HORS-SÉRIE CANNES 2020 VENDREDI 15 MAI 2020 Grace Kelly à Cannes en 1955. HORS-SÉRIE CANNES 2020 VENDREDI 15 MAI 2020 Sophia Loren à Cannes en 1966. HORS-SÉRIE CANNES 2020 VENDREDI 15 MAI 2020 Penélope Cruz à Cannes en 2019. HORS-SÉRIE CANNES 2020 VENDREDI 15 MAI 2020 Spike Lee à New York en 1989. Le masque et la palme par Joseph Ghosn

Mais qu’est-ce donc que Cannes ? Plus que jamais, en pleine crise du Covid, confinés, déconfinés, reconfinés, les choses qui nous manquent ne sont pas si nombreuses que cela, mais ce sont bien celles qui structuraient imperceptiblement nos vies — ou tout du moins les scandaient — qui provoquent un manque terrible. Et ces jours-ci, nous aurions dû être à Cannes : physiquement ou virtuellement, nous aurions été amarrés à ce festival, le plus beau du cinéma, parce qu’il mixe tout et son contraire, le luxe et le DIY, le sublime et le vulgaire, les montées des marches et les descentes aussi, les films et les nuits, les salles de projo et les sous-sols, les kebabs et les terrasses scintillantes. Cannes, donc, aurait dû avoir lieu en ce moment Jim Jarmusch, Jack Lang, Spike Lee et nous avons eu envie d’imaginer, de raconter, et au festival de Cannes, ce festival qui n’existe pas. À quoi Cannes 2020 en mai 1990. Photographie Jean-Christian aurait-il ressemblé ? À quoi Cannes 2020 aurait-il tenu ? Bourcart (Rapho) Dans ce hors-série numérique de Vanity Fair, nous explorons ce mystère en fantasmant un peu et en donnant des pistes de ce qui aurait pu être — et de ce qui adviendra, aussi, dans la foulée. Quels sont les films que la crise nous empêche de voir ? Qui sont les auteurs que nous aurions pu découvrir à Cannes ? Nous avons mis tout cela à nu, ici. Une discussion avec le délégué général du Festival, Thierry Frémaux, nous donne surtout des indices pour comprendre à quoi pourrait bien ressembler désormais un festival. Un portrait de Spike Lee, le président nommé d’une manifestation qui n’a pas lieu, nous permet de relier les époques, remonter à ce moment charnière des années 1980, lorsque le réalisateur américain débarquait sur la Croisette pour y montrer son révolutionnaire Do the Right Thing, film qui bouleversa alors plusieurs de nos vies. Il pourrait y en avoir des centaines d’autres : Cannes est une épiphanie permanente. Et c’est parce cette lumière et ces apparitions annuelles, sous le soleil de la Méditerranée, nous manquent terriblement en 2020, que nous vous livrons aujourd’hui ce magazine d’un genre nouveau, qui mixe ce qui a été avec ce qui aurait pu être. En 2021, nous retournerons à Cannes, et en attendant, un seul mot d’ordre : do the right thing…

En couvertures SOMMAIRE 5 L’ÉDITO de Joseph Ghosn 13 FILMS Nous les aurions tant aimés Grace Kelly en 1955, 6 ART DE VIVRE Les aventure photographie Keystone de Cruchotte sur la Croisette 14 24 HEURES À CANNES (Getty Images) Sophia Loren en 1966, 7 LETTRE OUVERTE No Cannes 16 MODE La robe photographie Mario De Biasi this year, par Olivier Séguret de distanciation sociale (Getty Images) Penélope Cruz en 2019, 8 ENTRETIEN Thierry Frémaux : 17 CANNES SANS DORMIR photographie Julien Mignot « Cannes, d’une autre manière » par Philippe Azoury Spike Lee en 1989, et Camille Bidault-Waddington photographie Anthony Barboza 11 PORTRAIT Un certain Spike Lee (Getty Images) 19 SÉLECTION Jeune cinéma, 12 ENTRETIEN Mélanie Thierry : les réalisateurs que vous n’avez « Spike Lee cherche l’accident, pas découverts à Cannes l’état de fébrilité » Food for soul par Constance Dovergne Pendant ce temps-là… S’il convient d’affirmer que le festival ...la biensensée Cruchotte, théoricienne du glam de Cannes est un étrange monde parallèle priority, a quand même pris la route de la Croisette. tourné vers lui-même, s’y alimenter relève carrément de l’expérience disruptive tant Texte Pierre Groppo les prix de ses établissements (essentiellement des trattorias) semblent stratosphériques ’est drôle comme, parfois, les sur le champignon et on a mis sept heures au regard de la qualité de la cuisine qu’on C choses ne se passent pas comme à la place des neuf annoncées, sans se faire y sert. On appelle ça des « restaurants à notes on l’avait imaginé. Dimanche, arrêter. À croire qu’on avait dégagé l’A6 et de frais », c’est très à la mode dans les villes après cinquante-quatre jours de confne- l’A7 pour les go-fast couture-bijou-coifure dont l’économie repose sur ses nombreux ment dont cinquante-deux à ne pas écouter du mai festivalier. C’est ce que j’appelle la salons professionnels attirant des estomacs les informations, on a enfn pris la route du « glam-priority » : priorité au glamour. équipés de la carte bancaire de la société. sud, destination le festival de Cannes. Les Comme annoncé sur son site, le Mar- Pour bien manger au festival, il faut donc fake news d’annulation en tous genre, très tinez était fermé, ce qui était une demi-su- le fuir : direction le quartier de la gare, peu pour nous ! C’est pas parce qu’on est prise, mais Gégé nous a installé chez sa paisible fief nord-africain qui, en dehors attachés de presse qu’il faut nous prendre tante retraitée du côté de La Bocca, tan- de ses vitrines décorées de photos fanées pour des gogos. Ca fait huit ans que je dis que ses gars s’occuppaient des bijoux de Marilyn Monroe et de Brad Pitt, n’affiche aucune espèce d’intérêt à l’égard descends, toutes les mois de mai, sur la (qui n’étaient pas dans le cofre pour d’évi- de ce qu’il se passe sur la Croisette. Croisette, avec pas mal de beaux caill- dentes raisons de sécurité.) La tante doit Rue Jean-Haddad-Simon, une échoppe loux à coller sur les stars. Parer les célébri- être un peu niçoise et surtout très fippée anonyme vend des böreks dégoulinants tés, c’est mon métier et, à Cannes, il faut car elle nous a servi une socca en disant « de jaune d’œuf et d’épinards, chefs-d’œuvre que ça brille : hors de question de le rater. bonne dégustation dans les distances de sé- de street food turque, parfaits pour sustenter Pas d’Orly-Nice, cette année, on s’est fait curité », ce qui m’a changé, niveau calories, le critique de cinéma en plein bouclage. place Vendôme-Le Martinez en utilitaire de la « fraîcheur de melon » de la plage du Et cinquante mètres plus loin, rue de Mimont, avec cofre-fort soudé au plancher, plan- festival. Mais bon. J’ai appelé Paris en les un couscous servi à la terrasse baignée qué sous ce qui nous restait de couvertures laissant écouter Il est où, le bonheur : per- de soleil et avec le sourire de ce que tous que les journalistes ne nous avaient pas sonne ne répondait. Du coup, je me suis les chauffeurs de taxi s’accordent à qualifier carottées lors de notre événement presse aussi posé la question. de « meilleure adresse de la région ». C’est là que vous auriez dû nous trouver. de Noël dans les Tuileries privatisées. Le lendemain sur la Croisette, il n’y avait On avait bien pensé louer une ambu- pas un rat, mais on a croisé un sanglier qui Pâtisserie 10, rue Jean-Haddad-Simon à Cannes. lance, mais, fnalement, on s’est dit qu’une léchait les vitrines d’une boutique de luxe. Le Maghreb 40, rue de Mimont à Cannes. attestation pour assistance à personne vul- Sans doute un teaser pour un long-métrage, nérable sufrait : vous n’avez pas idée de genre L’Ours de Jean-Jacques Annaud ou ce que peut être une comédienne sans les oiseaux baladeurs de Jacques Perrin. bijoux devant les marches du Palais. On S’il faut mettre des boucles d’oreilles à un est partis au lever du soleil avec Gégé de pélican, ça ne me dérange pas. Mais, dans la sécu et ses gars planqués dans un Dus- le secret de moi-même, je me suis dit : « Un ter Dacia aux fesses, en leur promettant sanglier, quand même, ça craint. » Après une pause bidoche à L’Hippopotamus de j’ai réalisé : peut-être qu’il s’était échappé. Saint-Rambert-d’Albon – qui, fnalement, Et que ce sera une édition last minute sur- était fermé. Y avait peu de monde sur les prise très engagée écolo-animaux. Pas de routes et j’avais vu sur les Insta que nos stars fippées par le Covid mais leurs chats, actrices avaient l’air branchées coupette leurs chiens, des chevaux, des lamas qu’on sur Houseparty plutôt que sur la terrasse peigne dans les villas privées de la Califor- d’Albane, mais vous savez qu’elles peuvent nie et derrières les portes des hôtels fer- changer d’avis. Et leurs agents aussi. més. Peut-être est-ce pour ça qu’il n’y a En voyant les camions immatriculés pas de tapis rouge cette année : parce qu’ils en Espagne foncer cap au Sud, je me suis risquent d’y faire caca. Je réféchis beau- dit qu’il y avait là-dedans la concurrence. coup à force de m’ennuyer, car rien pour Pas sotte, la Cruchotte ! Il n’y avait pas de l’instant n’a encore commencé et les bijoux, temps à perdre : j’ai dit à Gégé d’appuyer c’est sympa, mais c’est mieux en porté. &

Le trophée est prêt ou presque. Mais à qui et quand le remettre ? LA PALME DORT Par Bénédicte Burguet Elle aurait dû être remise le 23 mai, pendant la cérémonie de clôture du festival. Mais c’est dans un coffre-fort de la maison Chopard que la palme d’or attend son déconfinement. Sortie des ateliers du joaillier qui la produit depuis 1998, l’édition 2020 jouit déjà d’une aura toute particulière. Une palme unique ! Délicate branche d’or éthique, inspirée des palmiers de la Côte d’Azur, elle repose sur un coussin de cristal. Symbole d’un festival en suspens et d’une Croisette désertée par les stars. Endormie, elle reste vierge de toute inscription. « Nous sommes suspendus à la décision des organisateurs, confie-t-on chez Chopard. Selon leur choix, la palme sera gravée cette année ou l’année suivante, pour le festival 2021. » En utilisant du cristal de roche habité de mille et une inclusions, Caroline Scheufele, co-présidente de Chopard, tenait à faire de chaque exemplaire un objet unique au monde. Ce trophée de l’année du Covid-19, palme d’or que, peut-être, personne n’aura, a plus que jamais de quoi alimenter tous les fantasmes. Et Chopard, de porter son surnom d’« artisan des émotions ». CONSTANCE DOVERGNE ; CHOPARD T Il y a pour toi la possibilité d’une occasion réussie. occasion d’une possibilité la toi pour a y Il naîtreque tu le subis, maisserait ce une occasion manquée. continuer à feindre d’organiser le chaos plutôt que de recon- thérapie bonne d’une ment mation des consom festivals la ferméesque les sont et tandis suspendus cinéma. Le virus, hélas, a attribué le point à Net Godard qui y voyait la vraie origine de ce que l’on appelle le séance Lumière au café de la Paix jusqu’à, au moins, Jean-Lucpectivehistorique France,encinémadu premièredepuisla philosophique,politiqueet renouantaveccela pers en une plus que jamais, fait un principe existentiel,feravecNet de bras d’ordreton dans années, quasiment dernières malédiction du Covid-19, tu présentes un énorme point faible, presque une ressembleras-tu quoi à Alors plus. se répète partout est-ce du déni que cette absence de Cannes n’est qu’une parenthèse ou bien qu’en savons-nous exactement savons-nous qu’en visagersérieusement que cemauvais coup te soit fatal. Mais avec pée fatalisme, c’estparce quenous nepouvons pasen perspectived’un reverra2021.ense la on remise, partie Si que n’est ce pis, séquelles Il faut regarder ensemble les choses en face. Dans le monde u, u uvva, as as ul état quel dans mais survivras, tu Oui, en se disantmoinsouplusconsciemmentse en que,tant nousavons accepterpucette l’idéede suppression, remettras, tu survivras et c’est sans doute pour ça que u n’as pas lieu, c’est triste et c’est dommage. Tu t’en ? Rien? ne te permettra d’échapper l’évidenceà qui f : la projection en salle, dont tu es l’Olympe. Ces lms sur plateforme numérique s’est envolée.

?

: plus rien ne sera comme avant, donc toi non no Cannes ano été acceptée et même antici Lettre ouverte au festival du cinéma, des cinémas, des cinéma, dufestival ouverteau Lettre

? Bien sûr, tu pourrais facilement No Cannes this year this Cannes No

?Est-il raisonnable de penser

? Ne serait-ce pas le mo le pas serait-ce Ne ? Une chronique d’Olivier Séguret d’Olivier chronique Une

? Avec quelles quelles Avec ? à l’heure du Covid-19.l’heuredu à f f ix. Les salles ix, tuas,enix, - - - - - L part de ma conf devenuennemi. ton festival es tu pire cher mon Cannes, de risque sanitaire. Pour le dire en des mots plus « plus mots des en dire le Poursanitaire. risque la pandémie et demain pro les deux à espérer. C’est lui qui une fois une te encore qui sauvera. lui $ C’est espérer. à deux les je le crois et je le crois parce que le cinéma nous a apprisd’une joieà touset d’une grandeur retrouvées. Je te le dis parce que dedoute etpeut-être avec des cicatrices, aurayil les années ému de d’être sa chance en dront te rôtir l’épiderme. Les salles seront pleines d’un public trai légers. des Un certainaura hédonisme,on une certainemieux, insoucianceira e vien ça tements jour, un puis, Et toi-même. fait d’années dif coûts les atténuer rants, plages, clubs et appartements loués à plusieurs pour en l’écosystème, lui aussi d’ordinaire surpeuplé, des bars, restau sanitaires et techniques soient trouvées, qu’en sera-t-il de tout à la nuit de l’aube surcroît,dansdessalles dont leséquipements sont sollicités de jours dans un périmètre aussi réduit en les concentrant, de professionnels venus du monde entier pendant une douzaine Je n’ai pas de solutionJedepaste n’ai proposer,à veuxjemais te faire En 2021En disparu aura-t-ilrisque le cocktail dans un monde aujourd’huimondetraumatisé par un dans cocktail (numéro cannoise puissance la à portéfestival et de concept le par multiplié salle, projectionen la de principe e f caces et rapides, on aura un vaccin. On sera plus ciles où tu seras là mais où tu ne seras pas tout à

un en prestige et en marché) forme le pire leforme marché) en et prestigeen un ance. Oui, il y aura une année sans toi suivie

? ? Et, même en imaginant que des solutions Un jour, ça ira mieux ira ça jour, Un f ba n de nouveau là. Après les années blement phobique du moindre

? Comment? réunir des

western

», », - - -

GAMMA-KEYSTONE/ GETTY IMAGES Thierry Fremaux, Cate Blanchett, Ava DuVernay et Agnès Varda à Cannes le 12 mai 2018. « Cannes, d’une autre manière » Le délégué général du festival, Thierry Frémaux, raconte comment le virus a amené Cannes à muter et à déplier ses activités. Entretien Philippe Azoury et Toma Clarac

Vous venez d’annoncer officiellement l’annulation du festival dans sa forme habituelle, mais vous présenterez une sélection en juin. Comment bâtit-on la sélection d’un festival annulé ? Bizarrement, ce processus se fait dans d’excel- lentes conditions. Confnés, nous recevons les flms par lien Internet. C’est le rêve : le cinéma s’est révélée aléatoire, nous nous sommes Revenons aux trois mois que vous venez mondial vient à vous à la maison. Donc on voit beaucoup parlé avec nos collègues. Ensuite, de passer. Vous souvenez-vous du pre- les flms et on fait nos notes. Christian Jeune, crise ou non, chaque année, les flms présen- mier signe d’alerte, du premier nuage le directeur du département « flms » orga- tés à Cannes le sont aussi dans les autres festi- noir, concernant le festival 2020, le jour nise tout ça et moi, j’instruis les débats au télé- vals ou dans les sections parallèles. Il y a cette en gros où vous vous êtes dit : « Tiens, phone quand, habituellement, nous les avions année encore moins de raison pour les pro- quelqu’un tousse à Wuhan et mon année collectivement et de visu. Quand le confne- ductions de changer de méthode. Ensuite, la risque fort d’être compliquée… » ment a commencé, nous lancions le sprint situation de Cannes est devenue celle de Lo- Oui, je me suis posé la question très tôt, fnal – qui est d’ailleurs plutôt un 1 500 mètres, carno, annulé il y a peu, et aujourd’hui, celle d’abord en plaisantant, puis de manière tout à puisqu’il va tra di tion nel lement du 1er mars de Venise et Toronto, fragilisés par l’incer- fait sérieuse. D’abord parce que l’organisation au 15 avril. C’est devenu un 5 000 mètres, titude de la rentrée. En fait – et on en a été d’une manifestation mondiale vous confronte puisque le processus se prolongera jusqu’à assez émus –, la fdélité à Cannes s’est expri- à tout autre événement à l’échelle de la pla- la fn mai et que certains flms que la crise mée fortement et d’emblée : qu’importe le nète, genre l’éruption de l’Eyjafjöll, le volcan a retardés pourront nous être présentés. futur, on veut que nos flms soient vus par islandais qui en bouleversant le transport aé- L’éventualité d’une annulation a-t-elle vous, comme d’habitude à cette époque de rien en mars 2010 avait risqué de faire annu- influé sur la sélection ? l’année. Les cinéastes et les producteurs sou- ler le festival. Et puis parce que nous avions Nous n’avons pas reçu moins de flms. Hors haitaient vraiment un processus normal avec déjà afronté la crise du Sras en 2003 : le virus l’incertitude liée à la crise – mais qui est la Cannes : soumettre un flm, en parler, évaluer s’était éteint d’un seul coup, mais jusqu’à la même pour tout le monde –, nous menons la une potentielle sélec tion, etc. C’est réellement dernière minute, et alors que les délégations sélection normalement, dans la seule passion leur demande. Même des flms sélectionnés à chinoises renonçaient une à une à venir, on du cinéma et de la découverte qui nous anime. South by South west ou à Tribeca sont revenus a cru que le festival dans son ensemble se- Pourquoi annoncer une sélection est-il mal- vers nous. Et puis, il y a une chose importante, rait annulé. Là, des conversations avec Jia gré tout si important ? Pour valider un tra- c’est qu’on ne voulait pas déserter le 15 avril Zhangke dès le moment du festival de Ber- vail qui était quasiment achevé ? Pour ne en disant : « Cannes n’a pas lieu, au revoir, ren- lin et avec nos amis de Hong Kong cet hiver pas laisser les autres grands festivals (Ve- dez-vous en 2021. » Non. L’année n’est pas nous ont alertés et nous n’avons pas mis long- nise, Toronto, Berlin, Locarno...) prendre ce terminée. Des flms ont décidé de rester en temps à comprendre la gravité de l’épisode. que le Covid-19 vous force à abandonner ? lice et de sortir en salles. La reprise de l’ex- C’est sans doute ce qui nous a permis d’agir Rien dans notre action ne procède d’une quel- ploitation et de la distribution va être difcile. de façon lucide et pragmatique : faire preuve conque concurrence avec les autres festivals. Nous voulons être présents et permettre que d’agilité en sachant que Cannes devait avoir

DANIELE VENTURELLI/GETTY IMAGES Au contraire : dès que la tenue de Cannes le label « Cannes » puisse aider à la relance. lieu d’une autre manière, inventer un marché du flm numérique, se projeter à l’automne, L’État et les collectivités territoriales (la ré- Pendant le confinement, la plateforme parler beaucoup avec les gens du métier, com- gion Provence-Alpes-Côte d’Azur, le conseil a accru son pouvoir. Annuler Cannes, prendre qu’ils comptaient sur nous, etc. départemental des Alpes-Maritimes, la région était-ce faire reculer plus encore la salle ? Lorsque plane un tel nuage, dans quelles Île-de-France) nous ont immédia tement indi- Les salles ont une grosse partie à jouer en gé- conditions intimes la reprise des vision- qué qu’ils maintenaient l’intégralité de leurs néral. Bien sûr, chaque année, le festival est un nages, les négociations serrées pour obte- subventions, ce qui est évidemment très pré- énorme coup de boost. On l’a vu en 2019 avec nir tel ou tel film, l’organisation de mille cieux car les pertes sont importantes. Nous Parasite ou Les Misérables : désormais, il y a choses qu’implique la machine Cannes, sommes, par ailleurs, encore en discussion une corrélation forte entre succès à Cannes et sont-elles possibles ? avec la ville de Cannes, qui paie un très lourd succès en salle. Mais la situation des cinémas Depuis le début du mois de mars, nous faisons tribut en perdant la majorité de ses recettes est extrêmement fragilisée parce qu’ils sont preuve d’une abstraction totale et parlons des fscales du fait de l’annulation de tous les évé- fermés : fragilité économique, bien sûr – et le flms tout à fait normalement. La perspective nements et ne pourra donc très probablement désastre peut être important en France mais de publier tout de même une sélection est ex- pas maintenir son niveau de subvention habi- surtout à l’étranger – et fragilité psychologique trêmement mobilisatrice pour tout le monde : tuel. Enfn, beaucoup de nos partenaires of- parce que, en efet, les plateformes ont pro- nous, les artistes, les professionnels... ciels privés, qui sont pourtant aussi dans des fté de l’aubaine. Même si les sondages disent Que vous disaient les producteurs, les dis- situations fnancières très compliquées, es- qu’aller au cinéma est une des activités que tributeurs, la mairie de Cannes ou l’État – que ce soit le ministère de la culture ou la conseillère culture de l’Élysée ? Quelle décision vous incitaient-ils à prendre ? « Ce qu’on a beaucoup Cannes est organisé d’une double manière : d’un côté, la direction exécutive, c’est-à- regardé sur les dire l’équipe du festival, de l’autre le conseil d’admi nis tra tion qui réunit les représen- tants de la profession et les pouvoirs public, plateformes pendant dont la mairie de Cannes, le ministère de la culture et le CNC. Au milieu, Pierre Lescure, comme président, et moi-même, comme dé- le confnement, ce sont légué général, pour faire le lien entre tous, y compris avec l’Élysée. La situation a donc été évaluée en permanence, en commençant des flms... de cinéma. » par une double évidence : y croire tant que c’était possible et respecter les consignes pu- saient de nous aider d’une manière diférente. les Français veulent le plus vite retrouver, il bliques. De fait, tout le monde a apporté son Globalement, dans cette situation exception- va falloir faire preuve d’énergie et d’enthou- expertise. La ville de Cannes, par exemple, nelle, tous les maillons se montrent solidaires. siasme. De tous les côtés : la qualité des flms, est la collectivité qui allait être la plus tou- Vous aviez, dans un premier temps, évo- l’accueil dans les salles, la pédagogie du grand chée par l’annulation de la fête, quand on qué un festival qui se tiendrait fin juin-début écran, etc. Et qu’on cesse de parler plateforme connaît le poids économique du festival. À juillet. Cette date correspondait-elle à une quand on parle cinéma : nous ne sommes plus aucun moment, son maire n’a pensé la si- donnée épidémiologique que vous donnait dans les années 1950 quand la télévision ar- tuation en dehors de la réalité collective. le gouvernement ou une instance officielle rivait dans les foyers. Que ça soit les chaînes De quelle façon Cannes est-il couvert par (les ministères de la santé, de la culture, du traditionnelles, les plateformes ou Internet, on les assurances en cas d’annulation totale ? tourisme ou la ville de Cannes elle-même) sait que voir des images se fait ailleurs que sur Le magazine Variety évoquait, début mars, ou était-ce, pour vous, la seule date pos- grand écran – et plus que jamais. Au cinéma, une clause contre les annulations que le sible dans une ville qui, dès juillet, est dans les salles donc, à nous tous de continuer festival n’aurait pas contractée. Qu’en prise d’assaut par le tourisme pur et dur ? à le rendre singulier. Pour le reste, ce qu’on a est-il réellement ? Oui, quand mai n’était plus possible, on a évo- beaucoup regardé sur les plateformes pendant Nous sommes couverts par une assurance an- qué juillet et quand il a fallu annuler juillet, on le confnement, ce sont des flms... de cinéma. nulation « classique » (intempérie, grève, indis- l’a fait en imaginant une autre forme d’inter- Le débat est vaste. ponibilité du palais), mais ce type de contrat vention pour préserver les flms et la sélection, Un festival en ligne, beaucoup en parlent : ne couvre jamais les risques de pandémie. La pour maintenir un dialogue très fort avec la est-ce seulement possible pour une mani- clause à laquelle vous faites référence était une profession. La date de juillet correspondait festation de la taille et de l’importance proposition très coûteuse, de dernière minute à la disponibilité du palais des festivals et à symbolique de Cannes ? et qui ne permettait de couvrir qu’une part très celles des festivaliers et des professionnels. À Non, ce n’est pas possible et pour plein de minime du risque – et encore moins de pen- l’époque, il s’agissait de trouver une date qui raisons. Étymologiquement, un « festival » ser la situation globale. En l’espèce, comme nous semblait lointaine. Vaine illusion ! Nous est une fête collective, un spectacle qui réunit l’immense majorité des événements qui ont été disions : « Soit Cannes a lieu en juillet, soit des spectateurs dans un lieu précis – en l’oc- annulés, le festival est son propre assureur : en c’est que la situation est grave et on se fchera currence : sur la Croisette. Parce qu’il faut gros, il est seul responsable fnancièrement. pas mal de quoi que ce soit d’autre que la crise brandir des concepts à la mode, on évoque un Heureusement, ici comme ailleurs, ceux qui le sanitaire. » On a compris le 12 avril que ça se- « festival numérique » comme le nec plus ultra. soutiennent restent à ses côtés et nous pourrons rait la seconde hypothèse. Quant à aller en Qui peut expliquer ce qu’est un festival numé- limiter les dégâts, même s’ils sont importants. septembre, nous ne voulons pas nous instal- rique ? Quel est le public ? Où sera-t-il ? Com- Quelles garanties donnent l’État ou les col- ler aux dates du festival de Venise. ment organise-t-on ça dans le temps et dans lectivités locales face à des pertes que l’on Netflix devait va faire son retour à Cannes, l’espace ? Est-ce que les flms, les auteurs, imagine colossales ? avec le film de Spike Lee notamment. les producteurs seront d’accord ? Comment lutter contre le piratage qui sera instantané Je commence par votre dernière question : de Cannes en décembre. Par ailleurs, nous alors qu’il fait déjà des ravages ? Qui seront si les salles de cinéma rouvrent au début de avons reçu de multiples invitations de la part les privilégiés qui verront ça ? Quelles seront l’été, comme nous l’espérons au moment où des festivals du monde entier pour montrer les conditions fnancières ? Est-ce que les flms nous nous parlons, alors les festivals auront les flms choisis. Nous verrons avec eux les montrés pourront sortir en salle ? Une partie de lieu, même avec des contraintes. Pour l’ins- stratégies à suivre. la presse, américaine en particulier, aime parler tant, nous pensons annoncer sans doute une La sortie de Benedetta a été décalée à de « festival numérique », mais il n’y a aucune sélection début juin, en accord avec les ayants mai 2021. On parle de la même chose enquête sérieuse pour dire ce que c’est, pour en droit de chaque flm – je dis « sans doute » car pour le Carax ? Peut-on retenir des films ? dire le résultat... Cela ne marche que pour les même le début juin semble lointain ! Ensuite, Peut-on demander à des cinéastes produc- flms dont on sait que la seule carrière possible nous ferons vivre ces flms bénéfciant du label teurs d’attendre ? est, précisément, celle d’Inter net car ils n’au- Cannes 2020 dans les salles, dans des festivals, Ce sont les producteurs qui décident. En l’oc- raient jamais eu d’espoir en salle. Le Monde ne un peu partout... Nous les accompagnerons currence, ils sont nombreux à basculer en 2021, cesse de comparer Cannes au festival Visions physiquement, médiatiquement, numé ri- ce qu’on peut comprendre. La sélection que du réel à Nyon, qui a choisi une option numé- quement. Bref, nous serons à leurs côtés. nous annoncerons sera amputée de ces flms, rique. Mais la comparaison est impossible ! Le « Cannes hors les murs » que vous avez puisque nous ne retiendrons que des flms qui évoqué pourrait-il être une manière de sortent en salle à l’automne et à l’hiver pro- « Les festivals rapprocher le festival du public ? chains. Elle ne sera évidemment pas celle qui numériques, Question intéressante et de plus en plus aiguë aurait été présentée dans un Cannes « normal ». chaque année : Cannes est historiquement un Sans vaccin, l’édition Cannes 2021 est-elle cela ne marche festival réservé aux professionnels, mais l’évi- seulement possible ? que pour les flms dence qu’un public spécial (gens de cinéma, On va attendre que les spécialistes et l’avenir presse, festivaliers, etc.) doive avoir le privilège nous en disent plus. qui n’auraient jamais d’y assister pour découvrir la production en Sans forcément dévoiler des noms de la eu d’espoir en salle. » avant-première n’est plus aussi acceptée que sélection, mais plutôt en termes d’humeur, dans les années 1960. Le public veut en avoir d’énergie, à quoi va ressembler la sélec- Et quid d’un festival hybride ? aussi le plaisir. Pourquoi pas ? Nous faisons tion que vous annoncerez en juin ? Pareil. Ça ne conviendrait pas à Cannes, sauf beaucoup d’opérations avec les salles dans ce Nous sommes le 14 mai et je vous assure que pour son marché et là, en efet, nous faisons le sens et ça se multipliera à l’avenir. nous ne connaissons pas encore nettement le 22 juin 2020 un marché du flm numérique : Le festival Lumière, que vous dirigez éga- visage qu’elle aura début juin. Mais elle sera des professionnels échangeront, achèteront, lement, accueillera-t-il des films cannois, celle d’un cinéma d’auteur en pleine santé marchanderont, vendrons... sans sortir de même si c’est un festival de patrimoine ? et c’est la fonction du festival de Cannes que chez eux et à travers des sites dédiés et ver- Peut-on envisager un Cannes exception- d’en montrer les formes nouvelles, de poser rouillés. Mais il s’agira aussi beaucoup de nellement lyonnais ? des noms nouveaux sur la carte. Elle portera ventes de projets, de scénarios, de projections Non, pas question de faire, où que ce soit, un aussi la marque d’une plus grande présence de bandes-annonces... ersatz de Cannes. Il y a toujours des avant-pre- des réalisatrices, d’une universalité mondiale, Quelles sont les perspectives possibles mières pendant le festival Lumière – peut- d’une diversité assumée dans des sociétés qui pour le festival ? À quoi va ressembler être un peu plus cette année – et j’espère que le sont elles-mêmes de plus en plus. la présence de Cannes dans d’autres nous pourrons projeter à Lyon la sélection de Lundi 11 mai, Cannes était sous un déluge festivals telle qu’elle est évoquée ? Et si Cannes classics, qui pourrait aussi aller aux d’eau, aucune publicité pour blockbuster ces festivals n’avaient pas lieu non plus ? excellentes Rencontres cinématographiques ne couvrait la façade du Carlton, aucun TGV ne commençait à emmener des mil- liers de cinéphiles, de critiques, de profes- sionnels, de cinéastes et seul un sanglier se baladait, sans accréditation, sur la Croisette devant des restaurants fermés à double tours : le cinéphile que vous êtes a-t-il l’impression de vivre dans une dystopie ? Et si oui, quel cinéaste (mort ou vivant) pour la filmer ? J’hésite entre les sombres prédictions ou pen- ser à l’avenir radieux qui nous attend tellement on a désormais la conviction que pas mal de choses doivent changer. Hum. En tout cas, les messages que nous recevons sont souvent bou- leversants et montrent la place que Cannes tient dans le cœur des gens. Et ils veulent le dire, l’exprimer. La presse américaine, tou- jours sévère avec nous, est très élogieuse et pleine de nostalgie à notre égard. On prend, Léa Seydoux et le délégué en attendant de revenir plus forts. Il faudra général faire, tous ensemble, un grand Cannes 2021 ! du festival Et pour ce qui est de flmer Cannes déserte : en mai 2018. je prendrais Richard Fleischer avant et Park

Chan-wook aujourd’hui. $ GISELA SCHOBER/GETTY IMAGES Un certain Spike Lee À la fn des années 1980, L’arrivée fracassante à Cannes du réalisateur de Do the Right Thing fut un phénomène mêlant conscience militante et pop culture. Texte Olivier Séguret

ans la cascade de conséquences Trois ans plus tard, Do the Right Thing, mais bon enfant, capricieux mais généreux, D produites par l’annulation du festi- en compétition ofcielle cette fois, mènera emmerdeur et intelligent, politique et musi- val, comment évaluer le cas de Spike la danse des rumeurs favorables, suscitant cal, Lee ressemble à son cinéma. Il a aussi Lee ? Sera-t-il le président fantôme d’une édi- une fèvre typiquement cannoise autour de incontestablement incarné le débarquement, tion latérale, non-compétitive mais notoire, sa projection, avant de se faire coifer au po- sur la Croisette, et pratiquement à lui seul, du dont la sélection sera bientôt connue et pro- teau par Sexe, mensonges et vidéo de l’out- cinéma afro-américain, c’est-à-dire non seu- mue ? Ou bien sera-t-il tout simplement le sider Soderbergh. Spike Lee n’a jamais fait lement flmé par un Black mais un cinéma président du jury de l’année suivante ? mystère de sa colère et de sa frustration, enfn peuplé par l’Amérique noire. Le mot Ce n’est pas le premier rendez-vous man- menaçant même de régler ça avec Wenders, « afro-américain » lui-même a pris son essor qué entre le cinéaste et le festival. En 1986, président du jury, et une batte de base-ball. dans ces années-là et avec lui toute une nou- venu présenter Nola Darling n’en fait qu’à Mais jamais le cinéaste ne s’est brouillé velle forme de conscience, une transforma- sa tête (She’s Gotta Have It) à la Quinzaine avec l’institution, où il a réussi à placer sept tion culturelle profonde qui produit aujour- des réalisateurs, il aura l’illusion pendant de ses « Spike Lee joints » en trente ans. Le d’hui encore ses efets. quelques heures d’avoir remporté la caméra nommer président du jury était à la fois une Nul doute que Spike Lee et son cinéma d’or – qu’il loupe de peu au proft de Noir et bonne idée et une manière de reconnaître resteront dans l’histoire du festival pour ce

Blanc de Claire Devers. ce qu’il a apporté à Cannes : grande gueule legs considérable. $ POOL ARNAL/GARCIA/PICOT/GAMMA-RAPHO/GETTY IMAGES « Spike Lee cherche l’accident, l’état de fébrilité » Da 5 Bloods, le nouveau flm du réalisateur new-yorkais, devait acter le retour de Netfix à Cannes. Mélanie Thierry y interprète une démineuse qui accompagne le retour au Vietnam d’un groupe de vétérans afro-américains. Entretien Toma Clarac

Comment avez-vous été castée ? C’était au printemps 2019. Spike Lee cher- chait une actrice française, puisque c’est la nationalité du personnage. Il a fait un saut à Paris pour vingt-quatre heures afn de mener les auditions. Ce n’est comme jeter une bou- teille à la mer en envoyant un essai enregis- tré à distance. J’avais eu vent du projet peu de temps auparavant. C’était du genre top- secret, très américain. C’est curieux une au- dition, on rencontre quelqu’un, ça dure six ou Mélanie Thierry à Cannes sept minutes... Spike Lee, sur le moment, je en mai 2018. ne le vois pas plus longtemps. Ils cherchaient une actrice d’une vingtaine d’années, plutôt grande et athlétique. L’idée que je ne corres- ponde pas exactement à ces critères m’a tra- versé l’esprit, mais je me sentais plutôt à l’aise avec le texte. Spike Lee était assez mobile dans flmer la jeunesse noire de Brooklyn de l’in- les techniciens. Il cherche l’accident, l’état sa chaise. Je l’ai vu changer de posture à un térieur. Là, c’est peut-être une histoire de de fébrilité. Contrairement à nombre d’ac- moment donné et j’ai eu l’impression d’avoir matu rité : il s’intéresse à des personnages teurs et de techniciens qui travaillent réguliè- une touche. En même temps, l’audition avait plus âgés, qui ont plus ou moins son âge, rement avec lui, je ne le connaissais pas et par lieu le matin et j’étais arrivée au dernier mo- comme s’il voulait faire le point sur une géné- moments j’ai pu me sentir perdue, déstabili- ment après avoir posé mes enfants à l’école... ration tout en éclairant une zone d’ombre de sée. Mais il y avait une énergie incroyable, de Je n’étais peut-être pas lucide. Mais je ne sais l’histoire américaine, le sort des Afro-Améri- la joie aussi. Avec lui, j’ai appris l’autonomie pas pourquoi, en sortant, j’ai eu le sentiment cains engagés au Vietnam. sur un tournage ! qu’on allait me rappeler. Ce qui est arrivé à Comment s’est déroulé le tournage ? On sort d’une longue période de confi- 14 heures. Bizarrement, j’avais plus d’appré- C’est assez simple. Il y a eu une première nement. Avez-vous vu le film terminé ? hension. Il me paraissait plus intimidant que période de deux semaines consacrée à des Oui, mais à cause de la pandémie, on a tous le matin. Trois semaines plus tard, j’étais en répé ti tions, de l’impro, des essais... C’était reçu un lien pour le voir chez soi. On l’a re- Thaïlande pour le tournage. le temps du dialogue en quelque sorte. Puis gardé à la même heure, entre Paris, New Pouvez-vous en dire plus sur le person- le tournage à proprement parler a démarré York, Los Angeles, le Vietnam... Il était nage que vous interprétez ? et, une fois qu’on s’est retrouvés sur le pla- 5 heures du matin pour certains minuit Je joue une femme qui a monté une asso- teau, il a fallu aller très vite. Spike Lee fait une pour d’autres. On a trinqué sur Skype dans ciation anti-mines. Ses parents étaient des prise, parfois une seconde, mais pas trois. Il la foulée. Se voir pour la première fois dans colons et elle s’inscrit contre cet héritage fait très vite comprendre aux acteurs qu’ils un rôle est une expérience curieuse et dans encombrant. Elle rencontre des vétérans sont les seuls responsables de leurs person- ces conditions, elle prend une tournure en- afro-américains venus au Vietnam afronter nages. En fait, chaque personne présente sur core plus étrange. # de vieux démons. Elle va partager leurs aven- le plateau est responsable de son pré carré Da 5 Bloods de Spike Lee. Sur Netflix à partir du 12 juin. tures là-bas. Spike Lee a passé des années à – ça vaut pour les acteurs autant que pour PASCAL LE SEGRETAIN / GETTY IMAGES Nous les aurions tant aimés Certains étaient déjà invités, les autres faisaient l’objet de rumeurs : parmi les deux cents flms qui font chaque année le voyage à Cannes, ces six-là étaient les plus attendus. Il va falloir s’armer de patience. Sélection Toma Clarac

Elisabeth Moss, Owen Wilson, Tilda Swinton, Fisher Stevens et Griffin Dunne dans The French Dispatch de Wes Anderson.

BENEDETTA, PAUL VERHOEVEN MEMORIA, APICHATPONG WEERASETHAKUL ON THE ROCKS, EN 2019 DÉJÀ, le nouveau film de Paul Verhoe- LE NOM LE PLUS FORMIDABLE du cinéma mon- PRIX DE LA MISE EN SCÈNE lors de son dernier ven – seconde collaboration avec le producteur dial (à tous les niveaux) allait-il faire son retour sur passage sur la Croisette avec Les Proies, Sofia français Saïd Ben Saïd après Elle en 2016 – était la Croisette ? Le réalisateur thaïlandais entretient Coppola retrouve Bill Murray seize ans après le pressenti à Cannes, mais le réalisateur hollandais un lien intime avec Cannes depuis l’illumination de jet-lagué Lost in Translation (si on ne compte pas le avait dû en interrompre la post-production pour en 2002. Palmé en 2010 pour « christmas special » pour Netflix en 2015). L’ac- des raisons de santé. Inspiré de faits réels, Bene- Oncle Boonmee, il a aussi connu une rétrograda- teur chicagoan n’ayant désormais plus tout à fait detta raconte l’histoire d’amour d’une religieuse tion assez rare de la compétition vers la (néan- l’âge de flirter avec une femme beaucoup plus lesbienne (Virginie Efira) au Moyen Âge sur fond moins très noble) sélection Un Certain Regard cinq jeune que lui (Scarlett Johansson à Shinjuku à d’épidémie – thème éminemment actuel – et de ans plus tard avec le splendide Cemetery of Splen- l’époque), le voilà papa playboy sur le retour ré- passion du Christ, figure récurrente de l’œuvre du dour. Décision qui avait laissé quelques-uns de ses concilié avec sa fille (Rashida Jones). À New York, cinéaste qui lui a même consacré un livre. Le scan- fans les plus extrêmes en état de catatonie. Memo- ils se lancent dans une mission d’espionnage du dale a été reprogrammé en mai 2021. ria marque sa première excursion hors d’Asie – en mari de cette dernière, soupçonné d’infidélité. Amérique du Sud – avec un casting international : Une comédie sur la filiation, de toute évidence, par Tilda Swinton, Jeanne Balibar et des orchidées. notre « fille de » préférée.

ANNETTE, LEOS CARAX THE FRENCH DISPATCH, WES ANDERSON TRE PIANI, NANNI MORETTI ON NE SAIT PAS GRAND-CHOSE du nouveau LA SORTIE DU NOUVEAU FILM du dandy PALME D’OR pour La Chambre du fils en 2001, film de Leos Carax – qui avait toutes les chances texan plutôt vu à la Berlinale ces derniers temps, l’Italien est un habitué du festival. Après les de marquer le retour du Français en compétition, est calée en août. Il aurait dû faire – c’est de noto- éblouissements que furent les présentations en huit ans après le merveilleux Holy Motors – sinon riété publique – l’ouverture du festival 2020. Et compétition d’Habemus papam en 2011 et de Mia quelques éléments du casting ultra-glam : Adam quelle ouverture ! Tourné à Angou lême (!), The madre en 2015, Tre piani devait figurer – Thierry Driver et en tiennent les rôles French Dispatch étale un casting qui suffirait à meu- Frémaux l’a confirmé – dans la sélection 2020. principaux et la bande originale est signée Sparks. bler les tapis rouges d’une édition entière, sinon Moretti adapte – une première pour lui – un roman Le tournage de la première comédie musicale du deux : on y retrouve les habitués, de Bill Murray à de l’auteur israélien Eshkol Nevo et déplace l’ac- cinéaste (tous les dialogues ou presque seraient Owen Wilson, comme de petits nouveaux, l’inévi- tion de Tel Aviv à Rome, son fief de toujours. Le film chantés) est passé par Bruxelles où Javelot, le table Timo thée Chalamet en tête, ainsi que la moi- suit trois familles occupant autant d’étages d’un chien de Carax, s’est un temps égaré (il a heu reu- tié du cinéma français qui, pour rien au monde, même immeuble. Un film de confinement ? sement été retrouvé). Bref, tout est en ordre pour un n’aurait manqué pareille occasion. Pas même pour

nouveau miracle. un infime caméo. THE DISNEYWALT COMPANY 24 heures à Cannes, chrono par l’équipe de Va n i t y Fa i r

8 h 30. Grand Théâtre Lumière La première projection du jour, le très attendu Virus, le nouveau David Cronenberg, s’est faite dans le calme. Seules cent personnes triées sur le volet, comme le préconisent les nouvelles recommandations de l’OMS. Un critique par rang, pas deux – oui, oui, même pour vous, les critiques italiens. Fini la palpe à l’entrée comme autrefois quand on se faisait scanner ce qui nous restait d’encore intime pour un oui, pour un non, mais un dresscode formel : pas de masque, tu sors ; pas de gant, tu sors ; pas de gel, tu sors ; pas de nœud pa- pillon, tu sors ; pas de talons hauts pour les flles, tu sors ; pas de pouvoir, tu sors.

9 h 04. Par e-mail « Bonjour, avant toute chose, j’espère que vous-et-vos-proches-allez-bien-en-cette- 11 h 30. Salons du Carlton avec une table ronde où Philippe Etchebest, période-difficile-qui-nous-l’espérons- Présentation à la presse en visio-conférence Nathanaël Karmitz et Saïd Ben Saïd échange- saura-nous-faire-réévaluer-les-priorités- du jury de la compétition ofcielle. Autour de ront sur le thème « Faire des flms pour qui ? de-notre-société-actuelle... Pouvez-vous Spike Lee, bienvenue à Iron Man, à l’homme Pour où ? Et pour aller manger où après ? » nous confirmer votre présence au e-dé- au masque de fer, à Musidora, à Thomas Ban- flé de notre marque de visières anti-Co- galter et Guy-Manuel de Homem-Christo des 14 heures. Maison Vanity Fair vid glamour sur la plage du Carlton cet Daft Punk, à Fantômas et, enfn, à Batman. « J’ai signé tout un tas d’autographes en des- après-midi afn que l’on puisse évaluer les Ils se réuniront une fois par jour lors d’un cendant chercher le delivery du resto liba- stocks de fûtes de champagne jetables ? » dîner virtuel organisé via Houseparty. Ils ont nais. Les gens pensaient que j’étais l’un des chacun exprimé leur joie immense d’être là, Daft Punk. Ou David Lynch. Ou les trois à la 11 heures. Sortie de séance de la Quinzaine télé- réunis. Thierry Frémaux, resté à Lyon, fois. » Joseph Ghosn, en plein ego trip. « J’ai rien compris... T’as compris un truc leur a souhaité un bon festival quand même. toi ? Moi j’ai rien compris.» P. A., désemparé « Et que la fête commence ! ». 16 h 30. La Croisette au sortir d’un flm roumain pourtant limpide Distanciation sociale : la queue des badges de la Quinzaine. Sous le masque noir, les ef- 12 h 30. Plage du Martinez rose fle jusqu’à Antibes. En atten dant de pas- fuves de pissaladière, de soupe de poissons C’est là que s’organise, chaque jour, sous le ser la frontière, les badges jaunes et bleus, der- de roches à l’aïoli, coupées à la vodka tonic haut patronage du CNC, toute une série de niers à entrer, se jettent un spritz à Vintimille. du Vertigo et autres substances à base d’es- talks mêlant poids lourds de l’industrie et stars sence de térébenthine et de mort-aux-rats (et/ parées de leurs plus beaux masques grifés. Au 16 h 45. Salle Buñuel ou de laxatif pour bébé) auront eu défnitive- menu du jour l’épineux « Filmer un baiser de Projection en catimini, comme seule Cannes ment raison de son pif infaillible pour repérer, cinéma à l’heure de la distanciation sociale ». en a le secret. Hong Sang-soo a profité

IAN GAVAN/GETTY IMAGES IAN GAVAN/GETTY entre cent bouses, le chef-d’œuvre inconnu. Demain, l’ambiance risque d’être électrique du confnement pour flmer son septième chef-d’œuvre de l’année, tourné il y a trois formes, mais disons qu’il y est question d’un changer le thème de la fête du flm Tre Piani. semaines et déjà prêt pour la Croisette. L’his- trafc de gel anti-bactérien à l’échelle inter- En lieu et place de l’alcoolisme mondain et toire d’une jeune flle seule dans son appar- nationale dont on remonte le cours tortueux de la playlist Spotify « Italove », un match de tement de Séoul s’enflant chaque jour une sur les traces d’un jeune homme originaire football « amical » qui s’est terminé dans le bouteille (voire deux) de soju pour oublier sa d’Innsbruck. Ludwig (Vincent Macaigne, sang et les larmes après que Nanni Moretti solitude. Le flm, intitulé Seule, Saoule, Séoul surprenant) vient d’être recruté par la mafa s’est mis à traiter de « pezzo di merda » l’ar- est déjà pressenti comme le meilleur outsider calabraise pour sa maîtrise du chant tyrolien. bitre amateur tout spécialement dépêché de pour la palme d’or. Quelques longueurs sur la fn. l’Union sportive de Mandelieu-la-Napoule

16 h 58. Ailleurs 23 h 52. Noga Hilton 3 h 27. Vertigo Resté à Montjoi (Aude), où il bénéfcie d’une Désormais, pour accéder à la terrasse d’Al- Pas facile de respecter les gestes barrières au couverture Internet exceptionnelle, Olivier bane, il ne vous faudra plus seulement le tant Vertigo, le club d’after le plus select de la ville : Séguret nous informe qu’il a vu « on line » convoité « carton d’invitation », ainsi que du vestiaire tout étriqué à l’entrée jusqu’aux plus de flms de la compète que nous tous ré- le bracelet noir et jaune VIP, mais aussi un toilettes du fond, derrière la piste de danse, unis, qui avons perdu douze heures pour venir certifcat d’immunité délivré par l’hôpital la législation ne permet l’entrée qu’à cinq en avion (il faut être à l’aéroport désormais Jacques-Médecin de Nice ainsi qu’une lettre clubbeurs téméraires qui, ce soir, sont auto- cinq heures en avance). Philippe Azoury, qui de la préfecture des Alpes-Maritimes et une risés à se confner pour assister au show de la revenait de Beyrouth, est resté, quant à lui, attestation sur l’honneur. meneuse de revue, la célèbre Covidie. Deux coincé quatorze jours en quarantaine. Il sera individus du même sexe tenteront à un mo- libéré (ou pas !) just in time pour la reprise du 2 h 07. Plage Magnum ment, sous l’efet euphorisant du manque festival à Paris dans diférentes salles du quar- Après plusieurs semaines de négociation la d’oxygène derrière leur masque, un rappro- tier de l’Opéra et de Saint-Michel. préfecture des Alpes-Maritimes a accepté la chement buccal, mais la patronne, qui a les réouverture des plages « pour la pratique de yeux partout, met illico presto le holà en me- 17 heures. Maison Vanity Fair l’activité physique et sportive uniquement », naçant d’appeler la police municipale. « Euh, t’es sur que ce truc que t’as fait tran- poussant ainsi la plage Magnum, rebaptisée siter depuis Berlin est certifé sans risque par dans l’urgence « Plage Magnum Force », à 5 h 28. Dedans ma tête l’OMS ? » (Et toi, t’es sûr que cette phrase est recouvrir sa piste de danse de faux gazon et de « This is the rythm of my life, the night,oh yeah... » française ?)

18 h 40. Palais des festivals Montée des marches d’Annette, la très atten- due comédie musicale de Leos Carax, de retour en compétition huit ans après Holy Motors. Perturbé par le port obligatoire du masque de gala, le speaker confond Adam Dri- ver et Marion Cotillard. D’ailleurs, il se mur- mure que, sous les masques, se trouvaient des sosies approximatifs castés sau va gement sur les plages de PACA par Abdellatif Kechiche.

20 h 45. Cinéma de la plage « On est allés prendre des trucs à emporter chez Da Laura (quarante-cinq minutes d’attente) puis du rosé au G20 et on est allés sur la plage retrouver des copains pour manger devant la projo de la copie restaurée d’Un jour sans fn, mais là les CRS sont arrivés et ont gazé tout le monde en prétendant que l’on abusait à tous croire que la vie avait repris comme avant. »

22 heures. Salle Debussy C’est un de ces flms sortis de nulle part comme le festival en ofre parfois : La Mon- tagne psychédélique, premier long – voire premier très long – de l’Autrichien Ulrich Müllbitt. Durée : seize heures quarante. Pas facile à caser, même s’il se dit que le flm a été raccourci d’une quinzaine de minutes à la de- mande de Thierry Frémaux. Difcile d’en ré- sumer l’histoire en quelques lignes, tant le flm

STEPHANE CARDINALE/GETTY IMAGES joue la carte du foisonnement d’intrigues et de Lady Gaga au gala du Met à New York en 2019.

a crinoline va-t-elle faire son retour sur à circonférence spatio-orbitale. Ou com- La robe de Lles tapis rouge ? Pour cause de distan- ment rendre aux actrices le secret du gla- ciation sociale, on mise à l’avenir sur mour de l’âge d’or hollywoodien : l’inac- distanciation une déferlante de robe à paniers, à l’image cessibilité (à deux mètres de distance). des cinq modèles qui concluaient le défilé Remisés au placard, la création minima- sociale Balenciaga printemps-été 2020. Si festi- liste, le drapé droit de vestale et même la val il y avait eu, ce sont elles qu’on aurait robe fendue pourraient bien être interdits Gestes barrières obligent, voulu porter, une tendance sagement (et de montée de marches à l’avenir. Gagnants la jupe droite et la robe involontairement) amorcée l’année der- dans l’affaire : la longue traîne-pousse-toi- nière par Penélope Cruz en haute couture de-là, les volants plus efficaces qu’un tue- fourreau laissent place Chanel, voire par Björk en origami mala- mouche pour chasser tout virus importun, aux cerceaux, paniers bar il y a presque vingt ans. Mention spé- les looks de ménines et autres tenues per- ciale – ou carrément grand prix du jury formatives à la Lady Gaga qui obligeront et crinolines. Pour d’anticipation aux superstars indiennes à revoir sérieusement, côté palais des fes- la montée des marchés Aishwarya Rai et Deepika Padukone, tivals, l’agencement des fauteuils des salles qui ont régulièrement mis le feu au red de projection. En suspens, une question : 2021 ? Texte Pierre Groppo

carpet avec leurs robes cendrillonesques que porteront les garçons ? ! RABBANI AND SOLIMENE PHOTOGRAPHY/ GETTY IMAGES Cannes sans dormir Le festival a eu lieu et on ne m’a rien dit ! Texte Philippe Azoury Photographie Camille Bidault-Waddington

CHLOÉ

e sanglier avait fère allure – ah ça oui ! Il longeait la Croisette dans L le sens contraire des cinéphiles : parti du palais des festivals, dont il avait descendu les marches en deux-deux, il faisait du lèche-vi- trines direction le Martinez. Nu sous ses poils de location, nœud pap’an- thracite de traviole, il avait tout de l’incrusté notoire, ce qui n’était pas pour lui déplaire : il se fantasmait ainsi, en loup solitaire, en ténébreux. Qu’une pluie diluvienne s’abatte sur la plus belle plage du monde (enfn, selon la mairie et l’ofce du tourisme) ne l’empêchait pas de chercher désespérément la fête. Il n’avait pas dévalé la vallée (oh oh / de Dana, CHANEL lalilala/) pour fnir solo au kebab de la gare – ça non ! Il lui fallait s’amu- ser. Comme le voyage l’avait lessivé, il avait d’abord envoyé quelques textos de pression, surtout du côté de son meilleur pote le tapir, jamais en manque d’un numéro pour vous redonner du poil de la bête après 8 heures de projections un tantinet raides de flms « venus de tous les hori zons ». Tapir, ce parano, avait répondu de façon évasive : Marie-Do- minique qui ? Caro quoi ? Sanglier savait par habitude qu’il sufsait d’être patient : la neige fnirait par tomber. Vers 22 heures, il l’avait enfn reçu, le « Sésame, ouvre-toi », le message codé qui lui ferait oublier que, cette année encore, il n’était pas accrédité : « Salut, ça va ? Ouais, j’vou- lais te dire que j’ai reçu de la nouvelle Caroline : top qualité à 70 ! Moi- même, je la prends. Disponible quand tu veux. Sur ce, bonne journée. » Sur ce, ouais, il reprit espoir : À nous deux, Tarantino ! Quand même, cette année, y a pas foule. Ce doit être la météo ou #MeToo... Enfn, quelque chose qui « casse l’ambiance en soirée », comme on dit chez les porcs. Devant chez Albane, au pied du Noga : zéro. La barrière métallique qui, d’habitude, rendait la nuit compli- quée ? Même pas dressée. Le gorille en poste ? Doit être en train de fnir son pan-bagnat. Pas grave. Sanglier avait décidé, de toute façon, de passer faire un petit « kikou ! » à la fête de la Quinzaine, histoire de PRADA revoir d’autres indépendants et de perdre toute dignité dès le premier MIUMIU JACQUEMUS

CHANEL CHARLOTTE CHESNAIS APC

soir. Il savait que là, au moins, il pourrait entrer sans carton. Mais là, pareil : même atmosphère de deuil. Plage trempée, lumière éteinte, mer démontée, humidité transperçant les os – humm, on se croirait dans un Simenon. Bizarre. Il en était venu à se dire qu’il était parti, trop tôt, trop fort, qu’à cause des ponts de mai ou de l’Ascension, il avait dû se planter d’une journée sur la date. Il voulut se refaire au bar du Carl- ton : là-bas, autrefois, il avait dépensé un billet de 200 euros trouvé sur la Croisette et fait une nouba du tonnerre. Il avait même « frenché » comme on dit à Quebec, et tant pis si depuis, il avait forci et n’entrait plus ce petit costume croisé, moucheté rouge et noir, à boutons couleur nacre, façon tigre du Bengale, qui plaisait tant aux belles Américaines. Oh non, c’est fermé ! Pourtant une fête a eu lieu là. Regardez tous ces gants de femmes, qui traînent par terre. Ah, de toute évidence, je n’arrive pas trop tôt mais trop tard ! J’arrive après la fête ! Un festival a eu lieu et on ne m’a rien dit ! Merci ! Donc, pendant que je dormais, dans les rues ouvertes aux fêtards, on avait rejoué Gilda sans moi : par milliers, de petites Rita Hayworth avaient pris possession de la Croisette, en robe fourreau, gants de satin noir gainant la quasi-totalité de leurs bras, ar- mées de fume-cigarette longs comme les pattes d’une mante religieuse, aspirant des hommes en loup. Regardez ces masques, abandonnés çà et là, un peu partout... Mais ma parole, on a joué à Eyes Wide Shut ! Abattu, Sanglier se sentait tel Tom Cruise au cœur d’un Kubrick, errant dans les rues de New York en quête d’orgie et ne recevant que des douches froides. Peut-être que s’il ramenait son costume en poil au vieux Milich, il commencerait à se passer quelque chose. Peut-être qu’un manoir sur les hauteurs de la Californie s’ouvrirait à lui. Peut-être qu’il verrait le monde diféremment sous le masque : tant de phacochères, tant de laies, tant d’occasions manquées... Et toujours cette fchue pluie MIUMIU

CAMILLE BIDAULT-WADDINGTON sur la Croisette et aucun flm pour l’abriter. $ Jeune cinéma Sans Cannes, 2020 sera l’année où peu de nouveaux À l’entrée de la nuit d’Anton Bialas. réalisateurs émergeront. Mais à la Berlinale, en février, nos envoyés spéciaux avaient repéré sept flms, sept belles promesses pour demain. Sélection Philippe Azoury et Romain Charbon

annes est l’endroit où une fèvre en- LOIS PATIÑO, LÚA VERMELLA BILL & TURNER ROSS, BLOODY NOSE, EMPTY POCKET toure soudain de nouveaux noms et C CINÉASTE DES PAYSAGES, Lois Patiño est déjà UN DOCUMENTAIRE (ou peut-être pas) sur la transforme en deux heures de semi- une gloire du jeune cinéma espagnol. Il réussit, vie d’un bar en périphérie de Las Vegas du côté inconnus en promesses incontournables du dans ce film-trip ultime, à interroger notre place ici- des exclus du rêve américain. Cet endroit et ses cinéma d’auteur. Alors plus de Cannes, plus bas en composant des images d’une tenue psyché- impro bables clients existent-ils ? Peu importe : ils de jeunes réalisateurs ? 2020 sera maigre, délique telles qu’on ne sait plus s’il nous a propul- l’habitent avec une force folle. C’est à celui qui tien- amputée, dévastée, mais avant Cannes, un sés dans un cosmos rouge sang ou dans les dra le plus longtemps (les discussions, la binouse, festival – « le dernier festival possible » écri- entrailles brulées de la terre. l’ennui) pour oublier ce qu’il a raté de l’autre côté de la porte. Oubliée, l’idée de gagner : ils ne vions-nous en février – a eu lieu, et il regor- ANTON BIALAS, À L’ENTRÉE DE LA NUIT craignent plus de perdre ce qu’ils n’ont déjà plus. geait de nouveaux noms. Ce festival, c’était Berlin. C’est avec ces promesses berlinoises UN COURT-MÉTRAGE mais du genre qui vous mord longtemps. Un trajet avec des migrants entre FRANCISCO MÁRQUEZ, UN CRIMEN COMÚN que nous tenons à refermer ce « spécial le Maroc, l’Espagne et la banlieue parisienne. La L’UN DES GRANDS NOMS du cinéma de de- Cannes ». Un paradoxe pour rappeler que vie, la survie, l’exil, l’anonymat, le deuil. Quelques main, filmant pour déconstruire les inégalités de la de jeunes cinéastes sont quand même nés séquences qui rendent caduques tout un cinéma société argentine. Cecilia est professeure de socio- en pleine « guerre », en plein lockdown, au qui regarde l’autre comme un zombie. Car les logie, consciente des mécanismes de distinction de beau milieu d’une allée de cinémas fermés. " zombies, nous dit Bialas, c’est nous, infoutus de classe. Une nuit, le fils de sa bonne, poursuivi par la voir, d’entendre et de considérer ceux que l’on police, frappe à sa porte pour se cacher. De peur, croise. Urgent et beau. elle n’ouvre pas. Le lendemain, elle apprend sa mort CAMILO RESTREPO, LOS CONDUCTOS et se découvre coupable d’un meurtre commis avec la complicité de la société argentine. Implacable. VOUS VOUS SOUVENEZ de l’effroi ressenti SANDRA WOLLNER, THE TROUBLE WITH BEING BORN la première fois que vous avez lu un roman de AVEC SON TITRE TOURMENTÉ emprunté à James Ellroy ou de Jim Thompson : être propulsé Cioran (De l’inconvénient d’être né), ce premier KITTY GREEN, THE ASSISTANT dans le cerveau de quelqu’un qui a le tueur en film d’une réalisatrice autrichienne, sillage REPÉRÉ À SUNDANCE, The Assistant est le pre- lui ? Los Conductos, c’est cela : une errance sub- Haneke, maniant sous son calme la perversion et mier film inspiré par l’affaire Weinstein et la pre- jective dans une Colombie corrompue traversée la cruauté. Dans un futur proche, si proche que le mière fiction de la documentariste Kitty Green : la de nuit par celui qui s’est évadé d’une secte qui lui film paraît naturaliste, la petite Elli, 10 ans, est une journée de Jane, stagiaire au service d’un puis- a bouffé le cerveau. Tourné en 16 mm, avec un androïde qui aime un homme qu’elle appelle sant producteur que l’on ne fera qu’apercevoir. travail sur le son d’une subtilité incroyable (vous papa. Elli écoute en boucle Lemon Incest. Le film Julia Garner incarne cette oie blanche qui n’est tendez l’oreille, vous êtes happés), un chef- dérange mais jamais gratuitement, comme un ac- pas l’une des victimes, mais celle qui découvre le d’œuvre inflammable. cord dissonant joué sur une heure trente. système mis en place pour couvrir un ogre sexuel. APACHES FILMS