Erich Von Richthofen Anciens problèmes épiques et leurs solutions partielles (Quelques indications) Les systèmes de la critique littéraire, avec leur pour et contre respectifs, sont innombrables; il ne faut pas les réaffirmer. Bien qu'aucun d'eux ne présente une formule magique, certains offrent des perspectives très utiles. Ils sont à respecter sérieusement et devraient être appliqués aussi souvent que possible.1 On observe cependant des contradictions, dont certaines pèsent particulièrement et contribuent à retarder les progrès. Présentons ici quelques exemples de problèmes de ce genre, où une solution logique serait d'importance. C'est un fait bien connu que Shakespeare ou Lope de Vega, qui enrichirent la littérature de leurs drames "historiques," étaient généralement acclamés par la critique et le public avec l'enthousiasme le plus durable et le plus mérité. Mais, quand un auteur épique médiéval associe la fiction littéraire à un sujet de base historique, on est trop souvent tenté aujourd'hui de lui refuser l'hommage dû à un vrai poète. Si par contre l'œuvre devient l'objet de l'admiration sincère de l'interprète, comme dans les cas exceptionnels de la Chanson de Roland et le Poème du Cid, celui-ci se rend trop rarement compte qu'il ne s'agit point de l'original mais d'un remaniement d'un texte perdu. Parmi les représentants de la recherche cidienne il existe à présent une tendance à se contenter de cet état de choses2 et à ne plus poser de questions concernant les

1 Voir mes Límites de la crítica literaria (Barcelona: Planeta, 1976) 48 [désormais Lím. crít. lit.].

2 C'est ici que l'on constate chez de tels critiques une absence étonnante de curiosité d'investigation. 32 Olifant / Vol. 14, No. 1 / Spring 1989

antécédents,3 c'est -à-dire les racines mêmes du poème épique et de ses particularités. De façon semblable—et contrairement à la procédure traditionnelle de l'archéologie dans le domaine de l'architecture des âges classiques—un nombre croissant de critiques littéraires semble manquer d'intérêt à l'égard de la reconstruction des textes perdus (bien que fréquemment contenus dans les prosifications des chroniques de Castille dont on a réussi à en extraire quelques-uns).4 Comme si l'on restait indifférent aux fouilles qui font découvrir les fragments d'objets que l'on croyait disparus à jamais dans le sol! Cependant il faut admettre que dans ce forum il est extrêmement difficile d'identifier les pièces originales et de les assembler selon leur ordre respectif. On n'arrive qu'à des approximations qui pourtant peuvent être d'une valeur idéale incalculable.5

Ce n'est que récemment que l'on a commencé à critiquer6 la méthode particulière employée par R. Menéndez Pidal, qui se sert des textes trouvés dans les chroniques pour la reconstruction de

3 L'omission est caractéristique. C'est le point faible principal des travaux de C. Smith sur , comme c'était la seule imperfection de l'analyse superbe de M. R. Lida de Malkiel d'une autre œuvre médiévale, appartenant à un genre différent, la Célestine (en ce qui concerne le manque d'un effort sérieux d'identification de l'auteur du premier "acte").—Cf. la nouvelle constatation de F. Rico dans Bolettn de la Real Academia Española LXV (1985): "en 1148 debía existir un Cantor del Cid cognitus omnibus y de contenido substancialmente igual al conservado" (205); et "la conditión de arquetipo de la Chanson de Roland. El remaniement de Oxford..." (211).

4 Actuellement M. Alvar et moi-même nous trouvons parmi ceux qui continuent dans cette ligne; le premier principalement avec la Campana de Huesca, le second avec le début du Cid et des deux gestes des Infants de Lara.

5 Voir M. Alvar, Poesia espanola medieval (Barcelona: Planeta, 1969) 50, et mes Tradicionalismo épico-novelesco (Barcelona: Planeta, 1972) 55 [désormais Trad, ép.-nov.] et Sincretismo literario (Madrid: Alhambra, 1981) 27- 33 [désormais Sincr. lit.].

6 Par Jules Horrent et autres (voir mon Trad, ép.-nov. 44-53). Von Richthofen / Anciens problèmes épiques 33

certains passages de la poésie épique non conservés. Le grand philologue avait lui-même rétracté ses premières tentatives de reconstruction de la seconde geste des Infants de Lara,7 remplacées par d'autres plus convaincantes. Mais cette critique souvent justifiée de ses collègues, accompagnée de Vautocrîtica de l'auteur, et d'une méfiance persistante à cet égard, ne devrait pas se diriger contre l'esprit d'exploration archéologique et par là contre le principe même du labeur de restauration effectuée par le maître et ceux qui entre- temps s'y sont également voués, ce qui constitue une liste impressionnante de noms.8 Le résultat des reconstructions ou restaurations de textes épiques "perdus" serait le rétablissement partiel ou total d'un original ou d'un proche antécédent (un poème remanié conservé, ou, comme dans le cas des Infants de Lara, un poème disparu). Alors que l'archéologie épique, peu populaire mais généralement très sérieuse, se limite à l'investigation de textes vulgaires (en vers ou en prose) relativement récents (depuis le XIIe siècle) et de textes médiévaux latins9 de tout âge, ce sont les hypothétiques précurseurs antérieurs dans les langues romanes— particulièrement l'idée de l'existence d'une poésie épique orale

7 Il avait renoncé définitivement à une réédition de son début de la primera gesta (pp. 415-7 des éds. de 1896 et 1934) et complètement remanié les textes de la reconstruction de la segunda gesta (pp. 421-32 de l'ancienne éd., version nouvelle aux pages199-236 de Reliquias de la poesla épica española [Madrid: Gredos, 1951 et 1980]). Par contre la reconstruction de plusieurs laisses de la première geste fut publiée par moi-même dans Trad, ép.-nov. 60-5, et celle du début de la seconde (55-60). Dans mes livres Estudios épicos médiévales (Madrid: Gredos, 1954) et La metamorfosis de la épica medieval (Madrid: Fundación Universitaria Española, 1989) [désormais Metam. ép. med.], j'ai pu démontrer que sous la main du second auteur la geste des Infants de Lara était devenue une des nombreuses variations de la très populaire légende d'Ermanrich et les Harlungen (avec certains éléments du conte du fils de Hagen). Le tout lui avait inspiré, paraît-il, les traits les plus pathétiques de sa nouvelle trame épique.

8 Cf. la note 4 ci-dessus.

9 Voir Metam. ép. med., passim. 34 Olifant /Vol. 14, No. 1 / Spring 1989

concise—qui continuent à fasciner les étudiants et à hanter l'imagination des critiques littéraires,10 dans leurs efforts sincères, enthousiastes et intelligents. C'est précisément le vide ou le zéro qui a captivé l'attention des lecteurs.11 On pense que ces chants étaient en effet vivants dans les vernaculaires; il est pourtant presque impossible de définir avec une suffisante exactitude une chose qui ne nous est pas parvenue sous une forme ou une autre. En ce cas particulier peut-être sera-t-il alors en effet mieux de ne pas nous laisser tenter et de nous mouvoir sur un terrain plus sûr.12 Revenons au problème (ou paradoxe) posé par les poèmes historico-légendaires d'un côté et les chroniques épico-novelesques

10 Parmi les derniers et les plus distingués se trouvent J. Rychner, M. Delbouille et P. Zumthor (cf. Metam. ép. med. I: 14). Cf. aussi notre note 12.

11 Comme cela fut aussi démontré dans l'article bien connu d'A. Deyermond sur le "lost genre"—"La poésie épique arthurienne dans la littérature castillane," Hispanic Review 43 (1975): 231-59.

12 Les meilleurs travaux sur ce sujet sont probablement ceux de R. Menéndez Pidal, Poesía juglaresca, 6e éd. (Madrid: Institute de Estudios Políticos, 1957), M. Delbouille, "Les chansons de geste et le livre," La technique littéraire des chansons de geste (Liège: Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres, Paris: Les Belles Lettres, 1959), et les études plus récentes de P. Zumthor. Voir également la table ronde (coordonnée par Zumthor) intitulée "Traditions épiques orales dans le monde," Actes du IXe Congrès International de la Société Rencesvals à Padoue-Venise, 1982 (Modena: Mucchi, 1984) 375-404. D'autres études à consulter sont celles d'E. de Chasca, J. Duggan, K. Adams, J. Miletich et C. Smith. Dans ces tentatives on n'observe pas toujours une claire distinction entre les usages oraux et les formules épiques de la littérature écrite. L'importance même des textes perdus a été soulignée par S. Armistead: "the existence of what, in recent criticism, has become a very dirty word: lost intermediate texts ... Lost texts are an integral, an inescapable part even of learned, written medieval literature and much more so of the oral genres" (Hispanic Review 46 [1978]: 319-20). L'épopée médiévale survécut par la voie orale sous la forme épisodique et modernisée des romances, comme cela fut démontré par R. Menéndez Pidal, S. Armistead et J. Silverman. Cf. aussi S. Armistead, "Encore les cantilènes!: Prof. Roger Wright's Proto-Romances," La Corónica 15 (1986): 52 et les remarques dans notre Metam. ép. med. I: 14. Von Richthofen / Anciens problèmes épiques 35

de l'autre. Durant l'antiquité classique, l'historien Thucydide ne fait pas mention des Argonautes, puisque son intention était d'exclure les mythes de son ouvrage.13 Depuis Aristote (Poétique, IX, 1451 a-b) on a insisté catégoriquement sur la différence entre l'historien et le poète, en soulignant que le premier raconte ce qui est arrivé et le second ce qui pouvait être arrivé. Ces deux conclusions correspondent dans les grandes lignes à ce qu'à présent on appelle vérisme et vérosimilisme. Cependant on pourrait se demander si chez l'historien—dû à son fond national, particulièrement au moyen âge—ce n'est pas toujours (ou presque toujours) une vérité subjective qui détermine son ouvrage chronistique. Notons que ceci est le cas aussi chez l'auteur littéraire, qui en même temps possède souvent les moyens lui permettant une perspective prismatique, rarement trouvée chez les historiens.14 D'ailleurs, la vision d'un grand écrivain révèle un sens plastique et une profondeur caractéristiques d'un artiste plutôt que d'un historien (en tant que critique littéraire, il me sera permis de mettre en relief ces qualités particulières d'un auteur de ce genre).15

13 Voir J. R. Bacon, The Voyage of the Argonauts (London: Methuen, 1925) 1. Par contre on lit dans Pauly-Wissowa, Realencyclopädie des klassischen Altertums II (Stuttgart: Metzler, 1986): col. 786: "Das Altertum sah in der Argofahrt ein historisches Faktum."

14 "Tout historien choisit" avait noté Paul Valéry (Cahiers 5: 76). Ce grand esprit sceptique ajoutait plus tard: "détruire l'histoire ... La précision l'extermine" (22:917).

15 W. Thornton dans Fable, Fact and History (New York: Greenberg, 1957) disait: "In the best histories, there is a subjective attempt to seek broad truth. But such interpretation must be that of a good mind operating on a base of all the facts that can be found" (223). Ce qui est également vrai, ajoutons-le, pour les grandes œuvres littéraires. Le même auteur dirige l'attention sur E. A. Baker, History in Fiction (London: Routledge, New York: Dutton, s.a.): "This two-volume survey considers all novels in a costume or period setting as historical novels; some consider as such only those which are chiefly concerned with the activities of real characters and with real events" (230). 36 Olifant / Vol. 14, No. 1 / Spring 1989

Mais comme il n'y a pas de fiction totale,16 il n'existe pas (à l'autre extrême) d'historiographie vraiment objective, malgré quelques efforts isolés mais insuffisants dans la direction indiquée. Toute histoire—exception faite de la pure statistique—est arrangée, et cet arrangement (une interprétation des faits qu'il a en commun avec la littérature) est réalisé par ceux qui ont été chargés de cette tâche: des politiciens, des chefs militaires, des rapporteurs, des chroniqueurs (qui étaient souvent des apologistes ou panégyristes), etc., mais à peine—et seulement en des cas extrêmes—par les protagonistes mêmes des événements racontés, qui, eux aussi, se sont formés leurs impressions subjectives.17 La volonté et les préjugés, de même que la considération d'un certain public, entrent dans l'opération qui a pour effet la transformation de la vérité objective, souvent plus discutable que celle de l'œuvre littéraire. Dans ce développement, la première phase—qui est aussi le commencement de toute épopée "historique"—est dûe au mythe immédiat,18 qui naît à l'instant même qu'a lieu l'événement et qui dès lors l'accompagne. En Espagne c'étaient principalement les ecclésiastiques et les rois eux-mêmes qui se sont dédiés à l'historiographie médiévale. Pendant de longues périodes les produits de cette activité étaient les livres de lignages et les chroniques royales, telles la Crónica de XX Reyes, la Crónica del Rey Don Pedro el Cruel, celle de Juan II, et

16 Même un songe est réel; ou une vision à la Dante (La Divine Comédie), à la Cervantes (Don Quichotte), à la Kafka (Le château).

17 A l'Antiquité Classique et au Moyen Age ce furent souvent les chefs d'état—par exemple Jules César, Alphonse le Sage—qui étaient les auteurs ou qui dirigeaient les travaux de l'historiographie (un exemple moderne: Winston Churchill). Sur les témoins des événements voir l'observation: "Quand ils les ont vus—ce n'est point l'histoire—ce sont mémoires" (Valéry, Cahiers 14: 537). De nos jours c'est le film des journalistes de la télévision qui réduit la possibilité d'erreur ou de supercherie.

18 Voir Metam. ép. med. intro; § II. Quant à la vérité objective, qui ne semble pas exister, il est inévitable de constater que l'historiographie est toujours suspecte. Von Richthofen / Anciens problèmes épiques 37

certaines œuvres générales (la Primera Crônica General, la Crónica de 1344, etc.) qui furent elles aussi considérées surtout comme des chroniques royales. Le personnage du Cid, presque totalement ignoré dans les chroniques générales du premier siècle et demi après sa mort, fut élevé au rang d'une figure centrale dans la PCG et les autres chroniques de Castille seulement après avoir été réhabilité et déclaré digne d'une chronique "particulière" (la ). La formation de l'épica cidiana a contribué de façon décisive à ce développement (sans doute le Poème de Sancho II y Cerco de Zamora et le Poème du Cid, soit à peine le et la première version perdue des Mocedades) et a servi de source directe dans de nombreux chapitres de la PCG et d'autres œuvres semblables. On peut alors conclure que la matière épique cidienne non encore contenue dans l'ancienne historiographie (toujours écrite en latin) s'était réfugiée dans la poésie épique nationale. De cette manière une fonction fondamentalement historique fut en ce temps attribuée à l'épopée, considérée aujourd'hui comme une œuvre littéraire. Elle consistait en une mention détaillée des actions du Cid introuvables dans les chroniques générales antérieures (ou peut-être refusées) mais avidement absorbées par les chroniques depuis l'époque d'Alphonse le Sage dans leurs réductions en prose des poèmes épiques. Voici donc la relation particulière entre l'historiographie et l'épopée médiévale de l'Espagne. On a dirigé l'attention sur le fait que l'auteur d'une fameuse chronique "particulière" du moyen âge (de la première moitié du XIIe siècle), la Historia Roderici sur le Cid, invente des dialogues, une pratique déjà employée par certains historiens de l'antiquité romaine.19 Par contre sait-on que la Pharsalia20 du cordouan

19 Cf. C. Smith, "Latin Histories and Vernacular Epic in Twelfth- Century Spain: Similarities of Spirit and Style," Bulletin of Hispanic Studies 48 (1971): 3-19.

20 Très connue encore au moyen-âge (plus de 150 manuscrits complets du texte conservés). L'histoire (chrétienne) n'avait pas rapporté les exploits du Cid, exception faite de ce qui n'est qu'une chronique "particulière," la Historia Roderici; ils sont pratiquement absents encore dans les œuvres générales latines du Tudense comme du Toledano et incomplets dans la même Historia Roderici 38 Olifant / Vol. 14, No. 1 / Spring 1989

Lucain fut considérée histoire et non pas poème par Servius,21 l'auteur du commentaire de Virgile, et qu'en effet elle servait déjà de source historique depuis Appian et Dion.22 L'exactitude initiale23 des premières chansons de geste (perdues en , mais en partie conservées ou en état de reconstruction en Espagne) mena R.

(c'est pourquoi les chronistes de Castille ont également utilisé le Poème et un texte arabe).

21 Et encore par Dante, en un sens. Ce dernier (selon R. Hollander, Studies in Dante [Ravenna: Longo, 1980] 63; n. 51) "tends to treat the events of Virgil's poem as though they were historical," c'est-à-dire que "Dante learned from the AEneid . . . how ... to compose a fiction that is intended to be as historically true" (71), puisque "for his major work Virgil chose to employ not fabula, but historia (or, perhaps, argumentum)" (72). (Cf. 40; n. 3: "argumentum is clearly adjunct to historia, rather than to fabula," avec référence à E. R. Curtius.) D'autre part, le "deliberate misreading" par Dante des épopées classiques (Hollander 203-4) semble se référer principalement aux faits légendaires.

22 R. Menéndez Pidal, "Poesía e historia en el Mio Cid—El problema de la épica española," Nueva revista de filología hispánica 3 (1949): 127-9. Voir aussi P. Grimai, "Le poète et l'histoire," Lucain: Entretiens sur l'antiquité classique (Genève: Fondation Hardt, 1970) 53-117, et S. Mariner, "Epopeya e hispanidad," Estudios clâsicos 78 (1976): 285-341.

23 p. Le Gentil, La littérature française du moyen âge (Paris: A. Colin, 1963) 38, appuyant la théorie de Menéndez Pidal selon laquelle les "récits en vers de caractère informatif... en raison de leur exactitude initiale... aient conservé certains détails authentiques négligés ou ignorés des historiens." Mme R. Lejeune avait remarqué que: "on sent le divorce qui existe entre historiens et historiens de la littérature, et ce n'est pas sans regret que l'on arrive à cette constatation" (Revue d'histoire ecclésiastique 77 [1982]: 471).—La littérature est en effet "Dichtung und Wahrheit" (le titre d'un ouvrage de Gœthe), mais souvent pas à un plus haut degré que l'historiographie. Von Richthofen / Anciens problèmes épiques 39

Menéndez Pidal à la conclusion que "la coetaneidad impone una fabulation verista."24 Entre Lucain (Ier siècle) et un autre extrême, G. Pérez de Villagrà (XVIIe siècle) on trouve Ammianus Marcellinus (du IVe siècle), l'auteur latin des Rerum Gestarum, un livre d'histoire bien connu qui traite de l'époque des Visigoths. Ammien fut le témoin de plusieurs événements décrits dans son œuvre, et cependant il incorpora des épisodes épico-novelesques dans son récit. Ce mélange d'histoire et de fiction poétique était une pratique assez courante encore à l'époque post-médiévale de la conquête de l'Amérique, comme par exemple dans Ercilla, La Araucana (1569)25 et Villagrà, Historia de la Nueva México (publ. en 1610).26

24 Article cité dans la note 22 ci-dessus, p. 128. Cette réplique à L. Spitzer contient d'autres constatations importantes. Répétons en cet endroit: "La epopeya española ... trata de sucesos inmediatos, de pocos affos antes" (129); "Después, cuando esos cantos perduran en la tradición, es a costa de ser refundidos por poetas posteriores, los cuales van introduciendo en el texto primitive nuevas invenciones que los alejan progresivemente del verismo originario; los refundidores, olvidando, desconociendo cada vez más la realidad pretérita, tienden a prescindir de lo recordado como real por el primer autor, y lo sustituyen por invenciones libres, más al gusto del día; es decir, cada refundidor va desechando algo de lo particular histórico para sustituirlo por lo universal novelesco" (128); "Camõens escoge una acción prôxima, de cincuenta aflos antes, y quiere contar 'verdad,' de unas hazañas fingidas" (125). H. V. Livermore, dans "Epic and History in the Lusiads;" I Reunião International de Camonistas, 1972 (Lisboa: Neogravura Lda., 1973) 12, a signalé que: "For Camõens then the subject of heroic poetry is necessarily historical. The epic is not simply narrative, but historical narrative. History consists of the writings of accredited historians, which may be supplemented by personal experience."

25 ceci est vrai encore pour Os Lusiadas de Camõens, poème épique des découvertes en Extrême Orient, dans lesquelles l'auteur se sert librement de nombreux passages inspirés des Décodas de João de Barros et de la História e conquista da India de Fernão Lopes de Castanheda—le tout encadré de scènes allégoriques (mythologiques). Selon le jugement d'Isidore de Séville, Lucain n'appartenait pas au groupe des poètes parce qu'il écrivait de l'histoire et non pas de la poésie (Etymologiarum Libri 8: 7,10). Comme nous le rappela Menéndez Pidal, Saavedra Fajardo disait que Lucain, Ercilla et Camõens étaient exclus des historiens parce qu'ils mentent et des poètes parce qu'ils ne mentent pas (En 40 Olifant / Vol. 14, No. 1 / Spring 1989

Le titre de cette dernière indique qu'il s'agit d'un livre d'histoire. Malgré cela il est écrit en vers qui s'inspirent vaguement des modèles d'Ercilla et de Virgile, en premier lieu. En même temps, il inclut quelques réminiscences de technique épique médiévale. En tant que poème, il se rapproche en général du concept de la chronique rimée, également connue de la littérature du moyen-âge. Il reçut un caractère épique avant tout chose par l'inclusion d'une trame réaliste hautement dramatique: la trahison et la bataille d'Acoma (année 1599). La documentation et la variété des émotions observées sont présentées par l'auteur avec autant de précision chronistique que d'imagination poétique. Villagrá voulait être historien et poète. Son poème épique occupe une place particulière dans l'historiographie, parce que son texte est le seul de la période qui offre un récit détaillé de la conquête du Nouveau Mexique, dont il reste la source principale. Il fut accepté par les chronistes de son époque comme s'il s'agissait exclusivement de la vérité historique, ainsi qu'autrefois on acceptait le contenu du Cid, quoique le Poème offre une réalité transformée poétiquement à un degré qui excède de beaucoup celui de la Historia.27 On observe une coexistence à peu près parfaite d'éléments historiques (à peine altérés) et d'éléments fabuleux dans la Chanson d'Antioche avec sa continuation la Chanson de Jérusalem (l'une et l'autre du XIIe siècle), comme dans le Carmen Campidoctoris espagnol (fin du XIe ou première moitié du XIIe).

torno al Poema del Cid [Barcelona-Buenos Aires: EDHASA, 1963] 74). Tout dépend de la perspective individuelle.

26 Trad. ép.-nov.l94-224; cf. Sincretismo literario 123-8; Metam. ép. med. I: 13.

27 Il reste quand même l'épopée médiévale la plus appréciée de toutes par sa véracité (si on la compare à Fernán González, Roland, Guillaume, Nibelungen, etc.). Von Richthofen / Anciens problèmes épiques 41

Méthodologiquement, il faut d'abord découvrir les éléments historiques afin d'évaluer la fiction poétique. Dans nos deux premiers exemples28 la croisade d'outremer est traitée avec "un relatif souci d'exactitude."29 En ce qui concerne le Carmen cidien on a noté que la relation entre ce poème latin et la Historia Roderici déjà mentionée est assez étroite. Il y a du vrai dans l'ancienne théorie30 selon laquelle "hay vocablos que parecen tornados de las Gestas [= Historia Roderici], y es muy probable que de estas procedan también todos los incidentes recordados en el Carmen [Campidoctoris]."31 L'ouvrage de l'écrivain aquitain Ermoldus Nigellus, bien qu'un précurseur des gestes de Charlemagne et de Guillaume, est le plus fréquemment négligé par les spécialistes de la littérature épique médiévale. En ce qui concerne les éléments épiques de ce long poème "historique" on a observé32 des jugements vacillants ou timides (chez les critiques français parfois attribuables à un patriotisme latent qui ne permet point l'idée d'une origine latine des chansons de geste).33

28 Voir Sincr. lit. 14-7.

2" p. Le Gentil, La littérature française au moyen âge 55. D'un autre avis est D. Trotter, Medieval French Literature and the Crusades (Genève: Droz, 1988).

30 De A. Bonilla y San Martín, "Gestas del Cid Campeador (crónica latina del siglo XII)," Boletín de la Real Academia de la Historia 59 (1911): 161- 257.

31 Bonilla y San Martín, p. 173. La théorie de Bonilla fut ressuscitée et élargie par C. Smith, "The Dating and Relationship of the Historia Roderici and the Carmen Campi Doctoris" Olifant 9 (1982): 99-112, un article animé et entraînant, plein de belles idées quoique pas totalement convaincantes.

32 S. Martínez, "Historia y epopeya en el poema de Ermoldo el Negro a la conquista de Barcelona," Anuario de letras 16 (1978): 91-2, en particulier 119- 35. Cf. aussi le chapitre "Cataluña (con Aquitania) y los precursores latinos de la épica românica medieval," dans mon Metam. ép. med. I:2.

33 Metam. ép. med. I:14. 42 Olifant / Vol. 14, No. 1 / Spring 1989

D'autre part, l'historiographie même du moyen-âge, en Espagne, se nourrissait souvent de la poésie épique: non seulement la Pharsalia—traduite—dans la General Estoria,34 mais aussi le Fernán González35 et le Cid—prosifiés—dans la Primera Crónica General.36 Celle-ci va jusqu'à élargir37 le thème du Poème du Cid et à en amplifier la fiction.38 Le résultat fut un récit chronistique plus fabuleux que celui du poème épique. Mais ce ne sera qu'aux temps modernes qu'une œuvre littéraire, une épopée en prose telle que La guerre et la paix (Tolstoy), Los episodios nacionales (Galdós), Les Rougon- Macquart (Zola), ou Les Thibault (Martin du Gard), pourra nous décrire les problèmes et la société d'une époque déterminée d'une

34 Voir V. J. Herrero, "Influencia de Lucano en la obra de Alfonso el Sabio—una traducción anónima e inédita," Revista de archivas, bibliotecas y museos 67 (1959): 697-715.

35 Voir dernièrement Metam. ép. med. I: 13e. Selon Lindley Cintra, le Fernán González dérive en partie du Liber Regum, une chronique latine médiévale.

36 Il est bien connu qu'un grand nombre d'hémistiches est conservé et que, très fréquemment, la transcription est presque littérale. Il faut citer à cet endroit R. Menéndez Pidal: "La historia y la epopeya son hermanas, arraigan en los mismos sentimientos y persiguen fines análogos.... Pero ... la historia de los eruditos se deja influir bastante por la historia popular de los indoctos" (Intro, à la Primera Crónica General, éd. de 1955, p. xli). La Créonica de Veinte Reyes est une adaptation parallèle à la PCG. Voir en premier lieu B. Powell, Epic and Chronicle: The "Poema de Mio Cid" and the "Crónica de Veinte Reyes" (London: Modern Humanities Research Association, 1983), et C. Smith dans son article "largely speculative" mais excellent: "The First Prose Redaction of the Poema de Mio Cid," Modern Language Review 82 (1987): 869-86.

37 Par l'inclusion du récit du séjour prolongé du Cid au règne de Saragosse et de ses services de chef militaire rendus à l'émir.

3° Dans la partie ultérieure qui contient la "leyenda de Cardeña." Comme R. Menéndez Pidal a signalé, la Primera Crónica General ajoute vingt- huit personnages dans son adaptation du Poème du Cid, dont la plupart sont inventés. De cette façon le récit de la chronique est devenu plus légendaire que celui du poème. Von Richthofen / Anciens problèmes épiques 43 manière infiniment plus vivante et plus détaillée, et même plus précise (cf. "la vérité, l'âpre vérité" de Stendhal, ou la méthode quasi-scientifique de Zola), que le produit normal d'un historien de métier. Du reste, l'écrivain nous montre qu'il ne faut pas limiter les sujets de l'histoire, qui en effet devraient comprendre tous les aspects de la vie humaine, y compris les choses de l'esprit et de l'âme. Et la méthode historique ne devrait pas exclure des approximations sur ces mêmes sujets quand ils sont observés d'un autre angle. Peut-être pourrait-on dire qu'aucun livre d'histoire n'est complet, tant que sa méthodologie ne permet pas l'incorporation d'une perspective "littéraire." Les procédés de limitation, considérés trop fréquemment comme des nécessités par l'historien, correspondent en critique littéraire à une tendance à simplifier, par exemple à voir le texte conservé du Poème du Cid comme le produit exclusif du temps de cet auteur (qui probablement n'était qu'un remanieur);39 ou à grouper invariablement en "traditionalistes" et "individualistes" les spécialistes de l'épopée.40 Simplifier, en particulier dans un contexte multiforme, tout acclamé qu'il soit par le grand public, revient dans la plupart des cas à altérer, c'est-à-dire à falsifier. Les trois cantares du Poème du Cid semblent des entités compactes, réunies par quelques sutures chevauchantes (ou interpolations artificielles). Dans la partie centrale, le Cid gagne Valencia ce qui cause la défaite de l'émir de Séville et du chef des almoravides. Il en sera largement récompensé et honoré par le roi Alphonse (VI), qui lui offre les infants de Carrión en mariage avec ses deux filles (ce rôle magnifique du monarque dans le Poème n'a jamais été suffisamment mis en relief par la critique littéraire).41

39 Il pourrait y avoir eu un dernier remaniement à l'époque de ce Per Abbat qui est mentionné dans l'explicit additionnel du Poème (après le vers 3731).

40 Cf. Trad, ép.-nov. 30-2.

41 Certes, il y a eu des essais notables dans cette direction, par exemple, ceux de G. Correa (1952), E. de Chasca (1953) R. Walker (1976) et G. West (1977). 44 Olifant / Vol. 14, No. 1 / Spring 1989

La relative importance accordée à l'élément féminin (assez négligé dans les chansons de geste françaises à l'exception de la Chanson de Guillaume, peut-être influencée par l'histoire du Cid,42 et Parise la Duchesse) est un trait caractéristique de la poésie épique cidienne. Le départ de Burgos pour l'exil se fait en présence de "mugieres e varones" (16b) ou "burgeses e burgesas,"43 et dans une scène mémorable le futur héros est abordé par "una nina de nuef años" (40). Les adieux du Cid et de Chimène soulignent la totale union de l'homme et de l'épouse: "llorando de los ojos, que non vidiestes atal, / assis parten unos d'otros commo la una de la came" (374-5). Si les épisodes de guerre et les combats ne permettent ni la présence de la femme ni le temps de s'abandonner aux souvenirs communs, c'est immédiatement après les événements héroïques que Chimène et ses filles trouvent leur place auprès du protagoniste du poème. La moitié du texte du Cantar H, le plus important du Poème du Cid, est consacrée au bonheur de Chimène et des filles du Cid durant les préparatifs et le premier temps de leur mariage avec les infants de Carrion, qui est une période de réjouissance parfaite.44

42 Avec Orable participant à la défense de Barcelone, comme Chimène qui était active dans la défense de Valencia, d'après les récits cidiens chronistiques. Voir nos Nuevos estudios épicos medievales (Madrid: Gredos, 1979) 77-9 [désormais N. est. ép. med..]. L'incontestable influence de la littérature française sur celle de l'Espagne n'est pas générale, puisqu'elle permet un certain nombre d'influences en sens inverse, par exemple, de la légende épique de Rodrigo el ultimo Godo sur l'Anseïs de Cartage, ou de l'histoke d'Alphonse VI sur celle de Charlemagne dans le Mainet. Ce procès hispanisant des légendes épiques françaises, supposé par les critiques, a été l'objet de protestations de la part de Jacques Horrent, qui s'est efforcé de déhispaniser les théories sur le matériel épique de France, comme celui du Mainet, dans son livre Les versions françaises et étrangères des enfances de Charlemagne (Bruxelles: Académie Royale de Belgique, 1979) et autres textes (dans quelques articles publiés).

43 Dans les scènes comparables en territoire arabe ce sont les "moros e moras" qui l'observent.

44 La sublimation de la fémininité comme thème coexistant avec le panégyrique du héros mérite une étude particulière encore à publier. Le traitement de la figure de Chimène dans la première moitié des Mocedades est vaguement comparable. D'ailleurs, paraît-il, le "tipo cristiano-latino de la femineidad" représenté selon R. Menéndez Pidal (Los godos y el origen de la Von Richthofen / Anciens problèmes épiques 45

Le Poème du Cid devient de plus en plus un drame de famille dans le Cantar III avec l'"afrenta," le châtiment des infants et malgré l'outrage inouï l'augmentation du bonheur des filles dans leurs secondes noces avec les princes de provenance royale (vv. 3719-20: "Fizieron sos casamientos don Elvira e doña Sol; / los primeros foron grandes, mas aquestos son mijores").45 Après ces observations sur un ouvrage particulier retournons à notre thème antérieur plus général. La destinée de la race humaine et des individus dont elle est formée, leur liberté, leur conception de la justice, la guerre et la paix, constituent le sujet principal des historiographes et des auteurs littéraires (cf. la justice dans la Chanson de Roland et le Poème du Cid—ou les Infants de Lara—et en un contexte plus vaste dans la Divine Comédie). Parmi les poètes il y a eu ceux qui ont pu élever certaines manifestations à un niveau métaphorique, allégorique ou prophétique. Ce n'est pourtant pas par ce procédé artistique que la chose ainsi transformée serait devenue moins vraie ou moins vraisemblable. En ce sens la littérature épique du moyen-âge, à partir de la Chanson de Roland et du Poème du Cid jusqu'à la Divine Comédie et au-delà, tourne, même à travers l'expression symbolique, presque constamment autour des faits historiques—connus ou crus réels par l'auteur.46 epopeya española [Madrid: Espasa-Calpe, 1955] 60) par Hildegonde du Waltharius, "sumisa en todo a la voluntad de Walther," est reconnaissable encore quelques siècles plus tard dans les portraits extatiques de Chimène (et des filles) du Poème du Cid.

45 Le cartulario du Cid, malgré le nombre des documents conservés (dont une partie, comme on sait, est falsifiée), ne nous fournit pas d'informations essentielles suffisantes pour une tentative de reconstruction des faits historiques. Celle-ci se base normalement sur les récits chronistiques antérieurs souvent anachroniques ou novelesques (par exemple, les dialogues et quelques erreurs trouvées dans l'Historia Roderici, et plusieurs détails des événements racontés concernant la Zaida à Tolède et son fils Sancho à Uclès dans les chroniques générales arabes et latines et par là aussi dans la Primera Crónica General).

46 Ceci d'ailleurs était vrai déjà pour certains passages de la Bible. Dans les deux Testaments, en particulier le Nouveau, où l'histoire harmonieusement épouse la poésie, souvent les mêmes sujets se répètent selon la perspective individuelle des différents personnages qui les racontent 46 Olifant / Vol. 14, No. 1 / Spring 1989

Cependant le poète prend quelques libertés: par exemple celle d'opérer une sélection (liberté prise également par l'historien),47 celle de superposer deux ou plusieurs personnages pour les fusionner,48 ou encore celle d'arranger les événements dans un ordre anachronique (cette dernière liberté étant considérée soit comme sa faute la plus grave, soit comme son idée la plus géniale, selon le cas). Les historiens ont souvent en commun avec les critiques littéraires un même public. Nous savons aujourd'hui que l'histoire de l'humanité, autre fois vantée par les chronistes, est en réalité une évolution constamment endommagée par une succession de catastrophes, qui néanmoins fut grandement idéalisée par les apologistes ou artistes, et même par des "savants." Les arts (particulièrement les arts plastique et littéraire) se sont nourris de la perspective historique ainsi stylisée jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle avec l'avènement du réalisme. Ceux-ci dans leurs formes les plus simples (1) correspondent au concept de l'artisanat, caractérisé par l'acceptation, l'assimilation et la continuation d'éléments traditionnels. Participer par contre dans la création d'un art authentique (2) signifie—pour l'auteur, l'interprète et parfois même le critique—une élévation heureuse au-dessus des normes établies et la découverte d'un nouveau mode d'exprimer une vérité essentielle, ce qui exige non seulement du talent mais aussi une formation intellectuelle disciplinée et du jugement. En même temps, le grand art (3) est transcendant et cherche à révéler l'invisible et à sublimer ainsi l'existence matérielle, une expérience qui est toujours unique. Peut-être pourrait-on attribuer à la catégorie (1) le Carmen Campidoctoris et le Gormond et Isembart; à la catégorie (2) la Chanson de Roland, le Poème du Cid, le Parzivâl et le Libro de buen amor; et à (3) la Divine Comédie.

47 Voir la note 14 ci-dessus.

48 Par exemple, plusieurs Guillaume (historiques) dans le cycle épique, Charlemagne et Alphonse VI dans la légende de Roland. Des matériaux semi- historiques combinés se trouvent même dans les nouvelles chevaleresques Caballero Cifar et Tirant lo Blanch. Von Richthofen / Anciens problèmes épiques 47

Certains poèmes épiques trahissent leurs antécédents. Le Carmen Campidoctoris commence par une référence à Homère et la légende de Troye (connue par les intermédiaires Dictys et Dares [Benoît de Sainte-Maure], Macrobe, Stace, Virgile, et al.).49 La Chanson de Roland mentionne plusieurs fois—six en réalité—une "Geste [Francor]" comme une de ses sources.50 Le Poème d'Almeria révèle une connaissance virtuellement incontestable du Roland et du Cid,51 le Poème de Fernán González l'existence d'un Bernardo del Carpio.52 L'Anseïs de Cartage souligne que les jongleurs ont "corrompu la geste" et permet de conjecturer que la légende gothique castillane de Rodrigo el ultimo Godo avait été utilisée dans l'élaboration du thème.53 Dans le Parzivâl de Wolfram, l'auteur du roman du Graal le plus complet nomme plusieurs sources principales (à part de Chrétien de Troyes): Flegetânîs, Kyôt, Thêbit, Kancor (toutes en relation avec l'activité des traducteurs à Tolède et corroborant ainsi la théorie d'un élément oriental du sujet associé au stratum celtique)54—mais en ce cas, malgré les indications textuelles peu voilées et même concrètes, la plupart d'entre elles ont été soumises à des controverses inutiles ou à

49 Vv. 1-12.

50 Vv. 1443, 1685, 2095, 3262, 3742, 4002.

51 Vv. 215-25.

52 Strs. 132-44.

53 Voir H. Brettschneider, Der Ansel's de Cartage und die Seconda Spagna (Halle: Niemeyer, 1937), et mes Est. ép. med. 69-74.

54 Voir les chapitres "Sincretismo céltico-oriental" dans mon Sincr. lit. 38-57, et "Estratos hispánicos en la épica europea occidental" dans N. est. ép. med., en particulier pp. 164-255 (une version préliminaire, incomplète, avait paru dans Boletín de filología 12 (1960): 5-49, et 13 (1961): 5-31, avec le titre "Esprit hispanique dans une forme romane," I et II—deux études qui contiennent des informations précises et posent de nouvelles questions (visant des possibilités jamais considérées sérieusement par une critique irréfléchie), dont je réaffirme aujourd'hui les conclusions formulées alors. 48 Olifant / Vol. 14, No. 1 / Spring 1989 des spéculations gratuites que, au lieu d'avancer nos connaissances, ont contribué à retarder le progrès scientifique.55

Il est également difficile de déterminer la signification exacte des allégories qui dans la poésie épique annoncent un événement futur ou symbolisent des étapes dans le développement historique déjà passées. Les images très discutées trouvées dans quelques prophécies d'ordre animalistique présentent un intérêt particulier dans le contexte de certains poèmes épiques: dans la Chanson de Roland l'apparition consolatrice du "veltre[s]" (qui réussit à vaincre un animal sauvage dans la vision de Charlemagne lorsque la catastrophe

55 La critique récente a eu tendance à se résigner et à détourner les yeux du problème inquiétant de Flegetânîs (peut-être Alfregani) et Kyôt (peut-être Michel Scot) dans le Parzivâl, c'est-à-dire à abandonner la recherche en les déclarant une fiction —ou allégorie—littéraire, ce qui est sans doute plus facile que de continuer à essayer de les identifier (comme on a réussi à identifier Thébit, un personnage réel bien connu). D'autre part on a mentionné à juste titre les textes anciens classiques, les historiens des croisades, les pèlerins et les marchands de l'époque comme sources d'information variées, auxquelles s'ajoute une connaissance limitée des activités des traducteurs en Espagne. On oublie cependant les cours qui préservaient certaines traditions orientales et furent visitées par des voyageurs ou dés étudiants cultivés (dont Michel Scot, actif en Ecosse, à Tolède et à Palerme à l'époque de Wolfram, était un des plus distingués qui sans doute jouait un rôle d'intermédaire entre les différentes cultures). C'est un fait bien connu que les études de l'onomastique arthurienne—encore plus que celles des noms de personne dans les chansons de geste—sont caractérisées d'interminables polémiques concernant les méthodes à employer (particulièrement dans le domaine des mots d'origine orientale). Malgré tout, un nombre considérable de toponymes (comme on sait, dix au moins dans Willehalm, également de Wolfram) ont été identifiés entre temps par la critique comme provenant en effet d'Alfregani par une version tolédane en latin d'un traité scientifique. Cf. le chapitre mentionné de Sincr. lit. (n. 54 ci-dessus). On peut supposer que la plupart des poètes épiques médiévaux, y compris ceux du Cid, du Roland et du Nibelungenlied, ainsi que celui du Parzivâl et du Willehalm, avaient l'intention de respecter la géographie des actions relatées—confondue par les copistes, souvent déjà dans les sources (par exemple, les latînsche buochen utilisés par Wolfram). Par contre l'invention libre devient une des caractéristiques des romans de chevalerie comme des poèmes ariostiques au XVIe siècle. Von Richthofen / Anciens problèmes épiques 49 se prépare), et dans la Divine Comédie la louve et le "veltro" (mentionnés à l'entrée de la forêt obscure)56 d'un côté; et de l'autre le vol des oiseaux (les mauvais agüeros) dans le Poème du Cid et la seconde geste des Infants de Lara (longtemps avant de rétablir la justice par les champions du Cid et Mudarra, respectivement). Ici les agûeros n'ont que la fonction d'annoncer la peine du Cid et la tragédie du guet-apens préparé aux infants, auxquelles correspondent les animaux sauvages dans les deux autres œuvres mentionnées, tandis que le "veltre[s]" rolandien et le "veltro" dantesque correspondent aux figures sotériologiques (qui dans le Cid deviennent ses défenseurs et dans les Infants le vengeur). L'image du lévrier dans la Chanson de Roland (veltre[s]"; vv. 730 et 2563) fut introduite par l'auteur pour prédire dans une vision du roi la légendaire vengeance de la mort de Roland par la main de Tierri d'Argone, un personnage réel de l'époque.57 Cette dernière paraît inspirée dans le duel de Bero et Sanilo (de l'œuvre d'Ermold)58 qui historiquement n'avait rien à faire dans la situation causée par le désastre de Roncevaux.59 Le "veltre[s]" représente donc l'allégorisation d'une figure connue dans un contexte semi- historique et en partie anachronique.

56 V. 730.

57 La redécouverte de l'allégorie—autrefois utilisée par Prudence—pour te poésie épique (depuis le Roman de la Rosé et Berceo) substituait le symbole au réel. Ainsi les allégories du Paradis terrestre dans la Divine Comédie évoquaient avec précision les différentes phases de l'histoire de l'Eglise. Dans la même œuvre on peut observer (Par. 30) la transition en sens inverse: de l'abstraction (v. 78 "son di lor vero umbriferi prefazii") au concret (c'est-à-dire, une image de la réalité traditionnellement acceptée).

58 Voir N. est. ép. med. 80; n. 63, et p. 107.

59 N. est. ép. med 82-3. Cf. de même les chapitres "La correspondencia aparente de las figuras de Benalarabi de Zaragoza (^Marsil/Muça?) y Bernardo del Carpio," "El paralelismo de Valespino y Roncevaux con el de Diego o Roland (iAlto Silverio?)," puis "Ruodlieb, Cid (y Cifar)" (ce dernier avec la n. 48 I: 2 dansLametam. ép. med.), de notre Lím. crít. lit., 126-31, 131-40, 169-83. 50 Olifant / Vol. 14, No. 1 / Spring 1989

Cette même image fut utilisée deux siècles plus tard par Dante dans son grand poème épique visionnaire La Divine Comédie (Inf. 1: 103),60 où elle désigne, paraît-il, le vicaire impérial de Vérone, Can Grande délla Scala.61 D'autres critiques pensent que par le veltro il faut comprendre le Christ du Jugement dernier. Mais il est difficile d'imaginer qu'une figure allégorique qui représentait dans la Chanson un personnage impérial—le vengeur de Roland— servît à désigner le Seigneur dans la Divine Comédie. Dans cette œuvre on peut, je crois, distinguer62 clairement entre "il veltro"63 et "un cinquecento diece e cinque".64 La dernière prophécie— additionnelle—se trouve dans le contexte ecclésiastique de l'un des épisodes de l'histoire de la religion chrétienne évoqués allégoriquement (Purg. 30 suiv.). De cette manière s'entrelace dans l'œuvre du suprême poète épique la totalité de l'histoire selon l'affirmation de deux grands critiques.65

60 Il est bien connu qu'une autre référence directe à la Chanson de Roland dans la Divine Comédie se trouve dans Inf. 31:16-8: "Dopo la dolorosa rotta, quando / Carlo Magno perde la santa gesta, / non sono si terribilmente Orlando." Cf. encore Par. 18: 43-8: les lumières des âmes de Carlo Magno, Orlando, Guiglielmo, Renoardo, Gottifredi et Ruberto Guiscardi. La Chanson fut connue en Italie par les manuscrits V4 et V7 de la Bibliothèque de Saint- Marc.

61 Trad, ép.-nov. 127; n. 103.

62 Distinction que nous n'avons pas encore faite dans notre étude Veltro und Diana-Dantes mittelalterliche und antike Gleichnisse (Tübingen: Niemeyer, 1954). Elle apparaît cependant dans "Dante Apollinian," Annali dell'Istituto Universitario Orientale, Sezione Romanza 12 (Napoli: Institute Universitario Orientale, 1970) 147-244, et Trad, ép.-nov., 92-193.

63 Dès l'époque où Dante écrivit le premier canto, il avait probablement songé à Can Grande.

64 Purg. 33: 43: probablement un DXV [Deus Christi Vicarius], c'est-à dire un futur pontife.

65 M. Rosa Lida de Malkiel, reformulant une impression de E. R. Curtius: "Dentro del inmenso marco côsmico y teolôgico de su poema, Dante entreteje toda la historia..." (Romance Philology 5 [1952]: 103). Von Richthofen / Anciens problèmes épiques 51

L'histoire des règnes laïques de l'homme sur la terre, selon Dante, a sans doute été moins triomphante que l'histoire ecclésiastique. La première fut inscrite, sans paroles, dans les traits d'une sculpture monumentale supposée érigée à l'intérieur d'une haute montagne en Crète.66 Ici (Inf. 14: 96 suiv.) Dante combine un mythe de l'antiquité avec une figure biblique. Son Virgile rappelle la croyance des anciens que la Crète avait été le berceau et centre de l'humanité, puisque Jupiter/Zeus, le "figliuolo" (v. 101) de R[h]ea et Saturne, ou Cronus, fut élevé dans une cave du Mont Ida. C'est là même—à mi-chemin entre l'Egypte et Rome—où se trouve la statue du gran veglio (v. 103). La description de son corps gigantesque (vv. 106-17)67 correspond presque entièrement à la figure—qui n'est cependant pas celle d'un vieil homme—aperçue par Nabucodonosor dans sa vision décrite et expliquée en Daniel 2:32-33 (les autres différences entre les deux textes étant insignifiantes). Le symbolisme, qui dans le récit de l'Ancien Testament est prophétique et dans la Divine Comédie est considéré historique, vise sans doute le lent déclin du pouvoir humain et sa division ultérieure.68 "D'una fessura che lagrime goccia" (v. 113)

66 L'information est donnée assez abruptement aux lecteurs de l'œuvre italienne en un lieu où on ne s'attendait à peine à une telle révélation (au troisième cercle de l'enfer, à mi-chemin entre les déprédateurs de Dieu et les sodomites); il est d'ailleurs étonnant qu'elle ne serve qu'à expliquer l'origine des fleuves infernaux. La technique de insertion d'un thème partiellement indépendant du récit principal—le pèlerinage du poète par les régions de l'au- delà—pour le remplir de mythes classiques ou médiévaux, ainsi que de légendes bibliques, est un recours fréquemment employé qui tend à satisfaire au désir d'un public cultivé. Puisque ce dernier se souvenait peut-être de l'un ou de l'autre motif, l'auteur voulait lui présenter un trésor de traditions savantes quasi complet et impressionnant.

67 "La sua testa è di fino oro formata, / e puro argento son le braccia e il petto, / poi è di rame infino a la forcata; / da indi in giuso è tutto ferro eletto, / salvo che 'l destro piede è terra cotta; / e sta 'n su quel, più che 'n su l'altro, eretto. / Ciascuna parte, fuor che l'oro, è rotta..." (Inf. 14: 106-12).

68 L'effigie du vieillard dont parle Virgile n'est pas montrée à Dante, le pèlerin dans la fiction de la Divine Comédie. Les illustrations médiévales publiées par P. Brieger, H. Meiss et Ch. S. Singleton, dans The Illustrations to 52 Olifant / Vol. 14, No. 1 / Spring 1989 se réfère aux larmes et au sang répandus par les hommes durant les siècles.69

L'allusion aux résultats des actions humaines (dans la figure du gran veglio) en guise de vague synthèse est grandement surpassée par rallégorisme beaucoup plus détaillé des derniers chants du Purgatorio: la procession et les scènes suivantes.70 Ces allégories, dont le poète pèlerin se trouvant au paradis terrestre est témoin, sont réminiscentes de la technique employée par les auteurs des drames liturgiques. La présentation de l'histoire entière de la foi et de l'église chrétienne inclut les différents auteurs de l'Ancien et du Nouveau Testament (les vingt-quatre anciens et les quatre animaux suivis des sept autres anciens, respectivement), ainsi que les destinées de l'Eglise (le chariot tiré par le griffon/Christ) au moyen- âge: les blessures reçues par l'aigle impérial (Rome—les persécutions au début et ensuite les donations de Constantin, Pépin et Charlemagne), le renard (la première hérésie), le dragon (l'Islam), la putain et le géant (le haut clergé s'alliant au roi de France), et l'élpignement du chariot (le transfert du centre de l'Eglise à Avignon, par conséquent le trône du vrai pontife est devenu "vacant").71 On découvrira un reflet de ces scènes dans les Trionfi de Pétrarque, mais rien de cela dans le Dezir a las siete virtudes, la microcomédie72 de Villena. D'autre part dans le Libro de buen amor (strophe 1225 suiv.) on croit se trouver devant une procession

Dante's Divine Comedy before Botticelli (New York: Bollingen, 1968) 176-7, font croire le contraire.

69 De la fissure coulent les larmes qui vont former les fleuves de l'Enfer dantesque.

70 29: 7- 30. Cf. dernièrement J.T. Schnapp, The Transfiguration of History at the Center of Dante's Paradise (Princeton: Princeton University Press, 1986).

71 Par. 27: 23.

72 L'expression est de M. Morreale, dans Lengua-Literatura-Folklore: Estudios dedicados a R. Oroz (Santiago de Chile: Universidad de Chile, 1967) 314. Von Richthofen / Anciens problèmes épiques 53 de contrefigures dantesques qui exaltent l'amour mondain comme le complément de l'amour divin.73 Cependant il faut souligner que dans la Divine Comédie ce n'est plus l'histoire dans le sens conventionnel du mot. La sublimation des faits et de l'esprit l'a transformée en expérience artistique et intellectuelle qui caractérise le message de Dante. A plusieurs reprises la légende elle-même, par exemple celle d'Ulysse,74 a été poétiquement altérée par cet auteur. Ainsi, afin de dilater le sens ou d'approfondir la signification des idées exprimées, Dante cherche dans la tradition des images ou figures polyvalentes, transcendantales, qui sont —ou peuvent être—déjà ancrées dans l'imagination du lecteur. Des exemples exquis de ce symbolisme poétique sont le "veltro" et le "DXV," les jumeaux de Latone ("Apollo" et "Diana"), le "grifone," "Ulisse" et même "Tiberio."

Avec l'épisode dantesque d'Ulysse—et d'Hercule—on se trouve à une distance énorme de l'origine même du mythe (comme de l'événement de base, si en effet il y en avait un);75 exprimé en années ce serait un total de plus de trois mille ans, par opposition à plus de trois siècles dans le cas de la Chanson de Roland, et de moins de cent ans dans les cas du premier Cid (la version hypothétique) et de la Chanson d'Antioche. Cette dernière est

73 Ce dernier triomphe dans la Divine Comédie mais paraît parodié dans le Libra de buen amor. Sur le problème voir Metam. ép.-med. I: 8. Voir aussi mon article dans Zeitschrift für Romanische Philologie 104 (1988): 12-9, sur les deux archiprêtres espagnols (de Hita et de Talavera) et leur antécédent français Andréas Capellanus, auteur des De amore libri tres (qui montrent déjà la tendance à la palinodie parodique)."

74 Cf. mes contributions dans le Homenaje à M, Alvar, vol. 3 (Madrid: Gredos, 1986) 423-34, et dans le Homenaje à M. de Riquer, vol. 1 (Barcelona: Quaderns Crema, 1986) 579-83. Cf. également Metam. ép. med. § II: C.

75 Deux formes de transmission de l'histoire: 1. les traditions orales (légendaires, y inclues les "pré-historiques"), auxquelles appartiennent les légendes de Troyes, de Thèbes, des Argonautes, d'Hercule, d'Ulysse, etc.; 2. les traditions écrites (généralement assez bien conservées); toutes les deux utilisées par les auteurs épiques de toute époque dans leurs adaptations poétiques, fusionnées avec les éléments fictifs. 54 Olifant / Vol. 14, No. 1 / Spring 1989 considérée comme appartenant au genre littéraire appelé "chansons de croisade" et serait d'après certains critiques le plus proche de la vérité historique.76 Sans entrer dans une discussion sur la justification de cette séparation—peut-être artificielle—des chansons de croisade du genre des chansons de geste,77 répétons en cet endroit une constatation que nous avons faite il y a quelques années: "La cuestión ... es dônde debe ponerse el énfasis. En el caso de Antioche creo que ha de ponerse en cronista (y poeta), mientras que en los casos del Roland y del Cid estoy seguro de que ha de ser en poeta (y cronista). Este último (cronista) es aûn mas vàlido para que para el Roland, y más para la primera mitad del poema castellano.. ."78 Le texte du Poème d'Almería se réfère à un Roland (avec la figure d'Olivier) et à un Cid (avec Alvar Fáñez) en Espagne au milieu du Xlle siècle. Le couple épique Roland / Olivier était donc aussi bien connu en l'Espagne de 1150 que le couple Mio Cid /

76 Voir la note 29 ci-dessus.

77 Un des nombreux liens entre l'esprit de croisade exprimé dans les produits épiques des deux genres ou types (qui traitent de la croisade "d'outremer" et de la croisade "péninsulaire," respectivement) est formé par l'interjection AOI dans la Chanson de Roland, si vraiment elle représente un germanisme ("ahoi") comme je l'ai proposé (1954, Est. ép. med. 321-2), ce qui d'ailleurs a été suggéré également par R. Menéndez Pidal (RFE 46 [1963]: 173-7)—selon mon interprétation le sens doit être: "sus!" "à la mer!" "à la croisade!" Un autre lien, bien distinct, forme l'offre du sultan de Perse faite au Cid après la conquête de Valencia par ce dernier, comme le rapportent les passages cidiens de la Primera Crónica General (éd. de R. Menéndez Pidal, chap. 947-9), ainsi que le service de Roland au Proche Orient sous le sultan de Perse selon le récit de l'Entrée d'Espagne (voir Metam. ép. med. I: 4-5). Voir aussi les significations d'ALUES et de BIRE dans la Chanson de Roland; mon N. est. ép. med. 74, et Homenaje a A. Galmés de Fuentes, vol. 2 (Oviedo-Madrid: Gredos, 1985) 631-41, respectivement; de même un emploi attesté du nom ANFORTIUS peu après l'année 1150 dans un texte latin (cf. "Anfortas" dans Parzivâl, Titurel et Willehalm), discuté dans Sincr. lit 52-4.)

78 Sincr. lit. 17. Von Richthofen / Anciens problèmes épiques 55

Alvar Fáñez.79 D'ailleurs, une influence mutuelle des deux cultures, la castillane et la française, avait dû se développer sur la base d'une église (cluniaque) commune et un stationnement permanent de troupes françaises sur le chemin de Compostelle (la via francigena). Outre les traces de certains thèmes et topoi du Roland distinguables dans le Cid (particulièrement les scènes dernières) il n'est pas difficile de découvrir qu'en guise de l'Espagne carolingienne le texte du Roland nous présente une image partielle de l'Espagne alphonsine à l'époque cidienne (Saragosse étant encore une enclave maure, le secours des almoravides d'outremer introduisant les tambours, la rancune et la perfidie des Vani-Gómez: Garcí Ordóñez de Grañón et les Infants de Carrión, etc.). D'autre part le plan des auteurs des deux épopées conservées est certainement différent, quoiqu'ils aient en commun un principe d'ordre bien perceptible: dans la mesure où le Roland n'est pas seulement un planctus (sur la perte du héros trahi) mais aussi un poème sur la restauration de la justice (impériale), le Cid n'est pas exclusivement un panégyrique (sur les exploits du protagoniste) mais aussi une tentative de stabiliser la relation entre vassal (v. 20 "buen vassallo") et roi ("buen señore"). Le fait que le degré de "novellisation" de la matière épique est dû en grande partie à la distance temporelle entre le Poème du Cid et les événements historiques qu'il reflète s'affirme particulièrement dans la Chanson de Roland, avec son protagoniste presque oublié dans l'historiographie et d'autres figures centrales inconnues ou presque, tels Olivier, Ganelon,80 Marsile, Baligant,81 les gestes tournant toujours autour de celle de l'omniprésent Charlemagne, la seule dont l'authenticité contemporaine n'est pas en question. Par contre, dans la première moitié du Cid avec son fond historique récent, le protagoniste est idéalisé mais historiquement véridique comme son roi Alphonse VI (omniprésent lui aussi dans la pensée du Cid ou en

79 Voir S. Martinez, El "Poema de Almería" y la épica románica (Madrid: Credos, 1975) 345-69,375-95.

80 Cf. notre N. est. ép. med. 149-52.

81 Voir ma contribution à Homenaje a A. Galmés y Fuentes, vol. 2, 635: BAAL + ARGANTHONIOS. 56 Olifant / Vol. 14, No. 1 / Spring 1989 réalité, selon le poème) et la plupart des autres personnages, y compris Martin Antolínez, Alvar Fáñez et Chimène. Quoique la date précise de composition soit encore à débattre, la quasi contemporanéité de cette partie du Poème et de la Chanson entière peut être démontrée sur la base de ses traits linguistiques, par la versification du texte castillan, et par la mention du Poème d'Almería (v. 215-21): "Roldani... Alvarus ... Oliverum...; Meo Cidi... de quo cantatur."

La notion pidaliste de traditionalisme fut appliquée—par Don Ramón (en inventant le terme "individualisme" pour désigner le contraire)—non seulement à l'épopée castillane mais aussi à la geste de Roland. Cependant, il s'agissait en réalité de la disposition constante à remanier les thèmes favorisés, tendance qui n'était pas limitée à la littérature populaire (littérature anonyme des premiers temps) puisqu'on l'observe également dans la littérature courtoise (chez des auteurs connus et plus récents). Pour Tristan, ce sont par exemple: Marie de France, Béroul, Thomas, Gottfried, la prosification, etc.; pour Perceval "Kyôt", Chrétien, Wolfram, et les divers remaniements; et pour le développement d'une chanson de geste en roman courtois: Guillaume, Aliscans, Willehalm, puis les remaniements et continuations de l'Amadis de Gaule (dans les différents pays). Même le système métrique des épopées françaises et espagnoles—laisses, assonances, césure—a des racines en commun qui sont encore à définir avec plus de précision par la critique littéraire. Vu la contemporanéité d'un premier Poème du Cid82 et de la Chanson de Roland je m'étais demandé déjà dans une étude précédente si "El verso irregular de la tirada cidiana ¿fue regularizado en la laisse rolandiana mediante una recaída en el metro decasilàbico de la poesía latina y románica (quizà según el Alexis si ya existió)? En cambio, en España el verso de la tirada será regularizado mas tarde por el Romancero. La dificultad actual de imaginar que el autor del Cid 'primitive' [y aún el de las Mocedades y el del fragmente Roncesvalles] se hubiese inspirado en la forma

82 Proposition de Jules Horrent: 1120 environ; celle de Menéndez Pidal: 1105 ou 1140. Von Richthofen / Anciens problèmes épiques 57

métrica del Roland sin querer reconocer por entero su principio o sin lograr imitarlo hallaría así su solución."83 Il y a nombre de problèmes partiellement résolus qui attendent une réponse définitive. Dans le cadre limité de ces pages il n'est pas possible d'en mentionner d'autres. Je dirai seulement que parmi les questions à poser de nouveau, la plus importante me paraît être celle qui se réfère à l'influence que l'audience a pu exercer indirectement sur l'auteur—un public qu'au moment d'écrire il ne connaissait pas encore mais qu'il pouvait bien se représenter. Ceci est cependant beaucoup plus difficile pour le critique (qui vit dans une époque différente),84 particulièrement dans le domaine de la poésie épique de Castille—sans date précise et avec des auditeurs presque entièrement inconnus des chercheurs—où il faut essayer de dériver ce public du texte même du poème. C'est le public contemporain (ou presque) qui se souvient des événements historiques racontés, et sa fonction est—ou serait— de les contrôler. De cette manière le public sert de filtre catalytique et devient un facteur stabilisant. Mais ce même public est aussi un co-auteur invisible et une des causes de la construction historique arbitraire quand il provoque des concessions à son goût particulier, et se fait ainsi responsable de l'interpolation de thèmes populaires gui appartenaient originalement à d'autres poèmes.85 Un paradoxe fréquent est créé lorsqu'un auteur (ou acteur, ou musicien),86 qui s'adapte au niveau du public, méprise ceux qui l'adulent. Il s'agit là

83 N. est. ép. med.. 134.

84 D'ailleurs, dans la mesure où nos connaissances augmentent, les sens et les accents changent selon la variété des nouvelles perspectives appliquées à de différentes époques. La critique littéraire elle-même est soumise à un changement continuel.

85 Cf. N. est. ép. med. 9-23. Pour d'autres voir Urn. crit. lit. 183-91 (se référant à "Alcocer" dans le Cid).

86 P. Valéry, Cahiers 1: 748: "il [l'artiste] s'immole à une foule d'inconnus—et il la supplie de lui donner de l'orgueil, et il sollicite ceux qu'il méprise." Cf. aussi mon Commentaire sur "Mon Faust" de Paul Valéry (Paris: Presses Universitaires de France, 1961) 43,122. 58 Olifant / Vol. 14, No. 1 / Spring 1989 de relations difficilement déterminées avec précision—un terrain qui invite les critiques à une exploration future. Normalement l'audience participe au procès de l'élaboration du profil d'une œuvre littéraire. Son goût—ses thèmes favoris, sa morale coutumière, ses formes familières—ainsi que ses aspirations et ses angoisses s'imposent à l'auteur, qui a besoin de ce public. De même que le rythme du vers (y inclus la métrique irrégulière des cantares de gesta castillans) paraît correspondre aux battements du cœur humain, ainsi les sujets du poème populaire tournent tout naturellement autour des valeurs traditionnelles. Bien que cela soit rarement admis par l'auteur, l'audience a des fonctions indispensable dans la création et la présentation de l'œuvre. A cette dernière se rapporte une strophe du Carmen Campidoctoris (vv. 17-20): "Eia! letando, populi caterve, / Campidoctoris hoc carmen audite! / Magis qui eius freti estis ope. / cuncti venite!" L'inclusion dans le Poème du Cid de l'épisode des coffres remplis de sable et celui de la grève de la faim du comte de Barcelone, et la suppression de la période que le Cid avait passé à Saragosse au service de l'émir, semble être attribuable à la considération du public. L'emprisonnement et l'exécution d'Abeniaf, défenseur de Valencia (les deux épisodes mentionnées dans la PCG, chapitres 859, 863, et 919 suiv., respectivement) ont été tacitement ignorés sans doute pour la même raison. Notons également à ce point que le Cantor III du Poème du Cid, connu sous le titre "La Afrenta de Corpes," un épilogue si distinct des parties qui le précèdent, fut—paraît-il—une addition87 à l'œuvre originale (du XIIe) qui consisterait alors en deux cantares, combinés d'une façon pareille à celle des Mocedades (le Cantar de las cinco lides et le Cantor de la invasión de Francia). Cette addition avait probablement un second auteur88 qui s'attendait à un public différent, pour lequel

87 Dans cette perspective le Poème du Cid conservé doit être considéré une œuvre remaniée, interpolée et amplifiée. Sur cette théorie d'agrégation voir dernièrement nos Sincr. lit. 19-27, et Metam. ép. med. I: 3. Voir aussi ma contribution aux Mélanges René Louis (Saint-Père-Sous-Vézelay: Musée Archéologique Régional, 1982) 379-87: "Théorie de la genèse du Roland confirmée par l'analogie de celle du Cid."

88 Une autre possibilité serait de considérer même les "Bodas" une interpolation, et les "Vistas del Tajo" (v. 2060) la fin du poème original (en effet Von Richthofen / Anciens problèmes épiques 59 il écrivit un exemplum suivi de la moralisatio exprimée dans les vers 3706-07 "Qui buena dueña escarneçe e la dexa despuós, / atal le contesca o siquier peor." Comme on sait, ce type de reflection didactique n'est point un trait caractéristique des épopées médiévales mais une marque exclusive de la littérature d'exemples qui contribuera bientôt en Espagne à la naissance de la novela caballeresca (dans le Libro del Caballero Cifar). On pourrait ajouter à la série de concessions au goût de l'audience une partie de la Chanson de Roland: l'épisode de Baligant, vieillard d'un âge mythique et figure d'un chef militaire de l'alliance des africains qui doit probablement une partie de son inspiration à celle du Yuçef historique (= Ibn Texufin), dont les troupes almoravides furent vaincues en Espagne à l'époque cidienne. Présentons enfin un paradigme qui devrait nous montrer le procédé de la création littéraire (applicable à la littérature épique du Moyen Age): orientation (vers une norme) II sélection adaptation (des sujets) (au public)89

IV ajustement90 individuel (du lecteur)91 l'épopée véritable—"las hazañas del Cid"—termine en cet endroit). Cf. Hommage a R. Oroz 425,431; N. est. ép. med. 139, 146.

89 L'œuvre est façonnée dans une certaine mesure selon le goût du public; le résultat se trouve sous le contrôle de la critique littéraire. Celle-ci, cependant, n'est pas une voix unanime mais un chorus polyvalent filtré, dans le meilleur des cas, par le dialogue savant provenant de la diversité de ses membres.

90 Sur la scène ce serait celui du régisseur ou de l'acteur; il se trouve sous le contrôle limité—à cause de son instabilité—de la critique littéraire.

91 Totalement au-delà du contrôle de la critique littéraire. 60 Olifant / Vol. 14, No. 1 / Spring 1989

Ce qui fut appelé adaptation (au public) est en effet une terre presque vierge dans le domaine de la critique littéraire: le segment le moins étudié, l'influence la moins connue. En réalité il est important et digne d'études futures. On ne peut certainement pas isoler l'œuvre littéraire du sol qui le fit germer; et ce dernier n'est pas tant la langue que la société contemporaine (dans les chansons de geste principalement la classe des chefs militaires)92 avec l'ensemble de ses goûts et dégoûts.93 D'autre part, l'effet de cette relation entre lecteur et poète n'est pas unilatéral, puisqu'un grand auteur cherche aussi à créer un public réceptif à sa manière de s'exprimer. (Et parfois y réussit.) Le succès du produit épique présuppose une mise en rapport de ces effets (les influences mutuelles) ainsi que de la réalité et de l'imagination (à l'égard des sujets choisis). La valeur historique et artistique de la création littéraire reste à déterminer par le critique— qui est aussi historien (de la littérature)—selon les méthodes usuelles, qui devraient inclure les considérations que j'ai esquissées ici.

Erich Von Richthofen

92 Le public des chansons de geste mentionné le plus souvent était la classe même des chevaliers, comme nous informent Gui de Ponthieu († 1074), l'auteur du Carmen de Hastingœ prœlio, en ce qui regarde "Incisoferri mimus" [Taillefer], et Alphonse X de Castille (1251 ça.) dans Partida 2: 21,20: "Acostumbraban los caballeros cuando comían que los leyesen las hestorias de los grandes fechos de armas que los otros fecieran ... e aun facían mas, que los juglares non dijeren antellos otros cantates sinon de gesta o que fablassen de fechos d'armas."

93 Si les chansons épiques des peuples romans paraissent moins universelles que les produits de la poésie épique latine (cf. l'énorme diffusion de la Pharsalia encore durant le moyen-âge; notre note 20 ci-dessus), elles étaient souvent marquées, entre autres, par leur caractère immédiat et spontané, chaleureux, ou même brutal, dépourvu de toute distance humaine (ce qui était en partie dû à la considération d'un public prévisible)—impression constrastant avec la relative rigidité qui fait penser à des reliefs de marbre, souvent suggérée par les scènes esquissées dans les poèmes épiques latins.