Perspective Actualité en histoire de l’art

4 | 2006 La monographie d’artiste

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/perspective/4202 DOI : 10.4000/perspective.4202 ISSN : 2269-7721

Éditeur Institut national d'histoire de l'art

Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2006 ISSN : 1777-7852

Référence électronique Perspective, 4 | 2006, « La monographie d’artiste » [En ligne], mis en ligne le 26 janvier 2014, consulté le 01 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/perspective/4202 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/perspective.4202

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Comment la monographie d’artiste, genre fondateur de l’histoire de l’art, a-t-elle su s’adapter à l’éclatement du concept d’œuvre et à la crise de la notion d’auteur ? Des débats sur l’actualité et l’adaptation du genre, des livres de poche aux grandes expositions ; des synthèses sur l’écriture monographique, de l’art grec à l’architecture du xxe siècle ; des points de vue comparatistes sur des monographies de peintres, de compositeurs, de cinéastes…

Tabula Gratulatori Alain Aubry (Club français du livre), Marc Blondeau et Étienne Bréton (Blondeau et associés), Maurizio Canesso (Galerie Canesso), Michel Descours (Librairie Michel Descours), Bertrand Gauthier et Bertrand Talabardon, Nicolas Joly (Sothedy's), Fabrizio Lemme, Hubert Prouté (Galerie Hubert Prouté), Giovanni Sarti (Galerie G. Sarti), Éric Turquin (Éric Turquin S.A.) et Marco Voena

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SOMMAIRE

La monographie, un outil indispensable Pierre Rosenberg

Le sujet dans l’histoire Laurence Bertrand Dorléac

Débat

La monographie d’artiste : une contrainte, un modèle, un schéma adaptable ? Sylvie Aubenas, Eric de Chassey, Michel Laclotte, Nabila Oulebsir, Philippe Plagnieux et Agnès Rouveret

Un type de discours et sa production/diffusion Isabelle Balsamo, Jean-François Barielle, Christian Besson, Geneviève Bresc-Bautier, Jean Galard et Rodolphe Rapetti

Un genre à repenser, une formule à renouveler ? Stephan Bann, Stéphane Guégan, Christian Michel, Gianni Romano et Bernard Vouilloux

Travaux

La monographie d’artiste de l’Antiquité grecque. Pratiques, apories, adaptations Francis Prost

Les vies de Rembrandt Mariët Westermann

Qu’importe qui conçoit ? Questionnement sur la monographie d’architecte Pieter Uyttenhove

Actualité

Gentile da Fabriano. Espaces ouverts à l’interprétation Mauro Minardi

Carlo Crivelli : style ou iconographie Thomas Golsenne

La monographie en musicologie : compositeurs français des XVIIe et XVIIIe siècles Catherine Cessac

La monographie d’architecte à l’époque moderne en France et en Italie : esquisse d’historiographie comparée Claude Mignot

Courbet par Clark : visions politiques et visées polémiques d’une monographie Thomas Schlesser

Kurt Schwitters, entre rigueur scientifique et souffle poétique Isabelle Ewig

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Les aventures de la monographie de cinéma : le Rossellini de Gallagher Hervé Joubert-Laurencin

Un voyage dans la lumière : Rainer Werner Fassbinder Marianne Dautrey

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La monographie, un outil indispensable

Pierre Rosenberg

1 Federico Zeri – je n’ai hélas pas sous les yeux la citation exacte – disait qu’on peut se consacrer à l’histoire de l’art que l’on veut, celle par laquelle on se sent attiré – iconographie, collectionnisme, psychologie ou sociologie de l’art, esthétique, sémiologie, histoire de l’histoire de l’art, réflexion théorique, que sais-je encore –, si l’on a rédigé une monographie, mais que l’on ne peut se prétendre historien d’art, quel que soit le champ que l’on s’est choisi, si l’on n’a pas écrit une monographie. Cette déclaration péremptoire quelque peu provocatrice – qui s’en étonnera venant de Federico Zeri ? – contient sa part de vérité.

2 Écrire la monographie d’un peintre, d’un sculpteur, d’un architecte, d’un cinéaste – je me limiterai ici aux périodes dites modernes et contemporaines – oblige celui qui l’entreprend à utiliser tous les instruments qui sont à la disposition du futur historien d’art. Il y a les archives et les bibliothèques, les photothèques privées ou publiques et les musées, réserves incluses. Il y a les cabinets de dessins et les grands fonds de gravures souvent insuffisamment consultés (qui sait par exemple que pour le catalogue raisonné d’un artiste français, la visite à la Bibliothèque nationale de France doit obligatoirement s’accompagner d’un déplacement à l’Albertina de Vienne ?). Il y a les collectionneurs et les marchands, les salles des ventes françaises et anglaises, petites et grandes. Il y a aujourd’hui Internet et le traitement de texte par ordinateur – indéniable progrès. Il y a la connaissance des langues vivantes – bredouiller l’anglais ne suffit pas, l’allemand et l’italien restent obligatoires – et les langues dites mortes. Il y a les voyages et les détails matériels qu’il faut savoir maîtriser, commander une photographie, obtenir l’indispensable accès auprès du collectionneur revêche qui se cache et n’ouvre pas facilement sa porte. Il y a l’acquisition d’une pratique qui, dans l’avenir, s’avèrera indispensable.

3 Il y a surtout l’œil… Car après tout, et on l’oublie aujourd’hui, l’histoire de l’art est une question d’œil. Celui qui se consacre à une monographie doit savoir réunir tout ce qui a été écrit et publié par le passé sur l’artiste de son choix mais il doit également

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intervenir, faire ses propositions tout en restant impartial, porter un jugement (je n’ai pas prononcé le mot « attribution », honni dans certains cercles universitaires).

4 Cette partie de sa tâche est la plus distrayante, la plus stimulante, elle oblige l’impétrant, comme on dit, à se plonger dans le monde vivant des musées et des marchands, à tenter d’en comprendre les mécanismes, elle oblige à lire et à regarder.

5 Vient ensuite la rédaction, l’austère rédaction. Quel plan adopter, comment rédiger une note, à quel moment l’auteur d’une monographie obligatoirement accompagnée d’un catalogue raisonné (autre mot honni) – une expression française adoptée dans toutes les langues – doit-il prendre la parole à la première personne ? Que veut dire l’unification ? Comment rendre l’érudition vivante ? Toutes ces questions, qui souvent ont découragé les plus vaillants et dont la maîtrise rend par la suite la vie de l’historien de l’art bien plus facile, sont clairement et méthodiquement abordées dans un article de Jacques Thuillier (paru dans le numéro de septembre-octobre 1975 de L’information d’histoire de l’art) dont je ne saurais trop recommander la lecture et dont je souhaiterais qu’il soit republié dans Perspective, un article qui évitera bien des tâtonnements.

6 On ne saurait aborder cette question des monographies sans faire allusion à leur coût. Pour l’auteur chevronné, guère de problèmes, la maison d’édition se chargera, surtout si l’artiste objet de cette monographie a quelque célébrité, d’en assurer les frais. Si l’artiste est moins connu et si aucun éditeur n’a eu le courage de se lancer dans l’aventure, il y a en France Arthéna (l’Italie est bien plus fortunée et une monographie même d’un artiste totalement oublié trouvera son éditeur). Mais le problème que nous voulons aborder ici est celui du débutant, qui ne dispose pas des indispensables ressources matérielles pour voyager, commander les photographies, etc… (et qui, souvent découragé, entreprend ce qu’il peut mener à bien sur place, avec la seule ressource d’une bibliothèque et de quelques photocopies). On ne saurait esquiver cette question (l’histoire de l’art est une discipline chère) qui mériterait, comme celle des droits de reproduction photographique pour laquelle l’horizon me paraît moins bouché qu’il y a encore quelques mois, une plus ample réflexion, objets de futurs éditoriaux de Perspective.

7 Revenons aux monographies. Elles redonnent vie à un artiste. Elles sont un révélateur. Elles permettent à leur auteur, en fonction de ses dispositions, de ses intérêts, de choisir sa voie. Elles lui donnent une liberté de manœuvre qui, on le constate si souvent à lire The Art Bulletin (un exemple parmi d’autres), manque à tant d’auteurs. Que de coquilles dans une citation en français, que de localisations erronées (un Gabriel de Saint-Aubin reproduit comme appartenant au Musée de Rouen, ce qui, hélas, n’est pas le cas). Que d’œuvres doctement commentées dont on sent bien que l’auteur ne les a jamais vues (et parfois on se demande si les avoir vues a pour cet auteur la moindre importance)… Certes, il n’y a pas de règles impératives dans la rédaction d’une monographie. Autant de monographies, autant de cas d’espèce et rien ne serait plus absurde que de vouloir en imposer. Mais il y a une méthode, celle d’une discipline scientifique que l’on appelle l’histoire de l’art. Comprendre l’importance d’un index, savoir mettre en ordre une bibliographie, bâtir méticuleusement une provenance, rédiger une notice de catalogue peut paraître inutilement minutieux, pour ne pas dire vain. Tout cela, entend-on dire, n’est que détails, dont seuls les tâcherons de la discipline s’occupent et se préoccupent.

8 Vivent les tâcherons.

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INDEX

Keywords : monograph, writing, resource, artist, author, research Mots-clés : monographie, écriture, ressource, artiste, auteur, recherche Index chronologique : 1900, 2000

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Le sujet dans l’histoire

Laurence Bertrand Dorléac

1 Proust s’en prenait déjà à Sainte-Beuve et, comme Mallarmé et Valéry, il pensait qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui qui se manifeste dans les habitudes, la société ou le vice des hommes. La question vaut aussi pour les œuvres d’art et les monographies dignes de ce nom évaluent inlassablement le statut du sujet dans l’histoire. Au moment où l’on devrait avoir pris acte depuis longtemps des acquis de l’histoire des Annales et à l’heure où les gender studies se multiplient, la monographie intègre de nouveaux paramètres qui minent en particulier le vieux fétichisme de l’artiste en génie libre, forcément mâle et dominant. Il n’empêche, le goût de notre époque est aux success stories avec ses attributs navrants : plate chronologie, anecdotes, psychologie de bazar. Les biographies sont un genre commercialement gagnant où triomphe rarement l’originalité, et l’édition flatte généralement l’inventaire de personnalités déjà connues servies par des auteurs qui multiplient à l’envi les feuillets en regrettant sans doute de ne pouvoir redonner une vie entière, au jour le jour, en oubliant le principal. Rémi Labrusse dans son récent Miró en a tiré le parti pris inverse en finissant son magistral essai par dix-huit pages d’« une vie (récit) », placée dans les « appendices », comme si toute biographie était impossible sans trahir son vrai sujet.

2 Si l’œuvre est au centre, au détriment de la biographie ordinaire de l’artiste considérée comme sans intérêt, c’est que l’on s’est habitué à penser l’auteur comme agi et finalement dépassé par son œuvre, et si l’on réussit aujourd’hui des monographies qui allient tant d’éléments de réflexion, c’est que des générations ont jadis condamné la bêtise d’un genre rendu infertile. Davantage depuis l’après-guerre, ne serait-ce qu’avec la thèse de Fernand Braudel, en 1947, présentée par son directeur, Lucien Febvre, comme une véritable rupture historiographique – elle ne serait pas sans conséquence sur l’ensemble des sciences humaines, y compris l’histoire de l’art. Elle avait pour sujet « la Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II » et le libellé lui- même était révolutionnaire : dans la tradition de l’école méthodique, le titre et la démarche auraient plutôt dû mettre en valeur l’homme politique. On sait moins que ce détournement avait été suggéré par Lucien Febvre lui-même quand il avait dit à son élève : « Philippe II et la Méditerranée », beau sujet mais pourquoi pas « la Méditerranée et Philippe II » ?

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3 Le dirigeant politique ne serait donc plus l’idole mais l’espace, hissé au rang de personnage central, et trois temps ramèneraient les hommes au niveau de leur pauvre destin de rouages agis et ballotés dans le cycle de la longue durée des déterminations géographiques, puis de l’économie, puis du temps court de l’histoire politique. On en oublie que la première génération de fondateurs de l’école des Annales a produit des biographies et non des moindres, à commencer par Luther de Lucien Febvre, et l’on se souvient surtout de la seconde, qui l’a remise en cause au profit de nouveaux modèles en supposant une histoire presque sans nom propre – le rêve par ailleurs d’un Wölfflin en histoire de l’art. C’est que les hommes en héros ne suffisaient plus à éclairer les processus historiques, l’histoire téléologique avec sa galerie de grandes figures non plus. C’en était fini de l’idéologie édifiante et optimiste qui faisait rimer le progrès avec la célébration de ses grands hommes, artistes compris. Les années 1960 allaient entériner la mort du sujet et de l’auteur amorcée dès l’après-guerre. Dans toutes les sciences humaines, le marxisme, l’anthropologie, la psychanalyse, le structuralisme et la nouvelle critique bouleversaient les conditions même du récit. Il faut se pencher à nouveau sur la pensée de Lévi-Strauss, Barthes, Lacan, Bourdieu, Deleuze et de bien d’autres, pour saisir à quel point toute une génération en a eu assez de la figure du héros paternel tout en réclamant une révolution héroïque en politique. Il faut relire à cet égard le fameux texte fondateur de Roland Barthes sur la mort de l’auteur en 1968 et « Qu’est-ce qu’un auteur ? » de Michel Foucault, un an plus tard : les structures sociales ou l’inconscient parlaient à la place du sujet livré au gouffre de l’automatisme de son discours et de son action.

4 Le Linguistic turn puis le New Historicism ont formulé plus récemment de nouvelles questions qui n’ont pas mis fin au puissant retour de balancier en faveur du sujet dans les œuvres et dans les textes. Encore faut-il nuancer la formulation car ce retour comprend le plus souvent les vertus découvertes précédemment. En 1996, le Saint Louis de Jacques Le Goff n’est pas exempt de son expérience d’historien des Annales et la diversité des pratiques ne devrait pas occulter le goût répandu d’une histoire « totale » jamais aboutie mais toujours fixée en guise d’horizon d’attente. La monographie serait désormais dans ce projet le moment crucial où l’on pourrait au mieux poser tous les problèmes de méthode que l’on veut.

5 Rappelons-nous le Portrait d’Annibal Carrache de Roberto Zapperi (1989, traduction en 1999), ou le succès d’Enquête sur Piero della Francesca de Carlo Ginzburg (1981, traduction en 1983), qui dépassait de loin les milieux de l’art. C’est que l’époque devenait propice alors qu’un peu avant, en 1973 encore, Tim Clark et son Courbet n’avaient pas eu en France la traduction ni la réception qu’ils méritaient – c’était pourtant un bel exemple de monographie stimulante, dépassant le cas du peintre pour évaluer les conditions d’une révolution sociale et du regard. Or, si Thomas Schlesser annonce aujourd’hui la réévaluation du travail de Tim Clark, c’est que les temps ont changé et que toutes les biographies profiteront du mouvement en faveur du genre qui a succédé à son purgatoire jusqu’au début des années 1980. À ce moment-là, même l’historien des structures a crié famine en voulant revenir à l’ogre de la fable car, comme disait Marc Bloch, l’historien sait que là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier.

6 Le retour en force du sujet était d’autant plus fatal que la théorie de l’œuvre orpheline avait fait des émules qui ne valaient généralement pas les maîtres, ils avaient ossifié l’ensemble au point d’en exclure tout désir au profit des codes. Le retour du refoulé profita donc au « je » mais avec son misérable tas de secrets et tous les errements de

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l’auteur rentré en majesté. C’était passer du génie de l’artiste qui brûle les pages de l’histoire de l’art au point de rendre quasi-impossible toute distance, au génie de l’auteur qui impose son goût du moment et se prend volontiers pour un juge intraitable voire pour un moraliste. La chose n’est pas nouvelle : Aristoxène de Tarente, le premier biographe connu, quatre siècles avant Jésus-Christ, dénonçait déjà les gestes du philosophe et les jugeait plus signifiants que sa pensée. Il n’est pas rare aujourd’hui de voir remise en cause une œuvre au nom des « dérives » de son auteur et l’on voit se multiplier les biographies psychologiques et ordinaires qui se veulent explicatives. Le XIXe siècle avait été friand des signes qui auraient figuré l’expérience de l’artiste dans la vie : on observe aujourd’hui les dégâts de l’interprétation du moi de l’artiste préféré à son œuvre, quand bien même un Meyer Shapiro avait mis en garde contre l’audace de Freud qui n’avait pas échappé aux exagérations de l’interprétation de la vie et de l’œuvre de Léonard de Vinci.

7 La propension à vouloir appliquer au passé les modèles de notre modernité devrait avoir ses limites. À cet égard aussi, ce numéro voudrait condamner les facilités, en particulier le présupposé qui vise à faire débuter trop radicalement la monographie avec l’émergence de l’individu moderne et le souci de soi. Dans l’Antiquité même, l’identité individuelle devient « personnelle » après le second siècle après Jésus-Christ, après débats et diffusion de la chrétienté, et si la notion de biographie ne peut être appliquée selon nos conceptions actuelles, la monographie d’artiste est déjà virtuellement présente dans les traités antiques. Pline l’Ancien, dans son Histoire naturelle, consacre aux peintres et aux sculpteurs des notices qui seront reprises par des auteurs comme Vasari, toujours cité comme le grand précurseur de la biographie en histoire de l’art. Les effets d’originalité nés en particulier du désir des commanditaires de se distinguer invitent à croire en l’individu qui crée la différence des formes et la variété des façons de faire. Ce que l’on nomme le « miracle grec » ou « la révolution grecque » recouvrent ainsi la naissance d’une autonomie relative de l’artiste et de l’art, même si les avis sont encore partagés, entre les « modernistes » (derrière J. J. Winckelmann) et les « primitivistes » qui soulignent la contrainte de l’anonymat (avec Jacob Burckardt).

8 C’est aussi notre modernité qui oblige à penser la pratique monographique autrement. En photographie, en particulier, la définition même de l’auteur est douteuse et Sylvie Aubenas montre bien que le catalogue raisonné, fondement de toute monographie, perd de son sens tellement se multiplient les tirages et donc les images et la notion d’original. Là encore, l’intérêt de la monographie serait de poser de bonnes questions à son auteur, pour chaque artiste différemment, puisque chaque œuvre réclame des outils d’analyse à sa mesure. Évaluer la nature, la place, l’action d’un individu serait une façon de parler d’une totalité, puis, pour reprendre la belle expression de Francis Haskell, de la norme et du caprice, de la société et de l’artiste. Nous connaissons la définition élémentaire du Petit Robert : la monographie est une « étude complète et détaillée [qui] se propose d’épuiser un sujet précis relativement restreint ». Il faut la délaisser au profit des pratiques et il en ressort que la monographie d’artiste est moins en crise aujourd’hui que volontiers mise en crise, dans l’espoir de sortir d’un modèle devenu rigide depuis les Vite de Vasari qui liaient la vie et l’œuvre de façon inédite.

9 Enfin, si l’on venait à douter de la puissance monographique quand on la détourne de ses convenances, il faudrait relire le petit livre de Roland Barthes sur Michelet, publié la première fois en 1954. L’auteur use du genre en écartant une histoire de sa vie et

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même de sa pensée ou bien une explication de l’une par l’autre. Il l’a dit : il a seulement voulu rendre à cet homme sa cohérence et retrouver « un réseau organisé d’obsessions ». Le résultat est qu’il a sans doute écrit l’un des meilleurs livres sur Michelet, le plus net à sa façon bien que le plus emballé. Il a réinventé un individu de manière d’autant plus flamboyante qu’il lui parlait au-delà de l’impassibilité qui devrait en théorie fonder tout récit historique. Ce mangeur d’histoire l’inspirait en effet au- delà du raisonnable et comme l’on n’écrit jamais une biographie sans parler de soi, Barthes prenait l’historien par la maladie, la migraine, les nausées, les vertiges et les oppressions. Comme Michelet qui préfère au malaise du cheminement l’euphorie du panorama, il a préféré le tableau de gloire au calvaire du récit en réduisant au maximum la chronologie. Il a bien ressuscité un mort avec la puissance d’écriture d’un vivant dont l’histoire n’est pas la spécialité mais la passion d’un moment. Il a péché aussi par excès mais on comprend avec lui ce qu’il faut retenir de l’historien romantique qui n’arriva pas à son histoire totale ni à se départir de ses engagements idéologiques.

10 Michelet n’eut d’ailleurs pas le goût de la biographie, on le voit bien quand il parle des œuvres d’art et des monuments et pwuisque le seul personnage qu’il aimait vraiment était le peuple entier dont il fixa la puissance et le malheur en son milieu quotidien. Il lui inventa des sujets refoulés : la maladie, les sentiments, l’alimentation, le sexe. Il se crut le premier à parler des Français et de la France comme d’une personne remise en leur contexte. Il ne fut pas le seul ni le dernier, et d’une certaine façon tous les grands biographes mélangent le héros à son monde au point que le lecteur à la fin se demande s’il a envie d’en apprendre davantage encore sur son personnage ou sur son époque. Finir en exhumant Roland Barthes est une façon de poser la question de la diversité sinon des contradictions de l’écrivain : son Michelet est publié en 1954 or, une quinzaine d’années plus tard, il annonce que la naissance du lecteur ne pourrait naître que de la mort de l’auteur. Au moment où tout le monde pouvait le comprendre et même l’accepter, c’était afficher la disparition du sujet en tant que génie et rencarder pour de nombreuses années le genre biographique. Avec le recul, nous savons qu’il n’en resterait pas là et qu’il ferait de nouveau volte-face en écrivant son Roland Barthes par lui-même en 1975.

11 D’une certaine façon, Barthes allait incarner toutes les métamorphoses des sciences humaines dans la seconde partie du XXe siècle. Nous sommes encore dans cette liberté- là, chèrement acquise dans les révolutions de l’après-guerre, quasiment oubliées en apparence, pour alimenter au fond tous les récits importants et ce que Jacques Le Goff nomme à propos de son Saint Louis : « l’accablante complexité des choses ».

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Mots-clés : sujet, histoire, biographie, oeuvre, identité, méthodologie Keywords : subject, history, biography, work, identity, methodology

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Débat

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La monographie d’artiste : une contrainte, un modèle, un schéma adaptable ?

Sylvie Aubenas, Eric de Chassey, Michel Laclotte, Nabila Oulebsir, Philippe Plagnieux et Agnès Rouveret

NOTE DE L’ÉDITEUR

Pour ouvrir ce numéro de réflexion sur la monographie d’artiste, Perspective a organisé une après-midi de débats (qui eut lieu à l’INHA le 21 octobre 2006), afin de questionner le genre, principalement en examinant ses frontières. Trois tables rondes, avec à chaque fois différents intervenants, avaient été proposées ; en sont publiés ici argumentaire, résumé et transcription. La monographie d’artiste est l’un des discours dominant et structurant en histoire de l’art. Sous la forme de la biographie, elle est à l’origine de l’histoire de l’art occidental, avec Vasari ; incluant le catalogue des œuvres de l’artiste considéré, elle a longtemps constitué une référence dans l’écriture académique de l’histoire de l’art. Dans le genre de l’essai, plus fluide, elle connaît un renouvellement et un élargissement, après la critique de la notion d’auteur par les sciences humaines dans les années 1970. Dans quelle mesure ce discours, élaboré pour des artistes de la période classique, a-t-il pu s’adapter ou servir de modèle pour les périodes anciennes ou les pratiques de l’art actuel ? La première table ronde réunissait quatre historiens de l’art (Agnès Rouveret, Philippe Plagnieux, Sylvie Aubenas, Éric de Chassey), pour évoquer tour à tour quatre domaines de l’histoire de l’art occidental (la période antique, le Moyen Âge, la photographie, l’art contemporain après 1945) pour lesquels la monographie d’artiste semblait a priori peu adaptée en raison de l’absence de sources, de la dimension « collective » de la production, ou du statut différent de l’œuvre et de son créateur. Elle était animée par Nabila Oulebsir (maître de conférences à l’université de Poitiers) et Michel Laclotte (ancien président-directeur du Musée du ), modérateurs.

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Sont publiés ici les présentations de Nabila Oulebsir et de Michel Laclotte, et les argumentaires fournis par les quatre participants, repris après le débat.

1 Nabila Oulebsir. La monographie a souvent été décriée par les historiens de l’école des Annales (1929), qui ont proposé un renouvellement complet de la manière de concevoir et d’écrire l’histoire, s’éloignant de l’histoire-récit au profit de « l’histoire problème ». Cette nouvelle histoire est fondée sur la compréhension de la vie quotidienne des hommes, sur l’histoire des mœurs, des mentalités et des techniques. Elle s’est détournée des personnages illustres et des héros pour viser un projet d’histoire globale, comparatiste et interdisciplinaire (André Burguière, L’école des Annales : une histoire intellectuelle, Paris, 2006). Les défauts de la monographie ont également été dénoncés par les anthropologues et les sociologues. Pierre Bourdieu signale « l’illusion biographique » que présente généralement la monographie, de même que Jean Copans insiste sur la « vision statique et accumulative » qu’elle procure et sa manière simple d’organiser les matériaux à l’intérieur d’un cadre commode d’exposition (ou de présentation).

2 Ces diverses critiques n’ont cependant pas empêché l’un des historiens chef de file de l’école des Annales, Jacques Le Goff, de rédiger une monographie de Saint Louis (Paris, 1995). Il s’en explique par la volonté de chercher, au-delà de la légende du roi-chrétien juste et pieux, le « vrai visage » de l’individu qu’est Saint Louis, avec l’objectif de restituer l’ensemble d’une époque. La figure de l’individu au même titre que ses interactions avec la société revêtent une importance fondamentale.

3 Artistes, architectes, collectionneurs, commanditaires, villes, etc., sont autant d’objets d’étude susceptibles d’informer sur une société. La micro-histoire (microstoria) a de son côté formulé de nouvelles interrogations (Carlo Ginzburg, Giovanni Levi) et, bien qu’elle ait reçu quelques critiques, elle laisse une grande place à la méthode monographique qui a encore de beaux jours devant elle, tant dans le domaine de l’histoire que celui de l’histoire de l’art…

4 Michel Laclotte. Si J. Le Goff a cru besoin de s’excuser de faire une monographie, il faudrait rappeler que Roberto Longhi a bien montré comment la monographie ouvre sur quantité de domaines et d’interrogations de fond… même pour les artistes anonymes qui font constamment l’objet de discussions, au point que la notion même d’anonyme doit être toujours nuancée. L’ouvrage de Nicole Reynaud sur les Heures d’Étienne Chevalier (Paris, 2006) at- teste de ces ouvertures, de même les réflexions larges de chercheurs sur les maîtres de convention composant des écoles artistiques (comme l’école de Cologne au xv e siècle où seul un artiste, Lochner, est identifié). Autrement dit, l’anonymat lui-même n’empêche pas la monographie. Les études monographiques prennent aussi en compte les commanditaires, les lieux de création des œuvres, les artistes étant dans l’ensemble insérés dans un vaste ensemble qui exploite toutes les ressources des sciences humaines.

5 Perspective. La question de la monographie d’artiste dans l’Antiquité rencontre précisément ces questions d’œuvres attribuées à des grands noms sur lesquels il y a peu d’informations et d’anecdotes biographiques sur des artistes dont nous ne connaissons pas les œuvres. Cette période pose ainsi le problème de l’anonymat, du statut de l’auteur, entre artiste et artisan, et du rapport à son œuvre.

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6 Agnès Rouveret, professeur d’histoire de l’art antique à Paris-X Nanterre, expose les différents problèmes soulevés par l’approche monographique s’agissant de cette période, et invite, au passage, à reconsidérer l’histoire même de l’exercice monographique.

7 Agnès Rouveret. Appliquer la notion de « monographie d’artiste » à l’analyse des œuvres de l’Antiquité classique ne peut se faire de façon immédiate. Il faut d’abord compter avec le fait que le statut de l’auteur a changé : la figure de l’artiste ne se distingue de celle de l’artisan qu’à des périodes bien circonscrites. Il suffira de mentionner, à titre d’exemples, l’existence de figures mythiques comme celle de Dédale ou, dans le domaine archéologique, la présence précoce de signatures sur les produits de l’artisanat céramique, dès la fin du V IIIe siècle av. J.-C. à Pithécusses (Ischia), ou encore les défis inscrits sur les vases des « pionniers » de la figure rouge attique, dans le dernier quart du v ie siècle av. J.-C., qui préfigurent les déclarations provocantes des artistes classiques consignées dans leurs biographies.

8 Un deuxième point doit être souligné d’emblée : la recherche d’exhaustivité qui s’attache à la conception actuelle de la monographie ne semble pas correspondre à la façon dont les anciens considéraient les œuvres d’un artiste. C’est celle qui sous-tend par contre l’enquête des archéologues et des historiens d’art qui établissent les corpus de céramiques figurées ou de sculptures, même si la documentation est fragmentaire et si la présence de signatures est là encore très souvent limitée. Dans une étude récente, Salvatore Settis a pu formuler l’hypothèse que nous ne possédons même pas 1 à 2 % de l’ensemble du patrimoine figuré antique quand le pourcentage d’œuvres littéraires conservées pouvait atteindre 5 voire 10 % des ouvrages accessibles dans les bibliothèques d’Alexandrie ou de Pergame (Le tre vite del Papiro di Artemidoro. Voci e sguardi dall’Egitto greco-romano, Milan, 2006, p. 26).

9 C’est plutôt en considérant les formes prises par l’écriture monographique, les lieux communs et les cadres rhétoriques qui l’informent, que l’on peut appliquer la notion à l’Antiquité et soutenir que l’« invention » de la monographie d’artiste est en germe dans les traités antiques sur l’art.

10 Ainsi, les développements que Pline l’Ancien consacre aux peintres et aux sculpteurs, dans les livres 34 à 36 de son Histoire naturelle, définissent un type de notice dont s’inspirent les auteurs à partir de la Renaissance, à commencer par Vasari. Leur mode de construction a été bien démonté par E. Kris et O. Kurz dans leur étude pionnière sur l’image de l’artiste (L’image de l’artiste. Légende, mythe et magie, Paris, 1987 [1934]). Pline l’Ancien puise lui-même à des sources plus anciennes, comme l’œuvre encyclopédique de Varron. Ces réflexions sur l’art s’attachent presque exclusivement aux artistes grecs du passé dont les œuvres emplissent les collections publiques romaines et qui servent la grandeur de l’Empire. L’Histoire naturelle peut se définir comme le cata- logue raisonné des collections flaviennes. C’est en Grèce, cependant, qu’ont pris naissance les premiers écrits sur l’art, d’abord dans le milieu des artistes qui réalisent des œuvres manifestes (Canon de Polyclète, Kairos de Lysippe), accompagnées parfois de commentaires, ensuite, dans la mouvance des enquêtes aristotéliciennes sur les arts et les techniques. Les premières histoires de l’art conçues au début de la période hellénistique suivent deux approches : l’une, historique et normative, prend modèle sur les compétitions athlétiques et définit un palmarès des artistes à partir d’un ensemble de critères formels appliqués à l’analyse des tableaux et des statues – précision du détail, art des proportions et du mouvement, prise en compte de la subjectivité du

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spectateur dans la construction de l’image ; l’autre pose un lien entre la biographie et les œuvres et fait de l’anecdote un outil de démonstration.

11 Les notices pliniennes combinent ces différentes approches. Elles pro- posent un profil- type des artistes célèbres, identifiés par les chefs-d’œuvre qui fixent l’apogée de leur art, exprimé par la métaphore du « floruit » et construit sur la séquence des Olympiades propre au calendrier grec. Il n’y a donc pas à proprement parler de parcours biographique inscrit dans la durée d’une vie, au sens moderne du terme, si ce n’est de façon indirecte et détournée par rapport à l’histoire des cités ou des individus qui commissionnent les œuvres. De ce fait, et par effet de retour, les recueils consacrés aux sources de l’histoire de l’art antique, depuis l’ouvrage fondateur de Johannes Overbeck paru à Leipzig en 1868 (Die antiken Schriftquellen zur Geschichte der bildenden Künste bei den Griechen), montrent plutôt dans leur composition les traces du modèle moderne d’étude monographique des artistes. On voit, par exemple, comment Adolphe Reinach s’efforce de donner des « limites probables » (Recueil Milliet, textes grecs et latins relatifs à l’histoire de la peinture ancienne, Paris, 1985 (1921), p. 86, n. 1) à l’activité des peintres antiques découpée suivant le schéma positiviste : « la vie/les œuvres ». Cependant les sources épigraphiques, déjà intégrées dans l’ouvrage d’Overbeck, se sont largement enrichies, au même titre que les données papyrologiques, grâce aux progrès de l’archéologie. Ces documents nouveaux permettent de compléter et de préciser les parcours bio- graphiques de certains artistes, comme le montre la récente publication mise à jour du recueil d’Overbeck par Marion Muller-Dufeu (La sculpture grecque. Sources littéraires et épigraphiques, Paris, 2002).

12 On peut donc conclure qu’aujourd’hui les conditions se trouvent réunies pour une nouvelle approche des sources documentaires relatives aux peintres et sculpteurs de l’Antiquité, plus sensible, en raison même de l’augmentation considérable des données, à la fragmentation de l’information, à la spécificité des contextes et aux effets de réécriture et de réinterprétation des modèles classiques à l’œuvre dans les écrits comme dans les œuvres d’art, de la période hellénistique jusqu’à l’Antiquité tardive. Il serait intéressant, dans cette perspective, d’analyser comment plusieurs monographies récentes, souvent à l’occasion d’expositions, confirment la complexité de ces données nouvelles, qu’il s’agisse d’Euphronios, peintre et potier d’Athènes à la fin de l’archaïsme, ou des figures classiques de Polyclète, de Lysippe, bientôt de Praxitèle, au Musée du Louvre, où la question de la monographie sera au centre d’une journée d’études organisée sous la direction d’A. Pasquier et de J.-L. Martinez le 24 mars 2007.

13 Perspective. Dans le Moyen Âge roman et gothique, la mythologie de l’artiste (et sa réelle personnalité ?) balance entre l’artisan anonyme qui œuvre pour Dieu et l’artiste, dont la rare connaissance du nom surévalue le statut. Philippe Plagnieux (professeur à l’université de Franche-Comté) expose à quels types d’écueils les historiens de l’art du Moyen Âge doivent faire face, et quelles méthodologies sont alors mises en œuvre par les uns et les autres.

14 Philippe Plagnieux. Pour la période médiévale, même si on laisse de côté le haut Moyen Âge pour ne considérer que les périodes romane et gothique (début x ie – début x v ie siècles), il est évident que le problème essentiel pour la monographie d’artiste est celui de la rareté des sources, allant de pair, bien souvent, avec l’unicité ou le corpus très restreint des œuvres attribuables à une signature ou à un « Maître de… » : la monographie pour le Moyen Âge est un parcours d’équilibriste entre le problème de la

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conservation des œuvres et l’absence de production sérielle… Du coup, elle fait assez peu l’objet de recherches lourdes, et reste l’apanage de chercheurs très expérimentés.

15 Toutefois, pour ce qui concerne la période postérieure à 1350, les documents et les œuvres conservées étant plus nombreux, certaines études monographiques peuvent tendre vers le modèle « une vie/une œuvre », plus habituel aux historiens de l’art des périodes modernes, toutefois davantage sous la forme d’articles de mise au point ou de synthèse que d’ouvrages (une étude quantitative entre articles et livres serait, en la matière, éloquente).

16 Pour le début de la période considérée (époque romane et début de la période gothique), on peut parfois aisément isoler un groupe d’œuvres attribuables à une même main (Gislebertus) ou à un même atelier mais sans pouvoir toujours avancer un nom (le Maître de Cabestany) ou sans que celui- ci – quand l’artiste a signé une ou plusieurs œuvres, comme Wiligelmo ou Benedetto Antelami – puisse voir nourrir sa biographie. Dans ces deux cas, outre le style, leur production permet de suivre, au mieux, un itinéraire. La plupart du temps, on possède une seule occurrence de nom sur un chapiteau, dans un livre enluminé ou une chronique. Il s’agit donc essentiellement de personnalités presque entièrement désincarnées. Même à ne considérer que les derniers siècles du Moyen Âge, mieux documentés, on ne peut guère réunir un important corpus d’œuvres assurées d’un artiste parfaitement identifié (cela est particulièrement flagrant pour les arts monu- mentaux mais un peu moins pour les manuscrits ou la peinture, notamment pour l’Italie). L’artiste peut être relativement bien documenté mais on ne conserve, dans la plupart des cas, que très peu d’œuvres permettant véritablement de cerner son lan- gage stylistique et une éventuelle évolution. Ainsi, jusqu’à une époque récente, les études monographiques d’artistes furent très majoritairement l’apanage des historiens mais, dans ce cas, la monographie tendait, le plus souvent, à la simple biographie sans guère d’analyse stylistique. Cela était laissé aux historiens de l’art qui, souvent, devaient se contenter des textes exhumés puis édités de façon tronquée ou sélective par leurs collègues historiens qui traquaient avant tout des noms et des dates.

17 La réponse à ce problème, la pierre angulaire de l’étude monographique pour le Moyen Âge, est, en fait, l’attribution dont les limites sont, d’une part, le degré de subjectivité et, d’autre part, le regroupement sous un même « Maître » de toutes les œuvres présentant un certain nombre de traits communs, comme si, pour les périodes anciennes, l’artiste n’évoluait guère dans sa spécialité alors que pour les périodes récentes, mieux documentées, on s’évertue souvent à montrer que tel artiste n’a jamais cessé d’évoluer. Écueils inévitables pour les premiers historiens de l’art, qui devaient trouver et réunir des matériaux très majoritairement inédits, mais que doivent pouvoir éviter les actuels historiens de l’art bénéficiant de davantage de recul et de méthodologie : il faut savoir faire preuve d’une grande honnêteté intellectuelle et accepter, comme par exemple François Avril sur le Maître des Heures du maréchal de Boucicaut, dont certaines des œuvres ont été depuis attribuées au Maître de la Mazarine, de revenir sur ses propres travaux.

18 Du point de vue de la seule édition des textes, l’historien de l’art doit pouvoir se spécialiser, pour les périodes anciennes, dans leur lecture, ou bien travailler en étroite collaboration avec des historiens : des outils prosopographiques, à partir des sources inédites mais également dispersées dans de très nombreuses revues, doivent relancer, mais souvent ponctuellement, des monographies d’artistes (Michèle Beaulieu et Victor

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Beyer, Dictionnaire des sculpteurs français du Moyen Âge, Paris, 1992). Toutefois, l’apport essentiel en la matière ne peut provenir que de la faculté et de la rigueur d’analyse de l’historien de l’art permettant l’établissement d’un corpus autour d’un nom. Des chercheurs comme Nicole Reynaud ou François Avril, dans le domaine des manuscrits, l’ont brillamment démontré. Toutefois, l’historien de l’art des périodes anciennes, davantage encore que ses collègues des périodes plus récentes, doit sans cesse savoir se remettre en question et ne pas s’arc-bouter sur ses positions passées ou, du moins, dépassionner le discours : les articles et réponses d’articles récents sur l’identité du Maître de Moulins constituent assurément un cas d’espèce pour nourrir un débat sur la monographie d’artiste durant la période médiévale. Au fond, concevoir la monographie d’artiste comme un modèle dynamique intellectuel, comme un élément de rebond, poser toutes les questions possibles à un artiste, même si celui-ci demeure anonyme, regarder l’œuvre et la remettre au centre, tel est l’avenir de la monographie, dont on pourrait dire qu’elle est un modèle idéal dans un questionnement.

19 Perspective. De tout autres problèmes paraissent posés pour des productions artistiques qui mettent en jeu une « création » qui oscille entre activité d’amateur et exploitation presque industrielle : le cas de la photographie, dont la pratique invite plus que jamais les chercheurs à interroger autant les conditions économiques, commerciales, techniques qu’artistiques, en est exemplaire. Sylvie Aubenas, conservatrice en chef au Département des estampes de la Bibliothèque nationale de France, énonce quelques-uns des enjeux de l’exercice monographique lorsqu’il prend la photographie pour objet.

20 Sylvie Aubenas. Écrire la monographie d’un photographe du XIXe siècle pose des questions méthodologiques de toutes sortes. D’abord la définition même du photographe : sans entrer dans des détails qui nous entraîneraient hors du sujet, le statut du photographe est vague durant tout le x ix e siècle et ne saurait suffire pour définir l’objet de l’étude. Très souvent les photographes ont eu plusieurs activités successives ou ont pratiqué la photographie parallèlement à une occupation principale : peintre, architecte, ingénieur, écrivain, etc. Prenons un exemple : Maxime Du Camp (1822-1894) pratique la photographie au Moyen-Orient lors d’un périple effectué avec son ami Flaubert de 1849 à 1851. Il en rapporte près de 200 prises de vue dont la publication fait grand bruit, qui attirent l’attention de Napoléon III et lui valent la légion d’honneur. Jamais plus après cette expérience il ne touchera un appareil de photographie. Ces images constituent pourtant une étape importante dans l’histoire de la photographie de voyage. Mais Maxime Du Camp est avant tout un homme de lettres, un journaliste, et sa pratique de la photographie ne saurait représenter qu’un chapitre dans sa vie. Une monographie de Maxime Du Camp ne saurait donc, quelle qu’ait pu être l’importance de son apport à la photographie, être définie comme une monographie de photographe. On pourrait citer d’autres exemples tout aussi parlants, parmi lesquels certains grands noms de la photographie : Girault de Prangey, Léon de Laborde, Édouard et Benjamin Delessert, Robert de Montesquiou, Henri Rivière, Degas, Zola, Lewis Carroll, et même Nièpce, Daguerre et Nadar dont les activités extra- photographiques sont essentielles.

21 Ensuite, si les archives et les sources sont abondantes au XIXe siècle, elles manquent pour les photographes, là où en général elles sont importantes pour les peintres et les sculpteurs : très peu de texte de critiques, aucune information dans les catalogues de salons ou dans les catalogues de vente ; les photographes ne fréquentent pas non plus les établissements producteurs d’archives, qu’ils assurent une formation spécifique

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comme l’École des beaux-arts, ou d’étape comme la Villa Médicis. Car la profession n’est pas structurée, organisée, reconnue dans les institutions qui régissent les activités artistiques. On doit se satisfaire de documents d’archives (état civil, cadastre, registres de commerce, commandes officielles, actes notariés), de quelques périodiques spécialisés, quelques expositions, quelques mémoires et correspondances. Peu de photographes ont laissé de véritables fonds d’archives : Nadar bien sûr, Alphonse Poitevin, Charles Nègre, Étienne-Jules Marey, mais ils font plutôt figures d’exceptions. Reconstituer la vie de Gustave Le Gray, Édouard Baldus, Charles Marville, Eugène Atget relève d’un travail extrêmement difficile, long et ingrat. Beaucoup de lacunes demeurent dans la vie de ces auteurs aujourd’hui célèbres et reconnus. Le désintérêt pour la photographie du XIXe dans les deux premiers tiers du XXe siècle a contribué à laisser perdre les témoignages, détruire et disperser les documents.

22 Autre difficulté : assortir la biographie d’un catalogue raisonné. La production d’un photographe est pléthorique, elle se chiffre souvent en milliers, voire en dizaines de milliers d’images. Souvent elle est inégale : Disdéri, l’inventeur du portrait-carte de visite, a eu un atelier commercial en vogue durant le Second Empire qui a produit environ 70 000 portraits. Certains sont très intéressants esthétiquement (le portrait de la princesse de Metternich a servi de modèle à un petit tableau de Degas), beaucoup sont répétitifs et souvent réalisés par des assistants. Publier l’ensemble serait indigeste, faire une sélection n’est pas satisfaisant non plus car les critères de choix sont affaire de mode et très subjectifs. Personne n’a jamais publié non plus les 9000 clichés d’Atget ni les milliers de portraits de Nadar. Actuellement on ne peut recenser que quelques catalogues raisonnés : Eugène Cuvelier, Julia Margaret Cameron, Henri Le Secq, Hippolyte Bayard, Olympe Aguado…

23 À cela s’ajoute qu’une grande partie de l’œuvre demeure inconnue : photographies conservées par les descendants ou encore dans des collections privées souvent inaccessibles, œuvres non cataloguées par les musées, les bibliothèques, les institutions très variées où elles se trouvent souvent du fait de hasards qui les rendent difficiles à repérer. Beaucoup de clichés ne sont pas non plus identifiés. Établir le catalogue raisonné d’un photographe demanderait de publier chaque année un volume de supplément.

24 Ces difficultés sont évidemment stimulantes : malgré l’abondance des études universitaires et des publications depuis une génération, en dépit de l’action d’institutions comme le Musée d’Orsay, la Bibliothèque nationale de France, le Metropolitan Museum of Art, le J. P. Getty Museum, le travail à accomplir reste colossal.

25 Perspective. Comment l’outil monographique joue-t-il dans une situation d’« anomie » artistique (Bourdieu) où la notion d’auteur et d’œuvres a éclaté ? La question de la monographie d’artistes des X Xe et XXIe siècles subit encore d’autres évolutions et se heurte à d’autres contraintes. Peut-être touche-t-on de près la crise qui frappe ce genre d’exercice et qui oblige aussi à le repenser : évolutions, contraintes et nouvelles orientations qu’Éric de Chassey (professeur d’art contemporain à l’université de Tours) présente ici.

26 Éric de Chassey. Le genre de la monographie ne posait pas de problème particulier pour les artistes du XXe siècle tant que l’histoire de l’art était envisagée téléologiquement. Il suffisait de déterminer quels étaient les « grands artistes » (des hommes occidentaux, sauf exception, qui auraient permis une « avancée »), et l’on pouvait leur appliquer un schéma passant de la formation à une période où l’originalité est atteinte par des œuvres créant un événement et déterminant la reconnaissance de

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l’artiste (ce que l’historiographie américaine a nommé breakthrough years), suivie de la période « classique », conclue par un déclin ou au contraire une floraison tardive.

27 Ce modèle, s’il est loin d’être éteint, est entré en crise, en même temps que la notion d’auteur, que celle d’originalité ou celle d’un sens de l’histoire. Il a été repensé, même si le lien monographie/catalogue raisonné existe toujours, et a rendu particulièrement contestable le triptyque canonique : la biographie – l’œuvre – la fortune critique. Cela n’a pas empêché les monographies et les biographies d’artistes de fleurir, ces dernières s’appliquant même à des personnages dont les vies n’offrent pourtant guère de relief (comme Matisse). C’est que le travail monographique est lié à la promotion de l’artiste, à un palmarès (« les 100 artistes principaux. »), bref à l’activité d’un milieu culturel et marchand, au moins autant qu’à des soucis scientifiques. En effet, l’effondrement des idéologies de l’avant-garde a largement laissé la place à la pression du marché et de l’audience.

28 L’établissement de catalogues raisonnés reste une des principales conséquences de cette situation, la spécificité de la période considérée étant que ce sont parfois les artistes eux-mêmes qui en assurent la supervision ou qui choisissent la personne qui va porter leur « récit autorisé » (pour citer Jean- Marc Poinsot). Il en va de même pour l’activité critique monographique dans les périodiques. On assiste même à l’apparition de monographies portant sur des artistes qui avaient remis en cause le statut d’auteur (comme Sherrie Levine, qui reproduit des œuvres emblématiques de Walker Evans, ou Cindy Sherman) - mais qui n’avaient jamais cessé de faire l’objet d’expositions monographiques - voire sur des artistes du XIXe ou du XXe siècle que l’on est conduit à « inventer » (photographes de studio, architectes de la quantité, artistes sans œuvres). La difficulté est plus patente dans le cas des études monographiques qui suivent le modèle de l’avant-gardisme moderniste alors que l’artiste valorisé a poursuivi une carrière consistant à réaliser ce qu’on identifie généralement comme des pastiches et des copies (Arshile Gorky, par exemple).

29 Si écrire et montrer des monographies reste une option, celle-ci n’a d’intérêt et ne peut être libre vis-à-vis des demandes du marché et de la publicité (qui ne sont pas en soi des éléments négatifs) qu’à condition de prendre en compte la crise mentionnée ci-dessus et ses répercussions continues.

INDEX

Keywords : speech, writing, historiography, monographic writing, sources, mythology, artist, award, methodology, archives, tool, record Index chronologique : ANTIQUITÉ, MOYEN ÂGE, 1900, 2000 Mots-clés : discours, écriture, historiographie, écriture monographique, sources, mythologie, artiste, attribution, méthodologie, archives, catalogue raisonné, outil, palmarès

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AUTEURS

SYLVIE AUBENAS Historienne de l’art

ERIC DE CHASSEY Historien de l’art

MICHEL LACLOTTE Ancien président-directeur du musée du Louvre

NABILA OULEBSIR Maître de conférences à l’Université de Poitiers

PHILIPPE PLAGNIEUX Historien de l’art

AGNÈS ROUVERET Historienne de l’art

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Un type de discours et sa production/diffusion

Isabelle Balsamo, Jean-François Barielle, Christian Besson, Geneviève Bresc-Bautier, Jean Galard et Rodolphe Rapetti

1 Comment le discours savant de la monographie d’artiste s’articule-t-il avec sa visualisation dans l’espace public ? Dans quelle mesure les événements culturels (expositions ou publications d’ouvrages), les ouvrages destinés au grand public, du service éducatif à l’université, orientent-ils un mode de pensée et d’écriture de l’histoire de l’art ? La demande culturelle, les modalités actuelles de diffusion du savoir et les lois du marché permettent-elles de respecter les exigences d’une production scientifique ?

2 Définie dans son acception générique comme une « étude complète et dé- taillée qui se propose d’épuiser un sujet précis et relativement restreint » (dictionnaire Robert), la monographie s’impose rapidement en histoire de l’art, depuis les Vies de Giorgio Vasari, qui associent vie et œuvre. Cet outil intellectuel spécifique, caractérisé par une démarche et une approche particulières, suscitant des attentes qui lui sont propres, devient entre le xviie et le début du xxe siècle la forme éditoriale principale du discours en histoire de l’art, et aussi souvent de l’enseignement. La monographie d’artiste, en effet, dans sa triple dimension biographique, iconographique et critique, est un genre particulièrement codifié, qui trouve au cours du xxe siècle, avec les grandes expositions qui rythment le calendrier des musées, ses réalisations les plus luxueuses.

3 Mais si le terme de monographie renvoie souvent, spontanément, à l’idée d’un ouvrage grand format richement illustré, de nombreuses déclinaisons du genre voient le jour parfois dans des contextes a priori moins porteurs. Aussi est-il permis de s’interroger, à l’heure où les expositions monographiques connaissent un retentissement médiatique de plus en plus important, sur la vitalité des publications de monographies d’art et les perspectives éditoriales variées que cet engouement pour les « gros » ouvrages tend à masquer. Qu’en est-il de l’influence, que d’aucuns dénoncent comme un diktat, de l’« événement » sur l’actualité éditoriale ? Quelle est l’incidence respective de la pratique des auteurs et des attentes des lecteurs sur l’élaboration du « produit éditorial » qu’est devenue la monographie d’artiste ?

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Un modèle canonique et ses déclinaisons

4 L’offre éditoriale abonde en monographies d’artistes célèbres dont le renom est à même de susciter l’intérêt d’un public acquis. Expositions et ouvrages imprimés tentent de répondre à une attente traditionnelle du public, désireux de voir représentées la vie et l’œuvre d’un artiste dans leur totalité. D’où le phénomène de prolifération éditoriale à l’occasion des expositions, et la dépendance qui peut s’installer chez les éditeurs vis-à- vis d’un calendrier événementiel, souvent lié aux dates anniversaires. S’agissant des attentes du public, Jean-François Barielle note que le lecteur reste fidèle au modèle vasarien linéaire, c’est-à-dire une monographie sous la forme d’un livre grand format placé sous la double égide du nom de l’auteur et de celui de l’artiste, si possible tous deux connus… Le Léonard de Vinci de Daniel Arasse en est un des exemples les plus paradigmatique . En ce sens un ouvrage monographique, une fois sorti de son contexte de publication, reste avant tout un livre, fruit du travail d’un éditeur et d’un auteur et destiné à un public différencié. Un autre aspect imposé de l’exercice monographique serait une iconographie riche et conséquente – attente de plus en plus difficile à satisfaire, compte tenu des problèmes qui se posent actuellement en matière de droit des images.

5 Mais si le public reste fidèle à ce modèle quasi momifié, les auteurs et éditeurs proposent à présent une importante variété de déclinaisons du genre. Des maisons comme Taschen, Gallimard ou encore Electa ont lancé des collections qui s’éloignent de ce modèle, ouvrant le genre à un public moins cultivé mais aussi plus jeune (voir les collections « Découverte » chez Gallimard, « Abécédaire » chez Flammarion) ou privilégiant une approche nouvelle liée aux sciences sociales à des problématiques en rapport avec la réception des œuvres ou encore le contexte historique. De fait, certaines expériences récentes tendent à déconstruire ce modèle canonique de la monographie d’artiste : en témoigne l’apparition de collections fondées sur la confrontation de l’œuvre aux critiques ou aux sources (série « Le Journal de… » chez Hazan). Par ailleurs, les incursions récentes de certains historiens de l’art dans le champ de la monographie vont dans le sens d’une plus grande problématisation de l’œuvre des artistes, au-delà de la simple revue chronologique d’une carrière, peut-être en partie sous l’impulsion des traductions d’ouvrages étrangers (les Courbet de Clark et de Fried, les Rembrandt d’Alpers ou de Schama). Monographies thématiques, croisées, sont ainsi autant d’innovations éditoriales à même de « casser » le modèle monographique linéaire traditionnel.

6 Logiquement, les maisons d’édition d’art se dirigent peu à peu vers des poli- tiques éditoriales « mixtes », qui prennent en compte ce constat de la diversification du genre. Les éditions Hazan, par exemple, tout en restant fidèles au modèle de la monographie classique (un titre par an environ, compte tenu de la longueur du travail et du coût d’obtention des images), publient diverses déclinaisons de ce modèle, sous la forme de titres organisés plus spécifiquement autour des écrits des artistes ou du souhait des commanditaires. D’autres éditeurs prospectent encore pour créer de nouvelles approches du genre : dossiers sur de petits nombres d’œuvres ou monographie d’œuvre (collection « Solo » aux éditions du Louvre), portraits croisés qui mettent en valeur les liens de filiation créatrice entre les artistes (Matisse et Picasso au Grand Palais en 2002-2003 ; Cézanne et Pissarro, avec l’exposition au Musée d’Orsay en 2006).

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7 Au Louvre, une politique éditoriale originale a vu le jour, marquée par cette nécessaire amplification de la rétrospective traditionnelle : des impératifs pédagogiques et scientifiques nouveaux rentrent en ligne de compte (publications destinées au jeu- ne public, actes de colloques qui permettent d’élargir le sujet [Pajou et ses contemporains, Clodion et la sculpture du XVIIIe…] ou conférences publiées en marge des expositions). Il s’agit là, selon Jean Galard, d’un accompagnement normal et concerté de l’actualité du musée : il n’y a pas de relation de dépendance entre publication et événement, il s’agit avant tout pour l’éditeur de répondre à une attente particulière du public en publiant des ouvrages à l’utilité didactique avérée. D’où la politique actuelle des grands musées qui consiste à multiplier les déclinaisons éditoriales de travaux monographiques, sous forme électronique par exemple.

8 Il faut également faire la part des choses entre les attentes du grand public et celle des spécialistes, et ne pas oublier les pratiques nationales : ainsi la France entretient-elle une certaine tradition de la monographie « anonyme » qui compile les textes de nombreux auteurs dans le creuset monographique. à l’inverse, les pays anglo-saxons associent plus systématiquement une étude à un auteur et ce type de discours s’explique en partie par le rôle important des presses universitaires. En Italie, les banques régionales soutiennent les publications de monographies traditionnelles sur des artistes locaux.

Les aléas d’un genre

9 Pour les artistes moins reconnus et étudiés ou les arts réputés plus « difficiles », le marché est plus réduit : la sculpture qui offre nécessairement moins de couleurs fournit des ouvrages a priori moins attractifs… Les monographies dans ces domaines sont surtout le fait d’éditeurs indépendants, qui survivent difficilement, ou de petits musées (le musée de Dole pour la sculpture, par exemple) : si elles sont fréquemment innovantes dans leur délimitation du sujet, elles peuvent rester assez traditionnelles dans leur genre. En outre, la pression du coût sans cesse croissant de l’iconographie (entre autres parce que les institutions doivent obéir de plus en plus à une logique strictement économique) conjuguée aux critères de rentabilité financière posés par l’éditeur tend à réduire considérablement la prise de risque intellectuelle. Ainsi Geneviève Bresc-Bautier déplore-t-elle que les auteurs de monographies en soient réduits à se cantonner à l’exploration du « cimetière » d’artistes déjà maintes fois prospecté. De fait peu de maisons d’éditions acceptent, comme Arthéna, de publier des monographies sur des artistes peu ou mal connus.

10 S’agissant du catalogue d’exposition lui-même, il navigue souvent entre la mono- graphie, l’essai critique et la juxtaposition de notices. Quant à la question du « diktat de l’événement », le débat qu’elle suscite n’est peut-être pas totalement justifié : l’événement a le mérite de faire vendre des monographies qui ne trouveraient pas sans cela leur lectorat. Et si l’exposition monographique se pose presque aujourd’hui comme un style à part entière, c’est parce que, outre les attentes d’un large public, elle rassure également les organisateurs, préoccupés de rentabilité, et les élus, sou- cieux de retombées médiatiques. Ainsi, à la Réunion des musées nationaux, les pro- positions portant sur des expositions monographiques recueillent bien plus facilement l’aval des commissions d’examen des projets : une exposition comme La mélancolie a mis du temps à être acceptée – et on sait pourtant le succès qu’elle a remporté…

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11 Cela dit, l’exposition dite monographique, et le catalogue qui l’accompagne, constituent rarement une présentation exhaustive de l’œuvre d’un artiste : très volumineuse, elle est nécessairement partielle (signalons toutefois quelques exceptions comme le catalogue La Hyre de Jacques Thuillier et Pierre Rosenberg publié par Skira ou l’exposition sur Antonello de Messine à Rome). Elle est donc à la fois rassurante et frustrante pour le public. Et tout comme la monographie, la typologie de l’exposition monographique a évolué, souligne Rodolphe Rapetti ; une muséographie spécifique est perçue aujourd’hui comme une nécessité, le catalogue a gonflé et est devenu un livre à part entière, tout en devant justifier de son utilité et de la pertinence des commentaires qu’il propose. Ainsi, le catalogue raisonné, qui apparaissait naguère comme le seul support légitime de la monographie, est-il aujourd’hui plus que jamais contesté dans son monopole. De nouveaux modes de publication (électronique par exemple, notamment lorsqu’un catalogue très volumineux devient trop coûteux à reproduire) voient le jour ainsi que des ouvrages plus attractifs, aussi par leur variété intellectuelle. Pour sortir le public traditionnel et la monographie des sen- tiers battus, ces nouveaux supports s’imposent comme des solutions originales et souvent moins onéreuses.

Le cas particulier des monographies d’artistes vivants

12 La situation en ce qui concerne l’art et les artistes vivants est particulière. La monographie (catalogues ou ouvrages) y est souvent conçue comme un objet en soi, dans l’élaboration duquel les maisons d’édition, les commissaires, mais aussi les artistes eux-mêmes ont un rôle déterminant à jouer, car ils tendent à façonner le goût du public pour la reconnaissance des auteurs ou des artistes. Les maisons d’éditions, assez diversifiées, sont de fait souvent nées de centres d’art. Pour Christian Besson, il est nécessaire d’envisager la monographie d’artiste en art contemporain comme le produit de stratégies croisées : stratégies des artistes ou des auteurs, stratégies éditoriales des centres d’art, examinées à l’aune des bénéfices que ces acteurs retirent respectivement des publications. Des politiques éditoriales originales se construisent ainsi par petites touches : le CAPC de Bordeaux, par exemple, a fait le choix de créer une ligne graphique commune à toutes ses publications, contrairement à la plupart des centres d’art qui modifient leur approche à chaque projet. Certains centres d’art finissent par donner le jour à de véritables maisons d’édition, telles les Presses du Réel, nées à Dijon en 1988, qui possèdent la compétence requise pour transformer le travail d’un historien de l’art en livre. Dans certains cas même, ce sont ces mai- sons d’éditions qui soumettent un projet de publication monographique, à l’origine ensuite d’une exposition (ce qui se fait à Angers ou Saint-Étienne). Les publications récentes attestent d’ailleurs d’une tendance : ces maisons publient de plus en plus de gros livres disjoints des expositions, mais qui conservent quelque chose de la structure du catalogue, enrichi d’un appareil critique solide, d’illustrations ou de données bio-bibliographiques. Ces institutions se regroupent aussi fréquemment pour publier des ouvrages visant à soutenir des artistes, ouvrages plus conséquents que les catalogues d’exposition devenus inopérants pour cela. Mais là aussi la demande du public pousse parfois à produire des livres un peu stéréotypés.

13 Face à l’éditeur, l’attitude des auteurs et des artistes contemporains fait l’objet de stratégies plus difficiles à décrypter : dans certains cas, il est même difficile de distinguer entre l’intervention de l’artiste et la responsabilité de l’auteur critique ou

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scientifique comme dans le cas des différents ouvrages sur ou de Felice Varini… ce qui amène à s’interroger sur la catégorie dans laquelle on doit classer le livre. Voire, comme dans Varini au musée, avec Xavier Barral et André Morin, des textes qui disparaissent même presque derrière l’iconographie… Comme si faire de l’histoire de l’art, c’était seulement « comparer des images », selon le mot de Warburg. Quels sont les bénéfices de ces stratégies croisées ? Quelle reconnaissance recueille l’institution qui publie l’ouvrage d’un artiste-auteur ? La même question se pose en ce qui concerne le catalogue d’exposition à la française, qui suppose souvent l’anonymat : est-il ou non favorable à la reconnaissance du travail de l’artiste ? Mais si ces évolutions contribuent à brouiller les contours du genre, de telles publications coexistent encore avec de vrais ouvrages d’auteurs, des ouvrages complets qui articulent histoire biographique, perspective critique et iconographie complète d’une œuvre.

RÉSUMÉS

Autour du problème de la diffusion de la monographie et de l’interaction avec la recherche et l’écriture, le deuxième débat a réuni producteurs (directeurs de collection, éditeurs, responsables d’administrations culturelles), médiateurs (di- recteur de services culturels), des personnes qui sont souvent aussi elles-mêmes des chercheurs et des auteurs… Isabelle Balsamo (conservateur général du patrimoine, Direction de l’Architecture et du Patrimoine) modérait une table ronde avec Geneviève Bresc-Bautier (conservateur général du patrimoine au Département des sculptures du Musée du Louvre), Jean-François Barielle (directeur des éditions Hazan), Christian Besson (professeur d’histoire de l’art à la Haute école d’art et de design de Genève) et Jean Galard (philosophe, ancien responsable du service culturel du Musée du Louvre) et Rodolphe Rapetti (conservateur général du patrimoine, adjoint au Directeur des musées de France).Perspective publie un résumé de ce débat.

INDEX

Mots-clés : diffusion, savoir, genre, produit, édition, expositions monographiques, ouvrages monographiques, vulgarisation, public, musée, livre, stratégie, commerce Keywords : diffusion, knowledge, type, product, edition, monographic exhibition, monographic book, popularization, public, museum, book, strategy, business Index géographique : France Index chronologique : 1900, 2000

AUTEURS

ISABELLE BALSAMO Conservateur général du patrimoine, Direction de l’Architecture et du Patrimoine

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JEAN-FRANÇOIS BARIELLE Directeur des éditions Hazan

CHRISTIAN BESSON Professeur d’histoire de l’art à la Haute école d’art et de design de Genève

GENEVIÈVE BRESC-BAUTIER Conservateur général du patrimoine au Département des sculptures du Musée du Louvre

JEAN GALARD Philosophe, ancien responsable du service culturel du Musée du Louvre

RODOLPHE RAPETTI Conservateur général du patrimoine, adjoint au Directeur des musées de France

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Un genre à repenser, une formule à renouveler ?

Stephan Bann, Stéphane Guégan, Christian Michel, Gianni Romano et Bernard Vouilloux

1 Les deux débats précédents ont mis en évidence à la fois la pérennité et la souplesse de la monographie d’artiste comme exercice caractéristique du travail de l’historien de l’art. Issu d’une tradition longue de plusieurs siècles, le genre devait jusqu’à récemment répondre encore à des contraintes et à un modèle qui pouvaient paraître immuables ; mais depuis plusieurs décennies la rencontre entre l’histoire de l’art et d’autres disciplines, en particulier les sciences humaines, et le débat sur le statut de l’auteur en littérature, ont soumis le discours à des critiques et des interrogations qui l’ont fait évoluer.

2 Un débat animé par Bernard Vouilloux (professeur de lettres à l’université de Bordeaux) et Stéphane Guégan (directeur du service culturel du Musée d’Orsay) a réuni Stephen Bann (professeur d’histoire de l’art à l’université de Bristol), Christian Michel (professeur d’histoire de l’art à l’université de Lausanne) et Gianni Romano (professeur d’histoire de l’art à l’université de Turin) pour évoquer ces mutations.

3 Perspective propose la retranscription de cet échange.

4 Bernard Vouilloux. Je ne sais pas si les organisateurs de ce débat avaient Hegel à l’esprit lorsqu’ils ont choisi d’articuler les débats en trois temps – ce qui devrait nous mener à une synthèse... Le thème principal de cette dernière discussion sera plutôt celui de la crise, ou de la « mise en crise », d’un modèle un peu formel, rigide : la monographie. La question est en effet de savoir si la monographie a réagi, et si oui, comment elle l’a fait, face aux développements des sciences humaines. J’essaierai de poser rapidement un cadre problématique pour introduire nos échanges, puis chaque intervenant exposera son affaire. Pour commencer, je note qu’un problème, qu’on peut qualifier de résiduel, a hanté toute cette après-midi : celui de la définition de la monographie. Jean Galard a eu la bonne idée de nous rappeler celle d’un dictionnaire ; remarquons toutefois que les lexicographes s’en sortent assez lâchement en orientant les utilisateurs vers un « sujet relativement restreint ». On peut en effet mettre beaucoup de choses sous ce terme de monographie. On peut penser tout d’abord au modèle canonique, au modèle vasarien, du type « la vie et l’œuvre… ». Mais la biographie (il en a déjà été question) relève aussi,

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dans une certaine mesure, de la monographie. Par exemple, pour la période médiévale, où la documentation disponible et le matériau artistique sont « relativement restreints », la biographie est parfois le seul mode de développement possible pour l’historien d’art. Il y a une troisième modalité : l’œuvre complet, le catalogue d’un peintre. Jean Galard rappelait également un autre type de monographie, auquel je suis particulièrement attaché, qui est la monographie d’une œuvre unique, singulière. Si Vasari a donné le modèle canonique de la monographie d’artiste, Francesco Bocchi est le premier à avoir proposé, en 1584 exactement, une monographie d’œuvre pour le San Giorgio de Donatello (Florence, 1584). Par ailleurs, des élargissements sont encore possibles : pour prendre un exemple déjà évoqué, on pourrait se demander si le livre de Daniel Arasse, L’annonciation italienne (Paris, 1999), n’est pas une monographie.

5 Laissons la question d’une définition conceptuelle, car ce qui est important dans ces échanges, c’est de cerner des pratiques, et j’en viens donc au problème central : quelles sont les pratiques de la monographie d’artiste, aujourd’hui, dans le champ de l’histoire de l’art ? Il peut être de bonne méthode de voir ce qui se fait à côté. Qu’est-ce que les historiens, par exemple, font de la monographie depuis l’époque des Annales ? On l’a vu dans le premier débat, l’évolution de Jacques Le Goff est, de ce point de vue, tout à fait significative, lui qui donne à la fin de son par- cours une monumentale biographie de Saint Louis. Une autre discipline qu’il peut être intéres- sant d’évoquer est l’ethnologie, qui a connu, avec Lévi-Strauss notamment, des bouleversements méthodologiques importants. Il m’a été donné de participer à un colloque avec des ethnologues et il en ressortait que la monographie reste toujours une sorte de « moule » indiscuté, faisant partie intégrante du cursus académique. Si j’ai parlé d’abord de l’histoire, c’est parce qu’évidem- ment l’histoire de l’art a beaucoup à partager avec l’histoire proprement dite. L’histoire de l’art s’inscrit dans les disciplines historiques, avec un objet un peu particulier, qui est l’art, ou plutôt les arts. Ce qui rend complexe la question de l’histoire en histoire de l’art, c’est que, justement, celle-ci est tiraillée entre, d’une part, les exigences des disciplines historiques et d’autre part, la spécificité de son objet : l’art, les images. C’est ainsi que l’on a vu, à partir des années 1960/1970, l’histoire de l’art recevoir le contrecoup non seulement de ce qui s’est produit du côté de l’histoire (avec l’ouverture, dans la perspective de l’École des Annales, sur des problématiques économiques, sociales, culturelles...), mais aussi du côté de l’analyse des images et des œuvres.

6 Pour prendre la mesure de ces effets, il faut se tourner vers la linguistique, « science pilote » du structuralisme. Structuralisme que l’on peut prendre soit dans la longue durée – je fais référence à la périodisation proposée par Jean-Claude Milner (le structuralisme se met en place à la fin du XIXe siècle avec les travaux de Saussure [Le périple structural. Figures et paradigme, Paris, 2002]) –, soit dans le sens restreint, qui serait le structuralisme « exotérique » : celui qui émerge sur la place publique dans les années 1960, avec les travaux d’un Lacan, d’un Bourdieu, d’un Barthes ou d’un Lévi-Strauss. Effectivement, dans ce paradigme structuraliste, il y a non seulement une remise en cause assez profonde de la notion d’auteur (voir les articles fameux de Foucault [« Qu’est-ce qu’un auteur », 1969, réédité dans Michel Foucault, Dits et écrits, Paris, 1994, I] et de Barthes [« La mort de l’auteur », 1968, réédité dans Œuvres complètes, III, Paris, 2002, p. 40-45] sur la disparition de l’auteur), mais aussi une problématisation de la notion de sujet : ce sujet tend à s’évanouir, à s’évaporer, puisqu’il apparaît que « je suis parlé » ou que « ça parle » et que l’on peut invoquer ou bien l’inconscient, ou bien les structures linguistiques, ou bien encore les structures sociales, qui tous nous déterminent à l’intérieur d’un réseau, d’une société. On voit tous les problèmes que cela peut soulever, notamment pour des historiens. Si le même débat avait lieu dans un pays anglo-saxon, on pourrait faire état d’une autre rupture : le « linguistic turn », avec les effets conjugués de la réception de Wittgenstein et de l’analyse du langage ordinaire et, d’autre part, les effets secondaires liés à la réception du structuralisme

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français (certains structuralistes français ont été reçus, d’ailleurs, par les Américains comme des post-structuralistes), toutes tendances qui se retrouvent dans les propositions du New Historicism. Restons à la scène française, qui est une scène latine : ce qui s’est passé en France dans les années 1960-1970 a été très largement partagé par nos amis italiens. À la fin de cette période d’intense théorisation, il s’est produit, et Le Goff en est un symptôme, ce que certains ont appelé un « retour du sujet ». Je préfère parler, pour ma part, du souci d’inscrire le sujet dans les discours, les textes au sens large. Il faut noter, à cet égard, que la pragmatique et les études sur l’énonciation ont pu faire sortir la linguistique d’une théorisation très formelle pour ouvrir une interrogation sur les usages qui ont cours dans les situations de parole. C’est ainsi que l’on va voir, dans les années 1970 et 1980, ce retour du sujet s’opérer en littérature : Claude Simon, par exemple, revendique pleinement la portée autobiographique de son travail, de même que Robbe- Grillet et Duras ; du côté des historiens, ce sont les récits de vie, en Italie la micro-histoire. Il faut se rappeler le phénomène qu’a représenté la publication par Le Roy Ladurie de Montaillou, village occitan (1975), qui mettait sur le devant de la scène les « gens de peu », ceux qui sont réputés ne pas écrire l’histoire…

7 Ce retour du sujet dans les années 1970 n’est donc pas un retour intégral (l’histoire n’est pas circulaire, mais spiralée) : il ouvre sur une autre problématisation du sujet. La double question qu’il faudra nous poser serait alors celle-ci : dans quelle mesure la monographie en histoire de l’art a-t-elle été affectée par les développements de la nouvelle histoire, d’un côté, et, de l’autre, par ceux du structuralisme, de la « nouvelle critique », voire du post-structuralisme ? Mais peut- on vraiment parler de « la » monographie ? J’ai fait état en commençant de la pluralité des définitions. Je voudrais, pour finir, attirer l’attention sur la multiplicité des pratiques qui ont cours au sein même du champ de l’histoire de l’art telle qu’elle est actuellement exercée. On peut mettre en avant trois facteurs : – les pratiques de la monographie diffèrent selon l’époque dont on traite (voir ce qui a été dit lors du Débat I) ; – elles diffèrent également selon les institutions : rappelons qu’à l’université même, il y a une scission entre, d’une part, l’histoire de l’art et, d’autre part, les arts plastiques (département souvent alimenté par les esthéticiens) et qu’en dehors de l’université, il existe des formations à tous les métiers de l’art et de la conservation ; – enfin, il y a différents courants, écoles, sensibilités intellectuelles, etc. Puisse cette référence au pluralisme apaiser un peu les esprits au terme d’un propos placé sous les auspices de la « crise » !

8 Stéphane Guégan. Nous ne sommes pas là, vous avez raison, pour examiner un cadavre en décomposition comme le narrateur d’un célèbre poème des Fleurs du mal mais pour essayer de dégager ensemble de cette « charogne » les germes de l’avenir. Je me souviens d’une époque déjà ancienne, les années 1980, où nous étions plus jeunes, sans doute plus ardents, et prêts à en découdre avec l’histoire de l’art telle qu’elle était enseignée en France, dans une sorte de mépris confortable pour le travail interprétatif. C’était l’époque où l’on proclamait que l’histoire de l’art en France n’avait pas fait sa révolution des Annales ; une époque où l’on s’attelait à comprendre ce que Foucault, Bourdieu, Derrida et quelques autres avaient à nous apprendre sur le fonctionnement des images et leur rôle social. Une époque où l’on prenait conscience aussi que les maîtres à penser du temps n’avaient pas très bien parlé de la peinture – je pense, par exemple, à la conférence de Foucault sur Manet. Toutefois il nous semblait nécessaire de discuter, d’ébranler même la méthodologie dominante en essayant de faire notre « cuisine personnelle », pour parler comme Henri Zerner. Et ce à partir de concepts, d’approches et des incitations étrangères à notre routine intellectuelle. Il faut peut-être dire un mot de ces discours autres. Pour ne citer que quelques exemples, je me souviens de l’effet qu’a produit la micro- histoire italienne, le livre de Zapperi sur Annibal Carrache [1989 ; trad. française : Portrait de l’artiste en jeune homme, Aix-en-Provence, 1990] ou celui de Carlo Ginzburg, Enquête sur Piero della Francesca [1981 ; trad. française : Paris, 1983]. Les livres de Tim Clark sur l’art en

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1848 [1973 ; trad. française : Le bourgeois absolu : les artistes et la politique en France de 1848 à 1851, Paris, 1992] et sur Courbet [1973 ; trad. française : Une image du peuple. Gustave Courbet et la révolution de 1848, Villeurbanne, 1991 ; voir dans ce même numéro, p. 636-641] furent aussi des stimulants pour désenclaver le discours sur le romantisme et le réalisme, la peinture et la politique, qu’on préférait chez nous dissocier. Il faudrait aussi dire un mot des travaux décisifs de Philippe Bordes sur David et la peinture révolutionnaire, dont l’écho, de façon significative, a été plus important aux États-Unis qu’en France. En lisant ces auteurs et quelques autres, on comprenait que le recours précis et critique à l’histoire pouvait saper les bases de la monographie, son fétichisme désuet et son incapacité à restituer la dynamique de toute production symbolique. Puis vint, d’ailleurs encore, la « New Art History », au regard de laquelle les années 1990 en France paraissent bien ternes, voire inféodées encore au modèle linguistique pour le segment de la recherche le plus original. Les « cultural studies », les « genders studies » ont été ignorés ou presque jusqu’à aujourd’hui...

9 Sans doute le constat est-il par trop brutal ; mais pour le champ historique qui m’intéresse, grosso modo de David à Manet, j’ai tout de même l’impression que les perspectives les plus neuves, les moins serviles, sont nées loin de nos frontières, alors que la connaissance positive faisait dans le même temps des progrès spectaculaires. Avouons cependant que les récentes années ont été marquées par un renouvellement autochtone des études sur la peinture française. Cette évolution récente me servira de transition. Car Stephen Bann est un parfait exemple de ces chercheurs qui, travaillant sur le romantisme français, ont su s’émanciper de la vision qui continue à informer la nôtre. Vous êtes, en vérité, l’auteur de plusieurs monographies de sujets et d’approches variables : l’une consacrée à un « curieux » du XVIIe siècle, le dénommé Bargrave ; vous avez également signé un ouvrage sur Delaroche très intéressant dans sa manière d’écarter les poncifs issus de la critique d’art de 1830 et d’intégrer la culture visuelle britannique du peintre ; et puis vous vous êtes même attaqué à la monographie d’un artiste vivant, je pense à votre travail sur Kounellis. Historien au départ, conscient que l’histoire est un récit flexible et conditionné, vous avez de plus souligné fortement en quoi ce paradigme est consubstantiel du romantisme français ; vous nous avez rappelé également que le discours traditionnel en histoire de l’art s’était peu préoccupé – euphémisme – des nouveaux médias (gravures, photographies) dans l’analyse des modes de représentation propres au XIXe siècle, deux points de vue que je partage tout à fait.

10 Stephen Bann. En tant que seule voix anglo-saxonne dans cette séance, je consens à être regardé comme Anglo-Saxon parce qu’effectivement à mon avis il n’y a pas beau- coup de différences dans le domaine de l’histoire de l’art entre l’Angleterre et les États- Unis. En fait ce sont les mêmes personnes qui exercent leur influence de part et d’autre de l’Atlantique. Comme il est rappelé dans Alice au pays des merveilles, on attribue aux Anglo-Saxons des « attitudes anglo-saxonnes ». Je crois avoir été quand même le premier Anglais à avoir traduit Barthes, en 1966. Mais nous en sommes maintenant à un stade où chaque étudiant de première année sait que l’auteur est mort. Chez nous aussi, c’est une idée reçue des plus répandues. Pourtant je pense que cet état de fait ne change pas grand-chose : le positivisme règne. Ce que je voudrais faire cette après- midi en étudiant plus particulièrement cette proposition d’un modèle renouvelable, c’est prendre quelques exemples d’une carrière en histoire de l’art, suivre cette carrière et essayer de montrer à quel point la monographie est encore importante.

11 Le cas exemplaire, et c’est une trajectoire que j’apprécie et que vous connaissez tous, est celui de Michael Fried. En effet c’est une carrière qui a commencé dans la critique, en particulier avec son essai Art and objecthood (1967) qui a été une intervention capitale

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à la fois dans le discours critique sur l’art et dans la pratique de l’art dans les années 60. Après cela, comme vous le savez, il a délaissé la critique pour à peu près trente ans. Il a alors commencé à étudier l’art français et a publié le livre Absorption and Theatricality [1980 ; trad. française : La place du spectateur : esthétique et origines de la peinture moderne, Paris, 1990] où il étudie essentiellement les idées critiques de Diderot. C’est en quelque sorte une lecture dialectique de la peinture moderne à partir des idées de Diderot, de ses concepts (absorption et theatricality), lecture qui va jusqu’à David et esquisse un pas vers Géricault. Ensuite – car il s’agit d’une trilogie – viennent des ouvrages sur Courbet [1990 ; trad. française : Le réalisme de Courbet : esthétique et origines de la peinture moderne II, Paris, 1993] et Manet [1996 ; trad. française : Le modernisme de Manet : esthétique et origines de la peinture moderne, Paris, 2000], puis une monographie sur Menzel [Menzel’s Realism : Art and Embodiment in Nineteenth-Century, Berlin, 2002]. Et j’ai l’impression que dans ces livres il y a toujours la même problématique, mais qui ne saurait pas s’appliquer à autre chose qu’à un artiste et un corpus précis. Le cas de Menzel est très intéressant car à la fois parallèle et divergent par rapport aux artistes français.

12 Ces trois exemples relèvent donc de procédés similaires et nous mènent à la prochaine étape du portrait de M. Fried à la fois comme écrivain et comme historien de l’art. Son prochain livre – appelé à marquer les esprits – sera un livre sur les photographes contemporains intitulé probablement Why photography matters. Ce sont douze photographes qui ont en quelque sorte renouvelé le discours de la peinture-histoire, un très beau thème. On peut dire qu’à travers la critique des artistes vivants, Fried essaie de transposer les catégories qui ont été élaborées dans les livres sur Courbet et sur Manet. Il émet ainsi des hypothèses qu’il essaie de vérifier tout au long de sa carrière, et encore prochainement – car après ce livre sur la photographie en viendra un autre qu’il médite depuis longtemps sur Le Caravage qui s’appellera probablement Le Caravage : la naissance de l’absorption…

13 Je ne veux pas porter de jugement de valeur sur Fried, ce n’est pas le moment, mais je peux dire que c’est une carrière dans laquelle la monographie à la fois fonctionne et mène à autre chose. Donc ce n’est pas une question qui porte sur la valeur en soi de la monographie, c’est une question de cheminement global.

14 Je voudrais parler maintenant de mes propres travaux, que Stéphane Guégan a gentiment introduits. Évidemment je n’ai pas fait que des monographies, c’est-à-dire des travaux concentrés sur une seule personne, mais j’en ai fait trois à partir des années 1990. Il me semble que chacun de ces travaux est à part pour différentes raisons : il s’agit d’un collectionneur anglais, d’un peintre français et d’un sculpteur italien, des personnages des XVIIe, XIXe et XXe siècles.

15 J’ai écrit la monographie sur le collectionneur Bargrave, dont la collection, presque intacte, est à la cathédrale de Canterbury [Under the Sign : John Bargrave as Collector, Traveler, and Witness, Ann Arbor, 1994] parce qu’en fait je pense que le « New Historicism » a eu une très grande influence pour renouveler les approches de l’histoire et par là- même de l’histoire de l’art. Le concept du self-fashioning m’a beaucoup influencé et le cas du collectionneur en est un cas particulier. Pour écrire la vie de cet homme, il fallait cependant prendre en compte au moins trois discours différents : un discours sur les collections, un discours sur le voyage et les récits de voyages et enfin un troisième discours, le témoignage (voir le titre de mon ouvrage : Bargrave souhaitait être un témoin, capable de relater ce qu’il avait vécu aux générations futures). Et là j’ai esquissé un parallèle avec Vermeer, homme dont on ne sait rien d’autre que ce qu’il exprime à

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travers ses œuvres d’art. Bargrave ne se considérait pas comme un artiste même s’il dessinait et composait des vers. En revanche il voulait absolument qu’on sache qu’il était une victime de la guerre civile et il avait des idées assez extrêmes sur la situation politique dans l’Europe de son époque.

16 Deuxième exemple, un cas tout à fait différent : Delaroche. Sa monographie [Paul Delaroche history painted, Londres, 1997] a été écrite à l’occasion du bicentenaire de sa naissance. J’avais été frappé parce que cet artiste, que j’avais mentionné dans The Clothing of Clio en 1984, et qui était l’un des trois ou quatre artistes français de la première moitié du XIXe siècle ayant connu la plus grande renommée internationale, était devenu quasi inconnu. Il n’y avait que deux ou trois articles le concernant et une thèse américaine, publiés dans les années 1970. Comment rectifier cela ? Je crois que le seul moyen était d’écrire une monographie, et pas n’importe laquelle. Je suis d’ailleurs conscient d’avoir produit quelque chose qui ne rencontrait pas forcément les attentes du public français. Mais tout de même, j’ai cru pouvoir attirer l’attention par des moyens originaux et l’on retrouve une démarche parallèle dans un livre sur un autre artiste négligé que j’estime beaucoup, celui de Marc Gotlieb sur Meissonier [The Plight of Emulation : Ernest Meissonier and French Salon Painting, Princeton, 1996]. Le livre sur Delaroche a donné lieu ensuite à une exposition à Nantes et à Montpellier, qui n’aurait probablement jamais été réalisée sans la publication du livre, et à un très beau catalogue auquel j’ai contribué. Je crois en un sens avoir poussé à ces réalisations et j’en suis assez fier… D’ailleurs, je continue à travailler sur Delaroche dans plusieurs articles qui sont comme des appendices à la monographie.

17 Troisième exemple : une monographie sur un artiste vivant. Je partage tout à fait les opinions d’Éric de Chassey (voir Débat I) sur cette question-là : il est très difficile d’écrire sur un artiste vivant mais c’est peut-être encore plus difficile si la veuve est vivante et essaie d’imposer sa vision des choses. J’ai décidé d’écrire un livre sur Jannis Kounellis pour une raison très précise [Jannis Kounellis, Londres, 2003]. J’estime que les artistes de notre époque sont confrontés à un sort affreux : avoir des catalogues de plus en plus somptueux mais aussi répétitifs avec seulement de petites modifications qui n’ont pas d’intérêt. Ce qui m’intéressait particulièrement chez Kounellis, outre que je suis son œuvre depuis 1972, c’est qu’il a travaillé toute sa vie avec le même photographe depuis son arrivée à Rome comme étudiant en 1960. Donc il y avait un ensemble de documents fort précieux dont l’historicité même risquait d’être oubliée dans les nombreuses rééditions. Mon texte est en quelque sorte un commentaire de ces documents, qui devait aussi incorporer mes propres souvenirs à travers le temps.

18 Que ressort-il de ces différents cas ? La première question importante pour moi finalement, c’est l’étude des circonstances dans lesquelles le discours mono- graphique peut être progressiste, et non pas réactionnaire. C’est, je crois, une perspective tout à fait pragmatique. L’autre question à peine moins importante : qui va publier la monographie ? Heureusement, on a toujours dans l’édition anglo-saxonne des presses, universitaires et autres, qui s’intéressent au genre de la monographie. Il faut quand même avoir appris à naviguer entre les flots… Pour le futur, je suis un peu pessimiste. Les catalogues d’exposition, qui sont quelquefois des coéditions entre les presses et les musées, sont peut-être plus rentables, et ils gagnent du terrain. Je ne nie surtout pas la valeur de ces catalogues, mais la monographie est autre chose.

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19 S. G. En quoi vos recherches sur les sources anglaises de certains romantiques (Delaroche, Delacroix, etc.) mettent-elles en évidence les limites – implicitement ou résolument nationalistes – de la monographie traditionnelle ?

20 Stephen Bann. Vous avez raison : les monographies ont souvent des motivations implicitement nationalistes. Personnellement je me trouve assez souvent, comme vous dites, confronté à une version quasi-officielle de la vie d’un artiste français, souvent publiée au XIXe siècle, devenue la doxa, et qui fait très peu de cas de ses contacts au-delà du pays. On m’a demandé à l’occasion de la rétrospective consacrée à Eugène Devéria au château de Pau, par exemple, de faire une petite recherche sur les années que cet artiste a passées en Écosse. Pour ses premiers biographes (et il n’y en a presque pas d’autres), c’était un pays lointain, assez brumeux… En fait, sa réception dans les journaux d’Edimbourg était assez positive, et j’ai retrouvé les traces au moins d’un portrait remarquable qu’il a laissé là derrière lui. Ce n’est pas grand-chose. Mais le cas des contacts anglais de Paul Delaroche est sans doute plus intéressant. Je constate que le récit autorisé de sa vie par Henri Delaborde a minimisé ces contacts, afin de présenter un artiste qui doit presque tout à son séjour à Rome en 1834. Il a donc cité seulement un voyage « de quelques jours » en Angleterre, en 1827. Mais Stephen Duffy a découvert à la Wallace Collection le livre d’or de la collection d’armes de Meyrick avec des signatures de Delaroche et d’autres étudiants de Gros datant de 1821. Il faudrait interroger le vieux mythe selon lequel les artistes français ont reçu le choc des Constable et des Lawrence au Salon de 1824 – au moins dans le cas de Delaroche dont la parenté avec la peinture d’histoire de l’école de Reynolds me paraît de plus en plus évidente (et j’ai essayé dans un article récent de nuancer cette influence et celle de la tradition nationale [« Paul Delaroche’s Early Work in the Context of English History Painting », dans Oxford Art Journal, 2006, p. 341-369]). Nul doute que cette dimension comparatiste est souvent perdue, et ce non seulement dans les monographies anciennes. Je tra- vaille actuellement sur un essai qui traite des « peintres troubadours » de Lyon [« À la recherche des peintres troubadours », à paraître dans le catalogue de l’exposition L’esprit d’un siècle, Lyon 1800-1914, Lyon, Musée des beaux-arts, 2007]. Faut-il dire que leurs contacts avec d’autres pays étaient réduits au strict minimum, vue la situa- tion politique de l’Empire ? Cela n’empêche que le phénomène de regroupements d’artistes qui cultivent les sujets médiévaux, entre autres, existe en même temps en Allemagne, en Angleterre ; il y a des analogies frappantes qui apparaissent dans le cadre d’une culture romantique même si elle évolue différemment selon les pays…

21 Il est donc important de poursuivre ces travaux comparatistes, et j’avoue que j’en vois de plus en plus à l’heure actuelle. Il serait souhaitable qu’on en prenne de la graine pour les monographies à venir !

22 V. Une notion sur laquelle nous aurons certainement à revenir est celle de « mono- graphie problématisée », pour utiliser une expression de Jean-Marc Poinsot. Je trouve que cette expression correspond bien aux travaux de Michael Fried, je pense en particulier aux ouvrages sur Courbet et sur Manet. Mais je laisse cela en suspens. Christian Michel est, comme chacun sait, un spécialiste de l’art, de la peinture du XVIIIe siècle, et il nous dira lui-même ce que ses travaux concèdent à la monographie. Je signale aussi, et c’est l’une des raisons de sa présence ici, qu’il a beaucoup travaillé sur l’outillage théorique et critique mis en œuvre, dans les discours sur l’art, entre la seconde moitié du XVIIe siècle et la fin du XVIIIe siècle.

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23 Christian Michel. Je vais essayer de revenir sur certaines questions déjà posées (et qui ne peuvent pas être résolues telles quelles) à propos de cette notion de monographie, autour de laquelle on a convoqué soit le catalogue raisonné, soit la biographie, soit l’étude – à l’aide de méthodes diverses – de la production d’un artiste. Il s’agit dans les trois cas d’écrits centrés sur un seul sujet. Une monographie n’impose pas forcément l’exhaustivité, et un catalogue d’exposition, genre souvent défini comme bâtard, est une monographie, réussie ou non, même si l’ouvrage ne propose pas le corpus intégral de son œuvre.

24 Je vais peut-être commencer par revenir sur les « produits » éditoriaux, si J.-F. Barielle veut bien me passer le terme (voir Débat II), qui sont liés à cette notion de monographie : tout ce que publie Taschen, tous ces récits biographiques avec des photos parfois splendides, ne concernent pas l’historien d’art. Ce sont des livres destinés à un public large mais dont le texte n’est là que pour servir de fond à des images. Ils seront peut-être utilisés plus tard par des historiens qui s’intéresseraient à l’évolution de la réception ou de la célébrité de tel ou tel artiste, mais ne prétendent en aucun cas innover, ni même apporter des analyses ou des informations inédites. Une autre forme, plus canonique, de la monographie, celle qu’a évoquée tout à l’heure É. de Chassey, me paraît aussi éloignée d’une réelle étude consacrée à un ar- tiste. On n’a guère à en attendre que la réunion d’un certain nombre de documents biographiques, d’une fortune critique et d’un catalogue raisonné. Par certains côtés, ces ouvrages ne sont pas faits pour être lus mais pour être consultés et pourraient sans perte être remplacés par des cédéroms. Personne ne les lit. Dans quelle mesure ces ouvrages sont- ils réellement des monographies ? Ne seraient-ils pas plutôt la matière première pour une monographie ? La question reste ouverte, j’imagine que Michel Laclotte ne sera pas d’accord avec moi sur ce point… Je pense donc que ces distinctions doivent précéder toute réflexion sur la monographie d’artiste.

25 Si l’on écarte ces types d’ouvrages dépourvus de réflexion d’ensemble – sinon la réflexion implicite qui préside aux inclusions, aux exclusions et aux datations d’un catalogue raisonné, mais qui n’est jamais présentée par l’auteur –, on se trouve face à ce qui est pour moi la seule réelle monographie, un discours porté sur un objet unique (artiste, monument, voire œuvre particulière). Quand on écrit sur un artiste, on se trouve confronté à une difficulté qu’évoquait tout à l’heure É. de Chassey : sa vie, dans 99 % des cas, n’a strictement aucun intérêt. Il reçoit une formation chez des maîtres, il mène une carrière, il se marie, il a des enfants et des maîtresses, ou il n’en a pas, il meurt riche ou il meurt pauvre ; mais, si l’on s’intéresse à lui, c’est parce qu’il a produit quelque chose qui est autre chose que sa vie. C’est à ce moment-là que se pose la question du type de lien que le « monographe » va être amené à construire.

26 Soit il établit un lien entre un corpus d’œuvre et son auteur – B. Vouilloux a rappelé à quel point les années 1960 avaient pu remettre en cause la notion d’auteur – et, d’une certaine façon, il se trouve confronté à une difficulté, en cherchant une espèce de relation mécanique, systématique entre l’œuvre et l’auteur. Le XIXe siècle a poussé à la caricature ce type de recherche en cherchant à reconnaître des portraits et des autoportraits dans presque tous les tableaux ou en identifiant dans telle ou telle scène des faits d’actualité ou ce que l’on croit appartenir à l’expérience vécue de l’artiste. Mais ce genre de démarche peut prendre une autre forme encore : je pense au Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci [1910 ; trad. française : Paris, 1977, préface de J.-B. Pontalis] texte canonique s’il en fut, où il s’agit – sinon chez Freud, du moins chez ses héritiers –

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de lier la production de Léonard de Vinci avec ce que l’on croit savoir de sa vie, fondé d’ailleurs sur une mauvaise traduction de ses notes. On se reportera au commentaire de Schapiro sur le texte de Freud [1955 ; trad. française : « Deux méprises de Léo- nard de Vinci suivies d’une erreur de Freud », dans Meyer Schapiro, Style, artiste et société, Paris, 1990, p. 139-146].

27 Il est facile d’ironiser sur une telle démarche – et de la renvoyer au passé de la discipline –, mais elle rappelle la complexité du lien que l’auteur est amené à élaborer. Si l’on coupe ce lien, la vie du peintre n’a aucun intérêt, et si on le conserve, comment éviter des discours simplistes et comment dépasser le pur apport documentaire que permettent les recherches d’archives ? Certes, on peut avoir la certitude qu’un tableau a été commandé par telle église en telle année ; la datation de l’œuvre peut être utile voire parfois nécessaire, mais cela ne nous apporte pas grand-chose de savoir qu’un peintre au XVe siècle travaillait surtout pour telle ou telle confrérie religieuse tandis qu’un autre, au XIXe siècle, travaillait plutôt en fonction du Salon. C’est là que se pose la question, à mon sens souvent négligée dans les monographies, qu’elles soient écrites ou montrées (je pense aux expositions) : comment donner à comprendre la spécificité de l’artiste sur lequel on travaille ou que l’on expose ? Ce qui souvent m’agace dans les expositions monographiques, c’est que l’on ne pense pas à nous expliquer dans les premières salles pourquoi il faut faire une exposition sur ce peintre, c’est-à-dire qu’on évite de le situer par rapport à ses contemporains ou à ses modèles et qu’il est donc impossible au visiteur moyen de comprendre ce qui fait sa spécificité.

28 Ce qui me gêne dans bien des monographies, c’est l’utilisation d’une méthode stéréotypée. Si l’on se sert exactement de la même méthode et que l’on déploie le même discours pour chaque artiste, alors tous les artistes et toutes les œuvres sont à peu près interchangeables. En même temps, la monographie peut conduire à interroger cette question du lien entre l’art et l’artiste, avec toutes les dérives que cela peut comporter. Je songe à cette personne dont parle Oscar Wilde dans une de ses nouvelles, qui se fait dire que finalement elle n’aime pas tant l’art que les artistes : peut-être effectivement que le grand public aime mieux les histoires croustillantes sur Picasso que de passer du temps à regarder ses tableaux, mais est-ce le rôle de l’historien d’art d’accumuler des anecdotes croustillantes ou tragiques ?

29 L’autre lien qu’évoquait tout à l’heure Stephen Bann et qui me paraît bien plus riche, mais qui reste aussi problématique, c’est celui effectué dans la monographie entre un artiste et un projet théorique et qui aboutit à des résultats dans certains cas passionnants, dans d’autres beaucoup plus limités.

30 La question est de savoir si l’artiste sert de prétexte à un projet, ou si le projet est reconfiguré en fonction de l’artiste étudié, à la façon de ce qu’a réalisé Stephen Bann. Il me paraît souvent que le discours est indépendant et que l’exemple choisi, l’objet de la monographie, n’est là que pour sous-tendre une démonstration, parfois répétitive, quel que puisse être son intérêt. Il me paraît lassant, après deux ou trois ouvrages, de continuer à apprendre comment les artistes ont contribué à définir et à fixer l’image de la femme dans une position subordonnée, surtout après l’avoir lu à propos des structures politiques, des écrivains, des philosophes… Aussi stimulant que soit le concept d’« absorption » mis en œuvre par Michael Fried, je ne saurai en faire la clé universelle de l’histoire de la peinture occidentale. La « monographie problématisée », à mon sens, doit se repenser à propos de chaque objet d’étude. Il s’agit pour l’historien de trouver ce qui peut rendre intéressant son ouvrage et donc de dégager ce que sont

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les points centraux que l’étude d’un artiste peut permettre d’éclairer. D’une certaine façon je n’apprécie vraiment que les analyses qui apportent un éclairage nouveau qui me donnent à regarder différemment un tableau ou l’œuvre d’un artiste. Les exemples sont nombreux et il me paraît difficile d’appréhender certains tableaux italiens sans retrouver le regard que Daniel Arasse m’a incité à porter sur eux ou même, après avoir lu le livre de Svetlana Alpers [1983 ; trad. française : L’art de dépeindre. La peinture hollandaise au XVIIe siècle , Paris, 1990], je regarde différemment certains tableaux hollandais (alors que je ne souscris guère à la portée généralisatrice qu’elle donne à des cas spécifiques). Renouveler les questions – ce qui devrait se faire spontanément à chaque nouveau livre consacré à un même artiste – c’est aussi renouveler le regard qui peut être porté sur les œuvres. Mais, je dois en convenir, beaucoup de livres me tombent des mains dès lors qu’ils essaient de faire le lien entre la documentation biographique et les œuvres, ou entre un projet théorique et les œuvres.

31 Il faut aussi distinguer le travail de l’historien, dont les approches nous sont souvent très utiles, et celui de l’historien d’art. Seuls quelques rares artistes peuvent susciter de l’intérêt indépendamment de leur production et ils sont les seuls qui peuvent justifier une étude monographique essentiellement sociale et économique. Pour les autres il est gênant de voir considérer les œuvres comme des documents et non comme des monuments (pour reprendre la distinction de Riegl). L’historien de l’art ne construit pas l’histoire à partir des œuvres, mais cherche à éclairer les œuvres en s’aidant notamment de l’histoire.

32 B.V. Est-ce que vous ne pensez pas que l’essai (genre auquel les études littéraires portent un vif intérêt depuis quelques années : voir Pierre Glaudes et Jean-François Louette [L’essai, Paris, 1999], plus récemment Marielle Macé [Le temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XXe siècle, Paris, 2006]), et en l’occurrence l’essai monographique, constitue une ressource permettant d’échapper à certaines rigidités ?

33 Christian Michel. Assurément, l’essai sur un artiste me paraît une fort bonne solution (j’en ai moi-même écrit un sur Watteau, qui doit paraître ce printemps). Il permet d’éviter la répétition de ce qui est connu de chacun et peut aider à analyser différemment la production de cet artiste. Toutefois, le modèle littéraire qui aide à construire certaines questions est parfois dangereux à suivre trop rigoureusement. Il y a d’abord des raisons pratiques : l’histoire de l’art se trouve confrontée à une difficulté spécifique qui complique bien des recherches, la valeur vénale de ses objets d’études. Si les veuves d’artistes peuvent chercher à entraver toute publication qui nuirait à l’image qu’elles veulent construire de leur mari, les détenteurs d’œuvres d’art, collectionneurs et même parfois conservateurs tiennent aussi à ce qu’une étude ne les désacralise pas. L’essai critique, qui cherche à rétablir l’œuvre dans son environnement social, voire dans le fonctionnement d’un atelier, ne peut que la sortir du discours idéaliste qui l’enserre et donc modifier sa valeur symbolique et marchande. Là se pose parfois un problème majeur pour la recherche.

34 Autrement, le côté séduisant d’un essai sur un écrivain peut induire l’historien d’art à utiliser certaines notions sans réelle précaution. Un texte qui rend compte d’écrits diffère nécessairement d’un texte qui rend compte d’œuvres visuelles. On a beaucoup insisté depuis une vingtaine d’années sur l’importance des concepts de la rhétorique pour rendre compte de la peinture ancienne, sans toujours tenir compte de la différence entre la peinture et le discours.

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35 Quoi qu’il en soit, il me paraît difficile de penser la monographie comme un genre dépassé, pour peu que l’on admette qu’elle doit être perpétuellement renouvelée et surtout qu’elle doit tenir compte de la spécificité de la discipline. Je ne pro- pose pas une lecture de la monographie ou une façon de faire de la monographie, mais je pense qu’il faut s’interroger précisément sur le mode de lien que l’on veut établir, et la monographie a à ce moment-là autant sa place que n’importe quel autre genre dans le cadre des sciences humaines.

36 B.V. Elle y a sa place, ni plus ni moins, nous l’avons bien compris. Ce qu’il me paraît important de noter, c’est que la monographie peut donner lieu à deux types de critique. Une critique en aval, celle qui résulte des bouleversements des sciences humaines et que j’exposais en guise de préambule. Et puis il faut aussi rappeler qu’il y a, après tout, d’autres manières de faire de l’histoire de l’art, des manières qui ne passent pas par la monographie. Je pense à la formule fameuse de Wölfflin en faveur d’une « histoire de l’art sans noms propre » : une histoire de l’art qui ne fait pas de la monographie son module de travail. Ce sont des questions sur lesquelles nous reviendrons peut-être, mais je voudrais maintenant donner la parole à Gianni Romano, qui travaille sur l’art des XVe et XVIe siècles italiens dans une mouvance qui est un peu celle de la micro-histoire, puisqu’il s’attache à retisser les liens très étroits entre les artistes et leur environnement local.

37 Gianni Romano. Pour commencer, je voudrais rebondir sur la question des expositions monographiques et raconter une petite anecdote. Il y a trente ans lors d’un séjour à Paris, je me souviens de Pierre Rosenberg me demandant : « Pourquoi en Italie avez- vous des éditeurs qui publient des ouvrages critiques en histoire de l’art ? Ici en France il n’y a rien de tout ça : il faut faire des expositions monographiques pour avoir finalement une quantité de données sûres – philologiquement garanties ».

38 Au fond, la monographie est peut-être en crise, mais c’est une bonne chose. Ce sont les méthodes en crise qui donnent de nouveaux résultats ; n’utiliser que des méthodes sûres est absurde. La monographie classique est divisée normale- ment en trois parties : un essai critique, une biographie-chronologie et un répertoire de documents, c’est-à- dire un catalogue d’œuvres divisé en notices. La monographie entre en crise à partir du moment où l’une de ces trois parties empiète sur les autres. L’essai critique qui ne tient pas compte de la documentation est un désastre, une catastrophe ! Peut-on parler vraiment de monographie en absence du corpus d’œuvres de l’artiste ? Mais la seule publication des documents n’a aucun intérêt pour la question stylistique et produit de nouvelles catastrophes : les documents sont des problèmes, non des solutions. Ils présentent en effet des interrogations aux- quelles il faut parfois répondre par des confrontations stylistiques, ou bien par la confrontation des sources et des archives grâce à l’aide des historiens (quand bien même ils ne sont pas historiens de l’art). Tout le problème est de faire se rencontrer ces deux démarches. Je ne crois pas qu’il s’agisse de les opposer : la solution, pour moi, serait une solution de « concorde ».

39 Un autre point intéressant est le débat autour des notices, notices des œuvres acceptées et notices des œuvres refusées ; un travail important, très fouillé, est effectué pour chacune des œuvres acceptées, les œuvres refusées se voyant consacrer des notices très modestes… Or la présence d’une œuvre discutée dans le corpus d’un peintre est le signe d’une façon de voir cet artiste. C’est une question historique et critique des plus intéressantes : le doute sur l’attribution d’une œuvre laisse entendre, outre le fait qu’il n’y avait pas cette « concorde », que quelque chose suggérait la possibilité d’une erreur, par exemple dans la personnalité de l’artiste, qui ouvrait des portes vers d’autres

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hypothèses. La monographie entre en crise précisément sur la question de la place modeste consacrée aux œuvres refusées, car elle donne la préséance au « monographiste » (et non à l’artiste), qui devient juge d’un problème plus complexe. J’aime beaucoup une monographie qui n’en est pas vraiment une : les deux volumes de John Shearman sur Raphaël [Raphael in Early Modern Sources, 1483-1602, New Haven/ Londres, 2003]. Il n’y a d’ailleurs pas encore eu d’essai critique sur Shearman mais je crois que sans son travail, Raphaël nous serait inconnu. Et là nous sommes en présence d’une monographie où les documents prennent le pas sur l’essai critique ! Le fait que la monographie soit en crise est donc une bonne chose si cela peut nous permettre d’inventer une autre monographie.

40 Quand on parle de monographie classique, on parle d’une opération de conformation à un modèle standard, quels que soient le contenu et la signification personnelle de l’œuvre de chaque artiste. On pourrait se demander si tous les artistes s’adaptent de la même manière à la forme classique de la monographie. Seuls les grands noms de l’histoire de l’art sont d’ailleurs susceptibles de figurer dans ces séries, les artistes « mineurs » ne sont pas calibrés pour cela. C’est un outil extrêmement utile mais qu’il faut adapter à chaque artiste. Il doit être conçu comme une base qui ouvre des perspectives de recherche et ne prétend pas être une solution. À partir de cet écrit on peut travailler, surtout quand il s’agit d’une monographie qui défend la spécificité de la documentation utilisée : documents notariaux, figuratifs ou biographiques. Le document figuratif peut être agrégé, intégré à un ouvrage d’une centaine de façons différentes mais on ne doit l’utiliser que si l’on est sûr de son origine, de sa date, de sa conservation, de son authenticité… Ce sont des questions qui rentrent dans le cadre de la monographie. Que nous soyons ou non disponibles pour un concept élastique de la monographie, il importe de faire assumer à nouveau à ce genre, quel qu’il soit, un caractère d’assainissement des documents écrits qui permette à la chronologie et à la biographie de reposer sur des sources authentifiées proches des expériences des artistes et de leurs contemporains, la transcription mécanique des textes n’étant elle- même pas suffisante pour les rendre fiables. Cela vaut aussi pour les documents figuratifs qui nécessitent également une validation pour ce qui est de leur authenticité (original, copie, faux ?) et de la chronologie. Il n’existe pas de monographie fiable, quelle que soit la forme choisie par l’auteur, sans une identification chronologique correcte des documents figurés, de même tout autant pour la confrontation des documents écrits avec l’analyse stylistique du connais- seur : tout cela est tenu de concorder.

41 J’aimerais que la monographie, tout en se fondant sur des données certaines, soit plus inventive, plus extraordinaire, plus aventureuse. Quant à la biographie, je crois qu’elle fait partie de la discipline historique et il m’importera toujours de connaître, pour revenir sur l’exemple évoqué par Christian Michel, pour quelle confrérie religieuse a été exécuté tel ou tel tableau. Mais ce n’est pas seulement de l’histoire que l’on fait avec nos documents locaux. Pensez à l’apport essentiel de Benedetto Croce à la philosophie italienne au xxe siècle : Croce était très favorable à la monographie. Il pouvait oublier les documents (la biographie, les sources) : il était pour l’intuition, la connaissance non- rationnelle de l’artiste. La monographie était pour lui le « profil d’une personnalité artistique qui renvoie à la personnalité de l’auteur de la monographie ». Cela a produit en Italie des choses d’un mauvais goût absolu… Certes Croce était un grand protagoniste de la culture européenne, mais des personnes de faible envergure ont utilisé ses idées dans leur acception la plus limitée, la plus terre-à-terre. On a fini par

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écrire dans l’entre-deux-guerres des livres affreux du type « Il mio Raffaello »…, et Raphaël n’entrait plus en ligne de compte ! Sans documents, sans sources… Tandis que lorsque Longhi écrit Caravaggio, il écrit son Caravaggio mais avec une très belle différence : tout le Caravaggio de Longhi est fondé sur les sources contemporaines [1952, rééd. Rome, 1992 ; trad. française : Caravage, Paris, 2004]. C’est à dire que Longhi contrôlait continuellement le « roman » qu’il écrivait : il était sûr de ce qu’il disait. Alors on lui pardonne d’écrire son Caravaggio… En effet, les études après la dernière guerre ont eu du mal à concevoir une monographie qui ne soit pas le profil d’une personnalité vue avec les yeux d’aujourd’hui. Je crois qu’il serait utile d’étudier en détails les réflexions méthodologiques de quelques mono- graphies d’après-guerre comme celles qui jalonnent le parcours de Giuliano Briganti avec son travail sur Pellegrino Tibaldi (1945) ou sur Pierre de Cortone (1962), et de relever que, entre- temps, sort la première version du Caravaggio de Roberto Longhi. On voit bien émerger un trait commun entre les trois exemples cités, le retour incisif à l’exploitation des fonds primaires et directs et un nouvel intérêt très marqué sur l’usage de termes courants (maniérisme, baroque, luminisme, clair-obscur…). C’est le signe d’un retour à une attitude philologique qui confronte les documents figurés et la fortune critique.

42 B.V. J’espère que nous reviendrons sur cette magnifique et paradoxale formule de « monographie aventureuse reposant sur des données certaines »...

43 S. G. Juste une réaction plus qu’une question. Un article de Giovanni Agosti paru à la fin des années 1980 dans la revue de Bourdieu faisait un bilan assez sévère de l’historiographie italienne et du « longhisme » qui a frappé de plein fouet l’Italie des années 1950-60, sans cesser de faire école jusqu’à nous, notamment dans le monde des musées [Giovanni Agosti, « Vicissitudes récentes de la monographie d’art. Réflexions italiennes (1982-1985) », dans Actes de la recherche en sciences sociales, nos 66/67, 1987, p. 95-104]. G. Agosti pointait avec humeur et humour cette manière, alors souveraine, de réduire l’histoire de l’art à une série de monographies de grands auteurs. Le même article, avec beaucoup d’honnêteté, montrait que ce longhisme avait aussi produit des travaux d’un autre ordre. Des études monographiques, sur de moindres artistes parfois – ceci explique peut-être cela –, qui réintégraient dans l’interprétation de l’œuvre d’art des considéra- tions étrangères à l’histoire des styles développée par Longhi. Comment le même homme, au-delà de son talent admirable, de sa plume superbe, a-t-il pu produire un modèle classique pour son temps en Europe et simultanément fonder un contre- modèle monographique ? On pense aux travaux de Castelnuovo et sa capacité à ouvrir l’interprétation au contexte économique, au ré- seau intellectuel, aux rapports de mécénat, etc. Comment vous-même avez-vous répondu et réagi à l’autorité prise par Longhi ?

44 Gianni Romano. Il nous faudrait une semaine entière pour en parler… Cet article de G. Agosti fait référence à un de mes livres qui commence par cette déclaration : « Après tant de monographies sur les artistes, j’ai écrit une monographie sur une ville » [Casalesi nel Cinquecento. L’avvento del manierismo in una città padana,Turin, 1970]. C’était déjà une question sur le genre monographique posée en 1969. Longhi était convaincu que l’œuvre est relative : elle a toujours une vie en rapport avec quelque chose. Lorsque je travaillais à ce volume qui est la reconstruction de la production artistique dans une ville [celle de Casale] au XVIe siècle – il était aussi question d’une crise de la ville à cette époque, d’une crise de la production artistique dans la ville. Un peu de la même manière, cette idée que l’œuvre était relative donnait à l’art, à la monographie de l’artiste (Caravage en l’occurrence) un caractère particulier : le Caravage n’était jamais seul, il avait toujours des amis, des traîtres, des ennemis autour de lui… Et la

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confrontation entre les œuvres du Caravage et ses contemporains était constante, de façon à ce qu’in fine on puisse établir qu’il y a des caravagesques qui connaissaient le Caravage du début, d’autres qui le côtoyaient au milieu de sa carrière et d’autres encore à la fin. La réalité de l’œuvre de Caravage était toujours relative aux choses que le monde autour de lui voyait dans ses œuvres. On ne pouvait la définir correctement qu’à travers les yeux des contemporains. « Il mio Caravaggio » n’était plus suffisant ! Il fallait saisir le Caravage des contemporains et exploiter les sources, les témoignages directs. On peut ainsi travailler sur un peintre, une œuvre en élaborant un système de rapports, de relations qui mêle les hommes, les femmes, mécènes et collectionneurs qui côtoient un artiste. C’est pour cette raison que j’ai également fait une monographie sur Isabelle d’Este. Cette dame terrible et fascinante connaissait tous les peintres. Elle était en relation avec eux et influençait leurs positions, même stylistiques, par ses choix ! C’était là toute la question de l’« opera relativa » pour Longhi, je crois.

45 S. G. Je devinais un peu votre réponse : effectivement, ce qui est intéressant dans le cas de la tradition longhienne, c’est qu’elle était capable de produire du même et de l’autre et vous en êtes bien sûr un brillant témoignage. Un sujet dont nous n’avons pas parlé – mais Isabelle d’Este me tend la main – ce sont les femmes. Il est d’ailleurs regrettable que cette table ne réunisse que des hommes... Puisque l’une des grandes questions que nous pose la nouvelle histoire de l’art, c’est à la fois la place des femmes comme productrices, comme réceptrices d’images, comme objets du regard, etc. On ne peut plus ignorer, sauf à vivre dans un autre temps ou à prolonger le vieux puritanisme de l’histoire de l’art traditionnelle, la nécessité d’une approche sexuée de l’image, autrement dit une approche conforme à l’économie sociale et culturelle des identités sexuelles. Il convient peut-être de rappeler aussi ce qu’écrivait Griselda Pollock dans les années 1980 à propos de la monographie comme genre masculin, qui exalte le créateur comme génie viril et la création comme performance masculine. Ceci est-il un autre débat ?

46 B. V. …si vous le permettez, il y a un volet français à cette thèse – je pense à Régis Michel et à ses attaques contre la monographie et contre une certaine manière française de pratiquer l’histoire de l’art…

47 S. G. À ce stade de la discussion, nous avons déjà pris conscience que la monographie n’est pas ou n’est plus nécessairement une structure modélisante, intellectuellement prescriptive, moralement normative… Ce genre réputé clos est à envisager comme une structure flexible qui peut accueillir, le cas échéant, de nouvelles lectures. Je suis d’accord avec vous, Gianni Romano, pour dire que parler sans vérifier sa documentation au préalable revient à courir de grands risques. Mais, outre que le risque est grisant, je suis convaincu qu’il faudrait en France admettre davantage la culture du débat plutôt que réduire l’histoire de l’art au culte du génie ou à l’hagiographie médiévale. Christian Michel préconisait que les expositions débutent par une sorte d’examen de conscience – en tout cas une salle où l’on dirait pourquoi on réunit toutes ces œuvres, pourquoi on leur fait subir des déplacements, à la fois coûteux et dommageables. Cet espace, l’INHA peut l’être en favorisant la confrontation sans exclusive des méthodes. L’empreinte latine des Français a été évoquée à plusieurs reprises au cours de l’après-midi. Je me méfie un peu de ce type de caractérisation ; mais une chose est sûre : certains des grands textes qui auraient dû pousser les chercheurs et les étudiants depuis presque vingt ans à réexaminer leurs méthodes, leurs traditions indigènes, restent aussi peu accessibles que discutés. Par chance, l’écran des langues s’estompe aujourd’hui. Mais ce n’était pas le cas hier. Et c’est ici où je partagerai le point de vue de Régis Michel, sinon la virulence de certains de ses propos… : il y a une sorte de rejet presque systématique de ce que l’histoire de l’art « autre » peut produire. Le renouveau monographique n’appelle pas seulement un rafraîchissement documentaire, il

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suppose une sorte d’extension intellectuelle, une plus grande tolérance à l’égard de ces discours qui dérangent. Il me semble qu’ils peuvent nous conduire à réinventer et même à épicer notre « cuisine », pour citer à nouveau Henri Zerner.

48 B. V. Il me semble que l’un des résultats des discussions, des échanges qui ont eu lieu pendant ces différentes tables rondes, c’est de montrer que, finalement, la formule de la mono- graphie s’est avérée suffisamment souple pour absorber les ondes de choc produites par l’émergence d’un certain nombre de problématiques issues des sciences humaines. On peut même trou- ver dans la remarquable formule employée par Gianni Romano, « monographie aventureuse », des raisons d’espérer : dans le triptyque qu’il a mis en place (essai critique / biographie, documentation / corpus), il a parlé d’« essai critique », alors que, dans la définition canonique de la monographie, me semble-t-il, ce n’est pas l’essai qui est privilégié, mais le récit. Il y a là un assouplissement assez considérable – on se rapproche peut-être de ce que Jean-Marc Poinsot appelle « monographie problématisée », justement. Sans doute faudrait-il repartir de là.

INDEX

Mots-clés : monographie, définition, ethnologie, pratique, critique, discours, méthodologie, historiographie, recherches, biographie, sources, archives, culte du génie Keywords : monograph, definition, ethnology, practice, critic, speech, methodology, historiography, research, biography, sources, archives, cult of genius

AUTEURS

STEPHAN BANN professeur d’histoire de l’art à l’université de Bristol

STÉPHANE GUÉGAN directeur du service culturel du Musée d’Orsay

CHRISTIAN MICHEL professeur d’histoire de l’art à l’université de Lausanne

GIANNI ROMANO professeur d’histoire de l’art à l’université de Turin

BERNARD VOUILLOUX professeur de lettres à l’université de Bordeaux

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Travaux

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La monographie d’artiste de l’Antiquité grecque. Pratiques, apories, adaptations Monographs of ancient Greek artists. Practice, aporia and adaptations

Francis Prost

1 La monographie d’artiste est un genre gravement malade qui, pourtant, résiste bien. Les assauts de notre modernité, depuis la proclamation de la mort de l’homme, auraient dû porter un coup fatal à toute cette littérature dont la pierre angulaire demeure, de manière suspecte, le regroupement sous un même auteur (peintre, sculpteur, etc...) de toutes les œuvres produites par sa main et susceptibles de présenter un certain nombre de traits formels communs : comment serait-il encore possible de déchiffrer une « personnalité artistique », de saisir a posteriori la cohérence intellectuelle de toute une vie créative quand, par ailleurs, le sujet est radicalement pulvérisé et quand les œuvres semblent se passer allègrement de ceux qui les ont matérialisées dans la pierre ou sur une toile, à l’instar du tableau Les Ménines qui, de façon autonome par rapport à Vélasquez, forme chez M. Foucault un tout révélateur du monde classique, une « pure représentation » (Foucault, 1966) ? Comment continuer à penser l’histoire de l’art comme un enchaînement de monographies, comment, par là même, continuer à vouer un culte, même discret, aux « grands artistes », alors que toute idée de continuité, de progrès ou de sens en histoire a été reléguée au rang des accessoires et que règne un « tout culturel », une toile d’informations et d’expressions dépersonnalisées ? L’histoire de l’art ressemble à une discipline schizophrénique, qui produit des monographies de manière abondante et luxueuse tout en reconnaissant combien elles sont en contresens avec les conceptions du temps.

2 Cette résistance du genre monographique pourrait n’avoir que des raisons contingentes : le monde de l’édition, des marchands d’art, comme celui des chercheurs, des conservateurs ou des commissaires d’exposition ont sans doute des intérêts très pragmatiques à maintenir sous perfusion ce qui leur permet de gagner des subsides et des places. Mais ce serait faire un mauvais procès que de rabattre sur les seules

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conditions matérielles du monde artistique contemporain le succès d’un genre qui a partie liée avec l’histoire de l’art depuis Pline l’ancien au moins1. Depuis une vingtaine d’années, certains constatent combien les analyses des œuvres selon des séries formelles, figuratives, typologiques, ou encore les approches thématiques, iconographiques, institutionnelles ou historiques ne rendent pas compte de toutes les données propres aux œuvres d’art : ils ont fini par défendre la nécessité d’une « cohérence biographique » dans l’analyse de ces œuvres, même si, bien évidemment, la définition minimale du biographique comme interface entre l’art et la Société n’a plus guère à voir avec les vieux poncifs du génie créateur et de l’artiste inspiré (Agosti, 1987 ; Besson, 2004). Les notions d’atelier, de travail d’équipe, les questions stylistiques qui, au-delà des œuvres, tentent de cerner les fonctionnements génériques de l’art, ou encore le souci de conquérir du champ social et politique autour de l’artiste en replaçant sa démarche individuelle dans son contexte référentiel, telles sont les nombreuses adaptations du genre, qui n’en reste pas moins rivé à son point de départ – l’artiste –, un être vivant, dont le degré de conscience créatrice émerge, de manière plus ou moins nette, dans le tumulte des masses, des mécanismes historiques et des principes transcendants. Si l’on souhaite sauver la monographie, il faut aussi sauver l’individu dans l’art : vaste programme, que le présent article n’a pas l’intention d’aborder.

3 Ou pas tout à fait. Il ne sera question ici que d’antiquité grecque. Car, paradoxalement, on retrouve dans les études sur les artistes du monde grec antique une situation qui ressemble vaguement à celle que nous vivons aujourd’hui. La démarche monographique est particulièrement sollicitée dans les études de la peinture sur vases depuis les travaux de John D. Beazley (Beazley, 1930), et règne avec tout autant de superbe dans les synthèses fondatrices consacrées aux sculpteurs grecs depuis Adolf Furtwängler (Furtwängler, 1893). On y retrouve quelques- uns des grands moments du genre, tout d’abord la constitution d’un corpus, fondée sur une philologie « attributionniste » d’autant plus ardue qu’elle doit affronter une diversité de sources et la complexité de la Kopienforschung ; puis la définition d’une personnalité artistique qui nourrit, elle, une copieuse Meisterforschung. Pour autant, tout semble indiquer que l’application de cette démarche monographique aux artistes de l’antiquité grecque est un pur contresens : les conditions du marché de l’art et l’organisation de sa production dans les cités grecques, la place et la fonction même de l’art dans ces sociétés ou encore le rôle et la reconnaissance de l’individu dans les mondes anciens n’ont rien à voir avec le monde moderne. Comme pour l’art contemporain, le genre monographique s’applique à des réalités qui sont en contradiction avec ses présupposés. Le parallèle ne s’arrête pas là : comme dans nos sociétés, le monde grec antique a connu des évolutions très importantes dans sa définition de l’art. Entre les conceptions religieuses qui imprègnent les œuvres de l’archaïsme et les ambitions encyclopédiques d’un Pline l’ancien qui portent en elles, lorsqu’il est question d’art, certains aspects de la démarche monographique moderne, le chemin parcouru est long et couvre un spectre de conceptions et de théories artistiques souvent très hétérogènes. toutes, néanmoins, mobilisent trois aspects déterminants : une organisation spécifique de la production artistique ; la reconnaissance ou non de l’art comme champ d’activités autonome ; enfin les interrogations sur l’artiste, sur le style et sur la part d’originalité et d’inventivité dans l’objet produit.

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L’individu et les conditions de la production artistique en Grèce ancienne

4 Consacrer une monographie à un artiste implique qu’une série de conditions soit réunie, en particulier qu’il existe un certain processus de fabrication de l’œuvre d’art au cœur duquel se trouve un individu. Il est nécessaire qu’un auteur, reconnu comme tel et caractérisé par une identité clairement définie, constitue l’interlocuteur d’un commanditaire et que, sous sa responsabilité, marquée par exemple par sa signature sur l’objet, une œuvre soit produite et reconnue comme directement inspirée par lui. L’individu doit être au cœur de ce processus de production : il reste à définir précisément ce qu’il faut entendre par individu, mais la monographie implique par définition une cohérence déclinée au singulier, qui joue le rôle d’unité sous laquelle rassembler les œuvres qui lui sont attribuées.

Quelques repères historiographiques

5 Les philosophes et les historiens n’ont que récemment commencé à analyser le long processus qui a permis la constitution d’une identité individuelle au sens moderne, la formation de ce que nous appelons une personne. Dans l’antiquité, l’identité individuelle n’est devenue personnelle qu’après le IIe siècle de notre ère, après de multiples débats philosophiques et, surtout, après la reconnaissance et la diffusion de la nouvelle religion chrétienne : le « souci de soi », ou encore la « personne intérieure » (Foucault, 1984), qui autorisent tout individu à se désengager des appartenances communautaires et lui permettent de s’affirmer, par ses actes ou ses productions, face aux totalités, deviennent aux IIIe et IVe siècles ap. J.-C. (Vernant, 1989) des instruments de pensée d’une telle évidence pour notre modernité qu’ils finissent par devenir transparents et qu’il est difficile d’envisager d’autres périodes de l’histoire situées hors de ces cadres. Pourtant, toute l’antiquité grecque a ignoré cette définition de l’individu. Elle n’a pas méconnu un certain type d’identité individuelle : plusieurs indices, comme la poésie lyrique, l’émergence d’un droit des personnes, ou encore le développement des espaces domestiques, montrent assez combien la singularité de chacun était prise en compte dans certaines circonstances. Mais les frontières séparant les notions de public et de privé (Polignac, Schmitt-Pantel, 1998), les identités individuelles et les identités collectives (Prost, 2002, p. 9-11), ne passaient pas là où elles passent aujourd’hui et les individus, dans leurs relations avec les totalités (religion, langue, coutumes, politique, etc.), s’exprimaient de manière plus collective, soucieux d’afficher une appartenance plutôt qu’une singularité. La cité, notamment, s’est révélée dans ce débat un cadre communautaire tout spécialement structurant, dans lequel se projetait l’individu et où son identité s’exprimait sinon à chaque instant de son existence, en tout cas à chacun de ses moments les plus importants (Polignac, 1995).

6 Or en histoire de l’art, les modernes ont imposé avant les années soixante-dix, pour analyser les œuvres de l’antiquité grecque, une définition de l’individu, sans toujours mesurer la part qui relevait des sources antiques et la part qui relevait des interprétations. En 1930, John D. Beazley faisait paraître un ouvrage intitulé Der berliner Maler (Beazley, 1930). Ce petit ouvrage, constitué d’un court texte et surtout de reproductions de vases, est très intéressant dans la mesure où il entérine une certaine conception de l’artiste dans le monde grec, conception déjà largement mise au point

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par Johann Joachim Winckelmann (Pommier, 2003, p. 117-149). alors que les collections de vases antiques, dispersés dans des musées aux quatre coins du monde, avaient été constituées hors de tout contexte archéologique, dans une frénésie antiquaire, tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, J. D. Beazley proposait d’attribuer à un artiste anonyme, appelé Peintre de Berlin en raison d’une amphore particulièrement réussie conservée à Berlin, un ensemble de vases qui partageaient les mêmes caractéristiques, sur la base de rapprochements formels (traits stylistiques, formes des vases, mise en page des tableaux sur les vases et utilisation du vernis noir). Même si jamais J. D. Beazley ne s’est interrogé sur les présupposés théoriques ou les modalités pratiques de sa méthode2, il définissait indirectement par son analyse quelques-uns de ses moments obligés : la constitution d’un corpus à partir de caractéristiques techniques (formes des vases, nature du vernis noir, qualité du produit, etc.) et formelles (originalité, style du dessin, organisation du tableau peint, etc.) ; la compréhension psychologique du travail de cet artiste, de ses choix stylistiques et thématiques ; la mise en perspective de cette analyse par rapport à la tradition antérieure et, surtout, à l’influence qu’il exerce dans son domaine, et ce pour d’autant mieux souligner la maîtrise et l’innovation de l’artiste. La démarche monographique appliquée aux artistes de l’antiquité grecque trouvait là une illustration fondatrice. Non seulement J. D. Beazley allait par la suite poursuivre dans cette voie (Beazley, 1932 ; Beazley, 1933, et même son grand œuvre [Beazley, 1942 et Beazley, 1956] repose sur des principes identiques), mais aussi les spécialistes de céramique, en établissant leur corpus, ont suivi le sillage (citons quelques exemples récents, pour des peintres : Euphronios, 1990 ; Buitron-Oliver, 1995, et, pour un potier, Kunisch, 1997)3. L’exposition consacrée à Euphronios en 1990 a été de ce point de vue une réussite : on a proposé une reconstitution de la carrière de ce peintre à partir des vases signés, des vases attribués, des évolutions stylistiques et de l’idée que l’on pouvait se faire d’un parcours artistique menant de la décoration sur vase à la direction d’un atelier de potier prospère. Toutes ces reconstitutions reposent sur six vases signés en tant que peintre, dix en tant que potiers, et une vingtaine d’autres attribués sur arguments stylistiques. La seule donnée biographique est une inscription sur un fragment de stèle votive dédiée sur l’acropole.

7 Pourquoi J. D. Beazley a-t-il adopté une telle démarche ? Tout simplement en raison du déficit documentaire patent qui caractérise l’histoire des peintres d’Athènes à cette période.

8 Comment était organisée la production ? Comment fonctionnaient les commandes ? Ces questions sont d’autant plus difficiles que les réponses entrevues grâce aux recherches archéologiques dérangeaient les conceptions académiques de l’art : la plupart des vases attiques, en particulier des vases des peintres que J. D. Beazley s’efforçait de classer, provenaient de Grande Grèce ou d’Étrurie (Webster, 1972 ; Spivey, 1991 ; Osborne, 2001). Comment penser que des vases tenus pour des chefs d’œuvre de l’art pictural d’Athènes aient pu n’être que des commandes pour des tombes ou des sanctuaires étrusques ? La réponse de Beazley fut de ne tenir aucun compte de ces conditions du marché, mais d’englober les données matérielles sous un modèle d’organisation de la production artistique directement inspiré de la renaissance italienne : sur la base d’observations des traits stylistiques communs à plusieurs vases trouvés aussi bien en Grèce qu’en Italie, il reconstituait des personnalités artistiques et les cercles de disciples et d’apprentis qui gravitaient autour d’elles, peintres plus médiocres ou

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appelés plus tard à devenir les successeurs des maîtres. La monographie a servi à masquer la complexité du marché et de la production de la céramique attique.

Critiques et remises en cause

9 Les critiques ont été vigoureuses. Il était facile de dénoncer la subjectivité de l’œil du connaisseur, subjectivité parfois bien ésotérique : l’intuition, énoncée le plus souvent ex cathedra, par J. D. Beazley pour légitimer ses attributions, le manque de quantification ou de données statistiques, ou l’absence de toute réflexion théorique compromettent une méthode fondée sur une conception de l’artiste dont les productions sont abstraites de tout contexte social, économique ou politique. La parole doctorale de J. D. Beazley a inventé une cohorte de peintres, artistes fantomatiques qui ont plus à voir avec certaines conceptions romantiques du xixe siècle qu’avec le monde des artisans des cités grecques. Plus grave encore : les fondements logiques de cette méthode monographique sont très fragiles. Ph. Bruneau, dans un article célèbre de 1975 (Bruneau, 1975), avait démontré l’absurdité de cette méthode fondée sur le principe d’inférence. J. D. Beazley déduisait du décor d’un vase son peintre. Si, pour les vases signés, cette inférence est légitime, il n’en va pas de même pour les vases – très largement majoritaires – qui ne portent aucune signature. L’attribution revêt alors deux formes : ou bien il s’agit de porter un vase anonyme au crédit d’un peintre dont le nom est attesté par ailleurs sur un autre vase, ou bien il s’agit d’inventer un personnage et de regrouper sous un nom de convention les vases dont on le crédite – c’est le cas du Peintre de Berlin. On passe d’un objet existant – le vase – à une entité abstraite, inventée – le peintre. Or, dans un tel raisonnement, deux postulats sont nécessaires : d’une part, deux peintres n’ont jamais le même style, car alors pourquoi attribuer le vase à l’un plutôt qu’à l’autre ? D’autre part, un peintre use, toute sa carrière durant, du même style, puisque ce qui seul permet de le reconnaître, ce sont précisément des constances stylistiques. La démarche de Beazley semble supposer que, dans le monde antique, l’artiste n’évolue pas, alors que, dans le monde moderne, tout démontre que l’artiste ne cesse d’évoluer. Au fond, cette démarche de Beazley revient à préférer inventer un individu, l’artiste, pour rester fidèle à la conception monographique de l’art, plutôt que de s’interroger sur les conditions spécifiques de la production des peintures et des sculptures dans l’antiquité grecque.

10 La signature non plus n’a pas résisté à l’analyse. On a longtemps pensé que la signature d’artiste était le meilleur moyen pour prouver qu’un artiste, même à l’époque archaïque, était bel et bien un individu conscient de son originalité individuelle, et qu’il était légitime de rassembler sous son nom les œuvres qu’il avait signées (Philipp, 1963 ; Metzler, 1971). On croyait détenir le plus petit commun dénominateur dans la définition d’un artiste, ce trait d’union qui, par-delà la diversité d’une production, par- delà les difficultés à repérer les frontières de la personnalité artistique chez un individu, établissait la cohérence biographique tant recherchée, et si mal informée dans la documentation. En fait, il n’en est rien. L’étude classique de G. Siebert a montré que la signature dans l’antiquité est prise dans un tissu de relations sociales denses qui, loin d’isoler l’originalité d’un artiste, le replace au contraire dans un champ d’activités le plus large possible (Siebert, 1978). Elle est moins le signe d’un individu que d’un groupe qui use de l’écriture pour s’intégrer dans un vaste ensemble – celui des artistes de son domaine de spécialité, voire du monde artisanal dans sa totalité, voire encore de sa cité. Les signatures représentent une structure de production, celle de l’atelier, plutôt

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qu’une main d’artiste particulière : elles constituent comme une sorte de garantie de qualité, un label. Plus récemment, Jeremy tanner a dénoncé l’illusion entretenue par certains corpus de signatures de sculpteurs grecs tels que celui de Jean Marcadé (Marcadé, 1953- 1957 ; contra Tanner, 1999, p. 142), qui isolent selon une conception toute moderne ces marques de fabrique de leur contexte de production. Bref, la démarche monographique perd, avec de telles analyses de la signature, l’un de ses meilleurs fils conducteurs.

11 Toutes ces critiques et ses remises en cause à propos de la démarche monographique ont trouvé des relais naturels dans les études archéologiques, si soucieuses ces dernières années de se garantir de toute compromission avec l’histoire de l’art. Les archéologues avaient beau jeu de montrer combien l’organisation des ateliers telle qu’elle avait été reconstituée par J. D. Beazley était inadéquate à rendre compte des données matérielles. À partir de productions en série comme les figurines de terre cuite, certains spécialistes ont profondément modifié le regard porté sur le fonctionnement des ateliers. En étudiant le développement de la coroplathie, Arthur Muller a insisté sur les conséquences très importantes qui ont suivi l’introduction de la technique du moulage à partir du VIIe siècle en Grèce, technique qui a remplacé progressivement celle du modelage : en raison d’une demande toujours plus forte de figurines, pour les sanctuaires notamment, les artisans ont ainsi délaissé l’ancienne manière de fabrication au profit d’une production quantitativement plus importante, plus standardisée et mieux diffusée (Muller, 1996 ; Muller, 2000). À partir du moment où l’on utilise le moule, la production des figurines et leur façonnage ne sont plus le fait d’artisans doués d’un savoir-faire, d’une technè acquise par un long apprentissage, et capables de mener de bout en bout la fabrication d’un objet complexe. Les différentes étapes d’une production peuvent désormais être facilement réparties entre plusieurs personnes. La fabrication en masse est aux mains des mouleurs. Les compétences sont ici des plus réduites, puisqu’elles n’exigent pas d’imagination, ni de savoir-faire particulier. Au contraire, en amont dans la chaîne de fabrication, il faut qu’il y ait un modeleur, qui réalise le prototype sur lequel seront fabriqués les moules. Le travail de l’argile en miniature tant en positif (pour le modelage du prototype) qu’en négatif (pour les retouches ou l’ajout de détails dans les moules avant la cuisson) exige une très grande habileté. Cette activité est celle d’un maître potier, ou d’un sculpteur : bronzier et marbrier devaient s’aider de modèles en terre cuite. Les Tanagra fournissent à ces études des exemples particulièrement significatifs (Tanagra, 2003 ; fig. 7). Fort de ces analyses, on constate qu’un objet peut n’être pas le produit d’un individu, mais le résultat d’une chaîne. De manière générale, l’utilisation de la notion d’atelier dans les études archéologiques correspond souvent à cette volonté de diluer le processus de fabrication dans la responsabilité partagée de plusieurs acteurs qui interviennent à des étapes différentes. La démarche est clairement anti-monographique : l’individu n’existe pas en soi, il est intégré dans le réseau d’une production complexe.

12 L’affaire est entendue : la démarche monographique, trop exclusivement centrée sur le rôle d’un individu, n’est pas adaptée pour rendre compte des conditions de production des œuvres de l’antiquité grecque. Même les grands sculpteurs de l’âge classique ne sont pas seuls responsables de la qualité de leurs œuvres : les sources insistent bien sur la collaboration entre un sculpteur et un peintre pour vanter l’exceptionnelle efficience d’une statue. On rapporte que Praxitèle estimait parmi ses œuvres celles qui avaient été peintes par Nicias (Pline, Histoire naturelle, XXXV, 133). De même, en accordant plus

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d’importance qu’on ne l’avait fait jusque-là aux témoignages des documents épigraphiques relatifs aux comptes de construction du Parthénon et à l’observation des mains dans le travail des métopes ou de la frise, les spécialistes reconnaissent aujourd’hui que Phidias, loin d’avoir œuvré à l’ensemble du chantier comme le reconstituent abusivement les sources littéraires impériales, n’en a été au mieux que le superviseur, et qu’on ne peut attribuer à son atelier avec assurance que la création de la statue de la Parthénos (Harrison, 1996). Là aussi, la tendance est à la dilution des individualités dans l’action collective et concertée d’ateliers et d’équipes (Neils, 2001).

La place l’individu dans les débats actuels

13 Récemment, c’est plutôt dans la relation entretenue par les sculpteurs et les peintres avec leurs commanditaires que la notion d’individu a pu retrouver un regain d’intérêt et une place importante. Soucieux de mettre en évidence les stratégies individuelles, aussi bien celle d’un sculpteur que celle de son commanditaire, Alain Duplouy a rappelé à juste titre combien, dans les cités grecques, même à l’époque archaïque, les totalités n’écrasaient pas les initiatives personnelles (Duplouy, 2006). En voulant illustrer leur gloire par toute une série de modes de reconnaissance sociale, les membres des élites ont recours notamment à l’originalité des formes qui caractérisent le travail d’un sculpteur pour se distinguer. Le Samien Aeakès, père du tyran Polycrate, fait appel à un atelier milésien, et non samien, pour réaliser une statue assise sur l’acropole de sa cité : le style exotique du sculpteur étranger devient un instrument d’affirmation individuelle et le signe d’un grand prestige ; ainsi, un style qui pouvait n’être, pour le sculpteur, que la marque identitaire de son appartenance à sa cité – en l’occurrence Milet – devient un instrument de reconnaissance sociale tout individuel dans les mains de l’aristocrate samien. Ces études qui témoignent de l’importance des motivations individuelles dans la commande font écho à des phénomènes que l’on avait plutôt l’habitude de repérer dans les époques ultérieures à l’archaïsme : les commandes d’État auraient laissé la place à des commandes privées (en dernier lieu tanner, 2000, p. 151-152, et tanner, 2006, p. 171-172). En effet, à la fin du Ve et au IVe siècle, on observe une réorganisation des relations entre les arts visuels et les sociétés où ils sont mis en valeur. Encore au Ve siècle, seul l’État athénien a pu soutenir de grands projets de construction ou de vastes programmes de sculpture, par les revenus dérivés de l’empire. Au IVe siècle, en revanche, avec les crises internationales, le rôle de commanditaire quasi unique joué par l’État athénien a tendance à diminuer, au profit de projets à plus petite échelle (portraits honorifiques et statues de culte de petites dimensions) ; les grands chantiers sont désormais le fait des rois et des dynastes : Archélaos de Macédoine embauche Zeuxis pour peindre son palais, alors que le Mausolée mobilise Bryaxis, Léocharès, Timothéos, Scopas et Praxitèle. Surtout, les commandes des particuliers prennent un essor nettement sensible : les monuments funéraires ou les portraits de chefs d’association ou de magistrats (philosophes, gymnasiarques, etc.) deviennent le gros du travail des ateliers. Que ce soit dans le contexte de la période archaïque ou dans celui des périodes ultérieures, le rôle de l’individu et la sphère du particulier ne doivent pas être négligés dans la constitution des commandes par rapport au rôle des grandes entités – cité, État, société.

14 Ce fait entraîne nécessairement une réévaluation du sculpteur ou du peintre qui reçoit la commande et ce, qu’il appartienne à la période archaïque ou aux époques ultérieures : si le commanditaire se détermine en fonction d’une stratégie individuelle,

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comment ne pas penser que le sculpteur ou le peintre n’en fait pas de même ? Les études désormais classiques de Didier Viviers sur les ateliers d’Endoios, de Philergos et d’Aristoklès, actifs à Athènes au vie siècle (Viviers, 1992 ; Viviers,1995), montrent qu’en recourant à ces ateliers de sculpteurs d’origine « étrangère », non seulement la riche clientèle, souvent samienne, souhaitait retrouver lors de son séjour à Athènes une spécificité artistique ionienne conforme à ses origines, mais en outre que chacun de ces trois ateliers avait développé cet accent ionien selon des degrés différents, l’art d’Endoios étant par exemple plus marqué de ce point de vue que celui de Philergos. D. Viviers fait dépendre ces différences stylistiques à la fois de la demande de commanditaires particuliers, en l’occurrence les tyrans si soucieux d’afficher une couleur ionienne dans leurs constructions publiques, mais aussi du contexte politique d’Athènes : les sculpteurs, comme les peintres, trouvèrent en attique une liberté d’expression et une structure sociale qui n’entraînèrent pas d’homogénéisation, mais qui permirent l’épanouissement d’individualités et de particularismes. C’est sans doute la raison pour laquelle l’attique n’eut pas d’école de sculpture à proprement parler, mais présente le tableau d’un Stilpluralismus4 si différent des grands centres comme Naxos, Paros ou les cités des côtes micrasiatiques (Milet, Samos). D’autres exemples hors de l’attique paraissent illustrer parfois le même phénomène :

15 D.viviers a montré qu’archermos, Boupalos et athénis, trois sculpteurs chiotes, ont travaillé à Delphes au trésor de Siphnos, mais aussi à Paros, en attique et à Smyrne, et que leur art, en reprenant certaines traditions attestées dans ces diverses régions du monde grec, sait s’adapter au gré de leur clientèle (viviers, 2002).

16 Mais ces stratégies individuelles peuvent-elles à elles seules constituer la matière d’une monographie ? Ne restent-elles pas, finalement, à la surface du processus de création artistique lui- même ? Dépassent-elles le niveau de ce qui n’est, au fond, qu’une politique commerciale d’atelier habilement maîtrisée, en phase avec les attentes de leurs clientèles variées ? Permettent-elles, véritablement, d’accéder au processus créateur qui anime le sculpteur ou le peintre et, en particulier, de comprendre comment se forme un style ? En définitive, nous sommes renvoyés au problème non plus des conditions de la production artistique, mais de l’artiste lui-même.

La naissance de l’artiste à l’époque classique

17 La monographie d’artiste participe d’une certaine conception de l’art. Elle exige en effet, pour mieux se concentrer sur l’artiste et sur son travail, de renoncer au principe d’une entité transcendante : l’art doit être émancipé, en tout cas en grande partie libéré, des contraintes religieuses ou politiques qui, en monopolisant à leur service exclusif la faculté de création, nient toute autonomie artistique. Il est vrai, le concept de création étant absent des mondes anciens, le problème est assez vite réglé : la monographie n’a pas lieu d’être dans ce contexte. Pour autant, si l’antiquité n’a pas pensé l’autonomie de l’art, elle n’en a pas moins inventé une certaine autonomie de l’artiste, à partir de l’époque classique. C’est ce que l’on a appelé le « miracle grec », la « révolution grecque » ou encore la « rationalisation de l’art » (Hallett, 1986, p. 71-75 ; Gombrich, 1987, p. 155-192 ; Spivey, 1996, p. 22-27 ; Tanner, 2000, p. 147-148 ; Tanner, 2001, p. 258-259). On ne peut penser de la même manière l’époque archaïque et les époques classique et hellénistique, en raison justement de cette naissance d’une

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nouvelle conception de l’artiste qui semble avoir des répercussions importantes sur la façon de concevoir l’art lui-même et son indépendance.

L’émergence d’un statut

18 Les spécialistes du monde grec ont été embarrassés pour définir et distinguer l’artiste

19 et l’artisan (pour des mises au point et un rappel de la bibliographie antérieure, voir Himmelmann, 1979, p. 127-129 ; Tanner, 2006, p. 141-149). Deux thèses en effet n’ont cessé de s’affronter : d’une part, celle des modernistes qui considèrent que, à la lumière des testimonia sur les sculpteurs ou les peintres de l’âge classique, les Grecs se faisaient du statut de l’artiste et de l’autonomie de l’art une conception assez semblable à celle de notre monde occidental depuis la renaissance ; de l’autre, celle des primitivistes qui, sur la base des indices datés de l’époque archaïque, constatent l’anachronisme des théories modernes appliquées au monde antique et privilégient la force anonyme de l’artisanat, les fonctions traditionnelles de l’art, ses types et son conservatisme, fort éloigné de toute créativité individuelle. Si les modernistes trouvent en J. J. Winckelmann une autorité pour asseoir l’autonomie de l’art et la liberté de l’artiste jusque dans l’antiquité grecque, les primitivistes, eux, s’appuient sur les thèses de Jacob Burckhardt pour souligner combien, même à l’âge classique encore, le sculpteur et le peintre sont majoritairement des banausoi, des tâcherons et des imagiers que les Praxitèle ou les Lysippe éclipsent injustement par leur réussite et leur carrière en tout point exceptionnelles. Dans cette perspective, la monographie est un genre résolument pratiqué par les modernistes.

20 En fait, plus récemment, des essais comme ceux de J. Tanner (en dernier lieu Tanner, 2006, p. 141-149)5 ont permis de dépasser quelque peu les oppositions trop radicales entre artistes et artisans, à la fois en insistant sur les évolutions du statut des sculpteurs et des peintres au sein de la cité, mais aussi en restituant de manière précise la toile historique où se jouent ces évolutions. Cette naissance de l’artiste au sens moderne du mot intervient dans un contexte de profonde transformation formelle des représentations humaines. Ce que l’on nomme habituellement le naturalisme conduit, à partir de la fin du vie siècle et du début du Ve siècle, les sculpteurs et les peintres à donner l’illusion de la réalité dans leurs représentations, et les détourne des types ou des modèles schématiques du corps humain, incarnés en particulier par les kouroi et les korai. Cette nouvelle attention portée à la représentation illusionniste du corps humain a obligé les peintres et les sculpteurs à se confronter à des problèmes techniques qui impliquaient des choix différents de ceux de l’époque archaïque. La réflexion théorique devient essentielle (Tanner, 2006, p. 171-182) : la multiplication des ouvrages spécialisés, les définitions de canons ou encore les traités sur l’image témoignent de cette prise de conscience nouvelle. Comme l’a fait remarquer J. Tanner, il ne s’agit pas d’une réflexion d’ensemble sur les arts et leur place dans la société des cités grecques : chaque traité répond à un objet particulier, et ne l’aborde que sous l’aspect technique. L’exemple célèbre du traité de Polyclète sur le canon n’abordait probablement que la manière de construire le hanchement corporel et les lois physiques qu’une telle construction exigeait, selon des règles mathématiques strictes et une connaissance approfondie des tensions musculaires mobilisées. L’autonomie du domaine esthétique n’est pas faite, il ne s’agit que d’idées sur un art particulier. Néanmoins, la rupture est décisive. Progressivement, on assiste à la création d’un champ qui, sinon coupée de la

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sphère politique ou religieuse6, trouve des marges d’émancipation et d’indépendance tout à fait inédites. Les conditions de transmission du savoir technique se modifient d’ailleurs : alors que les sculpteurs reçoivent leur formation dans le cadre de l’atelier familial, à partir du IVe siècle on voit s’épanouir une pédagogie rationalisée et encadrée par les artistes, contre salaire. C’est dans ce contexte que l’on voit certains artistes de renom fréquenter les sophistes et les philosophes ou promouvoir la célébrité d’œuvres qui finissent par devenir définitoires de l’art même par les interprétations philosophiques qu’ils en donnent (voir les anecdotes à propos du centaure de Zeuxis, du Kairos de Lysippe, ou de l’Éros de Praxitèle dédié à Phrynè). Si les sculpteurs de l’époque archaïque ont eux aussi fait fonctionner leur art selon des règles et des grilles mathématiques, ils se sont surtout conformés à des types statuaires dont ils ne sont presque jamais sortis, alors que, désormais, la part inventée par le sculpteur est plus importante, chaque pose, chaque geste de la statue exigeant d’innover et de créer de nouvelles formules dans l’agencement des parties corporelles. En quittant les cadres des grands types archaïques, les sculpteurs et les peintres inventaient un certain espace de liberté.

21 Ainsi, le naturalisme grec a entraîné une prise de conscience de la technè artistique, de la complexité de son développement et de la très grande maîtrise qu’elle requiert. La reconnaissance d’un statut nouveau du spécialiste de cette technè a permis l’émergence d’une nouvelle définition du sculpteur et du peintre, proche sur certains points de notre artiste moderne. Son statut a incontestablement été rehaussé. Les anecdotes à ce sujet sont légion et ont été depuis longtemps rassemblées et commentées, avec d’autant plus de soin qu’elles formaient l’archéologie de la monographie et en légitimaient son application aux mondes antiques. Les recueils Milliet et Overbeck, récemment réédités (Milliet, 1985 ; Overbeck, 2002)7 sont en effet, de ce point de vue, une construction moderne qui, forte des nouvelles conceptions naissantes à l’époque classique, propose une suite de monographies fragmentaires. Les scènes quasi de genre que la tradition nous a transmises et qui proposent la confrontation entre un grand peintre ou sculpteur et un roi (Apelle et Alexandre, Zeuxis et Mégabyze, etc.) nous révèlent surtout le degré d’autonomie que ces artistes ont su conquérir en s’opposant au pouvoir politique absolu ou en en obtenant la reconnaissance. De même, les nombreux témoignages sur Praxitèle, sur sa vie privée comme sur ses sources d’inspiration, ou encore sur ses goûts personnels pour telle ou telle œuvre, construisent l’image d’une individualité artistique qui, comme les objets qu’elle produit, n’est plus interchangeable avec d’autres (Corso, 1988-1991).

Limites et particularismes

22 Ces débats ne sont pas sans soulever, pourtant, des objections. Pour l’époque archaïque, en effet, certaines nuances méritent d’être énoncées. Il serait faux de croire que nous n’avons à faire qu’à des artistes broyés sous le poids des totalités, sans marge de manœuvre ni possibilité d’initiatives. L’individu semble trouver une certaine place dans le processus créatif, une place qui n’est en rien comparable à celle qu’il occupe aujourd’hui comme artiste, mais qui est pourtant bien réelle. Le contexte social et culturel évolue selon les époques et les civilisations. En Grèce, entre l’époque archaïque et l’époque classique, la production artistique a d’abord été associée à l’idée de reproduction, puis, de plus en plus à celle d’innovation. Mais même dans un processus de reproduction, l’intervention individuelle n’est pas exclue : l’individu peut s’affirmer

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par le soin qu’il met à se conformer à un schéma type, à un modèle spécifique. Il suffit de revenir à l’exemple, cité plus haut, des terres cuites. Si le travail du mouleur est celui d’un tâcheron, le modeleur, qui réalise le prototype et les retouches ou les ajouts de détails dans les moules avant cuisson, accomplit un travail très précis et exigeant. Cette activité est fortement valorisée dès l’époque archaïque : depuis le mythe de Prométhée qui modèle les premiers hommes, jusqu’au très beau texte de Pline qui présente la plastique comme la mère de tous les arts (Histoire naturelle, XXXV, 153), on observe toute une longue tradition qui magnifie le savoir-faire dans la plastique. La figure de Dédale a elle aussi joué un rôle dans cette mythologie des origines de l’art (Morris, 1992). Il est vrai, cependant, que c’est l’activité plus que son acteur qui est ici louée, et l’une ne rejaillit pas automatiquement, en tout cas pas entièrement, sur l’autre.

23 Des nuances importantes méritent aussi d’être formulées pour l’époque classique, qui est loin de correspondre à la naissance de l’individualisme artistique ex abrupto. En effet, il faudrait être sûr que les Grecs distinguent eux-mêmes à partir des Ve et IVe siècles l’artisan de l’artiste et qu’ils reconnaissent la part de créativité, d’inventivité individuelle comme une valeur supérieure, suffisante en tout cas pour les distinguer l’un de l’autre. Or, on ne constate rien de tel. D’abord, jamais la langue grecque n’a pu concevoir et concrétiser notre distinction moderne entre un artisan et un artiste : les Grecs n’ont pas de mot pour spécifier l’art et l’artiste opposés à la technè et au technitès. S’il est vrai qu’une chose peut exister sans le mot pour la nommer, il est néanmoins difficile de croire que l’artiste ait bénéficié d’une reconnaissance pleine et entière en tant qu’individu si aucun mot n’est venu sanctionner ce processus. Surtout, J. Tanner a proposé de dépasser les vieux débats en distinguant précisément les tenants et les aboutissants de la nouvelle conception qui émerge à l’époque classique (Tanner, 2006, p. 145- 146). Il part d’une comparaison entre le sculpteur égyptien et le potier athénien. Le premier jouit d’un statut relativement élevé : souvent représenté avec le mort, il a une identité artistique bien affirmée, signant ses œuvres, dressant ses propres autoportraits et, parfois, se vantant de ses prouesses techniques ; en revanche, le contexte social et culturel dans lequel il évolue est tel qu’il ne peut se permettre aucune innovation, aucune transformation d’un répertoire fixé par d’autres que lui (scribes) ; la chaîne de production d’une statue ou d’une peinture n’est jamais maîtrisée par un seul individu, la détermination des types figurés comme l’étendue du répertoire n’appartiennent pas à l’initiative d’un homme ou de son atelier, mais la conception et le travail sont fragmentés. C’est tout le contraire du peintre ou du sculpteur grecs. Son statut social n’a jamais cessé d’être regardé de manière défavorable : même en plein ive siècle, alors que Praxitèle ou Scopas connaissent leur acmé, Xénophon profère, dans le droit fil de la critique socratique des arts, les griefs les plus sévères à l’encontre des artisans en se situant sur le plan politique. Mauvais citoyen, mauvais travailleur, mauvais soldat, dépendant pour sa subsistance de son commerce et des commandes d’autrui, l’artisan est rejeté à la marge de sa société (en dernier lieu Feyel, 2006, p. 429-438). Pour autant, le peintre comme le sculpteur grecs ont toujours contrôlé la fabrication de leur objet, du début jusqu’à la fin. Jamais un État, jamais des commanditaires n’ont pu imposer un répertoire prédéterminé au point de diluer le travail d’un atelier de sculpture ou de peinture dans le processus collectif d’un travail fragmenté. Cependant, cette situation de fait a connu une évolution entre la période archaïque et la période classique. Les grands types statuaires de l’époque archaïque, pour contraignants qu’ils aient pu être, ont permis aux sculpteurs de créer des agalmata, agréables aux dieux, vantés comme tels dans les dédicaces, sans pourtant que

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pendant longtemps les sculpteurs puissent en retirer un statut social explicitement valorisé (Karusos, 1961). Au contraire, à partir du Ve et surtout du ive siècle, on observe une mise en conformité du statut vis-à-vis des capacités techniques : avec Phidias, mais surtout Praxitèle, Scopas, Lysippe, les Grecs reconnaissent à leurs sculpteurs une place éminente dans la société des cités, place qu’ils leur avaient, finalement, toujours reconnue dans le champ technique. Cette manière de présenter les évolutions de la période classique conduit à réduire le fossé entre l’archaïsme et le classicisme : le changement ici est tout autant social qu’artistique8. Ainsi, tout en tenant compte de ces nuances, on peut affirmer que, dans la Grèce classique, les transformations de la représentation humaine et les évolutions qui affectent le statut des sculpteurs et des peintres aboutissent à la rationalisation d’une certaine idée de l’artiste et d’une certaine conception de l’art, de moins en moins éloignées de celles qui prévalent dans notre Occident depuis la Renaissance. De ce point de vue, le genre monographique trouve une légitimité. Faudrait-il dès lors le considérer comme disqualifié quand on l’applique aux sculpteurs et aux peintres de la période antérieure au IVe siècle ?

L’individu et le style à l’époque archaïque

24 Tel est bien le constat qui s’impose, du moins pour une certaine tradition historiographique. Pendant longtemps, dans le sillage des conceptions académiques du XIXe siècle qui privilégiaient l’art classique aux dépens de l’archaïsme, a prévalu l’idée que, dès ses origines, l’art grec n’avait d’autre finalité que de reproduire la nature ou, plus exactement, de produire l’illusion de la réalité – idée que les philosophes, à partir du ive siècle, théorisent sous le nom de mimèsis (voir en dernier lieu Bailly, 2005). Les types archaïques prennent place dans un évolutionnisme tous azimuts, qui part d’un schématisme primitif et maladroit pour aboutir aux perfections du naturalisme des grands maîtres de l’âge classique. Les travaux de Gisela Richter ont été, de ce point de vue, particulièrement importants : sur la base de corpus emblématiques des grandes productions de l’archaïsme grec, à savoir les kouroi (Richter, 1970) et les korai (Richter, 1968), elle proposait de classer les documents chronologiquement, selon les progrès dans la représentation de leurs particularités anatomiques. Plutôt que de faire intervenir les paramètres individuels du sculpteur dans la création des formes qu’il donnait au type statuaire – sa formation, son âge, son habileté, son origine géographique, ses traditions d’atelier, etc. –, cette méthode revient à contraindre la documentation de l’époque archaïque dans le cadre rigide d’un évolutionnisme général au monde grec : elle rabat exclusivement sur une question d’étalonnage chronologique toutes les modifications de la musculature, du drapé ou des détails du visage (voir en dernier lieu la présentation de Rolley, 1999, p. 160-164). Dans cette perspective, le sculpteur n’est pas un individu : il est tout au plus une caisse d’enregistrement des évolutions de la représentation humaine. Tels qu’on les présentait, abstraits de tout contexte concret et replacés arbitrairement dans le fil d’une évolution naturaliste, les grands types statuaires ont accrédité la thèse que l’individu n’avait pas sa part dans l’art archaïque. C’est alors que la monographie perd toute raison d’être, et ce dans une contradiction profonde : comment à la fois prétendre que les œuvres ne dépendent pas de contingences individuelles et d’autant mieux les intégrer dans le fil d’une chronologie arbitraire, alors que, par ailleurs, on ne cesse d’inventer des individualités

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artistiques sans preuve ni fondement pour d’autant mieux leur attribuer ces mêmes œuvres ?

Le problème des styles

25 Une tout autre approche a permis de mieux mettre en évidence le fonctionnement de l’art de la période. Élaborée à partir des productions plastiques de l’archaïsme grec, cette approche préfère délaisser l’obsession de la chronologie pour tirer parti des origines géographiques des œuvres : de fait, elle réserve à l’individu une certaine place qui lui permet de revendiquer une identité en se conformant aux modèles schématiques de représentation humaine propres à sa cité (de façon générale, voir Rolley, 1978 ; Rolley, 1983-1984 ; Croissant, 1993a).

26 Quelques rappels s’imposent. La diversité des créations de l’époque archaïque n’est pas une diversité de types, mais une diversité de formes : pour analyser les kouroi, les korai ou encore les figures de la petite plastique comme celles des reliefs, Ernst Langlotz le premier, puis Pierre de La Coste Messelière, Claude Rolley et Francis Croissant ont montré combien il était historiquement productif de classer en différentes catégories stylistiques les formes choisies par les sculpteurs pour élaborer ces types statuaires. Ces styles, ensembles de traits formels communs à un groupe de documents et opposés à ceux d’autres groupes, constituent autant de systèmes de conventions dans la représentation : par exemple, on retrouve une même structure de représentation du visage – face à peine ovale et trapue, joues pleines, pommettes saillantes, le menton lourd – dans une tête de sphinge trouvée à Délos, une tête de kouros, ou encore toute une série de protomés en terre cuite : cet « archétype » parien de la représentation faciale apparaît de manière récurrente et constitue comme une signature formelle de toutes les productions artistiques de cette cité (Croissant, 1983, p. 95-124). La démonstration a pris parfois des allures spécialement éloquentes. Sur les sites de Samos, par exemple, tous les matériaux, toutes les techniques susceptibles de permettre la fabrication d’une petite comme d’une grande plastique – marbre, métal (bronze, plomb), terre cuite, ivoire – offrent des exemples où l’on peut observer, sur un laps de temps long de plus d’un siècle, une structure identique dans la construction du visage ou dans la charpente corporelle, en particulier masculine. Il en va de même pour certaines grandes cités du Péloponnèse, comme Corinthe (Croissant, 1995), ou des Cyclades (Naxos).

27 Cette approche a croisé le chemin des réflexions élaborées par l’anthropologie structurale au sujet des productions artistiques des sociétés dites primitives. Claude Lévi-Strauss, à propos des masques des Indiens de la région de Vancouver et de son arrière-pays, et les spécialistes de la Grèce archaïque à propos des styles, font des constatations qui sont, sur le plan de la méthode, tout à fait comparables (Lévi-Strauss, 1979). Pour comprendre pourquoi les sculpteurs ou les peintres choisissent telles formes plutôt que telles autres, telles manières de représenter une tête et de styliser un visage plutôt que telles ou telles autres techniquement comparables mais formellement opposées, l’anthropologue et l’archéologue sont convaincus que les masques, les statues, les images ne peuvent s’interpréter en eux-mêmes et par eux-mêmes, comme des objets en soi, mais qu’ils n’acquièrent de signification que replacés dans un ensemble, que telle forme réplique à d’autres formes, et que ces formes se définissent par différence et opposition les unes avec les autres (Prost, 2005). Aussi, certaines

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démonstrations fondatrices, comme celles de F. Croissant à propos des protomés archaïques (Croissant, 1983), ont permis d’illustrer les acquis de cette rencontre entre l’archéologie et l’anthropologie. Grâce à des choix construits de manière différentielle dans la représentation du visage, il constituait des groupes formels nettement marqués. Vu l’écart chronologique important qui pouvait séparer deux objets partageant pourtant les mêmes choix formels, il considérait les styles de ces protomés comme autant de partis pris structurels en opposition à d’autres choix qui avaient prévalu dans d’autres groupes. Loin de viser à une représentation naturaliste du visage ou à un portrait, les sculpteurs grecs, comme les créateurs des masques des tribus d’Amérique du Nord, privilégient certains traits plutôt que d’autres. Le style n’est pas une synthèse personnelle ou la marque isolée d’un atelier particulier : il correspond plutôt à une affirmation identitaire, affichée contre les autres styles.

28 Le problème revient donc de savoir quelle est la nature exacte de cette identité. D’emblée, une voie est écartée : celle qui voudrait rechercher derrière ces styles des individualités, des personnalités artistiques. Si nous possédons, par les textes littéraires ou les documents épigraphiques, quelques noms de sculpteurs, l’immense majorité des œuvres archaïques sont anonymes ; surtout, en se conformant fidèlement à la reproduction de grands types statuaires et en développant à l’intérieur de ces types un style défini comme une structure formelle partagée par un groupe déterminé de sculpteurs et de peintres, l’individu n’apparaît pas d’emblée comme le point de référence. Certaines tentatives récentes, comme celle de Georgia Kokkorou- Alewras à partir du corpus de la sculpture archaïque de Naxos, ont prétendu reconstituer la part des sculpteurs, mais en fait, ces tentatives ne font au mieux que réactualiser la méthode de J. D. Beazley, puisqu’elles reviennent en définitive à inventer des artistes sur la seule base de rapprochements formels (Kokkourou-Alewras, 1995). D’ailleurs, E. Langlotz, lui, ne s’y est pas trompé et avait parlé d’« écoles » de sculpteurs, notion à laquelle on préfère aujourd’hui celle d’atelier, mais qui dit assez combien la documentation, par ses particularités structurelles et son mode opératoire spécifique à la période archaïque, dresse un écran entre l’objet que nous observons et l’individu qui l’a fabriqué (Langlotz, 1927, p. 5-9)9.

29 Une autre voie permet de donner, néanmoins, une identité à ces groupes formels : elle consiste à leur assigner une origine géographique. Depuis les travaux de Langlotz, pour qui un lien étroit existait entre les écoles de sculpteurs et leur cité respective, il est admis que les traditions stylistiques semblent avoir pris pour cadre naturel de développement et d’affirmation le cadre civique : les structures schématiques de représentation, si spécifiques et si différenciées d’un groupe à l’autre, semblent correspondre à l’expression formelle propre à certaines cités qui ont su, par leur facilité à s’approvisionner en certains matériaux (marbre, bronze) et leur capacité à assurer une production plastique durant plusieurs générations, se constituer un style. On a relevé depuis longtemps que la cartographie des écoles de sculptures était celle des grandes cités actives à l’époque archaïque (Rolley, 1983, p. 131-132) et l’on a même pu remonter au milieu du VIIIe siècle pour établir aussi bien la naissance des cadres civiques que l’émergence concomitante des particularismes stylistiques (Rolley, 1992). Les ateliers argiens et laconiens à Olympie témoignent nettement de ce phénomène, par la constitution différenciée de structures corporelles dans la petite plastique en bronze, au moment même où les cités d’Argos et de Sparte consolident leur formation et affichent leurs ambitions territoriales (Rolley, 1996, p. 97-100).

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30 Les études sur les styles coloniaux, ou encore celles sur de grandes cités comme Athènes, ont appris que l’équivalence entre un style et une cité n’était pas nécessairement opératoire partout dans les mondes grecs. Les nombreux emprunts typologiques ou formels opérés par les cités coloniales de Grande Grèce ou de l’Égée du Nord dans leurs productions plastiques, loin de marquer une quelconque dépendance stylistique d’une « périphérie » à l’égard de « centres », témoignent au contraire d’un sens aigu de la recomposition qui, dans un « éclectisme inventif » (F. Croissant), leur permet d’affirmer leur identité spécifique (voir à ce sujet les articles de croissant, 1992 ; 2000 ; 2003). Néanmoins, même en l’absence de style caractérisé, ou même si plusieurs cités s’autorisent d’emprunts et d’échanges pour se forger en définitive un langage plastique propre, le résultat est le même : ce ne sont jamais que des comportements de groupes, jamais des choix individuels. On retrouve ici des phénomènes comparables à ceux que nous avions évoqués dans les relations entre les sculpteurs et leurs commanditaires : si des stratégies particulières peuvent conduire à utiliser certaines formes caractéristiques dans des contextes différents, le sculpteur, en tant qu’individu, ne modifie pas la configuration de ces formes qu’il adopte. Il peut à la rigueur combiner des systèmes de représentation, mais non pas en créer un à lui seul. C’est même précisément parce qu’il ne prend pas de liberté dans ce domaine que le jeu de mise en contexte peut prendre des aspects variés, en fonction des intentions du commanditaire. La singularité est extérieure au style de l’objet : elle ne relève que de son utilisation et de sa contextualisation.

31 Quelle place pour l’individu ? L’archaïsme grec, dans ce que nous en percevons, reste une période où les arts relèvent du collectif et non de l’individuel, puisque, de manière générale, ce qu’ils sont en charge de promouvoir, c’est moins une singularité qu’une adhésion à des valeurs civiques, moins une originalité personnelle qu’une identité commune à l’ensemble de la cité. C’est pourtant à ce point du raisonnement que l’individu réapparaît. La dimension collective de l’art n’a pas échappé aux spécialistes de la période, qui, cependant, ont toujours soutenu l’idée que les sculpteurs et les peintres choisissent les formes qui déterminent leurs œuvres. Les structures de référence qui constituent proprement un style constituent aussi pour la communauté civique concernée le moyen d’exprimer une certaine identité collective. Prises dans un système de relations concurrentielles et conflictuelles, les cités grecques ont manifesté leur affirmation identitaire par le truchement des œuvres des peintres et des sculpteurs : ceux-ci, avec un degré de conscience très aigu pour les plus grands, en tout cas de manière consentie pour les moins doués, optaient pour tel système de représentations conventionnelles plutôt que tel autre, parce qu’ils savaient que leur choix était une marque d’affirmation identitaire et engageait en définitive leur communauté tout entière. F. Coissant a toujours défendu l’idée que c’est consciemment, volontairement, que les sculpteurs et les peintres ont adopté une forme de visage plutôt qu’une autre et se sont conformés au prototype de leur cité. Par exemple, il pensait montrer la capacité de choix d’un sculpteur comme l’athénien Anténor, lorsqu’il proposait une analyse de sa célèbre korè de l’acropole : lié sans doute aux Alcméonides en exil à Delphes du fait des tyrans qui régnaient à Athènes, il avait reçu commande des sculptures du fronton du temple d’apollon nouvellement embelli, et pourtant empreint d’une rigueur paratactique et d’une pieuse sévérité ; il sculpta aussi une korè pour le potier Néarchos, là aussi dans un style « vieil attique » qui conservait avec force une certaine austérité et qui contrastait avec les goûts ioniens en vigueur à Athènes à la même époque, prisés particulièrement par les tyrans sur les frontons du temple

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d’Athéna, mais aussi dans les offrandes des korai à Athéna qui peuplent l’acropole. Pour F. Croissant, le choix de ces formes sévères est consciemment assumé par le sculpteur, soucieux d’affirmer les valeurs primordiales d’Athènes que bafouaient, à ses yeux sans doute, les Pisitratides, à commencer par leurs constructions inspirées des grands projets tyranniques de l’Ionie (Croissant, 1993b). Une étude monographique consacrée à Anténor aurait, dans cette perspective, une certaine légitimité : à partir d’un corpus fragmentaire, elle mettrait en évidence les principes d’une sculpture d’un bout à l’autre d’une carrière, précisément parce qu’elle reconnaîtrait à Anténor la possibilité d’accomplir en toute conscience des choix formels.

32 Nous touchons là au cœur du problème monographique, dans sa quintessence, pourrait-on dire. Par-delà les difficultés matérielles pour restituer le contexte concret des créations aussi bien sculptées que peintes de l’archaïsme grec, l’archéologue pense mettre la main sur l’individu créateur en lui supposant une capacité de choix dans l’élaboration des formes qui vont configurer le type statuaire dont il a la commande : choix élaboré tout autant contre les systèmes de représentation des autres cités que pour affirmer l’identité de sa propre cité. Mais il convient de ne jamais oublier que cet aspect volontaire et réfléchi n’est au mieux qu’une hypothèse de la part de l’archéologue : rien ne la prouve. Un point de la démonstration pourrait même indiquer qu’une autre hypothèse aurait tout autant de validité. Les recherches en matière de style tendent à constituer des ensembles à la fois divers dans leurs matériaux et échelonnés dans le temps, qui comprennent des statuettes de bronze, des vases peints, des reliefs et des rondes bosses de marbre, des terres cuites, voire des monnaies, mais qui présentent tous les mêmes structures conventionnelles de représentation : comment songer que des peintres, des sculpteurs, des bronziers et des coroplathes, puissent, sans exception, faire le choix de mêmes structures conventionnelles ? Ne s’agit-il pas plutôt de structures inconscientes de la représentation qui, transmises de génération en génération au sein des ateliers familiaux des cités, finissent par devenir la marque identitaire de ces cités ? En croyant atteindre l’individu, ne faisons-nous pas qu’atteindre la part qui, justement, n’a rien d’individuel en lui ?

33 La question mérite d’être posée, même si la documentation ne permettra jamais sans doute d’obtenir des preuves et des réponses définitives. Toutefois, en écrasant les peintres et les sculpteurs sous l’emprise transcendante de la cité et en refusant à ces individus la capacité et la liberté d’un choix raisonné, on se prive des moyens d’expliquer la variété des styles et les relations conflictuelles, concurrentielles, qu’ils peuvent entretenir dans les cités ou les sanctuaires grecs. Surtout, on creuse encore davantage le fossé entre l’époque archaïque et l’époque classique : ce fossé qui sépare d’un côté les sculpteurs et les peintres de l’archaïsme, construisant par les styles l’identité de leurs cités respectives et, de l’autre, ceux de l’âge classique, individus soumis aux impératifs de la mimèsis, et par là même de plus en plus autonomes et responsables des solutions qu’ils adoptent dans la représentation humaine. Le fil ténu qui relie les deux rives est rompu si l’on ne veut pas reconnaître le rôle libre, créateur, de l’individu d’un côté comme de l’autre : que les uns reproduisent une structure et que les autres s’en affranchissent10, c’est bien parce qu’ils le choisissent que l’on peut supposer le passage d’une période à l’autre comme une évolution continue, sans rupture radicale. Au contraire, sans ce choix individuel, l’âge archaïque est un âge des grands ensembles, des structures emblématiques et des communautés, l’exact contraire de l’âge classique qui verrait s’épanouir l’originalité d’artistes singuliers, les réponses librement établies aux problèmes du naturalisme : cette rupture serait radicale entre

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les deux époques, et d’autant plus difficile à penser. Le genre monographique, lui, ne trouverait alors pas la moindre validité d’existence pour l’art archaïque.

Monographie et antiquité : quel avenir ?

34 Tel est, finalement, l’intérêt de la monographie : elle oblige à préciser minutieusement la place de l’individu en art, son contexte, les conditions et les modalités de son expression.

35 Même si tout semble indiquer que les conditions de la production artistique en Grèce ancienne ne présentent aucune des exigences attendues en la matière par une monographie moderne, la reconnaissance d’un statut de l’artiste après le Ve siècle et les transformations qui affectent les conceptions de l’art à cette période permettent de donner une certaine légitimité au genre pour l’antiquité : la relecture du passé par les auteurs de l’Empire romain et la manière dont ils conçoivent l’histoire de l’art comme celle des premiers inventeurs et des grandes personnalités autorisent la recomposition des informations fournies selon la perspective monographique, à condition que l’on prenne en compte plusieurs nuances décisives, en particulier à propos du rôle de l’art soumis aux impératifs politiques et religieux même après le Ve siècle.

36 Mais, avant ce Ve siècle, nous en sommes réduits aux conjectures pour comprendre la place de l’individu dans le processus de la création artistique et, du coup, pour penser « la vie et l’œuvre » d’un sculpteur ou d’un peintre de manière unitaire. Les hypothèses les plus fécondes, qui veulent voir l’individu à l’œuvre dans le choix du système de conventions formelles de la représentation humaine, restent des hypothèses, affaiblies par la récurrence de ces conventions dans des objets d’époques et de matériaux différents. En même temps, ne pas inventer une liberté de choix au cœur du processus créatif, même lorsqu’il s’agit pour le sculpteur ou le peintre de reproduire un ensemble de formes schématiques partagées par ces concitoyens, c’est radicaliser une rupture, celle qui, entre l’époque archaïque et l’époque classique, voit la naissance du projet mimétique de la représentation humaine.

37 Les interrogations sur la validité de la démarche monographique renvoient donc à la vieille question que nous pose l’art antique, question au fondement même de l’histoire de l’art tout court puisque c’est elle qui n’a cessé de travailler en profondeur toute l’œuvre de J. Winckelmann, l’un des pères de la discipline : qu’est-ce qui explique le « miracle grec » ? Les réponses de Winckelmann, réactualisées récemment par J. Tanner, reposaient sur une conviction : c’est l’invention de la liberté individuelle qui a permis aux Grecs de faire triompher le naturalisme et la place de l’artiste au sein de sa cité. D’autres, pour atténuer le caractère abrupt de ce miracle, pour éviter de le faire dépendre de circonstances politiques contingentes (la démocratie est principalement athénienne, le naturalisme en art est général au monde grec) ou pour ne pas tomber dans le discours du « forcément sublime », ont préféré rechercher en amont la genèse du processus et projeter dans la période archaïque les cadres appelés à se développer à l’âge classique. À condition que le genre monographique soit critique et qu’il s’adapte de manière rigoureuse aux conditions particulières et aux évolutions de l’art en Grèce ancienne, n’est-il pas un outil pour tester des réponses à cette question ?

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NOTES

1. Je n’aborderai pas le problème posé par Pline l’ancien et ses conceptions de l’histoire de l’art, en particulier dans les livres XXXV et XXXVI de son Histoire naturelle. voir en dernier lieu Naas, 2002, et tanner, 2006, p. 235-245 2. Le livre de J. D. Beazley consacré au Peintre de Berlin n’est pas le premier essai en la matière : dans ses premiers articles, écrits à partir de 1910, Beazley avait exposé brièvement quelques points de méthode, en particulier en se référant à Morelli et aux spécialistes du XIXe siècle de la peinture italienne 3. On pourrait mener une filiation de même nature à propos de la sculpture grecque, entre le grand livre de A. Furtwängler (Furtwängler, 1893) sur les Maîtres de la période classique et les recherches qui ont suivi : voir à ce sujet Palagia, Pollitt, 1996, en particulier l’introduction de J. J. Pollitt, p. 1-15 ; citons, entre autres, stewart, 1977, Palagia, 1980, Polyklet, 1990 ou, pour la période hellénistique, Andreae, 1990 et Lisippo, 1995 4. Sur cette expression, voir, pour l’époque classique, Leibungut, 1991

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5. J. Tanner replace le débat dans le cadre des théories sociologiques sur l’action : voir Tanner, 2006, p. 144-145 6. J. Tanner (Tanner, 1999, p. 158-172 ; Tanner, 2006, p. 201-204) insiste sur les limites de la « révolution grecque », à juste titre : le poids du politique et du religieux demeure prépondérant dans les motivations artistiques, même si les marges de liberté et d’innovation évoluent. 7. La première édition du recueil de J. Overbeck date de 1868 ; celle du recueil Milliet date de 1921. 8. J. Tanner relève à juste titre que Polygnote, le célèbre peintre athénien, lorsqu’il refuse d’être rémunéré par la cité pour sa grande peinture sur la Stoa Poikilè de l’Agora, est honoré comme citoyen et remercié pour son acte d’évergétisme, et non comme peintre et artiste d’exception. Voir Tanner, 1999, p. 46-147. 9. Récemment, Cl. Rolley a parlé de « culture d’atelier », de façon à synthétiser par cette expression l’ensemble des aspects formels, techniques et iconographiques qu’il implique : voir Rolley, 2003, p. 139- 141. 10. F. Croissant a bien montré justement qu’il convenait de ne pas trop radicaliser les évolutions, en particulier lorsqu’on analyse le « style sévère » où précisément se joue la transition entre les deux périodes : les origines géographiques des sculpteurs dans l’émergence de ces formes nouvelles comptent beaucoup et sont loin de disparaître derrière un style « international » défendu par certains à partir du Ve siècle. Voir Croissant, 1974.

RÉSUMÉS

Réfléchir à la méthode et aux présupposés du genre monographique en histoire de l’art, c’est réfléchir à la place de l’individu dans le processus de création artistique. L’Antiquité grecque, où la monographie a dominé bien des champs de la recherche, présente pourtant des aspects problématiques, car les conditions de la production artistique, le statut des peintres et des sculpteurs et les définitions du style n’ont souvent aucun point commun avec les principes du genre. Si, à partir de l’âge classique, une certaine idée de l’artiste émerge et autorise un traitement monographique à condition de l’assortir de nombreuses nuances et d’une contextualisation rigoureuse, l’époque archaïque, elle, soulève de multiples interrogations : comment concrètement atteindre l’individu dans le processus de création, alors que ses choix dans le domaine formel, pour autant qu’on puisse les supposer libres et consciemment assumés, consistent à affirmer une identité collective et à intégrer les valeurs de sa cité d’origine ? S’il est critique, le genre monographique peut être en définitive un outil heuristique, pour penser l’articulation entre l’époque archaïque et les styles des cités d’une part, l’époque classique et ses grandes individualités d’autre part.

Any examination of the methodology and assumptions of the «monographic» approach to art history implies an examination of the creative processes and significance of the individual artist. The monographic approach prevails in many fields of research into Greek Antiquity, a fact that poses particular problems with regard to our exploration of the conditions of artistic production, the status of individual painters and sculptors, and the definition of ancient Greek artistic styles, which often bear no relation to the assumptions and principles underpinning the monograph genre. The Classical period witnessed the emergence of a particular concept of the individual artist, so that the monograph- based approach can be said to have a certain relevance here,

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provided that numerous significant details and exceptions are properly taken into account, together with a rigorous effort of contextualization. The Archaic period, however, raises multiple questions: how are we to locate the individual artist within the creative process, when his formal choices (insofar as these may be assumed to be taken freely and deliberately) are shaped by a desire to affirm a collective identity, and to reflect the specific values of his city of origin? Used critically, the monograph can, ultimately, become a heuristic tool in its own right, enabling us to define the relationship between the artistic styles of individual cities during the Archaic period on the one hand, and the great individual personalities of the Classical period on the other.

INDEX

Index géographique : Grèce Index chronologique : ANTIQUITÉ Keywords : author, individual, subjectivity, attribution, inference, signature, studio, order, artist, craftsperson, historiography Mots-clés : auteur, individu, subjectivité, attribution, inférence, signature, atelier, commande, artiste, artisan, historiographie

AUTEUR

FRANCIS PROST Ancien membre de l’école française d’Athènes, docteur ès Histoire et Archéologie de l’Antiquité, Francis Prost enseigne l’Histoire grecque à l’école Normale Supérieure (Paris) depuis 2003. Spécialiste d’histoire de la Grèce archaïque, il travaille à Délos (Grèce) à la fouille du sanctuaire d’Anios et à la constitution du corpus de la sculpture retrouvée en fouilles pendant plus d’un siècle. Il participe aussi à la mission archéologique de Xanthos (Turquie). Auteur de nombreux articles scientifiques, il a dirigé ou codirigé plusieurs ouvrages collectifs, dont Identités et cultures dans le monde méditerranéen antique (2002) et Penser et représenter le corps dans l’Antiquité (2005).

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Les vies de Rembrandt

Mariët Westermann

1 Dans le domaine artistique, la monographie est un genre très vaste, qui a connu des modifications au cours de l’Histoire. Dans les Vite de più eccellenti pittori, scultori et archittetori de Vasari – sans doute le texte fondateur du genre – trois formes se distinguent, qui vont chacune créer leur propre sous-genre monographique dans la nouvelle discipline de l’histoire de l’art : une périodisation du style (dans les trois introductions aux vies des artistes) ; des exposés sur les exigences pratiques de l’architecture, la sculpture et la peinture (dans les introductions techniques à ces techniques) ; et les vies proprement dites, les biographies, qui situent les artistes dans le temps et l’espace, évoquent leurs personnes et décrivent leur style ainsi que de plusieurs œuvres choisies. Certaines biographies de Vasari comprennent tellement de commentaires sur les œuvres qu’elles préfigurent le catalogue raisonné, compilation du travail d’un artiste dans une ou plusieurs techniques. Nous devons la première pleine apparition de ce genre monographique à Gersaint, qui publie un catalogue de l’œuvre gravé de Rembrandt, bien après la mort de l’artiste, en 1751 (GERSAINT, 1751)1.

2 Rembrandt a été un sujet de monographie particulièrement apprécié. Régulièrement, des bilans sur sa bibliographie font état de douzaines de nouvelles monographies chaque décennie. La British Library, qui détient l’une des collections les plus complètes au monde, possède plus de 1000 titres sur l’artiste ; la Bibliothèque universitaire d’Amsterdam, fondamentale pour la littérature spécialisée en néerlandais, en compte plus de 1200. La variété de toute cette littérature est également étonnante, allant des catalogues raisonnés détaillés aux études sur les techniques, des organigrammes sur l’environnement social de Rembrandt aux considérations portant essentiellement sur des sujets thématiques 2. Au sein de cette diversité, cependant, c’est la biographie qui semble avoir été le genre monographique privilégié, même si toutes les publications signalées dans les catalogues ne sont pas des ouvrages sérieux (mais la plupart le sont), et si ses formes et ses priorités ont connu des modifications. Celles-ci, au fil du temps, rendent compte de l’état de nos connaissances, avec des mises au point nécessitées par des oublis ou des redécouvertes, ainsi que par des recherches programmées dans les archives. Les structures et les orientations choisies par les biographes de Rembrandt apparaissent également très dépendantes des lieux et des époques de leur rédaction et

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de leur publication. Elles semblent au moins autant assujetties aux conventions du genre à une époque donnée qu’à une réelle connaissance de sa vie et de ses œuvres.

3 Cet article examine les composantes communes et les différences qui apparaissent dans quelques-unes des multiples vies de Rembrandt, depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours. Le but n’est pas de réaliser une étude exhaustive mais plutôt une première investigation, pour comprendre pourquoi et comment la biographie est devenue un genre interprétatif si efficace pour Rembrandt, comme cela le fut pour Van Gogh ou Picasso, mais beaucoup moins, par exemple, pour Hals ou Poussin.

L’impulsion biographique dans la culture de la Renaissance

4 Pour nous, la biographie pourrait sembler la façon la plus naturelle d’écrire sur l’art et les artistes : ne faut-il pas comprendre à quoi ressemblait la personne qui a créé l’œuvre d’art si nous voulons avoir un petit espoir de comprendre son art ? Cette idée communément admise est récente, elle date à peu près de l’époque où l’on commence à avoir une conscience de la définition esthétique de l’art lui-même. Nous avons hérité de ces idées de la Renaissance, époque où l’homme devient la mesure de toute chose, lorsqu’un mécène pouvait demander à un artiste de lui envoyer des tableaux – n’importe lesquels – à condition qu’ils soient de sa main, lorsque Vasari composait son histoire de l’art comme une suite de biographies dans lesquelles chaque artiste se présentait lui-même à travers ses œuvres. Pour expliquer l’art exécuté selon ces pratiques, le plus évident était de s’identifier aux intentions de l’auteur, et la formule qui s’imposait alors était une analyse fouillée de la parenté de l’artiste, son éducation, son talent inné, sa formation artistique, son environnement social et sa constitution psychologique.

La quête de soi

5 Ces facteurs sont des composantes importantes des Vite de Vasari. Ils sont restés caractéristiques de nombreuses études modernes dans toutes les disciplines historiques et ils semblent loin d’avoir été abandonnés, malgré la critique déconstructionniste apportée par les sciences humaines (FOUCAULT, 1966). Ils demeurent les traits principaux de tous les écrits biographiques actuels – dans la culture populaire comme dans la culture savante – et la biographie est toujours un modèle de structure narrative quand il s’agit d’écrire l’histoire, que ce soit la grande ou la petite histoire. À notre époque de sacralisation du moi, la biographie est l’un des genres les plus populaires, dans la littérature, les shows télévisés et les films. Plus que jamais, le genre a pris un tour psychologique, privilégiant l’exploration des prétendues relations entre l’être intérieur, son apparence extérieure et ses actions dans ce monde.

6 Notre obsession de l’identité personnelle, de la généalogie et de la santé de notre psyché, a une longue histoire, qui a connu un développement rapide au XVIIe siècle et à laquelle ont participé à la fois le genre de la biographie de l’artiste et les autoportraits de Rembrandt. De plus, à l’époque même de l’artiste, les implications et les capacités spécifiques de la biographie, ainsi que la relation privilégiée du peintre avec le genre,

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sont frappantes, si on les replace dans la longue durée de l’écriture biographique qui va de l’Antiquité à la fin de la Renaissance.

7 À la Renaissance, en effet, la biographie est devenue un genre particulièrement influent dans les écrits sur l’art, d’autant plus qu’elle ne se limitait pas aux artistes mais qu’elle concernait également les critiques, les collectionneurs et les amateurs d’art3. Elle bénéficiait, bien sûr, d’un marché beaucoup plus large que les traités techniques ou intellectuels. Pas ouvertement théorique (même si elle l’est souvent implicitement), et truffée d’anecdotes amusantes, palpitantes ou tragiques, la biographie pouvait rendre les artistes plus accessibles, plus humains, plus proches du lecteur profane lui-même. De plus, en reliant les réalisations artistiques remarquables à des traits de caractère hors du commun, des apparences physiques particulières et des comportements originaux, voire bizarres, elle pouvait célébrer et distinguer les artistes, rendant ainsi leurs œuvres d’autant plus fascinantes et prisées (KRIS, KURZ, [1934] 1979 ; WITTKOWER, 1963).

Le plaisir du roman

8 L’histoire de la biographie de l’artiste est étroitement liée à celle de l’écriture du roman. Dans les compilations d’anecdotes adorées des auteurs et des lecteurs de la Renaissance – dont le Décameron de Boccace n’est que la version la plus célèbre –, peintres et sculpteurs figurent aux côtés des princes, des prêtres et des courtisans sous les traits de curieux individus, dignes de récits divertissants et édifiants. Bien que Vasari, Karel van Mander et leur héritier hollandais Arnold Houbraken aient écrit des biographies d’artistes pour instruire leur public sur la théorie, le savoir-faire, la critique et l’histoire de l’art, d’autres auteurs ont conçu leurs vies d’artistes dans un seul esprit de divertissement. L’une des compilations les plus complètes des vies des peintres hollandais fut publiée entre 1729 et 1769 par Jacob Campo Weyerman, un écrivain au sens large – nous dirions plutôt aujourdhui satiriste ou journaliste, plutôt qu’un expert en art ou en histoire de l’art (WEYERMAN, 1729 ; 1769)1. Ses récits fourmillent d’anecdotes cancanières, de détails picaresques, d’affrontements passionnés. Les critiques ont souvent souligné avec humeur que Weyerman avait volé la majeure partie de ses biographies à Houbraken et que ses propres ajouts étaient douteux. C’est assez vrai si l’intérêt est de retrouver une documentation sur l’art et les artistes ; mais ce qui est fascinant pour notre étude est le succès que le livre enthousiaste de Weyerman a connu sur le marché, et la liberté avec laquelle l’auteur a subtilisé ces histoires et les a embellies afin de servir son propos narratif.

9 Toutefois le plaisir pris à connaître les vies des autres – qu’elles soient réelles ou fictives – n’explique pas pourquoi, depuis la Renaissance, les artistes en général, et Rembrandt sans doute plus que n’importe qui, soient devenus des sujets biographiques tellement prisés. La description de la personnalité, des actes et des œuvres de personnages célèbres avait été exploitée dans l’Antiquité et s’était prolongée au Moyen Âge, mais elle s’intéressait à des personnes de haut rang, occupant une position sociale importante, politique ou religieuse. Les artistes de cour étaient entrés dans les archives de l’histoire par le biais de courtes anecdotes, du type de celles que raconte Pline le Jeune, plutôt que par des biographies étoffées. À la Renaissance, la biographie conserva un bon nombre des exigences antiques et médiévales du genre, même si elle en élargit la portée sociale aux commanditaires et aux artistes. On attendait deux choses du genre

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depuis ses débuts : une valeur d’exemplarité morale et l’instruction par le divertissement, et cette attente a aussi fortement influencé la biographie de l’époque de la Renaissance.

Une écriture morale

10 Les exemples les plus anciens de biographie morale sont peut-être les récits de la vie des anciens rois, prophètes et prêtres des Saintes Écritures juives. Les vies de ces figures héroïques et souvent tragiques de l’Ancien Testament révélaient la fin de Dieu, et, mises en séquences, elles écrivaient la grande histoire du peuple élu. Certains récits apparaissent contradictoires et, dans leurs excès, ils nous apportent des points de vue embrouillés, dont la vie de David est un bon exemple. Mais aucune vie ne s’est révélée aussi déconcertante et plus contestée que celle de Jésus. Sa biographie nous est parvenue sous les formes croisées, complémentaires et parfois contradictoires des Évangiles, auxquels il faut ajouter les récits apocryphes de la basse Antiquité et du Moyen Âge. Sa parenté paradoxale – humaine et divine, de descendance royale et de celle d’un charpentier – et sa personnalité controversée – travaillant sans être employé, rabbin sans temple, criminel reconnu coupable mais dispensateur de bonnes œuvres et de « la bonne parole » – ont fait de lui l’un des sujets biographique les plus passionnants de tous les temps, capable d’exercer une fascination sans limites.

11 Si l’Ancien et le Nouveau Testament sont devenus les points d’ancrage du judaïsme et de la chrétienté, ils le doivent beaucoup à l’écriture biographique, et pourtant leurs récits ne furent pas écrits et assemblés dans cet esprit. La biographie, en tant que genre littéraire reconnu de plein droit, fut une invention romaine. D’ailleurs, nous connaissons deux grands écrivains romains, Suétone et Plutarque, par leurs écrits biographiques. Tout en exerçant diverses fonctions dans l’Empire, Suétone (v. 69- v. 122) a consacré sa vie à l’écriture. Dans ses biographies, il a mis au point une formule standard qui permet de comparer les réalisations de ses sujets. Le De Vita Caesarum (Vies des douze Césars) présente la biographie des douze premiers empereurs romains, en décrivant leur apparence physique, les augures prononcés à leur naissance, leur histoire familiale, leurs maximes les plus fameuses et l’histoire de leur règne. Dans son De viris illustribus, Suétone a élargi et diversifié la formule en présentant la vie de certains hommes qui s’étaient, comme lui, illustrés dans les lettres : poètes, orateurs, historiens, grammairiens et rhétoriciens. Les biographes de la Renaissance lui seront reconnaissants d’avoir consigné et vanté les mérites de la profession et ils suivront largement son exemple.

12 La comparaison systématique des Vies parallèles de Plutarque (v. 46-127), généralement condensée dans un résumé à la fin de chaque chapitre, fait ressortir le paradoxe inhérent à toute biographie : destinée à reconstituer un être humain particulier, ses exigences structurelles sont parfois tellement prédominantes qu’elles réduisent l’individu à devenir un paradigme. Plutarque nous expose sa conception de la double exigence de la biographie, la singularité personnelle et l’exemplarité morale : « Je me suis mis à la rédaction des Vies pour rendre service aux autres, mais si, par la suite, j’y ai persévéré et même avec complaisance, c’était dans mon intérêt. L’histoire me présente, comme en un miroir, les vertus des grands hommes, auxquelles je m’efforce de conformer ma vie pour l’embellir. Accueillir à tour de rôle chacun de ces modèles et lui donner l’hospitalité de l’histoire, n’est-ce pas l’équivalent d’un commerce et d’une

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liaison intimes ? On peut ainsi contempler leur grandeur et apprécier leurs qualités en prenant dans leur activité, pour arriver à bien les connaître, les traits les plus importants et les plus beaux […]. Nous, au contraire, par notre commerce avec l’histoire et l’habitude de l’écrire, nous nous rendons capable de recevoir toujours dans notre âme le souvenir des hommes les meilleurs et les plus illustres. Ainsi tout ce que la fréquentation du monde nous présente de vil, de méchant ou de grossier, nous l’écartons et le repoussons en détournant notre pensée bienveillante et digne vers les plus beaux exemples » (PLUTARQUE, Vie de Paul-Émile, 1-6).

13 Pour évoquer les caractères individuels, Plutarque a émaillé ses Vies d’anecdotes, avec de nombreuses histoires croustillantes et même scabreuses. Et pour en faire des stéréotypes humains, il a parfois poussé les parallélismes à l’extrême, si bien que la plupart des historiens ont refusé de suivre son schéma comparatif. Toutefois, les nombreuses similitudes, un peu plus subtiles, entre les vies des artistes telles qu’elles sont décrites par Vasari, Van Mander et leurs successeurs, trahissent le même penchant biographique à faire de chaque vie individuelle la manifestation d’un modèle général, celui de la vie d’artiste, et de chaque individu un grand artiste. Ainsi, de nombreux peintres sont découverts par hasard, leur talent est contrarié par leurs parents, ils échouent dans des activités plus respectables ou plus convenues, leur œuvre se construit au détriment de leur santé, sans qu’ils dorment ni ne mangent, ils sont grossiers avec les clients qui ne les comprennent pas, et ainsi de suite (KRIS, KURZ, [1934] 1979 ; WITTKOWER, 1963).

14 La structure biographique qui se généralise à la Renaissance tire également ses racines dans les biographies des saints écrites au Moyen Âge. Des compilations d’écrits sur la vie de plusieurs d’entre eux, comme la Légende dorée, présentent des parallèles frappants et divers leitmotivs communs. Le modèle suprême du genre fut la vie de Jésus, telle qu’elle est racontée dans les Évangiles et, spécialement en ce qui concerne son enfance, dans les biographies apocryphes de la Vierge Marie. Les saints, comme les artistes, défient toute attente. À l’instar de Jésus, ils sont souvent d’humble naissance. Leur nature divine se manifeste tôt mais progressivement, et elle n’est pas immédiatement visible, ni acceptée par tous. Leurs œuvres caritatives sont souvent rejetées, et leurs miracles, sujets à controverse, préoccupent les autorités politiques. Beaucoup d’entre eux connaissent une mort aussi violente que celle du Christ, et l’endurent avec la même patience. Leurs corps, ou certaines parties, ont le pouvoir magique de se reconstituer ou de se maintenir en vie après la mort, et leurs sépultures deviennent des lieux de pèlerinage. La vie de certains artistes se prêtait à ce traitement hagiographique, grâce aux constats de prouesses artistiques comparables à des miracles, et de cadavres conservés de façon surnaturelle (EMISON, 2004).

15 Les biographies des saints ne s’intéressaient pas particulièrement à ce que nous appellerions aujourd’hui le « caractère », aux traits psychologiques. Par leurs actions, ces individus révèlent leur sainteté, leur relation directe au divin, plutôt que des forces ou des faiblesses fondamentalement humaines. Par contraste, la biographie de la Renaissance prend une nouvelle orientation, laïque et psychologique. Pour servir de modèle viable, que ce soit en bien ou en mal, le sujet doit agir en accord avec son caractère ou sa disposition, que l’on nomme à l’époque « tempérament » ou « humeur », ou bien, pour ceux qui font montre d’un talent inné exceptionnel, avec son « ingegno », l’ancêtre de notre « génie ».

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16 Comme c’est le cas dans la Vie des douze Césars ou dans les Vies parallèles, la biographie de la Haute Renaissance était consacrée aux hommes et aux femmes de noble naissance et de haut rang politique ou militaire. Au cours des XVe et XVIe siècles, toutefois, des figures qui ont accompli une œuvre intellectuelle ou humaniste deviennent des sujets dignes du genre, comme l’avaient été les orateurs et les poètes dans l’Antiquité. Finalement, les arts visuels s’élevant au niveau des arts libéraux et au même rang que la poésie, les artistes devenaient eux aussi dignes d’avoir leur biographie (KRISTELLER, 1951). Dans ce domaine, les Vies de Vasari sont l’une des plus grandes entreprises biographiques du début des temps modernes, et l’ouvrage accéléra la montée en considération des arts visuels, dont elle était également le produit.

17 À partir de Vasari, les biographies artistiques fonctionnèrent comme les premiers véhicules de l’histoire de l’art et de sa critique (ALPERS, 1960), à une époque où ces disciplines étaient encore en gestation et mettaient progressivement au point les outils et les équipements modernes que sont les musées, les expositions régulières, les salons et les revues. La caractéristique de la biographie de la Renaissance qui a permis à la vie de l’artiste de s’affirmer comme un véritable genre critique est l’hypothèse que les actes d’une personne se devaient d’être en conformité avec son caractère. Dans le cas des artistes, cette attente se manifeste dans la maxime ogni dipintore dipinge sè, « chaque peintre se peint lui-même ». On trouve ce vieil adage dans de nombreux écrits italiens à partir de la fin du XVe siècle, et il va rapidement devenir un leitmotiv dans le corpus de la nouvelle littérature sur l’art en Europe. À partir d’un éloge ambigu qui se veut traduire la pensée de Léonard et ses contemporains, se peindre soi-même devint une exigence qui allait de soi pour les peintres les plus ambitieux et que l’on s’attendait à trouver dans les peintures les plus hautement considérées (KEMP, 1976 ; ZÖLLNER, 1992 ; COLE, 2002). On peut dire que de nombreux peintres de la Renaissance se sont constitués par leurs œuvres – par une habileté picturale évidente, des prédilections thématiques flagrantes, des motifs signifiants équivalant à une signature, comme la petite chouette que Herri met de Bles était censé cacher dans tous ses paysages élaborés (VAN MANDER, 1604, fol. 219a). Et même si tous les peintres ne se peignaient pas consciemment, les collectionneurs et les critiques d’art prenaient grand plaisir à identifier les styles et les motifs personnels comme des extensions du moi pictural ; c’est probablement ainsi que Henri gagna son surnom de Civetta, « Petite chouette », à cause des collectionneurs qui se lançaient sur la piste de cette ruse, manifestation de soi aussi furtive que celle de cet oiseau.

18 Aux Pays-Bas, les vies d’artistes devinrent de véritables instruments critiques tout autant qu’une littérature divertissante. Van Mander encadre ses vies des peintres italiens et néerlandais d’un traité de peinture théorique et critique ainsi que d’une explication d’Ovide à l’usage des peintres (VAN MANDER, 1604). En 1718, Arnold Houbraken reprend explicitement les vies où Van Mander les avait laissées dans son Grand théâtre des peintres néerlandais avec des artistes hollandais et flamands du début du XVIIe siècle. L’histoire biographique de Rembrandt commence réellement avec lui.

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Les premières vies : anecdotes biographiques et artistiques

La vie de Rembrandt selon Houbraken

19 Le récit de Houbraken sur Rembrandt, très divertissant, comporte toutes les exigences du genre, héritées de Vasari et de Van Mander (HOUBRAKEN, 1718, t. 1, p. 254-273). L’auteur fait un gros effort pour citer avec exactitude les lieux et les dates qui jalonnent la vie du peintre, et il localise certaines œuvres avec précision tout en rapportant de nombreuses anecdotes amusantes. Ses sources sont diverses : témoignages recueillis auprès de personnes ayant connu Rembrandt ou ses élèves, auprès des œuvres et de leurs propriétaires, ainsi que dans les écrits antérieurs sur le peintre. Certains récits brefs ont été publiés au XVIIe siècle et au début du XVIIIe (VON SANDRART, 1675 ; VAN HOOGSTRATEN, 1678 ; PELS, 1681 ; BALDINUCCI, 1686 ; SLIVE, 1953 ; STRAUSS, VAN DER MEULEN, 1979), mais le livre de Houbraken est la première véritable biographie de Rembrandt. On y trouve explicités la plupart des thèmes qui allaient devenir des leitmotivs dans toute la littérature biographique de l’artiste.

20 Les récits de Houbraken sur le peintre enchaînent de nombreuses anecdotes, avec des remarques sur la personnalité des artistes en général et de Rembrandt en particulier. Les histoires portent autant sur l’art pictural que sur la personne et la vie de l’artiste. Bien qu’on puisse leur reprocher d’être des commérages peu dignes de foi, Houbraken les a choisies pour mettre en valeur la nouveauté et les caractéristiques de l’art de Rembrandt.

21 Dans la plupart de ces histoires, le peintre apparaît comme un individu fougueux, doté d’un esprit indépendant et original, mais aux manières grossières et intolérant à l’égard de ceux qui entravent ses intérêts artistiques. Plusieurs anecdotes insistent sur son obstination farouche à copier d’après nature. Houbraken illustre ses dires par un exemple : Rembrandt a aménagé une partie de son atelier en alcôves pour permettre à ses élèves de dessiner des modèles féminins nus. L’un d’eux, succombant à la tentation, enlève ses vêtements. De son poste de surveillance, Rembrandt surprend ses paroles : « Nous voilà exactement comme Adam et Ève au Paradis, puisque nous sommes nus tous les deux ». Aussitôt, il frappe à la porte avec son bâton de peintre et s’adresse à eux à voix haute, à leur grande surprise : « Parce que vous êtes nus, vous devez quitter le Paradis », tout en menaçant son élève et le forçant à ouvrir la porte (HOUBRAKEN, 1718, p. 269). Houbraken ajoute que l’élève et son modèle n’eurent que quelques secondes pour récupérer leurs vêtements avant d’être jetés dehors. Cette histoire lie adroitement le fait réel – Rembrandt accordait des espaces privés à ses élèves pour qu’ils dessinent d’après des modèles vivants – et le penchant naturel du peintre à représenter des personnages historiques ou légendaires sans les idéaliser – dans le cas d’Adam et Ève, en pauvres pécheurs ordinaires. L’eau-forte de 1638, où Adam et Eve apparaissent tellement gauches et misérables, a pu fournir la trame de cette histoire.

22 La facture de Rembrandt, inhabituelle, toujours visible et encore plus manifeste dans les dernières œuvres, attire de nombreux commentaires. Houbraken se lamente : « … étant inconstant et facilement attiré par des changements et autres choses, il [Rembrandt] a laissé de nombreuses pièces à demi achevées, dans ses peintures et encore plus dans ses gravures, dans lesquelles les parties achevées nous donnent une

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idée de la beauté que nous y aurions trouvée s’il avait fini le tout de sa main, comme il l’avait commencé » (HOUBRAKEN, 1718, p. 258-259).

23 Selon Houbraken (et il y a de fortes présomptions que ce soit la vérité), le fini inégal de ses œuvres valut à Rembrandt des difficultés avec ses commanditaires. L’artiste était vraisemblablement très irritable dès que l’on contestait son style : « Pendant de nombreuses années, il a été si occupé à peindre que les clients devaient attendre longtemps leur commande, même s’il travaillait rapidement, particulièrement dans sa dernière période, lorsque ses toiles, vues de près, semblaient avoir été enduites à la truelle. C’est pourquoi, lorsque des gens venaient dans son atelier pour voir son travail de près, il les repoussait en proférant : ‘L’odeur de la peinture vous incommoderait’. On raconte également qu’une fois, il aurait peint un portrait si épais, que l’on aurait pu soulever la toile du sol avec le nez. De même, l’on voit des pierres et des perles sur les bijoux et les turbans qui sont tellement en relief qu’on les croirait sculptées et, par ce traitement, ses œuvres apparaissent fortes, même vues de loin » (HOUBRAKEN, 1718, p. 269).

24 Houbraken notait que Rembrandt avait délibérément choisi de laisser des œuvres d’une facture inachevée. Alors qu’on lui avait fait une remarque à ce sujet, il aurait répondu : « Une œuvre est achevée quand le maître voit qu’il a fait ce qu’il avait l’intention de faire » (HOUBRAKEN, 1718, p. 259).

25 Si Houbraken a remarqué que le style tardif était dû à une exécution rapide nécessitée par la demande écrasante du marché, cela implique que Rembrandt pourrait l’avoir mis au point pour des raisons économiques. Ailleurs, le biographe commente la nouvelle habitude du peintre de faire de multiples tirages de ses gravures, très légèrement différents, et il y voit la preuve de sa sensibilité au marché. Cet encouragement à l’obsession de la collection complète, qui était sans aucun doute un effet de la pratique de Rembrandt, est présenté par Houbraken comme une manipulation de la part de l’artiste et comme un trait ridicule des collectionneurs victimes de la mode : « Cette habitude lui apporta une grande renommée et autant d’avantages financiers, particulièrement par l’astuce d’effectuer un changement mineur, de petites additions qu’il apportait à ses estampes et qui lui permettaient de les vendre une deuxième fois. La demande était si grande et si forte à cette époque que les gens n’étaient pas de véritables connaisseurs s’ils ne possédaient pas la petite Junon avec ou sans sa couronne, le petit Joseph au visage blanc ou au visage brun, et autres choses du même ordre. Vrai ! La Femme près du poêle, bien que l’une de ses estampes mineures, chaque état devait la montrer avec ou sans bonnet blanc, avec ou sans la clé du poêle » (HOUBRAKEN, 1718, p. 271).

26 Le côté « grippe-sou » de Rembrandt est attesté par une autre anecdote : ses élèves avaient peint des pièces de monnaie sur le sol et l’avaient dupé, le surprenant dans une position embarrassante, le nez dessus (HOUBRAKEN, 1718, p. 272). En plus de confirmer le caractère vénal de l’artiste – ce qui, note Houbraken, ne lui a pas pour autant apporté la réussite financière – l’histoire attire l’attention sur l’amour que le maître et ses élèves portaient à la peinture illusionniste des métaux. Cet aspect fut une innovation incontestable dans l’art de Rembrandt dès le début de sa carrière, comme en témoignent précisément les trente pièces représentées sur le sol dans Judas rapportant au Grand Prêtre le prix de sa trahison (1629, Royaume-Uni, collection privée).

27 Le style familier, la vivacité du récit et les anecdotes hautes en couleur de la biographie de Houbraken reflètent la nature de l’art rembranesque, puisqu’il appartient désormais

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au biographe de peindre le peintre se peignant lui-même. Si la volonté d’harmoniser le style de l’écriture avec celui de la peinture n’est sensible ni dans les Vite de Vasari, ni dans celles de Van Mander – d’ailleurs, en matière d’art, leurs descriptions s’avèrent étonnamment homogènes de style, de langage et de ton –, cette volonté existe chez Houbraken et, dans un bon nombre de ses biographies, elle crée une atmosphère qui s’apparente à celle des romans du début du XVIIIe siècle. La vie du peintre de genre satirique Jan Steen, racontée comme une farce, en est un bon exemple. Dans un style descriptif alerte, joyeux et plein d’un vocabulaire familier, le récit est conduit sur un mode de représentation théâtrale, en une suite de petites scènes qui évoque une comédie ou le contenu d’un recueil de farces, genre extrêmement populaire à l’époque (CHAPMAN, 1993 ; WESTERMANN, 1997, ch. 3). Pour Govert Flinck, l’un des élèves formés par Rembrandt, un homologue qui connaît une grande réussite sociale, Houbraken privilégie un style d’écriture raffiné et un ton de profonde gravité. La netteté des surfaces lisses de Gérard Dou lui inspire des récits sur la méticulosité et le caractère obsessionnel du peintre. Pour les artistes qu’il connaît peu, il s’en tient à une description sèche et impartiale. Au début du XIXe siècle, c’est le genre romanesque arrivé à maturité qui sera le dépositaire d’une telle prose évocatrice, et la biographie d’artiste imitera ses divers styles pendant une bonne partie du XXe siècle.

28 Bien que le Rembrandt de Houbraken nous soit présenté comme un original, un individualiste désagréable et grossier, ce n’est pas une figure tragique. C’est un artiste couronné de succès, tellement demandé qu’il peut se permettre d’être mal considéré. Dépourvu d’ambition sociale, il préfère dîner simplement de harengs, de fromage et de pain, recherche surtout la compagnie des gens de basse condition et des artistes. « Pour me remonter le moral », aurait-il dit, « ce n’est pas d’honneurs dont j’ai besoin, mais de liberté »4. Houbraken, même s’il n’approuve pas la personnalité « mal dégrossie » de Rembrandt, rapporte malgré tout cette sentence qu’il trouve digne de Balthasar Gratian, auteur très prisé de manuels de savoir-vivre (HOUBRAKEN, 1718, P. 272-273).

Suiveurs français, de Descamps à Gersaint

29 En 1753, Jean-Baptiste Descamps, le premier biographe français des artistes néerlandais, accepte le Rembrandt de Houbraken et résume le peintre d’une formule lapidaire : « Il n’aimait que sa liberté, la peinture et l’argent » (Descamps, 1753). L’admiration, même à contre-cœur, de Houbraken et de Descamps pour un Rembrandt se consacrant à sa vocation artistique et négligeant la reconnaissance sociale restera un sentiment très peu répandu, jusqu’à ce que l’époque romantique ne commence à encenser l’artiste.

30 Dans sa Vie de Rembrandt, Descamps reprend les leitmotivs de Houbraken comme le feront toutes les biographies jusqu’à ce que les recherches sur la vie du peintre mettent au jour les archives au XIXe siècle. À partir de la fin du XVIIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe, la plupart des écrits sur Rembrandt furent plus superficiels, mais cependant présentés plutôt comme une critique d’art que comme une réelle biographie. La critique rembranesque fut incorporée à des traités de peinture ou bien s’infiltra par bribes dans les articles des nouveaux catalogues destinés aux ventes publiques et aux collectionneurs. Tout en s’intéressant aux exceptionnelles qualités artistiques du peintre, ces écrits critiques introduisirent de nouvelles anecdotes biographiques et c’est à cette époque que certaines histoires les plus célèbres concernant Rembrandt

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entrèrent dans l’historiographie. Roger de Piles décrit la représentation illusionniste exceptionnelle d’une jeune fille accoudée à une fenêtre, qu’il avait achetée dans les années 1690 (sans doute la toile de 1645 de la Dulwich Picture Gallery), en affirmant que Rembrandt avait placé la toile dans l’encadrement d’une fenêtre, face à la rue, et avait trompé tous les passants, qui avaient cru voir une personne vivante (PILES, 1708). Dans son catalogue raisonné de l’œuvre gravé (1751), Gersaint raconte une autre anecdote : l’épouse du peintre aurait encouragé Rembrandt à quitter la ville en secret pour un certain temps, assez longtemps pour qu’elle puisse répandre la rumeur de sa mort et ainsi faire monter les prix de ses œuvres. Gersaint s’interroge sur la véracité de cette légende, mais il faut dire qu’elle s’accorde bien avec une série de rumeurs antérieures insinuant que Rembrandt avait tout essayé pour augmenter la valeur marchande des gravures – les siennes et celles des autres, que ce soit pour son intérêt ou pour la noblesse de son art2. La différenciation extrême, sans précédent, des différents états de ses estampes, déjà signalée par Houbraken, était l’une des pratiques utilisée dans ce but, et les estampes étaient bien sûr le principal intérêt de l’artiste pour Gersaint.

31 Gersaint a ajouté plusieurs autres histoires au répertoire rembranesque. Selon lui, l’artiste emportait toujours des planches à la campagne pour pouvoir capter la nature de façon vivante dans ses estampes de paysage – supposition à laquelle il y a tout lieu de ne pas adhérer, mais qui évoque bien la fraîcheur et l’aspect parfois inachevé des scènes d’extérieur de Rembrandt. Gersaint illustre sa suggestion par l’histoire de la création du Pont de Six, qui représenterait une vue prise de la demeure de campagne de Jan Six, ami et protecteur de l’artiste à cette époque. Un jour où Rembrandt avait été convié à déjeuner, la moutarde vint à manquer. Six envoya une servante en acheter à Amsterdam et mit Rembrandt au défi de se mettre à la fenêtre et d’achever la vue avant son retour. Le Pont de Six est peut-être l’estampe la plus esquissée de toute sa production.

32 Un tel usage de l’anecdote biographique pour tenir lieu de description d’une œuvre peut aujourd’hui sembler un mode de critique d’art curieux ou naïf. Cette tendance part de l’idée que les peintres se peignent eux-mêmes, mais elle a pu également être renforcée par le besoin de donner une idée visuelle aux lecteurs, à une époque où la plupart des livres d’art et des catalogues de vente n’étaient pas illustrés (HASKELL, 1987). Les livres renfermaient parfois des portraits des artistes, souvent reproduits à partir de peintures ou d’autres estampes, et parfois des colonnes d’illustrations de préceptes techniques, mais ils reproduisaient rarement les œuvres analysées dans le texte. Même le Geschichte der Kunst der Alterthums (1764) de Johann Joachim Winckelmann, la première monographie se qualifiant elle-même d’histoire de l’art, ne présentait çà et là que quelques gravures, dans un style linéaire qui révélait peu de chose de la facture ou de la tridimensionalité des sculptures ou des vases antiques décrits dans le texte. Des catalogues d’importants cabinets de peintures, avec de luxueuses illustrations, commencèrent à apparaître au XVIIIe siècle. L’aspect lisse et scintillant de leurs gravures, estampes et aquarelles convenait parfaitement aux surfaces lumineuses et réfléchissantes des peintres favoris des collectionneurs, tels que Gerard ter Boch, Gabriel Metsu et Philips Wouwerman (LE BRUN, 1792-96 ; BANN, 2001). En revanche, ces techniques desservaient l’art de Rembrandt et de ses élèves, fait de la superposition d’épaisses couches de couleur. Jusqu’à ce que la lithographie, la photographie et la photogravure deviennent les techniques de reproduction communes au XIXe siècle, l’art

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de Rembrandt resta surtout connu à travers ses eaux-fortes, et l’artiste était célèbre précisément en raison de son énorme production d’estampes.

33 Avant le XIXe siècle, la renommée de Rembrandt ne fut égalée que par celle des peintres ayant des œuvres accrochées dans les lieux publics comme les églises ou les bâtiments officiels, dont les tableaux étaient reproduits par des graveurs talentueux, dont les ateliers produisaient de nombreuses copies, ou bien qui avaient été récompensés par les académies nationales nouvellement créées. Michel-Ange, Raphaël, Titien, Dürer, Bruegel, Rubens et Poussin ont bénéficié de quelques-unes ou de toutes ces conditions. Mais des artistes tels que Vermeer et même le prolifique Frans Hals, parce qu’ils ne répondent pas à ces critères, semblent avoir été négligés, voire oubliés, jusqu’à la fin du XIXe siècle, quand la photographie et les voyages facilités par le chemin de fer permirent aux experts leur redécouverte.

34 Le catalogue de Gersaint et sa version complétée éditée par Adam Bartsch (1797) consolidèrent la réputation de Rembrandt en tant que graveur d’exception, mais ils ne dissipèrent pas les sujets de controverse soulevés par son art et sa vie (BARTSCH, 1797). Comme Houbraken, la plupart des critiques firent l’amalgame entre sa réputation de personne irritable et son style affirmé. Les premiers balbutiements de cette critique sont apparus très tôt après sa mort en 1669, dans les écrits de Joachim Sandrart (1675), Samuel van Hoogstraten (1678), Andries Pels (1681) et Filippo Baldinucci (1686). Sandrart regrette que les peintures de Rembrandt comportent trois marques de fabrique qui étaient en désaccord avec la composition et le traitement au goût du jour après 1650 : les clairs-obscurs brutaux, qui dérangeaient déjà Samuel van Hoogstraten dans La ronde de Nuit (1642, Rijksmuseum, Amsterdam) ; la facture empâtée, que Gérard de Lairesse (1707) avait comparée à des excréments coulant sur la toile ; enfin, l’attachement excessif à la nature qui, d’après Pels et Lairesse, entraînait Rembrandt à aggraver ses erreurs et à négliger les enseignements de la forme antique. Pour Lairesse, la modernité maladroite de Rembrandt le plaçait dans un monde à part de celui des artistes inspirés par les canons de la forme antique. L’attitude rebelle du peintre envers ses clients et son mépris relatif de la richesse et du statut social étaient mis sur le même plan que son art fruste et non classique.

Les biographies de Rembrandt au XIXe siècle

35 Les critiques d’art de l’époque romantique perpétuèrent joyeusement la vision bien ancrée d’un Rembrandt farouchement indépendant et même arrogant. Son refus catégorique de composer avec les princes et les mécènes, dans l’art comme dans la vie, devint une vertu, à une époque où les artistes étaient censés vivre uniquement pour leur art et non pour leur aisance sociale. Des peintres pleins de fougue comme Eugène Delacroix, ou très conscients de leur image, comme le réaliste Courbet, virent en Rembrandt le modèle de l’artiste moins attaché à sa vie qu’à la valeur transhistorique de son art (bien que la teneur anti-bourgeoise de sa prétendue conduite ait probablement soutenu son crédit artistique). Sous cet aspect, la réception de Rembrandt en France commença à diverger de celle des Pays-Bas, où la réhabilitation biographique devint prioritaire, presque indépendamment de la signification de son art (MCQUEEN, 2003).

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Recherches historiques pour la vie d’un artiste national

36 L’effort des Hollandais pour asseoir la vie de Rembrandt sur des faits bien documentés participait de mouvements historiques plus larges. Au XIXe siècle en Europe, l’art et les artistes deviennent des enjeux fondamentaux pour les politiques culturelles des États nouveaux ou reconstitués qui cherchaient à identifier et à promouvoir des héros culturels emblématiques de leurs histoires nationales. Ces projets de légitimation étaient inextricablement liés à l’évolution de l’histoire vers une discipline dont la vocation était de découvrir un véritable passé unitaire et d’être une entreprise au service de la nation. Ces desseins en apparence disproportionnés, incarnés respectivement de la façon la plus convaincante par l’historien Leopold von Ranke et le philosophe Friedrich Hegel, pouvaient fonctionner solidairement, comme le démontre la réécriture de Rembrandt par les Hollandais entre 1850 et 1900.

37 Pour les historiens hollandais de l’époque, Rembrandt a dû paraître à la fois le plus évident et le plus improbable des artistes capables de tenir le rôle de genius nationis. La sincérité de sa vocation artistique et sa prééminence n’avaient jamais été mises en doute, même si son art souleva autant de colère que d’admiration. Aucun autre artiste hollandais ne pouvait rivaliser avec sa renommée internationale, même si d’autres avaient pu bénéficier de protecteurs de rang plus élevé ou de rémunérations plus élevées. Mais que faire de sa personnalité mal dégrossie, colérique et vénale ? Méfiants vis à vis du caractère anecdotique de l’historiographie sous l’Ancien Régime, des antiquaires et des artistes hollandais firent grand cas des archives qui n’avaient pas intéressé leurs prédécesseurs. Dans les archives municipales et notariales d’Amsterdam, ils allaient à la rencontre de Rembrandt en espérant prouver qu’il avait été un bon citoyen et un guide culturel pour les Hollandais, comme Rubens pouvait se vanter de l’être pour les Belges. La comparaison était dans l’esprit des intellectuels de l’époque : en 1830, la Belgique s’était finalement constituée en un État indépendant séparé des Pays-Bas. Si la sécession fut relativement pacifique, la perte des territoires provoqua une crise de confiance parmi les intellectuels, comme au sein du gouvernement hollandais et chez les citoyens dans leur ensemble. La nouvelle Belgique ne tarda pas à élever Rubens au plus haut rang culturel, et sa statue en bronze fut dévoilée à Anvers en 1840. Rembrandt dut attendre jusqu’en 1856 pour avoir la sienne – et le budget alloué par Amsterdam ne put lui offrir qu’une statue en fonte et non en bronze.

38 Il serait faux de dire que l’effort de la Hollande pour réunir une documentation sérieuse sur Rembrandt n’obéissait qu’à des intérêts nationalistes3. La nécessité d’obtenir de nouvelles informations se faisait intensément sentir dans les nouveaux musées et sur le marché de l’art international qui encourageaient une connaissance scientifique et des études historiques sur l’art. En effet le premier catalogue de peintures de Rembrandt fut publié en 1836 par un marchand anglais, John Smith, préfacé par un court texte qui contenait une biographie et une analyse des œuvres, de longueur égale (SMITH, 1836). Le catalogue comportait 640 tableaux, que Smith n’avait pas vus pour la plupart, et dont beaucoup étaient des doubles, un petit nombre de dessins et la liste complète des estampes. Fait étonnant, l’auteur publiait une traduction anglaise de l’inventaire des biens de Rembrandt confisqués lors de sa faillite en 1656, et confirmait donc ainsi l’insolvabilité de l’artiste.

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L’honnêteté par les archives : les biographies de Scheltema et Kollof

39 Malgré ces incursions dans les archives, l’élaboration d’une histoire de l’art hollandais sérieusement documentée fut lente. Le catalogue général du Louvre publié en 1853 déplore l’insignifiance des catalogues des musées hollandais, dépourvus de véritables informations biographiques, d’indications précises sur la provenance des œuvres et d’attributions soigneusement justifiées. L’appel semble avoir été entendu car, en 1853, Pierre Scheltema, premier archiviste officiel à Amsterdam, donne une conférence sur ses découvertes au sujet de Rembrandt, dans laquelle il commence à détruire l’image du génie incontrôlable (SCHELTEMA, 1853) : Saskia van Uylenburgh, l’épouse du peintre, venait d’une grande famille fortunée ; Rembrandt avait épousé ses dernières maîtresses (ce qui était faux) et il avait eu comme protecteurs importants le prince Frederick Hendrick, son secrétaire Constantijn Huygens, et des membres du conseil d’Amsterdam comme Jan Six (ce qui était vrai). La récente découverte de sa faillite exigeait réparation. L’historien hollandais E. J. Potgieter avait interprété la vente forcée des biens du peintre comme une preuve que les magistrats d’Amsterdam n’avaient pas réussi à soutenir un artiste dont ils ne pouvaient comprendre la grandeur : « Quelle différence avec le destin de Rubens, le ministre des princes, à Anvers, ou avec celui de Van Dyck, le favori de Charles Ier, à Londres ! N’est-il pas quelque peu réconfortant de penser que Rembrandt est aussi immortel qu’eux ? » (POTGIETER, 1836, p. 14). Scheltema au contraire impute la faillite de Rembrandt à des conditions économiques défavorables à Amsterdam et dans toute la Hollande, plutôt que de miser sur l’incapacité du peintre à plaire aux dirigeants d’Amsterdam.

40 En 1854, Eduard Kollof suit l’exemple de Scheltema en défendant coûte que coûte l’image d’un personnage moral dans un très long essai qui peut être considéré comme la première monographie érudite sur Rembrandt (KOLLOFF, 1854). En s’appuyant sur des données d’archives, un bilan critique des écrits et une étude de nombreuses peintures et estampes, Kolloff réalisait la matrice d’une biographie critique approfondie, débarrassée de la plupart des anecdotes, ainsi qu’un exposé digne de foi et visuellement bien conçu sur l’art de Rembrandt. Poursuivant le travail de Smith, la monographie de Kolloff est un exemple du nouveau mode d’écriture savante sur l’art, qui sépare soigneusement la chronique de la vie de l’interprétation des œuvres. Radicalement différente des efforts d’intégration de Houbraken ou de Gersaint, chez qui la vie illumine l’œuvre et l’œuvre exprime la vie, la vie sociale et biologique est maintenant séparée de la production artistique. Toutefois, des écrivains comme Kolloff ont minutieusement étudié les documents d’archives afin d’expliquer l’extraordinaire réussite artistique de Rembrandt. Là où, au XVIIIe siècle, l’art non conventionnel avait produit une biographie excentrique, pittoresque et parfois de mauvais goût, la vision d’un Rembrandt philosophe réclamait désormais un artiste équilibré, profond, recherchant la vérité.

Vosmaer et le temps des biographies-monuments

41 Cet artiste fut rendu à la nation en 1868 par Carel Vosmaer, dans son monumental Rembrandt Harmens van Rijn : sa vie et ses œuvres (VOSMAER, 1868). Pour ce dernier, les recherches d’archives sur la vie de l’artiste constituaient des bases solides pour appréhender la qualité spirituelle de son art. Par de multiples aspects, la biographie de

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Vosmaer est celle que nous accepterions comme moderne, différente dans ses priorités mais non dans ses ambitions, des récentes publications de Gary Schwartz ou de Simon Schama (SCHWARTZ, 1984 ; 2000 ; SCHAMA, 1999). Son but est d’être exhaustive. Le moindre détail de la vie de Rembrandt, de sa famille et de son environnement social est passé en revue, et chaque peinture connue est analysée. Vosmaer a pris soin de maintenir la distinction entre la vie documentée et l’interprétation des œuvres, alternant les chapitres biographiques et les chapitres sur les œuvres dans une stricte chronologie. Rembrandt en ressort comme « le peintre de la vie et de l’âme humaine ». La grande attention qu’il porte au monde réel ordinaire, dans toute son insignifiance et sa banalité, est le garant de sa compréhension de l’âme. Il est à la fois l’artiste hollandais par excellence et universellement grand : un homme complet. Comme le note l’un des premiers critiques : « Nous assistons, pour ainsi dire, à la naissance du grand homme » (DE STUERS, 1870).

42 L’approche révisionniste de Vosmaer caractérise les écrits sur Rembrandt dans la suite du XIXe siècle. Le peintre devint ainsi un artiste tragique qui continua à suivre sa vocation artistique malgré la perte de ses femmes, ses enfants, ses biens et sa renommée (bien que de tels événements de la vie aient été assez habituels au XVIIe siècle). La plupart des biographies, érudites ou grand public, présentèrent les infortunes du peintre comme des incitations à privilégier la lecture psychologique et l’indépendance de l’artiste. Les auteurs continuèrent le plus souvent à glisser sur les faux pas sociaux et financiers. Lorsqu’une information officielle venait confirmer les rumeurs malveillantes, comme ce fut le cas en 1899 lorsque fut publiée la preuve que Rembrandt avait fait une demande d’incarcération dans une maison de correction pour sa maîtresse Geertje Dircx, l’information était soigneusement réinterprétée ou bien dissimulée au public (DUDOK VAN HEEL, 1991). La dissonance entre l’art fondamentalement humain, « miroir de l’âme », de Rembrandt et la personnalité difficile de l’artiste devint la dernière preuve de son talent artistique consommé.

43 À cette époque, c’est le prétendu rejet de La ronde de nuit par ses commanditaires qui accapare l’intérêt des auteurs8. Dans la biographie monumentale d’Émile Michel parue en 1893, cet événement, contemporain de la mort de Saskia en 1642, marque un tournant dans la carrière du peintre. C’est ce qui précipite la chute financière et sociale de l’artiste tout en le conduisant vers un art encore plus intériorisé. Bien que rudimentaire dans son argumentation, le récit de Michel a influencé la structure des « vies » de Rembrandt jusqu’à nos jours, à la fois en raison de la place qu’il accorde à La ronde de nuit et de son jugement sans appel de l’indépendance forcenée du peintre : « Il n’est pas d’artiste qui, avec un pareil abandon, ait mis dans ses ouvrages la confidence de ses pensées, de ses joies, de ses amours et de ses peines ; il n’en est pas qui se soit montré plus à découvert, avec le douloureux contraste de son génie si puissant et de cette nature d’enfant incapable de se conduire, n’ayant de volonté que pour le travail, gardant jusqu’au bout, à travers les épreuves les plus cruelles et les plus méritées, cet amour ardent pour son art, devant lequel tout devait céder et qui domine son existence entière » (MICHEL, 1893, p. 543-544).

44 Même la monographie méticuleuse et documentée de Paul Crenshaw sur la faillite de Rembrandt rejoint les conclusions de Michel pour affirmer que les déboires financiers – que Crenshaw attribue partiellement, de façon convaincante, aux agissements douteux du peintre sur le plan légal et moral – sont nécessairement proportionnels à la consécration sans réserve à son art : « Rembrandt a créé, mené ses affaires et vécu sa

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vie plus ou moins selon les mêmes principes – ou selon l’absence de principes – avant, pendant et après sa ruine. Cette même dérogation aux normes qui lui causa des ennuis en tant que citoyen renforça paradoxalement sa prééminence en tant qu’artiste » (CRENSHAW, 2006, p. 16). Et encore : « Les mêmes traits de caractère qui lui ont causé des ennuis lui ont en même temps permis de persévérer, jusqu’à la gloire éternelle. L’héritage de Rembrandt est bien sûr son art, et son art a peu souffert – en fait, beaucoup diraient qu’il s’est épanoui – parce que, pendant tout le bouleversement occasionné par la faillite, Rembrandt a conservé une suprême indépendance dans son domaine artistique » (CRENSHAW, 2006, p. 257).

Le tournant historiographique de 1900

45 Tandis que la vie de Rembrandt se récrivait sur un mode tragique, les études des connaisseurs et les recherches des historiens dans les archives, en apparence dépassionnées, gagnaient une nouvelle dimension scientifique. Dans les dernières décennies du XIXe siècle en Europe, les études rembranesques contribuèrent de façon disproportionnée au développement scientifique et institutionnel de l’histoire de l’art en tant que discipline. La photographie et le chemin de fer apportaient maintenant un panorama complet qui permettait de comparer la vie et l’œuvre d’un artiste. Wilhelm von Bode et Abraham Bredius, deux figures dominantes dans le développement de l’histoire de l’art, respectivement en Allemagne et aux Pays-Bas, ont consacré leurs carrières à la reconstitution de Rembrandt4. Directeur du musée de Berlin, Bode avait une connaissance inégalée des collections muséales et privées en Allemagne et à l’étranger. Bredius mit à profit sa position de premier administrateur du Mauritshuis, ainsi que son statut d’autorité culturelle de premier plan aux Pays-Bas pour en tirer les mêmes avantages, c’est-à-dire avoir un accès privilégié aux tableaux et aux archives. Les efforts de Bode et de Bredius, ainsi que ceux d’autres experts de même sensibilité, tel Cornelis Hofstede de Groot, furent stimulés par l’intérêt qu’ils portaient à l’art de Rembrandt plutôt qu’à sa vie. Bredius et Hofstede de Groot firent des découvertes fondamentales dans les archives, mais, contrairement aux chercheurs précédents, ils les mirent au service de la compréhension de l’œuvre. Aux alentours de 1900, la réhabilitation de la vie de Rembrandt était une préoccupation secondaire. Il est révélateur que leurs recherches aient produit des catalogues exhaustifs et des publications documentaires précises, mais pas de biographies narratives (BODE, HOFSTEDE DE GROOT, 1897-1905 ; HOFSTEDE DE GROOT, 1906 ; BREDIUS, 1935).

46 En 1906, année du trois-centième anniversaire de la naissance de Rembrandt, le rêve positiviste d’écrire l’histoire objective de la vie et l’œuvre du peintre semblait pouvoir se réaliser, et les nombreuses publications parues autour de cette année-là semblent le confirmer. Elles incluaient la mise au point définitive du monumental catalogue de peintures par Bode, la publications complète de la plupart des documents disponibles annotés par Hofstede de Groot, et une nouvelle biographie sous la direction de Jan Veth qui intégrait les données archivistiques, et plusieurs notes de moindre importance destinées à un lectorat plus vaste.

47 Par la suite, l’historiographie de Rembrandt montre clairement que, dans l’histoire de l’art, l’écart s’est fait de plus en plus grand entre une littérature scientifique toujours plus focalisée sur des œuvres et des problèmes spécifiques, et un mode de biographie synthétique qui a en même temps réuni l’homme et l’artiste. Les catalogues de Bode,

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Bredius et Hofstede de Groot (pour les peintures), de Bartsch (pour les estampes) ainsi que la publication des archives sur Rembrandt par Hofstede de Groot deviennent la base des études détaillées sur le style, les techniques, les commanditaires, les élèves et les thèmes du peintre. Ce type d’études arborant un ton impartial, un appareil scientifique soucieux du détail et une volonté d’éviter tout jugement critique, eut du mal à trouver sa place aux côtés des biographies qui s’appliquaient à évoquer les mérites esthétiques de Rembrandt. Bien que des biographes comme Jan Veth et Frederik Schmidt-Degener aient été informés des derniers résultats de la recherche rembranesque, leur insistance sur l’engagement de Rembrandt dans son art, proche de la modernité, semblait plaider en faveur d’une compréhension esthétique et de la capacité du genre biographique à la mettre en valeur. Dans leurs ouvrages, la tragédie personnelle et l’insouciance sociale sont toujours les pré-requis ou les corollaires de la grandeur artistique (VETH, 1906 ; SCHMIDT-DEGENER, 1950). L’intérêt que Schmidt-Degener porte à Rembrandt est celui d’un historien de la peinture moderne. Conservateur au Rijksmuseum, il installe la collection des peintures néerlandaises comme une histoire du style, sur des plans d’un blanc immaculé. Dans le catalogue de l’exposition Rembrandt de 1932, il plaide la cause de l’artiste comme étant le peintre medium- specific, autrement dit de la matérialité du médium, de la peinture pure, et d’une grande finesse psychologique, donc moderne : « Avec le triple talent de dessinateur, de graveur et de peintre, Rembrandt a créé trois mondes séparés, chacun indépendant et autonome. Chacun contient un commentaire sur les autres, chacun est gouverné par un impératif, et chacun révèle le maître dans sa quasi entièreté. Jusqu’à 1642, il a travaillé à la manière baroque. Après cette date, il y eut un renouveau stylistique et il est allé de plus en plus dans la direction opposée. Les apparences extérieures sont devenues moins importantes pour lui que l’être profond. Le public s’était détaché de lui et ne le comprenait plus » (Rembrandt, 1932). Mais l’interprétation romantique de Schmidt- Degener ne fut jamais totalement acceptée par les chercheurs qui travaillaient exclusivement sur Rembrandt. La monographie qui allait s’en approcher le plus en retraçant l’évolution intérieure de l’art de Rembrandt allait être la biographie de Jacob Rosenberg, publiée en 1948 (ROSENBERG, 1948).

Au XXe siècle : science et biographie

48 Le type de biographie narrative apparaissait déphasé par rapport à l’arrivée des études rembranesques spécialisées. L’accumulation d’un savoir local et scientifique sur l’œuvre provoqua le déclin de l’intérêt que les chercheurs portaient à la place transhistorique de Rembrandt dans l’histoire de l’art, ainsi qu’un refus de croire à l’articulation entre la vie et l’art. Peut-être pour compenser ce manque, Rembrandt devint le sujet favori du genre de biographie moderne destinée au grand public : l’histoire des grandes figures historiques racontée sur le mode romanesque, « la vie romancée ». La plus fameuse concernant Rembrandt est R.v.R. : The Life and Times of Rembrandt van Rijn, publiée en 1930 par Hendrik Willem Van Loon, émigré Hollandais aux États-Unis (VAN LOON, 1930). Van Loon mit en avant la soi-disant véracité de sa biographie en se présentant comme un descendant du médecin qui s’était occupé de Rembrandt durant les dernières années de sa vie. On peut toujours trouver cet énorme roman au rayon « occasions » de n’importe quelle librairie, particulièrement aux États- Unis, où il a fourni les grandes lignes et les détails du scénario du Rembrandt

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d’Alexander Korda, sorti en 1936. De toutes les biographies filmées de Rembrandt, celle- ci est certainement la plus attachante ; Charles Laughton s’y produit en innocent savant, en homme profond, dont la chance tourne lors de la mort de Saskia et de l’échec de La ronde de nuit. Dans le livre comme dans le film, la foule de bourgeois auto-satisfaits hurlant sa désapprobation lors de la présentation de cette œuvre devient le garant du véritable talent artistique.

Après 1945 : vers des approches analytiques

49 Après la Seconde Guerre mondiale, les nouveaux protocoles établissant l’histoire de l’art comme une science exacte divisèrent encore plus les spécialistes de Rembrandt. Les études présentées par le biais de la narration psychologique chère au XIXe siècle cédèrent la place aux méthodes analytiques sophistiquées. Ces approches cherchaient explicitement à faire oublier les fictions publiées sur le peintre à l’époque romantique en rétablissant les faits, que ce soit dans sa biographie, sur son style, sa technique, son atelier, sa clientèle ou ses prédilections thématiques. Chaque étude de ce genre avait tendance à accentuer un aspect de Rembrandt au détriment des autres, et toutes se montraient méfiantes quant à la possibilité de décrire l’homme dans sa totalité. La rétrospective du Rijksmuseum en 1956, à l’occasion du 350e anniversaire de la naissance du peintre, donna la preuve de cet éclatement latent de la recherche. L’exposition proposait trois catalogues différents consacrés aux peintures, dessins et estampes, matérialisant ainsi la volonté expresse de Schmidt-Degener de distinguer les différents moyens d’expression conçus comme autant de défis par l’artiste. Et plutôt que de proposer un essai englobant la vie et l’œuvre, chaque ouvrage contenait une rapide introduction sur le travail de Rembrandt dans chaque technique, ainsi que de brèves notices éclairant tel aspect matériel ou tel détail iconographique, plutôt que l’évocation globale de l’effet produit par une œuvre.

50 L’orientation de la recherche sur Rembrandt s’est poursuivie de la même façon jusqu’à nos jours, même si on a pu constater une certaine résistance. Les énormes efforts de catalogage du Rembrandt Research Project ont apporté des aperçus sans précédent sur les techniques de peinture et les pratiques d’atelier du maître, même s’ils n’ont pas été capables de produire le corpus définitif des peintures autographes, dont c’était pourtant la finalité en 1969 (Corpus, 1982-2005). Certaines des interprétations les plus passionnantes sont le fait de Ernst van de Wetering, le chercheur le plus assidu à ce projet depuis son commencement,et qui en a maintenant pris la direction (VAN DE WETERING, 1997). Cet ouvrage constitue à son tour un recueil d’articles définitifs sur les aspects créatifs et techniques d’une personnalité, plutôt que la tentative de resituer par le texte la place de l’artiste à l’intérieur de l’histoire de l’art ou de la tradition culturelle dont il est issu. En 1991-1992, les résultats du Rembrandt Research Project et des recherches récentes dans les archives constituèrent l’armature d’une vaste exposition présentée à Berlin, Amsterdam et Londres, à chaque fois selon un schéma identique : dans la présentation l’accent était mis sur les attributions des œuvres à Rembrandt et à ses élèves qui occupaient des chapitres distincts dans les deux catalogues (l’un sur les peintures, l’autre sur les œuvres sur papier). Le catalogue dans ses textes introductifs se gardait de présenter le détail d’une « vie-et-œuvre » synthétique de l’artiste (Rembrandt. The Master and His Workshop, 1991).

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51 L’orientation du Rembrandt Research Project sur la technique de Rembrandt est devenue la norme pour les catalogues des peintures et des gravures de l’artiste, désormais mieux comprises dans leur matérialité que presque toutes les représentations du début de la période moderne (Art in the Making, 1988 ; HINTERDING, 2001, 2006). Les études iconographiques de Christian Tümpel sont exemplaires pour la compréhension approfondie de ce que Rembrandt doit à la tradition artistique (TÜMPEL, 1968 ; 1971 ; 1986). La publication de documents par Hofstede de Groot en 1906 a été complétée et supplantée par les investigations dans les archives de nombreux spécialistes aux travaux novateurs (STRAUSS, VAN DER MEULEN, 1979 ; DUDOK VAN HEEL, 1991). Nous savons tout maintenant de la famille, des amis et des ennemis de Rembrandt, de ses stratagèmes et de ses connaissances, du montant de ses biens véritables et de ses collections. Et pourtant, comme le font parfois remarquer des comptes rendus critiques de ces publications, des études comparatives détaillées peuvent assécher le plaisir et la saveur originale de l’art de Rembrandt. Cela peut nous faire perdre de vue les raisons pour lesquelles son art est un sujet d’étude qui occupe tellement notre attention, et pourquoi il suscite une fascination à ce point inébranlable, à la fois comme un art du passé et comme un art foncièrement actuel. Des tentatives réitérées pour répondre à ces questions ont été faites de l’extérieur, en dehors de l’histoire de l’art. Mieke Bal a essayé de retrouver la charge psychanalytique que l’œuvre de Rembrandt présentait à ses spectateurs (d’alors et spécialement d’aujourd’hui), et Harry Berger Jr. a interrogé l’inquiétante étrangeté des représentations du maître (BAL, 1991 ; BERGER, 2000). Cependant, plus intéressées par une phénoménologie critique que par une étude historique fouillée, de telles investigations ont eu peu de résonance chez les spécialistes de Rembrandt.

Biographie ou monographie ?

52 Il existe quelques monographies qui font exception à cet état des études rembranesques, et elles se sont multipliées ces derniers temps, les disciplines historiques ayant encouragé un retour à la biographie. Mais bien avant déjà, les études de Julius Held avaient retourné la tendance. Entre 1948 et 1970, après avoir quitté Berlin en 1934 pour émigrer aux États-Unis, il écrivit cinq essais d’une grande portée sur des œuvres particulières et des thèmes abordés par Rembrandt. Avec un mélange de rigueur historique et de reconstruction inventive, ces textes exposent en détail comment le peintre a transformé un matériau visuel, historique et littéraire complexe en une œuvre singulière. Fait étonnant, Held était ouvert à la possibilité d’une motivation psychologique, discréditée à son époque, et à la façon dont elle pouvait avoir influé sur la réalisation d’une œuvre d’art. Bien que sceptique à propos de la psychanalyse, il a montré comment Rembrandt avait pu grâce à son art venir à bout de difficultés concernant son identité personnelle et professionnelle. Ses études sur l’ Aristote (New York, The Metropolitan Museum), ainsi que sur l’intérêt que Rembrandt portait à l’aveugle Tobie, continuent d’en imposer parce qu’elles ont accompli une réintégration plausible de la vie et de l’œuvre. Held fait montre du même sens de la narration que Houbraken, tout en corrigeant ses excès d’enthousiasme par des procédés de discours savants. Il est révélateur toutefois qu’il n’ait jamais écrit de biographie complète de Rembrandt (ni d’ailleurs de Rubens, qu’il considérait comme un personnage parfait et qu’il plaçait au-dessus de tous les autres ; HELD, 1969).

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53 En 1964, Christopher White publiait un élégant petit livre intitulé simplement Rembrandt. L’auteur était alors embarqué dans ce qui allait être une carrière brillante de conservateur, qui lui apportait une grande compétence dans le domaine ; d’abord en poste au British Museum et à la National Gallery of Art de Washington, il assuma ensuite la direction de l’Ashmolean Museum à l’université d’Oxford. Fait rare chez les historiens d’art, il a su mener de front son activité essentielle de conservateur et une reconstruction attachante de l’œuvre de l’artiste sur le plan tant biographique qu’artistique. Son catalogue de l’œuvre gravé de Rembrandt (WHITE, BOON, 1969), et sa monographie sur Rembrandt graveur (WHITE, 1969), remarquable de fidélité historique et de sensibilité artistique, sont des modèles du genre. Sa biographie de Rembrandt destinée au grand public est une telle réussite qu’elle est régulièrement actualisée (WHITE, 1964). Le récit est prudent au sujet des faits : il s’ouvre sur un tableau de l’environnement historique de Rembrandt à Leyde et témoigne d’une grande retenue dans les interprétations de l’échec présumé de La ronde de nuit. Humaniste dans son orientation, White propose des comparaisons éclairantes des procédés de création de Rembrandt avec la pratique musicale et littéraire de différentes périodes. Il est méticuleux sur les intentions artistiques vérifiables et ne se hasarde pas à des spéculations excessives.

54 Publiée en 1984, la monographie courageuse et divertissante de Gary Schwartz ne faisait pas preuve de la même réserve. Rembrandt : His Life, His Paintings est une bouffée d’air frais : une biographie stimulante et détaillée qui essaye de faire coïncider les peintures aux divers moments de la vie du peintre. S’appuyant sur les nombreux documents publiés diffusés dans les années 1970, le livre donne l’image la plus convaincante que nous ayons eue jusqu’alors de l’entourage et de la clientèle de Rembrandt. Il apparaît que le peintre se fraye difficilement une voie dans ce milieu, avec sa manière talentueuse, excentrique mais parfois véritablement peu glorieuse. Quelques interprétations des tableaux que Schwartz propose sont audacieuses et novatrices, notamment quand il essaie de créer des connexions entre Rembrandt et ses contemporains, n’en déplaise aux critiques, tout particulièrement aux Pays-Bas (par exemple SLUIJTER, 1986). Mais c’est l’interprétation par Schwartz de la réussite du maître qui constitue l’aspect le plus original de son travail. Selon son analyse, le caractère déplaisant, socio-pathologique du peintre met des entraves à son art au lieu de le stimuler, et empêche Rembrandt de réaliser toutes ses potentialités. Pour Schwartz, Américain qui a émigré en Hollande par amour du pays, une personne aussi talentueuse que Rembrandt aurait dû rendre un plus grand service à l’histoire de l’art hollandais, et il lui en veut d’avoir failli à ce devoir (SCHWARTZ, 1985, p. 362-365). On retrouve des échos à la biographie de Houbraken, dans ces reproches et dans la façon dont Schwarz mène son récit. En 2006, le même auteur a publié The Rembrandt Book, une interprétation nouvelle qui revendique le droit d’embrasser tout le personnage, comme l’indique son titre. Le livre met l’accent sur les réalisations artistiques dans toutes les techniques, à la différence de la première monographie, limitée aux peintures. Il présente de nouvelles découvertes ainsi que des interprétations plus mesurées. Et il défie une fois de plus les études rembranesques en déplorant leur aveuglement devant les défaillances morales du peintre, écartant par exemple une fois pour toutes l’idée reçue de la bienveillance de Rembrandt à l’égard des Juifs, et selon laquelle l’artiste aurait été alors un homme à part dans la culture de son époque et en avance sur son temps (SCHWARTZ, 2006).

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55 En 1990, peu après la parution de ce Rembrandt « auto-destructeur » de Schwartz, H. Perry Chapman publiait une monographie qui prenait sérieusement en compte les autoportraits de Rembrandt, les considérant comme étant des outils utilisés par l’artiste tout au long de sa carrière pour l’exploration de ses intérêts personnels et professionnels (CHAPMAN, 1990). Intitulé Rembrandt’s Self-Portraits : A Study in Seventeenth Century Identity, l’ouvrage était le premier à considérer les autoportraits non comme des dérivés accidentels d’une riche production artistique, mais comme un support fondamentalement nouveau pour la formation artistique et la connaissance de soi. L’auteur montre que l’art en était venu à avoir une fonction introspective, pour les artistes et les spectateurs, au début de la période moderne. Même si Rembrandt vendait ses autoportraits, ils pouvaient cependant l’avoir aidé à penser et à exprimer ses positions, dans certaines circonstances de sa vie et dans sa pratique. Les nombreuses gravures que l’artiste dessine des expressions de son visage exacerbées, comme celle du mendiant au regard mauvais, ne sont pas de simples exercices d’atelier : elles ont été diffusées, elles étaient donc destinées à être vues, et elles semblent avoir participé aux multiples visions de l’artiste ; un être humain particulier, sujet à de fréquentes sautes d’humeur. Le très étonnant Autoportrait en Fils prodigue (1635, Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister) ne peut se justifier uniquement par le désir de l’artiste de se prendre comme modèle, avec son épouse Saskia, dans une peinture d’histoire ; il peut être compris, au moins en partie, comme une tentative de venir à bout des tensions considérables, attestées, qui assombrissaient ses relations avec sa belle-famille. La monographie de Chapman est une remarquable biographie de Rembrandt, vue à travers les propres yeux de l’artiste et comme faite de sa propre main.

56 L’intérêt que Schwartz et Chapman portent à la psychologie de Rembrandt marque leurs livres comme des produits de notre époque, ainsi que leur attention aux liens qui unissaient Rembrandt au marché de l’art. Dans leurs écrits, ainsi que dans la plupart des autres textes sur le peintre aujourd’hui, le point d’ancrage n’est plus La Ronde de nuit mais la faillite de l’artiste en 1656. Et si la ruine n’est pas au centre, ce sont les perspectives économiques et les intérêts de Rembrandt à manipuler le marché qui jouent des rôles significatifs dans l’interprétation de ses œuvres. Le Rembrandt’s Enterprise (1988) de Svetlana Alpers n’est que l’exemple le plus explicite de cette récente préoccupation ; Rembrandt’s Bankruptcy, de Paul Crenshaw (2006), est entièrement consacré aux raisons du déclin financier de Rembrandt et à ce qu’il peut nous apprendre sur ses engagements artistiques (ALPERS, 1988 ; CRENSHAW, 2006).

La biographie : Rembrandt selon Rembrandt ou en contexte

57 Aucun des auteurs que je viens d’évoquer ne parlerait de biographies à propos de leurs ouvrages ; je suppose qu’ils les considèrent comme des essais appartenant à l’histoire de l’art et rendant compte de toute la carrière de Rembrandt. Toutefois, lors de la parution du livre de Simon Schama, Rembrandt’s Eyes, en 1999, la biographie générale était redevenue un genre d’analyse acceptable au sein des sciences humaines (SCHAMA, 1999). Ce texte est une véritable biographie, focalisée sur la vie personnelle de Rembrandt et l’impact qu’elle a eu sur son art, à un niveau de détail jamais atteint depuis les vies romancées, de Michel à Van Loon.

58 L’initiative d’un retour à une biographie micro-historique s’est faite jour dans les études historiques et littéraires. Le signal de cette évolution a été donné par le texte de

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Stephen Greenblatt : Renaissance Self-Fashioning from More to Shakespeare ( GREENBLATT, 1980). Greenblatt a montré que les écrivains anglais de la Renaissance utilisaient leur travail pour comprendre ce que signifiait être un individu, pour définir et saisir leur propre identité. Seule une attention scrupuleuse aux situations personnelles de ces écrivains pouvait donner un aperçu de cet aspect structurel de leurs œuvres. Le travail de Chapman sur les autoportraits de Rembrandt s’était inspiré du modèle de Greenblatt. L’efficacité des travaux de ces deux auteurs réside dans l’équilibre qu’ils ont trouvé entre les intérêts des artistes comme individus et les contraintes imposées ou les facilités fournies par les sociétés ou les groupes à l’intérieur desquels ils évoluent.

59 Schama s’intéresse certainement à la structure sociale, mais ce qui le captive en priorité, c’est l’explication du génie de Rembrandt en termes psychologiques, spécifiques et locaux. Long de 750 pages, le livre a la taille des anciennes biographies et son récit enthousiaste se lit comme tel. L’auteur consacre 150 pages complètes à la rivalité présumée du peintre hollandais avec Rubens – et parmi celles-ci de nombreuses pages sont réservées à l’obsession pathologique de Rubens d’effacer la honte de la disgrâce de son père (celui-ci occupait une position officielle mineure à la cour flamande et avait été démis de ses fonctions pour avoir eu une liaison avec une protectrice apparetenant à la noblesse). Par un retour à Plutarque, Schama montre un Rembrandt qui use de tous les moyens pour égaler Rubens, son émule, et qui semble écrire sa propre vie pour être mis en parallèle avec le maître flamand. Cette littérature réussit à captiver, mais ne ressemble guère au genre spécialisé, d’apparence objective, de l’histoire de l’art. C’est une biographie romancée, de premier ordre, avec quelques interprétations surprenantes, analogues à celles avancées par Schwartz, mais aussi quelques fulgurances et quelques descriptions de tableaux passionnées que beaucoup d’historiens d’art chevronnés auraient souhaité avoir écrits.

60 Ma tentative d’exprimer l’intérêt que représente Rembrandt à nos yeux, dans Rembrandt : Art and Ideas, se situe, à maints égards, dans la droite ligne de ces travaux récents qui visent à intégrer dans un récit la vie et l’art d’un artiste (WESTERMANN, 2000). Il m’est apparu, à la lumière de publications fort détaillées sur son travail, tout comme de travaux plus généraux sur l’art hollandais (dont HAAK, 1984 ; SLIVE, 1995 ; WESTERMANN, 1996), que Rembrandt avait perdu en partie sa capacité d’action. S’il ne pouvait agir de la façon autonome qui lui était reconnue au XIXe siècle, il pouvait sûrement prendre des décisions de manière consciente et se comporter en fonction de ses intérêts dans cette ville de la première modernité avec son marché de l’art florissant. J’avais dans l’idée que les doctorants et le public averti – nombreux grâce aux musées et au marché de l’art – se devaient de connaître le peintre sous ses traits spécifiques d’artiste de la modernité urbaine. Faisant suite aux travaux de Dudok van Heel, Schwartz et Alpers, j’ai cherché à le décrire comme un homo economicus, entre autres, mais aussi comme un lettré et un créateur, doté de talents aussi bien manuels qu’intellectuels qui se renforçaient remarquablement. Ma biographie se donne pour but de montrer comment Rembrandt peut être considéré comme un artiste du début de la période moderne, dont le travail reflète ce statut et en même a justement fait de lui ce type d’artiste, un artiste qui a encore un pied dans le système médiéval des guildes (système qui d’ailleurs contribua à définir ses méthodes artisanales et la structure de son atelier), et un autre dans le système artistique propre à l’époque moderne (et qui joua un grand rôle dans ses relations particulières avec ses étudiants et son impressionnante obstination à maintenir une autonomie de son art)5. Dans le système

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moderne, les peintures, les dessins et les estampes elles-mêmes ne font pas que remplir des fonctions au-delà de leur techniques (de portrait, d’illustration ou de décoration pour des lieux particuliers), ils ont aussi pour but, et même principalement, de constituer un support à la méditation, la contemplation et la conversation.

61 Pour mener à bien mon projet, je ne pouvais suivre le schéma traditionnel de la monographie, en séparant la chronique de la vie du peintre, incluant quelques rapides considérations sur ses œuvres majeures, d’un catalogue raisonné. Il existe quantité de catalogues très solides de son œuvre, et si les historiens de l’art ne vont jamais cesser de discuter des marges de la production de l’artiste (et de savoir si telle peinture est autographe), ce qui est certainement de sa main est tout à fait acquis. Ce corpus est gigantesque, à multiples facettes, ambitieux, et bien suffisant pour un travail de recherche qui veut cerner pourquoi cet artiste est si représentatif de son époque et en même temps si hors du commun, pourquoi l’histoire de sa réception est à la fois si controversée et si riche, et pourquoi son art compte encore bien au-delà du contexte hollandais. Mon livre suivit grosso modo un plan chronologique et intégra à travers les événements documentés de la vie de Rembrandt le déroulé de ses œuvres. J’ai voulu aussi, quand cela était possible, suggérer comment l’historiographie des XVIIIe et XIXe siècles, riche et variée, éclaire Rembrandt, l’homme et l’œuvre, plutôt que d’orienter sur de fausses pistes, comme on l’a si souvent fait. À l’inverse de Plutarque, je ne considérais pas Rembrandt comme un modèle à suivre ou au contraire un contre- modèle : il ne constitue en rien un exemple, mais une figure d’intérêt esthétique et historique toujours actuel. Mais j’ai cependant suivi Plutarque en tentant de « sélectionner dans la carrière [de Rembrandt] ce qui est le plus important et ce qui est le plus beau et digne d’être connu », ce que je considère comme le plus pertinent à nos yeux de modernes, me rendant parfaitement compte que mon jugement ne serait pas accepté par tous, ni aujourd’hui ni à l’avenir.

62 En mettant l’accent sur les œuvres les plus belles et les plus importantes, il m’est arrivé de m’éloigner de la démarche chronologique pour mettre en valeur une œuvre, un ensemble d’œuvres ou une pratique artistique particulièrement signifiants. C’est ainsi que la dimension commerciale de l’art de Rembrandt n’est envisagée vraiment que dans la seconde moitié de l’ouvrage, où je la mets en relation avec la question de sa collection et celle de la faillite : je me rends compte aujourd’hui que mon propos met en cause, d’une certaine manière, cet événement (même si je donne à La ronde de nuit la possibilité de jouer le rôle central qu’elle avait eu). En choisissant de focaliser mon étude sur ce qu’il y a de moderne et de novateur chez Rembrandt et sur la façon dont nous pouvons comprendre à quelle source il a puisé dans le bouillonnement de la situation culturelle de l’Amsterdam du XVIIe siècle, j’ai forcément négligé certains aspects plus traditionnels de sa pratique artistique. Dans un compte rendu, on m’a reproché de donner parfois de Rembrandt l’image d’un peintre américain de l’action painting des années 1950 (SCALLEN, 2001). C’est le risque que l’on encourt quand on veut présenter les relations de Rembrandt à la peinture comme modernes. Je persiste à vouloir le concevoir ainsi, non seulement parce que des peintres comme Picasso ou Courbet, ou encore Rauschenberg, furent directement inspirés par les thématiques de Rembrandt et ses choix techniques, mais aussi parce que Rembrandt est l’un des premiers artistes pour qui la peinture a eu une fonction d’auto-identification et de critique – position qu’il est possible de qualifier de « proto-moderne ». Aucun aspect de son travail n’illustre ce rôle de l’art de façon plus évidente que ses autoportraits.

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La première biographie : Rembrandt par lui-même

63 Si ce survol historiographique des biographies de Rembrandt a débuté juste après sa mort, avec les courts textes de Sandrart et Baldinucci et, plus sérieusement, en 1718, avec le livre de Houbraken, j’aurais pu en fait le commencer en 1625, l’année où Rembrandt a inséré son visage dans La lapidation de saint Étienne (Lyon, Musée des beaux-arts). C’est le premier autoportrait de lui qui nous est resté. Le peintre apparaît encore l’année suivante en spectateur dans une peinture d’histoire sur un thème incertain (Leyde, Stedelijk Museum De Lakenhal). Ces visages inauguraient une longue pratique de l’autoportrait qui allait se poursuivre toute sa carrière – la plupart dans une véritable formule de portrait, plutôt qu’en se représentant dans des scènes historiques. Comme Chapman l’a montré, cette préoccupation de Rembrandt correspondait à un modèle typique du XVIIe siècle qui se déployait sur d’autres supports. L’autobiographie était en effet devenue un genre à part entière à la Renaissance, dans les échanges épistolaires, les journaux intimes et les mémoires, ainsi que dans les méditations des protestants et dans les recherches philosophiques. Vers 1630, Constantijn Huygens, l’un des premiers défenseurs et mécènes de Rembrandt, écrivait un long texte de mémoires alors qu’il n’avait qu’une trentaine d’années, tandis que Rembrandt commençait à faire circuler ses petits autoportraits par le biais de ses estampes.

64 La propension de Rembrandt à s’auto-représenter est-elle de sa part une façon de « se peindre lui-même », comme « tous les peintres » ? Il semble que Rembrandt ait pris cette injonction formelle plus littéralement qu’aucun de ses prédécesseurs et de ses pairs. Depuis le tout début de son indépendance artistique, il a réalisé son portrait sous d’innombrables apparences, en utilisant toutes les techniques. En moyenne, il semble en avoir produit au moins deux par an. Avant lui, seuls les autoportraits d’Albrecht Dürer avaient été aussi riches pour ce qui est du contenu biographique et de l’ambition mais, à la différence de Rembrandt, ils n’ont pas jalonné sa vie année après année (KOERNER, 1993). Personne avant Picasso n’a égalé le nombre et la diversité des autoportraits de Rembrandt.

65 Il a coulé beaucoup d’encre pour expliquer cette pratique (DE VRIES, 1989 ; CHAPMAN, 1990 ; MANUTH, 1999 ; VAN DE WETERING, 2006). Est-ce que Rembrandt se servait simplement de sa personne comme d’un modèle immédiatement disponible et peu onéreux, ce qu’il semble avoir fait avec les membres de sa famille ? Voulait-il exploiter son visage et son corps pour sa propre réclame et celle de son art, dans le but de se faire une place dans le marché auprès des collectionneurs hollandais, en associant un visage familier à son style ? Ou bien, est-ce que cette pratique donnait le signal d’une nouvelle évolution de l’histoire de l’identité personnelle et du rôle de l’art par rapport à sa création ? Ses autoportraits sont-ils des moyens propices à la méditation, qui lui offrent une manière de poursuivre ses intérêts artistiques et ses préoccupations personnelles, de la façon matérielle qui lui convient le mieux : en faisant du grand art ?

66 En réponse à l’argument de Chapman sur les multiples emplois des autoportraits pour Rembrandt, quelques autres spécialistes ont essayé de poser comme postulat que les seules motivations vérifiables expliquant cette pratique étaient la fonction de modèle et le profit obtenu sur le marché. En fait, les essais de rationalisation de cette production ne s’excluent pas mutuellement, et les autoportraits ont pu jouer des

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fonctions variées à différents moments de la carrière du peintre. Les petits visages diffusés par les gravures vers 1630 peuvent avoir eu un pouvoir de promotion personnelle plus important que l’élégant Autoportrait en gentilhomme (1640, Londres, National Gallery), qui semble être l’exemple classique de self-fashioning par émulation avec ses prédécesseurs, de Dürer à Titien. Les insertions que Rembrandt fait de sa personne dans ses premières peintures d’histoire ne semblent pas teintées de la même gravité, sur le mode de la confession, que sa présence dans L’érection de la Croix (1632, Munich, Alte Pinakotheque). Et s’il est impossible d’affirmer avec certitude que Rembrandt avait voulu que ses cols militaires et l’abord franc sous lequel il se représente dans les années 1630 inspirent la confiance, ou encore si le visage buriné et les orbites sombres de ses yeux doivent exprimer la sagesse du grand âge, on peut argumenter que la composition de ces œuvres était délibérément conçue pour une telle interprétation de sa personne. Le fait que des portraits peuvent renfermer un contenu que nous appellerions aujourd’hui psychologique est confirmé par de nombreuses preuves, dont le témoignage de Constantijn Huygens sur son portrait exécuté par Jan Lievens. Ce dernier faisait remarquer que l’expression contemplative du visage et du regard du peintre était effectivement liée aux soucis que l’artiste affrontait à l’époque où il a conçu cette œuvre (HUYGENS, 1991, p. 134).

67 L’autoportrait semble occuper une place si centrale dans l’art de Rembrandt, dans sa vocation à dépister la transformation physique, et il est tellement subtil dans l’impression qu’il donne de fournir la clé de son âme, qu’il paraît inconcevable qu’il n’ait eu aucune des fonctions personnelles que ses contemporains recherchaient dans l’écriture (CHAPMAN, 1990). Les sources, les motifs et les circonstances d’un bon nombre de ses autoportraits s’accordent de façon remarquable avec ce que nous connaissons de sa vie. Pour les portraits très expressifs, de facture grossière, des visages effrontés exécutés autour des années 1630, nous avons le commentaire de Huygens, affirmant que « le meunier sans barbe » était outrecuidant dans ses manières et se montrait particulièrement expert dans l’expression des émotions. Peu de temps après son mariage, obligé de subvenir aux besoins de son épouse, Rembrandt se dessine au travail, Saskia à ses côtés. Lorsque la belle-famille raffinée se plaint de ce que le couple vive au-dessus de ses moyens, celui-ci apparaît sous les traits du Fils prodigue et de sa pécheresse. Lorsque Rembrandt fait l’acquisition d’une belle maison et mène la vie d’un gentleman collectionneur, il se déguise pour le rôle dans plusieurs autoportraits. En 1648, alors qu’il est pris par la réalisation de portraits à l’eau-forte pour des experts et des savants, il se représente comme l’un d’entre eux sur une estampe, fixant sa propre image dans un miroir. Enfin, à un moment où ses couches de peinture grumeleuses et son obstination à ne pas embellir la vérité recueillent moins la faveur du public, il se peint à plusieurs reprises devant son chevalet et produit des tableaux de la facture la plus fruste qu’il ait jamais exécutée (Londres, Kenwood House ; Paris, Musée du Louvre ; Cologne, Wallraf-Richartz Museum).

68 Nombreuses sont les œuvres qui, sans être des autoportraits, nous donnent la même impression de ne pas être uniquement motivées par les exigences d’une commande ou par des intérêts artistiques, mais également par une réflexion sur une situation personnelle. Les nombreux dessins de femmes et d’enfants, les eaux-fortes qui ont l’air de feuilles de carnet de croquis remplies de plusieurs motifs sans rapport les uns avec les autres (dont des autoportraits, des mendiants et une femme qui ressemble à Saskia), les peintures de Saskia en Flore (1634, Hermitage, St Pétersbourg ; 1635, Londres

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National, Gallery), Hendrickje en Bethsabée (1654, Paris, Musée du Louvre) et la Femme au bain (1654, Londres National, Gallery), sont des œuvres présentant des idiosyncrasies qui ne peuvent pas être totalement expliquées par un précédent iconographique ou formel, et exigent que soit pris en compte l’enjeu personnel de Rembrandt au moment de leur conception. Sa manière légendaire, si originale, diversifiée et communicative, qui semble vouloir tenter de retracer les mouvements de son stylet, de sa brosse, son bâton de pastel et même son pouce, accroît la sensation extraordinaire que ses œuvres, tout en transcendant son expérience vécue, en sont le témoignage.

69 Plus que peindre soi-même comme chaque peintre le fait, Rembrandt semble clamer que chaque peintre peint sa propre biographie.

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NOTES

1. Les premières publications de ces documents commencent dans les années 1830 ; voir spécialement NIEUWENHUYS, 1834.

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2. Sur l’histoire de Gersaint et autres preuves des interventions de Rembrandt dans le marché de l’art qui ont attiré l’attention des critiques, voir l’effort stimulant d’ALPERS, 1988, et la récente ré- interprétation approfondie de CRENSHAW, 2006, p. 147 et suiv. 3. Pour les textes fondamentaux de l’historiographie rembranesque au XIXe siècle, voir aussi SCHELLER, 1961 (jusqu’à Scheltema) ; BOOMGAARD, SCHELLER, 1991 ; BOOMGAARD, 1995 ; SCALLEN, 2004. 4. Pour un examen détaillé de leurs culture professionnelle, de leurs découvertes, avis et querelles d’experts, voir SCALLEN, 2004. 5. Situer Rembrandt au croisement de ces deux traditions (médiévale et moderne) pour ce qui regarde la pratique artistique et son interprétation était dû, d’un côté au Rembrandt Research Project qui a mis l’accent de manière extraordinaire sur les techniques de peinture et les pratiques d’atelier, et d’un autre à Paul Oskar Kristeller et sa périodisation déterminante du « système moderne des arts », ainsi qu’il l’appelle. Voir Paul Oskar Kristeller, « The Modern System of the Arts : A Study in the History of Aesthetics », dans Journal of the History of Ideas, 12 (1951), p. 496-527, et 13 (1952), p. 17-46. 6. Edme François Gersaint, Catalogue raisonné de toutes les pièces, qui forment l’œuvre de Rembrandt… mis au jour avec les augmentations nécessaires par les sieurs Helle et Glomy, Paris, 1751. La preuve de l’importance des gravures au début de la carrière de Rembrandt est donnée dans le titre : le catalogue dit avoir rassemblé toutes les « pièces » du peintre, alors qu’il s’est limité aux estampes. Le catalogue raisonné a pu devenir un genre au XIXe siècle, en raison des voyages facilités par le chemin de fer, ainsi que par l’arrivée des nouvelles techniques de reproduction, qui permirent aux experts de voir et de comparer les peintures et les dessins des artistes qui avaient été dispersés. 7. Voir par exemple la page de titre du livre de Karel Van Mander, Het schilder-boeck, Haarlem, 1604, qui se présente elle-même « aux peintres, aux amateurs d’art, aux poètes, et à toute autre sorte de gens ». Directement inspiré par Vasari, le Livre de peinture de Van Mander comporte un « Leerdicht » (« poème édifiant ») théorique et technique pour les jeunes artistes, un ensemble complet de biographies d’artistes italiens et de l’Europe du nord, ainsi qu’une traduction commentée des Métamorphoses d’Ovide à l’usage des peintres. 8. La pauvreté des preuves concernant la légende, ainsi que sa source possible dans les aspects contradictoires de la réception du tableau, sont résumées chez WESTERMANN, 2000, p. 161-171. Même si La ronde de nuit ne peut être la seule responsable du tour que prirent les événements, le déclin de Rembrandt, sur tous les plans, semble coïncider avec la première réception du tableau, comme Paul Crenshaw en fait état dans sa recherche approfondie sur les déboires sociaux et financiers du peintre (Crenshaw par ailleurs n’accorde aucun crédit au mythe de La ronde de nuit). 9. Ce propos est inspiré d’une phrase analogue de R. de Piles, Abrégé de la vie des peintres, avec des réflexions sur leurs ouvrages, Paris, 1699 : « Quand je veux délasser mon esprit…ce n’est pas l’honneur que je cherche, c’est la liberté » (p. 423-424, éd. 1715). 10. Un bon exemple de ces sous-genres peut être trouvé dans Josua Bruyn et al., A Corpus of Rembrandt’s Paintings, 4 vol. , La Haye, 1982 ; Christopher White, Rembrandt as an Etcher/A Study of the Etcher at Work, Londres, 1969 ; Rudi Fuchs, Rembrandt en Amsterdam, Rotterdam, 1968 ; Marieke de Winkel, Fashion and Fancy : Dress and Meanings in Rembrandt’s paintings, Amsterdam, 2006.

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INDEX

Mots-clés : biographie, genre, historiographie, roman, anecdote, narration, individu, littérature sur l’art, histoire de l’art hollandais, histoire objective, interprétation, autoportrait Keywords : biography, type, historiography, novel, anecdote, narrative, character, art literature, Dutch art history, objective history, interpretation, selfportrait Index chronologique : 1600, 1700, 1800, 2000

AUTEURS

MARIËT WESTERMANN Directrice de l’Institute of Fine Arts of New York University où elle enseigne également l’histoire de l’art. Spécialiste des Pays-Bas, elle a publié Le Siècle d’or en Hollande, (Londres, 1996 ; Paris, 1996), The Amusements of Jan Steen : Comic Painting in the Seventeenth Century (1997), Rembrandt : Art and Ideas (2000), Art and Home : Dutch Interiors in the Age of Rembrandt (2001), and Johannes Vermeer : The Rijksmuseum Dossier (2003). Ses recherches portent aujourd’hui sur la peinture hollandaise du XVIIe siècle du point de vue de la modernité contemporaine et aussi dans la relation avec l’art ancien. En 2006, elle a mené à bien avec Hilary Ballon une étude complète des publications monographiques en histoire de l’art, publiée en ligne sous le titre History and Its Publications in the Electronic Age par les presses de la Rice University.

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Qu’importe qui conçoit ? Questionnement sur la monographie d’architecte Whose concept is it anyway? Architectural monographs in question.

Pieter Uyttenhove

1 À la fois artiste, technicien, intellectuel, homme d’affaires, manager, acteur social..., l’architecte se laisse-t-il saisir facilement ? Une œuvre d’architecture n’est pas, seulement, une œuvre de l’esprit. Entre l’œuvre d’un littérateur ou d’un philosophe et celle d’un architecte existe une grande différence : cette dernière est aussi une réalisation matérielle et cette contingence est bien plus forte que pour les autres créations des « beaux-arts », même la sculpture. Il est vrai que l’architecte « s’engage selon des modalités singulières qui tiennent à son statut social et à son mode de production d’œuvres dont les signes ne sont réductibles ni à l’écrit ni au message verbalisé » et qu’à son œuvre, souvent, s’applique le statut de « l’œuvre d’art comme objet possible de transformation du monde » (Bertrand Dorléac, 2003).

2 Mais l’architecte est aussi celui qui doit mener les opérations de conception technique et de construction, les contacts avec les entrepreneurs et les artisans, la supervision du chantier, la négociation avec le maître d’ouvrage, le contrôle du budget, les relations avec les administrations, etc. Se laisse-t-il donc saisir par l’historien, le critique, l’observateur ou même l’admirateur ? Peut-on le rendre, le décrire, l’appréhender, l’analyser ? La monographie d’architecte, qui serait le moyen et le lieu indiqué pour mener à bien ce projet de saisie, de rendu, de description, d’analyse, existe-t-elle ? Et de quoi serait-elle faite ? Le tour d’horizon que nous proposons ici porte sur les architectes en France au xxe siècle. Il nous apprend rapidement qu’il n’existe pas quelque chose comme un genre de la monographie d’architecte. Hétéroclite, faite de contenus, de points de vue, de matières et de messages très divers, la monographie d’architecte va de l’« œuvre complète » au catalogue raisonné, d’une critique de projet à la plaquette de présentation, de l’encyclopédie à la biographie. L’œuvre se met presque toujours en avant. Mais où est donc l’architecte ?

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3 On tentera de mener à bien ce tour d’horizon à travers quatre problématiques. D’abord celle de l’« œuvre complète », particularité étonnante, parfois obsessionnelle, de l’architecte. Il y a ensuite le « projet » d’architecte qui nous semble, comme objet et comme défi créatif, au croisement des intérêts du public, de l’architecte, des maîtres d’ouvrage et des milieux de l’industrie du bâtiment. La question consécutive est inévitablement celle de l’histoire et de sa place dans la monographie d’architecte. Pour finir, on abordera ce qui semble bien le plus absent dans cette histoire et dans toute cette problématique monographique, la biographie d’architecte.

L’œuvre complète

Parler sans mot dire

4 Les architectes, demeurant sans doute, avec les philosophes, les historiens et les politiques, parmi les derniers hommes modernes à défendre une vue globale sur la société et à prétendre en posséder des clés d’appréhension générale, sont probablement aussi les moins bavards en paroles mais les plus prolifiques en discours. Cet apparent paradoxe reflète la particularité des architectes non de ne pas s’exprimer, mais de communiquer en priorité par objets interposés. aussi leur production consiste- t-elle d’abord en ce qui est directement posé dans l’espace public et donc ex- posée aux regards des usagers et des passants et à la critique. Cette exhibition publique inévitable- ment explicite accorde à chacune de leurs réalisations le statut d’un exposé. Leurs édifices nous interpellent pour peu qu’on essaie d’y voir ce qui est dit, qu’on écoute ce qui relève de l’architecture comme forme expressive voire symbolique au sens qu’y avait donné Étienne-Louis Boullée dans son Essai sur l’art (Boullée, 1796 [1968]) ou Adolf Loos dans Ins leere gesprochen (« Paroles dans le vide » ; Loos, 1921 [1979]) : le premier introduit au moment de la révolution la notion d’« architecture parlante », le second prône que l’architecture est à même de parler au cœur de l’homme et d’éveiller des émotions justes. C’est ce qui constitue l’identité des architectes : ils parlent à travers leur architecture et sont, parmi ceux tentés par un discours généraliste sur la société, aussi ceux dont la personne a le plus tendance à s’éclipser derrière cette œuvre qui fait figure de discours.

5 Au sein du « Mouvement moderne » tel qu’il est défini par Emil Kaufmann dans son ouvrage théorique De Ledoux à Le Corbusier (Kaufmann, 1933 [2002]), l’œuvre s’autonomise, en tant que discours et en tant qu’objet de création, indépendamment du créateur, mais aussi en tant que système conceptuel se détachant des notions d’ordre et de beau, de la dimension anthropomorphique ou des liens existant entre les parties de l’édifice et des édifices entre eux. Pour Kaufmann, la notion d’« architecture autonome » désigne cette architecture moderne caractérisée depuis ses protagonistes de la fin du xviiie siècle, par la liberté des dispositions intérieures, le recours à la géométrie élémentaire et la logique tectonique.

Entre mythe et consécration professionnelle

6 Rien d’étonnant donc à ce que ce soit justement cette œuvre qui, dès le début du xxe siècle, est mise en avant dans des publications à caractère exhaustif ou sélectif, pourvues ou non de commentaires et notices descriptives, mais toujours abondamment illustrées en esquisses originales, dessins de projet, ou photographies des réalisations.

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Le Berlinois Ernst Wasmuth est en 1911 avec Ausgeführte Bauten und Entwürfe von Frank Lloyd Wright [Projets et réalisations de Frank Lloyd Wright] l’un des premiers à éditer les réalisations et projets d’une des figures parmi les plus mythiques de l’architecture moderne – déjà de son vivant (Wright, ashBee, 1911 [1986]). Dans ces « Wasmuth volumes », l’introduction de Wright confirme la subordination de l’écrit au visuel, le texte s’effaçant devant l’œuvre qui, par définition, parle pour soi. Cet exemple mettra quelque temps à faire des émules en France. Dans le premier quart du xxe siècle, parmi de nombreuses publications monographiques éditées pour faire connaître le travail d’un architecte autant dans le milieu architectural que dans celui des potentiels clients (Boileau), une seule œuvre semble attirer spécialement l’attention monographique des éditeurs, celle des frères auguste et Gustave Perret. Cependant, les ouvrages qui leur sont consacrés, par exemple celui de Paul Jamot publié en 1927, ne dégagent pas le même rayonnement ni n’évoquent la même force créatrice que ce qui émane de l’œuvre autonome de Wright (Jamot, 1927).

7 Il faudra attendre Le Corbusier avec à la fois son in- commensurable conscience de soi et son cercle d’admirateurs inconditionnels, pour voir une œuvre architecturale intégralement inventoriée et publiée de la vie même de l’architecte. Une première tentative entre 1927 et 1937 environ, consiste en la publication de son travail avec Pierre Jeanneret, en sept portfolios (Le Corbusier, 1927-1937. À partir de 1937 (quand il atteint les premiers sommets de sa carrière), l’œuvre d’un architecte moderne est, pour la première fois, publiée dans sa totalité, jusqu’à sa mort. En huit volumes sur une période de près de quarante ans, Willy Boesiger publie les réalisations, projets, esquisses, manifestes, objets de design et textes du maître (Le Corbusier, 1937 [1977]). Réservé principalement aux écrivains et poètes, philosophes, peintres et sculpteurs, le principe de l’« œuvre complète » fait ainsi définitivement son entrée dans le monde de l’architecture moderne et marque le passage du statut de l’architecte-bâtisseur à celui de créateur et d’intellectuel méritant la reconnaissance publique. Historiquement, Le Corbusier marche ainsi dans les pas d’un Claude-Nicolas Ledoux (Ledoux, 1804) ou des architectes écossais Robert et James Adam (1778-1779, 1822) qui, de leur vivant, firent publier des répertoires de leurs créations.

8 Au niveau international, de nombreux architectes de renom ont été séduits par l’idée de suivre l’exemple corbuséen et de publier de leur vivant l’intégralité de leurs projets et réalisations. Le mythe de l’« œuvre complète » publiée lorsque l’architecte est encore présent pour vivre ce mo- ment de suprême dédoublement entre sa personne et les produits de son activité et de sa créativité professionnelle a profondément pénétré le milieu architectural. Mais très peu d’architectes, même pas tous ceux qui jouissent d’une consécration, réussissent ce tour de force. Au niveau mondial figurent avant tout les plus connus comme Aalto, Ando, Branzi, Eisenman, Gehry, Hadid, Herzog & de Meuron, Piano, Rogers ou Siza. D’Aalto à Siza en passant par Piano – dont même l’impressionnante édition en quatre volumes commencée en 1993 (Buchanan, 1993) fait pâle figure aux côtés de la publication d’un format pompeusement disproportionné (80 cm de large par 115 cm de haut !) que vient de lui consacrer l’éditeur allemand Taschen (Piano, Jodido, 2005) –, tous ont en tête deux ambitions : d’abord, montrer la beauté, la productivité, l’originalité, la réussité, la qualité et l’efficacité de leur œuvre, ensuite, et de ce fait, consolider leur place sur la scène architecturale.

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Le catalogue complet : une zone floue entre profession et histoire

9 On ne saurait s’étonner que de telles motivations ne coïncident que peu ou pas avec celles qui incitent les historiens de l’architecture à établir et à publier, post mortem, le catalogue de l’œuvre d’un architecte. On s’en rend compte quand on consulte des ouvrages souvent somptueux et extrêmement soignés sur des architectes modernes comme Barragan, Berlage, Kahn, Mendelsohn, Neutra, Oud, Rietveld, Sant’Elia ou Scarpa. Malgré ces finalités profondément différentes, il n’existe guère de coupure nette entre d’une part l’« œuvre complète » autorisée et publiée par l’architecte entouré la plupart du temps d’un éditeur et d’un ou de plusieurs auteurs et/ou rédacteurs, et d’autre part la publication posthume d’une œuvre historique.

10 La distinction entre ces deux genres d’« œuvre complète » est souvent difficile à faire et la frontière est très floue qui sépare le domaine de la pratique professionnelle de celui de l’historiographie. On est ici en effet confronté à une zone d’ombre où l’histoire ne s’est sou- vent pas encore décidée sur la valeur et l’importance de l’œuvre et à l’intérieur de laquelle la critique architecturale – si elle existe – aurait encore à s’exprimer, tout en cohabitant avec les politiques commerciales des maisons d’éditions architecturales, les lignes éditoriales des revues d’architecture, l’orientation des aides ministérielles à la publication, les programmations architecturales des grands centres d’art et de culture, la gestion patrimoniale des centres d’archives, sans compter les intérêts en jeu des professionnels. Une étude serait à faire sur ce flou afin de voir clair dans les mécanismes par lesquels la conception éditoriale de l’« œuvre complète » influe sur le sort critique et historique d’un architecte. La ligne de partage qui sépare, d’un côté la pratique professionnelle et son attention bien naturelle et fondée pour la conception et le projet, de l’autre la recherche monographique et son insertion dans un champ historique plus large, traverse donc cette zone floue où les « œuvres complètes » (et avec elles le phénomène de la monographie d’architecte dans son ensemble) sont tiraillées de part et d’autre de cette ligne.

11 Un des choix essentiels qui s’impose aux éditeurs et auteurs d’une monographie sur l’« œuvre complète » d’un architecte est celui de s’appuyer ou non sur des documents historiques. Là, par exemple, où l’Œuvre complète de Le Corbusier se fondait sur des plans, dessins et croquis originaux produits en fonction des projets, et faisait ainsi de l’ouvrage une publication historique montrant des documents ultérieurement devenus des archives (fig. 1), beaucoup d’autres n’y attachent que peu d’intérêt. Il n’est pas exceptionnel de voir une « œuvre complète » constituée de dessins et photographies spécialement créés pour l’occasion, surtout pour mettre bien en valeur les réalisations plutôt que pour valoriser leur dimension historique. À côté de ces approches documentaires sinon hybrides, des catalogues descriptifs et exhaustifs établis sur une base scientifique ont également vu le jour, pensons aux éditions de l’« œuvre complète » de Perret, Prouvé, Mallet-Stevens et Laurens (Culot,2000 ; Sulzer,1995 ; Cinqualbre, 2005 ; Lagae, Laurens, 2001).

Lignes éditoriales

12 D’une façon analogue, la collection « Monographie » accompagnant les expositions monographiques organisées par la cellule architecture du Centre de création industrielle (CCI) a consacré, entre 1987 et 1996, des ouvrages à Mies van der Rohe, Ferriss, Aalto, Tony Garnier, Prouvé, Kahn, Chareau, Archigram et Kiesler, entre autres.

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Malheureusement interrompues mais poursuivies en quelque sorte par la collection « Jalons », moins prestigieuse, les monographies traduisaient l’ambition du Centre Pompidou de reconstituer l’œuvre intégrale des concepteurs. Le Centre se faisait un point d’honneur à ne publier que des archives originales, souvent à la suite de recherches documentaires et archivistiques approfondies bien que parfois principalement iconographiques. Du moment qu’il détient des archives d’architectes et qu’il décide de suivre une ligne éditoriale monographique, un centre de conservation peut faire de cette ambition une vraie politique de mise en valeur. Depuis la création de sa collection d’architecture, constituée surtout de projets d’architectes internationaux, le Centre Pompidou est à la recherche d’une politique de valorisation monographique afin de conserver sa position concurrentielle parmi les institutions internationales (Guiheux, 1998 ; Jousset, Moinot, 2001).

13 Le centre d’archives de l’Institut français d’architecture (IFA) a été créé officiellement en 1986 par une convention tripartite entre la direction des archives de France, la direction de l’architecture et de l’urbanisme et l’IFA (actuellement Cité de l’architecture et du patrimoine). Il est devenu depuis le début des années 1980 un lieu d’accueil d’archives d’architectes et d’agences d’architecture du xxe siècle ainsi que du fonds architectural du CNAM et de l’académie d’architecture (Mitrofanoff, Uyttenhove, 1998) et gère ainsi aujourd’hui plus de trois cent cinquante fonds parmi lesquels ceux de Perret, Lurçat, François Le Cœur, Hennebique, Bonnier, Sauvage, Pingusson, Écochard et Laprade (Peyceré, Ragot, 1996). L’IFA, travaillant en réseau avec les centres d’archives régionaux et départementaux, a dès lors publié de nombreuses monographies historiques – la plupart du temps en collaboration avec des maisons d’édition comme les archives d’architecture moderne (AAM), Pierre Mardaga, Picard ou Le Moniteur –, en puisant directement, en particulier jusqu’aux années 1990, dans les fonds d’archives au fur et à mesure de leur arrivée en dépôt. Cependant, dans les milieux de la recherche, cette politique de publication monographique a souvent été critiquée pour son absence d’analyse historique et de recherche approfondie ; on lui reprochait de laisser un sujet de recherche partiellement en friche et d’occuper un espace éditorial sans avoir réalisé un produit entièrement satisfaisant durant une période plus ou moins longue. Paradoxalement donc, ces ouvrages souvent fascinants – car ils s’appuient sur des sources primaires d’une grande qualité, disponibles à portée de main –, faisaient l’objet d’une critique sévère.

14 C’est justement parce qu’ils portaient trop sur une simple inventorisation de l’« œuvre complète », bien entendu illustrée d’une iconographie de premier ordre, qu’ils trahissaient du même coup l’intérêt purement architectural sinon passionnel des auteurs et éditeurs. Ils souffraient d’un manque d’investissement intellectuel dans la contextualisation historique et la documentation archivistique de l’œuvre et de l’architecte.

Promotion monographique et projet d’architecture

Monographie publicitaire et vedettariat médiatique

15 Catégorie particulière de l’œuvre complète, la monographie d’architecte prend aussi racine au XIXe siècle : c’est l’époque où domine encore le régime de l’architecte- entrepreneur antérieur à la création de l’Ordre des architectes et au code déontologique de 1941 qui vise à empêcher les confusions d’intérêts commerciaux et

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professionnels des maîtres d’œuvre. Pendant cette période, projets et réalisations d’architectes font l’objet de multiples publications sans prétention autre que de vendre leurs services en montrant au public et aux possibles maîtres d’ouvrage leurs meilleurs œuvres et réalisations. Des éditeurs locaux, grands et petits, comme les Éditions Vincent Fréal et les Éditions Albert Morancé à Paris, ou encore l’Édition d’architecture, d’industrie & d’économie rurale à Strasbourg, publiaient des plaquettes et albums de projets abondamment illustrés et accompagnés de quelques textes. Des architectes connus et inconnus n’hésitaient pas à porter à la connaissance du public « quelques réalisations », des « travaux d’architecture », des projets comme « un groupe scolaire », « une demeure », « une église », des « maisons de rapport », etc. Une maison d’éditions comme Edari à Strasbourg a édité, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, une collection de projets soigneusement sélectionnés sous le titre d’Architecture contemporaine. La nouvelle bibliothèque d’architecture. Elle publiait aussi de nombreuses monographies sommaires sur des projets élaborés un peu partout en France par une diversité d’architectes plutôt inconnus mais parmi lesquels on trouve aussi Boutterin, Patout, Umbdenstock, François Le Cœur ou les frères Niermans. On reconnaît dans ces éditions éphémères les antécédents de la situation actuelle où l’architecte est assigné au rôle de danseuse d’un spectacle largement imposé par l’industrie du bâtiment et les pouvoirs publics qui assument le rôle de maître d’ouvrage. À la médiatisation grandissante imposée à ces architectes dont le nom à lui seul vaut panneau publicitaire correspond le crépuscule de l’aura des architectes dont l’œuvre désormais ne semble plus exister que par le biais des monographies d’architectes. Si cela explique le grand nombre de monographies de projet dont l’image ne renvoie qu’à la représentativité architecturale, force est aussi de constater que ces publications n’égaleront jamais la qualité des superbes ouvrages sur l’opéra Garnier par exemple, ou la tour Eiffel à la fin du xixe siècle (Garnier, 1878-81 ; Eiffel, 1900).

16 On ne tranchera pas ici sur la question de savoir si l’architecte est manipulé par l’industrie du bâtiment ou pas. Toujours est-il que la monographie semble être un des moyens les plus idéalement adaptés aux exigences de propagande et de séduction imposées par les circonstances. Document témoin, piédestal, souvenir, miroir narcissique qui transforme l’architecture en objet du désir autant qu’en objet-fétiche, trophée, récompense..., est-il surprenant qu’autour de la monographie se soit constituée une machinerie promotionnelle ?

17 Organisme regroupant des missions de recherche, d’archivage et de promotion de l’architecture par le biais d’expositions, l’IFA n’a pas seulement organisé des présentations scénographiques sur des projets d’État comme l’Institut du monde arabe (en 1982), le Parc de la villette (1985) et la Bibliothèque nationale de France (1989) ; il a également présenté des rétrospectives sur des architectes étrangers historiques comme Lubetkin et Loos, contemporains comme Ando, Botta, Foster et Anselmi, et surtout organisé des expositions sur des architectes français, décédés (Expert, Bonnier, Süe et Lurçat) ou encore vivants (Ciriani, Gaudin, Sarfati, Hamoutène, Hauvette, Dubuisson, Friedman et Berger).

18 Le Pavillon de l’arsenal, créé dans les années quatre-vingts par la Mairie de Paris pour accomplir une mission similaire à l’IFA à l’horizon géographique de Paris, a poursuivi une politique très prononcée de promotion monographique des architectes travaillant dans la capitale pour le compte des mairies, des institutions publiques ou mixtes de

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logement et d’aménage- ment, ainsi avec l’exposition Jeunes architectures en 2001 et maintes expositions de concours.

19 Avec la création du PAN (Plan Architecture Nouvelle) et des Cahiers de la jeune architecture au début des années 1970, des concours liés à des réalisations concrètes ont fait émerger une nouvelle génération de jeunes architectes très prometteurs, comme Portzamparc, Nouvel, Castro, Perrault et Gazeau (350 architectes..., 1982 ; Programme..., 1992), dont le travail individuel était aussitôt publié dans un numéro des Cahiers. Le même engouement monographique s’est aussi exprimé à travers des initiatives de publication et d’exposition en 1990-1991 et plusieurs fois répétées et imitées depuis, sous le titre évocateur de « 40 architectes de moins de 40 ans », sélection de jeunes architectes dont les conceptions, projets et réalisations étaient présentés, portrait photographique individuel à l’appui (40 architectes..., 1990 ; Cargill Thompson, 2000). Un certain culte de la personne du jeune architecte a ainsi pu naître, ainsi qu’un système de vedettariat (Jaquand-Goddefroy, 1999). Le moment venu – et sans doute depuis déjà longtemps – le bilan de cette politique devra être dressé. Internationalement, une revue comme El Croquis, éditée à Madrid, qui publie exclusivement des monographies de travaux d’architectes de premier plan dans le monde, met l’accent sur la présentation détaillée de la documentation des projets choisis, en particulier le processus de conception et les détails de la construction. En vingt ans, depuis 1982, année de sa création, la revue ne s’est intéressée qu’à deux fois à des architectes français, Perrault et Nouvel.

Le « je » de l’architecte et héroïsme de l’histoire

20 L’approche monographique au départ de l’œuvre constitue le matériau de base de beau- coup d’ouvrages d’histoire générale de l’architecture. Il en résulte une histoire des formes et des idéologies architecturales, composée d’une compilation de morceaux monographiques et ordonnée au moyen d’une taxinomie d’illusoires « mouvements » historiques ou grilles conceptuelles. Cette histoire conduit à un récit parsemé de noms et de projets. Une variante de cette historiographie, fondée sur les œuvres et les architectes, mène au phénomène des dictionnaires, édités en quantité à partir du xixe siècle (Delaire, 1907 ; Lance, 1872) et renouvelé jusqu’à nos jours (Lampugnani, 1986 ; Midant, 1996 ; Oudin, 1970 ; PlaczeK, 1982 ; Ragon, Choay, 1999). Une des caractéristiques en est que cette historiographie s’écrit à partir des œuvres qui réussissent à s’y insérer en tant qu’objets uniques et identifiables de par leurs qualités intrinsèques. Aussi, certaines architectures – et donc architectes, pensons à de grandes agences comme Arretche, Saubot, Sirvin, etc. – n’y figurent-elles pas, justement à cause de leur statut autre qui répond à des rationalités décisionnelles, conceptuelles et économiques différentes : architecture anonyme (par exemple usines, entrepôts, centres commerciaux, sièges d’entreprises) ou construction de bâtiments collectifs (lotissements, pavillons de banlieue, logement social, immeubles de bureaux). Le phénomène des grands ensembles se situe souvent au croisement de ces deux « histoires » de l’architecture, une ambiguïté dont sont « victimes » des architectes comme Beaudouin, Lods, Bossard, Ginsberg, Honegger et Zehrfuss.

21 L’abondance de cette édition promotionnelle amène à s’interroger sur les risques pour l’historien ou le critique d’être récupéré par le milieu architectural et son univers bien parti- culier. Une difficulté supplémentaire se pose pour l’historien qui interroge des monographies écrites par des architectes mélangeant utopie et catalogue de projets, et

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développant un regard subjectif sur leur œuvre. D’aucuns publient un « livre de bord » comme Piano (Piano, 1997) par exemple, ou un bilan professionnel comme Paul Andreu dans J’ai fait beaucoup d’aérogares (Andreu, 1998). D’autres envisagent une réécriture de leur œuvre comme l’avait fait Claude-Nicolas Ledoux dans L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation (Ledoux, 1804). La pensée monographique comme objet de réflexion historiographique porte en elle, pour l’historien, le défi d’une attitude critique à l’encontre du « je » de l’architecte, du parti pris partisan et du préjugé inconscient qui sont inhérents à ce genre de sources. La monographie est donc formatrice d’une certaine historiographie qu’il ne faut par ailleurs pas confondre avec le travail d’analyse historique qui reconnaît dans l’architecte la cristallisation des lignes de rupture d’une époque ou d’une évolution culturelle. Cette hypothèse se retrouve chez Lewis Mumford, par exemple, dans The brown decades, qui éclaire l’apport de Richardson, Sullivan, root ou Wright à l’éclosion de l’architecture moderne aux États-unis (mumford, 1931), ou chez Emil Kaufmann dans Trois architectes révolutionnaires, faisant la même chose pour Boullée, Ledoux et Lequeu (Kaufmann, 1952 [1978]). Au lieu de jalonner architectes, œuvres et paysage historique de l’architecture, l’historien tente ici d’indiquer les leviers dynamisants de l’histoire que peuvent représenter certains architectes.

22 L’architecte héroïque rayonnant de toute sa « célébrité », son « influence artistique », son « exemple illuminé » ou son « leadership » constitue bien une figure récurrente. Son caractère héroïque se laisse déduire de l’idéologie de nombreuses publications mettant en avant son statut de « protagoniste », « précurseur », « bâtisseur d’avenir », « pionnier », « chef de file », etc. (Collins, 1959 ; Leniaud, 1998 ; Ludi, 2002 ; Pevsner, 1936 ; Ragon, 1971-1978) Devant ces revendications de prêter à l’architecte une dimension d’exception ou de rupture, on est en droit de se poser la question à la fois des origines et des significations de l’aura qu’il semble forcément dégager. Cette idéologie historique que l’on pour- rait retracer depuis l’historiographie des architectes « révolutionnaires » ou depuis Viollet-le-Duc, innovateur de l’architecture « raisonnée », en passant par la fascination d’auguste Perret pour Eupalinos ou l’architecte de Paul Valéry (Perret, 1946), l’autoproclamation de la « révolution architecturale » par Le Corbusier ou la façon dont Sigfried Giedion a tracé le portrait – L’homme et l’œuvre – de Walter Gropius (Giedion, 1954), rencontre aussi l’image de l’architecte toujours en quête de reconnaissance et désireux d’affirmation de soi (Quételart, 1946). Ce désir d’exister en tant que personnage public se situe sans doute aussi dans le fait de s’entourer d’auteurs – collègues architectes, écrivains, philosophes, politiques,... – de renom international avec lesquels l’architecte aime à s’afficher dans ses publications, comme par exemple Xavier Arsène-Henry avec Jacques Chaban- Delmas, Ciriani avec Richard Meier ou Portzamparc avec Philippe Sollers (Arsène- Henry, 1999 ; Ciriani, Chaslin, 1995 ; Portzamparc, 2003).

L’œuvre en marge

23 À côté de l’œuvre dite « professionnelle » existe aussi l’œuvre en marge de la création architecturale. Plusieurs architectes en effet, comme pour compenser le statut insatisfaisant de leur œuvre architecturale, ambiguë ou non suffisamment reconnue d’un point de vue artistique, avancent une autre œuvre, dessinée, écrite ou ornementale, mais de toute façon parallèle à ses projets et réalisations. Dans le passé, un architecte comme Albert Laprade a publié en plusieurs volumes un en- semble de

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croquis d’architecture en traits noirs et blancs, fins et précis (Laprade, 1942-1967). Il les a produits tout au long de sa carrière et de ses voyages, montrant bâtiments, paysages urbains ou détails d’architecture ou de décoration, couvrant la France, l’Italie, la Yougoslavie, la Grèce, la Turquie, le Maghreb, etc., et ces croquis lui ont valu une certaine notoriété, parallèlement à son œuvre architecturale. Dans le même registre, renouant avec la tradition des voyages d’Italie, Jean-Charles Moreux publie son Carnet de voyage (Moreux, 1954). De même, Auguste Perret publie un essai pour éclairer sa conception du métier d’architecte et ses principes artistiques et sociaux. Cet ouvrage, d’un académisme à outrance, est analysé par Karla Britton qui montre comment, de forme et de structure, le texte coïncide avec les principes de l’architecture en béton armé de Perret (Britton, 2001). Les croquis, comme les écrits, considérés plus personnels et plus intimement liés aux moments créatifs, sont de plus en plus choyés par les architectes et montrés au public sous forme d’expositions et de publications. Paul Andreu et Roland Simounet, parmi d’autres, ont ainsi publié leurs carnets en rapport avec leurs projets pour exhiber les traces – pourrait-on dire « intimes » ? – qui témoignent des instants d’exploration et de conception (Blin, 1990 ; Simounet, 2003).

24 Christian de Portzamparc, seul Français à avoir obtenu le très honorable prix Pritzker de l’architecture, se plaît depuis longtemps à exposer – par exemple au Centre Georges- Pompidou en 1996 – non seulement ses croquis mais aussi ses textes, plutôt lyriques. Ils révèlent un aspect inconnu de ses recherches sur la forme et aident à comprendre l’imagination d’un architecte et la manière dont les formes architecturales se créent à partir de l’invention d’images (Portzamparc, 1996a). Dix ans plus tard, dans une sorte de dialogue spirituel avec Philippe Sollers, Portzamparc avance plus loin encore dans l’autonomisation de son autre œuvre, dont les symboles et métaphores révèlent une architecture poétique parallèle (Portzamparc, 2003). Henri Gaudin, tenté également de s’approprier le statut d’artiste indépendamment de son œuvre architecturale, publie ses écrits et croquis et confie une préface à Paul Virilio qui met l’accent sur l’analogie entre écriture et architecture : « Henri Gaudin n’est pas un architecte qui écrit, mais plutôt un écrivain, un homme de lettres qui bâtit avec le béton, la pierre ou les mots. Peu importe finalement le matériau, puisque seul compte pour lui le passage, le transfert d’un récit à un autre récit, d’un lieu à un autre lieu. Comment dès lors s’empêcher de le suivre avec curiosité au travers des méandres d’une pensée qui souvent vous égare pour mieux donner à percevoir le seuil. La ligne de partage des eaux entre le vrai et le faux ? Journal intime tout autant que traité théorique, l’ouvrage d’Henri Gaudin débouche sur l’espérance d’une complexité grandissante qui favoriserait enfin l’ouverture d’esprit, la complicité entre l’architecture et la littérature » (Gaudin, 1992).

25 En revanche, l’anthologie de textes de Paul Chemetov, publiée en 2002, ne représente ni une œuvre parallèle, ni une extension poétique de ses projets, mais un ensemble de points de vue critiques et de commentaires sur la dimension politique et sociale de l’architecture, du logement, du projet urbain et de l’aménagement du territoire et la civilisation en général (Chemetov, 2002). Cette œuvre écrite offre de cette sorte également une réflexion approfondie sur la place de l’architecte dans les affaires du monde. Aussi différent qu’il soit, on ne peut s’empêcher de la rapprocher de la percutante analyse historique par Indra McEwen, des Dix livres d’architecture de l’architecte romain Vitruve, dédiés à l’empereur auguste (McEwen, 2002). À partir de son analyse, on saisit mieux ce qu’est l’architecture, à la fois produit de civilisation,

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symbole de l’ordre qu’elle établit, et véhicule qui impose cet ordre, en répand le pouvoir régulateur et mobilise les ressources hiérarchisantes de la société. En d’autres termes, on y comprend que l’architecture non seulement représente le pouvoir, mais qu’elle en est l’exercice même.

Le Corbusier, phénomène condensateur

26 Si jusqu’ici nous avons à peine mentionné Le Corbusier, c’est que, dans la problématique des monographies d’architecte, le maître d’œuvre d’origine suisse qui avait choisi la France comme pays d’adoption est tout simplement omniprésent. On dira dans une boutade que Le Corbusier, c’est la monographie d’architecte en personne : il en est l’origine et la fin, il en a frayé le chemin avant que tous les chemins ne mènent vers lui. C’est un fait unique dans l’histoire de l’architecture que d’être confronté à un phénomène historique aussi puissant. Le Corbusier a à la fois généré son personnage, le contexte idéologique et la scène médiatique. Dans une perspective moderniste, il a créé le présent architectural où il prend sa place. Il évolue ainsi en maître au sein d’un milieu architectural international dévoué à lui renvoyer l’image qu’il s’est construite lui-même. Son emprise sur l’histoire ne s’arrête par ailleurs pas au moment de sa mort en 1965 mais se prolonge après sa disparition soudaine. Non pas qu’il s’agisse d’une continuité sans rupture, car les attaques et avis négatifs sur son œuvre et son héritage intellectuel ne manquent pas, et ce de plus en plus à partir des années 1950, mais il y va d’une continuité d’aura. Son rayonnement se déplace du débat à la mode dans les années 1930 à l’historiographie et l’analyse architecturale dans les années 1950, où critiques et historiens qui se respectent ou veulent se faire respecter se doivent d’avoir publié sur lui. Aussi n’essaiera-t-on pas, dans le cadre de cet article, de donner un aperçu de ce phénomène, tant la bibliographie des ouvrages et articles écrits sur lui, sur ses œuvres et ses idées, est étendue, tant aussi le personnage historique est sujet à répétition de la part de ses critiques et biographes. Tributaire de ses héritages et projet intellectuels, l’historiographie de l’architecture moderne est au début en partie construite autour de lui.

27 L’hypothèse d’un Le Corbusier à l’origine du culte qui existe autour de sa personne, et aussi, indirectement, de son destin critique, ne serait pas pensable sans un certain effet condensateur. Pendant vingt ou trente ans, Le Corbusier a quasiment monopolisé l’édition architecturale. Dans la célèbre collection monographique internationale de l’éditeur italien Electa par exemple, Le Corbusier figure seul pour le XXe siècle, à côté de Boullée et Ledoux, Labrouste, architectes des XVIIIe et XIXe siècles, si l’on ne considère que la France (Brooks, 1996). D’innombrables publications sur lui ont vu le jour à partir des années trente, mais ce n’est pas là le fait le plus remarquable. C’est surtout la façon dont il apparaît sous de multiples aspects, à la fois au sujet de son œuvre, de sa créativité et de sa personnalité. Très nombreux sont en effet ses écrits, mais très riches aussi est l’ensemble de ses croquis, dessins, peintures, sculptures et tapisseries (Dumont, 2002 ; Jenger, 2002 ; Le Corbusier, écritures..., 1993 ; Von Moos, Ruegg, 2002). Non seulement les carnets de croquis font l’objet d’un fétichisme sans fin, mais toute l’œuvre architecturale, plastique et écrite – entamée, inachevée, finie ou réalisée – et chaque trace laissée est inventoriée, conservée, restaurée, protégée et placée sous le régime des droits d’auteur (Le Corbusier sketchbooks, 1981-1982 ; Matile, 1983 ; Le Corbusier-Savina, 1984 ; Le Corbusier-écritures, 1993). Des expositions de ses œuvres plastiques ont voyagé autour du monde. La diversité des moyens d’expression, des

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techniques et des formes créatifs sous l’angle de laquelle Le Corbusier est montré au public en augmente le mythe et crée l’impression d’un talent tellement exceptionnel et immense qu’il faut perdre tout espoir d’en avoir un jour une vue d’ensemble. Le Corbusier a créé sa légende autour de cette diversité et de cet improbable regard enveloppant sa personne, et a d’emblée rendu aventureux tout travail monographique d’ensemble.

28 La dimension mythique ne représente par ailleurs qu’une façon parmi d’autres d’appréhender le personnage historique de Le Corbusier. D’autres recherches ont tenté de révéler l’« architecte de livre », le « féministe » ou le « bon sauvage », sinon « les thèmes mystiques », « le poétique », « la spiritualité », etc. qui le caractérisent (Coombs, 2000 ; Von Moos, 1971 ; Samuel, 2004 ; Smet, 2005 ; Tzonis, 2002 ; Vogt, 2003). Sa capacité d’invention et de révolutionner l’architecture et son attitude créative en général sont étudiées et mises en avant (Baker, 1996 ; Benton, 2003 ; Jencks, 2000). Si Le Corbusier a été attaqué de front par certains tout comme le « sociologisme décati » des théories analytiques qui entourent le personnage et son œuvre (Perelman, 1986), force est de constater que ni sa personne réelle ni le phénomène qu’il a produit n’ont fait l’objet d’une réflexion cohérente approfondie, hormis quelques ébauches. La reprise par la monographie d’architecte en général du format et de l’esprit du phénomène Le Corbusier serait déjà un sujet de recherche en soi.

Le travail de l’histoire

Où (en) est la recherche monographique en histoire de l’architecture ?

29 À partir de 1950, la perspective a changé de façon radicale, lorsqu’une nouvelle génération d’historiens commençait à considérer les années « héroïques » de l’architecture avec leur saveur particulière de modernité comme une période achevée de l’histoire, comme le rappelle William Curtis, faisant référence à Colin Rowe et Reyner Banham (Curtis, 1996). Pour la France, André Chastel, Pierre Francastel, Michel Ragon, Kenneth Frampton, Bruno Foucart, François Loyer, Hubert Damisch, Gérard Monnier, Jean-Louis Cohen, Jacques Lucan, William Curtis – et j’en oublie –, apportaient leurs analyses critiques, chacun à sa manière et selon ses propres points de vue, tous tentés, en tant qu’historiens, par une réinterprétation de l’histoire de l’architecture moderne du xxe siècle, et tous séduits par l’exercice monographique. Pour les uns, la monographie permettait d’examiner de plus près les filières, les réseaux, des œuvres- clé ou des inventions techniques liés à un personnage historique ; pour les autres elle per- mettait d’avancer des concepts plus théoriques voire des hypothèses nouvelles sur l’histoire de l’architecture et ses liens avec une histoire plus large, qu’elle soit politique, sociale, culturelle ou qu’il s’agisse d’une histoire de l’art et des idées.

30 Dans le sillon de ce renouvellement de l’histoire et de la réflexion théorique sur l’histoire de l’architecture, l’administration française a voulu participer à cet élan en prenant plusieurs initiatives qui ont permis à la recherche architecturale de prendre de l’ampleur. En 1966 est créé un Bureau de la création architecturale au sein de la Direction de l’architecture, suivi, en 1972, de la création de l’important Comité de la recherche et du développement en architecture (CORDA). En 1985 une collaboration avec le CNRS se met en place. À partir de 1974 sont lancés des appels d’offres pour des programmes portant sur la théorie, l’histoire, l’épistémologie, la pédagogie, la conception de l’architecture, mais aussi sur les processus opérationnels, les modes de

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production, l’économie du bâtiment et le cadre de vie. Sur les quelque mille contrats de recherche accordés entre 1973 et 1997, une quarantaine seulement concernait des recherches monographiques, dont une bonne moitié des architectes connus du xxe siècle. Excepté des architectes et théoriciens internationaux comme Kahn, Wright, Mies, Rossi et Alexander, la majorité de ces contrats s’orientaient vers des architectes exerçant en France, avec Le Corbusier largement en tête, suivi de Jean Prouvé et quelques commandes sur, entre autres, Pol Abraham, AUA, Michel Écochard, Jean Ginsberg, Gabriel Guévrékian, André Lurçat, robert Mallet-Steven ainsi que Raoul Dautry, ingénieur et ministre en matière d’urbanisme et de reconstruction.

31 On peut s’étonner du peu d’intérêt réservé à la monographie au sein d’un dispositif de subvention de recherche tout compte fait assez important. En termes de publications qui sont le résultat de cette politique, les monographies font néanmoins bonne figure (Coley, 1993 ; Blin, 1990 ; Dehan, 1987 ; Vitou, Deshoulières, Jeanneau, 1987 ; Baudouï, 1992). Alors que des recherches comme celles de Pascale Blin ou Philippe Dehan ont l’avantage de donner un aperçu complet une œuvre située dans le contexte réalisations de son époque, l’approche d’André Lurçat par Jean-Louis Cohen par exemple, a le mérite de fournir aussi le fond culturel et politique par rapport auquel il faut comprendre historiquement l’œuvre et les prises de position de l’architecte (Cohen, 1995). À cette étude, l’ouvrage de Pierre et Robert Joly sur Lurçat constitue pour sa part un complément approfondissant la dimension conceptuelle et formelle de l’architecture (Joly, 1995).

L’architecte existe aussi sans archives

32 Parmi les monographies fondées sur une recherche historique, le choix entre reconstitution des réalisations et des projets, et éclaircissement du contexte historique – qu’il soit culturel, social ou économique – dépend souvent des conditions matérielles des archives. Par exemple, dans son ouvrage richement documenté sur Georges-Henri Pingusson, pour lequel l’auteur a pu consulter le fonds présent à l’IFA, Simon Texier montre l’œuvre de l’un des maîtres les plus originaux du Mouvement moderne en France dans le contexte du débat sur le modernisme (Texier, 2006). Cependant, la nécessité de reconstituer d’abord l’œuvre avant de pouvoir abor- der son contexte peut être telle qu’elle se réalise parfois aux dépens d’importants investissements dans la quête des archives, comme c’était le cas par exemple pour retrouver ce qui restait des papiers et projets de l’architecte-urbaniste Ernest Hébrard (Yiakoumis, Yerolympos, Pédelahore de Loddis, 2001). La question des archives est cruciale pour l’historien de l’architecture, l’œuvre ne permettant pas d’être réduite exclusivement à un ensemble de documents. Cela est dû au fait même que l’architecture est constituée non pas uniquement de créations individuelles comme c’est généralement le cas en art et en littérature, mais de projets et de réalisations qui sont en grande partie créés en agence et réalisés dans un contexte économique, artisanal et industriel souvent très complexe. Pour l’histoire de l’architecture, l’œuvre est une notion bien plus large sinon même plus abstraite que celle des seules archives et édifices laissés par l’architecte. Aussi la disparition des documents n’empêche-t-elle pas l’œuvre de pouvoir être reconstituée.

33 Prenons le cas de Robert Mallet-Stevens. À l’encontre de Le Corbusier et les frères Perret et d’autres architectes conscients de la valeur iconographique, documentaire, artistique, voire même commerciale de leurs dessins, écrits et papiers, Mallet-Stevens n’a volontairement pas laissé d’archives. Or cela n’a pas empêché le Centre Pompidou

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de monter une exposition et de publier un livre qui, sous la direction d’Olivier Cinqualbre, a reconstitué l’œuvre, sans ambiguïté. D’après le commissaire, « il était de notoriété publique que l’architecte avait décrété la destruction de ses archives à sa disparition, mais nous ne pouvions nous résoudre à une telle fin. Malheureusement, le premier résultat de notre travail d’investigation fut la confirmation par un témoin de ce qui n’était jusque-là qu’un récit familial. Si cette volonté de ne pas laisser de documents par devers lui est ainsi établie, on demeure néanmoins dans l’ignorance de ses raisons : considérait-il que son œuvre bâtie – telle que réalisée – était la seule qui méritât considération ? / À défaut d’un fonds constitué, il fallait trouver d’autres sources, indirectes ou fragmentaires. Croiser les différentes sources, publiques et privées, manuscrits et imprimés, photographies et bâtiments » (Cinqualbre, 2005).

Le portrait déconstruit

34 Il est une chose de comprendre une œuvre ou un projet – aussi exceptionnel soit-il – dans toutes ses attaches et ramifications conceptuelles, citations volontaires et liens inconscients à l’histoire de l’art et à l’évolution de la culture, il en est une autre de faire voir la personne sans se fixer sur l’œuvre. Prenons un exemple : l’excellente étude de Kenneth Frampton de la Maison de verre de Pierre Chareauet sa proposition de comparer cette œuvre « atypique » à une autre œuvre inclassifiable, Le Grand Verre de Marcel Duchamp (Vellay, Frampton, 1984). L’hypothèse vaut d’être émise et de cet intérêt théorique, l’exposé de Frampton fait largement preuve. Cependant, à l’instar de cet exemple, une grande partie de la critique architecturale s’est contenue à une glose des œuvres et de leur signification, tout en abandonnant l’architecte à son propre sort.

35 Quitte même à le représenter sous forme de portrait, l’architecte continue de nous glisser entre les doigts. Le portrait d’architecte n’a-t-il pas tendance à effacer la personne représentée pour ne montrer que son image (Marin, 1981) ? Il donne accès à la représentation du personnage sous une lumière ou selon un point de vue subjectifs, et sous cette condition il subit la déformation voire la déconstruction du portraitiste. La diversité des approches est large et le nombre des points de vue sur un architecte quasi illimité (Schulze, 1989). Dans Onze profils d’architectes, l’académie d’architecture fournit ce qui ressemble à une galerie de portraits de caractère académique et rédigés en guise d’éloge d’un choix d’architectes, allant de Willem Dudok à Pier Luigi Nervi et d’Arne Jacobsen à Joseph Lluis Sert (Onze profils..., 1981). Il en va tout autrement de l’ouvrage de l’architecte Claude Parent. Soucieux de se positionner en fin observateur du milieu architectural tout en réquisitionnant sa paternité conceptuelle d’architectes comme Jean Nouvel et François Seigneur, il offre, en soixante-huit courts portraits et un autoportrait, une espèce « d’instantanéité photographique », hauts en couleurs, de ses confrères (Parent, 2005). Dans le texte, mais aussi dans l’image, le portrait se déguise ici en caricature et en critique, en peinture épique et en miroir. D’une approche toute autre, au point que l’on pourrait parler de portrait en négatif, sont les recherches sur la réception d’un personnage au sein d’un milieu ou d’une culture particulière. On pense ici à l’édifiant exemple donné par Maristella Casciato décrivant le regard des architectes hollandais et l’intérêt pour le phénomène américain que constituait Frank Lloyd Wright (Casciato, 1997).

36 Par sa relation privilégiée avec le maître d’ouvrage qui est souvent la puissance publique, et par la nature de son travail qui est d’anticiper sur son temps, l’architecte soumet les générations suivantes à ses desseins et joue de la sorte un rôle social

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important. C’est à partir de ce constat que Jean-Michel Leniaud a établi des portraits d’architectes sur la base d’une comparaison entre plusieurs architectes des XIXe et XXe siècles – Charles Garnier, Hector Guimard, Tony Garnier, Le Corbusier et d’autres –, par rapport à la commande publique et les glissements d’objectif que celle-ci subit durant cette période (Leniaud, 1998). Le portrait développé sous un angle d’attaque bien choisi rend ainsi service à des hypothèses historiques plus structurelles, menant à des recherches qui fournissent un matériau de travail essentiel. L’architecte en est la figure centrale.

Le personnage historique de l’architecte

37 Ce n’est qu’au XIXe siècle que prend forme l’idée de l’architecte, sa formation, ses diplômes. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la plupart des architectes sont formés « sur le tas » dans des agences. Des ouvrages comme ceux de Jean-Pierre Épron (Epron, 1992-1993), Jean-Pierre Martinon (Martinon, 2003) ou François Barré (Barré, Hacquin, Coutenay, 2000) s’étendent très utilement sur la formation des architectes, leur carrière, le projet, la commande en architecture, etc. À ces études sur le contexte social, politique et culturel s’ajoutent des publications comme celle de Jean-Louis Violeau sur les architectes et mai 1968, une période particulièrement importante pour l’enseignement et la théorisation architecturale et urbaine (Violeau, 2005), ainsi que la contribution d’Anne-Marie Châtelet sur l’architecte dans l’Europe libérale (Châtelet, 1998), dans le passionnant livre de Louis Caillebat sur l’histoire de l’architecte. Ce contexte historique et social de la profession d’architecte devrait s’étendre encore plus sur l’indispensable connaissance de la construction, les corps d’état, les métiers du bâtiment, etc. (Hamon, Hervier, 2001 ; Picon-Lefebvre, 1994). Une histoire de la formation et de la profession d’architecte, une sociologie du métier, une analyse économique des rapports de travail, etc., sont parmi les outils premiers de l’historien. En vue d’attaquer de front une recherche monographique sur le personnage historique de l’architecte, une histoire sociale et sociologique de l’architecte se devrait d’exister.

38 Beaucoup de recherches monographiques sont contraintes d’investir une énorme partie de leur travail à la reconstitution du contexte. Sans doute est-ce une des raisons pour laquelle, dans certains cas précis – Le Corbusier et Perret en l’occurrence – a été choisi de présenter le personnage sous forme d’une encyclopédie. Ultime stratégie de déconstruction, l’encyclopédie a ses avantages et ses inconvénients que Jean-Louis Cohen, dans la préface à l’Encyclopédie Perret, analyse ainsi : « Le potentiel d’une forme éditoriale comme l’encyclopédie n’a d’égal que les contraintes du genre. La juxtaposition alphabétique efface la hiérarchie entre analyses générales ou transversales et articles au cadrage plus serré. Surtout, elle provoque des chocs s’apparentant parfois aux cadavres exquis surréalistes, et tend à une certaine fragmentation de l’interprétation historique. La suppression des passages rhétoriques des textes successifs et parfois monumentaux des catalogues, qui n’échappent que rarement à la consommation d’un grand nombre de pages pour construire le contexte des œuvres, permet en principe d’éviter les répétitions, mais le nombre somme toute limité des édifices des Perret conduit plusieurs auteurs à évoquer un même ensemble de bâtiments, selon des problématiques très différentes cependant » (Cohen, Abram, Lambert, 2002). Jusqu’à un certain point, le « refoulement incompréhensible » dont un personnage comme Auguste Perret, « plus intellectuel qu’on ne l’a longtemps pensé » mais aussi « plus entrepreneur », a été la victime durant des décennies, a pu être réparé

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par la publication de l’Encyclopédie. Celle-ci donne enfin accès au monde international des chercheurs ainsi qu’à un large public, à l’univers perretien, non seulement celui de la technologie du béton armé, de sa théorie et de son vocabulaire architecturaux, mais aussi à celui du rôle institutionnel, de l’enseignement et des conceptions en matière d’urbanisme qu’il a assumés. Complétant de façon particulièrement bien adaptée l’ouvrage publié quelque temps auparavant qui donnait l’inventaire exhaustif de l’immense fonds des frères Perret conservé à l’Institut français d’architecture (Culot, 2000), le chercheur, grâce à l’encyclopédie et à l’inventaire, se trouve en possession de deux outils de référence hors pair.

39 L’Encyclopédie Perret a été précédée d’une bonne dizaine d’années par l’encyclopédie Le Corbusier qui, sous la direction de Jacques Lucan, peut être considérée comme le prototype du genre (Lucan, 1987). Présentant, hormis des index et des bibliographies en annexe, des rubriques documentaires en ordre alphabétique selon un sommaire composé sans subdivisions thématiques, elle est allée encore plus loin dans la décomposition analytique du personnage. Autant dans cet ouvrage la connaissance de l’architecte avait gagné en profondeur quant à son contexte et ses réseaux, autant il avait perdu en présence comme acteur social et personnage historique unique et indivisible.

La biographie inexistante

Mort de l’architecte

40 N’y a-t-il pas eu mise à mort de l’architecte à partir des années soixante-dix ? N’a-t-on pas sacrifié l’architecte au profit de l’œuvre afin de ne pas avoir à en démystifier l’auteur ? L’exemple de Le Corbusier est significatif : que savons-nous de lui qui ne serait pas a priori constitutif de son œuvre ? Dans les années qui suivaient les trente Glorieuses, l’esprit du temps n’était pas à promouvoir la biographie comme forme historique, ni même de continuer de considérer l’architecte en tant qu’auteur ou créateur. Il y avait eu au niveau international des publications très influentes comme celle de Bernard Rudofsky sur l’architecture sans architectes : c’était une ode à l’autoconstruction, à l’architecture vernaculaire et à l’environnement sans hiérarchie ni domination. La tendance était plutôt au « rejet du travail monographique ou biographique » à cause de leur « psychologisme » (Perelman, 1989). Il y avait eu, surtout, deux conférences fondamentales, celle de Roland Barthes en 1968 sur « la mort de l’auteur » (Barthes, 1968) et celle de Michel Foucault en 1969 sur « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (Foucault, 1969), qui avaient annoncé la « mort de l’auteur » ou tout au moins interrogé en profondeur la notion même d’auteur. Pour Roland Barthes en 1968, la littérature ne peut plus être rapportée à un auteur. Elle appartient au langage et l’auteur n’en est donc pas à l’origine, car ce n’est pas lui mais le langage qui parle. Le propre de la modernité est situé dans la condition verbale de la littérature. L’analogie avec l’architecture (et la ville) permettait dans les années 1960 et 1970 d’envisager que le bâtiment et le bâti apparaissent comme un espace neutre. Le projet de l’architecte y perd alors son origine. L’architecture n’apparaît plus comme le produit d’un architecte mais comme un espace producteur. Ce n’est plus l’œuvre architecturale qui imite la vie, mais la vie sociale qui imite (ou reproduit) l’architecture.

41 Foucault pour sa part s’en prend à la notion d’œuvre. Selon lui, « le propre de la critique n’est pas de dégager les rapports de l’œuvre à l’auteur [...] ; elle doit plutôt

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analyser l’œuvre dans sa structure, dans son architecture, dans sa forme intrinsèque et dans le jeu de ses relations internes ». Foucault pose aussi des questions fondamentales par rapport à l’œuvre et en particulier à ses limites : « Est-ce que tout ce qu’il a écrit ou dit, tout ce qu’il a laissé derrière lui fait partie de son œuvre ? » ; « parmi les millions de traces laissées par quelqu’un après sa mort, comment peut-on définir une œuvre ? ». Ces questions nous ramènent au problème de la coïncidence entre auteur et œuvre architecturale. À l’« être de raison » qu’on appelle l’auteur, on a toujours essayé de donner un statut réaliste : « ce serait, dans l’individu, une instance ‘profonde’, un pouvoir ‘créateur’, un ‘projet’. « Dans la critique littéraire, explique Foucault, l’auteur est en général défini comme « un certain niveau constant de valeur », « un certain champ de cohérence conceptuelle ou théorique », « l’auteur comme unité stylistique » ou « moment historique défini ». Il rappelle que l’auteur est « moment historique défini et point de rencontre d’un certain nombre d’événements » et « c’est ce qui permet d’expliquer aussi bien la présence de certains événements dans une œuvre que leurs transformations, leurs déformations, leurs modifications diverses (et cela par la biographie de l’auteur, le repérage de sa perspective individuelle, l’analyse de son appartenance ou de sa position de classe, la mise au jour de son projet fondamental) ». Si l’auteur – ou l’architecte, qui nous intéresse ici – s’efface donc derrière l’œuvre, il ne resterait plus, d’après Foucault, que de poser les bonnes questions : « On n’entendrait plus les questions si longtemps ressassées : ‘Qui a réellement parlé ? Est-ce bien lui et nul autre ? Avec quelle authenticité, ou quelle originalité ? Et qu’a-t-il exprimé du plus profond de lui-même dans son discours ?’ Mais d’autres comme celles-ci : ‘Quels sont les modes d’existence de ce discours ? D’où a-t-il été tenu, comment peut-il circuler, et qui peut se l’approprier ? Quels sont les emplacements qui y sont ménagés pour des sujets possibles ? Qui peut remplir ces diverses fonctions de sujet ? ». Il est vrai qu’aucune recherche en histoire de l’architecture, ou très peu, ne s’est engagée dans ces interrogations.

Action d’homme

42 N’est-ce pas alors ici l’occasion d’introduire la notion d’action comme concept établissant un lien entre l’auteur et son œuvre ? Sans doute pouvons-nous, à l’instar de Paul Ricœur, établir des parallélismes entre texte (et œuvre) et action (Ricœur, 1986). Aristote fait la distinction entre action (praxis) et production (poièsis). Cette dernière, menant au produit fabriqué, est l’œuvre extérieure, détachée de son auteur. L’action, elle, est interne. Aujourd’hui, on peut considérer que l’action constitue le fondement de l’art et qu’elle fait le lien entre la technique et sa pratique. Quelle en est la conséquence pour l’architecture ? L’architecture et le théâtre occidental de ces derniers siècles ont pour point commun de manifester ce qui est réputé secret (les sentiments, les situations, les conflits), tout en cachant l’artifice même de la manifestation (la machinerie, la peinture, le fard, les sources de lumière ; Barthes, 1970). D’un côté, dans la lumière, l’acteur (le geste et la parole) ; de l’autre, dans la nuit, le public (la conscience). On pourrait établir le parallèle avec l’enseignement de l’École des beaux- arts, où l’accent est mis sur le paraître de l’architecture, où l’action de construire est camouflée, et où la représentation du bâtiment/monument pour la contemplation de l’usager font partie d’une méticuleuse mise en espace (Uyttenhove, 1999-2000 ; 2007).

43 Une monographie qui s’approche réellement de l’architecte demanderait donc d’at- teindre la dimension de l’action qui se situe au sein de l’acteur-auteur, du public, de

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l’œuvre, ainsi qu’au sein de la connaissance mise en œuvre par l’architecte. Cette connaissance, selon Paul Ladrière, n’est pas purement instrumentale, elle est dirigée « vers l’action, là où l’homme est, avant tout, non producteur d’objets mais auteur de lui-même, elle est aussi connaissance universelle de la fin vers laquelle tend cette forme de vie particulière qu’est la vie humaine » (Ladrière, 1990). La sagesse pratique offre une ouverture vers une fin, un but. Cette finalité semble inscrite dans la signification même de l’architecture comme résultat final, comme fin d’une fabrication, mais la praxis fait de l’homme aussi l’auteur de lui-même. Ce paradigme de l’action s’illustre parfaitement par la façon dont Paul Chemetov décrit son action d’architecte : « le plaisir collectif de l’atelier, le goût du chantier, du montage des objets ou des situations, le besoin enfin d’être un architecte confronté à la société » (Chemetov, 2002).

44 L’action, c’est aussi cet espace-temps d’investissement et de négociation, au sens le plus large possible, où l’architecte produit le rapprochement entre les moyens et les fins. On peut y reconnaître l’atelier, ou l’agence en général, là où l’architecte négocie, conceptuellement, financièrement, techniquement, humainement, socialement, entre l’imaginaire, le souhaitable et le possible. Aussi nombreux que soient les ouvrages qui confirment l’existence de cet espace mythique que représente l’atelier – et celui de l’architecte est tout aussi mythique que celui du peintre, peu nombreux sont ceux qui explorent sa dimension d’espace-temps social de l’action (Portzamparc, 1996b ; Baudouï, Potié, 2003), sauf peut-être cette exception que représente Jean Prouvé, et qui confirme la règle par la nature même de son travail et de son approche, car toute son action s’est déroulée dans et à partir de l’atelier, du détail comme point de départ de sa conception et de l’objet en grand nombre comme instrument d’agir dans la société moderne (Coley, 1991 ; Damisch, 1990a ; Damisch, 1990b ; Moulin, 2001 ; Jean Prouvé..., 2001).

Un retour à la vie ?

45 Depuis la fin des années 1980, la biographie comme genre historique a connu un regain d’attention de la part des historiens. Elle jette « un pont entre initiatives individuelles et comportements collectifs » et établit le « rapport de l’individu à la structure » (Piketty,1999). Elle permet à l’historiographe de « restituer un être humain dans sa complexité et dans sa singularité » tout en étant conscient du « danger de succomber à une sorte d’effet de mode idéologique, de ne considérer que l’acteur et ses représentations, en un mot de succomber à ‘l’illusion biographique’ dénoncée par Pierre Bourdieu ». En effet, le sociologue doutait de l’efficacité du genre car « les événements biographiques se définissent comme autant de placements et de dé- placements dans l’espace social, c’est-à-dire, plus précisément, dans les différents états successifs de la structure de la distribution des différentes espèces de capital qui sont en jeu dans le champ considéré » (Bourdieu, 1986). À l’exemple du travail de Jacques Le Goff avec son Saint Louis, la biographie marque le retour du sujet. Bien que d’innombrables variantes existent dans le genre biographique, les normes énonciatives et narratives en sont communes dans tous les cas. Com- me énoncé, la biographie a la forme d’un récit à la troisième personne de la vie d’un tiers, l’architecte en occurrence. La narration en est linéaire et bornée par la naissance et la mort du sujet.

46 À l’éclipse de sa personne derrière l’œuvre architecturale et à sa « mort » pendant une certaine période de l’historiographie de l’architecture s’ajoute la difficulté éprouvée

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par l’architecte d’exister en tant que personnage historique. Francastel avait fait remarquer que, « s’il est assez aisé de définir, à l’échelle universelle, l’architecture, c’est l’architecte dont l’existence ne se laisse pas aisément caractériser » (Francastel, 1959). D’autant plus que cette architecture « a été dominée par des actions collectives autant qu’individuelles ». Si l’on souhaite saisir le personnage historique de l’architecte, la difficulté sera donc de taille à cause d’un double effacement : d’abord, parce que dans la plupart des cas, son œuvre se substitue à lui en ce que l’architecture se présente comme faisant à elle toute seule le travail de l’histoire ; ensuite, parce que cette œuvre ne lui appartient pas car elle n’est pas une création purement individuelle mais le produit d’un groupe, d’une collectivité ou d’un ensemble d’acteurs. C’est pourquoi l’histoire de l’architecture est rarement arrivée à expliquer ou à faire comprendre l’architecture, par rapport à l’art ou la littérature, par le parcours personnel du créateur. Francastel affirme néanmoins que dans tous les cas l’architecte est là en tant que personnalité : « On pourrait dire, en un certain sens, que l’architecte, plus que tout autre artiste, transfère sa personnalité dans son œuvre au point de s’incarner dans des pierres vivantes. On ne saurait prétendre que toute architecture soit œuvre d’art. Mais il a paru juste de considérer que toute création du type architectural impliquait, en revanche, la présence d’une personnalité » (Francastel, 1959). Aussi un architecte peut-il avoir plusieurs « vies » ou « carrières », car « il n’existe pas de limite absolue entre l’architecte et le bâtisseur, entre l’artiste et le bâtisseur, entre le technicien et le dessinateur ». Cette « pluralité d’ego » de l’auteur dont parle Foucault rend l’architecte d’autant plus complexe et intéressant (Foucault, 1969). Et cet intérêt présenté par la vie de l’architecte signe aussi le retour de sa biographie.

La biographie, une question de discipline ?

47 Déjà Vasari et Bellori voyaient au XVIe et XVIIe siècles, en tant que biographes des peintres italiens, un lien entre la personnalité des artistes et leur œuvre. Cette connexion interprétative entre la vie d’artiste et son œuvre est largement acceptée, même si l’on ne saurait lire l’œuvre d’artiste comme une autobiographie ou comme l’effet direct des événements et expériences de la vie. En architecture, l’approche biographique est beaucoup moins répandue. Il y a deux siècles et demi, les éléments de la vie et de l’œuvre de Sir Christopher Wren étaient, probablement pour la première fois, compilés par son fils et publiés dans les Parentalia (Filler, 1999). Or il est vrai que, devenue de plus en plus non représentative, sans ornement ni figuration, l’architecture de la modernité se prête encore moins au lien biographique avec l’architecte qui l’a créée. À cela s’ajoute, d’après Francastel, que les architectes apparaissent, encore beaucoup plus que les artistes, à travers leur œuvre, mais que « pour être souvent anonyme, leur personnalité n’en est pas moins saisissable ». Aussi est-on en droit de se demander si, bel et bien, le lien existe, car « il est très rare, au surplus, que les œuvres architectoniques soient directement influencées par les circonstances sentimentales d’une vie d’homme privé. L’architecte est, davantage que les autres artistes, un homme d’action engagé dans la pratique des métiers » et il « est autant le coordinateur que l’inventeur d’une œuvre isolée » (Francastel, 1959).

48 Vu la quasi-inexistence de la biographie en architecture à cause de la complexité même de l’architecte comme personnage historique, est-il alors surprenant que le genre soit peu développé en histoire de l’architecture ? S’il y a eu un certain nombre d’expositions

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rétrospectives et de manifestations sur des figures majeures de l’architecture moderne comme Le Corbusier, Wright, Kahn, Mies van der Rohe (Curtis, 1996), apportant souvent des masses de faits nouveaux, détails et informations, il est vrai aussi que ce cordon d’architectes privilégiés au cœur de l’historiographie de l’architecture n’a pas tendance à s’étendre vraiment. Et encore, parmi les architectes les plus célèbres, très peu nombreux sont ceux qui ont été honorés par une biographie en règle. Un des mieux lotis est peut-être alvar Aalto dont la biographie en trois volumes, hormis le catalogue exhaustif des œuvres, par son ami et client Göran Schildt, a fait date à cause de sa qualité spécifiquement biographique (Schildt, 1984-1991). Même Le Corbusier n’a pas, jusqu’à présent, sa biographie bien que les ouvrages de H. Allen Brooks sur ses années de jeunesse à La Chaux-de-Fonds lorsqu’il se faisait encore appeler par son vrai nom, Charles Édouard Jeanneret, ou d’autres ouvrages, plus sommaires, sur sa vie et son œuvre, comme ceux de Stanislaus von Moos ou de William Curtis apportent déjà énormément d’éléments biographiques (BrooKs, 1997 ; Curtis, 1986 ; Von Moos, 1971).

49 Selon l’historien de l’architecture William Curtis, trop nombreux sont les biographes d’architectes qui n’ont pas de formation en histoire de l’architecture et prennent de ce fait beaucoup moins en compte la construction que la psychologie (Curtis, 1996). Si cet a priori s’avère en partie vrai, l’expérience montre cependant que ce « manque » ne saurait vraiment nuire à la qualité des travaux biographiques des historiens. Un autre argument, symétrique, ne devrait pas non plus être avancé : celui qui ne donne qu’aux architectes le droit de se consacrer au travail monographique sous prétexte qu’ils connaissent parfaitement la construction. Sans doute existe-t-il plusieurs « histoires de l’architecture » suivant les points de vue et les degrés d’initiation en la matière. Mais aucune discipline – ou aucun point de vue, serait-il plus exact de dire – n’a le monopole de l’histoire biographique de l’architecture. Dans ces conditions, une histoire monographique de l’architecte, pluridisciplinaire et critique serait-elle envisageable ? La question reste ouverte.

Œuvre de biographe

50 Dans son merveilleux ouvrage biographique sur Fernand Pouillon, architecte majeur du xxe siècle, inclassable, passionné, aventureux, Danièle Voldman brosse le tableau d’une personnalité hors du commun, explicite l’évolution de sa démarche biographique dans son introduction : « Dans la lignée des ouvrages sur des théoriciens – Le Corbusier, andré Lurçat –, des chefs de file tel auguste Perret, des ingénieurs constructeurs inventifs (Jean Prouvé, Jean Dubuisson) ou plus simplement sur des praticiens ayant beaucoup construit comme Édouard et Jean Niermans, je voulais expliquer la démarche de Fernand Pouillon et sa contribution à l’architecture de son temps, à travers l’exposé de ses modes d’action, l’histoire de ses agences, ainsi que l’inventaire et le commentaire de ses œuvres. C’est dire qu’au début des recherches, les éléments individuels proprement biographiques étaient loin d’occuper le premier plan de mes préoccupations. Pour reprendre les classifications des historiens du genre biographique, il s’agissait avant tout de saisir la représentativité d’un personnage par rapport à un contexte particulier. Or, au fur et à mesure de l’avancement de l’investigation, certains aspects de la personnalité de Fernand Pouillon – sa boulimie de construction, son intransigeance, sa solitude, son opportunisme, ce que l’on percevait d’un mal être – apparurent de plus en plus singuliers, justifiant à eux seuls l’entreprise biographique » (Voldman, 2006).

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51 À ce recentrage se sont ajoutées trois raisons. La première provient de la volonté de l’historienne d’expliquer l’origine de l’admiration comme de la haine qui continuent d’entourer le nom de Fernand Pouillon. La deuxième se rapporte à la structuration de l’histoire de l’architecture. À l’encontre de l’école « internaliste » qui étudie les œuvres en elle-même, D. Voldman se met du côté de l’école « externaliste » pour laquelle l’analyse du contexte est fondamentale, mais elle constate néanmoins que peu d’auteurs prêtent une attention soutenue aux conditions de production des œuvres et des formes : « Ils ont tendance à laisser aux historiens de l’économie ou du culturel le soin d’étudier ce que l’on continue d’appeler par commodité le contexte, et aux biographes celui d’éclairer les raisons familiales ou psychologiques du génie et des choix artistiques ». La troisième raison est liée à l’existence même des Mémoires d’un architecte de Pouillon. N’a-t-il pas déjà tout dit ? Cette interrogation devient ici plus généralement une question de fond et de méthode pour l’historien. D. Voldman a choisi : « La démarche ne consiste pas à traquer les masques et les faux-semblants, les reconstructions a posteriori et les justifications subjectives, les omissions et les demi- vérités, mais d’aller au-delà des mots, justement, de suivre jusqu’au bout les pistes que Fernand Pouillon a lui-même tracées et dans le même temps brouillées, d’avancer tout au fond des impasses qu’il incite à emprunter, d’enjamber les barrières qu’il a dressées sur le parcours de sa vie. Remplir des blancs en quelque sorte, avec les outils des historiens, et donc proposer des hypothèses quand les documents et les sources font défaut » (Voldman, 2006).

52 Entre le biographe et son sujet, un lien finit par s’établir. De quelque nature qu’il soit, il ne simplifie pas le défi du jugement critique de l’œuvre, ni celui de l’écriture objective et historique sur sa vie. En tant que biographe, on prétend souvent écrire objectivement, sans se rendre compte qu’on regarde par le prisme de ses propres ambiguïtés, comme à travers un objectif psychologique dans un miroir convexe (Rubin, 1998). C’est peut-être cet obstacle qu’a voulu éviter Yves Bonnefoy dans sa monumentale Biographie d’une œuvre au sujet d’Alberto Giacometti (Bonnefoy, 1991). En composant la biographie d’une œuvre, en renversant donc la perspective biographique traditionnelle, Bonnefoy propose de se concentrer sur les objets durables, et montrer comment l’œuvre permet à la vie de s’accomplir.

53 Au lieu de se retrouver devant une relation duale, le biographe est pris dans une situation triangulaire où il est obligé de se penser lui-même par rapport à l’œuvre et à l’architecte- auteur. C’est là où l’autobiographie d’architecte se présente comme une source d’un intérêt particulier. Certains architectes se sont en effet donnés à l’exercice de produire une réflexion sur leur œuvre et leur vie. On a déjà mentionné Claude- Nicolas Ledoux (Ledoux, 1804) au début du xixe siècle. Un siècle plus tard, Louis Sullivan et Frank Lloyd Wright, géants de l’architecture américaine, écrivent chacun leur autobiographie (Sullivan, 1924 ; Wright, 1932). D’autres suivent, comme Aldo Rossi qui rédige son remarquable autobiographie scientifique (Rossi, 1981). Emmanuel Pontremoli, ancien directeur de l’École des beaux-arts, rédige ses émouvants Propos d’un solitaire (Pontremoli, 1956). Depuis sa cellule, Fernand Pouillon jette un regard sur une partie de sa vie passée dans l’architecture (Pouillon, 1968). Pierre Vago, Xavier Arsène-Henry et Jean Prouvé ont aussi été tentés d’interpréter leur propre cursus (Vago, 2000 ; Arsène-Henry, 1999). Pour le chercheur en histoire de l’architecture et biographe d’architecte, l’effacement de l’architecte devant son œuvre, se répare dans l’autobiographie. Il n’est cependant pas sûr que ce soit au profit d’un rétablissement de

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l’architecte dans son rôle historique, tant il leur est arrivé d’être pénétrés de leur propre effacement. La connaissance que l’historien peut en tirer devrait l’éclairer sur la relation qu’il entretient non seulement avec son sujet, mais aussi avec la biographie qu’il espère produire et qui elle-même à son tour devrait être, ne l’oublions pas, une œuvre.

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RÉSUMÉS

À la fois artiste, technicien, intellectuel, homme d’affaires, manager, acteur social..., l’architecte se laisse-t-il saisir facilement par l’historien, le critique, l’observateur ou même l’admirateur ? La monographie d’architecte, qui serait le moyen et le lieu indiqué pour mener à bien ce projet de saisie, de rendu, de description, d’analyse, existe-t-elle ? Le tour d’horizon que nous proposons ici porte sur les architectes en France au xx e siècle. Il nous apprend rapidement qu’il n’existe pas quelque chose comme un genre de la monographie d’architecte. On traitera de plusieurs problématiques. Il y a d’abord celle de « l’œuvre complète », particularité étonnante, parfois obsessionnelle, de l’architecte. Il y a ensuite la promotion monographique du projet d’architecte qui nous semble, comme objet et comme défi créatif, au croisement des intérêts du public, de l’architecte, des maîtres d’ouvrages et des milieux de l’industrie du bâtiment. La question consécutive est inévitablement celle de l’histoire et de sa place dans la monographie d’architecte. Et finalement, on abordera ce qui est le plus absent dans cette histoire et dans toute cette problématique monographique, la biographie d’architecte.

The architect is an artist, technician, intellectual, business person, manager, social engineer... How straight forward is it, then, for the historian, critic or art-lover to assess and appreciate the architect’s work? And does the architectural monograph – theoretically the tool best suited to apprehend, present, describe and analyze that work – really exist? The present article proposes an overview of 20thcenturyFrench architects. As such, it quickly reveals the non-existence of the architectural monograph as a genre in its own right. The article sets out to explore a number of specific, problematic monographic types. First and foremost, the ‘complete works’ – a particular, surprising, sometimes obsessive concern of many architects. Next, promotional monographs related to a particular architectural project – a peculiar artefact, and a singular creative challenge, situated at the crossroads of a range of interests: those of the individual architect, site managers and civil engineers, and the building industry. Thirdly, there is the question of history and its place in architectural monographs. Finally, and inevitably, we explore the one element most often overlooked (not to say ignored) by this problematic monographic genre: the biography of architect.

INDEX

Keywords : architect, biography, architect monograph, project, practice, historiography, exhibition, social history, production Mots-clés : architecte, biographie, monographie d’architecte, projet, pratique, historiographie, exposition, histoire sociale, production Index chronologique : 1900

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AUTEUR

PIETER UYTTENHOVE Pieter Uyttenhove est professeur d’histoire et de théorie de l’urbanisme à l’université de Gand et également l’un des enseignants du New York Paris Program de Columbia University à Paris. Docteur en histoire de l’art à l’EHESS en 1999, il a été chargé de mission puis responsable des collections de l’Académie d’architecture (Paris) de 1986 à 1999. Commissaire de plusieurs expositions d’architecture à Paris et en Belgique, directeur scientifique d’ouvrages et auteur de nombreux articles sur l’histoire et l’actualité de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage dans des revues internationales, il a été en 2000 chercheur invité au Centre canadien d’architecture à Montréal.

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Actualité

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Gentile da Fabriano. Espaces ouverts à l’interprétation

Mauro Minardi

1 Une monographie classique sur Gentile da Fabriano c’est-à-dire fondée sur un excursus de l’activité du peintre, un catalogue raisonné de ses œuvres et une documentation annexe « ne serait pas nécessaire aujourd’hui »1. C’est ainsi que débute le dernier ouvrage monographique important écrit sur le maître en 1992 et cette même affirmation pourrait à nouveau être prononcée aujourd’hui et s’étendre à d’autres personnalités de l’art italien du Quattrocento. Non parce que les monographies existantes ont fourni des réponses définitives aux nombreuses questions encore ouvertes que posent l’activité et la portée de l’œuvre de Gentile da Fabriano, mais parce que les aspects de la recherche les plus stimulants concernant ce maître sont à l’évidence les analyses ponctuelles sur des œuvres et des contextes singuliers ou des approches méthodologiques spécifiques.

2 En mettant en jeu différentes expériences et postures scientifiques qui vont du connoisseurship aux études sur le collectionnisme jusqu’aux importantes recherches techniques et archivistiques, les volumes édités en 2005-2006 à l’occasion de la première exposition consacrée à l’artiste des Marches et aux restaurations récentes des chefs-d’œuvre florentins ont réuni matériels et problématiques qu’un seul chercheur ayant l’intention d’écrire un livre sur l’œuvre complète de Gentile da Fabriano aurait rassemblés avec beaucoup de difficulté. Mais si pour le moment une nouvelle monographie sur ce peintre ne s’impose pas, c’est aussi parce que parmi celles que nous connaissons, certaines sont le fruit de recherches rigoureusement menées.

3 Mais à quel moment de l’historiographie des XIXe et XXe siècles peut-on véritablement parler d’une monographie sur le maître de Fabriano ? Selon les paramètres que l’on donne aujourd’hui à ce genre, sûrement à partir du brillant texte de Luigi Grassi datant de 19532. À l’aide de précisions stylistiques d’une grande finesse, le choix original des cadrages photographiques pour les planches en noir et blanc, la sélection rigoureuse du catalogue éliminant de mauvaises attributions, cette monographie miniature constitue l’important avant-propos des publications successives de Keith Christiansen (1982) et Andrea De Marchi (1992) qui, dans l’optique d’une telle approche, demeurent les

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références majeures auxquelles se reportent les chercheurs aujourd’hui encore3. En partant de méthodes déterminées, il est possible d’établir un rapport dialectique avec les études ponctuelles de façon à sonder les éléments originaux ayant émergé au cours des dernières décennies et en particulier le catalogue de l’exposition de Fabriano consacrée au peintre en 2006.

Biographie et sources documentaires

4 Concernant la biographie du maître et donc les sources documentaires à partir desquelles s’est construit son itinéraire artistique, ni les monographies du XXe siècle ni les recherches conduites en vue de la préparation de l’exposition n’ont apporté de nouveautés importantes. Pour cette raison, nous devons essentiellement nous reporter aux dépouillements d’archives réalisés au cours du XIXe siècle, brillamment recueillis et mis à jour en 1896 par Adolfo Venturi dans un commentaire exemplaire du bref texte rédigé par Vasari dans les Vite sur ce peintre dont les éléments biographiques croisent ceux de son élève Pisanello4. Ce livre proposait un appareil documentaire précis et rigoureux pour l’époque, auquel s’ajoutait un catalogue des œuvres autographes et de celles faussement attribuées et perdues, dans lequel l’expérience du connaisseur avait partie prenante. À cet aperçu furent ensuite intégrées différentes sources documentaires5 jusqu’à l’importante découverte relative au cycle de Foligno dont nous parlerons plus loin. Malgré cela, nous sommes encore, pour certains aspects, redevables des informations fournies au milieu du XVe siècle par Bartolomeo Facio et un siècle plus tard par Vasari. Le premier, qui avait connu Pisanello, élève de Gentile à Venise, à la cour napolitaine d’Alphonse d’Aragon, est le seul à mentionner le sujet de la peinture murale réalisée à Sienne en 1425, une Madone à l’enfant entourée par quatre saints, ainsi qu’à identifier d’autres thèmes dans des fresques vénitiennes aujourd’hui perdues, certains épisodes du conflit opposant Frédéric Barberousse et le pape Alexandre III au Palais ducal et un tourbillon de vent dévastateur (« turbinem ») ailleurs dans cette même ville6. Facio mentionne également l’existence d’un portrait disparu du pape Martin V et de dix cardinaux (pour peu qu’il s’agisse vraiment d’une œuvre de Gentile). Ce qui compte dans cette biographie presque contemporaine du peintre est l’emphase de l’incipit lorsqu’il est question de l’activité de fresquiste du maître, réduite aujourd’hui à quelques exemples ayant survécu aux destructions. L’humaniste exaltait ces entreprises décoratives en les présentant presque comme le pivot du parcours de Gentile, notamment les travaux réalisés à Venise et ceux de la basilique de Saint-Jean- de-Latran à Rome. Lorsque, au milieu du XVIe siècle, Vasari rédige le portrait du peintre, il part précisément de cette expérience romaine pour construire son éloge auquel il ajoute la mention d’une fresque, inconnue aujourd’hui, réalisée par Gentile au-dessus de la sépulture du cardinal Alamanno Adimari à Sainte-Marie-Nouvelle à Rome, dont il précise le thème et rappelle l’admiration qu’elle suscita chez Michel-Ange7.

Documents et lecture stylistique

5 Devant les découvertes documentaires récentes concernant la peinture des Marches du début de la Renaissance (qui ont en partie renversé les identités biographiques réputées immuables), le caractère laconique des rares trouvailles relatives à Gentile surprend. Nous savons certes désormais que ses parents se sont mariés vers 1375 ou

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peu de temps avant, mais cette donnée ne nous permet cependant pas d’avancer de certitudes quant à la date de naissance exacte du maître8. De même que cette nouveauté naît des recherches menées à Fabriano, une autre révélation, plus importante cette fois, a surgi d’enquêtes conduites à Foligno concernant des paiements reçus par Gentile et quelques-uns de ses collaborateurs, provenant de différentes régions, entre 1411 et 1412, pour des fresques exécutées dans la demeure des Trinci9. Il s’agit d’un cas exemplaire où les apports du chercheur d’archive et l’analyse de l’historien de l’art s’opposent puisque ce cycle, attribué à Gentile en vertu de certaines sources documentaires, ne peut, pour des raisons stylistiques et qualitatives, avoir été réalisé par la main du maître mais plutôt par l’un de ses collaborateurs ou disciples. Le débat entre les partisans de cette paternité et leurs opposants est toujours ouvert et montre comment la méthode d’attribution et donc la lecture stylistique sur laquelle se fonde la philologie historico-artistique est désormais pratiquée avec beaucoup de légèreté, dans la mesure où les fresques de Foligno sont jugées par certains comme pouvant être rapprochées de façon cohérente des peintures données à l’artiste avec certitude.

6 La lecture stylistique a eu un rôle important dans l’approche de Gentile, non seulement pour la répartition des œuvres connues, mais surtout pour la reconnaissance du contexte de formation. C’est dans ce domaine que les monographies ont produit un apport significatif et diversifié : de l’idée première, la plus évidente et motivée par l’esprit de clocher, d’un enracinement dans la terre natale à l’ombre d’Allegretto Nuzi et Francescuccio Ghissi, idée héritée des légères monographies d’Arduino Colasanti (1909) et Bruno Molajoli (1927)10, à la thèse radicale de Luigi Grassi (à partir de l’examen du retable de Berlin) d’un lien de Gentile avec le milieu de l’enluminure lombarde de la fin du Trecento et en particulier avec les enlumineurs des tacuina sanitatis, Michelino da Besozzo et le « pointillisme » de Giovannino de Grassi11. Cette thèse a été ensuite soutenue par Bellosi12 puis De Marchi qui en développe la démonstration 13, pendant qu’un avis différent privilégiant l’idée d’une formation vénitienne au début du Quattrocento au contact de Zanino di Pietro a été mise en avant par Christiansen : ce dernier s’est cependant montré favorable à cette piste de l’expérience lombarde dans la récente exposition de Fabriano14. Pour justifier historiquement de tels échanges, De Marchi s’appuie sur plusieurs éléments permettant de supposer un voyage précoce de l’artiste à Pavie, notamment les contacts entre les Chiavelli, seigneurs de Fabriano, Antonio da Montefeltro et Gian Galeazzo Visconti ; de même les déplacements successifs de l’artiste sont mis en relation avec la disparition inattendue du duc de Milan en 1402, ou encore avec le trajet parcouru par Matin V à l’occasion de son lent rapprochement vers Rome dans le but de reconquérir le trône pontifical.

Commandes et iconographie

7 Les problèmes inhérents à la commande ont également été pris en compte dans le récent débat sur Gentile étranger à la question de la monographie. Il est désormais certain que le Polyptyque de l’Intercession de l’église San Nicolò Oltrarno à Florence ne fut pas financé par la famille Quaratesi qui voulut en revanche le polyptique plus célèbre dispersé aujourd’hui entre différents musées. On le suppose originairement destiné à l’église de San Salvatore in Monte15, mais aussi, avec une argumentation fascinante, une commande de la part des Banchi, liés aux Strozzi et aux Quaratesi, et qui possédaient une chapelle à San Nicolò16. Dans le retable de Berlin, on a pensé, à partir de la marque

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placée à côté du dévot agenouillé, pouvoir reconnaître Ambrogio di Bonaventura, marchand de papier de Fabriano17, et la découverte d’un dessin du XVIIe siècle dans la bibliothèque Mozzi Borgetti di Macerata semble lever les doutes quant à l’origine de l’œuvre18. En copiant le retable, l’auteur de ce dessin inscrivit sa provenance au revers de la feuille en indiquant l’église de San Nicolò di Fabriano, alors que dernièrement on avançait celle de Santa Caterina de Castelvecchio qui jouxte le couvent olivétain où le père de Gentile s’était retiré après 1385. Cette information n’a pas pour origine une étude sur Gentile ; elle est, pour cette raison, symptomatique de la façon dont certaines découvertes peuvent faire émerger des perspectives de recherche et produire de nouvelles pistes en apparence éloignées. En effet, dans cet exemple, il s’agissait de travaux menés sur l’érudition historique et artistique dans les Marches entre les XVIIIe et XIXe siècles, un terrain sur lequel de nombreuses recherches ont été effectuées ces dernières années et qui est probablement destiné à produire rapidement de fructueux résultats. La lecture d’une inscription jusque-là sous-évaluée – au dos d’un des deux petits panneaux de la collection Berenson à Settignano (Florence) – a été le point de départ d’une reconstruction partielle du retable exécuté par Gentile pour la famille Sandei à Venise et destinée à l’église Sainte-Sophie19. Sans note et sans appareil critique approfondi, la monographie rédigée par Fabio Marcelli en 2005 est une compilation de thèses existantes mais elle contient cependant d’intéressantes observations sur la commande de la Madone de Pérouse tournant autour de l’élection de Bartolomeo degli Acerbi en 1404, prieur du couvent de San Domenico dans le prieuré de la province romaine de l’ordre des Frères Prêcheurs20.

8 L’analyse de l’iconographie est généralement considérée comme étant pertinente lorsqu’elle traite de problèmes strictement figuratif ou culturel, indépendamment des questions relatives à la provenance des œuvres. Mais, dans le cas de Gentile, certaines remarques ont fait la différence. Dans le cas du polyptyque Quaratesi anciennement à San Nicolò, la proposition selon laquelle il ne s’agissait pas de l’œuvre mentionnée dans les dispositions testamentaires de Bernardo di Castello Quaratesi en 1422 s’appuie, parmi différentes raisons invoquées, sur la volonté précise du commanditaire de voir représenté saint Bernard, son homonyme, qui ne figure manifestement pas dans l’œuvre alors qu’il apparaît dans le Polyptyque de l’Intercession qui se trouve dans la même église et qui fut pour cela considéré par quelques chercheurs comme l’œuvre commandée par Quaratesi pour l’autel principal, là où Vasari voyait l’œuvre la plus célèbre21. Parmi les arguments définitifs énoncés sur l’origine des deux polyptyques, Miklós Boskovits propose de reconnaître saint Bernard dans le buste du moine peint dans la flèche du retable conservé aujourd’hui aux Offices (Polyptyque Saint Nicolas), un détail généralement identifié comme un saint François mais qui présente les mêmes attributs iconographiques (tunique blanche, barbe et livre) que le saint homonyme peint dans le Polyptyque de l’Intercession22. Dans le livre de De Marchi aussi, on trouve des précisions iconographiques qui placent la conception de certains retables dans des contextes précis : l’iconographie expérimentale du « trône végétal » comprise comme le développement et l’exaltation du motif de l’hortus conclusus qui caractérise la Madone de Pérouse et fournit l’indice d’une exécution réalisée dans le milieu vénitien où l’on trouve d’autres exemples de cette invention originale23.

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Champs nouveaux I : les techniques

9 Concernant Gentile, certains champs de recherches sont très nouveaux et par conséquent absents des monographies, comme celui du collectionnisme au XIXe siècle qui est apparu à l’occasion de l’exposition de Fabriano et ouvre une perspective critique sur le maître24.

10 L’étude systématique des différentes techniques élaborées par Gentile avec un art sans égal dans la peinture gothique tardive en Italie trouve son point de départ dans la monographie de De Marchi et a bénéficié des découvertes faites lors des analyses scientifiques des œuvres de Berlin et Milan et, de manière plus approfondie, au cours des restaurations des polyptyques Quaratesi et San Nicolò à Florence et du retable Strozzi (Florence, Offices), sommet des expérimentations menées par le maître25. Ces travaux ont eu immédiatement des conséquences d’ordre culturel. En effet, le volume de De Marchi est axé sur les problèmes de réception technique des nouveautés de Gentile, en premier lieu le grainetis de l’or qui permet de simuler des figures évanescentes et légères. Dans une telle optique, il nous reste à identifier les personnalités directement influencées par le peintre ou fascinées par des techniques caractéristiques probablement dues à une connaissance indirecte du travail du maître, comme les panneaux de Nicola di Guardiagrele et du Pseudo Stefano di Ferrara que l’on a pu voir à l’exposition de Fabriano ; leur style est en effet indépendant des œuvres de Gentile.

Champs nouveaux II : Gentile en contexte

11 La reconstruction du contexte est au centre des monographies les plus importantes. L’ouvrage de Pietro Zampetti et Giampiero Donnini publié en 1992 est une synthèse présentée sous forme de répertoire, quelquefois imprécis, de la peinture à Fabriano entre la seconde moitié du XIIIe siècle et la fin du XVe siècle26. Gentile da Fabriano est principalement considéré dans le cadre des événements artistiques de sa ville d’origine, ses rapports avec les peintres de la région sont développés de façon générique. Le livre de Christiansen, au style concis et efficace, affronte immédiatement de telles questions, tantôt avec un ample point de vue, notamment lorsqu’il met en relation les recherches sur la lumière poursuivies par Gentile avec celles du Maître de Flémalle (Robert Campin) et celles du Maître des Heures de Boucicaut, tantôt avec une vue rapprochée, à propos du passage concernant le séjour du peintre à Florence. De cette façon, les échanges dialectiques sont mis en valeur, tout comme les différences de conception entre les sculpteurs et les peintres ayant opéré à cette époque ; le rôle de la fresque de la Piazza del Campo à Sienne aujourd’hui perdue est rapproché des œuvres subsistantes de Giovanni di Paolo et de Sassetta. Plus récemment, en 2005, le chercheur a formulé d’ambitieuses propositions sur le dialogue établi entre Gentile et les intellectuels florentins de l’époque ; ses solides réflexions semblent confirmer que la définition d’« artiste gothique » est trop restrictive pour le maître de Fabriano27. Cet argument se précise lorsque l’on médite sur la portée figurative de la Pala Strozzi de 1423 réalisée lorsque Masaccio n’avait pas encore exprimé ses idées les plus originales : la prédelle « demeure [...] la peinture la plus remarquable et la plus précieuse qui fut exécutée à ce moment-là au XVe siècle » 28 ; « il est un fait que l’Adoration des Mages est une œuvre révolutionnaire, non pas à cause de la place sociale acquise par cet artiste dans la

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société ou pour sa relation avec le goût supposé de Palla Strozzi, mais parce qu’il exprime une nouvelle relation entre peinture et expérience »29, tendue vers l’exaltation du monde des apparences. La limite à franchir pour considérer Gentile comme incarnant une « autre Renaissance »30 n’est pas loin. L’ouvrage de De Marchi témoigne d’un parfait aboutissement dans la conception d’une monographie attentive aux réactions plus ou moins enthousiastes des différents contextes dans lequel évolua l’artiste, rythmée par des chapitres qui correspondent chacun à un centre important de cet itinéraire artistique. Avec les approfondissements consacrés à la réception stylistique du langage de Gentile, une ombre portée se dessine, distincte mais réelle, sur les vicissitudes de la peinture padouane du Quattrocento au-delà des limites du gothique tardif et atteignant le jeune Vincenzo Foppa, pendant qu’en Toscane elle sera arrêtée presque immédiatement par un astre naissant, Masaccio, mais enveloppera cependant certains peintres sensibles aux vérités du monde phénoménologique, en premier lieu Fra Angelico.

Les apports d’une exposition

12 Cette vision aux multiples aspects, fondée sur la perméabilité de l’art de Gentile et sur les potentialités d’attraction stylistique et technique de ses peintures, a été offerte au visiteur de l’exposition qui, en 2006, s’est tenue dans la ville natale du peintre31. Le parcours de la visite suivait les étapes du voyage de Gentile depuis sa formation, à la cour de Gian Galeazzo Visconti à Pavie, jusqu’à l’ambitieux chantier de Saint-Jean-de- Latran à Rome qui marque la fin de sa carrière. Présentée ainsi, la conception de cette exposition monographique sans précédent est cohérente avec celle de la dernière monographie sur le peintre. L’idée maîtresse est qu’il faut comprendre l’évolution et la portée de l’enseignement de Gentile au sein de la production des personnalités actives dans les mêmes milieux figuratifs. Le rapprochement entre les œuvres a permis de mesurer concrètement comment certains artistes ont réagi à de telles stimulations en les interprétant différemment et parfois de façon très originale, depuis Arcangelo di Cola da Camerino jusqu’à Pisanello. Ainsi, on a pu voir comment le problème de la réception des modèles peut se limiter à la simple copie, comme les panneaux de Bicci di Lorenzo qui ne sont qu’une imitation de la prédelle du polyptyque Quaratesi. L’exposition présentait également des œuvres illustrant des conceptions figuratives parallèles et autonomes d’une aussi grande qualité que les compositions de Gentile lui- même : Michelino da Besozzo, Lorenzo Salimbeni, Masaccio. Les œuvres extraordinaires de Giovannino de Grassi et de Sassetta ouvraient et fermaient l’exposition et posaient respectivement les termes en rapport avec le travail de Gentile : un précédent et une réflexion sur le langage du maître.

13 Certaines attributions ont été proposées, comme le du dessin du Louvre avec le portrait de Gian Galeazzo Visconti ou l’Imago Pietatis de Prague ; le problème de l’identification d’autres dessins attribués tantôt au maître, tantôt à ses disciples reste cependant ouvert. Parmi les objets les plus surprenants, il faut signaler la présence de chefs- d’œuvre d’orfèvrerie transalpine, en particulier française et germanique, qui ont mis en évidence l’origine de certaines spécificités techniques adoptées par Gentile dès ses premières œuvres et en particulier le grainetis de l’or : la démonstration en était faite par la Croix reliquaire de Solingen-Gräfrath et le triptyque de cuivre et d’argent du Metropolitan Museum de New York présentés aux côtés de pièces d’orfèvreries

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contenant des miniatures, comme l’œuvre d’un orfèvre lombard qui collabora avec le Maître du Livre d’Heures de Modène. Ce qui a soutenu cette ambition de construire un réseau intense de dialogues, correspondances, dérivations ou au contraire le choix d’autonomie, est la sélection rigoureuse des cas examinés et donc des œuvres exposées. La seule exception était une section de l’exposition consacrée à la peinture produite à Fabriano au Quattrocento, quelque peu prolixe dans son commentaire des itinéraires des artistes liés à Gentile comme le Maestro di Staffolo et Antonio da Fabriano, mais la raison de sa présence s’expliquait par le fait qu’elle faisait honneur à la ville qui accueillait l’exposition.

14 Le catalogue de l’exposition et le volume d’essais qui le complétait apportaient approfondissements et mises à jour sur les informations que nous possédons sur Gentile. Les nouveautés importantes concernaient essentiellement les peintres influencés par lui, comme Pellegrino di Giovanni à propos duquel de nouvelles sources ont été découvertes32, et des problématiques particulières, comme la reconstruction du polyptyque vénitien de Sainte-Sophie33. Dans ce contexte de recherche, l’évaluation de la production de l’atelier qui comprend des personnalités anonymes ou dont l’identité n’est que supposée a permis de constituer la géographie de Gentile qui s’étend de la Vénétie à l’Ombrie34. Cet état de fait est naturellement dû aux déplacements et à la diffusion des œuvres du maître que nous connaissons depuis Vasari qui déclarait avec une emphase, probablement due au désir d’exalter le rôle de Gentile en Italie centrale, qu’« il travailla beaucoup dans les Marches, notamment à Gubbio où certaines de ses œuvres sont toujours visibles, dans la région d’Urbin »35.

15 Dans l’ensemble, les travaux que nous venons de commenter montrent qu’il n’est pas nécessaire de mettre au jour des œuvres inédites du peintre pour construire une monographie solide. Celle de Christiansen, élaborée à partir d’un corpus très sélectionné, n’en apporte aucune, tout comme l’exposition de Fabriano ; l’autre, de De Marchi, est enrichie par la découverte des fragments du cycle de Brescia, de la Crucifixion conservée aujourd’hui à la Pinacoteca di Brera et de quelques nouvelles propositions d’attribution qui ne représentent cependant pas l’apport le plus important de l’ouvrage. D’autres découvertes fortuites comme les fragments d’une frise végétale à Saint-Jean-de-Latran à Rome36 et les deux petits panneaux de la Pinacoteca Nazionale di Bologna37 sont des éléments récents.

16 Au regard des résultats trouvés, les pistes de recherche examinées rapidement dans cet article pourraient être approfondies, mais pour l’heure, il semble qu’une nouvelle monographie sur Gentile da Fabriano ne soit pas des plus opportunes.

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NOTES

1. Andrea De Marchi, Gentile da Fabriano. Un viaggio nella pittura italiana alla fine del gotico, Milan, 1992, p. 7. Il existe une réimpression récente de ce volume non mis à jour mais avec un nouvel avant-propos (Milan, 2006). 2. Luigi Grassi, Tutta la pittura di Gentile da Fabriano, Milan, 1953. 3. Keith Christiansen, Gentile da Fabriano, Ithaca (N.Y.), 1982 ; De Marchi, 1992, cité n. 1. La structure de l’ouvrage d’Emma Micheletti est issue de la monographie de Grassi : Emma Micheletti, L’opera completa di Gentile da Fabriano, Milan, 1976. 4. Adolfo Venturi, Le vite de’ più eccellenti pittori, scultori e architettori scritte da m. Giorgio Vasari pittore et architetto aretino. I. Gentile da Fabriano e il Pisanello. Edizione critica con note, documenti e 96 riproduzioni, Florence, 1896. 5. Pour une synthèse et aussi pour les informations qui précèdent, je renvoie le lecteur à la documentation complète sur l’artiste rédigée à l’occasion de l’exposition de Fabriano en 2006 : Matteo Mazzalupi, « Regesto », dans Andrea De Marchi, Laura Laureati, Lorenza Mochi Onori éd., Gentile da Fabriano. Studi e ricerche, Milan, 2006, p. 68-84. 6. Bartolomeo Facio, De viris illustribus (vers 1453-1457), cité d’après Michael Baxandall, Les humanistes à la découverte de la composition en peinture. 1340-1450, Paris, 1971 (1989), p. 132-133. 7. Giorgio Vasari, Le vite dé più eccelenti architetti, pittori e scultori italiani, da Cimabue Insino a’ tempi nostri, Florence, 1568, parte IV. 8. Stefano Felicetti, « Regesti documentari (1299-1499) », dans Fabio Marcelli éd., Il Maestro di Campodonico. Rapporti Artistici fra Umbria e Marche nel Trecento, Fabriano, 1998, p. 217, doc. 93-94 ; Fabio Marcelli, Gentile da Fabriano, Milan, 2005, p. 32. 9. Voir les contributions réunies dans Giordana Benazzi, Francesco Federico Mancini éd., Il Palazzo Trinci di Foligno, Pérouse, 2001. 10. Arduino Colasanti, Gentile da Fabriano, Bergame, 1909, p. 32 ; Bruno Molajoli, Gentile da Fabriano, Fabriano, 1927, p. 22-23. 11. Grassi, 1953, cité n. 2, p. 7-12, 40, 50. 12. Luciano Bellosi, Gentile da Fabriano (I Maestri del Colore, 159), Milan, 1966, p. [4]. 13. De Marchi, cité n. 1, p. 11-45. 14. Christiansen, cité n. 3 ; Keith Christiansen, « L’arte di Gentile da Fabriano », dans Laura Laureati, Lorenza Mochi Onori éd., Gentile da Fabriano e l’altro Rinascimento (cat. expo., Fabriano, Spedale di Santa Maria del Buon Gesù, 2006), Milan, 2006, p. 25-28. 15. Cecilia Frosinini, « L’Intercessione. Il "nuovo" polittico di Gentile da Fabriano ritrovato », dans Marco Ciatti, Cecilia Frosinini éd., Il “Polittico dell’Intercessione” di Gentile da Fabriano. Studi e restauro, Florence, 2006, p. 17-38. 16. Annamaria Bernacchioni, « Firenze », dans De Marchi, Laureati, Mochi Onori, cité n. 5, p. 123-130. 17. Fabio Marcelli, « Presenze, committenza e dispersione : quattro schede sul patrimonio artistico di Pergola, Fabriano e Fermo », dans Notizie da Palazzo Albani, XXII-XXIX, 1993-2000, p. 77-80. 18. Anna Maria Ambrosini Massari, « Ricci, Maggiori, Gentile : la nascita della storia dell’arte nelle Marche e un disegno », dans Cecilia Prete éd., Gentile da Fabriano, “Magister Magistrorum”, (colloque, Fabriano, 2005), Senigallia, 2006, p. 129-146. L’œuvre ne fut en possession de la famille Ottoni de Matelica que dans un second temps : Alberto Bufali, « Nuovi documenti per Carlo Crivelli e Luca Signorelli ed una ipotesi per gli inizi di Gentile da Fabriano », dans Pierluigi Moriconi éd., Storie da un archivio : frequentazioni, vicende e ricerche negli archivi camerinesi (colloque, Camerino, 2006), Camerino, 2006, p. 43-50 et 62.

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19. Cette proposition a été développée à l’occasion de l’exposition de Fabriano : Matteo Ceriana, Emanuela Daffra, « Il Polittico di Valle Romita : la sua storia nel museo », dans Matteo Ceriana, Emanuela Daffra éd., Gentile da Fabriano. Il Polittico di Valle Romita, (cat. expo., Milan, Pinacoteca di Brera, 1993), Milan, 1993, p. 27-30 ; Eadem, dans Laureati, Mochi Onori, 2006, cité n. 14, p. 140-143. 20. Marcelli, 2005, cité n. 8, p. 54. 21. Pour une synthèse sur ce sujet, voir Frosinini, 2006, cité n. 15, p. 20-21. 22. Miklós Boskovits, dans Luciano Bellosi éd., Masaccio e le origini del Rinascimento, (cat. expo., San Giovanni Valdarno, Casa Masaccio, 2002), Milan, 2002, p. 160-163. Alessandro Cecchi, dans Laureati, Mochi Onori, 2006, cité n. 14, p. 256-261, ignore cette contribution et affirme qu’il n’y a aucune trace de l’image de saint Bernard, mais, paradoxalement, l’intitulé de la notice précise qu’il s’agit de saint Nicolas de Bari et saint Bernard. 23. De Marchi, 1992, cité n. 1, p. 49-51. 24. Laura Laureati, « Gentile, scomparso, torna a Fabriano dopo qualche secolo. Una breve storia della dispersione ottocentesca di alcune opere di Gentile e della loro parziale ricomposizione in occasione della mostra », dans Laureati, Mochi Onori, 2006, cité n. 14, p. 53-59 ; Elisabetta Federici, « Gentile da Fabriano nei taccuini di un connoisseur inglese : Charles Lock Eastlake », dans De Marchi, Laureati, Mochi Onori, 2006, cité n. 5, p. 143-153. Sur les déplacements des œuvres de Gentile da Fabriano au XVe siècle, le travail de Stefano L’Occaso est essentiel : Fonti archivistiche per le arti a Mantova tra Mediœvo e Rinascimento (1382-1459), Mantoue, 2005, p. 216, 222. 25. Voir les essais de Nicola Ann MacGregor et Sandra Freschi, dans Alessandro Cecchi éd., Gentile da Fabriano agli Uffizi, Milan, 2005, p. 173-180 et p. 181-186 ; ceux du volume de Ciatti, Frosinini, 2006, cité n. 15 ; voir aussi Roberto Bellucci, Cecilia Frosinini, « Tecnica e stile : appunti su Gentile da Fabriano », dans De Marchi, Laureati, Mochi Onori, 2006, cité n. 5, p. 55-65, et les contributions ajoutées au dossier de Ceriana, Daffra, cité n. 19. 26. Pietro Zampetti, Giampiero Donnini, Gentile e i pittori di Fabriano, Florence, 1992. 27. Keith Christiansen, « L’Adorazione dei Magi di Gentile da Fabriano », dans Cecchi, 2005, cité n. 25, p. 11-40. 28. Christiansen, 1982, cité n. 3, p. 37 : «... remains [...] the most remarkable and precocious painting executed up to that moment in the fifteenth century ». 29. Ibidem, p. 64 : « The fact remains that the Adoration of the Magi is a revolutionary work not because of the social standing of its artist or its relation to the hypothetical taste of Palla Strozzi, but because it expounds a new relation between painting and experience ». 30. De Marchi, 1992, cité n. 1, p. 9. 31. Laureati, Mochi Onori, 2006, cité n. 14 ; De Marchi, Laureati, Mochi Onori, 2006, cité n. 5. 32. Maria Rita Silvestrelli, dans Laureati, Mochi Onori, 2006, cité n. 14, p. 118-120. 33. Voir note 19. 34. Andrea De Marchi, « Gentile e la sua bottega », dans De Marchi, Laureati, Mochi Onori, 2006, cité n. 5, p. 9-53. 35. Vasari, 1568, cité n. 7, p. 51. 36. Andrea De Marchi, « Gentile da Fabriano et Pisanello à Saint-Jean de Latran », dans Dominique Cordellier, Bernadette Py éd., Pisanello, (colloque, Paris, 1996), Paris, 1998, vol. 1, p. 161-213. 37. Daniele Benati, dans Jadranka Bentini, Gian Piero Cammarota, Daniela Scaglietti Kelescian éd., Pinacoteca Nazionale di Bologna. Catalogo generale. 1. Dal Duecento a Francesco Francia, Venezia, 2004, p. 180-181.

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INDEX

Keywords : stylistic reading, iconography, order, technical, historiography, methodology Mots-clés : lecture stylistique, iconographie, commande, technique, historiographie, méthodologie Index géographique : Italie Index chronologique : 1400

AUTEURS

MAURO MINARDI Università degli Studi della Basilicata

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Carlo Crivelli : style ou iconographie

Thomas Golsenne

1 La bibliographie du peintre d’origine vénitienne Carlo Crivelli (v. 1435 – v. 1494) commence par une lacune. Crivelli fait en effet partie des rares grands artistes de la Renaissance absents des Vite de Vasari. Les raisons de cette absence sont aisées à imaginer. La Marche d’Ancône, où travaillait Crivelli, ne comptait pas à l’époque de Vasari de grands centres artistiques, et l’art toscan – le meilleur, selon Vasari – avait peu pénétré dans le sud de la région, où Crivelli opérait. En outre, le style même de Crivelli devait susciter peu d’intérêt de la part du biographe arétin : s’il avait regardé ses polyptyques, il les avait probablement considérés comme les œuvres d’un lointain disciple de Gentile da Fabriano, trop gothiques, trop décoratifs ; autrement dit, d’un peintre qui n’avait pas su prendre le train du progrès des arts et tournait le dos aussi bien à la modernité florentine d’un Botticelli qu’à la nouveauté vénitienne d’un Bellini.

2 L’« oubli » de Vasari concernant Crivelli pose un problème remarquable quand on s’intéresse au genre de la monographie dans le domaine de l’art de la Renaissance, car ce genre littéraire découle précisément du texte vasarien : une histoire générale des arts de la période conçue comme une succession généalogique de biographies, qui sont autant de monographies plus ou moins longues1. Chez Vasari, la vie et l’œuvre de l’artiste se reflètent l’une et l’autre, et la trace de cette réflexion est la maniera, ce que nous appelons le style. L’histoire de l’art à la Vasari est donc une histoire des styles, dont la plus petite unité est le catalogue monographique de chaque artiste étudié. Ainsi chaque monographie vasarienne est-elle prise dans un mouvement qui la dépasse, chaque artiste subit et produit des influences.

3 Une bonne partie des monographies écrites par les historiens modernes de l’art de la Renaissance s’inscrit dans ce schéma vasarien. Même si le livre fonde ses limites sur celles de la vie et du catalogue de l’artiste, et trouve son fil conducteur dans son style, il ne peut omettre le contexte artistique qui le rend possible et qui lui donne un sens historique, c’est-à-dire une place dans la généalogie inventée par Vasari. On comprend dès lors la difficulté d’écrire une monographie sur Crivelli sans pouvoir s’appuyer sur aucun repère vasarien : donner un sens à son œuvre, c’est en même temps écrire un chapitre de l’histoire de l’art du Quattrocento omis par Vasari. C’est ce à quoi la majorité des historiens de l’art se sont employés jusqu’à très récemment. Mais l’étude

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de la bibliographie crivellesque nous montre que le cas Crivelli peut remettre en cause beaucoup plus profondément le modèle vasarien. Le problème posé par cet artiste et ses monographies a donc une portée générale, il est emblématique des façons dont on peut écrire l’histoire de l’art du Quattrocento.

Un anti-moderne du Quattrocento

4 Comment intégrer l’œuvre de Crivelli dans l’histoire de l’art vasarienne sans dénaturer celle-ci ? À lire la bibliographie crivellesque, les historiens de l’art ont trouvé deux manières de répondre à cette question. La première est de l’intégrer au chapitre sur la peinture vénitienne. Après tout, Crivelli a signé pendant toute sa vie « de Venise ». Telle est la démarche de Lanzi à la fin du XVIIIe siècle, dans sa grande histoire de l’art de l’Italie par régions2, suivi en cela par Van Marle ou Venturi au début du XXe siècle3. L’art de Crivelli est ainsi considéré comme un exemple de style gothique vénitien tardif, représentant un courant réactionnaire, archaïque, voire décadent de la peinture vénitienne, si on le compare à celui du « moderne » Bellini. La peinture de Bellini est tournée vers l’avenir, vers Titien. Celle de Crivelli est tournée vers le passé. Cette approche assez négative a imprégné les esprits pour longtemps. Ainsi, Roberto Longhi, dans un article de 1961, donne une explication géo-culturelle à la décadence crivellesque. Il observe comment certains peintres de sa génération, bénéficiant d’une ambiance culturelle vivante, comme Mantegna à Mantoue, Tura à Ferrare ou Bellini à Venise, s’en sont bien sortis, et comment d’autres ont vu leur inspiration se ternir du fait de leur enterrement dans une région isolée et retardataire, comme Crivelli dans la province d’Ascoli Piceno4.

5 Le seul à cette époque à couvrir de louanges la peinture de Crivelli tout en insistant sur sa formation vénitienne est aussi l’auteur de la première monographie parue sur le peintre et il n’est pas italien. Ce n’est pas un hasard. Quand George McNeil Rushforth publie son Carlo Crivelli en 1900 5, un texte enthousiaste mais érudit, il s’adresse au public qui, de toute l’Europe, aime le plus passionnément la peinture du Vénitien. Depuis la moitié du XIXe siècle en effet, les amateurs d’art anglais et la National Gallery dépensent sans compter et sans équivalent ailleurs pour posséder des peintures de Crivelli6. Ce goût s’explique assez bien : les préraphaélites ont diffusé leur penchant pour les peintres italiens du XVe siècle, Ruskin se fait l’apôtre du gothique (en particulier vénitien) et le mouvement Arts & Crafts donne à l’ornement toutes ses lettres de noblesse7. La conjonction de ces trois facteurs est unique et détermine le succès de Crivelli dans l’Angleterre de Rushforth.

6 Celui-ci analyse avec subtilité le paradoxe du style de Crivelli, à la fois « archaïque, réactionnaire » et en même temps doté d’un « sentiment exquis et de riche effet décoratif ». Les contradictions qui parcourent l’œuvre de Crivelli (il « résume toutes les ressources de la pratique byzantine » et recherche le réalisme dans les fruits et les fleurs, il produit des polyptyques mais n’ignore pas la perspective) ne sont pas considérées par Rushforth comme des faiblesses mais comme les caractéristiques de l’originalité absolue de Crivelli. Non vasarienne dans ses choix esthétiques, la monographie de Rushforth le reste dans son plan, qui présente le catalogue de Crivelli par ordre chronologique, depuis ses années de formation à Venise jusqu’aux œuvres de ses successeurs immédiats. Cependant cette contextualisation généalogique ne se double pas d’une comparaison synchronique. Son mérite – ou son défaut – est de ne pas

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comparer Crivelli à ses contemporains plus prestigieux, ce qui lui donne toutes ses chances, mais l’isole. De même d’ailleurs que le livre de Rushforth dont le goût pour le gothique décoratif est trop daté et pas assez vasarien pour pouvoir déterminer une ligne d’interprétation durable parmi les historiens de l’art de la Renaissance postérieurs.

7 La tendance qui a triomphé chez ces derniers, jusqu’à la monographie de Lightbown, est fidèle au point de vue vasarien et permet d’y englober Crivelli. Il suffit d’en faire le meilleur représentant d’une école régionale à laquelle Vasari n’avait pas prêté assez d’attention : la peinture de la Marche d’Ancône. Ainsi, au lieu d’être le dernier rejeton du gothique vénitien, Crivelli devient le chef de file d’une école de peinture, que les Italiens appelleront les « crivelleschi » Un premier ouvrage en ce sens est écrit par l’Allemand Franz Drey (1927)8, qui veut faire de ces peintres proches de Crivelli une école locale, à l’instar de l’école de Squarcione à Padoue. Mais en fait cette interprétation trouve ses origines chez les historiens de l’art des Marches du XVIIIe siècle, qui vantent le patrimoine local, dans un esprit très vasarien de compétition. Sa version moderne est défendue, à partir de l’après-guerre, avec une ampleur inégalée, par Pietro Zampetti. Originaire d’Ancône, il va devenir, en quarante ans de carrière (depuis ses premiers travaux du début des années cinquante à la fin des années quatre- vingts), le « Monsieur Crivelli » italien, en même temps qu’il aura acquis la réputation du plus grand spécialiste de l’art des Marches et une situation de quasi-monopole sur la question9. Rares sont les voix divergentes, surtout en Italie10.

L’œil écrit

8 Zampetti a organisé deux expositions autour de Crivelli (en 1950 et en 1961)11 et publié deux monographies sur son œuvre12 (sans compter des dizaines d’articles). Si leur impact fut si fort, c’est parce que ses écrits, notamment ses monographies, sont particulièrement efficaces. D’abord il a réussi à concilier l’inconciliable : défendre Crivelli comme un grand peintre, et rester fidèle à Vasari. Aux sources d’influence de Crivelli généralement invoquées (le gothique vénitien, l’école de Padoue), Zampetti en ajoute une inédite : celle de Bellini, son compatriote vénitien, formé lui aussi à Padoue, pour sa recherche sur la lumière et l’« humanité » de ses figures13. Si bien que l’histoire du style même de Crivelli est considérée par Zampetti comme une décadence et ses meilleures œuvres sont celles du début, notamment quand l’influence bellinienne se fait le mieux sentir, comme dans le Polyptyque de Montefiore14. Crivelli n’est jamais meilleur que quand il n’est pas Crivelli…

9 Mais si la position de Zampetti s’est quasiment imposée en Italie comme un monopole, c’est surtout grâce à l’efficacité de son écriture elle-même. J’entends « écriture » au sens toujours opératoire (à mon avis) de Roland Barthes : l’écriture est un « acte de solidarité historique », un engagement vis-à-vis de la société, un choix éthique15. Il y a pour Barthes une écriture marxiste, une écriture neutre. Je qualifierais celle de Zampetti de « vasarienne ». L’écriture de Zampetti a en effet elle aussi des effets éthiques, dans la mesure où l’auteur s’approprie l’artiste dont il étudie l’œuvre et en tire une autorité pas seulement intellectuelle. Il tire en effet son droit d’expertise de son « œil » de spécialiste, qui est la forme objectivée de son point de vue subjectif sur l’œuvre. Mais cet « œil » se transforme parfois en simple argument d’autorité quand il s’agit de défendre une position locale dominante. Ainsi, le plus grand mérite de

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Zampetti est d’avoir établi le catalogue raisonné de l’œuvre de Crivelli. Est-il pour autant définitif et totalement dénué de subjectivité ? Zampetti juge par exemple comme sa meilleure œuvre le Polyptyque de Montefiore, très dispersé, ni signé ni daté, mais dont il est, à ses dires, l’« inventeur »16. En revanche un tableau signé et daté comme la Sainte Conversation de Lisbonne n’est pas mentionné dans son catalogue de 1986, alors qu’il est connu depuis 1972 – ce n’est pas Zampetti l’auteur de sa découverte, mais un rival local, Luigi Dania17…

10 Si le regard de l’historien vasarien est à la source de son écriture, c’est que son attention se porte avant tout vers les formes visuelles. L’attention prêtée par Zampetti à l’histoire des formes est aussi grande que son désintérêt pour tout ce qui en échappe – l’iconographie, le rôle des commanditaires, le contexte culturel. Il a cependant besoin de partir de la biographie de Crivelli pour expliquer l’œuvre, comme chez Vasari. Mais l’absence de vie vasarienne et la rareté des archives sur Crivelli mettent à mal ce postulat. Zampetti est donc obligé de tomber dans le cercle vicieux décrit par Fernando Marias à propos du Greco : on en est réduit à « expliquer l’œuvre d’un peintre à partir de sa vie et, en prenant appui sur cette même œuvre, à construire une biographie permettant à son tour d’éclairer l’œuvre »18. Ainsi, puisque les figures de Crivelli dénotent « un plasticisme exaspéré, contorsionné »19, c’est sans doute qu’il est lui- même « fantaisiste et inspiré »20, parcouru par d’« inquiètes visions ». En interprétant psychologiquement l’œuvre de Crivelli, Zampetti la tire vers la modernité – omettant son côté « byzantin », négligeant son milieu culturel marchisan, sauf pour y voir la cause du déclin de son inspiration, comme Longhi.

11 Zampetti a ainsi revalorisé la peinture de Crivelli, mais sans réussir à définir positivement, pour lui-même, son style ; et cela parce qu’il est pris dans cette écriture vasarienne qui lui impose une méthodologie et des présupposés qui ne conviennent pas à ce peintre : la vie et l’œuvre, les influences, bref, le schéma vasarien.

L’historien décrit

12 Complètement à l’opposé de la démarche zampettienne, le récent livre de Ronald Lightbown21 propose un autre genre d’écriture de la monographie : l’écriture panofskyenne, du nom d’Erwin Panofsky, auteur des modèles du genre22. Cette écriture fait correspondre l’œuvre et son contexte et délimite comme ligne de coïncidence l’iconographie des œuvres. Dès lors, la question de l’auteur et de son style passe au second plan. À la rigueur, Lightbown aurait pu écrire une monographie sur n’importe quel crivellesque. Il affirme en effet que l’évolution du style de Crivelli n’est pas le plus important dans son œuvre (p. 1). Aussi se concentre-t-il exclusivement sur le sujet de ses tableaux : les saints représentés, les détails symboliques. Le regard de Lightbown n’est pas celui d’un attributionniste guettant le détail stylistique révélateur, mais d’un enquêteur qui cherche les indices d’un message caché dans l’œuvre par ses commanditaires et adressé à ses spectateurs d’origine. Cette différence se manifeste très bien dans la mise en page des deux livres : chez Zampetti, le texte n’est qu’une introduction au catalogue des images, ou des notices informatives. Chez Lightbown, l’image est insérée dans le texte et s’y trouve noyée. Chez Zampetti, les images sont des monuments, le texte, leur légende ; chez Lightbown, les images sont des documents, illustrant le texte.

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13 La monographie de Lightbown possède néanmoins un point commun avec celle de Zampetti : la transparence de son choix d’écriture. Une simple lecture du sommaire nous en montre un effet. Après un chapitre sur la formation de Crivelli à Padoue, Lightbown place pas moins de quarante pages, qui encadrent historiquement la peinture de Crivelli. On saura tout du contexte politique, de l’atmosphère religieuse, des situations culturelles et économique de la Marche d’Ancône au XVe siècle. Beaucoup d’informations données n’ont aucun rapport avec Crivelli ; mais elles donnent au lecteur un sentiment de réalisme historique, à la manière des longues descriptions des romans du XIXe siècle qui visent à rendre l’histoire qui sera racontée la plus vraisemblable possible.

14 Historien par le rôle déterminant qu’il attribue au contexte, Lightbown l’est aussi par son ton. Je parle ici de l’histoire par opposition au discours, tels que les a définis Benvéniste : l’histoire est un récit dont l’énonciateur se met en retrait, comme si les faits se racontaient d’eux-mêmes ; dans le discours, l’énonciateur se met au premier plan23. Là où Zampetti fait montre d’une certaine sympathie pour l’artiste dont il a étudié l’œuvre pendant toute sa carrière, Lightbown décrit les tableaux et identifie leurs sujets dans la langue la plus neutre, la plus impersonnelle possible. Cette austérité de l’expression véhicule l’idée de la scientificité de son propos. Le livre entier ne semble être qu’une longue description : rarement une interprétation vient apporter le trouble d’une opinion personnelle dans ce flux descriptif.

15 D’ailleurs, Lightbown ne semble rien oublier de décrire : pas un tableau, pas un centimètre carré de peinture ne paraît échapper à la loupe de l’iconographe. L’écriture iconographique suppose en effet que l’image soit entièrement « traduite » en mots, car l’identification correcte du sujet doit pouvoir prendre en compte tous les éléments de l’œuvre. C’est la leçon de Panofsky, théorisant sa méthode : la signification d’une œuvre d’art apparaît une fois que l’on s’en est fait une représentation verbale, quand le tableau est devenu un texte24. Ce qui échappe à ce processus de formulation est « insignifiant », au sens où cela ne signifie rien (puisqu’on ne peut pas le lire) et au sens où cela ne compte pour rien (puisque ce qui est important dans une œuvre d’art est ce qui est signifiant).

16 Appliquant scrupuleusement cette méthode, Lightbown décrit et traduit chaque attribut de saint, chaque élément de vêtement, chaque couleur, chaque ornement : tout chez Crivelli semble être symbolique. Mais on peut se demander si son écriture iconographique ne le conduit pas à interpréter systématiquement en termes de symboles des éléments qui pourraient mériter une interprétation différente (formelle, par exemple) et à omettre de ses descriptions des détails non symboliques et pourtant riches de sens. Ainsi, Lightbown a oublié de mentionner un petit détail dans le Saint Thomas d’Aquin du polyptyque de 1476, aujourd’hui à Londres (National Gallery) : dans l’église miniature portée par le saint, on devine, dans l’embrasure de la porte, une silhouette non identifiable25. Sa présence est singulière et quasiment invisible ; détail imperceptible, il ne suscite pas l’intérêt de l’iconographe qui ne peut pas identifier la figure, lui accorder une quelconque signification symbolique. Pourtant, dans son écart à la tradition, dans sa discrétion même, ce détail me semble comme une trace de la présence du peintre dans son œuvre, comme une signature cachée. Lightbown va jusqu’à imaginer que Crivelli s’est constitué une sorte de manuel personnel d’iconographie végétale et florale, puisant çà et là dans les sources textuelles avant de peindre ses fleurs et ses concombres : iconographe avant d’être peintre (p. 11).

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17 Les monographies de Zampetti et de Lightbown sont donc exemplaires : elles se complètent, l’une étant le revers de l’autre ; et elles présentent, en toute naïveté théorique, deux façons d’écrire l’histoire de l’art qui possèdent chacune leurs mérites et leurs limites. D’un côté, Zampetti reconnaît en Crivelli un grand peintre, pourvu qu’on y voie un disciple de Bellini ; de l’autre, Lightbown voit dans l’œuvre de Crivelli un document historique éloquent – stylistiquement sans intérêt. Est-ce à dire qu’une monographie sur Crivelli, rendant justice à sa personnalité artistique, est impossible, comme le disait Berenson, avec une pointe de regret26 ? Pas forcément. Mais cela nécessite peut-être de rompre avec le modèle vasarien, d’inventer d’autres généalogies, en s’inspirant, par exemple, des pistes lancées par Federico Zeri, dans Renaissance et pseudo-Renaissance, qui admire en Crivelli « la rage fantastique du dessin » – à condition bien sûr de ne pas voir dans cet autre Quattrocento qu’une simple « traduction dévoyée » de la florentine « Renaissance authentique »27.

NOTES

1. Voir Matthias Waschek éd., Les « Vies » d’artistes, (colloque, Paris, Musée du Louvre, octobre 1993), Paris, 1996. 2. Luigi Lanzi, Storia pittorica della Italia (1793), Florence, 5e éd., 1834, t. III, p. 21-22. 3. Raimond Van Marle, The development of italian schools of painting, t. XVIII, La Haye, 1936, p. 1-68 ; Adolfo Venturi, Storia dell’arte italiana, VII, « La pittura del Quattrocento », parte III, Milan, 1914, p. 346-94. 4. Roberto Longhi, « Crivelli e Mantegna : due mostre interferenti e la cultura artistica nel 1961 », dans Paragone, n° 145, 1962, p. 7-21. 5. George McNeill Rushforth, Carlo Crivelli, Londres, 1900. 6. Voir Flaminia Gennari Santori, « ‘They will form such an ornament for our gallery’ : la National Gallery e la pittura di Carlo Crivelli (1856-1868) », dans A. C. Tommasi éd., Giovanni Battista Cavalcaselle conoscitore e conservatore, Venise, 1998, p. 291-312. 7. Voir Gillian Naylor, The Arts and Crafts Movement. A study of its sources, ideals and influence on design theory, Londres, 1990. 8. Franz Drey, Carlo Crivelli und seiner Schüle, Munich, 1927. 9. La majorité des textes publiés en Italie sur Crivelli ne sont que des notices de catalogue résumant les positions de Zampetti, comme si celui-ci avait fourni les clés d’interprétation définitives : par exemple Anna Bovero, Carlo Crivelli, Milan, 1961 ; Emanuela Daffra, « Carlo Crivelli », dans A. De Marchi éd., Pittori a Camerino nel Quattrocento, Milan, 2002, p. 420-31, qui reconnaît partir des « raisonnements fondamentaux » de Zampetti. 10. Pour les plus récentes : Norman Land, « Giotto’s fly, Cimabue’s gesture, and a Madonna and Child by Carlo Crivelli », dans Source, XV, n°4, 1996, p. 11-15 ; Thomas Golsenne, « L’Annonciation de Carlo Crivelli et le problème de l’ornement », dans Studiolo. Revue d’histoire de l’art de l’Académie de France à Rome, n°2, 2002, p. 149-76 ; Bernard Aikema, « Il gusto del paradiso e la persona del pittore. Frutti, firme e altri particolari di Carlo Crivelli », dans I. Chiappini di Sorio, L. De Rossi éd., Venezia, le Marche e la civiltà adriatica, Venise, 2003, p. 194-199.

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11. Pittura veneziana nelle Marche, Bergame, 1950 et Carlo Crivelli e i crivelleschi, Venise, 1961. 12. Pietro Zampetti, Carlo Crivelli, Milan, 1961, et Carlo Crivelli, Florence, 1986 (la seconde étant essentiellement une reprise et une mise à jour de la première). 13. Zampetti, 1961, cité n. 12, p. 26-28. 14. Idée formulée franchement par Andrea De Marchi, 2002, cité n. 9, p. 86 : « On préfèrele jeune Crivelli, celui des polyptyques de Massa Fermana, de Montfiore dell’Aso et d’Ascoli Piceno, parce qu’ils ressemblent plus aux œuvres initiales de Giovanni Bellini […] ». 15. Tandis que la langue est « un corps de prescriptions et d’habitudes, commun à tous les écrivains d’une époque », et le style, le « secret » de l’écrivain, une « nécessité » inconsciente qui puise dans ses « profondeurs mythiques », Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture (1953), repris dans Œuvres complètes, Paris, 2002, t. I, p. 177-79. 16. Zampetti, 1961, cité n.12, p. 27. Attribution et jugement qui n’ont été jamais remis en doute. 17. Luigi Dania, « Un Crivelli ritrovato : la tavola dell’Annunziata di Ascoli Piceno », dans S. Bracci éd., Il culto e l’immagine. San Giacomo della Marca (1393-1476) nell’iconografia Marchigiana, Milan, 1998, p. 71-75. L’attribution de Dania se fonde sur des archives et sur des descriptions de l’œuvre in situ au XVIIIe s. 18. Fernando Marias, Greco. Biographie d’un peintre extravagant, Paris, 1997, p. 11. 19. Zampetti, 1961, cité n. 12, p. 26. 20. Zampetti, 1961, cité n. 12, p. 9. 21. Ronald Lightbown, Carlo Crivelli, New York/Londres, 2004. 22. Erwin Panofsky, La vie et l’art d’Albrecht Dürer (Princeton, 1943), Paris, 1987, et surtout Le Titien. Questions d’iconographie (Princeton, 1964), Paris, 2004. 23. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, Paris, 1976, p. 238-42. 24. Erwin Panofsky, « Contribution au problème de la description d’œuvres appartenant aux arts plastiques et à celui de l’interprétation de leur contenu » (1927), dans La perspective comme forme symbolique et autres essais, Paris, 1975, p. 235-55. 25. Détail publié dans Bovero, 1975, cité n. 9, et analysé par John Watkins, « Untricking the eye : the uncomfortable legacy of Carlo Crivelli », dans Art international, n°5, 1988, p. 48-58, un des seuls articles absents de la bibliographie de Lightbown. 26. Bernard Berenson, Italian painters of the Renaissance, Londres, 1930, t. I, p. 13. 27. Federico Zeri, Renaissance et Pseudo-Renaissance (Turin, 1985), Paris, 1988, p. 117-18 sur Crivelli, et p. 126 sur la « zone restreinte dans laquelle [le rationalisme de la Renaissance] a fleuri, parmi les déviations et les traductions dévoyées et dans un humus mental et culturel peu enclin à en comprendre le sens véritable ».

INDEX

Mots-clés : historiographie, monographie, écriture, interprétation, iconographie Keywords : historiography, monography, writing, interpretation, iconography Index géographique : Italie Index chronologique : 1400

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AUTEURS

THOMAS GOLSENNE École nationale supérieure des beaux-arts

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La monographie en musicologie : compositeurs français des XVIIe et XVIIIe siècles

Catherine Cessac

1 Depuis quelques décennies, la musique française des XVIIe et XVIIIe siècles rencontre une audience croissante auprès des interprètes qui exhument régulièrement des partitions oubliées et auprès du public qui se presse nombreux et enthousiaste au concert. La saison d’automne du Centre de Musique Baroque de Versailles dans les lieux prestigieux du château de Versailles ou les festivals spécialisés aux quatre coins de la France rencontrent à cet égard un succès certain. Chaque concert ou presque est l’occasion de découvrir des œuvres inédites et même des compositeurs dont aucune note de musique n’avait résonné depuis des siècles. Dans ce contexte, les musiciens ne se contentent pas de jouer leur rôle d’interprète, mais vont souvent à la recherche de programmes dans les bibliothèques, recopient les partitions, tentent de retrouver le jeu des instruments anciens et le style vocal propres à l’époque qu’ils ressuscitent. Il y a quinze ans, le film Tous les matins du monde d’Alain Corneau avec la présence musicale de Jordi Savall révélait le son magique de la viole de gambe de Sainte-Colombe et de Marin Marais.

2 Indissociable de la « renaissance » de ce répertoire, la recherche musicologique, tout en lui ayant été bien antérieure, contribue amplement à la connaissance de cette période musicale appelée baroque. La recherche musicologique en France sur cette période est née à la fin du XIXe siècle, avec des érudits comme Henri Quittard ou Michel Brenet. À côté de livres ou d’articles dans des revues spécialisées, de grandes éditions critiques monumentales consacrées à François Couperin, Jean-Baptiste Lully et Jean-Philippe Rameau furent entreprises. Les premiers travaux universitaires émanèrent de chercheurs anglo-saxons à partir des années 1950. Actuellement, la recherche dans la musique baroque se décline selon plusieurs axes : édition critique (laquelle a révélé de la part de la France une véritable lacune jusqu’à la fin des années 1980), recensement et description des sources de l’œuvre d’un compositeur, d’un genre, d’un fonds de bibliothèque ou d’un éditeur, analyse des œuvres, monographies enfin, ayant trait à un

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compositeur, à un genre ou encore à un lieu. Les monographies de compositeurs allient les investigations strictement musicales à des considérations plus larges, ressortissant en particulier au domaine social et historique, tant il apparaît indispensable de ne pas détacher la production musicale de l’époque où elle a pris racine. Dans cet article, je me suis limitée aux ouvrages en français consacrés aux compositeurs français des XVIIe et XVIIIe siècles, période qui soulève des problèmes qui lui sont spécifiques.

Le genre monographique

3 Dans le domaine de la musique, je désignerai par « biographie » l’étude de la vie d’un compositeur et de son œuvre en tant que composante de cette vie, et par « monographie », une biographie assortie de l’analyse critique de l’œuvre. La tâche consistant à reconstituer la biographie d’un musicien, longuement recouverte par les strates du temps, n’est pas toujours aisée. Le musicologue doit alors sentir vibrer en lui une âme d’historien et délaisser momentanément les notes de musique pour se plonger dans des documents d’une autre nature : gazettes, mémoires, archives. Cette quête particulière est celle qu’exprimait Marcelle Benoit dans l’introduction de son ouvrage Musiques de cour1, premier volet de l’inestimable étude servant toujours de référence sur la vie musicale à la cour de France de 1661 à 1733 : « À l’heure où, abandonnant les héros romantiques dont la bibliographie musicale se trouvait saturée, nos écrivains projetèrent de se tourner vers les compositeurs de l’Ancien Régime, notamment ceux de la France, il fallut bien aller aux sources, interroger les textes contemporains. Car autant il s’avère possible de broder sur la biographie plus ou moins connue d’un Schumann, d’un Berlioz ou d’un Verdi, et de l’embellir, autant on ne peut inventer de toute pièce celle d’un Marc-Antoine Charpentier ou d’un André Campra. Pour mener à bien ce travail inédit, les historiens prendront enfin le relais des littérateurs. Le lecteur ne perdra pas au change. Grâce à une information objective, le portrait du musicien, dépouillé de la légende qui l’auréolait, non seulement ne déçoit pas, mais au contraire gagne en vérité, en acuité ».

4 Cette double démarche, historique et musicale, est en effet essentielle pour comprendre, au plus près l’esthétique d’une époque et trouve sans doute dans la monographie un de ses alliages les plus parfaits. Même si nous savons que la vie et l’œuvre d’un artiste ne s’interpénètrent pas nécessairement, ou d’une façon beaucoup subtile qu’un regard extérieur peut la saisir, la prise en compte du cadre historique, politique, sociologique, artistique et personnel permet d’obtenir une vision de l’œuvre non explicative, mais sans aucun doute enrichie. Il est donc capital de recréer le(s) milieu(x) dans le(s)quel(s) a évolué un compositeur.

5 Tous les musicologues spécialistes de la période baroque se trouvent confrontés aux mêmes difficultés. En effet, il existe très peu de sources ayant trait à la vie personnelle d’un compositeur telles que correspondances ou témoignages de proches. D’une manière générale, les documents sont rares et leur exploitation doit être poussée au maximum pour en extraire le moindre indice. À partir de ces données, le chercheur est conduit à émettre des hypothèses pour éclairer les zones obscures, pour relier les pièces disparates du puzzle et offrir au lecteur un personnage point trop abstrait.

6 La monographie permet de faire une synthèse, à un moment donné, sur la vie et l’œuvre d’un compositeur, replacées dans leur contexte historique et esthétique. Tout en utilisant les études déjà faites, elle enrichit d’éléments nouveaux (que ce soit au

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niveau des sources concernant aussi bien la biographie que la musique ou de la réflexion) la connaissance d’un compositeur et de son temps. Elle constitue alors un appui solide à partir duquel des études plus spécifiques peuvent être entreprises. La monographie s’avérant être un des genres les plus traditionnels en musicologie, un détour historiographique s’impose.

Un regard historiographique

7 Les premières monographies recensées remontent à la fin du XIXe siècle, puis se répartissent d’une manière assez régulière jusqu’à nos jours. J’ai choisi plusieurs points de comparaison : la dimension, l’intitulé, l’ordonnancement de l’ouvrage, le contenu.

8 Les dimensions des ouvrages étudiés sont diverses, mais en général plutôt modestes, la moyenne se situant aux alentours de 250 pages. Elles s’épaissiront néanmoins avec le temps pour atteindre par exemple 670 pages avec le Jean-Philippe Rameau de Cuthbert Girdlestone (Paris, 1/1962, 2/1983) ou 910 pages avec le Jean-Baptiste Lully de Jérôme de La Gorce, témoignage de nouvelles découvertes sur le plan biographique, mais plus encore d’une prise en compte de l’environnement social et artistique, ainsi que d’une analyse des œuvres et des sources plus approfondie.

9 Jusqu’à une période très récente, peu de titres mentionnent seulement l’identité du compositeur, cela pour des raisons faciles à comprendre ; la plupart des compositeurs de l’âge baroque sont méconnus ou oubliés. Les dates de naissance et de mort sont aussi souvent indiquées ou, à défaut, la mention de l’époque durant laquelle a œuvré le compositeur… ou la compositrice (voir Catherine Cessac, Élisabeth Jacquet de La Guerre, une femme compositeur sous le règne de Louis XIV, Arles, 1995)2. Enfin, nous trouvons le classique « sa vie et son œuvre » : Grétry, sa vie et ses œuvres de Michel Brenet (Paris, 1884), André Campra, sa vie et son œuvre (1660-1744) de Maurice Barthélemy (Paris, 1957), La vie et l’œuvre de Louis-Claude Daquin (1694-1772) de Jean-Paul Montagnier (Lyon, 1992)… Généralement, les monographies suivent en effet le découpage vie/œuvre, en proposant d’abord l’étude biographique, puis la présentation et l’analyse de l’œuvre. Toutefois, l’équilibre entre les deux parties est fréquemment disproportionné, la part faite à l’œuvre l’emportant sur la biographie. Inversement, certains ouvrages ne font guère de place à l’analyse musicale. Parmi ceux-là, Henry Desmarest (1661-1741). Biographie critique de l’historien Michel Antoine (Paris, 1965), admirable ouvrage porté par la vie et la personnalité peu communes de ce compositeur. Dans son avant-propos, l’auteur déclare avoir voulu « faire uniquement œuvre d’historien » et laisser aux spécialistes le soin de l’analyse esthétique des œuvres. « Si nul musicien ne venait à réaliser ce vœu, poursuit-il, nous croyons néanmoins que ce livre ne sera pas inutile. La vie aventureuse de Desmarest n’intéresse pas les seuls musicologues : elle fournit des traits à l’histoire des mœurs, à l’histoire judiciaire, à l’histoire sociale, à celle de l’expansion de l’art classique français3, à l’histoire aussi du pays [La Lorraine], alors indépendant, qui devint la patrie du musicien exilé ».

10 Peu de compositeurs français de l’époque baroque ont connu plusieurs biographies. Celui qui vient en tête est Jean-Baptiste Lully avec, à ce jour, six ouvrages4. Parce qu’il est le musicien français, avec Rameau, qui a le plus marqué cette époque, et parce qu’il possède une « légende ». Henry Prunières ne commence-t-il pas son très musicologique Lully par cette phrase : « La vie de Lully est un roman d’aventures ». Et en effet, la part consacrée à « l’homme » (p. 5-78) est plus importante que celle consacrée à « l’œuvre »

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(p. 79-121), pourtant immense. Après cette monographie des plus classiques, le musicologue revisite le personnage avec son ouvrage, resté fameux, La vie illustre et libertine de Jean-Baptiste Lully. Le livre fut publié en 1929 dans une collection ayant pour titre « Le roman des grandes existences ». Dans son avant-propos, le grand musicologue français expose les motivations qui l’ont conduit à « écrire cette vie romancée de Lully, vingt ans après en avoir donné la première biographie d’après des documents authentiques. Si je m’y suis résolu, c’est que vivant par la pensée, depuis de longues années dans l’intimité de cet homme singulier, j’ai espéré pouvoir suppléer par l’intuition et l’imagination aux lacunes des documents. Avouerai-je que je crois sincèrement avoir approché la vérité en plusieurs endroits où pourtant les témoignages précis font défaut ? ». En 2002, Vincent Borel5 a renouvelé à sa façon l’expérience de Prunières en présentant un Baptiste sous-titré « roman » qui a fait l’objet d’une adaptation radiophonique sur France Musique. Rappelons aussi l’ouvrage de Pascal Quignard Tous les matins du monde duquel a été tiré le film évoqué plus haut et qui a rencontré un grand succès en librairie. Il est certain que, pour le grand public, ces types d’ouvrages sont beaucoup plus accessibles que les monographies strictement musicologiques et ont donc, outre leur qualité littéraire, leur utilité pour amener de nouveaux mélomanes au concert.

Exemples d’approches

11 Cette partie s’appuie en partie sur mon expérience personnelle dans le genre monographique, à savoir l’élaboration de quatre ouvrages sur Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Élisabeth Jacquet de La Guerre (1665-1729), Nicolas Clérambault (1676-1749), Jean-Féry Rebel (1666-1747)6, chacun s’étant présenté comme un exercice particulier. Idéalement, la monographie doit tenir un juste milieu entre l’évocation de la vie et l’analyse de l’œuvre. Ce juste milieu s’est situé différemment, notamment dans mes deux premiers ouvrages.

12 Ce qui caractérise encore aujourd’hui Marc-Antoine Charpentier, c’est sa personnalité secrète, voire mystérieuse. Elle existe essentiellement au travers de l’œuvre somptueuse qu’il nous a laissée et c’est celle-ci (plus de 550 pièces) qui m’a avant tout guidée. Pour le livre sur Élisabeth Jacquet de La Guerre, ma démarche prit d’autres voies. L’œuvre de la musicienne ne possède pas l’aspect imposant de celle de Charpentier, tout en offrant un intérêt certain, notamment par son caractère novateur. En revanche, la part biographique a pu être développée, notamment grâce à d’importantes découvertes dans les archives. Enfin, consacrer un ouvrage monographique et non seulement biographique, comme c’est le plus souvent le cas, à une compositrice me semblait constituer un enjeu non négligeable et plutôt nouveau en France, il y a plus de dix ans.

13 La monographie des compositeurs des XVIIe et XVIIIe siècles s’avère la plupart du temps un véritable ouvrage de recherche, dans la mesure où les sources sont souvent de première main. À ce titre, elle peut être enrichie d’un catalogue des œuvres, ce que j’ai effectué pour Clérambault et Rebel, de tableaux chronologiques pour Charpentier, de transcription d’écrits théoriques manuscrits, de documents iconographiques, d’une discographie…

14 Lorsqu’on écrit une monographie, on doit sans cesse avoir à l’esprit qu’elle va s’adresser à trois types de lecteurs potentiels, le chercheur, le musicien, le mélomane,

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qui ne recherchent pas les mêmes choses. Le chercheur s’intéresse aux éléments à partir desquels il va construire sa propre démarche, soit l’établissement d’éditions critiques, d’un catalogage plus approfondi, d’analyses techniques ou esthétiques… Le musicien est à l’affût de l’appréciation sur les œuvres qui pourront faire l’objet de concerts7. Le mélomane, lui, veut en savoir plus que ce que lui offre l’audition.

15 L’une des difficultés majeures d’une monographie musicale concerne précisément l’approche des œuvres. Par rapport à d’autres disciplines des sciences humaines, la musique a un langage propre et ne « parle » à la plupart des gens que lorsqu’elle est exécutée. Comment alors rendre compte de l’intérêt d’une invention mélodique, d’une conduite harmonique, de la construction de la composition… ? Quelle attitude doit adopter le musicologue ? Utiliser le langage technique spécifique à la musique, seul compréhensible par les spécialistes, en pointant chromatismes, accords de quinte diminuée, rythmes dactyliques et autres cadences rompues ? L’illustrer par des exemples musicaux lesquels, pour certains lecteurs, n’apportera qu’une distance supplémentaire ? L’éviter, faisant la part belle à la métaphore ou autres figures de style ? Afin d’être lisible par un public le plus large possible, l’auteur n’a d’autre solution que de transiger entre les deux démarches ou bien décide de demeurer rivé à la biographie, signant là l’impuissance de mettre en mots l’œuvre musicale.

16 Ces quelques considérations sur la monographie pourraient constituer le départ d’une réflexion théorique encore inédite sur ce genre qui apparaît fondamental pour l’histoire de la musique et qui permet une approche diversifiée de la création musicale, faisant appel à plusieurs autres domaines tels que l’histoire, la littérature, la liturgie… La monographie musicale offre des ouvrages également divers, en fonction du sujet, mais aussi de l’auteur qui va tisser avec son compositeur des liens personnels, au sein d’une démarche scientifique rigoureuse. La monographie permet d’atteindre des lecteurs que d’autres types d’études musicales, plus techniques, attireront moins. Comme l’ont écrit Henry Prunières ou Michel Antoine, l’objectif principal de la biographie, et a fortiori de la monographie, est d’amener son lecteur à la musique. Un nombre important de compositeurs français des XVIIe et XVIIIe siècles ont fait l’objet d’une ou de plusieurs monographies. Mais beaucoup de lacunes subsistent encore, alors que, dans le même temps, le genre semble s’essouffler. Pour terminer, j’aimerais reprendre la phrase de Jean Rousset qui montre tout à la fois l’ambiguïté et la richesse de ces recherches : « Il est bien vrai que chacun de nous se crée son XVIIe siècle, avec son arsenal de pensée, de savoir et de méthodes modernes, mais les œuvres qui nous en parviennent nous donnent un peu de sa présence et de ses rêves »8.

NOTES

1. Marcelle Benoit, Musiques de cour, Chapelle, Chambre, Écurie (1661-1733), Paris, 1971, p. I.

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2. Ce titre informatif m’a été expressément demandé par l’éditeur. 3. À l’époque de la sortie du livre, on ne parlait pas encore de musique baroque, ou alors d’une manière quasi-clandestine, mais de classicisme à l’imitation de cette catégorie en littérature. 4. Lionel de La Laurencie, Lully, Paris, 1911 ; Henry Prunières, Lully, Paris, 1927 ; Eugène Borrel, Jean-Baptiste Lully, Paris, 1949 ; Emmanuel Haymann, Lulli, Paris, 1991 ; Philippe Beaussant, Lully ou le Musicien du Soleil, Paris, 1992 ; Jérôme de La Gorce, Jean-Baptiste Lully, Paris, 2002. 5. Baptiste, roman, Paris, 2002. 6. Marc-Antoine Charpentier, Paris, 1988 (2004) ; Élisabeth Jacquet de La Guerre, une femme compositeur sous le règne de Louis XIV, Arles, 1995 ; Nicolas Clérambault, Paris, 1998 ; Jean-Féry Rebel, musicien des Éléments, Paris, 2007. 7. Pour faciliter le choix des interprètes, j’ai effectué un classement des œuvres de Charpentier par effectif. 8. Jean Rousset, L’intérieur et l’extérieur, Paris, 1976, p. 7.

INDEX

Index géographique : France Keywords : French music, musicology research, baroque music, biography, language, work, composer, monograph Mots-clés : musique française, recherche musicologique, musique baroque, biographie, langage, oeuvre, compositeur, monographie Index chronologique : 1600, 1700

AUTEUR

CATHERINE CESSAC Centre de musique baroque de Versailles

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La monographie d’architecte à l’époque moderne en France et en Italie : esquisse d’historiographie comparée

Claude Mignot

1 L’histoire de l’architecture occupe une place spécifique dans l’histoire de l’art, qui elle- même occupe une place singulière dans l’histoire1. L’édification d’un bâtiment est un « événement historique », mais entre le dessin de l’architecte et l’achèvement du chantier l’écart temporel peut être considérable et, beaucoup plus que les autres œuvres d’art, les bâtiments sont l’objet de remaniements, modernisations, restructurations, changements de décors ou d’usages, qui constituent autant d’événements qui appellent une lecture diachronique : la monographie d’édifice, qui analyse ce palimpseste monumental, est un genre qui ne saurait être absorbé dans le genre parallèle de la monographie d’architecte2.

2 Comme l’histoire de l’art en général, l’histoire de l’architecture balance entre deux approches : étudier l’ensemble de la production, ou pointer les œuvres majeures qui servent de modèles à leurs contemporains et qui ont un retentissement jusqu’au temps présent. Ce balancement reste permanent, quelle que soit la méthode : l’approche typologique prend en compte la série, mais doit aussi tenter de repérer les prototypes, même si la Kunstwissenschaft a parfois voulu se construire « sans noms » 3, voire « sans œuvres »4 ; inversement, la monographie d’architecte s’arrête sur les personnalités artistiques, dont les œuvres ont valeur inaugurale, mais l’innovation ne prend sens que sur un fond d’habitudes, qu’il faut aussi connaître pour en prendre la mesure.

3 Dans toute réflexion sur l’histoire, on ne doit exclure ni les habitudes, qui déterminent toutes les structures sociales entendues comme cristallisation provisoire des libertés précédemment exercées, ni la liberté inattendue, que tout individu peut choisir d’exercer (ou non) pour échapper à la répétition et à l’ennui5, au risque de créer lui- même une fascination pour ses œuvres, et de cristalliser de nouveaux usages où peut s’oublier leur valeur inaugurale de rupture. L’histoire de l’architecture est en polarité

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réversible avec la masse des histoires individuelles : pas d’histoire de l’architecte sans monographies d’architectes ; pas de monographies d’architectes, qui ne s’enlève sur le double fond d’une histoire de l’architecte et d’une histoire des différents types architecturaux6.

La fortune italienne du modèle vasarien

4 En construisant son histoire de la « renaissance des arts » sur une suite de « vies » d’artistes, Vasari a établi un modèle historiographique puissant, qui déborde de beaucoup le modèle de l’éloge qui le fonde au début de l’entreprise7. En mêlant les architectes aux peintres et aux sculpteurs, tous maîtres de l’art du dessin, il néglige la dimension matérielle qui marque l’architecture, et donne du même coup à l’historiographie architecturale italienne son tour particulier. Même si le nombre des architectes retenus est bien inférieur à celui des peintres et sculpteurs8, l’architecture est traitée dans les Vite sur le même pied que les deux autres arts du dessin : dans le titre, dans les introductions et dans les illustrations (encadrements des portraits et allégorie des arts du dessin). Elle clôt le volume en 1550 avant de l’introduire en 1568.

5 Ce traitement indifférencié des maîtres du dessin s’appuie sur une singularité de la culture italienne : les architectes sont souvent aussi peintres ou sculpteurs, voire l’un et l’autre. Ce biais se retrouve dans les recueils de biographies ultérieurs, de Baglione (1644) et Bellori (1672) à Temanza9. La monographie d’architecte naît d’une spécialisation grandissante du genre : dans la seconde moitié du XVIIIe siècle paraît un recueil spécifique de biographies d’architectes par Milizia10 et se multiplient les biographies individuelles, qui s’écartent peu à peu du modèle ancien de l’éloge et du modèle vasarien de la biographie artistique pour préfigurer la monographie érudite11.

6 Cette tradition marque encore de son empreinte l’historiographie architecturale italienne contemporaine : dans le demi-siècle écoulé, on dispose par exemple au moins de cinq monographies italiennes sur le seul Brunelleschi12, de quatre sur Bramante13, de six sur Palladio14, de cinq sur Borromini15, mais aussi de deux sur Vasari, architetto et sur Le Bernin architecte16, etc17.

7 Il s’agit là d’un choix historiographique conscient, délibéré, comme le montre l’éclairante polémique qui éclata en 1938 entre Gustavo Giovannoni et Adolfo Venturi à l’occasion de la recension par le premier de la Storia dell’architettura del Cinquecento, publiée cette année-là par le second18. « Le système des biographies n’est pas adapté à l’histoire de l’architecture dans la mesure où celle-ci se manifeste dans une large mesure à travers l’évolution des types et des moyens techniques », écrit Giovannoni, contestant le plan de l’ouvrage de Venturi construit sur la simple juxtaposition de monographies des grands architectes du XVIe siècle italien, de Bramante à Maderno. Se désintéresser des méthodes constructives et administratives signifie se réduire à voir l’architecture seulement comme surface ; une construction ne peut être analysée par la seule « osservazione visiva » ; l’analyse des détails comme moyen d’attribution sert peu en histoire de l’architecture, car les détails sont confiés aux ouvriers ; la paternité de l’architecture commence avec le maître de l’ouvrage (committente), se poursuit dans les figures des administrateurs et des appaltatori, qui assez souvent masquent la figure de l’architecte, et encore avec les ouvriers, depuis les modestes maîtres-maçons, marbriers, charpentiers et menuisiers, qui expriment chacun leur personnalité dans l’édifice qui s’élève : tels sont les principaux arguments de Giovannoni, qui avait déjà

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défendu ces thèses dans la première édition de ses Saggi nell’architettura del Rinascimento19.

8 Venturi lui réplique que l’histoire de l’art refuse la typologie morphologique justement pour devenir histoire de l’art, histoire des personnalités artistiques en tant que telles, et non biographie des artistes (artefici) en tant qu’hommes (comme Vasari l’a fait, écrit- il, d’une manière magnifique, étant donné les idées historiques de son temps) : « L’histoire des types morphologiques est une histoire d’abstractions, tandis que le style artistique de toute personnalité est quelque chose de réel. Tout cela, poursuit-il, les historiens de la peinture et de la sculpture le savent parfaitement, et lorsqu’ils se servent de typologies morphologiques, ils ne les confondent pas avec la réalité historique. Mais les historiens de l’architecture ont toujours été en retard sur leurs collègues, précisément parce qu’ils confondent construction et architecture, pratique et art ».

9 Quoiqu’en dise Venturi, Giovannoni a bien vu la source vasarienne de cette méthode monographique, mais il a lui-même publié deux monographies sur Vanvitelli et sur Antonio da Sangallo le Jeune20.

10 Pour l’historiographie architecturale italienne, le modèle dominant est bien celui de la monographie : l’architecte est un artiste, dont on aime à faire et refaire le portrait21.

Le modèle typologique et la tradition française

11 À l’inverse, issus pour la plupart des métiers du bâtiment, les architectes français semblent plus proches des usages et des typologies constructives que de l’invention du dessin. Ceci explique sans doute cela : jusqu’à une période récente, la figure de l’architecte n’a occupé en France qu’une place marginale dans l’histoire de l’architecture, et donc la monographie d’architecte est restée longtemps un genre beaucoup moins pratiqué que les études typologiques. Dans la ligne des recueils de modèles d’architecture, mais en rupture méthodologique avec eux, J.-G. Legrand envisage ainsi dès 1800 de publier une Histoire générale de l’architecture, fondée sur des planches synoptiques, historiques et chronologiques, de dessins d’édifices dans leur état d’origine et dans leur état actuel, classés par genres22, et encore dans les années 1960-1980 les études françaises les plus neuves abordent-elles l’architecture par type, du château à l’hôtel urbain, de l’église à l’hôtel de ville23.

12 À la différence de l’Italie, la culture française accorde, depuis toujours, plus d’attention aux commanditaires et aux monuments qu’aux architectes. Alors que dans ses Vite degli architetti, pittori, scultori (1550) Giorgio Vasari célèbre la figure de l’architecte-artiste, Jacques Androuet du Cerceau ne nomme dans son recueil des Plus excellents bâtiments de France (1576-1579) qu’un seul architecte, Pierre Lescot24. Dans la préface de sa traduction du De architectura de Vitruve, Claude Perrault déplore cette situation, sans pouvoir la modifier : « Quand ceux qui pouvaient faire quelque chose de rare ont vu que le nom des grands hommes, qui ont travaillé avec un si heureux succès, n’était connu de personne, pendant que celui du moindre architecte d’Italie était consacré à l’éternité par les plus excellents écrivains de leur temps, […] ils ont mieux aimé prendre tout autre parti que d’embrasser une profession si peu capable de satisfaire la passion qu’ils avaient pour la gloire »25. Comme la monographie d’artiste en général, la monographie d’architecte est sous-tendue par le genre ancien de l’éloge ; or, si l’Académie de peinture s’attache à faire composer des éloges de ses membres défunts, l’Académie

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d’architecture n’a pas ce même souci. L’historiographe de Louis XIV, André Félibien, rassemble des vies de peintres dans ses Entretiens, mais son fils Jean-François ne peut conduire que de l’Antiquité au Moyen Âge l’entreprise parallèle sur les architectes. Le premier recueil français de « vies d’architectes » modernes français est publié seulement en 1787 par Dézallier d’Argenville, qui s’inspire de la traduction de l’ouvrage de Milizia, publié en 177126.

13 L’historiographie du XIXe siècle, de la Société française d’archéologie, héritière des antiquaires27, à l’École des Chartes, héritière de la tradition documentaire des Mauristes28, ne change pas grand-chose à ce pli culturel : les études typologiques, les monographies d’édifices et les publications de sources prennent le pas sur l’étude des personnalités artistiques.

14 L’historiographie comparée de l’histoire de l’architecture en France et en Italie ne peut que constater la permanence de l’asymétrie, qui marquait encore il y a peu notre discipline : en Italie, une floraison de monographies, sans équivalent en France, asymétrie que redouble un déséquilibre dans la nature de ces monographies, longtemps sans doute plus nombreuses, même en français, pour les architectes italiens que pour leurs contemporains français.

15 Jusqu’à une période récente, l’étude de l’architecture française de l’époque moderne reste marquée par sa double origine. À l’exception de Delorme ou de Ledoux, dont les remarquables traités expliquent sans doute l’attention exceptionnelle et continue qu’ils ont suscitée29, les architectes français ont retenu l’attention à l’étranger plus qu’en France. Jusque vers 1990, les premières monographies scientifiques des grandes figures d’architectes français furent publiées par Anthony Blunt, ses élèves, et quelques chercheurs allemands ou américains30. Des figures majeures restent dans l’ombre : la seule monographie sur Jacques Androuet du Cerceau date de 1887, aucune monographie digne de ce nom sur Jules Hardouin-Mansart, aucune monographie sur Pierre Lescot, Louis Le Vau, Lassurance ou Pierre de Vigny, etc.

De la monographie d’architecte à la figure de l’architecte

16 La situation a commencé à changer depuis quelques lustres, d’abord pour les architectes des Lumières alors à la mode, puis pour les architectes du XIXe siècle que l’on commençait à réévaluer, plus récemment pour ceux de la première tradition classique, comme nous l’avons souligné dans une chronique31.

17 Il y a trente ans, une série d’expositions monographiques, organisées à l’hôtel de Sully, au Musée Carnavalet, puis par l’Action artistique de la ville de Paris, visa à faire connaître l’œuvre d’architectes qu’on appelait alors « néoclassiques », de Charles de Wailly à Alexandre-Théodore Brongniart32. Parallèlement, le grand mouvement de réévaluation de l’architecture du XIXe se manifesta aussi par des expositions monographiques33.

18 Plus récemment, depuis une quinzaine d’années, une réévaluation monographique des grandes figures de la tradition classique française s’est engagée à son tour. Outre le cas particulier de Serlio34, ont fait, font ou feront successivement l’objet de monographies : Pierre Le Muet (1991), François Mansart (1998), Philibert De L’Orme (2000), Libéral Bruand (2004), Jacques Lemercier (2005), ainsi que Charles Errard (2004) et Étienne

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Dupérac (2006) qui ne sont pas seulement des architectes, et encore Louis et Clément Métezeau, Louis Le Vau, les Franque35. Les Éditions du patrimoine ont lancé une collection de monographies d’architectes36, et dans les deux années à venir devraient aussi paraître des livres sur deux protagonistes majeurs de l’architecture française de l’âge moderne : Jacques Androuet de Cerceau37 et Jules Hardouin-Mansart38.

19 On a aussi redécouvert des figures de minores actifs à Paris comme en province : la personnalité méconnue de Jean Delespine, qui bâtit les grands hôtels particuliers de la Seconde Renaissance à Angers, la figure ambiguë d’Hughes Sambin, graveur, menuisier et architecte, et celle de l’architecte itinérant Jacques Gentillâtre, les figures de Claude Fouques, de Guillaume Tabourot à Dijon, de Gabriel Soulignac, architecte de la maison de Guise, ou encore de Charles Chamois, proche de Louis Le Vau, à qui on a pu attribuer l’hôtel Lauzun, de Pierre Cottard, qui remanie l’hôtel Amelot de Bisseuil ou de l’Italien Valperga, architecte du Cardinal Mazarin39. Parfois cette découverte vient brusquement éclairer la cause secrète des ressemblances entre un groupe d’édifices, comme lorsqu’on a pu ré-attribuer à un même architecte, François Gabriel, un ensemble de châteaux qui présentaient une polychromie singulière40. Commencent à paraître des études sur de grands entrepreneurs de maçonnerie, dont la carrière singulière éclaire des pans de l’histoire de l’architecture d’une manière sans doute aussi décisive que les architectes-dessinateurs41.

20 Si l’historiographie française de l’architecture moderne s’est ainsi tardivement convertie au genre de la « monographie d’architecte » en se mettant à l’école de l’Italie et des pays anglo-saxons, il n’en reste pas moins des zones de résistance. Faute de documents, l’architecture de la Renaissance française reste faite, comme l’a justement souligné Jean-Marie Pérouse de Montclos42, de chefs d’œuvre sans architectes (les châteaux de Chenonceaux, Chambord, Madrid, Maulnes, Charleval, etc.) et d’architectes sans œuvres (Du Cerceau, Jean de Verdun)43. Lorsqu’il y a devis et marchés, ceux-ci nomment le maçon, et non celui qui a donné les dessins, le pourtrayeur.

21 L’un des premiers signes de la nouvelle culture « à l’italienne » est précisément que l’architecte se soucie de voir inscrire son nom dans le contrat, et le dernier qu’il se préoccupe de publier ses dessins, comme le fait Le Muet en 1647, puis Le Pautre et Cottard, ou de les faire publier, comme le font Le Vau, Lemercier, les Mansart et tant d’autres jusqu’à nos jours. De manière significative, les premières biographies et monographies d’architectes se font autour d’un noyau d’œuvres gravées, des « vies » de Vignole et de Michel-Ange par Charles d’Aviler aux premières monographies de Delorme et Du Cerceau.

22 Lorsque de bons ou de très bons artisans sont au service d’une tradition constructive et distributive, l’approche typologique est la seule qui fasse sens. Pas de vraie monographie d’architecte sans architecte-artiste, sans trace de son invention « dans l’airain », comme on disait, ou mieux sur le papier : architectures à l’encre ou au graphite, à la plume ou au pinceau, qui lui permettent de rejoindre le panthéon des « maîtres du dessin ».

Des architectes à l’architecte

23 L’établissement de ces monographies de référence, qui commencent à constituer une collection assez large, permet d’engager une seconde phase d’études. Nourrie de tous ces cas particuliers examinés à la loupe, la figure de l’architecte peut donner lieu à des

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enquêtes de plus en plus précises sur la formation des architectes, leurs bibliothèques, les processus d’’invention, leurs relations avec les commanditaires d’un côté, les entrepreneurs et ouvriers de l’autre. Nous en avons esquissé en 1998 la problématique dans une contribution à l’ouvrage collectif Histoire de l’architecte44.

24 Depuis, la collecte et la publication de documents premiers se sont poursuivies, les minutes notariales à Paris, comme en Province, restant, pour les XVIe et XVIIe siècles, une source décisive sans laquelle il est difficile de faire des avancées significatives, tandis que les expertises des greffiers des bâtiments apparaissent comme la source majeure pour la période suivante45.

25 Des enquêtes plus systématiques se sont engagées, d’une part sur les bibliothèques d’architectes, en liaison avec le programme d’étude des livres d’architecture engagé par l’INHA, d’autre part sur le travail concret de l’architecte, invention du dessin et établissement des devis. La publication de plusieurs corpus de devis et marchés46 comme de nombreux inventaires de bibliothèques d’architectes, est venue considérablement enrichir les données de référence, et la méthode d’analyse s’est affinée47.

26 La lecture plus attentive de ces documents ouvre des perspectives inattendues sur le travail de l’architecte. L’enquête sur l’entreprise éditoriale de Jacques Androuet du Cerceau a conduit à s’interroger sur le rôle des modèles, dessinés et gravés, publiés par son atelier, dans l’invention architecturale du demi-siècle suivant. Parallèlement, on mesure mieux l’ambivalence complexe des relations entre architectes et commanditaires48. Démêler cette complexité permet de mieux comprendre ce qui relève de l’invention pure de l’architecte.

27 La monographie d’architecte est donc à la fois l’assise et le terme de l’histoire de l’architecture : pour paraphraser un aphorisme de Kant, une pure monographie d’architecte serait aveugle ; mais une histoire de l’architecture sans noms et sans œuvres d’architectes singuliers est vide.

NOTES

1. Voir la table ronde animée par Jean-Michel Leniaud sur « La place de l’histoire de l’art dans la synthèse historique » au congrès de l’A.P.A.H.A.U. à Bordeaux, en 1999. 2. Pour un exemple spectaculaire de déconstruction régressive, voir Françoise Boudon, Jean Blécon, Le château de Fontainebleau, de François Ier à Henri IV, les bâtiments et leurs fonctions, Picard, 1998. Pour surmonter la contradiction entre les deux logiques monographiques, les historiens de l’architecture ont pris l’habitude d’établir en annexe de la monographie d’architecte un catalogue des œuvres qui, édifice par édifice, traite et de l’état antérieur et des transformations postérieures. Le modèle établi par James S. Ackerman, The architecture of Michel-Ange (1961 ; tr. fr. : L’architecture de Michel-Ange, Paris, 1991), a été adopté par les élèves d’Anthony Blunt, qui

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n’avait pas employé cette méthode dans son Philibert De L’Orme (Londres, 1953 ; Paris, 1958), comme dans les dernières monographies françaises (par exemple Alexandre Gady, Jacques Lemercier, architecte et ingénieur du roi, Paris, 2005). 3. Comme Heinrich Wölfflin tente de le faire dans son Renaissance et baroque (Bâle, 1988 ; Paris, 1961), et plus encore dans ses Principes fondamentaux d’histoire de l’art, (Munich, 1915, 1929-1933 ; Paris, 1952, 1992), où il cherche à définir « styles nationaux » et « styles d’époque ». 4. Comme Roland Barthes avait prétendu le faire pour la littérature, « Histoire et littérature : à propos de Racine », dans Annales, E.S.C., mai-juin 1960, p. 524-537, repris sous le titre « Histoire ou littérature », dans Pour Racine, Paris, 1963, p. 147-167, cité dans Hubert Damisch, « Histoire et/ou théorie de l’art » (1968), 1971. 5. Alberti et Borromini associent la pratique du dessin architectural à un recours contre l’ennui (taedium/tedio). 6. Voir Louis Callebat éd., Histoire de l’architecte, Paris, 1998 ; Nikolaus Pevsner, A history of building types, Washington, (1970-1976), 1979. 7. Giorgio Vasari, Le vite de’ più eccellenti architetti, pittori et scultori italiani, da Cimabue, insino a’ tempi nostri, (Florence, 1550), Turin, 2 vol., 1991, et Giorgio Vasari, Le vite de’ piu eccellenti pittori, scultori e architetti, da Cimabue insino a’ tempi nostri, Florence, 1568 ; trad. fr. : André Chastel éd., Paris, 12 vol, 1981-1989. 8. Aucune vie d’architecte dans la première partie en 1550, Arnolfo da Cambio n’étant introduit que dans l’édition de 1568 ; huit architectes sur cinquante deux « Vies » dans la seconde partie ; neuf sur quarante-deux dans la troisième partie ; et encore beaucoup sont aussi peintre ou sculpteur (voire pratiquant les trois arts du dessin, comme Léonard et Michel-Ange, soit dix-huit vies d’artistes ayant pratiqué l’architecture, dont seulement huit ne sont qu’architectes. 9. Tommaso Temanza, Vite dei piu celebri architetti e scultori veneziani che fiorirono nel Secolo Decimosesto (1778), Liliana Grassi éd., Venise, 1966. 10. Francesco Milizia, Vite de’ piu celebri architetti d’ogni nazione e d’ogni tempo, Rome, 1768. 11. Tommaso Temanza, Vita di Jacopo Sansovino, fiorentino, scultore e architetto, 1752 ; Id., Vita di Andrea Palladio, Venise, 1762 ; Id., Vita di Vincenzio Scamozzi vicentino, architetto, Venise, 1770 ; Elogio di Michele Sanmicheli, architetto, 1814 ; A. Bolognini Amorini, Elogio di Sebastiano Serlio, architetto bolognese, Bologne, 1823. 12. Voir Giulio-Carlo Argan, Brunelleschi, Milan, 1952. La traduction française (Paris, 1981), (outre C. Bozzoni, G. Carbonara, F. Brunelleschi : saggio di bibliografia, I, Rome 1977, recensant la bibliographie brunelleschienne de 1436 à 1976) renvoie aux monographies de E. Luporini (Milan, 1964), E. Battisti, (Milan, 1976), C. L. Ragghianti (Florence, 1977) ; voir encore, depuis, Arnaldo Bruschi, Filippo Brunelleschi, Milan, 2006. 13. Arnaldo Bruschi, Bramante architetto, Bari, 1969 ; Id., Bramante, Bari, 1973 ; Giuseppe Caronia, Ritratto di Bramante, Bari, 1986 ; Franco Borsi, Bramante, Milan, 1989. 14. Roberto Pane, Andrea Palladio, Turin, 1961 ; Nicola Ivanoff, Palladio, Milan, 1967 ; Lionello Puppi, Andrea Palladio, Milan, 1973 ; Franco Rigon, Palladio, Bologne, 1980 ; Pino Guidolotti, Andrea Palladio, Venise, 2000 ; Lionello Puppi, Andrea Palladio, introduzione all’architettura, Venise, 2005, sans parler des nombreuses expositions monographiques. 15. Giulio-Carlo Argan, Borromini, Rome, 1952, (Paris, 1996) ; Maria Venturi Perotti, Borromini, Milan, 1952 ; Paolo Portoghesi, Borromini, architettura come linguaggio, Rome/Milan, 1967 (Paris, 1968, 1984, 1990, 1994) ; Piero Bianconi, Francesco Borromini, Bellinzona, 1967 ; Arnaldo Bruschi, Borromini, manierismo spaziale oltre il barocco, Bari, 1978 (rééd. Turin, 1999) ; Leros Pitoni, Francesco Borromini l’iniziato, Rome, 1995 ; voir aussi Richard Bösel, Christoph. L. Frommel éd., Borromini e l’universo barocco, Milan, 1999, et Francesco Borromini, atti del convegno internazionale Rome, 13-15 gennaio 2000, Milan, 2000. 16. A. Gambuti, Vasari architetto, Florence, 1976 ; Claudia Conforti, Vasari architetto, Milan, 1993 ; Roberto Pane, Bernini architetto, Venise, 1953 ; Franco Borsi, Bernini architetto, Milan, 1980.

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17. Le catalogue informatisé de la bibliothèque de l’INHA fait apparaître une cinquantaine de monographies italiennes d’architectes modernes, caractérisées par la présence dans le titre du mot « architetto ». 18. Gustavo Giovannini, Storia dell’arte italiana, t. XI, Architettura del cinquecento, Milan, 1938-1940 ; recension d’Adolfo Venturi dans Palladio, t. III, 1938, p. 107 ; A. Venturi, « Sul metodo della storia del’architettura », dans L’arte, IV, 1938. 19. « L’ordinamento di una storia dell’architettura del Rinascimento puo seguire il criterio della tipologia morphologica e funzionale, come ha fatto il Durm […], e sopratutto quel grandissimo e insuperato studioso che fu il Burchkardt, ovvero quello biografico, seguito, quasi secondo Vasari, dal Venturi ; ed è ordinamento, che potrebbe dirsi degli eroi ». Sur la place de l’histoire de l’architecture parmi les arts libéraux ou parmi les arts mécaniques, voir Xénia Muratova, « Vir quidem fallax et fasidicus, sed artifex praeelectus », dans Xavier Barral i Altet éd., Artistes, artisans et production artistique au Moyen Âge, (colloque, Rennes, 1988), Paris, 1986, p. 58-59 ; Pierre Vaisse, « De l’architecture considérée comme un des beaux-arts », dans Thierry Pacquot éd., Les passions de Le Corbusier, Paris, 1989, p. 117-128. 20. Gustavo Giovannoni, Vanvitelli, Rome, 1937 ; Id., Antonio da Sangallo il Giovane, Rome, 1959. 21. Giuseppe Caronia a publié trois monographies sous le titre de ritratto, qui se substitue aux termes vieillis d’elogio ou de vita : Ritratto di Michelangelo architetto, Bari,985 ; Ritratto di Bramante, Bari, 1986 ; Ritratto di Borromini, Bari, 1987. 22. Daniela Del Pesco, « L’histoire générale de l’architecture de J.-G. Legrand », dans Daniel Rabreau, Bruno Tollon éd., Les progrès des arts réunis, 1763-1815, Bordeaux, 1992, p. 291-301. 23. Dans la ligne de l’ouvrage fondateur de la moderne histoire de l’architecture moderne, François Gébelin, Les châteaux de la Renaissance (Paris, 1927), on peut citer à titre d’exemples : Michel Gallet, Demeures parisiennes. L’époque de Louis XVI, Paris, 1964 ; Id., Paris Domestic architecture of Eighteenth century, Londres/Washington, 1972 ; Jean-Pierre Babelon, Demeures parisiennes au temps d’Henri IV et de Louis XIII, Paris (1965), 1991 ; Id., Châteaux de France au siècle de la Renaissance, Paris, 1984 ; Jean Mesqui, Châteaux et enceintes de la France médiévale, de la défense à la résidence, Paris, 1991-1993 ; Id., Châteaux-forts, de la guerre à la paix, Paris, 1995 ; Id., Châteaux forts et fortifications en France, Paris, 1997, et encore Pascal Liévaux, Les hôtels de ville en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Thèse de doctorat, Université Paris IV, 1990 ; Id., Les écuries des châteaux français, Paris, 2005, ainsi que les innombrables études sur les églises de France, régions par régions, époques par époques. 24. Delorme, mentionné incidemment pour une charpente ajouté au château antérieur de La Muette, n’est pas nommé dans les notices sur Anet, Saint-Maur, Saint-Germain ou les Tuileries. 25. Claude Perrault, Les dix livres d’architecture de Vitruve, corrigés et nouvellement traduits en français, Paris, 1673, préface ; cité dans Françoise Fichet, La théorie architecturale à l’âge classique, Bruxelles/Liège, p. 210-211. 26. Francesco Milizia, Vite de’ piu celebri architetti d’ogni nazione e d’ogni tempo, Rome, 1768 [Vies des architectes anciens et modernes qui se sont rendus célèbres chez les différentes nations, M. Pingeron, C. A. Jombert éd., Paris, 1771] ; Dézallier d’Argenville, Vies des fameux architectes depuis la Renaissance, Paris, 1787. 27. D’Arcisse de Caumont à Francis Salet, l’archéologie monumentale part de l’édifice ; la redécouverte des maîtres d’œuvre singuliers de l’âge gothique est un chantier relativement récent de l’histoire de l’architecture française médiévale. 28. Bertrand Jestaz, « La conversion à l’histoire », dans École nationale des chartes, Histoire de l’École depuis 1821, Thionville, 1997, p. 121-125. 29. Pour Delorme, voir Jean-Marie Pérouse de Montclos, Philibert De L’Orme, architecte du roi (1514-1570), Paris, 2000, qui récapitule sa fortune critique ; sur les cinq monographies parues depuis 1887, une seule est critique : Henri Clouzot, 1910 ; pour Ledoux, Michel Gallet, Claude-

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Nicolas Ledoux, Paris, 1980 et Daniel Rabreau, Ledoux, l’architecture et les fastes du temps, Bordeaux, 2000. 30. Anthony Blunt, François Mansart, Londres, 1941 ; Id., Philibert De L’Orme, Londres, (1958) 1963, première monographie moderne d’un architecte français de la tradition classique ; Rosalys Coope, Salomon de Brosse, Londres, 1972 ; Allan Braham, Peter Smith, François Mansart, Londres, 1973 ; David Thomson, « Jacques Androuet du Cerceau », thèse inédite, Courtauld Institute, 1976 ; Christopher Tadgell, Ange-Jacques Gabriel, Londres, 1978. Voir aussi Robert Berger, Antoine Le Pautre, a French architect in the Era of Louis XIV, New York, 1969 ; Robert Neuman, Robert de Cotte and the perfection of architecture in the eighteenth century, Chicago, 1994. 31. Claud Mignot, «Vingt ans de recherches sur l’architecture française à l’époque moderne, 1540-1708 », dans Histoire de l’art, n° 54, juin 2005, p. 3-12. 32. Charles de Wailly, peintre architecte dans l’Europe des lumières, 1730-1778, Bordeaux, 1979 ; M. Gallet éd, Ledoux et Paris, Paris, 1979 ; Id., Soufflot et son temps, Bordeaux, 1980 ; Michel Gallet, Yves Bottineau éd., Les Gabriel, Paris, 1982 ; Michel Gallet, Jorge Garms éd., Germain Boffrand, l’aventure d’un architecte indépendant, Lunéville, 1986 ; Alexandre-Théodore Brongniart, architecture et décor, Paris, 1986 ; Monique Mosser éd., Jacques Antoine, architecte créateur, Paris, 1990. Voir aussi Claude Cosneau éd., Mathurin Crucy, 1749-1826, architecte nantais néoclassique, Nantes, 1986 ; Jean-Louis Bariton Dominique Foussard, Chevotet, Contant, Chaussard, un cabinet d’architectes au siècle des lumières, Lyon, 1987 ; Antoine Picon, Claude Perrault ou la curiosité d’un classique, Paris, 1988. Voir in fine la très précieuse récapitulation : Michel Gallet, Les architectes parisiens du XVIIIe siècle , dictionnaire biographique et critique, Paris, 1995. 33. Henri Labrouste, architecte, Paris, 1976 ; Hector Horeau, Paris, s. d. ; Viollet-le-Duc, Grand Palais, 1980 ; Gabriel Davioud, architecte de Paris, Paris, 1981-1982 ; Claude Laroche éd., Paul Abadie, architecte, 1812-1884, entre archéologie et modernité, Angoulême, 1984-1985 ; Hittorf, un architecte du XIXe, Paris, 1986-1987 ; Louis Visconti, Paris, 1991 ; Félix Duban, Blois, 1996, etc. 34. Sabine Frommel, Sebastiano Serlio et l’architecture de la Renaissance, Paris, (1998) 2002 : issu d’une thèse allemande monographique sur le château d’Ancy-le-Franc, l’ouvrage a été rédigé entre la France et l’Italie. 35. Voir la liste publiée par nous dans Histoire de l’art, n° 54, 2004, p. 11-12. Depuis, la thèse d’A. Gady sur Lemercier a été publiée en 2005 (voir note 2) et celle d’Emmanuel Lurin sur Dupérac a été soutenue en 2006. 36. Jean-Marie Pérouse de Montclos, Jacques-Germain Soufflot, Paris, 2004 ; Pierre Pinon, Louis- Pierre et Victor Baltard, Paris, 2005, etc. 37. Outre une réédition annotée des Plus excellents bâtiments de France (Paris, 1988), D. Thomson publia un gros article sur Baptiste Androuet du Cerceau, dans Bulletin monumental, t. 148/I, 1990, p. 47-81, mais sa thèse sur Jacques Androuet (1976) est restée inédite. Une équipe réunie autour de Jean Guillaume, à laquelle D. Thomson s’était d’abord associé, prépare une monographie collective, à paraître en 2007-2008. 38. Deux monographies sont en préparation, d’une part par Bertrand Jestaz, qui avait soutenu une thèse de l’École des Chartes restée inédite (1962) ; d’autre part sous la direction d’Alexandre Gady, en liaison avec une exposition projetée à l’occasion du tricentenaire de sa mort. 39. Liliane Chatelet-Lange, « Jacques Gentillâtre », dans Fondation Eugène Piot, monuments et mémoires, t. 70, 1989, p. 71-138 ; Marie Agnès Férault, « Charles Chamois », dans Bulletin monumental, 1990, p. 117-153 ; Henri-Stéphane Gulczynski, « Les Tabourot et l’architecture », dans François Moureau, Michel Simonin éd., Tabourot, seigneur de Accords, Paris, 1990, p. 33-65 (voir aussi Id., « L’hôtel de Vogüé », dans Bulletin monumental, 1999, p. 169-183) ; Michel Borjon, Guy- Michel Leproux, « Gabriel Soulignac, architecte de la maison de Guise », dans Cahiers de la Rotonde, n° 17, p. 63-106 ; Dominique Letellier, Olivier Biguet, « Les hôtels particuliers de la seconde Renaissance à Angers et le rôle de Jean Delespine », dans Archives d’Anjou, 1999, n° 3, p. 55-90 ; Hugues Sambin, un créateur du XVIe siècle, vers 1520-1601, Paris, 2001 ; Alexandre Cojannot, « Antonio

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Maurizio Valperga, architecte du Cardinal Mazarin à Paris », dans Paris et Île-de-France. Mémoires, t. 54, 2003, p. 33-60 ; Nicolas Courtin, « Pierre Cottart, un architecte ordinaire des bâtiments du roi », dans Paris patrimoine, histoire de l’architecture et archéologie, n° 1, 2004, p. 12-21 ; Guy-Michel Leproux, « Claude Fouques, architecte du cardinal de Lorraine, de Diane de Poitiers et de Charles IX », dans Documents d’histoire parisienne, n° 5, 2005, p. 15-26. 40. Marie-Hélène Since, « François Gabriel, un architecte novateur à la fin du XVIe siècle en Basse Normandie », dans Société historique et archéologique de l’Orne, t. CIX, n° 4, « Arts dans l’Orne », mars 1991, p. 49-70. 41. Après l’article pionnier de Mireille Rambaud, « Une famille d’architectes, les Delespine », Archives de l’art français, t. XXIII, « Documents inédits sur l’art français du XVIIe siècle », 1968, p. 1-62, sont parus notamment : Jean-Pierre Babelon, « Jean Thiriot, architecte à Paris sous Louis XIII », dans Cahiers de la Rotonde, n° 10, 1987, p. 69-131 ; Claude Dulong, « Un entrepreneur de Mazarin, Nicolas Messier », dans Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, 1992-94 (1997), p. 37-94. 42. Pérouse de Montclos, cité n. 29, p. 14 : « De grands auteurs sans œuvres et de grandes œuvres sans auteur, telle est la situation paradoxale de l’histoire de l’architecture française de la Renaissance ». Ajoutons que nous avons des noms dont nous ne savons s’ils sont ceux de maçons, simples entrepreneurs, ou d’architectes bâtisseurs, comme Claude Fouques (voir Leproux, cité n. 39). 43. Dans son grand poème La Galliade ou la Révolution des arts et des sciences, (F. Roudaut éd., Paris [1578] 1993), Guy Lefèvre de la Boderie nomme les grands architectes du siècle, en mêlant aux noms attendus (Serlio, Delorme, Goujon, Lescot), ou moins (Jean de Verdun, Sambin) des noms d’auteurs de traités (Jean Martin, Philandrier), des peintres et sculpteurs (Jean Cousin, Nicolas Aubin, Philippe Damfrie), et autres savants (Abel Foulon), de commanditaires passionnés d’architecture (Philippe de Boulainvillers, comte de Dammartin). Il ne nomme pas Jacques Androuet du Cerceau, salué par d’autres contemporains, comme un des plus grands architectes de son temps (« Et l’autre ingénieux architecte divin, qui du grand Charles l’ouvrage mène à fin » est sans doute plutôt son fils Baptiste, architecte de Henri III) : la question de l’attribution à Du Cerceau d’œuvres orphelines (les châteaux de Verneuil et de Charleval, notamment), reste encore ouverte. 44. Claude Mignot, « Architectes du grand siècle : un nouveau professionnalisme », dans Louis Callebat éd., Histoire de l’architecte, Paris, 1998, p. 106-127. 45. Catherine Grodecki, Histoire de l’art au XVIe siècle (1540-1600), t. I, Architecture, vitrerie, menuiserie, tapisserie, jardins, Paris, 1985. 46. Catherine Grodecki, Les travaux de Philibert Delorme pour Henri II et son entourage, documents inédits recueillis dans les actes des notaires parisiens, 1547-1566, dans Archives de l’art français, t. XXXIV, 2000 ; Andrée Chauleur, Pierre-Yves Louis, François Mansart, les bâtiments, marchés de travaux (1623-1665), Paris, 1998 ; voir aussi les annexes des monographies sur Jacques Lemercier, Pierre Le Muet, Louis Le Vau ou Libéral Bruand. 47. Voir Alexandre Cojannot, « En relisant les devis et marchés de François Mansart », dans Bibliothèque de l’École des chartes, t. 157, 1999, p. 230-238. 48. Tarek Berrada éd., Architectes et commanditaires, Cas particuliers du XVIe au XXe siècle, Paris, 2006.

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INDEX

Keywords : edifice monograph, architect-artist, historiography, architecture history, monograph, methodology, typology Mots-clés : monographie d'édifice, architecte-artiste, historiographie, histoire de l'architecture, monographie, méthodologie, typologie Index géographique : France Index chronologique : 1700

AUTEURS

CLAUDE MIGNOT Centre André Chastel, Université de Paris IV-Sorbonne

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Courbet par Clark : visions politiques et visées polémiques d’une monographie

Thomas Schlesser

1 Le rôle joué par la monographie de Timothy J. Clark (Image of the People, Gustave Courbet and the 1848 revolution, Londres, 1973 ; trad. fr. : Une image du peuple. Gustave Courbet et la révolution de 1848, Villeurbanne, 1991) sur les questions très classiques de Gustave Courbet et de son esthétique réaliste est incontestablement un des exemples les plus spectaculaires de rupture dans l’historiographie moderne. Elle est le fait d’un historien de l’art anglais, lié dans le courant des années 1960 au mouvement situationniste et à la pensée marxiste. Nous souhaiterions brièvement évoquer les modalités de cette rupture et ses incidences complexes au cours des trente dernières années.

Une histoire de l’art engagée

2 Image of the people est issu, comme The Absolute Bourgeois (The Absolute Bourgeois: Artists and Politics in France, 1848-1951, Londres, 1973) de la thèse de doctorat de Clark menée au Courtaud Institute of Art. Les deux ouvrages sont publiés simultanément chez Thames and Hudson, en 1973. Image of the people forme le pan monographique de la thèse, centré sur la première période de la carrière de Courbet, tandis que The Absolute Bourgeois décline différentes conséquences esthétiques de la politique artistique menée sous la Seconde République. Le premier ouvrage constitue une entreprise de redécouverte du peintre franc-comtois à double titre : retrouver Courbet tel qu’en lui-même, au-delà des lieux communs et des légendes émises sur son compte au fil (et spécialement au début) de sa vie par ses contemporains, générer au sujet du peintre une nouvelle méthode d’examen de son engagement et de son œuvre, ne cédant ni à la tendance hagiographique ni à celle du dédain. Penser l’art comme une pratique sociale et saisir l’objet d’art dans ce qu’il a de purement historique et matériel.

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3 Aussi cette monographie est-elle engagée bien au-delà du champ de l’histoire de l’art. Clark travaille sur Gustave Courbet alors qu’une vive agitation intellectuelle rythme la fin des années 1960, et Linda Nochlin, lorsqu’elle fit le compte rendu de l’ouvrage dans Art in America, insiste sur le fait que cette approche développant les liens entre art et histoire, n’aurait pas été possible avant cette période1. De son aveu même, Clark a cherché dans la pratique et la perception du maître d’Ornans un éclairage historique sur son propre temps et sur les possibilités d’une révolution sociale. À ce titre, il ne cache pas son amertume lorsque, dans sa préface à l’édition de 1991, il s’interroge sur la lecture de ceux qui furent, vingt ans auparavant, ses alliés français. Les « intellectuels de gauche » n’ont pas tardé, dit-il, à se métamorphoser en « poststructuralistes de l’après Goulag » (p. 6). Image of the people est ainsi une monographie militante et l’auteur, en refusant de renier ses lignes, évoque corollairement les engagements bafoués de ces camarades d’antan. Peut-être faut-il rappeler qu’à travers la monographie de Courbet, Clark retraçait : « The real history of the avant-garde [which] is the history of those who by-passed, ignored and rejected it; a history of secret and isolation; a history of escape from the avant-garde and even from Paris itself » (1973, p. 14).

Quelle généalogie ?

4 Pourtant, il y avait déjà eu – avant Image of the people – une monographie militante sur le peintre. En 1952, Aragon avait signé L’exemple de Courbet (Paris, 1952). Mais sa très faible culture politique et sociale du Second Empire rendait ce texte indigent. En occultant ce qui chez Courbet relève du double jeu, de la stratégie, de la connivence, Aragon demeurait prisonnier de l’image de l’artiste brisé, brimé, martyr.

5 Si l’on excepte l’article tout à fait capital de Meyer Schapiro (sur lequel nous reviendrons)2, les ouvrages sur Courbet ont toujours fait la part belle à une vision mythologique du peintre : l’autodidacte surclassant l’académisme ambiant, le Communard insoumis, l’amoureux de la vérité, le provincial marchant sur Paris, etc. Certes, le travail de Georges Riat, publié en 1906, est déjà une monographie solide dont la composition tripartite – « les débuts » (jusqu’en 1848), « la gloire » (jusqu’en 1870) et enfin « le déclin » – forme aujourd’hui encore un canon naturel pour appréhender la carrière du maître d’Ornans3. Mais, dans la continuité des livres de souvenirs signés Champfleury (Souvenirs et portraits de jeunesse, Paris, 1872), Max Claudet (Souvenirs. Gustave Courbet, Paris, 1878), Émile Gros-Kost (Courbet. Souvenirs intimes, Paris, 1880), Jules Claretie (Courbet, Paris, 1882), Jules-Antoine Castagnary (Gustave Courbet et la colonne Vendôme : plaidoyer pour un ami mort, Tusson, 2000 ; Exposition des œuvres de G. Courbet à l’École des beaux-arts (mai 1882), Paris, 1882), Alexandre Schanne (Les souvenirs de Schaunard, Paris, 1892) ou Jules Troubat (Une amitié à la d’Arthez : Champfleury, Courbet, Max Buchon, Paris, 1900), la première moitié du XXe siècle a préféré la « figure » monolithique et brossée à grands traits de Courbet – qu’on lise à ce sujet les œuvres de Charles Léger, par exemple (Courbet, Paris, 1934 ; Courbet et son temps, Paris, 1948) – à la place complexe qu’il occupe artistiquement, socialement et politiquement en son temps. L’ensemble des travaux du XXe siècle comme les plus récents reviennent incessamment à ces témoignages de ce que fut et de ce que fit le maître d’Ornans durant sa carrière. Ils les enrichissent – parfois les contestent aussi – avec des éléments historiques plus ou moins importants au fur et à mesure qu’étaient exhumés œuvres,

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archives et articles de presse d’époque. Établie au mitan du XXe siècle, l’édition par Pierre Courthion de Courbet raconté par lui-même et par ses amis (Genève, 1948) est symptomatique de ce versant de l’historiographie : il s’agit d’une anthologie de sources premières qui condensait les plus utiles informations sur le chantre du réalisme et offrait simultanément, sous forme fragmentaire, une somme à exploiter.

6 Clark ne renie pas les efforts et les résultats souvent probants de ses prédécesseurs. Mais il s’éloigne de leur méthode et fonde dans sa monographie une histoire sociale de l’art qui détonne particulièrement en regard d’approches passées trop plates. Surtout, il n’examine plus du tout la qualité et la singularité du réalisme de la même manière. En effet, jusqu’alors, les arguments employés pour défendre la place de Gustave Courbet dans l’histoire de l’art étaient relativement conformes à ceux dont usaient les partisans historiques du peintre : Champfleury, Bruyas, Castagnary, Astruc, Zola… Des toiles du maître étaient ainsi vantées l’énergie de la touche, l’originalité de sujets modernes et la connaissance conjointe des anciens, la monumentalité des formats, la vigueur générale de la composition, des gammes chromatiques : en un mot, la puissance.

7 Mais Clark puise à d’autres sources et notamment à celle de Meyer Schapiro qui, le premier, a identifié dans le réalisme un usage iconographique de sources populaires. Dans son sillage, Clark a cherché, dans des voies diverses, à comprendre en quoi ce qui apparaissait maladroit ou naïf relevait en réalité d’une complexité esthétique souterraine. Il a ainsi rompu avec l’habituelle réhabilitation de Courbet consistant à en louer la peinture robuste et de tempérament. Non, ce qui intéresse Clark réside précisément dans l’insaisissabilité, l’ambiguïté des représentations sociales et – même – le vide d’une esthétique qui, de prime abord, se donne comme foncièrement matérielle. De même, cette insaisissabilité, loin d’être le fruit d’un hasard, d’un instinct mal maîtrisé du peintre est, aux yeux de Clark, le produit d’une personnalité fluctuante et très intelligente.

Quelle réception ?

8 La réception de la monographie de Clark en France est intéressante à examiner. Dans la revue Critique d’octobre 1974, Charles Rosen et Henri Zerner proposent un compte rendu à la fois très laudatif et quelque peu méfiant. Ils écrivent ainsi : « Il ne faut pas que les défauts de ces livres [Image of the people et The Absolute Bourgeois] – une pensée parfois imprécise et peu méthodique malgré une recherche de méthodologie, un style un peu journalistique et ronflant à l’occasion – en cachent leurs qualités et leur importance. Il s’agit d’un essai d’histoire sociale et politique de l’art qui cherche, non sans succès, à éviter les pièges habituels du genre. Il ne s’en tient pas à des analogies vagues entre style et idéologie, mais il se refuse à réduire la signification politique d’une œuvre d’art à la réalisation d’un programme explicite. Surtout, il comprend que le rapport de l’idéologie à l’art n’est pas celui d’un contenu à une forme »4.

9 Lors d’une reprise partielle de cet article – traduit et adapté par Paul Auster dans le New York Review du 18 mars 1976 – sur les « brilliant provocative volumes » publiés par Clark5, Rosen et Zerner insistent : il est indispensable que le public français s’intéresse à cette monographie, la discute, la commente. Eux-mêmes se prêtent au jeu en objectant à Clark certaines lacunes dans son analyse. Reprenant le chapitre sur Un enterrement à Ornans, ils pointent au moins trois carences : une incapacité à intégrer les problèmes de « structure et de facture, qui sont pourtant cruciales pour comprendre comment

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Courbet a réussi à représenter ce que les autres ne voulaient pas voir et refusaient d’admettre » (p. 870) ; une esquive du débat quant à la valeur de « l’artifice des moyens de représentation » (p. 871) ; trop d’imprécision dans l’examen du bouleversement économique généré par les stratégies de Courbet vis-à-vis de son public. Aucun doute possible : cette monographie impressionne Charles Rosen et Henri Zerner qui invitent la communauté scientifique à plancher sur les questions soulevées par le jeune historien anglais.

10 Ce sera le cas. Chez Linda Nochlin, Klaus Herding, James Henry Rubin ou Patricia Mainardi, on observe un retour et un recours permanent à Clark pour investiguer des questions aussi diverses que les dimensions féministe, démocratique, économique, anarchisante de Courbet et de son œuvre. La question est plus complexe dès lors qu’il s’agit de Michael Fried (Le réalisme de Courbet, Paris, 1993), ce dernier revendiquant une sorte de contre-approche du réalisme. Cependant, cette perspective prend sans cesse en compte celle de Clark, comme une référence face à laquelle il est indispensable de se situer6.

11 Quoi qu’il en soit, le vœu émis dans l’édition française de Image of the people, en 1991 (qu’elle soit « un ensemble de paramètres formant le cadre le plus propice à un travail ultérieur de description et d’analyse », 1991, p. 8) a d’abord été efficace auprès de la recherche anglophone. La monographie de l’écrivain australien Jack Lindsay s’inscrit de manière explicite7 dans sa continuité en poursuivant des investigations de nature similaire. Cela ne signifie pas que tous les courbetiens anglophones souscrivent aveuglément à la démarche de Clark. Il suffit de lire l’intéressant article d’Alan Bowness justement intitulée « The New Courbet Literature » dans The Burlington Magazine d’avril 1977 pour le constater8. La grille de lecture politique de l’auteur est perçue comme abusive voire déformante. Bowness, affirmant ouvertement sa préférence pour la monographie de Lindsay, regrette la part d’artifice de celle de Clark : les contemporains de l’artiste, à ses yeux, ressemblent à des figures de théâtre sur une scène. L’attaque est sévère.

12 Mais malgré ce type de critiques, Clark a grandement inspiré certains chercheurs dans leur démarche. On doit notamment signaler, dix ans après l’article de Bowness, l’exposition Courbet reconsidered9, dans laquelle Linda Nochlin, Sarah Faunce et Patricia Mainardi, héritière des avancées de Clark, oseront livrer au grand public des approches audacieuses, et parfois peut-être excessives10, du contenu esthétique du réalisme du maître d’Ornans.

Clark en France aujourd’hui

13 Sans conteste, Image of the people a servi de base à l’indispensable monographie d’Un enterrement à Ornans par Jean-Luc Mayaud (Courbet, l’Enterrement à Ornans : un tombeau pour la République, Paris, 1999). Historien avisé du monde rural et de la Franche-Comté, l’auteur prolonge les travaux de Clark en examinant avec une extrême précision l’ensemble des subtilités idéologiques véhiculées par l’identité des protagonistes de la toile et en approfondissant les problèmes de sa réception. Il montre comment, dans Un enterrement à Ornans, la singularité de chacun des parcours politiques des personnages11 entre en tension avec l’impression première de masse compacte, vile et sale d’un monde paysan et bourgeois auquel est accordée la noblesse d’une peinture d’histoire. « Ce sont plusieurs tendances du républicanisme qui sont incarnées par les figurants de

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l’Enterrement » (p. 49), explique Mayaud qui ajoute : « Force est de constater que le tableau a été manipulé » (ibid.) Et c’est la signification des manipulations doublée d’une nouvelle lecture – ajustée aux découvertes archivistiques de l’historien – qui (r)établissent, comme Clark le souhaitait, la profonde complexité idéologique du réalisme de Courbet. Bertrand Tillier procède de même dans ses études des rapports entre Courbet et le champ politique12. Il soulève les problèmes de la réception de l’artiste chez les caricaturistes, l’évolution de la perception de son œuvre pendant et après la Commune. Pas plus que Mayaud, il ne revendique une quelconque filiation et encore moins une appartenance à une école de pensée, mais il répond à sa manière à certaines des nombreuses questions que pose la monographie de Clark. De telles entreprises sont salutaires et unanimement reconnues comme telles. Il n’empêche : parmi la prolifération de monographies sur le peintre, on peine franchement à en trouver qui prennent en compte celle de Clark. Non qu’elles l’ignorent, loin s’en faut ! Mais elles en tarissent la portée en se limitant à des citations pleines de déférence plutôt qu’en s’engouffrant dans des brèches ouvertes pourtant de longue date.

14 On pourrait, à peu de choses près, faire le même constat à propos de Michael Fried. En bénéficiant d’une traduction chez Gallimard en 1993, Courbet’s Realism a très vite été une référence incontournable sur Courbet, mais il ne pouvait être discuté de la même manière qu’Image of the People. Parce qu’il est à la fois ouvertement spéculatif (l’auteur glosant sur les intentions inconscientes du peintre) et parfaitement clos sur lui-même, Courbet’s Realism n’ouvre pas de champ de réflexion : il l’occupe entièrement. Son parti pris ne peut guère susciter qu’un rejet en bloc ou qu’un vif intérêt (le plus souvent d’ailleurs), mais il n’offre pas de friche à exploiter. Chez Clark, le souci est tout différent : la lucarne qu’il ouvrait ne devait en aucun cas servir de point final aux recherches sociopolitiques sur le peintre. Malheureusement, ce fut plutôt le cas. Louer et citer Image of the people pour ne pas s’aventurer davantage dans des réflexions personnelles sur les enjeux idéologiques entourant Courbet, son œuvre et sa perception semble un exercice convenu et passé dans les mœurs.

15 L’exposition orchestrée par Hélène Toussaint au Grand Palais13 esquive trop souvent les enjeux sociopolitiques. Qu’on lise à ce sujet la notice d’Une après-dînée à Ornans par exemple : il apparaît clairement que c’est le rattachement à une tradition « réaliste » (Le Caravage) qui intéresse la commissaire14. Reconnaissons que les enjeux politiques ne sont cependant pas totalement absents : en décryptant, sous l’angle de la franc- maçonnerie, la charade qu’est L’atelier, le catalogue favorisait l’appréhension de l’œuvre de Courbet comme art à double fond, ambigu, indéterminé.

16 Prenons à présent deux exemples de monographies : le Courbet de Bruno Foucart sorti en 1977 et réédité en 1995, tout d’abord. Foucart reprend un ouvrage sorti lors de l’exposition au Grand Palais sans en modifier le contenu, dans la collection « monographie » de l’éditeur15. Il ouvre son livre sur un chapitre qui fait curieusement écho à celui qui lance Image of the people. Il l’intitule « L’homme et le mythe » là où Clark parlait de « The Courbet legend ». Mais, tout en citant la qualité des travaux de Clark, tout en louant en plusieurs occurrences le rôle essentiel de sa monographie dans la compréhension de Courbet, Foucart reprend à son compte la complexité du maître d’Ornans pour insister précisément sur les aspects les plus éloignés des dimensions sociopolitiques de sa peinture. Soixante pages de sa monographie sont ainsi consacrées aux « lyrismes » (chap. 4) de l’artiste. Puisque Clark avait débusqué une complexité cachée chez Courbet, il devenait possible de multiplier les points de vue sur le peintre

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et, sous couvert de cette complexité, se présentait l’opportunité de revenir très exactement à ce que Clark souhaitait dissiper. Certaines envolées baudelairiennes de B. Foucart attestent amplement cette dérive : « Cet extraverti, ce sanguin, grand raconteur d’histoires énormes et sonores, cet agitateur d’idées révolutionnaires est en fait dans son intime le poète de la paix, du silence, de ce paradis perdu des origines où tout est calme, simplicité et dormition » (p. 36). D’une édition l’autre, chez le même prestigieux éditeur, tout est donc assumé de la même manière à dix-huit ans d’intervalle : l’auteur se félicitait pourtant qu’enfin Courbet fût restitué comme individu « ondoyant et divers » (p. 9). Était-ce grâce à la monographie de Clark ? Non : B. Foucart l’affirme clairement : c’était grâce aux travaux d’André Fermigier16. Ceux-là qui avaient montré que « Courbet est d’abord un peintre sensuel, lyrique, qu’un bouquet de fleurs émeut aussi fort que les spectacles des misères du grand chemin » (p. 8).

17 Dans un registre assez similaire, la monographie de Valérie Bajou (Gustave Courbet, Paris, 2003) donne une étrange impression. De longs extraits des ouvrages de Clark sont employés pour éclairer des œuvres comme Les casseurs de pierres ou Les paysans de Flagey par exemple. Mais voilà qui semble un recours automatique et presque facile, éludant tout prolongement et toute discussion. Comme Clark le craignait, son décryptage des « tableaux de Courbet à travers les réactions de son premier public (ce qu[’il] considère toujours comme essentiel [en 1991]) […] finit trop souvent par vouloir passer pour le compte rendu des tableaux en question » (p. 8 de l’édition française). Image of the people devient dès lors une caution toute faite. L’auteur s’en remet à son contenu, l’évacue en vitesse et préfère multiplier des descriptions confinant souvent à la sensiblerie. L’« effet hypnotique » propre au travail de la monographie, selon V. Bajou (p. 398), procure le sentiment que celui-ci relève parfois du prétexte, dans une approche parfois trop personnalisée.

18 Le travail de Clark semble aujourd’hui cité – en France du moins – comme une espèce d’étape historique et comme une sage référence, alors qu’il est, au même titre que celui de Michael Fried, un moteur à investigations. Sans doute une traduction homogène du triptyque que forment Image of the people, The Absolute Bourgeois et The Painting of Modern Life17 sera-t-elle salutaire pour redonner le goût d’une histoire sociale de l’art, dont on dira trop vite qu’elle est « datée » alors qu’elle n’est en rien épuisée. On peut louer les efforts d’Art édition qui, en 1991, entreprit de publier en français ces trois titres capitaux. Cependant, la qualité relative des traductions des deux premiers opus associée à l’absence de traduction du troisième18, rend ce louable effort un peu vain. Le projet d’une publication française et intégrale des trois volumes à l’occasion de la prochaine exposition Courbet par les Presses du réel permettra assurément de montrer que loin d’être un mythe figé dans l’historiographie, le travail de Clark est une approche aussi vivante et stimulante de l’histoire de l’art que l’était l’art de Courbet vis-à-vis de l’histoire.

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NOTES

1. Linda Nochlin explique : « Clark’s approach to mid-19th century art history is a self-conscious and highly sophisticated one; it is also a way of thinking about both art and history that would not have been possible before the 1960’s : that is to say, it is conditioned not only by the political events and experiences of the times, but, no less importantly, by the alternatives to conventional empirical, positivistic and naïvely ‘neutral history’, newly avalaible through the innovations of French structuralists like Barthes, Lacan, Goldman and Foucault in a wide range of disciplines », dans Art in America, septembre-octobre 1974, p. 51. 2. Meyer Schapiro, « Courbet and popular imagery: An essay on realism and Naiveté », dans Journal of the Warburg and Courtauld Institute, n°4 (1941), p. 164-191; trad. française dans Style, artiste et société, Paris, 1982. 3. Georges Riat (Gustave Courbet peintre, Paris, 1906) se livre à un travail minutieux, axé sur le climat polémique qui entoure le peintre. Ce dernier n’est jamais définitivement rangé sous une bannière politique ou artistique par le biographe qui montre au contraire comment Courbet et son œuvre entrent dans de nombreuses logiques, parfois contradictoires, notamment auprès des autorités du Second Empire. 4. Charles Rosen, Henri Zerner, « L’antichambre du Louvre ou l’idéologie du fini », dans Critique, n°329, octobre 1974, p. 869. 5. Charles Rosen, Henri Zerner, « The Revival of Official Art », dans New York Review, 18 mars 1976, p. 34. 6. Sur cette comparaison entre l’approche de Clark et celle de Fried, on renverra volontiers le lecteur à Terry Atkinson, « Beholding Courbet from the Side », dans Oxford Art Journal, 15/1, 1992, p. 108. 7. Jack Lindsay écrit : « Important interpretations, bringing out the links with popular art, have however been made by Schapiro and Nochlin. Here was the first break-through to a fresh perception of Courbet’s aims and achievements; and a serious attempt to discard the old superficial judgments and see the real social bases of art has been made by Clark », dans Gustave Courbet, His Life and Art, New York, 1973, p.X. 8. Alan Bowness, « The New Courbet Literature », dans The Burlington Magazine, CXIX, n°889, avril 1977, p. 290-291. 9. Sarah Faunce, Linda Nochlin éd., Courbet reconsidered, (cat. expo., New York, Brooklyn Museum, 1988- 1989), New Haven, 1988. 10. C’est là un élément important qui mériterait de multiples développements : à compter de Clark, et plus encore de Fried, les problèmes de la « sur-interprétation » de l’œuvre de Courbet sont récurrents. Ils ont fait l’objet d’une étude et d’une communication de Ségolène Le Men lors du congrès « L’esthétique en actes » (congrès, 2005, Paris). On lira aussi sur le cas de L’atelier la thèse de Frédérique Desbuissons : Énigme et interprétations : L’atelier du peintre de Gustave Courbet, université Paris I, 1997. 11. Sont présents la génération des républicains de l’an II (les pères Secrétan et Cardey au centre, le grand-père Oudot à droite), le monde judiciaire au service de l’État (Hyppolite Proudhon au centre), la bourgeoisie libérale (Prosper Teste au centre), la génération des quarante-huitards confinant au socialisme radical (Buchon, tout au fond du cortège, le porteur Promayet, Sage derrière les bedeaux). 12. De Bertrand Tillier, on consultera entre autres : « Sur quelques caricatures vaches contre Gustave Courbet », dans Collectif, L’Animal en politique, Paris, 2003 ; « Le peintre déboulonné par la caricature », dans Courbet et la Commune, (cat. Expo., Paris, Musée d’Orsay, 2000), Paris, 2000 ; Jules-Antoine Castagnary, Gustave Courbet, Bertrand Tillier éd., Rezé, 2000 ; Jules-Antoine

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Castagnary, Gustave Courbet et la colonne Vendôme : plaidoyer pour un ami mort, Bertrand Tillier éd., Tusson, 2000. 13. Hélène Toussaint éd., Gustave Courbet, (cat. expo., Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 1977-1978), Paris, 1977. 14. Au sujet d’Une après-dînée, Hélène Toussaint explique qu’il « est impossible que Courbet n’ait pas vu une gravure [de la Vocation de Saint Matthieu] ou qu’un Romain ne lui en ait rapporté un dessin, voire une copie », dans Ibid., p. 96. 15. La collection est ainsi présentée : « Les grands écrits monographiques irremplaçables par l’apport de leur texte à la connaissance de l’artiste ». 16. André Fermigier, Courbet, Genève, 1971. 17. Timothy J. Clark, The Painting of Modern Life : Paris in the Art of Manet and his Followers, Londres, 1985. 18. Ouvrage qui souffrit d’une réception française pour le moins mitigée. Françoise Cachin s’employa à l’éreinter violemment dans le New York Review of Books du 30 mai 1985. S’ensuivit un jeu classique de droits de réponse. Le prétexte était attendu : l’ouvrage cédait à une idéologie qui – sans doute – n’était pas celle de Françoise Cachin : « Clark himself, formerly at Leeds University, writes in this book like a new breed of pilgrim who has come to the shores of Hawthorne’s New England seeking to breathe new life into a dying Puritanism with the formulas of historical materialism ».

INDEX

Keywords : art, history, social art history, militant monograph, myth Mots-clés : art, histoire, histoire sociale de l'art, monographie militante, mythologie Index chronologique : 1900

AUTEURS

THOMAS SCHLESSER Université Paris X - Nanterre

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Kurt Schwitters, entre rigueur scientifique et souffle poétique

Isabelle Ewig

1 Dans l’abondante littérature sur Kurt Schwitters, l’approche monographique a souvent été privilégiée. Cela tient sans doute à l’œuvre et à la vie de l’artiste, et à la façon dont l’un et l’autre s’articulent. Rappelons en effet que l’activité de Schwitters couvre plus de quatre décennies (de ses premiers essais, en 1905, à sa mort, en 1948) et qu’elle ne connaît pas de passage à vide, l’œuvre tardif n’ayant rien à envier à la période dite « classique », celle inaugurée par la création, en 1919, de son propre mouvement : MERZ. Un nom de baptême issu d’un tableau, où se lit l’intitulé Merz, fragment découpé dans une annonce pour la Privat- und Kommerzbank puis collé sur la toile ; par la suite, ce vocable devait qualifier toutes les formes de la création de Schwitters, collages, assemblages, sculptures, architecture, poésie, typographie, jusqu’à englober sa propre personne : « À présent, écrivait-il en 1927, je m’appelle moi-même Merz ». L’identification entre l’artiste et son œuvre (pas d’autre adhérent à Merz que son créateur) invite à mettre au jour la singularité du parcours et du destin de Schwitters ; on plonge alors au cœur du bouillonnement intellectuel et artistique de l’Europe d’après le premier conflit mondial, on traverse l’histoire sombre de l’Allemagne, on le suit dans l’expérience douloureuse de l’exil, en Norvège d’abord, en Angleterre ensuite.

2 Parmi les ouvrages récemment publiés sur Schwitters, certains permettent de préciser ces aspects, tout en offrant – ou non – de nouvelles interprétations. Ainsi la publication du catalogue raisonné1 confirme-t-elle, si besoin était, l’originalité de l’artiste, en donnant à la période tardive et à l’œuvre figuratif sa juste mesure. Complétant le catalogue raisonné, dont l’objet d’étude est, par définition, exclusivement la production de l’artiste, deux catalogues d’exposition rendent compte de la place de premier plan que Schwitters occupe dans l’art de son temps, l’un en retraçant ses relations avec « ses amis » (celui du Sprengel Museum à Hanovre)2, l’autre en analysant et comparant sa démarche artistique à celle de Jean Arp (celui du Kunstmuseum à Bâle)3. Enfin, la période des exils est relatée comme jamais auparavant par Patrick Beurard-Valdoye4. Aussi éloignés soient-ils dans leur forme, le catalogue raisonné et la prose poétique de P. Beurard-Valdoye se rejoignent dans la rigueur scientifique et s’inscrivent tous deux

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dans les pas de Schwitters, qui avait un avis bien tranché sur la façon dont il convenait de gérer et de commenter son œuvre.

3 Schwitters est à mille lieues de la conception de l’art des dadaïstes, avec lesquels il a pourtant entretenu de nombreux liens. Ceux-ci avaient une dent contre l’art – cela s’est traduit entre autres par l’adoption d’une terminologie en rupture avec la tradition : « photomonteur », « foire », « productions » plutôt que « peintre », « exposition », « œuvres d’art ». Pourtant, force est de constater que Dada a créé quelques-uns des chef-d’œuvres du XXe siècle. Cette contradiction, aujourd’hui parfaitement assumée par les historiens de l’art et les commissaires d’exposition, ne se retrouve pas chez Schwitters. En effet, bien qu’utilisant colle et clous, il revendique le statut de « peintre » et, dans la foulée, adopte la terminologie en usage, qualifiant ses collages de dessins (Merzzeichnung) et ses assemblages de tableaux (Merzbild). Il prend soin de les assortir pour les premiers d’un passe-partout, pour les seconds d’un cadre, de les signer, de les dater et de les intituler. Il pense aussi à les documenter. Ainsi, en 1920, préparant une exposition au Sturm, il suggère à Herwarth Walden de « faire entrer dans le catalogue non seulement les œuvres exposées mais aussi l’ensemble des œuvres vendues, données ou accessibles au public par reproduction à ce jour »5, en indiquant leur lieu de conservation ou leur support de diffusion. Au-delà de la motivation commerciale qu’il avoue, il a en tête de garder la trace de ses œuvres. Leur pérennité lui importe. D’ailleurs aux heures les plus sombres de l’Histoire, il a tenté de les préserver, emmurant son Merzbau (mais un bombardement en eut raison), transportant et entreposant collages et assemblages à Lysaker, près d’Oslo, où il s’était réfugié. Les caisses, laissées sur place au moment de sa fuite vers l’Angleterre en 1940, ont été ouvertes à ce même endroit environ quinze ans plus tard, par Werner Schmalenbach et le fils de l’artiste, Ernst Schwitters6. Les efforts de l’artiste n’avaient donc pas été totalement vains. Aujourd’hui, d’autres que lui assurent la pérennité de son œuvre, notamment à travers la publication du catalogue raisonné : édité par Hatje Cantz en trois volumes parus successivement en 2000, 2003 et 2006, il résulte d’un travail de titan mené depuis une dizaine d’années par les Dr. Karin Orchard et Isabel Schulz au sein du Sprengel Museum de Hanovre. Sis dans la ville natale de Schwitters, ce musée est en possession de 117 de ses œuvres et en abrite 1010, déposées par la Kurt und Ernst Stiftung fondée en 2001 par Lola et Bengt Schwitters (respec-tivement la veuve du fils de Schwitters et son petit-fils). Il y a plus encore : les archives données par Ernst Schwitters en 1993, qui comportent entre autres un gigantesque fichier – des mètres d’armoires métalliques remplies de dossiers suspendus – auquel il travaillait depuis le début des années 1960. Ernst Schwitters avait mis au point un système très opérationnel de fiches dotées, sur le bord supérieur, d’un code coloré permettant de saisir en un coup d’œil les principales caractéristiques de l’œuvre, tandis que la fiche elle-même développe les informations techniques, l’historique de l’œuvre, les expositions et un commentaire. Les 2000 fiches (dont 1700 pourvues d’une photographie) héritées par le Sprengel Museum ont été vérifiées de façon critique et complétées avant d’être intégrées à la banque de données adoptée pour l’établissement du catalogue raisonné (le système DISKUS – Digitalen Informationssystem für Kunst- und Sozialgeschichte). Leur nombre a quasiment doublé, puisque le troisième et dernier volume s’arrête au numéro 3664. Cela s’explique par la prise en compte des tableaux et dessins figuratifs, que le fils de l’artiste avait volontairement écartés, et par des recherches systématiques qui ont permis d’identifier quantité d’œuvres, dont certaines aujourd’hui détruites ou disparues.

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4 La typographie et la mise en pages sobres et parfaitement claires font de ce catalogue raisonné un modèle d’élégance et d’efficacité visuelle : chaque page présente trois œuvres par le biais d’une vignette en noir et blanc et d’une colonne de texte. L’ensemble est rythmé par des cahiers couleurs où des œuvres importantes sont reproduites en pleine page. L’excellente qualité des reproductions mérite d’être soulignée. Nul besoin de lire les « Erläuterungen zum Catalogue raisonné » [Explications sur le catalogue raisonné] pour l’employer de façon optimale – mais quiconque s’y attèle sera convaincu par le sérieux de l’entreprise, par les choix méthodologiques et la science des auteurs.

5 Se distinguant par leur jaquette, dont la valeur de gris monte d’un ton à chaque fois, les volumes couvrent trois périodes distinctes, artistiquement et historiquement fondées. Ce parti pris chronologique est reconduit à l’intérieur de chacune d’entre elles, puis doublé d’un classement par techniques, thèmes et genres. Pour une même année, on trouve d’abord les tableaux, qui rassemblent successivement les assemblages, reliefs et tableaux à l’huile. Ces derniers sont répartis en tableaux abstraits et figuratifs, eux- mêmes subdivisés en tableaux de genre, paysages, intérieurs, natures mortes et portraits. Ce classement instaure une hiérarchie qui est celle du Modernisme (les assemblages – « Tableaux Merz » – occupent la première place, les tableaux abstraits passent avant les tableaux figuratifs), mais uniquement à l’échelle de la production annuelle et non de l’œuvre tout entier, ce qui a le mérite de rendre compte de la permanence de la pratique figurative, et de sa proportion, souvent liée à la situation de l’artiste. Les tableaux sont suivis par les œuvres sur papier, subdivisées elles aussi en techniques dont la succession est fonction de leur degré d’innovation, des collages aux dessins, répartis en feuilles abstraites et figuratives. Viennent enfin les œuvres en trois dimensions avec notamment les sculptures et les Merzbauten (Constructions Merz), documentés par des photographies et des plans.

6 Pour chaque œuvre, tout a été passé au peigne fin : titre, date, catégorie, technique, présentation (passe-partout, cadre, socle), dimensions, annotations manuscrites, archives non publiées en rapport, provenance, littérature, expositions. À titre d’exemple, 1200 catalogues d’expositions, personnelles et collectives, servent de référence et la littérature se fonde sur un corpus de 2000 titres – qui prend en compte les travaux universitaires non publiés.

7 Dans la foulée de la sortie du troisième volume, Isabel Schulz et Karin Orchard ont organisé une exposition leur permettant de sortir du système clos du catalogue raisonné pour aborder Schwitters en contexte : ‘Merzgebiete’. Kurt Schwitters und seine Freunde envisage les terres d’élection de Schwitters et met au jour tout son réseau amical et professionnel : « En dépit des nombreuses rétrospectives Schwitters organisées ces dernières années, déclarent les commissaires, la naissance et le développement de son œuvre ne furent encore jamais présentés en relation avec les tendances artistiques de son temps »7. Malgré une mise en pages quelconque, les nombreuses reproductions du catalogue mettent bien en évidence les dialogues entre Schwitters et les expressionnistes, cubistes, dadaïstes, constructivistes et abstraits de tous pays, etc. Si effectivement ces confrontations n’avaient jamais fait l’objet d’une exposition à part entière, en revanche, elles ont été largement commentées et étudiées par les historiens de l’art. Dans leur ensemble, les articles du catalogue se font l’écho de l’état des connaissances en ce domaine ; certains toutefois s’appuient sur des sources moins connues. Ainsi Karin Orchard enrichit-elle la question des liens entre Schwitters

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et le milieu de l’art par la divulgation de ses carnets d’adresses (organisés non par ordre alphabétique, mais par régions, les « Merzgebiete » qui donnent leur titre à l’exposition) ; Isabel Schulz reconstitue la collection de Schwitters, qui n’était pas une simple accumulation d’œuvres d’amis, mais qui avait été sciemment constituée pour « orienter sur le nouvel art » (selon les mots de Schwitters) ; Gwendolen Webster livre une étude très précise de la réception du Merzbau par ses contemporains ; enfin Götz- Lothar Darsow produit un document totalement inédit, une photographie des années 1930 d’une maquette d’un « Palais (ou étable) pour cochons d’Inde avec quelques architecturaux mobiles » réalisée par Laszlo Moholy-Nagy et Schwitters. Cela mis à part, les textes n’apportent guère d’éléments nouveaux. Tout au moins auraient-ils pu alors renouveler l’approche ; malheureusement, face à des sujets trop vastes (Kurt Schwitters « et les Pays-Bas », « entre dadaïsme et construc-tivisme » et « ses anciens et nouveaux amis à Londres »), les auteurs se contentent de décrire les événements selon une grille d’analyse qui se répète d’un article à l’autre – les sous-titres sont d’ailleurs symptomatiques de la superficialité et de l’uniformité des approches.

8 Absente ici, l’ambition théorique préside en revanche au catalogue publié par Hartwig Fischer à l’occasion de l’exposition schwitters_arp, voici deux ans au Kunstmuseum de Bâle. Sont mises en évidence des problématiques qui travaillent les œuvres des deux artistes : à titre d’exemples, le devenir abstrait des « choses » est interrogé par Gottfried Böhm ; la mystique, le hasard et l’improvisation sont étudiés par Götz-Lothar Darsow, la place de l’écriture et du mot est analysée par Bruno Haas. On saisit alors les points communs, sans que les différences soient passées sous silence, on se rend compte que parenté conceptuelle et parenté formelle ne sont pas obligatoirement liées ; la connaissance de chaque œuvre s’en trouve enrichie sans jamais tomber dans des rapprochements formels convenus ou des lieux communs. Plus osée, l’approche gagne en souffle – qui n’est toutefois pas totalement absent du catalogue de Hanovre, grâce à la traduction d’un extrait du Narré des îles Schwitters de Patrick Beurard-Valdoye à paraître prochainement aux éditions Al Dante, et dont plusieurs extraits ont d’ores et déjà été publiés dans des revues telles que L’Animal, Mouvement, L’étrangère.

9 Peut-être faut-il rappeler que P. Beurard-Valdoye fut un temps historien et critique d’art avant de se consacrer exclusivement à sa pratique poétique qui culmine dans Le cycle des exils, dont Le narré des îles Schwitters constitue le cinquième volume. C’est précisément la période des exils qu’il entreprend de restituer en s’appuyant sur la méthode qui est désormais la sienne, très rigoureuse et digne du plus méticuleux des historiens. Plusieurs années de recherche lui ont été nécessaires pour éplucher toute la littérature secondaire, mais aussi les archives (et pas seulement celles de Schwitters), pour lire tous les écrits de l’artiste et ses correspondances, pour rencontrer les spécialistes, mais aussi les derniers témoins ou leurs descendants, pour se rendre sur chaque lieu, en observer les moindres détails et en retenir les atmosphères, pour ausculter les œuvres, qui dans le cas de Schwitters renferment autant d’indices que d’énigmes – soit dit en passant, en tous ces domaines, P. Beurard-Valdoye est souvent allé plus loin que les chercheurs patentés, il a d’ailleurs fait plusieurs découvertes et précisé bien des points. Tel est le matériau à partir duquel il a construit son œuvre : une prose poétique qui court sur plus de trois cents pages et qui se nourrit des acquis modernes, un langage « dépaysé » par le procédé du collage (ainsi surgissent tels quels des documents d’archive ou des mots piochés dans les œuvres et dans les écrits de l’artiste), par l’intercalation de mots étrangers (allemand, norvégien, anglais), par un travail sur la ponctuation, des jeux typographiques, etc. Proche d’une certaine poésie

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phonique, Le narré des îles Schwitters se lie l’oreille tendue, toutefois ces jeux formels ne sont jamais une fin en soi : la poésie de P. Beurard-Valdoye est porteuse de sens et d’une certaine manière de l’expression de la condition humaine.

10 Ce travail pose en outre la question, sensible à tout historien de l’art, de la restitution d’une œuvre d’art partiellement ou totalement détruite. Un passage est ainsi consacré au deuxième Merzbau que Schwitters avait entrepris en 1930, à Lysaker, et qui fut malencontreusement incendié dans les années 1950. En l’absence de toute photographie, Beurard-Valdoye se fonde cette fois sur peu de chose : un texte de Schwitters, un plan schématique, un vague témoignage, des repérages sur place, l’hypothèse d’invariants communs aux divers Merzbauten, et un « inventaire de sensations » constitué notamment lors de la visite de la ruine du Merzbau 3 sur l’île de Hjertöya. Alors qu’aucun historien de l’art ne s’était aventuré à écrire sur cette pièce, ni même n’avait risqué une projection, à l’instar des archéologues ou restaurateurs confrontés à quelques fragments, Patrick Beurard-Valdoye, après mûre réflexion, s’autorise « à réinventer ‘quelque chose’ dans le champ des arts poétiques », décidant à la fois « de franchir l’interdit, [d’]outrepasser les usages et les méthodes scientifiques » et de mettre à l’épreuve sa propre méthode : « Jusqu’à quel point, se demande-t-il, pouvais-je ‘inventer’, en absence d’informations, de preuves (de traces) ? » – car pour lui, « le poète, contrairement à ce que prétend la tradition, ne ment pas »8. Or, bien qu’inventée, la description du Merzbau 2 ne ment pas, pour la simple et bonne raison que l’auteur, ici comme partout ailleurs dans son œuvre, ne triche pas avec la vérité des sensations ressenties au contact d’une œuvre, d’un artiste, face à l’histoire des hommes et des pays où ils vivent.

11 P. Beurard-Valdoye nous ferait presque oublier que la France continue à faire la fine bouche – dans le domaine éditorial, rien de neuf depuis le catalogue publié par Serge Lemoine au moment de la rétrospective organisée au MNAM en 1994 et le travail de traduction des écrits de Schwitters par Marc Dachy. Il y parvient d’autant mieux qu’il interroge la question de l’écriture de l’histoire de l’art et adopte une position originale, celle-là même que préconisait Schwitters : « Moi-même j’ai une préférence pour la critique qui est elle-même œuvre d’art, c’est-à-dire une œuvre analogue à l’œuvre critiquée, mais avec les moyens du langage […]. Une bonne critique doit pouvoir supporter la comparaison avec l’œuvre d’art critiquée »9.

NOTES

1. Karin Orchard, Isabel Schulz, Catalogue raisonné. Kurt Schwitters. Band 1 1905-1922 ; Band 2. 1923-1936 ; Band 3. 1937-1948, Ostfildern-Ruit, Hatje Cantz Verlag, 2000, 2003, 2006. 2. Karin Orchard, Isabel Schulz (sous la dir.), Merzgebiete. Kurt Schwitters und seine Freunde, (cat. expo., Hanovre, Sprengel Museum, 2006), Hanovre, 2006. 3. Hartwig Fischer éd., Schwitters_arp, (cat. expo., Bâle, Kunstmuseum), Bâle/Ostfildern-Ruit, Hatje Cantz Verlag, 2004. 4. Patrick Beurard-Valdoye, Le Narré des îles Schwitters, Paris, Al Dante, 2006.

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5. Lettre de Schwitters à Herwarth Walden, 1.12.1920, reproduite dans Ernst Nündel éd., Kurt Schwitters. Wir spielen, bis uns der Todf abholt. Briefe aus fünf Jahrzehnten, Francfort-sur-le-Main, 1986, p. 42. 6. Voir Werner Schmalenbach, « Le retour de Hanovre », dans Serge Lemoine éd., Kurt Schwitters, (cat. expo., Paris, Musée national d’art moderne, 1994-1995), Paris, 1994, p. 366-367. 7. Karin Orchard, Isabel Schulz, « Einleitung », dans Merzgebiete. Kurt Schwitters und seine Freunde, (cat. expo., Hanovre, Sprengel Museum, 2006), Hanovre, 2006, p. 14-15. 8. Patrick Beurard-Valdoye, « Ekphrasis », dans Les interdits de l’image, Chevillon, 2006, p. 64. 9. Kurt Schwitters, « Über den Wert der Kritik (Nachtrag). Meine Ansicht über den Wert der Kunstkritik (Für den Ararat) », dans Der Ararat, II, n°5, mai 1921, cité d’après Friedhelm Lach éd., Kurt Schwitters. Das literarische Werk. Manifeste und kritische Prosa, Cologne, 1981, p. 88.

INDEX

Keywords : monograph, perpetuation, restitution, biography, historiography Mots-clés : monographie, pérennisation, restitution, biographie, historiographie Index chronologique : 1900

AUTEUR

ISABELLE EWIG Université Paris IV-Sorbonne

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Les aventures de la monographie de cinéma : le Rossellini de Gallagher

Hervé Joubert-Laurencin

1 Les aventures de Roberto Rossellini de Tag Gallagher, somme monographique qui vient de connaître une admirable édition française (1998 ; Léo Sheer, Paris, 2006), ne cache, comme son titre l’indique, aucune des conquêtes féminines de l’Italien, ni aucune de ses vicissitudes biographiques et filmiques (une carrière en dents de scie, de pirate international). L’entreprise, très ambitieuse, met à nu, au-delà de Rossellini, toutes les qualités nécessaires à une grande biographie, mais aussi les défauts objectifs de cet objet encore rare et incomplet qu’est, pourrait être ou sera la monographie d’un réalisateur de films. Le volume qui dépasse les mille pages serrées (plus de trois millions de signes) constitue donc un nouveau monument d’érudition rossellinienne aussi contestable dans le détail et les partis pris qu’incontournable pour l’information collectée, fruit de vingt ans de travail, d’une centaine d’entretiens, d’une fréquentation cinéphilique apparemment sans failles de l’intégrale des œuvres et d’une connaissance de la littérature critique. Pour qu’un tel travail puisse exister, il faut que beaucoup ait auparavant été dit, écrit, recherché, mis au jour, collecté et programmé, ce qui n’a pas si souvent un caractère d’évidence pour les cinéastes : première réalité spécifique à l’histoire de l’art cinématographique.

2 Aussi les sources d’information qui sont aujourd’hui à la disposition de l’honnête homme pour confirmer, contester ou compléter la monographie de Gallagher sont-elles nombreuses. Michèle Lagny, dans un article récent très informé publié dans la revue Cinéma 011, a fait le point sur les connaissances de plus en plus précises dont nous disposons aujourd’hui quant à la spécifique « utopie télévisuelle » d’« éducation intégrale » qui occupa Rossellini les quatorze dernières années de sa vie, de 1963 (l’année même d’une certaine fin d’Hollywood, que le mythe Rossellini a pu effectivement figurer) à 1977. Le réalisateur de Rome ville ouverte et de Voyage en Italie, d’ Allemagne année zéro et de La machine à tuer les méchants réalisa des films pendant quarante ans exactement, depuis ses premiers pas en 1937, à l’âge de 31 ans (« Jusque-là il avait toujours vécu capricieusement, au jour le jour », selon le témoignage de sa première femme cité par Gallagher p. 73), jusqu’à son dernier documentaire, Le Centre

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Georges-Pompidou, diffusé par l’ORTF le 4 juin 1977, lendemain de sa mort. Une première importante rétrospective des films de Rossellini pour la télévision a été organisée en 2001 à l’Auditorium du Louvre par Philippe-Alain Michaud, accompagnée d’un colloque sur le sujet et de la sortie d’un ouvrage de textes de l’auteur choisis et présentés par le spécialiste italien de Rossellini, Adriano Aprà1. Une rétrospective intégrale à la Cinémathèque française début 2006 a complété les possibilités matérielles de voir les œuvres dans les conditions de l’art. Seconde spécificité du cinéma : un effort monographique prend du sens lorsqu’un grand nombre et, dans l’idéal comme c’est ici le cas, plutôt exceptionnel, tous les films d’un cinéaste deviennent visibles en salle. Rétrospective sur plusieurs semaines, mais aussi rachat massif de droits par un même distributeur et/ou retirage, voire restauration de copies anciennes, le plus souvent à l’occasion d’un festival de cinéma : la visibilité des œuvres n’est pas donnée si facilement et l’institution du livre de cinéma n’est pas encore historiquement assez forte pour la provoquer, ni même aussi bien l’accompagner qu’un catalogue de peinture d’un grand musée. Après le ou les livres et la projection systématique en salles, la troisième existence des œuvres, qui est à la fois une origine et un aboutissement de la monographie de cinéma, est la reproduction domestique manipulable de l’œuvre, techniquement assurée il y a peu de temps encore sur cassette vidéo enroulable, et désormais – cela change plus de choses qu’on ne pourrait le croire – sur disque numérisé : le DVD chapitré et sur lequel des repères peuvent être inscrits, lisible à volonté, à partir de n’importe quel moment du film, sur un écran d’ordinateur ou de télévision. Une intégrale en DVD peut désormais changer la connaissance traditionnelle d’un cinéaste2. La projection en salle est une chose, une expérience particulière, qui fait sentir et comprendre un auteur d’une certaine façon. Visionner un film à loisir, voir et revoir, segmenter, dans une démarche professionnelle ou savante d’analyste de film comme dans une démarche joueuse de spectateur ordinaire (la « nouvelle cinéphilie ») le fait ressentir d’une autre manière3. Vivre le cinéma par la mémoire est une troisième approche, tout aussi valide que les précédentes, qui existe, comme la première, depuis l’invention du cinéma, et que le livre de cinéma encourage et relance. Les trois connaissances sont en soi complètes et suffisantes : d’où les problèmes spécifiques que pose la monographie de cinéma, lieu d’écartèlement écrit de ces trois réalités.

3 Prenons maintenant un exemple paradigmatique. On y voit à l’œuvre la contradiction historique de ces trois expériences de spectateur dans l’écriture monographique.

4 Tag Gallagher a écrit, à l’aide de sa mémoire spécialisée, représentative d’une certaine cinéphilie traditionnelle (autrement dit forgée dans les années 1950-1960), deux chapitres sur les films de Rossellini de la période fasciste : les chapitres 4, « Enfin au travail », et 5, « La trilogie de la guerre » (p. 72-132). Est ici décrite, film par film, parfois séquence par séquence, la première des « quatre vies » du cinéaste Rossellini identifiées par Alain Bergala, dans son éditorial du programme de la rétrospective du centenaire à la Cinémathèque française4. Après la période fasciste, vient la « néoréaliste », puis celle des « Bergman-films », enfin celle de la « télévision éducative ». L’enjeu historiographique classique concernant la première période relance, pour le cinéma, le traditionnel débat des relations entre œuvre et position politique objective de l’artiste. En 2006, la génération cinéphile qui a admiré le troisième Rossellini, celle de Gallagher et de Bergala, s’est fait un devoir de rendre

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politiquement correct le premier. Ainsi, Bergala écrit-il, au nom de la Cinémathèque française, et en reprenant les arguments de Gallagher : « Cette première période du cinéma de Rossellini consiste en trois films de guerre (la guerre navale dans La nave bianca, la guerre aérienne dans Un pilota ritorna et la guerre terrestre dans L’uomo della croce). Le débat a été ravivé à sa mort sur une question morale et politique : Rossellini a- t-il été un ‘cinéaste du régime’, un propagandiste de la guerre fasciste avant de se convertir par opportunisme à un cinéma de la résistance ? Quiconque voit aujourd’hui sans idées préconçues ces films où le talent du cinéaste est déjà évident, peut juger de lui-même de l’invalidité de cette caricature »5. Suivent des arguments, identiques à ceux de Gallagher, sur la peinture réaliste de la guerre qui constituerait un gage antifasciste. L’argumentation défensive culmine, dans Les aventures (p. 106-108), à propos de La nave bianca. Les détails, donnés pas à pas, y contestent des arguments écrits « contre » Rossellini en produisant de brèves ekphrasis censées les détruire, c’est-à-dire du décrit « pour ».

5 J’ai d’abord lu ces pages, ainsi que celles concernant les autres films, puis j’ai vu, dans le présent d’un spectateur de salle de 2006, les films en question à la Cinémathèque, et alors j’ai relu. Or, voici l’étonnant résultat de mon expérience.

6 Premier temps : la lecture sans avoir vu les films m’a sincèrement convaincu du bien fondé des arguments de Gallagher, notamment dans ces deux pages et demie sur La nave bianca. L’argumentation pourrait n’être fondée que sur la mémoire cinéphilique de l’auteur. Mais, deuxième temps, toujours à la lecture : bonne surprise, les arguments sont si détaillés que c’est l’analyse de film qui semble y damer le pion à la critique traditionnelle, littéraire et imprécise. La bonne surprise consiste donc apparemment en un renouvellement du mode d’écriture de l’histoire du cinéma, sous la pression concertée de l’avancée de l’art de l’analyse de films – enseignée dans toutes les universités depuis maintenant trente ans – et de l’aventure éditoriale monographique. Malheureusement, troisième temps : l’expérience de la vision-audition des films en salle, sans qu’aucune vision supplémentaire sur DVD ne s’avère nécessaire, m’a persuadé aisément et définitivement du contraire : la trilogie est tout simplement la forme du cinéma de guerre mussolinien ; la langue propre du fascisme, son exaltation de la violence et de la mort, trouvent en Rossellini son versant italien doloriste, que les trois films reflètent au mieux ; quelle que soit la polysémie des détails de La nave bianca, pour continuer l’exemple, il faut bien admettre en sortant de la salle que le bateau « blanc » n’est pas neutre, car ce navire-hôpital n’est que l’utopie fasciste d’une jouissance quasi-masochiste des blessures guerrières, dans un confort à la fois fraternel et féminin. La mémoire immédiate du spectacle m’a permis de constater un étrange effet de distorsion : tous les arguments de Gallagher se retournaient, sans que la description des détails pris un par un devienne, en soi, mensongère.

7 Ainsi, de la nouvelle façon de voir les films (focalisée sur les détails et les petites parties revues plusieurs fois : la cinéphilie DVD), l’argumentation défensive de Gallagher (cependant techniquement issue – on le perçoit à la lecture – d’une vision en salle) ne retient que le grossissement déformant. L’erreur méthodologique de cette utilisation purement verbaliste de l’analyse de film est qu’elle se croit séparée de l’écriture, c’est-à-dire du style du récit monographique lui-même. Elle emporte ainsi l’accumulation de petits faits, interprétés abusivement à leur niveau micrologique, vers une contre-vérité générale flagrante, qu’une seule vision en salle condamne sans appel. On peut ajouter qu’en la matière, une discussion télécommande en main devant une copie DVD, qui suivrait la

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pente d’un extrémisme scientiste qui n’est pas celui de Gallagher, deviendrait vite oiseuse. En revanche, la copie domestique permet aussi, au-delà de l’accès à des morceaux choisis, de revoir à volonté l’œuvre complète, vision longtemps soumise, pour ces films rares, au hasard d’exceptionnelles rétrospectives.

8 La distorsion dont j’ai parlé ici n’est pas le simple reflet d’une opinion contre une autre (la mienne contre celle de Gallagher), mais aussi une objective contradiction à la monographie de Gallagher elle-même lorsqu’elle recourt à des éléments issus d’une recherche historique plus traditionnelle. Nombreuses et objectives sont, de fait, les preuves données par Gallagher de l’implication « de régime » de Rossellini : l’adhésion au Parti, les manœuvres pour travailler dans une industrie surveillée, les relations amicales au plus haut niveau ; un témoignage sans ambiguïté sur la capacité de Rossellini à « vivre ses mensonges » clôt même le chapitre. Après tout cela, fournir une analyse de trois films qui vise à « innocenter » l’auteur par les détails revient à écrire une seconde histoire dans l’histoire, en comptant sur les films et le génie de l’artiste pour fournir les nouvelles preuves. Au fond, le révisionnisme objectif de Tag Gallagher n’est ici qu’une naïveté théorique.

9 Même s’il est aussi vrai que le monographe va parfois plus loin dans sa révision lorsqu’il entend se faire historien généraliste. Il tente en effet, par ailleurs, à plusieurs reprises dans son ouvrage, de prouver que le fascisme italien historique était moins fasciste que les démocraties qui lui étaient contemporaines, à travers des proclamations générales qui frisent le ridicule. Benedetto Croce, trop rapidement mais souvent résumé dans le volume, fait office d’idéologue majeur à sauver à tout prix, et y représente l’Italie éternelle. Je rappellerai seulement que Croce, lestement rattaché à Gramsci (p. 379), est tenu par celui-ci pour le représentant parfait du « transformisme », et « la plus puissante machine pour ‘conformer’ les forces nouvelles aux intérêts vitaux du groupe dominant ». Pourquoi donc ne pas théoriser l’inégalé et nouveau « transformisme » de Rossellini, capable d’incarner presque à lui seul, en trois films, le cinéma de guerre fasciste alors qu’il n’est d’abord qu’un amateur éclairé, puis le cinéma de résistance le plus admirable de l’après-guerre malgré les extraordinaires difficultés matérielles dues à la défaite de son pays ? Voire considérer la dimension de « trahison » constitutive du cinéma moderne qu’il fondera indubitablement au moment même où il épouse une star hollywoodienne ? Le renversement, le divorce sont les qualités et l’ivresse majeures de l’œuvre rossellinienne. C’est même la raison pour laquelle le lecteur de ses aventures est séduit et constamment emporté avec passion sur les pas de cet homme impossible et terriblement humain, de la première à la dernière page. Un tel caractère ne réclame pas une postérité qui le sauve. La monographie doit aussi parfois accepter de perdre son auteur, pour ne pas le perdre de vue.

NOTES

1. Roberto Rossellini, (Adriano Aprà éd.), La télévision comme utopie, Paris, 2001. 2. Citons, dans l’actualité, la stupéfiante intégrale Norman McLaren éditée en 2006 par l’Office national du film du Canada (une exception historique puisque l’Office fut presque l’unique

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producteur de McLaren, ainsi restaurations et sorties d’inédits, de chutes et de tests filmés complètent-ils une intégrale véritable), et le grand nombre de films de Fassbinder dans un coffret de 18 DVD, rassemblés par la société française de distribution Carlotta Films. 3. Une chercheuse, qui a scruté plan par plan et ligne après ligne (entamant au passage sérieusement le mythe des films sans scénario, entretenu par l’auteur) l’ensemble des six films réalisés avec Ingrid Bergman (1951-1954), considérés comme un « polyptyque » qui fait sens, historiquement au-delà des deux personnes en jeu (un rapport entre le nouvel actorat et la modernité), recense même patiemment, par exemple, entre autres documents utiles, les différentes éditions de cassettes vidéo qui témoignent des copies films qui ont pu circuler, avec leurs coupes ou leurs ajouts. Voir la plus philologique des monographies rosselliniennes : Elena Dagrada, Le variente trasparenti. I film con Ingrid Bergman di Roberto Rossellini, Milan, 2005, 478 p., illustrations noir et blanc, et six films découpés systématiquement pour le texte et l’image avec tableaux comparatifs de toutes les versions existantes. 4. Alain Bergala, « Les quatre vies de cinéma de Rossellini », programme de la Cinémathèque française, janvier-février 2006, p. 28-31. 5. Ibidem.

INDEX

Index géographique : Italie Mots-clés : biographie, cinéaste, analyse de film, écriture, histoire du cinéma Keywords : biography, filmmaker, film analysis, writing, cinema history Index chronologique : 1900

AUTEURS

HERVÉ JOUBERT-LAURENCIN Université Paris 7 – Denis Diderot

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Un voyage dans la lumière : Rainer Werner Fassbinder

Marianne Dautrey

NOTE DE L’ÉDITEUR

Le titre de cet article fait écho à la traduction en français du titre de la version allemande de Despair.

1 En 2005, le Centre George-Pompidou organisait une rétrospective complète de l’œuvre cinématographique de Rainer Werner Fassbinder. À cette occasion, a été traduite la monographie que Thomas Elsaesser avait consacrée au cinéaste, Fassbinder, un cinéaste d’Allemagne (Paris, 2005), tandis qu’en 2005-2006 les éditions Carlotta publiaient une série de quatre coffrets DVD qui, désormais, met à disposition 25 films de Fassbinder, accompagnés de courts-métrages de l’auteur, de documentaires sur ses films et d’extraits d’interviews. La monographie de Thomas Elsaesser marque la tentative d’embrasser l’ensemble des films de Fassbinder à l’intérieur d’un discours spéculatif et cohérent. Les coffrets, eux, présentent sinon l’intégralité de l’œuvre du cinéaste, du moins une sélection de films suffisamment variée pour esquisser une vision d’ensemble de celle-ci. Ne pouvant être autre chose qu’une juxtaposition de films et ne pouvant produire un discours immédiatement cohérent, ils affrontent à l’évidence un problème épineux : celui de faire percevoir les lignes de force qui traversent ces films et la trame qui se tisse de l’un à l’autre au travers d’une simple présentation de ces derniers. Les enjeux de chacune de ces deux présentations de la filmographie de Fassbinder se rejoignent donc : il s’agit de faire apparaître cette dernière comme une œuvre dans son sens plein. Et, dans cette perspective, elles se complètent aussi, se confirmant ou se corrigeant, et permettent un regard nouveau sur le travail du cinéaste.

2 Le travail du cinéaste Fassbinder fait œuvre d’une manière radicale et volontaire. Cela n’avait pourtant rien eu d’évident jusqu’ici. D’abord parce que ses films traversent des genres parfaitement hétérogènes, tantôt films noirs, tantôt mélodrames, tantôt films sur l’Allemagne, ensuite parce qu’ils ont été créés dans des économies de production

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radicalement différentes – au cours de sa carrière, le cinéaste, qui enchaînait film sur film, sans répit, est passé tour à tour du film confidentiel et expérimental à tout petit budget, tourné à la va-vite dans une économie pour ainsi dire autarcique avec sa troupe, au projet subventionné ou encore à la grosse production internationale grand public où étaient convoquées des stars hollywoodiennes. Et c’est encore en raison de la production prolifique du cinéaste qu’on a parfois perçu ses films comme des œuvres de circonstance, des confrontations polémiques qui réagissaient à chaque fois dans l’urgence à une situation donnée, qu’elle relève de la réalité politique du moment, d’une crise dans la vie du cinéaste ou d’une commande.

3 Et si les films de Fassbinder n’avaient pourtant jamais fait que répondre à un seul et même problème qui, lancinant et obsédant, revenait sans cesse, faisant de leur succession une variation continue, une fugue autour d’un seul thème, comme autant de réponses possibles à ce même problème ? Telle est l’hypothèse qu’avance et met à l’épreuve Thomas Elsaesser. Allant à l’encontre de la plupart de ses prédécesseurs, il renonce délibérément à prendre en compte la biographie de l’auteur et aborde ses films comme des entités qui tirent leur sens non pas directement des circonstances de leur création mais d’une démarche d’objectivation, d’une réflexion spéculative qui, de film en film, se fraie un chemin, sans doute accidenté mais cohérent, et qui trace une ligne au point de sembler raconter une histoire continue tout au long de son développement.

4 Si Thomas Elsaesser souligne une continuité dans l’œuvre du cinéaste, il ouvre néanmoins une perspective en faisant des films de Fassbinder le lieu d’une élaboration spéculative, politique et existentielle et, à ce titre, s’inscrit également en faux à l’égard de tous ceux qui, certes, en avaient perçu la cohérence mais avaient voulu y voir un tout autonome. À l’instar, par exemple, de ceux qui identifiaient, dans cette succession de narrations, un équivalent cinématographique et allemand d’une Comédie humaine, interprétant la suite des films comme autant de tableaux réalistes et achevés des facettes politiques, sociales, culturelles et géographiques du pays. Comme pour les conforter dans cette interprétation, Fassbinder lui-même affirmait : « Je ferai des films jusqu’à ce que j’aie conduit mon histoire de la RFA jusqu’ici et aujourd’hui ». Ce qui fondait certains d’entre eux à ériger en outre ce cinéaste qui, à leurs yeux, entendait embrasser toute l’histoire de son pays, en représentant, certes critique, mais non moins représentant de l’Allemagne de l’Ouest au même titre qu’un Balzac avait endossé ce rôle dans la France du XIXe siècle. Mais, comme le souligne Thomas Elsaesser, pour Fassbinder, il ne s’agissait pas tant d’écrire une histoire de son pays que de la « conduire jusqu’ici et aujourd’hui », c’est-à-dire de l’éprouver à partir de ses enjeux actuels ou encore d’en poursuivre les ramifications jusque dans ses manifestations présentes. Or, dans cette perspective, ce n’est pas une histoire de l’Allemagne de l’Ouest, pas plus qu’une description réaliste du pays qu’a élaborée Fassbinder, mais une archéologie de son présent. La distinction n’est pas anodine, car elle implique une redéfinition tout autant du statut de l’œuvre que de celui de son auteur.

5 Thomas Elsaesser identifie un dispositif d’énonciation qui met en jeu le cinéaste, la caméra et le spectateur et reconduit le film, dans le même temps, au présent de son tournage et du visionnage du spectateur. Ce qui exclut de considérer ses films comme des touts autonomes, mais en fait bien plutôt des actions directes, des interventions du cinéaste auprès de ses spectateurs et donc dans le présent de son pays. Ce sont, dans les films du début de la carrière du cinéaste (Le bouc, 1969 ; Le soldat américain, 1970 ; Les pionniers d’Ingoldstadt, 1971 ; Effi Briest, 1972), des images frontales privées de

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profondeur de champ, prises dans une narration syncopée qui isole chaque scène comme un tableau en suspens, provisoire et incomplet, où les personnages font face au spectateur sans que ce dernier puisse identifier de manière univoque la raison et la fin de leur présence ni même l’objet qu’embrasse leur regard. De cette manière, dès ses premiers films, Fassbinder ouvre une brèche qui les renvoie à la fois au présent de leur élaboration et à celui du visionnage du spectateur et, par ce procédé, il fait de ses personnages non pas des protagonistes à part entière mais de simples apparitions dans la lumière des projecteurs ou dans le champ de vision de la caméra, autrement dit : de purs phénomènes – cinématographiques.

6 Ses apparitions, qui viennent se plaquer sur une surface sans profondeur, au même titre qu’elles sont privées d’une histoire au cours de laquelle elles auraient pu se construire une identité fixe, traversent une crise identitaire dans les films de sa seconde période, le plus souvent des mélodrames. Soit qu’elles ignorent ou refoulent à la fois leur identité et celle de ceux qui les entourent (La peur de la peur, 1975 ; Martha, 1974), soit que, prenant conscience de ce refoulement, elles tentent de s’en construire une (Maman Küster s’en va au ciel, 1975) ou encore que leur position, leur identité sociale, donc leur image, se modifient au cours du film (Tous les autres s’appellent Ali, 1974 ; Le marchand de quatre saisons, 1972 ; Le droit du plus fort, 1975), elles se trouvent au cœur de tensions antagoniques, que Thomas Elsaesser nomme « double bind » et interprète comme un champ de regards, lesquels agissent comme autant d’injonctions identitaires contradictoires. Dans ces films, où le récit retrouve une certaine continuité, une identification du spectateur devient possible. Partiellement du moins car, très vite, celle-ci se heurte au décentrement du personnage qui, dans son fantasme d’identité, n’a de cesse de se modeler, de se transformer, de se défaire à travers les gestes de l’amour, du sacrifice, de l’exploitation et de la tyrannie et qui meurt de n’être pas vu ou d’être mal vu ou encore de vouloir être l’image de l’être aimé. Un trouble s’instaure qui fait vaciller le rapport entre voir et se montrer. Ce n’est pas tant le spectateur qui voit le personnage que ce dernier qui se montre, s’exhibe à lui. Et Fassbinder a beau cacher sa caméra dans l’embrasure d’une porte ou d’une fenêtre, jamais il ne place le spectateur en position de voyeur, puisque ce que celui-ci découvre alors est un être déjà en train de guetter un regard. Par ce processus de « mise en abyme », les personnages sont de nouveau relégués au statut d’images qui, pour exister, requièrent de manière explicite le regard d’un autre mais, dans le même temps, deviennent sujets de cette requête. De sorte que, dans les films de la dernière période, dans la trilogie allemande, (Le mariage de Maria Braun, Lola une femme allemande, Veronika Voss), dans Despair, L’année des treize lunes ou dans Berlin Alexanderplatz, ce sont les personnages eux-mêmes qui inventent une nouvelle économie identitaire, échangeant leur propre identité, se livrant à des dédoublements (Despair), à des altérations de leur corps et, par ce biais, de leur identité sexuelle. Ces films déploient alors un espace où les rôles font l’objet d’insolites contrats qui mettent en jeu tout autant des trafics de drogues, une commercialisation des corps qu’un don de soi (Le mariage de Maria Braun, L’année des treize lunes, Lili Marlène), et cela, jusqu’au sacrifice de soi, jusqu’au point où les personnages consument leur existence et réalisent avec stupeur qu’il ne subsiste d’eux-mêmes plus que des décombres épars.

7 Et il y a, de film en film, comme un approfondissement vertigineux du décentrement des personnages. Si, dans la première période, le dispositif triangulaire qui se met en place entre le cinéaste, la caméra et le spectateur avait pour fonction essentielle de produire un effet de distanciation, sur le modèle brechtien, il contribue, par la suite, à prendre le spectateur à témoin dans cet approfondissement de la spirale centrifuge qui

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entraîne le personnage à se perdre pour, en toute fin, le faire entrer dans une économie de l’excès, de la perte et du sacrifice de soi ou, à l’inverse, de l’exploitation et de la destruction, et devenir un objet médiatisé étranger à soi-même, comme Lili Marlène ou Erwin/Elvira dans L’année des treize lunes ou Maria Braun.

8 Derrière ce vertigineux mouvement d’aliénation, derrière cette trame, il y aurait, nous dit Thomas Elsaesser, la volonté de Fassbinder de mettre à l’épreuve d’une Allemagne d’abord d’après-guerre, puis des trente glorieuses et, enfin, des années de plomb le scénario hollywoodien de la constitution œdipienne du sujet, à partir du nœud généalogique. Comme si Fassbinder, inlassablement, avait répété, en l’approfondissant, cette expérience qui consiste à exposer le sujet allemand et l’histoire allemande sous les projecteurs du « cinéma », comme si, à chaque fois, il fallait faire ce constat que, à l’instar du mythe qui ne peut plus se constituer en récit autonome et fondateur, le scénario ne peut plus que se fissurer pour s’ouvrir à un espace situé non pas seulement hors des formes nobles du cinéma (la série télévisée, par exemple) mais aussi hors de la fiction, et renvoyer au geste de son élaboration. Ce sont ces personnages de la première période qui, relégués au statut de simples phénomènes, créatures purement cinématographiques, s’épuisent à emprunter des postures d’autres personnages de cinéma, comme ce soldat américain qui ne semble sortir d’un film de Lang ou de Raoul Walsh que pour mieux trahir l’imposture dont il n’est que le vecteur, et se découvre sans autre raison d’être. Sans cesse les films de Fassbinder réfèrent au cinéma, ils citent d’autres films, mais, pour finir, c’est encore les siens qu’ils citent le plus fréquemment comme si, progressivement, il réussissait à construire un espace cinématographique cohérent autre que l’espace hollywoodien, un espace intermédiaire entre le film télévisé et le film d’auteur, où le personnage n’aurait plus de généalogie, plus de père et mère, inventerait d’autres modes utopiques d’existences possibles et déploierait un autre espace politique, qui s’incarne dans ses fictions mais aussi dans la relation inédite qu’il instaure entre cinéaste, caméra et spectateur.

9 Les apparitions de Fassbinder au sein de ses films sont tout autant le signe que la mise en pratique de cette politique. Et il apparaît à l’écran, en effet, soit en tant que personnage fictionnel comme dans Le droit du plus fort, soit dans un entre-deux, en tant que passeur (Le mariage de Maria Braun), soit en tant que Fassbinder lui-même dans L’Allemagne en automne. Là, il ne représente rien d’autre que lui-même qui, d’une part, met sa parole à l’épreuve de celle de sa mère (celle-ci incarnant le citoyen allemand quelconque), et d’autre part exhibe son propre corps, un corps qui se dénude et s’effondre peu à peu, traversé par les spasmes de l’angoisse, de la peur face à un État qui, par sa violence, génère une violence diffuse, relayée par ses sujets, qu’il s’agisse de terroristes, étrangement suicidés dans leur cellule, ou de citoyens anonymes qui, à l’instar de sa mère, renoncent à leur propre parole et réclament la présence d’un « Führer », certes « doux, raisonnable et juste », mais non moins autoritaire, figure d’un père entre les mains duquel ils seraient prêts à remettre leur propre personne…

10 Thomas Elsaesser embrasse ainsi toute l’œuvre de Fassbinder dans sa cohérence, mais cependant il la fissure, pour la présenter comme une œuvre ouverte, expérimentale qui aurait été vouée à se prolonger encore si elle n’avait été interrompue par une mort précoce. C’est sur ce point précisément que la confrontation avec l’édition des films réalisée par Carlotta apparaît intéressante. Carlotta rapproche, en les juxtaposant, des films de Fassbinder lui-même, issus de différentes époques de sa production. Par ce procédé, il institue le cinéma de Fassbinder comme son propre commentateur, comme

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son propre critique. Par exemple, en plaçant en regard Martha et La peur de la peur, ou encore La troisième génération et Le petit chaos, il ne révèle pas seulement une continuité de l’œuvre, des premiers films jusqu’aux derniers, il montre aussi que ceux-ci décrivent une variation continue, comme si, dans sa démarche spéculative, Fassbinder n’avait eu de cesse de combiner et de recombiner ses données entre elles et, de cette manière, de montrer leur vacillement, leur ambivalence. Si cette présentation rejoint et confirme le discours de Thomas Elsaesser, elle n’en casse pas moins la systématicité de ce dernier qui occulte le fait que si, en toute fin, les films de Fassbinder renvoient au geste de leur créateur, il n’y a pas forcément une continuité entre l’intention de ce créateur et ses réalisations, et que cette ambivalence qui frappe les personnages et les fait devenir des données de combinaisons possibles touche tout autant leur créateur qui le montre en s’instituant lui-même comme l’un de ses propres personnages. Sans doute est-ce aussi cette systématicité qui l’empêche de voir que dans L’année des treize lunes, Erwin/Elvira n’est pas un enfant du Lebensborn, comme il l’affirme, par un souci de symétrie face au personnage du juif incarné par Anton Saitz, mais un enfant illégitime : à l’encontre des juifs, l’Allemagne nazie n’a pas tant engendré des Aryens que des enfants illégitimes privés de passé, d’histoire, de généalogie et devenus impossible d’adopter, à l’instar des personnages de Fassbinder. Ceux-ci ont beau alors s’inventer d’autres formes d’existence, ils n’en périssent pas moins, privés de fondement, se dissolvant sous l’effet d’une surexposition à la lumière des projecteurs comme Veronika Voss, se désagrégeant comme Maria Braun, se désintégrant comme Erwin/Elvira ou encore Franz Biberkopf... Mais sans doute la présence de la propre mère de Fassbinder dans presque tous ses films sur le même plan que tous les autres personnages et au même titre que Fassbinder lui-même est-elle le symptôme le plus éloquent de cette mise à plat du nœud identificatoire œdipien. Cependant, devenue personnage, si elle ne peut plus fonder aucun récit généalogique, elle témoigne de la possibilité d’un autre récit – quant aux autres personnages, ils meurent d’avoir tenté d’éprouver ce récit.

INDEX

Index géographique : Allemagne Keywords : cinema history, monograph, filmmaker, work Mots-clés : histoire du cinéma, monographie, cinéaste, œuvre Index chronologique : 1900

AUTEURS

MARIANNE DAUTREY Université Paris-I

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