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La Comtesse aux pieds nus The Contessa Joseph Leo Mankiewicz

Pitch

raisons Nous sommes au début des années 1950. Hollywood, ses stars et ses studios géants de voir le film achèvent leur âge d’or glamour et tout-puissant. C’est dans ce contexte que le scénariste 3 et cinéaste Joseph Leo Mankiewicz entame la réalisation de La Comtesse aux pieds nus (1954). Désireux de garder le contrôle d’une histoire qui lui est très personnelle, il tourne son film de manière volontairement indépendante, autonome, avec sa propre société de production naissante, Figaro Inc. Comme dans Eve (1950), l’auteur cherche à parler 1. « Cendrillon du monde du spectacle, qu’il connaît bien, et dont il entend mettre à nu à la fois la dimension à Hollywood » et Ava romantique et les cruels mécanismes. Gardner à son sommet. La Comtesse aux pieds nus est l’histoire de l’ascension d’une petite danseuse espagnole, Maria Vargas (), découverte puis protégée par le réalisateur Harry Dawes (Humphrey Un (auto)portrait Bogart), à Hollywood. Le récit se compose de plusieurs flash-back, entre l’enterrement pluvieux 2. de Maria, devenue comtesse, et ses rencontres successives avec un millionnaire misogyne, sans concession de Kirk Edwards (Warren Stevens) et son attaché de presse suant de complaisance, Oscar la jet-set. Muldoon (Edmond O’Brien), ou encore le comte Vincenzo Torlato-Favrini (Rossano Brazzi), homme vertueux mais au secret tragique. Les derniers 3. À sa sortie, La Comtesse aux pieds nus est assez mal distribué et plutôt mal perçu, en dépit feux de l’âge de quelques nominations et récompenses prestigieuses reconnaissant le travail artistique d’or hollywoodien. du film. Il influencera en tout cas durablement le cinéma international (de François Truffaut à David Lynch), à la fois pour avoir incarné un des derniers filmsglamour de l’âge d’or hollywoodien et pour avoir proposé une peinture frontale du monde du cinéma et dévoilé les coulisses peu reluisantes de la jet-set internationale. Bande-annonce Zoom

Cette image se situe au début du film, lorsque Maria Vargas est « approchée » en Europe par trois figures d’Hollywood, Dawes, Edwards et Muldoon. Nous sommes dans la loge de Maria, et seul Dawes semble réussir à être écouté par la danseuse impétueuse. Dans ce cadre, il est déjà à ses côtés, presque dans l’ombre, comme le confident qu’il deviendra plus tard. Tragi-comique, il trône comme une figure rassurante, à l’instar des photographies accrochées au mur (dont celle de Chaplin dans Les Temps modernes). Elle, est dans la lumière ; un don qu’elle a déjà en elle, capable d’accorder sa posture (proche de la statue qu’elle deviendra à son enterrement) et son visage à la sensualité de la lumière. À la recherche d’un « nouveau visage », les trois hommes trouvent ainsi en face d’eux une femme indéboulonnable, impossible à acheter, et qui se dérobe littéralement – y compris aux spectateurs du film : on ne verra en effet d’abord Maria qu’à travers le visage même de ceux qui la contemplent lorsqu’elle danse. Cette manière de filmer (de dénuder) ou non Ava Gardner reste propre à Mankiewicz qui, dans La Comtesse aux pieds nus, cultive précisément la pluralité des visages et des regards. Dans un point de vue narratif éclaté en puzzle (hommage au scénario de son frère Herman pour ?), le film de Mankiewicz complexifie le visible et trouble le paraître pour en faire ressortir la substantifique moelle.

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Carnet de création

Un film indépendant mais sous pression(s) Mankiewicz se souvient :

« J’étais débarrassé du poids du studio, mais pas de celui des exploitants et de la censure. Avec La Comtesse aux pieds nus, je voulais raconter l’histoire d’une Cendrillon moderne. C’était un peu “Cendrillon à Hollywood” si vous voulez. Mais le prince charmant que rencontre ma Cendrillon n’est pas vraiment à la hauteur. Je voulais qu’il fût ou bien homosexuel, ou bien impuissant. Mais c’était impossible. Il était hors de question de seulement évoquer l’homosexualité, et l’impuissance ne pouvait qu’être accidentelle. C’est pour cette raison qu’il a fallu inventer cette histoire de blessure de guerre. » Studio n° 8, novembre 1987.

Ce script (disponible intégralement dans L’Avant-scène cinéma, n° 68, mars 1967) ne plaît pas à tout le monde. Si inspire ce personnage de danseuse latine qui devient comtesse, elle refuse d’être associée au film. Quant à Howard Hughes, il demande des coupes dans les dialogues car il se sent visé par le portrait du riche héritier misogyne. Sous tension, le tournage se déroule du 11 janvier au 29 mars 1954 à Cinecittà, Portofino, Rome, San Remo et Tivoli. Filmée en Technicolor, avec le grand chef opérateur , cette histoire de jet-set est menée à la baguette par un Mankiewicz dictatorial. Les stars et le réalisateur démiurge ne s’entendent pas toujours sur le plateau : Bogart se plaint du trop- plein de dialogues, Gardner d’être incomprise et Mankiewicz fait payer des amendes à ses interprètes et techniciens s’ils arrivent en retard. Les problèmes se poursuivent lors de la distribution du film. Mankiewicz, voulant faire bande à part, loin des studios, doit se frotter seul à un métier délicat. Pour cette raison, le film est assez mal diffusé.

« Mankiewicz est tout à la fois le metteur en scène, le producteur et le scénariste du film, l’auteur tout-puissant de ce troublant portrait de femme. Mankiewicz va alors découvrir les problèmes liés à la distribution et à l’exploitation des films, des domaines qui, à l’époque où il était à la 20th Century Fox ou à la Metro Goldwyn Mayer, étaient réglés par d’autres. » Patrick Brion, Mankiewicz, Éditions de La Martinière, 2005, p. 547.

Parti pris

Quand Brion dit sa vérité sur Mankiewicz « L’œuvre de Mankiewicz est une succession de films essentiellement sur la recherche de la vérité et le jeu des apparences… Autant de questions que pose Mankiewicz et qui vont lui permettre de s’interroger sur les multiples visages des héros de la comédie humaine, à l’image même de la Comtesse aux pieds nus, née Maria Vargas, devenue Maria d’Amata et morte comtesse Torlato-Favrini… C’est souvent cette profonde ambiguïté des personnages qui rend inoubliables les grands films de Mankiewicz et, derrière les multiples pièges que le réalisateur se plaît à imaginer, on sent aussi en permanence l’exigence de l’auteur, prêt à pardonner à ses personnages des erreurs, mais fustigeant – comme le fera un moment le prétendant de la Comtesse aux pieds nus – les faux-semblants et les compromissions… » Patrick Brion, Mankiewicz, op. cit., p. 7. Matière à débat

Une mise à nu de la société du spectacle Dès les premières scènes de La Comtesse aux pieds nus, le rideau tombe : s’y affichent l’exploitation des actrices, leur aliénation tout comme celle des réalisateurs et attachés de presse, aussi serviles que des petits chiens aux ordres de leur maître. Le pacte faustien

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est énoncé : qui accepte de vendre son âme ? Qui est prêt à changer son nom de famille pour réussir ? L’argent-roi va-t-il l’emporter ? Cette mise à nu sociale (joliment illustrée par la métaphore des pieds nus) est aussi celle du monde du cinéma que Mankiewicz dénonce à travers la voix off de Dawes. Celui-ci ne cesse de démonter les clichés scénaristiques habituels dans ses propos, il met à nu les ficelles mêmes d’un scénario type. Une belle audace pour l’époque. Pourtant, du propre aveu de son auteur, La Comtesse aux pieds nus n’aurait pas encore été assez loin dans la peinture de la « société du spectacle » :

« J’aimerais pouvoir réécrire aujourd’hui La Comtesse aux pieds nus. Le ton serait plus amer. Ce serait plus fort dans le sens où, aujourd’hui, je pourrais davantage approcher la réalité. Ça ressemblerait plus à La Dolce Vita. Ma Comtesse était ce que les censeurs, l’Église catholique et les ligues de décence m’autorisaient. On ne m’a pas permis de dire ou de montrer ce que je désirais dire et montrer sur la société. » Cinéma 81, n° 270, juin 1981.

Question de point de vue car, en réalité, tout est là, dans le film, subtilement ou directement dit ou sous-entendu.

Un portrait amer de Cendrillon et un autoportrait du cinéaste ? Le scénario a été écrit chez et avec l’actrice , qui aimait vivre pieds nus, mais à qui Mankiewicz ne donnera pas le rôle principal, ce qui mènera d’ailleurs à leur rupture sentimentale. Si La Comtesse aux pieds nus est à ce titre indéniablement un film de femme(s), il est aussi clairement le regard porté par Mankiewicz sur les femmes qu’il connaît person­ nellement. Mankiewicz affirmera à propos de ce film : « C’était un film de transition. C’était presque un bon film, mais il y avait trop d’histoires différentes. J’étais en colère contre trop de choses. J’ai toujours eu envie de tourner un film sur la haute société internationale, mais dans La Comtesse, j’ai essayé non seulement de faire un film là-dessus, mais aussi sur un type de femme que je ne connais que trop bien : une femme très belle qui se détruit elle-même. J’ai essayé de faire un conte de fées qui correspond à la vie d’aujourd’hui, une version amère de Cendrillon… » (Présence du cinéma, n° 18, novembre 1963.) Quant au réalisateur Harry Dawes joué par Bogart, ne constitue-t-il pas un autoportrait à peine voilé de Joe Mankiewicz tel que le dépeint le cinéaste Richard Brooks ? « Joe est romantique de différentes manières, particulièrement avec les femmes. Il doit être amoureux pour que cela marche. Il est torturé par les femmes qu’il épouse et il est toujours amoureux, après s’être marié, d’une autre femme en plus de sa femme. John Huston est pareil. Ils ont besoin d’aimer avec l’excitation, l’indécision et la torture qui les arrachent à la terre. Lorsque cela se règle par un mariage, ils deviennent des âmes mortes et leur jus se tarit. Sous l’action du stress, leur esprit était brillant et ils étaient rapides, l’alchimie de leur corps était parfaite. C’est comme s’ils poursuivaient l’éphémère idée d’une histoire. En ce sens, leur vie personnelle et leur vie Envoi professionnelle sont entremêlées. » (Propos cités par Kenneth L. Geist, in Pictures Will Talk, Charles Scribner’s Sons, 1978.)

À voir Passerelles Eve (, 1950), de Joseph • Entretien avec Joseph Mankiewicz (émission « Cinéma, cinémas ») Mankiewicz, dresse • Critique du film (site DVDClassik) un portrait d’actrice • Mankiewicz et le flash-back : la politique de l’auteur (site Il était une fois le cinéma) (soutenu par • « La beauté d’Ava Gardner » (chanson d’Alain Souchon) de nombreux rôles • Documentaire Ava Gardner (en espagnol) bien dessinés) narré en flash-back À lire et qui sert au cinéaste d’étude sur le milieu • Amiel (Vincent), Joseph L. Mankiewicz et son double, PUF, 2010. © SCÉRÉN-CNDP du spectacle. • Brion (Patrick), Mankiewciz, Éditions de La Martinière, 2005. • Mérigeau (Pascal), Mankiewicz, Denoël, 1993.

Philippe Leclercq 3