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Daniel Bensaïd accueillis et hébergés, où se déroulent les attentat manqué en mai 1940. est séances de la commission Dewey, où se noue commencée. L’assassinat n’est que partie l’intrigue impossible entre l’exilé et son hôtesse, remise. Le reste est connu. « Léon et » est le lieu, paradisiaque et inquiétant, autour du- (Titre très… provisoire) quel s’organise le récit d’un dernier combat Trame narrative (d’une énergie politique et vitale qui résiste à la Pour éviter la narration linéaire et documen- Nous publions deux textes : la trame (texte 1) résignation) et d’un double désenchantement. taire historique, le récit aurait pour fil conduc- et les notes (texte 2) d’un scénario jamais À peine arrivés sur cette terre d’accueil, les teur les souvenirs d’un secrétaire-garde du finalisé, d’un film jamais réalisé… opposants irréductibles à Staline sont rattra- corps, dont Trotski fut entouré pendant ces pés par la tragédie historique. Le 30 janvier dernières années. Ce personnage s’inspirerait Texte 1 1937, la radio annonce l’ouverture du deuxiè- de protagonistes réels, comme Jan Van Heije- Présentation du projet me procès de Moscou. Trois mois plus tard, l’in- noort ou Joseph Hansen. Ce film n’est ni une reconstitution historique surrection de Barcelone est défaite, la persé- Il pourrait s’agir d’un jeune militant britan- documentaire, ni une variation romanesque cution contre les militants du Poum commence. nique, James Gordon, débarquant à la maison sur le coup de foudre amoureux entre Trotski Un an plus tard, Léon Sedov, fils et homme de bleue de pour préparer la venue de la et . Il s’agit d’un rêve particulière- confiance de Trotski, meurt à Paris dans des commission Dewey et aider à l’organisation ment ambitieux : articuler deux éléments dra- circonstances controversées. matérielle des sessions. La rencontre avec maturgiques qui s’éclairent l’un l’autre : un fil C’est le temps des procès, des poignards et James Gordon, devenu un vieux collection- politique, dont la tenue de la commission De- des poisons. Dans ce contexte, le dialogue en- neur d’art et d’objets surréalistes, par une wey à Coyoacan en mars 1937 constitue le cen- tre l’organisateur de l’Armée rouge et le vieux jeune journaliste, introduirait l’évocation de tre ; une rencontre passionnée et éphémère philosophe humaniste Dewey a comme objet ce passé et permettrait de poser sur la Mai- entre deux êtres porteurs d’histoires, de cultu- la légitimité de la révolution sociale, le rapport son hantée de Coyoacan un regard décalé, dis- res, de souffrances différentes. entre la morale et la politique, la transmission tancié, dépourvu d’illusions et de cynisme. Le 9 janvier 1937, Trotski et Natalia ont dé- d’un héritage menacé par le mensonge et les Ce personnage permet de découvrir Trotski, barqué dans le petit port mexicain de Tampico. falsifications. C’est le dernier combat de le Mexique, la tension politique et amoureuse, Après les pérégrinations de l’exil sur une pla- Trotski, plus important à ses yeux que celui puis de quitter le Mexique pour – par exemple nète sans visa, après le séjour précaire en de 1917. – des raisons familiales, pour y revenir, en fai- France et le séjour sinistre en Norvège, l’instal- Parallèlement, la désillusion amoureuse sant de Gordon un confident, un témoin, et un lation au Mexique, sous la protection d’un gou- conduit à la crise de juillet 1937, pendant acteur, tant du contre-procès Dewey que de la vernement ami, apparaît comme la promesse laquelle Trotski, en plein désarroi (peu confor - passion amoureuse dans le huis clos luxuriant d’un nouveau départ et l’occasion de recommen- me à la légende d’un héroïsme de marbre), de la Maison Bleue, pleine des tableaux de cer: recommencement politique (la construction s’isole dans une hacienda amie pour remettre Frida et des esquisses de . Ainsi d’une nouvelle Internationale); et recommence- de l’ordre dans ses sentiments. Pas plus en nous pourrons ellipser, gagner du temps en fonc- ment amoureux (l’idylle tardive du prophète amour qu’en politique, on n’échappe à son tion des choix cinématographiques, passer de désarmé à l’approche de la soixantaine). passé. La fidélité à l’événement révolution- Gordon jeune au vieil homme, du Mexique à Cet espoir de renouveau s’exprime dans le naire d’Octobre et la fidélité amoureuse envers l’Angleterre à la veille de la guerre. contraste de couleurs entre la grisaille oppres- Natalia, avec qui il en a partagé les épreuves, sante des purges et de la terreur stalinienne, et sont indissociables. Après une correspondance Quelques pistes les couleurs vives, solaires, des «murales» mexi- écorchée, la séparation temporaire, un rappro- Accueilli dans le jardin édénique par un garde caines ou des tableaux de Frida. La maison chement définitif entre Léon et Natalia. américain, James est informé des préparatifs bleue de Coyoacan, où Trotski et les siens sont Le film s’achèverait à la veille du premier et de l’arrivée imminente de la commission, 1 1993_00_02_DB 326 Léon et Frida_Mise en page 1 08/04/12 22:37 Page2

dont les séances doivent commencer dans Retour à Londres, et à l’entretien entre manifeste pour un art indépendant. « Toute li- quelques jours. James âgé et la journaliste. Dialogue sur l’im- cence en art ». Il est présenté à Trotski qui lui expose ce portance pour l’avenir de la commission Maison bleue. Toussaint 1938. Diego apporte que sera son travail. Bref dialogue sur le mo- Dewey et de ses conclusions : éviter que le siè- une « calavera » en sucre violet avec le nom de ment tragique, la capitulation des accusés de cle bascule dans le non-sens et sauver la pos- Staline sur le Front. Trotski la fait détruire. Moscou, l’importance Historique de la com- sibilité de continuer et de recommencer. Relation tendue avec Frida, rapports aigris. mission Dewey… Leur morale et la nôtre. Léon exprime une grande lassitude. La guerre Arrivée de Frida, venue s’enquérir du Maison bleue. Après l’extrême tension s’approche en Europe. confort matériel de ses hôtes. James découvre intellectuelle des sessions de la commission Gordon quitte définitivement Coyoacan avec étonnement le trouble du Vieux, qui se dé- Dewey, une sorte de relâchement. Le marivau- pour d’autres missions. tend, prête des livres, se plaint avec coquette- dage entre Léon et Frida devient alors une Retour à Londres. Gordon vieux. Évoque rie de son âge. James comprend, non sans sur- liaison brève mais passionnée. Elle provoque l’attentat manqué de mai 1940 et la tragédie prise, le jeu de séduction mutuelle. une crise entre Natalia et Léon, qui se retire annoncée. Le ralliement de Frida à Staline. Il va découvrir peu à peu les personnages pendant trois semaines à San Miguel de Regla. Un moment illogique de l’histoire de l’huma- principaux : Natalia, Diego Rivera, Frida, Échange quotidien de lettres entre Léon et nité. Fin de partie. Dewey. Fasciné par la personnalité de Frida, Natalia. Trotski avoue un abattement mala- lui-même juvénilement amoureux, il ressent dif peu conforme à son image de révolution- Texte 2 toute l’ambiguïté du rapport qui se noue naire indomptable. James l’accompagne dans Notes pour un scénario e n tre l’art et la politique, entre le formidable ses chevauchées et l’assiste dans ces moments lutteur politique et celle dont la palette difficiles. conjure la souffrance physique. Alors que l’en- San Miguel. Visite de Frida. Explication et À utiliser tourage de Trotski, manifeste une sourde hos- rupture avec Léon. Elle lui offre un tableau Peut-être en générique de début ou de fin la tilité défiante envers Frida, une complicité pu- d’adieu – « avec tout son amour ». Il lui fresque du Palais national qui s’achève sur dique, idéologique et affective, s’instaure entre demande la restitution de ses billets galants, Lénine et Trotski. Ou encore des gravures de Trotski et son jeune secrétaire. qu’il détruira – légende oblige. Il conserve en Posada, le graphiste qui a inspiré Rivera. James (et Van) accueille Dewey et les mem- revanche sa correspondance avec Natalia. Des corridos, en fond des chansons de Lucha bres de la commission à la gare. Présentation Extraits érotiques. Fidélité à l’histoire com - Reyes ou de Pedro Infante. de Dewey (80 ans), des raisons qui l’ont poussé mune. à accepter cette charge alors que la plupart L’appartement de James Gordon à Londres. Tampico, le 9 janvier 1937 des intellectuels de renom se sont récusés. La journaliste lui demande de poser pour une La barque du cargo norvégien s’approche du Dewey, à cheval sur la forme juridique, refuse photo devant ses tableaux et ses objets. L’es- quai. À bord, Trotski et Natalia. Un groupe les de rencontrer Trotski en privé avant les thétique comme dernier refuge après les attend (Schachtman, Novack, Hidalgo, quelques séances publiques de la commission. d é f a i t e s p o l i t i q u e s ? Gordon n’est pas d’accord. amis mexicains, quelques journalistes). Légè - Pour des raisons de sécurité, ces séances L’art n’est pas une compensation et un diver- rement détachée, Frida, comme une déesse ont lieu dans la Maison bleue, sous bonne tissement, mais une autre voie pour explorer aztèque, outrageusement maquillée, panatella garde. Une semaine d’audiences quotidiennes. les possibles. Il évoque… aux lèvres. Robe tehuana, rebozo aux couleurs Échange d’argument. Aparté Trotski/Dewey Maison bleue. L’arrivée de Breton au prin- vives, bijoux de terre et de métal. dans le jardin pendant un moment de détente. temps 38. Rapport inégal entre Breton et On s’empresse autour des arrivants. James est témoin de leur respect réciproque Trotski. Méfiance bienveillante du second en- George Novack s’informe de la traversée et de leur opposition sans concession sur l’in- vers les traces de religiosité du premier. (studieuse, consacrée aux Crimes de Staline), terprétation de l’histoire. Collaboration entre Diego, Breton, Trotski : le et fait quelques présentations : Antonio 2 1993_00_02_DB 326 Léon et Frida_Mise en page 1 08/04/12 22:37 Page3

Hidalgo, l’émissaire du président Cardenas changer le monde, mais nous avons au moins rendre compte de leur vérité biologique… Son qui met un train spécial à la disposition de réussi à changer de monde. » explosion irrésistible de joie et de couleurs est son hôte. Frida Kahlo, Mme Rivera, qui offre On chante. sortie des ténèbres de la douleur. » l’hospitalité de sa maison de Coyoacan : Des corridos zapatistes. C’est une grande interprète de la douleur. – Dona Natalia, don Léon, bienvenue au George Novack entonne Joe Hill. Frida : « Une ballerine de bois ! La seule Mexique insurgé. On fredonne La Varsovienne. chose bien, c’est que je me suis habituée à souf- Il s’incline en prenant sa main et en cla- Frida chante la Llorona et la Sandunga. frir, mais je suis très inquiète au sujet de ma quant légèrement les talons, dans un style mi- peinture. Comment la transformer pour litaire prussien. Coyoacan, maison bleue, qu’elle devienne utile au mouvement révolu- Et Diego ? Il est souffrant. N’a pas pu venir. le 11 janvier 1937 tionnaire ? » « Pourquoi essaierai-je de croire S’en excuse. Frida, Natalia, Diego, Octavio Fernandez, que ma peinture est combative ? Je ne peux – Mais vous verrez, c’est un féroce croisé du Felix Ibarra (?), les Américains. pas ! » pinceau. Un ogre, un Indien cannibale, jamais Diego en cow-boy, grand chapeau, double Diego : « Frida est un être merveilleux. Une rassasié de chair. Vous avez goûté le potzole ? cartouchière, pistolet à la ceinture. authentique force vitale. Elle voit infiniment C’était un bouillon aztèque préparé avec la Visite du jardin, de la maison. Tout ce bleu, plus loin dans l’infiniment petit que ce que chair des sacrifices humains… Nous sommes tout ce vert ! nous voyons. Ce sera le plus grand des pein- toujours un peu aztèques… Mais, rassurez- Vitalité et luxuriance mexicaine. tres mexicains. » vous, les conquérants nous ont christianisés… Échappé au cauchemar, trouvé des amis, un Et Diego ? Les fameuses fresques qui ont Aujourd’hui on prépare le potzole avec du porc. accueil, scandalisé Rockefeller ? C’est, dit-on, le goût le plus ressemblant… » Mugica, Diego, Cardenas… – Ma bataille de New York! L’homme le plus Objets précolombiens, premiers tableaux riche d’Amérique a fait effacer le portrait d’un À bord du train spécial de Frida. homme appelé Vladimir Illitch Lénine ! Un compartiment joyeusement animé. Un Trotski enjoué. Intrigué par le visage énig- – Lui, « il peint la cavalcade de l’histoire nouveau continent. Une terre de révolutions. matique sur la toile. mexicaine ». Un nouveau départ, un recommencement. Elle explique avec humour l’accident. La – La fresque, c’est un art public, quelque chose Résurrection. perte de la virginité, la colonne brisée. qui appartient au peuple à qui elle est destinée. La fin d’une errance sur la planète sans – « Le destin n’a fait de moi qu’une bouchée. Léon tout content de redevenir étudiant et visa. Collusion de l’Allemagne et de la Russie, Le destin a des dents de requin. » de se mettre à l’étude du Mexique, de son des nazis et des staliniens. Prinkipo, la France, Les mois de souffrance. Le miroir installé passé. À presque soixante ans… la Norvège, Oslo… : « Dans moins de deux ans, au-dessus du lit. Des heures face à son dou- Pour les fresques, il faut de l’espace, de la sur- son Premier ministre pantouflard sera chassé ble. Les yeux dans les yeux, à se mesurer pour face pour faire exister un peuple, et la marche de son pays. » savoir qui de moi ou du miroir-bourreau réus - de l’humanité. On les verra. On a tout le temps. Partout les tracasseries policières, les coups sirait à voler l’image de l’autre. On ira à Cuernavaca, au Palais de Cortès… tordus, les espions et les agents. Lassitude de – « Depuis, on m’appelle jambe de bois, ou On escaladera le volcan, le pauvre à jamais l’exil. Condamné à commenter sans pouvoir sa majesté la boiteuse… Mais qu’importe la séparé de sa compagne endormie. agir librement. Spectateur. jambe et les pieds, puisque j’ai des ailes pour On rendra visite au consul anglais, qui se Le contraste brutal. De l’hiver norvégien à m’envoler… » (geste pour souligner les sour- meurt d’amour et de culpabilité à l’ombre du la chaude hospitalité mexicaine. C’est comme cils et battement des mains comme un batte- volcan, noyant dans le mezcal le remords une convalescence, « un réarmement des sens ment d’ailes). pour l’Espagne républicaine où il devrait al- et des cœurs ». Diego : « Friducha est le cas rare d’un pein- ler, mais où il ne partira jamais… Un velléi- « Nous ne sommes pas encore parvenus à tre qui s’est déchiré le cœur et la poitrine pour taire encore. 3 1993_00_02_DB 326 Léon et Frida_Mise en page 1 08/04/12 22:37 Page4

Le soir dans le jardin nos propres forces. Ce soir, nous assurerons – Je suis un peu pédant, vous savez. Difficile Vous devez être épuisé. Un aussi long voyage… la première garde. Demain nous trouverons de ne pas être dupe de son personnage. Mais Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles. des ouvriers du syndicat de la construction «Mon pire vice, c’est d’avoir plus de 55 ans. Lé- Nous serons votre garde rouge, votre armée En attendant que les Américains envoient nine disait que, passés trente ans, les révolu- rouge à nous trois ! une équipe de solides teamsters. tionnaires sont bons à fusiller… ! » Lénine n’a Le général Mugica s’est engagé à faire sur- Les pouces dans la cartouchière, Diego se pas survécu à ce vice. Moi, oui… veiller la maison. calle dans un hamac et chantonne El Rey. Frida : « La révolution, c’est l’harmonie de Oui, mais la police mexicaine… On meurt la forme et des couleurs. Comme si personne beaucoup de mort violente dans ce pays Coyoacan, maison bleue, janvier 1937 ne se séparait plus de personne… Une im- Madero, , Villa, Obregon… Visites presque quotidiennes de Frida. mense tendresse pour toutes les choses qui Mella ! Diego, malade, est hospitalisé. contiennent de la beauté… Une lutte de Mella ? On prend le thé. chaque instant pour effacer dans l’homme la Le jeune fondateur du communisme cubain, La paix, Frieda. bêtise et la peur. » abattu au coin d’une rue. « Je peins non mes rêves mais ma propre Léon : « La révolution, c’est un peu comme On a dit que c’étaient les tueurs de Macha- réalité ». l’amour naissant, le moment où tout est sou- do. Mais il y a une autre hypothèse. « Cette maison est trop petite pour contenir dain possible, où tout peut encore arriver… » Oui, Mella a fait le voyage de Moscou pour tant de blessures » Frida : « … Et l’amour, c’est comme la révo- l’Internationale syndicale rouge. Il a sympa- Natalia peine à s’habituer à l’altitude lution : ça va, ça vient… On n’aime jamais thisé avec Nin. On le disait proche de l’Oppo- – Il faut manger du chocolat. C’est notre assez. C’est sans doute pourquoi je n’ai jamais sition. contribution à la culture du prolétariat mon- cessé d’aimer. » En 1929, c’était déjà dangereux. Après mon dial, avec la tomate et le maïs, le mezcal et le auto-exclusion du parti, la chasse aux sor- pulque… Coyoacan, maison bleue, 19 janvier cières était ouverte. Don Léon marivaude et prête ses livres. Télégramme. Deuxième procès de Moscou… Il est mort comme un chien, dans les bras Jack London, Le Talon de fer, prémonitoire… Rattrapé déjà par la tragédie. Une grande de Tina. Ibsen, TolstoÏ, Dos Passos, Malraux, Serge, fatigue. Tina ? Taine et Maurras, Celle de Moïse et de la traversée du désert. , la compagne de Mella, une Freud (ils l’ont condamné au congrès de Celle de Saint-Just après la chevauchée de photographe italienne, amie de Frida. Une Karkhov !) Fleurus. pasio naria. La police l’a tracassée pour la mort Les « biourocrats » ont peur de leur propre La machine de la terreur est en route, la de Mella. On l’a soupçonnée de complicité… inconscient ! machine à mensonge. Elle est partie en Russie où elle vit avec un Lui, lit John Reed. Il nous tuera tous. type inquiétant, un certain Vidali. On le dit Le Mexique insurgé et rebelle. Zapata et Villa. Je sais que je suis un homme condamné. Je aujourd’hui en Espagne où il collaborerait aux Leur spectre hante le Mexique, ceux de San- suis un militaire. Toutes les cartes sont contre basses œuvres du Guépéou. Il était au Mexique dino, de Mella aussi. moi. Comme le dit Victor Serge, nous sommes quand Mella a été descendu. Ils n’ont pas voulu du pouvoir. tous des babouvistes qui ont encore leur tête On ne sait plus qui est qui. Tout le monde Ne pas faire les révolutions à moitié. sur les épaules… Pour combien de temps… peut soupçonner tout le monde. Les Indiens Yaquis ne se rendent jamais. Ce qui est sûr, c’est que le parti communiste Invaincus. Une semaine de cauchemar. Dépêches déli- mexicain a des agents un peu partout, jusque Dans les livres, des billets galants pliés. rantes de Moscou : dans la police. « Toute feuille pliée contient un secret… » « L’appareil totalitaire a empoisonné les C’est pourquoi il vaut mieux compter sur Les mystères du pli. accu sés de mensonges avant de les écraser. Au 4 1993_00_02_DB 326 Léon et Frida_Mise en page 1 08/04/12 22:37 Page5

premier procès, Kun et Zinoviev ont manqué Il faut une commission internationale d’en- 29 mars 1937 de caractère, mais la résistance des matériaux quête « à laquelle je remettrai tout de suite « L’envoi d’une commission au Mexique est la se mesure aussi à la puissance des forces des- toutes mes archives concernant les neuf der- première épreuve sérieuse. Les sociaux-démo- tructrices. » Usés par la calomnie. Pire que la nières années ». La commission est urgente. Il crates et les libéraux se sont montrés couards défaite devant l’ennemi, la défaite de l’inté- faut presser les choses. comme à leur habitude. Un seul de ces libé- rieur, une destruction raffinée des fibres de Naville à Paris… Les amis de l’URSS se raux a montré qu’il était un homme vertueux, l’âme. Des victimes d’un système totalitaire, défilent au nom de l’anti-fascisme. Tout à l’en- le vieux Dewey. Mais tout dépend de sa person- d’un régime de toute puissance totalitaire où nemi principal, ils sont prêts à offrir leur dos nalité. Il est vieux. Il peut tomber malade. » toute liberté de critique est supprimée. à l’ennemi pas si secondaire. On objecte souvent (les amis de l’URSS, les « C’est un procès d’automates, pas d’êtres Les États-Unis deviennent décisifs. Ils sont hésitants) que l’enquête pourrait faire le jeu humains. » loin. Plus indépendants. du fascisme. C’est stupide et hypocrite. La Un théâtre d’ombres où « l’accusé n’existe Dwight Mac Donald, Burnham, Dos Passos, meilleure façon d’éviter le mal serait de ne plus en tant que personne ». Max Eastman, E.G. Robinson… C’est bien. Pas pas le nommer. Une terrible logique totalitaire… suffisant. Des canailles. – En régime totalitaire, la critique est le pre- Des libéraux, des démocrates d’un autre mier pas inconscient vers le complot. âge, des adversaires loyaux. Compartiment du train Sunshine Special, – Que l’innocence soit forcée de s’avouer cou- Qui ont encore des principes. « Pour la com- du 2 au 6 avril pable, c’est, comme chez les jésuites, le secret mission d’enquête, je suis totalement pour un En route pour Mexico. de l’obéissance parfaite. bloc avec les libéraux et même avec des conser- Dewey, Suzanne La Follette, quelques colla - Natalia: « Nous marchons dans ce jardin de vateurs honnêtes… » La démocratie la plus borateurs (Carleton Beals, Farrel, Finerty, avo- paradis entourés de fantômes au front troué…» développée a ses limites. Mais nous voulons cat de Sacco/Vanzetti). aller au-delà, pas en arrière. Le Parti communiste américain a essayé de Coyoacan, début février Il faut convaincre M. Dewey: « Je comprends le dissuader. Un meeting est prévu à New York, un autre à que M. Dewey hésite à descendre des hauteurs Sidney Hook, Novack, Canon, l’ont convaincu. Londres. de la philosophie dans les bas-fonds des impos- Les historiens se sont récusés sous prétexte Il ne faut pas chercher à les utiliser. Il faut tures judiciaires. » Mais l’histoire a ses exi- de l’impossibilité de «prouver le négatif». Com- une autorité morale indépendante. gences… Voltaire a bien attaché son nom à l’af- ment prouver que Trotski n’a pas entretenu À Diego et Frida : « Vous me demandez s’il faire Calas et Zola à l’affaire Dreyfus. les relations dont on l’accuse avec Hitler et le existe un lien entre les procès de Moscou et Les impostures de Moscou sont cent fois Mikado? Il n’est certes pas tenu à l’impossible, l’antisémitisme ? Absolument ! On souligne in- plus importantes. « de fournir les preuves positives d’un fait né- variablement que l’opposition est le produit Les historiens américains prétendent qu’ils gatif ». L’historien Charles Beard admet que de l’intelligentsia juive. » n’ont pas le temps ? l’accusation n’est pas prouvée mais refuse de «Il faut faire éclater la vérité, montrer qu’il « Le plus grand livre historique et philoso- participer à la commission. n’y a pas de tache sur mon honneur personnel phique de notre temps, c’est la commission Arguties et dérobades. ou politique. Il ne s’agit pas de moi, mais de d’enquête elle-même qui l’écrira », comme tous nos fantômes qui ont lutté et de tous ceux contribution à la compréhension de l’histoire Dewey : Il en va des « principes fondamen- qui lutteront pour l’émancipation humaine, car et aux révolutions de ce temps. taux de vérité et de justice ». ces crimes commis au nom du socialisme obs- En droit américain, les aveux n’ont pas force La situation est confuse et obscure. curcissent et compromettent l’avenir »! de preuve. Ne croire a priori ni M. Staline, ni M. Trotski. « Ce procès est un signal. Malheur à qui ne Pas d’intime conviction. Ne s’appuyer sur rien d’extérieur à l’en- l’entend pas. » Il faut des faits. Nous allons en donner. quête. Mais comment l’enquête peut-elle être 5 1993_00_02_DB 326 Léon et Frida_Mise en page 1 08/04/12 22:37 Page6

source des règles auxquelles elle doit obéir. mais l’aboutissement logique de la révolution. À Trotski : « L’humanité n’a pas réussi jusqu’à Décidément, « la logique est une discipline sa place, Trotski aurait probablement agi de présent à rationaliser son histoire. C’est un sociale exigeante ». même, ou pire. Il n’en a pas moins droit à la pré- fait. Nous n’avons pas réussi à rationaliser L’enquête transforme de façon contrôlée une somption d’innocence et à l’équité du jugement. nos corps et nos esprits. La psychanalyse tente situation indéterminée en situation détermi- de nous apprendre à les harmoniser. Sans née. Elle « fait tenir ensemble » les éléments Maison bleue sous protection grand succès jusqu’à présent. La question n’est constitutifs de la situation. Sous commission. Quatorze séances du 10 au pas de savoir si nous pouvons atteindre la per- Le jugement est «la conclusion satisfaisante 17 avril. Les deux premières portent sur la fection absolue de la société… Après chaque de l’enquête », mais dans tout verdict, l’incer- biographie et notamment les rapports entre grand pas en avant de la société, l’humanité titude sur ce qu’il faut faire fait écho à l’incer- Trotski et Lénine, les deux suivantes sur les fait un détour, et même un grand pas en ar- titude sur ce qui a été fait. C’est pourquoi une relations avec les accusés des procès de Mos- rière. Je le regrette. Mais je n’en suis pas res- délibération authentique implique alterna- cou, trois autres à réfuter les accusations fac- ponsable [rires]… tives et bifurcations. tuelles, et six au sabotage de l’économie Même après la révolution mondiale, il est La question cruciale est: « Sur quelles bases soviétique. La dernière séance aux plaidoiries bien possible que l’humanité soit très fatiguée. des jugements portant sur le cours des événe- d’Albert Goldman et Léon Trotski. Pour une partie des hommes ou des peuples, ments passés méritent-ils plus de crédit que Une quarantaine de présents (dont Nata- une nouvelle religion peut même apparaître d’autres ? » lia, Frida, Jan Frankel, Van Heijenoort, Al. [regards complices de Frida]. Mais un grand Goldman). Commission: Dewey, Finerty, Beals, pas en avant aura tout de même été franchi. Dewey, près de 80 ans: « J’ai accepté les res- O. Rühle, Francisco Zamora… Comme pour la révolution française malgré ponsabilités de cette présidence parce qu’en les Dewey : « Si Léon Trotski est coupable de ce la restauration et le retour des Bourbons. Une refusant j’aurais manqué à l’œuvre de ma vie.» dont on l’accuse, aucune condamnation ne sau- telle expérience ne s’efface pas de la mémoire Curiosité envers ce banni. rait être trop sévère. Mais la gravité même des des peuples… » – Un intérêt écrasant pour cet homme et ce accusations exige d’assurer à l’accusé le droit Pas la moindre amertume. qu’il a à dire… de présenter toutes les preuves dont il dispose Comprendre. Démonter le mécanisme de la – Il y a en lui ce je-ne-sais-quoi d’achevé pour les réfuter. Le fait qu’il ait été condamné terreur bureaucratique. qu’ajoute l’infortune à la vertu… à Moscou sans être entendu intéresse au plus Au-delà même de la personnalité de Sta- Il a présidé les soviets, négocié à Brest-Li- haut point la conscience du monde… J’ai consa- line. tovsk, conduit l’Armée rouge, rédigé les mani- cré ma vie à une œuvre d’éducation. Si j’ai ac- Qui n’est que « la plus éminente médiocrité festes de l’Internationale communiste, mar- cepté le poste que j’occupe ici, c’est que je pen- du parti ». qué l’histoire de ce temps… sais pouvoir me comporter autrement sans Homme sans qualités individuelles (ni pen- Et le voici déchu, presque seul, entouré manquer à l’œuvre de ma vie. » seur, ni orateur), il est parvenu au pouvoir d’une poignée de fidèles, à la tête de partis Trotski : « Les membres de la commission grâce à une machine impersonnelle, ce n’est nains et d’une internationale minuscule. Une sont animés de considérations beaucoup plus pas lui qui a créé la machine, mais la machine histoire édifiante et fascinante. importantes que celles qui ont trait à la des- qui l’a créé. Capacité de passer de l’humeur à l’humour, tinée d’un homme. Je n’en éprouve pour eux Toute la question est de savoir par quelles avec ce sentiment du « dérisoire nécessaire ». que plus de respect et de reconnaissance… Je circonstances une telle médiocrité peut être Ne pas le rencontrer avant les séances de la sollicite votre indulgence pour mon anglais, appelée à jouer un tel rôle dans l’histoire ! On commission. et c’est la seule indulgence que je revendique. ne se méfie jamais assez de la médiocrité ! Respecter les formes. Quant au reste, la commission a pour objet de Ne pas se laisser aller à la sympathie. tout vérifier, du début à la fin, et mon devoir Interruption de séance. D’autant que Staline n’est pas un accident est de l’y aider. » Groupes dans le jardin. 6 1993_00_02_DB 326 Léon et Frida_Mise en page 1 08/04/12 22:37 Page7

Groupe Dewey-Finerty : « Un monument de La moralité n’a pas progressé du tout. Notre se font une idée bien pauvre et confuse du rap- logique!» M. Trotski démolit méthodiquement époque est avant tout celle du mensonge, une port entre les guerres et les révolutions. Les les faits macabres des procès… Il se soumet gigantesque fabrique à mensonge… » guerres peuvent déboucher sur des situations aux questions six heures durant et argumente Époque de transition et de crise morale. Une révolutionnaires. Mais, sans parti capable de dans une langue qui n’est pas la sienne… morale s’est défaite avant qu’une nouvelle ne leur donner une issue, il peut en sortir le pire. Groupe Trotski-Frida. prenne racine. « Néron aussi fut un produit de Il faut donc tirer profit du temps de plus en Quelle énergie! Que de conviction! Superbe son temps. Après sa disparition, on a brisé ses plus limité qui nous reste pour forger les ou- combat. statues. La logique de l’histoire est plus puis- tils sans lesquels la barbarie l’emportera…» Peut-être mon combat le plus important. sante que le plus puissant secrétaire général. Un édifice de mensonges et de falsifications. Plus qu’Octobre. Plus que l’armée rouge. J’ose penser que c’est consolant ». Une imposture judiciaire. Mais à la première Quand l’histoire avance du bon côté, elle attaque sérieuse, cette tour de Babel s’écrou- trouve les hommes qu’il faut. Octobre aurait Séance du… lera sur les chefs thermidoriens. Car, par bon- eu lieu sans moi, peut-être sans Lénine. Mais « La nécessité où je me trouve de me justifier heur, « les hommes ne sont pas tous à vendre, quand les vents sont contraires, les hommes d’une accusation d’intelligence avec Hitler et sinon l’humanité serait pourrie depuis long- se font rares. C’est dans la défaite qu’on le Mikado montre suffisamment la profondeur temps. La commission est un précieux élément devient irremplaçable. de la réaction qui sévit sur la planète et plus de conscience sociale incor ruptible… Une bouf- particulièrement en URSS. Je mets ma bonne fée d’air frais dans une époque fétide ». Il faut démasquer l’imposture avant que le volonté, mon temps et mes forces à la disposi- mythe n’efface la mémoire. Sinon la révolu- tion de la commission d’enquête. Je suis prêt Conclusion tion resterait à jamais confondue avec la à répondre à toutes les questions… Trotski : « L’expérience de ma vie, avec ses suc- contre-révolution, les bourreaux avec les vic- On a dit que les criminels n’ont pas à choi- cès et ses échecs, n’a pas détruit ma foi dans times, le communisme avec le stalinisme qui sir leurs juges. En général. Reste à savoir de l’avenir de l’humanité, bien au contraire. J’ai est très exactement son contraire. L’enjeu de quel côté sont les criminels et les assassins… toujours foi dans la raison, dans la vérité, dans ce combat apparemment dérisoire, où l’his- Je pars de l’idée que les accusés des procès la solidarité humaine. Le seul fait que votre toire du siècle défile dans cette maison bleue de Moscou sont sensés et n’ont pu commettre commission ait été constituée avec à sa tête un devant une poignée d’hommes et de femmes de les crimes insensés dont ils s’accusent à l’en- homme à l’autorité morale inébranlable bonne volonté, c’est ni plus ni moins que la contre de leurs propres idées. confirme l’optimisme révolutionnaire de toute possibilité de continuer et de recommencer. Il y a une logique de l’aveu: faire douter l’in- ma vie… M. Finerty et M. Dewey lui-même pensent nocence et obtenir son consentement à son Dewey : « Tout ce que je pourrais ajouter se- que le régime totalitaire est le fruit naturel propre supplice. C’est un procédé moyenâgeux. rait désespérément plat… » de la révolution. Nous avons commis des er- Mais ces aveux extorqués tombent en pous- reurs sans doute. Mais il y a une contre-révo- sière au moindre contact avec les faits. Appartement de lution massive, des millions de morts ; l’État Faire tenir de manière cohérente les circons- Rencontre Trotski Dewey. et sa bureaucratie de parvenus thermidoriens tances aussi complexe et le rôle de tous ces Dewey : « Une expérience intellectuelle ont dévoré le parti. personnages aurait été au-dessus des forces unique, la plus intéressante de ma vie. Vous «La nouvelle époque a apporté avec elle une de Shakespeare. Et M. Vychinsky n’est pas êtes un personnage tragique. Mais cette intel- nouvelle moralité politique, de nouveaux Shakespeare ! ligence naturelle si brillante est enfermée condottieri… Le XXe siècle nous a ramenés aux dans des absolus. » pratiques et aux méthodes de la Renaissance… « … Une autre théorie fantaisiste du Gué- Dewey : Convaincu des mensonges. Mais le Nulle époque du passé ne fut aussi cruelle, péou m’accuse de vouloir précipiter la guerre, stalinisme est bien un produit du commu- aussi cynique, aussi implacable que la nôtre… puisque je suis pour la révolution mondiale. Ils nisme. 7 1993_00_02_DB 326 Léon et Frida_Mise en page 1 08/04/12 22:37 Page8

Trotski : Non, quelque chose d’inédit. Le indifférent et que sa justification est comman - vous en marge de l’histoire. Frankel fait la tota litarisme bureaucratique ; « L’État, c’est dée par la fin poursuivie. Ils se sont montrés gueule. Il a sur Léon un œil jaloux. Natalia se moi apparaît en comparaison comme une for- par là supérieur à l’hypocrisie de l’Église, mais, tait. Mais elle souffre. mule libérale. L’État totalitaire va bien au- en se bureaucratisant, ces guerriers de l’Église Et Diego ? Jaloux ? delà. Staline peut dire désormais: « La société, sont devenus à leur tour de fieffés coquins… La possession est un sentiment petit-bour- c’est moi ». » La fin du bien commun selon M. Mill justi- geois. Cela lui permet de se conduire comme Dewey : Qui ne peut plus croire en Staline fie moralement les moyens. Ainsi, la pureté un macho en toute innocence. Des liaisons, des ne pourra pas reporter ses espoirs sur Trotski. des intentions justifierait les moyens les plus peccadilles. Ici même, avec ma sœur Chritina… C’est un même univers, des étoiles jumelles sales ; les buts éthiques de la guerre justi- Ça m’a été pénible… Très… J’ai essayé d’être qui s’éteindront ensemble. fieraient la pire des terreurs ? tolérante. Trotski : Balancier habituel ; les amis de Et qu’est-ce qui justifie la fin ? Qui est le Mais il n’a pas le sens de la réciprocité. L’an l’URSS qui rejettent le stalinisme, se précipi- juge ? On n’y échappe pas facilement : la mo- dernier j’avais une aventure avec un peintre tent dans les bras de la démocratie bourgeoise rale intervient dans des milieux divisés par japonais. Un jour Diego a fait irruption comme sous prétexte que le trotskisme ne vaut pas des antagonismes sociaux… un justicier du far west, pistolets au poing, et mieux. Ce sont le philistin démocrate et le Le moyen ne peut être justifié que par la fin, il a chassé le galant. C’est sans doute ce que bureau crate stalinien qui sont frères jumeaux. mais la fin aussi a besoin de justification. Tous j’espérais… Ce qui est arrivé n’était pas la seule histoire les moyens ne sont donc pas permis. La question Lui. Je crois avoir compris cette terrible possible. de morale révolutionnaire se confond avec les inno cence d’avant le péché originel : à côté de Pas de fatalité historique, pas de destin tra- questions de stratégie et de tactique révolution- Diego, Staline fait parfois figure d’un philan- gique. Il y a tant de facteurs mêlés, petits et naire. Le vice est dans la question. En séparant thrope. grands, d’embranchements et de bifurcations. la fin des moyens, la morale bourgeoise s’est Lui indécis. Aptitude à décider des grands Il fallait oser. fourrée dans une impasse. Elle ne parvient plus événements, refus d’hésiter avec les hésitants, Ensuite, nous ne sommes pas responsa- à unir ce qu’elle a elle-même divisé… et pourtant hésitant dans les choses quoti- bles des lâchetés et des dérobades de ceux Dewey : Pas résolu la question. Seulement diennes, parce qu’un choix c’est un grand qui ont laissé les armées européennes assié- précisé que la fin… révolutionnaire… justifie sacrifice des possibles, une amputation de la ger la révolution russe, les mêmes prêchent les moyens ! Mais qu’est-ce qui garantit le ca- réalité. la non-intervention en Espagne… ractère révolutionnaire de cette fin… (lire la Fatigué de brosser l’histoire à rebrousse- « On voit, dans les périodes de réaction brochure de Dewey). poil. triomphante, MM. les démocrates secréter de Trotski : ce qui élève la conscience et la Pourtant, l’envie de recommencer. Nouvelle la morale en quantité double, de même que culture, ce qui fait l’humanité réellement vie, nouvelle internationale… Nouvel amour ? les gens transpirent davantage quand ils ont humaine et universelle, ce sont des critères Une illusion ? peur… Ces moralistes sont le cul entre deux exigeants. Tout n’est pas permis à un athée Tout est politique ? Bien sûr. chaises, ils sont tombés entre deux feux… révolutionnaire. Dans une certaine mesure et jusqu’à un cer- Il y a un snobisme du sens commun… Si la tain point. fin ne pouvait justifier les moyens, il faudrait Juin 1937, rue Argayo Question d’échelle et de temps. aller chercher les critères de l’action. Appartement de Cristina. On n’a pas trouvé la clef de la rationalité Au ciel, si ce n’est sur terre ! La théorie de la Léon et Frida. des passions et des sentiments. On peut chan- morale éternelle ne peut se passer de Dieu. Prisonnier de la maison bleue, des menaces, ger la propriété par décret, pas les mœurs. Pas Le sens moral absolu n’est qu’un timide pseu- des gardes. Enfermé volontaire. Sous surveil- l’amour. donyme de Dieu. Ce sont les jésuites qui ont lance amicale. Il en a fallu des stratagèmes Il reste la magie de la rencontre. soutenu qu’un moyen en lui-même est pour voler ce moment de liberté, ce rendez- Comme le mystère de l’événement. 8 1993_00_02_DB 326 Léon et Frida_Mise en page 1 08/04/12 22:37 Page9

C’est encore un point commun entre l’amour San Miguel de Reglas, 12 juillet douleur: « Je porte en moi toujours le souvenir et la révolution. Léon et Frida. La rupture… d’une blessure ouverte. » La fidélité aussi, fidèle à la rencontre, fidèle Lui. On croit pouvoir laisser son passé der- Une erreur. Une mésencontre. Une intrigue à l’événement. rière soi. Il vous rattrape au tournant. Il a tou- entre deux masques. Les masques se sont bri- Une forme de vérité. jours une longueur d’avance. On a son passé sés. Deux fidélités, deux pays, deux histoires « Les jours vierges de vous… » devant soi. Et le sien est particulièrement qui ne peuvent pas se rencontrer. « La lutte révolutionnaire est une porte chargé. Tant de fantômes, tant de spectres… « Diego m’a prise quand j’étais brisée, et il ouverte à l’intelligence. » Les miens : Zina, Segueï, Platon Volkov… Les m’a réparée. Quand nous nous sommes ma- Besoin de « faire partie d’une grenade suicidés : Joffé, Maïakovski, Essénine… Les riés, mon père a dit que c’était le mariage de h u m a i n e » disparus : Racovski, Nin maintenant… Racov- l’éléphant et de la colombe… ski était mon dernier lien avec l’ancienne Mais Diego n’est pas mon mari. C’est ridi- Coyoacan/San Miguel de Reglas génération. Après lui, il n’est resté personne. cule. Diego ne sera jamais le mari de personne. Correspondance Léon-Natalia Une grande solitude. Ni l’amant. Son élan vital dépasse de beau- Le procès des généraux, l’armée rouge L’illusion de recommencer, à 58 ans. Un rêve coup les limites de la sexualité. Nu, c’est une d é c a p i t é e . en bleu. grenouille dressée sur ses pattes arrières, un Léon, 12 juillet : « Voilà, j’avais vu en imagi- « Cette nuit, j’ai rêvé que je courais avec animal aquatique avec ses épaules arrondies nation comment tu viendrais me voir avec des Lénine. C’était sur le pont d’un bateau. Il était et ses seins de femme… sentiments de jeunesse. Nous nous presserions couché sur une civière. Il m’interrogeait avec Ce qui nous lie si fort. Il est mon père, je l’un contre l’autre, nous joindrions nos lèvres, sollicitude sur ma maladie… J’essaie d’avoir suis sa mère. Nous sommes amis, amants, com- nos âmes et nos corps. Mon écriture est défor- ma maladie à l’usure… » pagnons. C’est une union incestueuse, mons- mée par les larmes, Nataloschka, mais y au- Natalia : dans ses souffrances comme dans trueuse et sacrée. rait-il quelque chose de plus élevé que ces ses rares joies, il y a toujours une profonde Deux hermaphrodites. Une androgynie par- larmes ? Tout de même, je vais me reprendre mélancolie qui ennoblit ses émotions. tagée. en main… Natalia a une voix de poitrine, légèrement Nous partageons les vices et les vertus d’un Natalia, 13 juillet: « J’ai pris des somnifères. rauque. Dans la souffrance, on dirait que c’est Mexique obscur. Trois heures plus tard, je me suis réveillée en l’âme qui parle. Comme je connais cette voix Mon corps est un marasme. Il va finir par ressentant toujours la même écharde. Je suis de tendresse et de souffrance. Natalia et moi me lâcher. si près de toi. Je ne me sépare pas de toi. Mon sommes liés depuis plus de 35 ans… Jamais J’ai toujours été une pleurnicheuse : boi- soutien, ma force, ce sont tes petites lettres. elle ne me fait de reproches… teuse comme le diable, tatouée de cicatrices, Comme elles me rendent heureuse, même si « La vie n’est pas une chose facile. On ne sempiternelle amoureuse des hommes comme elles sont bien tristes. Je me hâte de rentrer peut la vivre sans tomber dans la frustration des femmes, pas belle, toujours à l’agonie, et à la maison pour les lire au plus vite. et le cynisme si on n’a pas une grande idée rieuse jusqu’aux larmes… » Léon, 19 juillet: « Tous les gens sont, au fond, qui vous élève au-dessus des mesquineries et Eine Friede, une paix amoureuse, sans vain- terriblement seuls, écris-tu Nataloschka, ma des imbécilités. » queur ni vaincu. pauvre, ma vieille amie ! Ma chérie, ma bien- « Il me faut encore quelques années de tra- Il lui demande de lui rendre ses lettres. aimée ! Mais il n’y a pas, il n’y a pas eu pour vail acharné pour assurer la transmission de – On dit qu’une lettre appartient à celle qui toi que de la solitude. Nous vivons encore l’un l’héritage… » la reçoit, mais nous n’avons pas l’esprit pro- pour l’autre, non ? Rétablis-toi, Nataloschka ! priétaire et je comprends qu’un grand homme Il faut que je travaille. Je t’embrasse bien fort. Elle. Deux mondes difficiles de souffrance souhaite effacer la trace de ses faiblesses. Je couvre de baisers tes yeux, tes mains, tes ou de détresse. Deux grands blessés, de l’his- Cadeau d’un autoportrait accroché calle pieds. Ton vieux Léon. » toire et du corps. Une grande interprète de la Vienna : « Avec tout mon amour ». 9 1993_00_02_DB 326 Léon et Frida_Mise en page 1 08/04/12 22:37 Page10

Coyoacan 14 décembre Ce réalisme est un moyen d’extermination mo- Marx n’a pas connu Freud, mais Freud traite Le verdict a été rendu public à New York. rale encore la société comme une abstraction. 300 jours de travail. Vous voulez voir de vos propres yeux les res- Détente, thé. Un livre de 600 pages va paraître. Un tra- sorts de la révolution sociale ? Regardez les Breton, votre intérêt pour cette histoire de vail titanesque. fresques de Rivera ! Vous voulez savoir ce hasard objectif ne me paraît pas clair. Je vous « 21. Nous concluons que les procès de Mos- qu’est un art révolutionnaire, regardez les soupçonne de vous ménager (geste qui découpe cou sont une falsification… 23. Nous décla- fresques de Rivera! Il n’écrit jamais, ne répond une lucarne sur le fond du ciel) une petite rons donc Trotski et Sedov non coupables… » pas aux lettres, arrive toujours en retard aux fenêtre sur l’au-delà… Trotski: « Deux lignes! Mais deux lignes qui réunions… C’est un piètre dirigeant, inapte C’est la part de miracle dans la découverte, pèseront lourd dans la bibliothèque de l’hu- à la routine de parti, mais c’est un révolution- dans l’événement, dans la rencontre amou- manité ! » naire multiplié par un grand artiste. reuse. Alliance nécessaire pour démasquer l’im- Breton chahuté par les staliniens à Bellas Vous avez écrit que ces phénomènes gar- posture, mais chacun garde sa liberté de cri- Artes, défendu par Rivera. dent pour vous un caractère inquiétant… tique. Dewey a exercé la sienne en annonçant Dans la société communiste, l’art se dissou- Inquiétant dans l’état actuel de nos connais- le verdit à la radio. Nous devons nous délimi- dra dans la vie quotidienne… S’il n’a pas été sances… ter de nos amis qui vantent notre honnêteté dissous avant dans la marchandise… Ah, si vous avez précisé ceci, je retire mon pour mieux condamner notre politique. La civilisation elle-même est menacée par objection. les forces de réaction armées de toute la puis- Maison Bleue, mai 1938 sance technique moderne Excursion et pique-nique Léon, Van, Natalia, Breton, Jacqueline Léon, Breton, Natalia, Frida, Jacqueline, Trotski s’est préparé à la rencontre, il a lu Maison bleue, le 20 mai Diego, Van, Hansen… l’Amour fou, Nadja. Désaccord sur le roman. Le vieux ramasse des « viejitos ». Il se lève pour accueillir le visiteur qui Le roman est comme notre pain quotidien. Breton a commis un larcin dans une Église. s’étonne de le trouver aussi jeune : « Les légen- Des banalités et des trivialités qui corrom- Mécontentement du vieux. des n’ont pas d’âge… » pent l’imaginaire et le merveilleux. Rivera : Nos antiquités, nous ne les trouve- Changer le monde, changer la vie. Un beau Céline, une prose à ras du réel. rons pas à Rome, mais ici, au Mexique. Notre programme. Une plume trempée dans la fange. art est la fusion de l’art religieux indigène, Ce jardin, un Eden, un paradis… Trotski vante le réalisme de Maupassant venu des profondeurs immémoriales du temps, « Notre vie ici diffère peu de celle de prison- et de Zola. Breton concède : « Il y a de la poé- et de l’art du travailleur industriel du Nord. Il niers. » sie chez Zola. » La différence entre un Zola et est grand temps de proclamer l’indépendance Un paradis hanté. Notre cortège de fan- un Romains, c’est que Romains se veut dis- esthétique du continent américain. tômes ne cesse d’augmenter : Nin, Erwin Wolf, tant. Mais la distance n’est pas seulement poli- Breton sur Frida : Un ruban autour d’une Rudolf Klement, Ignace Reiss… Et mainte- tique, elle est aussi morale. Malgré toutes ses bombe. nant notre Liova. La solitude s’épaissit. vulgarités, Zola est plus profond, plus chaud : L’histoire a tendu aux artistes un formida- « Seul l’acteur peut être plus profond comme Patzcuaro, juillet 1938 ble guet-apens. Ils ont cru se tourner vers l’ave- spectateur. » Un patio fleuri. Cris de l’oiseau moqueur dans nir et toute une génération s’est jetée dans les Les surréalistes cherchent-ils contrairement les cages. bras de la contre-révolution thermidorienne. à Freud à étouffer le conscient sous l’incons- Trotski se délasse en flattant le dos d’un Leur réalisme socialiste n’est qu’une inven- cient ? chien. tion de bureaucrates, la note de service d’un Non. Mais Freud est-il compatible avec Un réconfort affectueux. quelconque bureau des affaires artistiques. Marx ? Les chiens, au moins, sont fidèles… dévoués… 10 1993_00_02_DB 326 Léon et Frida_Mise en page 1 08/04/12 22:37 Page11

Comment pouvez-vous vous laisser aller à présence d’un de ces hommes sur lesquels j’ai à Tampico comme le sauveur blanc des lé- prêter à l’animal de la bonté humaine! C’est ab- été amené à modeler ma pensée et ma sensi- gendes aztèques. Il représentait encore l’apo- surde de lui prêter des sentiments qui se réfè- bilité, Lautréamont ou Rimbaud. Vous êtes, gée politique de notre rêve romantique. La rent spécifiquement à l’homme. Sinon, on en avec Freud, le seul vivant de cette espèce… » dernière incarnation, le dernier espoir. Mais il viendrait à dire que le moustique est sciemment Trotski lui confie le montage original du était trop discipliné, trop rationnel, trop auto- cruel et l’écrevisse délibérément rétrograde… Manifeste avec les notes et collages. ritaire pour ce pays, pas assez sensuel, trop Mais si, mais si… Ce chien éprouve pour Silone, Giono, Péret ont signé. européen sans doute. J’ai vite compris son moi de l’amitié… Pas Gide, Bachelard, Martin du Gard erreur. Au fond, je n’ai jamais été trotskiste. Breton: « Toute licence en art, sauf contre la J’étais seulement solidaire de Diego. révolution prolétarienne… » Calle Vienna Mais pourquoi Staline ? J’ai vu Gringolan- Trotski: « Vous faites du zèle, Breton. Suppri- Léon : « Je mourrai révolutionnaire, matéria- dia. J’ai vu ce « pinche Paris » et cette vieille mez ce bout de phrase : Toute licence en art ! liste, et par conséquent athée intraitable. Nata- Europe aussi pourrissante que ma pauvre Tout court. Il y a quinze ans encore, j’aurais cha vient juste d’ouvrir largement la fenê tre jambe, qui nous fabriquera d’autres Hitler, peut-être écrit comme vous. Mais nous avons pour laisser entrer l’air librement dans ma d’autres Mussolini. Le seul espoir est à l’Est, en fait l’expérience de la censure stalinienne (et chambre. La vie est belle. Que les générations Russie, en Chine, et dans le nouveau monde. de l’autocensure). L’économie a besoin de plan, futures la nettoient de toute oppression et de Elle peint maintenant comme des ex-voto. mais pour la création intellectuelle, la révolu- toute violence pour en jouir pleinement… Je Besoin de croire aux miracles : le marxisme tion doit établir dès le début un régime anar- me réserve le droit de fixer moi-même l’heure guérira les malades, le monde et sa jambe. chiste de liberté individuelle. Oui, anarchiste ! de ma mort. Mais le suicide ne serait en aucun Un supplice qu’on exhibe. 22 opérations. Aucune autorité, aucune contrainte, pas la cas un acte de désespoir et d’abandon. La foi Amputation. « J’espère que la sortie sera heu- moindre trace de commandement !» en l’homme et en son avenir me donne une reuse et j’espère ne jamais revenir. » force de résistance que ne saurait donner au- Pique-nique et cinéma cune religion. Breton : Pour que cesse non seulement l’ex- Adieux. ploitation de l’homme par l’homme, mais aussi Breton a été malade. Complexe de Corde- Maison bleue par le Dieu d’absurde et provocante mémoire. lia. Décembre 1940. Que soit révisé de fond en comble, sans trace Tétanisé par l’admiration sans borne qu’il Elle. Divorcée en 1939, remariée un an après, d’hypocrisie le problème des rapports de porte au Vieux. toujours avec Diego. l’homme avec la femme. Que l’homme passe «Très cher L.D., l’inhibition dont j’ai été vic- Devant le chevalet au portrait de Staline. avec armes et bagages du côté de l’homme. As- time chaque fois qu’il s’est agi de tenter Avec Tina ? Avec Cristina ? sez de faiblesses, d’enfantillages, de fleurs sur quelque chose dans votre direction et sous vos Elle a été inquiétée après l’assassinat, les tombes, d’instruction civique entre deux yeux… Je me sentais tout à coup étrangement comme Tina après celui de Mella : cours de gymnastique ! Assez de tolérance, as- privé de moyens… J’éprouvais le besoin – Le Vieux est mort par notre faute à tous. sez de couleuvres ! bizarre de me cacher… Comme si j’étais en J’en ai vite eu marre du Vieux. Il a débarqué 1993

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