, cf. (Henry, 1914) » (in Fontanon & Grelon, 1994, pp. 528-533). 2012).

48 49 au chapitre 4 du budget de l’enseigne- scientifique du travail avait été créée en ment technique un crédit de 56 250,00 octobre 1929. Henri Laugier, spécialiste francs destiné à assurer la création, au de physiologie du travail, alors rapporteur Cnam, d’une chaire d’Histoire du Travail. de la commission chargée de statuer sur Celle-ci voit le jour par décret du 5 août le projet, conclut en juin de cette année 1932 (signé par Albert Lebrun) avec ef- à la nécessité pour cette chaire d’organi- fectivité à compter du 1er octobre 1932. ser une synthèse entre la physiologie, les Charles Spinasse y est élu en devançant, données historiques et économiques et les au moment du recrutement, l’historien de études techniques sur le travail. La com- l’économie Paul Mantoux. Membre de mission recommande par ailleurs de faire la SFIO, notable corrézien, député, sans de cette chaire une « chaire conseil », véritable titre universitaire, C. Spinasse son titulaire ayant donc aussi pour fonc- enseigne l’histoire du travail de 1932 à tion, en plus d’enseigner, de conseiller 1944. Sa fin de parcours professionnel est industriels, chefs d’entreprise… avec, en peu glorieuse. Suspecté de collaboration- appui, un comité d’experts auxquels le nisme, il est exclu de la SFIO en 1944 et titulaire pourrait avoir recours pour pro- suspendu provisoirement de ses fonctions diguer ses recommandations. Parmi ces professorales en 1944. La sanction est experts, dont le nom est suggéré par la confirmée de façon définitive un an plus commission, figurent Henri Le Chatelier tard. S’il ne réintègre pas le Cnam, il est et André Citroën. néanmoins réhabilité dans ses fonctions Lors du conseil de perfectionne- et peut à ce titre faire valoir ses droits à ment du 7 décembre 1953, à l’occasion la retraite. de son départ à la retraite, Louis Danty Lafrance, titulaire de la chaire d’Orga- L’espace des sciences du travail nisation scientifique du travail, souligne après-guerre et la position de G. à propos du titre de sa chaire « l’impor- Friedmann en leur sein tance du terme ‘scientifique’ qui y figure et qui montre bien que l’enseignement se Après-guerre, en une période où le rattache directement aux doctrines de Cnam est dirigé par Louis Ragey (Ins- Taylor »12. Le même explique que, aux pecteur général de l’enseignement tech- États-Unis, l’organisation scientifique du nique, administrateur l’établissement de- travail a éclaté en de multiples enseigne- puis 1940 et qui le sera jusqu’en 1965), ments distincts : la mesure et l’analyse de nombreuses chaires ont directement à du travail ; l’ordonnancement ; le plan- voir avec la question du travail. Le fait le ning et le lancement de la fabrication ; le plus frappant à l’examen de leur orienta- marketing ; l’étude de la distribution des tion est la coexistence de sensibilités va- produits ; l’implantation et la manuten- riées. La « doxa » taylorienne est d’abord solidement représentée et elle le sera 12 [Archives du Cnam : Compte-rendu du comité de durablement. Une chaire d’Organisation perfectionnement du 7 décembre 1953]. tion ; l’organisation des achats et des ma- par noter que la conjoncture du milieu et gasins ; le cadre du travail ; les relations de la fin des années quarante est décisive humaines ; le contrôle budgétaire… L. pour comprendre la position de G. Fried- Danty Lafrance conclut en faisant preuve mann juste avant son arrivée au Cnam. de pessimisme : le risque est grand de ne Problèmes humains du machinisme in- trouver personne en capacité de couvrir dustriel, qu’il publie en 1946, fournit tous ces champs. Le conseil décide néan- à ce sujet des indications intéressantes. moins de faire le pari. De fait, il trouve Dès l’introduction, G. Friedmann fait ré- rapidement un successeur à L. Danty férence à Marcellin Berthelot, auteur de Lafrance en la personne de Raymond Science et morale (1897), qui est l’un de Boisdé13, élu sur la chaire d’Organisation ces intellectuels qui affichent une foi et scientifique du travail lors de la séance du un optimisme sans faille au profit de la 14 mai 1954. Celui-ci partira à la retraite science. G. Friedmann entend prendre le le 31 octobre 1969, avec un enseignement contrepied. Il constate combien les deux suivi par 1 136 élèves au 1er octobre 1968. Révolutions industrielles (celle du char- À côté de cette chaire, dont G. Friedmann bon, de la machine à vapeur d’un côté, de lui-même défendra l’importance pour le l’énergie électrique de l’autre) ont changé Cnam14, de nombreuses autres proposent progressivement la donne. Lors de la pre- des enseignements moins orthodoxes. mière Révolution industrielle, il existait La multiplicité des sensibilités théma- encore une unité du travail dominée par un ouvrier qualifié qui pouvait s’intéres- tiques et disciplinaires qui se laisse à voir ser à son activité et y exprimer tout ou à l’examen de l’espace des chaires du partie de sa personnalité. Désormais, la Conservatoire (cf. Graphique 1) reflète parcellisation du travail dans les indus- assez bien la pluralité des options qui tries de grande série, le développement de structurent alors le champ des sciences du l’automatisme, le travail à la chaîne… ont travail (Le Bianic, 2004). pris le dessus. La rationalisation du tra- Comment G. Friedmann se situe-t-il vail est pleine d’effets délétères comme dans un tel ensemble ? Afin de répondre le remplacement des savoirs complexes à une telle question, il faut commencer par des tâches simplifiées, la réduction de la formation, la diminution des salaires, 13 R. Boisdé, député du Cher, secrétaire d’Etat au Commerce dans le gouvernement Laniel, est licencié la restriction de la qualification à la li- en droit et ingénieur des Arts et Manufacture. Au mitation des défaillances de la machine moment de son recrutement, il peut se prévaloir d’une et au rattrapage des malfaçons, la dispa- expérience d’ingénieur ainsi que d’une connaissance fine du monde du commerce. Cf. la notice « Boisdé rition de la part créative et imaginative Raymond (1899-1981) » (in Fontanon & Grelon, pp. du travail, la perte générale de tonus et 197-209). d’énergie, la baisse de l’intérêt pour le 14 Il le fait lors du recrutement du successeur de L. loisir et les affaires publiques, la patho- Danty Lafrance. Cf. Le compte-rendu du comité de perfectionnement du 7 décembre 1953 [Archives du logie mentale, la dépression nerveuse… Cnam]. G. Friedmann n’est pourtant pas entière-

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Législation Hygiène Laboratoire de Histoire des Histoire du industrielle industrielle recherche sur le associations travail Louis Wolowski Heim de Balsac travail professionnel ouvrières Georges Renard 1839-1864 1905-1922 Jules Amar Eugène Fournière 1900-1907 1913-1920 1908-1914

Organisation Hygiène Organisation technique du générale dans du travail et travail humain Légende ses rapports avec associations Jean-Paul Lan- l’industrie ouvrières glois, remplacé Jean Pottevin François Simiand par Marcel Frois 1922-1924 1919-1923 Chaires en 1922-1923

Cours Hygiène et Organisation du physiologie du travail et associa- Instituts travail tions ouvrières Jean Pottevin Marc Aucuy 1924-1927 1923-1948 Histoire du Laboratoires travail Charles Spinasse 1932-1944 Physiologie du travail, hygiène industrielle et orientation Prévention des Projet professionnelle accidents de d’Institut Henri Laugier travail d’organisation 1928-1937 André Salmont scientifique du 1930-1957 travail (1929)

Hygiène Physiologie du industrielle travail et orientation Orientation Raymond professionnelle professionnelle Bonnardel Robert Faillie Raymond Bonnardel 1937-1941 1937-1945 1937-1939

Organisation Institut du Sélection scientifique du travail (1945) et orientation travail professionnelle Louis Danty Paul-René Bize Lafrance 1948-1970 Physiologie 1930-1954 Camille Soula 1946-1958 Histoire du Organisation travail dans les scientifique du sociétés modernes travail (1946-1952) Raymond Boisdé Histoire du 1954-1969 Physiologie travail et relations du travail industrielles (ergonomie) (1952-1959) Jean Scherrer Georges Friedmann 1958-1966 1946-1959

Graphique 1 : Les sciences du travail au Cnam : généalogie des chaires, cours, instituts et laboratoires jusqu’au lendemain de la seconde Guerre mondiale. ment traversé de pessimisme. Il reconnaît machine à combustion, considère le tra- les formes d’opposition au machinisme vail comme une dépense d’énergie et in- au XXè siècle, il sait (notamment grâce à vite à la mesure objective des sensations la lecture de Max Weber) les formes de et des mouvements. Jules Amar, pour ne résistance larvées dans le travail. Il pense citer que lui, incarne particulièrement par ailleurs que l’automatisme figure en bien cette façon de voir et de faire. Une bonne place parmi les leviers sur lequel il autre porte avant tout intérêt aux aspects est possible de peser afin d’éviter le pire, nerveux, mentaux et émotionnels impli- au bénéfice au moins d’une partie de la qués dans le travail. À l’instar des travaux population ouvrière15. de Jean-Maurice Lahy, elle fait son miel L’ouvrage Problèmes humains du de la physiologie et de la psychologie. machinisme industriel se déploie sur Cette perspective stimule la naissance cette toile de fond. Pour asseoir son ar- d’une psychologie appliquée au domaine gumentation, G. Friedmann structure en- de l’orientation professionnelle. Le pos- suite son raisonnement en trois temps en tulat est que la psychologie différentielle évoquant, tour à tour, le facteur humain, aide à l’orientation rationnelle des indivi- les limites du facteur humain et la psy- dus grâce à la mesure de leurs aptitudes cho-sociologie de l’entreprise. Il fournit personnelles16. ce faisant un riche aperçu des sciences du G. Friedmann a lu ces travaux. Il travail d’après-guerre, au développement apprécie la critique du taylorisme qu’ils desquelles le Cnam participe activement. contiennent. Il partage fondamentalement Je ne rentrerai pas ici dans le détail des l’inquiétude qui transpire à travers eux différentes composantes constitutives du au sujet de ces ingénieurs tayloriens qui facteur humain ou, pour le dire comme ignorent tout de la complexité du mou- G. Friedmann, cet ensemble de préoccu- vement humain, du poids de la fatigue pations qui – en réaction au taylorisme cumulative, de l’absurdité de réduire le notamment – s’efforcent, parfois au cas travail à la vitesse et au rendement, etc. par cas, de « découvrir la solution optima Pour G. Friedmann, la monotonie est un qui, fondée sur la connaissance des fonc- sujet grave également, qui explique la tions physiologiques et psychologiques, baisse du rendement du travail le plus équilibre le respect de l’ouvrier, en tant répétitif, parcellisé et qui conduit au turn qu’opérateur et en tant qu’homme, avec over, à la fuite du travail… La psycho- le souci de l’efficience et du rendement » logie s’est emparée du phénomène mais (Friedmann, 1946, p. 59). Plusieurs tradi- en le dissolvant dans des considérations tions se chevauchent et s’affrontent que subjectives, en oubliant les conditions G. Friedmann connaît parfaitement. Une première regarde l’homme comme une 16 Dans cet esprit, l’Institut national d’orientation professionnel (Inop) est créé en 1928 pour former des conseillers en orientation. Henri Piéron, son créateur, 15 Sur les rapports évolutifs de G. Friedmann avec et Henri Laugier en seront directeurs, Henri Wallon et l’automatisme, cf. (Rot, 2005). Célestin Bouglé membres du conseil d’administration.

52 53 sociales de production de la monotonie celle de l’industrie. G. Friedmann porte ou encore du rythme destructeur imposé ainsi de l'intérêt aux expériences d’Haw- à l’ouvrier lorsqu’il travaille à la chaîne, thorne auxquelles il consacre de nom- et au risque même de faire l’apologie du breuses pages. De ces travaux, et notam- travail à la chaîne (au nom du fait qu’à la ment de l’expérience de la Test Room, il chaîne l’ouvrier prendrait plus nettement retient « le primat du facteur social sur conscience de la solidarité technique avec le facteur humain tel qu’avait tenté de les autres)… G. Friedmann entre égale- le définir, à ses débuts, une psychotech- ment en débat avec la psychologie de nique industrielle encore repliée sur elle- l’orientation, dont le courant techniciste même » (Friedmann, 1946, p. 319). Mais milite en faveur de formations courtes, G. Friedmann conteste en revanche la techniques et ciblées. Pour le sociologue, vision de l’entreprise comme « structure il vaut mieux agir à l’inverse en faveur sociale arrondie », repliée sur elle-même, d’un juste équilibre entre formation tech- imperméable à son environnement… que nique et culture générale. L’intelligence véhicule l’équipe d’Elton Mayo. Le so- de métier ne se réduit pas à un savoir- ciologue français en est convaincu : si les faire limité. C’est là une conviction forte ouvriers agissent et réagissent comme ils dont on retrouve trace dans les choix pé- le font, c’est également parce qu’ils ap- dagogiques que fera G. Friedmann dans partiennent à des collectivités (syndicats, ses enseignements au Cnam. classes, nations) plus larges que le collec- Avant même son recrutement au tif de travail de l’atelier. Cnam, G. Friedmann défend une position Même si elles sont limitées par le originale dans le paysage des sciences du système capitaliste, G. Friedmann re- travail françaises qui vient d’être som- garde aussi avec beaucoup d’intérêt les mairement brossé. Le sociologue fait le innovations proposées par certaines en- constat, avec le mouvement du facteur treprises ayant fait le constat d’un échec humain, des dégâts et des limites du tay- de l’organisation scientifique du travail : lorisme. Il ne se prive pas pour autant ateliers autonomes, décentralisation des d’égratigner, comme on vient de le voir, responsabilités, participation aux béné- certaines écoles liées à ce mouvement, fices, amélioration de la communication écoles tentées soit d’emprunter d’autres interne, mise en place de comités d’ou- voies supposées rationnelles pour aboutir vriers… G. Friedmann insiste à ce su- à une pseudo-optimisation du travail, soit jet sur l’importance de l’intégration de de dissoudre les pathologies du travail l’ouvrier à l’entreprise dès qu’il se sent dans de pures explications subjectivistes. moins reconnu, plus isolé, l’ouvrier est Pour dépasser ces limites, G. Friedmann aussi plus fatigué, son travail lui paraît fait les yeux doux, comme d’autres en plus monotone, ses capacités physiques sciences sociales, à une sociologie amé- et intellectuelles diminuent… Comme M. ricaine soucieuse de se confronter à la Weber l’avait déjà vu avec les ouvriers de réalité empirique du monde, notamment la Ruhr, le sentiment d’intégration libère le « potentiel de l’individu », il trouve de que Jean Fourastié n’a pu se joindre à ses la « joie au travail », il a le sentiment d’un collègues dès le début de l’audition des travail plus unitaire17. candidats et que messieurs Marc Aucuy, Maurice Baumont, Robert Faillie sont absents. Jules Dubourdieu, René Dubri- Le recrutement de say, Pierre Fleury, M. Grimpret, Frédé- G. Friedmann au Cnam ric Maillard et Maxime Malinski assis- tent également à la séance en qualité de Au Cnam, suite au départ chahuté membres du conseil de perfectionnement. de C. Spinasse après-guerre, la chaire Max Serruys se joint à ses collègues au d’Histoire du travail est déclarée va- cours de l’exposé de G. Friedmann. Le cante. Le conseil de perfectionnement tirage au sort pour le passage des candi- arrête, le 1er octobre 1945, la composi- dats a donné l’ordre suivant : Pierre Vi- tion des membres chargés d’entendre laceque, G. Friedmann, Georges Duveau, Maurice Thiedot, Georges Cazenave, les candidats. La commission qui siège Pierre Laroque, Jean Chevalier. Jean Be- pour l’audition le 10 octobre 1945 est lin, pourtant sélectionné lui aussi mais un peu différente18. À L. Febvre, pré- rappelé d’urgence à Strasbourg pour une sident de la commission, viennent se raison domestique a fait savoir qu’il ne joindre les professeurs Georges Allamel, se présentera pas devant la commission. Jacques Bouteron, André Brunet, André À l’instar des professeurs du Conserva- Cholley, L. Danty Lafrance, François toire, tous les candidats sont des hommes. Divisia, Paul Gemäling, André Salmont Leur âge moyen est inférieur puisqu’il ainsi que L. Ragey, directeur du Conser- est de 44,7 ans. G. Friedmann est dans la vatoire et membre de droit. L’âge moyen moyenne : il a alors 44 ans. des membres de la commission est de 60 Selon les conventions en vigueur, ans. Le procès-verbal de la séance signale chaque candidat vient exposer ses vues sur le travail ainsi que son projet d’enseigne- 17 Comme l’indique Georges Ribeill (1999), G. ment. La commission se charge ensuite Friedmann ignore une autre tradition sociologique qui procède par observation directe du travail industriel : de questionner. Pierre Vilaceque, le pre- Jacques Valdour, qui, sous le nom de Louis Martin, mier des impétrants, demande d’emblée publie La vie ouvrière de 1909 à 1934 ; Arnold Brémond au président des précisions sur ce qu’il qui se fait manœuvre dans différentes industries et dont l’expérience est consignée dans convient de présenter et sur la manière de l’autobiographie qu’il rédige ultérieurement ; Hyacinthe le faire. Il se recueille un long instant puis Dubreuil qui publie Standard : le travail américain vu explique que le travail doit être considéré par un ouvrier français (1929) à partir, lui-aussi, d’une expérience directe de travail ouvrier… du point de vue du passé comme du so- cial, qu’il ne saurait être dissocié du so- 18 Tous les éléments qui suivent, y compris la présentation par les candidats d’eux-mêmes et de leurs cial… On a trop séparé jusqu’à présent, programmes, ont pour source le compte-rendu du ajoute-t-il, le manuel et l’intellectuel. conseil de perfectionnement du 10 octobre 1945 déposé dans les archives du Cnam. Vient le tour de G. Friedmann. Ce-

54 55 lui-ci présente sa conception de l’histoire France et les grands pays étrangers (États- et du travail, qui met en jeu l’homme Unis, Allemagne, Angleterre, URSS), que tout entier et qu’il convient donc d’étu- l’enseignement ferait constamment des dier par un faisceau de sciences psycho- comparaisons avec le travail agricole et physiologiques, économiques, sociales… qu’il intégrerait aussi le travail de bureau G. Friedmann ajoute que la notion de et le commerce. travail doit être comprise dans son sens Dans la troisième partie de son ex- le plus complet, qui recouvre à son avis posé, G. Friedmann évoque le public du l’ensemble des actions humaines, l’in- Conservatoire ainsi que l’importance de fluence du travail dans les relations so- la promotion sociale, particulièrement ciales ou encore l’attitude du travailleur à une époque où les cadres sont amenés dans l’entreprise. Les patrons et les sala- à jouer un rôle grandissant, notamment riés ne sont pas pour lui l’essentiel. On ne par l’entremise des comités d’entreprise. peut séparer en revanche le travail du tra- G. Friedmann ajoute qu’il a longtemps vailleur. G. Friedmann évoque à ce mo- hésité entre l’histoire et la philosophie, ment les travaux de Maurice Halbwachs qu’il s’est aventuré un temps en histoire pour rappeler que le travailleur est davan- sociale mais que les problèmes du travail tage attiré par la rue et la ville que par son constituent le centre de son activité depuis foyer. 1930. Il reconstitue brièvement les étapes G. Friedmann en arrive ensuite à de son parcours à ce sujet. En achevant sa son programme d’enseignement. Il pro- présentation, G. Friedmann mentionne le pose d’étudier l’artisanat en première an- déséquilibre inquiétant qui se manifeste née. La deuxième année sera consacrée entre l’homme moderne et les produits aux deux Révolutions industrielles, puis techniques et sociaux de son intelligence. à différentes formes de rationalisation : le Les nouvelles institutions naissent mais taylorisme, mais aussi celles qui tiennent les hommes sont-ils là ? compte du facteur humain. G. Friedmann L’exposé achevé, un membre de la compte s’appuyer pour ce faire sur les en- commission questionne le candidat sur seignements des chaires d’Organisation sa fonction actuelle d’inspecteur et sur scientifique du travail, d’Organisation du la compatibilité avec le poste visé. G. travail et associations ouvrières, de Sécu- Friedmann répond qu’il a été nommé à sa rité du travail, de Physiologie du travail fonction actuelle par le Ministre qui lui a et d’Orientation professionnelle. En troi- demandé de mettre en place une organisa- sième année, il s’agira d’étudier l’histoire tion pédagogique des centres d’apprentis- du travail entre les deux guerres mon- sage. Il a accepté à titre provisoire. S’il est diales (avec un intérêt particulier pour le recruté, il ne conservera que la présidence travail à la chaîne, l’emploi des machines de la commission créée par M. Capitant. automatiques et semi-automatiques et Georges Duveau se présente en- le travailleur lui-même). G. Friedmann suite. Il expose son programme d’en- ajoute que l’enseignement porterait sur la seignement. Il s’agira de traiter en trois Tableau 1 : Noms et qualités des membres de la commission chargée du recrutement du titulaire de la chaire d’histoire du travail.

Membres de Trajectoires et statuts la commission Diplômé de l’école des arts et métiers de Chalons, ingénieur-conseil, Georges Allamel membre du comité de la Société des ingénieurs civils de France et du (1876-1949) Comité général d’organisation scientifique du travail. Fils de chef d’artillerie, doctorat en droit. Fait une carrière d’inspecteur Jacques général à la Banque de France avant de devenir professeur du Cnam. Bouteron Titulaire de la chaire de Droit commercial (1941-1952) du Cnam. (1882-1968)

André Brunet Inspecteur des finances. Titulaire de la chaire de Technique comptable (1902-1986) et financière des entreprises (1944-1973) du Cnam.

André Cholley Agrégé, professeur d’université en géographie, doyen de la Sorbonne. (1886-1968) Élève de l’école centrale des Arts et manufactures de Paris, licencié en Louis Danty droit, régisseur dans différentes usines industrielles, ingénieur taylo- Lafrance rien, a été en lien avec H. Le Chatelier. Titulaire de la chaire d’Organi- (1884-1956) sation scientifique du travail (1930-1954) du Cnam.

François Divisia Ingénieur X-ponts, économiste libéral. Titulaire de la chaire d’Écono- (1889-1964) mie industrielle et statistique (1929-1959) du Cnam. Lucien Febvre ENS Ulm, historien, fondateur de la VIè section de l’EPHE en 1947, co- (1878-1956), fondateur avec M. Bloch des Annales, professeur au Collège de France, président de la membre du conseil de perfectionnement du Cnam. commission Statisticien, université de Strasbourg, auteur notamment du Travail Paul Gemähling des enfants dans l’industrie (1909). Un de ses ouvrages de statistiques (1883-1962) a été recensé positivement par M. Bloch dans les Annales (1929), qui y voit un instrument pour les apprentis historiens. Médecin de formation. Titulaire de la chaire de Prévention des acci- André Salmont dents du travail (1930-1957) du Cnam. (1887-1968)

Études d’histoire, instituteur puis fonctions dans la haute adminis- Louis Ragey tration, inspecteur général de l’enseignement technique. Directeur du (1895-1970) Cnam, le premier issu de l’éducation nationale depuis 1900.

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Tableau 2 : Les candidats à la chaire d’Histoire du travail.

Candidats Trajectoires et statuts

Licencié en droit, officier servant sur contrat, détaché à la formation Pierre Vilaceque préliminaire des Hautes-Pyrénées. (né en 1900)

Ancien élève de l’école de physique et de chimie, ancien élève de l’ENS Georges Friedmann (lettres), agrégé de philosophie, ancien assistant au Centre de docu- (1902) mentation sociale, inspecteur général de l’enseignement technique.

Georges Duveau Licencié en droit, docteur ès Lettres, une expérience de professeur (1903) de lycée.

Maurice Thiedot Licencié ès lettres, agrégé d’histoire, professeur au lycée Decour et à (1890) l’École normale supérieure de l’enseignement technique.

Licencié d’enseignement secondaire d’histoire et de géographie, pro- Georges Cazenave fesseur au collège de Blaye (Gironde). (1905)

Pierre Laroque Docteur en droit, maître de requêtes au conseil d’État, directeur gé- (1907) néral des Assurances sociales et de la mutualité.

Diplômé des hautes études commerciales, vice-président du comité Jean Chevalier national de l’organisation française, dirige une petite entreprise dans (1902) la métallurgie. ans des conditions de travail en France s’opposent aujourd’hui : la formule so- et en Angleterre au cours du XIXè siècle, viétique, qui comporte la socialisation chaque année étant consacrée à une pé- intégrale de l’économie ; la formule amé- riode donnée (1818-1848 ; 1848-1870 ; ricaine qui accepte le maintien du régime 1870-1900). Le candidat évoque les capitaliste sous réserve d’une certaine modes, les formes, la rémunération, la organisation. Entre ces deux formules si sécurité… du travail et affirme vouloir dissemblables, le candidat pense qu’il y a lier ces sujets à des idéologies comme le peut-être place pour une société démocra- saint-simonisme. Des questions sont en- tique à même d’accepter la transforma- suite posées au candidat sur ses activités tion de la structure de l’entreprise, dont entre 1939 et 1945. Maurice Thiedot, qua- les comités d’entreprises en France et les trième prétendant, présente d’emblée la comités industriels mixtes en Angleterre pédagogie qu’il compte déployer, dit son constituent l’ébauche. P. Laroque conclut intérêt pour les techniques et l’histoire en disant qu’il préférerait faire son cours paysanne et conclut en disant que l’ensei- en un an plutôt qu’en trois. À une ques- gnement doit être concret. Le cinquième tion concernant le maintien, ou non, de candidat, Georges Cazenave, commence son activité actuelle au cas où sa candi- par s’excuser. Il habite loin et n’a pu faire dature serait retenue, P. Laroque répond les traditionnelles visites aux professeurs. qu’il enseigne à l’Ecole libre des sciences Le thème du cours qu’il veut professer politiques depuis 12 ans et qu’il peut tout est le suivant : le travail sous le libéra- faire. Il souhaite donc maintenir, s’il est lisme économique depuis la Révolution élu, ses activités administratives actuelles française jusqu’à l’industrie moderne. Il et l’occupation de la chaire. finit en disant qu’à son avis la lutte des Le dernier candidat, Jean Cheva- classes dans laquelle sont entraînés les lier, indique les objectifs de son ensei- travailleurs n’est pas prête de disparaître. gnement : transmettre l’amour du métier, Pierre Laroque, le suivant, entame élargir les horizons des étudiants, faire son exposé par une définition du travail comprendre l’harmonie qui existe entre qu’il appréhende à la fois comme une le travail manuel et le travail intellectuel. somme d’efforts, un facteur humain de Il ajoute qu’il veut faire une histoire des la production, un élément juridique, un techniques en distinguant un cycle ancien statut salarié… Il poursuit en définissant (celui de l’outil) et un cycle moderne (ce- l’histoire du travail comme l’histoire des lui de la civilisation de la machine). relations sociales qui s’établissent à l’oc- Après audition des candidats, les casion du travail. Deux périodes seront membres du comité entament la discus- étudiées dans le cours : depuis la révolu- sion. Le cas de P. Laroque est immédia- tion politique et économique de la fin du tement évoqué. Un professeur dit son è è XVIII jusqu’au XIX siècle ; la guerre de soutien à un homme qu’il juge brillant et 1914 et ensuite. P. Laroque poursuit son qui, par son expérience, peut faire béné- exposé en montrant que deux formules ficier les auditeurs de son autre métier.

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Un deuxième membre de la commission L. Febvre revient ensuite sur le cas tempère l’enthousiasme. Le profil de P. de P. Laroque « qui serait à retenir s’il Laroque ne serait-il pas plus adéquat pour ne s’agissait pas de l’histoire du travail ». la chaire d’Organisation du travail et as- Il évoque M. Duveau « dont les mérites sociations ouvrières ? L. Febvre prend à sont incontestables » mais « qui a élaboré son tour la parole. P. Laroque, indique-t- un programme trop restreint ». « Il sou- il, risque d’infléchir ses enseignements en haiterait que la Sorbonne put charger M. direction du droit. L’historien poursuit en Duveau d’une série de conférences. »20 affichant son soutien à G. Friedmann. Il Dans la suite des débats, un membre si- signale que ce dernier : gnale les qualités de P. Laroque qui fut va bientôt déposer une thèse remarquable son professeur à l’Ecole des sciences sur les problèmes humain posés par le politiques, un autre fait « lecture d’une machinisme contemporain. Quant à lettre de M. Wallon, président du jury l’homme, il l’a connu dans le milieu des de thèse de M. Friedmann, qui sou- Annales d’histoire économique et sociale ligne toutes les qualités du professeur dont le regretté Marc Bloch était co-di- recteur. Il rappelle que les dirigeants de et du chercheur de ce candidat ». Il cette revue attiraient les jeunes gens très fait part aussi d’un courrier de l’Union doués dont ils entendent, d’ailleurs, res- française universitaire qui évoque les pecter entièrement les conceptions poli- services rendus par J. Cazenave et M. tiques. C’est alors que Friedmann est venu Thiédot à la Résistance, etc. Un membre à eux, avec l’enthousiasme de sa jeunesse de la commission finit par résumer la dis- et la force de ses convictions. Le candidat cussion. Seules les candidatures de G. qui est parti du matérialisme historique a Duveau, G. Friedmann, P. Laroque et M. témoigné au cours de son évolution poli- Thiedot sont susceptibles d’être retenues. tique d’une grande probité intellectuelle. Si l’on s’en tient à la valeur des personna- Issu d’un milieu fortuné, le candidat a lités en cours, deux noms s’imposent au toujours essayé d’accorder son statut per- premier plan, ceux de G. Friedmann et de sonnel avec ses idées politiques. Il a la P. Laroque, mais il devient facile de les force et le talent d’un grand enquêteur, le départager si l’on considère la concep- premier peut-être qui ait su comprendre tion même que la commission se fait de et analyser les milieux ouvriers. Admi- l’histoire du travail. Le consensus semble rablement servi par une vaste culture et finalement l’emporter : G. Friedmann ap- ses dons de linguiste (il parle l’anglais, le paraît le seul à répondre aux exigences de russe, l’italien), il est l’auteur d’un ouvrage l’enseignement. Les résultats du vote le sur la crise du progrès et d’un livre De la confirment : sainte Russie à l’URSS dont la rédaction a coïncidé avec sa crise de conscience. - G. Friedmann obtient 6 voix sur 9, Il possède à la fois l’élan enthousiaste - J. Chevalier 1, et la faculté de classer et de dominer un - G. Duveau 1, très vaste domaine. Il saura éviter cette - M. Thiédot 1. conception un peu niaise de l’histoire Pour la seconde ligne, les résultats du Travail dont certains candidats ont fait preuve devant la commission19. perfectionnement du 10 octobre 1945].

19 [Archives du Cnam : Compte-rendu du conseil de 20 Ibid. Carton d’invitation à la leçon inaugurale de G. Friedmann. [Archives du Cnam.] sont : Avant de regarder le contenu des - G. Duveau : 4, enseignements dispensés par G. Fried- - M. Thiédot : 3, mann, sa leçon inaugurale mérite d’être - J. Chevalier : 1, évoquée. Celle-ci a lieu le samedi 2 mars - P. Laroque : 1. 1946 à 18h15. Le titre en est « L’histoire Un second tour de scrutin (pour ob- du travail et l’évolution de la civilisation tenir la majorité absolue) donne : industrielle ». M. Lucien Febvre, profes- - G. Duveau : 6, seur au Collège de France, parraine l’évé- - M. Thiédot : 3. nement. Le carton d’invitation indique Aucun candidat n’est classé en troi- l’intitulé exact de la chaire : « Histoire sième ligne21. du travail dans les sociétés modernes ». Au dos fi gure le programme de troi- Les enseignements de sième année que G. Friedmann entend G. Friedmann au Cnam dispenser en 1945-1946. Le thème est « L’évolution du travail entre les deux guerres mondiales (1919-1939) ». Six 21 Lors de ce même conseil de perfectionnement, il parties sont annoncées : I. Rétrospec- est fait mention du projet de création d’un institut du tive vers l’histoire du travail au cours travail demandé par le ministère. Cet institut est destiné à dispenser un enseignement économique, juridique de la première Révolution industrielle. et social aux cadres des entreprises, aux patrons, aux Les grandes doctrines de rationalisation. médecins, aux assistants d’usine… La commission Premières tentatives d’amélioration du chargée d’étudier ce projet est composée de L. Danty Lafrance, J. Fourastié, M. Aucuy, J. Bouteron, F. Divisia, travail industriel par les applications des (professeurs Cnam), de P. Gemähling (professeur), de sciences de l’homme. « Facteur humain » Robert Botherau, secrétaire adjoint de la CGT (membre et travail. II. Les données économiques et du conseil d’administration du Cnam) et d’un représentant de la CFTC. Le Journal offi ciel du 22 sociales de l’entre-deux-guerres. III. Les novembre 1945 entérine la création de l’institut du insuffi sances sociales de la rationalisation travail, qui démarre ses activités le 19 novembre 1946 avec une conférence de P. Gemähling. biologique. Rythme et travail mécanisé.

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Graphique 2 : Thèmes des leçons de G. Friedmann en % (novembre 1958-avril 1959 non inclus, le cycle des leçons n’étant pas achevé). [Archives du Cnam.]

Travail à la chaîne. Automatisme. Habile- ciété d’encouragement pour l’industrie té professionnelle et « nouvel artisanat ». nationale, de la Chambre de commerce Evolution contemporaine des métiers de Paris, du Conseil municipal de Paris industriels, commerciaux, agricoles. Ap- ou encore de la commission de l’ensei- prentissage. Rééducation des chômeurs. gnement du Conseil municipal de Paris. IV. Les réactions ouvrières à la rationa- Léon Jouhaux, secrétaire général de la lisation V. Le climat psycho-sociologique CGT, n’a pas été oublié. G. Friedmann a des entreprises. VI. Esquisse d’une his- aussi pensé au monde de la culture : des toire du travailleur, comme opérateur et cartons sont envoyés aux directeurs de comme usager des techniques. Conclu- « Les étoiles », de « Terre des hommes », sion sur le machinisme industriel. Culture des « Lettres françaises »… De nombreux et métier. enseignants complètent, en plus de tous Pour cette leçon, G. Friedmann a ceux dont les archives ne permettent pas invité des acteurs du monde politique, de trouver la trace, la liste des invités : les comme Louis Joxe, secrétaire général du professeurs Henri Wallon et Paul Lange- Gouvernement de la République Fran- vin, membres de l’Institut et, bien sûr, des çaise qui, par retour du courrier, se dit très professeurs du Cnam et d’autres établis- heureux de se « rendre à cette invitation sements encore. et d’entendre ce jour-là mon vieil ami ». Le thème de la leçon inaugurale Le directeur de l’enseignement technique donne le ton des enseignements à venir. du ministère de l’Education nationale Les cours que, treize ans durant, G. Fried- (M. Le Rollani) a été également convié mann va dispenser au Conservatoire du- ainsi qu’une autre personnalité représen- rent une heure, à raison de deux séances tant le Secrétariat d’Etat au travail. Des par semaines (typiquement le lundi à acteurs du monde économique et social 18h15 et le vendredi à la même heure) sont sollicités, tels que les présidents de sur un cycle de trois ans jusqu’en 1955, la Société des ingénieurs civils, de la So- de deux ans ensuite. La recension des thèmes abordés à chaque cours montre 7 novembre 1958). L’intitulé exact des non seulement que G. Friedmann porte deux leçons est le suivant : « Histoire son intérêt bien au-delà de l’hexagone du travail et sociologie industrielle »22. (pour travailler sur la Grande-Bretagne, Dans les deux cas, celui des relations in- l’URSS, les États-Unis, l’Allemagne, dustrielles comme celui de la sociologie l’Italie, la Scandinavie…) mais, surtout, industrielle, la terminologie prête à débat que ses thèmes de réflexion évoluent au après-guerre dans la petite communauté fil des années. Tandis que les doctrines hexagonale des sociologues et autres spé- disparaissent rapidement de l’ordre de ses cialistes du travail. En français, en effet, préoccupations, que l’histoire perd aussi le mot industriel véhicule une significa- en importance, la question des conditions tion plus étroite qu’en anglais. G. Fried- de travail et celle, surtout, des relations de mann se range assez rapidement au choix travail prennent progressivement le des- de ses jeunes disciples qui, en 1959, fon- sus (Graphique 2). Il n’est pas incongru dent, sous son patronage, la revue Socio- de voir, dans l’intérêt croissant que porte logie du travail (Borzeix & Rot, 2010). G. Friedmann aux syndicats, aux conflits, Le nouvel intitulé que G. Fried- aux négociations… un écho direct de la mann réussit à obtenir pour labelliser sa nouvelle donne sociale. En France, la loi chaire gardera en revanche la trace des du 11 février 1950 offre en effet aux ac- origines23. G. Friedmann fait part à L. teurs syndicaux et patronaux la liberté de Ragey, le 5 février 1951, de son souhait contracter des accords régionaux ou d’en- de transformer l’intitulé de sa chaire qui treprise. La branche est érigée comme pourrait devenir « Histoire du travail et niveau central de négociation et la loi ré- relations industrielles ». G. Friedmann serve la faculté de conclure la convention propose également de faire évoluer son aux syndicats de salariés et d’employeurs programme de cours pour le centrer da- les plus représentatifs. vantage sur le contemporain. Dans une Pour qualifier cette réalité nouvelle, lettre du 7 mars 1951 que G. Friedmann G. Friedmann utilise, à l’instar des anglo- adresse à L. Ragey, le professeur indique saxons, le terme de relations industrielles. que le cours de l’année 1952-1953 portera Il le fait pour la première fois à la fin de sur les questions contemporaines du tra- l’année 1951-1952. Les deux derniers cours, celui du vendredi 25 avril et ce- 22 Ces deux termes sont déjà utilisés aux États-Unis, lui du lundi 28 avril 1952, portent le titre par Wilbert E. Moore notamment, depuis le milieu des de « Evolutions contemporaines des rela- années 1940. Cf. par exemple (Moore, 1946, 1947, 1948). tions industrielles ». Ultérieurement, G. 23 Le terme de relations professionnelles sera finalement Friedmann mobilise également l’expres- retenu par la communauté française, au détriment de sion générique de relations de travail. Le celui de relations industrielles, tout aussi ambigüe que terme de sociologie industrielle apparaît celui de sociologie industrielle. Mais la convention prend du temps à s’établir et à se stabiliser. En 1976 quant à lui dans le titre des deux premières encore, François Sellier publie aux PUF un ouvrage leçons de 1958-1959 (lundi 3 et vendredi intitulé Les relations industrielles.

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Carte de « pointage » pour l’accès au Graphique 3 : Nombre d’inscrits au Cnam (axe de cours de G. Friedmann (1954-1955). gauche) et au cours d’histoire du travail (axe de [Archives du Cnam.] droite). [Archives du Cnam.] vail et les relations industrielles de 1920 du conseil de perfectionnement du 4 fé- à 1950. Le conseil de perfectionnement vrier 1952, G. Friedmann indique que du 4 février 1952 entérine positivement le public de sa chaire compte désormais la proposition de G. Friedmann, « étant 110 auditeurs en moyenne. C’est l’oc- entendu que l’étude des problèmes s’ap- casion de revenir sur le profi l des élèves pliquerait aussi à l’évolution des rela- qui est composé, dit-il, d’une « clientèle tions du travail dans le commerce et dans variée, caractéristique du Conserva- l’agriculture ».24 Les infl exions théma- toire (agents techniques, dessinateurs, tiques dont il a été fait mention précédem- techniciens SNCF), [de] quelques ingé- ment confi rment la réalité du tournant né- nieurs et quelques professionnels, étu- gocié par G. Friedmann dans ses cours. diants, membres de l’enseignement tech- Dans une lettre en date du 7 mars nique) ».27 À cela s’ajoute un groupe 1951, G. Friedmann justifi e son choix plus homogène : étudiants de l’Institut par la composition du public qui suit ses national de l’étude du travail et d’orienta- 28 cours25. À ce moment assistent au cours tion professionnelle (INETOP) , élèves- du sociologue : les élèves de l’Ecole nor- conseillers du travail, quelques assis- male nationale d’apprentissage (Enna) de Paris (futurs professeurs d’enseigne- 1950 au Congrès National des Assistantes Sociales (Marseille). À la suite de l’intervention, les dirigeants ment généraux), des élèves de l’INOP, de la fédération ont souhaité que les assistantes sociales des conseillers et conseillères du travail spécialisées dans le travail puissent suivre le cours de et, enfi n, des assistantes sociales26. Lors G. Friedmann. 27 [Archives du Cnam : Compte-rendu du conseil de 24 [Archives du Cnam : Compte-rendu du conseil de perfectionnement du 4 février 1952]. perfectionnement du 4 février 1952]. 28 L’INETOP est le nouveau nom, à partir de 1939, de 25 [Archives du Cnam : Lettre de G. Friedmann à L. l’INOP. L’INETOP est rattaché au Cnam en 1941. Dans Ragey, 7 mars 1951]. les courriers dont je fais mention, les auteurs emploient fréquemment l’acronyme INOP en lieu et place 26 G. Friedmann a fait une conférence en novembre d’INETOP. Je me suis bien gardé de rectifi er. Tableau 3 - Composition du public de la chaire d’Histoire du travail (1951-1952) [Archives du Cnam].

Nombre Industriels et métiers Connaissances d’inscriptions Industriel 1 Ingénieur Cnam 1 Élève ingénieur A & M 3 Contrôleur de fabrication 1 O.S.T. Chef fabrication édition 1 Bac Dessinateur 3 BEPS-ENP-CAP Agent technique 2 Agent technique de lancement 1 BS Agent technique radio 1 Préparateur de fabrication 1 Bac – BE Documentaliste 2 aide-documentaliste Typographe 1 Ajusteur 1 Peintre 2 Mécaniciens 1 Fraiseur 1 O.S. soudure 1 Commerce et banque Secrétaire et secrétaire commerciale 3 Comptable 5 Bac – Hautes études Personnel assurance 1 Bac – BE Calculateur d’actuariat 1 Représentant en cartes statistiques 1 Bac perforées Employé de commerce 1 Inspecteur 1 Sans profession mentionnée 1 Employé R.N. Renault 1 Inspecteur de sécurité 1 Employé de banques 5 Inspecteur de banque 1 Bac – BE BS

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Fonctions sociales, fonctionnaires, Nombre Connaissances étudiants d’inscriptions

Directrice – Centre protection 1 Bac – Sage-femme maternelle 10 attestations – Conseillère du travail 3 Licence droit Licence en droit – ès Élève conseillère du travail 14 Lettres, Certificats généraux du Contrôleur du travail 1 Conservatoire. BE - Bac Assistante sociale 4 Surintendante 1 Bac Étudiant en droit 2 Bac Étudiant 5 Professeur enseignement technique 2

Professeur centre d’apprentissage 1 Bac

Institutrice 1 BS Officier mécanicien armée de l’air 1 Officier de carrière, chef bataillon génie 1 Agent SNCF 2 Ingénieur A & M Fonctionnaire 1 Licence droit - BEPS tantes sociales. Pour se caler davantage commerce et banque (26 %), fonctions sur le temps de la formation des élèves sociales, fonctionnaires, étudiants (46 %) de l’INETOP et ceux des conseillers du (tableau 3). Le public se caractérise à la travail, et pour être plus en phase égale- fois par une forte diversité d’occupations ment avec leurs préoccupations, G. Fried- et par une concentration d’appartenance mann suggère de réduire le programme aux franges supérieures de l’encadrement de trois à deux ans et de compresser la de proximité et du monde des employés partie antérieure à la Révolution fran- auxquels s’ajoute un public plus ciblé de çaise afin d’être plus en prise avec les fonctionnaires. phénomènes contemporains. La constitution d’un public pour Au fil des années, le public des la chaire d’Histoire du travail n’est pas cours de G. Friedmann s’étoffe. Après- seulement le produit mécanique de l’in- guerre, « les cours sont publics et gratuits térêt global pour le Cnam qu’indique le et toute personne peut y être inscrite sans nombre croissant des inscrits de 1949 à aucune formalité. Les inscriptions sont 1959 (Graphique 3). G. Friedmann bé- prises au Secrétariat du Conservatoire néficie, du moins au début, de l’implica- ».29 Les élèves doivent néanmoins pointer tion personnelle de l’administrateur du à chaque cours avec une carte. En 1946- Conservatoire. Le 6 novembre 1946, L. 1947, au Cnam, on compte environ 147 Ragey envoie un courrier à R. Bothereau, auditeurs par cours, avec des effectifs va- secrétaire général adjoint de la CGT pour riant entre quelques dizaines et presque lui signaler le cours de G. Friedmann, en 2 000. G. Friedmann part de bas pour indiquant que « les sujets traités sont de atteindre ensuite la moyenne. Pendant la nature à intéresser très vivement tous période où enseigne G. Friedmann, on ceux qui veulent mieux connaître les note une croissance globale du nombre conditions actuelles du travail grâce à d’inscrits au Cnam, et plus spécifique- son évolution dans un passé récent »30. Un ment du public des chaires de Physiologie courrier similaire parvient au directeur de du travail (moins de 100 à plus de 200 sur l’École normale supérieure de l’enseigne- la période de présence de G. Friedmann ment technique. Une deuxième vague de au Cnam) et de Sélection et orientation courriers part en 1950. Le 16 novembre, professionnelle (la croissance est à peu L. Ragey écrit à Mme Benassy, secrétaire près similaire). générale de l’INOP, pour proposer que ses On compte 86 inscrits pour l’année élèves suivent quinze leçons de G. Fried- 1951-1952 (à la date du 18 avril 1952) à mann sur les problèmes de la seconde Ré- la chaire d’Histoire du travail. L’origine volution industrielle (1880-1914). L’af- professionnelle des auditeurs se répartit faire se conclut rapidement. En quelques comme suit : industrie et métiers (28 %), jours à peine, le principe est retenu. Les

29 [Archives du Cnam : Note de L. Ragey, 23 février 30 [Archives du Cnam : Lettre de L. Ragey à R. 1946]. Botherau, 6 novembre 1946].

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élèves de l’INETOP sont admis au cours soin. »32 Cette option s’impose d’autant de G. Friedmann chaque lundi et chaque plus naturellement qu’il y a un « paradoxe vendredi. Par courrier du 29 novembre irritant à ce qu’un Institut du Conserva- 1950, c’est la directrice de l’Enna qui de- toire des Arts et Métiers n’utilise pour ses mande cette fois que les stagiaires de la enseignements normaux aucun des cours section « lettres » de son école et celles de de l’établissement principal ».33 la section « dessin et enseignement mé- Mais les choses ne se passent pas au nager » puissent aussi assister aux confé- mieux. Certains étudiants de l’INETOP rences de G. Friedmann. demandent que le cours de G. Friedmann L’année suivante, L. Ragey re- soit facultatif34. En réponse à leur requête, prend la plume. Le 24 mai 1951, il écrit G. Friedmann rappelle qu’il a raccourci à Mlle Roux (ministère du Travail) pour le cycle de ses leçons (de trois à deux conseiller le cours de G. Friedmann aux ans) afin de respecter les exigences de candidats et candidates conseillers du tra- l’INETOP. G. Friedmann explique éga- vail. « Personnellement, je ne pense pas lement qu’il professe un cours de culture qu’il soit donné nulle part une informa- générale sur les problèmes du travail qui tion objective plus substantielle sur l’évo- s’inscrit dans une perspective historique lution contemporaines des conditions de et sociologique. Ce cours doit aider les 31 travail et sur le sens de cette évolution. » étudiants dans leurs futures activités in- Le 14 avril de la même année, une note de dustrielles, en leur permettant notamment L. Ragey propose d’étendre la formation d’élargir l’horizon de leurs connais- à l’INOP. Une troisième année, dédiée à sances. G. Friedmann laisse entendre fi- la rédaction d’un mémoire, pourrait ve- nalement que le souhait des étudiants est nir compléter le cursus. L’examen des utilitaire35. Ceux-ci ne veulent suivre que connaissances aurait lieu en fin de deu- les cours qui les aideront à répondre aux xième année. Pour bien apprendre la réa- questions posées dans le cadre du pro- lité des métiers, ajoute l’administrateur, gramme actuel. il faut savoir observer les travailleurs, comprendre leurs soucis, leurs aptitudes 32 [Archives du Cnam : Lettre de L. Ragey à M. le et leurs contraintes. Il est donc judicieux Directeur adjoint de l’Enseignement technique, 14 de suivre le cours de G. Friedmann. « Un avril 1951]. tel cours, peut-être unique au monde, 33 Ibid. ouvrirait l’esprit des élèves de l’INOP et 34 [Archives du Cnam : Lettre G. Friedmann à H. leur donnerait des idées justes, fondées Piéron, 21 février 1953]. sur des observations objectives quant aux 35 G. Rot me signale qu’un courrier de G. Friedmann, réalités humaines du travail industriel. qui mentionne les soucis rencontrés par ce dernier dans À coup sûr, ces élèves en ont grand be- ses relations avec l’INETOP, indique que les démêlés ne sont pas non plus étrangers à la crainte qui est la sienne de subir une campagne de nature politique à 31 [Archives du Cnam : Lettre de L. Ragey à Mlle son encontre, et par-delà sa personne, à l’encontre de Roux, 24 mai 1951]. la sociologie du travail. Graphique 4 : Assiduité de G. Friedmann aux conseils de perfectionnement du Cnam. Source : archives du Cnam. Lec- ture : en 1946, G. Friedmann a siégé à six comités de perfectionnement et a été ab- sent deux fois. [Archives du Cnam.]

Les engagements de Friedmann Une note indique que le voyage est prévu dans et hors du Cnam vers le 20 mai 1948 et la conférence pour octobre 1948, et qu’un second thème est G. Friedmann n’est pas qu’un ensei- prévu : « Les problèmes de la formation gnant. Au Cnam, il est membre de droit professionnelle dans leurs rapports avec du conseil de perfectionnement, instance l’évolution des procédés de fabrication de régulation majeure qui se réunit au et de rationalisation dans les principales rythme de 6 à 8 fois par an. Il y siège pour industries. »36 la première fois le lundi 4 février 1946 et À l’extérieur du Cnam, G. Fried- se montre plutôt assidu, même si sa par- mann est plus actif mais le Conservatoire ticipation va en déclinant (graphique 4). n’en oblige pas moins le professeur à de- Au conseil de perfectionnement, il prend mander l’autorisation de se faire suppléer peu la parole et s’investit parcimonieuse- lorsque ses déplacements ou ses obliga- ment. Il siège par exemple à la commis- tions multiples mettent en péril sa possibi- sion chargée d’entendre et de classer les lité d’enseigner. En octobre 1948 encore, candidats sur la chaire de Physiologie du G. Friedmann est chargé d’une mission travail. En 1948, il est chargé d’organiser scientifi que aux États-Unis, longue de dix au Conservatoire une série de conférences semaines, pour le compte de la Direction sur les problèmes relatifs à l’adaptation des relations culturelles. J. Fourastié le des machines et des postes de travail à remplace durant les mois de novembre l’ouvrier. L. Ragey écrit le 18 avril 1948 et de décembre. Au cours de sa mission, au professeur Frisby, directeur du Na- G. Friedmann visite des entreprises dont, tional Institute of Industrial Psychology (Londres) pour lui annoncer la venue de 36 En 1947, L. Ragey propose le nom de G. Friedmann pour siéger au conseil technique du Bureau des temps G. Friedmann à ce sujet. Il lui rappelle élémentaires puisque lui seul, estime alors que à l’occasion que G. Friedmann a déjà eu l’administrateur, pourra orienter avec effi cacité et l’opportunité, avant-guerre, de nouer des originalité les efforts de ce bureau (dont la mission est de préparer les chronométreurs à leurs futures tâches contacts avec deux membres de son insti- industrielles) vers une utilisation du facteur humain tut, Charles S. Myers et George H. Miles. plutôt que vers l’exploitation du « moteur humain ».

68 69 plusieurs fois, l'usine d’Hawthorne. Il sociologues à Moscou, rencontre tenue à s’entretient avec des collègues comme l’initiative du professeur Marshall, direc- le sociologue du travail Everett Hughes teur du département des sciences sociales avec lequel il restera en relation durable. de l’Unesco38. Ce voyage, qui l’incite notamment à s’in- En plus des multiples autres confé- téresser à la situation des noirs, donne lieu rences qui n'appellent pas pour y par- à une conférence intitulée « De Boston au ticiper d'autorisations administratives, Mississipi » (sous la présidence d’André G. Friedmann investit fortement dans Siegfried, alors président de la Fondation l’enseignement, l’animation de la re- nationale des sciences politiques) puis à cherche et l’écriture. Il est ainsi profes- l’article du même nom qui paraît dans Es- seur à l’Institut d’études politiques de prit en 1949 (Friedman, 1949).37 1949 à 1962. Dès 1948, alors qu’il vient Lors du conseil de perfectionnement d’être recruté comme directeur d’étude du 3 octobre 1955, G. Friedmann de- à l’Ecole pratique des hautes études mande à nouveau à se faire remplacer, par (EPHE), il chapeaute une série d’inves- Jean-Daniel Reynaud cette fois, afin « de tigations empiriques dont l’esprit est parachever des articles scientifiques per- directement débiteur des Problèmes hu- sonnels ». Le conseil de perfectionnement mains du machinisme industriel. Michel donne son accord et J.D. Reynaud pro- Verry enquête ainsi sur les laminoirs fesse les mois qui suivent. En décembre, ardennais, Viviane Isambert-Jamati sur le temps de la suppléance est clos. En l’industrie horlogère, sur 1955 toujours, G. Friedmann est sollicité la Régie Renault... Dans sa contribution par l’Agence européenne de productivité à l’ouvrage édité par Pierre Grémion et pour participer à une conférence tripartite Françoise Piotet, Henri Mendras rapporte (industriels, syndicalistes, experts scien- qu’il a tôt suivi, en 1949, le séminaire de tifiques). Après accord de L. Ragey, G. G. Friedmann à l’EPHE. « Nous n’ étions Friedmann se rend à Rome du 29 janvier guère qu’une dizaine à écouter Fried- 1956 au 8 février 1956. Trois ans plus mann qui raffinait alors sa théorie sur le tard, J.D. Reynaud prend en charge les contraste entre milieu technique et milieu enseignements de la semaine du 4 au 12 naturel. […] Il organisait aussi des stages janvier 1958 quand G. Friedmann (alors d’entreprise grâce à un de ses disciples, président de l’Association internationale directeur du personnel dans une entre- de sociologie) participe à une réunion de prise de Nanterre. »39 Dix ans plus tard, ce séminaire, qui se tient les mercredis de 37 Comme l’indique P. Desmarez, « s’agissant des Etats-Unis, Friedmann publie à la même époque [que 10 heures à 12 heures, est le lieu où sont le voyage dont il vient d’être question] des textes dans les Cahiers internationaux de sociologie et Annales 38 [Archives du Cnam : Lettre de L. Ragey à G. qui formeront, légèrement étoffés, deux chapitres de Friedmann, 30 octobre 1957]. Où va le travail humain ? », Pierre Desmarez, « Georges Friedmann, médiateur de la sociologie industrielle » 39 Témoignage d’Henri Mendras (in Grémion & Piotet, (in Grémion & Piotet, p. 108) pp. 167-168). Extrait du dossier administratif de G. Friedmann au Cnam [Archives du Cnam].

présentées de grandes recherches de so- à la renaissance de L’Année sociologique ciologie empirique. Y sont ainsi discutés et dirige une collection « L’homme et la les travaux de : machine » aux éditions de Minuit. Enfi n, J.D. Reynaud et d’A. Touraine sur les la période « cnamienne » correspond à laminoirs de Mont Saint-Martin, de Mi- celle où G. Friedmann publie deux livres chel Crozier sur un centre de chèques qui feront date en sociologie du travail : postaux, d’ sur les stars, Où va le travail humain ? (1950) et Le d’Odile Benoit-Guilbot sur les grèves travail en miettes (1956). Problèmes chez Merlin-Gérin, d’H. Mendras sur le maïs hybride à Nay, de Viviane Isambert- humains est traduit aux États-Unis à la Jamati et Madeleine Guilbert sur le tra- même période (en 1955). Les grandes vail des femmes, de Violette Morin sur revues américaines rendent compte de bébé royal, de Joffre Dumazedier sur la l’ouvrage du sociologue français42. En Al- dynamique culturelle des loisirs, de Jean- lemagne, les ouvrages de G. Friedmann René Tréanton sur les nouveaux quar- tiers de Troyes, de Jacques Dofny sur les sont rapidement traduits par Burkart ateliers de chaussure à Roman, d’Henry Lutz : Problèmes humains du machinisme Raymond sur le Club Méditerranée, des industriel l’est en 1952, Où va le travail ? Van Boekstaël sur leurs premières ‘inter- en 1953, Le travail en miettes en 1959. Le ventions’ sociologiques, etc.40 rayonnement international du sociologue En 1949, G. Friedmann succède français est conforté par les responsabili- pour une durée de deux ans à Georges tés qu’il assume en tant que président de Gurvitch à la tête du Centre d’études l’Association internationale de sociologie sociologiques (CES), avec pour mission (1956-1959) et de président de la Faculté de le transformer en vrai laboratoire en latino-américaine des sciences sociales recrutant notamment de nouveaux cher- (1958-1964). cheurs41. G. Friedmann est également ac- Les multiples fonctions que G. tif sur le plan éditorial puisqu’il participe Friedmann assume ne freinent pas, tout au contraire, sa carrière au sein de l’édu- 40 Ibid., pp. 169-170. cation nationale. Le 2 mai 1952, il est 41 Au CES, G. Friedmann anime une équipe de nommé Inspecteur général honoraire chercheurs composée en 1950 d’Edgar Morin, Paul- de l’enseignement technique. En 1959, Henri Chombart de Law, Paul Maucors et Alain alors qu’il était directeur cumulant, G. Touraine. D’autres viendront ensuite renforcer le noyau initial : Michel Crozier, Henri Mendras, Jean-Daniel Reynaud, , Joffre Dumazedier… 42 Pierre Desmarez, op. cit., pp. 103-118.

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Friedmann acquiert le statut de directeur explique son départ par des engagements d’étude non cumulant à la 6è section de de travaux pris depuis longtemps et aussi pour assumer ses responsabilités à l’égard l’EPHE. Il recevra une indemnité com- des équipes de recherche scientifique pensatrice entre le traitement qu’il perçoit dont il a la charge. Explique que l’ensei- comme directeur d’étude et le traitement gnement au Cnam exige une constante de professeur du Conservatoire. Le 28 fé- remise à jour. Le titre de la chaire « His- vrier 1963, un décret accorde à G. Fried- toire du travail et relations industrielles » a un titre très Cnam. Comme d’autres mann le statut de professeur honoraire du enseignements économiques du Conser- Cnam à compter du 1er janvier 1959. vatoire, elle a prouvé son utilité et attiré sans aucune publicité spéciale un public limité mais très fidèle : lorsque j’ai pris Conclusion la chaire en 1946 elle comptait 37 audi- teurs, ceux-ci sont devenus 152 en 1957, 170 environ en 1958. Etant donné l’évolu- La période durant laquelle G. Fried- tion incessante du progrès technique, cet mann professe au Cnam correspond à une enseignement, en grande partie consacré phase d’intérêt intensif porté au travail. à ses répercussions sur les travailleurs 44 À la fin des années 1950, G. Friedmann s’avère et s’avèrera de plus en plus utile . commence à regarder ailleurs. Il n’a pas Le conseil de perfectionnement ac- donné une suite favorable à une pressante cepte, à l’unanimité, de déclarer la chaire sollicitation qui aurait pu le mener au vacante et de la maintenir avec son titre Collège de France. « Votre renonciation, actuel. Après cette séance d’au revoir, G. dans le cas présent » lui écrit à ce sujet Friedmann ne siégera plus au conseil de l’administrateur du Collège, « ne fera perfectionnement. que renforcer l’estime dont vous jouissez En 1960, le tournant post-travail 43 parmi nous. » G. Friedmann préfère que négocie G. Friedmann se concrétise l’ancrage à l’EPHE. Lors du conseil de institutionnellement. Celui-ci fonde le perfectionnement du 2 février 1959 : Centre d’études transdisciplinaires, so- L. Ragey expose que par arrêté du 20 ciologie, anthropologie, histoire (CET- janvier 1959 (JO du 21/1/59) M. G. Fried- SAH, aujourd’hui Centre Morin) et la er mann a été nommé à compter du 1 jan- revue Communication. Les publications vier 1959, Directeur non cumulant à la 6è section de l’Ecole Pratique des Hautes portent également la trace de la bifurca- Etudes ; il souligne que l’an dernier G. tion. G. Friedmann publie le tome I de Friedmann avait décliné l’honneur d’une Problèmes d’Amérique Latine en 1959 et Chaire au Collège de France. M. Ragey le tome II en 1961, Fin du peuple juif ? exprime ses regrets du départ de M. en 1965, 7 études sur l’homme et la tech- Friedmann et pose au conseil la question du maintien de la chaire. G. Friedmann nique en 1966 et La Puissance et la Sa- gesse en 1970. Si le Traité de sociologie 43 [Archives personnelles de M. Friedmann : Lettre de l’administrateur du Collège de France à G. 44 [Archives du Cnam : Compte-rendu du conseil de Friedmann, 4 novembre 1957.] perfectionnement du 2 février 1959]. du travail (co-dirigé avec Pierre Naville Fontanon, C. (1992). « L’introduction avec le concours de Jean-René Tréanton) des sciences sociales au Conservatoire natio- nal des arts et métiers. Un champ d’essai pour paraît, en deux volumes, en 1961 et 1962, le ‘millerandisme’ ». Cahiers de l’IHTP, n° 26, c’est que l’entreprise avait pris beaucoup pp.103-124. de retard (Tréanton, 1986). G. Friedmann Fontanon, C. & Grelon, A. (dir.). Les pro- décède à Paris en 1977 avec en mains les fesseurs du Conservatoire national des arts et Maximes et pensées de Chamfort. métiers. Dictionnaire biographique 1794-1955, La vacance de la chaire d’« histoire L-Z, Paris : INRP/Cnam. du travail et de relations industrielles » est Friedmann, G. (1956). Le travail en publiée au Journal Officiel du 17 février miettes. Paris : Gallimard, 1956. 195945. J.D. Reynaud, qui connaît bien Friedmann, G. (1949). « De Boston l’établissement, est auditionné avec un au Mississipi », Esprit, n° 156, juin 1949, pp. 778-799. autre prétendant lors du conseil de perfec- tionnement du 4 mai 1959. G. Friedmann Friedmann, G. (1946). Problèmes hu- mains du machinisme industriel. Paris : ne siège pas alors dans la commission de Gallimard. recrutement. Classé deuxième derrière Gouarné, I. (2012). « Engagement philo- Robert Derathé, un philosophe spécialiste soviétique et posture sociologique dans l’entre- de Jean-Jacques Rousseau, J.D. Reynaud deux guerres. Le rôle politico-intellectuel de bénéficie d’une inversion de classement Georges Friedmann ». Sociologie du travail, vol. opérée par le conseil d’administration 54, n° 3, juillet-septembre 2012, pp. 356-374. du Cnam46. Le nouveau professeur siège Grémion, P. & Piotet, F. (dir.) (2004). pour la première fois au conseil de perfec- Georges Friedman. Un sociologue dans le siècle, 1902-1977. Paris : éditions du CNRS. tionnement le 12 octobre 1959. Au 292, rue Saint-Martin, une nouvelle page se Henry, O. (2012). Les guérisseurs de l’économie. Ingénieurs-conseils en quête de tourne alors pour la sociologie du travail. pouvoir. Paris : CNRS éditions. Lallement, M. (2011). « Qu’est-ce qu’une Bibliographie forme normale de division du travail ? De l’hé- ritage durkheimien aux enjeux contemporains ». In L. Jacquot & C. Kraemer (dir.), Travail et Borzeix, A. & Rot, G. (2010). Sociologie dons, Nancy : PUN, pp. 201-213. du travail. Genèse d’une discipline, naissance d’une revue. Nanterre : Presses universitaires de Le Bianic, T. (2004). « Le Conservatoire Paris Ouest. national des Arts et Métiers et la machine hu- maine. Genèse et développement des sciences du travail au Cnam de 1910 à 1990 ». Revue d’His- 45 Ibid. toire des Sciences Humaines, n°11, décembre 46 Dans sa contribution au présent numéro, G. Rot 2004, pp. 185-214. montre dans le détail qu’in fine J.D. Reynaud doit sa nomination à une intervention décisive de L. Ragey Moore, W. E. (1948). « Industrial Socio- auprès du ministre de l’Education nationale après que logy : Status and Prospects ». The American So- l’Institut a placé R. Derathé en première ligne. ciological Review, XIII, 1948, pp. 382-393.

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Moore, W. E. (1947). « Current Issues in Industrial sociology ». The American Sociologi- cal Review, XII, 1947, pp. 651-657. Moore, W. E. (1946). Industrial relations and the Social Order, New York : McMillan. Pillon, T. (2009). Lire Georges Fried- mann. Problèmes humains du machinisme in- dustriel, Paris : Ellipses. Ribeill, G. (1999). « Approches critiques du travail entre les deux guerres : la place de Georges Friedmann ». Sociologie du travail, vol. 41, n°1, janvier-mars 1999, pp. 23-39. Rot, G. & Vatin, F. (2005). « Les avatars du ‘travail à la chaîne’ dans l’œuvre de Georges Friedmann (1931-1966) ». Genèse, n° 57, mars 2005, pp.23-40. Tréanton. J.-R. (1986). « Sur les débuts de la sociologie du travail », Revue française de so- ciologie, XXVII, 4, pp. 735-740. Vatin, F. (2004). « Machinisme, marxisme, humanisme : Georges Friedmann avant et après- guerre ». Sociologie du travail, vol. 46, n° 2, avril-juin 2004, pp. 205-223.