DU BON USAGE DES ARMÉES FRANÇAISES

Entretien avec le général François Lecointre, Chef d'état-major des armées depuis 2017. Entretien a été conduit par Isabelle Lasserre. Revue Politique internationale. Hiver 2018.

C'était une rude tâche que de succéder au très populaire Pierre de Villiers. D'autant que le général François Lecointre a été nommé chef d'état-major des armées (Cema) dans des conditions très particulières, après la démission spectaculaire de son prédécesseur. Quant au lien direct existant, dans le domaine des opérations militaires, entre le chef d'état-major et le président de la République, il s'agit d'une singularité française qui fait du Cema un personnage central de l'État.

Général cinq étoiles, François Lecointre est l'un des officiers les plus brillants de sa génération. Issu des , une branche de l'armée de terre, il s'est d'abord fait connaître par un acte de bravoure à Sarajevo, en mai 1995, pendant la guerre de Bosnie. À 33 ans, le jeune capitaine Lecointre a mené à son terme l'assaut ordonné par Jacques Chirac pour reprendre le pont de Vrbanja aux Serbes de Bosnie. Si son exploit est resté gravé dans les mémoires, c'est aussi parce que le combat victorieux de sa compagnie a marqué la rupture avec des années d'impuissance sur le terrain. Depuis, il a participé à la plupart des opérations extérieures de la . Mais le général Lecointre est aussi un intellectuel, un lettré qui a contribué à la création de la revue Inflexions, espace de réflexion et de dialogue entre civils et militaires. Malgré les circonstances dramatiques qui l'ont porté à la tête des forces françaises, le nouveau chef d'état- major a prouvé qu'il n'avait pas renoncé à son franc-parler. Les années qui viennent diront s'il réussira à sauver le budget des armées...

Isabelle Lasserre - a insisté sur la nécessité d'une armée européenne pour pallier le désengagement des États-Unis et pour se défendre contre les menaces russe et chinoise. Partagez-vous son diagnostic ?

François Lecointre - La Chine est un compétiteur stratégique. Pour les États-Unis évidemment, mais aussi pour l'Europe. Elle mène une sorte de « combat » sur les zones d'influence traditionnelles de notre continent, notamment le Bassin méditerranéen et l'Afrique. La Chine vend ses nouvelles Routes de la soie, mais il faut remarquer que ses tractations ne sont assorties d'aucune condition en matière de droits humains. Elle prend pied en Afrique dans des régions où se croisent, comme à Djibouti, d'importantes routes d'approvisionnement et part à la conquête d'immenses territoires dans le but d'accéder à des terres rares et à des zones cultivables. Son action place certains pays dans un état de dépendance économique en créant chez eux une forte dette, sans apporter forcément de contreparties en termes de création de richesses ou d'emplois. Nous pensons que pour stabiliser le nous devons prioritairement encourager le développement en permettant que les acteurs locaux s'approprient la résolution de leurs problématiques propres et travaillent avec les Européens à la résolution de problématiques partagées comme le risque de flux migratoires incontrôlables. Les activités de la Chine ne jouent pas nécessairement en faveur de cette stabilisation.

I. L. - Faites-vous la même analyse du risque russe ?

F. L. - La Russie est perçue comme une menace plus directe, en tout cas en France et en Europe. Force est de constater que la Russie fait peu pour rassurer, notamment les pays de l'est de l'Europe. N'oublions pas,

cependant, qu'elle peut concourir à la stabilisation du Moyen-Orient. Elle est l'un des acteurs de la crise et son action peut contribuer à enrayer une résurgence et une réorganisation du djihadisme terroriste au Levant. Il est important d'orienter son action. Idéalement, il s'agirait de bâtir avec Moscou un encadrement strict et organisé de la sécurité en Europe.

I. L. - Et les États-Unis ? Votre relation avec les militaires américains a-t-elle été affectée par l'arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche ?

F. L. - Pas du tout. Nos rapports avec le haut commandement militaire américain n'ont pas évolué depuis l'élection de l'actuel président. Les militaires américains savent depuis longtemps que rien ne peut plus se faire sans coalition. Face au développement de la compétition, il faut serrer les rangs entre alliés. Sur le terrain, au Levant, les Français sont ceux qui, derrière les Américains, fournissent le plus d'efforts, le plus d'avions et le plus de moyens d'artillerie. Nous sommes également engagés auprès des forces irakiennes. Et nous sommes aussi présents en Méditerranée orientale où notre rôle est celui d'un acteur majeur. En Afrique et au Sahel, les Américains nous reconnaissent le rôle de leader et nous appuient dans le combat que nous menons contre les groupes armés terroristes. Depuis que quatre militaires américains sont morts dans une embuscade de l'État islamique à Tongo Tongo au en 2017, ils ont pris conscience que la lutte contre les djihadistes en Afrique était un sujet grave et qu'ils pouvaient eux aussi être visés. Aux yeux des États- Unis, nous sommes un allié fiable, efficace et qui travaille dans une zone où ils sont moins investis. Ils savent aussi que la France entraîne les autres Européens dans cette zone hautement sensible. Par ailleurs, au-delà de l'esprit combattant, l'armée française est particulièrement appréciée pour sa fiabilité. Cette confiance s'est traduite en actes lors des frappes que nous avons menées en commun, en avril dernier, en Syrie. C'est un constat objectif : nous sommes actuellement le principal allié de Washington. La France, sans doute parce qu'elle a été le pays le plus touché par le terrorisme, a réagi avec plus de détermination que les autres. Cet engagement explique pourquoi les Américains ne nous reprochent pas de ne pas être présents en . Ils savent les efforts que nous accomplissons ailleurs pour la sécurité collective.

I. L. - L'idée d'une armée européenne, que nous évoquions il y a un instant, suscite-t-elle autant d'irritation parmi les militaires américains qu'à la Maison-Blanche ?

F. L. - Il existe chez les militaires américains une incompréhension vis-à-vis du projet d'autonomie stratégique européenne. Le haut commandement militaire redoute, en effet, qu'il ne sape les bases de l'Alliance atlantique. C'est un paradoxe, car les mêmes militaires reconnaissent qu'ils ont besoin d'alliances et ils se félicitent que nous soyons leurs principaux alliés. Les États-Unis poussent les pays de l'Otan à investir davantage dans leur défense, mais la simple évocation d'une autonomie stratégique européenne les inquiète. Nous leur répondons que ce projet ne fragilisera ni les États-Unis ni leurs alliés et que jamais il n'entraînera une fissuration du bloc Otan. Nous essayons de les convaincre qu'il permettra au contraire d'enrichir l'Alliance de nouvelles compétences : celle que nous déployons en Afrique ou contre les agressions hybrides de type cyberattaques. En résumé, une Alliance forte, une Europe forte. Nous faisons tout pour rassurer les Américains et leur prouver que nous ne cherchons pas à entrer en concurrence mais que nous sommes au contraire complémentaires. C'est la raison pour laquelle nous les tenons informés des avancées de l'IEI, l'Initiative européenne d'intervention (1).

I. L. - Quand les Américains exigent des Européens qu'ils dépensent plus pour leur défense, que leur répondez-vous ?

F. L. - Les responsables politiques américains demandent avec insistance aux pays européens d'augmenter leurs budgets militaires. Mais lorsque nous le faisons, ils croient déceler chez nous la volonté de nous organiser tout seuls... Il semble que si certains de ces responsables souhaitent que les pays européens accroissent leurs budgets, c'est d'abord pour pouvoir leur vendre des équipements !

I. L. - La guerre contre le terrorisme est-elle en train d'être gagnée ?

F. L. - Le terrorisme perdure en Afrique, où il est profondément enraciné. Au départ, la question du djihad ne se posait pas. Mais depuis quinze ans, l'incapacité de certains États à remplir leur rôle et à gérer la misère sociale de ces pays a favorisé l'émergence d'un islam étranger à l'islam africain. Il a créé un terreau à partir duquel on peut recruter des terroristes et lancer une lutte armée. C'est un phénomène inquiétant qui s'amplifie et qui s'installe dans des pays fragilisés. L'action des armées françaises permet de lutter contre la guérilla et d'aider à la reconstruction des forces locales. Mais les armées n'apportent qu'une partie de la réponse. L'autre partie, c'est le développement. Il faut encourager le retour de l'État, des services publics, de l'éducation, de la justice. La lutte est engagée, mais elle promet d'être longue. Au Mali, où l'armée française est intervenue en janvier 2013 pour faire barrage aux djihadistes, on a découvert que ce terrorisme était en fait lié à un processus à l'œuvre depuis quinze ans. Il faudra du temps pour en venir à bout.

I. L. - Constate-t-on un recul de l'activité terroriste au Levant depuis la victoire de la coalition contre Daech ?

F. L. - Les mouvements terroristes sont en train de muter en Irak et en Syrie. En Irak, on assiste à une réorganisation dans la clandestinité des réseaux existants. Dans les zones encore peu contrôlées par le gouvernement - Hawija, Al-Anbar -, des actions terroristes ont repris. Avec, sans doute, le soutien plus ou moins contraint d'une partie de la population. En outre, les préoccupations sont vives quant au devenir des combattants étrangers venus rejoindre Daech, au sujet de leur retour ou de leur déplacement et des risques de contagion qu'ils représentent pour d'autres pays.

I. L. - Comment expliquez-vous qu'aucune attaque biologique ou chimique n'ait encore été perpétrée en Europe ?

F. L. - Une telle attaque n'est pas si facile à mettre en œuvre de manière discrète, d'autant plus que la population française est très attentive depuis les attentats. Elle fait preuve d'une vigilance qui n'existait pas il y a trois ou quatre ans et qui rend la situation plus compliquée pour les terroristes. Sentinelle a également contribué à rehausser le niveau de sécurité. Mais cela ne doit pas faire oublier que la menace est de plus en plus endogène et spontanée. Dans les sociétés très urbanisées, il est par surcroît difficile de discerner, dans le passage à l'acte, ce qui relève d'un déséquilibre social et mental et ce qui relève d'une idéologie djihadiste.

I. L. - Quelles sont les conséquences du Brexit pour la France ?

F. L. - La première conséquence, elle est pour le Royaume-Uni lui-même. Il faut s'attendre à une forte baisse du budget de la défense britannique et, donc, des moyens des forces armées. La livre va chuter. Et cela, au moment où Londres achète aux États-Unis des F35 qui coûtent très cher. Nous subirons les effets indirects de ce recul. Les Britanniques ayant déjà revu à la baisse leur futur système de combat aérien et la coopération autour des drones, nous avons dû symétriquement réduire notre participation à ce projet commun. La question est la suivante : malgré notre proximité et notre culture commune, l'armée britannique aura-t-elle les capacités nécessaires pour poursuivre une coopération équilibrée avec la France dans les années qui viennent ?

I. L. - Quelle est l'attitude des Britanniques face aux efforts déployés par Paris pour promouvoir une défense européenne ?

F. L. - Avec le Brexit, les réticences britanniques vis-à-vis d'une autonomie stratégique européenne ne constitueront plus un obstacle. Leur résistance ne nous contraindra plus. Les militaires britanniques tenteront sans doute de jouer un rôle de facilitateurs, d'intermédiaires entre l'Union européenne et l'Otan, qu'ils réinvestissent d'ailleurs fortement. Ils vont utiliser les outils de la coopération franco-britannique et les accords de Lancaster (2) pour démontrer qu'ils sont les meilleurs alliés de l'UE dans l'Alliance. Leur attitude vis-à-vis de l'IEI en est un exemple : ils y viennent avec grand intérêt, à la fois parce qu'ils savent que c'est le lieu de la coopération avec les Européens et parce que jamais ce grand pays ne se désintéressera du sort de ses voisins. Leur récent investissement au Sahel, où ils ont envoyé des hélicoptères Chinook, en est un autre exemple.

I. L. - L'Allemagne peut-elle changer de culture stratégique ? Deviendra-t-elle un partenaire militaire fiable pour la France ?

F. L. - Il faut parler franc, et je parle ainsi avec mon homologue allemand. Les cultures stratégiques de la France et de l'Allemagne - pays que nous avons construit collectivement après la Seconde Guerre mondiale à travers l'Union européenne et l'Otan - sont radicalement différentes. Son armée puissante est d'abord un moyen d'assurer la prospérité de sa propre industrie. Mais la décision de l'engager, d'utiliser l'outil militaire, la volonté même de s'investir dans les affaires du monde est une autre question, cela ne se décrète pas. Les Allemands n'ont pas été très enthousiastes initialement vis-à-vis de l'IEI, en raison des réticences notamment de leur Parlement. Cette appréhension était liée à la crainte de se retrouver projetés à l'extérieur, hors du cadre de l'Otan. Ils y participent aujourd'hui parce qu'ils mesurent tout l'intérêt d'un dialogue stratégique entre Européens capables et volontaires, face à des dangers et à des menaces de plus en plus présents.

I. L. - L'intervention en Libye fut-elle une erreur ?

F. L. - Tout le monde est à peu près d'accord sur ce constat ! Sur les plans tactique et technique, l'action fut remarquable. C'est la suite qui n'a pas été à la hauteur. En Libye, la nécessité d'une suite politique, d'une action globale incluant des volets touchant au développement, à l'éducation ou à la société n'avait pas été anticipée.

Quand on a lancé « Serval », les objectifs étaient clairs pour le Mali : reconquérir militairement le nord du pays, mais aussi rétablir la souveraineté et surtout restaurer le fonctionnement des institutions. Sur le plan militaire, il fallait quatre bataillons et nous voulions aider les Maliens à les constituer. Face à la descente des djihadistes sur Bamako en janvier 2013, la France est intervenue directement mais, dès avant de déclencher l'opération, nous avions une vision globale des choses. Cette intervention fut un exemple d'anticipation stratégique et d'intelligence.

I. L. - Avez-vous souvenir d'opérations militaires occidentales qui ne se soient pas soldées par des échecs ?

F. L. - La première guerre du Golfe fut un succès. Bien qu'elle ait indirectement entraîné la deuxième guerre, engagée sur des fondements différents et auxquels la France n'avait pas adhéré, elle a restauré la souveraineté du Koweït. Plus proche de nous, les interventions dans les Balkans ont permis d'éviter le pire. Elles ont accompagné le démembrement de la Yougoslavie sans effet de débordement : Sarajevo est aujourd'hui une ville en paix ; ce n'est pas Raqqa... Grâce aux militaires français, le Liban a échappé à la destruction. L'opération au Mali, dont je viens de parler, était justifiée, même si le travail est long et jamais complètement terminé. L'intervention en Côte d'Ivoire (3) a limité les dégâts en empêchant le pays de se scinder en deux. De même, en République centrafricaine (4), nous avons mis un coup d'arrêt aux combats. Plus le pays est fragile, plus l'État est inexistant, plus la barbarie s'exprime facilement. Nous avons réussi à éviter cette dérive en RCA.

(1) L'Initiative européenne d'intervention a été lancée en juin 2018 par les ministres de la Défense de neuf pays européens, sur une idée d'Emmanuel Macron. Elle vise à favoriser l'émergence d'une culture stratégique européenne commune. Le projet est censé muscler l'Europe de la défense.

(2) Les accords de Lancaster sont deux traités militaires signés en novembre 2010 par Nicolas Sarkozy et le premier ministre britannique David Cameron. Ils visent à renforcer la coopération franco-britannique dans le domaine de la défense.

(3) L'opération Licorne a été déclenchée en 2002 dans le cadre des accords de défense qui liaient la France à son ancienne colonie la Côte d'Ivoire. 4 000 soldats français sont intervenus pour éviter une guerre civile et des massacres entre les belligérants : le Nord tenu par les rebelles favorables à Alassane Ouattara et le Sud fidèle au régime de Laurent Gbagbo.

(4) L'opération Sangaris a été lancée en 2013 suite à l'appel du président centrafricain, menacé par une rébellion aux portes de la capitale Bangui. Elle visait à éviter que les combats entre musulmans (Seleka) et chrétiens (anti-Balaka) ne dégénèrent en guerre civile et en massacres.