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EXPOSITION

2 JUILLET - 28 NOVEMBRE 2021

L’IAC présente Periphery of the Night, une monographie d’envergure de l’artiste et cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul.

De flms en œuvres plastiques, d’environnements en vidéos, une conception élargie du cinéma s’incarne chez cet artiste qui conçoit l’image en mouvement comme le déploiement de notre âme, une interface laissant fltrer les diférents processus, visibles et invisibles, qui nous animent. Proposant pour l’intégralité des espaces un projet immersif où animaux et humains, fantômes et forêts, vivants et morts cohabitent dans des entre-mondes ensommeillés, l’artiste fait écho aux approches perceptuelle et cosmomorphe de l’IAC et du Laboratoire espace cerveau : l’obscurité de ses œuvres se charge d’une puissance subversive, comme si l’expérience de la nuit pouvait nous transformer et réactiver notre conversation avec le vivant. Au cœur de cette pénombre alternative, il s’agit de déployer une écologie relationnelle qui soit une véritable science de la compassion. Periphery of the Night

Jalonnée de chambres obscures et composée d’une vingtaine d’œuvres, dont des pièces inédites, l’exposition multiplie les supports et les dispositifs de projection, façonnant autant d’environnements initiatiques où s’exerce un véritable art de la dilatation. Porté par le rythme envoûtant des vidéos, leurs jeux d’ombres et de lumières, le tissu sonore pénétrant qui les accompagne, le visiteur est invité à circuler de l’une à l’autre dans un état de conscience altéré, à la lisière entre la veille et le sommeil.

C’est cette lisière, cette « périphérie » nocturne que l’artiste explore, lui qui a passé son enfance en bordure de la jungle. La périphérie de la nuit : un espace-temps distinct et pourtant à portée de main, à quelques encablures du jour. D’emblée, chez Apichatpong Weerasethakul, la beauté plastique, objet du regard, est prolongée par un sens poétique plus large, qui touche notamment au langage : cette tendance littéraire à la métaphore imprègne ses œuvres, de l’intérieur comme de l’extérieur – l’artiste accompagnant régulièrement ses vidéos de poèmes ou de récits allégoriques. L’image ne peut rendre compte de tout ; il faut l’ouvrir, la confronter à d’autres manières de percevoir, afn que se répercutent plus fnement en nous les couleurs, les micromouvements, la lumière et les sensations qui animent ses vidéos. La mise en espace de son travail, loin de nous rendre passif·ive·s, nous donne à pratiquer cette sensorialité exacerbée, nous en fait physiquement épouser les contours.

Ainsi, il s’agit d’expérimenter à notre tour cette forme élargie de l’attention, à la fois aiguë et délicate, que l’artiste accorde à ses proches et à son lieu de vie, saisissant parmi des fragments de quotidien une beauté étrange, parfois comique ou dérangeante. Ses « journaux vidéo », réalisés avec la petite caméra qu’il garde constamment près de lui, témoignent d’une empathie vibrante qui pénètre tout ce qu’elle touche, jusqu’à rendre confuses les limites entre ce qui relève de soi et de l’autre. On y rencontre celles et ceux qui l’entourent, amis humains et animaux (à l’image de son studio de production Kick the Machine qui juxtapose sur son site internet les rubriques « people » et « animals »). On y retrouve des visages familiers (Sakda Kaewbuadee, Jenjira Pongpas-Widner), les comédiens croisés ailleurs, dans ses longs métrages, à peine dissimulés sous le masque de personnages de fction.

2 La douceur incomparable du regard qu’il livre sur ces êtres coexiste avec l’amertume liée à la situation politique thaïlandaise, évoquée explicitement au détour de plusieurs vidéos. Mais au-delà des références au pouvoir et à l’armée, c’est au cœur de sa quête perceptuelle que s’enracine le geste politique d’Apichatpong Weerasethakul : pour lui, la caméra est capable de mettre au jour, en efeurant le réel, une communauté invisible, le réseau des forces qui courent entre les êtres et les choses, entre les diférentes formes de vie (animales, végétales, spectrales). La technique et le spirituel s’amalgament au cœur d’un même processus de révélation, qui prolongerait notre cinéma intérieur, cet « appareil de projection » auquel l’artiste compare l’esprit humain. Dotée de cette capacité à sonder et à faire émerger l’invisible, l’image en mouvement apparaît comme le refuge des liens secrets, un sanctuaire fragile qu’il s’agit de préserver des agressions extérieures. Les corps assoupis qui peuplent les vidéos de l’exposition seraient les gardiens de cette mémoire virtuelle, basculant de rêve en rêve pour échanger leur savoir et entretenir sa vitalité1.

En nous plaçant sur le seuil de ces échanges, Periphery of the Night nous engage dans des pistes rêveuses, qui s’incarnent dans une vaste galerie de rythmes et d’énergies, parfois très éloignés du calme difus et de la langueur caractéristique des flms de cinéma. Au moyen de dispositifs singuliers (rétroprojection, projections suspendues, fltres holographiques), il s’agit de modifer notre horloge biologique, au point de nous faire éprouver d’autres cadences et de nous transformer, aussi soudainement et discrètement que change l’atmosphère, lorsque la lumière s’évanouit au gré d’un mouvement de rideau, d’une brise à travers les arbres, ou lorsque le soleil bascule de l’autre côté de l’horizon.

Commissariat : Nathalie Ergino Assistée de Elli Humbert

Avec le soutien de la galerie kurimanzutto à Mexico. En partenariat avec l’Institut Lumière (Lyon), le cinéma le Zola (Villeurbanne) et le collectif MÉTÉORITES.

1. D’après l’ouvrage de Érik Bordeleau, Toni Pape, Ronald Rose-Antoinette et Adam Szymanski, Fabulations nocturnes : Écologie, vitalité et opacité dans le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul, Open Humanities Press, 2017. 3 Power Boy (Villeurbanne), 2021 © Kick the Machine Apichatpong Weerasethakul

Apichatpong Weerasethakul est né en 1970 à et a grandi dans la ville de Khon Kaen, au Nord-Est de la Thaïlande. Indépendant de l’industrie cinématographique commerciale thaïlandaise, il s’emploie à promouvoir le cinéma expérimental et indépendant par le biais de son studio de production Kick the Machine, qu’il a fondé en 1999. Avec son amie Gridthiya Gaweewong, il a créé le festival du flm expérimental de Bangkok en 1997, qu’il a présidé à trois reprises jusqu’en 2008. Il vit et travaille à Chiang Mai en Thaïlande.

Son travail a été largement présenté dans des contextes artistiques et cinématographiques internationaux, notamment à la Biennale de Venise (2019), la Biennale de Sharjah aux Émirats arabes unis (2013), à la dOCUMENTA 13 de Cassel (2012), à la Biennale de Liverpool (2006), à la Biennale d’Istanbul (2001), ainsi que dans le cadre d’expositions individuelles et collectives dans des espaces artistiques tels que la Haus der Kunst de Munich, en Allemagne, le Walker Art Center de Minneapolis, le New Museum de New York, l’Irish Museum of Modern Art de Dublin, le Musée des Beaux-Arts de Taipei et le Musée d’art moderne de la Ville de Paris.

En 2010, son flm Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, a remporté la Palme d’or au 63e Festival de Cannes. Ses autres longs métrages, dont la reconnaissance en France fut décisive, sont (2015), Syndromes and a Century (2006), (2004), The Adventures of Iron Pussy (2003), (2002) et Mysterious Object at Noon (2000). Cette année à Cannes il présente son nouveau long métrage Memoria en compétition ofcielle (sortie en salles en novembre 2021) ainsi que The Year of the Everlasting Storm, ensemble de courts métrages co-réalisés avec diférents cinéastes et présenté en séance spéciale.

5 Salles d’exposition

Auditorium

Halle 5 6 7 Halle Nord Sud

cour

4 3 2 9 8

1

Accueil Billetterie

Librairie Entrée Corner café

6 Liste des œuvres

ENTRÉE (VERRIÈRE) SALLE 5 Power Boy (Villeurbanne), 2021 Fiction, 2018 Photographie sur adhésif Vidéo monocanal HD, rétroprojection sur verre avec flm holographique, couleur, muet, 13 min 37 s SALLE 1 Haiku, 2009 Vidéo monocanal HD, couleur, stéréo, 2 min SALLE 6 The Palace, 2007 Phantoms of Nabua, 2009 2 vidéos digitales, couleur, muet, 4 min 03 s Vidéo monocanal, couleur, Dolby 5.1, 9 min 45 s SALLE 2 Sakda (Rousseau), 2012 SALLE 7 Vidéo HD, couleur, Dolby SRD, 5 min 30 s Fireworks (Archives), 2014 The Palace, 2007 Vidéo monocanal digitale HD, rétroprojection Vidéo digitale, couleur, muet, 4 min 03 s sur verre avec flm holographique, couleur, Dolby 5.1, 6 min 40 s SALLE 3 Blue, 2018 HALLE SUD Vidéo HD, couleur, audio 5.1, 12 min 16 s Ghost of Asia, 2005 Vidéo digitale co-réalisée avec Christelle Lheureux, couleur, Dolby 5.1, 9 min 11 s SALLE 4 Ashes, 2012 Memoria, Nuqui, 2017 Vidéo digitale HD, couleur, stéréo, Photographie impression jet d’encre, 20 min 18 s 63 x 83,5 cm

COUR SALLE 8 Ghost Teen (From the Primitive Project), Durmiente, 2021 2009 Vidéo monocanal HD, couleur, muet, Impression HD sur toile Jet tex, 447 x 817 cm 11 min 03 s Video Diairies, 2001 - 2020 - frst light, 2017 11 projecteurs sur pieds Vidéo monocanal HD, couleur, Dolby 5.1, Memoria, Boy at sea, 2017 11 min 03 Vidéo monocanal, projection circulaire SD, Musique par , poème couleur, 5 min 03 s d’Arséni Tarkovski lu par David Sylvian

HALLE NORD SALLE 9 Invisibility, 2016 Teem, 2007 Vidéo 2 canaux synchronisés, noir et blanc, Vidéo digitale, couleur, muet, 9 min 53 s / 22 muet, 12 min 29 s min 38 s / 27 min 31 s

7 entrée (verrière) salle 1

Power Boy (Villeurbanne), 2021 Haiku, 2009 Photographie sur adhésif Vidéo monocanal HD, couleur, stéréo, 2 min

Cette photographie appartient à Au cours des recherches qui la série Power Boy représentant aboutiront à la réalisation de son un jeune homme assis au bord film Oncle Boonmee, celui qui se du Mékong, enveloppé dans une souvient de ses vies antérieures (2010), guirlande multicolore. Apichatpong Weerasethakul parcourt Une image poétique qui est aussi les régions rurales du Nord de la une allusion aux remous politiques Thaïlande. II y découvre le village causés par la construction du de Nabua dans la province d’Isan, barrage hydroéléctrique à Xayaburi, à proximité du fleuve Mékong qui sur le Mékong. De nombreux constitue la frontière naturelle entre mouvements de protestation se la Thaïlande et le Laos. L’artiste fait sont élevés contre le projet, arguant connaissance avec les habitants qu’il menace l’équilibre humain et du village et l’histoire locale. La écologique de la région sans profiter zone a été le théâtre d’événements à ses habitants. violents entre les années 1960 et les années 1980, à l’époque où l’armée réprimait d’une main de fer les paysans communistes de la région. La rébellion communiste s’opposait alors au régime autoritaire et militaire en vigueur. En 1965, suite à des heurts entre villageois et soldats, les hommes du village se sont réfugiés dans la forêt, laissant derrière eux les femmes et les enfants et modifiant profondément la vie et l’organisation sociale de Nabua.

Pendant plusieurs mois, Apichatpong Weerasethakul filme un groupe d’adolescents, descendants de ces insurgés, et interroge à travers eux la mémoire de Nabua. De ces rencontres naît Primitive Project, un ensemble de 7 vidéos filmées sur place. Les adolescents construisent une structure circulaire, entre vaisseau spatial et machine à remonter le temps : elle devient le lieu de leur sommeil et de leurs rêves. L’artiste célèbre ici la couleur rouge, longtemps proscrite en Thaïlande car politiquement orientée.

8 The Palace, 2007 3 Vidéos digitales, couleur, muet, 4 min 03 s salle 2

The Palace a été conçue pour Sakda (Rousseau), 2012 l’exposition Discovering the Other au Vidéo HD, couleur, Dolby SRD, 5 min 30 s Musée du Palais National de Taipei à Taïwan. Apichatpong Weerasethakul Sakda (Rousseau) s’inscrit dans un y a été marqué par la présence de projet collectif de courts métrages nombreux chiens errants, qu’il réalisés pour le tricentenaire de assimile à des esprits. la naissance du philosophe Jean- À l’Institut d’art contemporain Jacques Rousseau. Non sans humour, comme à Taipei, l’espace Apichatpong Weerasethakul fait de d’exposition devient une machine à son acteur Sakda Kaewbuadee une voyager dans le temps, qui brouille réincarnation de l’auteur du Contrat les pistes entre animaux réels ou social. Tandis que les reflets d’une entités invisibles. Démultipliés, boule à facettes défilent lentement vibrant d’un rouge incandescent, les sur le visage de l’acteur, il murmure trois chiens deviennent les gardiens un monologue dans un micro. fantomatiques des lieux. Les mêmes paroles, capturées par un enregistreur, résonnent ensuite sur la terrasse d’un hôtel au bord du Mékong.

Apichatpong Weerasethakul tisse des liens entre la société thaïlandaise contemporaine et les écrits de Rousseau sur les relations entre les individus. Sakda/Rousseau navigue entre les époques et réfléchit à la pérennité de sa mémoire et de son image.

9 The Palace (still), 2007 © Kick the Machine

Sadka (Rousseau), 2012 © Kick the Machine salle 3 salle 4

Blue, 2018 Ashes, 2012 Vidéo HD, couleur, audio 5.1, 12 min 16 s Vidéo digitale HD, couleur, stéréo, 20 min 18 s Blue s’ouvre sur l’image d’une femme couchée sur un lit, enveloppée Ashes a été filmée en grande partie dans une couverture bleue. En avec une LomoKino, petite caméra contrechamp se dressent des toiles argentique à manivelle qui permet qui représentent des paysages de capturer 144 images par pellicule, colorés. Sur le corps de la femme, sans son. À plein régime, elle ne peut victime d’insomnie, une flamme enregistrer que trois à cinq images apparaît et grandit peu à peu sans par seconde, produisant ainsi une qu’elle semble s’en soucier. impression de mouvement haché. D’un plan à un autre, la caméra se déplace alors que l’image laisse voir Oscillant entre ville et campagne, progressivement l’ensemble de la entre sphère intime et politique, scène. Un feu de bois se consume Ashes rassemble des visions devant une surface réfléchissante, et fugaces, entrecoupées de noir. son image se superpose à celles de la Un homme promène son chien femme et des paysages. parmi les champs et les fermes. Des militants manifestent contre Blue a été tournée pendant l’article 112, qui permet de plusieurs nuits au cœur de la persécuter quiconque critique la jungle thaïlandaise. Le film a été royauté en Thaïlande1. Un groupe réalisé pour 3e Scène, espace de d’amis partage un repas en plein création numérique de l’Opéra de air. Ajouté numériquement, le fond Paris. Il plonge le visiteur dans des sonore mêle des échos de nature, thématiques chères à Apichatpong des bruits de pas et des fragments Weerasethakul : la veille et le de discussion, parmi lesquels la voix sommeil, l’onirisme, et la puissance de l’artiste qui se confie à propos évocatrice de la lumière. d’un rêve. Par moments, c’est le cliquetis de la caméra à manivelle qui domine. Et puis, sur un air de guitare mélancolique, un incendie de lumière se répand à l’écran, fait de vues kaléidoscopiques et d’une cérémonie funéraire.

1. Le crime de lèse-majesté a été élargi en 2020 et utilisé contre le mouvement de contestation de la jeunesse urbaine. 11 Sarit, 2018 cour Vidéo monocanal SD digitale, couleur, muet, 2 min Ghost Teen (From the Primitive Le bas-relief représente Sarit Project), 2009 Thanarat, ancien premier ministre Impression HD sur toile Jet tex, qui a dirigé la Thaïlande au début 447 x 817 cm des années 1960. Il est situé à Khon Kaen, où Apichatpong Weerasethakul Dissimulé par un masque, un jeune a grandi. Il remet en question homme en survêtement devient la valeur de la sculpture en tant un esprit menaçant, personnage qu’objet de culte et de glorification fréquent dans la culture thaïlandaise. du rôle de l’armée dans la politique À travers les représentations de thaïlandaise. Il considère cet homme spectres et de réincarnation, politique comme un produit de Apichatpong Weerasethakul souligne l’implication américaine pendant la façon dont les exactions politiques la guerre froide et un archétype des du passé imprègnent encore la jeune généraux de l’armée qui ont ensuite génération. pris le pouvoir par des coups d’État, y compris le plus récent en 2014. Video Diaries, 2001-2020 11 projecteurs sur pieds Father, 2001 Vidéo monocanal SD, couleur, muet, Pour Periphery of the Night, 14 min 07 s Apichatpong Weerasethakul présente une sélection inédite de onze de ses Les images de la vidéo Father ont été Video Diaries. Cet ensemble de vidéos tournées par le frère d’Apichatpong constitue le journal quotidien de Weerasethakul, alors que leur père l’artiste, des fragments de vie et de était sous dialyse rénale. Restées mémoire qui nourrissent ses œuvres. gravées dans sa mémoire, ces images sont réutilisées par l’artiste et Decameron, 2020 constituent la matrice d’une scène Vidéo monocanal SD digitale, couleur, muet, importante de son long métrage 57 s Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (2010) dont Decameron a été réalisée pendant le personnage principal souffre du le confinement en Thaïlande lors même mal. de la saison des pluies en 2020. Dans l’obscurité d’une chambre, Home, 2018 une femme retire les insectes d’une Vidéo monocanal SD digitale, couleur, muet, moustiquaire afin de les cuisiner. La 1 min 49 s lumière mouvante qu’elle tient à la main révèle par intermittence son Home est un portrait de la maison visage, les pans transparents de la d’Apichatpong Weerasethakul à moustiquaire et les insectes restés à Chiang Mai, pendant la saison des l’extérieur. pluies.

12 Jenjira, Brother Triam, 2018 l’armée dans la région du barrage Vidéo monocanal SD digitale, couleur, muet, de Kaeng Krachan, afin d’étudier la 1 min 43 s vie des soldats et leurs habitudes quotidiennes. Apichatpong Weerasethakul travaille avec la même équipe et les mêmes Jenjira, Death, 2018 acteurs depuis près de 20 ans. Ici, Vidéo monocanal SD digitale, couleur, muet, l’actrice Jenjira Pongpas-Widner 2 min 39 s partage un rêve d’enfant dans lequel son frère décédé réapparaît. Jenjira Pongpas-Widner décrit un rêve dans lequel elle découvre son Tong, Somchai, 2018 corps sans vie dans un champ. Vidéo monocanal SD digitale, couleur, muet, 2 min 25 s One Water, 2013 Vidéo monocanal SD, muet, 1 min 11 s Sakda Kaewbuadee (Tong) décrit un rêve dans lequel lui et son ami Tilda Swinton, actrice britannique et Somchai se trouvent dans une pièce amie d’Apichatpong Weerasethakul, remplie d’une énorme collection de a organisé Film on the Rocks, un livres. festival de cinéma aux Maldives, et a invité l’artiste à prendre part au For Monkeys Only, 2014 projet. Pendant son séjour, celui-ci a Vidéo monocanal SD, couleur, muet, demandé à Tilda Swinton d’évoquer 1 min 12 s ses rêves devant sa caméra.

For Monkeys Only a été réalisée pendant la préparation de Fireworks Memoria, Boy at Sea, 2017 (Archives), au temple Sala Keoku. Elle Vidéo monocanal, projection circulaire SD, superpose la sculpture d’un singe couleur, 5 min 03 s et une machine à sous délivrant des prédictions. Memoria, Boy at sea appartient à Memoria Project, initié par Fireworks sketch (Frog), 2014 Apichatpong Weerasethakul en 2017 Vidéo monocanal SD, couleur, mono, en Amérique du Sud. La vidéo fait 1 min 54 s intervenir l’acteur canadien Connor Jessup, qui a rendu visite à l’artiste Cette vidéo est une esquisse sur le tournage d’un documentaire préparatoire à Fireworks (Archives), dans la région de Nuquí. qui explore les sculptures animales Le film commence par l’image de du temple Sala Keoku au Nord-Est de vagues se succédant sur un écran la Thaïlande. circulaire. Peu à peu, d’autres paysages aquatiques et des Tone, 2004 formes géométriques viennent s’y Vidéo monocanal SD, couleur, muet, superposer en transparence, dans 11 min 32 s des jeux de flux et de reflets. Un protagoniste solitaire est assis sur la Pour son long métrage Tropical plage, laissant penser que les images Malady (2004), Apichatpong qui se succèdent pourraient être ses Weerasethakul a demandé à son souvenirs, ou ses rêves. collègue Tone de rendre visite à 13 Blue, 2018 © Kick the Machine

Invisibility, 2016 © Kick the Machine halle nord salle 5

Invisibility, 2016 Fiction, 2018 Vidéo 2 canaux synchronisés, noir et blanc, Vidéo monocanal HD, rétroprojection sur muet, 12 min 29 s verre avec flm holographique, couleur, muet, 13 min 37 s Jeu d’ombres entremêlées, Invisibility prolonge les thèmes du long métrage C’est la nuit. Une paire de néons Cemetery of Splendour (2015), centré dispense une lumière blafarde, sur les personnages d’un soldat oscillante, qui attire une myriade de souffrant d’une maladie du sommeil petits insectes. Ils vont et viennent, et d’une femme soignée pour sa se bousculent autour de la main de jambe difforme. On reconnaît les l’artiste. Apichatpong Weerasethakul silhouettes des deux comédiens, tente de transcrire, dans son carnet son Jenjira Pongpas-Widner et Banlop rêve de la nuit passée : il s’y reprend à Lomnoi, ainsi que les décors : un deux fois, comme si sa mise en récit lit d’hôpital, mais aussi la statue le laissait insatisfait. Il est question de Sarit Thanarat, maréchal violent d’atteindre un état de « conscience » et corrompu qui a gouverné la dans le rêve. Thaïlande de 1957 à 1963. L’artiste a été surpris de découvrir ce J’ai lu quelque part que l’idée d’un temps monument à Khon Kaen, la ville où stable n’existe pas dans les rêves. Si vous il a grandi, alors qu’il n’existait pas trouvez une horloge dans votre rêve, vous dans son enfance. verrez que les aiguilles bougent de façon erratique, ou que les aiguilles ne sont pas Invisibility reflète l’état trouble de la visibles. Mais la nuit dernière, dans mon politique thaïlandaise. Sur le double rêve, j’ai fxé une horloge qui affchait écran, les chambres où sont enfermés l’heure correctement – 15 h 40. J’étais les personnages se juxtaposent, se également conscient de sa petite aiguille dédoublent, semblent se rencontrer qui bougeait à chaque seconde. Tic, tac, puis se dissocier, comme si les tic, tac. personnages évoluaient dans le Mon rêve était un mélange de flm refuge d’un rêve commun. Dans ce d’horreur et de méditation. J’étais suivi par lieu parallèle et libre, ils fomentent un extraterrestre dans une ville anonyme. une révolution. Même s’il avait de grands yeux, il ne me « voyait » pas vraiment. Il me sentait. Lorsque mon esprit partait dans différentes directions, cet alien sentait mes pensées et apparaissait devant moi. Le seul moyen de lui échapper était d’être en pleine conscience et de me concentrer sur ma respiration. Donc, tout au long du rêve, j’ai essayé de rester conscient. J’étais au milieu d’une foule de silhouettes, qui escaladait une pente. Il s’agissait bien de conscience, et pourtant je n’étais pas conscient que je rêvais2.

2. Transcription en français du texte écrit. 15 salle 6 salle 7

Phantoms of Nabua, 2009 Fireworks (Archives), 2014 Vidéo monocanal, couleur, Dolby 5.1, Vidéo monocanal digitale HD, 9 min 45 s rétroprojection sur verre avec flm holographique, couleur, Dolby 5.1, Dans un paysage nocturne 6 min 40 s apparaissent les contours d’un écran de tissu, sur lequel est projeté un film. Fireworks (Archives) fonctionne Lui aussi tourné la nuit, il montre comme une machine mémorielle un village sur lequel tombent sans hallucinatoire. Elle explore un décor discontinuer de violents éclairs. clé du long métrage Cemetery of Un groupe d’adolescents joue avec un Splendour (2015) : le parc de sculptures ballon de football enflammé. Source Sala Keoku. Ces sculptures animales de lumière intermittente, la balle les et divines ont été créées par un éclaire alternativement et laisse dans personnage excentrique, le chef de l’herbe des traînées lumineuses. Elle culte Bunleua Sulilat, à la frontière enflamme l’écran, qui se consume du Laos et de la Thaïlande. Le site, lentement et la lampe du projecteur qui mélange très librement des apparaît. influences bouddhistes, hindouistes et mystiques, n’est pas reconnu par l’État Comme Haiku et Ghost Teen, Phantoms et constitue aux yeux d’Apichatpong of Nabua fait partie de Primitive Weerasethakul un geste de rébellion, Project, tourné dans le Nord-Est de dans une région elle-même forte d’une la Thaïlande. Le village de Nabua y a longue histoire d’insurrections. fait l’objet d’une violente répression militaire entre les années 1960 et les Éclairés par les flashs intermittents de années 1980, conduisant une partie des feux d’artifice, les deux personnages habitants à se retrancher dans la forêt. arpentent ce jardin nocturne. Ils Le nom du film évoque ces événements prennent des photos, s’approchent tragiques, mais l’idée de destruction, l’un de l’autre et disparaissent comme bien présente – des éclairs qui ils étaient venus. Une succession de tombent, un tissu qui brûle – contraste photographies montre des rebelles de avec l’attitude joyeuse des adolescents. la région tués dans les années 1970, Comme toujours chez Apichatpong pendant l’enfance de l’artiste. Weerasethakul, la mémoire n’est pas uniforme et l’image se refuse à toute tentative de compréhension unique.

16 Fiction, 2018 © Kick the Machine

Phantoms of Nabua, 2009 © Kick the Machine Fireworks (Archives), 2014 © Kick the Machine

Ghosts of Asia, 2005 © Kick the Machine Memoria, Nuqui, 2017 halle sud Photographie impression jet d’encre, 63 x 83,5 cm Ghost of Asia, 2005 Après avoir longtemps travaillé Vidéo digitale co-réalisée avec Christelle en Thaïlande, Apichatpong Lheureux, couleur, Dolby 5.1, 9 min 11 s Weerasethakul entame en 2017 Memoria Project, sa première grande La double projection Ghost of Asia série d’œuvres réalisées dans une est issue d’une collaboration entre autre partie du monde. Guidé par Apichatpong Weerasethakul et les similitudes entre l’Amazonie Christelle Lheureux. Le tsunami de et la jungle thaïlandaise, il explore 2004 en Asie du Sud-Est est le point l’Amérique du Sud et travaille sur de départ de leur projet. Les artistes un film qui se déroule en Colombie. utilisent l’histoire d’un fantôme qui L’artiste est passionné par la aurait été vu, errant le long de la côte topographie de ce pays où les volcans rocheuse d’une île thaïlandaise. en activité et les glissements de Transformée en une succession terrain ne cessent de transformer de mouvements accélérés, la les paysages naturels. Le nom déambulation de ce personnage « Nuquí » est celui d’une région du solitaire devient un geste d’affirmation département de Chocó dans l’Ouest de la vie, porté par une musique de la Colombie. entraînante. Les réalisateurs proposent à trois enfants de composer le film Memoria Project rassemble des avec eux : ce sont eux qui suggèrent souvenirs, personnels ou collectifs, et filment les actions de l’acteur qui à travers des photographies et des incarne le fantôme. Leurs idées, même vidéos. Cette photographie montre les plus fantasques, sont réalisées par la nuque de l’un des acteurs de cette créature mi-réelle, mi-imaginée. Memoria, Connor Jessup, victime Le jeu enfantin se trouve comme d’une réaction allergique à des amplifié par cet autre « jeu » qu’est le piqûres d’insectes. Apichatpong tournage du film. Weerasethakul a immortalisé cette image, semblable pour lui à une constellation ou à un feu d’artifice, où la beauté naît de la douleur.

19 Le texte lu par David Sylvian est le salle 8 poème Dreams d’Arséni Tarkovski. La traduction anglaise est disponible Durmiente, 2021 dans le recueil Life, life: Selected Poems, Vidéo monocanal HD, couleur, muet, traduit du russe par Virginia Rounding 11 min 03 s (Crescent Moon Publishing, 2000, async - first light, 2017 2007, 2009, page 67). Vidéo monocanal HD, couleur, Dolby 5.1, 11 min 03 s Musique par Ryuichi Sakamoto, poème d’Arséni Tarkovski lu par David Sylvian

Durmiente / async - first light est une production d’Apichatpong Weerasethakul pour l’exposition Periphery of the Night. Il y juxtapose des images très récentes, filmées sur le tournage de son prochain film, Memoria, avec des images tournées ces dernières années. Dans Durmiente, Tilda Swinton, actrice principale de Memoria, s’endort dans une chambre où la pénombre grandit. async - first light a été produit en collaboration avec le compositeur Ryuichi Sakamoto, qui a combiné pour le projet plusieurs pistes de son album async.

L’alternance de lumières naturelles et artificielles est au centre des scènes, qui s’enchaînent dans des décors divers. Une partie des plans a été tournée par des amis d’Apichatpong Weerasethakul à qui il a confié des caméras portatives, en leur demandant de filmer leurs proches endormis. Cette double projection fait partie de Memoria Project, au sein duquel le réalisateur développe son intérêt pour la mémoire ainsi que pour la variété des sources lumineuses. Dans les deux vidéos, le soleil se couche et les personnages s’abandonnent au sommeil. L’artiste présente le projet comme une tentative de créer des liens entre la lumière, le cinéma et le rêve.

20 Durmiente, 2021 © Kick the Machine

async - frst light, 2017 © Kick the Machine salle 9

Teem, 2007 Vidéo digitale, couleur, muet, 9 min 53 s / 22 min 38 s / 27 min 31 s

Ces trois projections simultanées montrent un homme qui dort, somnole, et parfois se réveille. Il s’agit de Teem, un proche d’Apichatpong Weerasethakul, filmé par l’artiste à l’aide d’un téléphone portable pendant trois jours consécutifs. Quelque temps auparavant, alors que l’hiver approchait en Thaïlande, Teem lui avait confié qu’il s’apprêtait à hiberner jusqu’au mois de février : Apichatpong Weerasethakul en a profité pour observer et parfois perturber son sommeil matinal. La figure de l’endormi est récurrente dans le travail du réalisateur. Il est fasciné par cette présence absente, insaisissable du dormeur.

22 A rubber band snaps on a drum a loud bang a metallic ball shatters a rock to pieces liberating its memory Smoke clouds over a burning ship A tint of orange before nightfall echoes a daybreak that looms like the face of a tiger He turns towards the periphery of the night With the eyes closed I walk the dream

Apichatpong Weerasethakul, 2021

Un élastique claque sur un tambour / une détonation / une balle métallique réduit un rocher en morceau / libérant sa mémoire / Des nuages de fumée au- dessus d’un navire en feu / Une teinte orange avant la tombée de la nuit / fait écho à l’aube menaçante telle la tête d’un tigre / Il se tourne vers la périphérie de la nuit / Les yeux fermés / Je parcours le rêve

Lexique

Animaux Animisme

Bufe, homme-singe, tigre-chaman : le Les croyances animistes irriguent cinéma d’Apichatpong Weerasethakul l’œuvre d’Apichatpong Weerasethakul, déploie un bestiaire étrange et qui s’intéresse particulièrement, à fantastique, nourri de croyances travers elles à la culture de l’Isan, entremêlées (bouddhisme, et à l’ethnie khmer qui peuple cette superstitions, légendes locales). région de la Thaïlande. Adossés au La présence de ces créatures ne bouddhisme, les rituels animistes surprend pas, ou si peu, les humains qui interviennent dans l’ordre du présent, les côtoient : du règne humain au règne des préoccupations du quotidien. Ce animal, un fux continu semble mode de pensée attribue aux lieux, s’écouler, parfois ponctué d’entre- aux êtres et aux objets une intériorité, deux, de croisements, d’hybridations. une force vitale qui ne se confond pas avec celle des humains, mais qui entre Le feld recording (la captation d’un constamment en relation avec elle. environnement sonore sur le terrain) restitue profondément cette Il s’agit bien plus que d’un thème interdépendance : le chant des oiseaux culturel. Comme un tissu vivant, les et surtout la stridulation des insectes plans d’Apichatpong Weerasethakul enveloppent l’image (Blue, Ashes), lui se ramifient eux aussi en plusieurs procurent une densité, une vibration strates, plusieurs modes d’existence, entêtante. Dans Fiction, le son qui peuvent tour à tour se profiler disparaît et cette présence devient à la à la surface de l’image, notamment fois visible et très insistante : les par l’usage de la surimpression. Sa insectes, attirés par la lumière, ne recherche plastique se déploie en cessent d’aller et venir dans le cadre, phase avec cette notion de monde perturbant le projet du personnage. ouvert, une « spiritualité organique » que structure un réseau infini À chaque fois, c’est la même attention d’interactions. à l’infme, la même écoute tendue vers l’arrière-plan : l’art d’Apichatpong Weerasethakul convoque à l’écran Cinéma toutes les formes de vie, jusqu’aux plus élémentaires. Les animaux sont parmi « L’espace du musée peut se comparer nous et nous entourent constamment – à un cinéma très particulier, dans à l’image des chiens fantomatiques de lequel on est soi-même un personnage. The Palace, qui semblent veiller sur les Je ne conçois pas mes films courts premières salles. Sans oublier ses comme des pièces autonomes, mais compagnons les plus proches, chats et plutôt comme la documentation chiens prénommés d’après des d’une performance. Ils ont besoin monstres de cinéma (Godzilla, King du public : c’est lui qui achève leur Kong, Dracula), qu’il flme eux aussi « postproduction ». Le spectateur dans leur sommeil (Durmiente / imagine différents scénarios, comme async – frst light). si chacun était un personnage et qu’il pouvait se souvenir de ses différentes

25 vies. Le cinéma est une autre On peut toujours s’introduire dans le expérience qui s’inscrit dans un thème sommeil ou la mémoire de quelqu‘un. plus linéaire1 ». Si j’étais médecin, je tenterais de guérir les maladies du sommeil par des Apichatpong Weerasethakul conçoit interférences lumineuses au niveau en parallèle ses expositions et ses cellulaire2 ». longs métrages de cinéma : outre les différences de durée ou de format, L’intérêt d’Apichatpong Weerasethakul c’est la place attribuée au visiteur- pour le cerveau recoupe son spectateur qui distingue, selon lui, exploration de la mémoire et des rêves, les deux pratiques. Malgré tout, ses et de la manière dont les stimulations personnages, ses motifs, ses lieux du monde extérieur, comme la lumière, fétiches circulent de l’une à l’autre, les influencent, les modifient, les comme si l’œuvre se ramifiait en régénèrent. Ses films courts tentent de même temps dans les deux directions. retranscrire ces allers-retours entre le Ainsi les vidéos issues de Primitive dedans et le dehors, en figurant ce que Project (Haiku, Phantoms of Nabua) nous pourrions concevoir au moyen de peuvent être vues comme une notre seul esprit par une pratique de préfiguration du film Oncle Boonmee, la méditation : une vision intérieure, un celui qui se souvient de ses vies cinéma activé par nous-même et pour antérieures (2010) : on y retrouve les nous même. adolescents du village de Nabua lors d’une séquence décisive, composée de photographies. Au-delà des limites Défilement séparant les champs artistiques, ses œuvres mobilisent le cinéma Le dispositif cinématographique repose comme un médium parmi d’autres, un sur la discontinuité du ruban filmique, vecteur entre le monde des esprits divisé en séries de photogrammes et celui des vivants, dont il interroge dont la projection intermittente, à systématiquement le devenir. une cadence donnée, produit une illusion de continuité. Comme souvent dans le cinéma expérimental, les Cerveau vidéos d’Apichatpong Weerasethakul déconstruisent l’illusion du mouvement « À une certaine période, j’ai lu en perturbant le défilement des beaucoup d’articles sur le cerveau et images. Dans Ashes, le cliquetis de les sciences cognitives. Un professeur la caméra à manivelle accompagne du Massachusetts Institute of la sensation de discontinuité visuelle Technology a manipulé des neurones et contribue à former une impression pour faire revivre certains souvenirs au de rêve. De même, dans la double moyen de faisceaux lumineux. À l’en projection Invisibility, des volets croire, ses découvertes contredisent mécaniques bloquent alternativement la théorie de Descartes selon laquelle le chemin de l’image. À l’inverse, le corps et l’esprit sont deux entités dans Ghost of Asia, le défilement distinctes. Cette hypothèse rejoint de l’image est accéléré, produisant mon idée que la méditation n‘est rien un burlesque fébrile, volontairement de plus qu’un processus biologique. kitch. Ces manipulations éclairent

1. Scherf Angeline, « Entretien avec Apichatpong 2. Weerasethakul Apichatpong, Entretien Weerasethakul », Primitive, Musée d’Art accompagnant le DVD de Cemetery of Slendour Moderne de la Ville de Paris, Paris, 2009. (2015, Pyramide Vidéo). 26 un aspect important des œuvres Entités invisibles d’Apichatpong Weerasethakul, chez qui le dispositif n’est jamais masqué, Sur les écrans, les entités invisibles effacé au bénéfice d’une hypnose prennent consistance. Cela s’explique autoritaire : comme l’indique le nom d’abord par le lien fantomatique que du studio de production qu’il a fondé, l’image photographique entretient Kick the machine, il importe de donner avec le passé : « le cinéma tend à la des « coups dans la machine », de préservation des âmes. Lorsque l’on ménager des points de rencontre entre voit des films du passé, les acteurs la technique et la fiction qu’elle déploie. sont jeunes, et en même temps ils sont morts. Le film préserve leur esprit et le présente à une génération Écran nouvelle de spectateurs qui assure leur survivance3 ». Les vidéos de Apichatpong Weerasethakul conçoit l’exposition, notamment celles dédiées l’écran comme une surface mouvante, aux proches et aux membres de la poreuse, qu’il s’agit d’ouvrir à l’espace famille de l’artiste, pratiquent cette environnant – salle de cinéma ou préservation des âmes. Cela vaut, plus d’exposition. Le lieu filmé est appelé largement, pour toutes les formes de à s’étendre virtuellement au-delà des vie et de culture en voie d’extinction, limites rectangulaires de l’écran. Dans qu’il cherche également à conserver. ses vidéos, les silhouettes humaines se dressent régulièrement en contrejour, Mais des entités invisibles vivent aussi dans l’encadrement d’une fenêtre, hors de l’image. Quand le cinéaste a redoublant la position du visiteur- remporté la Palme d’Or en 2010, il a spectateur face à l’image lumineuse. remercié les fantômes et les esprits lors Dans Invisibility, elles se déplacent d’un de son discours d’acceptation. Agissant écran à l’autre. Comme pour transposer au cœur du réel, ces forces exercent cette contiguïté entre le corps et une action aussi bien bénéfique l’écran, les dispositifs de projection que maléfique – elles peuvent alors se diversifient au sein de l’exposition : renvoyer aux exactions refoulées des écrans sont suspendus, plus ou de l’histoire politique, comme dans moins transparents, parfois circulaires Fireworks (Archives) où surgissent (Memoria, Boy at Sea). Il devient les portraits granuleux d’activistes possible de circuler autour d’eux et le exécutés par le gouvernement regard puis le corps entier s’engagent thaïlandais dans les années 1950-1960. dans les films, en immersion.

Des écrans se matérialisent aussi dans Isan l’espace filmé, sous la forme de toiles ou de voiles vaporeux. Dans Phantoms L’Isan est la région Nord-Est de of Nabua, l’écran situé au bord du la Thaïlande où Apichatpong terrain de jeu finit par s’embraser au Weerasethakul a grandi. Voisine du contact de la balle enflammée, révélant Cambodge et du Laos, de l’autre côté derrière lui l’œil d’un projecteur, qui du Mékong, l’Isan a été historiquement rayonne de plein fouet vers le visiteur. et géographiquement influencée par les L’écran, c’est alors nous-mêmes, à notre tour contaminés par l’image. 3. Weerasethakul Apichatpong, Entretien inclus dans le dossier de presse du film Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (2010), propos recueilli le 3 juin 2010. 27 cultures laotiennes et cambodgiennes. transitions. Travailler avec elle est donc La plupart des habitants ont pour un moyen pour moi de comprendre langue maternelle la langue isan, la région du Nord-Est. Je ne connais différente du thaï. Ils ont leur propre pas toute la réalité, mais son point de culture, bien distincte de celle du vue m’intéresse. À travers elle, je peux centre de la Thaïlande. Bien que la présenter un monde qui ne cesse de population de l’Isan représente environ changer. Mes films nous permettent un tiers de la population totale du pays, de voir son corps évoluer au fil du cette région est considérée comme la temps4 ». région la plus pauvre de la Thaïlande et fait encore aujourd’hui l’objet de préjugés de la part des habitants du Mémoire centre du pays. « Pour moi, un souvenir est comme Apichatpong Weerasethakul fait des un fantôme dans la mesure où il se recherches et crée des œuvres basées transforme sans cesse, apparaissant sur l’Isan, en se penchant sur son parfois, disparaissant parfois. Ce que histoire, dans le but d’acquérir une j’essaie de dire, c’est que la mémoire nouvelle compréhension de son pays. n’est pas solide5 ».

L’artiste s’emploie à figurer des états Jenjira Pongpas-Widner de mémoire gazeux, des « particules de souvenirs » similaires aux particules Actrice fétiche d’Apichatpong lumineuses. Ainsi le souvenir, qu’il Weerasethakul, Jenjira Pongpas- soit personnel ou collectif, ne relève Widner fait sa connaissance en jamais d’un flux continu ou d’un lien amenant des acteurs à son bureau assuré entre le passé et le présent. Il pour le casting de son premier long prend la forme d’éléments disparates, métrage, Blissfully Yours (2002). Après d’allusions que l’on soulève par un accident de moto qui laisse une de leur étrangeté mais qui demeurent ses jambes paralysée en 2003, Jenjira chargées d’opacité. Plutôt que de Pongpas-Widner suspend sa carrière mémoire, il semble plus juste de parler d’actrice, mais le cinéaste continue à de réminiscence à propos des films l’employer dans ses films. Elle réside d’Apichatpong Weerasethakul : le mot actuellement dans sa ville natale de désigne un processus plutôt qu’un état Nhong Khai. de fait, le retour à la conscience d’une impression altérée par le temps et « Jenjira est comme ma base de déformée par l’émotion, si bien qu’on données. Au fil des ans, elle a participé la reconnaît à peine. Des adolescents à mes longs métrages, mes courts vêtus comme des militaires, des feux métrages et mes installations. Elle se d’artifice intimidants, des éclats de souvient de tout, alors que j’ai tendance figures dans un jardin de pierre : la à oublier. Travailler avec elle est devenu réminiscence, c’est ce retour d’une une source de connaissances pour moi, un moyen de me connecter à ce 4. Dallas Paul, « I have been thinking specifcally about the cave of humankind », Entretien avec qui s’est passé en Thaïlande. Elle est Apichatpong Weerasethakul, Bomb Magazine, 9 un peu plus âgée que moi et a vécu octobre 2015 de près la période où la Thaïlande et 5. Beguin Cyril, Tesse Jean-Philippe, « Adieu ses pays voisins, comme le Laos, ont Thaïlande : entretien avec Apichatpong Weerasethakul », Cahiers du cinéma n°714, connu des bouleversements et des Septembre 2015. 28 vie ou d’une connaissance antérieure, Nuit comme la réapparition, sous un nouveau visage, d’une réalité qui faillit « Je suis fasciné par l’obscurité8 », plonger définitivement dans l’oubli. écrit Apichatpong Weerasethakul. Dans ses films, la nuit se pare de toutes les couleurs, de toutes les Narration textures possibles, du bleu le plus transparent au noir le plus épais. Le « Mon cinéma n’est pas monde de la nuit est celui de l’invisible, vraiment narratif, il est plutôt des apparitions et des disparitions. environnemental6 ». Si le récit existe Sa manière d’éclairer la nuit est bien chez Apichatpong Weerasethakul, souvent paradoxale ; un feu, un simple c’est à très faible intensité, sous la néon, une étincelle, toute une galerie forme d’emboîtements lâches et de sources lumineuses suffisamment incongrus de rêves, de souvenirs, de marquées pour s’imprégner sur notre chansons ou de contes rapportés par rétine, mais trop pauvres pour guider les personnages. Dans l’exposition, la notre appréhension de l’espace. part « environnementale » est encore La nuit est donc un milieu initiatique, accentuée, même si l’artiste préfère le où notre perception doit parvenir à mot de « performance », commentant s’exercer, à s’affiner. Primitive Project (d’où proviennent Apichatpong Weerasethakul exploite Haiku et Phantoms of Nabua) : régulièrement la sensation de « J’avais un désir impérieux de faire contiguïté éprouvée face à des figures quelque chose à Nabua, de vivre et des objets surgissant dans le noir : sur place et de filmer tout ce qui s’y les limites de l’écran s’évaporent, se passerait. Cela relève du domaine dispersent dans l’obscurité d’une pièce. de l’action. Pour Primitive [Project], j’ai passé beaucoup de temps, avec les adolescents à Nabua, à ne rien Politique faire. L’inspiration est venue des histoires qu’ils me racontaient. Je les L’histoire et le climat politique de son ai enregistrées et un script s’est mis pays colorent subtilement le travail progressivement en place7 ». d’Apichatpong Weerasethakul. Statues et silhouettes de soldats parsèment ses La fiction et le montage adviennent au vidéos. On aperçoit, dans Ashes, des contact des autres, ainsi qu’en réaction personnes militer pour la suppression au récit univoque, problématique, narré du crime de lèse-majesté, utilisé très par le gouvernement. abusivement par le pouvoir. L’artiste a plusieurs fois subi la censure et dénonce régulièrement, en entretien, l’absence de démocratie qui règne en Thaïlande, a fortiori depuis la crise politique de 2014 et le coup d’état militaire ; il travaille actuellement sur

6. LalanneJean-Marc, « Sur les traces de Tropical Malady », Les Inrockuptibles, 18 décembre 2002 8. Weerasethakul Apichatpong, Apichatpong 7. Blouin Patrice, « Entretien avec Apichatpong Weerasethakul Sourcebook: The Serenity of Weerasethakul : l’art, la jungle, le cinéma », art Madness, Independent Curators International & press n°362, décembre 2009. MAIIAM Contemporary Art Museum, 2016. 29 un projet consacré aux mouvements Soin de contestation portés par la jeune génération. Dans la vidéo Father, la mère et la belle-sœur de l’artiste administrent une Baignant dans ce climat répressif, ses dialyse à son père, qui souffrait d’une films usent de l’art du « camouflage », insuffisance rénale. La scène, très comme l’indique un carton de intime, fait écho à de nombreux autres texte dans Invisibility, et proposent gestes de soin dans les longs métrages des manières alternatives de faire d’Apichatpong Weerasethakul. communauté. D’abord par leur L’univers médical, qu’il a connu dans manière d’accueillir l’altérité, de se l’hôpital de campagne où travaillaient familiariser avec l’étrange, et puis, pour ses parents, imprègne son œuvre. le spectateur comme le visiteur, de « Pour moi, écouter des battements faire de la mise en scène un vecteur de cœur avec un stéthoscope ou d’hospitalité. Mais aussi en organisant utiliser une loupe avec éclairage intégré des communications souterraines, des relevait déjà de la magie. […] Le cinéma dialogues entre les différentes formes et le matériel médical étaient les plus de vie à l’intérieur de l’espace creusé belles inventions de mon enfance9 », par le rêve. confie-t-il. Cette fascination pour l’organisme se retrouve dans son attention à la peau, à la sexualité, aux Sakda (Tong) sensations de plaisir et de douleur, aux rythmes imperceptibles qui nous Sakda Kaewbuadee, « Tong » de traversent. La plupart de ses films son surnom, est un comédien né à peuvent par ailleurs sembler dotés de Kanchanaburi, en Thaïlande, dans vertus curatives : ils nous installent une famille d’agriculteurs. En 1996, dans un temps à part, nous accueillent il déménage à Bangkok et occupe et nous bercent d’ondes lumineuses et divers emplois, notamment sur un sonores reposantes. chantier de construction. En 1998, il est enrôlé dans l’armée et sert comme soldat pendant deux ans. En 2002, il Sources lumineuses rencontre Apichatpong Weerasethakul dans une discothèque et deux ans plus Les œuvres d’Apichatpong tard, il apparaît dans son long métrage Weerasethakul témoignent d’une Tropical Malady (2004). Depuis, il a sensibilité exacerbée à la lumière, joué dans quelques films thaïlandais sous toutes ses formes : flammes, et dans de nombreux films de l’artiste. néons, feux d’artifice, lumière vive, Récemment, il s’est installé en France, parfois saturée, des paysages naturels. à Montpellier. Elle n’est pas un simple outil de composition, une technique de mise en scène : elle est matricielle et liée en profondeur au flux de la conscience, variant au rythme de ses interactions avec le monde. Souvent « sonore », crépitante ou vrombissante, elle sert moins à éclairer qu’à figurer des

9. Weerasethakul Apichatpong, Entretien accompagnant le DVD de Cemetery of Slendour (2015, Pyramide Vidéo). 30 processus ambivalents, des instants de disponibilité : « J’essaie de plonger « joie et de destruction10 », comme le mes personnages, et par extension formule l’artiste à propos de Phantoms les spectateurs, dans une atmosphère of Nabua. Sa matérialisation est liée proche du sommeil, en ayant recours au souvenir, aux empreintes laissées aux lumières que je vois dans ma tête par les événements dans la mémoire. et que j’essaie de reproduire dans le Apichatpong Weerasethakul traite film. En ce sens, je me rapproche d’une ainsi les sources lumineuses comme un idée politique du sommeil : un espace médium. L’artiste crée une proximité collectif dans lequel les dormeurs sont qui touche directement le visiteur, aussi actifs et non plus passifs12 ». bien physiquement que psychiquement, et le met en mouvement.

Veille – Sommeil

Que ce soit à l’instant du réveil (Teem), de l’endormissement (Blue, Durmiente / async – first light), ou au cœur du sommeil (Haiku), les personnages des films d’Apichatpong Weerasethakul traversent une rare variété d’états de conscience. Le réalisateur se dit « obsédé par des images de gens endormis. […] J’aime l’idée qu’être endormi, inconscient, c’est être entre deux mondes11 ». En les scrutant, le réalisateur ne cherche pas tant à traquer le rêve, à figurer le monde immatériel que les dormeurs parcourent, qu’à capter une certaine disponibilité du corps, un état physique de relâchement, une intimité qu’il restitue avec douceur et discrétion au regard du visiteur. Les séparations entre veille et sommeil s’avèrent factices, inventées par la culture au mépris des phases transitoires qui ponctuent nos cycles physiologiques. Un échange tacite s’instaure entre ces corps et le nôtre, si bien que nous intégrons tous le même espace vaporeux, le même état de

10. Regnier Isabelle, « Apichatpong Weerasethakul joue avec le feu, puissance de joie et de destruction », Le Monde, 29 octobre 2009 11. Beguin Cyril, Tesse Jean-Philippe, « Adieu 12. Perrot Hugues, « Une idée politique Thaïlande : entretien avec Apichatpong du sommeil. Entretien avec Apichatpong Weerasethakul », Cahiers du cinéma n°714, Weerasethakul », Cahiers du cinéma n°751, Septembre 2015. Janvier 2019. 31 INFORMATIONS PRATIQUES

Exposition du 2 juillet au 28 novembre 2021

OUVERTURE Du mercredi au vendredi de 14h à 18h / Le week-end de 13h à 19h Visites commentées gratuites le samedi et le dimanche à 16h

ACCÈS

Bus C3 (arrêt Institut d’art contemporain) Station vélo’v à 1 minute à pied Bus C9 (arrêt Ferrandière) L’Institut d’art contemporain est situé Bus C16 (arrêt Alsace) à 10 minutes du quartier Lyon Part-Dieu Métro ligne A (arrêt République)

TARIFS • plein tarif : 6 € • tarif réduit : 4€ • gratuit -18 ans • Pass IAC 2021 : 15€

LIBRAIRIE Spécialisée en art contemporain, accessible aux horaires d’ouverture des expositions

RENDEZ-VOUS

Soirée projection / rencontre avec Journées européennes du patrimoine Apichatpong Weerasethakul Samedi 18/09/21 2021 à 14h30 Dimanche 27/06/21 à 20h45 Visite des réserves et découverte des coulisses Cinéma Le Zola, Villeurbanne de l’IAC. Tout public. Dimanche 19/09/21 à 15h30 Nuit européenne des Musées Family Sunday spécial Journées européennes Samedi 3/07/21 de 19h à 22h du patrimoine autour de la thématique de la → Visite expérience à 19h jeunesse. → Entrée gratuite de 19h à 22h À venir à la rentrée 2021 Visite sur le pouce à 12h30 → Projection en plein air avec le collectif Vendredis 9/07/21, 10/09/21 et 15/10/21 MÉTÉORITES dans les jardins de l’IAC. Visite express de l’exposition. Possibilité de → Rétrospective des films d’Apichatpong déjeuner sur place : bocaux végétariens de la Weerasethakul à l’Institut Lumière en présence Fabuleuse cantine & boissons Mé-Mé. de l’artiste. → Laboratoire espace cerveau / Station 21. Family Sunday à 15h30 → Conférence Art & cinéma sur proposition des Dimanches 11/07/21 et 24/10/21 Amis de l’IAC. Un après-midi en famille pour découvrir l’exposition. Visite spécialement adpatée au jeune Informations & réservations sur le site public. Internet : www.i-ac.eu