GRAND ORAL Arnaud DANJEAN Député européen, Membre de la Commission Affaires étrangères / Défense

Modération : Nicolas CÉSAR 7 décembre 2018 (Sud Ouest) REVUE DE PRESSE Quelle défense pour la demain en Europe et dans ?

La Rencontre Sciences Po Bordeaux / Sud Ouest de ce vendredi 7 décembre est organisée en partenariat avec la ville de Saint-Médard-en-Jalles, la plus spatiale des villes françaises, grâce à l’engagement de son maire, Jacques MANGON (diplômé de Sciences Po Bordeaux - promo 1987) et avec le concours du général Jean-Marc LAURENT, directeur de la Chaire Défense & Aérospatial de Sciences Po Bordeaux et de l’université de Bordeaux, portée par la fondation Bordeaux Université. Cette Rencontre qui accueille pour un grand oral l’une des personnalités politiques les plus expertes en matière de défense et de stratégie, Arnaud DANJEAN, revêt à bien des égards une dimension exceptionnelle. Elle s’inscrit dans la catégorie des « Rencontres décentralisées » qui, depuis 35 ans, proposent aux élèves de Sciences Po Bordeaux de découvrir différentes facettes des activités développées sur la zone de diffusion du journalSud Ouest. Se « décentraliser » à Saint Médard-en-Jalles, ce n’est pas partir au bout du monde, évidemment. Mais par la nature-même des sites visités dans la première partie de cette journée consacrée à la Défense (les installations d’ArianeGroup ou l’usine Dassault Aviation), le dépaysement est au programme. Autre dimension exceptionnelle : le grand oral d’Arnaud DANJEAN est précédé d’un colloque consacré aux enjeux stratégiques actuels et à venir avec les conclusions d’un grand témoin : Alain JUPPÉ, ancien premier ministre, ancien ministre des Affaires étrangères et ancien ministre de la Défense. Pour toutes ces raisons, l’équipe des Rencontres a choisi de proposer en guise d’ouverture à la revue de presse traditionnellement offerte au public fidèle, un extrait de l’Introduction du livre de synthèse tout à fait passionnant que le général Jean-Marc LAURENT et Vincent SATGÉ viennent de publier au titre de la Chaire Défense & Aérospatial à La Documentation française : Conflictualités modernes et postures de défense. Cet ouvrage est un « collectif » qui réunit les contributions de 16 auteurs, la plupart élèves à Sciences Po Bordeaux et à l’université de Bordeaux, sous la responsabilité éditoriale des deux directeurs de publication, ce qui ne le rend que plus précieux.

L’équipe des « Rencontres Sciences Po Bordeaux / Sud Ouest ».

Polemos pantôn pater esti : le conflit (ou la guerre recouvre une dimension complexe qu’il serait ou le combat) est père de toute chose. La phrase dangereux de transposer telle quelle de la Grèce originelle se poursuit en indiquant qu’il en est aussi antique au monde moderne, il n’en reste pas moins le roi. C’est Héraclite, philosophe grec contemporain qu’Héraclite comprend que le conflit n’est pas une de la domination perse sur une grande partie fin en soi, qu’il ne résulte pas nécessairement d’un du bassin méditerranéen et du Levant, qui est à échec politique mais qu’il peut aussi être un levier l’origine de cet aphorisme. Peut-être fut-il marqué stratégique permettant d’initier un changement par les batailles de Marathon et de Salamine où les que les moyens diplomatiques ne permettent pas forces grecques, malgré leur infériorité numérique, d’obtenir aisément ou, alors, selon un mode par trop résistèrent victorieusement face à la puissance incertain. perse adverse. Quoi qu’il en soit, la citation qui lui Par exemple, l’Allemagne, du XIXe siècle jusqu’à est prêtée traduit le poids de l’action militaire sur la première moitié du XXe siècle, choisit la voie le modelage du contexte géostratégique. Héraclite délibérée du conflit pour atteindre ses objectifs de place le conflit au cœur des déséquilibres du monde puissance politique et économique. Ainsi, après que mais il en fait aussi un moteur de l’Histoire. le stratège prussien Carl von Clausewitz, marqué Si la pensée philosophique du poète éphésien par les batailles contre la France napoléonienne, eut

2 considéré que « la guerre est la simple continuation Le conflit apparaît donc comme le moteur de l’Histoire, de la politique par d’autres moyens », c’est-à-dire un des facteurs déterminants du renouvellement qu’elle agit en levier politique pour dominer un de la hiérarchie des puissance mondiales. Et la fin rival. Otto von Bismarck déclare que « Ce n’est pas d’un conflit n’est pas « la fin de l’Histoire », comme par des discours et des votes de majorité que les le philosophe américain Francis Fukuyama a voulu le grandes questions de notre époque seront résolues faire croire après la fin de la tentation communiste et (…) mais par le fer et par le sang ». La doctrine nazie l’adoption, par tous, d’un modèle étatique s’inspirant des « guerres d’agression » en sera l’ultime mais des démocraties occidentales. D’abord un conflit dramatique application. Dérogeant au principe du entraîne toujours une frustration, celle du perdant, « droit d’un État à la guerre » (jus ad bellum), à des et l’Histoire a montré que la paix retrouvée cachait fins de seule défense de ses intérêts, elle impose presque toujours les germes d’une revanche ou d’un le conflit comme un préalable à sa domination. espoir de restauration quand elle ne réveille pas Le résultat ne sera pas probant l’utopie d’un passé sacrifié mais car l’Allemagne, tout comme le « Le conflit n’est « meilleur ». La paix n’est que le Japon, a oublié que, pour vaincre, début d’une ère conflictuelle la puissance doit être résolument pas une fin en soi, dont le sort dépendra, non dominante mais aussi déterminée. il ne résulte pas pas de la volonté des parties à Or, comme l’aurait dit l’amiral s’entendre, mais de la capacité Yamamoto après l’attaque de Pearl nécessairement d’un de domination de l’une par Harbor, « Je crains que tout ce que échec politique mais l’autre. La paix ne serait donc nous avons réussi à faire est de qu’une période intermédiaire réveiller un géant endormi et de le il peut aussi être un dans une histoire de l’humanité remplir d’une terrible résolution ». dont l’évolution ne repose que La stratégie allemande, comme levier stratégique sur le rapport de force entre les celle du Japon, outre le fait qu’elle permettant d’initier hommes. Dès lors, les conflits s’accompagnera d’une dérive ne sauraient être considérés idéologique qui entraînera le un changement [...], comme de seuls accidents de pays vers des abîmes sociétaux, comprend Héraclite. l’Histoire et la longue période fit l’erreur de s’appuyer sur un pacifique que nous vivons, en conflit qui ne pouvait être gagné. LePolemos est roi Europe principalement, ne doit pas nous laisser de toute chose si son royaume est fort devant toute croire que la probabilité d’un conflit majeur est chose. exclue. De fait, chaque jour qui passe nous en rapproche. Les travaux de réflexion stratégique les Il en sera de même pour la Guerre froide qui ne plus récents indiquent que l’occurrence d’un tel s’est finalement pas traduite par un engagement drame se compte désormais en années et qu’elle extrême en Europe mais qui donnera naissance à de pourrait s’accélérer au gré de la remise en cause d’un multiples guerres « par procuration » entre les deux modèle démocratique « universel » qui l’est de moins pactes adverses. Ces conflits en Asie du Sud-Est ou en moins et de proliférations technologiques qui en Afrique, n’auront d’autre objectif que d’imposer sont autant de menaces potentielles. un modèle politique, faisant fi des populations et de leur velléité ou non à combattre. La guerre sera Sans tomber dans le catastrophisme et la fatalité, privilégiée pour que l’objectif politique s’impose, il est néanmoins temps de considérer le danger et avec quelques gagnants et beaucoup de perdants. de comprendre quels sont les mécanismes qui se Si la paix, fragile, demeurera sur le Vieux Continent, mettent en place et pourraient dégénérer en un tel ce n’est pas par quelque entente cordiale mais du drame. L’objectif est de l’anticiper, de s’y préparer et fait d’une course à la puissance des adversaires et d’en repousser les effets les plus critiques par une par la dissuasion générée par l’arme nucléaire. Pour meilleure compréhension de son développement. finir, c’est la supériorité américaine qui décidera Si le conflit est inévitable, sa capacité destructrice du sort du monde, c’est-à-dire selon la doctrine peut être jugulée : la Guerre froide en est un bon états-unienne, quand « la force opposée est exemple (…). incapable d’interférer efficacement ». Supériorité technologique assurément mais aussi disponibilité Ouvrage collectif sous la direction de Vincent Satgé et du politique et économique à s’engager militairement, général Jean-Marc Laurent, Conflictualités modernes et postures ce que Hubert Védrine traduira par l’hyperpuissance de défense, La documentation Française, 2018, 266p. américaine, c’est-à-dire une superpuissance ayant perdu son rival.

3 4 Biographie d’Arnaud DANJEAN

Études et diplômes Diplômé de l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris, Diplôme d’études approfondies (DEA) de sciences politiques et relations internationales (IEP de Paris).

Carrière Deuxième secrétaire d’ambassade en Bosnie-Herzégovine (1996-98), Chargé des questions balkaniques à l’administration centrale au ministère de la Défense (1998-2000), Conseiller pour l’Europe auprès du directeur général de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) (2000-02), Premier secrétaire près la mission permanente de la France auprès de l’Office des Nations unies à Genève (Suisse) (2002-05), Conseiller pour les Balkans au cabinet de Michel Barnier (ministre des Affaires étrangères) (en 2005) puis Conseiller pour les Balkans et l’Afghanistan au cabinet de Philippe Douste-Blazy (ministre des Affaires étrangères) (2005-07), Député européen inscrit au groupe du Parti populaire européen (Démocrates- chrétiens) (PPE) (depuis 2009), Membre de la commission des Affaires étrangères et de la sous-commission de la Sécurité et de la Défense du Parlement européen (2009-14), Conseiller régional de Bourgogne (depuis 2010), Secrétaire national de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) devenu Les Républicains (depuis 2010).

Décoration : Chevalier de l’ordre national du Mérite.

Source : Who’s Who in France

Équipe de préparation

Pour Sciences Po Bordeaux : Direction des Rencontres #ScPoBxSO : Yves DÉLOYE. Pour Sud Ouest : Coordination des Rencontres #ScPoBxSO : Christophe LUCET. Équipe de préparation de la Rencontre : Modération : Nicolas CÉSAR (Sud Ouest). Sciences Po Bordeaux : Yves DÉLOYE avec le général Jean-Marc LAURENT et Jean PETAUX, Myriam AUDIRAC CERVERA, Élise CHABBERT et Priscilla RIVAUD. Liste des étudiant·e·s : BARANES Lucie, CAZENAVE Abel, COUSTON Constance, KINOSSIAN Grégoire, KIRCHER Tanguy, LEVAL Inès, MALLET Gabriel, MENDOZA Salomon, MOUALHI Sarra, OLIVIER Louise, PERDRIX Elie, POUPIN Elie, POYET Laure-Anaïs, RASSION Maxime, RODRIGUES Sara, SAM-MINE Yéléna, SAUMITOU Aubin, SCOTTO Marie. 5

Partie 1 Les opérations et le renseignement : hier, aujourd’hui et demain Arnaud DANJEAN « Considérer qu’Alain Juppé serait mou du genou ou naïf face au terrorisme ou aux défis de l’identité française est un cliché de commentateurs qui n’écoutent pas ce qu’il dit »

Failles du système de sécurité et de renseignement français, déni de réalité gouvernemental, mesures à adopter pour éviter que de nouvelles attaques ne se produisent sur le territoire national : autant de thèmes abordés par Arnaud Danjean, en exclusivité pour Atlantico.

Atlantico : Vous avez élaboré avec Alain Juppé les qui est un signe extrême de dangerosité, mais dispositions qu’il défend en matière de sécurité sans preuve formelle de leur lien avec un groupe intérieure et de défense. Vendredi, le maire de terroriste, il est très difficile, voire impossible, de Bordeaux a donné une conférence de presse les incriminer et donc de les mettre hors d’état de pour expliquer les mesures qu’il fallait mettre nuire. Cette menace est d’autant plus importante en œuvre pour lutter contre le terrorisme. En que le nombre de personnes qui reviennent du quoi celles-ci sont-elles différentes ce qu’il avait djihad est conséquent. Or la surveillance seule proposé jusqu’ici ? n’est pas suffisante, nous l’avons tristement vu avec l’attaque de Saint-Etienne-du-Rouvray. C’est Arnaud Danjean : Cette conférence de presse a pour cela qu’il faut permettre une incrimination été l’occasion d’effectuer un rappel, et d’actualiser pénale qui permette de mettre les individus qui les propositions qu’il avait déjà faites dans son livre ont tenté de rejoindre la Syrie ou qui en revienne Pour un État fort. Un toilettage était nécessaire, hors d’état de nuire. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il car certaines sont désormais en cours de mise en y aura prochainement une proposition de loi à place (les réserves opérationnelles par exemple), l’Assemblée, à l’initiative de la droite. et pour en rajouter d’autres, comme l’instauration d’un délit pour ceux qui sont partis sur un théâtre Je comprends que l’enchaînement des attentats de djihad et qui constituent une vraie menace donne l’impression que l’on franchit des paliers pour la sécurité intérieure par exemple. Nous les d’horreur, avec une dimension croissante de avons élaborées toujours dans le même esprit, conflit civilisationnel. C’est un ressenti légitime. avec pour objectif d’être efficaces, concrets et Du côté des responsables politiques en revanche, opérationnels. cette surprise n’est pas de mise. Je suis toujours inquiet de constater que des responsables publics Pourquoi Alain Juppé a-t-il choisi de durcir les marquent un étonnement dans cette montée en mesures de son programme quelques jours puissance du terrorisme islamique alors que tout seulement après la prise d’otage dans l’église était annoncé : les modes opératoires comme les de Saint-Etienne-du-Rouvray ? Le maire de cibles. La stupeur et la surprise n’ont plus leur Bordeaux considère-t-il que la menace terroriste place. a évolué, qu’elle est montée d’un cran ? Vous avez été à la DGSE, et présidé la sous- Nous avons toujours considéré que la menace commission sécurité et défense au Parlement terroriste était élevée, durable et d’une ampleur européen. Qu’est-ce que votre expérience quantitative inédite. Les paramètres de base de personnelle vous inspire à propos de la gestion ce constat n’ont pas changé. Mais nous devons de la menace terroriste par le gouvernement ? effectivement faire évoluer les choses, en fait les affiner, sur le point du durcissement de la réponse Il faut d’abord répéter que le risque zéro pénale. L’attentat de Saint-Etienne-du-Rouvray n’existe pas, tout comme l’infaillibilité en montre qu’il existe un angle mort judiciaire et matière d’anti-terrorisme. Le travail qui est pénal très problématique. Certains individus sont effectué par les personnes en charge de l’anti- partis ou ont exprimé des velléités de départ, ce terrorisme (fonctionnaires du renseignement,

8 de police, magistrats, militaires...) mérite notre débat, de proposition, qui concerne tous les reconnaissance car il est ingrat, demande un responsables publics. Les victimes elles-mêmes dévouement de tous les instants pour des l’exigent ! résultats malheureusement très aléatoires. Nous sommes tout de même la seule grande Cela étant, je trouve que ce gouvernement démocratie à avoir été frappée de façon récurrente a été excessivement dans une logique de par des attentats massifs et à n’avoir procédé à communication et de diversion plus que d’action. aucune remise en cause structurelle, notamment Diversion car on nous a expliqué qu’il n’y avait s’agissant du renseignement. Et celui qui vous le pas eu de « failles », que les tragédies successives dit n’est pourtant pas un adepte des révolutions étaient de la faute des dysfonctionnements belges structurelles... Mais il faut s’interroger sur la façon ou européens. En somme nous n’avions rien à dont les choses fonctionnent et sur les moyens nous reprocher en termes de renseignement, de de leur amélioration ; or cela a été complètement sécurisation, de législation... éludé par le gouvernement.

Nous avons donc perdu du temps dans l’examen Pour l’illustrer jusqu’à la caricature : le des dysfonctionnements, alors que chaque récent rapport de la Commission d’enquête attentat en a pourtant traduit plusieurs, de parlementaire prône 38 propositions pour lutter Mohammed Merah (où il y eût une faillite du contre le terrorisme. Je ne les partage pas toutes, renseignement) à Saint-Etienne-du-Rouvray, qui mais le gouvernement a répondu en disant : a clairement mis en lumière un problème de suivi « circulez il n’y a rien à voir »... C’est une forme de pénal d’un individu reconnu comme dangereux. diversion, de refus du débat et de la remise en Pour Nice, nous verrons les résultats de l’enquête, cause qui est dangereuse. mais il y a eu un problème de sécurisation d’une manifestation. Face à chacune de ces failles, les La déclaration d’Alain Juppé après l’attentat de gouvernements ont trop été dans une attitude de Nice a pu surprendre et sembler maladroite. déni. Comment expliquez-vous qu’il y ait un étonnement lorsqu’il tient des propos aussi Diversion aussi sur le plan politique, avec plus de offensifs ? Alain Juppé est-il à l’aise avec cette trois mois de débats stériles sur la déchéance de position ? nationalité. Beaucoup de commentateurs ou acteurs de Enfin, diversion avec la « facilité » de la réponse la vie publique véhiculent une image d’Alain militaire aux attentats, alors que l’anti-terrorisme Juppé sans regarder réellement ce qu’il dit : c’est d’abord l’articulation optimale entre le Alain Juppé serait un peu « mou du genou », renseignement, la police et la justice. Après promouvant naïvement une « identité heureuse » chaque attentat, la première réponse publique irréaliste... Il est vrai qu’Alain Juppé refuse les de l’exécutif a été d’annoncer une énième postures martiales et « va-t-en guerre », mais « intensification des frappes » contre l’État cela n’empêche ni la lucidité du constat, ni la islamique. Je ne suis pas certain que cet activisme détermination, en particulier dans la lutte contre soit de nature à diminuer la menace terroriste en le terrorisme. Ceux qui ont paru surpris sont France. souvent ceux qui ont véhiculé ces images, encore une fois déconnectées de la réalité de ce qu’Alain Vous parlez de stratégie de diversion. Pensez- Juppé pense et propose. Je le côtois sur ces sujets, vous que la demande de respecter l’unité et sa fermeté, son intransigeance, n’ont jamais nationale, renouvelée plusieurs fois, peut en été mises en question. La réaction de Nice a pu être une forme ? Pensez-vous qu’il soit indigne surprendre par sa virulence, mais elle s’explique de ne pas la respecter ? aisément au regard du contexte sécuritaire et non pour je ne sais quelles raisons tactiques. Je ne pense pas que qui que ce soit ait rompu N’oublions pas que la présentation complète du l’unité nationale. Cette unité a été respectée rapport Fénech a eu lieu trois jours avant l’attentat lorsqu’il s’est agi de se recueillir, de rendre de Nice. Alain Juppé a suivi attentivement ces hommage aux victimes et de respecter le travail conclusions et s’est exprimé pour expliquer qu’un de ceux qui nous protègent au quotidien. Pour certain nombre des propositions parlementaires autant, au-delà de la compassion et de l’émotion, correspondaient à celles qu’il avait faites six nous avons un devoir de lucidité et donc de mois auparavant. En particulier sur des points

9 cruciaux, ceux du renseignement territorial et proposer des choses que nous ne pourrons pas du rôle de la gendarmerie. Il estime que cette mettre vraiment en œuvre. nouvelle expression forte pour des mesures qui s’imposent doit être prise en considération Nous pouvons donc paraître parfois un ton en par l’exécutif, et il communique en ce sens. deçà par rapport à la virulence de certains mais cela Mais le ministre de l’Intérieur balaye d’un revers correspond à la personnalité du candidat Juppé de main ces propositions, et trois jours après autant qu’au souci d’élaborer des propositions survient l’attentat de Nice. Alain Juppé, comme que l’on pourra effectivement appliquer. beaucoup de ceux qui suivent très précisément ces questions, est exaspéré de constater que la Par ailleurs, inutile de se cacher qu’une forme de menace se matérialise une nouvelle fois de façon propagande a été faite contre Alain Juppé. Malgré dramatique alors que le débat est éludé depuis nos efforts, un certain nombre de caricatures des mois. Sa réaction s’explique par ce contexte ont été véhiculées le concernant, par rapport beaucoup plus que par une quelconque tactique notamment à sa détermination sur les problèmes politicienne. régaliens ou sur sa position vis-à-vis de l’islam. Il s’agit de mensonges et de procès d’intention Les enquêtes montrent pourtant que Nicolas inadmissibles. Juppé a pris, sur tous ces sujets Sarkozy est plus crédible qu’Alain Juppé sur régaliens, des positions à la fois extrêmement la question de la gestion du terrorisme et fortes et réalistes. de la réponse sécuritaire... N’y a-t-il pas un problème politique à résoudre pour lui, alors Plusieurs journalistes font état de tensions dans qu’un sondage Ifop pour montre que ce thème l’équipe de campagne d’Alain Juppé à cause de passe devant le chômage dans les principales la baisse dont il peut souffrir dans les sondages. préoccupations des Français ? Comment le Comment cette baisse est-elle vécue ? Comment résoudre à l’approche de la primaire et de la l’analysez-vous ? présidentielle ? Je ne ressens pas du tout ces tensions. L’équipe La marque de fabrique de Juppé est dans continue de travailler sérieusement, et ne se laisse l’élaboration d’un programme de redressement pas aller à une communication tout azimuts au global du pays. On ne segmente pas l’approche, gré de l’actualité à base de slogans et de postures. et le même esprit de crédibilité prévaut, que ce soit sur les thèmes sociétaux, économiques ou Sur les sondages, il faut relativiser la « baisse » régaliens. Ce qui compte, c’est de ne pas être d’Alain Juppé. Elle est surtout liée à un dans une posture. Cela peut bien sûr être perçu rééquilibrage inévitable du fait du calendrier de comme une vulnérabilité de court terme dans la campagne qui est en train de se matérialiser une confrontation électoraliste. Mais ce que alors que la primaire restait très virtuelle jusqu’à l’on propose, on aura à le mettre en œuvre. Le présent. public de la droite et du centre qui sera appelé à voter à la primaire nous adresse un reproche Je pense aussi que certaines séquences ont pu être permanent : qu’est-ce qui nous garantit que ce favorables à certains « candidats » eu égard à leurs que vous n’avez pas fait à l’époque où vous étiez fonctions. Pour autant, les enquêtes qualitatives au pouvoir, vous le ferez ? Ce souci de crédibilité montrent qu’Alain Juppé peut compter sur un est au moins aussi fort que le besoin d’affichage. socle tout à fait solide sur les qualités qui lui sont La désillusion est forte, la défiance est croissante prêtées et sur sa crédibilité. et nous ne pouvons donc pas nous permettre de

Atlantico, 31 juillet 2016.

10 Partie 2 Europe et Défense L’Europe de la défense veut s’émanciper des États-Unis

Vingt-trois pays européens se sont engagés lundi dans une « coopération » militaire inédite, pour le développement d’armements ou le lancement d’opérations extérieures.

L’avant-garde regroupera finalement le gros ont poussé le plus fort pour que les Européens du bataillon. Vingt-trois des 28 pays de l’UE ont s’emparent enfin d’un outil créé sur mesure en souscrit à l’ambition d’une défense européenne, 2009 par le traité de Lisbonne : la « coopération ne laissant de côté que l’Irlande neutre, le structurelle renforcée » (CSP), qui permet à un Danemark dispensé, le Portugal, l’île de Malte groupe de pays volontaires d’avancer plus vite et et bien sûr le Royaume-Uni. Avec les signatures plus loin sur la défense et la sécurité. C’est-à-dire recueillies hier à Bruxelles, c’est pratiquement sans attendre que le wagon de queue autorise tout le continent qui renoue avec un vieux rêve. le départ. L’Italie et l’Espagne ont rapidement enchaîné. Il ne s’agit pas de créer une armée européenne ou de supplanter la sécurité collective organisée Hier, le succès a dépassé les espérances. Les trois par l’Otan. Mais c’est un premier pas vers une pays Baltes, dont deux partagent une frontière défense européenne émancipée, avec des projets avec la Russie, ont signé en bloc. Tout comme d’équipement communs, la Roumanie et la des enveloppes militaires Bulgarie, qui ne sont mutualisées et à terme pas les dernières peut-être des déploiements « Après l’élection du à s’inquiéter des de troupes conjoints. En président américain Donald manœuvres du période budgétaire de Kremlin en mer vaches maigres, la dépense Trump, il est important Noire. La Finlande, aujourd’hui fragmentée que nous puissions nous la Suède aussi et à pourrait aussi gagner en la dernière minute efficacité. organiser indépendamment, l’Autriche, toutes en tant qu’Européens. trois restées hors de « Après l’élection du l’Otan et soucieuses président américain Personne ne va résoudre à d’un minimum de Donald Trump, il est notre place les problèmes de neutralité. La vraie important que nous surprise est venue de puissions nous organiser sécurité dans le voisinage la Hongrie et surtout indépendamment, en tant de la Pologne, qui qu’Européens. Personne ne de l’Europe. Nous devrons le dénonce depuis deux va résoudre à notre place les faire nous-mêmes », résume ans l’intégration problèmes de sécurité dans européenne et tout le voisinage de l’Europe. Ursula von der Leyen. empiétement sur Nous devrons le faire nous- sa souveraineté. mêmes », résume Ursula Varsovie a signé, en von der Leyen, ministre allemande de la Défense. compagnie des trois autres chahuteurs du groupe Deux ans après l’attaque du Bataclan, le ministre de Visegrad : Budapest, Bratislava et Prague. français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, y voit « une réponse au développement des Face à la Russie, l’Europe orientale continue attentats ». Et aussi une assurance de plus face à la d’afficher sa préférence pour l’Alliance atlantique, Russie, après le choc qu’a représenté « la crise en quels que soient les doutes qu’inspire le parapluie Crimée », une invasion suivie d’une rectification américain. C’est un calcul tactique qui pourrait de frontière. expliquer le basculement en faveur d’un dessein Libérées par le Brexit et par la fin programmée au départ franco-allemand : la crainte d’une UE à du veto britannique, la France et l’Allemagne plusieurs vitesses qui risque de les marginaliser

12 et dont l’Europe de la défense risquait d’être La question n’est pas immédiatement posée. la première concrétisation. « Ces pays voient Sur le papier, la coopération renforcée peut l’adhésion à la CSP comme le prix à payer pour déboucher sur l’établissement d’une plateforme rester au coeur de l’Europe », avance Tomas logistique opérationnelle, voire d’un quartier Valasek, directeur de Carnegie Europe et ancien général pour des unités de combats de l’UE. représentant de la Slovaquie à l’Otan. En pratique, les 23 signatures et les cinquante projets réunis hier visent surtout à réaliser des Pour la défense de l’UE, la ligne de départ se économies d’échelle pour les budgets nationaux, trouve encore plus encombrée que celle de la la recherche-développement et une industrie de monnaie commune en son temps. « L’affluence la défense que Federica Mogherini, patronne de est la rançon du succès, mais cela va devenir la diplomatie européenne, juge aujourd’hui trop compliqué à gérer », s’inquiète le côté français. « fragmentée ». L’intérêt des capitales va aussi aux Paris voulait une CSP ambitieuse, en appui de ses 5,5 milliards d’euros dont sera doté à terme le opérations militaires en Afrique, voire au Moyen- Fonds européen de défense (FED), frère jumeau Orient. L’Allemagne, sensible à son voisinage de la CSP... oriental et peu pressée de déployer ses troupes hors d’Europe, la souhaitait au contraire la plus Le Vieux Continent n’a pas vu la géométrie large possible. Angela Merkel garde l’avantage variable s’instaurer hier. Elle naîtra plutôt de sur Emmanuel Macron. convergences particulières, à l’intérieur des 23 pays ou à l’extérieur dans le cas du Royaume- L’Europe s’évite une fracture politique, mais Paris Uni. « Une fois que l’on a le budget et les capacités, « n’y reconnaîtra pas ce qui était son projet initial : il reste à mettre en place les scénarios d’emploi et un petit groupe de pays rodés aux opérations cela va prendre du temps », note un responsable militaires qui constituent le noyau dur et que les à Bruxelles. autres rejoindraient ultérieurement en fonction de leurs moyens, dit plus crûment le Français Pierre Le président Emmanuel Macron a balisé son Vimont, ancien numéro deux de la diplomatie de horizon présidentiel à la Sorbonne en affirmant l’UE et ex-ambassadeur. De plus, pour les pays que d’ici dix ans l’Europe devra ainsi être dotée d’Europe centrale et orientale, la menace est à « d’une Force commune d’intervention, d’un l’Est. Pour les pays du Sud, l’inquiétude se porte budget de défense commun et d’une doctrine de l’autre côté de la Méditerranée. Cela va être un commune pour agir ». Comme souvent, l’UE vrai problème. » repousse les questions qui fâchent à plus tard. L’organe créera la fonction. Jean-Jacques Mével, , 14 novembre 2017.

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Partie 3 La Défense de la France Arnaud Danjean : « Ceux qui vont passer à l’acte savent se faire discrets pendant des mois »

LE FIGARO. Quelle analyse faites- classiques et ont donc une plasticité plus grande. vous de la vague d’attentats sans L’éradication en est rendue plus difficile. précédent qui vient de frapper Paris ? Déclarer l’état d’urgence sur Arnaud DANJEAN. Il s’agit d’une tragédie l’ensemble du pays facilite-t-il effroyable mais, malheureusement, pasl’action des forces de l’ordre ? Et surprenante. L’émoi légitime qui avait suivi les attentats de janvier avait conduit trop rapidement qu’apportent les contrôles aux certains à considérer que nous avions vécu « un 11 frontières ? Septembre français », c’est-à-dire le degré extrême du terrorisme. Or cette appréciation revenait L’état d’urgence permet de s’affranchir à minimiser à la fois l’ampleur de la menace momentanément de certaines procédures actuelle contre notre pays ainsi que la gravité pour déployer les forces de l’ordre, prévenir des précédents - de Madrid à Bali en passant des rassemblements ou des mouvements de par Moscou, Bombay ou Londres - qui montrent circulation et procéder à des perquisitions ou combien des attaques de plus grande envergure des arrestations. La capacité de procéder à sont possibles partout. La nouveauté tragique des des interpellations dans des milieux radicalisés attentats qui viennent d’endeuiller Paris repose connus mais non formellement incriminés peut bien sûr dans le bilan, inédit, mais aussi dans le être intéressante, pour la prévention mais aussi recours à des kamikazes. En Europe, la Grande- pour la récupération de précieux renseignements. Bretagne avait connu ce mode opératoire, pas la S’agissant du contrôle aux frontières, c’est une France. Il s’agit d’une évolution traumatisante : la mesure psychologique mais je doute de son détection est plus difficile. Et l’effet de psychose efficacité opérationnelle. Les réseaux terroristes encore plus fort. sont déjà très implantés localement. Et la coopération entre États est plus importante que les contrôles aux frontières pour agir le plus en La coordination qu’exigent ces amont possible. Toutefois, cette mesure peut attentats n’est-elle pas la marque présenter un intérêt dans le cas de la frontière d’une organisation terroriste plus franco-belge, qui est sensible. De façon générale, l’antiterrorisme n’est pas de l’anticriminalité structurée qu’on ne l’escomptait ? ordinaire. Il y a un aspect culturel, géographique, Le concept même de « loup solitaire » n’a jamais linguistique à maîtriser pour être efficace. Gare été validé par le moindre analyste un peu sérieux ! à la dangereuse illusion d’optique des effectifs Il y a certes une atomisation de certaines actions sur le papier ou des organigrammes. L’efficacité terroristes, avec des individus encouragés repose sur la qualité des personnels et sur la à attaquer seuls et de façon relativement parfaite articulation du triptyque renseignement- improvisée et « artisanale ». Mais dans tout police-justice. processus terroriste, il y a des complicités et une forme de réseau, qu’il s’agisse de la phase en De nombreuses personnes sont amont de radicalisation ou de la phase en aval signalées comme radicalisées mais de planification et de passage à l’acte, avec en particulier le moment critique de récupération ces informations ne constituent de l’armement. Par conséquent, nous sommes pas des preuves irrécusables de bien sûr confrontés à des organisations terroristes leur participation à une entreprise structurées et déterminées, même si elles peuvent terroriste... parfois, ponctuellement, encourager des actions d’apparence plus individualisées. La différence Ceux qui vont passer à l’acte savent se faire par rapport aux années 1970-90 est que ces discrets parfois pendant des mois, même si réseaux ne sont pas liés directement à des États certains font l’objet d’une surveillance que l’on

16 peut certes toujours espérer renforcer. Sur le Bush rivaliser aujourd’hui d’adjectifs martiaux. plan strictement juridique, l’incrimination pénale Les commandos de comptoirs prospèrent ! La de personnes suspectées est bien élaborée en guerre ? Oui bien sûr le terrorisme est une forme France. En revanche, les mesures administratives de guerre, asymétrique. Mais cela n’a rien de (rétention, expulsions, interdiction de territoire) nouveau. Particulièrement pour nous en France. peuvent être renforcées et systématisées vis-à- Et se déclarer en guerre change-t-il quelque vis de certaines catégories. Il faut systématiser chose ? La lutte contre le terrorisme suppose à la la déchéance de nationalité et l’expulsion des fois des dispositifs de renseignement, de sécurité binationaux dont l’implication dans des filières publique et de justice très performants, et un radicales est juridiquement établie. En ce qui état d’esprit de la société et des responsables. concerne les ressortissants français, affinons les Il ne s’agit pas d’être fatalistes, mais d’intégrer dispositifs d’évaluation de la menace pour les la contrainte de notre vulnérabilité. Pour mieux pénaliser le plus en amont possible. prévenir, mieux anticiper, mieux se préparer. On ne conjure le risque terroriste ni par le déni Pour autant, il ne vous paraît pas naïf ni par la rhétorique guerrière. La force du terrorisme est d’allier la barbarie primaire des judicieux de considérer que la France modes d’action à la subtilité émotionnelle de la est en guerre sur son propre sol ? psychose et de la communication. Les terroristes savent se glisser dans les interstices. Déployez Je suis méfiant vis-à-vis des postures 100 000 soldats, vous aurez toujours une faille qui terminologiques et troublé de voir les mêmes rendra son exploitation par les terroristes encore qui avaient raillé la « guerre contre la terreur » de plus douloureuse et traumatisante.

Guillaume Perrault, Le Figaro, 16 novembre 2015.

17 Ce jour où Macron a « pulvérisé l’honneur du général de Villiers »

Le 13 juillet 2017, le président de la République a désavoué le général de Villiers devant ses troupes. Le chef d’état-major des armées présentera sa démission quelques jours plus tard. Nathalie Guibert, journaliste qui suit la défense pour « Le Monde », raconte cette trajectoire dans « Qui c’est le chef ? », qui sort le 29 novembre aux éditions Robert Laffont. Nous en publions ici le premier chapitre Pour la première fois, dans la Ve République, un de l’Elysée en ­raison de la crise économique. Le chef d’état-major des armées a démissionné, pouvoir exécutif a jugé bon de préserver cette le 19 juillet 2017. Une querelle brève et violente occasion de témoigner sa reconnaissance à la s’est nouée entre deux hommes que tout oppose, communauté militaire. À la veille du défilé, c’est un un président neuf venu du monde des finances, moment d’hommage au travail ­accompli pour la Emmanuel Macron, et un général d’expérience France. en avait lancé l’idée en 1996 issu de la pure tradition militaire, . pour annoncer la suspension du service national, Le récit que fait notre journaliste Nathalie Guibert ce qui fut fait un 12 juillet exceptionnellement, de cette crise historique montre que ses racines cette année-là, pour des raisons d’agenda. « Des sont profondes, vingt ans après la fin du service ­régiments seront dissous, des bateaux désarmés, national et à l’issue de deux présidences celle et des bases aériennes fermées. N’ayez pas d’états de Nicolas­ Sarkozy et celle de François Hollande d’âme, Messieurs, et ne cédez pas à la nostalgie qui ont secoué les armées.­ Non seulement l’écart qui est la marque des faibles », avait lancé l’ancien entre les ­ambitions internationales de la France et sous-lieutenant de la guerre d’Algérie. ses moyens militaires était devenu inte­nable, au point que leurs chefs évoquent l’effondrement de 1940. Mais des incom­préhensions, touchant aux valeurs, viennent toujours brouiller une relation Une querelle brève et que l’on croyait apaisée. violente s’est nouée entre Dans la tradition révolutionnaire française, deux hommes que tout une exécution en place publique commence souvent dans une atmosphère populeuse et oppose, un président festive, toute d’excitation contenue. En uniformes neuf venu du monde des et fourragères, tenues d’apparat et robes de soirée, les invités arrivent au compte-gouttes finances, Emmanuel Macron, sur la pelouse fraîchement tondue de l’Hôtel de et un général d’expérience Brienne, filtrés par les gendarmes à l’arrière du jardin. Des rires surgissent de temps à autre du issu de la pure tradition brouhaha des conversations impatientes. Au militaire, Pierre de Villiers. ministère des armées, entre les massifs fleuris, la soirée du 13 juillet 2017 s’ouvre sous un ciel changeant. Il était tombé des cordes en 2012, pour le premier « Brienne » de François Hollande. Les 2 500 invités appartiennent à la famille militaire Le jeune président Emmanuel Macron aura plus élargie, puisqu’on y trouve aussi les marchands de chance. de canons, que plus personne n’appelle ainsi. À proximité du grand platane, les industriels se sont Le rendez-vous du 13 juillet dans le jardin a trouvé agrégés sur un petit renflement du terrain d’où la sa place dans la coutume républicaine. Il avait vue est parfaite sur le bâtiment ministériel. Quels manqué disparaître en 2010 quand le président investissements le nouveau président va-t-il avait supprimé la garden-party consentir ? En ce début de quinquennat, on attend

18 des arbitrages importants. Des milliards vont demain partagent une heureuse fébrilité. Les pleuvoir sur la défense. Dans les conversations, officiers tapent dans le dos de leurs subordonnés. un chiffre virevolte : 2 %. Le candidat Macron « Mon ­colonel ! » « Salut Poirson, la forme ? » Les a promis que le pays consacrerait 2 % de la élèves officiers de Saint-Cyr, pantalon rouge et richesse nationale à ses armées en 2025. Tendu casoar en main, volettent en escadrilles. vers ce but, le chef d’état-major Pierre de Villiers bataille depuis des mois. « Il faut payer l’effort À la lisière des troupes, l’état-major français se de guerre. » Le général le clame partout, dans la tient au complet autour de son chef. Sa présence presse, à l’Assemblée nationale, dans le bureau du à cet instant, pour le coup, n’est pas dans la président. Fort et clair. tradition lancée par Jacques ­Chirac. Le général de Villiers aurait dû se trouver à l’intérieur pour De Villiers commande la première armée accueillir le président. Les années précédentes, d’Europe, 200 000 hommes, 30 000 soldats celui-ci s’installait quelques minutes pour un court déployés dans le pays et dans le monde pour préambule avec le premier cercle, dans le grand protéger le limes français. Il tient prête la bombe bureau du ministre donnant de plain-pied sur le nucléaire. Sans les 2 %, ce sera la défaite. 1940. ­jardin. Jusqu’à ce que l’équipe du ministre ­Jean- Le général a fait monter la pression pendant Yves Le Drian s’installe à Brienne, c’est ainsi que l’incroyable campagne électorale qui vient de la garden-party a immuablement commencé. Il a s’achever. Pour une surprise stratégique, c’en est été mis fin à l’usage en 2012. De Villiers a toujours une que l’effondrement des partis traditionnels, attendu dehors. dans les ruines fumantes desquels le mouvement En Marche ! s’est hissé au pouvoir, à la barbe de Plus nombreuses qu’à l’accoutumée, les autorités l’extrême droite. De Villiers a bien vu que Macron et prennent leur place debout sur le gravier le long ses proches, des inspecteurs des finances, veulent du perron, de plus en plus serrées derrière le assainir les comptes publics, atteindre l’équilibre cordon. Le ministre de l’économie et des finances, des finances françaises. L’été est toujours une Bruno Le Maire, l’homme de la droite que Macron saison de joutes budgétaires. Tandis que de a volé à son camp, se tient près de la garde des jeunes soldats sont déchiquetés chaque semaine sceaux, Nicole Belloubet. Le ministre des affaires par les mines de groupes djihadistes au Mali, les étrangères arrive. Le socialiste Le Drian a occupé compteurs s’affolent dans les états-majors. l’Hôtel de Brienne durant tout le quinquennat de François Hollande, il salue en maître les familiers Pas dans la tradition des lieux. Voici le secrétaire général pour la défense et la sécurité nationale, Louis Gautier Discrètes comme toujours dans leur peine, les [membre du conseil de surveillance du Monde], familles des morts au combat se tiennent à gauche personnage incontournable de l’appareil régalien du perron où se dresse l’estrade du président. Ils depuis que les ­attentats terroristes ont ramené sont onze à être tombés dans l’année écoulée. la guerre dans Paris en 2015. Les représentants L’opération militaire qui dure au Sahel depuis plus des ­cultes forment un petit sous-ensemble. On y de quatre ans maintenant tue lentement mais distingue le nouvel évêque aux armées ­Antoine sûrement. À la fin de l’automne, un maréchal des de Romanet, tout juste nommé par le pape. Mêlé logis, Fabien Jacq, n’avait pas survécu à l’explosion aux poitrails médaillés des anciens combattants, de son vieux blindé tout au nord du Mali près Serge Dassault, fidèle à cette maison qui le traite de la ville touarègue de Kidal. Au ­printemps, bien, en raison de ses commandes d’avions de le caporal-chef Julien Barbé, qui venait­ d’un guerre, s’est assis. Le patriarche de 92 ans a droit régiment du génie d’Angers, a été visé par un tir depuis plusieurs années à son fauteuil, à l’ombre mortel. Et à la veille de l’été, il y a un mois, le deuil du magnifique hôtel particulier. a touché l’île de Tahiti d’où venait le parachutiste de première classe Albéric Riveta. Muni d’un CAP Emmanuel Macron a débuté la journée en de maçonnerie, il venait tout juste de s’engager. recevant la chancelière Angela Merkel pour un Les blessés de l’année, eux aussi, ont été invités ce conseil franco-allemand. Paris veut relancer soir. Quelques fauteuils, des uniformes couvrant l’Europe. Le ministère des armées doit imaginer des chairs meurtries, entourés du personnel du avec Berlin de grands projets pour la défense. service de santé des armées. Derrière eux, biffins Lors d’un bref tête-à-tête avec De Villiers dans la et marins se mêlent, les soldats qui vont défiler

19 matinée, le chef de l’État a évoqué les dossiers en ministre. Impensable qu’il flingue les armées. Il va cours. Les deux hommes s’apprécient. Depuis la choisir la troisième solution : évoquer le différend campagne électorale, ils ont appris à se connaître. en disant qu’il s’agit d’une affaire de gestion que « Vous êtes ­content, général ? - Oui, cela prend le premier ministre va régler. » Homme plein une bonne tournure. » Le secrétaire général de de certitudes, Guillaud se trompe. C’est dans le l’Elysée, Alexis Kohler, n’a lâché ni son chef ni ses jardin, ce soir, que la crise va éclater. dossiers de toute la journée. De Villiers s’en méfie davantage, il déteste les hauts fonctionnaires qu’il Les officiers américains venus dans le sillage du juge trop éloignés des réalités. président Donald Trump ont rejoint en nombre leurs partenaires français autour du grand patron Puis les époux Trump sont arrivés en début des forces armées des États-Unis, Dunford. Avec d’après-midi pour la première visite officielle du sa haute silhouette grisonnante, le visage marqué président américain en France. Syrie,­ terrorisme, de grands yeux tristes et cernés, l’ancien chef du climat. À l’Elysée, la réunion de travail a duré une corps des Marines attire les regards. On entend heure quinze, une réussite. Le général s’est trouvé parler anglais fort, exceptionnellement, dans exceptionnellement assis à la droite du chef de le jardin. Seul l’attaché naval de l’ambassade l’État, face à son homologue Joseph Dunford, qui converse en français avec ses amis officiers. Il a commande la première armée du monde. Il l’a fait Sciences Po à Paris puis partagé les bancs du pris comme une marque de confiance. À 18h30 Centre des hautes études militaires, la pépinière quand tout fut fini, Pierre de Villiers a juste eu le des hauts cadres de l’armée. Avec lui, les attachés temps de filer chercher son épouse à la résidence de défense en poste dans la capitale n’auraient de l’École militaire. Elle s’est décidée cette année manqué ce rendez-vous de 2017 pour rien au pour la première fois à venir à la garden-party. Ils monde. Il leur a été demandé d’arriver quarante- ont foncé rue Saint-Dominique. cinq minutes à l’avance. Ils patientent tous depuis plus d’une heure trente. Rien, au fil de la journée, ne pouvait présager des mots qui allaient quelques minutes plus Le jeune président de la République est attendu tard pulvériser l’honneur du général. Ceux qui, avec une double impatience. Il est neuf. Il est fort, saurait-il plus tard, ont déjà demandé à l’Elysée lui qui a jeté le vieux système comme un Russe que sa tête tombe, ne lui ont rien dit. Pas un fracasse son verre de vodka vide par-dessus son propos ambigu. Nulle remarque sur le texte qu’il épaule. Il est Jupiter­ ! Il l’a dit avant d’être élu. s’apprête à publier dans Figaro Vox. « La paix François Hollande ne croyait pas au président est menacée » ; les engagements budgétaires jupitérien, lui veut tuer le président normal. Quand doivent être respectés. Un homme pourtant il a reçu le Russe Vladimir Poutine à Versailles le a tiqué. Le légionnaire Benoît Puga, général 29 mai, il a été impérial. Les militaires ont trouvé familier de l’Elysée où il fut pendant six ans le géniale l’idée de ce rendez-vous pris au prétexte chef de l’état-major particulier avant de rejoindre d’une exposition ­consacrée au 300e anniversaire la grande chancellerie de la Légion d’honneur. de la visite du tsar Pierre le Grand. Ils ne l’ont pas su, Dans l’article, De Villiers évoque des missions qu’il mais Emmanuel a lancé à Vladimir : « Vous voyez, n’a pas pu remplir pour des raisons budgétaires. c’est mon Sotchi à moi ! » Ce soir dans le jardin « C’est faux, assure Puga. Et ce genre de chose ne parisien, la Garde républicaine se tient coiffée des doit pas être dit à l’extérieur. » casques à crinière, décorum inhabituel pour la circonstance, un peu grotesque­ même pour une Casquette blanche d’amiral et uniforme sombre, telle réunion de famille. Il s’agit de solenniser le Edouard Guillaud, un ancien commandant du jeune César. Et s’il n’est pas encore jugé très au porte-avions Charles-de-Gaulle qui a précédé fait, ­qu’importe, les militaires l’adorent. De Villiers dans ses fonctions, devise parmi les industriels. Comment le président évoquera- Soudain, le ton change t-il d’ici quelques minutes la nouvelle tension qui oppose les armées au gouvernement sur le Le voilà qui arrive enfin, suivi du longiligne budget ? Ensemble ils balaient des hypothèses. premier ministre, Édouard Philippe, et de ses deux Matignon cherche encore des économies. Les ministres inconnues au bataillon, Florence Parly et armées refusent de faire les frais des premiers Geneviève Darrieussecq. En robe blanche, Brigitte arbitrages du quinquennat. « Il est impossible Macron l’accompagne. Encore une première que qu’Emmanuel Macron désavoue son premier la présence de la première dame ici. Des officiers

20 de la Légion étrangère trouvent son chic « super de nul commentaire. De mauvaises habitudes ont classe ». Dans la petite troupe élyséenne, l’amiral parfois été prises sur ce sujet,­ considérant qu’il Bernard Rogel se tient en retrait. Tout en rondeurs, devait aujourd’hui en aller des armées comme il petit et énergique, le chef de l’état-major en va de nombreux autres secteurs. » particulier est un sous-marinier, il a commandé­ la marine nationale. Le « cinq étoiles » du président Les généraux ont-ils trop parlé ? La voix devient connaît les secrets nucléaires et la profondeur métallique : « J’aime le sens du devoir, j’aime des guerres intestines des armées. L’amiral est un le sens de la réserve qui a tenu nos armées sexagénaire insensible aux pressions, taillé pour où elles sont aujourd’hui. Et ce que j’ai parfois le poste. Il avait été choisi par François Hollande du mal à considérer dans certains secteurs, je ­contre le candidat du cabinet du ministre Le Drian. l’admets encore moins lorsqu’il s’agit des armées. Ainsi procède l’Elysée quand il souhaite éviter que Un effort a été demandé pour cette année à le ministre ait trop de prise. Et Macron l’a gardé en tous les ministères, y compris au ministère des dépit de ses 61 ans. L’amiral a néanmoins trouvé armées. Il était légitime, il était faisable, sans les débuts du nouveau monde un peu exotiques. attenter en rien à la sécurité de nos troupes, à On le tient à l’écart. En arrivant au Château, Kohler nos commandes militaires et à la situation telle a appelé Rogel : « Qu’est-ce qu’on fait de vous ? qu’elle est aujourd’hui. » Les 2 %, l’augmentation Ce que vous voulez, bien sûr, a répondu le marin. du budget ? Le chef des armées va faire ce qu’il Ah bon ? » De vieux généraux ont ricané. Belle a dit, les forces obscures qui menacent la France ignorance des pratiques de la maison militaire l’exigent. Fermez le ban. qu’est l’Elysée. Le nouveau monde est en rodage. La foudre a frappé. Devant lui, atteint à l’estomac, Sur les toits alentour, les tireurs d’élite ont pris le général de Villiers reste interdit. Le discours, position, enfin la voix claire s’élève. « Officiers ce ne peut être qu’une perte de contrôle. mariniers, soldats, marins et aviateurs, mesdames Comment Rogel dont il connaît le sérieux a-t-il pu et messieurs... Vous laisser passer cela ? Un incarnez la modernité dysfonctionnement s’est d’une armée servie produit, devine aussitôt par des professionnels La foudre a frappé. un ancien de l’Elysée. d’excellence. » Les Devant lui [Emmanuel Le chef de l’état-major invités sont ­attentifs, particulier a vu la version seules quelques sirènes Macron], atteint à l’estomac, imprimée du discours. de police résonnent le général de Villiers reste Les mots qui viennent dans le calme du d’être claqués­ relèvent quartier complètement interdit. Le discours, ce ne d’une improvisation de bouclé. Le président peut être qu’une perte de dernière minute, ils ne n’oublie rien. Le figuraient pas au texte devoir impérieux contrôle. original. Le président d’entourer les blessés. semble avoir senti sa La protection due aux propre hubris. Il voit les forces armées. Les missions extérieures réussies. yeux du général se rétrécir. Et sans plus le regarder Le défi du terrorisme. L’engagement de la pour achever son propos, il détourne la tête vers jeunesse. Et même ce service national universel, le parterre des autorités à sa droite. dont personne ne voit à quoi il va ressembler hormis un pot à ennuis. Puis il parle finances. Vient le sentiment de l’humiliation. Le visage du Soudain, le ton change. « Il ne m’a pas échappé général se décompose. Son regard croise celui de que ces derniers jours ont été marqués par de sa femme, Sabine. Elle a ­compris ce que signifie nombreux débats sur le sujet du budget de la la violence du soufflet public. Elle sait que c’en défense. Je considère pour ma part qu’il n’est est fini de son mari chef d’état-major des armées. pas digne d’étaler certains débats sur la place Chacun connaît la phrase favorite du général : « Je publique. J’ai pris des engagements. Je suis votre ne suis pas un lapin de six semaines. » Cette fois, chef. Les engagements que je prends devant nos comme un bleu, il s’est bien laissé surprendre. Le concitoyens et devant les armées, je sais les tenir nouveau monde arrive. Le président termine. Aux et je n’ai à cet égard besoin de nulle pression, et

21 armées, dit-il, il manque « l’indispensable faculté raison des affaires judiciaires en ces termes : « Les d’adaptation qu’il faut encore développer. Nous héros de la tragédie grecque, on les achève. On ne devons pas rester dans des schémas certains et les tue. » prédéfinis, des solutions toutes faites. Ce qui était vrai hier ne l’est plus aujourd’hui. » Tandis que les buffets s’ouvrent de part et d’autre de la pelouse, le président avance vers les blessés. Oui, la forme est dégueulasse. Mais... Le général est resté loin de lui, contrairement à l’usage. Dans son esprit, le tumulte. Quelques Le micro éteint, tout s’anime. « Oh, la vache ! » minutes plus tôt il a manqué de partir sur-le- s’exclame en remettant son képi le général champ. En plein discours.­ Il n’a pas voulu laisser François Lecointre, le chef du cabinet militaire seule son épouse. Emmanuel Macron doit le faire du premier ministre. Quelqu’un a vite dit au appeler deux fois par son officier de sécurité pour président, sans que l’on sache qui, Brigitte peut- qu’il s’approche avec lui des familles. L’occasion être, « Tu es allé trop fort. » On fonce sur Pierre de réjouit le soldat en fauteuil qui ­­réclame une Villiers. « Il vous a engueulé, général ! Non... enfin, photo. « Non, pas avec le président. Avec le pas moi, pas que moi... » Le chef d’état-major général de Villiers, s’il vous plaît. » À cet instant, tourne les talons, rejoint ses subordonnés. Dans le ministre Le Drian a déjà quitté son ancienne l’équipe, on se concerte avec une vive inquiétude. maison. Il n’est pas le seul. Dans le groupe des « Il va se tirer. Il faut l’empêcher de partir. » industriels, aucun n’a hésité. « Nous sommes tous partis dans la seconde. On ne peut pas humilier Les colonels décident qu’ils débouleront dans la ­quelqu’un comme cela en public », peste l’un soirée à la résidence de l’École militaire avec du d’eux. Sans même serrer la main du chef de l’État champagne. L’amiral Guillaud se précipite. « Quelle dont ils attendent tant. que soit ta décision je te soutiendrai, y compris publiquement. » Autour du pupitre désormais Le nom du général n’a pas été prononcé une vide, on se presse. Alain Richard, l’ancien seule fois et les choses ont basculé si vite que ministre socialiste de la défense de Lionel Jospin, les attachés de défense non francophones n’ont s’approche de Florence Parly. « Si tu as besoin, pas tout saisi. Mais ils ont eux aussi pris congé on t’aide. » Il a connu la ministre quand elle était très vite. Dans une ambassade ­située non loin du conseillère budgétaire à Matignon en 1997. Elle ministère, une heure plus tard, les convives n’ont arrive dans la tempête. « On attendait un discours pas compris pourquoi leur hôte affichait une telle de calme sur les engagements budgétaires. Elle mine pour le dîner en revenant de la rue Saint- a su tout de suite qu’elle allait devoir­ gérer les Dominique. « Vous avez pris la pluie, général? suites. » M. Richard a, comme tous, senti la voix du Non, on a pris l’orage. » président changer, avant d’entendre les militaires qui l’entouraient lâcher : « Il a fait petit chef. » Ce soir, a parié l’officier, tous les militaires, qu’ils soient français ou non, se sont sentis fâchés D’autres affichent des mines de crocodiles. contre l’autorité politique. « Recadrer le chef « Curieuse, la surréaction de certains camarades d’état-major devant un parterre de ­généraux militaires », commente le rusé général Puga étrangers et devant tous ses subordonnés, c’est dans son habit blanc de grand chancelier. « Dans l’horreur absolue », constate le calme général le genre « on vous soutient mais on n’est pas Henri Bentégeat, qui fut lui aussi le plus haut mécontents de vous voir vous casser la figure ». gradé de France, au service de Jacques Chirac Certains officiers pensent que le président a tapé puis de l’état-major des armées.­ La troupe va juste. On a un peu oublié ces dernières semaines penser la même chose. Cela ne se fait pas. Il est qu’il était le chef des armées. Oui, la forme est douloureux de voir le chef se faire pilonner de la dégueulasse. Mais elle visait à provoquer une sorte. « Pour celui qui est en état de subordination, réaction chez Pierre de Villiers qui a trop critiqué quelle crédibilité reste-t-il au chef après s’être fait les décisions budgétaires. Le pousser à dire engueuler comme ça ? Les types vont se dire : Si « je suis allé trop loin », pour replacer la relation on traite le général de la sorte, qu’est ce que je vais politico-militaire d’équerre. Ou provoquer son ramasser, moi ! ». départ, en héros. Ils évoquent Alain Juppé qui, bien avant d’occuper pour trois petits mois le Un physique de lutteur, une froide colère. poste de ministre de la défense au tournant de Mâchoire serrée, l’ancien chef de l’armée de terre, 2010-2011, avait commenté sa crucifixion en Elrick Irastorza, enrage. « Il y a une différence

22 entre le fait d’être aux ordres et l’humiliation. » Tandis que le général de Villiers regagne l’École La scène le ramène à une morsure, celle qu’il militaire, le protocole emmène le président à la ressentait enfant lorsque son père maçon se tour Eiffel pour le dîner prévu au Jules Verne avec faisait brutalement tutoyer par plus haut que les époux Trump. « C’est quand Jupiter fait gronder lui dans la société. De Villiers a été tancé sans la foudre que nous croyons qu’il règne dans les raison valable, juge-t-il. Gratuitement. Pour rien. cieux », a dit Horace. Tard, peu après 23 heures, la Méritait-on cette réflexion d’un soir de fatigue à ministre Florence Parly s’inquiète. Son intuition la court d’arguments ? Pour Irastorza, cependant, pousse à appeler Pierre de Villiers pour évoquer sa pas de surprise. « Nous voilà simplement repartis présence au défilé le lendemain. À ce moment, lui pour un tour. Rien n’a changé depuis cent ans. pense : « J’ai participé à une réunion passionnante Le militaire est soumis à la réserve, et le meilleur avec Merkel. J’ai accompagné Trump. Et, dans la moyen pour un politique de se dédouaner de ses foulée de cette journée incroyable, je me suis pris responsabilités consiste à accuser le militaire d’un le carton. » échec. »

Nathalie Guibert, Le Monde, 28 novembre 2018.

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